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Pourquoi défendre la littérature par PIERRE DEBRAY-RITZEN

(Revue Question De. No 11. Mars-Avril 1976)

La conception générale de la littérature s'est avilie et en quelque sorte déspiritualisée.


Rendre à la matière littéraire sa noble valeur d'art. Promouvoir une meilleure
information sur l'art littéraire dans les mass media : les écrivains, de nombreux
critiques et éditeurs ressentent la nécessité d'une telle action. A la fois médecin et
écrivain, le professeur Debray-Ritzen a publié en 1967 (sous le nom de Quentin-Ritzen)
un ouvrage important : « les Nervures de l'être », qui analyse le processus de la
création littéraire. Il y décrit la nature de l'acte créateur à la lumière de la biologie,
d'une psychologie qui procède de l'étude des mécanismes cérébraux, et d'une vaste
connaissance sensible des grandes œuvres littéraires d'hier et d'aujourd'hui.

A l'heure de notre enfance, nous avons tenu l'œuvre écrite — et l'œuvre écrite consacrée
— comme une des formes les plus achevées de l'idéal créateur.

Nous aimons toujours la littérature ; nous la vénérons ; nous lui donnons dans nos
existences une place essentielle — dans ce sens où Gorki écrit à Tchekhov (avril 1899) : «
Vous êtes le premier homme libre que j'ai vu... Il est bon que vous sachiez faire de la
littérature la première, la grande affaire de cette vie. » Le voyage intérieur, l'exploration,
la verbalisation des problèmes et des mystères intimes ; et puis, les découvertes et
l'exaltation dans l'acte d'écrire — toute cette expansion créatrice de la conscience de soi
(autant pour nous, écrivains, que pour le lecteur, notre frère)... c'est bien ça la grande
affaire de la littérature.

Or il nous semble que cette dernière n'est plus autant considérée ; qu'elle est délaissée,
supplantée ; malmenée aussi : par l'aliénation des engagements et des écoles, par
l'obsession des métamorphoses et la fièvre des « formes nouvelles », par les
commentaires des dialectiques abusives et surtout, surtout, par l'opulente cuistrerie de
l'époque.

On lit moins parce qu'on consomme trop

Trop de distractions

Le besoin de sublimer n'est pas toujours présent. Dans nos moyens d'exalter notre
éprouvé vital, il n'y a pas que l'art. Il y a les moyens naturels et sommaires, la sexualité,
l'agressivité, l'alcool. Il y a les moyens plus élaborés : l'abondance des biens de
consommation, l'automobile, les voyages, les plaisirs de la neige, tous les
divertissements. Il est vrai que les « bienfaits de la civilisation » diminuent désormais le
besoin de lire (et il est bien possible que l'application littéraire des pays de sous-
consommation ne soit souvent qu'un dérivatif résigné).

Trop d'informations
La turbulence de l'actualité, dans une information gravement inadaptée, développe un
supercommérage qui quotidiennement écervelle et fait perdre leur temps à la plupart des
êtres. En général, cette toxicomanie confère l'accoutumance ; elle encombre ; elle
contamine à la fois le lecteur et l'écrivain vers des créations ni chair ni poisson,
véhiculant du reportage — rien que pour le reportage — et qui, à coup sûr, ne peuvent plus
être garanties « pure laine littéraire ». Car cette production hybride, événementielle ou
technique, en tout cas vulgarisante (sur la guerre, la santé ou l'économie, etc.), c'est elle
maintenant qui fait les gros tirages. Et les éditeurs l'ont bien vite remarqué. Voilà qui n'est
pas bon pour la littérature. Que devient le roman dans cette évolution ? N'est-il pas
étouffé, cet ancien « cannibale » dont Virginia Woolf disait qu'il avait dévoré tant de
formes d'art ?

L'audio-visuel ou la fin de l'âge de l'écriture

Et puis, il y a l'audio-visuel dont le flot expressif est en train de tout submerger. La


genèse des écritures, ce fut l'achèvement de la préhistoire. La genèse moderne de l'audio-
visuel, c'est aussi la fin d'un âge : celui de l'écriture souveraine.

Avant d'être écrite, la littérature fut orale

Durant des dizaines de milliers d'années, le langage de l'Homo sapiens fut purement oral.
A peine l'écriture a-t-elle cinq mille ans. Par une véritable mutation neuropsychologique,
des hommes ont adopté, assimilé ce code calqué sur leur langage ; lentement ils l'ont
intégré dans leurs relations et dans le nouvel art de la littérature écrite. Mais la littérature
écrite avait été précédée de longue date par une littérature orale qui mêlait intimement
son discours et sa poésie à la musique, au chœur et à la danse. Elle s'achève avec la fin de
la tragédie grecque qui s'adressait à tous, lettrés et illettrés. Et c'est avec la littérature
alexandrine, au IVe siècle, que naît l'âge de l'écrit, c'est-à-dire l'épanchement désormais
régulier, dans la chaîne écrite, de la pensée vivante jusqu'alors confiée à la seule
mémoire. On conçoit la rupture capitale qui s'est perpétrée là, entre, d'une part, une
littérature qui, par le théâtre, était immédiatement sensible à l'oreille et à la vue de tous,
et, d'autre part, ce nouvel âge du papyrus, du parchemin, du livre où s'installe ce colloque
immobile, silencieux, singulier de l'homme avec l'écriture.

Par manque d'usage, la lecture s'atrophie

Il a fallu vingt siècles pour que l'écriture, longtemps l'apanage d'une minorité, gagne la
planète entière. Les civilisations scripturales devaient en effet demeurer parcellaires
jusqu'à l'âge industriel. Et finalement, dans le premier tiers de ce siècle, écriture et lecture
furent vraiment l'essentiel pour une culture humaine qui s'étendait très vite. Tout leur était
favorable. Ni la musique radiodiffusée ni le musée imaginaire ne s'étaient répandus.
L'audio-visuel restait à naître. Dans son colloque tranquille avec le livre qui lui apportait
la connaissance et l'art littéraire, l'Homo legens n'était pas distrait. Il vécut alors l'âge le
plus fécond de la lecture et de l'écriture souveraines dont peut-être l'apogée fut Proust, qui
meurt huit ans avant l'apparition du cinéma parlant.
L'Homo legens était donc prêt à se multiplier. Mais voici que, précisément, des
inventions bouleversantes devaient suivre de fort près la liquidation de l'analphabétisme.
A peine la lecture a-t-elle pris un caractère populaire que déjà le peuple tend à s'en passer.
Or c'est très vite que, par manque d'usage, la lecture s'atrophie.

Le théâtre : permanence de la littérature orale

A y bien réfléchir, la littérature orale était restée très proche de ce que Pavlov appelle le
premier système de signalisation (c'est-à-dire les afférences sensibles et sensorielles en
soubassement du deuxième système de signalisation qui est, pour Pavlov, le langage).
Certes, la littérature orale dispensait le langage, mais aussi la mimique, les gestes, les
personnages, les costumes, les masques, la scène, le théâtre. Cette littérature était du
langage infiltré d'audio-visuel et, partant, plus abordable. D'ailleurs, durant les vingt
siècles où s'est peu à peu développée la littérature écrite, la littérature orale a toujours
gardé le contact avec la chaleur populaire (cette dernière fût-elle illettrée) ; et ce par le
théâtre.

Puis vinrent les frères Lumière...

Mais le théâtre n'a été que le théâtre jusqu'aux frères Lumière. Il était la permanence de la
littérature orale, il ne la développait pas. Et la littérature écrite, pour une population à
chaque siècle plus nombreuse, supplanta ses pouvoirs. Car un envoûtement inusité était
maintenant dispensé par un « deuxième système de signalisation » à l'état pur et recueilli
par les yeux. Cet art du seul langage — celui des Liaisons dangereuses, d'Eugénie
Grandet, des Karamazov — devait finalement dépasser le spectacle, au point que le
spectacle accueillit largement des sous-produits romanesques, dans des adaptations
réalisées pour le plus grand nombre, auquel un supplément audio-visuel est toujours le
bienvenu. Vinrent les frères Lumière qui unirent l'image et le mouvement et furent à
l'origine d'un art extraordinairement suggestif. Cet art accomplit d'étonnants progrès ; il
devint secondairement audio-visuel et ramassa le langage. Dès lors il fut capable de faire
bien plus que représenter. Il entraîna le spectateur dans son univers, le promenant, le
voiturant, le faisant fumer, manger, boire, coucher avec, tuer, mourir... L'emprise exercée
sur le premier système de signalisation fut telle que cette illusion de vivre l'emporta sur le
langage désormais accessoire qui ponctuait les œuvres. Le véritable audio-visuel était né.
Pendant un temps, il fut réservé à des salles de projection où il fallait se rendre.
Maintenant, il est à la maison, chaque jour, par effraction, à la portée de tous.
L'inculcation est formidable, expansive et probablement irréversible. La vieille littérature
orale, chargée d'audio-visuel comme elle ne le fut jamais, a pris sa revanche et a gagné la
belle sur la littérature écrite. Cependant, elle est devenue sous-orale en s'adressant de plus
en plus aux seuls sens (au premier système) ; et sans doute est-ce de la sorte qu'elle se
perfectionnera. Huxley l'a dit qui prévoyait, pour le Meilleur des mondes, l'orgue à
couleurs et l'orgue à parfums... de même que « ce cinéma sentant » qui subjuguera le
spectateur dans un investissement polysensoriel (audio-tacto-gustato-olfacto-visuel).

Qui n'a compris que le langage s'éloigne, qui n'a compris que c'est une régression ?
Pour satisfaire le plus grand nombre, la qualité risque de disparaître

D'autant que ce nouveau genre d'expression, qui satisfait la masse, sera forcément
proposé dans la façon débonnaire des jeux du cirque — des circences romains. Dans cette
entreprise avant tout collective, on n'osera jamais heurter le plus grand nombre ; au
contraire, on épousera sa pente, bien que jamais il n'ait eu moins de goût et autant
d'exigences. N'est-ce pas ce qui se produit ? « Il y a conjuration permanente contre
l'original, voilà ce qu'il faut se fourrer dans la cervelle. » Ainsi parlait Flaubert ; et le
propos des maîtres actuels de l'audio-visuel (du moins dans ce pays) pourrait être cette
phrase qu'il ajoute — cynique et pessimiste :

« Qu'est-ce que ça f... à la masse l'art, la poésie, le style ? Elle n'a pas besoin de tout cela
; faites-lui des vaudevilles, des traités sur le travail des prisons, sur les cités ouvrières et
les intérêts matériels du moment. » (A Louise Colet, 1853.) Si l'art peut à quelque degré
gagner la masse (du moins l'espérons-nous), il est sûr que la masse ne peut l'orienter.
L'art, c'est l'individu et c'est le singulier. C'est même l'insoumission. « Le monde, écrivait
Gide, ne sera sauvé, s'il peut l'être, que par des insoumis. Sans eux, c'en serait fait de
notre civilisation, de notre culture, de ce que nous aimions et qui donnait à notre
présence sur terre une justification secrète. » (Journal, 24 février 1946.)

Que sont, çà et là, ces minces petits donjons des centres de culture dans l'invasion
hertzienne de l'audiovisuel ? Si les meilleurs ne font pas main basse sur l'audio-visuel
pour l'émonder, l'orienter, l'infiltrer de valeurs, la culture littéraire ne sera bientôt plus
réservée qu'à un groupe d'initiés (comme l'est devenue la poésie). Car l'acquis culturel —
ce magasin d'antiquités — disparaît vite si on n'y prend garde ; c'est même son destin
naturel dans ce monde accéléré où le passé de l'homme ne se transmet plus à son fils de la
main à la main. « La culture de chacun de nous, dit Malraux, c'est la mystérieuse
présence dans sa vie de ce qui devrait appartenir à la mort. »

Et si un soir, à la télévision, on faisait relâche au profit de la lecture ?

Contrôlons-nous toujours la vie et le destin de la littérature pour le meilleur


épanouissement psychologique, pour le meilleur vécu de la lignée humaine ? Il nous
semble, à vrai dire, que nous sommes plutôt traversés par une force débridée de
céphalisation qui, après nous avoir dotés du langage oral et du langage écrit, nous
entraîne au-delà de leur art, et du frêle équilibre et du petit bonheur qu'il nous avait donné
(à nous, humains du XXe siècle, cinq cents ans après Gutenberg et cinq mille ans après la
première écriture).

Nous n'avons pas la candeur de croire que contre une telle évolution nous puissions lutter.
Quel éclat de rire formidable accueillerait la proposition de faire relâche à la télévision au
profit d'une soirée de lecture ! La Mort d'Ivan Ilitch1 contre les Dossiers de l'écran. Allons
donc ! Non, nous ne sommes pas naïfs ; mais nous tenons à dire que c'est bien vrai que la
littérature est, du fait de l'audio-visuel, dans la voie de l'amenuisement, à l'exemple de la

1
Il s'agit, bien sûr, du héros de Tolstoï.
poésie depuis cinquante ans ; que c'est bien vrai que les enfants qui ont aujourd'hui moins
de douze ans ne liront plus vraiment l'Ile au trésor, ni le Capitaine Fracasse, ni les
Grandes Espérances... La lecture, pour eux, ne sera plus qu'utilitaire, car l'image et le son
auront su les capter de bonne heure.

Et c'est bien dommage !... Cela aussi, nous tenons à le dire. C'est dommage pour
l'achèvement des êtres, parce que l'écriture souveraine, comme sa sœur la lecture, laisse
la porte grande ouverte entre l'animalité, si proche, et la plus belle ruche des subtilités
expressives. Écriture et lecture permettent la plus profonde et la plus acérée des
verbalisations du moi ; elles nous confèrent la psychologie la plus développée ; elles
épanchent dans les canaux les plus ramifiés la marée intérieure qui n'accepte plus d'être
refoulée ; elles ont, pour la connaissance de nous-mêmes, bien plus de valeur qu'une
psychanalyse.

Rimbaud l'a dit : « C'est l'occasion unique de dégager nos sens », et il a formulé aussi,
avant d'abdiquer, ce pathétique ramassé de verbe sur l'humaine et incomplète condition
impliquant à la fois l'impressionnisme et la nécessité permanente de toute littérature; il a
dit : « La musique savante manque à notre désir. » Qu'eût été Madame Bovary sans
l'intimité constructive de l'application scripturale ? Et le Temps retrouvé ? Et comment
s'exprimeront dans un demi-siècle le prochain Flaubert et le prochain Proust ? Que la
musique savante ne manque pas complètement à notre désir !

La littérature doit être libre de son sujet et de sa forme

Il arrive que les écrivains les plus authentiques, à en vouloir trop faire, contribuent eux-
mêmes à déconsidérer la littérature ; surtout en s'acharnant à l'emprisonner dans un rôle
ou une forme.

Il n'est pas question de refaire ici le procès de l'engagement. (Pour nous, d'ailleurs, un
thème engagé est loin d'être forcément condamnable ; et les esthètes qui soutiennent cela
pèchent probablement par le même excès que les plus furieux engagés.) Cependant il
nous faut répéter qu'aucune doctrine n'a le droit de soumettre la littérature ; qu'aucune
éthique n'a le pouvoir de la faire servir. Et il n'est pas admissible, comme l'a dit Sartre,
que « la prose soit utilitaire par essence ». Si tout est matière à littérature, la littérature est
entièrement libre du choix de son sujet. Elle l'est aussi de sa forme.

Les écoles et les modes ne font pas toute la littérature

La mode engendre des factures qui se modifient, se commentent, s'imitent, s'influencent


et se combattent. Quelquefois ces factures arborent un drapeau et deviennent des écoles.
Convenons que les écoles puissent être pour l'artiste des facteurs de culture et d'émulation
; convenons que c'est un droit et peut-être un devoir pour un auteur de réfléchir sur sa
propre création et sur celles des autres. Mais affirmons bien que ces écoles sont surtout
des points de repère : pour un certain public soulagé de s'y reconnaître, pour des petits
marquis friands d'une littérature conforme ou non à la mode ambiante, pour des petits
militants obsédés par leurs thèses et leurs classifications. En fait, cela serait véniel s'il n'y
avait les chefs d'école qui assurément représentent pour les élèves le plus sot des
conditionnements ; car ils assemblent, définissent, proclament, portent des exclusives,
endoctrinent et finalement ont le front d'imposer leur manière d'écrire et d'assigner un
rôle à la littérature. De l'école, on passe bien vite au procédisme épidémique ; ce qui
déconcerte le vrai lecteur et finalement l'éloigne. Contre cela, il faut sûrement réagir.
Nous avons la plus grande admiration pour maints écrits surréalistes, mais nous ne
pouvons que sourire quand on nous dit que le langage a été donné à l'homme « pour qu'il
en fasse un usage surréaliste ». Nous fûmes très attachés à certaines créations du nouveau
roman, mais nous ne pouvons admettre qu'en fonction de lui « tout le langage littéraire
devrait changer ».

A chaque nouvel être, la littérature peut renaître

A vrai dire, les chefs d'école et les écoles sont mus par un besoin plus profond : cette
quête frénétique de formes nouvelles dans un évolutionnisme obsessionnel... Faire de
plus en plus « nouveau », de plus en plus « fort » dans un état d'esprit qui n'est pas
étranger à celui de la compétition et celui du record. De génération en génération, voilà
qui concourt fâcheusement à l'accélération dramatique de l'art ; car les « recherches » ne
se bornent pas à la littérature. Si, en quatre et huit siècles, la musique et la peinture
occidentale ont dilapidé leur destin ; si les limites d'un rectangle de toile et cinq lignes
d'une portée ont entraîné l'obsession des métamorphoses, la littérature, beaucoup moins
épuisable, a le pouvoir de renaître dans le récit particulier à chaque nouvel être. Nous
contestons, ainsi qu'on l'a dit, que l'on ne puisse plus écrire aujourd'hui comme il y a
cinquante ans. Nous croyons au contraire que hors question de style l'indéterminé de
l'être et de sa vie peut se révéler infini à travers le langage à chaque génération. En
littérature, le nouveau peut se faire de lui-même avec le différent ; point n'est besoin de
précipiter.

« Il est si personnel, si unique, dit Proust, le principe qui agit en nous quand nous
écrivons et crée au fur et à mesure notre œuvre, que dans la même génération les esprits
de même sorte, de même famille, de même culture, de même inspiration, de même milieu,
de même condition prennent la plume pour écrire presque de la même manière la même
chose décrite et ajoutent chacun la broderie particulière qui n'est qu'à lui, et qui fait de
la même chose une chose toute nouvelle, où toutes les proportions des qualités des autres
sont déplacées. Et ainsi le genre des écrivains originaux se poursuit, chacun faisant
entendre une note essentielle qui, cependant, par un intervalle imperceptible, est
irréductiblement différente de celle qui la précède et de celle qui la suite ».

Une algèbre verbale de plus en plus abstraite

Au onzième livre des Frères Karamazov, Dimitri, à la fois ébloui et circonspect devant
les écrits en vogue, lit ces lignes à son frère Aliocha :
« Afin de pouvoir résoudre un problème, il est avant tout indispensable d'opposer
nettement sa personnalité à sa propre réalité. »

Il ajoute : « Comprends-tu ou non ?


— Non, je ne comprends pas, répond Aliocha.
— Moi non plus. C'est obscur et confus, mais, en revanche, c'est intelligent. Tout le
monde écrit ainsi aujourd'hui, car c'est le milieu qui le veut. Ils ont peur du milieu. »

Hélas ! les tendances actuelles de notre propre milieu ne font que multiplier ce
qu'indiquait déjà Dostoïevski. A mesure que les apports de la science s'accroissent (étant
d'ailleurs difficilement acceptés par bien des cervelles pensantes) et à mesure que
l'intelligence de l'homme ne progresse pas, le propos philosophique devrait voir le champ
de ses spéculations se réduire. (C'est, en fait, le cas pour les esprits d'expérience qui
savent se repaître des données enivrantes de la seule connaissance.) Mais tout au
contraire, pour les esprits de dialectique (dans le mauvais sens de ce mot), les possibilités
discursives n'ont fait que s'accroître. Des systèmes de plus en plus abstraits — existentiel,
phénoménologique, structuraliste, etc. —, dans une algèbre verbale épuisante et des
torrents de mots, viennent jour après jour nous submerger. Et pas plus qu'Aliocha nous ne
les comprenons. Tout cela, qui trouve dans la mode des échos surprenants, nous apparaît
singulièrement désincarné ; c'est pour nous l'aspect le plus intellectualisé de l'opulente
cuistrerie ambiante. Et cela nous touche surtout lorsque ces systèmes, si aisément
généralisés, viennent s'appliquer aux « sciences humaines » (devenues si peu
scientifiques et si peu humaines), à la sociologie et à la psychologie telles que nous les
avait révélées l'expérience —, au langage humain, sécrétion du cerveau humain... enfin à
la création littéraire.

Quand la critique s'enlise dans les genres à la mode...

Eh bien ! avouons-le : nous n'avons pas peur du milieu ni de ses exigences dialectiques
—et nommément quant aux formes curieuses qu'a pu prendre la critique littéraire. Nous
savons depuis trop longtemps que le véritable critique doit «, prendre dans l'écritoire de
chaque auteur l'encre dont il veut le peindre » ; et que ce pouvoir affectif capital lui
permet de comprendre la pulsion créatrice de quelques-uns, peut-être de beaucoup —
forcément pas de tous... Alors que la fonction critique généralisée semble lui arroger le
droit de juger tout le monde à travers la grille des préjugés éthiques, politiques,
académiques, tout comme au nom d'une psychologie et d'une sociologie de confection.

Quand la critique ne se dégage pas des modes et des interdits et qu'elle n'accomplit pas
cet acte passionné d'adhésion ou de rejet ressentis qui est sa vraie fonction, quand elle ne
recense pas ce qui élève le sentiment de vivre, elle n'est plus que ce qu'avec dédain
désignait Tchekhov quand il disait : « La critique, cette moisissure... »

« Du temps de La Harpe, on était grammairien ; du temps de Sainte-Beuve et de Taine,


on est historien », écrit Flaubert... Au nom des sciences nouvelles, une objectivité
toujours souhaitée change de forme et s'introduit dans la critique ; elle fut psychologique
et sociologique avec Taine et Bourget, évolutive et classificatrice avec Brunetière... Au
temps de La Harpe, on était grammairien... Du temps de Freud, on devint freudien, et
dans la postérité de Marx on devint marxiste... Chaque nouveauté des sciences et des
dialectiques s'est quelque peu répercutée dans la critique. Et cette dernière n'a pas craint
de devenir politique, existentielle, néo-psychanalytique (avec beaucoup de naïveté dans la
symbolique et une méconnaissance totale de la rigueur scientifique) ; elle est même
devenue philosophique, autonome, nouvelle : se déclarant, après le langage de l'écrivain,
un métalangage, un second degré de l'écriture, une conscience métaphysique de la
littérature... Bref, la critique n'a pas manqué de s'enliser, elle aussi, dans les poisseuses
dialectiques de la cuistrerie ambiante et dans les jeux hermétiques des manieurs de logos.

Mais tout cela ne doit pas faire peur (dès lors qu'on refuse allégrement la prétendue
exclusivité de ces méthodes et de ces doctrines qui ne manquent pas de se manger entre
elles). Après tout, il est licite que sinon la dialectique, du moins la connaissance
enrichisse la critique ; il est normal que peu à peu se soient accumulés pour l'œil du
critique de nombreux points de vue, moral, psychologique, psychique, sociologique,
historique, politique et littéraire aussi (dans le sens du recensement et de l'évolution des
genres et des styles). Et, certes, ces points de vue sont justifiés comme autant d'occasions
de meilleure connaissance. Mais en définitive ils ne constituent pas l'abord essentiel d'une
œuvre qui, encore une fois, ne se justifie que par la résonance profonde qu'elle suscite en
l'éprouvé du lecteur. « Dogmatique ou non, écrivait Jules Lemaître, en son
impressionnisme libérateur, la critique, quelles que soient ses prétentions, ne va jamais
jusqu'à définir l'impression que fait sur nous, à un moment donné, telle œuvre d'art où
l'écrivain lui-même a noté l'impression qu'il recevait du monde à une certaine heure. »

C'est ainsi, à notre sens, que la critique ne desservirait pas la littérature. Celle-là que nous
aimons et dont nous voulons garder le visage et la liberté.
Pierre Debray-Ritzen

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