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Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Bulletin de la Société d'histoire moderne. 1999.

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Les historiens et la sociologie
de Pierre Bourdieu

Comptes rendus :
Culture et société. Religions. Ordre
et désordres. Populations et familles.
Guerre et société. Russie - U.R.S.S.
Histoire et mémoire. Amériques

1999/3 & 4

Supplément à la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, tome 4

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE


Le BULLETIN

delà SMC.

1999/3 & 4

LES HISTORIENS ET LA SOCIOLOGIE


DE PIERRE BOURDIEU
• Alain CORBIN, Introduction : les formes de l'emprunt. p. 4
• Ariette FARGE, « Dire les choses du monde social ». p. 5
• Christophe PROCHASSON, Histoire politique et sciences sociales. p. 10
• Christophe CHARLE, Histoire sociale et sociologie : un itinéraire. p. 12
• Réponses : débat avec Pierre BOURDIEU édité par Etienne ANHEIM. p. 16

COMPTES RENDUS p. 28
Culture et société
Marc BARATIN et Christian JACOB, Le Pouvoir des bibliothèques. La
mémoire des livres en Occident (Dominique Varry) ; Claudine HA-
ROCHE et Jean-Claude VATTN, La considération (Anne Vincent-
BufEault) ; Dominique POULOT, Musée, nation, patrimoine : 1789-1815
(Christine Le Bozec) ; Aleida ASSMANN, Construction de la mémoire
nationale. Une brève histoire de l'idée allemande de Bildung (Jean-Yves
Guiomar) ; Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PÉZERAT et Danièle
POUBËAN, Ces bonnes lettres. Une correspondance familiale au xnf siècle
(Anne Vincent-BufEault) ; Isabelle POUTRIN, Le xnâ siècle, science, po-
litique et tradition (Sophie-Anne Leterrier) ; Bernadette BENSAUDE-
VTNCENT et Anne RASMUSSEN, La science populaire dans la presse et
l'édition (xnâ et XXesiècles) (Olivier Faure) ; Laurent BARTDON, L'ima-
ginaire scientifique de Viollet-le-Duc (Dominique Poulot) ; Marie-Claire
ROBIC, Anne-Marie BRIEND et Mechtild ROSSLER, Géographes face
au monde. L'Union géographique internationale et les Congrès internatio-
naux de géographie, Paul CLAVAL et André-Louis SANGUIN, La Géo-
graphie française à l'époque classique (Dominique Lejeune) ; Michel
CASSAN et Jean BOUTER, Les imprimés limousins, 1788-1799 (Vin-
cent Milliôt) ; Jean-Yves MOLLIER, Le Commerce de la librairie en
France au XIXe siècle 1789-1914 (Michel Leymarie) ; Gilles ROUET,
L'Invention de l'école (Philippe Savoie) ; Jean-Paul VISSE, La question
scolaire 1975-1984, évolution et permanence (Pierre Albertini) ; Jacques
GANDOULY, Pédagogie et enseignement en Allemagne de 1800 à 1945
(Gilbert Nicolas) ; Alain CLAVEN, Histoire de la Gazette de Lausanne.
Le temps du colonel, 1874-1917 (Christophe Prochasson) ; Catherine
POMEYROLS, Les intellectuels québécois: formation et engagements,
1919-1939 (Jacques Portes) ;; Emmanuelle LOYER, Le Théâtre citoyen
de Jean Vilar, une utopie d'après-guerre (Patricia Devaux) ; Jean-Pierre
RIOUX et Jean-François SJRINELLI, Histoire culturelle de la France
t. 4: Le temps des masses. Le vingtième siècle (Christophe Prochasson).
Religions
Roberto RUSCONI, Storia e figure délïApocalisse fra '500 e '600 (Jean-
Michel Sallmann); Michel VOVELLE, Les âmes du purgatoire ou le
travail du deuil (Régis Bertrand) ; Visages de l'hérétique, Siècles (Gilles
Deregnaucourt) ; Henry PHILLIPS, Church and culture in seventeenth-
century (Marc Venard) ; Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier t. 2 : Des
croyants (XV-XD? siècle) (Michel Cassan) ; Marie-Ange DUVTGNACQ-
GLESSGEN, L'ordre de la Visitation à Paris aux xvif et xmif siècles
(Gilles Deregnaucourt) ; Philippe BOUTRY et Dominique JULIA, Reine
au Mont Auxois. Le culte et le pèlerinage de sainte Reine des origines à
nos jours (Philippe Martin).
Ordre et désordres
Benoît GARNOT, L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contempo-
raine (Nicole Dyonet) ; Benoît GARNOT, Juges, notaires et policiers
délinquants, XTSf-xx*siècle (Nicole Dyonet) ; Claire DOLAN, Le notaire,
la famille et h. ville (Aix-en-Provence à la fin du xvf siècle) (Élie
Pélaquier) ; Catharina LIS et Hugo SOLY, Disordered Lives. Eighteenih-
Century Familles and their Unrul Relatives (Jean Quéniart).
Populations et familles
Kristin Elizabeth GAGER; Blood Ties and Fictive Ties : Adoption and
Family Life in Early Modem France (Denise Turrel) ; Bernard LEPETTT,
Maroula SÎNARELLIS, Alexahdra LACLAU et Anne VÂRET-VLTU, Atlas
de la Révolution française (Marcel Lachiver) ; Catherine PÉLISSJJER, La
vie privée des notables lyonnais (XIXesiècle) (Anne-Marie Sohn) ; Anne-
Marie MOULIN, L'aventure de la vaccination (Olivier Faure) ; Geneviève
HELLER, Le poids des ans. Une histoire de la vieillesse en Suisse
romande (Jean-Pierre Gutton).
Guerre et société
Ariette FARGE, Les Fatigues de la guerre (Catherine Clémens-Denys) ;
André CORVISTJER, La guerre, Essais historiques. (Michèle Fogel) ;
Sophie DELAPORTE, Les gueules cassées : les blessés, de la face de la
Grande Guerre (Olivier Faure).
Russie — U.R.S.S.
Francme-Dominique OECHTENHAN, La Russie entre en Europe. Eli-
sabeth et la Succession d'Autriche (1740-1750) (Marc Belissa) ; Jean-
Jacques MARTE, Les Peuples déportés de l'Union Soviétique (Taline Ter
Minassian).
Histoire et mémoire
Patrice GROULX, Pièges de la mémoire, Dollard des Ormeaux les
Amérindiens et nous (Jean-Clément Martin) ; Jean-Clément MARTIN et
Charles SUAUD, Le Puy-du-Fou en Vendée. L'histoire mise en scène
(Philippe Dujardin) ; Sylvie LINDEPERG, Les écrans de l'ombre — La
Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969) (Daniel
Lindenberg).
Amériques
David MONTGOMERY, Citizen Worker : The Expérience of Workers in
the United States with Democracy and the Free Market during the
Nineteenth Century (Pierre Gervais) ; John MAJOR, Prize Possession :
The United States and the Panama Canal, 1903-1979 (Pierre Gervais) ;
André KASPI, Kennedy, Les 1 000 jours d'un Président (Jacques Portes) ;
Philippe PRÉVOST, La France et le Canada. D'une après-guerre à l'autre
(1918-1944) (Catherine Pomeyrols) ; Robert M. LEVTNE, Father of the
Poor ? Vargas and his Era (Jacky Buffet).

LIVRES REÇUS p. 101

Vffi DE LA SOCffiTÉ p. 107

INFORMATIONS p. 111

PROCHAINES RÉUNIONS DE LA S.H.M.C. p. 112

ENCORE DISPONIBLES :

Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine


— Sciences et sociabilités (xvjf-xx* s.) ; Sur la « crise » de l'histoire... : 1997/

— Entre : figures d'intermédiaires ; Les


pouvoirs locaux et pouvoirs centraux
manuels universitaires : enjeux et usages : 1998/3-4.

Commandes au seçrétariat-S.H.M.C, c/o C.H.E.V.S., 44 rue du Four, 75006 Paris.


60 F l'exemplaire, franco de port.
LES HISTORIENS
ET LA SOCIOLOGIE
DE PIERRE BOURDIEU

Table-ronde
de la S.H.M.C.,
le 6 mars 1999.

Introduction: les formes de l'emprunt

Alain CORBIN

Chargé par les membres du bureau de la Société d'Histoire Moderne et Contempo-


raine de rassembler en quelques mots les interrogations des historiens concernant la
légitimité et les procédures de l'éventuelle utilisation de « la pensée de Pierre Bourdieu »,
Alain Corbin, qui ne se sent pas la compétence d'un épistémologue, entend s'en tenir à
des réflexions simples.
— Malgré toutes les interrogations (cf. Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Michel
Foucault et Pierre Bourdieu lui-même) sur la possibilité même de construire une
biographie et, ici, particulièrement, une biographie intellectuelle, on peut se demander
si la manière de poser en bloc une « pensée de Pierre Bourdieu » n'est pas réductrice et
s'il ne conviendrait pas mieux d'adopter une perspective dynamique.
— Quelle est la spécificité de cette pensée, aujourd'hui si prégnante ? Alain Corbin
interroge Pierre Bourdieu sur ce qui relève de l'emprunt, de la référence et du transfert
dans l'élaboration de son oeuvre. À quels penseurs se réfère-t-on indirectement en
s'inspirant de Pierre Bourdieu, dans la mesure où celui-ci a pu réaménager leurs apports
et les intégrer à ses constructions intellectuelles ?
— La « pensée de Pierre Bourdieu », ainsi précisée, est-elle simplement instrumen-
talisable par l'historien, et si oui, sous quelle forme? Plus précisément: est-elle
1) fragmentable ? Peut-on se référer à tel ou tel texte de cet auteur sans prendre en
compte l'ensemble de l'oeuvre ? 2) Est-elle combinable sans grandes précautions avec
d'autres systèmes de pensée, par simple juxtaposition ou bien sa cohérence s'impose-t-
eïle au point d'exclure toute démarche ouvertement combinatoire ? En bref, l'historien
peut-il légitimement s'autoriser de Pierre Bourdieu en se référant à un seul de ses
ouvrages ou a un seul moment de l'élaboration de sa pensée, en fonction de son propre
objet de recherche ? Peut-il mêler indistinctement les citations extraites de cette oeuvre
à celles tirées de textes d'autres philosophes ou d'autres sociologues ?
— Quelles formes d'utilité l'historien peut-il attendre de l'imprégnation de la
« pensée de Pierre Bourdieu » ? Ce qui conduit à mettre en question la validité d'une
démarche de sociologie rétrospective ; ou plutôt, à se demander quelles sont les
1999-N°s 3-4 5
— notamment psycho-
précautions nécessaires pour qui entend éviter l'anachronisme
logique — que risque d'induire ce transfert temporel. Alain Corbin, convaincu de
l'historicité des systèmes de représentations et d'appréciation, souligne, à ce propos, le
danger de postuler l'identité des centres d'intérêt, au fd des décennies. Que penser de la
démarche qui consiste à poser des questions à des hommes disparus que ne se les sont
jamais posées ? Comment éviter de plaquer artificiellement des systèmes intellectuels sur
le passé, tout en construisant des objets, des ensembles d'interrogations qui révèlent de
l'inaperçu?
—Alain Corbin interroge enfin Pierre Bourdieu^sur le risque de fermeture, de
circularité, voire de tautologie, que pourrait comporter une utilisation trop stricte ou
trop étroite de sa pensée.

«Dire les choses du monde social»

Ariette FARGE

C'est, en dix-huitièmiste que je propose ici quelques notations qui entrent en


écho avec le travail de Pierre Bourdieu, cette oeuvre dont régulièrement j'ai pris
connaissance avec la plus grande attention depuis longtemps, marquée par elle et
par l'ampleur de sa démarche. Ces notations peuvent surprendre ; elle sont là parce
que lire puis écrire sur cette oeuvre a quelque chose d'intime. Ce n'est pas « faire des
effets théoriques » avec la pensée d'un autre, c'est s'approprier modestement quelque
chose pour avancer dans la connaissance comme dans l'éthique. En 1995, à l'Institut
d'Études Pénitentiaires de Vaucresson, Pierre Bourdieu avait présidé une journée qui
célébrait lé vingtième anniversaire de la sortie du livre Surveiller et Punir de Michel
Foucault. En conclusion, il disait ces mots que je n'ai pas oubliés : « Qu'est-ce que
faire palier un auteur ? et comment avoir avec lui un rapport défétichisé ? » Si nous
lisons Michel Foucault, ajoutait-il, c'est pour fabriquer davantage, faire quelque chose
avec, « c'est bien trop souvent que ceux qui le font, le font pour faire des effets ou
des communications ». Puis en le regrettant, il énonçait: «Les textes ne sont pas
lus. Les contemporains iie se lisent pas entre eux, tant sont intenses les forces de
non réception d'une oeuvre. Il faut absolument rendre l'auteur actif. »
C'est de cette «activité», reçue de ses livres, que je veux parler, même si je
prends ici le risque que l'auteur ne s'y reconnaisse pas à part entière, puisque je
m'apprête à fonctionner entre ses écrits et certains trajets personnels qui me
préoccupèrent et me préoccupent encore.
Cela se fera en quatre points éclatés : le corps comme lieu politique et lieu du
politique ; la parole et son statut ; qu'est-ce qu'avoir pour tâche de « dire les choses
du monde social ? » ; la domination masculine.

1. Lé corps comme lieu politique, comme lieu du politique


Dans les Méditations pascaliennes, parues en 1997, Pierre Bourdieu écrit cette
phrase qui, pour l'historien, peut résonner largement et l'inviter à un certain type
d'historicité ou de narration historique. « Nous apprenons par corps. L'ordre social
s'inscrit dans les corps à travers cette confrontation permanente... qui fait une grande
place à l'affectivité, et, plus précisément, aux transactions affectives avec l'environ-
nement social ». Plus loin, il souhaite que soit faite l'analyse de la présence au
6 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

monde, de ce corps mis en danger dans le monde, en historicisant et sa présence et


sa situation. Il est évident que cette affirmation déplace une histoire traditionnelle
des corps dans laquelle la discipline historique, par moments, n'a fait qu'apercevoir
son apparence, sa vêture, ses coutumes et ses gestes sans remarquer que dans les
situations historiques les plus précaires, le corps et ses « transactions » physiques et
affectives avec l'environnement social et économique sont essentiels à historiciser.
Au xvnf siècle, le corps du sujet du roi sur lequel se fonde l'ensemble de la
politique monarchique est sollicité par l'appareil monarchique d'établir une fusion
totale avec la personne royale. Chaque Te Deùm, chaque entrée royale, chaque édit
rappelle ce corps du sujet avalé par l'autorité monarchique, faisant corps avec lui,
ne pouvant réclamer aucun interstice entre la magnificence de sa lumière et la
pauvreté de sa situation. En étudiant les multiples incidents, aléas, disgrâces et
détresses des plus pauvres, on s'aperçoit que le corps du sujet est bien autre chose
que l'émanation de ce rêve idéal. Il est le lieu politique par excellence (celui sur
lequel s'appuie le Roi) qui agit et réagit aux situations politiques et économiques.
Continûment sollicité par le travail, les guerres, les fléaux, les disettes mais aussi les
fêtes pour rendre grâce à Dieu et au Roi, le corps est le lieu sur lequel joue le
politique ; il est encore le lieu qui s'interpose au politique dans sa ferveur comme
dans sa fragilité. En ce siècle des Lumières les affects (indifférence, surprise, effroi,
larmes, enthousiasmes) sont fabriqués par le champ social et politique qui sollicite
le corps sans aucune médiation.
Le corps est le lieu même que les classes ordinaires ou pauvres offrent en
premier à la sujétion monarchique (qui propose une fusion idéale qui n'a que peu à
voir avec la réalité). Les individus hommes et femmes n'ont que ce corps comme
capital pour subir, répondre, être au coeur de l'honneur, lutter, et ils en font un lieu
sur lequel s'inscrit le politique. L'heure n'est pas encore à la docilité des corps, ce
qui donne au xvm* siècle une couleur très particulière et un autre type d'intensité
que celui d'aujourd'hui, où le corps n'est pas directement exposé au politique (encore
que...).
L'histoire du corps ainsi entendue, c'est-à-dire dans sa sollicitation par le Roi et
dans là multiplicité de ses réponses, qui pourtant le met souvent à nu, ne peut être
entreprise que dans la compréhension historique du lien qui s'organise entre la geste
sociale et l'apparat politique, dans l'histoire de Incorporation acceptée ou refusée
de cet apparat, dans des moments précis d'histoires où l'on s'aperçoit aisément que
les pratiques du corps sont des attitudes particulières d'appréhension du social et du
politique. Comme le dit P. Bourdieu, « le corps prend le monde au sérieux ». Affronté
au risque de l'émotion et des bouleversements de la scène sociale, il acquiert des
postures qui sont ouverture au monde, refus, au monde, interaction avec les structures
qui lui sont imposées.
On ne peut, par exemple, pas bien comprendre l'aspect subversif et réglé du
mouvement des convulsionnaires de Saint-Médard entre 1730 et 1750 sans
comprendre la place et l'instance des corps dans les types de réalité et d'habitude de
la vie du xvnr* siècle où la gestuelle, la corporéité, l'intensité des passions sont un
socle, une grammaire sur lesquelles s'inscrit et se désinscrit le fait historique.
Dans ce même siècle, il existe des temps et des mouvements où les corps ne
font pas communauté et où les individus sujets du Roi acceptent et incorporent
vaille que vaille les partages inégaux en consentant aux exclusions et aux hiérarchi-
sations inégalitaires.
Ainsi peut-on dire que des injonctions concrètes, définissables et historicisables
ont été enjointes à l'ensemble des corps-sujets du Roi. Mais l'étonnant sans doute de
ce siècle tient à la possible labilité des corps qui, dans une réelle extériorisation de
ses passions, offre à la monarchie en quête de fusion avec ses sujets une radicalité
politique évidente dans laquelle le Roi sait mal lire.
1999 - N°s 3-4 ... 7

De même, se souvient-on, en janvier 1757, au lendemain de l'attentat de Damiens


contre Louis XV, comment enquêteurs, inspecteurs et intendants de la France entière
ont parcouru la France pour connaître l'état de l'opinion vis-à-vis de cet acte régicide,
état interrogé et entrevu par des questions posées sur l'attitude des corps paysans au
moment de l'annonce de la nouvelle : larmes, arrêt du travail, exclamations, indiffé-
rence.

2. Les paroles captées


Dans la Misère du monde publiée eh 1993, elles se veulent indicatrices des
niveaux très sédimentés des types de souffrance sociale et politique. Amenées à se
dire par un protocole de questions, elles fabriquent l'événement. Comme en histoire,
la parole recueillie dans les archives judiciaires est un type d'événement particulier
dont là faible intensité ne peut empêcher le sens ni les innombrables interactions
avec d'autres attitudes ou mouvements collectifs.
En histoire, travailler sur le peu, sur l'ordinaire à partir de mots dits dans les
témoignages en archives est une façon de dessiner des situations ou des déchirures
qui trouent le temps. Pour, comme le disait Roland Barthes « ne pas faire du récit
historique un récit plan qui conjuguerait sans étonnement et sans conviction la mort
et la vie », les paroles sont une effraction dans la trame du réel, celle qui fait histoire
si l'on Veut bien s'en donner le souci.

3. Avoir pour tâche de dire lès choses du monde social


Comme le sociologue, l'historien détient aussi cette tâche : elle est d'autant plus
complexe qu'à certains moments, on lui demande entre journalisme, média et monde
judiciaire d'intervenir tel un juge, garant de la stricte vérité. Dire les choses du
monde social devient alors en être l'arbitre, celui sur lequel vont reposer loi et vérité,
ce qui forcément fait problème.
Or que se passe-t-il pour l'historien quand il doit affirmer que « les choses du
monde social » sont d'une absolue complexité, difficiles à penser, et qu'elles sont
faites du discours et de réalités infiniment décalées, pas toujours conciliables. Les
questions à lui posées ressemblent le plus souvent à des sondages d'opinion où il se
trouve soumis d'entrer dans les systèmes les plus simplistes du positivisme ou des
effets de la linéarité, pour énoncer une vérité qui conforterait l'air du temps, celui
de la dénonciation par exemple ou de la mise en question de types de conviction
aussi symboliques qu'extrêmement importantes pour l'équihbre d'une nation.
En ce sens, la réflexion de P: Bourdieu sur les média permet à l'historien de
réfléchir à son tour aux risques encourus par ce farouche devoir de mémoire qui
s'empare de chacun et de tous, sans que personne naît le temps d'étudier et d'analyser
ce qu'est dans un peuple, et le long d'une histoire, le travafl de la mémoire. On ne
peut confondre la muséographie par exemple avec la nécessaire capacité à imaginer
enfin un avenir qui serait figurable grâce à un travail de mémoire prenant prise sur
l'actualité et sur le devenir.
Comment désenfendre pour le réentendre autrement un univers dont vous dites
qu'il «va trop bien de soi » pour être réellement critiqué, éloigné de soi, se tenir
hors des certitudes apprises et des certitudes trop vite dites. L'historien, dès lors,
doit s'efforcer de ne pas renier l'univers sensible qu'il étudie ainsi que l'infinie
complexité des inflexions ressenties par un monde social paupérisé qui n'est pas
organisé selon les mêmes schèmes de perception et de domination que ceux
appartenant au monde scolastique du savant ou des élites. Parfois, souvent, la
proximfté intellectuelle étant loin d'être au rendez-vous entre le savant et son objet
(et ce n'est pas un reproche), le savant ne s'aperçoit même pas de la distance
présente et plaque son dominant savoir sur des réalités autrement dominées qu'il ne
lé croit.'
8 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

4. La domination masculine
• Une fois passé, et Pierre Bourdieu me permettra certainement ce trait d'humeur,
le léger déplaisir de voir un homme s'avancer sur le terrain miné et malmené de
l'histoire des femmes et magistralement ramasser la mise, tandis que les historiennes
des femmes ont tant de mal à convaincre et à se faire entendre, il fallait bien, en
toute honnêteté et avidité, se plonger dans ce dernier livre, et réfléchir calmement
au fait que si les femmes ont tant milité, travaillé, réfléchi, produit en histoire des
femmes, avançant dans la théorisation de leur concept, c'était bien aussi pour que
les hommes se sentent concernés et que quelque chose du savoir masculin soit
ébranlé par leurs propos et leurs recherches. Ainsi comment refuser que vous ayez
choisi ce sujet qui par ailleurs court depuis longtemps dans nombreux de vos livres,
même s'il fallut bien se rendre à l'évidence que leurs travaux ne prirent pas une
place majeure dans votre démonstration ni vos notes.
Comment ne pas être honnête jusqu'au bout et ne pas dire que le seul fait d'être
une femme ici pour parler de ce livre sur la domination masculine, fait que pour
ceux qui me lisent quelque chose déjà est joué. On m'attend quelque part, et pas
forcément dans les endroits les plus amènes, étant données les polémiques qui
suivirent votre ouvrage. J'assume ici quatre postures : être féministe ; être historienne
des femmes ; être une femme en position de domination puisqu'on m'a invitée à
m'exprimer ; être une femme, donc une dominée. Dans cet équilibre un peu instable,
parfois déchirant, je tente d'assumer une position qui est mienne, sans être représen-
tative.
• Une des questions inhérentes à ce livre, comme à l'ensemble de l'histoire des
femmes, est d'une importance fondamentale. En effet, comment est-il possible que
les effets de domination de l'homme sur la femme soient sans cesse rejoués, recréés,
à des temps différents et cela: même lorsque les uns comme les autres ont pris
conscience de cette posture si prégnante. Face à ce problème d'une domination qui
irait si facilement de soi qu'elle traverserait même les embûches apposées contre
elle,^ l'histoire serait-elle à son corps défendant face à un invariant, cette notion qui
pour elle représente l'inverse de son approche intellectuelle.
À cela, Pierre Bourdieu paradoxalement répond par l'histoire : l'éternisation d'un
processus en histoire n'est autre, avance-t-il que le produit d'un travail historique
d eternisation. Cette approche est une mise en mouvement, et non le constat d'une
stagnation. H est des mots qui déplacent les schèmes et interrogent la réalité : pour
moi, celui A'eternisation qui peut, en outre, s'appliquer à d'autres processus sociaux,
contient les possibilités de ses transformations et les traces ou les marques de ses
persistances. C'est une notion que l'historien peut emprunter pour travailler sur les
chemins -et les modes d'action •qui, sous couvert de changement, reconduisent des
scènes, non identiques mais à l'identique.
Ainsi l'histoire d'une certaine perpétuation serait aussi importante à faire que
celle des ruptures et des transformations. De plus, dans l'histoire des transformations,
il faudrait retrouver les systèmes et les discours qui exigent l'obligation de perpétua-
tion pour imposer des situations ne modifiant pas l'ensemble de l'ordre établi.
• À nouveau, La Domination masculine interpelle le corps : « La forme de
domination opère dans l'obscurité des corps », dans .eelle.de l'homme comme dans
celle de la femme. L'homme se voit dépouillé du féminin inhérent à sa personne et
se trouve incrusté par un fantôme : celui de la femme dévalorisée. Elle, consciente
ou non de la : domination, laisse voir dans son corps les marques de consentement
au jeu subtil de .l'attrait codifié entre les deux partenaires. Le corps intériorise les
fonctions et joue sensiblement sur ce passage obligé domination/consentement à la
domination. Bien entendu, on peut opposer à ce schéma de Pierre Bourdieu la
multiplicité des chemins de traverses empruntés par hommes et femmes pour
détourner le parcours obligé de la domination. Et l'histoire des femmes, dès qu'elle
. 1999 - Nos 3-4 9

l'a pu, dans tous les domaines (le savoir, l'éducation, le pouvoir, etc.) a tenté de
montrer non un progrès linéaire mais des moments d'histoire ou encore des motifs
et des dispositifs dans lesquels les femmes parvenaient à faire mouvoir un autre type
de réalité, bien que toujours marqué au coin de l'inégalité. La violence des femmes
par exemple est Un sujet saisissant qui offre à l'étude bien des surprises. Tandis que
les sociétés sont généralement aux prises avec la violence sur les femmes, la violence
des femmes est un moteur d'histoire incomparable. Et bien des sociétés, malheureu-
sement, savent excellemment jouer de ces deux types de comportement, laissant
ressortir avec indignation la frayeur que leur procurent les femmes en colère.
• Un mot sur le titre, et l'emploi du mot domination :
Pierre Bourdieu, contre toutes les précautions intellectuelles d'usage à l'heure
actuelle, maintient ce terme qui claque haut et fort, rappelle le vocabulaire marxiste.
Cette non euphémisation est, pour l'ensemble de mes travaux, une aide précieuse :
lorsqu'on travaille sur les attitudes populaires au xvme siècle, dans l'attention la plus
vive à ce qu'elles possèdent de compétence et de savoir, on doit en même temps
s'inquiéter de ne pas sombrer dans un esthétisme populiste qui ne serait pas de
mise. Et si, comme il est souligné dans les Méditations pascaliennes (p. 20) le langage
des adolescents des ghettos noirs de Harlem porte en lui « des analyses théoriques
aussi raffinées que les discours des étudiants de Harward », il n'empêche, est-il dit
que ce langage reste dépourvu de valeur sur les marchés économiques et les entretiens
d'embauché. Compétent, inventif, il ne peut dépasser la domination qui lui est
imposée. Les dominés, par leur culture propre, ne peuvent rehausser leur position :
la violence culturelle et symbolique les conduit ailleurs.
Ainsi m'est-il apparu que le mot domination si connoté dans les polémiques qui
entourent l'oeuvre de Pierre Bourdieu à cause du déterminisme qu'il impose, est aussi
un outil, non figé, un mode de réflexion dont les infinies composantes dépassent
largement l'aspect que l'on croit figé de sa définition.
• Il n'en reste pas moins que la Domination masculine est un livre implacable,
un livre extrêmement souffrant à lire pour les femmes comme pour les hommes qui
semblent enchaînés corps et âme à un destin mélancolique où les rôles sont
définitivement établis. Les jeux, même les plus agréables, de la relation homme-
femme (la séduction, les modes incorporés d'une certaine production du plaisir d'être
ensemble) semblent être agis par la houle incontournable des marques fortes de la
soumission et de la domination. Les hommes, dans de fréquentes souffrances,
s'imposeraient une virilité qu'ils ne désirent pas tout à fait. Les femmes qui ont des
armes pour se défendre, dit Pierre Bourdieu n'ont que de faibles armes puisque « les
armes des faibles sont toujours de faibles armes ».
Mais si les femmes ont des armes, mêmes faibles, elles peuvent sans doute les
exercer à propos d'autres sujets que ceux de la relation masculin/féminin. Et ce fait
amène à des mouvements nouveaux et nombre d'imprévisibilités qui sans doute
entraînent d'autres types d'interaction, contournant l'implacable prescription symbo-
lique et réelle de la domination masculine.
D'aûleurs, Pierre Bourdieu, en fin de parcours suspend le cours de son chemin,
à la démonstration insistante pour écrire quelques pages surprenantes et superbes
que critiques et détracteurs semblent n'avoir pas même perçues. Le voici, isolant
soudain avec lyrisme un espace possible et doux, qu'il appelle « l'univers enchanté
des relations amoureuses » où apparaissent dans la nudité du vocabulaire l'extraor-
dinaire bouleversement des âmes féminines et masculines quand elles se rencontrent.
Dans ces pages.(115 à 119), Pierre Bourdieu laisse de côté tout appareillage
scientifique et, en relief, il laisse apparaître la mise en suspens des rapports de force
homme/femme, et met en scène avec quelqu'émotion (si j'ai bien compris) la trêve
possible et miraculeuse où l'amour devient le premier.
10 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Ces pages .m'ont énormément frappée.


1) d'abord parce que je veux y croire ;
. 2) d'autre part parce que j'aimerai en souligner l'importance, non seulement
pour leur contenu, mais pour ce qu'elles signifient méthodologiquement. Qu'un
sociologue aussi rigoureux, réputé, théorique que Pierre Bourdieu se permette de
quitter les rives de la scientificité pure et dure pour aborder une île, celle de l'amour
entre homme et femme, c'est pour moi le signe que quelque chose se déplace enfin
dans l'académisme qui s'est toujours déclaré froid, objectif et absent de tout affect.
Quand Pierre Bourdieu explique qu'il faut arracher ce sentiment amoureux aux
eaux froides du calcul pour laisser l'émerveillement étreindre l'espace des habituels
rapports de force, une brèche s'ouvre, un espace considérable se déchire, et le
sociologue donne en ces quelques pages une "grande permission : celle de déchirer
un certain académisme. C'est une respiration intense ; je l'ai prise pour telle;
beaucoup d'autres sans doute (si tant est qu'ils aient pris la peine d'entendre ces
pages) peuvent s'emparer de ce morceau « enchanté » pour créer intellectuellement,
et peut-être figurer l'avenir avec d'autres mots, d'autres perspectives et d'insolites
mouvements de pensée.

Histoire politique et sciences sociales

Christophe PROCHASSON

Je me sens dans l'impossibilité de faire état dans le détail de l'apport de la


sociologie de Pierre Bourdieu à ma pratique d'historien dans mi temps aussi bref. Je
pense d'ailleurs qu'il y aurait un peu d'indécence et beaucoup de ridicule à dérouler
le fil des usages-d'une sociologie devant son auteur sans rendre compte avec précision
des pratiques réelles sur un terrain choisi. Il me suffira de dire ici que j'ai le
sentiment, comme bien d'autres historiens, d'avoir trouvé dans les sciences sociales
en général, et dans la sociologie de Bourdieu en particulier, bien des outillages
conceptuels dont il-me serait impossible de me passer aujourd'hui : non seulement
des concepts d'ailleurs, mais aussi des prescriptions, des remarques en passant, des
encouragements à faire ou à ne point faire... L'usagé sauvage de Pierre Bourdieu
n'est peut être pas le moins inutile pour un historien, plus soumis qu'il est que tout
autre praticien des sciences sociales aux impératifs du bricolage. Procéder ainsi
permet aussi de s'affranchir d'une polarité aussi sotte — dont les responsables sont
d'ailleurs peut-être dans, les deux camps — que celle qui oppose ceux qui sont pour
à ceux qui sont contre la sociologie selon Bourdieu. Cette façon de faire et de penser
réveille ainsi de mauvais démons qui avaient présidé aux échanges intellectuels
d'autrefois et qu'on croyait avoir vaincus.
Mon intervention voudrait attirer l'attention sur un phénomène important pour
lequel je souhaiterais suggérer quelques explications sans être tout à fait certain
qu'elles soient lés seules possibles. Depuis quelques années, il est fait grand cas d'un
certain « retour de l'histoire politique » qui suscite chez moi les plus grandes
interrogations. Mais peu importe ici. Ce qui me frappe beaucoup dans les oeuvres et
dans les propositions méthodologiques de certains historiens affichant ce constat est
à quel point ils cultivent non seulement une ignorance des principaux concepts issus
de la sociologie de Bourdieu mais, qui. plus est, une agressivité à l'égard de tous les
travaux qui travaillent sur la politique en y ayant recours. Je crois en effet que s'il
est un renouveau authentique de l'histoire politique, celui-ci se situe tout autant dans
le sillage de la sociologie historique de la politique qui emprunte ses schémas à
1999-N°s 3-4 11

Bourdieu que chez quelques industriels du manuel de l'histoire politique de la France


contemporaine. Il est clair d'ailleurs que s'il est aujourd'hui des controverses de belle
tenue ce sont celles qui opposent la politologie inspirée de Bourdieu à d'autres
approches politologiques voire aux courants ancrés dans la philosophie politique.
Mais on ne peut ignorer toute une tradition d'histoire historisante, très présente
dans l'histoire politique universitaire, qui réduit les sciences sociales dans leur
ensemble à l'état d'un discours inutile et vain. Quelques pistes peuvent être évoquées
pour tenter de rendre compte de pareil phénomène, les unes externes, les autres
internes :
1) Au début du siècle, les choses avaient mal commencé, comme en témoigne
notamment la discussion bien connue qui avait opposé François Simiand à Charles
Seignobos. Depuis lors, l'histoire politique (que je distingue de la sociologie historique
de la politique et des approches relevant plus au moins de la philosophie politique)
entretint en France des relations difficiles avec les sciences sociales. Celle-ci me
paraît depuis longtemps dominée par une façon de faire qui affirme l'autonomie de
l'instance politique et sa préséance. Elle protège ainsi une espèce de mystère qui
fonde en partie la légitimité des acteurs de la politique et celle de leurs historiens.
Tenter de dissiper le secret de la politique (le secret de l'État qui est un secret
d'État), en dégageant des procédures et des mécanismes invisibles, n'est-ce pas en
quelque sorte trahir ? Prêter aux acteurs des intentions qu'ils ne reconnaissent pas,
n'est-ce pas faire preuve de présomption et de vulgarité ? L'internalisme moniste de
l'histoire politique la fait se tenir à l'écart de tout apport de la sociologie, ce qui lui
permet d'ailleurs de connaître un certain succès public puisqu'elle ne décale pas les
réponses par rapport aux questions émanant des acteurs de la politique. L'histoire
politique s'ancre ainsi davantage dans une tradition de pédagogie d'État, d'essayisme
voire de journalisme que dans une tradition savante.
2) En conséquence, cette tradition historiographique a développé des « habitudes
professionnelles » qui ont interdit à ses auteurs de pratiquer des investissements
théoriques lourds (cela peut être dans la philosophie politique comme dans la
sociologie de Pierre Bourdieu). Happés par d'autres investissements ou d'autres
exigences professionnelles, ils ne manifestent souvent des auteurs extérieurs à leur
discipline qu'une connaissance superficielle voire tout à fait inexacte, caricaturant ou
simplifiant à outrance concepts ou analyses. Les exemples en sont très nombreux.
3) Ainsi se développe un fort antiintellectualisme qui oppose la pratique empi-
rique de l'histoire (la sérieuse) aux finasseries sociologiques qui relèveraient de la
métaphysîque, comme on en taxait parfois la sociologie de Durkheim à la fin du
siècle dernier. Dans cette configuration, le champ universitaire tend à ressembler au
champ politique. Les catégories de l'ami et de l'ennemi en nourrissent la dynamique
propre. Des camps se dessinent et se figent. On y dénonce les trahisons ou on
encourage des alliances. La polémique l'emporte sur la controverse. Les échanges
intellectuels sont rendus de plus en plus difficiles. De part et d'autres, le libre
développement de la pensée est bridé par des logiques partisanes.
4) Au-delà de cette dimension proprement politique de la réception, même
négative, d'une oeuvre, il convient peut-être de mettre en évidence quelques raisons
qui' rendent plus difficiles qu'on ne l'imagine le passage d'une sociologie aussi
modélisée que celle de Pierre Bourdieu, à l'histoire. Deux obstacles (que je ne fais
icï que signaler) me semblent s'élever contre ce mouvement : le premier tient à la
placé de l'historicité dans son oeuvre de sociologue ; le second, beaucoup plus
technique, relève de l'état des sources qu'utilisent les historiens qui les éloigne
rudement de la liberté, d'ailleurs bien relative, dont dispose le sociologue dans la
conduite de son travail. Chacun d'eux mériterait un fort long développement. La
question de l'adaptabilité de modèles sociologiques à des situations historiques
différentes est ancienne. Elle demeure, au-delà des importations efficaces de la
sociologie de Bourdieu à des analyses historiques couvrant des périodes reculées.
12 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

5) U me faut enfin faire Une dernière remarque. Pierre Bourdieu n'est pas sans
ignorer que la vie intellectuelle, <ou même sans brandir ce grand mot pour en troquer
un plus humble, la vie universitaire, comprend aussi de la stratégie et, pour tout
dire, de la politique. La rencontre qui nous réunit aujourd'hui me donne l'occasion
dé le lui dire. Nous fumes plusieurs historiens, pour qui les sciences sociales ne sont
point infréquentables, à avoir été déconcertés par la violente attaque qui fut publiée
par les Actes de la recherche en sciences sociales, il'y a quelques années. Dans une
interview, BourdieU s'en prenait avec brutalité à « l'histoire »/ comme si celle-ci
constituait un massif disciplinaire unique, comme si la « communauté des historiens »
existait au-delà de quelques habitudes professionnelles derrière lesquelles se nichaient
des diversités essentielles. Cette attaque en règle, globalisante, injuste et ignorante
des pratiques diversifiées voire antagonistes, tendait à accréditer l'idée que les deux
disciplines, histoire et sociologie, se trouvaient en état de rivalité, au lieu de se
trouver en situation de coopération et d'interdépendance. Elle renforçait les tendances
antiintellectualistès qui minent sournoissement la discipline. Bref, cet interview ne
rendit point service à ceux qui tentent de faire de l'histoire autre chose qu'une
chronique des choses passées et qui ne vouent pas aux gémonies la sociologie de
Pierre Bourdieu. Ce fut là un mauvais coup pour tous ceux qui tentent de faire de
Interdisciplinarité autre chose qu'une paresseuse clause de style : une pratique.

Histoire sociale et sociologie:


un itinéraire

Christophe CHÂRLE

Ma pratique d'historien social entretient avec la sociologie de Pierre Bourdieu


des rapports qui sont assez différents de ceux des autres participants à la table ronde
pour trois raisons :
1) Avant dé rencontrer Pierre Bourdieu (en 1971), je n'avais lu que Les héritiers
et La Reproduction, soit lés deux livres qui ont le plus d'impact « grand public » dans
ces arihëès-là rnais qui, pour moi, ont moins compté que les ouvrages et articles
ultérieurs. Ces derniers je les ai d'abord « écoutés » à travers les cours et séminaires
(suivis à l'École normale supérieure ou à l'E.H.E.S.S.) où ils étaient présentés ou mis
en action dans la reprise critique d'autres chercheurs invités. Ce rapport non livresque
a été enrichi par des discussions directes avec Pierre Bourdieu et des annotations
critiques de beaucoup de mes textes qu'il a bien voulu lire où relire avant publication.
2) À côté de cette relation intense que peu de chercheurs de disciplines et de
génération aussi différentes peuvent avoir dans notre société académique si spéciali-
sée et clivée par les barrières statutaires, a beaucoup compté aussi pour mon
orientation vers l'histoire sociale la collaboration avec d'autres chercheurs, historiens
ou non qui avaient subi la même imprégnation. Le passage d'une pratique individuelle
à une pratique collective (avec lectures réciproques) en était beaucoup facilité. Cette
relation est, là aussi je crois, plutôt rare dans notre métier d'historien plutôt
individualiste.
3) Cette forme d'apprentissage médiéval ou, pour reprendre une référence his-
toriquement plus fondée, de formation type séminaire allemand du xrxe siècle, a bien
entendu été complétée par la lecture des travaux de Pierre Bourdieu. Mais il s'agit
1999- Nos 3-4. 13

d'une lecture active et en situation, telle qu'il la souhaite, je crois, si j'ai bien lu
Raisons pratiques et Méditations pascaliennes et non cette pratique qui m'agace chez
les bourdieusiens de la dernière heure, celle de la citation légitimante du maître. Le
rapport lettré à une oeuvre sociologique comme la sienne, il l'a dit mieux que moi et
à plusieurs reprises, est une trahison parce qu'elle plaqué le concept sur le problème
à résoudre sans faire l'effort réel de réappropriation propre à chaque situation
d'enquête ou thème de recherche. Or c'est ce travail de réappropriation, plus difficile
pour les historiens que pour les autres spécialistes de sciences sociales du fait des
particularités de leurs sources, qui est l'obstacle préalable à surmonter et l'origine de
bien des malentendus tout au long de l'histoire compliquée des rapports entre
l'histoire et la sociologie.
Si j'ai particulièrement été sensible à l'influence des méthodes et concepts
proposés par Pierre Bourdieu, ce n'est pas seulement pour les raisons biographiques
contingentes qui ont fait croiser durablement nos routes, c'est sans doute parce que
j'avais le sentiment que les unes et les autres correspondaient exactement aux
problèmes que l'histoire sociale commençait à se poser quand je m'y suis consacré.
D'autant plus que mes thèmes de recherche étaient très parallèles, en changeant les
époques, à ceux que Pierre Bourdieu abordait, au même moment. Au début des
années 70, l'histoire sociale était en train de s'affranchir de la tutelle de l'histoire
économique qui avait abouti aux fameuses thèses modèle Labrousse. Mais elle
s'affranchissait aussi de la tyrannie de ce que j'ai appelé ailleurs le macro-social 1,
c'est-à-dire le fait de ne considérer comme acteurs sociaux importants que les
groupes statistiquement visibles et de n'appréhender que les relations sociales entre
ces types de groupe. S'ouvraient alors toutes les enquêtes de biographies collectives,
d'abord sur les élites ou les intellectuels, puis sur d'autres groupes moins privilégiés
mais appréhendés à l'échelle la plus fine possible. Or c'est le moment aussi où Pierre
Bourdieu et ses collaborateurs entreprenaient des enquêtes similaires sur la société
contemporaine: sur le patronat (première publication en 1978), les évêques, les
élèves des grandes écoles, les artistes, les écrivains, les universitaires, etc. 2.
Dans la plupart des prosopographies des historiens de l'époque contemporaine
— je pense que le reproche vaut aussi pour l'histoire moderne — réside le risque
d'un nouveau positivisme collectionneur ou le piège de la monographie non reliée
aux autres travaux. C'est l'utilité majeure pour l'historien d'une théorie des champs
comme espace d'action et de lutte et de positionnement des individus dont on
compare las profils sous un rapport et du concept d'habitus pour relier entre eux les

,1. C. CHARLE, « Macro-histoiresociale et micro-histoiresociale. Quelques réflexionssur l'évolution


des méthodesen histoire sociale depuis dix ans », dans C. Charle (éd.) Histoiresociale,histoireglobale?,
Paris, Éd. dé la M.S.H., 1993, p. 45-57.
2. P. BOURDIEU et M. de SAINT-MARTIN, « Le patronat », Actesde la rechercheen sciences sociales,
1978,20-21,p. 3-82 et « La sainte famille. L'épiscopatfrançais dans le champ du pouvoir », ibid., 1982,
44-45,p. 2-53, « Agrégationet ségrégation.Le champ des grandes écoles et le champ du pouvoir »,ibid.,
1987, 69, p. 2-50 ; P. BOURDIEU, « L'invention de la vie d'artiste », Actes de la rechercheen sciences
sociales,2, 1975, p. 67-93; « La production de la croyance : contribution à une économie des biens
symboliques», ibid., 13, 1977, p. 3-43 ; « L'ontologiepolitique de Martin Heidegger», ibid., 5-6, 1975,
p. 109-156,« Le champ scientifique», ibid., 2-3, 1976, p. 88-104, «Les catégories de l'entendement
professoral», ibid., 3, 1975, p. 68-93. Une partie de ces travaux et articles ont été repris et refondus
dans des ouvrages bien connus (La noblessed'État, Paris, Minuit, 1989, Les Règlesde l'art, Paris, Le
Seuil, 1992, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984) mais, historiquement, ce sont ces premières
publicationsqui ont nourri mon propre travail qui abordait pour d'autres époques en parallèle ou peu
après doethèmes similaires (cf., respectivement,Les Élitesde la République (1880-1900),Paris, Fayard,
1987,La crise littéraire à l'époque du naturalisme, Paris, Pens, 1979 et Naissance des « intellectuels»
(1880-1900),Paris, Minuit, 1990 et « Le champ universitaire parisien à la fin du xrx°siècle », Actesde
la rechercheen sciences sociales, 47-48, 1983, p. 77-89, développé dans La Républiquedes universitaires
(1870-1940),Paris, Le Seuil, 1994).
14 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

détails biographiques collectés et leur donner un sens à la fois génétique (trajectoire)


et explicatif, prédictif d'un certain nombre de prises de position et d'évolutions
potentielles. On peut regretter, à cet égard, que bien des historiens des élites n'aient
pas plus souvent confronté leurs résultats à ceux de la sociologie, ni tenté de
comparer les fonctionnements des champs qu'ils repéraient sans .aller jusqu'au bout
de la démarche. Je pense, en particulier, à l'enquête pionnière sur les notables du
Grand Empire dirigée par Louis Bergeron et Guy Chaussinand-Nogaret qui n'a pas
dépassé la statistique descriptive d'un côté et la collection de biographies singulières
de l'autre.
Le second intérêt de l'éclairage sociologique pour l'histoire sociale du xrxe siècle,
c'est le questionnaire rétrospectif que l'un pose à l'autre mais, en sens inverse
également, le questionnaire critique que l'historien peut poser au sociologue.
1) Questionnaire rétrospectif : quand j'ai entamé mon travail sur les élites de la
troisième République, j'avais devant moi comme travail pionnier la thèse d'A.-J.
Tudesq sur les notables de la monarchie de Juillet 3. La comparaison descendante
allait de soi surtout parce que le regard historique restait influencé par le livre
classique de Daniel Halévy, La fin des notables. Pourtant ce qui a été plus important
pour moi et m'a fait voir certains manques des questionnements traditionnels de
mes prédécesseurs, c'est la théorie du capital culturel développée à ce moment par
P. Bourdieu et dont il avait esquissé une transposition sur le xrxe siècle en s'emparant
du cas Flaubert en réaction, lui-même contre la biographie empathique de Sartre
intitulée L'idiot de la famille 4. Or, quand on analyse le livre de Tudesq on voit qu'il
ne s'interroge guère sur l'importance des études, de la formation, des filières d'étude
dans la structuration des élites de la Monarchie de Juillet. Si l'on réintroduit cette
dimension et qu'on la construit comme un problème de sociologie historique (quelles
sont les relations entre capital économique, capital scolaire, capital social, etc. selon
les périodes du XIXesiècle ?), on peut comprendre à la fois les limites des explications
évolutionnistes traditionnelles (il y a toujours des notables après la fin des notables,
mais c'est le fondement de leur légitimité qui a changé) et concevoir de manière plus
complexe la société bourgeoise du premier xrx? siècle comme lutte entre diverses
fractions de la classe dominante alliées à diverses fractions des classes dominées 5.
Une thèse inédite de Yannick Le Marec sur les capacités à Nantes sous la Monarchie
censitaire en fait la démonstration précise en prolongeant le modèle que j'avais
esquissédans ma thèse et dans mon Histoire sociale 6.
2) Questionnaire critique adressé au sociologue : l'historien est l'homme de la
nuance et du détail, si bien que beaucoup d'historiens rejettent a priori la sociologie
pour sa tendance modélisatrice ou théoriciste. Mais, au-delà de ce jeu de rôles un
peu éculé entre disciplines, oh rencontre un problème épistémologique véritable:
comment concilier la théorisation ex post et les catégorisations indigènes des acteurs
du temps? A-t-on véritablement le droit, en sens inverse, de déhistoriciser certains
concepts pour en faire des quasi-universaux transpériodes ? Pour prendre des
Nexemples tirés de l'oeuvre de Pierre Bourdieu, n'est-il pas dangereux de généraliser le
conflit des facultés, défini par Kant à partir de l'université prussienne de la fin du
XVIIIesiècle, à d'autres systèmes universitaires que le système allemand dont l'histoire

3. A.-J. TUDESQ, Les grands notablesen France (1840-1849),Paris, P.U.F., 1964, 2 vol.
4. P. BOURDIEU, « L'inventionde la vie d'artiste », art. cit.
5. C'est ce que j'ai esquissé dans le premier chapitre des Élites de la République et repris et
développédans Histoiresocialede la France au XIXesiècle, Paris, Le Seuil, 1991et plus récemment dans
5
« Les élites étatiques en France, XD^-XXsiècles », dans Bruno Théret (éd.), L'Etat : le souverain, la
finance et le social, Paris, La Découverte, 1995, p. 106-154.
6. Yannick LE MAREC, Le Tempsdes capacités. Du savoir du pouvoir, les diplômés à Nantes sous la
monarchie censitaire,thèse Université de Nantes 1997, sous la dir. de Jean-Clément Martin, 4 vol.
1999- N°s 3-4 15
— même si elle possède des racines communes médiévales avec le système français
— a fortement divergé par la suite ? Parle-t-on des mêmes facultés et du même type
de conflit bien qu'on soit apparemment, dans les deux cas, devant deux champs
universitaires traversés par des conflits majeurs ?
De même, est-il licite de parler de noblesse d'État alors que, pour les époques
où la noblesse est une catégorie juridique et sociale avérée, les historiens — et les
contemporains — ont bien du mal à se mettre d'accord sur le sens et les limites de
la notion 7 ? Comment articuler les spécificités des histoires singulières des champs
nationaux ou infranationaux, quand la nation n'existe pas encore, dans une théorie
générale dés champs qui n'écrase pas trop les médiations singulières produites par
l'histoire des diverses institutions productrices de ces champs, etc. Personnellement,
j'ai tâché de résoudre ces difficultés du jeu entre universel et particulier, historique
et transhistorique, national et transnational, notions indigènes et notions savantes,
concepts émergents et concepts figés par des subterfuges typographiques ou linguis-
tiques : guillemets permettant de différencier « intellectuels » et intellectuels, mise en
contraste de termes génériques et de termes autochtones (Bildungsbùrgertum, profes-
sionals, intellectuels d'État, bourgeoisie de robe) pour concilier souplesse d'usage,
historicité et possibilité malgré tout de mise en série généralisante et de comparaison
explicative 8.
•Dans ce dialogue constructif entre histoire sociale et sociologie, on retrouve ainsi
moins le débat sans issue qui opposa au début du siècle Simiand et Seignobos que
les racines, trop oubliées aujourd'hui, des démarches comparatives de Marc Bloch
ouFérnand Braudel. L'impasse actuelle de « l'histoire en miettes » et de la réduction
des objets d'étude sous la double influence des contraintes académiques (la « collo-
quite », la course à l'article et le passage de l'ancienne à la nouvelle thèse) et de
l'ethnologisme dominant et du « tout-culturel » comme paradigmes de l'histoire
sociale conduit à la perte du souci généralisateur de notre pratique historienne. Pour
revenir à notre point de départ, l'anti-labroussisirie au début salutaire a poussé le
pendule si loin qu'on est revenu aux pires défauts de l'érudition positiviste sans âme
ni boussole, parfois enrobée dans le faux-chic théorique purement cosmétique. Dans
cette conjoncture intellectuelle, négative de mon point de vue, la discipline historique
a plus que jamais besoin de reprendre de la hauteur et de l'ambition en se confrontant
à une pensée exigente comme celle de Pierre Bourdieu qui n'a jamais renoncé à
tenir les deux bouts de la chaîne de la science sociale : une réflexion théorique en
confrontation permanente avec de nouveaux objets empiriques étudiés directement.
Dans un article qui a fait date chez les historiens parce qu'il ne les épargnait guère,
en vertu du principe qui aime bien châtie bien 9, Pierre Bourdieu s'en prenait aux
sociologues sans enquêtes et aux historiens sans archives, il faudrait tout autant se
prémunir contre les historiens sans théorie et les théoriciens sans histoire.

7. Pierre BOURDIEU s'explique sur ce point dans « Sur les rapports entre l'histoire et la sociologie
en France et en Allemagne», Actesde la rechercheen sciencessociales,106-107,mars 1995,p. 118.
8. C. CHARLE, « Intellectuels, Bildungsbùrgertum et professions au xrx* siècle. Essai de bilan
historiographiquecomparé (France, Allemagne)», Actes de là rechercheen sciences sociales, 106-107,
mars 1995,p. 85-95; Les intellectuelsen Europe au XIXesiècle, essai d'histoire comparée, Paris, Le Seuil,
1996; «La bourgeoisie de robe en France au xrx* siècle», Le Mouvement social, n°181, octobre-
décembre1997,p. 52-72.
9. « Sur les rapports entre l'histoireet la sociologieen France et en Allemagne», art. cit., p. 108-122.
16 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Réponses: Débat avec Pierre BOURDIEU

Édité par Etienne ANHEIM*

Pierre Bourdieu : Ce qui a été dit a été très amical, parfois trop amical ... et j'aurais
peut-être réagi plus efficacement si j'avais été plus mis en question. Je vais essayer
de rassembler assez brièvement les problèmes, qui sont aussi les attentes et les
inquiétudes, les réserves et les objections d'une communauté de scientifiques. Je
choisirai délibérément de privilégier les questions les plus générales et en un sens
les plus banales, celles qui me paraissent « d'intérêt général », c'est-à-dire propres à
intéresser le plus largement là communauté des historiens, en laissant de côté
beaucoup de questions qui m'intéresseraient personnellement, mais que j'aurai
l'occasion de discuter avec ceux (où celle) qui me les ont posées.
Premier point, la question des changements à l'intérieur de mon travail : est-ce
qu'il y a une « pensée Bourdieu » comme il y a une « pensée Mao », fixée une fois
pour toutes ? Évidemment, mes adversaires voudraient le faire croire... En général,
cette « pensée Bourdieu » est réduite à quelques mots-clés, souvent des titres de
livres, trop bons en un sens, qui ont exercé sur la réception de mon travail un effet
de clôture : il y a le mot «reproduction», souvent très mal compris — je veux
simplement dire que le système scolaire apporte, dans une certaine mesure, une
contribution à la reproduction — ; il y a le mot « distinction », qui est compris de
façon catastrophique, comme si les conduites humaines avaient pour principe la
recherche de la distinction, alors que ce n'est même pas vrai des intellectuels — et
pourtant c'est ce qui s'en rapproche le plus... Ces mots fonctionnent comme des
slogans, surtout dans la bouche de ceux qui veulent réduire ma pensée à une « pensée
Mao » (et qui, bien souvent, sont d'anciens maos !).
Les concepts, les idées, les schèmes de pensée sont des principes d'action
scientifique, souvent pratiques. Ceux que j'ai essayé de forger, même les concepts
apparemment les plus abstraits, comme la notion d'habitus, de champ, de capital
culturel, sont dés expressions synthétiques et synoptiques qui condensent des pro-
grammes de recherches, des orientations scientifiques. Prenons la notion de champ :
dans mon séminaire, on ne parle jamais de champ, on met en pratique ce qui est
impliqué dans ce concept. Deux normaliens sont venus me voir fi y a une vingtaine
d'années : ils voulaient étudier l'E.N.S. sur le modèle de mes études antérieures sur
l'université. Je leur ai expliqué qu'on ne peut pas étudier l'École Normale sans la
mettre en relation avec l'ensemble des grandes écoles et des universités, ce qui est
une application toute simple de la notion de champ. Penser en termes de champ,
c'est faire l'hypothèse qu'il se pourrait qu'il y ait dans la relation entre l'École
Normale et les autres grandes écoles beaucoup plus d'informations sur ce qu'est
l'École Normale que dans l'étude la plus exhaustive de la seule École Normale
considérée en elle-même et pour elle-même.
C'est un problème tout à fait fondamental, qui devrait inquiéter les historiens.
Robert Darnton a ainsi trouvé un matériau historique magnifique à Neufchâtel, avec
les archives d'éditeurs qui, du fait de la censure qui pesait sur le royaume de France,
publiaient à la fois des romans erotiques et des romans politiques, et il a construit
une partie de son oeuvre sur ce corpus, sans toujours, assez s'interroger cependant
sur les limites inscrites dans le matériau historique. Un sociologue aurait tout de
suite dit : « attention, comment cet objet "préconstruit" est-il construit, quelles sont

* Le caractère oral des propos a été largement conservé.


1999 - N°s 3-4 17

les limites d'interprétation qui sont inscrites dans la délimitation de ce corpus ? ».


On aurait pu envisager par exemple une analyse de l'espace des éditeurs pris dans
son ensemble, en faisant un effort théorique, au risque de sembler négliger les faits,
pour dessiner le bâtiment au sein duquel le hasard historique de la conservation des
sources a découpé une petite fenêtre. S'il est vrai que le phénomène dont on traite a
été produit à l'intérieur d'un champ, on risque, faute de s'interroger sur la structure
globale à l'intérieur de laquelle on a découpé cet objet, de perdre l'essentiel du
pouvoir explicatif et interprétatif.
Il faut être à la fois très respectueux des concepts, et en même temps avoir
beaucoup de liberté à leur égard, et c'est pourquoi je suis particulièrement irrité
quand on me présente comme théoricien terroriste, le couteau théorique entre les
dents. J'essaye d'enseigner par la pratique, par l'exemple, une liberté respectueuse à
l'égard des concepts — mais pour avoir cette liberté, il faut bien les connaître, et
c'est pourquoi il serait souhaitable que les historiens soient dotés d'une culture
théorique plus approfondie. Beaucoup d'historiens de ma génération déplorent, aussi
parce qu'ils sont modestes, de n'avoir reçu que tardivement, sur le mode de
î'autodidaxie, la culture théorique qui est constitutive du métier d'historien.
Pour en finir avec ce premier point, je dirai que mon travail n'a pas cessé
d'évoluer, de changer. Je ne fais pas, à la manière des althussériens, ces formidables
autocritiques qui permettent de commettre d'abord des erreurs qui vous rendent
célèbres, et puis des autocritiques qui redoublent votre célébrité, Sans rien changer
sur; l'essentiel, puisqu'on continue à répéter et les erreurs et les autocritiques. En
revanche je fais des corrections, constamment. Ce qui est souvent perçu comme
répétition, je sais quant à moi que c'est un travail de correction, et je sais aussi la
peine que me coûtent parfois de tout petits déplacements, selon moi extrêmement
importants. Prenons la notion de 1champ, telle que je l'ai présentée au départ dans
l'article évoqué par Daniel Roche : pratiquement, je ne dirais plus rien de ce que
j'ai écrit dans ce texte, presque tout y est faux ; mais sans lui, je n'aurais pas écrit
les autres. Une grande part de mon travail a consisté à corriger ce texte. Autre article
important pour cette notion de champ, le commentaire d'un passage de Max Weber
sur les agents religieux : j'ai essayé de montrer qu'on pouvait en faire une lecture
« interactionniste », mais qu'elle ne suffit pas. Il faut prendre en compte non
seulement les interactions réelles, mais aussi la structure de l'espace à l'intérieur
duquel les agents interagissent, la forme des interactions réelles étant déterminée par
la structure invisible du champ. Ce texte, paru dans les Archives Européennes de
Sociologie\est une rupture, ou plutôt un progrès, par rapport à « Champ intellectuel
et projet créateur », où j'avais encore une vision interactionniste, alors que je croyais
avoir tout compris.
Il y a donc, il me semble, des progrès dans mon travail, et je me suis interrogé
sur ce qui m'autorisait à parler de progrès, et sur les instruments que je pouvais
donner aux gens, en particulier aux jeunes, pour essayer de progresser. Il y a un
progrès du côté du savoir qu'on acquiert par les instruments qu'on utilise. Par
exemple, quand j'ai commencé à travailler sur les grandes écoles, je ne savais même
pas ce qu'était le Conseil d'État : j'ai été amené, pour comprendre ce qui se passait
dans les grandes écoles, à travailler sur l'espace des institutions et des grands corps
(et sur son histoire). Mais il y a aussi un progrès, à mon avis plus important, du
côté de la connaissance des instruments de connaissance, progrès qui est Hé aux
effets de la réflexivité, en particulier de la réflexivité historique. Une part considérable
des progrès que j'ai fait dans mon travail a été rendue possible par une certaine

1. « Champ intellectuel et projet créateur », Les Tempsmodernes,« Problèmes du structuralisme »,


n°246, novembre 1966, p. 865-906.
2. « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archiveseuropéennesde
sociologie,XH, 1, 1971, p. 3-21.
18 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

manière d'utiliser l'histoire, en particulier l'histoire de la vie intellectuelle. Par


exemple, le fait d'avoir une vision historique relativement fine des débats autour des
rapports entre science et religion au xrxe siècle, et de voir que les sciences sociales
sont nées dans ce débat, et presque de ce débat, m'a amené à prendre des distances
à l'égard des présupposés implicites de la discipline dont je fais partie, discipline
grosso modo antireligieuse. Or il se trouve qu'on est renforcé dans l'enfermement sur
ses propres présupposés par le fait que les présupposés opposés se perpétuent : on
fait l'économie d'un retour réflexif sur les fondements sociaux de ces oppositions et
des antipathies intellectuelles qui s'y engendrent. Ce retour ne rend pas pour autant
plus indulgent pour les faux débats imposés, tout au contraire ; il rend plus conscient
des présupposés, qu'on peut engager dans les débats avec les gens qui ont des
présupposés différents. ..'.-.*
C'est une chose importante et je crois que les historiens, que je lis avec beaucoup
plus de plaisir que les sociologues, ne font cependant pas assez usage de la réflexivité
historique, et se contentent de dire qu'il faut éviter l'anachronisme, alors qu'ils
pourraient se servir de leur culture historique pour interroger leurs concepts histo-
riques. Durkheim dit à peu près que « l'inconscient, c'est l'histoire », et il veut dire
par là que notre inconscient est le produit oublié ou refoulé de l'histoire collective
(et pas seulement individuelle, comme chez Freud). Un des inconscients — nous en
avons peut-être plusieurs — avec lesquels nous avons à nous battre quand nous
travaillons scientifiquement, est ce que l'histoire a déposé dans nos cerveaux, comme
des sédiments, concepts, problèmes, automatismes de langage et de pensée. Seul par
conséquent un usage réflexif de l'histoire peut nous donner de la liberté à l'égard de
l'histoire, nous donner quelques chances de ne pas véhiculer des concepts plombés
par leur historicité. J'ai déjà fait allusion au souci que nous devons avoir de ne pas
nous laisser imposer les débats du moment : l'historicisation des concepts est un des
instruments de défense les plus puissants contre les effets de l'immersion dans un
champ scientifique historiquement daté et socialement déterminé. Sous peine d'être
les jouets de notre inconscient académique, il nous faut traquer, par la recherche
historique, les racines historiques de toutes les habitudes de pensée, tous les schèmes
ciassificatoires, toutes les problématiques, que nous devons à l'histoire de l'institution
académique dont nous Sommes le produit, à ses structures organisàtionnelles (par
exemple la division et la hiérarchie entre les disciplines ou les modes de transmission
en vigueur), les exercices qu'elle impose, les. techniques de travail intellectuel qu'elle
inculque (comme le plan en trois points). Il faut essayer de déterminer comment ces
contraintes se retraduisent dans dès dispositions intellectuelles, des manières per-
manentes de penser, ou de présenter ses pensées, des habitus intellectuels très liés à
la nation (ce que l'on appelait autrefois le « caractère national » et qui, pour les
intellectuels au moins, dépend pour une grande part du système scolaire).

Deuxième question, le problème des références et des sources. Je vais peut-être


vous surprendre, mais je pense que je suis en fait un auteur éclectique, mais un
éclectique réfléchi. Il n'y a pas du tout d'antinomie entre le fait de prendre de toutes
parts, de Marx à Durkheim en passant par Weber, et le fait d'avoir une ambition de
cohérence théorique, ce qui est l'ambition de toute science. Il faut bien rappeler cela
en passant, contre les rappels à l'ordre du postmodernisme, qui condamne comme
totalitaire l'ambition scientifique de totaliser. Être «éclectique», cela ne veut pas
dire prendre n'importe quoi ; il s'agit aussi, le mot le dit, de choisir; de prendre,
mais de manière sélective. Soit l'exemple d'Elias : selon moi, Norbert Elias est parfois
« sur-lu » par les historiens, parce qu'ils ne voient pas qu'Elias est un penseur
typiquement éclectique, qui a pris à la fois à Max Weber, à là tradition de
l'épistémologie néo-kantienne comme Cassirer, ainsi qu'à la tradition durkheimienne
dont il était complètement imbibé. Beaucoup d'idées qui sont mises au crédit d'Elias
dans sa singularité sont tirées de tel ou tel de ces auteurs (une bonne part, et sans
1999 - N°s 3-4 19

doute la plus importante, de l'oeuvre d'Elias, n'est qu'un commentaire oit mm-
illustration de la fameuse phrase de Weber sur l'État comme détenteur àa monopole
de la violence légitime), de même que nombre d'idées dont on me anédïte peras-eot
être rapportées à leur origine, Marx, Durkheim, Weber ou Wùauss. Il y a teês peu
d'analyses paraissant sous ma signature qui ne soient pas imputables à l'un on â
l'autre, ce qui ne veut pas dire que je n'ai rien fait. Parmi les mérites que je
m'attribue; â. y a le fait que, armé de ia sociologie de la sociologie, je m'interroge
toujours sur les oppositions sociales qui sont derrière les conflits théoriques, les
champs étant polarisés, un certain nombre de couples d'oppositions 'épistémologiques
reposent sur des oppositions sociales. En reprenant la notion bachelaidienne de
couple épistémologique pour la rapporter aux conditions sociales dams lesquels mes
couples fonctionnent, on comprend pourquoi la pensée scientifique ele-noênne s'or-
ganise autour d'oppositions polaires entre notions antagonistes appaxemmaiït ïmcnm-
ciliables. Vient alors la question de savoir si elles sont inconciliables intrinsèquement,
sur le plan purement théorique, ou si elles le sont seulement parce qu'elles sont
tenues par des gens socialement inconciliables. Par exemple FapposMan entre Maux
et Weber, qui a tant servi dans les cours de sociologie, est une opposition grandement
artificielle, et rien n'interdit de cumuler leurs apports ; même chose avec Durid^eùn
et Weber. Weber lui-même dit qu'il se considère dans une certaine mesure coHnnie
marxiste. Il faut essayer d'opérer l'intégration conceptuelle que réalise toute science
avancée.

Troisième ensemble de questions : le problème de savoir s'il est possible de


fragmenter ou non mon travail et de le combiner avec d'autres, quand on est
historien. On présente parfois ma sociologie comme un bloc insécable, une pensée
totale et un peu totalitaire, présentant la réalité elle-même comme insécable et totale,,
auto-reproductive, éternelle — à quoi on oppose une autre vision, héraditéeiiDe»
sensible au changement historique, selon laquelle tout change tout le temps. CES
fausses alternatives scolaires du type Parménide/Héraclite ont malheuieuseiiieiit des
effets dans la recherche, en particulier sur les jeunes gens qui se croient oMïgÉs de
choisir entre des choses tout à fait conciliables. Les débats posés en ces termes n'ont
aucun sens : un peu comme la plupart des questions de sondage, ils sont à
proprementr parler sans objet. Cette idée de systématicité, de cohérence, dntunolntîlé
parfaite du système est une illusion produite en grande partie par la réception. Je
suis mal placé pour "faire la sociologie de la réception de mon propre travail, piirce
que •c'est tjop douloureux pour que je puisse avoir une attitude mdïfiB&tenite,,nasâs SI
est vrai qu'une bonne part de ce qui circule à ce propos est le proAiît d'une
construction sociale collective, pour une part inconsciente, un véritable artefact, qpî
pourrait n'être rien d'autre qu'un système de défense. U est vrai que je chahute^, par
mon. travail, des dichotomies inconscientes sur lesquelles repose la pensée commune
—: infrastructure/superstructure par exemple — ce que les gens détestent. Mais tes
malentendus spontanés et, en un sens inévitables, lorsqu'une pensée est percute sefon
les schèmes de pensée qu'elle met en question, n'expliquent pas tout Ils sont
redoublés — je dois'le dire — par l'action délibérée de forces sociales qui ont ente
autres leurs racines chez les historiens (du côté du Débat notamment), et qui
travaillent systématiquement, sur le mode de la campagne de dénigrement organisée.
.C'est à cause de cette vision, malheureusement trop répandue, de ma pensée
comme totale, voire totalitaire, éternelle, que se pose la question de la coaftpatibflitê :
est-ce vraiment tout ou rien, est-ce qu'il faut choisir Bourdieu contre tout le reste,
est-ce que c'est compatible avec Foucault, etc. ? C'est une question qui me paraît
presque offensante : je suis éclectique et j'appelle à un usage éclectique de mon
travail -— ce qui ne veut pas dire que je suis content qu'on fasse n'importe quoi de
ce que je fais. Il y a aussi des contraintes qui sont inhérentes à une construction
théorique : si vous voulez utiliser la notion de champ, il y des conditions de mise en
20 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

oeuvre, cela ne peut pas devenir un simple équivalent de « domaine », au sens anglais
à&field.
Revenons maintenant à la question de l'anachronisme, qui a été évoquée tout à
l'heure. Dans le chapitre des Méditations Pascaliennes consacré à Baudelaire, je me
sers d'un texte de Baudelaire lui-même pour mettre en question la lecture anachro-
nique de ses oeuvres. Nous avons de Baudelaire une compréhension illusoire parce
qu'il est en train de construire le champ dont nous sommes les produits, ce qui fait
que nous avons dans l'esprit les structures cognitives qu'il travaille à construire, et
que nous trouvons évidentes- des choses qui ont été très difficiles à construire. Je
pense que l'« immersion » dans l'objet, que j'ai connue et pratiquée comme ethno-
logue, et l'historicisation radicale des oeuvres sont tout à fait nécessaires — ce qui
pose la question de l'usage des concepts indigènes. Souvent les concepts indigènes
valent mieux que l'anachronisme, alors que les historiens ont tendance à employer
sans réflexion préalable, pour des périodes auxquelles ils sont tout à fait inadaptés,
des concepts contemporains, comme « pouvoir », « artiste » ou « intellectuel ». Il faut
historiciser non seulement l'objet, mais les instruments de construction de l'objet,
alors que souvent les historiens ne sont pas portés à appliquer à leurs instruments
de pensée la vigilance historique qu'ils appliquent à leurs objets de pensée.
Mais, autre problème, avec des grilles de lecture à prétention universaliste, ne
risque-t-on pas de forcer le matériel ? La notion de champ pose effectivement un
problème : il n'y a pas « champ » partout. On peut par exemple se demander si au
Ve siècle avant notre ère, à Athènes, il y avait un champ philosophique, ou si les
universités médiévales constituent un champ universitaire... La question doit être
posée, et il ne s'agit pas de plaquer un système conceptuel d'où on déduirait tous les
fonctionnements et tous les comportements. Le concept est un système méthodique
d'interrogation : je vais interroger la relation entre les choses dont je suppose qu'elles
font partie du même champ. Les concepts ne sont que des instruments pour faire
surgir les questions qu'on pourrait ne pas poser, ils sont des instruments de
construction d'objet. L'histoire comme la sociologie, c'est-à-dire les sciences sociales
en général, ont à se poser le problème de la construction d'objet avant toutes choses.

Dernière objection:.est-ce qu'il n'y a pas un effet de fermeture lié à une ambition
théorique « systématique » ? On peut retourner la question : comment peut-^on faire
de la science si on n'a pas d'ambition de systématicité, qui est une condition de
falsifiabihté, pour reprendre le concept de Popper ? Ce n'est pas chercher à échapper
à la critique mais au contraire se rendre vulnérable : en chaque point du système,
l'ensemble peut être contesté. :.•
Enfin, j'ai parlé tout à l'heure d' «historicisme». Je pense qu'il n'y a pas de
contradiction entre le fait de professer un historicisme radical et le fait de prétendre
à la scientificité, c'est encore une fausse alternative théorique, orchestrée en parti-
culier par les philosophes de l'histoire : c'est un faux problème, et le fait que les
sciences soient le produit de l'histoire ne compromet en rien leur scientificité. Il faut
se: libérer de l'anxiété du relativisme, de cet historicisme qui serait la mort de
l'histoire. L'historicisation du travail historique n'est pas du tout un instrument de
destruction de la science historique, au contraire : elle est peut-être l'instrument
scientifique qui permet d'échapper autant que faire se peut au relativisme historique.
Si ce soupçon de relativisme est aussi puissant, c'est qu'il y a beaucoup de gens qui
ont intérêt à discréditer des sciences qui sont dangereuses pour l'ordre établi. Nous
sommes des Ambroise Paré qui disséquons des cadavres — et le relativisme histo-
rique, lorsqu'il conduit à un nihilisme anti-scientifique, comme aujourd'hui avec
nombre de philosophes post-modernes, est une arme de combat d'allure moderniste
dans la lutte que la pensée conservatrice n'a pas cessé d'opposer à la science sociale,
et tout spécialement à la sociologie. '
1999 - Nos 3-4 21

Daniel Roche : Avant de passer la parole à la salle, je voudrais dire trois choses.
Tout d'abord rappeler que nous sommes conscients de l'importance des objets qui
nous rassemblent, depuis l'enseignement et la culture en passant par la parole, voire
toute l'histoire des représentations, et chacun d'entre nous ici peut apporter son
capital d'expérience dans la rencontre. Ensuite, nous Sommes aussi conscients qu'un
certain nombre des concepts que nous avons puisés dans les oeuvres de Bourdieu
nous ont été extrêmement utiles, et finalement la question principale qu'ils permettent
d'aborder à chaque instant, c'est celle du transfert des concepts et de la continuité
des problèmes. Comment s'opèrent ces grands déplacements que tous les historiens,
quelle que soit leur période, rencontrent ? Enfin, il reste l'interrogation sur les
différences entre nos disciplines. Il est certain que le développement et la transfor-
mation de l'histoire depuis une trentaine d'années ne se sont pas faits selon les
mêmes filières que ceux de la sociologie. Nous avons étendu extraordinairement
notre problématique, mais plutôt par une espèce d'effet d'accumulation, de série de
questions qui s'étendaient et rebondissaient, alors que la sociologie intégrait progres-
sivement une dynamique théorique beaucoup plus complexe sur la compréhension
du système de relations sociales. Si l'on tient compte de notre différence de formation,
qui est fondamentale, et qui est peut-être aussi liée à notre absence de formation
théorique réelle dans le cadre de nos études historiques, se pose alors la question de
notre capacité à nous approprier les notions qui nous sont transmises. Il n'est pas
sûr que ce soit toujours cette intense réflexivité historique à laquelle nous sommes
conviés qui sôit à l'oeuvre dans la manière dont nous utilisons le «champ» ou
quelque autre formule. Je n'en prendrais qu'un exemple, qui sera ma question
personnelle à Pierre Bourdieu. C'est le problème de la domination symbolique : la
logique des processus structurels, qui peut être lisible en termes de domination, ne
doit-elle pas être aussi lisible non plus dans une relation verticale de contraintes,
mais par quantité d'autres mécanismes et d'autres relations qui sont plus horizontales,
et dont la présence est manifestée par les erreurs et les discontinuités de l'histoire,
l'« espace de la vie fragile » analysé par Ariette Farge ?
Philippe Minard : Je voudrais faire quatre observations. Je suis d'accord avec ce
que vous avez dit sur la faiblesse de l'enseignement de l'histoire de l'histoire dans la
formation des historiens, et la faiblesse de l'enseignement théorique en général dans
l'apprentissage du métier d'historien. C'est vrai que la conscience critique de l'héritage
historiographique nous vient sur le tard. Vous auriez même pu dire que cela se
combine souvent avec une certaine candeur ou une certaine naïveté, liées en partie
à la. parcellisation de nos travaux : bien souvent nous sommes portés à penser que
les phénomènes commencent au moment où nous avons choisi de les étudier.
Mais faut-il dire les historiens, /'histoire ? Il faut bien sûr faire la part de ce qui
est commun à toute la discipline, mais il y a des différences internes chez les
historiens, l'histoire n'est pas quelque chose d'unifié, et il y a des luttes dans le
monde des historiens, et non pas une seule façon de faire de l'histoire.
Comme historien, le principal apport de Bourdieu et de la sociologie est à mes
yeux la question de' lobjectivation, contre la naturalisation des catégories. On voit
aujourd'hui les heureux effets de la dénaturalisation des concepts sociaux ou statis-
tiques, et les historiens sont maintenant beaucoup moins naïfs dans l'utilisation des
catégories. Nous avons aussi appris à lutter contre notre propre enfermement
scolastique. Pendant longtemps, le regard des historiens, comme celui des intellec-
tuels, sur le peuple a été celui d'une sorte de disculpation d'un péché originel : celui
de n'être pas du peuple (pour certains en tous cas). U y a un jeu entre populisme et
élitismè qui relève de l'enfermement scolastique. Nous avons appris à lutter contre
nos propres préjugés sociaux, ainsi que contre la pure et simple inversion des
préjugés sociaux, qui aboutit à la même chose. L'enfermement scolastique se
manifeste par exemple encore quand les historiens examinent la paysannerie et que
22 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

leur position de citadins leur fait attribuer à ce monde un certain nombre de


caractéristiques d'immuabilité, de stabilité, d'incapacité à bouger :'c'est là le produit
de nos lunettes déformantes. Je me' sens donc un historien assez « bourdieusien »,
au sens où je défendrais parmi les historiens ce genre de positions, Sur l'objectivation
et ses effets heuristiques — ce que j'ai appris en lisant Pierre Bourdieu mais aussi
dans un séminaire d'historiens, celui de Daniel Roche et Jean-Claude Perrot.
Je voudrais maintenant revenir à la sociologie que vous présentez parfois comme
un art martial. Le débat est difficile parce que vous nous dites que vous faites la
sociologie de la sociologie, et que nous devons faire l'histoire de l'histoire : d'accord!
Mais le problème est que le sociologue sait toujours les raisons cachées qu'ont ses
interlocuteurs de dire ce qu'ils disent sans savoir pourquoi ils le disent. Cela me
gêne parce que cela donne au dit sociologue une position d'extériorité et de surplomb
permanente dans le débat, ce qui le vicie. J'aimerais avoir votre sentiment là-dessus.
Le quatrième point est une question. Votre travail sociologique nous permet de
prendre conscience, y compris dans notre vie personnelle, du poids des déterminismes
sociaux, des déterminations non sues qui nous font nous mouvoir, mais comment
dans cette prise de conscience des contraintes y a-t-il un espace pour la liberté ?
Votre sociologie m'incite à un grand pessimisme les jours où je suis un peu déprimé...
Certains disaient « on a raison de se révolter ». La question pour l'historien qui
examine lés révoltes, mouvements populaires ou révolutions est de se demander
comment on a pu se révolter. Dans les concepts d'analyse des contraintes sociales
que vous proposez, comment penser l'insoumission, comment penser la rébellion ou
tout simplement la liberté, comment penser l'échappatoire à la domination ? Est-ce
que cela procède de l'introduction d'une deuxième balle dans le jeu des joueurs de
football?
Annie Lacroix-Riz : Je voudrais d'abord faire une remarque sur les raisons pour
lesquelles vous êtes là. Vous êtes pour Un certain nombre d'entre nous, en tous cas
pour moi, quelqu'un de central parce que vous avez dit, mais aussi parce que vous
ouvrez une espèce d'échappatoire dans un monde dominé par une pensée convenue,
figée. En histoire sociale par exemple, les rapports sociaux ont aujourd'hui tendance
à se transformer un peu trop en problèmes de direction de ressources humaines.
Vous permettez dès lors de contester ce genre de conformisme réducteur. Je voudrais
dire deux mots enfin sur ce qu'a évoqué Mme Farge, à propos du rôle des médias.
Je suis d'accord, et pas d'accord à la fois, avec cette idée, que les médias nous
dicteraient nos champs d'intervention. C'est faire du monde des historiens et de celui
des médias deux mondes entièrement séparés, le monde des médias ayant autorité
sur celui des historiens. Je pense que les choses sont plus complexes, les médias
ayant dés conseillers historiques qui oeuvrent dans un sens ou un autre, et qui
interdisent le débat à d'autres historiens. Le problème n'est pas seulement celui de
la pression des médias: ceux-ci n'auraient pas imposé le débat sur Caluire par
exemple si un certain nombre d'historiens ne leur avaient pas ouvert la voie. Le
résultat est que souvent les débats sont malheureusement souvent instillés de
l'extérieur, par des coups de colère d'historiens étrangers, qui ont droit à une page
du Monde pour expliquer qu'on ne traite pas en France du fascisme comme il faut,
ou de la Deuxième Guerre mondiale... Au moins, il semble qu'en sociologie, la
profession discute plus.
Pascal Briois : Pour reprendre ce que disait Philippe Minard tout à l'heure, je me
demandais si dans votre pensée il n'y a pas une historicisation beaucoup plus grande
qu'avant à partir de votre travail sur les Règles de l'art : il me semble qu'il y a là un
tournant de votre pensée. Deuxième point, je voudrais aborder le problème de
l'histoire des sciences, où la question de la réflexivité est posée notamment par l'école
d'Edimbourg. J'aurais voulu justement connaître votre sentiment sur cette question,
1999 - N°s 3-4 23

illustrée par l'affrontement entre Alan Sokal et Bruno Latour, qui a contribué à
décrédibiliser l'historicisation.
Pierre Bourdieu : H est évident qu'on ne peut pas parler des historiens en général.
La discipline constitue un champ, avec des enjeux, des luttes, des oppositions, dont
il faut faire la sociologie ; il faut aussi analyser la position de ce sous-champ
disciplinaire.dans l'ensemble du champ des sciences sociales: ce serait un travail
très difficile, très important et d'une grande urgence scientifique. Rêvons un peu : si
j'avais du pouvoir sur l'attribution des crédits à l'échelle européenne en particulier,
ce serait un programme de recherche que je financerais en priorité absolue... H
faudrait considérer les sciences sociales dans leur ensemble, à l'échelle européenne,
évidemment en rapport avec les États-Unis. Cela poserait aussi le problème de la
position des champs intellectuels nationaux à l'intérieur de leurs champs du pouvoir
respectifs : la position du Doktor allemand n'est pas la même que celle du professeur
français, oU du scholar américain. Il y aurait là un travail d'histoire comparée,
structurale. Ce serait une priorité parce qu'une part considérable des présupposés
que nous engageons dans notre travail est liée à la position que nous occupons dans
ces différents champs emboîtés. Ce serait un formidable instrument de critique
scientifique, fourni par la science elle-même. Que signifie socialement l'emprunt d'un
concept ou d'un problème — je pense à toutes ces problématiques qui nous viennent
d'outre-atlantique ? Il y a, dans les champs scientifiques, des effets de domination
internationale analogues à ceux que Pascale Casanova a mis en lumière, pour le
champ littéraire, dans son livre, La République mondiale des lettres.
Ce sont des questions qu'il faut se poser quand on choisit un sujet : quand
j'étudie tel objet, est-ce que je suis «libre» de mon choix ? Une des voies de la
liberté, c'est la connaissance des déterminismes. La science, en nous donnant la
connaissance des lois scientifiques, nous donne les moyens de les transgresser, de
même qu'on sait faire des avions parce qu'on connaît la loi de la chute des corps.
Plus on connaît, les lois du champ, plus on a de chances d'échapper à ces lois. Je
pense qu'aujourd'hui les disciplines universitaires françaises sont en grand danger de
subir les effets de toutes sortes de forces extérieures, relayées par les forces du
champ journalistique. En toute bonne foi, des gens vaguement frottés d'économie
peuvent vous ressasser des choses qui ont été produites par les think-tanks américains
et leurs.multiples relais, comme l'a montré Keith Dixon dans les Évangêlistes du
marché, exemple de travail historico-sociologique qui donne de la liberté par rapport
aux déterminismes des champs.
Pour révenir à la question de la liberté — dans le travail scientifique et ailleurs —,
je ne me perçois pas du tout comme collaborant aux forces que je décris, et si je
donne l'apparence du contraire, c'est peut-être parce que je pousse plus loin la leçon
d'anatomie, en portant le scalpel sur des choses qui traditionnellement sont laissées
à l'écart. Les intellectuels, qui se sentent nécessairement libres, ne supportent pas
d'être pris pour objet : du coup, ils perçoivent comme atteinte déterministe à leur
liberté toute tentative pour déterminer les déterminations dont ils sont l'objet. Cela
dit, la sociologie du champ mondial des sciences sociales serait un instrument très
puissant de connaissance de soi, donc de liberté : avoir la simple idée de champ est
déjà important, savoir que l'on est situé quelque part dans ce champ, en tant que
discipline et spécialité, qu'il y a des hiérarchies entre ces disciplines qui ne sont pas
les: mêmes selon les nations, selon les moments, et qui affectent les pratiques, les
choix d'objets, de méthodes, de problèmes, est encore plus important. La sociologie
de la science est de ce point de vue une spécialité capitale, qui occupe une place
tout à fait à part dans l'univers des spécialités. Comme la sociologie de la sociologie,
qui n'est pas une spécialité de la sociologie parmi d'autres, mais un des instruments
privilégiés de la scientificité, la sociologie et l'histoire de la science ne sont pas des
disciplines parmi d'autres : elles sont l'instrument par excellence de la réflexivité, que
24 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

tout historien et sociologue devrait connaître et pratiquer. Si j'avais ce pouvoir


absolu, arbitraire et extraordinaire de faire les programmes à l'intention du secon-
daire, j'y inscrirais l'histoire sociale des sciences — je dis bien « sociale », je pourrais
parler d'histoire tout court, mais il y a encore des gens qui font de l'histoire qui n'est
pas sociale, de l'histoire « des idées », et même de « l'histoire des idées politiques »...
Un dernier mot, toujours à propos de la « théorie » et des « théoriciens » parmi
lesquels on veut à tout prix me ranger. Si vous regardez les Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, vous verrez qu'il n'y est jamais question de théorie tout court:
nous ne parlons jamais que d'objets précis, dans lesquels sont investies des interro-
gations théoriques qui peuvent dépasser largement le cas singulier considéré. Les
critères explicites de sélection des articles sont toujours doubles : un objet empirique
nouveau, quelque chose qui contribue au progrès de la connaissance, et un enjeu
théorique dépassant le cas particulier. Je rappelle cela, qui me paraît très important,
parce que je ne voudrais pas que ceux qui ne connaissent mon travail que par les
titres de mes livres s'imaginent que je suis un simple fourbisseur de concepts. Pas
du tout, je me vis comme un empiriste, comme un historien — historien voulant
dire empiriste, « enquêteur », étymologiquement. Le dualisme théorie/empirie fait
classer du côté de la théorie quiconque ne se contente pas de rester au ras des
réalités historiques.
Etienne Anheim : Je voudrais reprendre la question de l'utilisation de Bourdieu
pour l'historien, non sous l'angle de la désapprobation, mais sous celui de la
« traduction », du passage d'une discipline à une autre, et des problèmes que
rencontre l'historien dans l'usage de certains des concepts que vous avez élaborés.
Quand on utilise un concept tiré de votre travail, on engage en même temps d'autres
présupposés, et ce sur deux terrains, qui ne sont pas seulement sociologiques et
historiques.
. Premier terrain, l'anthropologie, puisqu'on voit- bien que vous tenez à toujours
rappeler votre double spécialité, sociologue et anthropologue. Or la pratique que
vous avez de l'anthropologie peut parfois inspirer à l'historien de la méfiance. Prenons
l'exemple des premières pages du chapitre sur lés Berbères dans La domination
masculine, où vous faites valoir que vous avez choisi cette société parce que plus
qu'une autre, elle aurait conservé ce que vous appelez un « socle méditerranéen » de
croyances et de culture. J'ai le sentiment de retrouver ici la parenté avec l'anthropo-
logie structuraliste héritée de Lévi-Strauss, pour laquelle, au fond, l'objet principal
est la conservation d'une société dans son intégrité originelle, sans finalement
s'interroger beaucoup sur tout ce que l'histoire a pu apporter comme transformations
et renouvellements.
Cela pose deux problèmes : d'une part, cela a tendance à « absolutiser » les
perspectives de l'historien. En utilisant vos concepts — c'est là un problème d'usage,
contre lequel vous mettiez vous-même en garde tout à l'heure — on peut parfois
avoir tendance à faire passer pour intemporelles des choses qui ne le sont pas. Vous
évoquiez à l'instant la notion de capital, et en particulier de capital culturel: c'est
pour l'historien une notion très problématique, qui mériterait d'être plus discutée au
sein de la communauté scientifique, en particulier pour les périodes médiévale et
moderne. D'autre part, la pensée du changement proposée par cette approche
anthropologique semble celle que vous exposez dans les Règles de l'art, sur la question
de la.genèse des champs. Il y a le risque ici de se heurter à ce que les anthropologues
appellent l'évolutionnismé. Je ne connais pas votre position à ce sujet, mais lorsque
l'historien pose le problème en terme de « genèse de champs », il a tendance à penser
qu'on part d'un grand champ englobant (celui des sociétés primitives des anthropo-
logues lévi-straùssiens), et que ce champ va se diviser, se complexifier, les fonctions
vont sans cesse aller en s'autonomisant. On retrouve donc ici une difficulté fonda-
mentale des sciences sociales : comment penser un développement historique qui ne
1999 - Nos 3-4 25

soit pas sur ce modèle évolutionniste, qui en dernier lieu reste imprégné de
téléologie?
Deuxième terrain, l'épistémologie : il y a dans votre travail une certaine concep-
tion de Tépistémologie, qui passe chez l'historien lorsqu'il utilise vos concepts. Ce
que vous avez dit tout à l'heure sur la systématicité qui fait la science en proposant
la possibilité de falsifier est important, et je regrette que vous n'ayez pas développé
plus longuement l'idée lancée tout à l'heure que la science, quoique prise dans
l'histoire, peut cependant mettre au jour des vérités qui ne sont pas relatives.
J'aimerais savoir comment vous vous expliquez sur cette question, car votre lecture
— peut-être cela pourra-t-il vous rassurer — ne donne pas du tout le sentiment que
vous êtes un relativiste, au contraire. Le statut de la vérité dans vos travaux semble
au contraire extrêmement «dur» : au fond, je ne sais pas quelle différence vous
faites entre la vérité dans les sciences sociales et la vérité dans les sciences dures.
Ensuite, est-ce que vous faites une différence entre la vérité produite par l'historien,
et celle du sociologue ? La question de la vérité est tout à fait centrale, et ce n'est
pas par hasard qu'elle est au coeur des débats actuels, aussi bien sur les camps de
concentration et le négationnisme que dans l'affaire Sokal.
A vous lire, la réponse me fait défaut pour le moment, et ce défaut a parfois un
coût dans le champ historique. En reprenant les Méditations Pascaliennes, on peut
constater que sur deux cents ouvrages en bibliographie, il n'y a que deux ouvrages
d'épistémblogie, Popper et Bachelard, ce qui fait donc très peu. Vous consacrez une
place finalement assez mince à l'explicitation épistémologique elle-même, ce qui
évacue en grande partie la question du passage d'un régime de vérité à un autre. On
voit bien, sous-jacehte, l'utilisation de Kuhn ou de Popper, mais vous vous en
expliquez rarement — où alors je n'ai pas lu les bons articles... Or en laissant de
côté cette question, c'est tout une interrogation sur la nature du changement, de la
singularité, du nouveau, qui est écartée, ce qui pose problème pour l'historien. Je ne
suis pas en train de faire i'apologie de la liberté, de l'ineffable, du créateur, bref du
retour du sujet et de l'individualisme méthodologique. Je veux simplement essayer
dé poser la question, pour l'historien, du passage d'une sociologie essentiellement
synchrpnique à une pratique qui est diachronique, puisque l'objet de l'historien est
là transformation dans le temps d'une société.
Tout à l'heure, vous avez parlé du problème des déterminismes et de la liberté.
1
En tant que contemporain, je comprends bien votre réponse sur la libération par la
connaissance des déterminismes : c'est le point de vue du sociologue aujourd'hui, et
la société dont il parle est aussi celle à laquelle il s'adresse. Mais pour l'historien qui
a affaire à des sociétés mortes, ignorantes des sciences sociales et donc de leurs
propres déterminismes, comment rendre compte des luttes des hommes, des fractions
de liberté surgies dans l'histoire, qui se sont « sédimentées » à travers le temps, selon
l'expression de Cornélius Castoriadis, et qui sont aussi l'objet du travail de l'historien ?
Pierre Bourdieu : Si je voulais répondre sérieusement, on serait là jusqu'à minuit...
Ce n'est pas du tout pour jeter la dérision sur la question, au contraire. Beaucoup
des choses que vous me reprochez de ne pas avoir traité, je les ai traitées dans des
articles que vous pouvez ne pas connaître, en particulier l'article auquel je pensais
quand je parlais d'échapper à l'alternative de l'historicisme et du rationalisme, qui
s'appelle « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès
de la raisoïi » 3. J'ai essayé de montrer que cette alternative, qui a été orchestrée

3. « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison »,


Sociologieet sociétés (Montréal), VII, 1, mai 1975, p. 91-118 ; aussi, « Le champ scientifique », Actesde
la rechercheen sciences sociales,2-3, juin 1976, p. 88-104.
26 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

pendant tout le XIXesiècle en particulier par les philosophes, peut être dépassée et
que l'on est fondé à parler d'un historicisme rationaliste. S'il y a des propositions
qui sont susceptibles d'être universellement reconnues, à un moment donné du
temps, c'est qu'il existe des univers sociaux qui sont organisés de telle manière que
les lois de ce qu'on appelle la raison y sont imposées par des contraintes sociales.
L'exemple par excellence est le champ scientifique : celui qui entre dans un champ
scientifique autonome doit payer un droit d'entrée, être détenteur d'un capital
scientifique, c'est-à-dire maîtriser personnellement le capital scientifique collective-
ment accumulé dans et par le champ. Paradoxalement, plus le champ dans lequel
vous êtes inséré est scientifiquement avancé, plus il faut être capitaliste pour être
révolutionnaire... C'est ce qui fait que la science avance : si vous voulez renverser
une théorie physique aujourd'hui, il faut avoir un énorme capital, qui n'est pas à la
portée du petit physicien amateur de sous-préfecture (alors qu'en sciences sociales,
on peut encore avoir l'illusion de faire des révolutions sans capital). Il faudrait
argumenter plus en détail pour rendre raison du paradoxe d'une micro-société
historique, le champ scientifique, qui produit des vérités arrachées à l'histoire, parce
qu'elle fonctionne selon des lois historiques qui sanctionnent en fait les manquements
à ce qui est considéré à ce moment du temps comme la raison. Contre un usage
sauvage de la sociologie de la science, qui conduit à un nihilisme scientifique, je
prétends qu'il est possible, sans sortir des limites de la raison historique, sans
invoquer une transcendance, sans faire surgir un deus ex machina, comme chez
Habermas, pour qui la Raison est inscrite dans les structures de langage, de montrer
que la raison, tout en ayant une histoire, n'est pas réductible à l'histoire, et cela
notamment parce qu'elle peut tirer de la connaissance de son histoire des instruments
pour contrôler les effets de sa propre historicité, parce qu'elle peut se soumettre elle-
même, en permanence, à l'épreuve de l'historicisation scientifique.
Quant à la question de la synchronie et de la diachronie, c'est un vieux topos
qu'on voit resurgir ici, même dans une réflexion assez sophistiquée et élaborée, sous
la forme « vous qui êtes du côté du synchronique, vous ne nous aidez pas beaucoup
à comprendre le changement »... La sociologie n'est pas plus cantonnée du côté du
synchronique que l'histoire du côté du diachronique. Je ne veux pas laisser dire ça,
surtout en présence d'historiens qui n'ont que trop tendance à le croire. Tout mon
travail, depuis au moins Homo academicus, vise à construire des modèles à la fois
du fonctionnement et du changement. Un champ contient à la fois le principe de ce
qui s'y passe, et le principe de ce qu'il va devenir. Une bonne analyse de champ doit
donner les moyens d'anticiper les transformations de la structure de ce champ et les
trajectoires sociales qui s'y déroulent, avec une possibilité de prévision statistique.
Elle doit permettre de prévoir des évolutions globales des structures et des trajectoires
individuelles, statistiques. Connaître la structure, c'est connaître le devenir probable
de la structure, et de la distribution des propriétés qui définissent la structure. Cela
a l'air encore plus déterministe puisque ça englobe le changement lui-même. Mais
ce n'est pas tout : dans un champ, il y a ce que j'appelle, en commun avec Foucault,
un « espace des possibles », À chaque moment, chacun de nous est face à cet espace
des possibles, que nous découvrons par le fait d'être dans un champ. Être historien
aujourd'hui, c'est, selon la métaphore sartrienne, faire lever, comme des perdrix, des
possibles bien déterminés, qui ne sont pas ceux qu'aurait vu surgir devant lui un
jeune historien des années 50. Il y a des sujets qui n'auraient pas intéressé Seignobos,
ni Braudel, ni Duby, et qui vont se lever sous vos yeux. Ils seront le produit de la
relation entre ce que vous êtes — votre habitus —, et un état du champ de la
recherche. Dans cet espace, tout n'est pas prédéterminé... Il n'y a pas un Dieu malin
qui distribue les sujets à l'avance ! Certes, si vous reprenez une collection des trois
1999 - N°s 3-4 27

grandes revues des années 50, Les Temps Modernes, La Pensée, Esprit, vous vous
apercevrez qu'à l'échelle d'un an, on trouve à peu près les mêmes sujets dans les
trois... Là, on a vraiment l'impression d'un Dieu méchant qui distribue les sujets de
dissertation, et c'est ce à quoi nous devons échapper. C'est l'essentiel de ce que je
voulais dire aujourd'hui : il faut faire de l'histoire pour ne pas faire la dissertation
du Dieu méchant...
28 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

COMPTES-RENDUS. COMPTES-RENDUS. COMPTES-RENDUS.

Culture et société

Marc BARATINet Christian JACOB(dir.), Le Pouvoir des bibliothèques. La mémoire des


livres en Occident, Paris, Albin Michel, 1996, 338 p., 140 F.
Le propos de l'ouvrage n'est pas de faire une histoire des bibliothèques. Rappelons
qu'il paraît alors qu'une monumentale Histoire des bibliothèques françaises en quatre
volumes vient d'être donnée au public, et que des tentatives similaires se font jour dans
différents pays. Il se veut plutôt essai d'archéologie de la bibliothèque publique contem-
poraine, s'intéressant à l'émergence des grands concepts et des problématiques qui sont
encore aujourd'hui les siennes : « l'ordre, la complétude et la sélection, la perte et l'oubli,
la transmission, les politiques de la mémoire... »
Après une préface de Christian Jacob, il s'articule en trois grandes parties : de
l'ordre de livres à la carte des savoirs : utopies et inquiétudes ; bibliothèques et société :
les politiques de la mémoire ; la transmission, la perte et l'oubli.
La première partie s'ouvre par un texte de Bruno Latour qui met l'accent sur la
notion de réseau : la bibliothèque ne doit pas être considérée comme un monument ou
une forteresse, contrairement à la vision des quatre tours de Tolbiac qu'on a longuement
et complaisamment présentée au public. Elle est plutôt un aiguillage pour des flux
d'information de toute nature, le noeud d'un vaste réseau qui rassemble et réduit de
l'information, avant de la dispatcher et de l'amplifier. Son recours à la comparaison
avec un « centre de calcul » peut paraître iconoclaste à certains, elle n'en est pas moins
démonstrative. Ce faisant, il pointé un des aspects sur lequels les promoteurs du projet
B.N.F. ont insisté, en liant Tolbiac à de multiples collections de province par le biais
des « pôles associés», et en dématérialisant le livre par le recours aux nouvelles
technologies (numérisation et réseaux de toutes sortes).
Les contributions de Christian Jacob sur la Bibliothèque d'Alexandrie, de David
McKitterick sur le langage de la bibliographie dans les bibliothèques des temps
modernes, et de Salvatore Settis sur la bibliothèque Warburg, nous font passer de
l'Antiquité au XXesiècle tout en montrant comment les bibliothèques ont, de tout temps,
constitué des ensembles dont l'organisation interne a toujours voulu refléter une
organisation idéalisée des savoirs, par le biais de classifications complexes dont chacune,
tout en s'appliquant au rangement des volumes sur les rayonnages, voulait refléter une
conception de la connaissance dans sa totalité. Résumés et compilations des textes
alexandrins, émergence des classifications et de la science bibliographique de Gesner à
Dewey, organisation sans cesse remise sur le métier de la bibliothèque d'Aby Warburg
pour « que les livres demeurent un ensemble de pensée vivante », participent bien de la
même quête millénaire. Cette ambition d'organiser la connaissance se retrouve, en
miniature, dans les Loci communes des humanistes étudiés par Ann Blair. Cette fois-ci,
c'est au niveau du volume, dans un format maniable, que se condense la connaissance
encyclopédique organisée par le rédacteur. Roger Laufer clôt cette section par un texte
intitulé « Nouveaux outils, nouveaux problèmes », dans lequel il s'interroge sur les
mutations qu'engendreront les nouvelles technologies pour le lecteur, et en particulier
sur les potentialités de l'hypertexte.
La seconde partie s'ouvre par une étude d'Anthony Grafton consacrée à la naissance
d'une bibliothèque humaniste, celle de Ferrare. Relisant le De politia litteraria de
Decembrio, qui d'une certaine manière préfigura YAdvis de Naudé, en particulier par
ses conseils techniques, il rappelle combien les bibliothèques humanistes cherchaient à
se rattacher aux grandes bibliothèques antiques, se voulaient choisies en privilégiant les
classiques et « les livres qu'on ne va pas lire, mais relire », mais aussi lieux de critique
1999-N" 3-4 29

des textes. Il souligne enfin combien ces bibliothèques étaient lieux de sodiaWIitÉ jwnr
les courtisans, de lectures communes et de joutes oratoires. Bans « Le jstwcoe,, 1k
bibliothèque et la dédicace », Roger Chartier rappeËe comment, â partir dm ssf aèdoe;,
la «Bibliothèque du Roy» devenant publique et servant la renommée du monarque
doit être distinguée des collections personnelles des souverains. H s'attache ensuite »
montrer comment le fait d'offrir et de dédier un ouvrage au prince consfïtae,, pmssr
l'auteur ou le libraire qui le présente, à la fois un acte de soumission et une recherche
de protection. Comme le montrent maints frontispices, l'acte d'offrande, â genoux
parfois accompagné d'une lecture à haute voix, participe de la publication de l'ouvrage.
Il contribue à faire du dédicataire l'inspirateur et l'auteur premier du Une offert
Cependant, la dédicace acceptée engage le récipiendaire, qui se doit d'assurer protection,
rétribution et grâces à son donateur. Les deux textes suivants, de Paul Nelles et Jacques
Revel concernent deux auteurs majeurs : Juste Lipse et Gabriel Naudé. Dans son De
bïbliothecis, Juste Lipse veut persuader son dédicataire, Charles de Cray dkic d'Aradbol
de constituer une bibliothèque. Pour le convaincre, il écrit une véritable histoire des
bibliothèques de l'Antiquité, et évoque longuement celle d'Alexandrie. Son propos m'est
cependant pas uniquement celui d'un historien, puisqu'il débouche sur des propcâtâms
de ce que doit être la bibliothèque publique moderne vouée à l'érudition. Juste Lipse a
inspiré Gabriel Naudé, évoqué par Jacques Revel. L'Advis pour dresser une bibliotheque,
de 1627, passe souvent pour le premier traité de bibliothéconomie moderne. Ce faisant,,
on oublie un peu vite qu'il a eu des devanciers et des concurrents, et qu'il me fait qne
reprendre des notions et des techniques qui avaient déjà cours en son temps. Jacipes
Revel insiste sur le rôle alors essentiel des grandes bibliothèques privées, et surtoutt des
cercles de sociabilité intellectuelle et des réseaux internationaux érudîlCs dont des
est parue la thèse de Robert BauDD[faDl 1,
étaient le centre. Depuis cette communication
consacrée à Naudé, à laquelle on peut cependant reprocher de ne pas ooninontor le
discours naudéen à la réalité des bibliothèques du temps, à commencer par oele die de
Thou.
La troisième partie de l'ouvrage insiste sur le rôle crucial des bibliothèques dans la
transmission, comme dans la perte des connaissances. Marc Baratin y montre oammenlt
la genèse et le développement de la grammaire sont liés au sort même des bibliotliièqpes
antiques. Luciano Canfora évoque le processus de la perte de certains testes giéoo-
romains, et souligne combien a été important pour la transmission le rôle des Mfei»-
thèques privées. Il montre également quelles répercussions l'habitude antique de canser-
ver les textes en codices (rouleaux) de cinq livres a pu avoir pour leur perte ou leur
sauvegarde. Évoquant pour sa part le Haut Moyen-Âge, de Cassiodore à Gerbert» Kenoe
Riche souligne la part importante jouée par le livre dans la Renaissance carolmgïeiname,
tant dans les bibliothèques monastiques que dans celles des princes. Ce faisant» il insiste
sur le, rôle majeur des écoles et du lien maître-disciple pour la conservation et la
transmission des textes. Quant au xyiii 6 siècle de Jean-Marie Goulemot, il est parcouru!
de tensions contradictoires entre d'une part accumulation et recherche d'exhaustMlê,
dont l'Encyclopédie est l'archétype, et d'autre part réduction et épuration telles que L'Am
2440 ou Angola histoire indienne ont pu les évoquer en les poussant à l'extrême.
Un post-scriptum dû à Anne et Patrick Poirier, et intitulé « Mnêmosyne » clôt
l|ouvrage. Jouant sur la typographie, la mise en page et le corps des caractères, il se
présente comme des notes de fouilles d'un, archéologue du futur ayant travaillé à la
découverte des derniers vestiges de la « Grande bibliothèque »... manière de nous
ramener aux vicissitudes de la vie terrestre où tout a une fin.
; Ces,quelques lignes ne rendent que bien imparfaitement compte de la richesse et
de la variété de ce bouquet de contributions, qui balaient et la longue durée et les
divers champs du savoir. Il était salutaire de rappeler qu'une bibliothèque ne se réduit

': 1: Robert DAMOEN, Bibliothèque et état. Naissance d'une raison politique dans la Fmnce du X¥tt'
siècle,Paris, P.U.F., 1995, 316 p.
30 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

pas à une architecture, même controversée, mais qu'elle est aussi le lieu de multiples
enjeux qui traversent les temporalités, du plus lointain passé à l'avenir le plus incertain.
C'est bien ce que soulignait Christian Jacob dans la préface de cet ouvrage, qui d'une
certaine manière est une pierre de la nouvelle Bibliothèque nationale de France : « Lieu
de mémoire nationale, espace de conservation du patrimoine intellectuel, littéraire et
artistique, une bibliothèque est aussi le théâtre d'une alchimie complexe où, sous l'effet
de la lecture, de l'écriture et de leur interaction, se libèrent les forces, les mouvements
de la pensée. Elle est un lieu de dialogue avec le passé, de création et d'innovation, et
la conservation n'a de sens que comme ferment des savoirs et moteur des connaissances,
au service de la collectivité toute entière ».
Dominique VARRY

Claudine HAROCHEet Jean-Claude VATIN (dir.), La considération, Paris, Desclée de


Brouwer, 1998, 275 p., 155 F.
La considération apparaît comme un échangeur subtil des sensibilités et des
comportements à la lecture des contributions de sociologues, d'anthropologues, de
juristes, de spécialistes des sciences politiques et d'historiens qui constituent cet ouvrage.
Moins étudiée que la politesse, la courtoisie ou l'honneur dont elle croise le champ
d'exercice, la considération voisine plutôt avec la reconnaissance, la dignité et le respect,
sentiments subtils et états mouvants qui deviennent parfois des revendications sociales
ou politiques. C'est ce qui confère à ces interrogations croisées leur pertinence et
engagent les historiens à les partager.
Les questions essentielles furent posées au XVIIIesiècle par Adam Smith ou Jean-
Jacques Rousseau qui n'en firent ni un droit politique ni un droit juridique mais un
sentiment qu'on éprouve, un devoir qu'il faut rendre.
Pour les historiens qui oiit contribué à cette approche, la considération apparaît
comme une forme de la vie sociale particulièrement sensible aux changements socio-
politiques. Elle est révélatrice et appelle à des relations nouvelles entre histoire des
sensibilités et politique. Fait social total, comme le dit Pierre Ansart, la considération
est autant facteur d'ordre que moyen de légitimer la critiqué sociale. La fin de l'Ancien
Régime, de la société d'ordres et de privilèges> ouvre la question de la considération au
nom du principe d'égalité. La considération devient Une grille de lecture de la Révolution
française. Alan Forrest montre à quel point la disparition dès 1789 des privilèges sociaux
et des considérations de naissance fut évidente pour tous les constituants proclamant
les droits imprescriptibles de l'homme. Se pose en revanche la question des bornes de
la citoyenneté : citoyen passif, puis, avec la guerre, étranger auxquels toute considération
est refusée. Durant la Terreur, le tutoiement, la fraternité républicaine, le ton démocra-
tique devienne une norme sociale qui rend suspect qui ne s'y conforme pas car il
menace la dignité du citoyen dans la vie quotidienne, c'est-à-dire ce que le peuple à la
fierté d'avoir conquis. Poussant l'enquête sous la Restauration, Pierre Ansart montre à
quel point l'époque flotte, incertaine, entre aristocratie et démocratie. Cette incertitude
même semble la capacité des groupes sociaux à se mobiliser pour la conquête de la
considération. De nouveaux talents le disputent à la noblesse. Ce sont les ingénieurs,
les industriels, les banquiers. Les femmes romantiques ne veulent pas demeurer en
reste. Les ouvriers revendiquent eux aussi une place dans la société. Ils constituent avec
les industriels la classe utile, contrairement aux ministres et aux riches propriétaires
déclare Saint Simon qui fait alors scandale.
La médiéviste Daniela Romagnoli, en étudiant l'envers de la considération, c'est-à-
dire l'infamie, châtiment exemplaire au xvn" siècle et sa disparition à l'époque des
Lumières, insiste néanmoins sur l'importance de prendre en compte les apports de
l'anthropologie et de la sociologie pour comprendre ses permanences. Car pour cerner
la considération, il importe d'aller aux extrêmes : excès d'honneur ou d'indignité. Trop
1999 - Nos 3-4 31

de considération conduit à faire obstacle au mouvement, à fossiliser les institutions.


Pour les citoyens peu considérés ou déconsidérés, portant les stigmates de la honte de
soi, la réponse n'est pas uniquement psychologique : elle passe par le collectif, le lien
social réinventé à partir de la prise en compte de l'hétérogène nous disent les sociologues
Philippe d'Iribarne et Vincent de Gaulejac. Les approches comparatives qui éclairent le
rapport entre citoyenneté et considération se révèlent fécondes. Les rapports entre
pouvoir civil et religieux, les formes de civilité, illustrent les problématiques spécifiques
de chaque pays. Ces études mettent l'accent sur certaines assimilations critiques comme
celle de la considération avec le respect, le droit à la différence et la prise en compte
juridique de l'identité.
À cet égard, si la revendication, la-prise de parole pour obtenir la considération est
accès à la légitimité d'exister, elle ne requiert pas forcément une assignation identitaire
ou une réponse juridique.
« Sa définition, ses conditions d'exercice; les règles qui les gouvernent, abstraites,
générales, souvent imprécises, doivent peut-être le demeurer pour mieux garantir,
paradoxalement, les fonctionnements démocratiques », écrit Claudine Haroche. Ainsi le
réclament les sentiments moraux, objets anthropologiques et politiques fondamentaux.
Les historiens, qui connaissent l'art de manier des logiques floues, les notions mouvantes
avec la palette des sciences sociales vont trouver dans cette approche pluridiscipUnaire
matière à inspiration. En témoignent ceux qui ont participé à ce recueil.
Anne VINCENT-BUFFAULT

Dominique POULOT,Musée, nation, patrimoine: 1789-1815, Paris, Gallimard, «Biblio-


thèque des Histoires », 1997, 406 p., 150 F.
Dans cet ouvrage, Dominique Poulot a décidé de présenter une synthèse d'un débat
vieux de plus de deux siècles, à savoir celui concernant une création dont l'idée était,
certes, déjà dans l'air, celle du musée : institution accélérée puis concrétisée par
l'événement révolutionnaire. Cette naissance muséale n'alla pas sans contradictions,
heurts ni; affrontements : recensements civiques et volonté iconoclaste accompagnèrent
ces réflexions puis ces réalisations.
Dé fait, le musée est fils des Lumières et de la volonté de la Révolution française
de construire une mémoire pour la postérité. Mais le chemin à parcourir pour y parvenir
fut plein d'embûches et sinueux. En revanche, le patrimoine, que cette nouvelle
institution®présentait, fut rapidement considéré comme une immense richesse dont la
nation se voulut gérante et garante. Ce sont ces dix années révolutionnaires, essentielles,
que l'auteur a choisi de présenter. Il montre comment, malgré de fortes contradictions,
des discussions et de vives oppositions parfois, la France met en place, grâce à son
patrimoine, un héritage qu'elle intègre dans le cours de son histoire. Mais une histoire
qu'elle veut orienter vers toujours plus de progrès, et l'auteur insiste sur la façon dont
elle décide de présenter, d'exposer, de dévoiler, de reconnaître donc ce dernier, c'est-à-
dire d'accepter en l'intégrant son passé. Ce travail s'organise en quatre parties, chacune
subdivisée en trois chapitres.
Après une riche introduction rappelant le long débat historiographique concernant
la question du vandalisme, les positions diverses et les oppositions, la première partie :
«Le sens de l'héritage et l'âge de la critique» traite de la marche vers le musée. En
effet, si la naissance de ce dernier est liée à la Révolution française, il n'est pas
magiquement sorti d'un chapeau. Nous savons que le xvaf siècle ne fut pas exempt de
préoccupations touchant les oeuvres d'art, leur sort, leur destin, voire leur propriété,
D. Poubt le rappelle longuement. De même, ce siècle des Lumières fut aussi celui du
classement de l'ordonnancement, du rangement et de la cohérence affichée. Ainsi,
dresser des listes, des catalogues, réorganiser un passé, inventorier en pensant à l'avenir,
telle, était déjà la préoccupation de Gaignières (mort en 1715). Si son travail ne retint
32 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

pas immédiatement l'attention, en revanche, il inspira largement le xvmf siècle. Paral-


lèlement, D. Poulot montre combien en Italie, la tentative muséale à la gloire du Prince
s'affirmait, devançant dans ce domaine le royaume de France. L'auteur insiste sur la
césure que représente l'avant et l'après Esprit des Lois. Mais il faut attendre 1779 et
l'initiative de d'Angiviller pour que l'idée d'un Muséum prenne un caractère officiel. Un
débat tumultueux, chaotique occupe ainsi toute la période pré-révolutionnaire. Nombre
de projets se croisent, se contredisent ; la réflexion, que l'auteur qualifie d'« inter-
minable » sur ce musée idéal, était encore en cours en 1789. Et si les rivalités entre
administration officielle et initiatives privées avaient freiné le processus, globalement,
l'idée d'un héritage culturel existait, même si D. Poulot constate « un défaut d'investis-
sement sur "le patrimoine" à l'issue de l'Ancien Régime». «Le vandalisme et les
politiques de conservation » constitue l'objet de la seconde partie. Inventorier, protéger,
conserver (tout ?), distribuer : c'est à ce moment que se met en place une politique du
« patrimoine », investissant tout en laïcisant de nouveaux lieux, tels les églises, que la
nation s'approprie comme héritage et qu'elle constitue en mémoire avec — chose
signifiante — la volonté d'un État garant de ce dernier. Deux moments, 1790 et l'après-
10 Août rythment le temps de l'appropriation. L'auteur montre alors les hésitations entre
les tentations d'un vandalisme purificateur et celles d'une conservation comme moyen
politique et civique : nous retrouvons le fameux couple infernal de la Révolution
française qui inventorie, décrit, administre, s'oriente vers une professionnalisation de la
conservation, tout en lorgnant vers certaines formes d'iconoclasme. Et malgré cette
double tentation, la préoccupation muséale demeura une véritable « obsession pédago-
gique » que défendit l'abbé Grégoire et que concrétisa définitivement Chaptal après
Bénezech, parachevant de fait un vieux centralisme. Ils offraient à l'État un « rôle
d'organisateur et d'enrichisseur » de musées. Ceci n'excluait en rien la contradiction
entre deux volontés, l'une de conservation et l'autre, iconoclaste envers le passé.
L'iconoclasme, lorsqu'il existe, est décrit comme un « rite d'instauration » souvent feutré,
mais jamais comme une stratégie affirmée et radicale. Le paradoxe, sur lequel insiste
l'auteur, tient au fait que cette nouvelle institution fit « entrer au musée la plupart des
oeuvres, parfois privées de leur référence », tout en montrant aussi que « l'art est un
produit du génie universel » ainsi « l'iconoclasme révolutionnaire se distingue là de la
haine habituelle des images ». D. Poulot conclut cette partie en rappelant l'insistance et
l'importance du discours sur le vandalisme, montrant ainsi à quel point l'événement
occupa le monde intellectuel. Ainsi se posait un « nouveau rapport à l'héritage » qui
risquait d'aplanir les conflits tout en accroissant l'émulation artistique.
L'idée de conservation muséale montrée comme acceptée, D. Poulot aborde sa
troisième partie « L'invention du musée et les stratégies de l'utilité ». Nous y suivons le
célèbre débat Roland / Le Brun, puis, après la création administrative du Louvres,
l'auteur nous rappelle un autre débat concernant la nécessité ou pas de créer des
musées en province, et les problèmes posés de locaux, de crédits, de distribution, de
répartition, d'envois de l'État et de conservation. Ce réseau muséal établi, le 1er septembre
1801, connut certes quelques échecs, mais constate D. Poulot, la tradition patrimoniale
était désormais ancrée. Une querelle parallèle accompagna l'ouverture de l'ensemble de
ces musées, dénonçant ces derniers comme un «conservatoire stérile». Telle fut la
position du plus connu des adversaires, Quatremère de Quincy, qui ne comprenait de
contempler une oeuvre qu'« in situ ». Cette polémique l'opposa à Alexandre Lenoir
pendant un quart de siècle. Et c'est justement Lenoir que nous retrouvons dans les deux
premiers chapitres de la quatrième partie, « La culture du passé et les imaginaires de
l'authenticité ». D. Poulot y rappelle sa vie, ses desseins, ses réalisations, son parcours
aux Petits Augustins. Comment Lenoir reconstruisait l'histoire en y classant « par âge
et par date » les oeuvres et monuments. Puis l'auteur nous conduit, dans un dernier
chapitre, à effectuer une visite guidée et commentée dans les musées naissants. Nous y
suivons les voyageurs étrangers qui s'étonnent et s'émerveillent des facilités pour accéder
aux musées, de la liberté de visite et des possibilités de parcours offertes à l'intérieur
de ces lieux. L'auteur y montre une « sensibilité nouvelle » en train de naître. Dans sa
1999 - N°s 3-4 33

conclusion, il explique comment l'organisation muséale, malgré les débats sur sa


pertinence, a mis à la disposition d'une « humanité régénérée » un patrimoine universel.
Sur ce socle se fonde plus tard la politique,de Guizot, dont il rappelle les initiatives.
« En cela, 1789 a dessiné pour longtemps la forme française du patrimoine, tout à la
fois laïc et universel, égalitaire et démocratique ».
Grâce aux nombreuses notes renvoyant à une bibliographie variée, cette synthèse,
par sa manière nouvelle d'investir le sujet, permet à ceux qui découvrent la question de
pouvoir l'embrasser dans son ensemble, d'y trouver d'essentielles informations. Quant
aux autres, ils peuvent faire le point sur l'état actuel de la question. De fait, par la
richesse de son travail, D. Poulot nous invite à désirer en savoir encore plus.
Christine LE BOZEC

Aleida ASSMANN,Construction de la mémoire nationale. Une brève histoire de l'idée


allemande de Bïldung, Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l'Homme, 1994,
128 p., 95 F.
« Au cours du xvnr' siècle, écrit A. Assmann, la Bïldung se constitua en un terme
intraduisible désignant une invention et une institution foncièrement allemandes. » Cette
institution a une préhistoire : la rhétorique dans la cité grecque comme art de la mise
en scène de soi ; l'anthropologie de la formation de l'individu par lui-même chez les
grands hommes à la Renaissance ; la doctrine de l'imago Dei — l'homme, « monnaie de
Dieu » (saint Augustin) — dont la Réforme a hérité, et qui aboutit à l'idée que Bildung
= Umbildung, transformation « de l'homme qui s'appuie sur l'image de Dieu placée en
lui ».
Au cours du xmf siècle, cette notion a été sécularisée et d'une transformation
radicale on est passé au projet d'une croissance progressive, dominée par l'idée de non-
achèvement et de plasticité de l'homme qui mobilise ses ressources propres, le langage
et le savoir. Selon Aleida Assmann, Herder joue un rôle essentiel dans cette sécularisa-
tion de la Bildung, en procédant à une « nationalisation de la culture ». C'est également
par lui que la Bildund devient une Volksbildung — éducation du peuple. Ce processus
est mis en oeuvre à un moment clef de l'histoire allemande, où l'Allemagne passe de la
société ancienne des états et des corporations à la société bourgeoise moderne. La
Bildung est un élément clef de l'architecture de cette société moderne, au croisement
du mouvement d'homogénéisation de la société et du besoin de distinction des individus.
Autant*dire — ce qui semble largement inaperçu des protagonistes du temps — que
la Bildung est une notion parfaitement contradictoire, apte à recevoir des contenus de
toute sorte. On en a un exemple dans un projet que soumet à Goethe en 1808 un haut
fonctionnaire bavarois de l'instruction, Niethammer (l'un des grands correspondants de
Hegel), celui de la Nécessité d'un « livre national » comme base de la Bildung générale de
h. nation. Goethe s'y intéresse et pense qu'un tel livre doit être exhaustif, formateur
(bildend), représentatif et monumental. Les modèles de ce « livre national » sont la Bible
et Homère. Le projet n'aboutira pas, mais l'idée aura une postérité chez les nationalistes
allemands du début du XXesiècle.
Il n'est pas étonnant que la contradiction ait vite éclaté et que d'un travail formateur
de l'individu le xixe soit passé à une pédagogie nationale imposant des modèles
d'identification. On en retrouve les effets dans les monuments nationaux tels que le
Walhalla, conçu dès 1807 et inauguré en 1842, mais surtout le Kyffhaùser édifié en
Thuringe par les associations de soldats allemands (1892-1897) et le monument de
Leipzig (1895-1913) commémorant la bataille des Nations. Illustrations du caractère
étouffant de ce qui est venu à la place d'un travail émancipateur (aussi ces monuments
sont-ils moins une mise en oeuvre de la Bildung que sa négation). Le livre d'A. Assmann
est l'histoire de cet étouffement d'où émerge, à peu près seule, la figure de Nietszche,
critique féroce de cette construction d'une âme allemande asservie.
34 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

L'auteur insiste sur le caractère étroitement bourgeois de l'entreprise, soulignant


que restent en dehors « tous les groupes en marge du cosmos social du XIXesiècle :
nobles et officiers, prêtres et artistes, ouvriers et paysans ». Voilà qui laisse beaucoup
de monde de côté, de sorte que « la formation sociale de la bourgeoisie et son épine
dorsale, l'idée de Bildung, n'ont pas l'universalité à laquelle elles prétendent ». La Bildung
coupe alors la bourgeoisie du prolétariat, elle devient la garantie d'un statut, un brevet
d'appartenance sociale à l'État-fonctionnaire. : Malgré les efforts de réélaboration du
concept par Troeltsch, Haecker, Curtius ou, récemment, Gadamer, la Bildung ne se
remet pas de ses fourvoiements intellectuels et esthétiques qu'analyse A. Assmann.
L'éviction des militaires du champ de la Bildung pose une question. En plein siècle
des Lumières bourgeoises, Frédéric II place à la tête de l'Allemagne moderne une Prusse
dont les cadres supérieurs militaires et civils excluent tout roturier. Et incontestable-
ment, de Marwitz, l'ami de Rahel Varnagen, à Bismarck, en passant par Gneisenau,
Clausewitz, etc., il est difficile d'ignorer que les bâtisseurs de l'Etat prussien sont parmi
les plus intéressants de l'Allemagne moderne. Que leur héritage ait sombré dans le
déshonneur de la Wehrmacht au service du nazisme, que la Bildung, comme le montre
l'auteur, ait trouvé son ultime accomplissement à Auschwitz, tout cela ne saurait le
faire oublier. Dès lors, on incline à penser que la Bildung pourrait avoir été édifiée en
concurrence aux idéaux miUtaires prussiens, mais une concurrence subreptice, voire
honteuse, par une bourgeoisie insuffisamment audacieuse et fière pour revendiquer
hautement ses propres valeurs sociales (cela fait penser à ce qu'écrit Fritz Stern, dans
Politique et désespoir, sur l'abandon silencieux de la religion par les Allemands au
XIXe siècle) et pour comprendre qu'elles étaient incompatibles avec l'existence du Reich.
La Prusse frédéricienne posait un défi que la bourgeoisie allemande n'a pas su relever
ni même voir clairement. Aleida Assmann ne pose pas le problème du rapport de la
Bildung, concept bourgeois, et des valeurs prussiennes. Il me semble pourtant qu'un tel
rapprochement permettrait de mieux comprendre l'affaissement de la Bildung dans un
Reich triomphaliste et le stupéfiant déchaînement de la violence des classes dirigeantes
au xxe siècle. L'idéal prussien, déjà déstabilisé par le Bismarck de 1871-1890, allait être
totalement dévoyé par Guillaume U. La Bïldung était dès lors vouée à périr sous les
coups de militaires inspirés par la vengeance et par la haine des Juifs qui, A. Assmann
le souligne, furent parmi les plus talentueux constructeurs et défenseurs de la Bildung.
Celle-ci se révélerait alors n'avoir été qu'un instrument culturel bâtard, aux fondements
intellectuels mal assurés, un projet spectaculaire, si ce n'est publicitaire.
Jean-Yves GUIOMAR

Cécile DAUPHIN,Pierrette LEBRUN-PÉZERAT et Danièle POUBLAN,Ces bonnes lettres. Une


correspondance familiale au XIXesiècle, Paris, Albin Michel, 1995, 396 p.
Ce livre déplace le regard généralement porté sur les correspondances familiales. Il
participe d'un vaste chantier sur les correspondances au XKe siècle qui a permis de
dessiner sa cartographie, de mesurer sa nature et son volume, de déterminer ses flux et
ses règles d'écriture '. Il s'agit là de prendre à bras le corps la lecture d'une correspon-
dance particulière. Conservée par la famille Froissait, elle s'étend de la Révolution à la
Grande guerre. Un coup de projecteur est particulièrement porté sur les ascendants
Duménil dans la seconde moitié du XIXesiècle. En présentant cet ensemble de textes
comme un objet historiquement construit avant même l'intervention des chercheuses,
ces dernières nous invitent à suivre l'opération d'écriture, de réception, de premier
rangement, puis de conservation patrimoniale, et de publication partielle comme une
véritable entreprise d'édification familiale.

siècle, sous la direction de Roger Chartier,


1. La Correspondance.Les usages de la lettre au XIXe
Paris, Fayard, 1991.
1999 - N°s 3-4 35

Sans dénier la saveur et l'effet d'étrangeté de telles sources, elles distinguent


plusieurs approches : l'histoire de la famille et du terreau social d'où surgit cette
correspondance, la raison de sa conservation, l'élaboration d'un mémorial privé. L'atten-
tion donnée à ce processus de redécouverte d'une correspondance bourgeoise ordinaire
s'accompagne d'une étude fine des règles de la grammaire sociale qui préside à l'activité
de correspondance. Cette réflexivité sur la constitution d'un objet où se joue notre
fascination de l'intimité passée engage les trois historiennes à refuser la « chirurgie
esthétique » qui consiste à-sélectionner les passages les plus piquants des lettres, ou le
replâtrage aux fins de reconstituer les péripéties d'une histoire familiale. Délivrées de
l'illusion d'une fraîcheur originelle qui jaillirait des lettres, les auteures nous guident
avec raison et sensibilité dans les bribes de dialogues qui tissent le réseau familial. Elles
nous invitent à considérer la correspondance, non comme un réservoir d'informations,
mais comme une pratique qui vaut en elle-même, un acte où l'échange de nouvelles
n'est que secondaire. Prime l'écriture comme lien rituellement renoué où « le pacte
épistolaire » est sans cesse réaffirmé. La démonstration est convaincante : la mise en
scène de l'écriture dans la lettre même, le rappel des règles de la convenance (mesure,
clarté, conformité) parfois bousculées pour mieux créer le naturel, tout concourt à faire
de la correspondance familiale un rituel domestique. Ce livre la définit comme un genre
en soi qui permet de « cultiver une rhétorique de l'attachement familial et de fabriquer
un univers autarcique ». Chacun s'y reconnaît pour peu qu'il y participe. Rédacteurs et
destinataires sont multiples au point qu'il faille inscrire des clauses d'intimité pour
s'adresser seulement à l'amie, au conjoint et limiter ainsi le cercle des lecteurs. Mais la
célébration du groupe familial reste la fonction dominante. Femmes et hommes y jouent
chacun leurs rôles. La mise en scène féminine figure de multiples espaces habités, où
surgissent les enfants, où pressent les occupations. Les femmes de la classe de loisir
courent après le temps et écrivent là où le devoir et les réjouissances les appellent. Les
hommes s'installent à leur bureau ou dans un lieu calme et n'ont pas à justifier que le
temps leur manque puisqu'il est employé à des tâches dignes ou productives.
JJ faut dire que l'écriture féminine domine, tant par son volume, par sa fréquence
que par son efficacité. Car la correspondance des Duménil entre 1857 et 1873 est
marquée par un événement. Caroline Duménil, élevée au Jardin des Plantes, dans le
milieu du Muséum, épouse un industriel alsacien Charles Mertzdorff et meurt à 26 ans
laissant deux enfants. Félicité, la mère de Caroline entame alors une véritable stratégie
épistolaire pour convaincre Eugénie, l'amie d'enfance de sa fille, de remplacer cette
dernière auprès du veuf et des deux orphelines. Par un jeu subtil d'identification, elle
vainc peu à peu la prudence de la jeune femme. Le rituel d'intégration épistolaire,
jouant de rfeut le clavier sentimental, social et familial est tellement efficace qu'Eugénie
quitte son cher Jardin des Plantes pour l'Alsace des Mertzdorff.
On voit d'autant mieux comment ce circuit d'intimité qu'est la correspondance
parvient à domestiquer l'espace extérieur, à s'approprier l'histoire traversée par la
famille, mais permet aussi de veiller à sa prospérité, à sa continuité. Cet ouvrage devient
dès lors une référence pour qui se penche sur ce type de sources et étudie la vie
familiale bourgeoise au XIXesiècle.
' Anne VINCENT-BUFFAULT

Isabelle POUTRIN(dir.), Le XIXesiècle, science, politique et tradition, Paris, Berger-Levrault,


1995, 534 p., 480 F.
« Le XIXesiècle, science, politique et tradition » n'est ni un livre d'histoire générale,
ni une synthèse : Alain Corbin déclare d'ailleurs en introduction que celle-ci relèverait
de la supercherie. Les auteurs de ce volume se proposent plutôt d'apporter au lecteur
des éléments de réflexion sur « le siècle des savants et des penseurs, et non celui des
peintres, romanciers et des poètes », supposé bien connu. Très bien illustré, comprenant
36 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

des encarts de textes originaux judicieusement sélectionnés, ce livre combine un projet


original et une présentation séduisante. Intéressant par la mosaïque de réflexions et
d'illustrations qu'il propose, il ne peut cependant que décevoir celui qui y cherche une
vision d'ensemble de ce « grand siècle » de la modernité.
Les chapitres en sont des articles très savants et synthétiques, mais supposant
connus tous les éléments de fait. Un tel parti-pris, très étranger aux habitudes positives
du métier d'historien, donne parfois l'impression d'un certain arbitraire à force d'abs-
traction, et rend même difficilement compréhensibles certains points, en particulier tels
développements concernant l'anthropologie, ou les « philosophies socialistes », faute
d'une contextualisatiôn plus précise. S'il comporte un index, le livre ne propose du reste
ni chronologies, ni notices.
L'ouvrage se divise en deux parties, subdivisées chacune en trois sections : « L'ins-
titution du discours scientifique » (l'évolution humaine ; la terre apprivoisée ; corps et
esprit) et « Penser la société » (usages de l'histoire ; pouvoirs et contestations ; le religieux
dans le siècle). La première moitié, consacrée à la science, ne propose aucune réflexion
générale sur ce qu'elle est, sur la hiérarchie des sciences et leur institution (académique,
scolaire, sociale). Privilégiant les sciences de l'homme et de la société, elle accorde
cependant à certaines d'entre elles une place très limitée (la psychologie « spiritualiste »,
la médecine, la sociologie, l'économie politique).
Une grande place est donnée en revanche, dans la seconde partie, aux usages de
l'histoire, mais à nouveau, aucun article ne s'attache à rendre intelligible la place donnée
au xixe siècle à l'histoire comme nouveau paradigme. La deuxième section, plus synthé-
tique, qui évoque à la fois la liberté, la nation, le socialisme, et les combats menés par
les femmes et par les abolitionnistes, sous des rubriques apparemment plus classiques,
apporte beaucoup d'éléments et d'interprétations novateurs. La troisième section est
essentiellement une réflexion sur la laïcisation, qui ne fait aucune place au traditiona-
lisme religieux, mais traite longuement des « religions républicaines » (positivismes,
laïcité, libre-pensée).
Chacun de ces chapitres fournit une contribution savante, documentée, synthétique,
à la question qu'il traite. Mais le recueil ne justifie pas assez les choix opérés dans son
objet comme dans son découpage.
Sophie-Anne LETERRIER

Bernadette BENSAUDE-VINCENT et Anne RASMUSSEN(dir.), La science populaire dans h


presse et l'édition (XIXeet XXesiècles), Paris, C.N.R.S. Éditions, 1997, 299 p.
Rejetant de son titre lés termes de vulgarisation ou de popularisation qui supposent
qu'il existe une science unique préexistante qui serait ensuite traduite dans des langages
plus ou moins efficaces, les études rassemblées par B. Bensaude-Vincent et Anne
Rasmussen montrent bien que les deux phénomènes sont synchrones et que la science
s'invente aussi en s'écrivant. Plus qu'avec le seul développement de la science, l'étude
de cette littérature doit être analysée dans le cadre de l'histoire de l'imprimé et de ses
usages telle que l'illustre par exemple R. Charrier. L'alphabétisation, l'organisation de
l'édition, le profil des scripteurs, l'utilisateur des techniques, les modes et les lieux de
lecture sont les multiples ingrédients qui modifient une histoire de la science populaire
singulièrement complexe. Ainsi, l'essor et l'organisation d'une édition puissante bon
marché et tout entière tournée vers le profit et la commercialisation joue un rôle
essentiel dans le destin de la littérature scientifique populaire. En revanche, les relations
sont souvent complexes. Ainsi, si le faible niveau de l'alphabétisation peut contribuer à
expliquer le naufrage rapide de La Ratura, revue italienne, il n'empêche pas que fleurisse
au Portugal et au Brésil une littérature scientifique populaire dynamique qui sert surtout
à constituer et à institutionnaliser une communauté scientifique nationale.
1999-N" 3-4 31

Les stratégies commerciales des journaux et des éditems expliquent MSE souvent
les caractéristiques et les diversités de cette littérature. Après l'ère des éditeurs militants
et des libraires savants vient à partir des années 1850, celles des éditeurs commerciaux
Aux petits ouvrages austères des premiers succèdent des livres accrocheurs mais bon
marché, largement illustrés grâce aux techniques nouvelles, le meilleur exemple est
donné par Hachette qui lance en 1864 sa « Bibliothèque des merveilles » cranfiée à un
rédacteur en chef qui répartit le travail entre des auteurs de plus em plus spécialisés
(écrivains mineurs savants peu connus) dont naîtront plus tarai le» vulganisations
professionnels puis les journalistes scientifiques.
À partir des années 1890 pourtant, le petit ouvrage de science dédime, arasaisIle
message scientifique migre de plus en plus largement dans la presse rit les périodiques.
Ce changement de support qui accélère la recherche d'un public de plus en plus large
se traduit par une transformation des messages. De plus en plus bref, pratique et axé
sur l'image, développant les récits de voyages, l'article scientifique présanlte de plus en
plus la science comme une aventure pleine de péripéties. En ne refusant pas l'anthro
pomorphisme et la facilité, il s'aligne sur le sensationnalisme des aulnes articles qui
l'entourent. Même la vulgarisation médicale n'hésite pas à employer une iconographie
qui préfère faire voir que faire comprendre et fait plus appel aux sentiments troubles
qu'à l'intelligence de ses lecteurs. La même littérature cache mal son ideologie polula_
tionniste, antigermanique, revancharde et pudibonde. En Italie, symétriquement La
Natura périt sans doute d'un anticléricalisme et d'un positisme provocateur dans un
pays fortement lié au catholicisme.
La science populaire perd ainsi largement le caractère éducatif et moralisateur api
la caractérise jusqu'au milieu ou à la fin du XIXesiècle. En Grande-Bretagne et aux
États-Unis surtout, la vulgarisation scientifique prend un caractère missionaire et
calque ses méthodes sur celle des prédicateurs des sectes dissidentes. Revues et petits
livrets bon marché mettent en scène des conférences de savants itinérants. Il s'agit de
convertir le peuple à la science en même temps qu'à la piété. Dans un cadre moins
empreint de religiosité, le message scientifique est lié aux offensives moralisatrices et
« civilisatrices ». Par exemple, l'astronomie est présentée comme une science qui élève
l'âme et peut contribuer à fonder un idéalisme philosophique. Le magazine allemand
Die Natur tente d'établir un compromis entre ses ambitions morales et quasi religieuses
et un,enseignement pratique des sciences expérimentales. Son successeur Kosmos hésite
entre le respect « romantique » de la nature et la volonté « scientiste » de la dominer.
On aurait pourtant tort de faire de la science populaire un instrument d'asservis-
sement ou de prise en main des classes populaires par les classes dirigeantes, Cettte
littérature rencontre les aspirations de groupes militants pour l'émancipation dta peuple
par la science et par la culture, comme les ouvriers regroupés autour du journal L'atelier
dans la première moitié du XIXesiècle. Par la suite, on pressent que cette littérature me
touche pas seulement l'individu isolé et livré poings et pieds liés à la culture de masse
mais qu'elle est relayée par de nombreuses associations d'amis de la natare («m
particulier en Allemagne). Plus généralement; la pérennité de ce genre littéraire^, qaidl
que soit sa forme, est le signe qu'il correspond à un mouvement de fond qui n'est pas
totalement artificiel ni créé ex nihilo. Ce n'est pas le moindre mérite de ce lîmre qpe
d'attirer l'attention sur ce fait et d'en renouveler la vision.
Olivier FÂORM

Laurent BARIDON,L'imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc, Paris, L'Harmattan, Coleé--


tion «Villes, histoire, culture, société », 1996, 293 p.
Cette thèse se présente sous la forme quelque peu déconcertante d'un dicttGBMiMre
de 20 entrées, d'Anatomie à Philologie, certaines attendues (Dessin, Dictionnaire, Evolu-
tionnisme, Organicisme), et d'autres moins (Chalet). C'est qu'il ne s'agit pas d'uun
38 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

dictionnaire de l'oeuvre de Viollet-le-Duc mais d'un essai sur ses « structures secrètes ».
Sa forme, si elle permet des usages différenciés, de la simple initiation à l'usage plus
spécialisé (mais le catalogue publié par la Réunion des Musées Nationaux en 1980
demeure indispensable, car bibliographie et annexes sont ici assez sommaires), amène
toutefois des redites d'un article à l'autre, notamment dans la référence obligée à la
biographie de Viollet-le-Duc, ou la mention des influences qu'il a subies; Enfin l'intro-
duction aurait dû procurer un fil directeur; au Heu de résumer les différentes notions
évoquées, en reprenant parfois littéralement leurs développements.
Quelques citations de Viollet-le-Duc judicieusement fournies par Baridon au hasard
des entrées permettent de réviser rapidement ce classique du « grand siècle » (c'est-à-
dire, comme on sait, le XIXe). L'une, très célèbre, caractérise le dessinateur que notre
temps se plaît surtout à saluer : « Lé dessin, enseigné comme il devrait l'être, est le
meilleur moyen de développer l'intelligence et de former le jugement, car on apprend
ainsi à voir, et voir c'est savoir » (Histoire d'un dessinateur). Reprenant les analyses de
F. Boudon, Baridon montre le lien étroit entre dessin et écriture dans la production
didactique de Viollet-le-Duc et la qualité de narration qui fit son succès de vulgarisateur ;
il rappelle aussi ses engagements de réformateur (contrarié) de l'enseignement. Le
Dictionnaire de l'architecture, à l'article « Profil » peint l'archéologue, historien de l'art et
inventeur de la « restauration » ; « en décomposant un édifice du XVesiècle, on peut y
retrouver le développement de ce que ceux du xne donnent en germe, et, en présentant
une suite d'exemples choisis entre ces deux époques extrêmes, on ne saurait, en aucun
point, marquer une interruption. De même, dans l'ordre de la création, l'anatomie
comparée présente, dans la succession des êtres organisés, une échelle dont les degrés
sont à peine sensibles, et qui nous conduit, sans soubresauts, du reptile jusqu'à
l'homme». Cette profession de foi, insiste justement Baridon, illustre l'organicisme,
notion-clef de l'imaginaire de Viollet-le-Duc qui inspire sa restauration sur le mode des
reconstitutions d'un Cuvier, ou encore l'évolutionnisme de son Histoire de l'habitation
humaine. H faut y ajouter un imaginaire cosmique qui croit à l'existence d'une forme
primordiale et universelle à la base de toutes les compositions naturelles, et dont
l'architecture doit évidemment s'inspirer : « Depuis la montagne jusqu'au cristal le plus
menu, depuis le lichen jusqu'au chêne de nos forêts, depuis le polype jusqu'à l'homme :
tout dans la création terrestre possède le style, c'est-à-dire l'harmonie parfaite entre le
résultat et les moyens employés pour l'obtenir ». À ce déterminisme du milieu, à cette
« mésologie poétique » que Baridon réconnaît à l'oeuvre chez son héros, répond un essai
de lecture du réseau discursif où circulent lès thèmes, les images, les analogies propres
à son génie.
Viollet-le-Duc appelle une telle démarche, qui a mobilisé un encyclopédisme dont
sa bibliothèque porte la trace : plus de 2 000 numéros, dont 600 consacrés aux arts,
entendons l'architecture et l'archéologie, car la peinture est peu présente sauf par la
perspective et dans ses rapports avec l'architecture. L'histoire représente près du quart
des ouvrages, essentiellement dans son rôle d'auxiliaire de l'archéologue, mais aussi,
après le traumatisme de 1870, pour sa réflexion sur la situation contemporaine. L'histoire
littéraire, la linguistique et la littérature (des générations antérieures plutôt) sont
présentes, et les sciences forment le quatrième grand centre d'intérêt, avec surtout les
sciences naturelles et la nouvelle « anthropologie », dans des ouvrages de (bonne)
vulgarisation.
Lancé sur la trace de ces immenses lectures, Baridon ne produit pas une généalogie
des concepts, ni ne démontre d'enchaînements déterminants : il pratique une attention
flottante, en quelque sorte, afin de « mettre en lumière certaines déviations irration-
nelles ». Le propos n'est pas sans évoquer celui d'un Philippe Murray dans un ouvrage
brillant, et conduit à relever par exemple l'usage du mythe aryen dans l'explication
ethnique de l'architecture. Certains articles esquissent ainsi un tableau de l'imaginaire
scientifique du dix-neuvième siècle à travers ses principaux représentants — sans que
1999 - Noe 3-4 »

l'on puisse toujours se rendre compte si certains ont réellement influencé Violet le Duc
ou s'ils sont cités au titre d'obsessions communes â l'époque : ainsi pour Zola.
François Loyer, qui dresse en préface une excellente fortune critique de Violet-le-
Duc au xxe siècle, souligne qu'il fut explorateur à la manière des personnages de Jules
Verne et que ce dictionnaire répond à une pensée protéiforme De fait, ce bilan critique
est d'une grande richesse qui, à partir d'une connaissance approfondie de Violet-le-duc
et de l'historiographie récente, dessine un personnage complexe et appelle â soin
approfondissement.
Dominique Poulot

Marie-Claire ROBIC, Anne-Marie BRIENDet Mechtild ROSSIER (dir.), Geographes face eau
monde. L'Union géographique internationale et les Congrès internationaux de géogra-
phie, Paris, L'Harmattan, 1996, 464 p.
Paul CLAVÀLet André-Louis SANGUIN(dir.), La Géographie française à l'époque classique
(1918-1968), Paris, L'Harmattan, 1996, 346 p., 190 F.
La Commission « Histoire de la pensée géographique » de ITUnâoii géographiques
internationale (U.G.I.) avait publié il y a un quart de siècle un tirés interresant welcome
intitulé La Géographie à travers un siècle de Congrès nationmix. H fat décidé lorsz An
congres de Sydney (1984) de l'actualiser. Voici le résultat, très différent dm volume de
1972 et notablement du projet de 1984, comme le soulignent Philippe dans
sa préface et Marie-Claire Robic dans son introduction : une liste de collaborateurs
moins internationale qu'il avait été prévu initialement, resserrée sur l'équipe de recherche
« Histoire et épistémologie de la géographie » du Centre de Géohistoire de Paris, unbutbut
centré sur l'instrument de travail, etc.
Lé premier Congrès international de géographie s'est tenu à Anvers en. 1871 un
demi-siècle plus tard, en 1922, l'Union géographique internationale d'abord réservée
aux nations alliées et associées dans la victoire de la Grande Guerre,, naquit Chue
représente le projet d'une telle organisation scientifique internationale : comment
a-t-elle pris le relais des congrès de géographie organisés au XIXesiècle par les Sociétés
de Géographie, comment fonctionne-t-elle, qui y est effectivement représenté,, qodte a
été la dynamique scientifique de l'Union, à travers congrès et commissions ? A-t-elle
impulser la recherche géographique, organiser durablement des coopérations
fiques, innever en matière théorique ou technique, comment a-t-elle affronté les grandes
tensions du xxe siècle? Telles sont les principales questions que se sont proies les
auteurs, et auxquelles il est en général répondu avec conscience, culture et souci «fa
lecteur. Certaines contributions sont en anglais, les titres sont en deux langues,, et tarai
recueil de résumés en anglais figure en fin d'ouvrage, les tableaux et planisphères sont
nombreux et bien faits. Le plan général de l'ouvrage a permis un efficace regroupement
des contributions ; toutefois, on peut regretter, non pas tant la classique hêtêrogéneité
de ce genre d'ouvrage collectif, mais la maigreur des informations apportées par certains
auteurs : il aurait été'possible de repasser sans dommages sous la barre des 400 pages,,.
De même, le lecteur distingue aisément deux catégories de bibliographies — Philippe
Pinchemél dit dans sa présentation « la partie bibliographique est très développée!» — ::
celle qui est le fait des organes de l'U.G.I. est à juste titre très développée, la bibliographie
des livres sur la géographie est certes fatalement fort sélective, mais on a eu douze ans
pour l'établir et elle est parfois schématique de curieuse façon : ainsi, aider le lecteur à
se documenter sur les Sociétés de Géographie est judicieux et indispensable, le Mire en
ne citant qu'une thèse de ET cycle sur la société de Paris sans donner articles et thèse
d'État sur l'ensemble des sociétés mondiales n'est pas correct (en français dans le texte),
L'épistémologie de la géographie a fait ces dernières années de gros pitres,
notamment grâce à Paul Claval qui, dans le second titre analysé, codirîge avec Amâfê»
40 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Louis Sanguin un fort ouvrage, collectif lui aussi, ouvert par deux belles photos de Max
Sorre et Jean Gottmann, sur un âge classique qui est abondamment explicité et justifié.
Ce livre est le résultat d'un colloque de 1992 organisé par la Commission d'épistémologie
et d'histoire de la géographie du Comité national français de géographie et par le
laboratoire Espace et Culture de l'Université de Paris-Sorbonne. Quatre parties
ordonnent le propos : contexte et traits majeurs, personnalités et écoles, géographie
régionale, enfin la diversification de la géographie française.
Ce demi-siècle concerne une petite communauté scientifique, une école géogra-
phique qui apparaissait dans le monde entier comme un modèle et qui s'illustra
notamment par la publication de la Géographie universelle (1927-1948). Cette géographie
est dominée longtemps par la monographie régionale, genre considéré comme le sommet
des oeuvres géographiques, la géographie générale prenant progressivement le relais
jusqu'au tournant de 1968. Mais cette science géographique fort orthodoxe marginalisa
un Jacques Ancel, un André Siegfried, un Jean Gottmann, et encore un Éric Dardel...
Entièrement aux mains des Vidaliens de la première génération, la géographie
française de l'entre-deux-guerres doit beaucoup à l'École des Annales : on aurait pu ici
solliciter quelque contribution qui aurait permis d'aller plus loin. On aurait pu montrer
des rencontres : l'oeuvre de Vidal ne procède-t-elle pas, ainsi, tout entière d'une volonté
d'émanciper la géographie du culte de l'écrit pour en faire une science des choses vues
sur le terrain, fondée sur le regard substitué à la lecture en tant qu'instrument privilégié
d'acquisition des connaissances ? H faudra bien un jour que les géographes s'aperçoivent
que la « nouvelle histoire » appartient à l'histoire et est objet d'histoire. La géographie
française de l'entre-deux-guerres est présentée par Michel Chevalier dans ses traits
institutionnels. L'essentiel, ce sont le système des certificats de licence, entré définitive-
ment en vigueur en 1920, la création de la licence, de l'agrégation et des assistants de
géographie pendant l'Occupation, et enfin, dans les années suivant la Libération, le
gonflement rapide du nombre des postes d'enseignement et des effectifs étudiants. Une
correction au propos de l'auteur, toutefois : Max Sorre n'illustre pas vraimenent l'irrup-
tion de l'ordre primaire, mais plutôt celle de l'École normale supérieure de Saint-Cloud.
En effet, unique « cloutier » à avoir suivi l'enseignement du maître, professeur de
géographie à la faculté de Lille pendant neuf ans, puis doyen, recteur, et enfin seulement
directeur de l'Enseignement primaire, il fut également sept ans secrétaire de la Société
de Géographie de Lille (1923-1930), y faisant la plupart des comptes rendus, y introdui-
sant la géographie vidalienne, et il eut pour secrétaire adjoint Pierre Deffontaines.
Dans une deuxième intervention, Marie-Claire Robic traite excellement du problème
de la sortie de la tour d'ivoire. Les « tentations de l'action » qui écartent des « vertus de
la chaire » s'appellent mobilisation de la Grande Guerre, urbanisme et reconstruction,
engagement de géographes comme Jean Brunhes et Raoul Blanchard en faveur du
redressement économique du pays. La science désintéressée se heurte au désir de
rationaliser, notatnment l'espace, et le lecteur dispose de notations fines sur « géogra-
phier sous le régime de Vichy ». Il apprend ensuite beaucoup sur le Guide de l'étudiant
en géographie publié en 1942 par André Cholley et sur les premières remises en cause
épistémologiques de l'immédiat après-guerre. Cinq pages de dense bibliographie termi-
nent cette contribution.
Une solide mise au point synthétique, nourrie d'exemples nés dans le Sud-Ouest,
est fournie par Robert Marconis — devenu depuis le colloque président de l'Association
des professeurs d'histoire et de géographie — sur les relations entre la géographie et
l'histoire. Trois communications terminent la première partie : il faut retenir surtout
celle qui traite des rapports avec l'Allemagne et les géographes allemands.
La deuxième partie concerne personnalités et écoles, quatre géographes (Jean
Brunhes, Camille Vallaux, André Meynier et surtout Raoul Blanchard, qui a droit à trois
interventions) et une école, celle de Lyon, illustrée par Maurice Zimmermann et André
Allix.
1999 - Nos 3-4 41

La géographie française place, entre 1920 et 1960, l'analyse régionale au coeur de


ses préoccupations, la thèse régionale devenant un rite de passage long et difficile, et la
troisième partie est consacrée au «temps de la géographie régionale ». Un véritable
article de Paul Claval fait d'abord la synthèse générale, « continuité et mutations ».
Extrayons les idées les plus originales. Les jeunes chercheurs lancés dans l'aventure de
la géographie régionale manquaient initialement de modèles stricto sensu (le fameux
Tableau de la géographie de la France n'en était pas un), les géographes hésitent presque
tous entre les certitudes bien balisées du cadre naturel et la région historique, ce qui
pose naturellement la question de l'échelle, ils sont souvent sensibles aux spécialisations
agricoles, monoculture ou système de culture, il est exceptionnel qu'ils s'attachent, dans
le cadre de leur thèse tout au moins, à dés régions purement industrielles : en France,
jusqu'aux années 1940, les études régionales portent surtout sur des espaces à dominante
rurale et où l'agriculture donne le ton, même si elle rapporte parfois moins que les
activités de transformation. P. Claval est sensible aux exceptions, dans ce dernier
domaine, comme dans celui-ci : au sein de la Géographie universelle et d'autres ouvrages,
certains auteurs pensent en termes d'organisation de l'espace (cf. A. Demangeon et les
Iles Britanniques, P. Monbeig et les Paulistes). À noter aussi que certains géographes
sont attentifs aux composantes régionales de la vie culturelle ou sociale, tels ceux qui
travaillent dans le monde tropical et sont sensibles aux faits ethniques (cf. Pierre
Gourou) et que les chercheurs français ne négligent pas les différences religieuses.
Enfin, zone d'ombre encore, ce qui a trait à la structure sociale des régions étudiées.
Comme l'accent a été souvent mis sur les campagnes, la composition de la population
des bourgs et des villes, où la diversité des professions et des statuts est plus grande,
est souvent passée sous silence. Il faut attendre, pour la voir abordée de front, les
enquêtes sur les rayons fonciers, dans les années 1950 : on y découvre le rôle des lignées
aristocratiques ou bourgeoises.
La géographie régionale à travers l'enseignement d'André Cholley, appelé par
Emmanuel de Martonne pour enseigner la géographie régionale à la Sorbonne en 1927,
lors de la retraite de Lucien Gallois, est remarquablement analysée par Pierre George.
Michel Cabouret traite ensuite de l'influence de Georges Chabot, successeur en 1945 de
Cholley : des préoccupations épistémologiques assez nouvelles, en effet.
La quatrième partie envisage la diversification de la géographie française. La
géographie politique est fort minoritaire en France, malgré l'écho inévitable des modi-
fications territoriales et frontalières issues des traités de 1919-1920: on ne peut citer
que Jacques Ancel (l'homme des Balkans, dont Peuples et nations vient d'être réédité
par le Comité des Travaux historiques et scientifiques, C.T.H.S., dans sa collection
« Formât », contribution commune de P.-Y. Péchoux et M. Sivignon), Yves-Marie Goblet
(contribution de G. Parker) et André Siegfried, tandis que, tout en assurant un
continuum entre la période d'avant 1945 et le présent, Jean Gottmann (1915-1994,
contribution d'A.-L. Sanguin) a maintenu pratiquement seul le flambeau pendant la
« traversée du désert » de la géographie politique en France de 1945 à 1975. Deuxième
piste de la quatrième partie, la géographie tropicale (une communication générale de
M. Solotareff, une autre consacrée à Pierre Monbeig), puis dernière piste — ou plutôt
écheveau d'itinéraires — les « nouveaux domaines » sont des évocations des campagnes
et des villes (en miroir, P. Claval), de la banlieue vue par les géographes (Elisée Reclus,
Albert Demangeon, René Clozier et le Pierre George de 1950, tous quatre étudiés par
J.-L. Tissier), de la géographie économique (P. Claval, encore) et enfin de la notion de
peuplement chez Pierre Deffontaines (1894-1978) et dans la collection « Géographie
humaine », publiée par Gallimard entre 1933 et 1972.
Ce,volume est d'une belle cohérence et d'une forte tenue; on pourra toutefois
regretter que les maîtres d'oeuvre n'aient pas contrôlé totalement les copies remises :
l'un des auteurs, par ailleurs excellent sur le fond, se cite lui-même treize fois dans les
références bibliographiques. Il ne m'appartient pas de dire s'il s'agit de l'ordre de la
superstitution, mais je dois affirmer que c'est du domaine de l'exagération !
42 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Il se retiendra surtout un apport d'ensemble considérable et les belles contributions


citées plus haut. Cette lecture pourra être complétée par celles d'historiens et de
'
géographes comme Jean-Pierre Daviet (chapitre « territoires de la société industrielle »),
de Roland Schwab 2, Jean-François Chanet 3, Alain Leménorel, Marcel Roncayolo 5,
6
Georges Dupeux et Jean-Pierre Houssel 7.
Dominique LEJEUNE

Michel CASSANet Jean BOUTIER(dir.), Les imprimés limousins, 1788-1799, Limoges,


P.U.L.I.M., 1994, 734 p.
Cet ouvrage est né d'une enquête sur les imprimés de l'époque révolutionnaire,
parus dans les limites de trois départements, la Haute-Vienne, la Creuse et la Corrèze.
Grâce à l'inventaire d'une production imprimée que stimulent les changements politiques
et l'évolution de la demande administrative, grâce à la prise en compte, en amont, des
cadres déjà existants — quoique modestes — d'un « Ancien Régime typographique »
provincial, ce livre montre comment un espace régional situé dans cette France du
« retard culturel » et d'un fort analphabétisme, intègre un espace politique national
corrélativement à son entrée plus franche dans la « galaxie Gutenberg ». Le premier
temps de ce fort volume, constitué de six contributions allant de l'évocation des
conditions de production et de diffusion à l'étude des usages et des consommations tant
au xvme siècle que sous la Révolution, met en perspective le corpus d'imprimés
rassemblés et édités dans la seconde partie de l'ouvrage.
Le répertoire bibliographique qui est proposé dans cette seconde partie représente
un instrument de travail assez remarquable, mariant rigueur de sa confection à la
lisibilité, à la commodité attendues par les chercheurs. Quelques 2 117 notices sont
inégalement réparties entre la Haute-Vienne (969 notices), la Corrèze (688) et la Creuse
(460), lanterne rouge. La production recensée souligne ainsi les disparités des adminis-
trations qui passent commande, les taux variables d'alphabétisation, la volonté plus ou
moins affirmée d'inflencer l'opinion publique par l'imprimé sont ici en cause. Le
classement des imprimés s'opère' ensuite selon un cadre commun : un premier ensemble,
de loin le plus important, associe cette production aux pouvoirs centraux (comités,
ministères, assemblées...), à leurs relais institutionnels dans la province ou aux nouvelles
administrations locales qui en usent pour répercuter les décisions prises, pour informer ;
un second ensemble renvoie aux instances collectives de l'opinion publique (sociétés
politiques, sociétés savantes, adresses diverses, presse...).et aux publications individuelles
d'auteurs-citoyens. Le déséquilibre témoigne d'emblée de l'impulsion essentielle donnée
par la demande administrative dans cette floraison révolutionnaire de l'imprimé ; il
signale aussi la relative atonie de l'opinion publique en Limousin, reflet des limites de
l'alphabétisation comme de l'étroitesse numérique, de la timidité des élites citadines
locales (Michel Cassan). Chaque notice offre une description bibliographique rigoureuse

1. J.-P. DAVIET,La sociétéindustrielleen France (1814-1914),Paris, Seuil, coll. « Points », 1997.


2. R. SCHWAB, De la cellulerurale à la région. L'Alsace,1825-1960Strasbourg, Ophiys, 1980.
3. J.-Fr. CHANET, L'écolerépublicaineet les petitespatries, Paris, Aubier, 1996.
4. A. LEMÉNOREL, L'impossiblerévolution industrielle? Économie et sociologie minières en Basse-
Normandie,1800-1914,Caen, Cahier des Annalesde Normandie,n° 21, 1998.
5. M. RONCAYOLO, « Le paysage du savant », dans P. NORA(dir.) Les Lieuxde mémoire,Gallimard,
1984-1992,3 tomes en 7 vol.. H, 1 p. 487-528, et L'imaginaire de Marseille,port, ville, pôle, Marseille,
Chambre de commerce et d'industrie, 1990.
6. G. DUPEUX, Aspects de l'histoire sociale et politique du Loir-et-Cher,1848-1914,Paris-La Haye,
Mouton, 1962.
7. J.-P. HOUSSEL, LeRoannais et le Haut-Beaujolais.Un espaceà l'écart des métropoles,Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 1978.
1999 - N°s 3-4 43

de l'ouvrage considéré, la cote des exemplaires consultés, l'indexation des titres «»


fonction de leur instance de production, explicitant si nécessaire le titae d'une brève
analyse du contenu.
Les. matériaux rassemblés, la qualité de leur présentation méritaient. â eux seuls
de signaler l'ouvrage à l'attention des historiens ; il le mérite d'autant plus que loin de
se cantonner à un « art du catalogue » pratiqué avec brio, ce livre propose,-en contre
une analyse de la présence du livre en Limousin entre XVIIIesiècle et Révolution,
insistant une fois de plus sur l'articulation nécessaire entre l'événement créateur » et
les lentes inflexions du long terme, ainsi que le rappelle Daniel Roche dans sa préface
Jean Boutier replace d'abord l'édition limousine des Lumières dans une économie de
l'imprimé à l'échelle du royaume, soulignant par là son caractère routinier mampÉ par
la prédominance des ouvrages religieux et scolaires, des livres populaires» des travaux
de ville et autres imprimés utilitaires. Si la commande administrative et religieuse
détermine le mouvement des presses régionales, le réseau des libraires témoigne d'une
certaine ouverture montrant que le public local, étroit, parfois très classique, voire
étriqué dans ses consommations (Louis Pérouas), incite néanmoins à s'aprovisionner
à Paris, à Toulouse, un peu moins à Lyon, et hors du royaume, ouvrant une nouvelle
fois la question des circulations clandestines de l'imprimé. Ni tout à fait monobibique,
ni parfaitement « anémié » en raison du monopole parisien, ce paysage est ébranlé par
la Révolution. C'est d'abord l'appareil productif qui enregistre la secousse, qui tente de
se développer pour répondre aux nouveaux besoins, tant en amont avec la mobilisation
des ressources papetières (Martine Tandeau de Marsac, Raymonde Georget), quoi aval
avec la multiplication d'ateliers typographiques : on passe de cinq ateliers fonctionnant
dans deux villes en 1789 (Limoges et Tulle) à quinze dans sept villes en 1799 (Paul
D'Hollander). Le cas creusois (Noël Landou) illustre la naissance, en liaison avec un
nouveau découpage administratif, d'une imprimerie locale investie par des honnanaes
neufs, liés à la Franc-Maçonnerie mais distincts des anciennes dynasties des gens dm
livre, qui font de l'imprimerie une activité avant tout spéculative. Incontestablement;
cette expansion favorise globalement la pénétration de l'imprimé dans les villes et dans
les campagnes limousines. Michel Cassan en évoque le rôle pour l'affirmation symbolique
des institutions nouvelles en quête de légitimité ; il note aussi la fragilité de cette
économie dépendante des impressions commandées par les administrations dêparteine!»-
tales comme d'un marché trop étroit. Le petit nombre d'imprimés liés au cornus
« opinion publique », l'adaptation inexistante des procédures typographiques de mise en
page aux compétences d'un public peu lettré, soulignent enfin les limites socio-culturelles
de cette ouverture.
La postface de Frédéric Barbier prolonge la perspective tracée en développant rame
réflexion générale sur les liens entre révolution politique, avènement d'une « civilisation
de l'information » et émergence d'une « logique industrielle » dans le monde de Inna-
primé. C'est, au total, un ensemble cohérent d'analyses complémentaires et non simple-
ment juxtaposées qui nous est donné à lire ; il dépasse la simple étudie rêgionale de
l'histoire des imprimés pour inviter à prendre en considération à partir d'une baie
étude de cas, des rythmes, des nuances et des articulations dans l'essor et l'évolution. de
«l'Ancien Régime typographique ».
Vincent BIBLUOI

Jean-Yves MOIXIER(dir.), Le Commerce de la librairie en France au XIXesiècle 1789-1914,


Paris, LM.E.C. Éditions/Éditions de la Maison des Sciences de l*Homme, 199?,
45Pp., 280F.
L'Histoire de l'édition française, publiée en 1984 et 1986, puis le colloque de Lyon
en 1993 sur L'Europe et le livre. Réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe-XIXe
siècles, avaient été des étapes importantes dans l'étude du monde du livre, Le Commeree
44 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

de la librairie en France au XIXesiècle 1789-1914, publié sous la direction de Jean-Yves


Mollier, est issu d'un colloque qui s'est tenu en novembre 1996 sous l'égide du Centre
d'histoire culturelle des sociétés contemporaines de l'université de Versailles-Saint-
Quentin-en-Yvelines, avec le concours notamment du C.N.L., de l'I.M.E.C. et de l'Union
des Libraires de France.
. Alors que les travaux antérieurs s'étaient attachés à l'analyse de la production, de
la diffusion et de la réception des imprimés, l'objet du Commerce de la librairie étudie,
plus précisément, le monde de la librairie entendu au sens restreint de commerce de
détail. Le commerce de la librairie, auquel la Révolution avait accordé la liberté, fut
longtemps hmité par le système du brevet, instauré le 5 février 1810, qui visait à
contrôler les publications ; ce commerce demeura encadré jusqu'au décret du 10 sep-
tembre 1870, qui abrogea le système antérieur ; enfin la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse entraîna une multiplication des points de vente.
C'est donc la question de la médiation entre le livre et le public qui est ici visée,
« l'avant-dernière étape de la réception du livre par le lecteur consommateur », ainsi
que le précise le promoteur du volume en préambule à la quarantaine d'études menées
par des historiens, des sociologues, des littéraires, des philosophes et des libraires. La
première qualité de cet ouvrage réside dans la cohérence et dans la lisibilité de
l'ensemble, partagé en six sections : tout d'abord un état des lieux permet d'établir la
géographie de la librairie française au XIXesiècle ; puis sont étudiées les pratiques
commerciales et l'organisation de la profession ; ensuite les analyses concernant la
librairie populaire et la librairie spécialisée font apparaître « des réalités hétérogènes,
contrastées : le livre de propagande, celui d'éducation, le manuel scolaire, le livre illustré
et le livre destiné aux couches les plus défavorisées de la population » ; enfin la quatrième
partie consacrée à la librairie dans l'espace international s'attache à montrer comment
la librairie française se nourrit de ses échanges avec l'étranger ; les deux dernières
parties constituent deux ouvertures : l'une traite dans une perspective sociologique des
libraires d'aujourd'hui et de demain, l'autre fait place aux libraires dans la littérature.
Le « Tour de France » de la librairie réalisé dans la première partie commence par
Paris : Sabine Juratic, après avoir rappelé que Paris est l'une des capitales du livre dans
l'Europe du XVIIIesiècle, montre qu'à côté de la communauté des libraires à qui
appartient le droit de vendre des livres existent d'autres groupes professionnels, ceux
des merciers et des colporteurs notamment (ces derniers sont environ 120 en 1780) ; le
nombre des libraires se réduit avant la Révolution, passant de 220 environ dans les
années 1740 à 170 dans les années 1780, la plupart implantés sur la rive gauche de la
Seine et autour du Palais, dans les quartiers de Saint-Benoît, Saint-André-des-Arts et de
la Cité. L'étude de la librairie d'un nouveau venu, François Morin, implanté au Palais-
Royal permet de mettre en évidence « la variété des activités et l'imbrication étroite
entre les fonctions de libraire; de distributeur et d'éditeur ainsi que le rôle du commerce
d'occasion » et l'importance des réseaux de circulation du livre. S'appuyant sur les
recensements effectués chaque année par Sébastien Bottin dans ses Almanachs du
Commerce et de l'Industrie/Marie-Claïre Boscq cerne la localisation des libraires parisiens
de 1815 à 1848: le nombre le plus élevé d'établissements recensés dans la période
s'élève à 550 en 1846 et l'Est parisien est sensiblement plus faible que l'Ouest ; le
11e arrondissement qui regroupe alors les quatre quartiers du Luxembourg, de l'École
de Médecine, de la Sorbonne et du Palais de Justice distance de très loin tous les autres
arrondissements ; ainsi se trouve montré le caractère éphémère du déplacement ébauché
précédemment de la rive gauche à la rive droite.
La Franche-Comté qu'étudie Michel Vernus voit le poids écrasant de Besançon,
centre culturel et universitaire de 50 000 habitants. La librairie comtoise, qui se présente
comme le relais de l'édition parisienne mais qui expose également des petits livres de
colportage, des livres de piété et des almanachs ne devant rien à la capitale, est un
édifice fragile et les libraires sont contraints à la pluri-activité. Lyon est l'objet de deux
études, l'une porte sur la période antérieure à 1870, l'autre sur la période qui court
jusqu'en 1900 ; à Lyon, comme le montre Dominique Varry, la Révolution constitue une
1999 - Nos 3-4 45

période sanglante de règlements de compte dans le monde des imprimeurs-libraires qui


constituent une aristocratie jusqu'en 1880 ; les ateliers et les boutiques se multiplient et
de nouveaux venus, non-lyonnais, s'installent. Face à une concurrence parisienne qui va
croissant, la production majoritaire des Lyonnais semble demeurer celle du livre
religieux. Laure Pabot montre que les trois quarts des libraires lyonnais, qui pratiquent
eux aussi une pluri-activité, sont implantés sur la Presqu'île entre Rhône et Saône, le
coeur historique de la cité ; le quartier de la place Bellecour voit se développer un
nouveau pôle pour la librairie religieuse et classique. L'enquête réalisée en 1869 auprès
des libraires lyonnais prouve leur attachement au régime des brevets et leur caractère
conservateur face au nouveau capitalisme d'édition et à son centralisme. Plus au Sud
en Ardèche, les librairies-imprimeries paraissent être des lieux d'échange, de sociabilité
et de diffusion de formes reconnues du savoir, alors que les librairies de la Drôme, qui
ne vivent que du commerce du livre, répondent volontiers à la demande de romans et
s'attachent à une pratique libre de la lecture, celle qui s'effectue dans les cabinets de
lecture attenant à leurs librairies.
L'étude de Françoise Taliano-des Garets portant sur le cas de la librairie bordelaise
corrobore avec précision les acquis antérieurs de l'Histoire de l'édition française : à
Bordeaux comme dans le reste du pays, le développement est très rapide à partir des
années 1850 (1853 est une année record) ; les points de vente se multiplient, constituant
souvent une activité d'appoint pour les papetiers, les épiciers et les cafés. Comme
l'indique l'auteur, la spécificité bordelaise réside dans le port « qui lui permet d'entretenir
des relations très lointaines dans le domaine du livre : Antilles, Amérique du Sud,
Europe du Nord, Maghreb, péninsule ibérique ». À Saintes au xixe siècle, la librairie
passe « du stade de l'artisanat à celui du commerce de détail » ; ici comme ailleurs en
France, la séparation des activités de production et de vente s'effectue au milieu du
siècle ; la polyvalence permet de faire vivre les libraires qui vendent ou louent d'abord
des romans. En Bretagne où se créent également de nouvelles librairies, la part du livre
religieux recule et se développe une production spécifique, celle de l'imprimé en langue
bretonne.
Dans sa contribution sur la diffusion de rimprimerie en Eure-et-Loir, Frédéric
Barbier souligne que si les années 1820 sont toujours dans la logique de la librairie
d'Ancien Régime, la décennie 1840, le second Empire, puis l'installation de la République
voient se développer les réseaux sédentaires de diffusion de livres ; après 1875 chute le
« grand colportage » qui diffuse une production où domine le livre religieux. Partout,
écrit F. Barbier, « la conjonction de la presse à très grand tirage et de la voie ferrée
permet la construction de réseaux de diffusion très denses, appuyés sur les librairies,
mais auSsi sur les marchands de journaux et sur les revendeurs itinérants » ; ainsi se
développe un mouvement d'acculturation républicaine. Gilles Ragache confirme que
dans l'Eure, à côté de quelques libraires-imprimeurs, se constitue un réseau de points
de vente de livres qui n'auraient de libraires que le nom. À Clamecy, en revanche, les
libraires, qui sont des personnalités en vue, ne conjuguent pas leur commerce avec
d'autres activités. Le constat fait sur la librairie nivernaise est assez rare pour être
souligné : la pluri-activité des librairies est chose commune en France au xixe siècle.
La deuxième partie conduit à étudier aussi bien les ventes au rabais organisées en
Australie, en Nouvelle-Zélande ou aux États-Unis que l'envoi d'office, généralisé à la fin
du XIXesiècle. Élizabeth Parinet note que le nombre de libraires passe de plus de 7 000
à 5 000 entre 1880 et 1910 ; cette diminution est sans doute l'effet de la guerre des prix
entre de nouveaux concurrents et les professionnels confrontés à une révolution des
pratiques commerciales ; c'est à Lyon en 1891 qu'est créé le Syndicat national de la
Librairie, entraînant la naissance du Syndicat des Éditeurs.
Dans la troisième partie — « Librairie populaire et librairie spécialisée » —, Sophie
Grandjean revient sur la librairie Fayard, qui pratique le prix le plus bas possible et
diffuse ouvrages de vulgarisation et romans populaires, faisant du livre un produit de
consommation populaire. Jean-Yves Mollier montre la librairie du trottoir en action à
la Belle Époque et il dégage la figure de Léon Hayard, « l'employeur des camelots »,
46 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

dont les publications antidreyfusardes (400 000 exemplaires de sa Réponse de tous les
Français à Zola) dépassèrent largement le tirage de la fameuse Lettre à la France. Les
républicains et les catholiques étudiés par Isabelle Olivero usent des mêmes armes pour
leur propagande : brochures, tracts, opuscules, almanachs voisinent avec la forme
nouvelle de la collection. Philippe Marchand met en évidence la grande croissance du
marché des livres classiques dans le département du Nord au XIXesiècle ainsi que la
concurrence que se livrent les libraires quand Michel Manson prouve le dynamisme de
la librairie d'éducation dans le premier tiers du siècle : 859 libraires^ produisent plus de
3 000 titres.
La section consacrée à la librairie dans l'espace international apporte de nouvelles
connaissances aux études antérieures de l'Histoire de l'édition française ; comme on ne
peut ici entrer dans le détail des contributions sur l'Espagne, la Belgique, la Suisse et
le Canada, on se bornera à signaler la lutte de Buloz, le directeur de la Revue des Deux
Mondes, contre la contrefaçon belge qu'étudie Thomas Loué ainsi que les exportations
de livres français au XIXesiècle, objet de la contribution d'Olivier Godechot et Jacques
Marseille qui montrent que la langue française perd alors sa prééminence : à partir des
années 1880-1890, les tonnes de livres expédiées vers les pays francophones l'emportent
sur celles à destination des pays non francophones.
Chantai Horrelou-Lafarge et Monique Segré mesurent la place du libraire dans le
champ économique et social : sur les 25 000 points de vente, qui comprennent les
grandes surfaces dont la part est croissante, on ne compte que 2 000 librairies tradition-
nelles, c'est-à-dire dont 40 % du chiffre d'affaires est constitué par la vente de livres, et
que 200 à 400 bonnes ou moyennes librairies (de 8 000 à 30 000 titres en stock). Pour
Michel Chaffanjon, qui dresse un panorama de la profession de 1900 à nos jours, «le
libraire est de son temps » et les réseaux de librairie participent pleinement « au service
de développement économique et culturel de la France au XXesiècle ».
La dernière partie du volume est consacrée aux libraires dans la littérature. Jacques-
Rémi Dahan s'intéresse aux rapports de Charles Nodier et de son éditeur Nicolas
Delangle, « dupe consentante » de son auteur. Alain Pages s'interroge sur la quasi-
inexistence de personnages de libraires ou d'éditeurs dans l'oeuvre de Zola alors que
l'auteur de Germinal connaissait bien le monde de la librairie depuis son entrée chez
Hachette en 1862. Enfin, Elyana Raïtcheva étudie trois figures de bibliomanes au
XIXesiècle chez Flaubert, Nodier et Asselineau et la concupiscence de la possession du
livre, ce qu'Asselineau nomme du joli mot de Ubricité. Cette dernière contribution qui
constitue une ultime ouverture sur le monde de la fiction rend, selon Jean-Yves Mollier
qui conclut ce bel ensemble « optimiste pour l'avenir de ce médium culturel car les
autoroutes de l'information ne remplaceront pas le contact personnel, physique, sensuel
du lecteur avec le livre ».
Michel LEYMAROE

Gilles ROUET, L'Invention de l'école, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 300 p.,
180 F.
La monographie de Gilles Rouet, tirée d'une thèse refondue et allégée de ses
annexes statistiques et cartographiques, pose quelques questions importantes pour
l'histoire de la scolarisation primaire, et pour celle de toute forme de scolarisation. Mais
c'est surtout par sa démarche, ses sources, sa méthode, que ce travail mérite attention.
Le cadre de l'étude est celui du nord de la Champagne (les départements de la
Marne et des Ardennes) élargi aux Ardennes belges. La période, 1820-1850, tourne
autour d'un des moments-charnières de l'histoire du primaire : le ministère Guizot
(ponctué par la loi de 1833, et par une grande et fameuse enquête sur l'enseignement
primaire, dont l'auteur a exploité les résultats locaux), qui, un demi-siècle avant Jules
Ferry, jette les bases d'un réseau scolaire cohérent et homogène, et marque l'amorce
1999 - Nos 3-4 47

d'un véritable engagement financier et pédagogique de l'État. La Champagne est loin de


constituer un terrain moyen — il n'en existe d'ailleurs pas en la matière : terre
précocement alphabétisée, scolarisée et déchristianisée, elle constitue certainement un
lieu privilégié pour rechercher une préfiguration de l'école républicaine.
Gilles Rouet détaille la façon dont, au cours de ces trois décennies, les écoles de la
Champagne, ensemble disparate sous la Restauration, s'approchent d'un modèle
« idéal », conforme aux prescriptions de la loi Guizot : le réseau scolaire s'étoffe, le
maître d'école devient « l'instituteur », il se professionnalise et se notabilise, pendant
que la maison d'école devient « l'école », lieu institutionnel reconnu. Cette évolution est
découpée en thèmes : le contrôle (comités de notables et inspection), l'organisation
(formes scolaires et méthodes pédagogiques), les instituteurs (origines, recrutement,
carrières, traitements et condition). Les deux derniers chapitres traitent plus brièvement
des autres acteurs (enfants, parents et ecclésiastiques), de l'espace (les locaux), (des
emplois) du temps, des punitions et des objets (livres).
Le propos de G. Rouet s'organise autour de deux points forts : l'examen du rôle des
comités de notables, et l'analyse des biographies, carrières, pratiques et conditions
sociales des instituteurs.
L'auteur a pris la peine de plonger dans les archives des comités locaux et
supérieurs. On le suit avec beaucoup d'intérêt dans son exploration, qui marie le
qualitatif (une collection de citations et de petites études de cas) et la quantification des
thèmes traités lors des réunions des comités, et qui lui permet d'apprécier le degré
d'engagement des représentants des communautés (fréquence des réunions, intérêt pour
les questions pédagogiques, soutien à l'école et à l'instituteur), d'examiner le glissement
des rapports de force, concernant la capacité d'intervention du curé par exemple, et de
mettre le doigt sur le dessaisissement progressif des notables locaux par le comité
supérieur> et des inspecteurs gratuits par l'inspecteur départementale. La mise en oeuvre
des mesures normalisatrices de la loi Guizot passe par cette centralisation et cette
professionnalisation du contrôle. Rouet s'attache néanmoins à montrer que l'existence
des comités locaux, par nature engagés dans la vie des communautés mais dotés d'un
statut officiel, prépare cette prise de distance.
On reste un peu sceptique, ou au moins sur sa faim, devant la propension de
l'auteur à chercher dans l'activité des comités locaux la marque d'une «demande
sociale » d'éducation et d'instruction. L'expression elle-même, qui revient régulièrement
au fil de l'ouvrage, semble être — pas seulement dans ce livre — une commodité de
plume plus qu'un phénomène nettement identifié. On peut se demander si elle est bien
adaptée à un monde de petites communautés rurales. De façon moins pointilleuse, faut-
il considérer que la démonstration d'un engagement parental, ou « social », est achevée
dès que celui des notables est établi ? La mention de quelques pétitions parentales
n'emporte pas non plus la conviction. Il faudrait étayer par d'autres sources ce qui
demeure une intuition et une hypothèse de travail ouvertement annoncée. L'auteur
attribue généreusement aux familles des stratégies personnelles de réussite, ou met en
parallèle développement scolaire et changements sociaux liés à rindustrialisation. Or,
s'il établit assez clairement, à l'occasion, l'utilitarisme des familles dans leur rapport à
l'école, s'il présente avec justesse la prise en charge par les communes de la rémunération
des instituteurs comme l'indice d'un accord autour de l'école, s'il souligne par ailleurs
le succès des cours d'adultes, rien de ce qu'il présente ne permet de faire de la
« demande sociale » un facteur majeur de l'évolution de l'école vers le modèle décrit. Il
n'est pas indifférent, néanmoins, de lire — c'est plutôt rare — une histoire de l'école où
les familles et les communautés n'ont pas le rôle du mort, où le peuple n'est pas
dépouillé de toute capacité d'initiative et de choix.
À propos des instituteurs, il est intéressant de voir l'auteur bousculer un misérabi-
lisme^trop convenu, même si certains de ses arguments peuvent se discuter. La plupart
des instituteurs viennent de la région, qui est productrice nette. Cela prouve certes que
la condition d'instituteur est assez acceptable pour permettre le recrutement, mais pas
forcément qu'elle constitue une promotion sociale. Par ailleurs, on adhère volontiers à
48 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

l'idée selon laquelle la reconnaissance progressive d'une dignité propre à la fonction


d'instituteur (Rouet s'appuie en partie sur l'argumentaire des plaintes parentales pour
l'établir) entre aussi dans les attraits de la profession, mais on est rassuré de trouver
des estimations chiffrées; qui situent le revenu total moyen de l'instituteur champenois
de 1833 à 532 francs, soit un peu en dessous du seuil retenu par Falloux en 1850, avec
une amplitude de variation de un à cinq. La pratique d'une autre activité professionnelle
(dont les revenus estimés sont inclus dans l'estimation mentionnée) apparaît comme
caractéristique d'instituteurs plutôt anciens, mal notés, à la tête d'écoles peu fréquentés
et donc en situation précaire. Une génération plus jeune, mieux formée, tire tous ses
revenus de son traitement d'instituteur, qui implique souvent une activité communale
ou communautaire annexe. Un des apports de cet ouvrage réside certainement dans la
mise en valeur de ce phénomène de génération dans l'évolution profonde que subit
alors la profession depuis un modèle archaïque, celui de l'ancien régime, dominé par la
rétribution parentale et une tarification en fonction de la compétence transmise (lire ou
écrire), vers une nouvelle pratique, où la part du traitement fixe devient prépondérante
et la prise en charge de plus en plus collective. Dans certaines communes, ce glissement
est couronné par la gratuité généralisée, dont G. Rouet note qu'elle débouche naturel-
lement sur l'idée d'obligation. La nouvelle génération des maîtres d'écoles, sortie en
partie des écoles normales, s'impose d'abord en ville avec la brève flambée de la méthode
mutuelle. C'est elle qui modifie profondément le statut de l'instituteur dans le sens de
la professionnalisation et de la « fonctionnarisation » (le choix de ce terme n'est peut-
être pas non plus un exemple de précision), dont le signe le plus patent est la prise en
charge des retraites, qui devient systématique en 1852, quand les instituteurs sont
soumis à la retenue du vingtième appliquée aux fonctionnaires de l'Université.
H est toujours tentant de mettre en lumière un moment décisif dans un mouvement
long. En matière de scolarité primaire, on sait bien que les lois fondamentales ne
constituent pas, en particulier dans un grand nord-est de la France, une rupture
quantitative. Gilles Rouet présente ici un dossier solide, qui confirme pour la Champagne
l'importance quantitative, mais aussi qualitative, de la période de la Monarchie de
Juillet, tout en minimisant en quelque sorte la responsabilité de l'État, et de Guizot,
dans le chemin parcouru, et en mettant en valeur le rôle des communautés et de la
population. Par nature, l'histoire de l'instruction primaire progresse beaucoup par les
monographies. Celle-ci est convaincante par le cadre d'analyse choisi, par les documents
exploités, par le souffle que lui confèrent des intuitions fécondes. On n'en aura que
moins de remords à confesser quelque scepticisme à l'égard d'une partie de son
augmentation. Ainsi qu'une certaine perplexité devant la notion d'« invention de l'école »
et le curieux va-et-vient entre réalités et représentations où Gilles Rouet inscrit cette
notion, qui lui a donné, il est vrai, matière à un beau titre.
Philippe SAVOIE

Jean-Paul VISSE, La question scolaire 1975-1984, évolution et permanence, Villeneuve-


d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, 537 p., 190 F.
L'épais ouvrage de Jean-Paul Visse contient, disons-le toute de suite, une étude
claire et informée de la crise scolaire des' années 1981-1984, c'est-à-dire du grand
mouvement politique suscité par lé projet de loi Savary visant à intégrer l'enseignement
privé dans un service public « unifié ». Cette affaire, qui s'inscrit dans l'histoire de la
« guerre scolaire » opposant depuis plus d'un siècle enseignement public et enseignement
privé et qui a par ailleurs puissamment contribué à la chute du gouvernement Mauroy
(juillet 1984), n'était nulle part racontée avec autant de précision. Rien qu'à ce titre, ce
livre est appelé à rendre des services.
L'auteur rappelle l'ancienneté et l'épaisseur du contentieux entre les deux écoles
comme le traumatisme durable créé dans le camp laïque par la loi Debré de 1959 (on
1999 - Nos 3-4 49

oublie trop souvent qu'une pétition demandant l'abrogation de la loi recueillit onze
millions de signatures en 1960 et que, la même année, 400 000 personnes se jurèrent à
Vincennes de tout mettre en oeuvre pour revenir au statu quo). Il étudie séparément les
différents acteurs de cette histoire compliquée : du côté des laïques, le C.N.A.L. (Comité
national d'action laïque, dont le secrétaire général est Michel Bouchareissas), le syndi-
calisme enseignant, la Ligne de l'enseignement, les associations de parents d'élèves, la
franc-maçonnerie, les partis de gauche. Dans le camp d'en face, l'épiscopat (et le
chanoine Guiberteau, secrétaire général de l'enseignement catholique), les parents d'élève
du privé (l'U.N.A.P.E.L. dont le président est alors Pierre Daniel), les syndicats
d'« enseignants libres », l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement. Il
rappelle la position modérée de la plupart des Français en 1981 (les passions anticléri-
cales se sont éteintes, la « querelle scolaire » est devenue marginale à l'intérieure de la
« question scolaire », l'opinion se soucie surtout de la détérioration objective de l'ensei-
gnement public). Il retrace ensuite, sous une forme classiquement narrative (p. 313-
487), l'histoire de la loi Savary jusqu'à son abandon final, dans les jours sombres de
juin-juillet 1984. Il évoque enfin la remise en ordre chevénementiste de 1984-1985.
Ce travail se signale fondamentalement par son sérieux, sa modération et sa clarté.
Sur un sujet encore brûlant, Jean-Michel Visse parvient à faire le point avec précision
(dans une polémique finalement très juridique, de minuscules ambiguïtés de vocabulaire
prennent des proportions considérables) et lucidité (on sent bien quelquefois que son
coeur penche à gauche mais il n'hésite pas à critiquer le sectarisme final d'un Pierre
Maurois). Il éclaire certains aspects obscurs de la querelle, et en particulier l'opposition
à l'intérieur du camp clérical entre modérés (responsables d'associations et évêques) et
ultras (la plupart des ténors politiques de droite, dont Jacques Chirac qui semble avoir
perdu dans cette affaire plusieurs occasions de se taire). Il souligne aussi des aspects
peu connus ou paradoxaux de la sociologie protestataire (ainsi apprend-on que la
plupart des manifestants yersaillais du 4 mars 1984 étaient des parents d'élèves du
public !).
Cela dit, l'entreprise a aussi ses limites : l'histoire écrite ici est trop souvent trop
exclusivement politique pour rendre compte de tous les enjeux de l'affaire (l'auteur,
journaliste de formation, est manifestement plus à l'aise dans la chronique et là revue
de presse que dans l'histoire culturelle). Par ailleurs, le découpage chronologique
d'ensemble pourrait être contesté : le point de départ de 1975 (réforme Haby) n'est pas
d'une évidence absolue pour ce qui est de la « querelle scolaire » stricto sensu. Il eût
mieux valu commencer en 1959, voire remonter à Vichy (qui est en la matière
l'inspiratrice de la plupart des réformes de la IVe et de la Ve République). Enfin, on
peut s'étôwier que, dans une trame narrative généralement claire, le 10 mai 1981 n'ait
pas été choisi comme charnière !
Cela dit, redisons-le, l'ouvrage est globalement fort commode : le texte est agréable-
ment hiérarchisé et il est accompagné de très utiles annexes (index, chronologie, dossier
photographique).
Pierre ALBERTINI

Jacques GANDOULY, Pédagogie et enseignement en Allemagne de 1800 à 1945, Strasbourg,


Presses Universitaires de Strasbourg, 1997, 421 p., 150 F.
Depuis l'ouvrage de Maurice Cauvin, paru en 1970, peu de livres en langue française
ont traité de l'enseignement allemand à l'époque contemporaine. L'ouvrage de Jacques
Gandouly, couvrant un siècle et demi, suscite donc, d'emblée, l'intérêt du spécialiste.
Dans la première partie, la plus courte (34 p.), à travers l'évocation de la période
allant de l'Aufklàrung au Romantisme, Jacques Gandouly met en valeur le modèle
allemand de la Bildung, formation générale accessible à tout homme pour Pestalozzi,
idéal de formation de soi pour Humboldt, le mérite de ce dernier était d'avoir participé
50 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

à des réalisations concrètes en Prusse. Même si la forme de cette première partie


demeure classique avec la présentation successive de grandes figures: Pestalozzi,
Humboldt, Fichte, Hegel, Schleiermacher et Herbart, son intérêt est aussi de mesurer
les résistances sociales de la noblesse et de la bourgeoisie aux changements, à partir
des années 1820. L'échec de la Révolution de 1848 donne lieu à des passages fort
intéressants sur le recul de l'idéal de la Bïldung, réduite à une vision utilitariste et
matérielle. On peut regretter que d'autres régions de l'Allemagne, telle la Saxe, ne soient
pas évoquées.
La longue deuxième partie (122 p.), consacrée à la période 1890-1914, évoque les
différents degrés de l'enseignement public, principalement en Prusse. La période wilhel-
minienne est marquée, entre autres, par le débat sur l'idée d'école unique (Einheitschuk),
sur la neutralité confessionnelle et la gratuité de l'école.
Sous le règne de Guillaume II, l'enseignement secondaire voit le recul des humanités
et la modernisation des programmes. En dehors de la diversification des établissements,
l'évolution du secondaire nourrit également de nombreux débats et suscite l'intervention
personnelle de l'Empereur (Conférence sur l'École de 1890). Jacques Gandouly, là
encore, aborde peu les autres États allemands. L'Université allemande de l'époque
wilhelminienne jouit d'un prestige international et est marquée par la dérive antilibérale
et nationaliste. L'augmentation des étudiants, la présence importante des étrangers
constituent autant de traits marquants qui accompagnent la diversification horizontale
des établissements universitaires.
La culture estudiantine complète le tableau brossé par Jacques Gandouly. On
retiendra, entre autres, les pages tout à fait passionnantes sur les corporations, sur le
mouvement en faveur deTauto-administration étudiante (A.ST.A. : comités généraux
étudiants) sur les rapports entre l'armée et l'institution scolaire, trait spécifique de
l'histoire prusso-allemandé, avant 1914. Au cours de cette période, des voix s'élèvent
pour dénoncer les carences de l'enseignement en Allemagne, témoignages du sentiment
d'une crise générale de la Bildung. Le mouvement du réformisme pédagogique tente de
répondre à la crise. Jacques Gandouly n'examine pas tous les courants de la Reformpâ-
dagogïk mais choisit d'étudier la naissance du mouvement à partir de la Kunsterzie-
hungsbewegung (Mouvement d'éducation par l'Art), des internats de campagne
(Landeniehungsheime) qui mettent l'accent sur la vie communautaire, le troisième
courant éducatif étant celui de l'école active (Arbeitsschulbewegung), qui se conjugue
avec les influences du système stôgd Scandinave.
La République de Weimar, objet de la troisième partie, se révèle être une période
extrêmement fertile. La Conférence du Reich sUr l'École (juillet 1920), véritables États
généraux de l'Éducation, ne parvient pas à définir un idéal commun. Sous Weimar,
l'enseignement de la pédagogie s'émancipe lentement de la philosophie et devient une
discipline universitaire. Jacques Gandouly présente les grands courants théoriques,
montrant la richesse de la réflexion sur l'éducation au cours de la période. Cependant,
les multiples rencontres et congrès pédagogiques, en particulier en Prusse, témoignent
également de la récupération du réformisme par le pouvoir (Congrès de Weimar de
1926) et de l'introduction de nouvelles formules telles que «frontières ou limites de
l'éducation » qui deviennent, pour les responsables politiques, la justification d'une
réduction budgétaire en matière d'éducation, surtout après 1930.
L'un des faits marquants est la loi sur l'enseignement primaire du 24 avril 1920,
qui fait de l'école primaire (Grundschule) l'école obligatoire pour tous les enfants de 6
à 10 ans. Dans le secondaire, malgré les déclarations officielles sur l'unité, dans les faits,
une douzaine de types d'établissements subsistent. Parmi les changements, on note le
développement de l'enseignement féminin (40 % des bacheliers sont des filles en 1931).
L'évolution démographique représente un autre élément capital de l'histoire scolaire.
L'augmentation du nombre des diplômés coïncide avec la saturation du marché du
travail, cristallisant le débat sur la question de la valeur des diplômes. Sous la
République de Weimar, le monde universitaire aspire à des réformes, dont témoigne la
création de l'association du Deutsches Studenwerk (1929), l'apparition d'un nouveau type
1999 - Nos 3-4 51

d'étudiant salarié (Werkstudent) et les universités populaires (Volkshochschulbewegung),


mais, à partir de 1927-28, les nationaux-socialistes commencent à enregistrer les
premiers succès dans les organes représentatifs.
Jacques Gandouly sort de l'oubli des tentatives éducatives à vocation politique (celle
du socialiste Fritz Karsen, celle du juif Martin Buber), ces expériences illustrant le
pluralisme éducatif de Weimar. L'auteur consacre, en outre, neuf pages à la Waldorf-
schule de l'autodidacte Rudolf Steiner, seule vraie réussite d'éducation et de pédagogie
alternatives.
Dans la longue dernière partie, consacrée au Troisième Reich (134 p.), J. Gandouly
montre que, s'il n'y a pas continuité entre la Reformpedagogik et le national-socialisme,
il existe certaines affinités qui expliquent la facilité entre laquelle les dirigeants de
Troisième Reich ont pu instrumentaliser et manipuler les idéologèmes, tout particuliè-
rement celui de la Gemeinschaft en tant que contre-modèle allemand/raciste de la société
occidentale.
La « révolution nationale », voulue par le national-socialisme, est avant tout une
« révolution de l'éducation ». L'action de l'État, selon Hitler, doit s'organiser autour de
deux grands axes : d'une part, l'hygiène raciale (Rassenhygiene), d'autre part, l'éducation
ou la formation des capacités mentales et morales, l'accent étant mis sur « l'éducation
du caractère », le savoir scientifique n'étant placé qu'en troisième position. La guerre,
surtout à partir de 1941-42, provoque un allégement de la scolarité et l'exclusion
définitive des enfants juifs des « écoles allemandes ». La « nazification » de l'enseigne-
ment supérieur, marquée par l'épuration du personnel enseignant et l'exclusion des
étudiants juifs et communistes, est le résultat d'un double processus : d'une part la
pression exercée d'en bas par les étudiants, d'autre part, un travail législatif en
profondeur qui fixe les règles d'un nouvel ordre intellectuel. L'enseignement supérieur
connaît une baisse de niveau, dont témoignent la baisse du nombre des habilitations et
la dispersion des activités de recherche.
Le dernier chapitre s'intéresse à la formation idéologique à l'époque hitlérienne.
. Jacques Gandouly tente d'expliquer les raisons de la séduction de la Hitlerjugend, fondée
en 1926. Son aspect social doublé d'une modernité technique, les effets du chômage, la
crise des débouchés universitaires, le désir d'échapper à la tutelle des parents expliquent
la facilité avec laquelle les dirigeants nazis ont pu mettre au pas les autres mouvements
de jeunesse. Cependant, les études sur la Alltagskultur ont montré l'existence de contre-
cultures (« Les Pirates de l'EdelweiB » de la région de la Ruhr, les « meutes » issues des
quartiers ouvriers de Leipzig, le mouvement Swing de Hambourg), relativisant l'emprise
éducative de la Jeunesse hitlérienne.
Si on peut regretter le nombre important de « coquilles », ce travail, qui a le mérite
de traiter une période large, est dense, clairement structuré et s'appuie sur une
bibliographie en langue allemande extrêmement abondante. Jacques Gandouly livre un
ouvrage indispensable à tout spécialiste de l'Allemagne ou historien de l'enseignement.
Gilbert NICOLAS

Alain CLAVIEN,Histoire de la Gazette de Lausanne. Le temps du colonel, 1874-1917, s.l.,


'
Éditions de l'Aire, 1997, 355 p.
Alain Clavien avait publié en 1993 un livre important Les Helvétistes. Intellectuels et
politiques en Suisse romande au début du siècle. Il y brossait le tableau d'une droite
intellectuelle radicale, nationaliste et xénophobe, organisée autour de revues {La Voile
Latine puis Les Feuillets) et de quelques hommes, critiques et écrivains souvent brillants,
comme Gonzague de Reynold ou Robert de Traz.
C'est un tout autre milieu que Clavien présente dans son dernier ouvrage. On y
retrouve toutes les qualités de sérieux et de rigueur propre à un historien suisse qui
connaît bien l'historiographie européenne mais le sujet choisi est sensiblement moins
52 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

épicé. Il est. vrai qu'on ne peut réserver au traitement historique les seuls extrêmes,
marginaux, minorités dont il y a toujours plus à dire que les majorités, surtout lorsque
ces dernières paraissent ternes, juste milieux, trop sages sans doute comme ce fut le
cas de la Gazette de Lausanne et de son rédacteur en chef le prudent Edouard Secretan.
Peut-être faut-il reconnaître derrière le livre d'Alain Clavien comme une évocation
désenchantée de la vie politique et intellectuelle helvétique au début du siècle: «La
Suisse romande, constate l'auteur, reste cloisonnée par un esprit de clocher et des
rivalités cantonales [...] » (p. 227).
Au regard des nations voisines, qui attirent toujours l'attention des élites helvétiques
cependant si soucieuses d'indépendance nationale, tout est ici sous-dimensionné. Lau-
sanne, elle-même, « est une petite ville » (p. 255) qui n'offre qu'un nombre très limité
dé lecteurs. Si durant la période considérée, et surtout pendant les années 1890, la
Gazette de Lausanne connut un essor impressionnant, celui-ci ne fit passer le quotidien
que d'un tirage de 4 000 exemplaires environ vers 1874, lorsque Secretan prit les rennes
d'un périodique créé à la fin du XVIIIesiècle (1798-1804), à 10 000 exemplaires environ
à la veille de la Première guerre mondiale. Profitant de la censure qui pesait sur la
presse des pays belligérants, à l'instar du Journal de Genève, mais moins que ce dernier
qu'elle avait pourtant dominé pendant l'avant-guerre, la Gazette atteint les 20 000
exemplaires dans les années 1920.
À cette échelle donc, tout est plus petit. Les budgets d'abord, réduits, n'autorisent
qu'un nombre très limité de salariés à plein temps (5 ou 6). Les membres du Conseil
d'administration qui préside aux destinées du titre font en outre preuve d'une frilosité,
pour ne pas dire d'une ladrerie, qui handicapent indéniablement l'expansion du journal.
Les ambitions elles-mêmes sont petites, en dépit de l'activité déployée par Secretan,
plus audacieux, plus imaginatif, que la plupart des membres de son Conseil d'adminis-
tration. Ses propositions réussissent parfois à bousculer les petites craintes : il obtient
ainsi au bout de quelques années la fin de l'anonymat des articles (régime habituel à
l'ensemble de la presse helvétique), la création d'un supplément culturel le dimanche,
l'intégration de tel ou tel collaborateur. Mais le journal reste d'aspect étonnamment
austère: du texte en colonnes, jusqu'en 1914, sans la moindre illustration, sans la
moindre fantaisie typographique et sans faits divers ou presque, toujours susceptibles
de heurter un lectorat dont dépendent les revenus des actionnaires.
Le journal est ainsi modéré en tout et il faut convenir que l'histoire de la modération
est moins appétissante que celle de l'excès. Les scandales, quand il y en a, sont eux-
mêmes aussi petits, modérés, pourrait'On dire, souvent vite éteints, avec la volonté de
n'effaroucher personne, et surtout pas les lecteurs qui sont d'abord des abonnés, les
membres d'une famille. Clavien a beau signaler que la Gazette de Lausanne vécut une
profonde transformation avec l'arrivée d'Edouard Secretan qui en fit une feuille d'opinion
et pas seulement de bon ton, la polémique, surtout après 1892, reste bien sage.
Convenons que la vie politique suisse a connu un processus de civilisation des moeurs
plus achevé que dans la plupart des autres pays européens. Le clivage qui oppose les
radicaux au pouvoir aux libéraux-conservateurs parmi lesquels Secretan et la Gazettte
de Lausanne se rangent, a des traductions moins violentes que n'en ont les heurts de
partis en France ou en Allemagne, pour prendre des deux pays vers lesquels les Suisses
regardent le plus complaisamment.
L'un des grands apports de l'étude d'Alain Clavien est sans doute dans cette analyse
en creux de la vie politique normale en Suisse qui tranche si vivement avec ce qu'il
nous avait présenté dans son précédent ouvrage et qu'ont mis également en évidence
d'autres historiens suisses comme Hans-Ulrich Jost ou Diana Le Dinh. Avec Secretan,
la Gazette de Lausanne est en effet devenu l'organe du parti libéral-conservateur vaudois
et donc un acteur politique à part entière. Secretan n'est pas seulement un journaliste :
il est aussi un homme politique non seulement parce que ses articles de la Gazette
jouent un rôle important dans la vie politique vaudoise et même au-delà (le lectorat de
la Gazette de Lausanne s'étend de plus en plus sur l'ensemble du territoire helvétique)
mais également parce que ce fils de pasteur, né en 1848, est un élu du Conseil national
1999 - N°s 3-4 53

et que son grade de colonel, commandant une division de 1895 à 1907, lui confère une
autorité particulière.
La politique de la Gazette est donc libérale. Vraiment libérale, d'un libéralisme pris
dans toutes ses dimensions : hostilité aux emprises de l'État, bien sûr, au rachat des
chemins de fer, par exemple, qu'obtinrent pourtant les radicaux au pouvoir, ou à l'impôt
progressif sur le revenu auquel il fallut pourtant bien se soumettre pendant la Première
guerre mondiale. Ce journal de classes moyennes manifeste aussi les plus grandes
préventions contre les lois sociales et s'inquiète naturellement du développement, même
limité, du mouvement ouvrier et du parti socialiste. Seul le philosophe Charles Secretan
y défend pendant plusieurs années, jusqu'en 1893, les principes d'un vague solidarisme
chrétien qui sait mesurer la peine des ouvriers. Mais l'audace n'ira pas au-delà.
Il convient tout autant d'apprécier ce libéralisme conservateur, mais sans conces-
sion, à l'aune de prises de position moins convenues. En matière de politique interna-
tionale, chapitre sur lequel s'exprime dans une rubrique spéciale et très lue, une autre
haute figure du journalisme helvétique en la personne d'Albert Bonnard, des choix se
font parfois plus audacieux. Ainsi en va-t-il de la défense de Ferrer, fusillé en 1909, ou
de celle de Dreyfus en faveur de qui le journal et son « colonel » se prononcent
nettement (à partir de 1902, la Gazette de Lausanne accueillit même régulièrement des
articles du Colonel Picquart engagé dans une campagne en faveur de la réhabilitation
de Dreyfus). On ne s'étonnera donc pas de voir se manifester les plus grandes préventions
à l'encontre de tous les mouvements xénophobes qui se développent en Suisse au début
du siècle et, plus particulièrement, une grande méfiance suscitée par le nationalisme
des helvétistes. Cette culture politique n'est pas celle de la Gazette de Lausanne, qui
s'appuie sur un libéralisme optimiste allant à l'encontre des déplorations décadentistes
d'une extrême-droite intellectuelle helvétique trop marquée par ses lectures de L'Action
française. Ce libéralisme se manifeste aussi en matière culturelle : la Gazette reste
ouverte à l'expression du pluralisme même si ses critiques attirés, comme le célèbre
Philippe Godet, l'ami de Secretan, représente plutôt la vieille garde littéraire, le bon
ton, le respect des conventions, garants de l'ordre nécessaire à une petite ville comme
Lausanne.
Le dernier chapitre du livre d'Alain Clavien (auquel je reprocherai de n'avoir pas
eu plus... d'audace dans le plan qui est par trop chronologique et tend ainsi à noyer ses
lignes de force) est tout particulièrement intéressant. Il évoque la vie politique helvétique
pendant la Première guerre mondiale, sujet sur lequel les études sont encore extrême-
ment rares. Il y montre comment les tropismes allemands ou français ont créé de
nouvelles lignes de fractures qui ont véritablement mis en péril l'unité nationale. C'est
sans douter J^ première fois (culture de guerre oblige !) que la violence atteint de tels
seuils dans les polémiques journalistiques. Ne demanda-t-on point que l'on fusillât
Secretan, parti dans une campagne de dénonciation de la germanophilie de certains
officiers suisses ? La disparition de Secretan en 1917 contribua à éteindre cette flambée.
Même la guerre ne parvint pas à allumer durablement les passions. Il n'est pas
impossible que l'entre-deux-guerres fut marqué par d'autres comportements, quand la
crise du libéralisme soumit la sage Gazette de Lausanne aux séductions des régimes
autoritaires.
Christophe PROCHASSON

Catherine POMEYROLS, Les intellectuels québécois : formation et engagements, 1919-1939,


Paris, L'Harmattan, 1996, 537 p., 180 F.
Ce livre, directement issu d'une thèse, traite d'un sujet original en France, et par
bien des côtés au Québec ; l'auteur utilise une méthode historique forgée par René
Rémond et Jean-François Sirinelli pour l'étude des intellectuels et l'applique à la société
québécoise de l'entre-deux-guerres, tout en s'appuyant sur des sources nombreuses et
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variées, étudiées sur place. C. Pomeyrols tient à dissiper l'illusion de la modernité qui
entoure certains intellectuels du Québec en montrant comment ils se rattachent à un
mouvement de droite ou d'extrême-droite très présent en France et dans d'autres pays
à l'époque. Une telle approche est nécessaire et vient plus facilement d'un chercheur
étranger que d'un Québécois, qui ignore souvent l'importance de tels liens internatio-
naux. Le travail est divisé en cinq grands chapitres : histoire des idées, histoire des
intellectuels, formation scolaire, formation idéologique, engagements.
Après une bonne présentation de rhistoriographie québécoise et de l'importance du
chanoine Groulx, C. Pomeyrols se concentre sur 23 intellectuels dont elle suit la carrière
depuis l'école jusqu'à leurs attitudes au moment de la guerre. Ce choix guidé par
l'existence d'archives et de documents, comme par l'impossibilité de toute exhaustivité
est bien conduit, puisqu'on retrouve des gens comme André Laurendeau, Jean Bruchési,
Roger Duhamel, Jean-Louis Gagnon ou Georgés-Émile Làpalme, qui ont tous joué un
rôle important. On peut regretter qu'une liste récapitulative ne soit pas fournie dans le
texte, pour éviter d'aller aux annexes où l'on trouve leurs notices biographiques.
À partir de ce groupe C. Pomeyrols décrit judicieusement une génération. Elle
montre le caractère très homogène et conservateur de leur formation : ils sont tous
passés par des collèges classiques •— semblables aux lycées français antérieurs aux
réformes dé 1902 — qui ont imposé un filtre idéologique catholique et ultramontain,
anti-révolutionnaire et suspect à l'égard de la démocratie. L'accès aux livres est contrôlé
étroitement et rares sont ceux qui parviennent à sortir de ce moule. Les nombreux
séjours en France, en Belgique, en Italie ou en Suisse ne modifient guère cette formation
puisqu'ils se déroulent uniquement dans des milieux et des institutions de même
tendance ; en revanche, ces étudiants perçoivent le décalage qu'il existe entre leur
Québec et la France dans beaucoup de domaines : présence d'une gauche, contestation
de ces valeurs. Mais ces collèges sont aussi des lieux de sociabilité avec les clubs et les
revues, qui suscitent amitiés et liens idéologiques étroits.
C. Pomeyrols présente également le milieu intellectuel dominé par le chanoine
Groulx, maître a penser et grand ordonnateur de cette jeunesse. La revue VAction
française n'est pas parente que par le nom de son homonyme de France et l'organisation
Jeune Canada, dont ces jeunes sont presque tous membres, constitue la jeune garde de
Groulx. La plupart de ces intellectuels baignent dans une admiration pour le fascisme
italien et même le nazisme dont la radicalité les séduit d'autant plus qu'ils
s'accompagnent d'un nationalisme exacerbé qui éveille bien des échos dans une géné-
ration marquée par Groulx. Aussi n'est-il pas surprenant que ces jeunes soient vigoureu-
sement antisémites (p. 268), mais on peut se demander si C. Pomeyrols, à force d'établir
des parentés avec l'Europe, né sous-estime pas la profondeur de ces convictions. Sans
doute, n'y a-t-il eu aucune violence antijuive au Québec, mais que de brutalité dans les
mots et dans certaines attitudes. Bien sûr, ceux de ces intellectuels qui iront en
Allemagne à la fin des années 1930 sont-ils totalement étrangers à la militarisation du
pays ou au culte du chef ; ils sont en cela des Américains du Nord, ce qui les protège
de dérives excessives, sans diminuer l'ardeur de leurs convictions. D'ailleurs, alors que
C. Pomeyrols insiste sur les séjours en Europe des uns et des autres, sur les liens
importants entre les « Actions françaises », elle est fort peu explicite sur l'influence
précise de la réalité américaine sur ces hommes (p. 345) : vont-ils en vacances aux
États-Unis, vont-ils voir des films américains — qui occupent la quasi-totalité des salles
— écoutent-ils la radio ? Cela aurait pu donner un autre
éclairage. Les séjours en France
sont particulièrement bien étudiés et celui de André Laurendeau montre à quel point il
conserve une action militante pour faire aboutir son projet de Laurentie, comment il
admire certaines méthodes de gauche, sans jamais varier sur le plan idéologique. Dans
ce dernier chapitre, sur l'Engagement, C. Pomeyrols fait également fort bien le point
sur l'essor du nationalisme dans ce groupe, qui conduit, en raison du substrat idéolo-
gique, à une admiration pour le corporatisme mussolinien et surtout salazariste. On
comprend que ces intellectuels aient été tous pétainistes, refusant une guerre qu'ils
voyaient comme britannique, bien que quelques divisions soient apparues à ce moment.
1999 - N°s 3-4 55

Dans sa conclusion, l'auteur critique à juste titre une tendance québécoise à vouloir
s'isoler des influences extérieures et elle insiste au contraire sur l'étroite parenté qui
unit ces intellectuels aux courants de pensée qui traversent l'Europe ; elle interprète
toutefois mal la phrase de André Bélanger (p. 447) qui souligne cet isolement, sans le
reprendre à son propre compte.
Ce livre est tout à fait intéressant, agréable à lire en dépit d'une présentation
médiocre, et il apporte beaucoup à l'étude des intellectuels au Québec et ailleurs.
Catherine Pomeyrols tire le meilleur parti de sa méthode importée, même si on peut
lui reprocher de ne pas assez en sortir; il aurait peut-être fallu montrer mieux
l'importance sociale de ces mouvements, leur influence sur un peuple qu'ils méprisent
et leur impuissance relative à communiquer avec des Québécois souvent américanisés
par le milieu dans lequel ils vivent. On doit aussi regretter que le livre n'ait pas été
publié au Québec, où il aurait contribué au débat et à l'avancement des recherches.
Jacques PORTES

Emmanuelle LOYER,Le Théâtre citoyen de Jean Vilar, une utopie d'après-guerre, Paris,
P.U.F1, 1997, 252 p., 148 F.
Lorsqu'à l'été 1951, un décret nomme Jean Vilar directeur du T.N.P., il désigne au
grand public un metteur en scène de 39 ans, jusque-là «l'homme des petits théâtres
confidentiels et des auteurs d'avant-garde et méconnus ». Emmanuelle Loyer montre
comment l'homme est devenu un véritable mythe, pour les amateurs de théâtre comme
pour ceux, de manière plus large, pour qui le T.N.P. a aussi été un projet de société.
Mai 1968 avait marqué le début d'une période d'oubli de cette aventure ou du moins
d'effacement dans les mémoires. Les années 90, commémoration du cinquantenaire
d'Avignon oblige, ont renouvelé le mythe vilarien — quasiment jusqu'à la canonisation.
Si l'auteur espère que l'explication historique des premières années du T.N.P. permettra
peut-être à un secteur théâtral aujourd'hui déclinant, en crise, selon elle, de tirer une
leçon pour l'avenir, cette étude ne se place pas dans l'optique théâtrale mais se réclame
de l'histoire culturelle.
Belle formule que celle sous laquelle elle place ce livre, tiré de sa thèse. « Il faut
croire que l'histoire d'une époque s'écrit autant avec ses utopies qu'avec ses réalisations. »
Cette utopie est retracée dans ses trois dimensions fondamentales : les rapports entre le
T.N.P., seiyice public, et l'État ; entre le T.N.P., entreprise d'éducation populaire, et le
public ; entre le T.N.P., théâtre civique, et la cité.
L'apport de l'auteur est de replacer le T.N.P. dans son contexte historique, bénéfi-
ciant de toutes les recherches récentes en histoire culturelle sur les années 1950,
contexte qui seul autorise à en dégager l'originalité. L'État, mécène sous la royauté,
grand ordonnateur de fêtes civiques sous la Révolution Française, ne s'est guère
préoccupé d'intervenir dans le théâtre avant le Front Populaire. La création du T.N.P.
en 1920 pour Firmin Gémier a été rendue possible par l'unanimisme de l'après-Grande
Guerre mais n'a pas, tenu ses promesses en matière de théâtre populaire. Le Front
Populaire, Vichy même, qui se fait le chantre du Cartel et la Libération, sont des
périodes de rapports fastes entre l'État et le théâtre. Au début des années 1950, le
théâtre est un vecteur de la culture populaire qui annonce l'installation d'une démocratie
culturelle et sociale, promise dans la constitution de 1946. La création de Centres
dramatiques nationaux dynamiques suscite la volonté de relancer l'activité du T.N.P.
Cependant, lorsque Jeanne Laurent pressent Jean Vilar pour la direction du T.N.P.,
en 1951, elle ne lui facilite pas la tâche à venir. Elle lui propose certes un outil
passionnant, alors que la conjoncture n'est pas facile pour les artistes, mais qui fait
quand même hésiter celui qui connaît de francs succès au Festival d'Avignon. Il aurait
d'ailleurs été intéressant d'évoquer les premières mises en scène de Jean Vilar, déjà
révélatrices de sa personnalité. En 1943, l'écrivain Jean Schlumberger, dont Vilar mettait
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en scène une pièce, notait déjà dans ses carnets personnels qu'il avait eu l'impression
« d'un type sincèrement dévoué à son art ».
Le contrat qui lie Jean Vilar au T.N.P. est peu différent de celui des précédents
directeurs qui ont fait au T.N.P. des matinées scolaires et des opérettes. De plus, Jeanne
Laurent, qui lui promettait des améliorations, n'est plus en fonction dès 1952.
Emmanuelle Loyer met bien en évidence le rôle joué par la personnalité de Jean
Vilar, dans le quotidien, pour surmonter les difficultés financières et faire de l'entreprise
commerciale du T.N.P. un service public à son idée, plus qu'à celle d'un État tatillon ;
le forçant à assurer son devoir culturel et à exercer pleinement sa mission de transmis-
sion d'un civisme laïc et républicain. Elle dresse alors l'étonnant portrait d'un directeur,
patron autoritaire, paternaliste, préoccupé de toutes les petites économies possibles. Si
le fils de petits boutiquiers a parfaitement réussi à stabiliser une entreprise envers
laquelle l'État, même avec un ministre de la culture favorable comme André Malraux,
sera toujours très chiche, on doit savoir, pour comprendre son obstination, que son
idéal est l'héritage d'un demi-siècle de réflexion.
D'abord dans le domaine de l'éducation populaire, qui voulait transmettre au peuple
la culture universelle des Lumières, sans que ce peuple soit forcément ouvrier, ce que
Sartre reproche à Vilar en 1955. Les intellectuels dreyfusards estimaient possible une
pédagogie du civisme où le théâtre tenait une place de première importance. Le T.N.P.
bénéficie du soutien sans faille et de la logistique de ses réseaux. Dans la société des
années 1950, encore marquée par la pénurie du temps de guerre, les classes moyennes
se révoltent contre la difficulté d'accès aux biens culturels. Jean Vilar répond à cette
demande nouvelle en privilégiant en toutes circonstances un public de travailleurs
salariés, qui doit pouvoir rentrer tôt chez lui et manger à peu de frais sur place. Le
T.N.P. met au point une nouvelle démarche commerciale s'appuyant sur les associations,
les comités d'entreprise récemment créés, prospectant des formules d'abonnement et de
fidélisation grâce à des événements spéciaux comme les Nuits et les Week-Ends, le tout
à des prix défiant toute concurrence. On peut souligner que Jean Vilar met en application
des principes déjà largement définis dans les milieux de l'éducation populaire. (Travail
et Culture par exemple).
L'esthétique est renouvelée dans le même esprit : la salle à l'italienne, qui reflète les
divisions de classe, est honnie. Si Chaillot ne correspond guère à l'idéal, le jeu hors du
cadre de scène permet d'y remédier. Le décor simplifié, les lumières et la symbolique
des couleurs des costumes constituent un style nouveau, alors en pleine opposition avec
les ors du boulevard. Vilar se situe dans l'héritage de Jacques Copeau, le créateur du
Vieux-Colombier, et de ses recherches formalistes sur le tréteau nu, sur le dépoussiérage
des classiques, mais il en rejette l'isolement par rapport au grand public, et le
mysticisme. Il se réfère aussi à Firmir Gémier et à sa vocation populaire, en connaissant
heureusement plus de succès, et surtout à Charles Dullin, dont il a été l'élève.
Le T.N.P. n'est pas seulement une aventure théâtrale et l'aspect le plus original de
l'ouvrage est l'évocation détaillée de l'atmosphère politique. Le T.N.P. subit les consé-
quences de l'évolution des relations internationales. Au coeur de la guerre froide, entre
1952 et 1954, Jean Vilar se débat dans les difficultés financières, affronte l'hostilité du
comité à Avignon et l'indifférence de l'État, est en même temps accusé de crypto-
communisme. De nombreuses convergences apparaissent entre les thèmes traités comme
celui de la paix, l'attention portée au public populaire et les pratiques communistes en
matière de théâtre. Toutefois Vilar défendra jalousement la neutralité politique du T.N.P.
et c'est plutôt pendant les années de la guerre d'Algérie, durant lesquelles il doit faire
face aux critiques non plus de ses ennemis, mais de ses anciens amis de gauche, les
fervents nouveaux convertis à Brecht et à la revue Théâtre populaire, que son répertoire
se politise nettement.
Lorsque Vilar décide de ne plus renouveler son contrat, en 1963, on se perd en
conjectures sur les raisons. Faible soutien de Malraux à un personnage gênant dans sa
critique de l'État ? Difficultés financières dues à la crise de croissance sans que la
subvention n'augmente ? Banalisation d'un système bien rodé ?
1999 - Nos 3-4 57

Ce qui reste du T.N.P. aujourd'hui, c'est un modèle moderne de gestion du théâtre


public, en particulier dans la constitution d'un public dans les zones éloignées du
monde théâtral. Il faut bien avouer, en revanche, que l'exigence austère d'un spectacle
dépouillé, transmettant la culture classique et libératrice au peuple ébloui a largement
volé en éclat avec le relativisme culturel des années 1960.
Patricia DEVAUX

Jean-Pierre Rioux et Jean-François SIRINELLI(dir.), Histoire culturelle de la France, t. 4 :


Le temps des masses. Le vingtième siècle, par Jean-Pierre Rioux et Jean-François
Sirinelli, Paris, Seuil, « L'univers historique », 1998, 403 p., 340 F.
L'Histoire culturelle de la France est publiée dans une collection et chez un éditeur
prestigieux. Certains ouvrages, qu'on les loue ou les répudie, qui y furent édités marquent
une ligne sensible dans l'histoire de l'histoire des trente dernières années. Tous défendent
des thèses originales nourries de sources et de bibliographies minutieusement élaborées.
Ce dernier volume de l'Histoire culturelle de la France prend donc ici une place à part.
Illustré d'une très riche et très belle iconographie, l'ouvrage s'apparente en effet
davantage à une synthèse de seconde main, sans apport original, ni en terme d'infor-
mations, ni même d'un point de vue problématique. Il ne se distingue guère du dernier
manuel d'histoire culturelle disponible publié par Pascale Goetschel et Emmanuelle
Loyer, qui remplit au demeurant tout à fait convenablement sa fonction. On aurait pu
attendre un peu plus d'un livre publié dans la collection « L'Univers historique ».
Même éditorialement déplacé, un manuel, lorsqu'il est bon, a droit à tous les éloges.
On aurait bien pu se consoler de cette petite tricherie avec le genre si l'on avait trouvé
dans cet ouvrage toutes les qualités de l'excellente mise au point : bibliographie à jour,
discussion des thèses en présence, sérénité idéologique du propos, richesse et nouveauté
des informations utilisables par les étudiants dans leurs travaux universitaires, etc. Les
deux auteurs se placent d'ailleurs inégalement face au genre manuel. Les chapitres
rédigés par Jean-Pierre Rioux sont plus riches d'informations concrètes que ceux pris
en charge par Jean-François Sirinelli, mais souffrent malheureusement cruellement
d'une volonté démonstrative que la conclusion, assumée par les deux auteurs, révèle
toute nue. Déplorant, avec plus ou moins de netteté, la « crise des valeurs républi-
caines », les auteurs en appellent à leur nécessaire restauration, seule susceptible de
rétablir une culture française en voie de désagrégation depuis une vingtaine d'années.
Pourquoi pas ? Le débat vaut peut-être la peine d'être conduit. Mais pas nécessairement
sur ce ton," «t pas dans un livre d'histoire, dont on est en droit d'attendre autre chose.
Si l'histoire doit bien servir à armer nos réflexions contemporaines, elle n'a pas à se
transformer en morale. C'est ce qu'une telle façon de faire l'histoire culturelle peut, ici,
nous amener à redouter.
C'est d'ailleurs à ce niveau qu'il faut poser une deuxième question à cet ouvrage.
Quelle est la conception sous-jacente à une histoire culturelle de la France ? Sans
évoquer une nouvelle fois les controverses s'opposant dans la délimitation et la légiti-
mation d'une telle histoire (dont une excellente livraison de la Revue germanique
rappelait récemment l'ancienneté et la durée notamment autour de la Kulturgeschichte
défendue au début du siècle par Karl Lamprecht), on ne peut manquer de poser cette
question générale au projet même d'histoire culturelle de la France, d'autant plus
sensible pour la période contemporaine. Il s'agit moins, comme on le ht dans ce livre,
de définir des « appellations contrôlées » ou des « bornages », qui ne renvoient qu'à des
aspects territoriaux de la discipline, que de fonder des façons de faire et d'établir des
questionnaires. On peut soutenir sans grand mal que tout, peu ou prou, est en mesure
de relever de l'histoire culturelle. Les controverses pertinentes n'apparaissent qu'au
moment de traiter le matériau que l'on s'est donné.
Lés deux auteurs — et, selon moi, à raison — ont tenté d'embrasser large. Leur
faire remarquer quelques oublis notoires, qu'ils eurent pu pourtant éviter avec un peu
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plus de patience bibliographique, ne relèverait que du jeu mesquin de la critique


ronchonne (mais, tout de même, rien ou presque, sur la science, qui, décidément,
éprouve quelque maL à acquérir le statut de patrimoine culturel en dépit des récents
développements en France de l'histoire culturelle des sciences !). Leur projet semble
donc bien avoir été de construire une histoire culturelle de la France, c'est-à-dire de ne
point s'en tenir à l'énoncé des productions culturelles françaises. Us ont tenu à élargir
le champ d'observation, à intégrer l'histoire de pratiques culturelles et l'analyse de
valeurs communes à toute une société.
Cette façon de procéder, tout à fait judicieuse, a pourtant dérivé pour des raisons
tout à la fois techniques et idéologiques. L'histoire culturelle de la France finit par se
diluer dans l'ambigu projet d'une histoire de la culture française, autrement dit, d'une
histoire des valeurs nationales ou prétendues telles. Se télescopent ainsi une histoire
politique, d'ailleurs assez convenue car limitée aux « grandes idées » dominantes, et une
histoire culturelle, réduite aux élites, et, comme il se doit, aux intellectuels, dont le livre
vient souvent proposer une nouvelle fois l'histoire, comme si les dernières années ne
nous avaient pas suffisamment abreuvés du genre. On ne peut ainsi manquer d'être
frappé par une chronologie directement héritée d'une histoire politique par le haut, et
ne s'adaptant qu'artificiellement aux mouvements de l'histoire culturelle. Pourquoi dès
lors affirmer, à juste titre au demeurant, qu'il « faut se garder d'aligner les rythmes du
culturel sur ceux du politique » (p. 216), si l'organisation générale du livre est moulée
sur les séquences classiques de la plus traditionnelle des histoires de la politique ? En
quoi l'année 1962 fait-elle sens dans l'histoire de la culture (c'est-à-dire d'une matière
aussi hétéroclite que les sciences, la musique, la presse, le cinéma, l'architecture, etc.) ?
S'interroger sur le bien fondé du genre constitué par l'histoire d'une culture nationale,
et, pour préciser les choses, par celle d'une espèce de quintessence, qui, en quelque
sorte, viendrait résumer celle-ci, traduisant ses « forces » et ses « faiblesses », ses
« qualités » et ses « défauts », ses « réussites » comme ses « échecs » (on abuse parfois
un peu trop de l'expression « riches heures »), voire son « progrès », sa « décadence »
ou sa « renaissance », même si ces termes chargés d'une conception datée de l'histoire,
ne sont pas toujours employés explicitement, revient à mettre en doute l'échelle choisie
pour comprendre cette histoire et s'arrêter sur les soubassements intellectuels et
politiques ayant présidé aux choix.
Que l'on fasse des choix n'est pas bien diabolique ! Quel historien n'en fait pas?
Mais ceux-là qui nous sont proposés me semblent doublement discutables. D'abord
parce que sous prétexte de « mémoire collective », notion plastique et paresseuse s'il en
est, les auteurs laissent à l'écart une part considérable de travaux publiés ayant mis en
lumière d'autres oeuvres que celles sanctionnées par une postérité toujours oublieuse.
Les deux auteurs réduisent aussi trop souvent l'histoire des productions culturelles à
l'histoire des oeuvres légitimes, au sens étroit du terme : les prix Goncourt et les prix
Nobel, les salons de peinture, les « grands » artistes célébrés par le système culturel
(terme que je préfère à « écosystème » qui naturalise beaucoup trop les phénomènes, à
l'instar d'ailleurs d'autres métaphores dont on fait parfois une consommation abusive
venant masquer l'explication minutieuse des faits observés), ou ceux à qui la culture de
masse (qui fait bien plus que « poindre dans l'entre-deux-guerres » — p. 147) a permis
d'assurer la fortune. .
Cette histoire culturelle de la France est une histoire républicaine et nationale.
Comme s'il y avait lien de cause à effet, bien peu de cas est fait des travaux étrangers
(et notamment de ceux publiés aux États-Unis, incroyablement absents de la bibliogra-
phie, alors même que cette historiographie est aujourd'hui l'une des plus vigoureuses).
De même et de façon concomitante, très peu de place est faite, dans cette histoire de
la culture française, à l'analyse des apports culturels de l'étranger. Comme si la culture
nationale était close sur elle-même, au-delà de quelques symboles, mais si vite assimilés,
d'Apollinaire à Picasso, de Bunuel à Khaled. L'autre critique à porter aux choix est
qu'ils sont moins commandés par une logique intellectuelle que par une idéologie. La
lecture faite des dernières années de notre siècle est à cet égard remarquablement
1999 - Nos 3-4 59

orientée par les principes de la défense républicaine, partant de l'idée, ô combien


discutable, que l'idée nationale y reste « toujours de nature démocratique » (p. 297). À
l'encontre de ce que soutiennent les deux auteurs, qui se satisfont encore trop de la
sanction du temps qui coule, signifiant par là-même que l'histoire des historiens n'a
qu'à venir baptiser les vérités et les choix opérés par les générations qui se succèdent,
la difficulté dont souffre l'histoire du temps présent ne réside pas dans cette proximité-
là.
On peut, pour finir, s'interroger sur le public visé par ce livre à deux voix, d'ailleurs
distinctes, même s'il leur arrive de se chevaucher, voire de se répéter. Le retour sur les
vertus éducatives et morales de la République au début du chapitre 7 était-il bien utile,
alors même que les quelques excellentes pages consacrées à la foule en début d'ouvrage
auraient mérité de plus amples développements ? Trop superficiel pour les historiens
professionnels auxquels il n'offre que des vues très générales et parfois bien discutables,
le livre est trop allusif pour un public d'étudiants, qui dispose d'ailleurs d'autres ouvrages
plus maniables et plus abordables, ou pour l'honnête homme désireux de se cultiver sur
la culture. Si les historiens de la culture veulent montrer l'utilité et la singularité de
leur intervention dans l'histoire de disciplines ou de pratiques intellectuelles qui leur
étaient jusque-là interdites (histoire des arts, musique comprise, histoire des sciences,
histoire de la philosophie ou des sciences sociales, etc.), ils doivent faire beaucoup plus
qu'élaborer un catalogue des oeuvres en s'en tenant, sans les interroger davantage, aux
catégories léguées par ces disciplines constituées, plus que défendre et illustrer la
République au travers des grands hommes de culture, plus que développer des consi-
dérations épistémologiques trop vagues. Us se doivent, en revanche, de restituer le
circuit de la production culturelle, de sa naissance à sa diffusion, et d'en établir le
système de significations synchroniques et diachroniques, évitant ainsi tout mode
d'explication culturaliste « par l'époque ». Ni le genre, ni le format du livre qui nous est
proposé ne permettait sans doute de relever pareil défi et d'éviter les pièges des « grandes
synthèses » qui, il faut vivement le souhaiter, n'épuiseront pas l'avenir de l'édition
savante en histoire.
Christophe PROCHASSON

Religions
Roberto RUSCONI(dir.), Storia e figure dell'Apocalisse fra '500 e '600, Atti del 4° Congresso
internazionale di studi giochimiti, San Giovanni in Fiore, 14-17 settembre 1994,
Rome, Ed. Viella, 1996.
Le dernier livre de la Bible chrétienne a suscité de nombreuses controverses dès
l'Antiquité. Il reflète l'état d'esprit des premières communautés chrétiennes qui atten-
daient la fin du monde, la Parousie et le Jugement Dernier. C'est saint Augustin qui,
dans sa Cité de Dieu, rompit avec le millénarisme. S'il admet que la fin du monde
prédite par saint Jean doit bien arriver, il la renvoie à un avenir très lointain et, pour
lui, l'Apocalypse ne doit pas servir à relire l'histoire du monde. Elle n'est que la
manifestation de la lutte du bien et du mal à l'intérieur de l'Église et dans le coeur des
fidèles. Cette interprétation demeura majoritaire dans l'histoire de l'Église mais elle
n'empêcha pas la résurgence périodique des courants millénaristes et apocalyptiques,
en particulier pendant les périodes de crise. Au XIIesiècle, la renaissance des études
bibliques rendit possible une exégèse de l'Apocalypse. Joachim de Flore s'en chargea.
Pour l'abbé cistercien, l'Apocalypse est le livre suprême de la Bible, la clé de la
connaissance. Il établit une concordance entre l'Ancien et le Nouveau Testament et
définit trois âges du monde correspondant aux trois personnes de la Trinité. Le dernier
âge, celui de l'Esprit Saint, était à venir et il l'interpréta comme le royaume millénaire
annoncé par saint Jean, cette longue période de bonheur et de paix qui devait précéder
le retour du Christ, la résurrection des morts et le Jugement Dernier. Le courant
60 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

« spirituel » connut un réel succès lors de la crise religieuse de la fin du Moyen Âge.
On connaît moins l'influence des idées joachimites aux XVIeet XVIIesiècles. C'est sur
cette histoire que le colloque organisé en 1994 par le Centre international d'Études
joachimites a voulu faire le point.
Les actes regroupent une vingtaine de communications qui allient les tentatives de
synthèse et lés études de cas. Reprenant l'étude où M. Reeves l'avait laissée à la fin du
Moyen Âge (The influence of Prophecy in the Later Middle Ages. A Study in Joachimism,
Oxford, 1969, livre fondamental), Bernard McGinn présente les différentes exégèses de
Joachim de Flore au XVIesiècle, nombreuses surtout dans la polémique entre Réformés
et Catholiques, les premiers accusant la Papauté d'être l'Antéchrist de l'Apocalypse. Le
début du XVIesiècle constitue d'ailleurs un point culminant du millénarisme avec la
montée sur le trône impérial de Charles Quint en qui beaucoup virent le monarque du
royaume millénaire, la révolte luthérienne traversée, surtout dans ses courants les plus
radieux, par les tensions apocalyptiques, et la découverte et l'évangélisation des nouveaux
mondes vécue par ses promoteurs comme un préalable à la fin du monde. Dans les
milieux populaires, la diffusion de livrets imprimés colportant horoscopes et prophéties
déclencha la grande panique de 1524, quand une partie de l'Europe crut à un nouveau
Déluge universel. Si Calvin fut peu sensible, à la différence de Luther, au prophétisme,
il présenta volontiers son combat contre le catholicisme en termes apocalyptiques.
Millénarisme et apocalypse sont donc encore bien présents dans la culture du xvie siècle.
On peut cependant regretter l'absence de toute référence à leur regain pendant les
guerres de religion en France, mis en évidence par les travaux récents de Denis Crouzet.
Au XVIIesiècle, ces thèmes sont encore porteurs, en particulier dans les milieux scienti-
fiques où la vision millénariste se traduit par la volonté de créer un monde parfait
(comme chez Newton). Mais les Églises officielles s'en éloignent de plus en plus, pour
privilégier l'interprétation historique et le rationalisme (Grotius chez les protestants,
Bossuet chez les catholiques).
Au bout du compte, voilà un ouvrage précieux, riche en érudition et en bibliogra-
phie, éclairant certains aspects méconnus de la culture de l'époque moderne. Il faut
signaler l'excellente synthèse de Cesare Vasoli et quelques pages consacrées à un
hommage à Raoul Manselli, décédé en 1984, qui fut le spécialiste italien du mouvement
franciscain et du millénarisme qui l'imprégna fortement.
Jean-Michel SALLMANN

Michel VOVELLE,Les âmes du purgatoire ou le travail du deuil, Paris, Gallimard, « Le


temps des images », 1996, 319 p, ill., 170 F.
Gaby et Michel Vovelle avaient introduit en 1970 l'iconographie « purgatoriale »
parmi les nouveaux documents de l'histoiren grâce à un ouvrage pionnier, Vision de la
mort et de l'au-delà en Provence d'après les autels des âmes du Purgatoires (x^-xx" siècles).
Michel Vovelle revient vingt-cinq ans plus tard sur ce grand sujet, en un des premiers
volumes d'une collection nouvelle, dirigée par F. Lissarague et J.-Cl. Schmitt, qui a pour
vocation de lier intimement une iconographie abondante à Un texte qui est pour
l'essentiel son commentaire. Cet excellent principe aurait dû néanmoins avoir pour
corollaire une subordination des documentalistes et maquettistes aux indications de
l'auteur qui ne paraît pas avoir été entièrement acquise. Le recadrage des clichés coupe
ou élimine parfois des détails sur lesquels M. Vovelle attire l'attention et certaines des
oeuvres qu'il décrit ont été apparemment jugées indignes de la reproduction.
Cette enquête de longue durée, élargie à l'échelle de l'Europe catholique et à d'autres
supports que les tableaux des autels — statuaire, gravures voire films — constitue une
« recherche sur traces aujourd'hui subsistantes ». Elle achève de mettre en évidence
l'originalité évolutive d'une représentation de l'au-delà à la fois dogmatiquement et
iconographiquement caractéristique du catholicisme, dont elle précise les débuts médié-
1999 - Nos 3-4 61

vaux, confirme l'apogée tridentin, et suit les mutations à l'époque contemporaine,


jusqu'au constat de « l'épuisement de l'imaginaire du purgatoire » au XXesiècle.
Le purgatoire est initialement une vérité de foi qui résulte d'une réflexion théolo-
gique progressive, interprétant de rares indices scriptuaires et des récits d'apparitions,
définissant aussi un jugement individuel sitôt après la mort. Entre la date de naissance
du mot selon J. Le Goff (1170) et la fin du xnf siècle, le purgatoire reste « un imaginaire
sans image ». Ses représentations se cherchent au XIVeet se multiplient au XVesiècle à
travers les fresques, les panneaux de retable, la gravure. À travers elles, le purgatoire,
qui est un état des âmes, s'impose peu à peu comme un « troisième lieu » chtonien à
la fin du Moyen âge. Bien qu'elle se dégage mal encore de l'iconographie du jugement
dernier, l'image précise aussi la hiérarchie des intercesseurs qui interviennent à la
croisée de l'espace et du temps pour arracher des âmes aux flammes de cet enfer
temporaire ; elle suggère aussi les modalités d'intervention des vivants pour la rémission
des morts selon le dogme de la Commission des saints — et en premier lieu les messes
pour les morts.
S'il est rejeté par les Réformes, et donc exclu de l'Europe protestante, le purgatoire
connaît aux temps tridentins une codification qui tend à enserrer ses représentations
dans un « imaginaire contrôlé » qu'annonce dès 1580 le Purgatoire du Tintoret (Pinaco-
thèque de Parme), avec la tripartition verticale du tableau et la présence dans l'espace
intermédiaire entre le purgatoire enflammé et la cour céleste d'anges transportant
chacun une âme. À l'âge des « grands renfermements », ce pseudo-enfer emprisonne les
âmes en peine, pour un temps nullement définissable par les mortels mais qui est
mesuré pour chacune lors de son jugement individuel et qui peut être modulé par les
demandes d'intercession des vivants. Il devient alors, selon M. Vovelle, « le moyen de
répondre aux angoisses individuelles, de gérer le travail du deuil en proposant aux
hommes les règles de cohabitation pacifiée avec leurs morts ». L'on peut ajouter qu'au
terme de cet échange solidaire, l'âme passée au ciel est susceptible d'aider à son tour
les vivants. Mais seules quelques régions, comme le Mezzogiorno, semblent avoir explicité
par des ex-voto ce recours aux âmes délivrées.
Le xrxe siècle s'avère « un grand siècle du purgatoire », en des tableaux, puis des
statues, mais aussi des vitraux et des images pieuses où la cour céleste tend cependant
à se restreindre. Son apport spécifique pourrait davantage, me semble-t-il, résider dans
le développement des grandes mutuelles purgatoriales fondées sur le principe des
réseaux de correspondants locaux et l'échange postal direct avec le fidèle, dont l'exemple-
type est l'association fondée à La Chapelle-Montligeon par l'abbé Buguet. La débâcle de
l'iconographie purgatoriale s'amorce en France avec l'hécatombe de la guerre de 1914-
1918, qui provoque de profondes modifications des autels du purgatoire par ajout ou
surimposition de mémoriaux épigraphiques ou statuaires des soldats morts au front. Le
XXesiècle marque l'épuisement d'une iconographie avec laquelle la hiérarchie catholique
prend ouvertement ses distances, rendant l'effacement des images du purgatoire inéluc-
table dans les lieux de culte où leur ancienneté ou leur qualité esthétique ne leur confère
pas une valeur patrimoniale. Si l'on suit bien l'idée maîtresse de M. Vovelle, le déclin
iconographique du purgatoire pourrait dès lors marquer l'amenuisement de son rôle
dans le travail du deuil, non seulement auprès des catégories religieusement détachées
— qui paraissent alors s'efforcer d'accomplir cette convalescence de l'affect à travers le
nouveau « culte des morts » dont le support est le tombeau —, comme auprès des
populations restées fidèles. Sans doute faudrait-il tenir compte pour ces dernières — et
pour les prêtres qui en sont issus — des mutations entraînées par la diffusion du
liguorisme et en particulier l'évolution de la prédication qui, selon Th. A. Kselman,
développerait à partir de la fin du siècle le thème des « retrouvailles » familiales au ciel,
lesquelles impliquent une rapide « purgation » des péchés.
L'une des grandes qualités de ce beau livre est de contribuer à raffinement de la
critique de cette source non écrite, qu'il situe entre un discours écrit multiforme, qui
depuis les mises en forme théologiques jusqu'aux catéchismes précède l'iconographie,
la déborde ou lui survit partiellement, et d'autres traces plus ténues de la diffusion du
62 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

dogme. Ainsi les célébrations de messes des morts demandées dans les testaments, que
M. Vovelle à également étudiées, les bassins des Âmes du purgatoire de la France d'oc,
analysés par M. Fournie (qui perdurent à l'époque moderne en des sites dépourvus
d'iconographie), ou bien les prières et célébration du lundi, ce « jour des âmes » qui
fait actuellement l'objet de recherches de M.-A. Polo de Beaulieu.
De plus, le besoin de voir ou de faire voir par l'oeuvre d'art le sort de la plupart des
âmes dans l'au-delà qui fonde l'iconogrpahie du purgatoire s'avère fort inégalement
répandu à travers la catholicité. L'ouest de la France paraît ne l'avoir guère ressenti, si
l'on en juge par les travaux d'A. Croix et M. Mesnard. La Provence est en contrepoint
un des sites où l'imaginaire du purgatoire a eu du xvie au xrxe siècle de multiples
traductions. La Galice se caractérise par la multiplicité des retables, mais aussi des
oratoires de chemin et plusieurs régions d'Italie par des chapelles spécifiques. Il n'est
guère certain que de la géographie différentielle de ces vestiges l'on puisse aisément
inférer des variations d'intensité de la ferveur envers le soulagement des « pauvres
âmes » et le témoin inocographique pourrait être a priori l'indice d'un consensus
dévotipnnel aussi bien que l'adjuvant de pratiques qui réclament un support visuel pour
être mieux assurées. C'est là une des spécificités ambiguës de la source iconographique.
Ce livre dense et alerte, par lequel M. Vovelle renoue avec l'histoire de la mort et
l'étude du temps long, achève de réintroduire dans le champ historique une des
représentations majeures de l'au-delà, tout en contribuant à une définition du statut
historique de l'image religieuse.
Régis BERTRAND

«Visages de l'hérétique ». Siècles. Cahiers de Centre d'Histoire des Entreprises et des


Communautés, 2, Université Biaise Pascal, Clermont-Ferrand II, 1995, 96 p.
Le n° 2 de cette jeune revue, d'un format inhabituel et .— disons-le — déconcertant
(17 x 17 cm), animé par Bernard Dompnier, rassemble six communications prononcées
lors d'une journée d'étude organisée par le C.H.E.C. le 8 avril 1995 autour du thème de
l'hérésie. Au vrai, les articles privilégient l'hérétique plutôt que l'hérésie, ce qui permet
à la problématique de dépasser le cadre clos de l'histoire des idées et de se situer dans
une perspective plus globale. Une autre préoccupation des auteurs fut aussi de considérer
les hérésies en terme de représentations : quels sont les traits et les figures successives
ou récurrentes qui leur sont reconnus? Dans cette perspective, l'hérésie n'existe que
lorsqu'elle est désignée comme telle et que des individus, qui ne se pensent pas
hérétiques, sont suspectés, dénoncés, nommés et répertoriés comme tels. Cela nécessite
aussi, par conséquent, une attention (qui ne soit pas celle des théologiens de profession
ou celle, trop positiviste, des sciences sociales) à « l'aune de l'orthodoxie » (B. Dompnier)
à partir de laquelle l'hérétique est désigné. Enfin, le troisième axe programmatique
inscrit le thème de l'hérésie et des hérétiques dans une perspective plus large : celle de
l'histoire des identités, de leurs genèses, de leurs éléments constitutifs et de leurs avatars.
Une telle volonté a contribué à privilégier le xvie siècle (3 communications sur 6),
période qui voit les ruptures confessionnelles et les constructions identitaires se consti-
tuer d'une façon irréversible et inédite, jusqu'alors en Europe, qui voit aussi se décliner
de multiples façons les éléments constitutifs d'une définition de l'hérétique au sein des
régulations complexes qui s'établissent alors entre dogme, foi, ecclésiologie, institutions
et pouvoirs. On lira donc avec intérêt les contributions d'Aline Goosens, Être hérétique
à la Renaissance dans les Pays-Bas, d'Anne Kempa sur L'attitude du parlement aixois face
à ses membres protestants (1550-1572) et de Thierry Wanegffelen, Vers l'hérésie : débat
sur la grâce et la. construction confessionnelle en France au XVIesiècle. Mais ces problé-
matiques exigeaient, en contrepoint, que l'on scrutât la longue durée : Danièle Auserve-
Berranger définit avec précision Hérésie et orthodoxie dans le monde grec, des origines
du christianisme à Irénée : C. Brouwer observe les accusations d'hérésie à l'encontre de
1999-Nos 3-4 63

la dialectique au xf siècle (Roscelin de Compiège, nominaliste ou hérétique) ; enfin


Bernard Dompnier observe Les marques de l'hérésie dans l'iconographie du xvif siècle.
On permettra au recenseur d'insister, par intérêt personnel, sur la pertinence des
analyses d'Aline Goosens relatives au processus de définition de l'hérésie dans les Pays-
Bas de Charles-Quint : elle montre en effet parfaitement que les édits et « placards » de
l'empereur ne consistaient pas seulement à établir une simple répression religieuse de
comportements personnels et collectifs, dont certains n'étaient pas nouveaux, mais
davantage à « moraliser » et soumettre toute une population, réduire à merci toutes les
déviances (il est significatif d'observer que les anabaptistes étaient alors les plus
poursuivis, ce que l'auteur méconnaît un peu) ; dans les années 1540 en particulier, une
double approche, à la fois canonique et civile, se conjugua ainsi dans la réflexion de
Charles-Quint et de son entourage législatif dans une perspective d'absolutisme et
d'établissement d'une monarchie théocratique universelle ; désormais l'hérétique était
défini comme tel par le droit canon (son crime était attentatoire à la pureté de la foi)
et par l'idéologie de l'absolutisme (le même crime était de lèse-majesté, dont la
conception était large) ; il était condamné sous les deux termes de droit : pour hérésie
au sens canonique (et donc relevant des juridictions ecclésiastiques) et comme trans-
gresseur de la loi, fauteur de troubles de l'ordre public (et donc relevant des juridictions
civiles). L'auteur ne dit pas assez — et ce point est essentiel — que Charles-Quint, dans
sa démarche centralisatrice et absolutiste, parvint dans le même temps à ménager les
sensibilités, autonomies et autres « franchises » locales des Pays-Bas qui étaient sa terre
natale^ On regrettera donc que la démonstration ne soit pas poursuivie jusqu'aux dix
premières années du règne de Philippe LT.Ce dernier renouvela les « placards » de son
père et recommanda aux Conseils de justice, par l'édit du 20 août 1556, d'appliquer
sans défaillance leurs prescriptions. Ni les « grands », ni les « bonnes villes » des Pays-
Bas ne s'en émurent particulièrement. Mais à partir de 1559, la lutte contre l'hérésie et
la centralisation royale prirent la dimension particulière que l'on sait (menace d'inqui-
sition, réorganisation diocésaine, mise en place d'une « consulte » dominée par Gran-
velle, fin des convocations des États généraux...), bafouant largement les intérêts, les
sensibilités et les particularismes locaux. L'épreuve de force avec les « grands »
commença et devint vive en 1563-1564. Le comte d'Egmont fut dépêché à Madrid, mais
n'obtint pas de concessions sur la question de l'introduction de l'inquisition. Au mois
de novembre 1565 arrivèrent à Bruxelles les fameuses lettres datées du Bois de Ségovie
les 17 et 20 octobre. Le roi refusait de changer quoi que ce soit aux édits contre l'hérésie
et proclamait l'inquisition nécessaire. On connaît la suite.
Gilles DEREGNAUCOURT

Henry PHILLIPS,Church and culture in seventeenth-century France, Cambridge University


Press, 1997, 334 p., £ 40.00.
L'auteur, qui a déjà publié des ouvrages sur le théâtre français du XVIIesiècle et sur
Racine, est assurément un bon connaisseur des aspects intellectuels et littéraires du
Grand Siècle. Mais ses vues sur l'Église sont de seconde main, et souvent un peu floues.
Qu'entend-il par the Church ? C'est tantôt le pape, tantôt les évêques, ou le clergé, voire
les :jésuites ; en tout cas presque toujours une force contraignante qui prétend à
l'uniformité ou, pour employer le vocabulaire d'H. Phillips, et constitue un « espace »
distinct de la société, quel que soit l'angle sous lequel on l'envisage (ces angles étant
eux-mêmes autant d'espaces).
Sous le titre « les espaces de la croyance », l'on trouve un exposé très classique de
la réforme catholique en France : la réforme du clergé, les milieux dévots, la répression
de la religion populaire, à partir d'une bibliographie assez à jour. Mais ce n'est que
beaucoup plus loin que, sous le titre « les espaces d'hostilité : la croyance », apparaîtront
les jansénistes et les protestants, dont il aura bien fallu faire souvent mention précédem-
64 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

ment ; leur étude est puisée à bonne source, mais peut-on les englober ensemble sous
cette catégorie d'hostilité ? D'autant qu'on a déjà rencontré un chapitre sur « les espaces
de dissension » ?
Mais revenons aux chapitres qui présentent les rapports entre l'Église (catholique)
et la culture. Voici d'abord les «espaces de représentation», c'est-à-dire les arts
plastiques et l'image, la littérature et le théâtre ; sur celui-ci, et en particulier sur le
statut du comédien, l'auteur fait une bonne mise au point. En revanche, il est sur un
terrain moins assuré quand il traite des « espaces d'éducation » ; Dire, par exemple, que
l'Église (encore une fois, de quoi parle-t-on ?) « a le monopole de l'éducation au
XVIIesiècle » est inexact, ou du moins appelle bien des nuances ; et l'auteur minimise à
l'excès la nouveauté de Saint-Cyr. En revanche, on apprécie la façon dont il rend compte
du problème que posait l'usage des langues anciennes et des auteurs païens pour former
les jeunes chrétiens.
Dans le chapitre sur les « Dissensions », il n'est question, comme je l'ai dit, que de
querelles internes à l'Église catholique. La querelle des réguliers, à peine évoquée, dont
oii ne dit pas qu'elle est un des points de départ du jansénisme. Le gallicanisme, lui
aussi quelque peu en porte-à-faux. Le débat sur la Tradition et l'autorité des Pères, et
les remous causés par la critique biblique de Richard Simon sont exposés de façon
intéressante, mais on s'étonne de n'y pas trouver mentionnés les travaux de Bruno
Neveu et de François Laplanche. Cependant, la foi chrétienne (et pas seulement
catholique) est maintenant affrontée à des mises en question plus fondamentales : le
cartésianisme, l'émergence de la science moderne et finalement l'athéisme ou le déisme.
En trois chapitres solides, mais malheureusement disjoints, Henry Phillips montre
comment la culture savante est en train de s'affranchir des références chrétiennes. Ici,
ce n'est pas véritablement « l'Église » qui intervient, car à part quelques religieux comme
Mersenne et Malebranche, et Pascal, elle est largement dépassée ou marginalisée. Du
reste, l'auteur semble en être conscient car certains développements, notamment dans
le chapitre 6 intitulé « les espaces de discussion », fonctionnent pour eux-mêmes, sans
plus s'occuper de la religion.
: En somme, voici un livre qui peut rendre de grands services, même au lecteur
français à qui il fera connaître nombre d'ouvrages anglo-saxons. Dans ses meilleurs
morceaux, il remplacera Paul Hazard (dont la Crise de la conscience européenne n'est
même pas citée, bien que l'approche soit souvent semblable). Mais on nous permettra
de juger bien inutile la coquetterie (ou l'indigence) qui a fait user en toute occasion du
mot space, pour désigner indifféremment un domaine, un groupe, un courant, une idée,
etc. Disons donc que son ouvrage est un « espace lisible ».
Marc VENARD

Gabriel AUDISIO,Les Français d'hier t. 2 : Des croyants (xV-xix 1 siècle), Paris, Armand
Colin, 1996, 460 p., 185 F.
À l'origine de cet ouvrage, explique Gabriel Audisio dans son propos liminaire,
réside un constat que chacun a pu effectuer : l'évanouissement quasi général de la
culture chrétienne. En cette fin de xxe siècle, les références chrétiennes deviennent peu
à peu inintelligibles aux jeunes adultes et à des pans entiers de la société qui par
ailleurs, y compris pour les croyants, prend ses distances avec les directives de l'Église-
institution. Les enquêtes d'opinion attestent ce double éloignement spirituel et moral
des contemporains vis-à-vis de l'Église catholique et des références religieuses hier sues
sans être apprises sont désormais inconnues du plus grand nombre.
Prenant acte de ces faits et de l'étrangeté que revêtent actuellement les croyances
chrétiennes dans le pays, l'auteur a décidé de ramasser en une synthèse la gerbe des
travaux consacrés à cette question par une historiographie prolifique. Thèses, monogra-
phies parfois inédites, pièces de première main trouvées dans les archives ou glanées
1999 - N°s 3-4 65

au fil de la lecture des livres dits de raison rédigés aux xvi-xvine siècles par des
régnicoles ou des étrangers, attentifs aux coutumes religieuses des Français, tout fait
miel pour G. Audisio qui a conçu son ouvrage dans le prolongement et en écho à un
précédent volume intitulé Les Français d'hier. Des paysans, xv-xix* siècles. C'est que pour
lui, la société d'alors est par essence rurale, villageoise, paysanne et religieuse. Et cette
société, sinon en tout cas cette culture est pour l'auteur, à l'agonie (Introduction :
«l'agonie d'une culture») et il entreprend l'espace d'un livre de la faire revivre. La
plume n'est pas trempée dans une encre nostalgique, même si elle paraît frémissante
de connivences* pas seulement livresques, pour ces Français d'hier dont certaines
pratiques religieuses sont si proches de celles en honneur dans le pays jusqu'aux années
1960.
Le texte se déploie sur deux registres : le temps long des xv-xvine siècles attentif
aux structures, aux lentes mutations comportementales, aux mentalités généralement
affectées d'une forte inertie devant toute sollicitation et le temps court, articulé sur
l'événement, ici la conjoncture des xvi-xDCe siècles. Dans ce cadre chronologique,
G. Audisio a privilégié les xvi-xvine siècles, en particulier, le temps de la Contre-Réforme
catholique, un pléonasme qu'il justifie (p. 372) et un choix qui le conduit à traiter de
façon individualisée les réformés, objet du chapitre XII. Juifs et musulmans, toujours
très minoritaires dans le royaume et jamais au centre d'une politique royale comme ce
fut le cas en Espagne ont été écartés de cette investigation du peuple chrétien conduite
dans la France des Valois et des Bourbons, entre Réforme et Révolution.
Le premier chapitre est un véritable sésame pour quiconque est en délicatesse avec
les aspects dogmatiques du christianisme et du catholicisme. D'une facture proche de
celle d'un lexique, mais articulé autour d'une réflexion, il permet de se familiariser avec
les sources du dogme, les voies essentielles du salut et les aspects principaux de
l'ecclésiologie catholique.
•Muni de ce viatique, le lecteur peut aborder les chapitres II et LTI qui présentent
les structures de l'Église de France, le cadre de ses rapports le souverain depuis le
concordat de Bologne, le système bénéficiai, d'une étonnante plasticité puisqu'il est
conciliable avec un recrutement de prélats dignes, la place des dîmes dans la rémuné-
ration et la richesse du clergé. Tous les aspects fondamentaux du premier ordre, le seul
à disposer durant tout l'Ancien Régime d'une organisation représentative autorisée —
l'Assemblée générale — sont analysés avant d'aborder les hommes qui peuplent l'insti-
tution. Ces « Messieurs du Clergé » (chapitre IV) sont saisis selon leur rang, depuis
l'épiscopat au recrutement quasi exclusivement aristocratique au xvuf siècle jusqu'à la
«piétaille "4es clercs » (chapitre V), sans omettre les chanoines, dévalorisés par les
décisions tridentines plus attentives à la pastorale aupèrs des fidèles et des « hérétiques »
qu'à l'étude et aux chants sacrés et ces communautés de prêtres filleuls innombrables
au XVIesiècle, surtout dans les zones montagneuses.
'Les chapitres VJ.-XI constituent le coeur de l'ouvrage. Ils traitent des relations des
fidèles avec les clercs entre la Réforme et le reflux du XVIIIesiècle. G.A. détaille d'abord
la paroisse, ses édifices et ses lieux pétris de significations religieuses et identitaires
telles que l'église, la chapelle, le presbytère, le cimetière, avant d'analyser le magistère
clérical. Au temps des hautes eaux de la Contre-Réforme, il est porté par la catéchèse,
la prédication, le contrôle du théâtre religieux qui viennent s'ajouter avec une vigueur
inaccoutumée à la sacramentalisation déjà ancienne des rites de passage. La fréquen-
tation des sacrements d'entretien tels que la pénitence et l'eucharistie, ajoutés aux
sacrements reçus une seule fois concourt au renforcement du rôle du prêtre. La
cléricalisation du catholicisme admise au XVIIesiècle et au début du XVIIIesiècle, est de
moins en moins acceptée à la fin du siècle, en liaison probable avec une extension de
la privatisation de l'existence qui s'accommodait mal de la confession. Il est d'autres
registres de la vie religieuse des fidèles que les clercs essayèrent de contrôler: la
sociabilité confraternelle, les processions ; de nouvelles attitudes religieuses telles que
lbraison ou la dévotion eucharistique qu'ils voulurent inculquer ; des actes immémoriaux
66 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

comme la vénération des statues et des reliques qu'ils voulurent éradiquer. La religion
familière fut l'objet d'un important travail de redifinition, d'épuration mené par des
prêtres rappelés, après le Concile de Trente, dans leur position d'interprètes du divin,
de médiateurs du sacré, d'intermédiaires entre Dieu et les hommes. Forts de leurs
certitudes et de leurs pouvoirs, certains qualifièrent de superstitions des rites ancestraux,
de tout temps respectés par des hommes et des femmes guidés par une pensée magique
et Usant l'univers hors de la rationalité faiblement diffuse avant le xrxe siècle.
Une tension extrêmement vive caractérisa la liaison entre clercs et fidèles sur ce
point au cours des xvn-xvrae siècles et l'on s'attendait à rencontrer ce découpage dans
l'ouvrage. En fait G.A. a rompu avec le déroulement traditionnel de l'histoire religieuse
des xvn-xvnf siècles, plaçant dans un chapitre particulier les faits marquants de l'histoire
de la Contre-Réforme et de la Réforme catholique. Le choix surprend au premier abord
puisque maintes inflexions de la piété des fidèles sont à mettre au crédit ou au débit de
l'entreprise acculturante conduite par les clercs passés dans les séminaires ou membres
des instituts religieux fondés au « Siècle des Saints ». Dans un second temps elle se
révèle acceptable et même d'une richesse méthodologique en brisant une présentation
peut-être trop finaliste. Le parti pris de G.A. ménage plusieurs entrées au livre : une
approche thématique du fait religieux catholique et une lecture chronologique des
orientations et des acteurs majeurs de la Contre-Réforme. Au total, la même réalité est
appréhendée sous deux angles différents, l'un privilégiant la paroisse, territoire d'appli-
cation des nouvelles options religieuses, l'autre brossant les cercles élitaires qui l'impul-
sèrent.
G.A. a donné un livre bilan, une Vulgate sur les croyants d'hier ou plutôt d'avant-
hier, serait-on tenté d'écrire, à condition que le terme soit entendu sans la moindre
connotation péjorative. Car le livre est pour l'essentiel consacré à la période antérieure
à 1789. Il n'y a guère qu'une trentaine de pages pour les années postérieures à 1789, en
englobant le développement relatif à l'intégration des réformés dans la France républi-
caine. Discret sur le XIXesiècle, l'ouvrage est une mine pour les xvi-xvnf siècles avec
un contenu beaucoup plus ample que ne le suggère le titre. Non seulement, le livre
traité des croyances et. des attitudes religieuses des fidèles, mais également des cadres
de l'Église et du clergé et aucun aspect de la religion vécue n'est omis. Le choix annoncé
au début du livre, d'un traitement du sujet de manière concrète, en étant attentif aux
pratiques, aux gestes, à la religion incarnée plus qu'à la spiritualité, est parfaitement
atteint.
Ajoutons que le style est toujours clair, les fautes rarissimes, à l'exception de
patronymes légèrement écorchés (p. 287 : Froechlé-Chopart au lieu de M.-H. Froeschlé-
Chopard ; p. 301 : E. Balmas au lieu de E. Belmàs) et qu'un index des matières clôt le
livre pourvu de cartes certes connues mais bien choisies, d'illustrations judicieuses et
d'annexés (calendrier religieux, agricole et liturgique).
Bref, en filant la métaphore que ce livre appelle, l'on peut dire que l'auteur a rempli
la mission qu'il s'était fixé et qu'il donne à tous, néophytes ou non, une somme sur
l'histoire des croyants du royaume de France, à une époque, les xvi-xvme siècles, où
l'éloquence de la chaire, évoquée par la gravure de la couverture, faisait se presser les
fidèles dans les églises.
Michel CASSAN

Marie-Ange DUVIGNACQ-GLESSGEN, L'ordre de la Visitation à Paris aux XVIIeet XVIIIesiècles,


Paris, Éd. du Cerf, 1994, 350 p., 225 F.
Le livre de Marie-Ange Duvignacq-Glessgen est l'édition de sa thèse de l'École des
chartes consacrée aux monastères parisiens de la Visitation créés en 1619, 1626 et 1660,
respectivement rue Saint-Antoine, au faubourg Saint-Jacques et rue du Bac. La première
1999 - N°s 3-4 67

partie de l'ouvrage évoque précisément l'histoire de leur fondation. En dépit de la


volonté affichée de saint François de Sales de voir fleurir immédiatement dans la
capitale l'ordre qu'il venait de créer et de tirer le meilleur profit de cette implantation
parisienne, les premières initiatives se heurtèrent à bien des difficultés, essentiellement
financières, entre 1613 et 1619. Mais l'ordre, qui correspondait aux aspirations des élites
dévotes du Siècle des saints, aux idéaux et à la spiritualité séduisants de saint François
et de sainte Jeanne-Françoise de Chantai, profita ensuite d'une dynamique telle que les
autres fondations se succédèrent : celles de 1626 et de 1660, sans parler du monastère
de Chaillot créé en 1651 à l'initiative de la maison de la rue Saint-Antoine, que M.-A-
Duvignacq-Glessgen exclut un peu arbitrairement de son étude. C'est aussi à une
intéressante approche de l'occupation de l'espace parisien et de ses périphéries par les
ordres religieux de la Contre-Réforme que le lecteur est invité. Une telle réflexion est
assez neuve. La vie religieuse des maisons de la Visitation à Paris est ensuite envisagée,
dans son organisation générale, confrontée scrupuleusement aux textes constitutifs de
l'ordre, dans la sociologie, les réalités et les représentations de l'entrée en religion, dans
la vie quotidienne des visitandines et dans l'encadrement clérical de leur ordre. L'auteur
souligne l'engouement des débuts, le caractère élitiste du recrutement des religieuses du
choeur (même si des difficultés d'ordre méthodologique gênent la démonstration), le
rythme allègre du recrutement jusqu'aux alentours de 1750, le bon maintien jusqu'à la
Révolution, au moins dans la maison de la rue Saint-Antoine, ce qui confirme des
observations déjà faites de la vitalité de la vocation religieuse à Paris au siècle des
Lumières. Les analyses sont, de ce point de vue, souvent nuancées et sereines et seul
un esprit chagrin pourrait faire à M.-A. Duvignacq-Glessgen le procès de céder aux
présupposés et aux jugements de valeur dans ses réflexions relatives à l'épineuse question
de la vocation religieuse. Une troisième partie scrute de façon classique mais avec une
réelle pertinence le temporel des couvents des visitandines parisiennes. La démarche
dont se débarrassent trop facilement bien des études du même type, fait apparaître,
dans Une perspective conjoncturelle intéressante et au prix de diverses précautions
méthodologiques bienvenues, la modestie des revenus, l'assurance des premières années,
les difficultés matérielles dans la longue durée et le poids trop lourd de l'entretien des
bâtiments, en dépit d'efforts gestionnaires estimables. Le livre s'achève sur une étude
du rayonnement social et religieux : fondations, actions itinérantes, manifestations de la
solidarité visitandine, stratégie des fêtes en l'honneur des promoteurs les plus fameux,
des protecteurs illustres ou des reliques vénérées, influence au sein de l'ordre lui-même
ou dans la diffusion de la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, même si, de ce point de
vue, les visitandines parisiennes furent en retrait par rapport à leurs consoeurs de
province. Ât* total, ce livre 8enrichit de façon significative notre connaissance des
monastères parisiens aux xvn et xvnf siècles, dont l'historiographie récente n'est pas si
riche.
Gilles DEREGNAUCOURT

Philippe BOUTRYet Dominique JULIA(dir.), Reine au Mont Auxois. Le culte et le pèlerinage


-de sainte Reine des-origines à nos jours, Paris, Éd. du Cerf, 1997, 448 p., 250 F.
L'ouvrage dirigé par Philippe Boutry et Dominique Julia est l'aboutissement d'une
remarquable enquête menée par une équipe dans le cadre du Centre d'Anthropologie
Religieuse Européenne. Selon sa Passio, sainte Reine aurait été martyrisée sous le règne
de l'empereur Maximin à Alésia. Là, les archéologues ont mis au jour les restes d'un
mausolée (IVesiècle) et d'une basilique (fin Ve - début vf siècle), témoins de l'antiquité
de ce culte. Le premier temps fort de cette dévotion se situe dans la seconde moitié du
Kesiècle avec la translation des reliques de la sainte dans le monastère bénédictin de
Flavigny par l'abbé Égil (866) et la rédaction d'un recueil de miracles. La légende de la
sainte se diffuse alors par le biais des maisons de l'ordre de Saint Benoît, avant d'être
totalement assimilée par les vies de saints.
68 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

À la fin du XVIesiècle, le pèlerinage connaît une renaissance qui s'affirme très


nettement au siècle suivant. Grâce à des curés comme le père Cadiou, le centre de la
piété des fidèles est alors Alise, sur les lieux du martyr, où une source aux vertus
miraculeuses attire les foules de malades, en particulier les syphilitiques. L'autorisation
donnée aux Cordeliers de gérer le pèlerinage (1644), l'arrivée d'une relique de la sainte
apportée d'Osnabruck (1648) et la fondation d'un hôpital à l'instigation de la Compagnie
du Saint Sacrement (1659) permettent de mieux sacraliser et d'encadrer la dévotion.
Immédiatement, des conflits éclatent entre Alise et Flavigny, où les Bénédictins assurent
détenir la totalité du corps de la sainte. Des intérêts matériels sont bien sûr en jeu,
mais ce sont aussi deux approches de la vie religieuse qui s'affrontent, les Cordeliers
étant: sans doute plus sensibles que les Bénédictins à une pastorale fondée sur le
renouveau des pèlerinages. Malgré cette lutte, qui dure plusieurs années, le sanctuaire
d'Alise prospère grâce au soutien de dévots, bourguignons ou parisiens, et à la protection
d'Anne d'Autriche. Les foules, en particulier le 7 septembre, se précipitent alors vers la
sainte colline qui aurait accueilli plus de 60 000 personnes en 1670. En Bourgogne, une
multitude de statues et les représentations théâtrales de sa Passion, dont nous connais-
sons cinq versions pour la seconde moitié du siècle, montrent l'enracinement du culte
de sainte Reine. En France, les livrets de colportage et les images pieuses diffusent son
histoire et vantent ses vertus. Des confréries, comme celle d'Autun (fondée en 1560) ou
celle de la paroisse Saint-Eustache de Paris (fondée en 1604), favorisent la piété qui lui
est rendue. Les confrères parisiens, par exemple, commandent, vers 1620, un cycle de
13 toiles conservées aujourd'hui à Alise.
Une société composite gravite autour du lieu saint. Il y a d'abord le village d'Alise
qui connaît une nette croissance de sa population puisqu'il passe de 104 feux en 1658
à 186 en 1686. À cette date, le bourg compte 40 hôtelleries, deux marchands de drap,
une trentaine d'échoppes d'artisans, 15 tourneurs de chapelets. En 1730, un foyer sur
cinq vit encore directement de la venue des pèlerins. Cette prospérité et la présence de
foules pèlerines attirent malandrins et voleurs qui, certaines années, écument les
chemins et les abords du sanctuaire.. Des colporteurs sillonnant les campagnes, des
artisans réalisant leur tour de France ou des pauvres à la recherche d'une aide matérielle
passent aussi par Alise pour profiter des structures d'accueil existantes. Mais la majorité
des visiteurs, sont de pieux marcheurs à la recherche d'une guérison ou d'un lieu de
prière. Us sont mal connus mais quelques noms émergent des brouillards de l'histoire
comme celui de Gilles Caillotin qui vient de Reims en 1732. L'étude de l'origine
géographique des gens accueillis à l'hôpital montre que si les bourguignons sont les
plus nombreux, les fidèles se recrutent essentiellement dans le Nord de la France, 12 %
venant d'He-de-France. Beaucoup espèrent qu'un bain dans la fontaine miraculeuse
apaisera leurs douleurs, d'autres croient plus aux vertus thermales de cette eau. Ceux
qui ne peuvent se rendre à Alise se font expédier des bouteilles remplies du précieux
liquide ; en 1713, plus de 40 000 bouteilles sont envoyées, en particulier vers Paris.
À partir des années 1730-1750, le pèlerinage connaît un lent déclin, évolution
commune à la plupart des sanctuaires pendant le Siècle des Lumières. La lecture des
registres de l'hôpital permet de mieux appréhender cette baisse de la fréquentation:
dans la secondé moitié du xvn 6 siècle, 295 personnes, en moyenne, étaient reçues tous
les ans, chiffre qui passe à 88 vers 1768-1770; l'aire de recrutement des fidèles se
restreint et tend à se limiter à la Bourgogne. Une critique savante se développe au
même moment. Les attaques portent sur l'authenticité des reliques, la nature de l'eau
bue par les pèlerins et le caractère légendaire de la Passion qui serait une simple
transposition de l'histoire de sainte Marguerite d'Antioche.
La période révolutionnaire simplifie la géographie pèlerine en supprimant l'abbaye
de Flavigny, le monastère des Cordeliers et en faisant disparaître la relique venue
d'Osnabruck. À partir du XIXesiècle, des prêtres, comme l'abbé Tridon ou l'abbé Loisier,
multiplient les initiatives pour redonner vie au pèlerinage. Après la Seconde Guerre
Mondiale, l'abbé Jovignot lui donne une nouvelle impulsion en rénovant totalement les
1999 - Nos 3-4 69

lieux où se déroulent les scènes de la Passion de sainte Reine qui sont toujours jouées
par les habitants d'Alise.
S'appuyant sur une très riche iconographie et une cartographie très explicite,
l'ouvrage dirigé par Philippe Boutry et Dominique Julia inscrit donc le culte de sainte
Reine dans la longue durée et insiste sur la diversité des approches à mener pour
étudier un pèlerinage. Cette vaste fresque de la vie religieuse illustre parfaitement les
propos d'Alphonse Dupront qui affirmait (art. « Pèlerinage », in Dictionnaire des Reli-
gions) que le fait pèlerin est « l'un des temps fort de l'expérience religieuse collective et
individuelle ».
Philippe MARTIN

Ordre et désordres
Benoît GARNOT(dir.), L'infrajudiciaire du Moyen Âge à l'époque contemporaine, Dijon,
Éditions Universitaires de Dijon, « Publications de l'Université de Bourgogne »,
1996, 477 p., 200 F.
Le livre présenté par B. Garnot est le troisième d'une série dont l'existence est liée
à la tenue d'un colloque organisé tous les deux ans à Dijon à l'initiative du Centre
d'études historiques sur la criminalité et les déviances, dépendant de l'Université de
Bourgogne. Depuis 1991 le C.E.H. publie des actes unifiés par un thème généralement
très large, conçu en fonction des travaux et des orientations les plus récentes concernant
l'histoire de la criminalité.
Les 31 communications proposées les 4 et 5 octobre 1995 traitent de l'infrajudiciaire,
s'attaquant ainsi à un des plus irritants problèmes que connaissent les familiers des
archives judiciaires contemporaines ou plus anciennes. L'ensemble des textes est or-
donné en quatre sections. La première (L'ampleur de l'infrajudiciaire) aborde frontale-
ment les interrogations majeures : celles de la définition et de la mesure. L'infrajudiciaire
est-il une catégorie en tous points comparable à l'infradroit des juristes, c'est-à-dire à
des pratiques ayant des effets juridiques sans pour autant se référer aux textes d'une loi
ou d'un règlement? Faut-il circonscrire l'infrajudiciaire au domaine public et à des
pratiques gestuelles et orales ? Le domaine de l'infrajudiciaire n'est-il pas, par excellence,
celui des biens symboliques, de l'honneur ? N'y a-t-il pas selon les époques et les régions
de fortes variations des limites de l'infrajudiciaire et, si c'est le cas, comment alors en
prendre la mesure, la question délicate des sources étant supposée résolue ?
- Plus exploratoires, les sections 2 et 3 s'efforcent d'inventorier à partir d'analyses de
cas concrets. Les occasions de l'infrajudiciaire (4 textes) et les Institutions non judiciaires
de l'infrajudiciaire (12 textes). Rétrécissant le champ de l'examen, la dernière section
rassemble 9 études relatives aux modalités privées de l'infrajudiciaire. Autant d'exemples
(dont la majorité porte sur la période moderne) qui permettent d'illustrer quelques-uns
des traits les plus constants de l'infrajudiciaire : l'accord des parties sur des bases aussi
positives que peuvent l'être des bases financières ; la volonté des parties de préserver
l'honneur des personnes et la cohésion des familles ou des groupes professionnels ; la
volonté de privilégier l'intérêt de là communauté plutôt que celui de la société.
Dans sa conclusion générale, B. Garnot dégage les points sur lesquels les interve-
nants semblent s'accorder. 1) L'infrajudiciaire ne va pas sans l'existence du judiciaire
parce qu'il occupe la place laissée libre par celui-ci. Toutefois l'infrajudiciaire ne
concerne pas tous les écarts aux normes qui ne sont pas réglés par les tribunaux. 2) Les
acteurs de l'infrajudiciaire, les personnages chargés d'établir ou de garantir les arbi-
trages, peuvent appartenir à des groupes sociaux variés mais ont tous en commun
d'exercer une sorte de magistrature d'influence grâce à des compétences particulières
venant, de leurs études, de leurs pratiques professionnelles, de leur prestige, de leur âge.
< Finalement, avec le recul que permet la publication ordonnée des communications,
débats et conclusion, le lecteur est amené à une réflexion d'ensemble dont les deux axes
70 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

pourraient être les suivants. Si l'existence de l'infrajudiciaire est une constante du Moyen
Age à nos jours, seules font historiquement problèmes ses fluctuations dans le temps et
dans ses points d'application. Ainsi que l'ont fait remarquer plusieurs intervenants,
notamment lors des débats, la première variable est la force du judiciaire. Lorsque celle-
ci devient plus efficace (par exemple en France après 1670) rinfrajudiciaire se diversifie
et se multiplie en vue de solutions modulées moins redoutables que celles que l'on
obtiendrait avec le judiciaire. Si l'infrajudiciaire s'inscrit dans un écart, ce pourrait être
celui qui, à une époque donnée et dans une société donnée, sépare le judiciaire de l'idée
subjective et coutumière du juste et de l'injuste.
Ce n'est donc pas un des moindres mérites de cette publication que de fournir des
éléments pour la clarification d'une question propre non seulement aux historiens de la
criminalité et du droit mais aussi à tous les spécialistes d'histoire sociale.
Nicole DYONET

Benoît GARNOT(dir.), Juges, notaires et policiers délinquants, xiV-xx* siècle, Dijon, Éditions
Universitaires de Dijon, « Publications de l'Université de Bourgogne », 1997, 205 p.,
100 F.
Depuis près de dix ans, Benoît Garnot ouvre régulièrement des chantiers nouveaux
et rassemble des équipes pour des ouvrages centrés sur des thèmes précis et inattendus.
Livres et colloques de Dijon, se consacrent pourtant au même sujet : l'histoire judiciaire
sous tous ses aspects et à toutes les époques. C'est encore l'objet de ce dernier volume
qui réunit une douzaine d'auteurs majoritairement historiens mais aussi sociologues ou
historiens du droit.
Juges, notaires et policiers ont en commun le devoir de garantir aux gens honnêtes
le respect de la bonne justice, la régularité de relations pacifiques stables et légales
entre les personnes, la protection des faibles, enfin. Du moins est-ce ce qu'on pourrait
poser aujourd'hui comme principe.
En introduisant la temporalité, en abordant le thème par les défaillances au regard
de ces missions théoriques, les auteurs permettent un constat à partir duquel le lecteur
peut dégager quelques conclusions.
Le constat, c'est l'exceptionnelle pauvreté des sources pour traiter d'un tel sujet. Les
habituelles explications des lacunes archivistiques (destructions par le feu, l'eau, négli-
gence des conservateurs, etc.) entrent 1
moins en ligne de compte que la volonté ancienne
et tenace du secret; Le cas le plus manifeste est évidemment celui-de la police dont les
entorses à la légalité ne sont guère mieux connues sous le régime d'une démocratie
libérale contemporaine qu'aux siècles précédents. Si la création récente (années 1980)
de l'Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure témoigne d'une volonté
d'ouverture, il faut reconnaître avec J.-M. Bessette que la nomenclature de l'I.N.S.E.E.
qui, dans sa présentation des statistiques de la criminalité légale, réunit sous une même
rubrique (au moins pour la période étudiée, 1963-1978) armée et police, ne favorise pas
une connaissance claire de la profession.
Ce silence volontairement entretenu peut toutefois être rompu de temps en temps
par le bruit du scandale et c'est l'occasion pour l'historien de saisir les différences selon
les époques, de situer les affaires dans leur contexte général et plus particulièrement
dans le contexte politique dont, par nature, elles dépendent étroitement.
Par le rappel fréquent et répété (du xrxe au xxe siècle) du scandale de l'affaire
Giroux (président à mortier du parlement de Bourgogne mais aussi meurtrier en 1638),
les magistrats veulent montrer la justice dans sa fonction intemporelle dans sa capacité
de toujours juger les criminels quels qu'ils soient. La succession de 3 études met en
évidence les composantes variables de l'image du bon magistrat selon les périodes.
D'Aguesseau le jansénisant en fixe le modèle austère, sobre et grave dans ses mercuriales
du xvnf siècle (B. Garnot) ; la Révolution Française prétend répondre à la demande
1999 - Nos 3-4 71

d'un juge, homme de bien, de justice et d'ordre (F. Fortuné) ; le xnf siècle est l'époque
des « magistrats en majesté » (J.-C. Farcy).
Les affaires rassemblées dans la seconde partie de l'ouvrage, consacrée aux mauvais
juges, montrent à quel point le contrôle de l'activité des officiers de justice a dépendu,
des derniers siècles du Moyen Âge à la fin de la période moderne au moins, du politique.
Devant; les excès de pouvoirs des officiers locaux du Lyonnais des xtv* et XVesiècles, les
administrés n'ont une chance d'être entendus par le tribunal suprême du roi que si
l'autorité du souverain a pu tirer profit de la concurrence établie par la coexistence des
juridictions privées et royales. Dans le cas contraire, les juges fautifs sont traités avec
indulgence (N. Gonthier). Même jeu de la rivalité des pouvoirs à Besançon au début du
xvne (P. Desalle), dans le diocèse d'Autun (E. Wenzel) en 1654. Jusqu'à la veille de la
Révolution, lès juges subalternes sont plus facilement dénoncés que les autres (H. Fiant)
et il est d'autant plus facile d'obtenir d'eux l'abandon de leur office que leur tâche est
de peu d'importance.
À la période contemporaine, lorsque le pouvoir doit compter avec une opinion
publique moins contrôlée, servie et façonnée à la fois par une presse plus libre, le
traitement sévère réservé au policier meurtrier (par exemple) vise au même but. Le cas
présenté par J.-M. Berlière montre comment le régime républicain encore mal assuré
de la décennie 1870-1880, décide de ne faire preuve d'aucune faiblesse. Les juges, au
vu du caractère aggravant constitué par la profession de l'accusé dans l'affaire Prévost
(policier meurtrier et dépeceur de ses Victimes), se prononcent pour la peine de mort.
Le président Jules Grévy refuse « une grâce qui aurait, du fait des anciennes fonctions
dé'Prévost, fait crier à l'injustice dans une opinion publique hostile à la police »,
Tout aussi politiques mais dans un sens plus large, les affaires de notaires et de
policiers spécialisés pour lesquelles le seuil de tolérance des infractions est modifié dans
le sens de l'indulgence, au nom du bien commun.
Les notaires, contraints par le respect de formulaires rigides, au sein d'une profes^
siori organisée par des statuts et règlements aussi rigoureux que minutieux, restent sous
la haute surveillance de leur communauté prête à les réprimander à la moindre incartade
(M. Petitjean). Toutefois, s'ils se livrent, contrairement à la loi, à des accommodements
privés en matière criminelle, ils ne sont guère dénoncés comme fautifs (C. Clément) au
moins sous l'Ancien Régime. La raison bien connue des historiens de la France
méridionale est confirmée ici pour la Bourgogne. La morale commune et le droit canon
qui préfère l'accommodement au scandale du procès, joints à un intérêt bien compris
des justiciables, font que ces comportements ne sont guère poursuivis.
De même l'on fait preuve au xxe siècle de compréhension à l'égard des inévitables
de la très spéciale brigade des stupéfiants (créée en
' tentations auxquelles les policiers Les
1.914) som^ exposés (I. Charras). policiers compromis ne manquent pas mais la
presse elle-même se montre souvent circonspecte et seules quelques affaires émergent
de temps en temps. Les sanctions judiciaires sont rares et l'intégrité morale du personnel
est plutôt attendue de la formation et de la spécialisation des agents.
Ce recueil de contributions diverses et stimulantes vient à son heure puisque sa
publication a devancé de quelques mois le colloque organisé par l'Association française
pour l'histoire de la justice (à Paris les 5 et 6 décembre 1997) qui a examiné, à son
tour, la façon dont on juge les juges, de l'Ancien Régime à la création du Conseil
Supérieur de la Magistrature.
Nicole DYONET

Claire DOLAN,Le notaire, la famille et la ville (Aix-en-Provence à la fin du XVIesiècle),


Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, « Histoire notariale », 410 p., 200 F.
La boutique du notaire est «l'un des meilleurs points d'observation de la société
d'Ancien Régime » écrit Claire Dolan dans l'introduction de son ouvrage, où elle observe
avec passion la gigantesque production écrite des tabellions aixois de la fin du XVIesiècle :
72 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

20 à 25 notaires produisant chacun, entre 1554 et 1575, de 500 à 1 000 actes par an.
Au fil des chapitres, le notaire y apparaît successivement comme le pourvoyeur des
sources les plus aptes à dessiner une image concrète et nuancée de la famille urbaine,
un baromètre de la vie collective de la capitale provençale et l'objet très humain d'une
saga exemplaire. Partie pour sonder les solidarités familiales à l'aide des méthodes les
plus sérielles, l'auteur s'est très vite confrontée à la nécessité de débrouiller l'écheveau
d'un réseau beaucoup plus vaste, mêlant relations individuelles et collectives au sein
d'un système d'appartenance bousculé par les changements et les conflits de la deuxième
moitié du XVIesiècle. D'où une construction à plusieurs étages dont chacun enrichit et
précise le précédent.
Une analyse systématique des testaments et des contrats de mariage montre le
notaire attentif à traduire avec fidélité les volontés de ses clients, tout en donnant à ses
« écritures » des formes juridiques qui les rendent inattaquables et en respectant la
place de chacun dans la société par l'usage des épithètes d'honneur qui lui sont dues.
H insère dans les actes un formulaire religieux dont le choix, pour l'essentiel, lui
incombe, et paraît donc sans rapport direct avec la sensibilité religieuse du testateur.
Du ressort du client est la disposition des légats et surtout l'institution d'héritier, raison
d'être du testament. C'est à travers elle que se manifestent le mieux les sous-entendus
de la pratique testamentaire. Le jeu des substitutions, largement utilisé par toutes les
couches de la société, répond au besoin d'assurer que l'héritage ne sorte pas de la
famille, tout en ne préjugeant en rien des transformations possibles de celle-ci : confier
par exemple l'héritage à la veuve, avec substitution en faveur de l'enfant qu'elle
désignera, ou à un des enfants avec substitution aux autres. Toutes ces dispositions
tendent à installer une figure focale, « modèle de toutes les relations de pouvoir », celle
du père. Lui seul désigne le ou les héritier(s) universel(s), négocie les alliances, garantit
la dot de sa fille ou la part de patrimoine qu'il entend céder à son fils, reçoit la dot de
sa belle-fille dont il assure la gestion, loge et nourrit le ménage de l'héritier, parfois
même celui d'un fils ou d'une fille dotée, planifie l'éducation des enfants et, le moment
venu, les pourvoit en charges et en honneurs. Donneur d'identité, il continue d'être
présent dans bien des actes après son décès, puisque ses successeurs font le plus
souvent élection de sépulture auprès de lui. Pourtant, cette paternité universelle a
quelque chose de mythique et de fragile dans la mesure où 40 % des Aixois testent sans
enfant et où plus de la moitié des pères sont déjà décédés lors du contrat de mariage
de leur enfant. Les orphelins sont nombreux et c'est bien souvent un parâtre, ou la
mère seule, qui joue le rôle paternel. Aussi l'image du père sert-elle peut-être avant tout
à « nommer des relations de pouvoir » d'où le père réel est le plus souvent absent ou
en situation de présence transitoire, mais dans lesquelles l'honneur et les biens sont
toujours présents. Il faut s'armer d'une loupe pour distinguer, à travers ce modèle rigide,
la placé des femmes. Soumises à l'autorité du père, du mari et parfois du fils (ou encore
du maître, présent jusque dans le contrat de mariage des servantes), on ne peut les
entendre qu'au travers des quelques affaires qu'elles conduisent, avec l'autorisation de
leur mari ou à l'occasion de leur veuvage, et surtout dans leurs dispositions testamen-
taires : plus personnalisées que celles des hommes, celles-ci portent sur des objets précis
transmis le plus souvent à d'autres femmes (filles, mère, servantes). On rencontre encore
les femmes dans les conflits et elles se font souvent remarquer jusque, dans la rue par
leur violence verbale, seule contrepartie possible à la violence masculine. Les jeunes de
leur côté ne peuvent être entendus qu'à travers le filtre des organisations festives.
Jouissant d'une autonomie factice, la troupe de l'Abbé de Ville et la basoche, parrainées
par la municipalité et le parlement, « jouent en quelque sorte au jeu de la société » en
incarnant, à l'occasion de la Fête-Dieu, des rapports similaires à ceux que les groupes
de pouvoir adultes entretiennent entre eux. Ainsi, devenir roi de la basoche est pour
tout jeune notaire l'occasion de tester la réussite sociale de sa famille.
La deuxième partie traite du monde des notaires, pris comme exemple d'une
articulation possible entre la famille et le champ social : formation du notaire, peu
spécifique, parce qu'identique à celle des futurs procureurs ; organisation collective du
1999 - Nos 3-4 73

notariat provençal dans le cadre d'une corporation surtout active à préserver le caractère
patrimonial des écritures notariées face aux prétentions de la royauté. L'espoir des
notaires réside surtout dans l'existence d'un solide réseau familial, particulièrement bien
analysé par l'auteur qui parvient à y déceler plusieurs modèles d'émergence sociale,
dont elle donne des exemples illustrés par des généalogies étendues, et sur la confrérie
des Cinq-Plaies, lieu de dévotion et de ralliement des marchands et des juristes.
Le point culminant du livre est la troisième partie, où Claire Dolan fait vivre trois
générations de la famille Hugoleni. Cette étude de micro-histoire est particulièrement
réussie parce qu'elle éclaire tout ce qui précède, en donnant chair aux institutions et
aux modèles, tout en montrant comment ceux qui les vivent doivent en permanence les
réinventer ou les interpréter en fonction de besoins et d'événements particuliers. Deux
personnages resteront dans la mémoire du lecteur comme des cas exemplaires : André
Hugoleni, seul notaire resté à Aix pendant la peste de 1580, dont il mourra après avoir
longuement parcouru les rues de la ville afin de recueillir les testaments des habitants,
et son fils Abel, dont les neuf testaments, fruits d'une volonté têtue d'ajuster au mieux
ses dispositions à l'évolution d'un cycle familial particulièrement complexe, sont habi-
lement traitées comme autant de photographies de famille.
Des trois institutions évoquées dans le titre de cet ouvrage, sans doute la ville est-
elle celle qui apparaît la plus floue. Le livre de Claire Dolan étudie surtout la classe
moyenne de la société aixoise et ne rencontre qu'épisodiquement artisans et travailleurs
d'une part, nobles et gens d'église d'autre part. Mais l'auteur, qui a examiné ces couches
sociales dans d'autres ouvrages, a choisi de se concentrer ici sur la mise au jour des
rapports complexes qui existent entre la famille et le notariat. Au-delà de l'immense
apport des analyses séparées qu'elle conduit à propos de ces deux institutions, l'illustra-
tion de la manière dont les notaires mettent en application pour eux-mêmes les concepts
et les formes juridiques qu'ils manient quotidiennement pour les autres, est incontesta-
blement la grande réussite de ce livre.
Élie PÉLAQUIER

Catharina Lis et Hugo SOLY, Disordered Lives. Eighteenth-Century Families and their
Unrul Relatives, Cambridge, Polity Press, 1996, 230 p., £ 39.5 (traduit en anglais par
Aléxander Brown).
Ce livre, dont les auteurs sont tous deux professeurs à l'Université libre de Bruxelles,
s'inscrit dans le courant historiographique suscité naguère par les thèses de Michel
Foucault : fondé sur les quatre exemples de Bruges, Gand, Anvers et Bruxelles, il
constate aux Pays-Bas autrichiens, comme dans d'autres pays voisins, une progression,
au XVUT 5 siècle, de l'enfermement à la demande des familles, dont l'agent essentiel, dans
cette région de puissants patriciats urbains, est non pas l'État, mais l'autorité locale.
Mesuré plus précisément à Anvers — mais les autres villes suivent une évolution
similaire — le phénomène s'amplifie fortement entre 1770 et 1790, où il concerne entre
2,5 %. et 4% des familles. S'interroger sur les raisons qui, en amont de la décision,
motivent l'enfermement, et aux fonctions que celui-ci est supposé remplir, telle est
l'interrogation centrale de l'ouvrage.
^n se focalisant d'abord sur les demandeurs et ceux qu'ils souhaitent voir enfermer,
les auteurs précisent d'emblée l'extension et les modalités sociales du phénomène. Le
fort accroissement des demandes de prise en charge des frais d'enfermement par les
autorités — à Anvers moins de 20 % des cas avant 1770, les 2/3 entre 1770 et 1790 (sur,
il est vrai, de petits effectifs) montre que l'inflation vient des milieux modestes. Les
3/4 des'demandes sont intra-familiales ; elles concernent le conjoint, ou les enfants. On
invoque assez souvent la folie, ou la tentative de suicide (à Bruxelles dans 10% des
cas) qui en serait un indice, que la désacralisation rend plus facilement utilisable (c'est
en 1752 qu'a heu à Bruxelles le dernier traitement infamant réservé au corps d'un
74 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

suicidé); mais 70 à 75% concernent des personnes jugées parfaitement responsables.


Les griefs avancés — mais les auteurs, justement méfiants, soulignent combien la
rhétorique des demandeurs, par tactique, reproduit le discours que les destinataires de
la demande souhaitent entendre —- se regroupent sous 5 rubriques principales : paresse,
prodigalité (que craignent des autorités qui y voient un risque de développement de la
mendicité), intempérance (dans 10 à 15 % des demandes), immoralité, caractère violent.
Certes l'argumentaire varie selon le milieu social concerné : une femme qui demande
l'enfermement de son mari insiste chez les gens aisés sur les mauvais traitements subis,
invoque la folie du conjoint, qui permet de garder la face, le droit au respect mutuel,
là où les plus modestes parlent de prodigalité, de paresse et d'intempérance. Mais, dans
tous les cas, il s'agit là d'attitudes, de traits de caractère qui ne sont pas punissables en
eux-mêmes: la prostitution n'est elle-même punissable que lorsqu'elle est cause d'un
scandai public. Gomment, donc, comprendre ces demandes, et leur prise en considéra-
tion par ceuxLlà même qui doivent faire respecter la loi ?
Pour interpréter cette crise, les auteurs partent en premier lieu de considérations
économiques et sociale. L'inflation des demandes d'enfermement issues des milieux
modestes est d'abord le résultat d'une prolétarisation accélérée des milieux populaires,
liée aux nouvelles formes de l'activité textile (comme l'industrie cotonnière à Anvers) où
les ouvriers ne sont plus protégés par le carcan de guildes en déclin. Les couches
moyennes sont elles-mêmes menacées. Cette population précarisée connaît une chute
de son pouvoir d'achat, obligeant chacun à redoubler de travail pour assurer la survie
du groupe familial : dans ce contexte, ivrognes, paresseux et prodigues divers deviennent
insupportables à leur entourage.
Très heureusement, cette crise sociale est alors fortement étudiée sous l'angle de
ses conséquences culturelles et morales. L'image du père — censé assurer pour l'essentiel
le gagne pain de la famille — est brouillée au fur et à mesure que s'accroît la part dans
le revenu familial du travail de la femme et celui de plus en plus nécessaire des enfants ;
son autorité s'en trouve de fait atteinte, et fortement altérée si pour une raison ou une
autre il ne travaille pas ou pas suffisamment lui-même. Le manque de ressources retarde
l'âge au mariage, rend plus tardive et plus difficile l'indépendance des jeunes, alors
qu'en Brabant comme en Flandres plus de la moitié de la population urbaine a moins
de 25 ans. Ce blocage est lui-même source de tensions entre ces jeunes adultes et leurs
parents. Il encourage les relations sexuelles hors mariage (à Gand, la proportion des
conceptions pré-maritales passe de 15 % vers 1760 à 45% vers 1800), que facilite —
conséquence ou cause à la fois — le recul de l'influence du clergé. La dégradation des
rapports sociaux atteint aussi dans les milieux populaires les relations de voisinage:
60% des demandes à Anvers, 75% à Bruges font état de l'exaspération des voisins
devant le comportement de celui dont on démande l'enfermement. La précarisation
économique dégrade à la fois les repères moraux, l'autorité, les liens familiaux comme
ceux de la sociabilité quotidienne du quartier, où se mesure, dans le regard des voisins,
l'honneur d'une famille.
Quelle est, face à cette situation, l'attitude des autorités chargées de maintenir
l'ordre, mais qui ne peuvent le faire seules? En premier lieu, pénaliser un certain
nombre d'attitudes et de comportements, utiliser simultanément la carotte et le bâton ;
à Gand, à Anvers, la mendicité est dans les dernières décennies du siècle strictement
interdite, les fonds charitables centralisés, la sélection des individus et des familles
dignes de recevoir des aides systématisée. De nombreux jeux sont interdits dans la rue ;
à Gand les huit foires paroissiales sont réduites à une seule ; à Anvers, la suppression
du Carnaval en 1780 provoque une véritable émeute. Les tavernes sont surveillées : la
bourgeoisie déplore d'ailleurs volontiers l'éloignement des services religieux auquel incite
la multiplication des cabarets, l'absentéisme du lundi, et souhaite accroître la discipline
au travail.
Cette lutte pour la moralisation s'accompagne chez les responsables d'une réflexion
sur l'institution pénitentiaire et ses finalités. Les autorités locales en ont encore jusqu'en
1770 à une conception très traditionnelle, et très dure dans l'application. Mais les
1999 - Nos 3-4 75

demandeurs souhaitent surtout; quant à eux, que l'enfermement serve de leçon : il ne


s'agit souvent que d'amender, par un séjour de quelques semaines ou de quelques mois,
un paresseux, un ivrogne ou un gaspilleur qu'on pense amener à résipiscence. En
revanche, sous l'influence de Kaunitz, marqué par la lecture de Beccaria, le gouverne-
ment central, à partir de 1764, cherche quant à lui à persuader les municipalités que
l'enfermement doit être le lieu de la rééducation de l'individu. Cette conception
réformatrice séduit davantage lorsque le président des États de Flandre soutient que la
rééducation des prisonniers, en accroissant la main-d'oeuvre disponible, serait susceptible
par un effet de concurrence de peser sur les salaires. En 1772 est construite près de
Bruxelles une nouvelle maison de correction, où peuvent être envoyés des individus qui
n'ont commis aucun délit : les autorités ont ainsi le moyen d'agir préventivement sur
les fauteurs de trouble potentiels, et font même parfois pression sur les proches pour
qu'ils fassent la demande qui déclenchera la décision. Le pénitencier provincial de Gand,
avant Howard (qui le visita, à demi fini, en 1778) avant le « panopticon » de Bentbain,
est l'illustration des nouvelles conceptions en matière de redressement, caractérisées par
une réglementation stricte de tous les instants de la vie, censée redonner le sens de la
discipline sociale, et une gamme très précisément tarifée des punitions comme des
récompenses, destinée à rendre le goût de l'effort.
Ce livre on l'aura compris, a pour le lecteur français l'intérêt supplémentaire de
concerner une aire géographique aux traditions municipales particulièrement vîvaces,
au moment où, précisément, elles perdent de leur efficacité, alors que l'État ne s'y
substitue qu'incomplètement, comme le montre l'accueil fait aux réformes de Joseph IL
Les transformations économiques fragilisent l'ensemble d'un système économique, social
et culturel. Ce livre est passionnant, parce qu'il en a poussé l'analyse sous tous ces
aspects.
Jean QUÉNMRT

Populations et familles

Kristin Elizabeth GAGER,Blood Ties and Fictive Ties : Adoption and Family Ufe in Earfy
Modem France, Princeton, Princeton University Press, 1996, 197 p.
Là question des liens de filiation élective (par opposition à la parenté par le sang
ou le mariage) est au coeur de notre société contemporaine: le nombre croissant de
familles recomposées et d'adoptions lointaines dessine de plus en plus des réseaux de
parentés choisies 1. En contraste avec cette évolution récente, la tradition culturelle de
la France a longtemps insisté sur la consanguinité dans la définition de la parenté : c'est
ainsi que l'adoption disparaît du droit français à la fin du Moyen Âge. Cependant, ainsi
que l'avait montré Jean-Pierre Gutton 2, la pratique a largement survécu au droit.
Rapport entre la loi — qui exprime la norme culturelle dominante — et les formes
différentes de la pratique populaire, rôle respectifs du sang et du choix dans la
construction des liens familiaux, c'est-à-dire la façon dont une société construit ses
catégories de parenté : ces questions, Kristin E. Gager les pose à partir d'une enquête
dans les archives notariales parisiennes. De là mi-xvf siècle à la fin du xvne siècle, elle
a exploré les archives d'une vingtaine de notaires, à la clientèle composée d'artisans et
marchands, et repéré 82 contrats d'adoption. Le plan alterne des aspects juridiques ou
ihstitutiorinels (les lois concernant l'adoption, la mise en place de l'assistance aux
orphelins et enfants trouvés dans les hôpitaux parisiens) et des études précises, à partir
dé l'échantillon constitué par les contrats retrouvés, des deux catégories d'adoption :

1. Voir Agnès FINE(dir.), Adoptions: ethnologiedes parentés choisies, Paris, Éd. de la Maison des
Sciences de l'Homme, 1998.
2. Jean-Pierre GUTTON, Histoire de l'adoption en France, Paris, Publisud, 1993.
76 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

celle des enfants « donnés » par accords entre particuliers, et celle des enfants aban-
donnés à la Couche et à l'Hôtel-Dieu.
Qui adopte et pourquoi ? Les adoptants sont le plus souvent des couples sans
enfant : le premier motif, explicite, est de pallier le manque de descendant, dû moins à
la stérilité qu'à la forte mortalité infantile. De cette adoption, les parents attendent donc
des satisfactions affectives, mais aussi un renforcement de la capacité de travail de la
maisonnée, une aide dans leur vieillesse, et le plus souvent un. héritier. Sur ce point,
K.E. Gager analyse précisément le mécanisme juridique (donation entre vifs ou testa-
ment) par lequel, en l'absence de disposition spécifique dans la coutume de Paris, les
parents adoptifs choisissent de transmettre tout ou partie de leurs biens à l'héritier
qu'ils ont choisi. Un tiers des adoptants sont des femmes seules (célibataires, veuves,
ou séparées) qui adoptent en général des filles. On découvre ici un modèle familial tout
à fait original, centré sur la relation mère/fille, à une époque où la famille se définit de
plus en plus en termes patriarcaux, dans les traités juridiques, religieux et moraux.
Les enfants adoptés comprennent davantage de filles (deux tiers) que de garçons.
La grande majorité des accords entre particuliers s'effectue à l'intérieur de la parenté,
spirituelle ou consanguine : on adopte un filleul, un neveu, un petit-fils. Les adoptions
hors de la parenté se font également dans un milieu proche, parmi dès voisins, des
amis ou des coreligionnaires. Du côté de la famille naturelle, le don d'enfant semble
avoir pour origine le plus souvent la misère, jointe à la mort d'un des deux parents : il
apparaît comme un substitut à l'abandon. Les familles adoptives appartiennent au
milieu des maîtres artisans et marchands, c'est-à-dire au niveau économique immédia-
tement supérieur à celui des parents naturels.
En épilogue, l'auteur rappelle l'enthousiasme des débuts de la Révolution en faveur
de l'adoption, synonyme de brassage social. Après ces projets révolutionnaires qui ne
furent jamais promulgués, le Code civil rétablit l'adoption, mais seulement pour les
enfants majeurs.
À travers cette enquête dans le milieu des artisans parisiens, K.E. Gager dessine
avec finesse un schéma alternatif de famille au sein de laquelle les liens de filiation sont
« fictifs », c'est-à-dire choisis. Mais cette configuration familiale ne reste-t-elle pas
marginale ? L'auteur a fait le choix de ne pas tenter d'étude quantitative. Elle fournit
toutefois quelques données chiffrées, grâce auxquelles on peut constater que le nombre
d'enfants des hôpitaux ayant eu la chance d'être adoptés est infime: en 1670, par
exemple, 4 adoptions pour 400 enfants apportés à l'Hôpital des Enfants trouvés. Au
total cependant, à une époque où la réglementation de l'Église et celle de l'État
construisent de plus en plus un modèle familial fondé sur les liens du sang et le
sacrement de mariage — norme qui est celle des classes supérieures et en particulier
de la noblesse, attachée à l'idéal de reproduction biologique —, cette pratique populaire
de parenté adoptive constitue une part significative de l'histoire de la famille.
Denise TURREL

Bernard LEPEtrr, Maroula SINARELLIS, Alexandra LACLAUet Anne VARET-VITTJ (dir.), Atlas
de la Révolution française, t. 8, Population, Paris, Éd. de l'E.H.E.S.S., 1995, 92 p.,
120 F.
La publication de l'atlas de la Révolution française se poursuit avec un volume
consacré à la population. On connaît la valeur de l'édition qui, par ses qualités
graphiques, la qualité du trait, l'emploi judicieux de la couleur, assure une haute tenue
à tous les volumes déjà publiés. Celui-ci ne fait pas exception.
Le sujet est traité d'une façon très large, en gros des années 1720-1740 aux années
1820-1830, ce qui permet de solides comparaisons avec les structures d'Ancien Régime.
La rupture de 1790 poussait les administrateurs de la France nouvelle à vouloir tout
connaître ; d'où cette multiplication des enquêtes, cet essai de définition des catégories,
1999 - N°s 3-4 77

cette soif de savoir et de contrôler, du moins en apparence. Car, en réalité et les auteurs
le soulignent bien, aucune enquête ne se raccorde correctement avec la précédente
toutes souffrent de l'imprécision, toutes comportent d'énormes lacunes. On ne retrouve
pas la solidité massive des anciens registres paroissiaux, ni même des enquêtes des
intendants. Mais on se préoccupe de questions nouvelles. Que sont la ville, le bourg, le
village ; comment définir la population dispersée ?
Tout est donc analysé : le mouvement de la population, correctement connu depuis
1740 grâce à l'enquête Henry, avec ses pièges du sous-enregistrement des décès, piège
qui se referme dans la période 1790-1815 quand il s'agit d'évaluer les pertes militaires ;
on s'arrête aujourd'hui à 1 300 000 morts, dont 270 000 qu'il faudrait mettre au compte
de la Vendée et 20 000 guillotinés. De ce point de vue, entre Chaunu et Lebrun, et leurs
épigones, les auteurs choisissent une voie « raisonnable », mais on sent que le débat
n'est toujours pas clos.
Je dois dire que quelques cartes ou histogrammes m'ont surpris. On connaissait la
répartition sociale de l'émigration, on savait évidemment qu'elle n'avait pas seulement
touché les nobles ; mais je ne m'attendais pas, dans toutes les catégories, à trouver si
peu de femmes, à voir un sud-est de la France si profondément marqué par la désertion,
pas plus que je ne m'attendais, dans les anciens pays de droit écrit, à trouver de façon
aussi importante la survivance de la transmission des biens à un seul héritier, et jusqu'à
l'époque contemporaine, pays de vignoble mis à part.
Les deux cartes hors texte sont riches d'enseignement. Le recensement de 1806 a
permis de cartographier la géographie du peuplement avant toutes les grandes transfor-
mations du xrxe siècle. On y lit, bien sûr, les fortes densités de la façade océanique, de
l'Alsace, en un mince liseré, des limagnes de Clermont, d'Issoire et de Brioude, beaucoup
moins de Taxe rhodanien, Lyon mis à part. Mais, en plus des hautes montagnes et des
landes, une France déjà vide apparaît, sorte de losange dont les pointes sont à Reims,
Orléans, Saint-Étienne et Dijon.
La seconde carte hors texte, véritable nouveauté, montre comment se répartissent
villes, bourgs et villages de plus de mille habitants agglomérés. Cette fois c'est la
Bretagne, le Perche, le Centre-Ouest qui paraissent vides de villes, traduction de la forte
dispersion de l'habitat qui ne permet pas aux grosses paroisses rurales de percer. Au
contraire, les grandes vallées, la Provence, le Languedoc se dégagent. Cette fois le vide
se fait entre Limoges et Clermont, aussi bien que sur les grands causses. Cartes très
riches dont il faudra se souvenir dans toute étude régionale.
Mais tout n'emporte pas l'adhésion. Si les graphiques, les histogrammes se lisent
d'un seul coup d'oeil, si on remarque bien le sens d'une évolution, le manque de données
chiffrées Se fait cruellement sentir car on ne peut mesurer les variations ; les histo-
grammes construits par écart à la moyenne sont, de ce point de vue, parlants, mais
largement inutiles. On sent que les auteurs ont voulu frapper par le trait, par la couleur,
mais il faut s'en contenter. On ne fait pas de différence entre un croquis qu'on propose
à un élève de seconde, et ce qu'un lecteur un peu plus au fait des questions traitées
pourrait attendre. Manque de place, dira-t-on, peut-être ; mais un outil n'est utile que
si on peut s'en servir pour fabriquer d'autres objets.
H faut compter aussi avec l'innovation et le jargon qui plaisent visiblement à
certains collaborateurs. J'ai cherché en vain à comprendre ce que voulait dire la figure
de la. page 21 qui traite de l'opinion publique et de la mendicité ; la légende a obscurci
encore plus mon entendement : « ce graphique ne correspond donc qu'à la représentation
de l'espace des variables, mis en correspondance avec celui de trois axes factoriels ». Je
pensais jusqu'à maintenant qu'on écrivait pour être compris ; le même type de remarque
s'applique à la page 55.
Comme on ne peut réduire la Révolution à un simple conflit de générations, l'auteur
qui étudie la diffusion du contrôle des naissances opte pour l'observation des indices
du moment. Incontestablement, toutes les ruptures se produisent en 1790 ou, du moins,
les accélérations si les ruptures sont antérieures. L'approche est bonne, scientifiquement
juste, mais le parti retenu peut cacher d'autres comportements qui n'apparaissent pas
78 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

avec ce mode d'analyse. Les femmes fécondes de 1790-1799 n'ont pas toutes le même
âge, et le phénomène de génération aurait dû être couplé au phénomène du moment.
D'ailleurs il est curieux de noter cet attachement unique à la fécondité du moment alors
que, p. 71, en annexe, on redonne pour la France entière des taux par génération de
1740 à 1819, taux que tout le monde connaît puisqu'ils sont tirés d'un que sais-je ? paru
en 1979, réédité en 1993. C'est la comparaison des deux séries d'indices qui aurait été
intéressante, pas le choix arbitraire de l'une d'elles.
De même, l'abaissement de l'âge des femmes au mariage, si net à partir de 1790,
ne reçoit pas d'explication satisfaisante : c'est peut être parce qu'elles sont capables de
maîtriser leur fécondité que les femmes n'hésitent pas à se marier plus jeunes puisque,
malgré une durée de vie conjugale plus longue que celle de leur mère, elles savent
désormais comment avoir moins d'enfants en dissociant plaisir et reproduction.
Ainsi donc ce volume donne l'impression de manquer d'unité, de constituer un
fourre-tout où chacun avait des chutes à caser. Mais il sera utile car il faut reconnaître
qu'en ce domaine il n'existait aucune synthèse.
Marcel LACHIVER

Catherine PÉLISSIER,La vie privée des notables lyonnais (XIXesiècle), Lyon, Éditions
lyonnaises d'art et d'histoire, 1996, 220 p.
C. Pélissier nous donne dans cet ouvrage une vision très abrégée d'une thèse
d'Université soutenue en 1993 ' et consacrée à la vie privée des notables lyonnais, nobles
et bourgeois mêlés, que l'auteur désigne aussi sous les vocables de « patriciat » ou
d'« élites ». Elle peint dans une première partie « le cadre de vie bourgeois » — même
si les nobles en leur quartier d'Ainay ne sont pas oubliés — avec ses « lieux de vie »,
quartiers et habitations, « son mode de vie bourgeois », du budget à là domesticité sans
oublier la nouvelle gestion du temps. Ce sont là des sujets rodés qu'ont abordés, voici
déjà longtemps, Marguerite Perrot et J.-P. Chaline. L'auteur rattache au cadre de vie
l'éducation qui aurait tout aussi bien pris place dans la seconde partie même si l'accent
est mis ici sur l'instruction, avec beaucoup de monographies d'institutions privées, et
non l'éducation familiale. Le second volet, en effet, de cette étude est consacré à la
famille, au mariage tout d'abord puis à la vie quotidienne, aux relations avec la parentèle,
une place importante étant accordée aux femmes et à la mort.
Cette recherche de l'intimité repose sur une enquête fondée essentiellement, et à
juste titre, sur les archives privées : correspondances et journaux intimes, nécrologies et
faire-part, photographies et livres de famille, complétés par les annuaires et les biogra-
phies. C. Pélissier a ainsi constitué un fichier de 540 familles dont elle tente de scruter
la vie privée des années 1830 à 1914. L'auteur a su retrouver cette littérature du moi,
susciter la confiance de leurs propriétaires mais hélas faute de place, nous ignorons
tout de sa quête. H faut même attendre la page 197 pour que l'auteur s'interroge sur la
« représentativité » d'un corpus biaisé par le hasard des découvertes et dont la descrip-
tion a été limitéà la thèse manuscrite. Quiplus est, les archives familiales sont difficiles
à manier. L'auteur en est consciente qui dès l'introduction, montre leurs lacunes et
leurs limites, leur caractère allusif et répétitif. Elle reconnaît avec Michelle Perrot que
ces sources sont en apparence seulement « les documents " vrais " du privé »2. Malheu-
reusement, cette vigilante critique n'apparaît pas dans le développement de la thèse.
Non seulement journaux et lettres sont cités sans l'ombre d'une réserve mais à égalité
avec des nécrologies et des biographies publiées, fort souvent hagiographiques et donc
sujettes à caution. Non point qu'elles soient inutilisables mais les trésors qu'elles recèlent

1. Soutenue à l'Universitéde Lyon H, elle comportait initialement 1223 pages.


2. Histoire de la vie privée, t. IV, Paris, Pion, p. 10.
1999 - N°s 3-4 79

éventuellement doivent être confrontés à d'autres sources pour être incontestables. Les
citations, abondantes et souvent intéressantes, ne sont d'ailleurs pas toujours précises :
la date des faits relatés, le nom des protagonistes, la référence parfois font défaut.
Avouons notre perplexité face à des Marie ou Christine inconnues, dont l'anonymat est
peut-être exigé par les héritiers mais encore faut-il le dire aux lecteurs. De mêine,
l'auteur a exagérément privilégié quelques familles. Les journaux intimes de Paul Brac
de la Ferrière et de Fanny Tresca-Payen pour ne citer que deux des acteurs majeurs de
ce travail, sont tout à fait remarquables mais ne peuvent à eux seuls nous renseigner
sur les sensibilités d'un milieu. Enfin, la décision de se limiter aux archives privées pose
un problème.
C. Pélissier le dit avec franchise : elle a refusé de consulter les documents fiscaux
et notariaux. Elle avoue à l'occasion ses lacunes : elle n'a pas « entrepris la consultation
systématique des testaments », elle reconnaît que la « clientèle » du lycée de filles des
Brotteaux « reste à étudier ». Le rejet des sources sérielles, il est vrai plus rébarbatives
que les journaux intimes, est assumé mais conduit à un travail plus littéraire qu'histo-
rique. Faute d'inventaires après décès, nous n'avons aucune idée de l'aménagement
intérieur des habitations. En l'absence des testaments et successions, la volonté des
défunts reste floue comme leur vision de la mort. On ignore tout également des contrats
de mariage qui auraient permis de pondérer, peut-être, des affirmations sans preuves
sur la forte endogamie ou le rôle limité des « calculs réfléchis » dans le choix du
conjoint. Le poids des mariages entre cousins ou des renchaînements d'alliances ne
peut également être appréhendé. Les fortunes surtout font défaut qui auraient permis
de situer les familles étudiées. Sans être fanatique de la quantification, il faut avouer
que la totale absence de donnée chiffrée ne laisse d'être gênante. Il est des remarques
fort pertinentes mais dont on ne sait si elles valent pour 10 % ou 40 % de réchantillon
choisi. Une étude exhaustive des 540 familles retenues était-elle impossible ou trop
lourde ? À tout le moins, une plongée dans les archives de l'enregistrement aurait
permis de trouver de nombreux renseignements sur l'adresse, la fortune, les dots, la
descendance. Bref, les choix méthodologiques fragilisent les apports de ce travail.
Or, si cette étude apporte peu à notre connaissance du cadre de vie, de la gestion
ou de l'instruction, elle est intéressante pour le couple, la place des femmes, les
sentiments familiaux. Elle décèle des inflexions qui semblent aller dans le même sens
que d'autres études consacrées à la vie privée : intimité croissante entre époux comme
entre parents et enfants, percée de l'amour conjugal. Loin d'un Code civil inégalitaire,
C Pélissier sait nous présenter des couples partageant les soucis comme les responsa-
bilités domestiques, éducatives et financières. Elle affirme ainsi que ses Lyonnaises ne
sont pi les»« cervelles d'oiseau » et les « sottes » qu'avait cru découvrir Eugène Weber
ni ces bourgeoises du Nord, coupées du monde masculin et étrangères à leur mari.
Nous partageons volontiers ses conclusions qui semblent remettre en cause le travail
d'une Bpnnie Smith, peut-être plus construction discursive que reflet de la réalité. Bref,
à, Lyon, les femmes de la bourgeoisie et de la noblesse sont, certes, exclues du travail,
et certaines en souffrent, mais, pour le reste, elles sont à l'unisson de leurs pères et
compagnons. Ces avancées nous font d'autant regretter la perte de substance liée à
l'édition et à l'impressionisme de la démarche.
Anne-Marie SOHN

Anne-Marie MOULIN(dir.), L'aventure de la vaccination, Paris, Fayard, collection « Penser


la médecine », 1996, 498 p.
Dirigée par Mirko Grmek et Bernardino Fantini, financée par les Fondations
Mérieux (Lyon) et Jeantet (Genève), la collection « Penser la médecine » à l'ambition de
promouvoir une histoire de la médecine qui associe l'analyse sociologique à la réflexion
épistémologique. Après Aux origines du cerveau moderne de Jacques Gasser (1995),
l'ouvrage dirigé par Anne-Marie Moulin remplit très largement ce contrat.
80 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Rédigé par plus de trente auteurs différents par leur langue, leur formation et les
objets dont ils ont à traiter, le livre réussit à garder une grande cohérence grâce à la
fidélité de tous aux objectifs définis par le maître d'oeuvre de l'entreprise. Pourtant,
contrairement à beaucoup d'autres, ce livre ne s'attache pas seulement à la vaccination
antivariolique ou antirabique mais il couvre toutes (ou presque toutes) les opérations
de vaccination des procédés de variolisation chinois aux plus récentes recherches contre
le SIDA en passant par les vaccinations contre la grippe, la poliomyélite. Un livre qui
étend son objet sur le monde entier et une période de plus de deux siècles.
Le terme d'aventure, retenu comme titre général sent un peu l'histoire sainte des
sciences, faite de récits émerveillés de réussites passées, toutes plus belles les unes que
les autres. Pourtant, il faut prendre l'expression dans son sens premier. L'aventure est
avant tout une suite de mystères de péripéties, de dangers, d'erreurs, bref, tout le
contraire d'un chemin rectiligne des ténèbres jusqu'à la lumière. Certes, les articles
consacrés à Jenner, partiellement redondants, ne rompent qu'imparfaitement avec le
schéma hagiographique et les tentations de la reconstruction a posteriori. En revanche,
les articles consacrées aux démarches pastoriennes ne cachent pas les mécomptes, les
hardiesses voire les emprunts cachés de Pasteur à d'autres chercheurs et les risques pris
par ceux qu'il a vaccinés.
L'autre point d'ancrage du livre est d'associer les choix scientifiques avec les choix
culturels et politiques. Ainsi, la vaccinologie (le terme est inventé en 1977 par Jonas
Salk) désigne l'étude et l'application de tout ce qui est nécessaire pour une vaccination
efficace. Aussi la vaccination associe le laboratoire, l'industrie pharmaceutique, la
politique. Son destin dépend des relations entre les citoyens et le pouvoir, des concep-
tions du corps ; des croyances religieuses, des structures sociales.
Face à ce programme d'histoire totale, le livre privilégie quand même les aspects
scientifiques purs, faute de nombreuses études sur les autres domaines. Certes, les
articles consacrés aux sources non européennes de la vaccination (la variolisation en
Chine), aux transferts et synthèses entre traditions et univers culturels en Extrême-
Orient au xrxe siècle et dans l'Iran contemporain sont passionnants même s'ils sont
curieusement dispersés dans l'ouvrage. Ils montrent à l'évidence combien les expériences
de variolisation spontanée ont pu jouer un rôle favorable au développement de la
vaccination à l'occidentale, alors que la situation politique pouvait rendre suspecte une
entreprise menée par les colonisateurs. Dispersées aussi, les allusions aux problèmes
culturels que l'on trouve face à la variolisation au xvnf siècle, comme aux vaccinations
contemporaines dans l'Occident d'aujourd'hui. On y voit très bien que l'opposition ne
traduit pas un obscurantisme tenace mais qu'elle peut s'inspirer des tendances de la
médecine la plus moderne. Les victoires des antibiotiques, les développements de
l'immunologie ont en effet, surtout dans les années 1950-1980, entraîné un certain recul
dé la préoccupation vaccinale. L'historien de la société reste un peu plus déçu par la
faible place accordée aux enjeux économiques, sauf dans la période la plus contempo-
raine. Même regret aussi de ne pas lire une synthèse sur les malentendus suscités par
la vaccination jennerienne dans la France ou l'Europe du siècle dernier sous la plume
de quelque historien spécialiste.
L'histoire des démarches scientifiques telle qu'elle est retracée ici présente de fort
nombreuses qualités. La clarté n'est pas la moindre. Après avoir lu ce livre, les amateurs
que sont les historiens classiques en matière de médecine, irriteront moins leurs
collègues d'histoire des sciences. Ils ne confondront plus les bactéries, les virus et les
parasites. Les bactéries qui se multiplient artificiellement sans difficultés majeures et
qui sont les plus fragiles devant la démarche vaccinale. Les virus, entités infectieuses
constituées de molécules d'acide nucléique enveloppées de protéines qui ne vivent que
dans une cellule et ne se multiplient qu'ira vivo chez l'animal sont plus difficiles à
combattre par la vaccination. Le processus ne devient globalement efficace qu'après la
maîtrise des cultures cellules qui n'intervient guère que dans les années 1950 (poliomyé-
lite). Les relations symbiotiques que les parasites entretiennent avec leur hôte les
rendent encore plus résistants aux stratégies immunisantes. Les raisons n'en sont pas
1999 - Nos 3-4 81
seulement techniques. Domaine réservé de la médecine tropicale anglaise, la parasito-
logie a négligé la bactériologie et l'immunologie pour s'orienter en priorité vers les
sciences naturelles, la lutte contre les vecteurs et la chimiothérapie. Faute de connaître
ces distinctions fondamentales, l'historien ne peut comprendre les inégalités dans
l'histoire des différentes vaccinations.
Savant, précis et presque complet, clair et pédagogique, ce gros livre comble un
vide, apporte énormément d'éléments mais il est surtout un modèle d'une approche
globale qui lie science et. société, médecine et culture. Très éclairant à ce titre le
remarquable article de David Napier, où il analyse le rôle des langages (le langage
militariste en particulier) dans les orientations de la science apparemment la plus
imperméable au contexte extérieur.
Olivier FAURE

Geneviève HELLER (dir.), Le poids des ans. Une histoire de la vieillesse en Suisse romande,
Lausanne, Société d'histoire de la Suisse romande et Éditions d'en bas, 1994, 167 p.
Les études rassemblées ici se rapportent essentiellement aux cantons de Genève, du
Valais, de Vaud entre la fin du Moyen Âge et notre temps. Elles entendent apporter des
éléments pour une histoire de la vieillesse en insistant sur deux thèmes : les moyens
mis en place pour assurer la subsistance des vieillards ; la définition de la vieillesse. Les
sources utilisées ne surprennent pas l'historien français : registres d'état civil, actes
notariés, recensements, documents judiciaires, inventaires après décès, textes législatifs
et délibérations politiques, archives hospitalières, enquêtes orales.
Les études qui portent sur la fin du Moyen Âge et l'époque moderne sont particu-
lièrement riches. Elles montrent que l'âge de la vieillesse est souvent placé à 60 ans,
mais... que l'essentiel est ailleurs. Famille et patrimoine sont en effet liés au travail et
au revenu des membres de la lignée. La vieillesse est donc essentiellement l'incapacité
physique et psychique à assurer sa fonction. Lorsque cet âge arrive, la situation du
vieillard varie beaucoup en fonction de son niveau social. D'autres questions essentielles
sont posées pour ces périodes anciennes. Les rapports grands-parents-petits-enfants en
Valais conduisent à s'interroger sur les liens affectifs. De même l'histoire du suicide des
vieillards à Genève aux xvne et xvrne siècles montre comment le drame intervient lorsque
le vieillard a le sentiment de ne plus répondre à la norme sociale. Au travers de ces
analyses on lit la croissance de l'individualisme, comme celle de l'intolérance à la
décrépitude* On relèvera aussi l'intérêt des notations sur des adoptions, des donations,
des contrats d'association entre personne âgées et jeunes, avec cependant ici une
faiblesse de l'analyse juridique de ces phénomènes. Le dilemme vieillard pris en charge
par la famille ou placé dans une institution, la rareté des pensions de retraite sont bien
exposés, particulièrement pour Genève.
• Pour les XIXeet XXesiècles les communications mettent l'accent sur l'importance de
la mémoire des personnes âgées comme source historique et sur les modifications des
parcours de vie au cours du XXesiècle en fonction de l'allongement de l'espérance de
vie, de l'octroi d'une pension de retraite, mais encore des restructurations économiques
et du poids de la solitude, surtout féminine. On y lit aussi l'histoire de la prévoyance
pour la vieillesse. A partir des années 1870, lois et règlements cantonaux relatifs aux
pensions et aux caisses de retraite bénéficient à plusieurs catégories sociales. Mais la
question est vite posée au niveau fédéral. En 1925, un article constitutionnel consacré
à un régime d'assurance vieillesse et invalidité est voté. Le texte fondamental résulte de
la votation de juillet 1947 par laquelle le peuple suisse accepte à une importante
majoritéla loi sur TA.V.S. (Assurance vieillesse et survivants) qui était proposée depuis
la fin du XIXesiècle. Deux contributions s'intéressent à l'histoire des asiles de vieillards.
Elles disent leur spécialisation croissante, y compris sur le plan social, et offrent
d'intéressants aperçus sur l'histoire du travail des vieillards.
82 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Intelligemment illustré, ce petit livre sera utile à condition de ne le prendre que


pour ce que ses auteurs revendiquent : un bilan provisoire. La bibliographie, assez
mince, ne fait sans doute pas assez de place à la production des revues et, en particulier,
à leurs numéros thématiques.
Jean-Pierre GUTTON

Guerre et société

Ariette FARGE,Les Fatigues de la guerre, Paris, Gallimard, 1996, 124 p.


Avec ce petit livre, A. Farge propose une approche très originale de la guerre au
xvnr' siècle. En s'appuyant sur une série de tableaux de Watteau sur le thème de la vie
militaire, et sur des mémoires manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal, dont de larges
extraits sont reproduits dans les pages 97-124, l'auteur approche au plus près le
mécanisme déshumanisant de la guerre à travers son principal acteur : le soldat. Quatre
gravures de Watteau organisent l'ouvrage, en suivant les rythmes constitutifs de la vie
militaire, considérée dans sa routine dénuée de la gloire et de l'éclat des batailles. La
première : « Recrue allant joindre le régiment » permet à l'auteur d'évoquer (p. 19-37)
les abus du recrutement, la souffrance du déracinement des hommes levés par la milice,
méprisés par les officiers pour qui leur vie ne vaut rien. La désertion qui en résulte et
la transformation de l'opinion publique face au déserteur sont également rattachés à ce
thème. Ces pages n'apportent rien de vraiment nouveau sur ces questions déjà traitées
par les historiens de la société militaire, mais elles donnent à voir tout autrement la
gravure de Watteau. A. Farge nous fait ainsi comprendre et toucher du doigt la douleur
infinie de ces recrues perdues sur une route sans fin, sans espoir dans un paysage
immensément inhumain.
Le chapitre ouvert par la seconde gravure : « l'armée et le camp volant » (p. 39-63),
commence par rappeler l'anormalité de la guerre, volontiers oubliée par l'Histoire qui
se contente d'organiser les temps par ses récurrences. L'auteur souligne ensuite l'ambi-
valence du statut de la guerre dans l'opinion publique au XVIIIesiècle : la fascination de
la gloire, et de la victoire jouent encore alors que le pacifisme gagne, mais le soldat qui
ne recueille pas les lauriers de la première fait les frais du second, méprisé pour ses
désordres et les horreurs dont il accable les civils. Le camp volant de Watteau sublime
cet engrenage de misère et de violence qui accable le soldat. À travers le calme apparent
d'une scène d'étape à peine débraillée. A. Farge attire notre attention sur la figure
centrale d'une femme allaitant un enfant et y voit l'intrusion volontaire par le peintre
du symbole premier de la vie, de l'existence normale, et de là la dénonciation de
l'absurdité insupportable de la guerre, qui éloigne définitivement les soldats de la vie,
qui les engloutit dans un univers de fatigues et de mort d'où ils ne reviendront plus.
(Ici, un léger reproche à l'éditeur : pourquoi avoir choisi ce format ridiculement petit
qui oblige à reproduire cette gravure en double page, rendant quasi impossible la vision
de cette partie centrale essentielle, à moins de briser la reliure ?).
Le troisième chapitre : « Fatigues et tristesses » (p. 65-81) s'ouvre par des citations
de mémoires d'officiers et de soldats, rendant compte du dégoût devant les carnages,
les atrocités perpétrées par des troupes incontrôlables, l'horreur des hôpitaux et l'im-
mense incommunicabilité entre ces hommes englués dans la guerre et les milieux
parisiens qui oublient volontiers ces combats sans gloire et sans profit, qui se déroulent
loin du territoire français. La gravure des fatigues de la guerre en montrant une petite
troupe chargée de butin qui s'éloigne d'un village en flammes évoque légèrement ce
thème, D'après, la lecture d'A. Farge, sa dimension tragique est hors de ce décor, dans
la présence à peine perceptible d'une femme et d'un enfant sur un âne dont la fonction
est la même que la femme allaitante du camp volant, c'est-à-dire rappeler par leur
présence vitale, l'inutilité des souffrances infligées par la guerre et le désespoir de la
condition du soldat.
1999 - N°s 3-4 83

La quatrième gravure, « Sans titre », tirée d'une série de planches de caractères,


représente Un soldat à pied, accompagnant une femme et un enfant sur un âne fourbu.
A. Farge montre ici comme Watteau a donné à la figure centrale d'un soldat au regard
intense une existence et une réalité que l'opinion publique méprisante ou oublieuse lui
dénie. Mais cette présence contraste avec la mélancolie énigmatique du regard de la
femme, dérivant en des contrées imaginaires loin de la guerre.
A. Farge propose donc une lecture approfondie de Watteau, refuse de se contenter
de l'apparente légèreté et délicatesse du trait, pour y voir une dénonciation radicale de
la guerre. Plus efficaces qu'une représentation sanglante et facile des horreurs du
combat, les tableaux de Watteau, en dépit de leur tranquillité anecdotique, dressent un
réquisitoire sévère contre l'inutilité, l'absurdité de la guerre, la souffrance de soldats
perdus, oubliés.
À l'évidence le regard pictural de Watteau et le regard historique d'A. Farge se
répondent : l'un comme l'autre restent attentifs aux êtres que la guerre ou une histoire
trop déréalisée ignorent superbement. Par là, l'auteur renoue avec cette attention aux
humbles qui caractérisait déjà ses ouvrages sur la vie du peuple parisien (Vivre dans la
rue à Paris au xvine siècle, 1979 ; Le cours ordinaire des choses, 1994).
Ce parti-pris de l'auteur peut agacer, comme son style, volontairement répétitif.
Gênante aussi cette utilisation d'un Watteau marqué par l'abîme de la période 1709-
1711, pour décrire le regard du xsmf siècle postérieur sur la guerre. U reste que ce petit
livre qui tranche avec les études magistrales de l'histoire militaire masculine d'A.
Corvisier à F. Cardini en passant par la florissante école anglo-saxonne, a l'immense
mérite de rappeler que la guerre, même civilisée, disciplinée et rationalisée du xvme
siècle se fait avec des hommes qui souffrent et meurent sans savoir vraiment pourquoi.
Catherine CLEMENS-DENYS

André CORVISIER,La guerre, Essais historiques, Paris, 1995, P.U.F., « Histoires », 423 p.,
198 F.
À la demande de Pierre Chaunu, André Corvisier a entrepris ces Essais comme la
poursuite d'une oeuvre entièrement consacrée à ce qu'il définit lui-même comme un
« désenclavement de l'histoire militaire » (p. 6). Qu'il hésite à choisir, pour expliquer ce
désenclavement, entre l'effet de la pratique des guerres de masse et celui de l'évolution
démocratique, qu'il récuse catégoriquement (p. 111) l'idée d'une influence décisive des
Annales — 8e qui explique sans doute l'absence de toute référence à Georges Duby —
la cause est entendue : l'étude de la guerre se doit désormais d'englober individualités
et. événements-limites dans celle des sociétés. Avec ce paradoxe que la guerre est la
seule activité humaine qui se donne toujours comme moyen, et parfois comme but, la
destruction collective des hommes : cette présence des morts, lointains ou proches, la
rend toujours difficile à penser.
Pour surmonter au mieux cette difficulté et assurer une présentation équilibrée des
faits, dont il avoue qu'elle a par moment représenté « une contrainte pénible » (p. 63).
A; Corvisier a mené une lecture oblique, répartie en 7 thèmes, de séries d'exemples —
de l'Ancien Testament à la guerre du Golfe, du Japon à l'empire aztèque — pris du
Dictionnaire d'Art et d'Histoire militaires (1988) et de l'Histoire militaire de la France,
4 vol., P.U.F., (1992-1994) dont il avait assuré la direction. Cette lecture est enrichie du
recours aux ouvrages des polémologues, de l'après Seconde Guerre mondiale jusqu'aux
récents travaux de la Commission Internationale d'Histoire Militaire dont il est président
d'honneur.
i En insistant sur les rapports différenciés que les groupes humains entretiennent
avec la violence, la douleur et la mort, le premier chapitre permet de compléter l'exposé
des définitions classiques de la guerre proposées dans l'introduction: elle y apparaît
comme un phénomène collectif, organisé, réfléchi et justifié vis-à-vis des humains et de
84 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

leurs représentations ; fait de société, elle en reçoit les règles — excitation, canalisation
et appréciation de la violence, nécessaires à l'accomplissement du but recherché ; elle
en reçoit aussi les moyens matériels, en particulier les armes dont la diversité et la
complémentarité engagent une hiérarchisation, dont un art militaire. C'est du rapport
entre ce dernier et la connaissance qu'il est ensuite question dans une sorte de
« catalogue » (p. 111) des savoirs et des savoirs-faire classés suivant les quatre éléments,
puis les quatre dimensions, et la recherche de leur maîtrise. Cette présentation permet
d'échapper au dilemne inutile à l'historien, sinon au citoyen, de la guerre créatrice ou
destructrice : André Corvisier propose d'y voir à la fois un aiguillon et un frein lié au
caractère limité des buts militaires assignés à cette recherche.
Le chapitre 3 met en relation les ressources mobilisables et mobilisées suivant les
nécessités et le degré d'intensité des conflits. Y entrent la configuration de l'espace —
nature, morphologie, étendue, la quantité des hommes relativisée par la répartition du
peuplement — avec l'opposition historiquement variable entre ville et campagne, les
possibilités de pourvoir à l'entretien des combattants, la technique militaire qui décide
de la composition des armées. Pour aboutir à la comparaison entre la destruction des
combattants, vainqueurs et vaincus, et celle des civils, témoins ou cibles partielles, qui
vient en commentaire de tableaux des pertes humaines du XVIIeà la fin du xxe siècle
(p. 170, 172, 173).
Les relations de la guerre avec l'État, qui « ne peut se concevoir sans recours au
principe même de la puissance des armées et aux moyens qu'offre la force militaire
mise au service de l'ordre, de la sécurité et de la justice » (p. 187) occupent le centre de
l'ouvrage. On y retrouve les questions familières aux médiévistes et aux modernistes : le
passage de l'usage dispersé des armes, qu'il soit féodal, corporatif ou particulier, à la
reconnaissance d'un monopole, avec ses modes d'organisation, ses modalités de finan-
cement et d'approvisionnement, avec ses conséquences sur la production agricole et
industrielle, qu'elle soit privée, privilégiée ou étatique. C'est ici l'occasion de faire une
critique nuancée de la notion de « révolution militaire » appliquée au XVIIesiècle
européen. Particulièrement éclairante est l'étude de la fonction prévisionnelle exercée
par le souverain quelle que soit la forme de la souveraineté, aussi bien dans l'adoption
de nouvelles armes que dans la préparation du territoire en vue de guerres futures,
offensives ou défensives, que dans la formation des armées. Il est seulement dommage
que le passage consacré à la frontière se limite à l'exposé des choix techniques : les
travaux de Daniel Nordman — en particulier, avec Jacques Revel, dans Histoire de la
France, t. 1, L'Espace français, Paris, 1989, p. 33-169 — suggèrent en effet qu'il est
difficile de ne pas mettre ces choix en relation avec les questions de perception et de
conception du territoire ainsi, que de pratique politique. En complément de ce chapitre,
André Corvisier montre comment l'organisation socio-politique conditionne les défini-
tions de ceux qui peuvent ou doivent porter les armes, et par moment, de ceux qui
peuvent ou doivent mourir —: la fameuse opposition entre « guerre guerroyable » et
« guerre mortelle », la disponibilité de certaines régions à fournir des mercenaires ainsi
que la désignation de ceux qui ont la responsabilité d'assurer le commandement général
ou particulier. Ainsi, •et même si on peut discuter la notion de société primitive en
général et en particulier appliquée à la société féodale, se développe une réflexion sur
les liens entre formes de société et formes de guerre sur laquelle je reviendrai. En sens
inverse, sont étudiées les occasions de mobilité sociale provoquées par la guerre en
faisant le point sur le débat noblesse/roture dans l'armée française de l'Ancien Régime
et en rappelant les effets de la Première Guerre mondiale sur la condition des femmes.
Puis interviennent les « facteurs moraux », classés en motivations culturelles et reli-
gieuses, justifications et oppositions théoriques, comportements guerriers — de l'oubli
de soi au meurtre de l'autre, et civils — de la fuite à la résistance.
Après ces coupes thématiques dans les institutions et les cultures confrontées à la
pratique guerrière, le dernier chapitre revient aux définitions initiales de la guerre
comme forme de relations entre États, ces derniers étant à considérer suivant leur
diversité et en particulier suivant le type de relations que les gouvernants entretiennent
1999 - Nos 3-4 85
avec les gouvernés. C'est ici qu'André Corvisier rend compte de la réflexion contempo-
raine : « Aujourd'hui la politique maîtrise moins la guerre que lors des grands déchire-
ments mondiaux, mais ce ne sont plus les mêmes guerres » (p. 392). Sous l'effet de la
mondialisation et de la démocratisation, la guerre a perdu ses formes reconnues pour
se jouer dans une opinion soumise à la médiatisation : la violence est devenue anomique.
De cet état des lieux je ne discuterai pas pour des raisons d'incompétence — non
plus que de savoir si la dénatalité « fragilise les sociétés occidentales face à la violence »
(p. 62), cette fois parce qu'il y a là, pour le moins, matière à opinion — mais, tel quel,
il a l'intérêt de remettre en perspective ce qui me semble être, pour des historiens,
l'apport principal du livre d'André Corvisier et qui se retrouve de chapitre en chapitre :
une typologie des guerres. Les variations sur l'échelle temporelle, les variations sur
l'échelle spatiale, les variations dans l'organisation des sociétés constituent l'armature
de cette typologie. À travers la multitude des faits se dégage une manière de penser la
guerre en nommant ses formes dans leurs caractéristiques et leurs possibles conjonc-
tions : à la vieille distinction classique entre l'offensive et la défensive viennent s'ajouter
guerres endémiques, guerres entre États et guerres de masse, limitées, contenues,
incontrôlées. Sans qu'il soit possible d'envisager une quelconque progression : en cette
fin du XXesiècle, la forme endémique des guerres de crise des xvie-xvne siècles retrouve
toute son actualité.
Michèle FOGEL

Sophie DELAPORTE, Les gueules cassées : les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris,
Noésis, 1996, 231p.
Sujet tragique mais beau sujet que celui qu'aborde ce livre. En eux-mêmes, les 10
à 15 000 blessés de la face méritaient bien un livre d'histoire tel celui-ci qui fasse revivre
leur calvaire depuis le moment de leur blessure jusqu'au très difficile retour à une
impossible vie normale. Ramassés plus ou moins tardivement sur le champ de bataille,
transporté dans des conditions périlleuses au milieu des tirs et des coudes de boyaux,
le blessé de la face atteint les formations sanitaires de l'avant où il est sommairement
pansé, parfois malencontreusement trachéotomisê avant de gagner l'ambulance chirur-
gicale de l'arrière où ont lieu les premières interventions chirurgicales, pas toujours
heureuses. Pour les rescapés, vient ensuite le Centre spécialisé de l'avant, comme celui
d'Amiens, -qui opère les parties molles. Officiellement reconnues en mars 1918, ces
institutions existent déjà de fait dans certains hôpitaux avant cette date. Après encore
quelques jours d'un éprouvant voyage en train sanitaire, le blessé atteint l'un des quinze
centres spécialisés de l'arrière, eux aussi largement organisés à l'initiative des chefs de
service. C'est là que l'on tente greffes et poses de prothèses grâce à des techniques aux
résultats plus souvent saisissants que convaincants.
Après la description précise de ce chemin de croix, le livre tente, de suivre le destin
ultérieur de ces mutilés si particuliers. La tâche était ici bien difficile, tant à cause de
la rareté des témoignages que par la difficulté à appréhender historiquement des
processus psychologiques. Aussi, la deuxième partie qui traite de la découverte du
mutilé par lui-même, puis par sa famille et par le monde extérieur est-elle la plus
décevante car elle ne peut dépasser les généralités où les cas d'espèce. Avec la description
dé l'Union des blessés de la face, créée en 1921, on retrouve un terrain mieux balisé
grâce à l'existence d'un bulletin régulier, qui fournit la substance des cinquante dernières
pages du livre. On regrette néanmoins de ne pas connaître le nombre des adhérents à
l'associajion, de mal comprendre ses spécificités par rapport aux autres organisations
d'anciens combattants. Ainsi, le culte du chef, le respect de la hiérarchie peuvent
paraître étonnants de la part de ceux qui auraient tant à reprocher aux chefs. Enfin, le
rôle de groupe de pression que joue l'association et son président député n'est pas
systématiquement analysé.
86 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Laissant parfois sur sa faim en matière d'informations brutes, le livre pêche surtout
par le manque de mise en perspective de son sujet. Au-delà de la tragique odyssée de
ceux qui en sont •victimes, la blessure, de la face pose au moins deux problèmes
historiques. Dans quelle mesure la multiplication de ce genre de blessure a accentué le
processus de spécialisation médicale, suscité des innovations thérapeutiques et instauré
un mode d'exercice associant O.R.L., chirurgiens et stomatologistes ? Sur ce plan on
aurait aussi aimé des analyses infirmant, modifiant ou confirmant celles que Patrice
Pinell a émises à propos de la lutte contre le cancer à la même période. Hélas, rien
n'est dit de ces questions et le livre de Pinell est ignoré. Plus concrètement et
modestement, le lecteur aimerait savoir qui sont ces chirurgiens dont on nous parle si
souvent : quelle a été leur formation, leur carrière antérieure ? H apparaît aussi dommage
que l'auteur ne pose pas la question de savoir si l'apparition massive des mutilés modifie
l'image du handicap et le statut du handicapé dans la société. Ici aussi existent des
travaux qui, utilisés, auraient permis de mieux prendre en compte toutes les dimensions
d'un sujet dont l'intérêt déborde ses frontières apparentes. Si il est bon que se développe
une histoire renouvelée de la guerre, il n'est pas souhaitable qu'elle se replie sur elle-
même et ignore les travaux des voisins.
Olivier FAURE

Russie — U.R.S.S.

Francine-Dominique LIECHTENHAN, La Russie entre en Europe. Élizabeth et la Succession


d'Autriche (1740-1750), Paris, C.N.R.S. Éditions, coll. « Histoire », 1997, 247 p.
L'ouvrage de Francine-Dominique Liechtenhan est un exemple d'un genre tout à
fait rare dans la production historiographique de ces dernières années : ce que l'on
pourrait appeler — en modifiant quelque peu l'expression d'Emmanuel Le Roy Ladurie
qui préface l'ouvrage — une « micro-histoire diplomatique ». En effet, l'auteur — qui
analyse des, correspondances diplomatiques parfois inédites en Occident (l'auteur utilise
notamment des documents tirés des archives.de l'ex-R.D.A.) — s'intéresse simultanément
aux structures politiques curiales particulières de la Russie et aux événements diplo-
matiques souvent déterminés par les premières.
Cet ouvrage présente donc deux facettes. La première est une histoire diplomatique
détaillée qui cherche à comprendre les méandres tortueux de la décision dans une
époque où la personnalité des ambassadeurs, les coteries, les cabales et les intrigues,
possèdent une influence peut-être plus déterminantes qu'aujourd'hui sur la politique
extérieure. L'auteur s'attache ici à pénétrer la raison du revirement des alliances de la
Russie : en 1740, la France et la Prusse paraissent posséder une influence sans limites
sur le gouvernement de la tsarine Élizabeth, mais celle-ci en vient à intervenir du côté
de l'Autriche et de l'Angleterre dans la guerre de Succession d'Autriche. La période
1748-1750 s'avère décisive pour « l'établissement d'un nouveau système européen issu
d'une révolution diplomatique et d'un retour aux grandes coalitions au sein desquelles
l'empire des tsars trouve enfin sa place » (p. 12). « L'entrée » de la Russie en Europe est
en effet un événement capital pour comprendre les alignements politiques de la
deuxième moitié du xvnf siècle. Les journalistes et les « publicistes » de l'époque l'ont
d'ailleurs bien compris : ainsi Nicolas-Simon-Henri Linguet considère-t-il que l'apparition
de la Russie sur la scène européenne initie un jeu à cinq (France, Angleterre, Autriche,
Prusse, Russie) beaucoup plus instable que l'ancienne « balance » des puissances. Cette
mutation est préparée par les années 1740-1748 pendant lesquelles « Saint-Pétersbourg
devient la microstructure du théâtre de l'Europe, un spectacle du monde avec son
système social, intellectuel et son envergure cosmopolite régis par le droit des gens»
(p. 12).
'.-.-'La deuxième facette.de cet ouvrage est une approche particulière de l'histoire de la
société de cour. En effet, la structure curiale de Saint-Pétersbourg est très différente
1999 - N°s 3-4 87
des structures versaillaises telles qu'elles ont été décrites dans l'ouvrage d'Emmanuel Le
Roy Ladurie sur Saint-Simon 1. La cour impériale de Russie est caractérisée par une
structure « horizontale » dans laquelle il ne se construit pas seulement des coteries
autour de l'héritier présomptif (du fait du flou entourant les règles de dévolution de la
couronne) mais aussi des clans autour des amants de la reine, comme autour des
ambassadeurs en poste. Cette structure particulière est l'une des causes qui expliquent
les écarts importants entre les politiques déterminées dans les cabinets des souverains
et la manière dont elles sont appliquées sur le terrain par les diplomates : l'auteur parle
à ce propos d'une « comédie d'improvisation » et apporte ici une contribution intéres-
sante à l'histoire de la prise de décision diplomatique sous l'Ancien Régime.
Le travail de Francine-Dominique Liechtenhan renoue avec une certaine tradition
érudite de l'histoire diplomatique, mais il la renouvelle par son approche de la décision
politique dans le milieu curial. Certains pourront trouver que la description des intrigues
des ambassadeurs en poste à Saint-Pétersbourg rend parfois cette « micro-histoire »
fastidieuse; ou qu'à trop vouloir « personnaliser » la décision en politique extérieure, on
finisse par en perdre les déterminations socio-économiques. Ce serait pourtant faire un
mauvais procès à cet ouvrage.
Marc BELISSA

Jean-Jacques MARIE,Les Peuples déportés de l'Union Soviétique, Bruxelles, Éd. Complexe,


« Questions au xxe », 1995, 205 p.
L'ouvrage de Jean-Jacques Marie constitue une utile et courageuse mise au point
sur un aspect longtemps occulté de l'histoire de l'U.R.S.S. : la déportation de peuples
entiers pendant la période stalinienne, nationalités littéralement exilées et transplantées,
au nom d'une conception géographique pour le moins volontariste et d'impératifs
douteux en partie liés au contexte créé par l'invasion allemande pendant la Seconde
Guerre mondiale. Comme le souligne de façon pertinente l'introduction de l'ouvrage,
« l'explosion de l'U.R.S.S. a remis à l'ordre du jour l'histoire des déportations de 1943-
1944 (sans parler des transferts de peuples antérieurs) car elles ont été accompagnées
de manipulations multiples (modifications de frontières, transfert de propriété, coloni-
sation, etc.) aux conséquences plus actuelles que jamais » (p. 11). Ces déportations
« planifiées » par Staline et exécutées par Beria révèlent en effet un autre aspect cynique
de la politique soviétique des nationalités, marquant au fer rouge le paysage des
« poudrières » nationales de l'ex-Union Soviétique, particulièrement au Caucase, en
Transcaucasie et en Crimée. « Ainsi, l'effet de mine à retardement des déportations
staliniennes se manifeste aux quatre coins de l'ex-Union Soviétique » (p. 16).
Basé en grande partie sur les travaux, les documents et les témoignages publiés en
russe par l'historien N. Bougaï (Il faut les déporter, Moscou, 1992) et sur l'ouvrage
d'Alexandre Nekritch (Les Peuples Punis, Paris, Maspero, 1979), ce petit livre retrace
avec véhémence et engagement l'histoire des déportations et des peuples déportés en
U.R.S.S. : Tatars de Crimée, Tchétchènes-Ingouches, Karatchaïs, Kalmouks, Baltes,
Polonais, Allemands, etc. ont été les victimes successives auxquelles Staline infligea le
triste statut de « peuples punis ». Déportés vers des zones de « peuplements spéciaux »
en Asie centrale et en Sibérie orientale dans les conditions effroyables qui transparaissent
ici au travers des nombreux témoignages publiés, ces peuples déracinés revendiquent
depuis leur réhabilitation (après 1956) jusqu'à aujourd'hui, un « droit au retour » rendu
volontairement difficile par d'infinies barrières bureaucratiques.
; Malgré l'ouverture relative des archives soviétiques, il n'est pas possible selon Jean-
Jacques*Marie de connaître exactement les causes de ce phénomène qu'il n'hésite pas

"1. E. LE ROYLADURIE,
Saint-Simon ou le système de la Cour, Paris, Fayard, 1997.
88 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

par ailleurs à comparer à un « second Goulag» (en 1946, un rapport de la Sécurité


d'État établit à 2,5 millions la statistique officielle des personnes assignées en « peuple-
ments spéciaux»). L'accusation officielle portée par le régime soviétique, celle d'une
collaboration avec l'ennemi au moment où l'avance allemande atteignait les portes du
Caucase, ne peut résister selon l'auteur à une véritable analyse historique, et fait oublier
que dans ce domaine, les dirigeants soviétiques avaient déjà expérimenté quelques
précédents: les déportations de masse ont commencé en effet dès la collectivisation
agraire en 1929-1930 et ont pris un caractère ethnique dès la première moitié des
années 30 avec la déportation des Finnois de la région de Leningrad, des Polonais issus
des régions frontalières de l'Ukraine soviétique et enfin des Coréens, suspectés par
Staline d'être dans l'Extrême-Orient soviétique les agents de l'impérialisme japonais. De
plus, les déportations reprendront après la Seconde Guerre mondiale, touchant cette
fois, sous une forme partielle, les Baltes, les Ukrainiens, les Moldaves, les Grecs du
littoral de la Mer noire, les Géorgiens et enfin les Juifs exilés au printemps 1953 au fin
fond de la Sibérie orientale après l'assourdissant « complot des blouses blanches ». La
première vague de déportations frappe tout d'abord de manière caractéristique des
peuples suspectés d'entretenir des « liens » à l'étranger « soit directs (Finnois, Polonais,
Coréens, Tatars, Grecs, Allemands, etc.) soit indirects (peuples de langue turque ou de
religion islamique) » (p. 22). On peut supposer qu'il s'agit alors d'une série de mesures
expéditives répondant à un souci géostratégique de « nettoyage des frontières ». Mais
dans le contexte de la guerre, de la rupture du pacte germano-soviétique et de l'invasion
allemande, les déportations constituent les éléments d'une prophylaxie obscure par
laquelle le régime cherche et trouve des « traîtres » et des « responsables ». Ainsi en est-
il des « Allemands de la Volga » dont la présence en Russie remontait aux initiatives
prises par Catherine II en faveur de la colonisation. « Les premières semaines de la
guerre sont catastrophiques : quoiqu'averti de l'invasion allemande, Staline n'a pas placé
l'Armée Rouge en état de défense, sa passivité et celle du haut commandement le
premier jour de la guerre entraînent la destruction au sol de près de 1 200 avions
soviétiques, de centaines de chars et de canons et donnent à la Luftwaffe la maîtrise de
l'air. Près de deux millions de soldats soviétiques sont capturés en trois mois. Les
armées allemandes se ruent sur Leningrad (...), sur Moscou (...), sur Kiev, prise le
19 septembre après une manoeuvre d'encerclement stupide imposée par Staline à ses
propres troupes, qui livre aux nazis près d'un demi-million de prisonniers. Il faut trouver
des boucs émissaires à punir et des saboteurs à dénoncer. Les Allemands soviétiques
sont tout désignés pour jouer les deux rôles à la fois » (p. 42). En exécutant fidèle, Beria
est l'homme qui supervise les opérations, fixe les quotas et les contingents de populations
déportées selon les régions « d'accueil » (Kazakhstan, territoire de Krasnoiarsk, Novos-
sibirk, territoire de l'Altaï et région d'Omsk). « Staline approuve sans barguigner. Les
mêmes autorités qui n'ont, face à l'avance foudroyante des armées allemandes pris
aucune mesure d'évacuation de la population civile de Leningrad, aucune mesure pour
constituer des stocks alimentaires en prévision d'un siège éventuel, ne perdent pas une
seconde pour organiser le déplacement de près de 100 000 suspects pour raisons
ethniques » (p. 44). La déportation pose également des difficultés d'ordre «.technique»
(transport, lieux d'accueil, travail) clairement perceptibles à travers les rapports officiels,
les uns précisant que tels « colons spéciaux » dans la région d'Arkhangelsk sont
incapables de travailler « faute de chaussures », les autres alignant des statistiques d'une
précision ahurissante donnant ainsi involontairement la mesure de l'hécatombe humaine
qui se déroule dans les convois mêmes de la déportation. Sur place, les « colons
spéciaux» sont confinés dans l'isolement le plus total comme en témoigne un rescapé
qui se rappelle avoir dû signer un engagement très précis : « je m'engage à ne pas
m'éloigner de plus de sept kilomètres ». Pourquoi ? interroge l'auteur. Tout simplement
« parce que le village le plus proche est à huit kilomètres » (p* 50).
La déportation des Karatchaïs et des Kalmouks annonce une série de mesures
punitives prises à l'encontre des peuples du Nord-Caucase suspectés d'avoir collaboré
avec les Allemands pendant la courte période de l'été 1942 au cours de laquelle la
1999 - N°s 3-4 89
Werhmacht parvint à atteindre les contreforts septentrionaux du Caucase. L'objectif
principal de cette offensive était, on le sait, Bakou et ses puits de pétrole. Sur le terrain,
la propagande allemande s'emploie évidemment à utiliser le ressentiment des popula-
tions fortement éprouvées par la collectivisation à l'égard du régime soviétique, en
suscitant la création de divers Comités Nationaux qui promettaient la libération des
peuples du Caucase. La politique minoritaire appliquée par la Werhmacht est néanmoins
éphémère : dès janvier 1943, la contre-offensive soviétique sur le front caucasien signe
l'arrêt de mort des Kalmouks, déportés en masse vers l'Altaï, Krasnoiarsk, Omsk et
Novissibirsk. Diabolisés par la propagande stalinienne, les Kalmouks sont déportés sans
le moindre ravitaillement, et le long des convois, ne bénéficient d'aucune aide de la part
des populations locales. Un témoin raconte en effet : « au début, les gens se cachaient
quand ils nous voyaient passer ; on leur avait dit que les Kalmouks mangeaient les
enfants » (p. 64).
En janvier 1944, la déportation d'un demi-million de Tchétchènes-Ingouches »
constitue l'une des vagues les plus importantes de la déportation. Pour Staline, il s'agit
avant tout, malgré le motif toujours avancé d'une « collaboration » avec l'ennemi, de
régler définitivement le sort de ces populations qui, traditionnellement hostiles à
l'envahisseur russe, avaient été les seules à résister activement au régime soviétique
pendant les premières années de la collectivisation agraire. Beria et ses acolytes mettent
donc en oeuvre un plan de déportations, élaboré à l'unité près, concernant cette fois les
Tchétchènes, les Ingouches et les Balkars. Le « perfectionnement » et la bureaucratisa-
tion des méthodes de la déportation atteignent alors leur comble. Jean-Jacques Marie
cite par exemple le rapport d'un certain Milstein, responsable du N.K.V.D., sur les
économies de wagons, de planches, de seaux et de poêles réalisées lors de cette
déportation. « L'expérience du transport des Karatchaïs et des Kalmouks nous a donné
la possibilité de prendre quelques mesures qui ont permis de réduire les besoins en
convois et de diminuer le nombre des trajets à effectuer. Nous avons installé dans
chaque wagon à bestiaux de 40 à 45 personnes, et, comme nous les avons installées
avec leurs bagages personnels, nous avons économisé un nombre important de wagons
(...) soit au total 37 548 planches, 11 834 seaux et 3 500 poêles » (p. 82). Autre opération
d'envergure, la déportation des Tatars de Crimée commence au printemps 1944 sur
l'initiative de Beria qui adresse à Staline le rapport suivant : « en 1941, plus de 20 000
Tatars ont déserté l'Armée Rouge et trahi la Patrie en se mettant au service des
Allemands et en combattant l'arme à la main, l'Armée Rouge. Compte tenu des actes
de trahison des Tatars de Crimée contre le peuple soviétique et constatant qu'il n'est
pas désirable que les Tatars de Crimée continuent à vivre dans une région frontalière
de l'Union ^Soviétique, le N.K.V.D. de l'U.R.S.S. soumet à votre examen un projet de
décision du Comité d'État à la Défense sur l'expulsion de tous les Tatars hors du
territoire de la Crimée » (p. 99). Cette proposition dont on notera l'argumentation
fallacieuse — la Crimée n'ayant pas de frontières avec l'extérieur de l'U.R.S.S. —
aboutira à la déportation de plus de 200 000 Tatars vers l'Ouzbékistan, bientôt suivie
d'une vague plus restreinte concernant un contingent formé par les Grecs, les Arméniens,
et les Bulgares de Crimée. Après le XXecongrès, alors que les peuples punis ont été
successivement réhabilités, le retour des Tatars de Crimée a été volontairement entravé
par les autorités soviétiques, soucieuses selon Sakharov, de préserver des souvenirs
sordides du passé cette région vouée aux loisirs de la nomenklatura.
En Transcaucasie, Staline s'attaque enfin en juillet 1944 aux Turcs-Meskhètes, aux
Kurdes et aux Khemchines (Arméniens convertis à l'Islam) des régions frontalières de
la Géorgie à cause de leur proximité avec la Turquie. Cette vague de déportations
embarque également les Lazes, assimilés par erreur à un peuple « turc ». Après 1946,
les déportations concernent également des partisans et des « émigrés politiques » qui,
réfugiés en U.R.S.S. après avoir activement soutenu sa cause, furent éloignés avec les
mêmes méthodes. Ce fut le cas par exemple des Kurdes réfugiés en U.R.S.S. après la
fin de l'éphémère expérience de la République de Mahabad en Iran (1946), ou encore
des communistes grecs arrivés en U.R.S.S. après la fin de la guerre civile en Grèce.
90 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Le transfert massif des populations en un temps relativement limité, a eu des


conséquences immenses, aujourd'hui encore perceptibles, sur les « terres d'aCcueil » en
particulier dans les républiques d'Asie centrale (Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizie). À
l'époque des déportations, « jamais les autorités du parti et du gouvernement des
territoires d'accueil n'ont été préalablement averties de l'arrivée massive d'un contingent
de gens déplacés » (p. 129). Cette constatation en dit long sur les conditions matérielles
et d'hébergement qui prévalent dans les « peuplements spéciaux»... Les conditions
psychologiques ne sont pas meilleures car « l'accueil » des populations locales est bien
souvent conditionné par une propagande qui s'emploie à démontrer aux populations
kazakhes, ouzbèkes et kirghizes que les arrivants sont des collaborateurs et des traîtres.
Enfin, l'arrivée de ce flot de populations déportées a profondément modifié sur place
les structures démographiques et ethniques car dans certaines régions les populations
autochtones se trouvent soudain en position de « minoritaires ». Les paysages
connaissent également des transformations sensibles, chaque peuple déporté apportant
avec lui un savoir-faire spécifique, une pratique agricole particulière, reliquats de
spécificité culturelle chez des populations pourtant en voie d'acculturation rapide. « Les
Coréens déportés ont réagi, eux, en développant en Ouzbékistan la culture du riz ; dans
la banlieue de Tachkent les Allemands ont créé des vergers, des jardins fruitiers ; les
communistes grecs installés là à partir de 1948 se sont transformés en maçons et en
menuisiers et ont créé des faubourgs grecs> les Tatars ont construit leurs maisons et
repris leur élevage » (p. 132). On l'aura compris, ce petit livre de Jean-Jacques Marie
constitue une lecture stimulante susceptible d'orienter le grand public comme les
spécialistes vers une réflexion plus globale — et, pourquoi pas, comparatiste ? — sur
les phénomènes de la déportation et du travail forcé au XXesiècle.
Taline TER MINASSIAN

Histoire et mémoire
Patrice GROULX,Pièges de la mémoire, Dollard des Ormeaux les Amérindiens et nous,. Hull
(Québec), Éditions Vents d'Ouests, 1998, 436 p.
En 1660, un combat met aux prises 700 Iroquois, 40 Hurons, 4 Algonquins et
17 Français. Les Français, les Algonquins et une partie des Hurons meurent, les Iroquois,
vainqueurs, abandonnent cependant les assauts qu'ils portaient jusque-là contre la
colonie française. Cette bataille, dite du Long-Sault, est devenue par la suite l'un des
événements fondamentaux dans la constitution de l'identité québécoise, si bien que
l'auteur a pu répertorier plus de 250 récits de ce combat écrits entre 1660 et 1997. Cet
épisode est l'ume des clés de l'identité québécoise, enracinée dans ses rapports avec les
Amérindiens — dans le livre Amérindiens et Euroaméricains sont préférés à Indiens
Autochtones ou Blancs pour éviter toute connotation équivoque ou problématique. Il
s'agit de se déprendre des pièges de la mémoire en montrant, simplement si l'on peut
dire, les différentes transformations subies par les récits nés de cette bataille au fil des
années.
Il est possible de résumer, suivant fidèlement le livre, les étapes pendant lesquelles
la bataille est structurée, mise au centre de l'idendité québécoise, enfin critiquée, tandis
qu'un personnage Dollard, sieur des Ormeaux, passe progressivement au premier plan
et devient un héros éponyme. Les faits eux-mêmes sont presque aussitôt l'objet de
quelques récits, aux objectifs variés, peu avérés, toujours marqués par des a priori qui
classent les protagonistes sur une échelle de valeurs (les Iroquois étant au plus bas). Le
récit d'un sulpicien intégrant la bataille dans l'histoire de Montréal donne à la bataille
une importance centrale dans le destin de toute la colonie. La structure héroïque fige
les appréciations portées sur les Amérindiens, rangés du côté de la nature, marqués par
leur goût de la trahison. Cette leçon initiale semble tomber dans l'oubli pendant plus
d'un siècle et demi, avant d'être reprise par un érudit, qui l'utilise dans le combat que
1999 - Nos 3-4 91

mènent alors les Français contre la puissance coloniale anglaise. Dollard devient
l'exemple des Français fondateurs. Dans les années 1850, face aux menaces nouvelles
entraînées par la révolution industrielle, le clergé se saisit du héros québécois, pour
créer un panthéon historique, dans lequel celui-ci incarné l'intransigeance devant
l'ennemi et l'acceptation du sacrifice. Dollard justifie les valeurs chrétiennes telles que
des hommes et des femmes d'exception se chargent de les maintenir. À la fin du XLX*
siècle et au début du xxe, notamment alors sous l'impulsion de l'abbé Groulx, person-
nalité essentielle, la bataille devient même l'occasion de commémorations populaires et
religieuses, rassemblant des foules sur les lieux, supposés, du combat, ce,pour défendre
autant la religion catholique que la langue française. Pourtant, progressivement, les
critiques vont réclamer des vérifications historiques ou archéologiques, insister sur les
contradictions des sources, et engager le Québec dans une petite guerre historiogra-
phique de trente ans, jusque dans les années 1960. En 1966, une petite bombe ébranle
un monument dédié à Dollard ! Par la suite, l'histoire critique prend le pas sur les récits
fondateurs.
Une telle histoire de la mémoire n'est pas pour étonner. Dollard des Ormeaux est
un lieu de la mémoire ayant cristallisé peu à peu des significations différentes, dont les
variations sont liées aux conditions de chaque époque, et dont le tout forme un ensemble
inextricable où s'enchevêtrent « mythe » et histoire, idéologie et attente sociale. Mêmes
les périodisations qui scandent cette histoire ne provoquent pas de surprise pour un
lecteur connaissant l'évolution des mémoires historiques de l'Ouest, si bien que les luttes
contre les Anglais, contre la civilisation industrielle et la perte des « racines », les liens
avec l'Action française, les accusations portées contre les volontés d'entreprendre une
histoire universitaire, pourraient être exactement transposées à propos des guerres de
Vendée sans beaucoup de difficultés. L'originalité vient de la signification spécifiquement
canadienne, qui fait de cette bataille et des récits qu'elle a suscités l'occasion d'affirmer
une identité québécoise, véritablement française, en mettant les Amérindiens dans une
position toujours subalterne — ceci même dans l'historiographie « critique » qui insiste
toujours sur la pérennité française résistant aux Anglais, alors que les Amérindiens sont
voués à la disparition. Même si leur longue survie, leur développement et la naissance
d'une historiographie propre ont fini par changer la donne.
Cette histoire, intéressante en soi, est manifestement un acte militant pour l'auteur,
qui, en conclusion, plaide pour une reconnaissance à parité des revendications histo-
riques des communautés amérindiennes et euroaméricaines, et pour la reconnaissance
que chacune est le produit « de leurs idéologies et de leur imaginaire historique ».
Pourtant le lecteur français qui comprend bien les intentions de l'acteur et qui ne
mésestime pas les enjeux d'une telle mise en évidence des schémas historiques anté-
rieurs, denjeure un peu sur sa faim puisqu'il ne comprend pas bien, par exemple, quel
a été le soutien manifeste des Québécois aux auteurs catholiques des années 1890-1930.
H s'étonne aussi de l'absence de références utiles à tous les travaux qui organisent la
réflexion collective sur les rapports entre histoire et mémoire. Il regrette enfin que cette
présentaion « généalogique » soit estimée suffisante pour critiquer la création d'un objet
historique, sans suffisamment interpréter les enjeux des ajouts ou des discontinuités
légués par chaque époque, sans non plus tenter un bilan de l'oeuvre des historiens
scientifiques. Ces regrets limités mis à part, le livre est sympathique par son objectif et
sqn écriture alerte etrejoint tous les travaux sur les légendaires mémoriels.
Jean-Clément MARTIN

Jean-Clément MARTINet Charles SUAUD,Le Puy-du-Fou en Vendée. L'histoire mise en


scène, Paris, L'Harmattan, 1996, 229 p., 120 F.
Suite à l'article paru en 1992 dans les Actes de la Recherche en Sciences Sociales
(n° 93), Jean-Clément Martin et Charles Suaud nous livrent l'ensemble des matériaux de
leur enquête et le produit intégral de leurs analyses. En huit chapitres ils donnent accès
92 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

au dispositif du spectacle, à sa matrice historique, traitent du scénario et de la


mobilisation du noyau fondateur, étudient le quotidien des représentations et la mise
en oeuvre du principe communautariste, mettent en exergue les fonctions politiques de
l'entreprise, rapportent celle-ci au contexte des opérations mémorielles contemporaines.
Mais il faut leur être gré, en tout premier lieu, d'avoir traité du geste même de leur
recherche et de ses conditions sociales de réception. Un double enjeu est ainsi désigné,
dès l'introduction de l'ouvrage. Le premier a trait à la relation de l'observateur à l'objet
d'observation. Le second a trait à la relation entre visée et méthode de recherche.
Sùus le premier aspect, le travail ressortit à une lutte décrite comme lutte d'impo-
sition du terrain académique comme lieu légitime de production intellectuelle. En
d'autres termes, l'ouvrage rend compte de la « conquête d'un terrain », celui de la
production universitaire dans un contexte de monopole, monopole de la « doxa »
produite par les érùdits locaux. On comprend, à la lecture, que le combat a été âpre et
que les polémiques ne sont sans doute pas closes. On disposera désormais, à ce titre,
d'une passionnante étude de cas sur la relation de l'acteur à l'analyste comme relation
structurelle de malentendu.
Sous le second aspect, le travail est défini par une visée, visée anti-localiste qui
assigne à une manifestation conçue comme « type-idéal » une portée interprétative
générale concernant les principes de la mobilisation sociale ou encore l'articulation
contemporaine d'un espace social et d'un espace symbolique. Cette visée est servie par
une démarche à la fois historique et sociologique et par une méthode qualifiée de
compréhensive. Compréhensive, assurent les auteurs, en ce qu'elle postule « le caractère
objectivable de toute entreprise humaine » tout en faisant place à la subjectivité, au
rapport « vécu » des acteurs à l'événement. A cette démarche et cette méthode est
opposé le point de vue « réductionniste » de ceux qui, tel Michel Vovelle, stigmatisent
le « passéoscope » à caractère contre-révolutionnaire du Puy-du-Fou. Ce cadre d'analyse
évoqué, il nous semble possible de dégager trois types de leçons de la lecture de
l'ouvrage.'
La première, préparée de longue date par les enquêtes de Jean-Clément Martin,
porte sur les conditions de possibilité de l'entreprise puyfolaise et de son étonnant
succès. Conditions qui ont rapport à la qualité des incorporations familiales du récit
vendéen, aux positions économiques et politiques des notables qui patronnent l'opéra-
tion, à l'ingénieuse mobilisation des micro-réseaux locaux, à la rémanence de l'idéologie
communautariste, à l'effet de conjoncture du bicentenaire de la Révolution. Conditions
qui, également, ont trait aux propriétés d'un bâtiment et d'un site relativement « désaf-
fecté » au regard d'autres lieux de là Vendée militaire idéologiquement saturés.
La seconde leçon a trait à ce qui est nommé dans le texte « prouesse de magie
sociale ». Prouesse et magie dont il faut demander la raison à différentes propriétés de
l'opération : sa démesure qui subjugue ; l'emprise charismatique du héros fondateur ; le
défi dé l'exigence ascétique : on ne transige pas avec le principe du bénévolat. C'est
aussi demander raison des propriétés paradoxales de son administration : combinaison
du régime ascétique et du régime entrepreneurial dans la gestion des affaires, de la
hiérarchie et de la décentralisation dans la conduite des personnes, des moments
particulariste et universaliste dans la promotion de la Cause. C'est encore approcher le
caractère utopique de l'invention d'un espace social : utopique dans sa prétention holiste
et totalisante, utopique dans sa capacité à opérer sur le temps. Temps de l'exhumation-
perpétuation des gestes et des objets, temps dénié de l'entropie (la lassitude est interdite),
temps inversé de la mobilisation estivale, temps suturé du lointain passé et de la
modernité technologique, temps exalté de l'auto-commémoration.
La troisième leçon, qui n'est pas la moins neuve, a trait aux conditions de
désenchantement de l'opération. Désenchantement qui ne tient pas seulement aux effets
d'érosion et d'altération du temps. Mais qui tient au succès même d'une entreprise dont
le caractère rapidement composite met en forte tension l'espace de gratuité chevale-
resque et de foi communautaire qu'incarne le spectacle et ce qui tend, par ailleurs, à
l'ordinaire marchand d'un parc de loisirs. Désenchantement, plus sournois peut-être,
1999 - Nos 3-4 93

qui atteint le leader charismatique lui-même dès lors que le particularisme vendéen
entrave ses prétentions à la carrière politique nationale.
Faut-il introduire une réserve dans ce compte-rendu ? Elle sera de méthode. Aussi
louable que soit l'intention des auteurs de marier histoire et sociologie, aussi heureux
qu'ait été leur travail à quatre mains, on nous permettra d'interroger la méthode
compréhensive qu'ils mettent en oeuvre. On peut questionner sa définition même et
spécialement sa prétention à l'objectivation de toute expérience humaine. Mais on la
questionnera surtout du point de vue de sa compatibilité avec la démarche historique.
Celle-ci n'est-elle pas, structurellement, astreinte à l'explication ? Faut-il s'étonner, voire
s'indigner, dès lors, du dépit ou même du ressentiment d'acteurs « pris au piège » du
travail de « dévoilement » historien ?
Philippe DUJARDIN

Sylvie LINDEPERG,Les écrans de l'ombre — La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma


français {1944-1969), Paris, Éditions du C.N.R.S., 1997, 443 p.
Après un grand nombre d'ouvrages consacrés au cinéma français sous
l'« occupation », « sous Vichy », « sous Pétain », ou au cinéma de la Résistance, voici un
livre qui prend le sujet dans une durée plus longue, qui est avant tout celle de la
« mémoire » (des guerres de mémoire). La thèse de Sylvie Lindeperg part méthodologi-
quemerit, selon ses propres déclarations, de concepts empruntés à Pierre Bourdieu (le
concept de « champ » comme résultat d'un rapport de forces) et à Michel de Certeau
(l'« opération cinématographique » comme résultat de l'interaction entre une place — le
métier, l'histoire du temps présent —, et la construction d'un récit). Mais on peut
estimer que sa démarche n'a pas besoin de ces légitimations prestigieuses. Car il s'agit
pour l'essentiel de repérer comment l'événement sera constamment remodelé et repensé
en fonction des conjonctures politico-intellectuelles, ce qui est le problème clef de toute
historiographie digne de ce nom. Et non de relire l'histoire avec nos lunettes d'au-
jourd'hui, comme ce fut la tendance des années 70, et singulièrement lorsqu'il s'agissait
de dénoncer la soumission du cinéma français aux oukazes nazis ou à l'idéologie de la
Révolution Nationale. Aujourd'hui la « mise en intrigue » des faits (Ricoeur, Veyne),
retient désormais l'attention des chercheurs, autant que des faits tant de fois prouvés et
racontés. Le présent livre en est une passionnante illustration.
Ainsi les années 1944-1948 voient la construction d'un mythe héroïque que l'on
peut à bon droit appeler « gaullo-communiste » avec ce que cela suppose comme
compromis et arrière-pensées de la part des différents acteurs. Des films comme La
bataille du rail (de René Clément) sont exemplaires de cette période, dont beaucoup des
professionnels sont des anciens de la Résistance cinématographique (du « Comité de
libération du cinéma français », ayant adhéré plus ou moins tardivement à cette
organisation). Cette période voit la main-mise des partis (le P.CF. en tout premier lieu)
et des services de propagande patriotique officiels (rôle du Service Cinématographique
de l'Armée) qui contribuent à imposer l'image d'une France unanimement résistante,
conduisant au tournage de ce que S. Lindeperg appelle à bon droit des « fables
historiques ». C'est ainsi qu'au mépris de toute vérité, la gendarmerie et la police des
années noires sont représentées comme... des pépinières de résistants. Mais le vent
tourne vite dans de telles périodes : dès la fin de 1946 des films comme Patrie ou Les
portes de la nuit (de Marcel Carné) ne rencontrent, au mieux que l'indifférence. Mais
un des plus beaux apports de l'auteur concerne sans conteste la relecture des oeuvres
cinématographiques « dans le rétroviseur de l'histoire », c'est-à-dire à la lumière du
« champ » d'une nouvelle conjoncture. Ainsi La grande illusion (de Jean Renoir) qui en
1937 avait été un film « de gauche », pacifiste, antiraciste, est-il passé dix ans après,
lorsqu'il entame une nouvelle carrière auprès du public français, pour une oeuvre
cocardière, nostalgique des distinctions sociales, sans oublier un petit parfum d'antisé-
94 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

mitisme. C'est que l'heure est à une tentative de réconciliation des frères ennemis : c'est
le « pétaino-gaullisme » qu'illustre un film comme Le père tranquille; avec Noël-Noël
(contemporaine, ne l'oublions pas de la fameuse théorie de T« épée et du bouclier »,
exposée par le colonel Rémy... mais aussitôt désavouée par le Général De Gaulle). H y
a affrontement culture de résistance contre « culture de guerre froide» (cf. « L'affaire
Guitry » en 1948). La Manon de Clouzotj Nous sommes tous des assassins de Cayatte,
etc. l'avaient illustré. Puis c'est la période de latence ; les années 50 sont dominées par
une volonté d'oubli (voir évidemment Le syndrome de Vichy d'Henry Rousso).
En 1958, le Général revient au pouvoir, son règne qui couvre tout le reste de là
période étudiée par Sylvie Lindeperg, marque un retour en force des déchirements de
la Deuxième Guerre mondiale dans le cinéma français. Mais lé traitement en est expédié
en soixante-dix pages (sur 400), ce qui déséquilibre l'ouvrage. Le meilleur moment, très
brillant, on le trouvera dans les pages consacrées au millésime 1959 : « Nouvelle Vague »
et... Nouvelle République ; Le retour de l'enchantement et la « grandeur de la France »
vont de pair. L'« irrespect conservateur » des comédies sur les années noires triomphe.
Les Cahiers du cinéma, qui finiront dix ans après par soutenir inconditionnellement les
émeutiers de Mai, Commencent alors par accompagner la volonté de réintégrer la
Résistance dans une histoire irénique, qui n'exclut pas une certaine touche de vulgarité
(rappelons certains titres, qui se passent de tout commentaire : Babette s'en va-t-en
guerre, Le Corniaud, sans oublier On a perdu la septième compagnie et ses — trop —
nombreux « remakes »). Il y a là de quoi nourrir une réflexion sur certaines ambiguïtés
de la volonté gaullienne de recréer une France innocente par la magie du Verbe. Le
livre de S. Lindeperg se ferme avec Le chagrin et la pitié et ses mésaventures. C'est là
qu'une autre histoire, tout aussi tumultueuse, et qu'elle écrira peut-être, commence.
Daniel LINDENBERG

Amériques
David MONTGOMERY, Citizen Worker : The Expérience of Workers in the United States with
Democracy and the Free Market during the Nineteenth Century, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1993, 189p., 21$95.
David Montgomery, l'un des pionniers de la nouvelle histoire du travail aux États-
Unis dans les années soixante, continue infatigablement à tenter de comprendre
comment et pourquoi le mouvement ouvrier américain a pu subir l'affaiblissement et la
marginalisation que l'on sait à la fin du dix-neuvième siècle, dans un pays où les
pratiques politiques démocratiques étaient aussi ancrées, anciennes et vivaces. Ce volume
est donc à replacer dans une suite d'ouvrages, de Beyond Equality, publié en 1967, au
récent Fall of the House of Labor (1987) en passant par Workers' Control in Industrial
America (1979). Tous partent peu ou prou du même constat, celui d'un mouvement
ouvrier puissant politiquement et ayant pleinement pris conscience de lui-même vers
1870, et qui subit pourtant une véritable déroute politico-légale après 1880. Ici,
Montgomery repend cette histoire plus en amont; décrivant comment les travailleurs
ont obtenu la destruction des formes préindustrieHes de subordination qui existaient
encore aux États-Unis vers 1800, en particulier le droit coutumier régissant les rapports
entre maîtres et serviteurs, et aussi, bien sûr, l'esclavage institutionnel. En revanche,
l'échec est total dès qu'il s'agit de mettre en place des mécanismes de régulation du
marché libre, en particulier sur le plan social (législation sociale, formes diverses
d'assistance publique); tout au plus le mouvement ouvrier parvient-il vers la fin du
siècle à satisfaire des revendications de « cadre de vie» dans le cadre des politiques
urbaines (un thème répris tout récemment, et de manière beaucoup plus provocatrice,
par Dan Rodgers). À l'inverse, les employeurs et les élites en général parviennent à
imposer leur propre cadre politico-légal, permettant de « policer » les travailleurs salariés
dans la perspective de l'économie de marché libre industriel.
1999 - N°s 3-4 95

L'auteur est un historien chevronné, et l'on ne s'étonnera pas de l'abondance —


voire de la surabondance — des références à des sources primaires aussi bien que
secondaires (avec, tout de même, quelques coquilles, absences et erreurs de citation ici
et là en ce qui concerne ces dernières). Certaines thèses à la mode, comme celles qui
usent et abusent de la notion de discours et en font la seule réalité, sont critiquées,
souvent avec pertinence. Le caractère multiforme du débat politique autour de la
question ouvrière aux États-Unis au dix-neuvième siècle est parfaitement rendu dans
des développements qui accumulent les vignettes comme à plaisir, des efforts de la
Société new-yorkaise de prévention du paupérisme à partir de 1817 aux débats sur la
limitation de la journée de travail en Caroline du Sud après la Guerre de Sécession, en
passant par la grande parade du Club social-révolutionnaire de Chicago en 1878... au
point que l'argument de Montgomery, tel que nous l'avons résumé plus haut, est
beaucoup plus clairement présenté dans le résumé en tête d'ouvrage, que l'on imagine
aimablement fourni par les Presses de Cambridge à l'usage du critique pressé, que dans
le corps de celui-ci.
Car en définitive, ce foisonnement de détails concrets n'aboutit à aucune conclusion
d'ensemble, ce qui laisse quelque peu le lecteur sur sa faim. L'on referme les 162 pages
de ce catalogue de l'action politique ouvrière avec l'impression très nette que la question
centrale du livre — en quoi la vie politique démocratique a-t-elle pu interagir avec le
mouvement ouvrier américain — reste toujours sans véritable réponse. Quelques pro-
messes d'études comparatives, faites en introduction, frisent même la tromperie sur la
marchandise, puisque le reste du livre ne fait que rarement référence à l'histoire du
mouvement ouvrier européen. Certes, Montgomery accumule les exemples d'actions
ouvrières contre les anciennes formes de sujétion, de tentatives patronales de police
sociale, et d'échecs politiques du mouvement ouvrier dans le dernier tiers du siècle.
Mais décrire n'est pas expliquer, et l'impression générale est celle d'un processus confus,
à la fois parce que ses causes demeurent obscures et parce que l'univocité de catégories
comme « travailleurs », « économie de marché », ou « action politique », employées pour
le décrire d'un bout à l'autre du siècle, est fort loin d'aller de soi. Ainsi, le phénomène
peut-être le plus nettement exposé par l'auteur — la propension des employeurs à
mettre en place des mécanismes de « police sociale » — s'explique difficilement par les
exigences économiques du capitalisme industriel (celui-ci peut fort bien se passer de
tout paternalisme patronal), et ne recouvre pas non plus forcément les mêmes objectifs
en 1840 et en 1890. Parallèlement, les « travailleurs » luttant contre le droit coutumier
de 1820 et les « travailleurs » candidats locaux aux élections des années 1890 partagent
certes un objectif de résistance aux exigences des « élites », mais à ce niveau de
généralité, n'est-ce-pas vrai de tout groupe de travailleurs face à toute élite, des origines
à nos jour^ ? Et ne serait-il pas fécond d'explorer ce qui différencie diachroniquement
cette lutte de classes — en termes d'objectifs, de tactiques, de discours, de modes de
fonctionnement économiques, etc. ? Bref, l'absence de cadre théorique général quant
aux causes profondes et aux modalités exactes de la transition au capitalisme industriel
n'est pas compensée par l'accumulation de références érudites, au contraire. Après
trente ans de travail de la nouvelle histoire ouvrière américaine, nos connaissances ont
certes progressé, mais notre compréhension, elle, a tout l'air de faire du surplace. Assez
étrangement d'ailleurs, et peut-être symboliquement, Montgomery lui-même n'a pas jugé
utile de terminer son travail par une conclusion générale.
Pierre GERVAIS

John MAJOR,Prize Possession : The United States and the Panama Canal, 1903-1979,
Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 432 p.
Voici un étrange travail : comment autant d'informations inédites, puisées à des
sources originales, ont-elles pu être aussi mal exploitées ? L'objectif affiché dans la
préface (mais entièrement absent d'une courte introduction limitée à des généralités sur
96 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

les raisons de l'intervention américaine contre Noriega en 1989) est de fournir une
analyse historique de la façon dont les États-Unis ont géré et défendu le Canal de
Panama, ainsi que de l'influence du canal sur les relations entre les États-Unis et
Panama, à partir des seuls documents administratifs américains, les documents pana-
méens étant apparemment trop difficiles à obtenir. Major définit cinq sujets d'enquête ;
la structure administrative de la zone du canal, la gestion des employés, les liens
commerciaux de la zone avec Panama, les relations politiques de Panama avec Was-
hington, et les problèmes liés à la défense du canal.
Après deux chapitres introductifs retraçant l'histoire des relations américano-colom-
biennes autour du canal jusqu'en 1903, et la création de Panama et de la Zone
américaine en 1903-1904, le récit est découpé en deux périodes, 1904-1929 et 1929-
1955, sans justification d'ailleurs. Dans chacun de ces deux chapitres, notre auteur
prend ses cinq questions une à une et rapporte pour chacune l'ensemble des décisions
et déclarations administratives qu'il a pu recueillir dans les archives, en suivant
strictement l'ordre chronologique. Impossible donc d'avoir une vue d'ensemble à un
moment donné ; les décisions de l'administration militaire lors de la Première Guerre
mondiale, par exemple, sont relatées à cinq endroits différents à l'intérieur du chapitre
sur 1904-1929.
Mais impossible également de parler de synthèse sur chaque question, puisque
Major s'en tient strictement à ses sources officielles sans jamais leur fournir de contexte.
L'étude de l'administration du canal, par exemple, omet entièrement la compagnie d'État
qui gère et le canal et le chemin de fer parallèle. Or tout indique que cette compagnie
gestionnaire au statut pour le moins étrange était au coeur d'un vaste système de
corruption : entre autres exemples, le directeur du budget de la compagnie était
également auditeur, et se contrôlait donc lui-même ! Fallait-il vraiment s'en tenir aux
déclarations d'officiels pas forcément désintéressés ? Et il y aurait une étude passion-
nante à mener sur la façon dont l'activité commerciale de la zone a pu continuer à
échapper au gouvernement fédéral, grâce à une collusion inexpliquée entre les respon-
sables militaires et les gestionnaires civils.
Les autres analyses sont tout aussi insuffisantes ; Major décrit un système de gestion
du travail fondé sur deux principes potentiellement contradictoires, l'un nationaliste
(Américains contre étrangers), l'autre raciste («blancs » contre «noirs»), mais ignore
cette contradiction (que faire des noirs américains ?) et n'analyse ni les résultats
concrets, ni l'arrière-plan idéologique de ce système. Les rapports commerciaux avec
Panama sont narrés sans une seule tentative d'étude chiffrée des comptes du canal, ou
de Panama. Les interventions constantes des États-Unis dans les affaires intérieures de
Panama sont attribuées à un impérialisme que l'auteur semble considérer comme
structurel et ne nécessitant pas d'explication ; volte-faces et incertitudes américaines ne
sont pas commentées, comme si elles étaient le résultat du hasard et non de désaccords
profonds. La révélation de la faiblesse des défenses du canal ne conduit pas à l'analyse
de sa valeur stratégique réelle.
Aucun lien n'est fait non plus avec des débats historiques actuels, latino-américains
(rôle de l'État, racisme) ou américain (gestion d'entreprise, histoire diplomatique), et il
n'y a pas d'analyse historiographique (sauf pour le rôle de Bunau-Varilla dans le traité
de 1903, découverte déjà publiée ailleurs par Major). Ce long catalogue de citations et
de décisions, travail d'érudition certes utilisable par le spécialiste, est encore loin de
« l'histoire globale de l'administration américaine du canal » promise par la jaquette.
Mais il soulève par implication des questions passionnantes dans l'esprit du lecteur
attentif, et pourra peut-être au moins inciter des chercheurs à se pencher sur le cas de
cette compagnie, qui a apparemment réussi à importer les méthodes des « barons
pillards » des chemins de fer américains jusqu'en plein vingtième siècle, envers et contre
tout l'appareil de l'État américain contemporain, et avec l'appui des dirigeants du pays
qu'elle maintenait sous tutelle...
Pierre GERVAIS
1999 - Nm 3-4 91

André; KASPI, Kennedy, Les 1 000 Jours d'un Président, Paris, Armand CnMra,,« BiBgjta-
phies », 1993, 310 p.
En 1978, A. Kaspi a publié une solide biographie de John F. Kennedy ; il récidive
quinze ans plus tard, prouvant que son intérêt pour ce président n'a pas diminué et
justifiant un livre plus fourni par la quantité d'ouvrages écrits sur le même personnage
depuis. Dans l'ensemble, ce nouvel ouvrage est bien documenté et très clair ; il reprend
partiellement le plan de celui qui l'a précédé. La politique étrangère, les nnesuares sociales
puis les problèmes politiques sont successivement étudiés, pour laisser dans les derniers
chapitres place à l'assassinat, aux révélations récentes sur la vie privée et au mythe. CES
divers aspects sont traités avec précision et, à chaque fois, avec un rappel des conditions
antérieures afin de faire bien apparaître l'action spécifique du président. Celui qui sert
tenu au courant de l'historiographie américaine ne trouve dans ces développements rirai
de très nouveau, sinon quelques détails, pittoresques ou chronologiques» maïs d'autres
en tireront profit.
Sur les événements qui ont donné lieu à des révisions historiographiques récentes
— comme la crise des missiles de Cuba d'octobre 1962 —, A. Kaspi tient compte de
celles-ci, moins pour modifier son interprétation que pour la nuancer ; l'image de grande
maîtrise du président ayant été pour le moins écornée par le dévoilement précis de la
crise. Sur les périodes antérieures, l'explication est plus convenue ; ainsi, le rappel des
liens entre les États-Unis et Cuba ne fait-il pas une distinction très clame entre Amérique
latine et zone caraïbe et l'amendement Platt, qui organise le protectorat américain sur
la grande île n'est pas de 1903, mais de 1901 (p. 97). Ainsi, le survol de la période de
la ségrégation reprend une explication sommaire de la clause du grand-père (p. 186)),,
qui n'exclut pas du vote les descendants de ceux qui ne pouvaient voter, mais permet
de leur imposer diverses mesures discriminatoires. Au sujet de la guerre du Viet-Nam
le tournant de la bataille de Ap Bac de janvier 1963 n'est pas signalé (p. 150). Il me
s'agit là toutefois que de vétilles, mais qu'il est bon de signaler dans la mesure ou
beaucoup de lecteurs se serviront de ce livre pour parfaire leurs connaissances sur
l'histoire américaine.
Pour l'essentiel, la personnalité et le rôle du président assassiné sont montrés avec
l'a fermeté et le sens historique propres à l'auteur. Kennedy était finalement un
personnage complexe, qui apparaît sous les nuages du mythe. En politique étrangère,,
les positions anti-communistes du président sont clairement montrées, qui expliquent
sa politique militaire ou son action dans les différentes parties du monde, chacun d'elles
étant évoquée l'une après l'autre, montrant la nouveauté (Afrique) ou la continuité
(Moyen-Orient). Les jeunes hommes du Corps de la Paix jouent ainsi un rôle dans ce
contexte de guerre froide, même s'ils tirent de leur expérience un épanouissement
personnel — qui n'est pas évoqué dans le livre —. La politique allemande, marquée par
un solide réalisme apparaît bien, à la suite de l'édification du mur de Berlin à partir
d'août 1961 : rien n'étant possible, sinon une protestation formelle et bien orchestrée.
L'incontestable responsabilité de Kennedy dans l'engagement vietnamien est nnontrêe
sans ambage, en dépit des très nombreuses controverses sur ce sujet. Dans le domaine
intérieur, le rôle relativement timide de Kennedy est explicité, tant dans le domaine de
relations inter-raciales, que dans celui de la législation sociale, sans que puisse être
éclairci totalement son tournant libéral de 1963, qui fournit le tremplin que son
successeur pourra mettre à profit pour faire voter un imposant programme législatif.
Les limites de son action économique apparaissent également, soulignées par l'ignorance
du président dans ce domaine ; il est d'ailleurs difficile d'évaluer l'impact exact des
grandes politiques économique lancées à ce moment.
Ce^bilan en demi-teinte a longtemps été masqué par l'assassinat du président. A.
Kaspi, qui a étudié minutieusement ces aspects, nous fournit un état de la question
aussi complet que possible sur ce sujet, sans qu'il prétende pouvoir apporter une réponse
définitive. Il semble bien, en effet, que la vérité sur le drame du 22 novembre 1963 ne
98 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

sera jamais connue avec certitude, même si les dernières études sur Lee Harvey Oswald
semblent confirmer la conclusion de la commission Warren. ;
C'est le mythe Kennedy qui explique également le succès durable du personnage.
Sur ce sujet également, un point complet est fait, nourri des récentes révélations sur
les moeurs du président et le rôle de la famille Kennedy; c'est en effet le père du
président qui a initié le mouvement, sachant mettre en scène son fils et ce dernier a su
utiliser à merveille la presse, les journalistes et la télévision, masquant ses infirmités ou
ses faiblesses avec un talent consommé. Sans avoir véritablement innové, John Kennedy
a mieux tiré parti des médias que ces prédécesseurs ; il a initié la construction de son
image grâce à une apparente disponibilité et à des apparitions nombreuses et étudiées.
La leçon ne sera pas perdue pour ses successeurs.
Cette nouvelle biographie de A. Kaspi est bien écrite, sur un mode narratif classique.
La force du mythe liée à la nostalgie des années 1960 explique l'intérêt maintenu envers
l'ancien président des États-Unis ; au moment du trentième anniversaire de la mort de
ce dernier, un tel livre fait le point fermement, mieux que n'aurait pu le faire un
journaliste simplement tenté par la célébration.
Jacques PORTES

Philippe PRÉVOST,La France et le Canada. D'une après-guerre à l'autre (1918-1944), Saint-


Boniface, Éditions du Blé, 1994, 490 p.
Cet ouvrage s'insère dans un champ déjà défriché, qui est celui des relations franco-
canadiennes, il traite deux thèmes principaux — les relations culturelles et économiques
— et la période de la guerre. Il est tiré d'une thèse soutenue à Paris IV en 1994, sous
la direction de J. Ganiage, Claude Fohlen et Jacques Portes étant membres du jury.
Cette thèse repose sur un dépouillement d'archives diplomatiques et de papiers person-
nels et apporte des éléments de connaissance nouveaux dans les domaines abordés, que
l'auteur déclare vouloir analyser « sans a priori » (p. 42).
Le lecteur est d'abord surpris par des bizarreries de forme : introductions en 3 lignes
(p. 140, 216), tricéphalité du plan sans grand lien entre les différentes parties, conclusion
de la première partie sur les relations culturelles par la description des oeuvres d'art de
la légation d'Ottawa.
Les sources sont uniquement diplomatiques et françaises (sauf une source britan-
nique), on cherche en vain des archives du Canada, où l'auteur ne s'est manifestement
pas rendu (l'Annuaire de l'Université de Montréal aurait été utile pour analyser l'Institut
scientifique, signalons qu'il se trouve à la bibliothèque... de la Sorbonne). Cette lacune
est d'autant moins compréhensible qu'elle n'est pas justifiée, puisque l'on cherche aussi
en vain, dans la présentation générale et dans l'introduction, présentation des sources,
limites du sujet, problématique, historiographie et analyse des enjeux.
Une véritable problématique est d'ailleurs quasiment absente de l'ouvrage, puisque
l'auteur semble vouloir démontrer que, malgré l'absence de relations politiques, des
relations existent et ceci grâce à l'initiative d'individus ou d'organismes privés — dont
il n'a pas consulté les sources canadiennes — ce qui tombe à point, puisque c'est le
sujet du livre. L'auteur constate, décrit, compile et raconte sans expliquer, n'apporte pas
de réflexion de fond nouvelle; s'arrête bien avant lé concept et ne comprend pas, parce
qu'il n'a pas cherché à le faire, les débats et les enjeux qui sous-tendent les faits décrits.
Des renseignements manquent sur des acteurs (signalons à l'auteur et à son
directeur de thèse que Ch; Charle a dirigé des dictionnaires biographiques), dont
l'idéologie et les motivations ne sont pas analysées, les jugements des témoins étant
souvent approuvés sans discussion.
On ne trouve pas à plus de cinq reprises une relativisation des sources, car l'auteur
oublie leur caractère partiel et les survalorise au point de ne pas se rendre compte de
sa métonymie et d'aboutir à des naïvetés (sur le cinéma français, p. 98) et une tautologie :
le lobby canadophile s'intéresse au Canada et réciproquement pour la France.
1999 - N°s 3-4 99

La conclusion générale parle du destin, du rien qui dans la vie des peuples « emporte
la décision, comme l'arrivée de Blûcher à Waterloo ou celle des taxis de la Marne », on
y trouve des réflexions dignes d'un néophyte découvrant la poudre : le Canada est
devenu une grande puissance « qui eût pu imaginer cela un quart de siècle aupara-
vant ! », « Là encore, quel changement ! » et pour finir un plaidoyer en faveur d'une
politique canadienne, face à la future Europe allemande et à l'hégémonie américaine. Il
ne manque même pas à cette conclusion le mythe du pays blanc sans passé colonial, le
Canada ayant été un « pays colonisé mais jamais colonisateur », sauf « la conquête de
l'Ouest sur les métis et celle du grand Nord sur les Inuit », Chipewyan, Cris, Iroquoiens,
Algonquins, Montagnais, Hurons, etc. apprécieront.
Encore plus remarquables dans cet ouvrage sont les parti-pris, la partialité et les
jugements de valeur de l'auteur et l'on comprend mieux l'absence de critique des
sources : au moins 25 « malheureusement », la « persécution » des catholiques des
années 1880 est « une page honteuse de l'histoire de France » (p. 44), « la situation était
désespérée, le cinéma étant devenu la chasse gardée des Américains » (p. 100), « les
vaillants défenseurs de droits du français » (p. 159), le « retard » pris par l'armement
français (p. 285) etc. L'auteur distribue mérites et excuses, déplore, condamne et
approuve. Parmi les fleurons de ce livre, on trouve une condamnation de l'attitude
gaUophobe de Pie XI, qui fait preuve d'une « hostilité sournoise à l'égard de la France »
(p. 156), mais comprend ensuite son «erreur», revient sur son «entêtement» et sa
« hargne » contre l'Action française et clôt cette « triste querelle » ; on apprend aussi
que Sept est un hebdomadaire « d'extrême gauche » (p. 193) ; on oublie d'apprendre que
le cardinal Villeneuve a fait partie de l'équipe de l'Action française québécoise et a
donné son imprimatur à une publication nationaliste et antisémite en 1936. Enfin le
chapitre 1 de la IIIe partie réfute en 8 pages (car M. Prévost donne des leçons d'histoire)
les historiens qui « s'obstinent à nier qu'il y ait eu réellement accord entre Pétain et
Churchill » (p. 320).
La bibliographie est logiquement à l'avenant du contenu, l'ancien camelot du roi
Robert Rumilly est cité à de nombreuses reprises ; Bruchési, Groulx, Aron, Auphan,
Bainville, Bardoux, Goyau, Écrits de Pétain présentés par Isorni... inclus dans les
ouvrages ; les travaux des spécialistes québécois ignorés, l'auteur reproduisant la vulgate
historiographique misérabiliste du paùvre-petit-pays-lâchement-abandonné-par-la-France,
dramatiquement séparé de sa mère patrie.
Que la publication d'un tel travail ait été souhaitée par un jury universitaire (4e de
couverture) achèvera de plonger l'hypothétique lecteur dans un abîme de perplexité.
. Catherine POMEYROLS

Robert M. LEVINE, Father of the Poor ? Vargas and his Era, Cambridge, Cambridge
'.' University Press, 1998, 193 p., £ 12.95.
L'ouvrage de Robert M. Levine met en scène un personnage-clé de la vie politique
brésilienne — Getulio Vargas — tour à tour sénateur, député, ministre, gouverneur,
chef d'État révolutionnaire, président par intérim et président élu. Vargas est entré dans
l'histoire du Brésil par le coup d'État de 1930, qui met fin à la république des oligarchies.
En 1937, alors que son mandat arrive à son terme, il déclenche un nouveau coup d'État
qui instaure YEstado Novo. Il est déposé en 1945, mais retrouve légalement la magistra-
ture suprême en 1950 et l'assume jusqu'en août 1954, date à laquelle il met fin à ses
jours. Son nom est associé à l'industrialisation et à la mise en place d'une législation
sociale moderne. Adulé, mais aussi honni (notamment lors de l'affaire de l'attentat
contre 'Lacerda), il constitue une figure de référence incontournable pour qui veut
comprendre le Brésil moderne, mais aussi pour l'homme de la rue et d'une manière
générale, pour les abusés du développement qui ont persisté à voir en lui « celui qui
s'est toujours rappelé d'eux », même si l'histoire est plus nuancée.
100 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

C'est pourquoi l'ouvrage de Robert M. Levine est centré sur l'analyse des transfor-
mations enregistrées par le Brésil entre 1930 et 1954. Dans quelle mesure Vargas a-t-il
marqué son temps? Comment Vargas a-t-il influencé l'évolution de la vie politique
brésilienne ? Le bilan de son passage au pouvoir est-il à la hauteur des sentiments qu'il
a suscités ? Pourquoi certains disent de lui qu'il est le « père des pauvres », mais
également, et de manière ironique, la « mère des riches ». L'auteur reprend chronologi-
quement les grandes étapes de cette histoire, et sur la base de sources privées (le journal
de Vargas) et d'études antérieures, il brosse un portrait du personnage.
Plus qu'un représentant des pauvres, Vargas est présenté comme un homme de
l'ordre, désireux de promouvoir une citoyenneté inscrite dans un projet fortement
encadré par l'État. Les manquements aux droits de l'homme les plus élémentaires ont
été fréquents sous son administration, l'auteur relatant même l'existence de camps pour
les opposants politiques dans lesquels les pratiques les plus sordides étaient monnaie
courante. Seules les élites ont pu véritablement bénéficier d'une véritable citoyenneté.
Concernant les transformations économiques, l'auteur met en évidence un double
mouvement : l'affirmation de l'urbanisation soutenue par l'industrialisation, mais égale-
ment, la polarisation des activités dans les États déjà les plus riches, à savoir le Centre-
Sud et plus particulièrement les villes de Sâo Paulo et Rio de Janeiro. L'administration
Vargas est ici critiquée dans son incapacité à avoir recherché un réel développement
pour l'ensemble du pays. De même, sur le plan social, la reproduction des privilèges et
l'absence de mobilité sociale ascendante constituent des constantes de la période Vargas.
Le bilan en terme de partage du revenu est catastrophique. À la fin de l'administration
Vargas, le Brésil était parmi les pays les plus inégalitaires. Les mesures adoptées en
matière de politique éducative et de santé publique sont restées bien en deçà des
besoins réels du pays, et la structure concentrée de la terre n'a fait l'objet d'aucune
réforme, maintenant en l'état un système particulièrement injuste. L'auteur insiste
notamment sur la présence encore très forte des représentants de l'oligarchie dans les
arcanes du pouvoir, reconnaissant par là le caractère partial du coup d'État de 1930.
Enfin, dans l'exercice de la politique, Vargas a largement personnalisé le pouvoir en
recourant à bien des reprises aux décrets et en n'hésitant pas à brandir le spectre de la
menace communiste pour justifier des transgressions à l'ordre constitutionnel, notam-
ment lors du coup d'État de 1937. Ses sympathies pour le régime hitlérien et ses
relations avec ses représentants sont également rappelées.
Pourtant, le règne de Vargas ne peut être non plus assimilé à la poursuite de la
politique de la république oligarchique. C'est là sans doute que l'ouvrage est le moins
convaincant car il ne donne pas d'interprétation permettant d'appréhender dans un
même schéma le maintien des structures héritées de la Première République et la
montée en puissance, quoique de manière insuffisante, de signes évidents de modernité.
Plus exactement, les termes qui reviennent pour caractériser cet état des choses sont :
corporatisme et populisme... des concepts souvent limités, aux contours flous ou trop
larges. En fait, l'auteur n'appréhende les transformations de la période qu'à travers
Vargas et ne fait pas d'analyse de l'État et des classes comme on les trouve par exemple
chez l'historien Boris Fausto (A Revoluçâo de 1930 : historiografia e historia, Brasiliense,
Sâo Paulo, 1974) ou le sociologue Luciano Martins {Pouvoir et développement écono-
mique : formation et évolution des structures politiques au Brésil, Anthropos, Paris 1976).
Mais ce n'était là sans doute pas l'objectif de l'ouvrage.
Principalement préoccupé à cerner la personnalité de Vargas, l'ouvrage apporte une
foule d'informations sur un personnage difficile à saisir et qui prête à toutes les
interprétations. Il se termine sur une chronologie, des extraits de discours de Vargas ou
de témoignages le concernant, et une intéressante revue de photos de l'époque.
Jacky BUFFET
1999 - Nos 3-4 101

LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS. LIVRES REÇUS.

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pendant la Révolution française, 1789-1799. Wars of Religion, The Guise Affinityamd the
Guide pour la recherche, Paris, Éd. du Catholic Cause in Normandy Cambridge
C.T.H.S.,1999, 483 p., 150F. Cambridge University Press, 298 p, £35,,
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Autobiographyin Early Modem Europe, Stan- CASEY James, Early Modem Spam. A SflffiMB&-
ford, Stanford University Press, 1998, 497 p., tory, Londres, RraiÉedge, 1959, JfflSp,
£ 40.00. £ 19.99.
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Rouergue à l'époque moderne, Toulouse, a Firenze e Veneziain et a We-
Presses Universitaires du Mirail, 1999, 390 p., nezia, Marsilio, 1996, 448 p.» 68 000.
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L'Histoire en revue », 1998, 256 p., prix non CHEVET Jean-Michel, La Terre et fa
ind. France et en Grande-Bretagne.Du debut du
BEAUREPAIRE Pierre-Yves, L'Autre et le Frère. xvif siècle à .fa.fin eu XVIIIesiècle, volumeII:
L'étrangeret la Franc-maçonnerieen fronce au les hommes, et les structures Paris,
xvwesiècle,Paris, Champion, 868 p., prix non Éditions Messene, 1998, 148 p. 90 F.
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490 p. non ind.
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L'horlogerie et l'organisation moderne du INGRASSIA Catherine, Authorship, Commerceand
temps, Paris, Éditions de l'E.H.E.S.S., 1997, Genderin Early Eighteenth-CenturyEngland.A
462 p., 250 F. Culture of Paper Crédit, Cambridge, Cam-
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M.S.H., 1999, 472 p., 220 FF. Spàten Ancien Régime. Strukturen, Verbrei-
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sous l'Ancien Régime, Paris, Perrin, 1999, popul&ren Literaturform, Hidesheim-Zûrich,
238p., 125F. Georg Olms verlag, 1998, 448 p.
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1999 - Nm 3-4 107

VIE DE LA SOCIÉTÉ. VIE DE LA SOCIÉTÉ. VIE DE LA SOCIÉTÉ.

Séance du 7 novembre 1998 : journées des concours


La terre et les paysans, France et Grande-Bretagne, xvn*-x*nr* siècles.

La séance a réuni plus de 400 participants dans l'amphithéâtre Richelieu de la


Sorbonne, à Paris Les contributions ont été publiées dans le Bulletin 1999/1 & 2,

Séance du 6 mars 1999


Assemblée générale annuelle de la S.H.M.C.

Sociétaires présents: ANHEIME., BAYONN., BONZONA., BOUILLONJ., BRIAN.EE,


BROUARDCh., BRUNETJ.-P., CABANTOUS A., CHABAUDG., OOQUERYN., CORBMA-, COU
LANTJ., CROQL., DOUKIC., DUMAJ., DUPRATA., FOURCAUTA.,GAYOTG., GEORGEJ,
GUTPII., HAMON PH.,IKEHATAJ., JESSENNEJ.-P., JULIAD., LACROIX-RIZ A., LAZAR M
MARGAIRAZ D., MILLIOTV., MINARO Ph.,MONNIERR., MORAISA., MORIEUX MOROEUXR.,
MORINEAUM., MOULAUJ., PECOUTG., PENTELR., PERROTJ.-C., PONTYJ., PROCHAS-
soNCh., Du REAUE., ROCHED., ROUSSELIER N., Roux A, RUHLMANNJ., SANSONR.,
SERIUN., THEIS V., TONNESSON K., VENARDM., WACHEB. En outre, 70 autres personnes
ont participé à la table-ronde qui suivait TA.G.
Excusés : KASPIA., MARTINJ.-C, MILZAP., MORELM.-F., SOHNA-M., SOLCHANY J., TER-
RIERD. Le débat est publié dans ce numéro.

Rapport d'activité
présenté pour le bureau par Philippe MINARD

1. La'S.H.M.C. affiche aujourd'hui une bonne santé, et je puis vous annoncer


deux bonnes nouvelles. Tout d'abord, le coût de l'adhésion s'allège, puisque chaque
sociétaire peut désormais déduire sa cotisation-abonnement de sa déclaration des
revenus pour 50 % de son montant. Ce qui fait que la Revue et ses deux suppléments
semestriels vous reviennent en fait à 187,50 F ! Ce qui fait de la Revue non seulement
la deuxième revue d'histoire française par son tirage, mais aussi la moins coûteuse...
Qu'on se le dise !
La seconde bonne nouvelle concerne l'augmentation de la pagination. En 1993,
nous avons publié 702 pages pour la Revue, plus 200 pages pour le Bulletin ; en
1998, les chiffres sont passés respectivement à 880 et 320 pages, pour des tarifs à
peu près équivalents.
2. La révision de nos listes de sociétaires et d'abonnés conduit aux chiffres
suivants, à la date du 1erjanvier 1999 : la société compte 472 membres (individuels
uniquement), dont 70 à l'étranger. La Revue a par ailleurs 1 469 abonnés (essentiel-
lement des institutions), dont un petit millier à l'étranger. Soit une diffusion annuelle
totale payée d'environ 1 900 exemplaires, pour un tirage qui oscille autour de 2 200
exemplaires, compte tenu des ventes à l'unité qui s'ajoutent aux abonnements.
Cependant, la faiblesse de notre infrastructure administrative rend de plus en
plus lourde notre tâche. Je regrette que le secrétariat administratif (un emploi à mi-
108 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

temps) connaisse encore quelques dysfonctionnements et je présente nos excuses aux


sociétaires qui auraient eu des retards à déplorer. Le bureau réfléchit aux moyens
de renforcer le secrétariat. Cela dépendra notamment des aides et subventions que
nous pourrons obtenir.
3. Les activités de la S.H.M.C. ont connu ces dernières années un recentrage, et
nous avons adopté un nouveau rythme de croisière, autour des deux temps forts que
sont la journée des concours et la table-ronde associée à l'Assemblée Générale
annuelle. L'une et l'autre alimentent le Bulletin, devenu le supplément semestriel de
la Revue.
Nous avons fait le choix de privilégier ce qui fait l'originalité et l'attrait de la
S.H.M.C. : d'une part, la rencontre entre modernistes et contemporanéistes, par-delà
une coupure académique quelque peu sclérosante, pour aller aussi à contre-courant
d'une tendance générale au morcellement des savoirs ; d'autre part, la possibilité
d'une réflexion collective sur les pratiques de l'histoire et du métier d'enseignant-
chercheur en histoire. L'écho nouveau, et très favorable, rencontré par les débats que
nous avons organisés récemment, en particulier auprès de la jeune génération, nous
invite à poursuivre dans cette voie. C'est sans doute aussi que, finalement, il est peu
de lieux dans l'université où la parole soit assez libre pour qu'on ne craigne pas
d'assumer très cordialement débats et désaccords. La S.H.M.C. n'est plus le lieu de
pouvoir académique qu'elle était il y a quarante ans encore, et personnellement, je
m'en félicite ! Parce qu'elle redevient ainsi un lieu de véritable confrontation intellec-
tuelle...
À tous, et à tous ceux qui nous rejoignent chaque année, un grand merci pour
votre activité et votre confiance.

Rapport financier au 31 décembre 1998


présenté par Philippe HAMON, trésorier et Vincent MILLIOT, trésorier adjoint

Exercice 1998

A. Recettes
— Cotisations : 121 636,96 F
— Cotisations sur années antérieures : 48 882,29 F
— Vente de numéros isolés : 45 554,73 F
— Abonnements : 463 673,44 F
— Abonnements sur années antérieures : 49 228,78 F
— Remboursement T.V.A. : néant
— Subvention : néant
Total des recettes : 728 962,20 F
B. Dépenses
— Gestion : 193 598,97 F
— Publications : 551 148,02 F
Total des dépenses : 744 746,99 F
C. Résultat de l'exercice
— Recettes : 728 962,20 F
— Dépenses : 744 746,99 F
Soit un solde négatif de 15 770,79 F
1999 - NQS 3-4 109
— Sur le C.C.P. de la société, au 31-12-1998 : 88 645,80 F
— En portefeuille de S.I.C.A.V. monétaires et obligataires (montant actualisé) :
386 170,80 F
Remarques :
— Les rentrées des cotisations demeurent satisfaisantes tout en se tassant légèrement
cette année, mais ce phénomène est largement compensé par l'amélioration des rentrées
au titre des abonnements. Les efforts accomplis pour obtenir la régularisation des
arriérés de cotisations ou d'abonnements produisent leurs résultats ; ces efforts seront
poursuivis car ils sont indispensables au bon équilibre financier de la revue.
— Les arriérés du remboursement de la T.V.A. par l'administration fiscale s'accumulent
toujours et portent sur environ 70 000 F pour les années 1994 à 1998. La situation
devrait normalement être régularisée cette année.
— Cette année encore, nous devons déplorer l'absence de subvention de la Ville de
Paris. La réorientation de la politique de la Ville en ce domaine ne nous laisse pas de
très grands espoirs pour l'avenir. Cette situation nous a conduit pour le prochain budget
à déposer une demande d'aide à la publication auprès du C.N.R.S. (pour un montant
de 50 000 F) et auprès du Service juridique et technique de l'information, attaché au
Premier ministre, qui cherche à favoriser l'expansion de la presse française à l'étranger
(pour un montant de 20 000 F). U faut se souvenir que 50 % du tirage de la R.H.M.C.
est vendu à l'étranger (avec comme points forts les pays de l'Union européenne,
l'Amérique du Nord, l'Asie extrême-orientale et comme points faibles l'Afrique, l'Amé-
rique latine, les pays de l'ancien « bloc de l'Est »).
— Au bilan, malgré la non récupération de certaines recettes comme les rembourse-
ments de T.V.A., la gestion plus serrée de cette année et la baisse prévue des dépenses
(nous n'avons financé que deux bulletins en 1998 contre trois en 1997) nous ont permis
d'effacer presque totalement le déficit apparu l'année dernière. Le déficit résiduel de
cette année peut être facilement absorbé grâce à l'excellente tenue de notre portefeuille
de S.I.C.A.V. Si nous pouvons espérer à l'avenir une hausse des recettes (remboursement
de la T.V.A., subventions...), nous devons maintenir notre vigilance sur les rentrées de
cotisations et d'abonnements ; nous devons également chercher à élargir l'audience de
la revue afin de susciter de nouvelles adhésions à notre société et de nouveaux
abonnements à la R.H.M.C.

Projet de budget pour 1999

A. Recettes
— Cotisations : 130 000 F
— Cotisations années antérieures : 40 000 F
— Vente de numéros isolés : 40 000 F
— Abonnements : 440 000 F
— Remboursement T.V.A. 1998 : 15 000 F
— Rappel T.V.A. 1994-1997 : 50 000 F
— Subvention : ?
Total des recettes : 715 000 F

B. Dépenses
— Gestion : 200 000 F
— Publications : 520 000 F
Total des dépenses : 720 000 F
Soit un solde très légèrement négatif de 5 000 F.
110 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

Mais le projet de budget est peut-être excessivement pessimiste puisque nous n'avons
pris en compte aucune subvention...

Scrutin
Scrutin du 6 mars 1999 pour le renouvellement
du tiers sortant du Conseil d'administration
Huit sièges étaient à pourvoir.
Votants 97
Bulletins nuls 0
Suffrages exprimés 83
Ont obtenu :
Jean-Jacques BECKER 81
Anne BONZON 92
Christine MANIGAND 70
Jean-Clément MARTIN 86
Philippe, MINARD 95
Frédéric MORET 69
Michel MORINEAU 82
Daniel ROCHE 92

Nouveaux sociétaires :

Annie ANTOINE,maître de conférences en histoire moderne à l'université de Rennes-2.


Nathalie BAYON,étudiante à Paris.
Katia BEGHIN,maître de conférences en histoire moderne à l'université de Tours.
Anne BONZON,maître de conférences en histoire moderne à l'université Lille-3.
Lauren CLAVIER,enseignant à Saint-Denis.
Olivier DAUTRESME, A.M.N. en histoire moderne à l'université Grenoble-2.
Nicole DYONNET,maître de conférences en histoire moderne à l'université d'Orléans.
Guillaume GARNER,agrégé enseignant à Lillebonne, doctorant en histoire moderne à
Paris-VII.
Thibault KLINGER,élève de l'E.N.S. Ulm.
Nicolas LAUNOIS,A.M.N. en histoire contemporaine à l'université de Nantes.
Christine LE BOZEC, maître de conférences en histoire moderne à l'université de
Rouen.
Frédéric MORET, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de
Marne-la-Vallée.
Renaud MORIEUX, élève de l'E.N.S. Fontenay-Saint-Cloud, doctorant en histoire
moderne à l'université de Rouen.
1999 - Nos 3-4 111

INFORMATIONS. INFORMATIONS. INFORMATIONS.


112 Bulletin de la Société d'Histoire Moderne et Contemporaine

L'assemblée générale annuelle aura lieu à Paris en mars 2000.

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