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Jacques Moeschler

Conversation, cohérence et pertinence


In: Réseaux, 1990, Hors Série 8 n°1. pp. 79-104.

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Moeschler Jacques. Conversation, cohérence et pertinence. In: Réseaux, 1990, Hors Série 8 n°1. pp. 79-104.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0984-5372_1990_hos_8_1_3532
CONVERSATION,

COHERENCE ET

PERTINENCE

Jacques Moeschler

Université de Genève

Introduction

J'aimerais, dans cette contribution, interroger certaines approches de


la conversation que je qualifierai de fonctionnalistes et qui peuvent
être regroupées dans deux paradigmes scientifiques distincts : d'une
part les analyses du discours, et d'autre part les analyses
conversationnelles. Cette interrogation, concernant princi-

(c) Jacques Moeschler


80 Conversation, cohérence et pertinence

paiement les présupposés méthodologiques de ces approches, se


justifie essentiellement par quelques réserves quant au caractère
adéquat du modèle de la communication qu'elles impliquent.
Le point de vue que j'adopterai dans ce parcours critique sera
pragmatique. En d'autres termes, j'interrogerai les problèmes d'analyse
conversationnelle du point de vue de l'emploi du système linguistique,
et des principes ou règles pragmatiques qui permettent d'accéder aux
interprétations. Cela implique que j'adopterai dans ses grandes lignes -
en le justifiant lorsque cela sera nécessaire - la pragmatique de la
pertinence développée par Sperber et Wilson (1986).
Je commencerai par distinguer les deux approches de la
conversation dont j'ai parlé plus haut, à savoir l'analyse
conversationnelle (AQ et l'analyse du discours (AD) (cf. Levinson,
1983, 286-294). Je présenterai rapidement l'objection majeure
qu'adresse Levinson à l'AD, et essaierai d'y répondre du point de vue
de l'AD. Dans un deuxième temps, je montrerai que ces deux
approches peuvent recevoir en fait un type d'objection identique. Bien
que consistant en des approches fondamentalement fonctionnalistes,
elles sont l'une et l'autre des modèles de la cohérence, plutôt que des
modèles de l'interprétation. Je montrerai cependant comment les
notions de pertinence et de contexte interviennent pour régler les
problèmes d'interprétation, sans qu'une perspective globale de la
communication ne soit envisagée. Dans un troisième temps,
j'opposerai deux types de modèles de la communication (cf. Sperber et
Wilson, 1986, chapitre 1), le modèle codique et le modèle inférentiel,
en montrant d'une part pourquoi ces approches constituent des
théories partiellement codiques de la communication, et d'autre part
quelles pourraient être les propriétés d'une approche inférentielle de la
communication conversationnelle. Enfin, à l'aide d'une conversation
téléphonique et des emplois du connecteur pragmatique parce que, je
montrerai quelles pourraient être les grandes lignes d'une approche
pragmatique du discours conversationnel basée sur les notions
d'interprétation et d'inférence.
Jacques Moeschler 81

Analyse du discours et analyse conversationnelle

Dans son introduction à la pragmatique, Levinson (1983) opère


une distinction, qu'il qualifie lui-même de "oversimplification", mais
qui me semble très utile, entre deux types d'approches de la
conversation : celles qui relèvent du paradigme de l'analyse du
discours, dont les représentants les plus typiques sont Sinclair et
Coulthard (1975), Labov et Fanshel (1977), et également les travaux
genevois (cf. ELA 44 ; Moeschler, 1985 ; Roulet et alii, 1985) ; et
celles qui relèvent du paradigme de rethnométhodologie, et qui ont
été principalement inspirées par les travaux de Sacks et Schegloff (cf.
Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974 ; Schegloff, 1982 ; Schenkein,
1978). Selon Levinson, ce qui relie ces deux paradigmes, outre le fait
d'avoir pour objet d'étude des conversations authentiques, c'est que ces
approches ont pour but de rendre compte de "la manière dont la
cohérence et l'organisation séquentielle est produite et comprise"
(ibid., 286, je traduis). Ceci dit, les divergences principales entre AC
et AD peuvent se formuler de la façon suivante.

1. La méthodologie de l'AD est fortement inspirée de la


linguistique, alors que l'approche AC relève du paradigme de
l'ethnoscience. Cette divergence implique un certain nombre de
conséquences :
- l'approche AD est fortement deductive, alors que l'approche
AC est inductive. Cela se traduit d'une part par la volonté en AD de
développer des modèles théoriques non contradictoires du discours
VS des hypothèses ou généralisations prudentes en AC, et d'autre part
de travailler sur un petit nombre de données conversationnelles en AD
(servant d'illustration à une théorie) VS un grand nombre de données
conversationnelles en AC.
- les AD adoptent une procédure classique en linguistique: "(a)
la détermination d'un ensemble de catégories ou unités basiques du
discours, (b) la formulation d'un ensemble de règles de concaténation
sur ces catégories, délimitant les séquences de catégories bien formées
(discours cohérents) des séquences mal formées (discours
incohérents)" (ibid., 286) ; à l'opposé, les approches AC n'ont pas pour
objectif la délimitation de règles d'enchaînement, mais adoptent, par
généralisation, des principes d'organisation préférentielle, comme
82 Conversation, cohérence et pertinence

l'indique par exemple la notion de "pertinence conditionnelle" pour


rendre compte des paires adjacentes (ibid., 306).
- les AD adoptent une stratégie d'analyse qui fait soit appel à
l'intuition du chercheur (cf. le rôle central de cette attitude depuis
l'apparition du paradigme chomskien), soit une attitude externe à
l'interaction, les règles mises à jour concernant le modèle théorique
élaboré et non les protagonistes dans l'interaction ; à l'opposé, les
approches AC classent et observent les données sans faire intervenir
l'intuition du chercheur, mais en tentant de dégager des règles ou
principes correspondant à ceux qu'utilisent effectivement les sujets
conversant ("les catégories d'analyse devraient être celles que les
participants eux-mêmes peuvent montrer utiliser en faisant sens d'une
interaction"
(ibid., 295)).

2. Le deuxième grand point de divergence concerne le type


d'activités effectuées dans une conversation et a fortiori le type de
théories pragmatiques utilisées. Bien que les deux approches soient
fonctionnalistes, elles divergent sur un certain nombre de points :
- la première divergence concerne la théorie des actes de
langage. Alors que toutes les approches AD donnent une place
centrale à la théorie des actes de langage ("les enchaînements
obligatoires ne doivent pas être trouvés entre les énoncés, mais entre
les actions qui sont réalisées" (Labov and Fanshel, 1977 : 70) ou
encore les "règles d'interprétation (...) relient "ce qui se dit" (...) à "ce
qui se fait" (...)" (Labov, 1976:345)), les approches AC refusent un tel
cadre théorique ; par exemple, pour un tenant de ГАС, un énoncé peut
réaliser plus d'un acte de langage (ainsi, un allô en réponse à une
sonnerie du téléphone peut réaliser les fonctions de réponse et d'appel
à la reconnaissance - "Display for recognition").
- la deuxième divergence concerne les unités en amont des
actes de langage. Si en effet, comme le prévoient les AD, à chaque
unité-énoncé est associée une unité-acte, il faut encore prévoir une
fonction assignant des unités comportementales aux unités d'actions
réalisées par les actes de langage. Mais à moins d'être résolument
béhavioriste, il est difficile d'admettre la possibilité d'une telle
fonction.
- plus grave peut être la divergence selon laquelle il est, en aval
du problème précédent, possible de relier systématiquement des
unités-énoncés aux unités-actes de langage. Si une approche AD était
Jacques Moeschler 83

en effet légitime, cela supposerait la consistance de la description


pragmatique en termes d'actes de langage. Or la question des relations
systématiques entre forme et fonction des énoncés, ou plus
techniquement, de l'existence d'une fonction reliant des unités-
énoncés à des unités-actes est loin d'être résolue.
C'est principalement ce dernier point qui permet à Levinson de
considérer que les approches AD sont fondamentalement
"inappropriées au sujet, et par conséquent irrémédiablement
inadéquates" (ibid., 289). C'est sur ce point que j'aimerais essayer de
répondre. Ma réponse sera simple, et fera intervenir une distinction
entre cohérence et interprétation.
Mon argument est le suivant L'objection de Levinson ne peut
être valide qu'à propos d'une théorie de l'interprétation. Elle est donc
fondée en ce qui concerne la théorie des actes de langage, puisque
celle-ci a pour objet la mise en place de règles pragmatiques
interprétatives. Mais l'objection ne vaut plus lorsqu'il s'agit de l'AD,
car l'AD n'est pas une théorie de l'interprétation, mais une théorie de la
cohérence. Le problème principal des approches AD est de formuler
un ensemble d'unités conversationnelles, un ensemble de relations
entre ces unités, un ensemble de principes gouvernant la composition
des unités simples en unités complexes, bref la formulation de règles
de bonne formation. L'AD pourra donc faire des prédictions sur ce
qu'est un discours bien formé, comme la syntaxe est capable de
prédire le caractère bien ou mal formé des phrases. A ce titre, on
pourra parler pour l'AD de théorie de la cohérence : son objet est la
formulation de règles d'enchaînement, règles faisant intervenir
principalement les propriétés des énoncés (cf. pour une tentative de
formulation de telles règles : Labov et Fanshel, 1977 ; Sinclair et
Coulhard, 1975 ; van Dijk, 1977 ; Moeschler, 1982, 1985 et 1986a). Si
on admet que l'AD est une approche de la cohérence, et non une
approche interprétative, alors l'objection de Levinson tombe, et rien
n'interdit d'envisager les faits conversationnels dans les termes de
l'AD.
84 Conversation, cohérence et pertinence

Cohérence et interprétation

J'ai fait l'hypothèse au paragraphe précédent qu'il fallait


distinguer entre cohérence et interprétation, c'est-à-dire entre théories
du discours et théories de l'interprétation. En fait, cette distinction est
un peu trop grossière. On peut en effet envisager la notion de
cohérence sous deux aspects différents : l'un est lié à la grammaire du
discours, et l'autre à l'interprétation des discours. Dans le premier cas,
on pourrait considérer que l'une des conditions à la bonne formation
discursive soit la cohérence d'une séquence d'énoncés. Dans le
deuxième cas, au contraire, la cohérence serait une condition à
l'interprétation des énoncés. On peut en fait montrer facilement que la
première acception est beaucoup trop restrictive. Car si la cohérence
est une condition sur la bonne formation, encore faut-il pouvoir
indiquer, et cela de façon strictement formelle, comment produire une
séquence d'énoncés cohérente. Un bon candidat semble être
l'existence de liens anaphoriques entre les énoncés. Malheureusement,
les exemples foisonnent où cette condition n'est ni suffisante (cf. (1)),
ni nécessaire (cf. (2)) :

(1) П paraît que Jean^ est à l'hôpital: IL est situé au bord


j. Djt est très froid en cette saison.

(2) Nous aurons des invités à dîner.


Calderon était un grand écrivain.

En (1), l'existence de liens anaphoriques entre un pronom et le


NP adjacent à gauche ne garantit pas la constitution d'une suite
cohérente. En (2), il suffit d'avoir à disposition un contexte du type (3)
pour faire de cette suite apparemment inintelligible une séquence
cohérente:

(3) a. Chaque année, nous fêtons Calderon.


b. Nous invitons des amis pour fêter Calderon.

Que retenir de ces exemples ? Tout simplement que la notion


de cohérence est en fait une notion interprétative. Un discours D n'est
donc cohérent que s'il existe au moins une interprétation possible dans
laquelle les énoncés Elt E2...En constituant D ont un lien entre eux. La
Jacques Moeschler 85

question, bien évidemment, est de spécifier la nature de ce lien.


J'aimerais montrer, en indiquant quelles sont les solutions retenues par
les approches AD et AC, que la question du rapport entre cohérence et
interprétation est dans les deux cas insatisfaisante, car non reliée à une
théorie globale de la communication.
Prenons tout d'abord le cas des approches AD. Comme ces
approches adoptent comme cadre interprétatif la théorie des actes de
langage, il n'est pas surprenant que la plupart des enchaînements non
prépositionnels soient expliqués au niveau des relations illocutoires.
Les exemples du type (4) et (S) indiquent que les réactions de В étant
comprises comme des réponses à A, il est possible de poser un lien
entre l'heure habituelle de dépôt du courrier et l'heure qu'il est en (4)
ou de comprendre soit l'incertitude soit l'impossibilité du départ de В
en (5):

(4) A: Quelle heure est-il?


В: Eh bien, le facteur a déjà passé.

(5) A: Peux-tu aller demain à Londres ?


B: Les pilotes de la British Airways sont en grève.

On pourra noter que ces observations ont également été faites


dans le cadre d'approches non spécifiquement discursives. Ainsi, Ross
(1970) utilise les enchaînements à l'aide de because comme argument
pour un performatif sous-jacent dans le cadre de son hypothèse
performative (cf. (6)) ; de même Anscombre et Ducrot (1983,
chapitre 2) montrent que le sémantisme d'un connecteur comme
puisque en (7) doit contenir des informations de nature pragmatique
(enchaînement sur l'acte illocutoire) :

(6) What's the time, because I've got to go at eight?

(7) Je pars, puisque tu dois tout savoir.

Mais l'enchaînement sur l'acte illocutoire n'est pas la seule


possibilité d'un discours cohérent. On a observé depuis fort longtemps
(cf. Goffman, 1981 ; arguments repris dans Moeschler,
86 Conversation, cohérence et pertinence

1980), que certaines réponses pouvaient d'une part être insatisfaisantes


du point de vue du contenu (cf. Bl en (8)) ou même être
insatisfaisantes du point de vue illocutoire (cf. B2 en (8)), sans pour
autant créer une suite non cohérente. De même, en (9) - cf. Grice
(1979) - la violation des maximes conversationnelles est loin de
produire un discours non cohérent, car une implicature, par exemple
(10), est fortement communiquée et doit être tirée :

(8) A: Quelle heure est-il?


В 1: Je ne sais pas, je n'ai pas de montre.
B2: Tu n'as pas de montre?

(9) A: Madame X. est une vieille p...


В '. П fait vraiment beau cet été, n'est-ce pas?

(10) A: Changeons de sujet, s'il vous plaît

A partir de ces observations, on pourrait envisager qu'il n'existe


pas de frontière nette entre discours cohérents d'un côté et discours
non cohérents de l'autre, mais plutôt une continuité, les seuls discours
non cohérents étant ceux qui ne peuvent recevoir une interprétation
faisant intervenir un lien thématique entre les énoncés. Une telle
échelle de satisfaction a été proposée (cf. Moeschler, 1980, 1982,
1985 et 1986a) et permet, à partir de la définition de conditions
d'enchaînement (thématique, propositionnelle, illocutoire et
argumentative) de définir le degré de bonne formation séquentielle, et
a fortiori de cohérence. Cette approche a l'avantage d'être peut-être
plus fine que les approches classiques, mais elle ne résout nullement
la question du rapport entre cohérence et interprétation. Pis, comme
elle constitue une approche strictement contextuelle du discours, elle
évite simplement de poser cette question !
On voit donc que des approches de la cohérence comme les
AD ne peuvent en fait circonscrire les faits de cohérence qu'en termes
interprétatifs. Ceci n'est pas a priori surprenant. Mais ce qu'on peut se
demander, c'est si la notion de cohérence est encore nécessaire, et s'il
ne serait pas plus judicieux d'envisager les faits de discours d'un point
de vue strictement interprétatif. Avant de tenter
Jacques Moeschler 87

de répondre à cette question, j'aimerais examiner rapidement comment


les approches AC envisagent les problèmes de la cohérence et de
l'interprétation.
J'ai indiqué plus haut que la notion de cohérence était
également d'un intérêt crucial pour les approches du type AC. Ceci
dit, cette notion n'est pas a priori envisagée comme une condition de
bonne formation séquentielle - comme c'est le cas dans certaines
approches AD - ni comme une condition strictement interprétative.
Pour illustrer cela, je vais simplement commenter les notions de
paires adjacentes et de pertinence conditionnelle; telles que les
présente Levinson (1983, 303-308).
Je rappellerai tout d'abord ce que recouvre la notion de paire
adjacente. Les paires adjacentes sont des séquences de deux énoncés
qui ont les propriétés suivantes :

(11)
a) ils sont adjacents ;
b) ils sont produits par des locuteurs différents
c) ils sont ordonnés en une première partie et une deuxième
partie;
d) ils sont typés, en ce sens qu'une première partie particulière
requiert une deuxième partie particulière (d'après Levinson
(1983, 303).

Une règle gouverne en plus l'usage des paires adjacentes :

(12)
Ayant produit la première partie d'une paire, le locuteur
doit s'arrêter et le locuteur suivant doit produire à ce point
la deuxième partie de la paire (ibid., 304).

Ceci dit, comme les paires adjacentes sont souvent perturbées


par l'insertion de séquences subordonnées ou parenthé- tiques, le
critère de la stricte adjacence peut être remplacé par celui de la
pertinence conditionnelle. Ce critère nous dit qu'"étant donné la
première partie d'une paire, une seconde partie est immédiatement
pertinente et attendue" (ibid., 306). En d'autres termes, la notion de
pertinence conditionnelle illustre le fait que "ce qui relie les parties de
88 Conversation, cohérence et pertinence

paires adjacentes n'est pas une règle de bonne formation (...), mais la
mise en place d'attentes spécifiques auxquelles il faudra répondre"
(ibid).
Ce que l'on peut tirer de la présentation rapide de ces deux
notions, c'est que la cohérence n'est pas vue comme un principe ou
une cause organisationnelle des discours conversationnels, mais
comme l'effet résultant d'un certain nombre d'attentes
interactionnelles. Une des conséquences importantes pour
l'interprétation des conversations est qu'à chaque occurrence d'un
énoncé, un certain nombre d'attentes sur la suite du discours sont
inférables.
Qu'en est-il de l'interprétation dans la perspective de ГАС ? Ce
qu'il faut souligner tout d'abord, c'est que le corps de principes ou
règles ne concerne pas des propriétés d'objets linguistiques, mais
plutôt des participants à la conversation. En effet, comme le souligne
Levinson (1983, 319), "ce que l'analyste de conversations cherche à
modéliser, ce sont les procédures et attentes réellement employées par
les participants en produisant et comprenant la conversation". La
question que l'on peut se poser concerne justement les objets de ces
procédures et attentes. Examinons comment Levinson décrit le
traitement de la cohérence thématique (ibid., 315) : "la cohérence
thématique est une chose qui est construite à travers les tours par la
collaboration des participants". Ceci implique donc qu'il n'est pas
possible de parler de signification pour des unités linguistiques, mais
uniquement pour des activités conversationnelles, nécessairement
duelles. Ce qui fait donc sens dans une conversation, ce sont les
procédures utilisées conjointement par les participants pour la mener à
bien. En d'autres termes, le sens des énoncés, c'est le sens des activités
qu'ils permettent d'accomplir.
Il existe certes un certain nombre d'arguments justifiant ce type
d'approche. Par exemple, les travaux de Gulich et Kotschi (1983),
Kotschi (1986) et Gulich (1986) sur la reformulation paraphrastique et
l'évaluation métacommunicative ont montré comment se construisait
la signification interactionnellement dans une conversation. Ceci dit,
et malgré la justesse de l'approche projective en AC, il existe un point
qui me semble fondamentalement incorrect : les approches AC sont
non intentionnelles. Levinson (1983, 319) utilise justement ce point
comme un argument en faveur de ГАС contre l'AD, lorsqu'il écrit
"Ces méthodes {de ГАС, i.e. localiser l'organisation conversationnelle
Jacques Moeschler 89

préférentielle, l'orientation des participants, etc.] sont importantes


parce qu'elles offrent un moyen d'éviter les catégorisations
indéfiniment expansibles et invérifiables et les spéculations au sujet
des intentions des acteurs si typiques des analyses du style AD". Le
problème principal que je vois dans ce refus à aborder les problèmes
de l'intentionnalité - ce qui me semble au contraire un des points
positifs de l'AD - c'est l'impossibilité d'élaborer une approche
communicative de la conversation. Ou pour être plus précis, si les
approches AC sont des approches de l'interaction, ce ne sont pas des
approches de la communication.
D'où vient ce manque des approches AC, et pourquoi les
approches AD, qui sont pourtant intentionnelles, ne sont-elles pas
satisfaisantes ? C'est à ces deux questions que j'aimerais essayer de
répondre en opposant deux modèles de la communication, non
incompatibles, car complémentaires : le modèle codique et le modèle
inférentiel (cf. Sperber et Wilson, 1986, chapitre 1).

Inference et pertinence

Les points de désaccord que je voudrais développer à partir des


approches AD et AC peuvent se résumer de la façon suivante :

(13) a. La notion de cohérence est la notion interprétative


fondamentale.
b. La notion d'intentionnalité n'a pas d'intérêt pour l'étude
de l'interaction verbale.

Pour montrer en quoi ces deux thèses, que j'attribue respec


tivement à l'AD et à ГАС, sont incorrectes, il me faut distinguer deux
types de modèles de la communication, le modèle codique et le
modèle inférentiel.
Le modèle codique de la communication correspond à la
version sémiotisée du modèle de la communication de Shannon et
Weaver ou à sa vulgate linguistique diffusée par Jakobson (1963).
90 Conversation, cohérence et pertinence

Un tel modèle implique :


- la présence d'une source, produisant un message (signifié),
transformé par un encodeur en un signal (signifiant) ;
- que le signal est transmis via un canal (susceptible de contenir des
bruits) à un décodeur, qui va associer au signal le message ayant pour
cible la destination.
En d'autres termes, la communication présuppose l'existence
d'un code commun à ses deux pôles. Tout acte de communication
consiste en une ou plusieurs séquences de paires <message, signal>.
Une bonne communication sera ainsi caractérisée par une identité des
paires <message, signal> aux niveaux de l'émission et de la réception.
Ce modèle de la communication semble bien éloigné des
approches AD ou AC. Cependant, j'aimerais montrer deux arguments
qui ont pour conséquence de naturaliser ce modèle, de le rendre en
quelque sorte évident Le premier argument est lié aux métaphores
banalisées sur la communication, et le deuxième à la théorie de la
symétrie que le modèle codique implique.
D'une part, on constate que certaines langues (notamment,
l'anglais, le français) possèdent un répertoire d'expressions
métaphoriques qui implicitent fortement ce type de représentation de
la communication. M. Reddy (1979), et à sa suite Lakoff et Johnson
(1985), a appelé cette structure métaphorique la métaphore du
conduit. Selon ce cadre métaphorique, "le locuteur met des idées (des
objets) dans des mots (des contenants) et les envoie (par voie d'un
conduit) à un auditeur qui sort les idées-objets de leurs mots-
contenants" (Lakoff et Johnson 1985, 20-21). Les expressions
suivantes illustrent la banalisation linguistique de la conception
codique de la communication :

( 14) C'est dur défaire passer cette idée.


C'est moi qui t'ai donné cette idée.
Il m'est difficile de mettre mes idées sur le papier.
Le sens est caché dans les mots.
L'introduction contient beaucoup d'idées.
La phrase est vide de sens, etc

Les implications les plus importantes de cette conception de la


communication ancrée dans la langue sont les suivantes : les mots et
les phrases auraient des significations en eux-mêmes,
Jacques Moeschler 91

indépendamment des contextes d'emplois et des intentions des


locuteurs. Or, paradoxalement, il existe un lieu commun selon lequel
le sens des mots dépend de leurs emplois (cf. le fameux adage de
Wittgenstein : "meaning is use"). Mais si l'on revient maintenant au
modèle codique de la communication, que la métaphore du conduit ne
fait que justifier indirectement, on constate qu'il fait également
l'économie des notions d'intention et de contexte. Le code ne donne
pas des règles d'emploi des signes, ou des mots, mais simplement fixe
les conventions associant forme et sens. En d'autres termes, le modèle
codique de la communication s'arrête, pour décrire la communication,
à la description des règles du système communicatif (comme par
exemple une langue naturelle), mais ne dit rien des conditions
d'emploi ou d'usage de ce système. Par conséquent, un modèle
codique de la communication est fondamentalement non pragmatique.
La deuxième raison rendant populaire ce modèle de la
communication est qu'il permet, indirectement, d'envisager les faits
communicatifs comme symétriques. Ce qui se passe au plan de la
réception est simplement le processus inverse du processus
d'émission. Le problème principal que rencontre la théorie de la
symétrie, c'est qu'elle ne permet que d'expliquer la bonne
communication, et nullement les malentendus, les erreurs
d'interprétation, voire les énoncés ambigus comme certaines ironies.
La théorie de la symétrie peut bien postuler un système de règles
identique chez le locuteur et l'interlocuteur pour rendre compte d'un
décodage identique au codage, mais cette identité ne permet nullement
d'expliquer pourquoi l'application de ces règles autorise parfois des
divergences.
En complément au modèle codique de la communication (qui
ne peut rendre compte que de la structure du système linguistique et
non de son emploi), Sperber et Wilson (1986), à la suite des travaux
de Grice (1957 et 1979), proposent d'envisager la communication en
termes inférentiels. Un modèle inférentiel de la communication fait
l'hypothèse que le processus de transmission d'information ne
constitue pas un ensemble d'appariements <message, signal> mais
procède plutôt en termes d'inférence : à un ensemble de prémisses
correspond un ensemble de conclusions. Ces conclusions ne sont pas
conventionnellement associées aux prémisses, mais sont déduites, à
partir de règles de déduction. L'avantage du modèle inférentiel sur le
modèle codique apparaît immédiatement.
92 Conversation, cohérence et pertinence

D'une part, le modèle inférentiel fait intervenir non pas des


règles systémiques, mais des règles d'emploi ou d'usage. Le modèle
inférentiel doit nous indiquer en effet comment on peut dériver telle
information (conclusion) de telles autres informations (prémisses).
Grice (1979) a proposé par exemple un ensemble de règles ou
maximes conversationnelles (de quantité, de qualité, de relation et de
manière), qui constituent autant de règles d'emploi utilisées dans le
processus d'interprétation. Sperber & Wilson(1986) font intervenir un
principe général de la communication humaine, te principe de
pertinence, dont les conséquences sont la réalisation de certaines
opérations déductives.
D'autre part, le modèle inférentiel donne une place centrale à la
notion de contexte. Si dans la communication, le sens d'un énoncé est
inféré plutôt que décodé, c'est qu'à un énoncé est associé non pas un
sens, mais un ensemble de sens dépendant du contexte convoqué pour
son interprétation. Ceci dit, il n'est pas nécessaire, ni même
recommandé, de concevoir le contexte comme "les circonstances de
renonciation". Si un énoncé, associé à un contexte, donne lieu à un
processus inférentiel, il est préférable d'envisager le contexte de façon
abstraite, comme composé des informations pertinentes pour tirer la
conclusion visée. Un contexte sera donc compris ici comme un
ensemble de propositions, les propositions permettant d'interpréter
l'énoncé.
Ces deux modèles de la communication étant posés, j'aimerais
maintenant montrer en quoi les deux approches AD et AC, bien que
non strictement codiques, ne sont pas des approches inférentielles au
sens du modèle inférentiel présenté plus haut. Les raisons principales
sont, comme je l'ai indiqué en (13), le fait que Г AD est
fondamentalement une approche de la cohérence, et que ГАС n'est pas
une approche intentionnelle. Or je poserai qu'une approche
pragmatique de la conversation doit mettre au premier rang les
concepts de pertinence (que j'opposerai à cohérence) et
d'intentionnalité. Prenons donc chacun de ces deux concepts
séparément.
Nous avons vu au paragraphe précédent que l'approche AD,
basée sur la notion de cohérence, ne pouvait donner une explication
satisfaisante d'une suite d'énoncés cohérents en termes interprétatifs
que si l'on faisait intervenir un contexte d'interprétation spécifique (cf.
(2)). Il a même été avancé (cf. Charolles, 1988) que n'importe quelle
Jacques Moeschler 93

suite d'énoncés apparemment incohérente pouvait devenir cohérente


via un contexte approprié. Ce type d'explication me semble pouvoir
recevoir au moins deux objections majeures. Premièrement, on peut se
demander si la notion de cohérence est encore une notion primitive du
point de vue de l'interprétation, puisqu'elle nécessite un adjuvant
important, à savoir l'accès à un contexte spécifique. Deuxièmement,
au cas où l'on retiendrait néanmoins le caractère primitif de la notion
de cohérence, se pose la question de savoir ce qui légitime son statut
primitif. Ces deux arguments me semblent décisifs, surtout si l'on
oppose à une théorie de la cohérence une théorie de la pertinence, telle
qu'elle a été développée par Sperber & Wilson (1986). Une telle
théorie va en effet donner un statut primitif à la notion de pertinence,
et faire ainsi de la notion de cohérence une notion dérivée. Ce qui
justifie ce choix, c'est que l'interprétation d'un énoncé est envisagée
comme un processus inférentiel (impliquant donc un modèle
inférentiel de la communication) entre une proposition et un contexte
propositionnel, donnant lieu à un ou des effets contextuels. Dans ce
cadre-là, le recours à un contexte particulier pour poser une relation de
sens entre deux énoncés (relation de cohérence) n'est donc pas un cas
particulier du processus interprétatif : c'est même le cas standard. Ceci
dit, le contexte spécifique et nécessaire à l'interprétation cohérente est
simplement le contexte impliqué par le principe de pertinence. Ce
principe est donc la deuxième justification de l'adoption d'un modèle
inférentiel, car il permet de donner une explication rationnelle des
faits communicatifs. Ce principe stipule en effet que chaque acte de
communication présume la garantie de sa pertinence optimale. La
communication entre deux participants ne s'explique donc pas par un
principe de cohérence, qui les obligerait à ne pas se contredire, à dire
des choses en rapport les unes avec les autres, etc., mais par un
principe cognitif général qu'est le principe de pertinence. Ce qui
permet d'expliquer un acte de communication, et donc l'effort
interprétatif qu'il implique, c'est la garantie qu'il véhicule de produire
certains effets contextuels, i.e. une modification de l'environnement
cognitif de l'interlocuteur soit par ajout d'information (implication
contextuelle), soit par renforcement, soit par suppression d'une
assumption. L'approche en termes de pertinence est donc
fondamentalement cognitive, et de ce fait, n'étant pas basée sur des
prémisses spécifiquement linguistiques, non codique, alors qu'une
approche de la cohérence est à la fois codique (car basée sur un
94 Conversation, cohérence et pertinence

système d'unités linguistiques, et sur la nécessité d'un code de


représentation commun aux participants de la conversation) et
inférentielle (puisqu'il faut accéder par inference à une interprétation).
Un premier point doit être mis à l'actif des approches AC : elles
constituent d'une certaine manière des approches inférentielles. Ceci
est principalement lié à la notion de pertinence conditionnelle que j'ai
commentée au paragraphe 3. Mais les inferences qui sont associées
aux énoncés concernent en fait des attentes sur la suite de la
conversation. A ce titre, elles correspondent à ce que A. Auchlin et
moi-même avions appelé les faits de programmation (cf. Auchlin,
Moeschler & Zenone, 1981 ; Roulet et alii, 1985, chapitre 3). Ainsi,
les attentes, inferences, concernent des phénomènes strictement
conversationnels, comme la nature de l'organisation structurelle
préférentielle ou l'interprétation fonctionnelle conditionnellement
pertinente. Elles ne concernent donc pas les implications contextuelles
qu'un interlocuteur est en droit de tirer de l'association d'un énoncé et
d'un contexte d'interprétation. Ceci explique fondamentalement le
caractère non intentionnel de l'approche AC. Si les attentes concernent
des faits d'organisation conversationnelle préférentielle, donc des faits
de structure, cela implique qu'elles sont le fruit d'une connaissance des
règles d'organisation préférentielle de la conversation par les
protagonistes. Elles ne concernent donc nullement l'ensemble des faits
intentionnels, à savoir qu'un locuteur a pu vouloir communiquer telle
ou telle information à l'aide de tel ou tel énoncé (ayant une fonction
illocutoire quelconque).
Ce que j'aimerais montrer maintenant, c'est qu'une approche
conversationnelle peut être à la fois basée sur les notions
d'interprétation, de pertinence et d'intention. En d'autres termes,
j'aimerais montrer qu'une approche conversationnelle peut se faire
dans la ligne d'une pragmatique cognitive inaugurée par Sperber &
Wilson (1986). Pour ce faire, je prendrai comme exemple la
conversation téléphonique Le petit avait mal au ventre, tirée du
recueil édité par Schmale-Buton and Schmale (1984).

Trois emplois de parce que en conversation

L'intérêt principal de la petite conversation ci-dessous est


qu'elle présente trois occurrences d'un même connecteur, parce que,
Jacques Moeschler 95

qui reçoit trois interprétations fonctionnelles différentes. Mais la


particularité principale de ces emplois est le fait qu'ils ne contribuent
pas, en tout cas pour deux d'entre eux, à la cohérence du discours
conversationnel. J'essaierai donc de montrer que la seule façon de
décrire ce connecteur est de recourir à une approche interprétative, ce
qui me permettra ainsi de proposer une interprétation contextuelle et
inférentielle à la fin de ce paragraphe.

(15) Le petit avait mal au ventre :

Ci allô
Ai allô le trente soixante-dix -onze
C2 oui Madame
A2 bonjour Madame (vite) je vous avais téléphoné tout à
rheure là pour appeler le docteur chez Madame Allégro à
Mareuil
c3 oui oui
A3 est-ce qu'il est parti
c4 oui il est parti faire ses visites Madame
A4 ah bon parce que euh je voulais lui parler c'était peut-être
pas la peine qu'il vienne mais enfin (très vite) ça fait rien ça
fait rien
c5 bon Madame euh je regrette mais il (bon?)
rL

A5 non mais (vite) ça fait rien parce que c'était le petit avait mal
au ventre et pis ça a l'air d'être passé
c6 oui
гL

Аб mais enfin ça fait pas m pas pas (k) plus mal qu'il le voie
hein
c7 parce que euh i i s'il repasse par là je lui dirai mais je peux
pas vous dire hein
ГL
A7 (vite) oui ah ben ça fait rien
c8 bon
96 Conversation, cohérence et pertinence

Ag (vire) ça fait rien excusez-moi


[
C9 (d'accord?) je vous en prie Madame
[
Ag au revoir Madame
С jo au revoir Madame

Les trois emplois de parce que qui retiendront mon attention


sont les suivants:

(16)
A4 ah bon parce que euh je voulais lui parier c'était
peut-être pas la peine qu'il vienne

(17)
A5 non mais ça ça fait rien parce que c'était le petit
avait mal au ventre et pis ça a l'air d'être passé

(18)
C7 parce que euh i i s'il repasse par là je lui dirai mais
je peux pas vous dire hein

En quoi ces trois emplois de parce que sont-ils intéressants,


dans le cadre de la problématique esquissée ici ? Leur intérêt est lié à
deux aspects de leurs fonctionnements.
En premier lieu, on observe que leurs fonctions ne sont pas
homogènes. En (16), parce que (PQ) fonctionne comme marque de
justification énonciative (PQ1). Son fonctionnement peut être décrit
comme un enchaînement sur l'acte illocutoire de poser une question
(est-ce qu'il est parti), et donc, conversationnellement, comme un
enchaînement sur un échange complet (cf. (19)) :
Jacques Moeschler 97

(19)

— Il je vous avais téléphoné tout à l'heure là pour appeler le


docteur chez Madame Allégro à Mareuil est ce qu'il est parti

12 oui il est parti faire ses visites Madame

— 13 ah bon

L'enchaînement à l'aide de PQ1 peut donc se formuler à l'aide


de la paraphrase (20) :

(20) Je vous ai demandé s'il était parti, parce que je voulais


lui parler.

L'emploi de PQ2 n'est pas un emploi de justification, mais


plutôt ce que j'appellerai un emploi de relance. En effet, après avoir
reçu une réponse négative (bon Madame je regrette mais il (bon?)), A
enchaîne à l'aide de non mais ça ça fait rien parce que c'était le petit
avait mal au ventre et pis ça a l'air d'être passé. En d'autres termes,
PQ2 indique un changement thématique en opérant une relance de
l'activité discursive. Cette relance apparaît peut-être plus clairement
dans la paraphrase que je propose pour ce deuxième emploi en (21) :

(21) Je vous dis que ça ne fait rien, parce que je voulais vous
dire que c'était le petit avait mal au ventre et pis ça a l'air
d'être passé.

En d'autres termes, PQ2 permet de relancer de manière


monologique (interne au même tour) le discours de A. Quant au
troisième emploi (PQ3), il fonctionne encore différemment, car bien
que sa position soit adjacente à une demande de confirmation (cf. la
présence de la particule de recherche d'approbation discursive hein en
Ag- cf. Settekorn, 1977), le tour qu'il initie a une fonction initiative,
comme le montre la structure d'échange (22) :
98 Conversation, cohérence et pertinence

(22)
— Il parce que s'il repasse par là je lui dirai mais je ne peux pas
vous dire hein

12

1—13 bon

Parce que n'a donc pas de fonction de justification, mais une


fonction de relance dialogique. En effet, il permet à С de reprendre la
parole en initiant un nouvel échange, i.e. en se soustrayant aux
obligations discursives imposées par la question de A. La paraphrase
que je propose serait donc quelque chose comme :

(23) Je reprends la parole, parce que je veux vous dire que


s'il repasse par là je lui dirai.

On constate donc que loin d'être en face d'un connecteur aux


emplois conversationnels homogènes, nous rencontrons un morphème
polyfonctionnel. Ceci n'est pas a priori surprenant Mais on peut se
demander dès lors de quelle nature sont les instructions interprétatives
associées à chaque type de parce que, et surtout comment
l'interlocuteur va opérer pour interpréter de façon appropriée la
connexion introduite par parce que. On l'aura compris, l'exemple de
cette conversation téléphonique montre qu'une conception strictement
codique de la communication est erronée. Elle supposerait en effet
que locuteur et interlocuteur ont à disposition un ensemble
(nécessairement fermé) de couples <morphème, fonction>, par
exemple l'ensemble (24) :

(24) "parce que" = {<PQ1, justification énonciativo, <PQ2,


relance monologique>, <PQ3, relance dialogique>}

Mais une telle conception ne nous dit rien sur la façon dont un
couple particulier va pouvoir être sélectionné. A l'opposé le but d'une
approche inférentielle sera justement d'expliquer comment et pourquoi
telle valeur fait l'objet d'une hypothèse interprétative.
En second lieu, les emplois de parce que interrogent la
fonction des connecteurs pragmatiques comme marqueurs de
Jacques Moeschler 99

cohérence. On constate en effet que, mis à part l'emploi de PQ1 de


justification énonciative, aucun autre emploi ne semble poser une
quelconque relation de cohérence. PQ2, en effet, permet de passer
d'un premier échange clos à l'aide de non mais ça fait rien à un autre
échange qu'il initie (parce que c'était le petit avait mal au ventre et pis
ça a l'air d'être passe). PQ3, de son côté, en ne répondant pas à la
question, n'est pas cohérent conversationnellement, ce qui est accentué
par le fait qu'il initie un nouvel échange. On pourrait donc
légitimement renoncer à l'idée d'associer à chacun de ces morphèmes
une instruction interprétative (au sens de Ducrot et alii, 1980), et les
considérer comme de simples marqueurs de structuration de la
conversation (MSQ au sens d'Auchlin (1981a et 1981b), c'est-à-dire
de marques à fonction purement conversationnelle dépourvues de
sémantisme propre. Leur fonction ne serait que d'indiquer des
relations hiérarchiques ou structurelles entre les constituants du
discours, mais nullement des relations pragmatiques ou
argumentatives.
Ceci dit, une telle solution reçoit deux types d'objection. La
première est liée au cas standard d'emploi de parce que, à savoir PQ1
de justification énonciative. Il est en effet impossible de considérer
PQ1 comme un simple MSC, puisque des instructions précises,
concernant notamment le calcul de l'antécédent, peuvent lui être
associées (cf. la description proposée dans Moeschler 1986b à l'aide
d'une loi de discours conversationnelle comme la loi de remontée
maximale). La deuxième objection est liée au processus interprétatif
que l'on peut associer à l'occurrence de PQ3 dans notre conversation
téléphonique. On constate en effet que même si PQ3 n'est pas
cohérent du point de vue de l'enchaînement, il est tout à fait possible,
voire nécessaire, de tirer des implications contextuelles du fait même
que С n'a pas répondu à la question. Ces implications contextuelles,
du type (25), sont fondamentales pour la bonne compréhension du
déroulement de la conversation et du point de vue de l'ajustement
conversationnel des deux interlocuteurs :

(25) a. Vous n'avez peut-être pas téléphoné pour rien,


b. Le médecin jugera ce qu'il convient de faire.

On arrive ainsi à la conclusion que si la fonction principale des


emplois de parce que ne se situe pas au niveau de la cohérence du
100 Conversation, cohérence et pertinence

discours, elle se situe au niveau des processus interprétatifs impliqués


par l'interprétation en contexte des énoncés dans lesquels ils
apparaissent.
Comment une théorie de l'interprétation envisagerait-elle ces
faits ? Tout d'abord, elle ferait l'hypothèse que chacun de ces emplois
constitue la trace de faits de compétence, et non de performance.
L'hétérogénéité fonctionnelle observée n'est donc pas le produit du
hasard, mais plutôt les effets de certains processus interprétatifs. En
second lieu, on peut essayer de trouver une fonction commune à
chacun de ces emplois. C'est ce que j'ai tenté de faire dans Moeschler
(1987), ce qui m'a amené à faire l'hypothèse que parce que fonctionne
comme un marqueur de renforcement de la pertinence d'activités
antérieures, soit énonciatives, soit discursives, soit encore
conversationnelles. Dans ce qui va suivre, je m'intéresserai
principalement aux différentes opérations permettant d'obtenir une
interprétation cohérente avec le principe de pertinence. Je proposerai
donc pour chacun des emplois de parce que une description en termes
d'implication contextuelle, sans rechercher une valeur sémantique
commune à chacun de ces emplois.
PQ1 pose une relation entre un échange et un acte de
justification portant sur l'intervention initiative d'un échange. Le
contexte d'interprétation sera fortement déterminé par le contenu des
informations de cet échange, et peut être représenté par les
propositions de (26) :

(26) a. A a une raison pour demander si le docteur est là.


b. Le docteur n'est pas là.

A partir de (26), il est légitime de faire, pour C, une hypothèse


projective interprétative, par exemple (27) :

(27) A va donner la raison de sa question.

Cette hypothèse est basée sur les propositions (26c-d) associées


à (26a-b) et liées à l'occurrence d'une réponse négative :
Jacques Moeschler 101

(26) с. Si une demande d'information à fonction de préséquence


reçoit une réponse négative, alors on peut en demander la
raison.
d. La demande d'information à fonction de préséquence
reçoit une réponse négative.

En introduisant cette raison à l'aide de parce que, A ne fait


donc que renforcer la pertinence (i.e. justifier) de sa question.
PQ2 introduit le thème principal de la conversation. A ce titre,
il sert à introduire la raison du coup de téléphone. Le contexte
d'interprétation sera fourni notamment par l'échec des tentatives
d'opérer des préliminaires de la part de A:

(28) a. A a une raison pour téléphoner.


b. Si les préliminaires échouent, A doit donner la raison
de son appel téléphonique,
с Les préliminaires échouent.

L'hypothèse projective interprétative sera donc (29), qui


renforce la pertinence de l'appel téléphonique:

(29) A va donner la raison de son appel téléphonique.

PQ3 enchaîne sur une demande de confirmation. Admettons


que la demande de confirmation doive être interprétée comme une
demande d'être rassurée, et que le contexte d'interprétation contienne
les propositions suivantes:

(30) a. Le docteur doit passer chez A.


b. A téléphone pour dire au docteur de ne pas passer,
с Le docteur n'est pas là.
d. Le docteur ne pourra pas être averti et passera chez A.
e. A pense qu'il esj bien que le docteur passe.

Admettons en outre que les implications de l'énoncé introduit


par PQ3 soient quelque chose comme (31) :

(31) a. Le docteur décidera ce qu'il convient de faire,


b. A a eu raison d'appeler.
102 Conversation, cohérence et pertinence

Dès lors, le processus interprétatif sera un peu différent:


l'énoncé introduit par PQ3 va ajouter une nouvelle proposition (32a)
au contexte (30), et va constituer son contexte à partir des deux
prémisses impliquées (32b-c). Et c'est l'ensemble des propositions
(32) qui va permettre de tirer les implications contextuelles (31) :

(32) a. Si le docteur revient, alors il sera informé.


b. Si le docteur est informé, alors il pourra décider ce
qu'il convient de faire.
с II est bon d'informer le médecin.

A l'aide de son énoncé, С renforce la pertinence de sa reprise


de parole en permettant à A de tirer les implications contextuelles
(31).

Conclusion

Ce travail avait pour objectif principal de montrer pourquoi les


approches classiques du discours conversationnel ne peuvent pas
s'intégrer dans le cadre d'une conception globale de la communication.
Ceci dit, mon approche n'avait nullement l'intention d'introduire une
fausse polémique entre approches conversationnelles d'un côté et
approches cognitives de l'autre. Ma seule ambition était de montrer
dans quelle voie pourrait s'engager une approche procédurale et
cognitive de la conversation. Ceci dit, une telle approche ne peut que
tenir pour fondamentales les découvertes empiriques et les pré-
théorisations développées dans le cadre des approches AC et AD. Une
des tâches principales de cette approche sera notamment de donner
une version théoriquement satisfaisante des faits de cohérence
(marqués et non marqués linguistiquement), mais aussi de pouvoir
proposer une explication non conversationnelle des faits de pertinence
conditionnelle.
Jacques Moeschler 103

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