Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Calmard Jean. H. Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques. In: L'Homme, 1976, tome 16 n°1. pp. 188-
193;
http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1976_num_16_1_367639
Comme nous l'indique son éditeur, le monument que nous présente ici Henry Corbin
est le résultat de plus de vingt années de recherches menées en Iran même. Ajoutons à
cela que cet eminent orientaliste — successeur de Louis Massignon à la Direction
d'Études d'Islamologie de l'EPHE (Section des Sciences religieuses) de 1954 à 1974 —
a basé son enseignement (qu'il s'est attaché à continuer malgré son départ à la retraite)
sur l'étude, la traduction et l'exégèse des grands textes fondamentaux des théologiens
musulmans iraniens, jusqu'alors à peu près méconnus en Occident. Le lecteur qui
consultera ce vaste ouvrage devra avoir présents à l'esprit, d'une part la personnalité de
son auteur qui, avant de nous faire découvrir les philosophes iraniens, étudia d'abord les
spirituels du protestantisme, traduisit Heidegger et fut amené à chercher en Orient la
permanence de la gnose rejetée par notre monde moderne ; d'autre part le fait que chacune
des prises de position contenues dans l'ouvrage est étayée par une large documentation
publiée dans les contributions annuelles données par H. Corbin à YEranos Jahrbuch
(Zurich) depuis 1949, de nombreux ouvrages publiés à Paris et une vaste collection de
textes, la « Bibliothèque iranienne » (Téhéran - Paris) dont plus de vingt volumes ont paru
à ce jour.
On ne saurait analyser ici tous les aspects de cette longue méditation sur la spiritualité
iranienne. H. Corbin a d'ailleurs pris soin d'expliciter lui-même le but de sa démarche :
« communiquer notre conviction que la culture spirituelle de l'Iran ne peut plus rester
absente du ' circuit culturel ' universel » (I, Prologue : xxiii). Chacun des volumes étant
précédé de l'exposé de l'« argument » du ou des livres qu'il contient, cette « mise en
place » évoque suffisamment, dans l'esprit du lecteur, le sujet étudié et ses problèmes.
Mais loin de faciliter la tâche du recenseur, ces « prises de vue » l'obligent parfois à se
demander si les assertions qu'elles contiennent relèvent réellement des idées développées
dans l'ouvrage ou bien d'idées exposées ailleurs par l'auteur, dont on connaît la riche
production.
COMPTES RENDUS 189
L'étude de H. Corbin porte sur une philosophie islamique — une hikmat ilâhiya
(une philosophia divinalis) — dont le champ déborde largement les limites de ce que nous
appelons « philosophie » et « théologie ». Il s'efforce depuis longtemps de démontrer, à
l'encontre des idées reçues en Occident, que la philosophie islamique — généralement
entendue comme étant exclusivement arabe — ne saurait prendre fin avec la polémique
des deux tahâfot (litt. « écroulement » ou « autodestruction » selon H. Corbin), celui de
Ghazâli (m. 1111) et celui d'Averroës (m. 1198), ce dernier philosophe n'ayant eu de
postérité que dans l'averroïsme des penseurs juifs et des scolastiques latins. Selon
l'analyse de H. Corbin, ces événements furent sans conséquence en Islam oriental et
plus particulièrement en Iran où la tradition avicennienne continua à vivre pratiquement
jusqu'à nos jours sous la double impulsion du maître de la théosophie orientale, le
shaykh al-Ishrâq Sohrawardi (m. 1191) et de son École, ainsi que du soufi andalou
Ibn 'Arabi (m. 1241), le « pèlerin de l'Orient », le disciple de Khezr (figure transhistorique),
dont l'influence sur toute la mystique islamique orientale fut considérable. A ces
influences vint se surajouter le fait chiite qui fut, selon H. Corbin — tant sous sa forme
ismaélienne (ou septimaine) qu'imamite (ou duodécimaine) — , le véritable ferment de
la méditation philosophique en Islam iranien.
H. Corbin reprend ici en en élargissant la perspective les idées qu'il avait développées
dans son Histoire de la philosophie islamique1. Il entend surtout nous faire renoncer à
certains schémas établis, selon lesquels les soufis se trouvaient placés entre les théologiens
scolastiques du kalâm et les philosophes dits hellénisants (les falâsif 'a) . Pour H. Corbin,
la rénovation apportée par la doctrine sohrawardienne de la Lumière (Ishraq) joua un
rôle essentiel, donnant aux penseurs iraniens et surtout aux chiites une place à part
dans le monde islamique (I, Prologue : xi). C'est par une démarche « phénoménologique »,
sur laquelle il s'explique longuement (ibid. : xix sq.), qu'il entend nous faire entrer
dans l'univers mental de penseurs iraniens chiites qui, jusqu'à nos jours, vivent selon
des normes culturelles totalement étrangères aux préoccupations de notre monde
moderne, y compris les retours nostalgiques vers les « ésotérismes » qui se dessinent çà
et là.
On sait combien les conceptions de H. Corbin irritent les tenants de la critique
historique auxquels il s'en prend ouvertement, par exemple lorsqu'il stigmatise l'homme
occidental qui « a peut-être fait naufrage dans l'historicisme, en entraînant déjà dans son
naufrage plus d'une civilisation traditionnelle » (I : 6). Nous ne pouvons reprendre ici
les critiques souvent acerbes que certains lui ont adressées2. H. Corbin a d'ailleurs fort
bien expliqué lui-même son propos avant de nous livrer ses réflexions sur la spiritualité
iranienne3. Il n'a cessé depuis de préciser ses concepts, longuement élaborés au contact
des maîtres gnostiques dont il se propose de nous transmettre la pensée. Sans avoir
nécessairement besoin de lire ou de relire ses ouvrages antérieurs, le lecteur pourra
1. I : Des Origines jusqu'à la mort d'Averroës (ng8) , Paris, Gallimard, 1964. Le volume II :
Depuis la mort d'Averroës jusqu'à nos jours est maintenant paru (il en existe une version
abrégée dans l'Encyclopédie de la Pléiade : Histoire de la philosophie, III, Paris, 1974).
2. On peut en trouver un écho récent dans un compte rendu de l'ouvrage ici recensé
publié un peu prématurément, à ce qu'il me semble, par Olivier Carré dans la Revue des
Sciences philosophiques et théologiques, oct. 1973, 47 : 667-669 ; à la page 669, une lecture trop
rapide fait attribuer à Sâ'inoddin Ispahâni la théorie bien connue des latifa (sens subtils)
de Semnâni [cf. infra, p. 191).
3. Cf. Problèmes et méthodes d'histoire des religions. Mélanges publiés par la Section des
Sciences religieuses à l'occasion du centenaire de l'École Pratique des Hautes Études, Paris,
PUF & EPHE-Ve Section, 1968 : 129-146.
1 90 COMPTES RENDUS
ciens » — présentent, malgré leurs divergences doctrinales, des affinités sur des points
essentiels (notamment en ce qu'ils se réclament d'Avicenne et reconnaissent, même si
certains ne les acceptent pas, les thèses de Sohrawardi). De plus, ils ont entre eux de
nombreux liens affectifs et familiaux. Mir Dâmâd (m. 1631), « figure de proue » de cette
École d'Ispahan, est ici représenté à travers ses « confessions extatiques » (le meilleur
de ce qui, à mon sens, nous soit parvenu de ce maître spirituel par ailleurs assez peu
original) . Le penseur le plus vigoureux et le plus novateur me semble être Mollâ Sadrâ
Shirâzi (m. 1640), déjà magistralement présenté ailleurs par H. Corbin. Sa métaphysique
des métamorphoses et des transsubstantiations a pu être mise en parallèle par l'auteur
avec les idées de ses contemporains, les « Platoniciens de Cambridge » (IV : 92) ; par sa
métaphysique de l'Imagination, il est un précurseur de recherches qui n'intéressèrent
que récemment les philosophes occidentaux et « son nom ne devrait plus être absent de
nos histoires générales de la philosophie » (ibid. : xvi). C'est en nous présentant la pensée
de Qâzi Sa'id Qomi (et non Qommi, forme arabe), commentateur moderne du grand
théologien chiite Ibn Bâbuye (m. 991), que H. Corbin met le plus directement en cause
les valeurs de notre monde moderne (ibid. : 197 sq.).
Le Livre VI (vol. IV) nous présente trop rapidement l'École shaykhie à travers son
fondateur le shaykh Ahmad Ahsâ'i (m. 1826) et ses successeurs dont les représentants
existent encore dans la région de Kermân. En effet, malgré les travaux de l'auteur et
d'autres études récentes, on connaît encore fort mal le shaykhisme. On ne saurait en tout
cas minimiser les implications politiques de certains aspects de la doctrine, par exemple en
ce qui concerne le « quatrième pilier » (IV : 274 sq.).
Comme H. Corbin nous l'indique dans sa présentation, le Livre VII (vol. IV)
récapitule les aspects fondamentaux de la perspective eschatologique de l'ésotérisme chiite.
C'est là que l'auteur peut développer le plus longuement ses idées sur l'hagiographie
du douzième Imâm, 1' « Imâm caché aux sens mais présent au cœur des fidèles » ; sur les
implications (au niveau spirituel) de la « grande occultation » ; sur la « chevalerie
spirituelle » iranienne, ses convergences avec l'éthique de la chevalerie d'Occident et avec
l'herméneutique de Joachim de Flore, la véritable « Église du Paraclet » annoncée dans
l'Évangile de Jean succédant « in visiblement dans les âmes » à l'Église de Pierre (ibid. :
390-391, 448 sq.).
Il ne fait pas de doute que les thèses de H. Corbin susciteront encore bien des
controverses, contestations et commentaires. Ni les historiens ni les sociologues ne pourront
accepter ses idées sur la « métahistoire » (ou sur l'histoire parallèle), sur les implications
de l'occultation majeure, « temps d'une présence divine incognito » qui défie toute
socialisation du spirituel, sur celles d'une perspective herméneutique qui les met en présence
d'une réalité de l'événement spirituel « qui n'est ni du mythe ni de l'histoire » (1 : 148-149 ;
IV : 377, 394 et Index, s.v. « métahistoire »).
Il est aussi une conception de H. Corbin concernant l'Iran préislamique qui ne
saurait satisfaire les iranologues. Bien que ceux-ci aient rarement eu l'opportunité
d'engager cette polémique (surtout à cause du cloisonnement des disciplines), il s'en
est trouvé au moins un qui non seulement a critiqué sa perspective historico-religieuse sur
l'Islam iranien (en faisant remarquer que H. Corbin « finit par identifier l'histoire de
l'Islam avec l'histoire de la destruction de l'Islam »4), mais a aussi mis l'accent sur sa
4. G. Scarcia, « Iran ed eresia musulmana nel pensiero del Corbin. Spunti di una polemica
sul metodo », Studi e Materiali di Storia délie Religioni, 1958, XXIX : 1 12-127; °î- en
particulier pp. 113-114.
COMPTES RENDUS