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JUSTICE
Christian Ranucci, encadré par des policiers, le 6 juin 1974, à Marseille. Photo AFP
Dans le livre qu’elle vient de publier (1), Geneviève Donadini ne dit donc rien
du huis clos étouffant qu’elle a vécu ce 10 mars 1976 dans une salle de la cour
d’assises d’Aix-en-Provence. Elle ne dit pas non plus combien de jurés
exactement ont voté la peine de mort pour Christian Ranucci, qui
comparaissait pour le meurtre d’une petite fille à Marseille. Mais à 76 ans, la
dame discrète s’autorise enfin à raconter le reste : comment une jeune femme
ignorant tout du monde de la justice a hérité, avec huit autres jurés, du droit
de vie ou de mort sur un garçon de 22 ans. Et comment cet épisode
douloureux l’a accompagnée silencieusement durant toute sa vie.
Mais dans le fond, j’étais sûre de ne jamais être appelée, il y avait des
centaines de noms sur la liste du département…» Le gendarme qui la reçoit
veut aussi la prévenir : parmi les affaires à juger, il y aura celle impliquant
Christian Ranucci. «D’un seul coup, raconte-t-elle, tout m’est revenu en tête.»
Deux ans auparavant, l’histoire avait tourné en boucle dans les médias. Ce
matin du 3 juin 1974, Marie-Dolorès Rambla, 8 ans, jouait avec son frère au
pied de son immeuble, dans un quartier tranquille de Marseille. Un homme au
volant d’une voiture grise les accoste. Il a perdu son petit chien noir. Marie-
Dolorès monte dans la voiture pour l’aider à le retrouver. Elle ne reviendra
jamais. Le lendemain, la France entière accuse le coup. Geneviève Donadini,
alors âgée de 35 ans, a tout de suite pensé à sa petite dernière, qui a presque le
même âge que Marie-Dolorès. Elle aussi joue souvent dehors, sur le chemin
devant la maison familiale. «Marie-Dolorès, c’était un peu la petite fille de
tout le monde», résume-t-elle aujourd’hui.
Elle ne s’est pas trompée : «Les gens étaient agglutinés sur les marches du
palais de justice, se souvient-elle. Dans la nuit, les murs avaient été tagués :
"La mort !"» Elle parvient à se frayer un passage jusqu’à la salle d’audience.
Aux côtés des autres convoqués, elle écoute sagement le président de la cour
tirer au sort les noms des jurés. Il suffit qu’un avocat la renvoie d’un simple
«récusée» et tout sera terminé. «Quand mon nom est tiré, j’attends… Rien. Le
président s’énerve, me dit d’avancer. Alors j’avance, comme dans un rêve.
Abasourdie, assommée.» Seule femme du jury, qui compte neuf personnes,
elle prend place tout près du banc des accusés. Quand Christian Ranucci entre
en scène, vêtu d’un pull bleu flashy et d’une énorme croix autour du cou, l’effet
sur le jury est déplorable. «Cette croix… se remémore Geneviève Donadini.
Pour moi qui ai reçu une éducation catholique, ça représentait quelque
chose…»
«Peloton d’exécution»
Durant la première journée d’audience, consacrée au déroulé des faits, la
charge émotive est sévère. «Le moment le plus pénible, c’est lorsqu’ils nous
ont fait passer la chaussure de la petite fille, tachée de sang… Quel est
l’intérêt pour un juré de voir cela ? On juge une personne, pas le crime !» Le
comportement du jeune homme, «arrogant, vindicatif, à la limite de la
politesse», n’arrange rien. La jeune mère horrifiée s’efforce de contenir ses
sentiments. C’est ce que le président de la cour a exigé des jurés, lorsqu’ils ont
prêté serment. Ses difficultés, ses émotions, Geneviève Donadini n’en dira mot
à ses compagnons de galère. «Peut-être que s’il y avait eu une autre femme
dans le jury, je me serais confiée, concède-t-elle avec le recul. Mais c’était
comme si on était tous enfermés dans notre mutisme. Comme si ça devenait
un problème personnel qu’il ne fallait pas partager.»
Suivi psychologique
Plus d’un an après, lorsqu’elle apprend par la radio que Christian Ranucci
vient d’être exécuté, elle s’effondrera à nouveau. «Je pense que je m’étais
inconsciemment raccrochée à la possibilité d’une grâce présidentielle»,
analyse-t-elle. Après cet ultime épisode, la jurée se murera dans le silence.
L’histoire ne la quittera pourtant jamais. En 1978, quand le Pull-over rouge
paraît, elle le lit d’une traite. Les zones d’ombre mises au jour par l’écrivain la
troublent. «Tous ces arguments auraient dû être étudiés à l’audience. Cela
aurait été plus simple pour moi, en tout cas…» Et quand la peine de mort est
abolie en 1981, elle a une pensée pour ceux «qui n’auront plus jamais à faire
ça».
épreuve. C’est ce qui a poussé Geneviève Donadini à écrire son livre, comme
une ultime thérapie : «Jusque-là, je portais seule le poids de la culpabilité.
Désormais, j’ai l’impression de le porter avec d’autres…» remarque-t-elle.
Elle espère aussi que son témoignage, rare pour un juré, poussera la justice à
changer les règles. En organisant, par exemple, un suivi psychologique. «Le
but n’est pas de supprimer les jurys de citoyens, plaide-t-elle. On ne peut pas
se passer du bon sens populaire. Il faut juste faire en sorte que les personnes
ne soient pas trop abîmées à la fin.»
(1) Le Procès Ranucci, de Geneviève Donadini, préface de Gilles Perrault, éditions l’Harmattan, 13 €,
106 pp..
(1) Le Procès Ranucci, de Geneviève Donadini, préface de Gilles Perrault, éditions l’Harmattan, 13 €, 106 pp..
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