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MÉTAPHORE E T IDÉOLOGIE :

SUR LE T Y R A N DE " FUENTEOVEJUNA "


DE LOPE DE VÉGA (notes)

« La nécessité de l’œuvre se fonde


sur la multiplicité de ses sens : ex­
pliquer l’œuvre, c’est reconnaître, et
distinguer, le principe d’une telle di­
versité. » P. Macherey (Pour une
théorie de la production littéraire).

Les paysans de Fuenteovejuna sont parmi les premiers à faire


entrer dans la littérature dramatique le cri qu’on ne peut s’em­
pêcher de trouver révolutionnaire « m ort aux tyrans ! ». Mais
une interrogation surgit : par ce cri, qu’entendent-ils ? La recher­
che s’est beaucoup intéressée, à juste titre, aux paysans de la
pièce. Mais ce seigneur, Commandeur de l’Ordre de Calatrava,
Tyran que l’on défenestre, que représente-t-il, au-delà d’un nom de
personnage historique ? Quelle place prend-il dans la pensée es­
pagnole du xviP ? D’où vient-il pour accéder sous le nom de
Tyran à la littérature ? Qu’est-ce qu’un Tyran pour ces paysans,
pour Lope, pour nous qui lisons aujourd’hui la pièce ?
Pour indiquer le sens dans lequel il semble qu’il faille cher­
cher les réponses, on se propose alors d ’étudier :

a) La nature du conflit constitutif de la pièce ; ceci revient


à dire que l’on recherchera la signification que l’ensemble attribue
à chaque élément qui le compose et en particulier au Comman­
deur : il s’agit alors de déterm iner le système déclaré de l’œuvre
tel qu’il se livre à nous dans la pièce.

b) On s’interrogera alors sur la signification historique de ce


système en tenant compte de ce que c’est l’œuvre qui est histo­
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riquement significative, chaque élément qui la compose ne pou­


vant être isolément rapporté à l’histoire, n ’ayant pas de sens par
lui-même : l’œuvre et l'histoire.
c) On verra alors que l’auteur, l’œuvre ont « le privilège de
donner de la complexité historique une vue complète, à (leur)
façon » (P. Macherey, Pour une théorie de la production litté­
raire, p. 150), mais que cette façon est déterminée par l'idéologie
de l’auteur, qui se manifeste dans l’œuvre elle-même : le projet
idéologique.
d) On sait que la littérature entretient un rapport étroit avec
l’idéologie, qu’elle en est par de nombreux traits dépendante ; mais
aussi qu’à « l’intérieur de l’œuvre s’institue entre elle-même et
son contenu idéologique un rapport de contestation et non plus
seulement de contiguïté » (id., p. 147). Aussi recherchera-t-on ce
qui est propre à l’œuvre en tant que telle, c’est-à-dire ce qui fonde
sa littéralité (« spécificité de l’œuvre comme texte ; ce qui la dé­
finit comme espace littéraire orienté, c’est-à-dire une configuration
d’éléments réglée par les lois d’un système... » H. Meschonnic,
Pour la poétique, p. 174), ou, si l’on préfère : « l’objet de la
science de la littérature n'est pas la littérature mais la littéralité,
c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire »
(Jakobson, in Poetique, N° 7, p. 290). C’est à ce niveau seul que
l’on cherchera à déterm iner le sens de l’œuvre, à partir des élé­
ments vus en a), b) et c), mais nécessairement irréductible à ces
mêmes éléments : le décalage littéraire.

a) Le système de l’œuvre
Le Commandeur, pas plus que les autres personnages, n ’est
analysable en lui-même. Il ne se définit qu’à travers les relations
qui l’unissent aux autres protagonistes, qui lui assignent sa place
dans le système (inversement il contribue à assigner la leur aux
autres). Engagé dans deux conflits distincts (et complémentaires),
il va donc se définir à travers deux séries de relations : ces deux
conflits distincts aboutissent cependant à en donner des représen­
tations similaires. Il faut passer en revue ce premier point.
Le vocabulaire employé par les paysans pour définir les ac­
tions du Commandeur évolue : il s'agit d’abord d’une caractérisa­
tion de ses actes (il est dit alors « bârbaro y lascivo » — II, 78).
Mais progressivement on passe à un vocabulaire plus abstrait :
ses actions sont alors qualifiées de « demaslas » (II, 463) avant
qu’elles ne finissent par être combattues comme traits distinctifs
du « tirano » (III, 46).
Parallèlement, le conflit avec le Roi amène ce dernier lui aussi
à parler de « demasîas » (I, 709) ou d ’« excesos » (I 719). De son
côté, le Regidor de Ciudad Real, pour dénoncer la guerre que fait
Fernân Gomez à sa ville dira :
« el ensanchar pretendiendo / el honor de la encomienda
/ nos puso apretado cerco... » — I, 672 et ss.
FUENTEOVEJUNA 33

Dans les deux conflits, l’attitude du Commandeur, lorsqu’elle


n ’est pas simplement décrite (lascivité), est rapportée en termes
qui tous s’articulent autour d’une notion de « dépassement » de
certaines limites, d’un franchissement de bornes, soit matériel­
les (les limites géographiques du territoire de 1’encomiendd)
soit morales (avec les paysans) ou politiques (atteintes aux pré­
rogatives de la Couronne).
Toutes ces expressions concordantes viennent donner un sens
fort et strict à l’exclamation de Laurencia devant les « avances »
de son seigneur : « i Estais en vos ? » (I, 818). La définition que
donne de cette expression le Dictionnaire de la R.A.E. (« estar en
si : estar uno con plena advertencia en lo que dice y hace ») est
insuffisante. L’interrogation de Laurencia a une visée plus vaste :
elle porte sur la « personne » du Commandeur, sur ce qu’il est en
tant que Noble, alors que sa pratique est en train de ruiner cette
noblesse : il est en train de déroger, il a perdu la conscience de ce
qu’il est socialement en transgressant les limites de son statut dès
lors qu’il s’abaisse à commettre des actes avilissants (1).
Dans les deux cas le Commandeur apparaît comme ne respec­
tant pas les limites que lui assigne son statut de noble : il les
transgresse à l’égard des « inférieurs » en outrageant les paysans, à
l’égard de ses supérieurs en s’opposant à la Couronne. Autrement
dit, ce que nous montre la pièce, c’est une mise en cause de son sta­
tut — social en ce qu’il se construit par rapport à d’autres groupes
sociaux et (non par rapport à des individus) — à travers une alter­
native : il est, soit intermédiaire entre le Roi et les paysans (avec la
double limite de ses pouvoirs que ce statut comporte : c’est ce qu’af­
firment chacun de leur côté, le Roi et le groupe paysan), ou bien au
contraire, tout-puissant, ne reconnaissant de droits ni aux infé­
rieurs ni aux supérieurs dans la hiérarchie sociale (ce qui est
reproché à Fernân Gomez). C’est alors de cette non-reconnaissance
des limites de son pouvoir qu’il m éritera le nom de « tyran « qui
justifiera son meurtre.
Pour une bonne compréhension de la suite, il est nécessaire
d’ouvrir ici une brève parenthèse, pour rappeler comment la doc­
trine politique classique envisage le Tyran. Et en fait, Lope sem­
ble ici suivre les préceptes traditionnels.
En effet, le Tyran se définit par l’usage qu’il fait du pouvoir
à ses propres fins. Après avoir rappelé les emplois prim itifs du
mot, Covarrubias écrit :
«de aqui Uamamos tirano comunmente a qualquiera que
con violencia, sin razôn ni justicia, se sale con hazer su
voluntad. »
Mais c’est chez les théoriciens politiques que l’on trouve des
définitions plus intéressantes, et en particulier chez Mariana :

(1) Les paroles mêmes du Commandeur viennent le confirmer . «y


a la prâctica de manos / reduzgo melindres ». (I, 816). Les paroles em­
ployées le sont de toute évidence pour rappeler le proverbe : « juego
de manos, juego de villanos » : le noble déroge, devient un « vilain ».
3
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« aun habiéndolo (el poder) recibido del pueblo, lo ejerce


(el tirano) violentamente, tomando por medida de sus des-
manes, no la utilidad püblica, sino su propia utilidad, sus
placeres y sus vidos » — Del Rey... chap. I, 5 (1).
Tous les écrits sur ce thème s’attacheront à m ontrer le Tyran
se livrant à la satisfaction de ses désirs pervertis (en particulier
avec les femmes).
En vérité, le Tyran alors ne se définit pas en tant qu'institution,
mais simplement par l’usage qui est fait du pouvoir (d’où les
difficultés que rencontrent tous les théoriciens à en donner une
définition rigoureuse) : il est le « mauvais » roi, le « mauvais »
seigneur, c’est-à-dire le « mauvais » utilisateur de l’institution
qui lui donne le pouvoir. Aussi bien apparaît-il comme le symé­
trique négatif du Roi (du seigneur). C’est ce que dit Mariana :
« Explicadas ya las condiciones del buen principe, es
fâcil resum ir las del tirano que, manchado de todo género
de vicios, provoca por un camino casi contrario la destruc-
ciôn de la Repüblica. » — id., p. 4 7 9 .
Le Tyran se définit donc a contrario, il est le signe négatif du
Roi, l’usage perverti du pouvoir. Il n ’est pas — ou n ’est qu’acces­
soirement — un type de pouvoir particulier, une institution dis­
tincte. Et c’est toujours le non-respect de ces limites qui permet
de distinguer la Tyrannie de la Monarchie : pour répondre à la
question de savoir :
« si una nation puede abdicar y dar al principe sin res­
triction alguna todo el poder de que dispone »
Mariana est catégorique pour affirmer cette distinction :
« ha de degenerar forzosamente en tiranîa un gobierno
creado (de este modo) para la salud del pueblo, gobierno
que merece el nombre de monârquico solo cuando se en-
cierra dentro de los limites de la m odération y prudencia
y se disminuye y corrompe casi del todo cuando se le lleva
al extremo... » — id., I, 8, p. 487.
Le Commandeur de Lope suit bien ces règles de la tyrannie, en
affirmant un pouvoir sans limites. Cependant il reste alors à voir si
c’est au simple nom de son bon plaisir qu’il en arrive là, autrem ent
dit s’il se soumet à l’empire de ses « passions ». Pour cela, il faut
nous reporter non plus à l’image que les Paysans ou le Roi donnent
du seigneur, mais directement à ce que Lope nous donne à voir et
entendre de celui-ci : nous est-il là encore m ontré comme un
« mauvais » seigneur ? D’où vient alors sa qualité négative ?
Le Commandeur et ses partisans développent une image du

(1) Citations d’après B.A.E., t. 31, p. 479.


FUENTEOVEJUNA 35

Noble assez différente de celle que nous avons vue jusqu’ici. C’est
ainsi que Fernân Gômez apparaît conscient de ses droits mais
aussi de ses devoirs. Il est sensible aux manques de courtoisie
(I, 12 et ss.), théoricien du respect de l’honneur familial (I, 87) et
c’est au nom du « devoir » qu’il appelle le Maestre à la lutte contre
les Rois. C’est un militaire aux gloires incontestées (« j Qué a un
capitân cuya espada / tiemblan Côrdoba y Granada... ! » II, 185)
et c’est encore lui l’artisan de la victoire initiale sur Ciudad Real
(I, 60).
Dans ses rapports avec les paysans, ce n ’est pas non plus sans
principes qu’il agit ; il sait qu’il déroge — et il le dit avec douleur
— non pas en cherchant à violenter Laurencia, mais en s’étant mis
dans le cas de périr de la main d’un vilain <« Tira, infâme / tira y
guârdate ; que rompo / las leyes de caballero », I, 840) ; de même,
ce serait pour lui salir ses armes que de les trem per dans le sang
d’un paysan alors qu’elles sont vouées à se couvrir de gloire
ailleurs (II, 383).
On voit que le Commandeur n ’est nullement un être sans foi ni
loi. Il a un code de conduite, rigoureux, qui justifie la lutte contre
la Couronne (l’honneur du lignage) aussi bien que sa pratique avec
les paysans. Cette dernière n ’est par alors, pour lui, le signe d’une
perversion. C’est pourquoi elle peut être déclarée et publique. Il
demandera ouvertement à l’alcade sa propre fille (II, 103) et se
flatte sur la place publique de ses bonnes fortunes auprès des vil­
lageoises (II, 110) ou bien encore livre Jacinta à ses hommes sans
aucune dissimulation (II, 410). C’est aussi parce qu’il se sait —
et c’est là qu’est le problème — dans son droit (c’est-à-dire que sa
conduite correspond à son code) qu’il ne peut comprendre les pro­
testations puis la révolte des paysans :

« Ort. — (...) Las puertas rompen.


Com. — i La puerta de mi casa, y siendo casa / de la enco-
mienda ! » — III, 2 0 5 .

Ce qui règle sa conduite est précisément ce qui le fera juger


comme tyran par les paysans : il se définit comme ayant un pou­
voir absolu sur eux. Et ce n'est pas tant à séduire (au sens de
D. Juan) qu’à saisir les villageoises qu’il s’emploie. Fuir son sei­
gneur n ’est que superbe ( I . 7 9 6 ) ; ces paysannes ne sont-elles pas
en définitive à lui : « i mfas no sois ?» ( I , 6 0 3 ).
C’est autour de cette « possession » que se construit la pièce.
Le Commandeur l’entend dans un sens strict : siennes elles le sont
légalement, il peut en faire l ’usage qu’il veut. Les paysannes rétor­
queront qu’il ne s’agit point de cela : « no para casos taies » (I,
6 0 4 ).
Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il convient de lever une
objection possible. Car cette attitude du Commandeur ne s’inscrit
nullement dans la pièce comme une donnée « psychologique » de
cynisme qui n ’a pas sa place ici ; les personnages y apparais­
sent déterminés par des « devoirs » et non par des pulsions plus
ou moins personnelles. Et en ce sens encore le Commandeur est
tout le contraire de D. Juan, en ce que celui-ci n ’existe que par
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l’arrogance et le défi lancé contre les dieux par ses vices déclarés.
Il n ’y a pas, dans Fuenteovejuna, de défi contre le ciel. La publi­
cité donnée par le seigneur à ses conquêtes ne vient que de ce que
pour lui elles sont légitimes. Et c’est de la discussion de cette lé­
gitimité qu’il est question dans le drame de Lope.
La tyrannie du Commandeur, si elle s’inscrit bien dans le cadre
de la pensée traditionnelle à cette époque (transgression des « li­
mites »), naît dans la pièce de ce que la représentation que vilains
et nobles se font de leurs droits respectifs ne concordent plus :
les pouvoirs que s’attribue le Noble ne sont plus (ou pas) reconnus
comme tels par les paysans. On voit alors que le term e de tyran
se charge ici d ’un sens nouveau et insolite. Car il ne s’applique
plus à un mauvais usage du pouvoir, à une perversité : il porte à
présent sur la nature même de ce pouvoir qu’il conteste dans son
principe. Ce qui est frappant dans ce drame est que les paysans
peuvent concevoir comme signe du Tyran (outrepassement des
limites du droit) ce qui constitue pour le Commandeur le droit
lui-même. Ce n ’est donc pas l’homme-Commandeur qui est ici en
cause (en tant qu’il serait pervers, dominé par ses passions, etc.)
mais l’idée qu’il a de son pouvoir, c’est-à-dire en fait le fondement
« institutionnel » de ce pouvoir, ce qui le fonde pour lui en tant que
droit. En ce sens les paysans ne se battent plus contre un tyran
(i.e. un « mauvais » noble) mais contre la tyrannie (i.e. une insti­
tution). L’élargissement final du combat des paysans, qui de lutte
contre le Commandeur passe à lutte contre les tyrans ( « Morir o
dar la m uerte a los tiranos / pues somos muchos y ellos poca
gente » — III, 4 6. Cf. aussi III, 6 0 ) est alors justifié : en luttant
contre le Commandeur, ce n ’est plus un homme — une exception
— qui est en cause, c’est l’institution même qu’il représente. Les
paysans sont en droit d’annoncer qu’ils com battent (tous) les
tyrans, puisqu’ils en com battent le principe unique, la tyrannie.
Pour éclairer tout ceci d’un exemple, il suffit de se reporter à
une autre œuvre extérieurement similaire et pourtant sur ce point
radicalement différente : Peribanez y el Comendador de Ocana. Ici
aussi un Commandeur cherche à enlever la femme d’un paysan ;
ici aussi ce paysan jaloux de son honneur se vengera par le sang
de l’affront. Mais sur cette similitude se greffe une différence radi­
cale : car dans Peribanez, il s’agit bien de « perversité » : le Com­
m andeur cherche à séduire, mais en connaissant que ce n ’est pas là
son droit : aussi dissimule-t-il, ruse-t-il pour éloigner le mari, etc.
Il finira par déclarer lui-même le bien-fondé de la vengeance de
Peribanez :

« Diôme la m uerte no mas. / Mas el que ofende merece »


(vers 2866. Cf. aussi v. 2873).

On voit l’abîme qui existe entre les deux pièces. En fait elles
n ’ont pas le même objet, sous une apparence thématique commune.
La tyrannie, dans Fuenteovejuna, n ’est pas la marque d'une per­
versité, mais celle d’un pouvoir devenu intolérable. C’est parce que
les valeurs qui fondent le personnage du Commandeur sont autres
qu’elles seront réputées perverses, c’est-à-dire tyranniques. C’est
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contre une idée du pouvoir que se soulèvent les paysans du drame


de Lope quand bien même le Commandeur est dit seul de son es­
pèce ( « monstruo » sans égal : « ^ Hay hom bre en naturaleza /
como Fem ân Gômez ? » II, 322).
Mais il convient alors de se demander d ’où vient ce passage
du Tyran à la Tyrannie, c’est-à-dire déterminer ce que le Comman­
deur représente dans la pièce.
Le seigneur de Fuenteovejuna ne naît pas de rien, mais il ne vient
pas non plus tel quel de l’Histoire : il est une image, non un être
de chair et d’os, une représentation, non une « vie ». Car l’image
que Lope nous donne du Noble, sa raison d’être, est celle d’une no­
blesse qui, à proprem ent parler, n ’a jam ais existé, en droit du
moins, en Espagne. Ce Seigneur m aître absolu sur ses terres, qua­
siment indépendant de la Couronne, disposant du droit de vie ou
de m ort sur ses vassaux et du droit de cuissage (1), c’est en effet
une quintessence du féodalisme qui ne s’est jamais incarnée histo­
riquement et socialement en Espagne de cette façon. Fuenteove­
juna ne nous donne pas à voir un véritable noble espagnol (au
demeurant comment le pourrait-elle ?) ou de véritables paysans.
Ce sont des images qui nous sont données à voir, des êtres imagi­
naires engagés dans un conflit imaginaire (on rem arquera que
les révoltes de paysans contre leur seigneur ne sont pas un pro­
blème historiquement nouveau au xvii' : les jacqueries sont fré­
quentes au Moyen Age : autrem ent dit, ce n ’est pas un événement
historique qui détermine la pièce : c’est la vision que les Espa­
gnols (Lope) ont de leur époque, c’est-à-dire leur idéologie : « le
rapport vécu des hommes à leur monde » — Althusser, Pour Marx,
p. 240. Ce qui n ’exclue nullement que cet imaginaire ait une signi­
fication sociale.)
En fait, le Commandeur de Fuenteovejuna apparaît comme
une sorte d’image que l’on se fait du noble au temps de la splen­
deur de son pouvoir. C’est pourquoi il se trouve lui-même dans son
droit : c’est précisément ce droit (qui n ’est ici, rappelons-le,
qu’une image idéologique que l’on se fait de la noblesse) que
com battent les villageois. Ou, mieux, c’est à la découverte du carac­
tère périmé de ce droit que nous assistons.
Fernân Gômez est l’incarnation, la représentation, l’imaee que
l’on se fait d’une noblesse passée, tel que l’on imagine qu’elle fut.
La pièce est historique au double sens qu’elle représente un événe­
ment historique (relaté dans les Chroniques), mais aussi qu’elle
a pour centre un conflit de l’histoire. C’est là que se trouve une
de ses ambiguïtés : historique, elle relate un événement du
passé ; jouée, elle se situe dans le présent. Faut-il y lire l’image
d ’une noblesse, d’un conflit, du XVe siècle ou du xvii' ? En vérité,
des deux. Car elle se construit justem ent sur l’image de cette pro­
longation dans le présent (le xvn') d’un état social passé (le xv“
par exemple) : autrem ent dit elle s’élabore sur une figure qui porte
un nom : l’anachronisme ; elle joue sur la coexistence de ces deux
temps, de ces deux histoires qui s’opposent.

(1) Cf. N. Salomon, Recherches sur le thème paysan..., p. 884, qui


montre en particulier que ce droit n’a pas existé en Castille.
38 CARLOS SERRANO

Dès lors la comedia rend un son nouveau. Et le conflit qui s’y


dessine est plus vaste que celui des paysans opposés à leur sei­
gneur ou bien aux Ordres : elle devient pièce sur l’Histoire, dé­
couverte du déroulement de celle-ci, qui aboutit à rendre intoléra­
ble une forme sociale devenue inadéquate : bataille du présent
contre la tyrannie du passé.
En fait, l’évolution qui se dessine au long de la pièce, de
l’hommage initial des paysans au seigneur jusqu’à leur révolte finale,
dessine l’émergence d’un nouveau thème : s’il s’agit de la décou­
verte de la tyrannie, il s’agit aussi de la dislocation de l’ancien
monde : c’est cette dislocation qui permet de révéler la tyrannie :
le moment où un pouvoir, jusqu’alors supporté, devient insup­
portable ( 1 ) .
La tyrannie naît ici en même temps que se disloque tout un
monde, celui de la féodalité. Mais cette dislocation se fait dans
un cadre que l’on nommera, faute de mieux « féodalisant ». Ceci
demande quelques précisions.
Il y a dislocation du monde féodal dans la mesure où la pièce
nous présente des rapports sociaux que l’on peut caractériser com­
me « féodaux » et la ruine de ces rapports. Tout le premier acte,
jusqu’à la crise qui le conclut, est ainsi m arqué de la reconnais­
sance du rapport « vassalique » qui trouvera son expression la
plus achevée dans « l’hommage » rendu par les paysans à leur sei­
gneur de retour de la guerre ( 2 ). Mais cet univers se disloque, car
ces liens vont être brisés pour que d’autres viennent s’y substi­
tuer (rôle accru de la Monarchie comme perspective politique de
la pièce). Cette féodalité est cependant, dans le même temps qu’on
en montre la mort, donnée à voir sous l’aspect d’une sorte « d’état
d’innocence » et de pureté qui la rapproche de l’âge d’or (cf. en par­
ticulier la longue tirade de Laurencia chantant les vertus de la
vie à la campagne, I, 2 1 5 -2 4 8 ). E t l’image qui nous est proposée de
la monarchie reste elle aussi très empreinte d’un médiévisme
idyllique et mythique (3). La comedia se construit donc sur ce
double aspect de la dislocation du monde féodal dans une pers­
pective qui reste, idéologiquement, marquée du sceau du féodalis­
me sur un « antiféodalisme au sein du féodalisme » ( 4 ). Cette
contradiction n ’en est une qu’en apparence. Elle est essentielle à
la pièce en ce que celle-ci, précisément, aboutit à signifier de ce

(1) A titre d’exemple schématique : la révolution française ne fera pas


autre chose dans l’image qu’elle se donne du Roi : dans un premier temps
on combat le « mauvais » Roi, les abus, pour finir par déclarer que
tout Roi est mauvais et proclamer la République ; on passe ainsi du
Roi-Tyran (le mauvais Roi) à déclarer que c’est la royauté qui est
mauvaise, tyrannique).
(2) Sur ce sujet on ne saurait que renvoyer aux magistrales analyses
de N. Salomon, in Recherches sur le thème paysan dans la comedia
au temps de Lope de Vega, p. 726 et ss. On verra aussi : L. Spitzer,
tema central..., note 5.
(3) Sur le maintien d’une perspective féodale, cf. également N. Sa­
lomon, id., 4' partie.
(4) C'est encore à N. Salomon que nous devons cette excellente
expression, id. chap. IV, 4e Partie.
FUENTEOVEJUNA 39

fait, toute la société espagnole de son temps, la « crise » qui la


secoue. Et en particulier c’est elle qui produit ce sens fondamen­
talement nouveau : l'anachronisme comme constitutif de la ty­
rannie, ou, mieux, qui fait de l’anachronisme tyrannique du
Commandeur la figure de la société espagnole du x v ir : coexis­
tence du passé et du présent dans un affrontement douloureux. La
pièce apparaît alors comme une sorte de m étaphore de la crise
espagnole, un exorcisme aussi pour chasser les démons tyranni­
ques du passé féodal dont cette société n ’arrive pas à se dégager.
La pièce mime la m ort de l’ancien monde ; et le Commandeur
le sait bien, qui proclame : «E l mundo se acaba. Flores» (II,
189) (1).
Dans ses vertus (guerrières par exemple...) comme dans ses
défauts, le Commandeur se découvre de plus en plus déplacé :
c’est parce que les autres ne reconnaissent plus son pouvoir qu’ils
le dessinent comme tyran : ils le révèlent anachronique. Un
lien solide unit le Commandeur de Fuenteovejuna à un autre
héros, son contemporain : Don Quichotte. L’un est déclaré Tyran
pour les raisons qui font de l’autre un Fou : l’histoire a progressé,
et tous deux cherchent à m aintenir sur le pied de guerre le passé
(2).

b) L’œuvre et l’histoire
Il faut à présent souligner que le conflit ainsi formulé reste un
conflit historiquement marqué. Car c’est bien à un moment donné
de l’histoire que celle-ci devient ainsi centrale. Et c’est en fonc­
tion des conflits réels et socialement déterminés qu’une société
peut ainsi se donner à voir un conflit imaginaire de cet ordre. Et
que la représentation se fasse à travers la figure du Noble signale
bien que la place de celui-ci dans l’organisation sociale est contes­
tée : mais il ne semble pas que ce soit là l’essentiel. Car il ne faut
pas prendre les termes d’une œuvre littéraire pour autre chose
que ce qu’ils sont : en eux-mêmes, il faut le rappeler, ils sont vi­
des de sens. Ce n ’est qu’à travers la pièce qu’ils acquièrent le leur.
Aussi le Noble ne renvoie pas à un débat sur la véritable noblesse.
Il a valeur de signe.

(1) Il n’y a pas d’autre commentaire à faire à ce vers qu’une para­


phrase de Marx : chaque fois qu'une classe annonce la fin du monde,
c’est la fin de son monde qu’elle entrevoit.
(2) Le Fou et le Tyran se ressemblent par plus d’un trait : ne
manquent-ils pas tous deux de « raison » en ce sens qu’ils sont in­
capables de distinguer le bien du mal, qu’ils se laissent abuser par
les vaines illusions, chimériques, du rêve ou des biens terrestres, bref
ar leur folie ou par leurs « passions » ? Tout ceci n’invalide en rien
P hypothèse, avancée par N. Salomon, de l’existence d’un conflit, au
sein de la noblesse, entre l’état d’esprit « jeune noble » et la noblesse
traditionnelle comme arrière-plan historique de cette comeàia. L’ana­
chronisme me semble être la figure symbolique que ces écrivains
donnent à un conflit (historique) qu’individuellement ils découvrent
sans doute au hasard de leur biographie (appartenance de Lope au
« clan » « jeune noble »).
40 CARLOS SERRANO

En fait, Fuenteovejuna formule en termes de conflit social le


conflit historique de sa période. Car c’est bien parce que se déve­
loppe une interrogation sur le devenir de l’Espagne face à son pas­
sé, parce que la « crise » (3) commence à se faire sentir que l’on
est amené à s’interroger et sur le passé et sur le présent et le
conflit entre ces termes. C’est parce que le déroulemnt historique
pose problème à cette société qu’elle commence à produire des
héros, fou ou tyran, distinctifs par leur anachronisme : ceux-ci
acquièrent valeur de figure d’une société qui découvre tout à la
fois que le passé est passé et cependant encore présent, qu’elle doit
renoncer à ce passé et incapable de renoncement. Aussi, que la
pièce soit ancrée dans cette histoire, il semble qu’on ne puisse le
nier. C’est-à-dire qu’elle ne naît — qu’elle ne peut naître — qu’à
partir d’une situation historique définie qui donne forme à cette
société et en particulier à son idéologie qui est le moule dans
lequel s’insère la pièce.

c) Le projet idéologique
Rien ne serait plus faux que de voir un Lope anti-nobiliaire
par idéologie, à partir d’une analyse superficielle d ’une pièce
comme Fuenteovejuna. Tout au contraire, il faut le penser écrivant
au sein d’une pensée qui reste au xvxi' essentiellement aristocrati­
que et qui définit le statut d’écrivain : c’est à la fois cette idéolo­
gie et ce statut qui en découle, que nous entendons sous le nom
de mécénat ; celui-ci, pour l’essentiel régit la condition (et la pro­
duction) littéraire du xvir.
Ce mécénat a des répercussions dans la pièce elle-même. Ainsi,
a-t-on pu interpréter certains passages comme des manifestations
du souci de Lope de faire l’éloge des Girones qui le protègent à
cette époque (cf. les vers, I, 529 et ss. et l’analyse qu’en fait Sa­
lomon, op. cit., p. 727).
Toutefois ce qui semble plus profitable pour l’analyse de l’œuvre
est de déterm iner en quoi ce statut joue sur l’ensemble de la
pièce ; autrem ent dit, nous allons chercher quelles sont les prémis­
ses idéologiques de Lope, non pas abstraitem ent mais telles qu’elles
apparaissent à l’œuvre dans sa comedia. Et à ce titre, il semble
légitime de préciser ce qui est donné à Lope par ses modèles, les
Chroniques.
La confrontation de détail a été faite et il est inutile d’y revenir.
Il suffit de rappeler que Lope trouve dans les Chroniques tout le
thème de la révolte au cri de Fuenteovejuna et, ce qui est plus
im portant pour notre propos, la notion de « tyran » :
(Los reyes), siendo informados de las tiram as del Comen-
dador mayor, por las cuales habia merecido la muerte... »
d).

(3) Nous n’avons pas la prétention de dresser le tableau de cette


crise. Le terme est commode pour renvoyer aux travaux des histo­
riens, ce qu'on ne saurait éviter.
(1) Cf. F. Lôpez Estrada, Estudio..., in Lope de Vega, C. de Monroy,
Fuente Ovejuna, pp. 13 et ss.
FUENTEOVEJUNA 41

Cette notion de « tyran » est parfaitem ent compatible avec une


idéologie aristocratique, tant qu’elle ne recouvre que le mauvais
usage fait du pouvoir nobiliaire. Critiquer les mauvais nobles est
une façon de défendre les bons. Aussi est-on en droit de penser que
Lope, en écrivant Fuenteovejuna, reste dans le cadre général du
mécénat, et écrit une œuvre sur le Tyran (i.e. sur les excès du
mauvais noble). On retiendra pour défendre cette hypothèse plu­
sieurs faits : a) que le problème du Tyran n ’a jam ais cessé de
hanter la philosophie politique ; b) que ce débat prend un tour
plus actuel à l’époque de Lope : le livre de Mariana en particulier
date de 1599, ce qui tend à prouver que ce thème idéologique est
à l’ordre du jour dans cette période ; c) enfin la pièce elle-même
nous fournit diverses indications à la faveur de quelques vers qui
posent un problème.
En effet, les paroles du Regidor de Ciudad Real devant le Roi
prêtent à confusion ; il y affirme que le Commandeur vit à Fuen­
teovejuna et il ajoute aussitôt :
« Allf, con mâs libertad / de la que decir podemos /
tiene a los subditos suyos / a todo contento ajenos. » (I,
691-94.)
Ces paroles apparaissent comme une première dénonciation de
la « tyrannie » du Commandeur au moment où d’autre part s’amor­
ce le conflit avec la Couronne. Cependant elles tranchent singuliè­
rement avec ce que disent les paysans eux-mêmes au début de
la pièce, où ne transparaît encore aucune manifestation de mé­
contentement. Certes, les filles du village se plaignent des avances
du seigneur ; mais cette critique se résorbe en un solide féminisme
défensif qui condamne les entreprises amoureuses des hommes en
général ; le Commandeur n'est plus qu’un cas particulier de cet
esprit essentiellement masculin :
« Pas. — (...) Pues taies los hombres son : / cuando nos
han menester, / somos su vida, su ser, / su aima, su co-
razôn ; (...)
Lau. — No fiarse de ninguno. » (I, 265-73.)

Ce n ’est qu’à l’acte II aue Laurencia reviendra sur son juge­


ment sur « les hommes » (II, 295).
Ce début de la pièce nous m ontre donc des paysans fort éloi­
gnés des préoccupations qui seront les leurs plus tard : les frivo­
lités du Commandeur ne provoquent encore aucun sentiment de
révolte malgré ce que disait le Regidor. Ces paroles se révèlent
donc comme déplacées dans la pièce, elles anticipent sur le dé­
roulement de celle-ci. Rien ne vient les corroborer dans ce que
Lope nous donne à voir du village à ce moment. De ce fait, ces
quatre vers sont significatifs : leur anticipation sur le cours de
la pièce nous éclaire sur le propos de l’auteur : car en faisant juger
le Commandeur comme un despote avant que ce despotisme ne se
révèle réellement, il nous indique que l’idée d ’écrire une pièce sur
le Tyran est antécédente à la pièce elle-même, que c’est là son
projet, au moment où il en commence la rédaction (ou du moins
42 CARLOS SERRANO

que cette idée pré-existe à la comedia) : ce thème, il le trouve tout


fait dans son modèle des Chroniques et dans l’idéologie de son
temps.
Cette analyse un peu pesante n ’a d’autre but que de m ontrer
qu’il est parfaitem ent plausible de penser que Lope a été tenté par
une pièce sur le Tyran qui, il faut le répéter, s’inscrit dans l’idéo­
logie nobiliaire, dans une production littéraire donc régie par le
mécénat.
Il y a des conséquences à tirer de ce que nous venons d ’avan­
cer. En effet, si le projet de Lope est d ’écrire une pièce sur le Tyran
— comme il semble bien que le texte l’indique — il est alors néces­
saire d’inverser l’ordre des facteurs tels qu’ils apparaissent dans
la pièce : ce n ’est plus parce que lascif que le Commandeur est
tyran, mais parce que tyran qu’il est lascif.
La lascivité est l’attribut-type du tyran dans la pensée politico-
éthique de l’époque. Aussi, présenter un tyran implique de présen­
ter son attribut essentiel : cette lascivité ; celle-ci, par un procédé
métonymique en vient à jouer un rôle symbolique : elle signifie à
elle toute seule cette même tyrannie, elle en devient la figure par
excellence (1).
Cependant, au niveau idéologique, elle est secondaire, puisque
simple attribut. Elle ne saurait m asquer l’essentiel qui est le thè­
me idéologique du tyran.
Toutefois il est nécessaire d’ajouter que cette lascivité se révèle
nécessaire également sur le plan purement esthétique — dépen­
dant à son tour de l’idéologie de cette société, c’est-à-dire du pu­
blic en général (à cette restriction près : le public n'est pas la so­
ciété tout entière, mais une ou des classes). Ce sont ces lois es-
tétiques que Lope résume quand il écrit dans 1’Arte Nuevo :
« los casos de honra son mejores
porque mueven con fuerza a toda gente... »
Cette déclaration de principes nous indique que Lope écrit en
homme de théâtre et non en idéologue. Ce qui le pousse à retenir
ce motif, ce n’est pas tant son contenu idéologique que son effi­
cacité théâtrale (« mueven con fuerza... »). Ce qui revient à dire

(1) C’est ainsi que toute la pièce peut se centrer sur ce thème ap­
parent (que nous nommons motif) de la lascivité, et puis soudain,
comme de nombreux critiques l’ont souligné, sembler s’ouvrir à de
tout autres thèmes :
« las casas y las vinas nos abrasan / tiranos son... » (III, 59).
En fait ces autres traits de tyrannie apparaissent dans la pièce
comme subsidiaires et en quelque sorte redondants par rapport à la
lascivité : ils étaient implicitement contenus dans ce qui était montré
jusque-là dans la pièce. Puisque nous avions l’équation lascivité =
tyrannie, la première impliquait tous les autres aspects de cette même
tyrannie ; c’est-à-dire que ces nouveaux thèmes ne surgissent pas ex
nihilo : ils n’étaient absents qu’en apparence. Mais ce n’est que quand
les paysans formulent en termes nouveaux ( « tirano ») leurs griefs
contre le seigneur qu’ils les font alors surgir au niveau de l’explicite ;
au moment de la révolte et non avant.
FUENTEOVEJUNA 43

qu’il s’agit d ’un procédé pour réussir ce que se propose toute re­
présentation : atteindre le public ; il s’agit d’un moyen et non
d'une fin, un motif donc en ce qu’il sert à rendre théâtralem ent
efficace le thème véritable.
Il n ’est pas de notre propos de s’interroger sur les raisons his­
toriques qui font que les Espagnols sont alors particulière­
ment réceptifs à ce motif du drame d’honneur (ceci relève du
travail des historiens et des sociologues). Notre seul objectif est
de m ontrer que l’œuvre se construit, idéologiquement, à l’envers
de sa construction littéraire : dans le premier cas, la lascivité est
déterminée par le tyran, dans le deuxième elle le détermine. En ce
sens, l’idéologie apparaît engagée à deux niveaux dans la pièce :
a) représentation typique du Tyran à travers le motif qui le carac­
térise, b) recours dramatique imposé par la sensibilité du public
(manifestation de son idéologie au niveau du vécu) à ce motif.
Il reste un troisième niveau à préciser. Tout le thème du Tyran
— avec son corollaire la lascivité — est non seulement intégrable
dans l’idéologie nobiliaire mais aussi dans l’idéologie de la litté­
rature. Très schématiquement, nous résumerons celle-ci sous ce
qui apparaît un peu comme sa devise : « ensenar deleitando ». Le
théâtre en particulier se présente volontiers avec une finalité der­
nière morale : m ontrer le vice pour mieux s’en garder. Et il n ’y a
pas lieu de penser que systématiquement les auteurs du x v ir ont
usé de cette formule sans y croire comme on le suggère trop
souvent.
En ce sens, le thème du Tyran apparaît non plus toléré mais
impliqué par cette idéologie. La comedia doit alors se lire comme
une mise en garde aux princes qui gouvernent contre les ef­
fets délétères de leurs vices pour la société toute entière : le
m eurtre et le trouble social est ce qui attend le mauvais Seigneur ;
celui-ci perturbe l’ordre social (1) alors qu’il devrait en être le
garant.
C’est sans doute à ce niveau que la représentation dramatique
joue le plus pleinement son rôle de catharsis (2), cette « purifica­
tion des passions » que les Grecs lui attribuaient. Mimant sur
scène le noble devenu tyran, elle prétend de ce fait jouer un rôle
social direct : éviter que ces perversions possibles (morales chez
le Prince, sociales chez ses vassaux) ne se produisent dans la socié­
té réelle : la représentation du soulèvement populaire n ’est ab­
solument pas à lire ici comme un « programme » politique à
l’adresse des paysans espagnols ; tout au contraire, il s’agit d ’un

(1) Mariana : « Trastoma un tirano toda la repûblica... », id., I, 5,


p. 479.
(2) « Catharsis : purification, évacuation ou, comme on dit souvent,
purgation (la purgation des passions, Aristote, Poetique, VI). — Terme
employé par les psychanalystes... pour l’opération psychiatrique qui
consiste à rappeler à la conscience une idée ou un souvenir dont le
refoulement produit des troubles physiques ou mentaux et à en dé­
barrasser ainsi le sujet. » — Die. de la langue philosophique de Lalande.
« Aristote appelait « catharsis » l’effet produit par la représentation
des passions et des désirs exprimés par des personnages imaginaires
sur des spectateurs réels, » J. Duvignaud, Spectacle et société, p. 33.
44 CARLOS SERRANO

moyen de prévenir de tels actes en attaquant le mal à sa racine :


la perversion de l’ordre par le vice du mauvais Prince. D’où la
constante recherche de l’harmonie (musicale, etc.) analysée par
Spitzer dans la pièce (cf. op. cit.) : le Commandeur est celui qui
rom pt cette harmonie, ce n ’est que par l'élimination du tyran que
celle-ci peut être recréée : il s’agit bien de faire « régner l’ordre ».
On voit dans tout ceci que Fuenteovejuna est intimement liée
à l’idéologie de son époque. Mieux, on entrevoit peut-être ce qui
dans son époque détermine la production d’une telle œuvre.
Tous ces éléments sont dans le texte du drame de Lope. Mais
le drame se laisse-t-il réduire à ces éléments, se résorbe-t-il dans
son idéologie ? Ou bien, par des opérations qu’il nous appartien­
dra alors d’étudier, se définit-il comme spécifique par rapport à ce
« fond commun » idéologique ? La réponse est à chercher là encore
dans le texte de la comedia, mais à présent au niveau de son
écriture, pour voir quel en est le principe orientateur.

c) Le décalage
Il faut donc chercher la spécificité de l’œuvre au niveau de son
langage pour trouver le sens de l’œuvre (et non plus de son idéolo­
gie) qui aura un rapport avec elle mais sera autre.
Analyser ce langage revient en prem ier lieu à dire que l’on dé­
term inera le rapport hiérarchique spécifique qui s’établit ici entre
les différentes fonctions qui le composent (1).
On peut dire tout de suite que Fuenteovejuna privilégie tout
particulièrement la « fonction poétique » (sans que les autres
soient le moins du monde exclues), que l’on définira dans les ter­
mes de Jakobson :
« La visée du message en tant que tel, l’accent mis sur le
message pris pour son prore compte est ce qui caractérise
la fonction poétique du langage. » — Jakobson, Essais de
linguistique générale, p. 218.
Ce qui permet de « reconnaître empiriquement » cette fonction
est que :
« la fonction poétique proiette le principe d ’équivalence
de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison » (id.,
p. 220) (2).

(1) Sur la définition et l’analyse de ces différentes fonctions on se


reportera à R. Jakobson, Essais..., op. cit. 4' Partie, Poétique, p. 209 et
ss, qu’il est impossible de résumer ici.
(2) Rappelons les définitions de Jakobson :
« La combinaison. Tout signe linguistique est composé de signes
constituants et / ou apparaît en combinaison avec d’autres signes.
Cela signifie que toute unité linguistique sert en même temps de
contexte à des unités plus simples et / ou trouve son propre contexte
dans une unité linguistique plus complexe. D’où il suit que tout assem­
blage effectif d’unités linguistiques les relie dans une unité supérieure :
combinaison et contexture sont les deux aspects d’une même opération.
La sélection. La sélection entre des termes alternatifs implique la
FUENTEOVEJUNA 45

Concrètement dans le cas de Fuenteovejuna comment ceci se


manifeste-t-il ?
Les termes qui en principe se placeraient sur l’axe de sélection
sont ici en particulier / noble /, / paysan /. Ils sont bien équiva­
lents « sous un aspect (en tant que renvoyant par exemple à la
catégorie « espèce humaine »...) et différents sous un autre (hiérar­
chisation sociale). L’usage de l’un ou l’autre term e se fera selon
une sélection en fonction du discours qui les utilise. Or, dans le
texte de Lope, ces deux termes ne sont plus permutables par sé­
lection : ils sont « projetés » sur un « axe de combinaison » ; on
aboutit alors à la séquence suivante :
« Un paysan est (aussi) noble »
qui s’exprime manifestement dans les deux vers suivants :
« Mirad que en Fuenteovejuna (nom collectif du village :
paysans) / hay gente muy principal (signe de noblesse) » — II, 120.
De ces projections on trouverait mille exemples, comme cel­
le qui combine / vil / avec / noble / pour donner une séquence
du type de : « Le noble est vil » (cf. exemple cité plus haut :
« Com. — (.••) A la prâctica de manos / reduzgo melindres »).
Ces transform ations (à peine esquissées ici)
« m ettent en évidence le côté palpable des signes, ap­
profondit la dichotomie fondamentale des signes et des ob­
jets » — Jakobson, id., p. 218.
C’est-à-dire que le signe linguistique (i.e. / noble /, / paysan /...)
prend ses distances par rapport à l’objet réel qu’il est censé dési­
gner par convention du code linguistique particulier (ici l’espa­
gnol). On a alors :
/ villano / < distance > le paysan
(signe linguistique) (catégorie sociale
espagnole du xvir...)
Ces dissociations, dans quelques cas centraux pour le fonction­
nement de la pièce, aboutissent à un sens nouveau, ou, plutôt, à
des sens nouveaux.
En effet, dès que le signe linguistique est considéré comme
relativement autonome par rapport à l’objet qu’il désigne, il de­
vient apte à recouvrir plusieurs sens (polysémie). Et c’est à la
constitution de ces polysémies que l’on assiste d ’abord dans Fuen­
teovejuna.
Le drame s’articule autour de quelques éléments-pivots qui
perm ettent l’existence du conflit et son développement : conflit

possibilité de substituer l’un des termes à l’autre, équivalent du pre­


mier sous un aspect et différent sous un autre. En fait sélection et
substitution sont les deux faces d’une même opération. » Essais, p. 48.
46 CARLOS SERRANO

autour de la conception du lien qui unit le paysan à son seigneur,


conflit sur la conception de la noblesse respective des uns et des
autres. Nous ramenons ces deux conflits à deux expressions qui
les résument tout entiers : I — « être à » ( « sois mias »), et II —
« noble » (étant entendu que ce terme inclut en lui la notion d’hon­
neur) et ceci pour la commodité de l’analyse.
L’expression « -sois m la », on l’a vu, introduit et formule le
premier point de divergence entre les paysans et le Commandeur.
Cette expression, qui établit un rapport de possession entre deux
personnages, va ici cesser de renvoyer à un référent unique —
c’est-à-dire une seule signification admise par les deux parties —
pour au contraire révéler une dualité de sens :
sens littéral : possession matérielle
I — « sois mias » — (prise, viol, libre disposition des
femmes...) : « sois mias »
—» sens figuré : possession limitée (au­
tonomie des paysannes face au sei­
gneur, revendication d ’une certaine
liberté...) : « (somos del Comenda-
dor pero) no para casos taies ».
De même, la notion de noblesse » va se scinder en deux accep-
tions contradictoires :
sens littéral : hiérarchie, titre, puis­
sance... : « Coin. — i Vosotros (pay­
II — « noble » sans) honor tenéis ? » (II, 128)
sens figuré : pureté (de sang par
exemple), perfection morale, sens
du devoir, vertu de l’âme : « Est. —
Esas palabras deshonran » (II, 138).

Sur le plan linguistique, il s’agit surtout ici de jeux de mots pro­


duits parce que Lope oppose les valeurs littérales et des valeurs
qui apparaissent comme des dérivés figurés, révélant ainsi la poly­
sémie du mot ou de l'expression. Du point de vue dramatique,
il s ’agit de véritables quiproquo linguistiques, les péripéties de
la « comedia de enredo » (méprise sur les individus, travestis,
découverte de l’erreur, reconnaissance...) se trouvant déplacées
du plan de l’intrigue au plan verbal (méprise sur le sens des ter­
mes, découverte que l’on ne dit pas la même chose sous le même
mot... : les paysannes peuvent dire qu’elles « sont au seigneur »
jusqu’au moment — exclusivement — où celui-ci spécifie le sens
qu’il donne à cette expression). La polysémie existait alors, mais
n ’était pas explicitée.
Ce qui est à l’œuvre ici est donc le langage lui-même et pour lui-
même, en tant que virtualités qu’il contient. C’est bien de la disloca­
tion du lien univoque qui fait « coller » le m ot aux choses que la
comedia tire sa substance. lPus précisément, c’est au niveau même
FUENTEOVEJUNA 47

du signe que Lope opère, en jouant du rapport qui existe entre


le signifiant et le signifié. On aura :
Signe linguistique : ?
« possession » (lit). ^ « possession » (fig.) deux signifiés
« sois mias » un signifiant

L’équation première qui constitue et perm et à l’œuvre de fonc­


tionner est celle qui formellement s'énonce comme une tautolo­
gie : A = A (possession = possession) au niveau du signifiant mais
qui pose une rupture au niveau du signifié. Il y a donc dislocation
du signe (1). Ce sont ces « équations », pour reprendre le term e de
Jakobson, qui donnent à la pièce son/ses sens. Nous revenons sur
ce point plus avant. Au préalable il convient de m ontrer à quoi
aboutissent ces « jeux de mots ». Car le drame ne finit pas avec
cette découverte de la polysémie. Il la constitue dans un premier
temps pour ensuite la réduire (2). Et en ce sens, il fait œuvre méta-
linguistique (« chaque fois que les destinateur et/ou le destina­
taire jugent nécessaire de vérifier s’ils utilisent bien le même code,
le discours est centré sur le code : il remplit une fonction méta-
linguistique » Jakobson, id., p. 217). Il y aura découverte et dis­
cussion — armée — pour déterm iner la valeur des term es en li­
tige. E t cette réduction métalinguistique aboutit à une réadapta­
tion du code interne à la pièce — c’est-à-dire du code des personna­
g e s — par la réduction de la polysémie initialement posée ; le
schéma proposé en II — se complète à la fin de la pièce ainsi :

(1) Si l’on veut caractériser en toute rigueur le procédé employé


ici par Lope, on dira qu’il utilise la figure de style nommée syllepse :
« Les Tropes mixtes, qu’on appelle Syllepses, consistent à prendre
un même mot tout-à-la-fois dans deux sens différents, l’un primitif
ou censé tel, mais toujours du moins propre ; et l’autre figuré ou
censé tel, s'il ne l’est pas toujours en effet ; ce qui a lieu par
métonymie, par synecdote, ou par métaphore. » P. Fontanier, Les
figures du discours, p. 105. Comme on le verra tout de suite, dans
Fuenteovejuna, il s'agit de syllepses de métaphores.
(2) Deux précisions : a) il ne faut pas voir ici une réintroduction
de la notion « d’écart stylistique » : il n’y a pas effet parce que
Lope ferait un usage « insolite » d’un terme qui aurait une valeur
autre en tant que « norme ». Ce qu’on cherche à montrer c’est la
rupture du signe et l’opposition des signifiés, en dehors de toute
préoccupation sur l’usage « normal ». Ceci amène à : b) Ce n’est pas
le « mot » ou le « jeu de mots » qui constitue la pièce, mais celle-ci
qui constitue le « jeu de mots ». Lope construit la polysémie, avant
de la réuire : c’est pourquoi il peut donner à voir les paysans soumis
à leur seigneur et le fêtant : 1er temps : « être à » est encore in­
différencié — 2e temps : « sois mi'as / no para casos taies » : expli­
citation de la polysémie — 3' temps : rupture du signe : les diffé­
rents moments de la révolte. Inversement, Peribanez, ne constitue
pas de polysémie semblable.
48 CARLOS SERRANO

sens littéral --------- » Tyran (nouveau signe)


III — « noble » —
-» sens figuré^ *--------» Noble (rétablissement du sigi
Là où au départ n ’existait qu’un signe linguistique recouvrant
deux signifiés, nous trouvons à la fin deux signes distincts (1).
Cette opération métalinguistique est interne au code des person­
nages : c’est eux qui découvrent la nécessité du nouveau signe
/ tyran /. Pour les spectateurs il en va autrement, puisqu’ils pos­
sèdent les deux signes pré-établis. Ce qui est opération métalin-
guistique chez les personnages est opération poétique pour le pu­
blic. Les deux fonctions ne sont pas sans liens, et Jakobson l'a
montré :
« On peut faire rem arquer que le métalangage lui aussi
fait un usage séquentiel d’unités équivalentes, en combinant
des expressions synonymes en une phrase équationnelle
A = A (« la jum ent est la femelle du cheval ») — id.., p. 220.
mais pour souligner immédiatement l’usage diamétralement oppo­
sé que ces deux fonctions font de ces équations :
« dans le métalangage, la séquence est utilisée pour
construire une équation, tandis qu’en poésie, c’est l’équation
qui sert à construire la séquence » — id.
Pour les personnages on établit la séquence « Le paysans est
(aussi) noble » pour aboutir à l’équation « noblesse = vertu ».
Pour le public, l’opération est inverse - c'est de la constitution de
l’équation « noblesse » = vertu » que se‘constitue la séquence, face
à l’opération purement métalinguistique qui serait « Noble = per­
sonne qui a un titre ».
Le sens figuré que Lope va faire jouer face au sens littéral ap­
paraît comme une métaphore, puisque les liens qui unissent les
deux signifiés sont de pure analogie (tous deux établissent bien un
rapport de dépendance entre le paysan et le seigneur, mais la na­
ture de cette dépendance est radicalement distincte) (2). La poly­
sémie est constituée par Lope dans la mesure où précisément il
réunit par analogie, sous un seul signe, des éléments distincts. Et
c'est bien le jeu verbal qui est en cause car sans cela, il nous don­
nerait dès le départ le signe / tyran /. Or justem ent ce qu’il don-

(1) Ceci permet de rendre compte du fait qu’à la fin de la pièce


se trouve une référence à un éventuel « bon » Commandeur (III, 798) :
la réduction de la polysémie aboutit à dissocier deux signes et à les
opposer non à en faire disparaître un : elle produit une opposition
noble vs tyran, nouvelle dans la pièce.
(2) « Les Tropes par ressemblance consistent à présenter une idée
sous le signe d’une autre (...) qui d’ailleurs ne tient à la première
par aucun lien que celui d’une certaine conformité ou analogie. Ils se
réduisent... à la Métaphore » — Fontanier, id. p. 99. Comparer : le
maître dit : j ’ai 30 élèves » et « Le maître dit : j ’ai 30 esclaves ».
FUENTEOVEJUNA 49

ne à voir c’est le signifié tyran sous le signifiant noble. On l’a vu,


cette possibilité est ouverte dès que l’on ne considère plus que le
signe et la chose sont en rapport univoque. C’est donc tout le sta­
tut du langage au x v ir qui est ici à l’œuvre. La variation métapho­
rique peut dès lors se multiplier, et l’on sait l’usage qu’en feront
les lettres espagnoles de l’époque.
Cette variation métaphorique ne se trouve au demeurant pas
uniquement au niveau du mot (ou du signe). Elle apparaît au
contraire comme l’élément directeur dans la composition même
de la pièce. Elle construit un jeu d ’antithèses constantes. En voici
quelques exemples :
1) Les chansons paysannes dans leur rapport à l’ensemble de
la pièce (I, 529 et ss. et II, 687 et ss.). Ces pièces ont été ana­
lysées pour elles-mêmes par Salomon et par Spitzer (ce dernier
cherchant à dégager la signification d ’harmonie qu’elles introdui­
sent) <1). Tous les critiques sont d’accord pour souligner l’ina­
déquation des chansons et de leur contexte. Dans la première on
fait par exemple état des combats contre les Maures de Ciudad
Real, alors que dans la pièce il s’agit d’un combat contre les Rois
Catholiques ; dans le deuxième exemple, le thème de la Jeune
Fille et du Chevalier est repris de telle façon que
« pareceria que Lope en este punto se pusiera de parte del
« tirano » y quisiera que su empresa prosperara » — L. Spit­
zer, id., p. 146.
c’est-à-dire dans le sens inverse à celui que développe toute la piè­
ce. On peut alors considérer ces chansons comme des sortes de
gloses métaphoriques de la pièce elle-même, un contrepoint à
peine ébauché qui indique la possibilité du renversement de tout
ce que nous donne à voir la pièce. Il s’agit bien de m étaphore en
ce que le thème se présente comme identique, mais que son sens
est différent ; le lien qui unit la pièce et la chanson est là encore de
pure analogie.
2) A un tout autre niveau : la rencontre de Laurencia avec
d ’abord Frondoso puis avec le Commandeur donne lieu à deux
scènes rigoureusement parallèles en leur début (I, 751 et ss. et I,
780 et ss.). Le thème en est commun : les « desdenes » de Lauren­
cia dont se plaignent les deux hommes. Mais dans un cas il sert
à introduire la m étaphore de l'angélisme (« i Posible es tanto
rigor / en ese angélico rostro ? ») alors que dans l’autre il introduit
le démoniaque (« vienes a ser un monstruo »), ces deux métapho­
res renvoyant d’un côté au signe unique Laurencia, mais dans le
même temps servant à caractériser les deux personnages mas­
culins.
Chaque thème, à tous les niveaux, est susceptible de se décom­
poser ainsi en un jeu de variantes que seule la m étaphore peut

(1) On se reportera à ces analyses, in Salomon, id. p. 726 et ss. et


Spitzer, id. p. 145-146.
4
50 CARLOS SERRANO

établir. Ces analyses pourraient être multipliées à l’infini. On en


trouvera ainsi un exemple particulièrem ent intéressant dans la
grande tirade de Laurencia (III, 72 et ss.) qui elle s’organise autour
des variations métaphoriques sur le nom de Fuenteovejuna
(mouton, lièvre...) au moment où la révolte est amorcée (III, 60).
Ce jeu constant de la variation métaphorique aboutit à un ré­
sultat singulier. Le sens n ’est jamais parfaitem ent stable puisque
toujours sujet à de telles variations par simple analogie. Mais c’est
là justem ent que se constitue le sens même de la pièce en tant
que telle, irréductible au seul sens d’une idéologie.
Il faut en effet bien voir que la représentation dramatique au
x v ir — régie par les lois de la « vraisemblance » — se présente,
globalement, comme vin discours qui se fonde en premier lieu sur
la fonction référentielle (nous ne nous plaçons plus ici au niveau
des fonctions du langage interne à la pièce, mais de la pièce elle-
même comme discours d’un type particulier : ce qui est présenté
dans la pièce est, par définition, supposé relater des événements
réels, se situer et faire référence à un contexte commun à l’auteur
et aux spectateurs, c’est-à-dire relater un événement qui pourrait
ou aurait pu se passer. Dans le cas concret de Fuenteovejuna, le
statut de « vraisemblance » est renforcé en ce qu’elle renvoie à un
fait historique « dont tout le monde » peut avoir connaissance par
la lecture des Chroniques.) La représentation dramatique projette
sur le contexte réel ce qu’elle donne à voir (ne serait-ce d’ailleurs
que par l'incarnation en des êtres bien vivants des forces en pré­
sence). Or ce contexte immédiatement saisissable par le destina­
taire (le public), c’est alors sa propre situation historique, son
propre « contexte » historique.
C’est de la combinaison de la fonction poétique qui gou­
verne le déroulement de la pièce, et de la fonction référentielle, qui
assure la projection de ce qui est présenté sur le monde réel, que
naît la portée de la comedia : par ce renvoi systématique, elle sug­
gère que ce qui est donné à voir sur scène est, sinon vrai, du moins
vraisemblable : les variations métaphoriques — jeu sur les signes
verbaux — sont renvoyées au cadre référentiel où elles acquièrent
statut de réalité. Les polysémies verbales suggèrent une véritable
distinction dans le réel entre le noble et le tyran ou, mieux, entre
le tyran et la tyrannie : le langage poétique de l’œuvre, lorsqu’il
devient dramatique fait ici apparaître des « choses » nouvelles,
matérialisations de métaphores. Le Commandeur et le Paysan,
deux termes d’une pure construction verbale, êtres de langage,
suggèrent des équivalents dans le monde réel qui les voit naître.
Mais l’œuvre de Lope contient des possibilités sans fin de
glose métaphorique, puisque c’est là son principe même d’existen­
ce. C’est dire que chaque représentation produit ou peut produire
un « sens » nouveau, une nouvelle métaphore de son conflit ini­
tial et en même temps « incarner » ce nouveau sens en quelque
chose qui suggère la réalité des spectateurs, c’est-à-dire leur si­
tuation historique propre. Fuenteovejuna, fondre sur la matériali­
sation des métaphores, est alors apte à supporter des « lectures »
aussi différentes que celles qui aboutissent à retrouver en elle aussi
bien le drame du moujik russe que celui du paysan espagnol en
FUENTEOVEJUNA 51

lutte contre le « cacique », comme le voulait Lorca. Par son écri­


ture, elle contient ces conflits en tant qu’ils sont de nouvelles méta­
phores d’une même situation initiale qui sont renvoyées au contex­
te général dans lequel s’inscrit la représentation.
On le voit, c’est alors de sa structure typiquement littéraire que
l’œuvre peut tirer une multiplicité de sens possibles, tous au­
tres que celui de l’idéologie qui produit la pièce et qui est à l’œu­
vre en elle. Il se produit un « décalage » entre les deux.
Ce n ’est pas ici le lieu de revenir sur le fondement théorique
qui sous-tend cette analyse. On en trouvera les éléments chez P.
Macherey (Pour une théorie de la production littéraire) et L.
Althusser. Rappelons seulement ce que ce dernier écrivait des
romans de Balzac face à son idéologie :
« C’est parce que (Balzac) les conserve (ses positions
idéologiques) qu’il peut produire son œuvre, c’est parce
qu’il adhère à son idéologie politique qu’il peut produire
en elle cette « distance » intérieure qui nous donne à voir
sur elle une « vue » critique. » — Lettre à la Nouvelle Cri­
tique, p. 144.
En ce sens l’œuvre littéraire a un certain pouvoir que, pour être
fidèles à Lope et employer la métaphore, nous nommerons heu­
ristique : elle nous découvre quelque chose jusqu'alors non mon­
tré, du nouveau.
Cependant il ne faut pas se laisser leurrer par les mots : ce
que nous donne la pièce de théâtre, le roman, est distinct d’une
véritable connaissance :
« La vraie différence entre l’art et la science tient à la
forme spécifique dans laquelle ils nous donnent, de manière
tout à fait différente, le même objet : l'art dans la forme
du « voir » et du « percevoir » ou du « sentir », la science
dans la forme de la connaissance (au sens strict : par
concepts). L. Althusser, id., p. 143.
Nous dirons ici que l’œuvre produit la métaphore d ’une connais­
sance (ce qui rend peut-être compte de la similitude formelle dont
nous avons parlé plus haut entre fonction poétique et fonction
métalinguistique ).
Toute l’analyse précédente nous a montré : a) que la pièce se
construit sur un thème (le Tyran) qui donne naissance à un motif
littéraire (la lascivité). Mais à son tour ce thème s’intégre dans
« une unité de rang supérieur » peut-on dire en paraphrasant les
linguistes : l’idéologie de ces premières années du x v ir espagnol,
dont il devient la métaphore : l’anachronisme du Commandeur
(comme dans un autre registre la Folie de Don Quichotte) sont
des images de la façon dont les Espagnols au début du siècle se
représentent, se donnent à voir (et justem ent ne parviennent pas à
connaître, cf. supra cit. d ’Althusser), la crise de leur société qui
se formule en termes de changement du monde qui les entoure et
de stagnation de l’Espagne ; on pourrait peut-être caractériser
alors ce conflit idéologique dans les termes de Marx :
52 CARLOS SERRANO

« (contradiction) entre la conscience nationale et la pra­


tique des autres nations, c’est-à-dire entre la conscience
nationale d’une nation et sa conscience universelle. » —
Marx, L'idéologie allemande, p. 46.

En ce sens Fuenteovejuna donne à voir un conflit de l ’histoire


(et non plus seulement historique). Ce premier résultat de l’œu­
vre est le fruit d’un décalage entre un projet idéologique (le
Tyran) et sa réalisation théâtrale (la Tyrannie). Celle-ci produit
alors du « nouveau » — et singulièrement dans l’Espagne de Lope
— en ce qu’elle arrache le Tyran à la sphère de l’éthique pour lui
donner un statut historique : la tyrannie, on l’a dit, apparaît ici
comme le produit du développement historique et non plus des
qualités morales du Commandeur (il reste que cette Tyrannie se
donne à voir sous le motif de la dépravation morale). Fuenteove­
juna est alors bien au-delà du conformisme de la pensée politique
espagnole contemporaine, car cette pièce nous « donne à voir » ce
que cette pensée était incapable de connaître.
L’écriture de Lope produit un deuxième décalage qui arrache
la pièce à ce strict cadre historique pour la rendre apte à en si­
gnifier de tout autres : Fuenteovejuna devient la m étaphore de
tout conflit issu du développement historique. Les historiens ont
raison de réfuter Menendez Pelayo quand celui-ci trouve dans cette
comedia un contenu « démocratique » — la pièce est historique­
ment nobiliaire. Mais les m etteurs en scène ont raison contre les
historiens quand ils lui font rendre des sons plus actuels — la
pièce est littéralement « révolutionnaire ».
Reste un dernier point, à propos duquel nous voudrions avan­
cer une hypothèse plus hasardeuse.
Il est remarquable que les pièces « à Commandeur » ne sont
pas toutes similaires : Peribanez en particulier se distingue de
Fuenteovejuna (on rem arquera au demeurant que le Commandeur
de la première de ces deux pièces n ’est jamais qualifié de « ty­
ran », alors que son comportement le justifierait). On peut alors
penser que ces deux pièces se constituent elles-mêmes en des va­
riantes d ’un thème commun ; deux directions différentes, à tra­
vers lesquelles Lope « explore » le terrain de l’idéologie, « expéri­
m ente » diverses « solutions » possibles (aucune n ’ayant ici a
priori l’avantage) :

« on devrait presque pouvoir dire que le théâtre est


comme le banc d’essai de classifications mentales ou socia­
les non encore constituées et qui, par cela même restent
hypothétiques ou curieusement suspendues dans l’air raré­
fié du vraisemblable. » — J. Duvignaud, Spectacle et société,
p. 88.

Maïs, des deux « solutions » ainsi proposées, l’histoire du théâtre


espagnol — en fait l’histoire tout court — du x v ir siècle ne re­
tiendra que celle de Peribanez, qui ne formule en dernière instan­
ce qu’un élargissement du cadre idéologique existant : un peu plus
« d’âme » reconnu au manant, le droit à « l’honneur » si on veut,
FUENTEOVEJUNA 53

mais dans une visée qui s’enferme soit dans l’idéologie nobiliaire
(Peribanez a été armé chevalier, de façon parodique mais cepen­
dant suffisante pour justifier sa vengeance) soit encore dans la mé­
taphysique. C’est bien entendu Calderôn qui donnera sa forme la
plus achevée à cette « lecture » de Lope, dans YAlcalde de Zalamea
(cf. les vers si connus : (I, 873 et ss.) : « Al Rey la hacienda y la
vida / se ha de dar ; pero el honor / es patrimonio del aima /
y el aima solo es de Dios »). Les perspectives historiques multiples
qui existent encore aux alentours de 1615 — on commence alors à
percevoir la « crise », mais on n ’en étouffe pas — se sont refermées
pour la plupart. L’anachronisme du Commandeur s’estompe dans
une société qui se fige dans son propre anachronisme.
Carlos S errano.

Bibliographie des ouvrages cités :


L. Al t h u s s e r ,Lettre sur la connaissance de l'art — La Nouvelle Cri­
tique, N° 175, avril 1966.
L. A l t h u s s e r , Pour Marx, Maspero, Paris, 1967.
J. D uvignaud , Spectacle et Société, Denoël/Gonthier, Bibliothèque Mé­
diation, Paris, 1970.
P. F o n ta n ie r , Les figures du Discours, Flammarion, Paris, 1968.
R. J akobson, Essais de linguistique générale. Ed. de Minuit, Paris, 1963.
R. J akobson, La nouvelle poésie russe — Poétique n° 7. Le Seuil,
Paris, 1971.
P. M a cherey , Pour une théorie de la production littéraire, Maspero,
Paris, 1966.
J. de M ariana , Del Rey y de la institution real, in Obras, B.A.E., t. 31.
K. M arx , L’idéologie allemande (première partie), Ed. Sociales, Paris,
1968.
H. M eschonnic , Pour la Poétique, Gallimard, Paris, 1970.
N. S alomon, Recherches sur le thème paysan dans la « comedia » au
temps de Lope de Vega. Institut d’études ibériques et ibéro-amé-
ricaines de l’Université de Bordeaux, 1965.
L. S pit ze r , Tema central y su équivalente estructural en « Fuenteove­
juna », in El teatro de Lope de Vega (artîculos y estudios) —
Ed. Universitaria de Buenos Aires, 1962.
F. Lopez Estrada, Estudio sobre Fuente Ovejuna de Lope de Vega
in Lope de Vega, Cristôbal de Monroy, Fuente Ovejuna, Clas.
Castalia, Madrid, 1969,
C. S er r a n o ,
Faculté des Lettres de Rouen.

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