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a) Le système de l’œuvre
Le Commandeur, pas plus que les autres personnages, n ’est
analysable en lui-même. Il ne se définit qu’à travers les relations
qui l’unissent aux autres protagonistes, qui lui assignent sa place
dans le système (inversement il contribue à assigner la leur aux
autres). Engagé dans deux conflits distincts (et complémentaires),
il va donc se définir à travers deux séries de relations : ces deux
conflits distincts aboutissent cependant à en donner des représen
tations similaires. Il faut passer en revue ce premier point.
Le vocabulaire employé par les paysans pour définir les ac
tions du Commandeur évolue : il s'agit d’abord d’une caractérisa
tion de ses actes (il est dit alors « bârbaro y lascivo » — II, 78).
Mais progressivement on passe à un vocabulaire plus abstrait :
ses actions sont alors qualifiées de « demaslas » (II, 463) avant
qu’elles ne finissent par être combattues comme traits distinctifs
du « tirano » (III, 46).
Parallèlement, le conflit avec le Roi amène ce dernier lui aussi
à parler de « demasîas » (I, 709) ou d ’« excesos » (I 719). De son
côté, le Regidor de Ciudad Real, pour dénoncer la guerre que fait
Fernân Gomez à sa ville dira :
« el ensanchar pretendiendo / el honor de la encomienda
/ nos puso apretado cerco... » — I, 672 et ss.
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Noble assez différente de celle que nous avons vue jusqu’ici. C’est
ainsi que Fernân Gômez apparaît conscient de ses droits mais
aussi de ses devoirs. Il est sensible aux manques de courtoisie
(I, 12 et ss.), théoricien du respect de l’honneur familial (I, 87) et
c’est au nom du « devoir » qu’il appelle le Maestre à la lutte contre
les Rois. C’est un militaire aux gloires incontestées (« j Qué a un
capitân cuya espada / tiemblan Côrdoba y Granada... ! » II, 185)
et c’est encore lui l’artisan de la victoire initiale sur Ciudad Real
(I, 60).
Dans ses rapports avec les paysans, ce n ’est pas non plus sans
principes qu’il agit ; il sait qu’il déroge — et il le dit avec douleur
— non pas en cherchant à violenter Laurencia, mais en s’étant mis
dans le cas de périr de la main d’un vilain <« Tira, infâme / tira y
guârdate ; que rompo / las leyes de caballero », I, 840) ; de même,
ce serait pour lui salir ses armes que de les trem per dans le sang
d’un paysan alors qu’elles sont vouées à se couvrir de gloire
ailleurs (II, 383).
On voit que le Commandeur n ’est nullement un être sans foi ni
loi. Il a un code de conduite, rigoureux, qui justifie la lutte contre
la Couronne (l’honneur du lignage) aussi bien que sa pratique avec
les paysans. Cette dernière n ’est par alors, pour lui, le signe d’une
perversion. C’est pourquoi elle peut être déclarée et publique. Il
demandera ouvertement à l’alcade sa propre fille (II, 103) et se
flatte sur la place publique de ses bonnes fortunes auprès des vil
lageoises (II, 110) ou bien encore livre Jacinta à ses hommes sans
aucune dissimulation (II, 410). C’est aussi parce qu’il se sait —
et c’est là qu’est le problème — dans son droit (c’est-à-dire que sa
conduite correspond à son code) qu’il ne peut comprendre les pro
testations puis la révolte des paysans :
l’arrogance et le défi lancé contre les dieux par ses vices déclarés.
Il n ’y a pas, dans Fuenteovejuna, de défi contre le ciel. La publi
cité donnée par le seigneur à ses conquêtes ne vient que de ce que
pour lui elles sont légitimes. Et c’est de la discussion de cette lé
gitimité qu’il est question dans le drame de Lope.
La tyrannie du Commandeur, si elle s’inscrit bien dans le cadre
de la pensée traditionnelle à cette époque (transgression des « li
mites »), naît dans la pièce de ce que la représentation que vilains
et nobles se font de leurs droits respectifs ne concordent plus :
les pouvoirs que s’attribue le Noble ne sont plus (ou pas) reconnus
comme tels par les paysans. On voit alors que le term e de tyran
se charge ici d ’un sens nouveau et insolite. Car il ne s’applique
plus à un mauvais usage du pouvoir, à une perversité : il porte à
présent sur la nature même de ce pouvoir qu’il conteste dans son
principe. Ce qui est frappant dans ce drame est que les paysans
peuvent concevoir comme signe du Tyran (outrepassement des
limites du droit) ce qui constitue pour le Commandeur le droit
lui-même. Ce n ’est donc pas l’homme-Commandeur qui est ici en
cause (en tant qu’il serait pervers, dominé par ses passions, etc.)
mais l’idée qu’il a de son pouvoir, c’est-à-dire en fait le fondement
« institutionnel » de ce pouvoir, ce qui le fonde pour lui en tant que
droit. En ce sens les paysans ne se battent plus contre un tyran
(i.e. un « mauvais » noble) mais contre la tyrannie (i.e. une insti
tution). L’élargissement final du combat des paysans, qui de lutte
contre le Commandeur passe à lutte contre les tyrans ( « Morir o
dar la m uerte a los tiranos / pues somos muchos y ellos poca
gente » — III, 4 6. Cf. aussi III, 6 0 ) est alors justifié : en luttant
contre le Commandeur, ce n ’est plus un homme — une exception
— qui est en cause, c’est l’institution même qu’il représente. Les
paysans sont en droit d’annoncer qu’ils com battent (tous) les
tyrans, puisqu’ils en com battent le principe unique, la tyrannie.
Pour éclairer tout ceci d’un exemple, il suffit de se reporter à
une autre œuvre extérieurement similaire et pourtant sur ce point
radicalement différente : Peribanez y el Comendador de Ocana. Ici
aussi un Commandeur cherche à enlever la femme d’un paysan ;
ici aussi ce paysan jaloux de son honneur se vengera par le sang
de l’affront. Mais sur cette similitude se greffe une différence radi
cale : car dans Peribanez, il s’agit bien de « perversité » : le Com
m andeur cherche à séduire, mais en connaissant que ce n ’est pas là
son droit : aussi dissimule-t-il, ruse-t-il pour éloigner le mari, etc.
Il finira par déclarer lui-même le bien-fondé de la vengeance de
Peribanez :
On voit l’abîme qui existe entre les deux pièces. En fait elles
n ’ont pas le même objet, sous une apparence thématique commune.
La tyrannie, dans Fuenteovejuna, n ’est pas la marque d'une per
versité, mais celle d’un pouvoir devenu intolérable. C’est parce que
les valeurs qui fondent le personnage du Commandeur sont autres
qu’elles seront réputées perverses, c’est-à-dire tyranniques. C’est
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b) L’œuvre et l’histoire
Il faut à présent souligner que le conflit ainsi formulé reste un
conflit historiquement marqué. Car c’est bien à un moment donné
de l’histoire que celle-ci devient ainsi centrale. Et c’est en fonc
tion des conflits réels et socialement déterminés qu’une société
peut ainsi se donner à voir un conflit imaginaire de cet ordre. Et
que la représentation se fasse à travers la figure du Noble signale
bien que la place de celui-ci dans l’organisation sociale est contes
tée : mais il ne semble pas que ce soit là l’essentiel. Car il ne faut
pas prendre les termes d’une œuvre littéraire pour autre chose
que ce qu’ils sont : en eux-mêmes, il faut le rappeler, ils sont vi
des de sens. Ce n ’est qu’à travers la pièce qu’ils acquièrent le leur.
Aussi le Noble ne renvoie pas à un débat sur la véritable noblesse.
Il a valeur de signe.
c) Le projet idéologique
Rien ne serait plus faux que de voir un Lope anti-nobiliaire
par idéologie, à partir d’une analyse superficielle d ’une pièce
comme Fuenteovejuna. Tout au contraire, il faut le penser écrivant
au sein d’une pensée qui reste au xvxi' essentiellement aristocrati
que et qui définit le statut d’écrivain : c’est à la fois cette idéolo
gie et ce statut qui en découle, que nous entendons sous le nom
de mécénat ; celui-ci, pour l’essentiel régit la condition (et la pro
duction) littéraire du xvir.
Ce mécénat a des répercussions dans la pièce elle-même. Ainsi,
a-t-on pu interpréter certains passages comme des manifestations
du souci de Lope de faire l’éloge des Girones qui le protègent à
cette époque (cf. les vers, I, 529 et ss. et l’analyse qu’en fait Sa
lomon, op. cit., p. 727).
Toutefois ce qui semble plus profitable pour l’analyse de l’œuvre
est de déterm iner en quoi ce statut joue sur l’ensemble de la
pièce ; autrem ent dit, nous allons chercher quelles sont les prémis
ses idéologiques de Lope, non pas abstraitem ent mais telles qu’elles
apparaissent à l’œuvre dans sa comedia. Et à ce titre, il semble
légitime de préciser ce qui est donné à Lope par ses modèles, les
Chroniques.
La confrontation de détail a été faite et il est inutile d’y revenir.
Il suffit de rappeler que Lope trouve dans les Chroniques tout le
thème de la révolte au cri de Fuenteovejuna et, ce qui est plus
im portant pour notre propos, la notion de « tyran » :
(Los reyes), siendo informados de las tiram as del Comen-
dador mayor, por las cuales habia merecido la muerte... »
d).
(1) C’est ainsi que toute la pièce peut se centrer sur ce thème ap
parent (que nous nommons motif) de la lascivité, et puis soudain,
comme de nombreux critiques l’ont souligné, sembler s’ouvrir à de
tout autres thèmes :
« las casas y las vinas nos abrasan / tiranos son... » (III, 59).
En fait ces autres traits de tyrannie apparaissent dans la pièce
comme subsidiaires et en quelque sorte redondants par rapport à la
lascivité : ils étaient implicitement contenus dans ce qui était montré
jusque-là dans la pièce. Puisque nous avions l’équation lascivité =
tyrannie, la première impliquait tous les autres aspects de cette même
tyrannie ; c’est-à-dire que ces nouveaux thèmes ne surgissent pas ex
nihilo : ils n’étaient absents qu’en apparence. Mais ce n’est que quand
les paysans formulent en termes nouveaux ( « tirano ») leurs griefs
contre le seigneur qu’ils les font alors surgir au niveau de l’explicite ;
au moment de la révolte et non avant.
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qu’il s’agit d ’un procédé pour réussir ce que se propose toute re
présentation : atteindre le public ; il s’agit d’un moyen et non
d'une fin, un motif donc en ce qu’il sert à rendre théâtralem ent
efficace le thème véritable.
Il n ’est pas de notre propos de s’interroger sur les raisons his
toriques qui font que les Espagnols sont alors particulière
ment réceptifs à ce motif du drame d’honneur (ceci relève du
travail des historiens et des sociologues). Notre seul objectif est
de m ontrer que l’œuvre se construit, idéologiquement, à l’envers
de sa construction littéraire : dans le premier cas, la lascivité est
déterminée par le tyran, dans le deuxième elle le détermine. En ce
sens, l’idéologie apparaît engagée à deux niveaux dans la pièce :
a) représentation typique du Tyran à travers le motif qui le carac
térise, b) recours dramatique imposé par la sensibilité du public
(manifestation de son idéologie au niveau du vécu) à ce motif.
Il reste un troisième niveau à préciser. Tout le thème du Tyran
— avec son corollaire la lascivité — est non seulement intégrable
dans l’idéologie nobiliaire mais aussi dans l’idéologie de la litté
rature. Très schématiquement, nous résumerons celle-ci sous ce
qui apparaît un peu comme sa devise : « ensenar deleitando ». Le
théâtre en particulier se présente volontiers avec une finalité der
nière morale : m ontrer le vice pour mieux s’en garder. Et il n ’y a
pas lieu de penser que systématiquement les auteurs du x v ir ont
usé de cette formule sans y croire comme on le suggère trop
souvent.
En ce sens, le thème du Tyran apparaît non plus toléré mais
impliqué par cette idéologie. La comedia doit alors se lire comme
une mise en garde aux princes qui gouvernent contre les ef
fets délétères de leurs vices pour la société toute entière : le
m eurtre et le trouble social est ce qui attend le mauvais Seigneur ;
celui-ci perturbe l’ordre social (1) alors qu’il devrait en être le
garant.
C’est sans doute à ce niveau que la représentation dramatique
joue le plus pleinement son rôle de catharsis (2), cette « purifica
tion des passions » que les Grecs lui attribuaient. Mimant sur
scène le noble devenu tyran, elle prétend de ce fait jouer un rôle
social direct : éviter que ces perversions possibles (morales chez
le Prince, sociales chez ses vassaux) ne se produisent dans la socié
té réelle : la représentation du soulèvement populaire n ’est ab
solument pas à lire ici comme un « programme » politique à
l’adresse des paysans espagnols ; tout au contraire, il s’agit d ’un
c) Le décalage
Il faut donc chercher la spécificité de l’œuvre au niveau de son
langage pour trouver le sens de l’œuvre (et non plus de son idéolo
gie) qui aura un rapport avec elle mais sera autre.
Analyser ce langage revient en prem ier lieu à dire que l’on dé
term inera le rapport hiérarchique spécifique qui s’établit ici entre
les différentes fonctions qui le composent (1).
On peut dire tout de suite que Fuenteovejuna privilégie tout
particulièrement la « fonction poétique » (sans que les autres
soient le moins du monde exclues), que l’on définira dans les ter
mes de Jakobson :
« La visée du message en tant que tel, l’accent mis sur le
message pris pour son prore compte est ce qui caractérise
la fonction poétique du langage. » — Jakobson, Essais de
linguistique générale, p. 218.
Ce qui permet de « reconnaître empiriquement » cette fonction
est que :
« la fonction poétique proiette le principe d ’équivalence
de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison » (id.,
p. 220) (2).
mais dans une visée qui s’enferme soit dans l’idéologie nobiliaire
(Peribanez a été armé chevalier, de façon parodique mais cepen
dant suffisante pour justifier sa vengeance) soit encore dans la mé
taphysique. C’est bien entendu Calderôn qui donnera sa forme la
plus achevée à cette « lecture » de Lope, dans YAlcalde de Zalamea
(cf. les vers si connus : (I, 873 et ss.) : « Al Rey la hacienda y la
vida / se ha de dar ; pero el honor / es patrimonio del aima /
y el aima solo es de Dios »). Les perspectives historiques multiples
qui existent encore aux alentours de 1615 — on commence alors à
percevoir la « crise », mais on n ’en étouffe pas — se sont refermées
pour la plupart. L’anachronisme du Commandeur s’estompe dans
une société qui se fige dans son propre anachronisme.
Carlos S errano.