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Charles Renouvier

La discipline
bouddhique
L'ascétisme brahmanique peut s'attribuer à plusieurs mobiles très
différents. Il serait certainement injuste de n'y compter pour rien un sentiment
semblable à celui qui, dans la société grecque et romaine, anima les cyniques et
beaucoup de stoïciens: l'orgueilleux mépris du monde et des jouissances
vulgaires; plus tard, chez les néoplatoniciens, un spiritualisme exalté, le dégoût
de la matière. Nous attacherons cependant plus d'importance, quand il s'agit d'un
peuple sur l'esprit de qui la doctrine du sacrifice et la croyance aux
transmigrations eurent tant d'empire, à l'idée, à l'espérance que les dévots
conçurent, de s'assurer une vie d'ordre plus élevé, dans une prochaine
renaissance, en sacrifiant leurs jouissances, et jusqu'aux nécessités de la vie, dans
l'existence présente. La passion qui, dans toutes les religions où l'on admet des
enfers, incline à la moralité et à certains renoncements les hommes persuadés que
la bonne conduite, avec telles ou telles observances, n'est autre chose que la
prescription d'un dieu, sanctionnée par des récompenses et par des supplices,
cette passion fut portée au fanatisme par la conviction absolue: que non
seulement il y a des demeures célestes et des demeures infernales, et de bien des
sortes, dans l'univers infini, mais encore que c'est l'ordre inéluctable du monde
qui distribue aux âmes les bonnes et les mauvaises places, et que les meilleurs
lots, les lots divins de renaissance, ceux qui procurent pour des milliers et des
milliers d'années des organes miraculeux, la puissance magique sur la nature,
sont ceux qui se gagnent par les plus étranges austérités. Sans aller jusqu'aux
exercices célèbres des gymnosophistes, et aux supplices volontaires qui passaient
pour le prix des paradis à conquérir, un ascète indien pouvait aisément, à l'aide de
sacrifices plus modérés, ou par le fait seul de la vie passée sub dio (hormis
toutefois dans la saison des pluies), de la mendicité comme unique moyen
d'existence et de la saleté recherchée dans le vêtement, s'assurer une place
désirable après sa mort, et, pendant sa vie, la subsistance, avec le degré de
considération que le peuple accorde à ceux qui paraissent mépriser ses
jouissances. Ce privilège de la fainéantise a fait en tout temps des ermites. Ils
étaient si nombreux dans la société brahmanique, que le nom d'ermite les désigne
mal: on les rencontrait allant par troupes dans les bois et dans les villes.

2
En regard de ces vulgaires ascètes, il faut garder une place aux
brahmanes d'une dévotion plus élevée, dont l'esprit religieux réel et les pratiques
ascétiques avaient pour but l'absorption de la personne humaine au sein de
Brahma, dont elle était émanée à l'origine de l'évolution présente. Le sentiment
de la béatitude pouvait être atteint dans un état de demi-extase familière, n'allant
pas jusqu'à la prétention d'atteindre, pour les supprimer, la racine du désir et de la
pensée, les conditions de la conscience. Nous avons vu toutefois que dans les
écoles philosophiques, et dans la Sankhya notamment, on arrivait à rendre en
théorie cette répudiation de la vie systématique et formelle. C'est proprement le
nirvana qui devenait alors le but de la sainteté, et c'est ce but seul qui doit nous
donner maintenant la signification de la discipline ascétique des bouddhistes,
dans laquelle, à l'origine, il n'entra rien de la folie des sectes rattachées au
brahmanisme.
Si l'on n'envisageait que le côté philosophique des croyances, on pourrait
dire que le bouddhisme est la doctrine Sankhya, mise à la portée du peuple par
deux grandes innovations qui sont: 1° l'accession à la vie religieuse la plus
élevée, pour les hommes de toute caste, et cela quoique la nouvelle discipline fût
essentiellement qualifiée de science, taudis que la science et l'enseignement
étaient auparavant réservés aux seuls brahmanes; 2° le prosélytisme, la
prédication pour la première fois employée à répandre parmi les hommes la foi et
la morale. Mais ces nouveautés n'avaient pas tant d'importance encore en elles-
mêmes que par ce qu'elles impliquaient. L'une n'allait pas politiquement à moins
qu'à l'abolition des castes, quoique, en fait, le bouddhisme n'ait pu atteindre ce
résultat dans l'Inde. Mais c'est probablement parce qu'il y tendait qu'il a été
finalement banni de ce pays après de grands succès partiels et des luttes
prolongées. Le dire du Bouddha: «Ma loi est une loi de salut pour tous»1 exprime
bien le fait de la perfection religieuse mise à la portée des faibles et des
malheureux. Les légendes de la vie de Çakya le montrent accessible aux hommes

1 Ou une loi de grâce? Mais cette dernière traduction a l'inconvénient de rappeler


une idée, trop particulière au christianisme pour être tout à fait exact ici. Voyez
cependant les traits de légende rapportés ci-après.

3
des castes inférieures, leur enseignant la cause et la fin de la douleur, le moyen de
sortir de cette filière des renaissances, dont l'issue pour eux, à cause de leurs
crimes et de leurs vices dans leurs précédentes existences, a été la condition
misérable où ils sont et qui peut devenir pire dans les existences suivantes. Le
salut devenait accessible sans sacrifices aux dieux, sans offrandes, sans pratiques
de culte. La haine des brahmanes s'explique donc parfaitement, ainsi que la
protection accordée aux bouddhistes par la caste militaire (les kchatryas), rivaux
politiques des premiers en tout temps. On ne voit nullement que Çakya ait
attaqué les castes comme institution temporelle (elles se sont conservées à
Ceylan, où le bouddhisme a régné si complètement), mais seulement la
prééminence religieuse des brahmanes, et leurs cérémonies, indifférentes au
véhicule de la délivrance, dont peut user le dernier des Soudras, un paria peut-
être, un homme sans caste. Il a vilipendé leur triple science, leur langage de
jongleurs, fait de mots vides, semblable au bâton de l'aveugle, leur union
prétendue à l'essence d'un Brahma qui est on ne sait où et que nul d'entre eux n'a
vu2. Jésus de même a attaqué vivement les docteurs de la Loi. Rien de cela ne
touche à l'ordre civil, au privilège des rangs. En aucun temps non plus les apôtres
du christianisme ou le clergé n'ont prêché l'abolition de l'esclavage, ni condamné
spirituellement les propriétaires d'esclaves. La religion a pu seulement ouvrir à
l'esclave l'accès de la vie religieuse, et même de la prêtrise, avec la permission du
maître. C'est précisément ainsi qu'on voit, dans les Soutras, le bouddhisme,
respectueux des pouvoirs établis, n'accepter pour disciples, quand ils venaient à
lui, les serviteurs des princes, qu'avec le consentement de ceux-ci. S'il s'agissait
de pousser maintenant la comparaison plus loin, il faudrait observer que le
bouddhisme, religion exclusivement spirituelle, s'est rigoureusement abstenu de
toute immixtion dans la politique, tandis que le christianisme a visé, partout où il
a trouvé des voies ouvertes, à la direction et à l'administration du monde.
Mais, quand on est une religion, on n'essaie pas d'administrer le monde
sans se mettre au pas ordinaire des consciences, c'est-à-dire sans pactiser plus ou

2 Voir un texte, réputé des plus anciens, dans Burnouf.

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moins avec les vices communs, et puis à les partager. La raison en est fort
simple. Un gouvernement civil peut et doit même ne point connaître de ces
parties de la morale et de la conduite des hommes, qui sont en dehors de ce qu'il
est possible et expédient de soumettre extérieurement à la contrainte, dans
l'intérêt de la paix sociale et des libertés réciproques des sujets. Mais une loi
religieuse, de même qu'une loi exclusivement morale, porte expressément sur
cela que la loi civile ignore: d'où il suit qu'une autorité religieuse qui veut
s'imposer de la manière dont les gouvernements s'imposent, pour régler ce qu'ils
ne règlent pas, et de la manière dont ils règlent eux-mêmes ce qui est de leurs
attributions, est placée dans l'alternative de forcer les hommes à être, comme elle
l'entend, moraux et religieux, — entreprise qui échoue toujours après avoir causé
beaucoup de maux, — ou de se conformer en des points capitaux aux errements
de la société qu'elle prétend diriger.
Ces deux erreurs, dont le christianisme ne fut exempt qu'à son origine,
ont lamentablement ensanglanté et souillé son histoire, en contradiction flagrante
l'une et l'autre avec ses principes formels. Le bouddhisme n'a point éprouvé de
semblables déviations3: il est resté, d'une part, la religion de tolérance absolue,
persécutée quelquefois, jamais persécutrice, et, d'autre part, une loi de perfection
morale pure, selon qu'il comprenait la perfection, ne distinguant pas entre le
précepte et le conseil, mais seulement entre les forces des personnes poursuivre
les préceptes, et ne prétendant à rien plus qu'à donner l'enseignement et à fournir
les exemples de la pratique de la loi sainte. C'est comme si le catholicisme eût été
fondé par des moines au lieu de l'être par les évêques, et que les Églises
catholiques n'eussent été partout que des institutions cénobitiques, sans la
moindre prétention de domination temporelle, et aussi sans soumission à aucune
puissance effective, dite «spirituelle ».
Le précepte souverain du bouddhisme est une loi d'amour absolu, de
charité absolue. C'est pour cela qu'il ne peut avoir avec la société civile qu'un

3 Il faut cependant excepter ici le bouddhisme tibétain qui, en des conditions


particulières de politique et de moeurs, a donné lieu à des guerres de religion, et

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simple rapport de juxtaposition, exactement comme la loi évangélique, même
sans admettre avec un penseur contemporain4, que les préceptes: Noli judicare,
Non resistere malo, aient le caractère d'une législation. Les six perfections qui
nous offrent le résumé de la loi du Bouddha comprennent, avec les formules de la
morale proprement dite, celles de la méditation, de l'extase et de la science
accomplie, en un mot tout ce qui est nécessaire pour conduire l'homme à l'autre
rive, à la rive opposée de l'existence, au nirvana. La première de ces perfections
ou vertus transcendantes, ou qui mènent à l'autre rive (deux significations
également applicables au mot paramita qui les désigne), n'est que bien
imparfaitement traduite par le terme d'aumône; elle signifie le don, en un sens
absolu qu'expliquent les légendes: l'acte de tout donner, de se donner, de donner
son corps pour nourrir d'autres créatures. Il faut être parvenu déjà à cette hauteur
de charité dans une existence antérieure pour pouvoir être un Bouddha accompli
dans celle-ci.
À cette transcendance de l'aumône (dana paramita), la seconde
perfection qui s'ajoute est la transcendance de la conduite morale (çita paramita),
c'est-à-dire la complète exemption des vices qui prédestinent le pécheur, lors de
sa renaissance, aux habitations ténébreuses et à l'un des quatre modes misérables
de l'existence qui sont: l'état de punition dans un enfer, le corps d'un animal, et
deux autres conditions définies qui sont du genre démonique.
La troisième perfection se forme d'un groupe de vertus qui caractérisent
la moralité parvenue à «maturité parfaite»: on y distingue la complète absence de
malice ou désir de nuire, l'exemption de l'orgueil, de l'arrogance et de tout
enivrement. En choisissant le terme de patience pour désigner par un mot
français unique cette perfection (la kchanti paramita), il faut penser à un état tel
de l'esprit, qu'il ne s'y produirait plus aucune réaction, si involontaire qu'elle pût
être, de nature offensive contre les actes ou paroles d'autrui capables de causer
une offense. Dans ce sens, en effet, cette vertu d'apathie morale est quelque chose

s'est plus ou moine immiscé dans le gouvernement par ses monastères et par leurs
chefs, les lamas.
4 Léon Toistoï, Ma religion.

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d'entièrement différent des vertus comprises sous le titre ordinaire.
La quatrième perfection (virya paramita) est remarquable en ce qu'elle
tend à corriger le caractère trop passif de la perfection de patience dont il vient
d'être question. Les textes ici présentent des difficultés, mais il s'agit visiblement
d'un effort à exercer sur soi dans la recherche de la perfection et pour en traverser
toutes les étapes5; on a donc affaire à un équivalent de la vertu de la force, dans
le langage des moralistes des écoles occidentales.
La cinquième perfection (dhyana paramita) est l'état contemplatif, issue
naturelle des renoncements à l'activité, voulus et soutenus par cette activité elle-
même employée à s'anéantir. L'ascète arrivé à ce degré par son énergie interne
est, selon les auteurs bouddhistes, doué des cinq pouvoirs surnaturels: il a la vue
et l'ouïe d'un dêva; toutes les images et tous les sons produits dans tous les
mondes, il les perçoit sans empêchement ni obstacle; il connaît les pensées
d'autrui, il connaît toutes les existences passées, les siennes et celles des autres en
remontant la suite infinie des temps; il possède enfin la puissance magique et
peut prendre la forme de tel corps qui lui convient. Les légendes sont remplies de
ces merveilles, dont il ne faut pas probablement accuser l'enseignement propre de
Çakya, mais qui ont dû s'introduire de très bonne heure dans les récits de sa vie et
dans les expositions de sa doctrine, parce qu'elles faisaient partie des
superstitions endémiques du monde brahmanique. A y regarder de près, il est
claire que non seulement ces imagination extravagantes, qui prêtent à la fraude et
à l'imposture, ne sont pas des conséquences des doctrines de la contemplation et
de l'extase, mais qu'elles leur sont même contradictoires. Elles confèrent au sage,
et cela dans le plus haut degré, les facultés dont l'exercice est précisément celui
que l'idéal dont il fait sa poursuite exclut d'une manière formelle. Le nirvana
passe à son contraire, le bouddhisme retombe en brahmanisme.
La sixième et définitive perfection (pradjna paramita) est
l'accomplissement de la sagesse. Nous revenons, avec cette dernière catégorie
morale, à la Science comme au résumé de toutes les autres: à la science, c'est-à-

5 Voyez Le Lotus de la bonne Loi, traduction d'Eugène Burnouf, note VII.

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dire à la connaissance de l'unique vérité, à la connaissance de l'erreur universelle.
C'est la victoire remportée sur l'Ignorance, origine de toutes les illusions et de
tous les maux, comme l'enseigne la théorie des douze causes.
Cette classification sexennaire des vertus du bouddhiste accompli n'est
pas la seule qui se rencontre dans les livres des langues du Nord et des langues
du Sud de la littérature bouddhique, mais elle est la mieux construite. Les autres
offrent de plus grandes obscurités et des termes qui se répètent. On comprend
sans peine que les écoles aient en leurs variantes dans l'usage de ce procédé des
divisions par nombres conventionnels, qui a dû être un précieux aide-mémoire en
des pays où l'enseignement purement oral a été, plus tardivement que partout
ailleurs, le seul, et est resté toujours le plus usité. C'est ainsi, par exemple que la
méditation ou la contemplation (dhyana) qui est l'une des six branches de la
classification morale est à son tour décrite comme un état divisé en quatre
moments. Le Lalita Vistara nous montre le jeune Siddharta (Çakya, qui n'était
pas encore Çakya-mouni) assis dans la solitude d'un bois et éprouvant la
satisfaction de juger et de raisonner, étant néanmoins dégagé du désir qui est la
condition du péché: premier moment; — puis éprouvant la satisfaction de sentir
son esprit ramené à l'unité, affranchi du jugement et du raisonnement: second
moment; — puis conservant sa mémoire et sa connaissance, plein d'un sentiment
physique agréable, mais indifférent, dégagé de la satisfaction: troisième moment;
— puis enfin, par l'abandon complet du plaisir et de la douleur, et par l'oubli des
impressions antérieures de joie et de tristesse, arrivant à la perfection de
l'indifférence et de l'insensibilité: quatrième et suprême moment de la méditation
accomplie6. Le caractère absolu de la morale bouddhique n'est pas tel qu'il
exclue les vertus humaines d'un ordre plus accessible, qu'une religion est bien
obligée de recommander. Il n'y a rien là qui puisse embarrasser la doctrine. Ces
vertus, ou, pour parler plus exactement, ces abstentions, si elles ne suffisent pas
pour la délivrance des transmigrations, ont au moins le mérite d'en préparer de
meilleures, d'en éviter de terribles. Le bouddhisme, toujours classificateur, a

6 Eugène Burnouf, Le Lotus de la bonne Loi, notes VII, XIII, XIV.

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essayé d'un assez grand nombre de listes pour lesquelles la confusion des
observances communes avec celles qui sont propres aux religieux a été une cause
de tâtonnements et d'incertitude. Il y a cependant cinq commandements qui
tranchent partout sur les autres et dont l'observation est donnée quelque part
comme assurant la renaissance parmi les dieux; mais alors les vertus
correspondantes ne s'énoncent plus par de simples négations. 1° Ne point tuer, 2°
ne point voler, 3° ne point commettre d'adultère, 4° ne point mentir, 5° ne point
s'enivrer, telles sont les formes négatives. Prendre pitié des êtres, les secourir, se
garder pur, être toujours sincère, voilà, pour plusieurs de ces points au moins, des
termes qui expriment une vertu plus active, et c'est celle-là qui est divine7. La
défense du meurtre s'entend absolument comme respect de la vie de toute
créature. D'autres listes énumèrent les grandes classes du péché (Klêça) qui font
obstacle au nirvana, et en portent le nombre jusqu'à la décade, mais on y trouve,
avec des vices tels que l'orgueil et la colère, la passion en général, le désir,
l'ignorance ou l'erreur. Le dogmatisme métaphysique entre avec ce dernier terme
dans la morale.
Mentionnons pour achever ce sujet les douze observances spéciales de la
vie du religieux. Elles comprennent les pratiques ascétiques bien connues: vivre
d'aumônes, se couvrir d'habits rapiécés, observer des jeûnes, s'asseoir dans la
forêt, à terre, sous un arbre, ne jamais se coucher, etc. Enfin, il existe des listes de
dix péchés véniels auxquels sont sujets les anachorètes. Mais ces prescriptions
durent se modifier pour la vie cénobitique. Aucune, ni de ces dernières ni des
précédentes, n'est relative à un culte divin quelconque.
Rien ne saurait être imaginé de plus exclusivement humain et de plus
individualiste, à l'origine, qu'une révélation ainsi faite au nom de la simple
reconnaissance de la vérité des choses, au nom de la science obtenue par un
homme qui ne s'arroge aucune autorité au-dessus de l'homme, qui d'ailleurs
n'admet pas les incarnations divines (telles que d'un Vichnou, par exemple)8 et

7 Abel Rémusat, Le Foe-koue-ki.


8 La dernière de ces incarnations est, nous le savons, la matière des légendes et de
la religion de Krichna. La secte krichuaïte, à laquelle appartient un épisode du

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n'attribue aux dieux aucune suprématie de nature sur l'humanité. On a coutume
de dire, en conséquence, que le bouddhisme est une religion athée, et de s'étonner
de ce fait, qui demande seulement à être éclairci et plus exactement formulé. Il
n'y a nulle raison de penser que Çakya n'ait pas cru aux dieux du panthéon
védique, mentionnés dans les Soutras, et desquels Indra est le principal.
Seulement, il partageait le point de vue des brahmanes les plus philosophes, pour
qui les dieux, créatures émanées comme les autres et soumis comme elles aux
transmigrations, encore que bien plus espacées dans le temps, ne diffèrent pas
d'elles essentiellement. Çakya, allait plus loin, en ce qu'il supprimait le sujet de
l'émanation, Brahma, en tant que Nature éternelle, et ne gardait que des êtres
individuels, tous similaires entre eux, dieux, hommes et démons, et tous
instables, entre lesquels le mérite seul établissait des différences, Çakya leur
donnait à tous ce port unique de délivrance, le nirvana. Mais le mérite
suréminent, le mérite absolu était à ses yeux celui d'un Bouddha, c'est-à-dire d'un
Sage qui s'affranchit des conditions de l'existence, même divine, et par la s'élève
au-dessus des plus grands dieux. En ce sens, il serait juste de dire, nous référant à
nos propres concepts habituels de divinité, que ce Bouddha, cet homme,
devenait, pour ceux qui croyaient en lui, un dieu, et prenait la place du dieu du
panthéisme, Brahma. Que lui manquait-il, en effet, pour cela? La préexistence?
Mais il l'avait, et même sans limites, selon la croyance reçue. La possession du
temps infini, dans l'avenir ainsi que dans le passé? L’éternité ?cette question nous
ramène à celle de l'interprétation du nirvana, que nous avons examinée et qui, au
point de vue religieux, comporte une solution autre que négative. La seule
différence entre les croyances bouddhiques et les croyances théistes consiste
donc en ce que les premières excluent les doctrines de la création et de la
Providence, c'est-à-dire de l'unité, de la personnalité et du gouvernement
universel de Dieu. Il ne s'agit pas d'atténuer cette différence, qui est énorme;

Mahabharata (le Bhagavad Gita) caractérisé par un panthéisme mystique et


quiétiste de haute immoralité, est très probablement postérieure à la propagation
du bouddhisme indien, contre lequel elle parait avoir été une réaction créée ou
favorisée par les brahmanes (voyez Burnouf, Introduction à l'histoire du buddhisme
indien).

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toutefois, on n'appelle pas athées, d'ordinaire, les religions polythéistes de la
Grèce et de Rome pour lesquelles l'éternité de la nature et l'évolution fatale des
phénomènes étaient des points incontestés, bien que l'existence des dieux et leur
intervention dans les affaires humaines fissent également partie des croyances
communes. Le bouddhisme, au moins considéré en son développement, ne
manque pas de rapports avec ces religions, pourvu que sa grande caractéristique
soit mise à part, qui consiste dans la doctrine si arrêtée des transmigrations et
dans la cause assignée aux essences et aux puissances surnaturelles des Bouddhas
et des Bodhisattvas, les dieux supérieurs du culte bouddhique.
L'individualisme reste le trait essentiel du bouddhisme, celui dans lequel
il garde le mieux partout la marque de son fondateur. Le Bouddha doit tout à lui-
même, à son mérite, à ses efforts, sans aucune révélation externe ou grâce d'en
haut de quelque nature qu'elle soit, sans qu'il y ait la moindre trace, alors pourtant
que son principe personnel ou âme a passé par des mondes infinis, et par tant de
formes et de milieux différents, d'une action sanctifiante que quelque être plus
grand et plus noble que lui-même aurait exercée sur lui. C'est, pour prendre une
comparaison dans des doctrines que nous connaissons plus complètement, c'est
comme un pélagianisme absolu combiné avec l'origénisme, et dans lequel tout
péché originel est un péché personnel, tout acte moral un acte accompli
librement, et toute responsabilité une dette de soi à soi. On ne voit pas que le
bouddhisme ait envisagé d'autres déterminants des destinées, d'existence en
existence, que des actes libres, ni admis une espèce de solidarité différente de
celle que la créature consciente contracte volontairement avec ses compagnons
de douleur dans la vie mortelle. Jamais doctrine ne fut plus éloignée du
déterminisme, au milieu d'un ordre infaillible du monde et d'une inexorable
justice distributive qui rétribue les oeuvres par les formes.
Seulement, deux questions ici se présentent: 1° Quel fondement peut-on
assigner à une semblable justice dans l'univers, où l'on ne connaît rien que
d'individuel, sans aucun préétablissement des fins par une conscience générale et
par une volonté, sans aucune surintendance apriorique des phénomènes? 2°
Comment expliquer, chez l'être que son effort personnel approche du terme des

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transmigrations, l'immense pitié pour les créatures, où réside un des essentiels
caractères du Bouddha? Comment se fait-il qu'atteignant par la méditation la
science parfaite et reconnaissant le port du salut, il n'abandonne pas le monde à
ses illusions? Pourquoi veut-il, «passé à l'autre rive, y conduire toutes les
créatures», former au moins des disciples qui y en conduisent après lui le plus
grand nombre possible? N'est-ce pas agir que cela, et l'action ne contredit-elle pas
la loi même du Bouddha, formulée dans un des textes les plus populaires de sa
religion: «C'est par l'ignorance que l'action s'accumule; l'action est la cause des
renaissances successives; par la science l'action ne s'accomplit pas; l'action
n'existant pas, l'homme ne renaît plus»9?
La première de ces questions n'attend point de réponse; elle s'adresse
indifféremment à tous les systèmes qui envisagent dans le monde des fins d'ordre
universel sans intelligence universelle, et une justice immanente sans conscience.
La seconde peut au moins recevoir une solution de fait, et la contradiction, s'il y
en a une, est celle que le Bouddha constate en lui-même: d'une part, son
indifférence de théorie, à l'abord du nirvana qui fait tout évanouir; de l'autre, son
sentiment de pratique, la charité dont il est plein à la vue des douleurs des êtres.
Ce sentiment est le mobile du bouddhisme en tant que religion, c'est-à-dire de la
prédication de sa doctrine, qui pourrait si aisément rester individuelle; il en
résume toute l'action sociale. Il n'y a, il ne peut rien y avoir, dans cette doctrine,
de ces recherches et de ces théories sur la morale et sur son fondement
psychologique ou métaphysique, dont la place est naturelle en toute philosophie
qui reconnaît un principe d'unité et de communauté dans l'univers, un dictamen
ou de la raison ou de l'utilité pour régler les rapports mutuel des membres de
cette communauté. Ce n'est pas que les notions habituelles du vice et de la vertu,
des bonnes et des mauvaises actions, fassent défaut à l'organisme mental du
bouddhiste; ce sont bien elles qui règlent sa façon de comprendre la répartition
des lots de la vie dans les renaissances; mais c'est toujours à la pitié qu'il rapporte

9 Stance traduite par Eugène Burnouf, Introd., — Nous avons vu plus haut, dans les
catégories du système Nyaya, l'action, qualité de la faute, donner le fruit qui est la
renaissance.

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le principe du bien faire; c'est dans le sacrifice de soi-même à autrui qu'il place le
mérite supérieur: et autrui n'est pas le prochain ou le semblable seulement; c'est
la créature quelle qu'elle soit. Il y a pour cela deux raisons d'abord la condition
est au fond la même pour tous les êtres, qui, depuis les Dêvas jusqu'aux moindres
animaux, sont sujets aux mêmes sorts et doivent exciter les mêmes sentiments
chez ceux d'entre eux qui, pour le moment, sont doués de connaissance. Ensuite,
et ceci s'explique au même point de vue, on n'a pas à considérer entre les
hommes ces relations parfaitement spéciales de justice et de droit dont on ne
reconnaît pas le fondement, et dont la société indienne semble s'être éloignée à
un degré qui n'a peut-être été atteint dans aucun autre établissement civilisé. On
peut affirmer logiquement, suivant une telle conception du monde, que les
rapports entre les êtres y paraissaient exclusivement déterminés par la passion, ou
bienveillante ou malveillante, comme chez les animaux, et que dès lors l'idéal du
bien ne pouvait être que l'universalisation du sentiment altruiste, chez un être
arrivé à la connaissance raisonnée de la douleur et animé du désir d'y mettre fin.
Ces réflexions doivent diminuer l'étonnement que peut causer un trait légendaire
tel que celui qui nous montre Cakya, en une précédente existence, donnant sa
chair à manger à un tigre affamé, et acquérant par là le mérite qui le prédispose à
passer à l'état de Bouddha parfaitement accompli, au cours de l'existence qui suit.

Source: CHARLES RENOUVIER (1815-1903), "La discipline


bouddhique", in Philosophie analytique de l'histoire: les idées, les religions,
les systèmes, t. I, Chap. II, Paris: Ernest Leroux, 1896-1897, p. 144 et suiv.

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