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VI.

Il Medioevo
e la «storia della metafisica»
Olivier Boulnois

Heidegger, l’ontothéologie et les structures


médiévales de la métaphysique

L’un des concepts les plus remarquables développés par Heidegger est celui
d’onto-théologie. Selon ce concept, la métaphysique possède une «constitution»:
son essence détermine son histoire conformément à sa structure. – Celle-ci est-
elle universelle, sans exception, infalsifiable? – Remarquons d’abord qu’il n’est
pas sûr, pour une théorie, qu’être infalsifiable soit une qualité. Si elle prétendait
tout expliquer, cette formule risquerait d’être aussi indémontrable et totalitaire
que l’interprétation psychanalytique ou marxiste de l’existence. Le concept
d’ontothéologie est-il donc une critique conceptuelle, ou l’indice d’un soupçon
généralisé portant sur tout discours métaphysique? Est-il destiné à dépasser une
crise de la philosophie première, ou à la mettre en cause au nom d’une déter-
mination antérieure et anonyme?
Je souhaite dans cette étude tester cette hypothèse générale sur les diverses
métaphysiques qui se sont déployées concrètement dans l’histoire, et notamment
sur la pensée médiévale, où s’enracine le concept moderne de métaphysique. –
Mais ici, la question se complique du fait que Heidegger, philosophe-historien,
a aussi interprété des métaphysiques précises. Pour le Moyen-Age, pensons es-
sentiellement à l’oeuvre de Thomas d’Aquin, à celle de Scot, d’Eckhart. Trouve-
t-on une confirmation ou une esquisse du concept d’onto-théo-logie dans l’in-
terprétation heideggérienne de leurs métaphysiques? Et cette interprétation se
voit-elle à son tour confirmée par notre lecture des oeuvres? Pour aborder cette
question, nous devons alors demander: 1. Existe-t-il une seule structure de la
métaphysique? La métaphysique, comme discipline et comme complexe de
questions, prend-elle toujours la structure d’une onto-théo-logie? 2. Cette struc-
ture s’applique-t-elle aux métaphysiques médiévales comme un genre à ses
espèces? Les métaphysiques, comme textes historiquement accessibles, cor-
respondent-elles à l’essence de la métaphysique, telle que Heidegger la décrit?
3. Le concept d’onto-théo-logie admet-il certaines limites, ou du moins, faut-il
le compliquer d’autres critères plus précis? Doit-on historiciser ce schéma? Et
en l’historicisant, ne faut-il pas: a. le relativiser (le délimiter); b. le compliquer?

«Quaestio», 1 (2001), 379-406


380 Olivier Boulnois

I. L’essence de la métaphysique et sa structure ontothéologique

Que signife le concept d’onto-théo-logie?


Avant d’employer le terme, Heidegger a déjà signalé la difficulté qu’il expri-
me. Il connaît parfaitement l’articulation entre metaphysica generalis et meta-
physica specialis, au moins depuis sa lecture de Heimsoeth et de Wundt, cités
dans Kant et le problème de la métaphysique. Dès le cours sur Kant, en 1929, il
identifie explicitement metaphysica specialis et théologie, portant sur le «sum-
mum ens», metaphysica generalis et ontologie, portant sur l’«ens commune», dé-
signant ainsi le «concept de l’Ecole» (Schulbegriff)1, et il nomme le problème:
«on voit apparaître un curieux dédoublement dans la détermination de l’essen-
ce de la «philosophie première». Celle-ci est aussi bien

«“connaissance de l’étant en tant qu’étant” (o£n h©ı oçn) que connaissance de la région la
plus éminente de l’étant (timiåtaton génov), à partir de laquelle se détermine l’étant en
totalité (kaqólou). Cette double caractéristique de la pråth filosofía n’implique pas
deux ordres d’idées foncièrement différents et indépendants; mais, d’autre part, on ne
saurait non plus éliminer ni même affaiblir l’un de ces ordres au profit de l’autre; on
ne doit pas davantage ramener cette apparente dualité à l’unité. Il s’agit plutôt d’ex-
pliquer les sources de cette apparente dualité (Zwiespältigkeit) et la nature de l’inter-
dépendance (Zusammengehörigkeit) des deux déterminations à partir du problème di-
recteur d’une ’philosophie première’ de l’étant. Cette tâche est d’autant plus pressan-
te que ce dédoublement n’apparaît pas seulement chez Aristote, mais régit de part en
part le problème de l’être depuis les débuts de la philosophie antique»2.

Heidegger a élaboré le concept d’onto-théo-logie pour nommer et élucider cette


difficulté. D’emblée, il refuse les analyses génétiques inspirées de Jaeger et Na-
torp, selon lesquelles les divers livres de la Métaphysique d’Aristote correspon-
dent à une évolution chronologique de leur auteur et de ses positions philoso-
phiques. Il congédie d’emblée toutes les contingences historiques, y compris la
genèse du corpus aristotélicien, et entend en donner une explication unitaire –
c’est pourquoi son explication doit également être différenciée.
Mais Heidegger a proposé trois interprétations successives du concept, qui
se recoupent mais ne correspondent pas exactement.

I.1. En premier lieu, l’ontothéologie désigne une interprétation de l’être com-


me Dieu. Dans le cadre de son interprétation de la Phénoménologie de l’Esprit

1 M. HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd. 3, hrsg v. F.-W. von Herrmann, Klos-

termann, Frankfurt am Main, 9; trad. fr. par A. de Waelhens et W. Biemel, Kant et le problème de la mé-
taphysique, Gallimard, Paris 1981, 69. Wundt et Heimsoeth sont cités § 1, 6, n. 4; trad. fr. 66, n.1.
2 HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd. 3, 7-8; trad. fr. 67-68 modifiée.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 381

en 1930-31, Heidegger applique l’expression à Hegel: le savoir absolu est une


onto-théo-logie. L’être compris spéculativement, en tant que médiation, est l’u-
nité qui assume toute particularité et surmonte toute contradiction. Il est le coeur
logique de l’absolu:

«La “réconciliation”, voilà l’étant véritable, l’étant d’après l’être duquel tout étant doit
être déterminé dans son être.
L’interprétation de l’être saisie spéculativement et ainsi fondée est ontologie, mais de
telle manière que l’étant proprement dit (eigentlich) est l’absolu, jeóv. C’est à partir de
son être que tout étant et que le lógov sont déterminés. L’interprétation spéculative de
l’être est onto-théo-logie. Cette expression ne doit pas signifier simplement que la phi-
losophie est orientée vers la théologie, ou même qu’elle en est une au sens du concept
– déjà élucidé au début de ce cours – de la théologie spéculative ou rationnelle. Sans
doute Hegel, plus tardivement, écrira-t-il lui-même une fois ces lignes: “Car même la
philosophie n’a pas d’autre objet que Dieu, et elle est ainsi essentiellement théologie
rationnelle, à titre de service divin perpétuel au service de la vérité” [Leçons d’esthé-
tique, Iere partie]. Nous savons aussi qu’Aristote établissait déjà la connexion la plus
étroite entre la philosophie au sens propre et la qeologikæ e¬pistämh, sans que nous
soyons en mesure d’obtenir par voie d’interprétation directe de réels aperçus sur le
rapport qui unit la question de l’o£n h©ı o¢n et la question du qeîon.
Ce que nous voulons dire par l’expression “ontothéologie”, c’est que la problématique
de l’oçn en tant que problématique logique est orientée en première et dernière instan-
ce sur le qeóv, qui est alors déjà conçu lui-même “logiquement”. [...] Le “concept”, ici,
[est] l’auto-conception absolue du savoir [...]. Comprendre quelque chose de l’essence
de Dieu, cela veut dire: comprendre la logicité vraie du logos, et inversement»3.

Ce texte appelle une série de remarques:


1. Heidegger écrit onto-théo-logique en articulant le terme en trois parties,
ce qui contraste avec la graphie de Kant, qui emploie «onto-théologie» pour dé-
signer la preuve ontologique dans la dialectique transcendantale. Par là, il in-
siste sur la dimension logique, c’est-à-dire ici, dialectique et spéculative, de l’i-
dentification hegelienne de l’être avec Dieu.
2. C’est à propos du savoir absolu de l’absolu, dans la béatitude de la pos-
session de soi qui caractérise la vie de l’Esprit divin, que Heidegger introduit le
concept d’onto-théo-logie (plus loin: onto-théo-ego-logie, à la suite de la méta-
physique moderne de la subjectivité, reprise par l’idéalisme allemand).
3. Cette appellation vient du fait que Hegel accomplit la démarche tradi-
tionnelle de l’ontologie, rechercher l’être de l’étant, à partir d’un étant particu-

3 M. HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie des Geistes, GA Bd. 32, hrsg. v. I. Görland, Klostermann,

Frankfurt am Main 1980, 141-143; trad. fr. par E. Martineau, «La phénomenologie de l’esprit» de Hegel,
Gallimard, Paris 1984, 157-159.
382 Olivier Boulnois

lier, l’absolu. C’est parce que la pensée de Hegel est une ontologie de l’absolu,
une ontologie du divin, qu’elle est une onto-théo-logie.
4. Mais ce que stigmatise Heidegger, ce n’est pas que le divin soit détermi-
né à partir de l’être, thèse banale depuis Duns Scot et Suarez. C’est précisément
l’inverse, une thèse proprement hegelienne: que l’étant et le logos sont détermi-
nés à partir du divin: «C’est à partir de son être que tout étant et que le lógov
sont déterminés.» – autrement dit, que le commencement soit déjà un résultat,
ou que l’être soit déjà divin, et que le logos soit déjà concept.
5. Par conséquent, Heidegger pourra insister sur une thèse: l’onto-théo-logie
hegelienne ne constitue pas une simple théologie rationnelle, une branche de
l’ontologie comme la métaphysique spéciale. Car chez Hegel, la théologie dé-
termine de fond en comble l’ontologie: «Cette expression ne doit pas signifier
simplement que la philosophie est orientée vers la théologie, ou même qu’elle
en est une au sens du concept – [...] – de la théologie spéculative ou rationnel-
le». – L’onto-théo-logie au sens strict ne se confond pas avec l’onto-théologie au
sens kantien, celle qui achève la théologie transcendantale. «Or puisque toutes
les preuves purement spéculatives aboutissent à une seule preuve de Dieu, la
preuve ontologique, la théologie transcendantale, même si elle a une dimension
cosmothéologique [...], est fondamentalement une ontothéologie»4. Ainsi, Kant
fait de l’ontothéologie la vérité inéluctable de la métaphysique, désignant par là
son couronnement par un idéal transcendantal, la preuve ontologique étant alors
ce qui prétend achever l’unité systématique de l’ontologie. Mais l’onto-théo-lo-
gie au sens strict, celle que Heidegger déchiffre chez Hegel, est au commence-
ment et non à la fin comme chez Kant. Elle correspond à ce que Heidegger ap-
pelle «absolute Metaphysik» dans le cours de l’été 19295.
6. L’onto-théo-logie, au sens primordial, ne doit donc pas être confondue avec
l’accomplissement de la métaphysique d’Aristote en qeologikæ e¬pistämh, que
Heidegger mentionne pour mémoire et pour s’en distinguer: «Sans doute, He-
gel parle d’un service [de la théologie par la philosophie...]. Nous savons aussi
qu’Aristote [...établit un lien entre philosophie première et science théolo-
gique]». Et Heidegger signale au passage qu’on ne trouvera pas ce lien «par
voie d’interprétation directe». Ce lien apparaîtra de manière plus claire dans
l’accomplissement de la métaphysique lancée par Aristote: dans l’oeuvre de He-
gel même.

4 I. KANT, Kritik der reinen Vernunft; trad. fr. par A. Delamarre et F. Marty, Critique de la raison pure,

in Œuvres philosophiques I, Pléiade, Paris 1980 (A 816 / B 844; trad. fr. I, 1373).
5 M. HEIDEGGER, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problem-

lage der Gegenwart, GA Bd. 28, hrsg. v. C. Strube, Klostermann, Frankfurt am Main 1997, § 3, 33.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 383

7. En 1930-31, le sens propre de l’onto-théo-logie ne porte donc pas sur l’es-


sence de la métaphysique, chez Aristote ou dans la totalité de l’histoire des mé-
taphysiques. Il se résume en fait à la question du lien entre logique et divin: le
divin est-il de structure logique, et le logique de nature divine? Heidegger le dit
très clairement: «L’expression “onto-théo-logie” doit donc nous indiquer l’o-
rientation la plus centrale du problème de l’être, elle n’est nullement chargée
d’exprimer une quelconque liaison à une discipline nommée “théologie”. Le lo-
gique est théologique, et ce logos théo-logique est le lógov de l’o¢n, “logique” si-
gnifiant en même temps: spéculativo-dialectique»6. On ne saurait mieux dire
que le concept s’applique essentiellement à Hegel et n’a rien à voir avec la pro-
blématique théologique de l’entrée de la conceptualité grecque dans la théolo-
gie biblique, que Heidegger mentionne par ailleurs7. – A moins que cette re-
marque ne soit une prétérition, une réticence, ou – mieux – la dénégation (Ver-
neinung) d’une vérité refoulée, en dernière analyse, Heidegger reproche à He-
gel d’avoir interprété l’être à partir du logos, et non à partir du temps, comme
lui-même propose de le faire.
Car dans le même texte, Heidegger approfondit et élargit son concept d’on-
to-théo-logie.

«La question de l’o¢n est onto-logique dès le coup d’envoi grec, mais elle est en même
temps déjà, comme il apparaît chez Platon et Aristote malgré le défaut d’un dévelop-
pement conceptuel correspondant, onto-théo-logique. Mais à partir de Descartes, l’o-
rientation de la question se fait en outre egologique, l’ego n’étant alors pas seulement
central pour le logos, mais tout aussi bien co-déterminant pour le déploiement du
concept de qeóv, ce qui, d’ailleurs, s’était déjà préparé dans la théologie chrétienne.
La question de l’être est donc en son tout onto-théo-ego-logique»8.

Le «développement conceptuel correspondant» n’apparaît pas chez celui qui


pose la question de l’être (Aristote), mais dans la suite de son histoire. Cet ap-
profondissement consiste, à la suite d’une analyse de l’idéalisme allemand (chez
Fichte et Hegel), à montrer comment la conscience précontient l’ensemble des
déterminations du divin, et les détermine en retour. L’élargissement est double,
il consiste justement à intégrer dans l’onto-théo-logie au sens large à la fois la
métaphysique d’Aristote et les enjeux de la théologie moderne, avec son inspi-
ration chrétienne – ce qui est précisément ce que Heidegger s’interdisait d’a-
bord. Il récupère au passage toute la charge que contenait le concept d’onto-
théologie au sens kantien, englobant dans un même mot l’idéal transcendantal

6 HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 144 (trad. fr. légèrement modifiée).
7 HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 143.
8 HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 183; trad. fr. 196, légèrement modifiée.
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de Kant et l’accomplissement de la preuve ontologique chez Hegel. Il n’est


d’ailleurs pas innocent que l’une des citations de Hegel sur lesquelles s’appuie
Heidegger soit tirée du traité sur La preuve de Dieu. – Heidegger passe donc sub-
repticement d’un concept d’onto-théo-logie strict (l’essence de la métaphysique
chez Hegel) à un concept d’onto-théo-logie large (la pensée de Hegel comme ac-
complissant toute l’histoire de la métaphysique). Cela suppose que la pensée de
Hegel soit bien ce pour quoi elle se donne, l’accomplissement historique de l’es-
sence de la philosophie occidentale.
Corollaire: cette critique de l’onto-théo-logie (au sens strict, appliqué à He-
gel) est en fait une défense de la temporalité du Dasein. Par conséquent, le ver-
sant négatif ou critique de la remarque de Heidegger est adossé à une affirma-
tion spéculative: le paragraphe 82 de Sein und Zeit consacré à la conception he-
gelienne du temps, qui écarte (abhebt) sous prétexte de la surmonter (aufheben)
la connexion entre temporalité, être-là et temps mondain. Positivement, Hei-
degger soutenait au contraire que le temps – et non l’éternité du Concept – est
l’horizon de la compréhension de l’être9. Heidegger ne jette pas le soupçon sur
la métaphysique comme onto-théo-logie, il critique en elle l’oubli de l’être com-
me temporalité tel que l’analysait Sein und Zeit. Il y voit le négatif d’une onto-
logie fondamentale interprétée dans l’horizon du temps.

I.2. Dans sa seconde version, le concept d’ontothéologie reçoit une extension


universelle, désormais détachée de son ancrage hegelien. En 1949, dans l’in-
troduction ajoutée à Qu’est-ce que la Métaphysique?, Heidegger emploie, pour la
première fois dans une publication, le vocabulaire de l’onto-théologie:

«Précisément parce qu’elle porte à la représentation l’étant en tant qu’étant [je souli-
gne], la métaphysique est en soi, de cette façon double et une (zwiefach-einig), la vé-
rité de l’étant en général et par excellence (im Allgemeinen und im Höchsten). Elle est,
selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et théologie. Cette essence on-
to-théologique de la philosophie proprement dite (pråth filosofía) doit être fondée
sur la manière dont l’o¢n, précisément en tant qu’ o¢n [je souligne], se met pour elle en
évidence (sich ins Offene bringt)»10.

La métaphysique en général se caractérise donc toujours par le même pli: elle


représente toujours l’étant dans un «doublet» (dieses Zwiefache), au sens de «ses
traits les plus généraux (o¢n kaqólou)» et au sens de «l’étant le plus haut et, par-

9 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, GA Bd. 2, hrsg. v. F.-W. von Herrmann, Klostermann, Frankfurt am Main

1977, § 68 et 82; cf. Was ist Metaphysik?, Klostermann, Frankfurt am Main, texte de la 5e éd. (1949), repris
en 1992 (14e éd.); trad. fr., Qu’est-ce que la métaphysique?, in Questions I, Gallimard, Paris 1968, 39.
10 HEIDEGGER, Was ist Metaphysik?, 19-20; trad. fr. 40 modifiée.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 385

tant, divin [...] (a¬krótaton)»11. Elle dévoile «l’être de l’étant dans l’Universel»
et «dans le Suprême»12. La métaphysique est «dimorphe» (Zweigestaltig)13: tou-
jours «tendue entre une doctrine de l’être et une doctrine de ce qui est au plus
haut point»14. Si l’on admet que «représentation» est ici un nom du logos ac-
compli dans le Concept hegelien, l’essence de la métaphysique ainsi cernée cor-
respond précisément à la structure ambiguë que dévoilait la pensée de Hegel –
identification de l’ontologie et de la théologie –, mais elle s’énonce désormais
comme une «duplicité», un «pli» essentiel et intemporel. Ce dont Hegel donnait
l’accomplissement final apparaît maintenant dans toute la pureté de son essen-
ce elliptique ou bifocale.

I.3. Au troisième sens, la conférence Identität und Differenz, en 1957, reprend


les analyses du cours de 1930-31. Partant encore de Hegel, Heidegger écrit:

«Le caractère onto-théologique (onto-theologische) de la métaphysique est devenu


problématique (fragwürdig) pour la pensée, non pas en raison d’un quelconque athéis-
me, mais à partir de l’expérience faite par une pensée à laquelle s’est montrée, dans
l’onto-théo-logie (Onto-Theo-Logie), l’unité encore impensée de l’essence de la méta-
physique»15.

Or, malgré l’achèvement de la métaphysique dans la figure de Nietzsche, «l’es-


sence de la métaphysique demeure toujours»16. L’unité encore impensée de l’es-
sence de la métaphysique excède son histoire. Celle-ci est précisément l’histoire
de la différence de l’être et de l’étant, mais elle se confond avec celle de l’oubli de
cette différence, puisqu’elle veut penser l’étant en totalité, et l’être à partir de l’é-
tant, sans mesurer cette différence. Or en revenant sur la conférence de 1949, In-
troduction à la Métaphysique, et sur la seconde figure de l’ontothéologie, Heideg-
ger corrige l’interprétation obvie de son texte, voire se rétracte explicitement:

«Il serait toutefois prématuré de soutenir que la métaphysique est une théologie par-
ce qu’elle est une ontologie. On dira d’abord: la métaphysique est théologie, un dis-
cours sur Dieu, parce que le dieu (der Gott) entre dans la philosophie [je souligne]. Ain-

11 HEIDEGGER, Was ist Metaphysik?, 19-20; trad. fr. 40.


12 M. HEIDEGGER, Identität und Differenz, Neske, Pfullingen 1957; trad. fr., Identité et différence, in
Questions I, 305.
13 HEIDEGGER, Was ist Metaphysik?, 19-20; trad. fr..41.

14 Selon la juste formule de R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, Paris 1988, 109.

15 HEIDEGGER, Identität und Differenz, 51; trad. fr. 289. On remarquera l’écart typographique (et

conceptuel) entre l’adjectif “onto-théologique” et le substantif: “onto-théo-logie”, qui met en exergue la


dimension spéculative de la Logique. Heidegger renouera dans la suite de la conférence avec son cours
de 1930-31, en parlant d’“Onto-théo-logique” (Onto-Theo-Logik, 56).
16 HEIDEGGER, Identität und Differenz, 51; trad. fr. 289.
386 Olivier Boulnois

si la question du caractère onto-théologique de la métaphysique s’aiguise et devient


la question: comment le dieu entre-t-il dans la philosophie, non seulement dans la phi-
losophie moderne, mais dans la philosophie en tant que telle?»17.

Remarquons que Heidegger (contrairement à ce qu’indique la traduction fran-


çaise), ne demande pas comment “Dieu”, mais comment “le dieu” entre dans la
philosophie. Il choisit clairement d’employer la formule grecque, utilisée par
Homère ou Pindare pour parler du divin, qui s’offre en dieux multiples, et non
la formule utilisée dans les traductions allemandes de la Bible depuis Luther,
pour désigner le Dieu unique du judaïsme et du christianisme. Ainsi, il appa-
raît que le commencement grec est à la fois une confirmation et un développe-
ment plus essentiel que l’accomplissement moderne, car ce commencement per-
met de caractériser l’essence de la philosophie comme telle: la question vaut
“non seulement” pour la philosophie moderne, “mais” (surtout) pour la philoso-
phie comme telle. Il faut rechercher l’origine de l’onto-théologie moderne dans
la philosophie grecque, et non dans l’histoire de la révélation biblique, avec son
intelligence juive puis chrétienne. Ainsi, le développement interne de la méta-
physique détermine l’intelligence de la foi dans la pensée occidentale: l’entrée
du dieu dans la philosophie permet et justifie la théologie comme science18.
Ici, Heidegger écarte explicitement la réponse donnée en 1947, dans l’intro-
duction à Qu’est-ce que la métaphysique? Ce n’est plus précisément en tant
qu’ontologie que la métaphysique est une théologie. Ce n’est pas seulement la
structure de la métaphysique qui explique, de l’intérieur, la naissance de la théo-
logie, mais c’est une entrée. La nature de la métaphysique ne fonde plus seule-
ment sa structure onto-théologique, mais un événement d’origine extérieur, une
intrusion énigmatique: l’entrée du dieu dans la philosophie. Cette arrivée du
dieu, la réception du transcendent dans l’immanent, est un phénomène plus ra-
dical pour la philosophie que l’appartenance du théologique à l’ontologique.
Pourtant, cette entrée n’est pas une brèche forcée par une initiative divine.
– D’où vient alors son avènement? La réponse de Heidegger est le concept
d’Austrag (distribution, arrangement): «La dispensation (Austrag) nous donne
et nous abandonne (ergibt und vergibt) l’être comme le principe (Grund) pro-
ducteur (her-vor-bringenden), principe qui a lui-même besoin d’une fondation
(Begründung), c’est-à-dire d’une causation par la chose (Sache) la plus origi-
nelle. Celle-ci est la cause (Ursache) en tant que causa sui. Tel est le nom qui

HEIDEGGER, Identität und Differenz, 52; la trad. fr. 290 a dû être totalement refaite.
17

«La foi chrétienne s’approprie les traits fondamentaux de la métaphysique et sous cette refonte
18

(Prägung) a su mener la métaphysique à sa domination occidentale»: M. HEIDEGGER, Nietzsche II, GA Bd.


6.2, hrsg. v. B. Schillbach, Klostermann, Frankfurt am Main 1997, ch. 6, 431; trad. fr. par P. Klossowski,
Nietzsche, Gallimard, Paris, 1971, 381.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 387

convient pour le Dieu dans la philosophie»19. Heidegger fait ici allusion à la


métaphysique cartésienne, dont il donne une analyse remarquable: chez Des-
cartes, Dieu lui-même se soumet au concept de cause. Dès lors, l’entrée de
Dieu répond à un besoin de la métaphysique, le «besoin de causation». Dans
la causa sui, Dieu obéit à une convocation d’origine humaine. Mais qu’est-ce
qui nous dispense cette histoire faite d’oubli et de voilement? L’être lui-même,
qui est la Différence et la Dispensation même20. Nous entrons alors dans un
nouveau concept, qui porte d’ailleurs chez Heidegger un nom plus précis: ce-
lui d’ «onto-théo-logique»: «c’est une logique qui pense l’être de l’étant [...]
dans la perspective de ce qu’il y a de différent dans la Différence, sans consi-
dérer la Différence comme différence»21. Dans cette ultime généralisation, c’est
toute pensée philosophique de Dieu qui se trouve critiquée, toute théologie na-
turelle, et l’onto-théologie se confond de manière heuristique avec l’entrée de
Dieu dans la philosophie. D’où l’affirmation que «la pensée sans-dieu (gott-lo-
se), qui doit nécessairement (muss) abandonner le Dieu de la philosophie, le
Dieu comme causa sui, est peut-être plus près du Dieu divin»22. Par cette voie
négative, Heidegger a totalement abandonné sa distinction originelle entre on-
to-théologie et théologie philosophique, puisqu’il faut rejeter désormais les
deux ensemble.
Le concept d’ontothéologie a donc une visée polémique de plus en plus vas-
te. Il disqualifie d’abord l’interprétation hegelienne de l’être comme Dieu, avec
l’accomplissement de la métaphysique chez Hegel, puis l’essence de la méta-
physique comme une ellipse à deux foyers, l’être et Dieu, enfin, tout discours
philosophique sur Dieu, nécessairement inféodé à la métaphysique.
Pour Heidegger, philosopher à neuf ne se distingue pas de l’acte de répéter
l’histoire de la métaphysique, d’en faire la contre-épreuve. L’histoire heideggé-
rienne de la métaphysique ne consiste pas en une histoire des problèmes (Pro-
blemgeschichte), faisait remarquer Gadamer23, mais en une destruction en vue
d’une refondation. L’essentiel du concept de métaphysique se construit dans un
dialogue avec le commencement et la fin de son histoire, avec Aristote et avec
Hegel. Heidegger ne s’en cache pas: son interprétation de l’histoire de la philo-
sophie a une structure finalisée. L’interprétation s’oppose à celle de Hegel, mais
reste de même nature: il s’agit d’une histoire soustractive et non d’une histoire

19 HEIDEGGER, Identität und Differenz, 70; trad. fr. 306 (remaniée).


20 « Insofern Sein als Sein des Seienden, als die Differenz, als der Austrag west »: HEIDEGGER, Iden-
tität und Differenz, 67-68.
21 HEIDEGGER, Identität und Differenz, 68-69; trad. fr. 305.

22 HEIDEGGER, Identität und Differenz, 71; trad. fr. 306.

23 H.-G. GADAMER, Heidegger et l’histoire de la philosophie, in M. HAAR (éd. par), Martin Heidegger,

L’Herne, Paris 1983, 169-176.


388 Olivier Boulnois

additive – de l’histoire d’un oubli, et non d’un progrès, du récit d’une occulta-
tion, et non d’une manifestation24. – Or nous l’avons vu, selon Heidegger, le mê-
me concept d’onto-théo-logie s’accomplit en trois figures différentes: l’achève-
ment de la métaphysique en savoir absolu chez Hegel, l’essence bifide de la mé-
taphysique à partir d’Aristote, et enfin, l’entrée de Dieu dans la philosophie.
Sont-elles superposables? Ou bien ces élargissements successifs ne sont-ils pas
acquis au prix de glissements de sens?
Remarquons d’abord que l’interprétation de l’onto-théologie comme essen-
ce et non comme figure historique de la métaphysique fait problème dès le point
de départ, à savoir la métaphysique aristotélicienne. On peut se demander si
la coappartenance entre le commun et le suprême est aussi constitutive de la
métaphysique que le pense Heidegger: celui-ci s’appuie implicitement sur l’ex-
pression d’Aristote à propos de l’objet de la métaphysique, dont l’objet est uni-
versel parce que premier. On aura reconnu une allusion à la Métaphysique E
d’Aristote25, rapprochée par Heidegger de Métaphysique G et K26. Or cette inter-
prétation pose un problème philologique. C’est seulement du point de vue de
la postérité du Corpus aristotélicien, et particulièrement du Moyen Age, que la
Métaphysique d’Aristote a reçu la forme et le sens que nous lui connaissons.
Tandis que le texte de G ne fait référence qu’à une «science de l’étant en tant
qu’étant», celui de K est notoirement inauthentique, et celui d’E d’authentici-
té discutée27. Il se pourrait que face aux glissements de la problématique aris-
totélicienne, de l’ontologie à l’ousiologie, puis à une théologie séparée28, des
élèves bien intentionnés aient tenté de fusionner des dimensions qu’il s’agis-
sait plutôt chez Aristote d’articuler et d’enchaîner successivement. L’identifi-
cation du commun et du suprême serait alors le résultat d’un amalgame sco-
laire. Certes, que cette tension soit historiquement construite ou bien constitu-
tive, que l’on admette ou non qu’Aristote n’est pas l’auteur du livre E (comme
le soutient E. Martineau), cette tension a produit ses effets dans son école – el-
le est entrée dans l’histoire de l’interprétation médiévale du corpus aristoteli-
cum. Mais dès l’origine, et du point de vue du concept, il se pourrait que les

24 Voir la “troisième question” de la conférence sur l'onto-théo-logie: « Für Hegel hat das Gespräch

mit der voraufgegangenen Geschichte der Philosophie den Charakter der Aufhebung, d. h. des vermit-
telnden Begreifens im Sinne der absoluten Begründung. Für uns ist der Charakter des Gespräches mit
der Geschichte des Denkens nicht mehr die Aufhebung sondern der Schritt zurück. [...] Der Schritt zu-
rück weist in den bisher übersprungenen Bereich, aus dem her das Wesen der Wahrheit allererst denk-
würdig wird»: HEIDEGGER, Identität und Differenz, 45.
25 Cf. ARISTOTE, Métaphysique E, 1, 1026 a 30 s.

26 HEIDEGGER, Was ist Metaphysik?; trad. fr. 40.

27 Cf. E. MARTINEAU, Sur l’inauthenticité de Métaphysique E, «Conférence», 5 (1997), 443-509.

28 Je n’entends pas proposer là une hypothèse génétique sur l’évolution d’Aristote, mais décrire la lo-

gique de l’oeuvre, dans l’esprit de P. AUBENQUE, Le problème de l’être chez Aristote, Paris 1962.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 389

deux dimensions aient été distinctes, voire séparables, et que le suprême ne


fût pas nécessairement confondu avec le général.
De surcroît, l’analyse heidegerienne de l’onto-théo-logie, dans ses trois sens,
strict ou larges, laisse de côté les métaphysiques médiévales. Elle indique ou
bien l’accomplissement de l’onto-théo-logie dans l’oeuvre de Hegel, ou son es-
quisse dans les traités d’Aristote, ou encore le concept heuristique et général
d’entrée de Dieu dans la philosophie! Le Moyen Age est sans doute impliqué et
sous-entendu entre les deux, mais précisément, il est compris selon l’historio-
graphie traditionnelle, comme Moyen, intermédiaire entre deux époques essen-
tielles, ayant son sens hors de lui-même – un Age intérimaire de la métaphysique.
Ainsi, malgré la bonne connaissance de la philosophie médiévale qu’avait
Heidegger (en phase avec la recherche contemporaine, au moins au début de sa
carrière intellectuelle), le point aveugle de son analyse est justement celle-ci.
Dès le début, d’ailleurs, les travaux de Heidegger ont suscité l’attention des
médiévistes. – Sa thèse d’habilitation a fait l’objet d’une recension louangeuse
mais critique par Parthenius Minges dans les Franziskanische Studien en 1917.
D’une main, le savant scotiste rendait hommage à son engagement spéculatif, il
louait un philosophe de formation «moderne» de s’être risqué à interpréter une
oeuvre médiévale29, de l’autre, il signalait les insuffisances de la méthode phi-
lologique suivie par Heidegger, qui unifie conceptuellement des textes sans se
soucier de leur authenticité30.
Au vu des récents travaux concernant l’histoire de la métaphysique au Moyen-
Age, il semble donc utile de faire la contre-épreuve des métaphysiques médié-
vales pour tester l’hypothèse de Heidegger. L’unification systématique de la mé-
taphysique en un seul concept cède alors la place à l’extraordinaire diversité des
métaphysiques médiévales. Je propose cependant de regrouper ces métaphy-
siques en trois figures31. L’onto-théologie ne sera plus pour nous sa «constitution»
(un concept qui confond la pluralité de ses formes substantielles dans l’unité d’un
déploiement organique), mais l’une de ses diverses structures historiques.

29 P. MINGES, Die skotistische Literatur des 20. Jahrhunderts, «Franziskanische Studien», 4 (1917),

177: «Es ist aber mit Anerkennung hervorzuheben, dass er der Scholastik und speziell Skotus wohlwol-
lend gegenübersteht. [...] Das Bestreben des Verfassers ist gewiss sehr löblich; er gibt sich auch redlich
Mühe, unter Anführung von vielen Zitaten, Skotus gerecht zu Sein ». Conclusion: « Immerhin muss man
diese Arbeit sehr begrüssen, namentlich, wenn man bedenkt, wie schwer es einem nicht scholastisch vor-
gebildet Autor fällt, sich in einen Skotus mit seinen zahlreichen subtilen Begriffen, Unterscheidungen
und Einteilungen hineinzudenken» (178).
30 MINGES, Die skotistische Literatur...: «In den verschiedenen Werken des genannten Scholastikers

findet sich noch eine Menge von einschlägigen Material. Dasselbe sollte zuerst vollständig gesammelt,
unter sich verglichen und kritisch geprüft werden, bevor man est mit neueren Theorien in Beziehung
bringt; sonst kann man sich nicht wenig täuschen».
31 Reprenant ici des analyses plus poussées, élaborées dans O. BOULNOIS, Le besoin de métaphysique,

in J.-L. SOLÈRE (éd. par), Philosophie et théologie au Moyen Age, à paraître.


390 Olivier Boulnois

II. Les trois figures historiques de la métaphysique médiévale

II.1. Une première figure de la métaphysique: la protologie

Une première figure de la métaphysique correspond à l’accomplissement hege-


lien de la métaphysique dans le «savoir absolu de l’absolu», c’est-à-dire à la dé-
finition heideggérienne de la métaphysique comme onto-théo-logie au sens de
1930. Sous la forme d’une «science divine du divin», elle se trouve dans la dé-
finition scolaire de la métaphysique au début du XIIIeme siècle.
L’on trouve en effet, dans un Guide de l’étudiant anonyme, comme dans L’In-
troduction à la philosophie de Nicolas de Paris et le prologue Triplex est princi-
pium d’Adénulfe d’Anagni32, une définition de la métaphysique comme science
de ce qui est séparé de la matière et du mouvement, dans l’esprit d’Aristote, Mé-
taphysique E, 133. La métaphysique se donne d’abord comme une science du di-
vin, une théiologie. Son sujet est d’emblée et uniquement Dieu, principe de l’ê-
tre et de la conservation de toutes choses34.
Mais le concept de métaphysique est inséparable du corpus qu’il désigne. En
effet, cette science est habituellement connue sous son nom aristotélicien, celui de
theologia transmis par l’entremise de Boèce35. La nouveauté est ici de la relier au
concept de métaphysique, et donc au corpus nouvellement traduit qui porte ce nom.
– Mais de quel corpus s’agit-il? S’agit-il de “notre” Métaphysique d’Aristote? – Pré-
cisément pas. L’ouvrage étudié par l’anonyme diffère de ce que nous lisons sous le
nom de Métaphysique parce qu’il comporte trois livres en moins et un livre en plus.
La métaphysique de l’anonyme comporte trois parties. La première cor-
respond au début de la Metaphysica vetus: notre livre a (suivi peut-être de A, 5-
8)36. La seconde est tirée de la Metaphysica nova: les livres B à L, à l’exclusion
du livre K. Cette Métaphysique comprend donc onze livres, trois de moins que
la nôtre (elle ne contient ni K, ni M et N)37. L’ordre suivi a son importance: cet-

32 ANONYME, Guide de l’étudiant, § 10, éd. C. Lafleur et J. Carrier, L’enseignement de la philosophie

au XIIIeme siècle, Brepols, Turnhout 1997, 456.


33 «Possunt enim res nature tripliciter considerari: uno modo prout sunt omnino separate a motu et a

materia secundum esse et diffinitionem, et de talibus rebus est methaphisica. Et dicitur a metha, quod est
“trans”, et phisis, quod est “natura”, quasi “transcendens phisim”, in eo quod maxime de transcendenti-
bus naturam considerat, scilicet de divinis» (ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 9).
34 ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 12: «Subiectum vero methaphisice potest dici primum ens, eo

quod est illud a quo omnia alia exeunt in esse et a quo conseruantur. Et potest dici subiectum eius ens
communiter dictum ad omnia universalia principia rerum».
35 BOETIUS, De Trinitate, ch. 2, in The theological tractates, ed. by H.F. Stewart – E.K. Rand – S.J. Tes-

ter, Cambridge (Mass.) – London 1973, 8; éd. et trad. fr. par A. Tisserand, Traités théologiques, Flamma-
rion, Paris 2000, 144-145.
36 ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 10.

37 ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 10.


Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 391

te métaphysique commence, dès le second chapitre du premier livre (Métaphy-


sique a, 2), par la démonstration de l’existence d’un premier principe38 (dans
l’ordre des causes matérielles, motrices, finales et formelles – ce qui constitue,
avec le principe d’éminence d’a, 1, l’embryon des cinq voies thomistes!). Cer-
tains vont même jusqu’à faire d’ a, 1, qui porte sur la recherche de la vérité, un
simple prologue; dans ce cas, la Métaphysique débuterait littéralement par la
preuve de Dieu39. Avec le livre L, cette métaphysique s’achève par la science
de Dieu, entendue en un génitif à la fois objectif et subjectif: la métaphysique
culmine dans la noesis noeseôs, la science que Dieu a de lui-même. L’absence
d’un livre est capital: l’omission de K ne permet pas l’assimilation entre être en
tant qu’être et être séparé, autorisée par un étrange et célèbre passage de K40.
Allant de la preuve du premier principe à la science divine, on comprend mieux
comment cette métaphysique est une théologie, et ne se confond nullement avec
la science de l’être en tant qu’être.
Mais, autant que par ses «soustractions», cette édition de la Métaphysique est
remarquable par ses additions. Car la troisième partie en est le Livre des causes41.
Le douzième livre de la métaphysique porte ainsi sur les «substances divines en
tant qu’elles sont les principes de l’être ou de l’influence d’une substance sur une
autre»42. Cette «troisième partie» de la métaphysique prolonge celle qui se clôt
avec le livre L. Le Livre des causes devient ainsi le couronnement de la théologie
philosophique d’Aristote, il permet d’adjoindre à la théologie ascendante une
théologie descendante, qui expose les moments de l’émanation du divin.
Or cette conception de la métaphysique comme science est étroitement liée
au corpus des traductions gréco-arabes. Elle «propose ce que, précisément,
Aristote lui-même ne donne pas: savoir, une théorie cosmologique de l’éma-
nation (théorie dite des Intelligences) incluant une théorie du premier agent,
qui elle-même prolonge la théorie du premier moteur formulée dans le livre

38 ARISTOTE, Métaphysique a, 2, 994 a 1-2 (trad. fr. par Tricot, Paris 1974, 110-111).
39 «Ad divisionem huius scientiae attendamus; quae primo dividitur in duas partes, scilicet in pro-
oemium et tractatum. Et incipit tractatus ibi: Et manifestum est quod res [= début d’a, 2, 994 a 1]», ADAM
DE BOCFELD (BUCKFIELD), Sententia super secundum Metaphysicae, ed. by A. Maurer, in Nine Medieval Thin-
kers. A collection of hitherto unedited texts, éd. J. R. O’Donnell, Pontifical Institute of Medieval Studies,
Toronto 1955, 101.
40 «Il existe, d’autre part, une science de l’être en tant qu’être et séparé» (K, 7, 1064 a 28-29), une

science «universelle parce que première» (K, 7, 1064 b 13-14), expression qui plaide contre l’authenti-
cité de K, mais qui a un parallèle en E, 1, 1026 a 31.
41 ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 10: «Tertius liber est De causis; et ibi agitur de substantiis divi-

nis in quantum sunt principia essendi vel influendi unam in alteram secundum quod ibidem habetur quod
omnis substantia superior influit in suum causatum».
42 Cf. le Liber de Causis, éd. et trad. par P. Magnard, O. Boulnois, B. Pinchard, J.-L. Solère, Vrin, Pa-

ris 1990 [= La demeure de l’être: autour d’un anonym; étude et traduction du Liber de Causis], ch.1, § 1,
38-39: «Omnis causa primaria plus est influens super causatum suum quam causa universalis secunda»:
«Toute cause première influe plus sur son effet que la cause universelle seconde».
392 Olivier Boulnois

L»43. Ce projet d’ensemble se caractérise d’emblée par une réduction de l’on-


tologie à la théologie. La première partie de la métaphysique montre qu’il faut
ramener (reduci habet) l’étant en tant que tel à l’étant premier; la seconde, qu’il
faut étudier les réalités divines et les principes dans leur être propre (secun-
dum quodlibet sui esse); la troisième, considérer ces réalités divines dans leur
activité de donateurs d’être. Il est certes question de l’être, mais au fond ja-
mais pour lui-même: nous allons de l’être du causé à l’être du principe, puis
de l’être du principe à l’être du causé; à la réduction succède l’émanation. Il
n’y a pas d’ontologie comme telle, l’analyse de l’essence se voyant toujours ré-
duite à la vie du divin, faite d’émanation et de retour vers soi.
Ce projet suppose une distinction entre deux sens de la cause, la cause mo-
trice et le principe d’être. Le premier moteur ne s’identifie pas avec le «premier
agent» (Primum agens); en effet, il est atteint au terme d’une preuve qui reste
physico-théologique; à supposer qu’il soit Dieu, il est le Dieu des physiciens. En
revanche, le Dieu véritablement Dieu est créateur de l’être, et c’est ainsi qu’il
est véritablement l’objet de la métaphysique.
Mais cette lecture latine de la métaphysique comme théologie est elle-même
la reprise d’un projet fondamental de la philosophie arabe: la constitution d’une
Théologie d’Aristote. Entendons par là l’ouvrage apocryphe qui porte ce nom, et
qui a bien pour but de compléter le projet de la science divine tel qu’il n’a pas pu
être réalisé par Aristote dans la Métaphysique. Rédigé dans le cercle d’al-Kindi, au
IXeme siècle, ce discours «sur la souveraineté divine» se compose d’un centon de
citations de Porphyre, Plotin, Proclus et Alexandre d’Aphrodise. De façon remar-
quable, la première métaphysique médiévale latine reproduit ce projet alors mê-
me que le corpus correspondant lui reste pour l’essentiel inaccessible. Précisément,
le seul texte qui soit parvenu au monde latin, comme la lumière fossile de ce big
bang, est le Livre des causes. L’une des caractéristiques les plus remarquables de
cet ouvrage est précisément qu’il s’agit d’une hénologie néoplatonicienne écrêtée:
le premier principe s’identifie au degré suprême de l’être, donateur de l’être des
étants. Identifiée à l’être, la cause première est la cause du monde (Proposition 2).
– Mais la promotion de la cause efficiente n’est pas propre au monothéisme des
«religions du Livre». On en trouve la formulation dès Proclus44.
L’on peut même remonter plus haut que cette interprétation kindienne de la
métaphysique. Pour l’école d’Ammonius, en effet, nous partons de la physique
pour remonter à la métaphysique45, qui se confond avec la philosophie premiè-

43 A. DE LIBERA, Structure du corpus scolaire de la métaphysique dans la première moitié du XIIIe siè-

cle, dans C. LAFLEUR - J. CARRIER (éd. par), L’enseignement de la philosophie au XIIIe siècle. Autour du
«Guide de l’étudiant» du ms. Ripoll 109, Brepols, Turnhout 1997, 61-88, ici 75.
44 PROCLUS, Commentaire du Parménide III, ed. V. Cousin, Procli Opera inedita, Paris, 1864, 788.

45 ASCLEPIOS, In Metaphysicam, CAG 6/2, ed. M. Hayduck, 3, 21-30.


Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 393

re d’Aristote, c’est-à-dire avec une théologie46. Son objet est donc l’immatériel,
non soumis au devenir, l’«étant premier» par excellence et dans l’ordre des cau-
ses. Cette interprétation, transmise par des sources arabes, conforte ce que les
latins connaissaient déjà de l’école d’Ammonius, via Boèce, qui interprète la
science la plus haute comme theologia ou science du divin. Combinant ces dif-
férentes sources, ils retrouvent le principe d’une procession de l’être hors de l’ê-
tre premier. Mais la répétition est ici une différence: les auteurs latins reconsti-
tuent le geste néoplatonicien en ignorant le corpus où il s’est constitué. Ils ré-
alisent donc à leur tour une nouvelle synthèse néoplatonicienne.
Remarquons que Heidegger n’étudie jamais pour elle-même la pensée néo-
platonicienne (il ne lui consacre aucun cours), qu’il lui dénie même tout statut
philosophique (la qualifiant une fois au moins du méchant nom de «théoso-
phie»47), et qu’il oriente tout l’effort de son cours sur Augustin à le détacher de
ses sources platoniciennes. En tous cas, cela ne le prédispose pas à reconnaître
l’existence de cette forme de métaphysique de part en part théologique. S’agit-
il d’une onto-théologie? Dans la troisième figure de ce concept, oui, puisqu’il
s’agit d’une pensée où Dieu entre dans la philosophie. Mais dire cela, est-ce fai-
re une grande découverte? En revanche, il ne s’agit pas d’une onto-théologie
dans la seconde figure: cette métaphysique ne comporte aucune dimension uni-
verselle, aucune spéculation sur l’ens commune, sur l’on hè on. Il n’y a pas là
d’ontothéologie parce qu’il n’y a pas d’ontologie. C’est pourtant une onto-théolo-
gie au premier sens, parce qu’elle est d’abord déterminée par le divin, et qu’el-
le culmine dans la science divine du divin, le platonisme communiquant avec
l’idéalisme. Je propose d’appeler cette doctrine une protologie, car cette méta-
physique vise directement tout ce qui est premier ou principe.

II.2. La seconde figure de la métaphysique: une katholou-protologie

Mais une poussée en sens contraire travaille également la philosophie médiéva-


le. – Avicenne réfute en effet l’identification du sujet de la métaphysique avec
Dieu. Une science présupposant l’existence de son sujet48, si Dieu était le sujet

46 AMMONIUS, In Porphyrium Isagogen, CAG 4/3, ed. A. Busse, 11, 25 sq.; cf. 13, 5; et In Categ., CAG

4/4, ed. A. Busse, 6, 4 sq. Et SIMPLICIUS, In De anima, CAG 9/1, ed. M. Hayduck, 124, 15 sq.
47 Voir, ici même, la communication de J.-M. Narbonne, et W. BEIERWALTES, Platonisme et idéalisme,

Paris 2000, postface à l’éd. française, 216: «dans sa construction philosophico-historique du développe-
ment de la pensée “métaphysique”, il n’accorde au néoplatonisme absolument aucun rôle déterminant
dans cette histoire».
48 AVICENNA, Liber de philosophia prima, sive scientia divina, ed. S. Van Riet, Louvain – Leyde 1977,

I, 1, 5: «Nulla enim scientia debet stabilire esse suum subiectum».


394 Olivier Boulnois

de la métaphysique, son existence devrait être démontrée ailleurs. Mais les au-
tres sciences en sont incapables. Si le premier moteur est bien démontré par
Aristote dans la Physique, cette preuve ne relève pas de la physique49. Au nom
d’un concept monothéiste de Dieu comme premier agent, plutôt que premier mo-
teur, Avicenne se démarque d’Aristote, pour qui la physique s’achève dans l’é-
tude des causes dernières du mouvement.
Du coup, Avicenne se fonde sur l’affirmation de Métaphysique G: «le premier
sujet de cette science est l’étant en tant qu’il est étant; et ce qu’elle étudie, ce
sont les propriétés qui accompagnent (consequentia) l’étant en tant qu’étant sans
restriction»50. La métaphysique porte alors sur l’objet le plus général de notre
pensée, le concept d’étant: «L’être, la raison le connaît par elle-même sans re-
courir à définition ni description, parce que l’être n’a pas de définition, parce
qu’il n’a ni genre ni différence»51, selon une évidence herméneutique que Hei-
degger reprendra dans Sein und Zeit52.
Si l’étant est le sujet de cette science, peut-elle établir l’existence des princi-
pes de l’étant? – Il semble que non: si l’objet d’une science est un point de départ,
on ne recherche pas ses principes, mais les propriétés qui en découlent53. – Au
contraire, répond Avicenne: «la considération des principes n’est autre que l’in-
vestigation des conséquences (consequentia) de ce sujet»54; on ne recherche pas
les principes de l’étant en tant que tel, mais seulement ses propriété consécutives
(consequentia), ses attributs connexes. L’être comme tel est un universel, le plus
universel de tous, il n’implique ni n’exclut rien de ce qui est contenu sous son ex-
tension, mais il le tolère. Le principe est bien un étant, inclus dans l’extension de
ce concept, mais il n’est pas le principe de l’étant en général. «En effet, le princi-
pe n’est pas plus commun que l’étant»55. Il n’est pas davantage «principe de tous
les étants, car dans ce cas il serait principe de soi-même; or l’étant en soi, pris ab-

49 AVICENNA. Liber de philosophia prima..., 5: «Ipsa inquirit res separatas omnino a materia. Iam etiam

tibi significavi in naturalibus quod Deus non est corpus nec virtus corporis, sed est unum separatum a
materia et ab omni commixtione omnis motus».
50 AVICENNA, Liber de philosophia prima..., I, 2, 13: «Ideo primum subiectum huius scientiae est ens

inquantum est ens; et ea quae inquirit sunt consequentia ens inquantum est ens sine conditione» – en-
tendons, sans restriction.
51 AVICENNE, Le Livre de science, deuxième éd. M. Achena, H. Massé, s.l. (Paris?) 1986, 136.

52 HEIDEGGER, Sein und Zeit, GA Bd. 2, § 1, 4, citant Pascal: «On ne peut entreprendre de définir l’ê-

tre» (De l’esprit géométrique).


53 AVICENNA, Liber de philosophia prima..., I, 2, 13: «tunc non potest esse ut ipsa stabiliat esse prin-

cipia essendi. Inquisitio enim omnis scientiae non est de principiis, sed de consequentibus principio-
rum».
54 AVICENNA, Liber de philosophia prima..., I, 2, 13: «speculatio de principiis non est nisi inquisitio de

consequentibus huius subiecti».


55 AVICENNA, Liber de philosophia prima..., I, 2, 14: «principium enim non est communius quam ens,

quasi consequatur cetera consecutione prima».


Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 395

solument, n’a pas de principe»56. Le principe est un étant parmi d’autres, et le


principe d’autres étants. On ne recherchera donc pas les principes de l’étant pris
absolument, mais des propriétés relatives de l’étant. Ainsi, dans l’analyse avicen-
nienne, l’étant est le concept le plus commun, englobant dans son extension le
principe, excluant ainsi toute causa sui. – Loin d’être un «temps d’incubation» du
principe de raison, comme le laisse entendre Heidegger57, toute la métaphysique
médiévale se dresse contre ce concept jusqu’à son renversement cartésien.
Mais le point difficile porte sur l’articulation entre l’essence de l’étant en gé-
néral, pris dans sa neutralité, et l’être du fini, dont il faut alors montrer qu’il a
un principe absolu. Avicenne laisse flottant le rapport entre l’étant et Dieu. Si
Dieu n’est pas le principe de l’étant, qu’est-il? Comme, d’un autre côté, Avicen-
ne affirme la transcendance de Dieu, principe de l’être de tout étant, on est en
droit de s’interroger sur la place de Dieu par rapport au sujet la métaphysique.
Cette question est à l’origine d’une distinction entre deux écoles repérées et
classées par Zimmermann dans son grand livre sur la Métaphysique au Moyen
Age58. Une première solution (chez Geoffrey d’Aspall, Albert le Grand, Richard
Rufus de Cornouailles, et Thomas d’Aquin), est alors de considérer que Dieu est
le principe du sujet de la métaphysique. – Pour Thomas, la métaphysique est
une science «régulatrice, parce qu’elle est au plus haut point intellectuelle»59.
Le souverainement intellectuel n’est pas pour lui le premier connu, mais le plus
haut objet de science, l’intelligible suprême. Or cette détermination se dit en
plusieurs sens: 1. «à partir de l’ordre d’intellection»: les «causes premières»; 2.
«à partir de la comparaison de l’intellect envers le sens»: l’étant et les autres
transcendantaux; 3. «à partir de la connaissance de l’intellect»: Dieu et les in-
telligences. La métaphysique porte sur trois sortes de concepts: les causes pre-
mières, les transcendantaux universels et les réalités les plus séparées.
Après avoir exposé ces trois dimensions de la métaphysique selon Thomas
d’Aquin, Heidegger se livre en 1929/30 à une critique argumentée: les trois di-
mensions de la métaphysique ne sont unifiées que par le concept extérieur de
«scientia regulatrix». Ainsi,

«la problématique interne de cette scientia regulatrix n’est en fait d’aucune manière
saisie, ou n’est vue qu’en gros, et ces trois orientations de la question sont maintenues

56 AVICENNA, Liber de philosophia prima..., I, 2, 14.


57 M. HEIDEGGER, Der Satz von Grund (1957), trad. fr. Gallimard, Paris 1962, 248. Cf. mon introduc-
tion à O. BOULNOIS (éd. par), La puissance et son ombre, Aubier, Paris 1994.
58 A. ZIMMERMANN, Ontologie oder Metaphysik? Die Diskussion über den Gegenstand der Metaphysik

im 13. und 14. Jahrhundert. Texte und Untersuchungen (2eme édition), Peeters, Leuven 1998.
59 THOMAS DE AQUINO, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio, Prologue, Marietti, To-

rino – Roma 1964, 1: «Regulatrix, quae maxime intellectualis est».


396 Olivier Boulnois

ensemble par une systématique qui se trouve sur une toute autre voie, essentiellement
déterminée par la foi. En d’autres termes, le concept du philosopher, ou celui de la
métaphysique, dans cette équivocité multiforme, n’est pas orienté sur la probléma-
tique interne, mais sont ici rassemblées des déterminations disparates du dépasse-
ment»60.

La critique est double: les déterminations de la métaphysiques sont incohéren-


tes; elles ne tiennent ensemble que par l’unité d’une théologie révélée.
Cette critique est-elle recevable? – En aucune façon. La cohérence de cette
métaphysique vient du principe (tiré de la Proposition 1 du Livre des Causes) se-
lon lequel: «les substances séparées sont universelles et sont les premières cau-
ses de l’être»61. Séparation, universalité et causalité se rejoignent au sommet. Or
ce principe d’unification est interne à la métaphysique. Parce qu’il est premier,
Dieu est la première de toutes les causes, celle qui cause l’être de tous les étants.
– L’unité de la métaphysique vient bien d’une thèse sur l’être. Tous les étants ont
l’être dans l’esse commune, mais l’esse commune provient de Dieu, qui donne l’ê-
tre à toutes choses62. Puisque notre intellect ne peut saisir que l’étant, qui par-
ticipe de l’être, il ne peut saisir l’être lui-même dont il participe, Dieu63. Ainsi,
il ne faut pas comprendre l’unité du sujet de la métaphysique, l’étant, comme
englobant au sens strict l’être divin. La position d’Avicenne doit être limitée par
le recours au Liber de causis. L’être n’est pas enfermé en un concept, car il est
ouvert sur son dépassement dans le divin.
Finalement, ce qui oriente cette science demeure la doctrine de la partici-
pation et de la transcendance divine. Le métaphysicien est celui qui considère
la donation de l’être à l’étant64. Or Dieu transcende l’étant commun et ne s’y re-
lie que parce qu’il le cause. Il est la fin de la métaphysique: il n’est pas seule-
ment l’être par excellence, mais la cause de l’être de l’étant. Aux deux premiè-

60 M. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, GA 29/30, hrsg.

von F.-W. v. Herrmann, Klostermann, Frankfurt am Main 1983, § 13: «Metaphysikbegriff des Thomas von
Aquin», 74 (souligné par Heidegger). Je traduis.
61 THOMAS DE AQUINO, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio, 1: «Substantiae sepa-

ratae sunt universales et primae causae essendi».


62 THOMAS DE AQUINO, In librum de Causis expositio, ed. C. Pera, Torino – Roma 1964, prop. VI, § 175,

47: «Causa prima est supra ens, inquantum est ipsum esse infinitum».
63 THOMAS DE AQUINO, In librum de Causis expositio, prop. VI, § 175, 47: «Illud solum est capibile ab

intellectu nostro quod habet qudditatem participantem esse; sed Dei quidditas est ipsum esse, unde est
supra intellectum».
64 Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils: II, 37, §.1: les premiers philosophes pensaient que

chaque chose n’est produite qu’à partir de l’étant en acte; les suivants ont considéré la procession de tout
l’étant créé à partir d’une substance unique; «C’est pourquoi il ne revient pas au philosophe de la nature
d’étudier une telle origine des choses, mais cela revient au métaphysicien (ad philosophum primum), qui
considère l’étant commun et ce qui est séparé du mouvement».
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 397

res dimensions de la métaphysique, qui sont déjà chez Aristote (étant en tant
qu’étant; étant séparé), Thomas en ajoute une troisième, qui exprime la création
des étants à partir du néant, et permet de penser Dieu comme au-delà des étants
participés et de toute onto-théologie. Dieu échappe à l’onto-théo-logie au sens
strict, tout simplement parce qu’il n’est pas un étant parmi d’autres, mais la cau-
se de l’être de l’étant. Il n’est pas atteint à l’intérieur du sujet de la métaphy-
sique, mais comme cause de ce sujet.
Cette analyse s’accorde certes avec une foi (ou une loi) biblico-islamique
dans la création. Mais son armature conceptuelle est d’abord le résultat d’une
spéculation théologique d’origine néoplatonicienne, et plus précisément pro-
clienne, véhiculée par Denys et le Livre des causes. Heidegger sous-estime clai-
rement toute la dimension néo-platonicienne de la pensée de Thomas, héritier
en cela de la néo-scolastique, qui croyait encore possible la chimère d’un aris-
totélo-thomisme. Du coup, il attribue à la foi une structure qui relève plutôt de
la théologie platonicienne.
Or il faut noter, contre Heidegger encore, qu’ici, la théologie (proclienne) em-
pêche plutôt la métaphysique de s’achever comme science, en lui interdisant de
se clore sur elle-même. Celui dont on démontre l’existence, Dieu, n’appartient
pas au sujet de la métaphysique, puisqu’il en est la cause. Si la fin de la méta-
physique est la connaissance de Dieu, son achèvement est problématique: elle
doit établir l’existence d’un être qui n’est pas inclus dans son sujet. La méta-
physique reste une science béante, car ouverte sur la théologie. Incapable de se
refermer sur elle-même comme une science démonstrative, elle suppose plutôt
la remontée vers le principe à la manière du néoplatonisme.
Je propose d’appeler cette forme de la science une théo-ontologie, car il s’agit
précisément du contraire de ce que Kant appelle une onto-théologie65, puis-
qu’elle n’admet pas de science générale de l’être préalable à la science spéciale
de Dieu. Si le sujet de la métaphysique est l’étant dit communément, il ne l’est
que s’il se dit d’abord du premier étant, principe universel de tout le reste. En rai-
son de cette structure analogique, et de son enracinement dans une théologie de
la participation, la métaphysique peut bien remplir le projet de la métaphysique
E: elle est «universelle parce que première»; en considérant l’étant premier, l’on
considère le principe d’être de toutes choses. Nous pouvons donc dire que cette
métaphysique a une structure katholou-protologique66. Structurellement, le prin-
cipiel est ipso facto l’universel, puisqu’il est un principe universel.

65 Sur ce concept de théo-ontologie, cf. O. BOULNOIS, Etre et représentation. Une généalogie de la mé-

taphysique moderne à l’époque de Duns Scot (XIIIe-XIVe siècle), Presses Universitaires de France, Paris
1999, 462.
66 Sur ce concept, voir BRAGUE, Aristote et la question du monde, et BOULNOIS, Etre et représentation...,

514.
398 Olivier Boulnois

II.3. La troisième figure de la métaphysique: une katholou-tinologie

Il est possible également de considérer le problème d’un autre point de vue, et


de faire prédominer le principe de l’unité du concept d’étant67. Cette position est
nouvelle, non pas simplement dans l’ordre de la classification, mais aussi dans
l’ordre chronologique, car c’est une critique de la position précédente, particu-
lièrement dirigée contre Thomas d’Aquin. Elle consiste à intégrer Dieu dans le
sujet de la métaphysique. Celui-ci n’est plus l’étant créé, participant de sa cau-
se, mais le concept d’étant pris d’une manière indistincte, si bien qu’il intègre
aussi Dieu, le principe de l’étant créé.
Cette figure est esquissée par les analyses de Siger de Brabant. Pour celui-
ci, le principe n’est pas au-delà de l’étant, mais inclus dans l’étant, le premier
de tous les étants. «Il n’y a pas de principe de l’étant en tant qu’étant, car dans
ce cas tout étant aurait un principe»68 – même Dieu, ce qui est absurde. Il faut
donc affirmer que la totalité de l’étant est sans cause, et inclut Dieu, cause in-
créée de l’étant créé. «Si l’on demande à propos de toute l’universalité des étants
pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, on ne peut en donner de cause,
car demander cela, c’est demander la même chose que: pourquoi Dieu est-il plu-
tôt que de n’être pas? et cela n’a pas de cause. C’est pourquoi il n’est pas vrai
que toute question a [=correspond à] une cause, ni non plus tout étant»69. Face
à l’indétermination avicennienne, Thomas choisissait de privilégier la causali-
té, en soumettant l’ens commune à la création divine. Au contraire, Siger choisit
de privilégier l’universalité, en soumettant la causalité créatrice du principe à
la généralité de l’étant: la totalité de l’étant comprend Dieu, qui est sans cause,
ce qui implique que l’être lui-même est «sans raison», pour paraphraser Ange-
lus Silesius, en le détournant, comme Heidegger, vers une interprétation onto-
logique70. L’universalité de l’étant, comme objet premier de l’intellect, l’empor-

67 C’est la position de Robert Kilwardby, Siger de Brabant, Pierre d’Auvergne, Henri de Gand, de cinq

auteurs franciscains (Augustinus Triumphus d’Ancone, Alexandre d’Alexandrie, François de la Marche,


Duns Scot et Antoine André), et de trois anonymes. J’utilise ici la classification de Zimmermann, en y
ajoutant François de la Marche: tout en admettant que Dieu est “cause du sujet de la métaphysique” (ZIM-
MERMANN, Ontologie oder..., 348-371), il déclare aussi que la théologie est incluse et subalternée à la mé-
taphysique de l’étant en général, ce qui indique une position proche d’Henri de Gand et Scot.
68 SIGERUS DE BRABANTIA, Quaestiones in Metaphysicam (1948) 5; cf. In Metaphysicam IV Commenta-

rium (éd. Dunphy, 170, cf. 37). L’argument vient d’AVICENNE, Philosophia prima..., I, 2 (14): «Principium
non est principium omnium entium. Si enim omnium entium esset principium, tunc esset principium sui
ipsius; ens autem in se absolute non habet principium; sed habet principium unumquodque esse quod
scitur. Principium igitur est principium aliquibus entibus».
69 SIGERUS DE BRABANTIA, Quaestiones in Metaphysicam (1948), 185.

70 A. ZIMMERMANN, Die “Grundfrage” in der Metaphysik der Mittelalter, «Archiv für Geschichte der

Philosophie», 47 (1967), 141-156 a cru voir dans ces analyses la “Grundfrage der Metaphysik”. Il ne voit
pas que si la question: “Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien” est bien esquivée par Si-
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 399

te sur la transcendance du principe. La métaphysique se clôt lorsqu’elle inclut


en soi Dieu.
Zimmermann, qui commente ces lignes, y retrouve la question fondamenta-
le de la métaphysique – «Pourquoi y a-t-il de l’étant et pas plutôt rien?»71, tel-
le que la pose Heidegger. Mais c’est précisément celle que les métaphysiciens
ne posent pas. Car cette question est ambigüe et en recouvre une autre. C’est
pourquoi elle doit être posée dans toute son ambiguïté pour jouer dans toute sa
profondeur. La question fondamentale de la métaphysique «nous force à poser
la question préalable “Qu’en est-il de l’être?”»72. «La question préalable ne se
trouve ici d’aucune manière en dehors de la question fondamentale; elle est,
dans le questionnement de la question fondamentale, comme un foyer ardent, le
foyer de tout questionnement»73. C’est une manière subtile de faire jouer la pos-
sibilité d’une différence dans la répétition même de la question leibnizienne.
Car la question s’énonce en deux sens – pourquoi y a-t-il de un étant plus que
rien? pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que du néant? Dans le premier cas, le
concept de création suffit à répondre, dans le second, c’est le concept d’angois-
se qui fait surgir l’être sur le fond de la possibilité du néant.
Pourtant, A. Zimmermann a montré qu’il y a parmi les auteurs médiévaux
deux manières de prendre la question – soit elle a un sens, parce que Dieu est
celui qui donne l’être de l’étant (Thomas d’Aquin) – soit elle n’a pas de sens (Si-
ger de Brabant, Scot), car Dieu est inclus dans l’étant, saisi à l’intérieur du su-
jet de la métaphysique. «La thèse de Thomas d’Aquin, que Dieu serait considé-
ré comme cause du sujet de la métaphysique, suppose, selon Siger, que la ques-
tion fondamentale [de la métaphysique] puisse être posée de manière sensée.
Mais puisque cette question n’a aucun sens, la solution thomiste du problème
onto-théologique de la métaphysique doit être écartée»74. Il n’y a pas d’origine
à la totalité de l’étant, ou de ce qui englobe l’ens communissime sumptum, car
l’étant inclut Dieu, et hors de l’étant il n’y a rien. Bref, Thomas d’Aquin pose la

ger, alors qu’elle est posée par Thomas dans son commentaire du Liber de Causis, Heidegger la prend en
sens inverse, et de manière ironique: ce qui ne lui semble pas acceptable, justement, c’est la réponse de
Thomas, qui recourt à la causalité divine, tandis qu’il répète la position de Siger, selon laquelle l’étant en
tant qu’étant ne s’explique pas par une cause. En effet, seule la question du néant permet de la poser –
et c’est alors qu’elle est pour Heidegger la question fondamentale, mais elle ne se résout pas par une cau-
se ontique, mais par l’expérience ontologique de l’angoisse. Or la question du néant était posée par les
théologiens qui critiquent l’entrée dans cette métaphysique: Augustin, Thomas d’Aquin, Eckhart.
71 M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, M. Niemeyer Verlag, Tübingen 19582, 1-6; trad. fr.

par G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris 1967. Cf. ZIMMERMANN, Ontologie oder...,
420-421 et Die “Grundfrage” der Metaphysik des Mittelalters...
72 HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik; trad. fr. 44.

73 HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik; trad. fr. 53 (trad. modifiée).

74 ZIMMERMANN, Ontologie oder..., 421.


400 Olivier Boulnois

question fondamentale de la métaphysique, et contrairement à ce que dit Hei-


degger, il n’explique pas l’étant créé par un étant particulier, mais par l’ipsum
esse. Au contraire, c’est Siger qui consacre l’oubli de l’être, l’oubli de la ques-
tion fondamentale, en recherchant seulement un étant cause de l’étant. – Bref,
dans son interprétation de la question fondamentale, Heidegger ne voit pas la
différence radicale qui passe entre la métaphysique dans sa structure thoma-
sienne et sa structure sigérienne, ou scotiste. Zimmermann rejoint ici les cri-
tiques de Gilson.
Cette position est reprise par Henri de Gand. Pour celui-ci, le sujet de la mé-
taphysique est l’étant «commun et analogue à Dieu et à la créature»75. Dès lors,
l’analogie change de sens: elle est moins une analogie de l’être (créé) à Dieu
qu’une analogie dans l’être, entre l’étant contingent et Dieu, l’étant nécessaire.
Mais ce concept indéterminé recouvre en fait deux concepts, correspondant à
deux sens de l’abstraction: le concept privatif, abstrait par le seul intellect, ob-
tenu par dépouillement de toute détermination, et le concept négatif, de ce qui
est réellement séparé, parce qu’il est incapable de détermination. Dès lors, la
difficulté atteint le centre de la théorie de la connaissance: comment distinguer
le concept indéterminé d’étant commun, et le concept indéterminé de Dieu? –
Henri de Gand avoue lui-même qu’ils sont confondus dans la même «erreur»
(l’expression est de lui).
Pour Duns Scot, il y a là une faiblesse épistémologique éclatante. Si l’on
adoptait cette théorie, autant dire que toute science est impossible. Il ne serait
plus possible de distinguer le concept d’homme et celui d’animal, qui sont le mê-
me concept à des degrés différents de détermination. Pour fonder la métaphy-
sique comme science, il faut mettre fin à cette confusion et à cette analogie: il
faudra dire qu’il y a un seul concept d’être, universel, transcendantal, le plus
simple de tous, et donc qu’il est distinct du concept propre de Dieu. La connais-
sance de Dieu ne sera donc plus atteinte sous une forme négative (comme re-
connaissance de la transcendance insaisissable dans un concept distinct et nous
condamnant à un concept confus), mais sous une forme positive, par une déter-
mination conceptuelle supplémentaire. Au lieu de penser Dieu comme l’ipsum
esse, donateur d’être, il faudra combiner le concept commun d’étant avec une dif-
férence: Dieu est ens et infinitum. La conjonction des deux déterminations im-
plique que Dieu soit décrit, c’est-à-dire quasi-défini, et davantage déterminé
que dans le concept universel d’étant76.

75 «Ens commune analogum ad creatorem et creaturam»: HENRICUS DE GANDAVO, Summa quaestionum

ordinariarum, a. 21, q. 3, Paris 1520, f.126 E.


76 Je résume ici mes analyses dans Etre et représentation..., surtout 265-291, et Duns Scot: Métaphy-

sique transcendantale et éthique normative, «Dionysius», 17 (1999), 129-148.


Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 401

C’est dans cette tradition qu’apparaît le vocabulaire de la metaphysica gene-


ralis et de la metaphysica specialis, notamment chez Duns Scot. Si l’on part de la
priorité conceptuelle de l’étant, les propriétés «spécifiques (speciales) que l’on
doit conclure de l’étant premier découlent des propriétés de l’étant en tant qu’é-
tant», et la métaphysique «considère seulement l’étant en commun»77. La méta-
physique commune doit précéder la métaphysique de l’objet spécial (la théolo-
gie). Le divin n’est pas le sujet d’une science totalement autre, car elle considè-
re les «parties principales du sujet» de la métaphysique78. La métaphysique, qui
porte sur l’étant en général, et qui démontre ses propriétés transcendantales, est
antérieure à celle qui porte sur l’étant infini, «comme l’universel est antérieur au
particulier», puisqu’elle doit passer par un moyen terme particulier. Une objec-
tion surgit alors: «La métaphysique transcendantale sera donc tout entière anté-
rieure à la science divine, et il y aura alors quatre sciences théorétiques: une
science transcendantale et trois sciences spéciales»79. Mais Scot y répond en
montrant que c’est à la même science de montrer une conclusion universelle et
une conclusion particulière portant sur le même sujet. Il faudra donc trouver un
moyen terme, la propriété disjonctive, qui est à la fois transcendantale dans la
mesure où elle recouvre dans son extension la totalité de l’étant, et particulière,
puisque chacune des deux propriétés visées est particulière. La structure méta-
physique de la preuve de Dieu est donc ce qui fonde l’unité de la métaphysique
comme science transcendantale et comme science capable de se spécialiser.
C’est la même science qui démontre les propriétés transcendantales de l’étant
(l’un, le vrai, etc.), la disjonction entre un premier et un second dans l’étant, et
l’existence d’un premier à propos de l’étant. Bref, la structure de la métaphysique
explique qu’elle soit une seule science comportant deux aspects: l’ontologie,
science transcendantale de l’étant, et la théologie, science spéciale de Dieu.
Dans cette école, qui culmine avec Duns Scot, se construit l’articulation de
la métaphysique entre science générale et science spéciale. La théologie est une
démarche ascendante, incluse dans l’ontologie. Transmise par l’intermédiaire de
Suarez, elle mérite bien le nom d’onto-théologie qu’elle recevra chez Kant. Mais

77 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § [43], 142 (ed. G. Etzkorn, Saint Bo-

naventure, New York 1997, 65): «condiciones principales concludendae de primo ente sequuntur ex pro-
prietatibus entis iquantum ens. Speciales enim condiciones entis non concludunt primo aliquid de ipso,
ideo [metaphysica] tantum considerat de ente in communi».
78 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § [18], 59 (36): «haec scientia est “cir-

ca separabilia et immobilia”, non tanquam circa subiecta, sed tamquam circa principales partes subiec-
ti, quae non participant rationes subiecti alterius scientiae».
79 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § [47], 155 (69): «Igitur demonstratio

passionis transcendentis de ente prior est ista, sicut universalis particulari, sicut medium medio [...]. Igi-
tur metaphysica transcendens erit tota prior scientia divina, et ita erunt quattuor scientiae speculativae:
una transcendens, tres speciales».
402 Olivier Boulnois

ce qui la caractérise prioritairement, c’est le fait que la communauté passe au


premier plan. Ce qui est commun englobe ce qui est principe, alors qu’il n’y a
pas de principe de ce qui est commun. J’ai proposé d’appeler cette doctrine une
katholou-tinologie, dans la mesure où elle met en avant l’objet de l’intellect hu-
main en général, lequel consiste dans la res, l’aliquid, ce qui est plus vaste que
le seul ens, et où elle n’atteint Dieu qu’à l’intérieur et à partir de cette univer-
salité préalable80. Cela correspond exactement à l’onto-théologie au second
sens, à l’articulation entre métaphysique générale et métaphysique spéciale.
Or Heidegger a toujours privilégié l’interprétation scotiste. Dès sa thèse
d’habilitation, il la met en valeur. «Ce n’est pas saint Thomas d’Aquin qui dans
la philosophie médiévale fait véritablement époque, mais Duns Scot»81. Il en re-
prend certaines caractéristiques: l’étant est «la catégorie des catégories»82, «la
protocatégorie (Urkategorie) de l’objectif comme tel»83. C’est un transcendantal
plus originaire que les autres. Heidegger l’a bien vu, la particularité de la théo-
rie scotiste est précisément de fonder l’univocité de l’étant sur le concept de l’a-
liquid, de la res, de tout ce qui n’est pas rien (non-nihil) 84. Le précatégorial par
excellence est plus vaste que l’ens, il inclut à la fois le réel, l’étant (ens reale) et
le simple pensable, la pure représentation (l’ens rationis)85. Il correspond à ce
que la scolastique tardive appellera un surtranscendantal86. Cet ens est identi-
fié par Heidegger avec l’objet transcendantal, l’etwas überhaupt de Kant87. Ain-
si, Heidegger boucle la boucle de la métaphysique moderne. Il raboute directe-
ment son point de départ avec son aboutissement: la protocatégorie est celle de
l’objectivité pure, Duns Scot communique directement avec Kant. Heidegger

80Cf. BOULNOIS, Etre et représentation..., 514.


81M. HEIDEGGER, Frühe Schriften, GA Bd. 1, hrsg. v. F.-W. von Herrmann, Klostermann, Frankfurt am
Main 1978, 284, qui correspond à l’édition du volume séparé Frühe Schriften, Klostermann, Frankfurt am
Main 1972, 225.
82 HEIDEGGER Frühe Schriften, GA Bd. 1, 215 (157).

83 HEIDEGGER Frühe Schriften, GA Bd. 1, 219 (161).

84 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestions subtilissimae VI, q.3, (§ 36, 48; Saint Bonaventure, New York 1997,

69, 73); Ordinatio I, d.3, § 151 (III, Vatican, 1954), 93-94; trad. fr. par O. Boulnois, Sur la connaissance de
Dieu et l’univocité de l’étant, Presses Universitaires de France, Paris 1988,146-147. Sur tout ceci, voir O.
BOULNOIS, Heidegger lecteur de Duns Scot. Entre catégories et signification, in J.-F. COURTINE (éd. par), Phé-
noménologie et logique, Vrin, Paris 1996, 261-281.
85 HEIDEGGER, Frühe Schriften, GA Bd. 1, 220 (162); cf. L. HONNEFELDER, Scientia transcendens. Die

formale Bestimmung der Seiendheit und Realität in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit (Duns
Scotus – Suárez – Wolff – Kant – Peirce), Meiner, Hamburg 1990, 6-8.
86 J.-F. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Puf, Paris 1990, 537, n. 22; T. KOBUSCH,

Das Seiende als transzendentaler oder supertranszendentaler Begriff. Deutungen der Univozität des Begriffs
bei Scotus und den Scotisten, in L. HONNEFELDER – R. WOOD – M. DREYER (ed. by), John Duns Scotus, Me-
taphysics and Ethics, Brill, Leiden – Boston – Köln 1996, 345-366.
87 HEIDEGGER Frühe Schriften, GA Bd. 1, 217 (159).
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 403

trouve chez Duns Scot l’ontologie neutre qui n’existe pas chez Thomas d’Aquin,
et qu’il retrouvera chez Kant, bref, l’onto-théologie au sens propre.

III. Continuité, pluralité et ruptures

Avant de conclure, je voudrais avancer quelques principes de méthode.


Pour comprendre la définition de la métaphysique donnée par tel ou tel phi-
losophe, il importe de se demander à quelle question elle entendait répondre.
Une partie des questions est donnée par le texte de la Métaphysique d’Aristote
lui-même. Mais dans un univers où confluent plusieurs traditions philoso-
phiques parfois incompatibles, il n’est pas du tout sûr que les métaphysiques
observables répondent aux questions qu’Aristote lui-même a formulées – la
question du corpus est ici décisive.
De plus, la question de la métaphysique est si fondamentale que l’historien est
tenté de lire dans les thèses anciennes la préfiguration des thèses modernes –
dans la théologie de la science divine du Liber de causis la préfiguration du savoir
absolu de l’absolu chez Hegel. Or cela revient à sous-estimer l’historicité même
de l’interrogation philosophique initiale, à ignorer naïvement les causes qui dé-
terminent notre recherche. – Mais l’inverse est possible: on risque d’entendre la
position de Kant comme une réponse aux questions que se posait Thomas. Je ne
veux pas nier non plus qu’il soit possible de dégager une continuité permettant
de comparer leurs théories et de les faire communiquer, mais rappeler que c’est
au prix d’une abstraction qui fait fi des ruptures intervenues entre-temps.
Il n’est pas sûr que Thomas d’Aquin et Duns Scot répondent à la même ques-
tion, et nous avons montré que leurs réponses prennent des structures différen-
tes, et même incompatibles. Il est certain qu’ils ne répondent pas à la même que
Hegel ou Nietzsche. Il faut donc se demander quelle question est, pour eux, per-
tinente. – Certes, le concept de métaphysique a une signification transtempo-
relle, qui ne se réduit pas à l’oeuvre d’Aristote, ni même à la totalité de ses com-
mentaires, directs ou indirects. Elle nous est philologiquement accessible. Mais
a-t-elle une validité permanente et universelle, telle qu’aucune pensée philoso-
phique n’en soit exceptée? – La tâche de l’historien est précisément d’établir
cette continuité tout en indiquant ces discontinuités. Elle consistera donc à re-
construire l’ensemble des questions auxquelles les différentes métaphysiques
prétendent donner la réponse – sans négliger, ici, la question de la théologie néo-
platonicienne. Je crois l’avoir fait en distinguant trois sortes de métaphysique au
Moyen Age.
Que Dieu entre dans la philosophie, c’est évidemment une donnée de la pen-
sée grecque, avec lequel la pensée médiévale n’a cessé de se débattre. Il est in-
404 Olivier Boulnois

déniable qu’au Moyen Age, la pensée médiévale s’interroge sur l’entrée de Dieu
en philosophie, et que la métaphysique articule l’une sur l’autre la connaissance
de l’être et la connaissance de Dieu. Comme d’autres périodes de l’histoire de la
métaphysique, les médiévaux se trouvaient devant l’obligation d’établir «les rai-
sons de l’apparent dimorphisme et le mode de la correspondance entre ces deux
déterminations»88, Dieu et l’être. Mais nous avons vu qu’il y a eu trois manières
de concevoir l’entrée de Dieu dans la philosophie, trois figures médiévales de
l’onto-théo-logie. Cela me conduit à ma première conclusion: au sens heuristique,
d’une entrée de Dieu dans la métaphysique, il faut distinguer trois structures dif-
férentes de la métaphysique. Quel est le rapport de Heidegger à celles-ci?
1. Heidegger ignore purement et simplement la première figure (directement
théologique ou protologique). – Or il y a là précisément, dans la science divine
du divin, un équivalent structurel intéressant du savoir absolu de l’absolu89. Il
n’envisage explicitement que les deux figures postérieures de la métaphysique,
que j’ai nommées katholou-protologique et katholou-tinologique.
2. Nous avons vu qu’il considérait la seconde figure comme incohérente, au
moins dans le cas de Thomas d’Aquin. – J’ai pourtant montré que l’intervention
de la théologie n’était pas, comme il l’affirmait, un motif extérieur guidé par la foi
pour achever la métaphysique comme science, mais au contraire, l’indice d’un
obstacle épistémologique, la transcendance de Dieu, qui se formulait philoso-
phiquement dans le néo-platonisme et non seulement dans une théologie révélée.
3. Nous avons vu aussi qu’il reprenait la troisième figure, à travers la pro-
blématique scotiste de la communauté de l’étant. Si l’on veut parler d’onto-théo-
logie au sens rigoureux (dès que l’accès à Dieu est inclus dans le concept d’é-
tant), c’est cette figure qui accomplit ce mouvement. Celle-ci constitue une on-
tothéologie au sens kantien, impliquant l’articulation entre une ontologie neutre
et une théologie subordonnée à celle-ci comme la métaphysique spéciale à la
métaphysique générale. C’est de ce concept neutre, indépendant d’une science
de Dieu, que Heidegger est lui-même parti, pour refonder une ontologie fonda-
mentale. – Mais c’est aussi la forme de métaphysique qu’il incrimine le plus ra-
dicalement. Dans Kant et le problème de la métaphysique, il signale que deux mo-
tifs ont empêché le retour de la métaphysique d’école à la problématique origi-
nelle, c’est-à-dire «à l’état incertain et à l’ouverture (Offenheit) dans lequel Pla-
ton et Aristote laissèrent les problèmes capitaux»90. Ces deux motifs sont l’idéal

88HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd. 3, 17.


89Cf. R. BRAGUE, Le destin de la “Pensée de la Pensée” des origines au début du Moyen Age, in T. DE
KONINCK – G. PLANTY-BONJOUR (éd. par), La Question de Dieu selon Aristote et Hegel, Presses Universitai-
res de France, Paris 1991, 153-186.
90 HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd. 3; trad. fr. modifiée, 68.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 405

scientifique des mathématiques, et «la conception du monde née de la foi chré-


tienne». Selon celle-ci, tout étant non-divin est une créature. Ainsi naît l’arti-
culation de l’étant en régions (créé / créature), et le passage d’une métaphysique
générale à une métaphysique spéciale. On le voit, Heidegger n’envisage ici, sous
le nom de métaphysique scolaire, que la métaphysique du troisième type, c’est-
à-dire précisément celle qui s’étend de Scot à Kant en passant par Suarez, et qui
se caractérise – dans une optique, là encore, plus radicalement avicennienne
que chrétienne – par l’emploi des transcendantaux disjonctifs (nécessaire /
contingent: infini / fini). C’est plutôt la Schulmetaphysik allemande que la mé-
taphysique scolastique, car Thomas d’Aquin et Albert le Grand ne répondent
pas à cette définition. Dans son interprétation de Kant, l’instauration du fonde-
ment de la métaphysique se fera en direction du transcendantal, de l’ontologie,
et non du transcendant, du divin.
Le «concept de l’Ecole» dont Heidegger part dans son Kant et le problème de
la métaphysique n’est donc pas tout le concept de la métaphysique, puisque la
scission entre métaphysique générale et métaphysique spéciale, loin d’être aus-
si ancienne que la métaphysique, surgit autour de Duns Scot. Le dédoublement
de la métaphysique en ontologie et théologie n’est donc pas l’essence de la mé-
taphysique comme tel. Il a une histoire, et le concept d’onto-théologie doit lui-
même être historicisé. Seconde conclusion: l’interprétation heideggerienne de la
philosophie médiévale est incomplète dans la mesure où elle n’a jamais consi-
déré pour lui-même le complexe des interprétations arabes de la métaphysique.
Or comme l’a remarqué Avicenne, la langue de l’être n’est pas seulement le grec
ou le latin, mais l’arabe et le persan!91. L’intégration de cette dimension aurait
également permis à Heidegger de voir le poids du néoplatonisme dans la tradi-
tion occidentale de la métaphysique.
Troisième conclusion: notre examen montre que la métaphysique médiévale
n’obéit pas à une consitution organique, à une finalité historique unique. La per-
sistance simultanée d’une pluralité d’écoles et de positions (même si certaines
en supposent d’autres pour les critiquer), manifeste à quel point la pensée mé-
diévale interdit une téléologie simple – l’accomplissement d’une seule essence
de la métaphysique qui se dispenserait (Austrag) dans l’histoire en vue de son
avènement (Ereignis). C’est encore trop concéder à la téléologie que de trans-
former l’Aufhebung en Abhebung – la réconciliation en oubli de la différence.
S’il est vrai que la Métaphysique d’Aristote culmine dans une épistémè théologi-

91 AVICENNE, Le Livre de science, 136: «Certes, il se peut que l’on connaisse son nom dans une langue

et non dans une autre; alors on donne connaissance en expliquant ce qu’on veut exprimer par tel mot de
l’autre langue. Par exemple, si l’on dit en arabe “être”, on le commente en persan, ou l’on signale que l’ê-
tre est ce dont toutes choses se rangent au-dessous de lui».
406 Olivier Boulnois

kè, il ne l’est pas que la métaphysique médiévale préfigure la causa sui carté-
sienne ou le savoir absolu de Hegel. – Inversement, l’on pourrait se borner à in-
voquer la singularité rebelle des philosophies, et se borner à dire qu’il y a au-
tant d’ontothéologies que de métaphysiques. Ce serait une saine prudence, mais
ce ne serait pas très éclairant. Je crois plus judicieux de constater que ces mé-
taphysiques se groupent en plusieurs structures, qui s’organisent autour d’une
ou plusieurs hypothèses fondamentales, mais selon leur histoire propre.
Quatrième conclusion: j’accepterais de dire qu’il y a un lien constant entre la
structure de la métaphysique et la théologie révélée. Mais contrairement à ce
que postule Heidegger, la métaphysique médiévale ne s’est pas orientée pri-
mordialement vers l’identification du divin et de l’être. Il est au contraire frap-
pant de constater que l’interprétation médiévale se dirige contre l’école d’Am-
monius, contre le concept d’un savoir absolu de l’absolu, précisément sous l’in-
fluence de la théologie révélée. En d’autres termes, c’est la naissance et le dé-
veloppement de la théologie comme science qui ont développé une instance cri-
tique et exigé de réduire celle-ci à une métaphysique minimaliste. En réalité, ce
n’est pas la théologie qui épouse la structure de la métaphysique, mais la théo-
logie révélée qui dépouille la métaphysique de sa structure directement théolo-
gique, parce qu’elle lui ferait concurrence!92
Si l’ontothéologie est un concept descriptif de la métaphysique, et non un sim-
ple soupçon jeté sur la discipline, je ne vois aucun inconvénient à son utilisation.
Mais il faut en délimiter clairement l’usage pour le rendre falsifiable. Le concept
formulé par Heidegger n’est fécond que si on le complique, en l’occurrence en le
démultipliant, et si on le dépasse, en signalant ses limites (et l’excès de la théo-
logie sur la métaphysique). Mais pour cela, il fallait l’historiciser, remplacer l’es-
sence de la métaphysique par son histoire, ses questions et ses structures.
Sachant que la philosophie se confond pour Heidegger avec la destruction de
son histoire, on peut se demander si l’oubli de la diversité médiévale, doublé
d’un véritable «oubli du néoplatonisme», ne remet pas en cause, avec l’histoire
de la métaphysique brossée par Heidegger, toute sa pensée, dans son chemine-
ment comme dans son résultat.

92 Voir sur ce point BOULNOIS, Le besoin de métaphysique, cité n. 31.

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