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1. Introduction
2.1 Historique
Non seulement la théorie est connue, sinon généralement reconnue, mais elle est
aussi largement élaborée dans l’œuvre de Mańczak. Contrairement à certains de
ses devanciers, qui l’appliquent surtout aux mots, Mańczak l’applique à tout l’éven-
tail des unités linguistiques, du phonème ou graphème aux constructions syn-
taxiques, embrassant par conséquent une portion importante du système. Et il
érige pour ainsi dire l’évolution phonétique conditionnée par la fréquence en troi-
sième pilier de la description diachronique, à côté des deux piliers traditionnels
que sont les lois phonétiques et les actions analogiques. En outre, la théorie y est
assortie de critères (M. 1969:19-23; 1977:20-21) permettant de reconnaître, dans la
masse des changements phonétiques irréguliers, ceux qui sont effectivement dus à
la fréquence et d’écarter l’assimilation, la dissimilation, l’haplologie, la métathèse
et les formes hypercorrectes ou expressives, qui sont autant d’accidents phoné-
tiques auxquels la fréquence n’a guère de part. Quant à un mot comme le fr. sire
(⬍ senior), rare de nos jours, il doit sa dérivation phonétique irrégulière au fait
qu’il était très fréquent autrefois, comme cas sujet et vocatif (M. 1969:21). Mańczak
relève aussi que le développement phonétique irrégulier dû à la fréquence se pro-
duit d’une manière parallèle pour des mots de langues différentes mais de sens
identique; cela s’observe par exemple dans les mots pour ‘parler’ en roman, latin,
Une note critique sur Witold Mańczak 3
2.3 Critiques
l’expliquer, même quand on s’appuie sur une relation entre la fréquence des mots
et leur brièveté» et «des groupements s’imposent du côté des termes soumis à des
traitements particuliers: noms de parenté, formules de politesse ou de salut, numé-
raux, pronoms et mots grammaticaux» et du côté de ce sur quoi portent les chan-
gements (absence de diphtongaison, disparition de consonnes intervocaliques,
etc.). Il regrette que ne soient pas assez pris en compte des facteurs comme «la ra-
pidité du débit, l’atonie, la pauvreté de l’‹information› et le souci de la différencia-
tion morphologique . . . » et, d’une manière générale, souhaiterait «de l’ordre dans
les faits». Il rappelle finalement cette vérité essentielle: «Il y a souvent besoin d’une
convergence de facteurs pour réaliser un changement».
Côté positif, la position de Mańczak est dans l’ensemble assez forte, pour trois
raisons. (a) Mis à part des précurseurs récents, comme Guiraud, Guiter et Mul-
ler, très peu de romanistes ont étudié aussi sérieusement que lui l’effet de la fré-
quence d’emploi et encore moins se sont aventurés et orientés sur le terrain des
langues non romanes, de sorte que, sous ce rapport, un champ d’étude et d’ex-
périence étendu, où le problème se présente dans toute sa complexité, attend
encore le chercheur. Cela vaut notamment pour l’étymologie des particules
grammaticales subordonnantes, qui est en bonne partie tributaire de la fré-
quence et de ses effets sur l’évolution phonétique; aussi, seul le remplacement
de la reconstruction traditionnelle phonético-sémantique par une reconstruc-
tion sémantico-syntaxique, donc sans recours systématique aux lois phonétiques,
permet de décrire par exemple la formation de syncrétismes comme celui qui
produit le protoroman ka à partir de quam et de quia (D. 1983:40-42). (b) D’un
point de vue méthodologique, il faut reconnaître une chose: sauf erreurs ou im-
précisions de la part de Mańczak, que les auteurs de comptes rendus se sont suf-
fisamment chargés de signaler, ses analyses vont dans le sens de l’économie du
langage indiqué par la linguistique générale et la loi de Zipf, c’est-à-dire élèvent
le débat à un niveau de réflexion supérieur. (c) Sans même consulter les théori-
ciens, un observateur attentif constatera que des principes économiques régis-
sent probablement toute communication et qu’on ne peut pas en conscience se
permettre la moindre analyse d’un système linguistique, fût-ce le code morse, ni
de tout autre système sémiologique, comme la signalisation routière, sans en re-
chercher et décrire les effets. – Mańczak est du reste accueilli avec approbation
par certains romanistes, notamment par Guiter 1970 (sous réserve cependant
pour le cas de ambulare, avec renvoi à Guiter 1957/58:341, où est adopté le
modèle polygénétique), par Flobert 1978 et par Iliescu 1978:203. Le FEW (24,
paru en 1981, s. ambulare, 414-30) invoque, pour l’évolution irrégulière ambu-
lare ⬎ amblare ⬎ (*amlare ⬎ *allare) ⬎ aller, le rôle de la fréquence et cite
Mańczak 1974a dans la bibliographie. – Il faut d’autre part mentionner le comp-
te rendu que publie Shaterian 1990 de l’ouvrage de Mańczak sur l’évolution
phonétique irrégulière due à la fréquence dans les langues germaniques; Shate-
rian y fait, au niveau de la linguistique générale, un éloge appuyé (nuancé de
quelques critiques de détail) de la théorie de Mańczak, qu’il souhaiterait voir
Une note critique sur Witold Mańczak 5
appliquée à d’autres langues et étudiée dans le cadre des recherches sur les traits
universels.
Du point de vue de l’histoire des recherches romanes, Mańczak renouvelle fon-
damentalement la méthode. Par sa théorie, il réagit à une regrettable lacune des
travaux étymologiques de, disons, la seconde moitié du XXe siècle; en effet, selon
lui, par exemple «dans un récent échange d’opinions [entre trois auteurs] au sujet
de la série andar(e) – anar – aller, la notion de développement phonétique irrégu-
lier dû à la fréquence n’a même pas été mentionnée» (M. 1977:19); et, dans le dic-
tionnaire étymologique de Bloch/Wartburg (édition de 1960), une seule entrée,
celle de la conjonction que ⬍ quia, fait état du rôle de la fréquence (M. 1977:19).
Pour le même motif, Mańczak 1995 critique le LEI, dont les deux premiers vo-
lumes donneraient des étymologies erronées ou incomplètes, faute d’une prise en
compte de la fréquence; je constate moi-même que, pour ambulare, cet ouvrage,
s. andare, où Mańczak est pourtant cité, explique l’évolution irrégulière par la fonc-
tion injonctive de ce mot, ce qui me laisse songeur, l’évolution phonétique irrégu-
lière de ce verbe se présentant dans maint contexte où il n’exprime pas d’injonc-
tion, et le verbe dans son ensemble comportant des formes supplétives, ce qui est
un signe de haute fréquence. On trouve une lacune méthodologique analogue dans
les manuels d’étymologie des romanistes Meier 1986 et Pfister 1980 (cf. mon
compte rendu, D. 1985b) et dans la récente phonétique historique romane de
Jensen 1999. Shaterian 1990 constate et déplore cette lacune aussi dans les
recherches sur des parlers non romans.
On peut bien sûr comprendre dans une certaine mesure la retenue observée par
les étymologistes à l’endroit de cette théorie.Aux lois phonétiques dûment établies
et décrites, souvent de manière détaillée, la théorie fondée sur la fréquence ne sub-
stitue pas une véritable description diachronique, mais seulement un point de dé-
part (par exemple le latin classique ambulare) et un ou plusieurs points d’arrivée
(le fr. aller, etc.), le parcours intermédiaire restant à compléter tant bien que mal
en pointillé. En contrepartie, aux «lois» phonétiques de la grammaire historique,
qui, comme on sait, sont fonction d’un point déterminé dans l’espace et le temps
et décrivent un processus plutôt qu’une cause, la théorie qu’applique Mańczak op-
pose une relation causale, ressortissant à une loi de portée universelle. Mieux vau-
drait donc, en grammaire historique romane, une approche traitant conjointement
ces deux aspects complémentaires de l’évolution phonétique.
Pour éclairer les vues de Mańczak sur l’origine des langues romanes et les situer
par rapport à celles d’autres romanistes, il est utile d’établir au préalable, en guise
d’interface, un bref cadre de référence indépendant et plus compréhensif.
6 Robert de Dardel
1 Comme me le rappelle avec raison Kristol (courriel du 6 avril 2005), il est certain que dans
la population romaine, ceux qui pratiquaient le latin classique étaient beaucoup moins nombreux
que ceux qui parlaient les formes plus populaires (sermo pedestris, sermo rusticus, etc.), mais ce
sont eux qui détenaient le pouvoir. Leur langue était la «langue légitime» selon une terminolo-
gie actuellement à la mode. À son avis, c’est un des facteurs qui contribue à expliquer le phé-
nomène des doublets (et des formes semi-savantes): les variétés H[aute] et B[asses] ont toujours
coexisté dans la société romaine, de l’époque classique et de l’époque tardive.
Une note critique sur Witold Mańczak 7
montant dans le temps, au mieux l’état du latin qui est parlé un siècle avant notre
ère (D. 1985a); dans la direction opposée, il peut, par convention, se prolonger
jusque vers 600, pour autant qu’il rende compte d’une portion importante des par-
lers romans, ce qui est encore affaire d’appréciation.
n’y voient pas clair. Et les discussions dans les rencontres scientifiques, reflétées
dans des actes, comme ceux qu’a édités Herman 1998, ne signifient pas que les par-
ticipants sont en désaccord – ils sont peut-être en partie d’accord, fût-ce sans le
savoir – mais qu’ils ne font pas les mêmes distinctions et manient des termes dif-
férents pour une même notion ou, à l’inverse, désignent par un même terme des
notions différentes.
comme «la phase intermédiaire entre le latin classique et les langues romanes», en
précisant que cette phase est partiellement attestée et partiellement reconstruite.
Dans ma terminologie, il s’agit par conséquent, au niveau de la division stylistique,
d’un ensemble de traits non classiques écrits ou non écrits, limité dans le temps à
la période postclassique. – Bien que la thèse A soit, selon ses propres dires, accep-
tée par la plupart des chercheurs, l’auteur l’écarte résolument au profit de la thè-
se B, pour le motif «qu’il n’y a aucune forme qui confirmerait la thèse A» (M.
2001a:273); et il qualifie la thèse A de mythe hérité d’une vision médiévale (M.
1974b:231; 1977:115). L’affirmation qu’il n’y a aucune forme qui confirmerait la
thèse A est, de l’avis presque général, excessive, mais repose selon moi en partie
sur un défaut de communication, dont il sera encore question (3.2.3.1). Chez les
critiques, la thèse B, sous sa forme schématique exposée dans ce paragraphe, fait
couler beaucoup d’encre et suscite des réactions contrastées, allant, dans les
grandes lignes, de l’acceptation (Pisani 1978) au refus catégorique (Baldinger
1977).
ponyme fr. Aix ⬍ aquis, datif-ablatif pluriel, et le roum. case ⬍ casae, nominatif
pluriel, il rapproche deux types de dérivation qu’il y aurait au contraire lieu de
séparer: Aix est dérivé, en conformité avec les lois d’évolution phonétique, du la-
tin tel qu’il se présente en latin classique, tandis que le roum. case est dérivé d’un
casae non pas classique, mais protoroman et relativement tardif, lequel, d’après
des recherches récentes, se substitue à un casas du système acasuel antérieur
(D./Wüest 1993); en outre, dans le système nominal protoroman, seul casae est,
en tant que nominatif pluriel, une forme fonctionnelle, tandis qu’aquis n’y est
qu’une forme résiduelle, non fonctionnelle, du datif-ablatif pluriel. On peut donc
dire que ces deux formes remontent au latin global, mais qu’elles n’ont pas le
même statut par rapport à l’opposition latin classique/protoroman.
C’est un fait, cependant, que, pour de nombreux traits du système, le latin clas-
sique représente une sorte de phase-témoin, qui atteste seule une étape intermé-
diaire de l’évolution entre le latin archaïque et les parlers romans; en voici un
exemple: ablatif archaïque ferrod ⬎ ablatif latin classique ferro ⬎ syncrétisme
ablatif-accusatif protoroman ferrum ⬎ sarde ferru/it. ferro. Pour des cas de ce type,
Mańczak 1977:111 est donc en droit d’affirmer que le romaniste peut se satisfai-
re du latin classique et n’a pas besoin de connaître le latin archaïque.
Il n’en demeure pas moins que le latin classique, si utile par ailleurs, soit n’est
pas nécessaire à notre connaissance de la genèse des parlers romans (par exemple,
l’ablatif latin ferro comme nom de matière se laisse probablement reconstruire à
partir des parlers romans; Hall jr. 1976:51, no 229), soit est insuffisant (par
exemple pour situer correctement dans l’ensemble de l’évolution le casae dont dé-
rive le roum. case). Du reste, depuis son origine et encore de nos jours, le compa-
ratisme historique général s’applique le plus souvent à des familles linguistiques
dont la protolangue n’est pas attestée.
esprit, une situation confortable, où la langue mère se porte en quelque sorte ga-
rante de tout ce qui en découle.
La différence entre latin classique homogène et latin vulgaire hétérogène se
trouve au cœur d’un débat entre Väänänen 1977, 1981 et Mańczak 1980, 1994. Le
raisonnement de Väänänen vise le fait que, de la dichotomie latin classique ho-
mogène/latin vulgaire hétérogène, appliquée de façon stricte, Mańczak tire argu-
ment pour «asseoir la grammaire comparée des langues romanes sur la base soli-
de que constitue le latin classique»; alors que lui, Väänänen, «en tire la conclusion
diamétralement opposée: la langue fixe qu’était le latin classique ne peut s’identi-
fier au roman commun ou ‹protoroman›, qui était sujet à de multiples variations»
(V. 1981:61). Il me semble que cet argument de Väänänen se trouve en porte-à-
faux, puisqu’il y a pour Mańczak un écart diachronique et une diversification en
cours entre le latin classique et ce qu’il appelle latin vulgaire.
On pourrait en revanche ajouter, pour clore cette discussion, que, en choisissant
la thèse B, Mańczak se prive des ressources du latin écrit non classique. D’une part,
le latin classique contient des éléments non classiques d’un grand intérêt histo-
rique; à propos d’une inscription de Pompéi, Väänänen rappelle, en relativisant la
dichotomie en question, que «la langue littéraire [latine] s’est constituée à la suite
d’une élimination de flottements diastratiques et diatopiques: ae/e, au/o, main-
tien/chute de h, -m, -s, nom. pl. -ae/-as, etc.» [et qu’] «il y aura interaction constan-
te entre les deux latins, qui n’en sont réellement qu’un» (V. 1977:290). D’autre part,
nous avons l’énorme corpus de textes non classiques, qui, si leurs normes sont
moins fermement établies que celle des textes classiques et leurs témoignages
moins sûrs que ceux du protoroman, constituent néanmoins une source d’études
importantes, qui, exploitées avec discernement, ont des incidences aussi sur l’his-
toire de la formation des parlers romans.
mesure, le nombre. Par là, l’écart entre les langues romanes et le latin classique di-
minue un peu.» (M. 1977:70). – Je me demande toutefois si cela est bien l’essen-
tiel. Car, s’il n’y a pas de forme à astérisque entre l’étymon classique et les dérivés
romans issus d’évolutions irrégulières, cela signifie peut-être que, dans ce flou dé-
nué de lois phonétiques établies, les formes intermédiaires, qui doivent avoir exis-
té, sont difficilement saisissables; il est en effet certain qu’entre ambulare et ses
dérivés romans si divers, il y a eu des étapes qui, si elles étaient confirmées, mais
non attestées, auraient droit à l’astérisque. – Tout compte fait, ce qui importe, je
crois, ce n’est pas tant la présence ou l’absence d’une forme à astérisque qu’une
stratégie permettant de postuler en latin classique, au départ d’une monogénèse à
développement phonétique conditionné par la fréquence, un étymon premier à
peu près assuré, par rapport auquel on puisse constater, décrire et justifier l’évo-
lution phonétique irrégulière. Or, puisque dans le cas d’une évolution irrégulière
la reconstruction de l’étymon est hasardeuse, voire impossible, on a intérêt, pour
développer cette stratégie, à disposer d’un étymon attesté, ayant à l’origine un sens
compatible avec celui de ses dérivés et présentant une grande fréquence d’emploi;
de ce fait, la démonstration ne peut se faire que par rapport au latin écrit (dont le
latin classique) et en prolongement de ce latin écrit dans le temps. Ainsi, Mańczak
est amené à se fonder sur le seul latin écrit, et plus particulièrement sur la norme
classique, parce qu’elle est codifiée, uniforme et solidement attestée. À ce titre, sa
thèse de l’enchaînement latin classique ⬎ latin vulgaire (c’est-à-dire latin non clas-
sique) ⬎ parlers romans se trouve méthodologiquement justifiée et génère une
contribution substantielle à la grammaire historique romane.
Déduction faite des traits liés à l’évolution phonétique irrégulière due à la fré-
quence, ce qui reste du latin classique sont les unités qui évoluent selon les lois
phonétiques reçues (ambulare ⬎ fr. ambler, amo/amatis ⬎ afr. aime/amez, pour la
voyelle du radical) ou selon des accidents phonétiques (peregrinum ⬎ fr. pèlerin,
par dissimilation), les structures morphologiques et lexicales qui se déploient en
roman par des processus analogiques (comme vinum neutre ⬎ afr. vins, cas sujet
masculin) et les structures relationnelles syntagmatiques, que je traiterai plus loin
(3.2.4).
3.2.2.2 Bilan
Certes, avec une évolution phonétique irrégulière due à la fréquence, le rapport
entre les formes romanes et leur étymon latin classique n’est pas nécessairement
direct et univoque; mais ce qui importe, c’est que ce type d’évolution est suscep-
tible de révéler un éventuel étymon en latin écrit; en ceci, la méthode choisie par
Mańczak, appliquée avec la prudence qui s’impose, peut contribuer à clarifier
l’étymologie romane, même limitée au latin écrit, voire au latin classique. La posi-
tion de Mańczak dans l’histoire de la linguistique romane est, sous ce rapport, une
saine réaction à l’attentisme ambiant et, dans l’histoire de la linguistique généra-
le, une position d’avant-garde.
Une note critique sur Witold Mańczak 13
thèse (D. 1958), j’ai soutenu que le parfait fort classique (hábui/habuísti/ . . . et
díxi/dixísti/ . . .) perd dans le protoroman de la période postclassique les suffixes
perfectifs -u-,respectivement -s-,des formes à radical inaccentué (hábui/habísti/ . . .
et díxi/dicísti/ . . .), ce qui explique beaucoup de formes romanes, notamment en ita-
lo-roman (abbi/avesti/ . . . et dissi/dicesti/ . . .); récemment (D. 2000), après avoir ré-
examiné les données, j’ai dû admettre que la forme protoromane est en réalité an-
térieure au latin classique,du moins en ce qui concerne le parfait en -u-,et s’explique
à partir de la morphologie indo-européenne; la critique négative, fondée sur la fré-
quence relative des formes personnelles, que fait Mańczak 2001a de ma nouvelle
interprétation ne me paraissant pas pouvoir être retenue, je continue de considérer
le parfait fort protoroman en -u- comme un exemple d’archaïsme.
3.2.3.3 Bilan
Comme c’était le cas pour l’évolution phonétique en fonction de la fréquence, une
prise de position de l’auteur qui paraît radicale à première vue, se présente com-
me relative pour le lecteur attentif. Toutefois, si (en 3.2.2.2) j’ai rompu une lance
en faveur de la théorie de la fréquence, qui non seulement confirme, dans un sec-
teur limité du système, la thèse mańczakienne, mais aussi met en relief un facteur
causal important trop négligé, ici, il m’est difficile de me contenter de la démarche
de Mańczak: l’évolution rectifiée n’est pas un argument contre l’existence d’ar-
chaïsmes – ceux cités en 3.2.3.2 me paraissent difficilement réfutables – mais une
autre façon d’envisager les rapports entre variantes du latin écrit.
aspect fonctionnel (comme casae ⬎ roumain case, nominatif pluriel, cité en 3.2.1.2)
ne peuvent pas être analysés dans le seul cadre de la phonétique et de la morpho-
logie, car «la morphologie est ici inséparable de la syntaxe» (Flobert 1978).
Par des reconstructions ressortissant au comparatisme étendu, le protoroman
non seulement s’affirme en dehors de ce noyau, mais aussi, on l’a vu, se prolonge
en arrière dans le temps, jusque dans le domaine des archaïsmes. Ces faits incitent
donc à compléter dans le sens du comparatisme étendu la méthode de Mańczak,
laquelle consiste à se conformer strictement aux vues néo-grammairiennes tradi-
tionnelles et à réduire, dans le temps, le latin non classique à la période postclas-
sique.
Le bilan de la thèse B, selon laquelle les parlers romans dérivent du latin classique,
thèse que résume le titre de Mańczak 1977, est en somme mitigé.
Dans les recherches romanes, Mańczak paraît motivé essentiellement par les
deux buts qu’il vise: (a) la solidité de la description, qui le pousse à écarter (aa) ce
qui est antérieur ou extérieur au latin classique, (ab) les traits, même classiques, qui
se situent en dehors de ce qu’il appelle le noyau, (b) l’élaboration d’un ensemble
d’étymons attestés plus complet, par l’inclusion des évolutions phonétiques irré-
gulières dues à la fréquence d’emploi.Ainsi délimitées et protégées de toutes parts,
ses recherches se meuvent dans un cadre où le risque d’erreurs est réduit à un mi-
nimum.
À en juger par les réactions aux deux ouvrages de Mańczak pertinents à cette
question, ceux de 1969 et de 1977, ce n’est évidemment pas sans réserves que les
romanistes acceptent ce cadre limité. Car retrancher d’entrée en jeu le media la-
tin parlé que postule le comparatiste fausse la description du latin global en blo-
quant ou éliminant, en morphologie et en phonétique, le traitement de ce qui
échappe aux lois phonétiques (comme l’archaïque habísti au lieu du classique ha-
buísti), ainsi que toute structure relationnelle syntagmatique non attestée dans les
textes. – C’est une approche qui laisse sur leur faim, sinon les latinistes, du moins
la plupart des romanistes, au premier rang desquels ceux qui se réclament du struc-
turalisme et explorent la syntaxe.
En l’état actuel des recherches comparatives historiques latino-romanes, avec
leur ouverture potentielle sur tous les aspects du latin global, seule la thèse A, la
plus compréhensive des deux, est relativement acceptable. Et ce qui conduit
Mańczak à retenir la thèse B, plus restrictive, c’est en dernière analyse une donnée
fortuite, d’ordre culturel, à savoir qu’une partie du latin global pertinent aux par-
lers romans – du protoroman donc – se trouve être actualisée et fixée dans le latin
classique. Ainsi, si l’on fait provisoirement abstraction de la théorie de l’évolution
phonétique irrégulière due à la fréquence, reste, atténuée tout de même, eu égard
au rôle central des étymons attestés, la critique formulée jadis par Väänänen: «De
18 Robert de Dardel
deux choses l’une: ou accepter la thèse [B] de Mańczak, et alors il faudra rayer, de
tous nos manuels et de nombreux traités, la partie relative aux origines des parlers
romans; ou bien la réfuter» (V. 1977:291).
En fin de compte, comme le suggère judicieusement Skårup 1996, les deux
thèses que Mańczak oppose ne s’excluent pas forcément, mais se complètent en
fonction du but visé par le chercheur.
Résumons. (a) On ne peut pas affirmer que les langues romanes sont issues uni-
quement du latin classique, comme le fait Mańczak, puisqu’elles ont leur origine
aussi dans le style non classique (bocacalle), ni qu’elles échappent aux archaïsmes
préclassiques, puisque, abstraction faite de la chronologie rectifiée, on en trouve
dans des textes préclassiques, ni enfin que leur origine latine se limite aux faits
phonétiques et morphologiques, pour peu qu’on accepte et applique la recons-
truction étendue (syntaxe). (b) Ce qu’on peut affirmer par contre c’est que le la-
tin classique, sur lequel s’appuie le travail de Mańczak, est un point de départ uti-
le, puisqu’il consiste en un corpus de données attestées, lesquelles, pour autant
qu’elles soient aussi du latin parlé et fassent partie du protoroman, fondent assez
solidement la dérivation des parlers romans, à la fois par la comparaison phonéti-
co-sémantique, appliquée aux monèmes, et par la comparaison étendue, appliquée
aux structures relationnelles. (c) La thèse B offre un avantage supplémentaire, qui
ne demande qu’à être exploité par les romanistes: le latin classique, grâce à ses mo-
nèmes attestés, est la meilleure pierre de touche dont nous disposions pour appli-
quer, vérifier et préciser la théorie de l’évolution phonétique irrégulière due à la
fréquence d’emploi. Et dans ce domaine, beaucoup reste à faire.
L’œuvre de Mańczak, en tant que romaniste, se caractérise, en termes d’histoire
de la linguistique, par des décalages chronologiques: la tradition néo-grammai-
rienne «à l’ancienne» se reflète dans la chronologie rectifiée, dans l’absence de ce
que j’appelle le comparatisme étendu et dans le fait que l’auteur ne se donne pas
pour but premier la reconstruction et la description selon les vues structuralistes;
la théorie de l’information appliquée au langage reste au contraire partout pré-
sente et productive, notamment par l’impact de la fréquence d’emploi sur l’évolu-
tion phonétique2.
2 Trois collègues ont bien voulu se pencher sur le manuscrit de ce texte et le faire profiter de
leurs compétences respectives: Mme Ans de Kok (Université d’Amsterdam), M. Wulf Müller
(Glossaire des patois de la Suisse romande, Neuchâtel) et M. Andres Kristol (Université de
Neuchâtel). Je tiens à les en remercier très vivement et aussi à les décharger de toute respon-
sabilité pour la version définitive.
Une note critique sur Witold Mańczak 19
Bibliographie