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Giorgio Agamben Giorgio Agamben

L'ouvert
De l'homme et de l'animal
L'ouvert
De l'homme
« Le conflit politique décisif, qui gouverne tout autre et de l'animal
conflit, est, dans notre culture, le conflit entre l'animalité
et l'humanité de l'homme » ; c'est pourquoi « se Traduit de l'italien par Joël Gayraud
demander en quelle manière - chez l'homme - l'homme
a été séparé du non-homme et l'animal de l'humain est Bibliothèque Ri.' ges
plus urgent que prendre position sur les grandes
questions, sur les prétendus valeurs et droits humains ».
Une urgence qui est toujours apparue comme telle, du
moins depuis que la métaphysique aristotélicienne a
défini le principe du vivant, mais qui se manifeste
aujourd'hui avec une nouvelle et pressante gravité, en un
temps où il est nécessaire de mettre hors jeu la puissante
« machine anthropologique » qui, dans la tradition
occidentale, a articulé pendant des siècles le corps et
l'âme, la vie animale et le logos, le naturel et le
surnaturel, les ténèbres et la lumière. En partant d'une
lecture de Heidegger et de Kojève, Giorgio Agamben
poursuit la réflexion menée dans les livres précédents
autour du concept de vie, et s'interroge sur le seuil
critique qui produit l'humain, qui distingue et en même
temps rapproche humanité et animalité de l'homme, qui
décide « à chaque fois et en chaque individu de
l'humain et de l'animal, de la nature et de l'histoire, de
la vie et de la mort ».

Collection dirigée par Lidia Breda


Giorgio Agamben est l'un des phi-
losophes italiens contemporains les
plus novateurs. Les Éditions Payot
& Rivages ont publié Stanze,
Enfance et Histoire, Moyens sans
fins, Ce qui reste d'Auschwitz et Le
temps qui reste.
L'OUVERT
De l'homme et de l'animal
GIORGIO AGAMBEN

L'OUVERT
De l'homme et de l'animal

Traduit de l'italien
par Joël Gayraud

Bible juive du XIII siècle, Les trois animaux des origines, Le banquet
messianique des justes, Bibliothèque Ambrosienne, Milan

BIBLIOTHÈQUE RIVAGES
S'il n'existait point d'animaux, la nature de
l'homme serait encore plus incompréhensible.
BUFFON

Indigebant tarnen eis ad experimentalem


cognitionem sumendam de naturis eorum.
THOMAS D'AQUIN

Titre original : L'aperto. L'uomo e l'animale


© 2002, Bollati Boringhieri, Turin
© 2002, Éditions Payot & Rivages
pour la traduction française
106, boulevard Saint-Germain - 75006 Paris
ISBN : 2-7436-0694-8
1.
Théromorphe

Les trois dernières heures du jour, Dieu


s'assied et joue avec Léviathan, comme il est
écrit : « Tu as fait Léviathan pour jouer avec
lui. »

Avodazr , Talmud

La Bibliothèque Ambrosienne de Milan


conserve une Bible juive du XIIIe siècle ornée
de précieuses miniatures. Les deux dernières
pages du troisième volume sont entièrement
illustrées de scènes d'inspiration mystique
et messianique. La page 135v présente la
vision d'Ézéchiel, sans qu'apparaisse toutefois
l'image du char : au centre se tiennent les sept
cieux, la lune, le soleil et les étoiles, et dans les
coins, se détachant sur un fond bleu, les quatre
animaux eschatologiques : le coq, l'aigle, le
boeuf et le lion. La dernière page (136r) est
Pour assurer la cohérence d'ensemble avec le reste du texte,
les citations d'œuvres étrangères disponibles en français ont
divisée en deux parties. La moitié supérieure
été révisées par le traducteur. représente les trois animaux des origines
l'oiseau Ziz (à la forme de griffon ailé), le boeuf

9
Béhémoth et le grand poisson Léviathan, nité accomplie sont-ils figurés avec des têtes
plongé dans la mer et enroulé sur lui-même. La de bêtes ? Les spécialistes qui se sont penchés
scène qui nous intéresse ici est la dernière à sur la question n'ont pas trouvé jusqu'alors
tous les sens du terme, puisqu'elle conclut d'explication convaincante. Selon Sofia Amei-
aussi bien le livre que l'histoire de l'humanité. senowa, qui a consacré une vaste enquête à ce
Elle représente le banquet messianique partagé sujet (Ameisenowa, 1949) et tenté d'appliquer
par les justes au dernier jour. A l'ombre aux matériaux hébraïques les méthodes de
d'arbres paradisiaques, égayés par le jeu de l'école de Warburg, les images de justes avec
deux musiciens, les justes, le front ceint d'une des traits animaux renverraient au thème gnos-
couronne, siègent à une table richement dres- tico-astrologique de la représentation des
sée. L'idée qu'aux jours du Messie les justes, doyens théromorphes, selon la doctrine gnosti-
qui ont observé toute leur vie les prescriptions que. suivant laquelle les corps des justes (ou
de la Torah, feront festin des chairs de Lévia- mieux des spirituels), en remontant après la
than et de Béhémoth sans se soucier de savoir .mort à travers les cieux, se transforment en
si leur abattage a été ou non kasher, est parfai- étoiles et s'identifient avec les puissances qui
tement familière à la tradition rabbinique. gouvernent chaque ciel.
Cependant, il est un détail surprenant que nous Selon la tradition rabbinique cependant, les
n'avons pas encore mentionné : sous leurs cou- justes en question ne sont pas du tout morts : ils
ronnes, le miniaturiste n'a pas doté les justes sont, au contraire, les représentants du reste
d'une figure humaine, mais manifestement d'Israël, autrement dit les justes qui sont encore
d'une tête d'animal. Non seulement nous en vie au moment de la venue du Messie. Comme
retrouvons ici, dans les trois personnages de on peut le lire dans l'Apocalypse de Baruch (29,
droite, le bec griffu de l'aigle, la tête rouge du 4), « Béhémoth apparaîtra de sa terre et Lévia-
boeuf et le chef du lion, mais les deux autres than surgira de la mer : les deux monstres, que
justes représentés sur l'enluminure exhibent j'ai formés au cinquième jour de la création et
l'un les traits grotesques de l'âne, et l'autre le que j'ai conservés jusqu'à ce jour, serviront
profil de la panthère. C'est également une tête alors de nourriture pour tous ceux qui seront
d'animal qui échoit aux deux musiciens, en restés ». En outre, pour les spécialistes, le motif
particulier celui de droite, plus visible, qui joue de la représentation thérocéphale des archontes
d'une espèce de vielle en arborant un museau gnostiques et des doyens astrologiques n'a rien
simiesque inspiré. de pacifique et requiert lui-même une explica-
Mais pourquoi les représentants de l'huma- tion. Dans les textes manichéens, chacun des

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archontes correspond ainsi à l'une des divi-
sions du règne animal (bipèdes, quadrupèdes,
oiseaux, poissons, reptiles) et, ensemble, aux
« cinq natures » du corps humain (os, nerfs,
veines, chair, peau), de sorte que la représen-
tation théromorphique des archontes renvoie 2.
directement à la ténébreuse parenté entre
macrocosme animal et microcosme humain
Acéphale
(Puech, p. 105). D'autre part, dans le Talmud,
le passage du traité où Léviathan est mentionné
comme nourriture au banquet messianique des
Georges Bataille avait été si impressionné
justes suit une série de haggadoth qui semble
par les représentations gnostiques d'archontes
faire allusion à une économie différente des
à têtes d'animaux qu'il avait pu voir au Cabinet
rapports entre l'animal et l'humain. Du reste,
le fait que, dans le royaume messianique, la des médailles de la Bibliothèque nationale,
nature animale elle-même sera transfigurée, qu'il leur a consacré en 1930 un article dans sa
apparaissait implicitement dans la prophétie revue Documents. Dans la mythologie gnosti-
messianique d'Isaïe 11, 6-9 (qui plaisait tant à que, les archontes sont les entités démoniques
Ivan Karamazov), où on lit que «le loup qui créent et gouvernent le monde matériel,
demeurera avec l'agneau / et la panthère se dans lequel les éléments spirituels et lumi-
couchera près du chevreau ; / le veau et le lion- neux se trouvent mélangés et emprisonnés dans
ceau paîtront ensemble / sous la conduite d'un les éléments obscurs et corporels. Les images,
enfant ». reproduites comme documents montrant la ten-
Il n'est pas impossible, cependant, qu'en dance du « bas matérialisme » gnostique à
attribuant une tête d'animal au reste d'Israël, la confusion des formes humaines et bes-
l'enlumineur du manuscrit de l'Ambrosienne tiales, représentent, selon les didascalies batail-
ait voulu montrer qu'au dernier jour les rap- liennes, « trois archontes à tête de canard »,
ports entre les animaux et les hommes revêti- un « Iao panmorphe », un « dieu à jambes
ront une forme nouvelle et que l'homme se d'homme, à corps de serpent et à tête de coq »,
réconciliera avec sa nature animale. et enfin un « dieu acéphale surmonté de deux
têtes d'animaux ». Six ans plus tard, la couver-
ture du premier numéro de la revue Acéphale,

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dessinée par André Masson, présentait, comme l'Homme proprement dit, c'est-à-dire l'Action
emblème de la « conjuration sacrée » ourdie négatrice du donné et l'Erreur, ou en général
par Bataille et un petit groupe d'amis, un corps le Sujet opposé à l'Objet. En fait, la fin du
humain nu et privé de tête. Bien que l'éva- Temps humain ou de l'Histoire, c'est-à-dire
sion de l'homme hors de sa tête (« l'homme l'anéantissement définitif de l'Homme propre-
a échappé à sa tête comme le condamné à ment dit ou de l'Individu libre et historique,
la prison », déclare le texte programmatique signifie tout simplement la cessation de
[Bataille, p. 445]) n'implique pas nécessaire- l' Action au sens fort du terme. Ce qui veut dire
ment un renvoi à l'animalité, les illustrations pratiquement : la disparition des guerres et des
du numéro 3-4 de la revue, où le même nu du révolutions sanglantes. Et encore la disparition
premier numéro porte désormais une majes- de la Philosophie ; car l'homme ne changeant
tueuse tête de taureau, témoignent d'une aporie plus essentiellement lui-même, il n'y a plus de
qui accompagne le projet bataillien tout entier. raison de changer les principes (vrais) qui sont
Parmi les thèmes centraux de la lecture à la base de sa connaissance du Monde et de
hégélienne de Kojève, dont Bataille avait été soi. Mais tout le reste peut se maintenir indé-
l'auditeur à l'École des hautes études, se trou- finiment ; l'art, l'amour, le jeu, etc. ; bref, tout
vait, en effet, le problème de la fin de l'histoire ce qui rend l'Homme heureux » (Kojève,
et de la figure que l'homme et la nature p. 434-435).
auraient assumée dans le monde post-histori- L'opposition entre Bataille et Kojève
que, quand le patient processus du travail et de concerne justement ce « reste » qui survit à la
la négation, par lequel l'animal de l'espèce mort de l'homme redevenu animal à la fin de
Homo sapiens était devenu humain, serait par- l'histoire. Ce que l'élève - qui était en vérité
venu à sa conclusion. Par un geste qui le carac- de cinq ans plus âgé que le maître - ne pouvait
térise bien, Kojève ne consacre à ce problème accepter à aucun prix était que « l'art, l'amour,
central qu'une seule note du cours de 1938- le jeu », comme aussi le rire, l'extase, le luxe
1939: « La disparition de l'Homme à la fin de (lesquels, revêtus d'une aura d'exceptionnalité,
l'Histoire n'est donc pas une catastrophe cos- étaient au centre des préoccupations d'Acé-
mique : le Monde naturel reste ce qu'il est de phale et, deux ans après, du Collège de socio-
toute éternité. Et ce n'est donc pas non plus une logie), cessassent d'être surhumains, négatifs et
catastrophe biologique : l'Homme reste en vie sacrés pour être simplement rendus à la prati-
en tant qu'animal qui est en accord avec la que animale. Pour le petit groupe d'initiés qua-
Nature ou l'Être donné. Ce qui disparaît, c'est dragénaires qui ne craignaient pas de braver le

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ridicule en pratiquant « la joie devant la mort » toutefois différemment les choses. [...] Si
dans les bois de la périphérie de Paris, ni de l'action (le "faire") est - comme dit Hegel - la
jouer plus tard, en pleine crise européenne, aux négativité, la question se pose alors de savoir
« apprentis sorciers » en prêchant le retour des si la négativité de qui n'a "plus rien à faire"
peuples européens à la « vieille maison du disparaît ou subsiste à l'état de "négativité sans
mythe », l'être acéphale entrevu un instant emploi" : personnellement, je ne puis décider
dans leur expérience privilégiée pouvait, peut- que dans un sens, étant moi-même exactement
-être, n'être ni humain ni divin - mais ne devait cette « négativité sans emploi » (je ne pourrais
être animal en aucun cas. me définir de façon plus précise). Je veux bien
Naturellement, ce qui était ici en question, que Hegel ait prévu cette possibilité : du moins
c'était aussi l'interprétation de Hegel, un ter- ne l'a-t-il pas située à l'issue des processus
rain sur lequel l'autorité de Kojève était parti- qu'il a décrits. J'imagine que ma vie - ou son
culièrement menaçante. Si l'histoire n'était que avortement, mieux encore, la blessure ouverte
le patient travail dialectique de la négation et qu'est ma vie, - à elle seule constitue la réfu-
l'homme le sujet, et en même temps l'enjeu de tation du système fermé de Hegel » (Hollier,
cette action négatrice, alors l'achèvement de p. 75).
l'histoire impliquait nécessairement la fin de La fin de l'histoire comporte donc un
l'homme, et les traits du sage qui, à l'extrémité «dénouement», où la négativité humaine se
du temps, contemple cette fin avec satisfaction conserve comme «reste » sous la forme de
prennent nécessairement, comme dans la l'érotisme, du rire, de la joie devant la mort. À
miniature de l'Ambrosienne, la forme d'un la lumière incertaine de ce dénouement, le sage,
museau d'animal. souverain et conscient de soi, voit encore passer
Aussi Bataille, dans une lettre à Kojève du devant ses yeux non des têtes d'animaux, mais les
6 décembre 1937, ne peut-il que parier sur figures acéphales des hommes farouchement
l'idée d'une « négativité sans emploi », c'est- religieux, « amants » ou « apprentis sorciers ».
-àdire'unégatvqsri,onet Le dénouement devait, cependant, se révéler
comment, à la fin de l'histoire, et dont il ne fragile. En 1938, quand la guerre était inévita-
peut fournir d'autre preuve que sa vie même, ble, une déclaration du Collège de sociologie
« la blessure ouverte qu'est ma vie » trahit son impuissance en dénonçant la passi-
« J'admets (comme une supposition vraisem- vité et l'absence de réactions devant la guerre,
blable) que dès maintenant, l'histoire est ache- comme une forme de « dévirilisation » mas-
vée (au dénouement près). Je me représente sive, où les hommes se transforment en « des

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sortes de moutons conscients et résignés à
l'abattoir» (Bataille, p. 540). Bien qu'en un
sens tout différent de celui qu'avait à l'esprit
Kojève, les hommes étaient désormais réelle-

3.
ment redevenus des animaux.

Snob

Aucun animal ne peut être snob.

Alexandre KoJÈvE

En 1968, à l'occasion de la seconde édition


de l'Introduction à la lecture de Hegel, alors
que le disciple-rival était déjà mort depuis six
ans, Kojève revient sur le problème du devenir
animal de l'homme. Et il le fait, encore une
fois, sous la forme d'une note ajoutée à la note
de la première édition (si le texte de l'Introduc-
tion est composé essentiellement de cours
recueillis par Queneau, les notes sont les seuls
éléments du livre dont il est certain qu'ils sont
de la main de Kojève). Cette première note,
observe-t-il, était ambiguë, parce que, si l'on
admet qu'à la fin de l'histoire l'homme « pro-
prement dit » doive disparaître, on ne saurait
ensuite prétendre de façon cohérente que « tout
le reste » (l'art, l'amour, le jeu) puisse se main-
tenir indéfiniment : « Si l'Homme re-devient
un animal, ses arts, ses amours et ses jeux doi-

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vent eux aussi re-devenir purement "naturels". les années qui ont immédiatement suivi la
Il faudrait donc admettre qu'après la fin de rédaction de la première note (1946), l'auteur
l' Histoire, les hommes construiraient leurs édi- a compris que la « fin hégélo-marxiste de l'his-
fices et leurs ouvrages d'art comme les oiseaux toire » n'était pas un événement à venir, mais
construisent leurs nids et les araignées tissent qu'elle était déjà réalisée. Après la bataille
leurs toiles, exécuteraient des concerts musi- d'Iéna, l'avant-garde de l'humanité a virtuelle-
caux à l'instar des grenouilles et des cigales, ment rejoint le terme de l'évolution historique
joueraient comme jouent les jeunes animaux et de l'homme. Tout ce qui a suivi - y compris
s'adonneraient à l'amour comme le font les les deux guerres mondiales, le nazisme et la
bêtes adultes. Mais on ne peut pas dire alors soviétisation de la Russie - ne représente qu'un
que tout ceci "rend l'homme heureux". Il fau- processus d'accélération visant à aligner le
drait dire que les animaux post-historiques reste du monde sur les positions des pays euro-
de l'espèce Homo sapiens (qui vivront dans péens les plus avancés. Or, des voyages suc-
l'abondance et en pleine sécurité) seront cessifs aux Etats-Unis et en Russie soviétique,
contents en fonction de leur comportement effectués en 1948 et 1958 (c'est-à-dire lorsque
artistique, érotique et ludique, vu que, par défi- Kojève était déjà un haut fonctionnaire du gou-
nition, ils s'en contenteront » (Kojève, p. 436). vernement français), l'ont convaincu que, sur
L'anéantissement définitif de l'homme au le chemin menant à la condition post-histori-
sens propre doit, cependant, nécessairement que, « Russes et Chinois ne sont que des Amé-
impliquer aussi la disparition du langage ricains encore pauvres, d'ailleurs en voie de
humain, remplacé par des signaux sonores ou rapide enrichissement », tandis que les États-
des mimiques comparables au langage des -Unis ont déjà atteint le « stade final du "com-
abeilles. Mais dans ce cas, argumente Kojève, munisme marxiste" » (ibid., p. 436-437). D'où
ce n'est pas seulement la philosophie, c'est- la conclusion que « l'American way oflife [est]
-à-dire l'amour de la sagesse, qui disparaîtrait, le genre de vie propre à la période post-histo-
mais la possibilité même d'une sagesse en tant rique, la présence actuelle des États-Unis dans
que telle. le Monde préfigurant le futur "éternel présent"
À ce moment, la note développe une série de l'humanité tout entière. Ainsi le retour de
de thèses sur la fin de l'histoire et l'état présent l' Homme à l'animalité apparaissait non plus
du monde, où il est impossible de faire le par- comme une possibilité encore à venir, mais
tage entre un absolu sérieux et une ironie tout comme une certitude déjà présente » (ibid.).
aussi absolue. Nous apprenons ainsi que, dans En 1959, cependant, un voyage au Japon va

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déterminer un nouveau changement de pers- avec le risque de la vie dans une Lutte menée
pective. Dans ce pays, Kojève a pu observer de en fonction de valeurs "historiques" à contenu
visu une société qui, tout en vivant dans les social ou politique. Ce qui semble permettre de
conditions de la post-histoire, n'a pas cessé croire que l'interaction récemment amorcée
pour autant d'être humaine : « La civilisation entre le Japon et le Monde occidental aboutira
japonaise "post-historique" s'est engagée dans en fin de compte non pas à une rebarbarisation
des voies diamétralement opposées à la "voie des Japonais, mais à une "japonisation" des
américaine". Sans doute n'y a-t-il plus eu au Occidentaux (les Russes y compris). »
Japon de Religion, de Morale, ni de Politique « Or, vu qu'aucun animal ne peut être snob,
au sens "européen" ou "historique" de ces toute période post-historique "japonisée" serait
mots. Mais le Snobisme à l'état pur y créa des spécifiquement humaine. Il n'y aurait donc pas
disciplines négatrices du donné "naturel" ou d 'anéantissement définitif de l'homme pro-
"animal" qui dépassèrent de loin, en efficacité, prement dit", tant qu'il y aurait des animaux de
celles qui naissaient, au Japon ou ailleurs, de l'espèce Homo sapiens pouvant servir de sup-
l' Action "historique", c'est-à-dire des Luttes port "naturel" à ce qu'il y a d'humain chez les
guerrières et révolutionnaires ou du Travail hommes » (ibid., p. 437).
forcé. Certes, les sommets (nulle part égalés) Le ton burlesque que Bataille reprochait à
du snobisme spécifiquement japonais que sont son maître chaque fois qu'il tentait de décrire
le théâtre Nô, la cérémonie du thé et l'art des la condition post-historique atteint ici son apo-
bouquets de fleurs furent et restent encore gée. Non seulement l'American way of life est
l'apanage exclusif des gens nobles et riches. assimilé à la vie animale, mais la survivance
Mais, en dépit des inégalités économiques et de l'homme à l'histoire sous la forme du sno-
sociales persistantes, tous les Japonais sans bisme japonais ressemble à une version plus
exception sont actuellement en état de vivre en élégante (quoique, peut-être, parodique) de
fonction de valeurs totalement formalisées, cette « négativité sans emploi » que Bataille
c'est-à-dire complètement vidées de tout cherchait à définir d'une façon plus ingénue, et
contenu "humain" au sens d'"historique". qui, aux yeux de Kojève, devait certainement
Ainsi, à la limite, tout Japonais est en principe paraître de mauvais goût.
capable de procéder, par pur snobisme, à un Il conviendrait de réfléchir sur les implica-
suicide parfaitement "gratuit" (la classique tions théoriques de cette figure post-historique
épée du samouraï pouvant être remplacée par de l'humain. En premier lieu, la survivance de
un avion ou une torpille), qui n'a rien à voir l'humanité à son drame historique semble

22 23
introduire - entre l'histoire et sa fin - une dans la post-histoire ? Quelle relation y a-t-il
frange d'ultra-histoire qui rappelle le royaume entre le snob japonais et son corps animal et
messianique de mille ans qui, dans la tradition entre celui-ci et la créature acéphale imaginée
juive comme dans la tradition chrétienne, s'ins- par Bataille ? D'autre part, dans le rapport
taurera sur le terre entre le dernier événement entre l'homme et l'animal anthropophore,
messianique et la vie éternelle (ce qui ne sur- Kojève privilégie l'aspect de la négation et de
prend pas chez un penseur qui avait dédié son la mort et semble ne pas voir le processus par
premier ouvrage à la philosophie de Soloviev, lequel, dans la modernité, l'homme (ou l'Etat
pétrie de motifs messianiques et eschatologi- pour lui) commence en revanche à prendre soin
ques). Mais il est déterminant que, dans cette de sa vie animale et où la vie naturelle devient
frange ultrahistorique, le maintien de l'huma- l'enjeu de ce que Foucault a appelé le biopou-
nité de l'homme suppose la survivance des ani- voir. Peut-être le corps de l'animal anthropo-
maux de l'espèce Homo sapiens, qui doivent phore (le corps de l'esclave) est-il le reste sans
faire fonction pour lui de support. En effet, solution que l'idéalisme laisse en héritage à la
dans la lecture hégélienne de Kojève, l'homme pensée et peut-être les apories de la philoso-
n'est pas une espèce biologiquement définie ni phie de notre temps coïncident-elles avec les
une substance donnée une fois pour toutes : il apories de ce corps irréductiblement tendu et
est plutôt un champ de tensions dialectiques divisé entre animalité et humanité.
toujours déjà coupé par des césures qui sépa-
rent en lui chaque fois - au moins virtuel-
lement - l'animalité « anthropophore » de
l'humanité qui s'incarne en elle. L'homme
n'existe historiquement que dans cette tension
humain, il peut l'être seulement dans la mesure
où il transcende et transforme l'animal anthro-
pophore qui le soutient, seulement parce que,
par l'action négatrice, il est capable de dominer
et, éventuellement, de détruire son animalité
même (c'est en ce sens que Kojève peut écrire
que « l'homme est une maladie mortelle de
l'animal », ibid., p. 554).
Mais qu'en est-il de l'animalité de l'homme

24
est le plus général et le plus séparable. « C'est
par le fait qu'il est en vie que l'animal se dis-
tingue de l'inanimé. Mais vivre s'entend de
plusieurs façons et nous prétendons que quel-
que chose vit là où ne se trouve, ne fût-ce
4. qu'une des manifestations suivantes : la pen-
Mysterium disjunctionis
sée, la sensation, le mouvement et le repos
selon le lieu, le mouvement selon la nutrition,
le dépérissement et la croissance. C'est pour
cela que l'on considère que toutes les espèces
de végétaux ont également la vie, car visible-
Pour qui entreprend une recherche généalo-
ment ils ont en eux-mêmes une puissance et un
gique sur le concept de «vie» dans notre principe qui leur permettent de croître et de
culture, une des premières et des plus instruc- dépérir dans des directions contraires. [...] Ce
tives observations qu'on puisse faire est que ce principe peut-être séparé des autres, mais les
concept n'est jamais défini comme tel. Ce qui autres ne peuvent l'être chez les mortels. Et on
reste ainsi indéterminé est, cependant, à chaque le voit dans le cas des végétaux, puisque
fois articulé et divisé par une série de césures aucune faculté de l'âme ne leur appartient.
et d'oppositions qui l'investissent d'une fonc- C'est donc en vertu de ce principe que la
tion stratégique décisive dans des domaines vie appartient aux vivants [...] Nous appelons
apparemment aussi éloignés que la philoso- puissance nutritive (threptikon) cette partie de
phie, la théologie, la politique et, seulement l'âme dont les végétaux mêmes participent »
plus tard, la médecine et la biologie. Autrement (413a, 20 - 413b, 8).
dit, tout se passe comme si, dans notre culture, Il est important d'observer qu'Aristote ne
la vie était ce qui ne peut être défini, mais doit définit en aucune manière ce qu'est la vie : il
être, de ce fait même, sans cesse articulé et se limite à la décomposer en en isolant la fonc-
divisé. tion nutritive, pour ensuite la réarticuler en une
Dans l'histoire de la philosophie occiden- série de puissances ou de facultés distinctes et
tale, cette articulation stratégique du concept corrélées (nutrition, sensation, pensée). Nous
de vie connaît un moment crucial. C'est lors- voyons ici à l'oeuvre ce principe du fondement
que Aristote, dans le De anima, isole, parmi les qui constitue le dispositif stratégique par excel-
différents emplois du terme « vivre », celui qui lence de la pensée d'Aristote. Il consiste à

26 27
reformuler chaque question portant sur le dedans», dont la vie - que Bichat définit
« qu'est-ce que c'est ? » en une question sur le comme « organique » - n'est que la répétition
« par quoi (dia ti) quelque chose appartient à d'une série de fonctions pour ainsi dire aveu-
quelque chose d'autre ? ». Demander pourquoi gles et privées de conscience (circulation du
un certain être est dit vivant signifie rechercher sang, respiration, assimilation, excrétion, etc.),
le fondement par lequel la vie appartient à cet et « l'animal vivant au-dehors », dont la vie
être. Autrement dit, il arrive que, parmi les dif- - la seule qui, pour Bichat, mérite le nom
férents emplois du mot vivre, l'un se sépare des d'« animale » - est définie par la relation au
autres et s'abîme pour devenir le principe par monde extérieur. Chez l'homme, ces deux ani-
lequel la vie peut être attribuée à un être donné. maux cohabitent, mais ne coïncident pas : la
En d'autres termes, ce qui a été séparé et divisé vie organique de l'animal-du-dedans com-
(dans ce cas, la vie nutritive) est précisément mence chez le foetus avant la vie animale et,
ce qui permet de construire - en une sorte de dans le vieillissement et dans l'agonie, survit à
divide et impera - l'unité de la vie comme arti- la mort de l'animal-du-dehors.
culation hiérarchique d'une série de facultés et Il est inutile de rappeler l'importance straté-
d'oppositions fonctionnelles. gique qu'a eue dans l'histoire de la médecine
L'isolement de la vie nutritive (que les com- moderne l'identification de ce clivage entre
mentateurs de l'antiquité appelaient déjà végé- fonctions de la vie végétative et fonctions de la
tative) constitue un événement fondamental, vie de relation. Les succès de la chirurgie
dans tous les sens du terme, pour la science moderne et de l'anesthésie se fondent, entre
occidentale. Quand, bien des siècles plus tard, autres, sur la possibilité de diviser et, en même
Bichat, dans ses Recherches physiologiques temps, d'articuler les deux animaux de Bichat.
sur la vie et la mort, distinguera de la « vie Et, comme l'a montré Foucault, lorsque l'État
animale », définie par la relation avec un moderne, à partir du XIIe siècle, commence à
monde extérieur, une « vie organique », qui mettre au nombre de ses tâches essentielles le
n'est autre qu'une « succession habituelle soin de la vie des populations et transforme
d'assimilation et d'excrétion » (Bichat, p. 61), ainsi sa politique en biopouvoir, c'est avant
c'est encore la vie nutritive d'Aristote qui trace tout par une généralisation et une redéfinition
le fond obscur sur lequel se détache la vie des progressives du concept de vie végétative (qui
animaux supérieurs. Selon Bichat, c'est comme coïncide alors avec le patrimoine biologique de
si en tout organisme supérieur vivaient ensem- la nation) qu'il réalisera sa nouvelle vocation.
ble deux « animaux » : « l'animal existant au- Et, aujourd'hui encore, dans les débats autour

28 29
des définitions ex lege des critères de la mort ment naturel (ou animal) et d'un élément sur-
clinique, c'est une nouvelle identification de naturel, social ou divin. Nous devons, au
cette vie nue - déconnectée de toute activité contraire, apprendre à penser l'homme comme
cérébrale et pour ainsi dire de tout sujet - qui ce qui résulte de la déconnexion de ces deux
permet de décider si un corps peut être consi- éléments et examiner non le mystère métaphy-
déré comme vivant ou doit être abandonné à sique de la conjonction, mais le mystère prati-
l'ultime péripétie de la greffe. que et politique de la séparation. Car qu'est-ce
La division de la vie en vie végétale et vie que l'homme, s'il est toujours le lieu - et aussi
de relation, organique et animale, animale et bien le résultat - de divisions et de césures
humaine, passe alors avant tout à l'intérieur de incessantes ? Travailler sur ces divisions, se
l'homme vivant comme une frontière mobile demander en quelle manière - chez l'homme
et, sans cette césure intime, le simple fait de - l'homme a été séparé du non-homme et l'ani-
décider de ce qui est humain et de ce qui ne mal de l'humain, est plus urgent que prendre
l'est pas serait probablement impossible. C'est position sur les grandes questions sur les pré-
seulement parce que quelque chose comme une tendus valeurs et droits humains. Et peut-être
vie animale a été séparé à l'intérieur de la sphère plus lumineuse des relations avec le
l'homme, parce que la distance et la proximité divin dépend-elle aussi, en quelque manière, de
avec l'animal ont été mesurées et reconnues la sphère - plus obscure - qui nous sépare de
avant tout dans le plus intime et le plus proche l'animal.
qu'il est possible d'opposer l'homme aux
autres vivants et en même temps d'organiser la
complexe - et pas toujours édifiante - écono-
mie des relations entre les hommes et les ani-
maux.
Mais s'il en est ainsi, et si la césure entre
l'homme et l'animal passe d'abord à l'intérieur
de l'homme, c'est alors la question même de
l'homme - et de l'« humanisme » - qui doit
être posée d'une manière nouvelle. Dans notre
culture, l'homme a toujours été pensé comme
l'articulation et la conjonction d'un corps et
d'une âme, d'un vivant et d'un logos, d'un élé-

30
la résurrection ? Et - se demande Thomas
d'Aquin - la côte d'Adam dont le corps d'Ève
a été formé ressuscitera-t-elle en celui-ci ou
chez Adam ? D'autre part, selon la science

5.
médiévale, les aliments se transforment en
chair vivante grâce à la digestion ; dans le cas
Physiologie des bienheureux
d'un anthropophage, qui s'est nourri d'autres
corps humains, cela devrait impliquer que dans
la résurrection une même matière doive être
réintégrée en plusieurs individus. Que dire éga-
Qu'est-ce que ce Paradis, sinon une
lement des cheveux et des ongles? Et du
taverne où l'on ne cesse s'empiffrer et un
sperme, de la sueur, du lait, des urines et autres
lupanar où l'on se livre à de perpétuelles sécrétions ? Si les intestins ressuscitent - argu-
obscénités ? mente un théologien -, ils devront ressusciter
DE PARIS
soit vides, soit pleins. S'ils sont pleins, cela
Guillaume
signifie que même les excréments ressuscite-
ront ; s'ils sont vides, on aura alors un organe
La lecture des traités médiévaux sur l'inté-
dépourvu de toute fonction naturelle.
grité et sur les propriétés du corps des ressus-
Le problème de l'identité et de l'intégrité du
cités est, de ce point de vue, particulièrement corps ressuscité se change ainsi bien vite en
instructive. Le problème que les pères de celui de la physiologie de la vie bienheureuse.
l'Église devaient aborder était celui de l'iden- Comment devront être conçues les fonctions
tité entre le corps ressuscité et celui qui était vitales du corps paradisiaque ? Pour s'orienter
échu à l'homme de son vivant. Une telle iden- sur un terrain si accidenté, les pères disposaient
tité semblait en effet impliquer que toute la d'un paradigme précieux : le corps édénique
matière qui avait appartenu au corps du mort d'Adam et d'Ève avant la chute. «Ce que Dieu
dût ressusciter et reprendre sa place dans a planté dans les délices de la béatitude et de
l'organisme bienheureux. Mais c'est justement la félicité éternelles », écrit Scot Érigène, « est
là que commençaient les difficultés. Si, par la nature humaine même créée à l'image de
exemple, un voleur - ultérieurement repenti et Dieu » (Scot, p. 822). La physiologie du corps
racheté - avait été amputé d'une main, celle-ci bienheureux pouvait se présenter, dans cette
devait-elle se recoller au corps au moment de perspective, comme une restauration du corps

32 33
édénique, archétype de la nature humaine deviendraient complètement inutiles. En outre,
incorrompue. Cela impliquait, cependant, des si les ressuscités continuaient à manger et à se
conséquences que les pères n'étaient pas en reproduire, le paradis ne serait jamais assez
mesure d'accepter intégralement. Certes, grand non seulement pour les contenir tous,
comme l'avait expliqué Augustin, la sexualité mais aussi pour recueillir leurs excréments, au
d'Adam avant la chute ne ressemblait pas à la point de justifier l'invective ironique de Guil-
nôtre, vu que ses parties génitales pouvaient laume de Paris : maledicta Paradisus in qua
être mues volontairement comme les mains ou tantum cacatur !
les pieds, de sorte que l'union sexuelle pouvait Il existait cependant une doctrine plus artifi-
avoir lieu sans qu'elle eût aucunement besoin cieuse qui soutenait que les ressuscités use-
d'être aiguillonnée par la concupiscence. raient du sexe et des aliments non pour la
Quant à la nourriture adamique, elle était infi- conservation de l'individu ou de l'espèce, mais
niment plus noble que la nôtre, parce qu'elle - la béatitude consistant dans le parfait accom-
consistait seulement en fruits cueillis sur les plissement de la nature humaine - pour qu'au
arbres du paradis. Mais même ainsi, comment paradis l'homme fût totalement heureux, tant
concevoir le rôle des parties génitales - ou
selon ses facultés corporelles que ses facultés
même seulement des aliments - chez les bien-
spirituelles. Contre ces hérétiques - qu'il assi-
heureux ?
mile aux mahométans et aux juifs -, Thomas,
Si l'on admettait, en effet, que les ressuscités
dans les questions Sur la résurrection qui vien-
utilisent la sexualité pour se reproduire et des
nent compléter la Somme théologique, réaf-
aliments pour se nourrir, cela impliquait que le
nombre et la forme corporelle des hommes firme l'exclusion du paradis de l'usus
s'accroîtraient ou varieraient à l'infini et qu'il venereorum et ciborum. La résurrection, ensei-
existerait alors d'innombrables bienheureux gne-t-il, ne concerne pas la vie naturelle de
qui n'auraient pas vécu avant la résurrection et l'homme, mais seulement cette ultime perfec-
dont l'humanité serait par conséquent impossi- tion qu'est la vie contemplative. « Toutes les
ble à définir. Les deux principales fonctions de opérations naturelles qui regardent la réalisa-
la vie animale - la nutrition et la génération - tion et la conservation de la première perfec-
sont affectées à la conservation de l'individu et tion de la nature humaine n'existeront plus
de l'espèce ; mais, après la résurrection, le après la résurrection [...] Et puisque manger,
genre humain atteindrait un nombre préétabli boire, dormir et engendrer appartiennent à la
et, en absence de la mort, ces deux fonctions première perfection de la nature, ces fonctions

34 35
disparaîtront chez les ressuscités » (Thomas
d'Aquin 1, p. 151-152).
Le même auteur qui, peu de temps avant,
avait affirmé que le péché de l'homme n'avait
changé en rien la nature et la condition des ani-
maux, proclame maintenant sans réserve que la 6.
vie animale est exclue du paradis, que la vie
bienheureuse n'est en aucun cas une vie ani-
Cognitio experimentalis
male. Par conséquent, les plantes et les ani-
maux ne trouveront pas place au paradis, car
« ils se corrompront selon le tout et selon la
partie ». Dans le corps des ressuscités, les fonc- Nous pouvons maintenant avancer quelques
tions animales resteront « oisives et vides », hypothèses provisoires sur les raisons qui ren-
exactement comme, selon la théologie médié- dent si énigmatique la représentation des justes
avec une tête d'animal dans la miniature de la
vale, après l'expulsion d'Adam et d'Ève,
l'Éden reste vide de toute vie humaine. Ce Bibliothèque Ambrosienne. La fin messianique
n'est pas toute la chair qui sera sauvée et, dans de l'histoire ou l'achèvement de l'oikonomia
la physiologie des bienheureux, l'oikonomia divine du salut définissent un seuil critique où
divine du salut laisse un reste impropre à toute la différence entre l'animal et l'humain, si
rédemption. déterminante pour notre culture, menace de
s'effacer. La relation entre l'homme et l'ani-
mal délimite, en effet, un domaine essentiel, où
l'enquête historique doit nécessairement se
référer à cette frange d'ultra-histoire où l'on ne
peut accéder sans impliquer la philosophie pre-
mière. Comme si la détermination de la fron-
tière entre l'humain et l'animal n'était pas une
de ces questions dont débattent philosophes et
théologiens, savants et politiques, mais une
opération métaphysico-politique fondamentale,
où seul quelque chose comme un « homme »
peut être défini et produit. Si vie animale et vie

37
humaine se superposaient parfaitement, ni peut-être pas seulement la théologie et la phi-
l'homme ni l'animal - et peut-être également losophie, mais aussi la politique, l'éthique et la
le divin - ne seraient plus pensables. Aussi, la jurisprudence qui sont en tension et en suspens
réalisation de la post-histoire implique-t-elle dans la différence entre l'homme et l'animal.
nécessairement la réactualisation du seuil pré- L'expérience cognitive qui est en question dans
historique où cette frontière a été définie. Le cette différence concerne en dernière analyse
paradis révoque en doute l'Éden. la nature de l'homme - plus exactement, la pro-
Dans un passage de la Somme théologique, duction et la définition de cette nature - ; c'est
qui porte la rubrique significative Utrum Adam une expérience de hominis natura. Lorsque la
in statu innocentiae animalibus dominaretur, différence s'efface et que les deux termes
Thomas d'Aquin semble un instant s'approcher s'effondrent l'un sur l'autre - comme cela sem-
du coeur du problème, en évoquant une « expé- ble aujourd'hui se produire -, la différence
rience cognitive » qui aurait son lieu dans le entre l'être et le rien, le licite et l'illicite, le
rapport entre l'homme et l'animal. « Dans divin et le diabolique disparaît à son tour et, à
l'état d'innocence, écrit-il, les hommes sa place, apparaît quelque chose pour lequel
n'avaient pas besoin des animaux par nécessité semblent nous manquer jusqu'aux noms. Peut--
physique. Ni pour se couvrir, parce qu'ils être même les camps de concentration et
n'avaient pas honte de leur nudité puisqu'il n'y d'extermination sont-ils une expérimentation
avait chez eux aucun élan de concupiscence de ce genre, une tentative extrême et mons-
désordonnée ; ni pour se nourrir, puisqu'ils trueuse de décider entre l'humain et l'inhu-
tiraient leur subsistance des arbres du paradis ; main, qui a fini par entraîner dans sa ruine la
ni comme moyen de transport, du fait de la possibilité même de la distinction.
vigueur de leur corps. Ils n'en avaient en vérité
besoin que pour tirer de leur nature une
connaissance expérimentale (indigebant tarnen
eis ad experimentalem cognitionem sumendam
de naturis eorum). Ceci nous est montré par le
fait que Dieu a conduit les animaux devant
Adam pour qu'il leur donne un nom qui dési-
gne leur nature » (Thomas d'Aquin, 2, p. 193).
C'est l'enjeu de cette cognitio experimenta-
lis que nous devrons tenter de saisir. Ce ne sont

38
cette allégation exaspérée : « évidemment,
Descartes n'a jamais vu un singe ». Dans un
texte ultérieur, intitulé Menniskans cousiner,
cousins de l'homme, il explique à quel point il
est difficile d'identifier, du point de vue des
7. sciences de la nature, la différence spécifique
Taxinomies
entre les singes anthropomorphes et l'homme.
Non qu'il ne perçoive pas la claire distinction
entre l'homme et la bête sur le plan moral et
religieux : « L'homme est l'animal que le
Créateur a trouvé digne d'honorer en lui
Cartesius certe non vidit simias.
octroyant une intelligence extraordinaire et
LINNÉ qu'il a voulu adopter comme son favori, en lui
réservant une existence plus noble ; Dieu a
Linné, le fondateur de la taxinomie scienti- même envoyé sur terre son fils unique pour le
fique moderne, avait un faible pour les singes. sauver. » Mais tout ceci, conclut-il, « ressortit
Il est probable qu'il ait eu l'occasion d'en voir à un autre débat ; dans mon laboratoire je dois
de près durant son séjour d'études à Amster- me tenir comme le cordonnier derrière sa table
dam, ville qui était alors un centre important de travail, et considérer l'homme et son corps
pour le commerce d'animaux exotiques. Plus en naturaliste, qui ne parvient pas à trouver
tard, de retour en Suède et devenu premier d'autre caractère pour le distinguer des singes
médecin de la cour, il créa à Uppsala un petit que le fait que ces derniers ont un espace vide
zoo, qui comprenait des singes de diverses entre les canines et les autres dents... » (Linné,
espèces, parmi lesquels on raconte qu'il préfé- 1, p. 4).
rait une guenon nommée Diana. Que les sin- Le geste souverain avec lequel, dans le Sys-
ges, comme les autres bruta, se distinguent tema naturae, il inscrit Homo dans l'ordre des
substantiellement de l'homme, parce qu'ils Anthropomorpha (qui, à partir de la dixième
n'auraient pas d'âme, n'était pas une idée qu'il édition en 1758, s'appelleront Primates) à côté
pouvait aisément concéder aux théologiens. de Simia, Lemur et Vespertilio (la chauve-
Une note au Systema naturae règle son compte -souris), ne saurait donc nous surprendre. Du
à la théorie cartésienne qui concevait les ani- reste, malgré les polémiques que son geste ne
maux comme des automata mechanica par manqua pas de susciter, la chose était en un

40 41
certain sens déjà dans l'air. Dès 1693, John 1641, souligne les aspects humains de cet
Ray avait caractérisé parmi les quadrupèdes le Homo silvestris (traduction de l'expression
groupe des Anthropomorpha, des « semblables malaise orang-outan) ; et il faudra attendre la
à l'homme ». En général, sous l'Ancien dissertation d'Edward Tyson, Orang-Outang,
Régime, les limites de l'humain sont bien plus sive Homo silvestris or the anatomy of a Pyg-
incertaines et floues que celles qui apparaissent mie (1699), pour que la différence physique
au XIXe siècle, après le développement des entre le singe et l'homme soit établie pour la
sciences humaines. Jusqu'au XVIIIe siècle, le première fois sur les bases solides de l'anato-
langage, qui deviendra ensuite la marque par mie comparée. Bien que cette oeuvre passe pour
excellence de l'humain, sautait par-dessus les une sorte d'incunable de la primatologie, la
ordres et les classes, parce qu'on supposait que créature que Tyson appelle « pygmée » (et que
les oiseaux eux aussi parlaient. Un témoin cer- quarante-huit caractères distinguent anatomi-
tainement digne de foi comme John Locke rap- quement de l'homme et trente-quatre du singe)
porte comme un fait plus ou moins avéré représente cependant pour lui une sorte d'« ani-
l'histoire du perroquet du prince de Nassau qui mal intermédiaire » entre le singe et l'homme,
était capable de soutenir une conversation et de qui se situe par rapport à ce dernier dans une
répondre à des questions « comme une créature relation d'opposition symétrique avec l'ange.
raisonnable ». Mais même la distinction physi- Comme l'écrit Tyson dans sa dédicace à Lord
que entre l'homme et les autres espèces impli- Falconer, « l'animal dont j'ai décrit l'anatomie
quait des zones d'indifférence dans lesquelles est le plus proche de l'humanité et semble
il était impossible d'établir des identités certai- constituer le noeud entre l'animal et le ration-
nes. Une oeuvre scientifique sérieuse comme nel, tout comme Sa Seigneurie et ceux de son
l'Ichtyologie de Peter Artedi (1738) mention- rang s'approchent par la connaissance et la
nait encore la sirène à côté des phoques et des sagesse de ce genre de créature supérieure qui
lions de mer, et Linné lui-même, dans son Pan nous est le plus proche. »
Europaeus, classait la sirène - que l'anatomiste Il suffit de jeter un oeil sur le titre complet
danois Caspar Bartholin appelait Homo mari- de la dissertation pour se rendre compte de la
nus - avec l'homme et le singe. En outre, les manière dont les frontières de l'humain étaient
limites entre les singes anthropomorphes et encore menacées non seulement par des ani-
certaines populations primitives étaient loin maux réels, mais aussi par les créatures de la
d'être claires. La première description d'un mythologie : Orang-Outang, sive Homo silves-
orang-outan par le médecin Nicolas Tulp, en tris, or the Anatomy of a Pygmie compared

42 43
with a Monkey, an Ape and a Man, to which is explique en effet Linné, la nature a jeté
added a Philological Essay concerning the l'homme « nu sur la terre nue », incapable de
Cynocephals, the Satyrs and Sphinges of the connaître, de parler, de marcher, de se nourrir
Ancients, where it will appear that they are si rien de cela ne lui est enseigné (Nudus in
either Apes or Monkeys and not Men, as for- nuda terra [...] cui scire nihil sine doctrina ;
merly pretended. non fari, non ingredi, non vesci, non aliud
En vérité, le génie de Linné ne tient pas tant naturae sponte). Il ne devient lui-même que
dans sa décision d'inscrire l'homme parmi les s'il s'élève au-dessus de l'homme (o quam
primates, que dans l'ironie avec laquelle - à la contempta res est homo, nisi supra humana se
différence de ce qu'il fait pour les autres espè- erexerit) (Linné, 1, p. 6).
ces -, il n'enregistre à côté du nom générique
Dans une lettre à un critique, Johann Georg
Homo aucune autre marque spécifique que le Gmelin, qui lui objectait que dans le Systema
vieil adage philosophique : nosce te ipsum.
l'homme semblait avoir été créé à l'image du
Même quand, dans la dixième édition, la déno-
singe, Linné répond en invoquant le sens de
mination complète devient Homo sapiens, la
son adage : « Et pourtant l'homme se reconnaît
nouvelle épithète ne représente pas, selon toute
lui-même. Peut-être devrais-je enlever ces
évidence, une description, mais seulement une
mots. Mais je vous demande, à vous et au
banalisation de cet adage, qui conserve d'ail-
monde entier, de m'indiquer une différence
leurs sa place à côté du terme Homo. Il
générique entre le singe et l'homme qui soit
convient de réfléchir sur cette anomalie taxino-
conforme à l'histoire naturelle. Je n'en connais
mique, qui inscrit comme différence spécifique
non une donnée, mais un impératif. point» (Gmelin, p. 55). Les notes pour une
Une analyse de l'Introitus qui ouvre le Sys- réponse à un autre critique, Theodor Klein,
tema ne laisse aucun doute sur le sens que montrent jusqu'à quel point Linné était disposé
Linné attribuait à cet adage : l'homme n'a à pousser l'ironie implicite dans la formule
aucune identité spécifique, si ce n'est celle de Homo sapiens. Ceux qui, comme Klein, ne se
pouvoir se reconnaître. Mais définir l'homme reconnaissent pas dans la position que le Sys-
non pas au moyen d'une nota characterestica, tema a assignée à l'homme, devraient s'appli-
mais de la conscience de soi, signifie qu'est quer à eux-mêmes le nosce te ipsum : n'ayant
I
homme celui qui se reconnaîtra comme tel, que pas su se reconnaître comme hommes, ils
l'homme est l'animal qui doit se reconnaître se sont d'eux-mêmes rangés au nombre des
humain pour l'être. À l'instant de sa naissance, singes.

44 45
I
Homo sapiens n'est donc ni une substance habits de critique lui grimpent sur les épaules
ni une espèce clairement définie : c'est plutôt pour se moquer de lui : ideoque ringentium
une machine ou un artifice pour produire Satyrorum cachinnos, meisque humeris insi-
la reconnaissance de l'humain. Selon le goût lientium cercopithecorum exsultationes susti-
de l'époque, la machine anthropogénique nui.
(ou anthropologique, comme nous pourrions
l'appeler en reprenant une expression de Furio
Jesi) est une machine optique (tel est aussi,
selon les études les plus récentes, le dispositif
décrit dans le Léviathan, de l'introduction
duquel Linné a peut-être tiré son adage : nosce
te ipsum, read thy self, comme Hobbes traduit
ce saying not of late understood), machine
constituée d'une série de miroirs où l'homme,
s'il s'y regarde, voit son image toujours déjà
déformée en traits simiesques. Homo est un
animal constitutivement « anthropomorphe »
(c'est-à-dire « ressemblant à l'homme », selon
le terme que Linné emploie constamment
jusqu'à la dixième édition du Systema), qui
doit, pour être humain, se reconnaître dans un
non-homme.
Dans l'iconographie médiévale, le singe
tient en main un miroir, où l'homme pécheur
doit se reconnaître comme simia dei. Dans la
machine optique de Linné, celui qui refuse de
se reconnaître dans le singe le devient : en
paraphrasant Pascal, qui fait l'homme, fait le
singe. Pour cela, à la fin de l'introduction au
Systema, Linné, qui a défini Homo comme
l'animal qui n'est que s'il se reconnaît ne pas
être, doit supporter que de grands singes en

46
tiare) (Pic de La Mirandole, p. 102). Mieux,
puisque sa création a eu lieu sans modèle défini
(indiscretae opus imaginis), il n'a même pas à
proprement parler de visage (nec propriam
faciem) (ibid.) et doit le modeler à sa conve-
8. nance sous une forme bestiale ou divine (tui
ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes
Sans rang
et fictor, in quam malueris tute formam effin-
gas. Poteris in inferiora quae sunt bruta dege-
nerare ; poteris in superiora quae sunt divina
ex tui animi sententia regenerari) (ibid.,
La machine anthropologique de l'huma- p. 102-104). Dans cette définition par l'absence
nisme est un dispositif ironique, qui vérifie de visage, fonctionne la même machine ironi-
l'absence pour Homo d'une nature propre, en que qui poussera trois siècles plus tard Linné à
le tenant en suspens entre une nature céleste et classer l'homme parmi les anthropomorpha,
une nature terrestre, entre l'animal et l'humain parmi les animaux « semblables à l'homme ».
- ce qui signifie qu'il est toujours moins et plus En tant qu'il n'a ni essence ni vocation spéci-
que lui-même. Cela est évident dans ce « mani- fique, Homo est constitutivement non humain,
feste de l'humanisme » qu'est le discours de peut recevoir toutes les natures et tous les visa-
Pic de La Mirandole, que l'on continue impro- ges (nascenti homini omnifaria semina et
prement d'appeler De hominis dignitate, bien omnigenae vitae germina indidit Pater) (ibid.,
qu'il ne contienne pas - et n'aurait pu en aucun p. 36) et Pic de La Mirandole peut en souligner
cas renvoyer à l'homme - le terme dignitas, ironiquement l'inconsistance et l'inclassabilité
qui signifie simplement « rang ». Le paradigme en le définissant comme « notre caméléon »
qui s'y trouve présenté est loin d'être édifiant. (Quis hunc nostrum chamaeleonta non admi-
En effet, suivant la thèse centrale du discours, retur ?) (ibid.). La découverte humaniste de
l'homme, ayant été façonné quand les modèles l'homme est la découverte de son manque à
de la création avaient tous été épuisés (jam soi-même, de son irrémédiable absence de
plena omnia [scil. archetypa] ; omnia summis, dignitas.
mediis infimisque ordinibus fuerant distributa), A cette labilité et à cette inhumanité de
ne peut avoir ni archétype, ni lieu propre (cer- l'homme correspond chez Linné l'inscription
I
tam sedem), ni rang (nec munus ullum pecu- dans l'espèce Homo sapiens de l'énigmatique

Il 48 49
variante Homo férus, qui semble démentir qui sépare l'animal du végétal » (Hecquet,
point par point les caractères du plus noble des p. 6). Les traits du visage humain sont - encore
primates : il est tetrapus (il marche à quatre pour quelque temps - si indécis et aléatoires
pattes), mutus (privé de langage), hirsutus qu'ils sont toujours en train de se défaire et de
(couvert de poils). Dans l'édition de 1758, la s'effacer comme ceux d'un être momentané
liste qui suit en spécifie l'identité : il s'agit des «Qui sait, écrit Diderot dans Le Rêve de
enfants sauvages ou enfants-loups, dont le Sys- d'Alembert, si ce bipède déformé, qui n'a que
tema enregistre cinq apparitions en moins de quatre pieds de hauteur, qu'on appelle encore
quinze ans : le jeune homme de Hanovre dans le voisinage du pôle un homme, et qui ne
(1724), les deux pueri pyrenaici (1719), la tarderait pas à perdre ce nom en se déformant
puella transisalana (1717), la puella campa- un peu davantage, n'est pas l'image d'une
nica (1731). Au moment où la science de espèce qui passe ? » (Diderot, p. 130).
l'homme commence à tracer les contours de sa
facies, les enfants sauvages, qui apparaissent
toujours plus souvent à la lisière des villages
d'Europe, sont les messagers de l'inhumanité
de l'homme, les témoins de sa fragile identité
et de son manque de visage propre. Et la pas-
sion avec laquelle les hommes de l'Ancien
Régime, devant ces êtres muets et improbables,
tentent de se reconnaître en eux et de « les
humaniser », montre jusqu'à quel point ils
étaient conscients de la précarité de l'humain.
Comme l'écrit Lord Monboddo dans la préface
de la traduction anglaise de l'Histoire d'une
jeune fille sauvage trouvée dans le bois à l'âge
de dix ans, ils savaient parfaitement que « la
raison et la sensibilité animales, aussi claire-
ment que nous puissions les imaginer, se pro-
longent l'une dans l'autre au moyen de
transitions si imperceptibles qu'il est plus dif-
ficile de tracer la ligne qui les sépare que celle

50
encore résolues, et une encore incertaine. Dans
le cinquième chapitre de son livre, Haeckel, qui
estime s'être débarrassé des trois premières
énigmes avec sa propre doctrine de la subs-
tance, se concentre sur ce « problème des pro-
9. blèmes » qu'est l'origine de l'homme et qui
réunit en quelque sorte en un seul les trois pro-
Machine anthropologique blèmes solubles, mais encore non résolus, de
Bois-Reymond. Cette fois aussi il pense avoir
définitivement résolu la question au moyen
Homo alabus primigenius Haeckelii...
d'un développement radical et cohérent de
l'évolutionnisme darwinien.
Hans VAIHINGER Huxley, explique-t-il, avait déjà montré
comment la « théorie de la descendance de
En 1899, Ernst Haeckel, professeur à l'uni- l'homme à partir du singe était une consé-
versité d'Iéna, publie chez l'éditeur Kröner de quence nécessaire du darwinisme » (Haeckel,
Stuttgart Die Welträtsel, les « énigmes du p. 37) ; mais précisément cette certitude impo-
monde », ouvrage qui, contre tout dualisme et sait la tâche difficile de reconstruire l'histoire
toute métaphysique, entendait réconcilier la évolutive de l'homme sur la base tant des résul-
recherche philosophique de la vérité avec les tats de l'anatomie comparée que des découver-
progrès des sciences naturelles. Malgré tes paléontologiques. A cette tâche, Haeckel
l'aspect technique et l'ampleur des problèmes avait déjà consacré en 1874 son Anthropo-
abordés, le livre dépassa en quelques années genie, où il reconstruisait l'histoire de l'homme
les cent cinquante mille exemplaires et devint depuis les poissons du silurien jusqu'aux sin-
une sorte d'évangile du progressisme scientifi- ges anthropomorphes du miocène. Mais son
que. Le titre contenait plus qu'une allusion iro- apport original - dont il retire un orgueil justi-
nique au discours qu'avait tenu Émile du fié - est d'avoir fait l'hypothèse, comme forme
Bois-Reymond quelques années auparavant à de passage des singes anthropomorphes (ou
l' Académie des sciences de Berlin, où le célè- singes-hommes) à l'homme, d'un être particu-
bre savant, qui avait énuméré sept « énigmes lier qu'il appelle « homme-singe » (Affen-
du monde », en avait déclaré trois « transcen- mensch) ou - dans la mesure où il est privé de
dantes et insolubles », trois solubles, mais non langage - Pithekanthropus alalus : « Au début

52 53
du tertiaire (éocène), les placentaires donnèrent s'être jamais rendu compte. Le passage de
naissance aux premiers ancêtres des primates, l'animal à l'homme, malgré l'accent mis sur
des demi-singes, à partir desquels, au miocène, l'anatomie comparée et les découvertes paléon-
se développèrent les singes au sens propre ; et tologiques, était en réalité produit par la sous-
c'est, plus précisément, des Catarrhiniens que traction d'un élément qui n'avait à faire ni avec
sont issus d'abord les singes-chiens, les Cyno- l'une ni avec les autres et qui était en revanche
pithèques, puis les singes-hommes ou Anthro- présupposé comme caractéristique de l'hu-
pomorphes. D'un rameau de ces derniers main : le langage. En s'identifiant avec celui--
dérive au cours du pliocène l'homme-singe ci, l'homme parlant pose hors de lui-même,
privé de langage : Pithekanthropus alalus - et comme déjà et non encore humain, son propre
enfin de celui-ci l'homme doué de parole » mutisme.
(ibid.). Il a échu à un linguiste, Heymann Steinthal
L'existence de ce Pithécanthrope ou homme- - qui était aussi l'un des derniers représentants
singe qui, en 1874, n'était qu'une simple hypo- de cette Wissenschaft des Judentums qui avait
thèse, devint réalité lorsqu'en 1891, un cherché à appliquer les méthodes de la science
médecin militaire hollandais, Eugen Dubois, moderne à l'étude du judaïsme -, de mettre à
découvrit dans l'île de Java un fragment de nu les apories implicites de la doctrine haecke-
crâne et un fémur semblable à celui de l'homme lienne de l'homo alalus et, plus généralement,
actuel. À la grande satisfaction de Haeckel, de ce que nous pouvons appeler la machine
- dont notre médecin était d'ailleurs un lecteur anthropologique des modernes. Dans ses
enthousiaste -, il baptisa l'être auquel ces res- recherches sur l'origine du langage, Steinthal
tes appartenaient Pithecanthropus erectus. avait avancé pour son compte, quelques années
« C'est là, affirma Haeckel de façon péremp- avant Haeckel, l'idée d'un stade prélin-
toire, le missing link tant recherché, l'anneau guistique de l'humanité. Il avait tenté d'imagi-
supposé manquant de la chaîne évolutive des ner une phase de la vie perceptive de l'homme
primates, qui se développe sans interruption où le langage ne serait pas encore apparu et
depuis les singes catarrhiniens inférieurs jus- l'avait ensuite comparée avec la vie perceptive
qu'à l'homme hautement développé » (ibid., de l'animal ; il avait ensuite cherché à montrer
p. 39). de quelle façon le langage pouvait naître de la
L'idée de ce sprachloser Urmensch - vie perceptive de l'homme et non de celle de
comme le définit également Haeckel - entraî- l'animal. Mais c'est justement ici qu'apparais-
nait cependant des apories dont il semble ne sait une aporie dont il ne devait pleinement se

54 55
rendre compte que quelques années plus tard mence la véritable activité humaine : il est le
« Nous avons comparé, écrivait-il, ce stade pont qui mène du règne animal au règne
purement conjectural de l'âme humaine avec humain. [...] Mais pourquoi seule l'âme
l'âme animale et nous avons rencontré dans le humaine construit ce pont, pourquoi seul
premier, en général et à tout point de vue, un l'homme et non l'animal évolue au moyen du
excès de forces. Nous avons ensuite laissé langage de l'animalité à l'humanité, c'est là
l'âme humaine appliquer cet excès à la création tout ce que nous avons prétendu expliquer par
du langage. Nous avons ainsi pu montrer pour- une comparaison de l'animal avec l'homme--
quoi le langage tirait son origine de l'âme animal. Cette comparaison nous montre que
humaine et de ses perceptions et non de celle l'homme, tel que nous devons l'imaginer sans
de l'animal. [...] Mais dans notre description de langage, est un homme-animal (Tier-Mens-
l'âme humaine et de l'âme animale nous avons chen) et non un animal humain (Menschentier),
dû faire abstraction du langage, dont il s'agis-
est toujours déjà une espèce d'homme et non
sait justement de prouver la possibilité. D'où
une espèce d'animal » (Steinthal, 1, p. 355-
venait la force grâce à laquelle l'âme forme le
356).
langage, voilà qui devait être montré d'abord
cette force capable de créer le langage ne pou- Ce qui différencie l'homme de l'animal est
vait évidemment pas provenir du langage. le langage - or celui-ci n'est pas un donné
Aussi avons-nous inventé un stade de l'homme naturel déjà inscrit dans la structure psycho-
antérieur au langage. Mais ce n'est là qu'une physique de l'homme, mais une production
fiction : le langage est en effet si nécessaire et historique qui, comme telle, ne saurait être pro-
naturel à l'être humain que sans lui l'homme prement assignée ni à l'animal ni à l'homme.
ne saurait exister ni être pensé comme existant. Si l'on supprime cet élément, la différence
Soit l'homme possède le langage, soit tout sim- entre l'homme et l'animal s'efface - à moins
plement il n'est pas. D'autre part - et c'est pré- que l'on imagine un homme non parlant, homo
cisément cela qui justifie cette fiction -, le alalus, justement, qui devrait faire fonction de
langage ne peut être considéré comme déjà pont permettant le passage de l'animal à
inhérent à l'âme humaine ; il est plutôt déjà une l'humain. Mais ce n'est là, de toute évidence,
production de l'homme, même si elle n'est pas qu'une ombre portée du langage, une pré-
encore pleinement consciente. C'est un stade supposition de l'homme parlant, au moyen de
du développement de l'âme qui exige qu'on le laquelle nous obtenons toujours et seulement
déduise des stades antérieurs. Avec lui coin- une animalisation de l'homme (un homme-

56 57
animal, comme l'homme-singe de Haeckel) ou que, en fait, origine du langage et origine de
une humanisation de l'animal (un singe- l'homme étaient la même chose ; je posais
homme). L'homme-animal et l'animal-homme d'abord l'homme et le laissais ensuite produire
sont les deux faces d'une même fracture et le langage » (Steinthal, 2, p. 303).
d'une même béance, qui ne peut être comblée La contradiction que Steinthal pointe ici est la
ni d'un côté ni d'un autre. même qui définit la machine anthropologique qui
Revenant quelques années plus tard sur sa - dans ses deux variantes, ancienne et moderne -
théorie, après avoir pris connaissance des thè- est à l'oeuvre dans notre culture. En tant qu'en
ses de Darwin et de Haeckel, désormais au cen- elle est en jeu la production de l'humain par
tre du débat scientifique et philosophique, l'opposition homme / animal, humain / inhumain,
Steinthal se rend parfaitement compte de la la machine fonctionne nécessairement par une
contradiction implicite de son hypothèse. Ce exclusion (qui est aussi et toujours déjà une cap-
qu'il avait tenté de comprendre, c'était pour- ture) et une inclusion (qui est aussi et toujours
quoi seul l'homme crée le langage et non l'ani- déjà une exclusion). C'est précisément parce que
mal ; mais cela équivalait à comprendre
l'humain est, en effet, chaque fois déjà présup-
comment l'homme naît de l'animal. Et c'est là
posé, que la machine produit en réalité une sorte
que surgissait la contradiction : « Le stade pré-
d'état d'exception, une zone d'indétermination où
linguistique de l'intuition peut être seulement
le dehors n'est que l'exclusion d'un dedans et le
un et non double, il ne peut être différent pour
l'animal et pour l'homme. S'il était différent, dedans, à son tour, seulement l'exclusion d'un
si l'homme était, en fait, naturellement supé- dehors.
rieur au singe, alors l'origine de l'homme ne Prenons la machine anthropologique des
coïnciderait pas avec l'origine du langage, modernes. Elle fonctionne - nous l'avons vu -
mais plutôt avec l'origine de sa forme supé- en excluant hors de soi comme non (encore)
rieure d'intuition issue de la forme inférieure humain un déjà humain, c'est-à-dire en anima-
de l'animal. Sans m'en rendre compte, je pré- lisant l'humain, en isolant le non-humain dans
supposais cette origine : l'homme, avec ses l'homme : homo alalus, ou l'homme-singe. Et
caractéristiques humaines, m'était en réalité il suffit d'avancer de quelques décennies notre
donné par la création et moi, je cherchais champ de recherche pour, au lieu de cet inno-
ensuite à découvrir l'origine du langage chez cente découverte paléontologique, trouver le
l'homme. Mais, de cette manière, j'entrais en Juif, c'est-à-dire le non-homme produit dans
contradiction avec mes prémisses : à savoir l'homme, ou le néomort et le patient en coma

58 59
dépassé, c'est-à-dire l'animal isolé dans le deux variantes de la même machine) est meil-
corps humain lui-même. leure ou plus efficace - ou plutôt, moins san-
La machine des anciens fonctionne de guinaire et mortelle - que de comprendre leur
manière exactement symétrique. Si, dans la fonctionnement pour pouvoir, éventuellement,
machine des modernes, le dehors est produit les arrêter.
par l'exclusion d'un intérieur et l'inhumain en
animalisant l'humain, ici le dedans est obtenu
par l'inclusion d'un dehors, le non-homme par
l'humanisation d'un animal : le singe-homme,
l'enfant sauvage ou Homo férus - mais aussi
et avant tout, l'esclave, le barbare, l'étranger
comme figures d'un animal à forme humaine.
Les deux machines ne peuvent fonctionner
qu'en instituant en leur centre une zone d'indif-
férence où doit se produire - comme un mis-
sing link toujours manquant parce que déjà
virtuellement présent - l'articulation entre
l'humain et l'animal, l'homme et le non-
-homme, le parlant et le vivant. Comme tout
espace d'exception, cette zone est, en réalité,
parfaitement vide, et le vraiment humain qui
devrait y advenir est seulement le lieu d'une
décision sans cesse ajournée, où les césures et
leurs réarticulations sont toujours de nouveau
dis-loquées et déplacées. Ce qui devrait être
ainsi obtenu n'est en aucun cas ni une vie ani-
male ni une vie humaine, mais seulement une
vie séparée et exclue d'elle-même - rien
qu'une vie nue.
Et devant cette figure extrême de l'humain
et de l'inhumain, il ne s'agit pas tant de se
demander laquelle des deux machines (ou des

60
du milieu et de l'environnement) qui devait lui
apporter la célébrité.
Les recherches de Uexküll sur le milieu ani-
mal sont contemporaines de la physique quan-
tique et des avant-gardes artistiques. Comme
10. celles-ci, elles expriment l'abandon sans réser-
Umwelt
ves de toute perspective anthropocentrique
dans les sciences de la vie et la radicale déshu-
manisation de l'image de la nature (il n'est
donc pas surprenant qu'elles aient exercé une
Aucun animal ne peut entrer en relation
forte influence sur le philosophe du vingtième
avec un objet comme tel. siècle qui s'est le plus efforcé de séparer
Jakob
l'homme du vivant - Heidegger - et sur celui
VON UEXKÜLL
- Gilles Deleuze - qui a tenté de penser l'ani-
mal de façon absolument non anthropomorphi-
Il est heureux que le baron Jakob von Uex- que). Là où la science classique voyait un
küll, aujourd'hui considéré comme l'un des monde unique, qui comprenait à l'intérieur de
plus grands zoologistes du vingtième siècle et lui-même toutes les espèces vivantes hiérarchi-
l'un des fondateurs de l'écologie, ait été ruiné quement ordonnées, des formes les plus élé-
avant la Première Guerre mondiale. Certes, mentaires jusqu'aux organismes supérieurs,
auparavant déjà, en tant que chercheur libre à Uexküll suppose au contraire une infinie
Heidelberg puis auprès de l'établissement zoo- variété de mondes perceptifs, tous également
logique de Naples, il s'était taillé une discrète parfaits et liés entre eux comme sur une gigan-
réputation scientifique par ses recherches sur la tesque partition de musique, quoique non com-
physiologie et le système nerveux des inverté- municants et réciproquement exclusifs, et au
brés. Mais une fois privé de son patrimoine centre desquels se tiennent de petits êtres à la
familial, il dut abandonner le soleil méditerra- fois familiers et lointains, qui ont pour nom
néen (même s'il conserva à Capri une villa où Echinus esculentus, Amoeba terricola, Cyona
il mourut en 1944, et où, en 1926, Walter Ben- intestinalis, Rhizostoma pulmo, Carmarina,
jamin avait séjourné quelques mois), et il entra Sipunculus, Anemonia sulcata, Ixodes ricinus,
à l'université de Hambourg pour y fonder cet etc. Voilà pourquoi Uexküll définit comme
Institut für Umweltforschung (Institut d'étude « promenades en des mondes inconnaissables »

62 63
I
ses reconstructions du milieu de l'oursin, de ger), qui sont les seuls qui intéressent l'animal.
l'amibe, de la méduse, du ver marin, de l'ané- L' Umgebung est en réalité notre propre
mone de mer, de la tique - comme on les Umwelt, à laquelle Uexküll n'attribue aucun
nomme communément - et d'autres organis- privilège particulier et qui, comme telle, peut
mes minuscules qui sont ses objets de prédilec- elle aussi varier selon le point de vue dont nous
tion, puisque leur unité fonctionnelle avec le observons cet animal. La forêt en tant que
milieu semble apparemment fort éloignée de milieu objectivement déterminé n'existe pas
celle de l'homme et des animaux dits supé- ce qui existe, c'est la forêt-pour-le-garde-fores-
rieurs. tier, la forêt-pour-le-chasseur, la forêt-pour--
Nous imaginons trop souvent que les rela- le-botaniste, la forêt-pour-le-promeneur, la
tions qu'entretient un sujet animal déterminé forêt-pour-l'ami-de-la-nature, la forêt-pour-
avec les choses de son milieu ont lieu dans le -le-bûcheron et, enfin, la forêt de légende où se
même espace et dans le même temps que celles perd le petit Chaperon Rouge. Même un détail
qui nous lient aux objets de notre monde minime, comme par exemple la tige d'une fleur
humain. Cette illusion repose sur la croyance des champs, considérée en tant que porteur de
en un monde unique où se situeraient tous les signification, constitue à chaque fois un élé-
êtres vivants. Uexküll montre qu'un tel monde ment différent d'un milieu différent, selon, par
unitaire n'existe pas, pas plus qu'un temps et exemple, qu'on l'observe dans le milieu d'une
un espace égaux pour tous les êtres vivants. jeune fille qui cueille des fleurs pour en faire
L'abeille, la libellule ou la mouche que nous un bouquet à piquer dans son corsage, dans
regardons voler près de nous par un jour enso- celui de la fourmi qui s'en sert comme un sen-
leillé ne se déplacent pas dans le même monde tier idéal pour aller retrouver son dîner servi
que celui dans lequel nous les observons et ne dans le calice de la fleur, dans celui de la larve
partagent pas avec nous, ni entre elles, le même de la cigale qui en fore le canal médullaire en
temps et le même espace. l'utilisant ensuite comme une pompe pour
Uexküll commence par distinguer avec soin construire les parties fluides de son cocon
l' Umgebung, l'espace objectif où nous voyons aérien, et enfin dans celui de la vache qui se
se mouvoir un être vivant, de l' Umwelt, le borne à les mâcher et à les avaler pour se nour-
monde environnant, qui est constitué d'une rir.
série plus ou moins large d'éléments qu'il Tout milieu est une unité close en elle--
appelle « porteurs de signification » (Bedeu- même, qui résulte du prélèvement sélectif
tungsträger) ou de « marques » (Merkmalträ- d'une série d'éléments ou de « marques » dans

64 65
l' Umgebung qui n'est, à son tour, que le milieu liquide visqueux - doivent être assez élastiques
de l'homme. La première tâche du chercheur pour pouvoir emprisonner la mouche et l'em-
qui observe un animal est de reconnaître les pêcher de reprendre son vol. Quant aux fils
porteurs de signification qui en constituent le radiaux, ils sont lisses et secs, parce que l'arai-
milieu. Ceux-ci ne sont pas, cependant, objec- gnée s'en sert comme un raccourci pour fondre
tivement et effectivement isolés, mais consti- sur sa proie et l'envelopper définitivement dans
tuent une étroite unité fonctionnelle - ou, sa prison invisible. Ce qu'il y a de plus sur-
comme préfère le dire Uexküll, musicale - prenant, c'est qu'en effet les fils de la toile
avec les organes récepteurs de l'animal chargés sont exactement proportionnels à la capacité
de percevoir la marque (Merkorgan) et de réa- visuelle de l'oeil de la mouche, qui ne peut les
gir à elle ( Wirkorgan). Tout se passe comme si voir et vole donc vers la mort sans s'en rendre
le porteur de signification extérieure et son compte. Les deux mondes perceptifs de la
récepteur dans le corps de l'animal consti- mouche et de l'araignée sont absolument non
tuaient deux éléments d'une même partition communicants, et cependant si parfaitement
musicale, presque deux notes du « clavier sur accordés que l'on dirait que la partition origi-
lequel la nature joue sa symphonie de signifi- nale de la mouche, que l'on peut appeler encore
cation supratemporelle et extra-spatiale » son image originaire ou son archétype, agit sur
(Uexküll, p. 155), sans qu'il soit jamais possi- celle de l'araignée de telle sorte que la toile
ble de dire comment deux éléments aussi hété- qu'elle tisse peut être qualifiée de « mou-
rogènes aient pu être si intimement liés. chère » (ibid., p. 106). Bien que l'araignée ne
Considérons dans cette perspective une toile puisse voir en aucune manière l' Umwelt de la
d'araignée. L'araignée ne sait rien de la mou- mouche (Uexküll affirme, en formulant un
che, et ne peut en prendre les mesures comme principe qui devait faire fortune, qu'aucun ani-
le fait un tailleur avant de confectionner un mal ne peut entrer en relation avec un objet
habit pour son client. Cependant elle détermine comme tel, mais seulement avec ses porteurs
la grandeur des mailles de sa toile selon les de signification), la toile exprime la paradoxale
dimensions du corps de la mouche et mesure coïncidence de cette cécité réciproque.
la résistance des fils en proportion exacte de la Les recherches du fondateur de l'écologie
force de choc du corps de la mouche en vol. suivent de quelques années celles de Paul Vidal
Les fils radiaux sont, en outre, plus solides que de la Blache sur les rapports entre les popula-
les fils circulaires, parce que ces derniers tions et leur milieu (le Tableau de la géogra-
- recouverts, à la différence des premiers, d'un phie de la France date de 1903) et de Friedrich

66 67
Ratzel sur le Lebensraum, l'« espace vital »
des peuples (la Politische Geographie date de
1897), recherches qui devaient révolutionner
profondément la géographie humaine au ving-
tième siècle. Il n'est pas exclu que la thèse cen-
trale de Sein und Ait sur l'être-dans-le-monde 11.
(in-der-Welt-sein) comme structure humaine
Tique
fondamentale puisse être lue en quelque sorte
comme une réponse à toute cette problémati-
que qui, au début du siècle, modifie essentiel-
lement la relation traditionnelle entre le vivant L'animal a de la mémoire, mais aucun
et son monde environnant. Comme on le sait, souvenir.
Heymann STEINTHAL
les thèses de Ratzel, selon lesquelles chaque
peuple est intimement lié à son espace vital
comme à sa dimension essentielle, ont exercé
Les livres de Uexküll contiennent parfois
une influence considérable sur la géopolitique
des illustrations qui visent à suggérer comment
du nazisme. Dans la biographie intellectuelle
de Uexküll, cette proximité est marquée par apparaîtrait un fragment de l'univers humain
considéré du point de vue de l'oursin, de
un épisode curieux. En 1928, cinq ans avant
l'avènement du nazisme, cet esprit si pondéré l'abeille, de la mouche ou du chien. L'expé-
écrivit une préface aux Grundlagen des neun- rience est utile pour l'effet de dépaysement
zehnten Jahrhunderts de Houston Chamber- qu'elle produit sur le lecteur, dès lors obligé à
lain, auteur tenu de nos jours pour l'un des regarder avec des yeux non humains les lieux
précurseurs du nazisme. qui lui sont les plus familiers. Mais jamais ce
dépaysement n'a atteint la puissance expres-
sive que Uexküll a su imprimer à sa description
du milieu d'Ixodes ricin us, plus communément
la tique, qui constitue certainement un sommet
de l'antihumanisme moderne, à lire à côté
d' Ubu Roi et de Monsieur Teste.
Le début a les accents d'une idylle
« L'habitant de la campagne qui parcourt sou-

69
vent bois et buissons avec son chien n'a pas privé d'yeux, trouve le chemin de son poste de
manqué de faire connaissance avec une bête garde à l'aide d'une sensibilité générale de la
minuscule qui, suspendue aux tiges des buis- peau à la lumière. Ce brigand de grand chemin,
sons, guette sa proie, homme ou bête, pour se aveugle et sourd, perçoit l'approche de ses
précipiter sur sa victime et se gorger de son proies par son odorat. L'odeur de l'acide buty-
sang. La bestiole, qui n'a qu'un ou deux milli- rique, que dégagent les follicules sébacés de
mètres, se gonfle alors jusqu'à prendre la tous les mammifères, agit sur lui comme un
dimension d'un petit pois. [...] À la sortie de signal qui le fait quitter son poste de garde et
son neuf, elle n'est pas entièrement formée ; il se lâcher en direction de sa proie. S'il tombe
lui manque encore une paire de pattes et les sur quelque chose de chaud (ce que décèle pour
organes génitaux. À ce stade, elle est déjà capa- lui un sens affiné de la température), il a atteint
ble d'attaquer des animaux à sang froid, sa proie, l'animal à sang chaud, et n'a plus
comme le lézard, qu'elle guette, perchée sur besoin que de son sens tactile pour trouver une
l'extrémité d'une brindille d'herbe. Après plu- place aussi dépourvue de poils que possible, et
sieurs mues, elle a acquis les organes qui lui s'enfoncer jusqu'à la tête dans le tissu cutané
manquaient et s'adonne alors à la chasse des de celle-ci. Il aspire alors lentement à lui un
animaux à sang chaud. Lorsque la femelle a été flot de sang chaud » (ibid., p. 17).
fécondée, elle grimpe à l'aide de ses huit pattes Il serait permis de s'attendre alors à ce que
jusqu'à la pointe d'une branche d'un buisson la tique aime le goût du sang ou qu'elle pos-
quelconque pour pouvoir, d'une hauteur suffi- sède au moins un sens pour en percevoir la
sante, se laisser tomber sur les petits mammi- saveur. Mais il n'en est rien. Uexküll nous
fères qui passent ou se faire accrocher par les informe que des expériences effectuées en
animaux plus grands » (Uexküll, p. 16-17). laboratoire en se servant de membranes artifi-
Imaginons maintenant, suivant les indica- cielles remplies de liquides de toute nature,
tions de Uexküll, la tique suspendue à son montrent que la tique est absolument dépour-
arbuste par une belle journée d'été, plongée vue du sens du goût : elle absorbe avidement
dans la lumière du soleil, et entourée de toutes tout liquide, à condition qu'il soit à la bonne
parts par les couleurs et le parfum des fleurs température, c'est-à-dire aux trente-sept degrés
des champs, par le bourdonnement des abeilles correspondant à la température du sang des
et des autres insectes, par le chant des oiseaux. mammifères. Quoi qu'il en soit, le festin san-
Mais l'idylle est déjà finie, car de tout cela la glant de la tique est aussi son banquet funèbre,
tique ne perçoit absolument rien. « Cet animal, puisqu'il ne lui reste alors plus rien d'autre à

70 71
faire qu'à se laisser tomber sur le sol pour y exister » (ibid., p. 25). Mais qu'en est-il de la
pondre ses oeufs et mourir. tique et de son monde dans cet état de suspens
L'exemple de la tique montre clairement la qui dure dix-huit ans ? Comment se peut-il
structure générale du milieu propre à tous les qu'un être vivant, qui consiste entièrement
animaux. Dans ce cas particulier, l' Umwelt dans sa relation au milieu, puisse survivre dans
se réduit à trois seuls porteurs de significa- l'absolue privation de celui-ci ? Et quel sens y
tion ou Merkmalträger : 1) l'odeur de l'acide a-t-il à parler d'« attente » en dehors du temps
butyrique contenu dans la sueur de tous les et du monde ?
mammifères ; 2) la température de 37 degrés
correspondant à celle du sang des mammi-
fères ; 3) la typologie de la peau propre aux
mammifères, en général pourvue de poils et
irriguée par des vaisseaux sanguins. Mais elle
est immédiatement unie à ces trois éléments
par une relation si intense et si passionnée qu'il
n'est peut-être jamais possible d'en trouver
l'équivalent dans les rapports qui relient
l'homme à son monde, en apparence bien plus
riche. La tique est cette relation et ne vit qu'en
elle et par elle.
C'est alors seulement que Uexküll nous
apprend que dans le laboratoire de Rostock une
tique a été maintenue en vie pendant dix-huit
ans sans nourriture, c'est-à-dire dans des condi-
tions d'isolement absolu par rapport à son
milieu. Il ne donne aucune explication de ce
fait singulier, se limitant à supposer que dans
cette « période d'attente » (ibid., p. 25) la tique
se trouve dans une espèce de sommeil sembla-
ble à celui que nous expérimentons chaque
nuit. Quitte ensuite à en tirer la conséquence
que « sans un sujet vivant le temps ne peut

72
que ? Pourquoi ces leçons précèdent-elles idéa-
lement toutes les autres - c'est-à-dire les qua-
rante-cinq volumes qui, selon le projet de la
Gesamtausgabe, devaient rassembler les cours
de Heidegger ?
12. La réponse n'est pas assurée, notamment
Pauvreté en monde
parce que le cours, du moins à première vue,
ne correspond pas à son titre et ne se présente
en aucune façon comme une introduction aux
concepts fondamentaux d'une discipline pour-
Le comportement de l'animal n'est
tant aussi particulière que la « philosophie pre-
jamais un apprendre quelque chose comme
mière ». Il est consacré d'abord à une vaste
quelque chose.
analyse, courant sur environ deux cents pages,
de l'« ennui profond » comme tonalité émotive
Martin HEIDEGGER
fondamentale et, juste après, à une recherche
encore plus étendue du rapport de l'animal
Lors du semestre d'hiver 1929-1930, Martin avec son milieu et de celui de l'homme avec
Heidegger intitule son cours à l'université de son monde.
Fribourg Les concepts fondamentaux de la Avec la relation entre la « pauvreté en
métaphysique. Monde-Finitude-Solitude. En monde » ( Weltarmut) de l'animal et l'homme
1975, un an avant sa mort, donnant le bon à « formateur de monde » (weltbildend), il s'agit
tirer pour le texte de ce cours (qui ne devait pour Heidegger de situer la structure fonda-
paraître qu'en 1983 comme volume 29/30 de mentale même du Dasein - l'être-au-monde -
la Gesamtausgabe), il y inscrit in limine une par rapport à l'animal et, de cette façon, d'in-
dédicace à Eugen Fink, rappelant que celui-ci terroger l'origine et le sens de cette ouverture
« avait exprimé à plusieurs reprises le désir que qui s'est produite dans le vivant avec l'homme.
ce cours fût publié avant tous les autres ». De Heidegger, comme on le sait, a constamment
la part de l'auteur, c'est certainement là une refusé la traditionnelle définition métaphysique
façon discrète de souligner l'importance que de l'homme comme animal raisonnable,
lui-même devait avoir attribuée - et attribuait vivant doté de langage (ou de raison), comme
encore - à ces leçons. Mais que justifiait, sur si l'être de l'homme pouvait être déterminé par
le plan de la théorie, ce privilège chronologi- l'addition de quelque chose au « simplement

74 75
vivant ». Dans les paragraphes 10 et 12 de Sein avant tous les autres. En effet, dans l'abîme
und Ait, il montre ainsi comment la structure - et, aussi bien, dans la singulière proximité -
d'être-au-monde propre au Dasein est toujours que la sobre prose du cours ouvre entre l'ani-
déjà présupposée dans toute conception (philo- mal et l'humain, ce n'est pas seulement l'ani-
sophique ou scientifique) de la vie, de sorte que malitas qui perd toute familiarité et qui se
celle-ci est en vérité toujours obtenue « par présente comme « ce qui est le plus difficile
voie d'interprétation privative » à partir de à penser », mais c'est aussi l'humanitas qui
celle-là. « La vie est un mode d'être particulier, apparaît comme quelque chose d'insaisissable
mais par essence elle n'est accessible que dans et d'absent, suspendue qu'elle est entre un
le Dasein. L'ontologie de la vie ne se fait que « ne-pas-pouvoir-rester » et un « ne-pas--
par voie d'interprétation privative ; elle déter- pouvoir-laisser-la-place ».
mine, autrement dit, ce qui doit être, pour que Le fil rouge qui guide l'exposé de Heidegger
puisse être quelque chose comme un rien- est constitué par la triple thèse suivante : « la
- qu'encore-vivre (nur-noch-Leben). La vie n'est pierre est sans monde (weltlos), l'animal est
pas un simple être-disponible, mais n'est pas pauvre en monde (weltarm), l'homme est for-
non plus Dasein. Le Dasein, pour sa part, n'est mateur de monde (weltbildend) ». Puisque la
jamais déterminable ontologiquement de façon pierre (le non-vivant) - en tant qu'elle manque
de tout accès possible à ce qui l'entoure - est
telle qu'on le pose d'abord comme vie (ontologiquement indéterminée) et ensuite qu'on y mise à part de façon expéditive, Heidegger peut
ajoute encore quelque chose » (Heidegger, 1, commencer sa recherche avec la thèse
p. 87). médiane, abordant aussitôt le problème de ce
C'est ce jeu métaphysique de présupposition qu'il faut entendre par « pauvreté en monde ».
et de renvoi, de privation et d'addition entre L'analyse philosophique est ici entièrement
l'animal et l'homme, que les cours de 1929- orientée sur les recherches en biologie et en
1930 révoquent en doute thématiquement. La zoologie contemporaines, en particulier sur
relation à la biologie - qui dans Sein und Ait celles de Hans Driesch, de Karl von Baer, de
avait été liquidée en quelques lignes - est Johannes Müller et, surtout, de son élève,
désormais reprise pour penser de façon plus Jakob von Uexküll. Non seulement, en effet,
radicale le rapport entre le simplement vivant les recherches de Uexküll sont définies expli-
et le Dasein. Mais c'est justement ici que citement comme « ce qu'il y a de plus fruc-
l'enjeu se révèle décisif, et rend compréhensi- tueux que la philosophie puisse s'approprier
ble l'exigence que ces cours soient publiés dans la biologie aujourd'hui dominante », mais

76 77
leur influence sur les concepts et la terminolo- « pauvreté en monde» et celle du monde
gie des cours est encore plus vaste que ce que humain marchent du même pas.
Heidegger reconnaissait lui-même, quand il Le mode d'être propre à l'animal, qui définit
écrivait que les mots dont il se servait pour son rapport avec le désinhibiteur, est la stupeur
définir la pauvreté en monde de l'animal (Benommenheit). Heidegger fait jouer ici, avec
n'expriment rien d'autre que ce que Uexküll un effet étymologique réitéré, la parenté entre
entend par Umwelt et Innenwelt (Heidegger, 2, les termes benommen (étourdi, hébété, mais
p. 383). Heidegger appelle das Enthemmende, aussi empêché, embarrassé), eingenommen,
« le désinhibiteur », ce que Uexküll définissait (pris à l'intérieur, absorbé) et Benehmen (com-
comme « porteur de signification » (Bedeu- portement), qui renvoient tous au verbe neh-
tungsträger, Merkmalträger) et Enthemmungs- men, prendre (de la racine indo-européenne
*nem, qui signifie partager, donner en partage,
ring, « cercle désinhibiteur », ce que le
assigner). En tant qu'il est essentiellement
zoologiste appelait Umwelt, milieu. Au Wir-
étourdi et intégralement absorbé dans son pro-
korgan de Uexküll correspond chez Heidegger
pre désinhibiteur, l'animal ne peut vraiment
le Fähigsein zu, « l'être-capable-de », qui défi- « agir » (handeln) ou « avoir une conduite »
nit l'organe par rapport au simple moyen méca- (sich verhalten) par rapport à lui : il peut seu-
nique. L'animal est enfermé dans le cercle de lement « se comporter » (sich benehmen).
ses désinhibiteurs exactement comme il l'est, « Comme façon d'être en général, le com-
pour Uexküll, dans les rares éléments qui défi- portement n'est possible qu'en vertu de l'être-pris d(Einegolm'aht) enlui-
nissent son monde perceptif. Aussi, comme
chez Uexküll, l'animal, « s'il entre en relation -même. Nous définissons l'être-auprès-de-soi
avec un autre, ne peut rencontrer que ce qui spécifiquement animal - qui n'a rien à voir
frappe l'être-capable et le met ainsi en mouve- avec l'ipséité (Selbstheit) de l'homme qui se
ment. Tout le reste n'est pas a priori en mesure conduit en tant que personne - cet être-pris de
de pénétrer dans le cercle de l'animal » (ibid., l'animal en lui-même qui rend possible tout
p. 369). comportement, par le terme stupeur. Ce n'est
Mais c'est dans l'interprétation du rapport de que dans la mesure où, de par son essence,
l'animal avec son cercle désinhibiteur et dans l'animal est étourdi qu'il peut se comporter [...]
la recherche sur le mode d'être de ce rapport La stupeur est la condition de possibilité par
que Heidegger s'écarte de son modèle pour éla- laquelle l'animal, de par son essence, se com-
borer une stratégie où la compréhension de la porte dans un milieu ambiant, mais jamais dans

78 79
un monde (in einer Umgebung sich benimmt, comme en creux la relation entre l'homme et
aber nie in einer Welt) » (ibid., p. 347-348) ». son monde. À quoi est ouverte l'abeille,
Comme illustration de la stupeur, qui ne peut qu'est-ce que connaît l'animal quand il entre
jamais s'ouvrir à un monde, Heidegger se en rapport avec son désinhibiteur ?
réfère à l'expérience (déjà décrite par Uexküll) En continuant de jouer sur les composés du
dans laquelle, en laboratoire, une abeille est verbe nehmen, Heidegger écrit que l'on n'a pas
placée devant un petit bol rempli de miel. ici un percevoir (vernehmen), mais seulement
Après que l'abeille a commencé à aspirer du un comportement instinctif (benehmen), dans
miel, si on lui sectionne l'abdomen, elle conti- la mesure où à l'animal est soustraite (genom-
nue à boire tranquillement, alors qu'on voit le men) « la possibilité même de percevoir quel-
miel s'écouler à travers l'abdomen ouvert. que chose en tant que quelque chose, non ici et
« Cela montre de façon frappante que l'abeille maintenant, mais soustraite au sens d'absolu-
ne constate nullement la surabondance de miel. ment non donnée » (ibid., p. 360). Si l'animal
Elle ne constate ni cette surabondance, ni est étourdi, c'est parce que cette possibilité lui
même la disparition de son abdomen - ce est radicalement ôtée : « Stupeur (Benom-
qui est encore moins compréhensible. Au menheit) de l'animal signifie donc : essentielle
contraire, l'abeille continue de pousser son soustraction (Genommenheit) de toute percep-
activité pulsionnelle (Treiben) précisément tion de quelque chose en tant que quelque
parce qu'elle ne constate pas qu'il y a encore chose et par conséquent : dans cette soustrac-
du miel qui se trouve là. L'abeille est simple- tion, être-absorbé par (Hingenommenheit)... ;
ment prise par la nourriture. Cette emprise la stupeur de l'animal signifie donc avant tout
n'est possible que là où il y a mouvement- le mode d'être conformément auquel est sous-
pulsionnel-vers (treibhaftes Hin-zu). Mais du traite ou, peut-on dire aussi, entravée (benom-
coup cette emprise dans la poussée exclut la men), chez l'animal, dans sa référence à autre
possibilité de constater un être-disponible chose, la possibilité de se relier et de se rap-
(Vorhandensein). C'est précisément l'emprise porter à cette autre chose, en tant que telle ou
de la nourriture qui empêche l'animal de se telle chose en général, en tant que disponible,
mettre en regard (sich gegenüberstellen) de la en tant que étant. Et c'est précisément parce
nourriture » (ibid., p. 352-353). qu'à l'animal est soustraite cette possibilité de
C'est à ce moment que Heidegger s'inter- percevoir en tant que tel ce à quoi il se rap-
roge sur le caractère d'ouverture propre à porte, qu'il peut être absorbé de manière abso-
la stupeur, esquissant ainsi en même temps lue par cette autre chose » (ibid.).

80 81
Après avoir introduit ainsi l'être en négatif que dans celui qu'il est lui-même. En raison de
- de par sa soustraction - dans le milieu de ce tiraillement, l'animal est pour ainsi dire sus-
l'animal, Heidegger, dans des pages qui sont pendu entre lui-même et le milieu ambiant,
parmi les plus denses de son cours, tente de sans que l'un ou l'autre soit éprouvé en tant
préciser ultérieurement le statut ontologique qu'étant. Mais ne pas avoir la révélabilité de
particulier de ce à quoi l'animal se réfère dans l'étant, c'est du même coup, en tant que prise
la stupeur. « Dans la stupeur, l'étant n'est pas de la révélabilité, être absorbé par... Nous som-
révélé (offenbar), n'est pas ouvert, mais à mes obligés de dire que l'animal est rapporté
cause de cela justement il n'est pas non plus à..., que la stupeur et le comportement attestent
fermé. La stupeur se trouve en dehors de cette une ouverture à... À quoi ? Comment caracté-
possibilité. Nous ne pouvons pas dire : l'étant riser ce qui, dans l'ouverture spécifique de
est fermé à l'animal. Cela ne pourrait être le l'être-absorbé, déclenche pour ainsi dire la
cas que s'il y avait une quelconque possibilité, poussée de la stupeur pulsionnelle ? » (ibid.).
si mince fût-elle, d'ouverture. La stupeur de La définition ultérieure du statut ontologique
l'animal le pose au contraire essentiellement du désinhibiteur conduit au coeur de la thèse
au-dehors de la possibilité que l'étant lui soit sur la « pauvreté en monde » comme caractère
ouvert ou fermé. Que la stupeur soit l'essence essentiel de l'animal. L'incapacité d'avoir--
de l'animal signifie : l'animal en tant que tel à-faire n'est pas purement négative : elle est,
ne se trouve pas dans une révélabilité de en quelque sorte, une forme d'ouverture et,
l'étant. Ni ce qu'on appelle son milieu ambiant plus précisément, une ouverture qui ne dévoile
ni lui-même ne sont révélés en tant qu'étants » cependant jamais le désinhibiteur comme étant.
(ibid., p. 361). « Si le comportement n'est pas une relation à
Ici, la difficulté provient du fait que le mode l'étant, est-il alors une relation au néant ? Non !
d'être qui doit être saisi n'est ni fermé ni clos, Mais s'il n'est pas une relation à rien, c'est
si bien que l'être qui est en rapport avec lui qu'il est toujours une relation à quelque chose,
n'est pas proprement définissable comme une qui dès lors doit nécessairement être et qui est.
vraie relation, comme un avoir à faire. « En Bien sûr. Mais la question est de savoir si le
raison de sa stupeur et de l'ensemble de ses comportement n'est précisément pas une rela-
aptitudes, l'animal est tiraillé au sein d'une tion à quelque chose de manière telle que ce à
multiplicité de pulsions. C'est pourquoi, par quoi il se rapporte comme ne pas avoir-à-faire
principe, il n'a pas la possibilité de s'impliquer soit pour l'animal d'une certaine façon ouvert
dans l'étant, pas plus dans celui qu'il n'est pas (offen) - ce qui toutefois ne signifie nullement

82 83
qu'il soit dévoilé (offenbar) comme étant » possède cet être-ouvert. L'ouverture dans la
(ibid., p. 368). stupeur est un avoir essentiel de l'animal. C'est
Le statut ontologique du milieu animal peut sur le fond de cet avoir que l'animal peut être
être ainsi défini : il est offen (ouvert), mais privé (entbehren), qu'il peut être pauvre, qu'il
non offenbar (dévoilé, littéralement ouvrable). peut dans son être se voir déterminé par la pau-
L'étant, pour l'animal, est ouvert mais non vreté. Ce fait d'avoir, il est vrai, n'est nulle-
accessible ; il est, autrement dit, ouvert dans ment celui d'avoir un monde. C'est être pris
une inaccessibilité et une opacité - c'est-à-dire dans le cercle de désinhibition - c'est avoir le
en quelque sorte dans une non-relation. Cette désinhibiteur. Mais cet avoir est l'ouverture à
ouverture sans dévoilement définit la pauvreté ce qui désinhibe, et à cette ouverture, toutefois,
en monde de l'animal par rapport à la forma- est précisément retirée la possibilité de voir le
tion de monde qui caractérise l'humain. L'ani- désinhibiteur se manifester en tant qu'étant.
Voilà pourquoi cet avoir propre de l'ouverture,
mal n'est pas simplement privé de monde ; en
c'est ne pas avoir, et plus précisément : ne pas
effet, en tant qu'il est ouvert dans la stupeur, il
avoir un monde, si du moins la révélabilité de
doit - à la différence de la pierre, privée de
l'étant comme tel appartient au monde » (ibid.,
monde - s'en passer, en manquer (entbehren), p. 391-392).
c'est-à-dire qu'il peut être déterminé dans son
être par une pauvreté et un manque : « c'est
précisément parce que l'animal, dans sa stu-
peur, a une relation à tout ce qu'il rencontre
dans son cercle de désinhibition, qu'il ne se
trouve pas du côté de l'être humain, et qu'il n'a
aucun monde. Seulement, ce fait de n'avoir pas
de monde ne relègue pas non plus l'animal - et
cela par principe - du côté de la pierre. En
effet, l'aptitude pulsionnelle de la stupeur sous
emprise, c'est-à-dire du fait d'être pris par ce
qui désinhibe, est une ouverture à..., bien que
marquée du sceau du ne-pas-avoir-à-faire. En
revanche, la pierre n'a même pas cette possibi-
lité. En effet, ne-pas-avoir-à-faire présuppose
un être-ouvert. [...] L'animal, dans son essence,

84
« comme des pièges » à l'intérieur de lui-
-même. Tandis que l'homme a toujours devant
lui le monde, se tient toujours et seulement « en
face » (gegenüber) et n'accède jamais au « pur

13.
espace » du dehors, en revanche l'animal se
meut dans l'ouvert, dans un « nulle part sans
L'ouvert rien ». C'est justement ce renversement du rap-
port hiérarchique entre l'homme et l'animal
que Heidegger révoque en doute. D'abord,
écrit-il, si l'on pense à l'ouvert comme le nom
L'alouette, elle non plus, ne voit pas
de ce que la philosophie a pensé comme
l'ouvert. al&heia, c'est-à-dire comme illatence-latence
Martin
de l'être, le renversement n'est pas ici vraiment
HEIDEGGER
tel, parce que l'ouvert évoqué par Rilke et
l'ouvert que la pensée de Heidegger tente de
L'enjeu du cours de 1929-1930 est la défi-
restituer à la pensée n'ont rien de commun.
nition du concept d'« ouvert » comme un des
« L'ouvert dont parle Rilke n'est pas l'ouvert
noms, ou plutôt le nom par excellence, de l'être au sens du dévoilé. Rilke ne sait ni n'attend
et du monde. Plus de dix ans plus tard, en rien de l'aldheia ; il ne sait et n'en attend rien
pleine guerre mondiale, Heidegger revient sur comme Nietzsche » (ibid., p. 231). Tant chez
ce concept et en trace une généalogie som- Nietzsche que chez Rilke est à l'oeuvre cet
maire. Qu'il provienne de la huitième Élégie oubli de l'être « qui est à la base du biologisme
de Duino est tout à fait certain. Mais dans son du dix-neuvième siècle et de la psychanalyse »
assomption comme nom de l'être (« l'ouvert et dont l'ultime conséquence est « une mons-
où tout étant est libéré [...] c'est l'être même » trueuse anthropomorphisation de l'animal [...]
- Heidegger, 3, p. 224), le terme rilkéen subit et une animalisation de l'homme correspon-
un renversement essentiel que Heidegger cher- dante » (ibid., p. 226). L'ouvert que nomme la
che en tout cas à souligner. Dans la huitième qualité de dévoilement de l'étant, c'est seule-
Élégie en effet, celui qui voit l'ouvert « de tous ment l'homme, ou plutôt seul le regard essen-
ses yeux » c'est l'animal (die Kreatur), nette- tiel du penseur authentique qui peut le voir.
ment opposé à l'homme, dont les yeux, au L'animal, au contraire, ne voit jamais cet
contraire, ont été « inversés » et placés ouvert. « C'est précisément pour cela qu'il ne

86 87
peut même pas se mouvoir dans le fermé en dehors ni le dedans, c'est-à-dire sans jamais
tant que tel ni d'autant moins se rapporter au voir en fait leur être-dévoilé dans la liberté de
voilé. L'animal est exclu du champ essentiel l'être. Une pierre (ou aussi bien un avion) ne
du conflit entre dévoilement et voilement, et le peut jamais se hausser en exultant vers le soleil
signe d'une telle exclusion est le fait qu'aucun et se mouvoir comme l'alouette, et pourtant

(ibid., p. 237-238).
animal ni aucun végétal ne possède la parole » l'alouette, elle non plus, ne voit pas l'ouvert »
(ibid., p. 237).
C'est ici que Heidegger, dans une page L'alouette (ce symbole, dans notre tradition
extrêmement dense, évoque explicitement le poétique, du plus pur élan amoureux - que l'on
problème de la différence entre le milieu ani- pense à la lauzeta de Bernard de Ventadour) ne
mal et le monde humain qui occupait le centre voit pas l'ouvert, parce qu'au moment où elle
du cours de 1929-1930. « L'animal est en effet s'élance en tout abandon vers le soleil, elle
en relation avec le milieu où il trouve sa nour- reste aveugle à elle-même, ne peut jamais le
riture, avec son territoire de chasse et avec le révéler en tant qu'étant et pas même se rappor-
groupe de ses semblables et il l'est sur un mode ter en aucune manière à sa qualité de voilement
essentiellement différent de celui de la pierre (exactement comme la tique de Uexküll par
par rapport au terrain sur lequel elle se trouve. rapport à ses disinhibiteurs). Et comme, préci-
Dans le cercle vital propre au végétal et à l'ani- sément, dans la poésie de Rilke, la « limite
mal, nous trouvons le mouvement caractéristi- essentielle entre l'énigme du vivant et l'énigme
que d'une motilité conformément à laquelle le de ce qui est historique » (ibid., p. 239) n'est
vivant est stimulé, c'est-à-dire incité à s'ouvrir ni éprouvée ni thématisée, la parole poétique
dans un champ d'excitabilité ; et sur la base de reste ici au-delà d'une « décision capable de
celle-ci, il inclut quelque chose d'autre dans le fonder l'histoire », constamment exposée au
champ de son mouvement. Mais aucune moti- risque d'« une anthropomorphisation illimitée
lité ni aucune excitabilité du végétal ou de et infondée de l'animal » qui le pose sans
l'animal ne peuvent jamais porter le vivant détour au-dessus de l'homme pour en faire en
dans le libre, de telle sorte que l'excité puisse un certain sens un « surhomme » (ibid.).
laisser-être l'excitant même rien que ce qu'il Si le problème est donc celui de la définition
est en tant qu'excitant, sans parler de ce qu'il de la limite - c'est-à-dire à la fois de la sépa-
est avant l'excitation et sans l'excitation. Végé- ration et de la proximité - entre l'animal et
taux et animaux dépendent de quelque chose l'humain, voici peut-être venu pour nous le
qui leur est extérieur, sans jamais "voir" ni le moment de tenter de fixer le statut ontologique

88 89
paradoxal du milieu animal, ainsi qu'il apparaît que, selon les zoologistes, ce à quoi la phalène
dans le cours de 1929-1930. L'animal est, à la est avant tout aveugle est précisément la non-
fois, ouvert et non ouvert - ou mieux, il n'est ouverture du désinhibiteur, le fait qu'elle reste
ni l'un ni l'autre : ouvert dans un non-dévoile- étourdie en lui. Tandis que la connaissance
ment qui, d'un côté, l'étourdit et le déplace mystique est essentiellement expérience d'une
avec une violence inouïe dans son désinhibi- inconnaissance et d'un voilement comme tel,
teur et, de l'autre, ne dévoile en aucune façon l'animal ne peut se rapporter au non-ouvert,
comme un étant ce qui pourtant le tient ainsi demeure précisément exclu du domaine essen-
fasciné et absorbé. Heidegger semble ici oscil- tiel du conflit entre dévoilement et voilement.
ler entre deux pôles opposés qui rappellent en Toutefois, la pauvreté en monde de l'animal
quelque sorte les paradoxes de la connaissance s'inverse parfois, dans le cours de Heidegger,
- ou plutôt de l'inconnaissance - mystique. en une richesse incomparable, et la thèse selon
D'une part, la stupeur est une ouverture plus laquelle l'animal manque de monde est remise
intense et fascinante que toute connaissance en question comme projection indue du monde
humaine ; de l'autre, en tant qu'il n'est pas en humain sur le monde animal : « La difficulté
mesure de dévoiler son propre désinhibiteur, il du problème tient au fait que, dans notre
est fermé dans une complète opacité. Stupeur manière d'interroger, nous devons toujours
animale et ouverture du monde semblent ainsi interpréter cette pauvreté en monde et cet
entretenir un rapport analogue à celui qui existe encerclement qui est particulier à l'animal
entre théologie négative et théologie positive et comme si ce à quoi l'animal se rapportait était
leur relation est aussi ambiguë que celle qui un étant et comme si ce rapport était un rapport
oppose et unit à la fois en une secrète compli- ontologique qui serait manifeste pour l'animal.
cité la nuit obscure du mystique et la clarté de Le fait que ce ne soit pas le cas conduit néces-
la connaissance rationnelle. Et c'est peut-être sairement à la thèse suivante : l'essence de la
par une tacite et ironique allusion à cette rela- vie n'est accessible que sous la forme d'une
tion que Heidegger éprouve à un certain point observation destructive. Mais cela ne veut pas
le besoin d'illustrer la stupeur animale au dire que la vie, comparée au Dasein humain,
moyen d'un des plus anciens symboles de serait de moindre valeur ou d'un degré infé-
l'unio mystica, la phalène qui se laisse brûler rieur. Au contraire, la vie est un domaine qui
par la flamme qui l'attire et lui demeure cepen- a une richesse d'ouverture telle que le monde
dant jusqu'à la fin obstinément inconnue. Le humain ne la connaît peut-être pas du tout »
symbole montre ici son inadéquation parce (Heidegger 2, p. 371-372).

90 91
Mais ensuite, lorsqu'on pourrait croire que pas nécessaire pour pouvoir développer la pau-
la thèse dût être abandonnée sans réserves et vreté en monde de l'animal au niveau d'un
que milieu animal et monde humain semblent problème interne à l'animalité elle-même. En
s'écarter l'un de l'autre dans une radicale hété- effet, de par son ouverture à ce qui désinhibe,
rogénéité, Heidegger la pose à nouveau à la l'animal est, dans sa stupeur, essentiellement
faveur d'un renvoi au célèbre passage de l'Ép- expulsé vers autre que lui. Certes, cet autre que
ître aux Romains, VIII, 19, où Paul évoque la lui ne peut jamais lui être manifeste ni comme
créature consumée par l'attente de la rédemp- étant ni comme non-étant. Mais en tant
tion : la pauvreté en monde de l'animal paraît que facteur désinhibant, [...] il introduit un
alors refléter « un problème intérieur à l'ani- ébranlement essentiel (wesenhafte Erschütte-
malité elle-même ». « Nous devons plutôt lais- rung) dans l'essence de l'animal » (ibid.,
ser ouverte la possibilité que la véritable et p. 395-396).
explicite compréhension métaphysique de De même que, dans l'épître de Paul,
l'essence du monde nous oblige à entendre, l'apókaradokia rapprochait soudain, dans la
malgré tout, le fait que l'animal n'a pas de perspective de la rédemption messianique, la
monde, au sens d'une privation, et nous oblige créature de l'homme, de même l'ébranlement
à trouver une pauvreté dans le mode d'être de essentiel que l'animal expérimente dans son
l'animal comme tel. Le fait que la biologie ne être exposé dans un non-dévoilement raccour-
connaisse pas de telles choses n'est pas une cit radicalement les distances que dans son
preuve contre ce que dit la métaphysique. Le cours Heidegger avait marquées entre l'animal
fait qu'il n'y ait peut-être que les poètes pour, et l'homme, entre ouverture et non-ouverture.
à l'occasion, parler de ces choses, est un argu- La « pauvreté en monde » - dans laquelle l'ani-
ment qui ne suffit pas pour se moquer de la mal éprouve en quelque sorte sa propre non--
métaphysique. En fin de compte, la foi chré- ouverture - a dès lors la fonction stratégique
tienne n'est pas nécessaire pour comprendre d'assurer un passage entre le milieu animal et

nonce au sujet de l'apókaradokia tés ktiseōs


quelque chose de cette parole que Paul pro- l'ouvert, dans une perspective où la stupeur

(Romains VIII, 19), de l'attente impatiente des


comme essence de l'animal « est en quelque
sorte le véritable arrière-plan sur lequel peut à
créatures et de la création, dont les voies, présent se détacher l'essence de l'homme »
comme dit aussi le livre d'Esdras, IV, 7 - 12 (ibid., p. 408).
sont en cet âge-ci devenues étroites, tristes et À ce moment Heidegger peut évoquer le
laborieuses. Mais même le pessimisme n'est développement sur l'ennui auquel il avait

92 93
consacré la première partie de son cours et met- elle trompeuse - par rapport à cette exposition
tre en résonance de façon inattendue la stupeur sans dévoilement. Peut-être n'y a-t-il pas à pré-
de l'animal et la Stimmung fondamentale qu'il supposer l'être et le monde humain, pour
avait appelée ennui profond (tiefe Langeweile). ensuite parvenir par soustraction - grâce à une
« Ce qui apparaîtra est la façon dont cette tona- « observation destructive » - à l'animal ; peut-
lité fondamentale et tout ce qu'elle implique -être même est-ce plutôt le contraire qui est vrai,
doit se détacher par contraste sur ce que nous à savoir que l'ouverture du monde humain - en
avons prétendu être l'essence de l'animalité, à tant qu'elle est aussi et d'abord ouverture au
savoir la stupeur. Ce contraste deviendra pour conflit essentiel entre dévoilement et voilement
nous d'autant plus décisif que l'essence de - ne peut être obtenue qu'à l'aide d'une opé-
l'animalité, la stupeur, viendra en apparence ration effectuée sur le non-ouvert du monde
dans le plus immédiat voisinage de ce que nous animal. Or, le lieu de cette opération - où
avons défini comme étant une caractéristique l'ouverture humaine dans un monde et l'ouver-
de l'ennui profond, et que nous avons appelé ture animale au désinhibiteur semblent un ins-
l'envoûtement (gebannt sein) du Dasein au tant se rejoindre, - c'est l'ennui.
sein de l'étant en entier. Il apparaîtra en fait
que ce voisinage le plus immédiat des deux
constitutions d'être n'est qu'apparent, qu'il y a
entre elles un abîme qu'aucune médiation ne
peut, en quelque sens que ce soit, permettre de
franchir. Mais alors, le fait que les deux thèses
s'écartent complètement l'une de l'autre, et du
même coup l'essence du monde, ne pourra plus
que se faire jour » (ibid., p. 409).
La stupeur se présente ici comme une sorte
de Stimmung fondamentale où l'animal ne
s'ouvre pas, comme le Dasein, dans un monde,
mais est cependant tendu extatiquement hors
de soi dans une exposition qui l'ébranle dans
toute sa constitution. La compréhension du
monde humain n'est possible qu'à travers
l'expérience d'une « proximité extrême » - fût-

94
(tiefe Langeweile). Ces trois formes ont en
commun deux caractères ou « moments struc-
turaux » (Strukturmomente) qui définissent,
selon Heidegger, l'essence de l'ennui. Le pre-
mier est la Leergelassenheit, l'être-laissé-vide,
14. l'abandon dans le vide. Heidegger commence
par la description de ce qui devait apparaître à
Ennui profond
ses yeux comme une sorte de locus classicus
de l'expérience de l'ennui. «Nous nous trou-
vons, par exemple, dans une gare, dénuée de
L'ennui est le désir du bonheur laissé, charme, d'une petite ligne perdue de chemin de
pour ainsi dire, à l'état pur. fer. Le prochain train arrive seulement dans
Giacomo LEOPARD!
quatre heures. Les alentours sont sans attraits.
Nous avons, il est vrai, un livre dans notre sac
L'étude de l'ennui occupe les paragraphes à dos - donc lisons ! Non. Ou bien réfléchis-
18 à 39 du cours - ce qui représente environ sons à une question , à un problème ! Ça ne va
cent quatre-vingts pages - et constitue donc pas. Nous lisons les horaires ; ou bien nous étu-
l'analyse la plus importante que Heidegger ait dions le tableau des différentes distances qui
consacrée à une Stimmung (dans Sein und Zeit séparent cette station des autres endroits, des
l'étude de l'angoisse n'occupe que huit pages). endroits que nous ne connaissons pas du tout.
Après avoir évoqué la question de savoir com- Nous regardons l'heure : seulement un quart
ment quelque chose comme un état d'âme d'heure de passé. Sortons sur la route. Nous
devrait être généralement compris - c'est- faisons des allées et venues, simplement pour
-à-dire comme la manière fondamentale dans faire quelque chose. Mais cela ne sert à rien. À
laquelle l'être est à chaque fois déjà disposé et présent, nous comptons les arbres le long de la
par conséquent comme le mode le plus originel route ; nous regardons à nouveau l'heure
où nous rencontrons et nous-mêmes et les exactement cinq minutes depuis que nous
autres -, Heidegger articule son analyse selon l'avons regardée. Las de notre va-et-vient, nous
les trois formes ou degrés dans lesquels l'ennui nous asseyons sur une pierre, nous dessinons
s'intensifie progressivement jusqu'à atteindre toutes sortes de figures dans le sable, et nous
la figure qu'il définit comme « ennui profond » nous surprenons à avoir déjà une fois de plus

96 97
regardé l'heure - une demi-heure de passée -, paraît être qu'une sorte de réponse ou de
et ainsi de suite » (Heidegger 2, p. 140). reprise réactive. Dans l'indifférence, en effet,
Les passe-temps avec lesquels nous tentons « l'étant en entier ne disparaît pas. Il se montre
de nous occuper témoignent de l'être-laissé- plutôt précisément comme tel dans son indiffé-
vide comme expérience essentielle de l'ennui. rence. Par conséquent, le vide consiste ici en
Alors que, d'ordinaire, nous sommes constam- l'indifférence qui entoure l'étant en entier. [...]
ment occupés par et en des choses - ou plutôt, Ceci veut dire : par cet ennui, le Dasein se
précise Heidegger en des termes qui anticipent trouve placé précisément devant l'étant en
ceux qui définiront le rapport de l'animal avec entier, puisque, dans cette forme d'ennui,
son milieu : «Nous sommes pris (hingenom- l'étant qui nous entoure n'offre plus aucune
men) par les choses, si ce n'est perdus en elles, possibilité de faire ou de laisser faire. Au point
souvent même étourdis (benommen) par elles » de vue de ces possibilités, l'étant se refuse en
(ibid., p. 153) - dans l'ennui nous nous trou- entier (es versagt sich im Ganzen). Il se refuse
vons soudain abandonnés dans le vide. Mais, ainsi à un Dasein qui, au milieu de cet étant en
dans ce vide, les choses ne nous sont pas entier, se rapporte comme tel à lui - à lui,
simplement « enlevées et anéanties » (ibid., l'étant en entier qui à présent se refuse. Et il
p. 154) ; elles sont là, mais « n'ont rien à nous faut que le Dasein s'y rapporte, si du moins il
offrir », nous laissent complètement indiffé- doit être ce qu'il est. Le Dasein se trouve ainsi
rents, d'une façon telle, cependant, que nous ne livré à l'étant qui se refuse en entier. (Das
pouvons nous libérer d'elles, parce que nous Dasein findet sich so ausgeliefert an das sich
sommes rivés et livrés à ce qui nous ennuie im Ganzen versagende Seiende) » (ibid.,
« Dans le fait d'être ennuyé par quelque chose, p. 208-210).
nous sommes précisément encore retenus (fest- Dans cet être « livré à l'étant qui se refuse »
gehalten) par ce qui est ennuyeux. Lui-même, comme premier moment essentiel de l'ennui se
nous ne le lâchons pas encore (wir lassen es révèle alors la structure constitutive de cet étant
selbst noch nicht los). Pour l'une ou l'autre rai- - le Dasein - pour lequel il en va, dans son
son, nous y sommes astreints, nous sommes être, de son être même. Le Dasein peut bien
attachés à lui. » (ibid., p. 138). être rivé dans l'ennui à l'étant qui se refuse à
Et c'est ici que l'ennui se révèle être quelque lui en entier parce qu'il est constitutivement
chose comme la Stimmung fondamentale et « remis (überantwortet) à son propre être »,
proprement constitutive du Dasein, par rapport effectivement « jeté » et « perdu » dans le
à laquelle l'angoisse dans Sein und Zeit ne monde dont on prend soin. Mais, pour cela pré-

98 99
cisément, l'ennui met en lumière la proximité dans le premier moment rend, en effet, en quel-
inattendue entre le Dasein et l'animal. Le que sorte manifeste, par voie de privation, ce
Dasein, en s'ennuyant, est livré (ausgeliefert) que le Dasein aurait pu faire ou tenter, autre-
à quelque chose qui se refuse à lui, exactement ment dit ses possibilités. Ces possibilités se
comme l'animal, dans sa stupeur, est exposé tiennent à présent devant lui dans leur indiffé-
(hinausgesetzt) dans un non-révélé. rence absolue, à la fois présentes et parfaite-
Dans l'être laissé vide de l'ennui profond ment inaccessibles : « Le refus se dit de ces
vibre ainsi quelque chose comme un écho de possibilités du Dasein. 11 n'en parle pas,
cet « ébranlement essentiel » qui provient chez n'ouvre pas sur elles un débat. Toutefois il les
l'animal de son être exposé et pris en un montre et les fait connaître tandis qu'il les
« autre » qui ne se révèle à lui, cependant, refuse. [...] L'étant en entier est devenu indif-
jamais comme tel. Pour cela, l'homme qui férent. Mais pas seulement. Par là même il y a
s'ennuie en vient à se trouver dans un « voisi- encore quelque chose qui apparaît : ce qui a
nage extrême » - ne fût-ce qu'en apparence - lieu, c'est l'émergence de possibilités que le
avec la stupeur animale. L'un et l'autre sont, Dasein pourrait avoir mais qui restent inactives
dans le geste qui leur appartient le plus en pro- (brachliegende) précisément dans le "cela vous
pre, ouverts à une fermeture, intégralement ennuie" et, comme telles, nous laissent en plan.
livrés à quelque chose qui obstinément se En tout cas, nous voyons ceci : dans le refus
refuse, (et peut-être, s'il est permis de s'essayer réside un renvoi à autre chose. Ce renvoi est
à identifier quelque chose comme la Stimmung l'annonce de possibilités qui restent inacti-
caractéristique de tout penseur, c'est justement ves. » (ibid., p. 212).
cet « être livré à quelque chose qui se refuse » Le verbe « brachliegen » - que nous avons
qui définit la tonalité émotive spécifique de la traduit par « rester inactif » - provient du voca-
pensée de Heidegger). bulaire de l'agriculture. Brache désigne la
L'analyse du second « moment structural » jachère, la terre qu'on laisse reposer pour pou-
de l'ennui profond permet d'éclaircir tant sa voir l'ensemencer l'année suivante. Brachlie-
proximité avec la stupeur animale que le nou- gen signifie : laisser en jachère, c'est-à-dire
veau pas que l'ennui accomplit par rapport à inactif, non cultivé. Mais, de cette manière, on
elle. Ce second moment structural (étroitement révèle aussi la signification de l'être-tenu-
entrelacé au premier, l'être-laissé-vide) est -en-suspens comme second moment structural
l'être-tenu-en-suspens (Hingehaltenheit). Le de l'ennui profond. Ce qui est tenu en suspens,
refus posé par l'étant en entier qui avait lieu ce qui reste inactif, ce sont aujourd'hui les pos-

100 101
sibilités spécifiques du Dasein, son pouvoir de les du Dasein. Mais pour cela, nous n'avons en
faire ceci ou cela. Mais cette désactivation des apparence aucun contenu, de sorte que nous ne
possibilités concrètes rend manifeste pour la pouvons dire ce que c'est, contrairement à ce
première fois ce qui, en général, rend possible qui se passe quand nous montrons des choses
(das Ermöglichende) la possibilité pure - ou, qui se trouvent être là et que nous les détermi-
comme le dit Heidegger, « la possibilisa- nons comme ceci ou cela [...] Le renvoi en
tion originelle » (die ursprüngliche Ermögli- forme d'annonce à ce qui véritablement rend
chung) : « C'est par l'étant qui se refuse dans possible le Dasein dans ses possibilités est un
sa totalité qu'est affecté le Dasein en tant que nécessaire être contraint (Hinzwingen) à l'uni-
tel, c'est-à-dire ce qui fait partie de son pou- que pointe de ce rendre possible originel. [...]
voir-être comme tel, ce qui concerne la possi- De ce fait d'être laissé en plan par l'étant qui
bilité du Dasein comme tel. Mais ce qui se refuse en entier fait partie du même coup
regarde une possibilité en tant que telle, c'est le fait d'être réduit à cette pointe extrême
cela qui la rend possible, qui lui octroie, à elle-- de la possibilisation véritable du Dasein
même en tant que possible, la possibilité. Cette comme tel » (ibid., p. 215-216). L'être-tenu--
chose dernière et première, qui rend possibles en-suspens comme second caractère essentiel
toutes les possibilités du Dasein comme possi- de l'ennui profond n'est donc autre que cette
bilités, ce quelque chose qui porte le pouvoir-- expérience du dévoilement de la « possibilisa-
être du Dasein, ses possibilités, est en question tion originelle » (c'est-à-dire de la puissance
dans l'étant qui se refuse en entier. Or, cela pure) dans la suspension et dans la soustraction
signifie que l'étant qui se nie en entier n'an- de toutes les possibilités spécifiques concrètes.
nonce pas des possibilités quelconques de moi- Ce qui apparaît pour la première fois comme
même, il ne rapporte rien à ce propos. Cette tel dans la désactivation de la possibilité est, en
annonce dans le refus est plutôt un appel (Aus- somme, l'origine même de la puissance - et
rufen), c'est ce qui véritablement rend possible avec cela, du Dasein, c'est-à-dire de l'étant qui
le Dasein en moi. Cet appel des possibilités existe dans la forme du pouvoir-être. Mais cette
comme telles, qui va de pair avec le refus de puissance ou possibilisation originelle a - pré-
soi, n'est nullement un renvoi (Hinweisen) cisément pour cela - constitutivement la forme
indéterminé à des possibilités quelconques, des d'une puissance-de-ne-pas, d'une impuissance,
possibilités diverses du Dasein. C'est un ren- en tant qu'elle ne peut qu'à partir d'un pouvoir
voi tout à fait net à cela qui rend possible, qui ne pas, d'une désactivation des possibilités sin-
porte et guide toutes les possibilités essentiel- gulières spécifiques effectives.

102 103
I

C'est ainsi que la proximité - et aussi la dis- sis comme tels. L'ouvert, le libre-de-l'être ne
tance -, entre l'ennui profond et la stupeur ani- nomment pas quelque chose de radicalement
male, finit par se faire jour. Dans la stupeur, autre par rapport au non-ouvert-non-fermé du
l'animal était en relation immédiate avec son milieu animal : ils sont l'apparition d'un non-
désinhibiteur, exposé et comme pâmé en lui, dévoilé comme tel, la suspension et la capture
de manière, cependant, qu'il ne pouvait jamais du ne-pas-voir-l'alouette-l'ouvert. Le joyau
se révéler comme tel. Ce dont l'animal est inca- enchâssé au centre du monde humain et de sa
pable, c'est précisément de suspendre et de Lichtung n'est que la stupeur animale ; la mer-
désactiver sa relation au cercle de ses désin- veille « que l'étant existe » n'est que la saisie
hibiteurs spécifiques. Le milieu animal est de l'« l'ébranlement essentiel » qui est donné
constitué de façon telle que jamais en lui quel- au vivant par son être exposé dans une non--
que chose comme une pure possibilité ne peut révélation. La Lichtung est vraiment, en ce
se manifester. L'ennui profond apparaît alors sens, un lucus a non lucendo : l'ouverture qui
comme l'opérateur métaphysique où s'effectue en elle est enjeu est essentiellement ouverture
le passage de la pauvreté en monde au monde, à une fermeture, et celui qui regarde dans
du milieu animal au monde humain : avec l'ouvert ne voit qu'un se refermer, qu'un non-
l'ennui il ne s'agit de rien de moins que de -voir.
l'anthropogenèse, du devenir Da-sein du Dans son cours sur Parménide, Heidegger
vivant homme. Mais ce passage, ce devenir- insiste plusieurs fois sur le primat de la léthé
d-Duviantshoem(cl'érit par rapport à l'illatence. L'origine de la latence
aussi Heidegger dans son cours, cette assomp- (Verborgenheit) par rapport à l'illatence (Un-
tion par l'homme de ce fardeau qu'est pour lui verborgenheit) reste même à ce point dans
le Dasein), n'ouvre pas sur un espace nouveau, l'ombre qu'elle pourrait être définie en quelque
plus ample et plus lumineux, conquis au-delà sorte comme le secret originel de l' illatence
des limites du milieu animal et sans relation « En premier lieu, dans le mot illatence, nous
avec lui : au contraire, il n'est ouvert qu'au sommes renvoyés à quelque chose comme de
moyen d'une suspension et d'une désactivation la latence. Qu'est-ce qui dans l'illatence est
du rapport animal au désinhibiteur. Dans cette d'abord latent, qui se cache et comment la
suspension, dans ce rester-inactif, (Brachlie- latence arrive, quand, où et pour qui il y a
gend, en jachère) du désinhibiteur, la stupeur latence, tout cela demeure indéterminé » (Hei-
de l'animal et son être exposé en un non- degger, 3, p. 19). « Où il y a latence, il doit
-dévoilé peuvent être pour la première fois sai- avoir lieu ou avoir eu lieu une illatence [...] Or,

104 105
cependant, ce que les Grecs tentent et pensent à la « claire nuit du néant » (ibid., p. 11). Mais
quand, dans l'illatence, ils nomment aussi à d'où provient cette négativité qui néantise
chaque fois la latence, voilà qui n'est absolu- (nichtet) dans l'être lui-même ? Une comparai-
ment pas clair » (ibid., p. 22). Dans la perspec- son de la conférence avec le cours préparé la
tive que nous avons ici tenté de tracer, ce secret même année suggère quelques réponses possi-

la léché qui règne au coeur de l'alē théia - la


de l'illatence doit être dénoué en ce sens que bles à cette question.
Depuis l'origine, l'être est traversé par
non-vérité qui coappartient originellement à la le néant, la Lichtung est co-originellement
vérité - est le non-dévoilement, le non-ouvert Nichtung, parce que le monde ne s'est ouvert
de l'animal. La lutte irrésoluble entre illatence pour l'homme que par l'interruption et la néan-
et latence, dévoilement et voilement qui définit tisation du rapport du vivant avec son désinhi-
le monde humain est la lutte intestine entre biteur. Certes, le vivant, de même qu'il ne
l'homme et l'animal. connaît pas l'être, ne connaît pas non plus le
Voilà pourquoi au centre de la conférence néant ; mais l'être n'apparaît dans la « claire
intitulée Qu'est-ce que la métaphysique ?, pro- nuit du néant » que parce que, dans l'expé-
noncée en juillet 1929 - et donc contemporaine rience de l'ennui profond, l'homme a pris le
de la préparation du cours sur les Concepts fon-
le milieu. La lēthē - qui, selon l'introduction à
risque de suspendre son rapport de vivant avec
damentaux de la métaphysique -, se trouve
énoncée la coappartenance entre être et néant.
la conférence, est ce qui règne dans l'ouvert
«Être-là (Dasein) signifie : être tenu en sus-
comme das Wesende, ce qui essentifie et donne
pens dans le néant (Hineingehaltenheit, pres-
l'être en restant en lui impensé - n'est que le
que le même mot qui définit le second
non-dévoilé du milieu animal et se rappeler
caractère essentiel de l'ennui) » (Heidegger, 4,
l'ouvert signifie nécessairement se rappeler le
p. 12). « Le Dasein humain ne peut se compor-
ter (Verhalten, le terme qui dans le cours défi- non-dévoilé, se rappeler la stupeur un instant
nit la relation humaine au monde en opposition avant que ne s'ouvre un monde. Ce qui essen-
au sich-benehmen de l'animal) par rapport à tifie et, à la fois, néantise dans l'être, provient
l'étant que s'il se maintient en suspens dans le du « ni étant ni non-étant » du désinhibiteur
néant » (ibid., p. 18). Dans la conférence (où animal. Le Dasein est simplement un animal
l'ennui n'est pas cité), la Stimmung de l'an- qui a appris à s'ennuyer, qui s'est réveillé de
goisse apparaît comme l'assomption de cette sa propre stupeur et à sa propre stupeur. Ce
ouverture originelle qui ne se produit que grâce réveil du vivant à son propre être étourdi, cette

10 6 107
ouverture, angoissée et décidée, à un non--
ouvert, c'est l'humain.
En 1929, alors qu'il préparait son cours, Hei-
degger ne pouvait connaître la description du
monde de la tique, qui manque dans les textes
auxquels il se réfère et n'est introduite par Uexküll qu'en 1934, dans son livre 15.
Streifzüge Monde et terre
durch Umwelten von Tieren und Menschen.
S'il avait pu la connaître, il se serait peut-être
interrogé sur les dix-huit années pendant les-
quelles dans le laboratoire de Rostock une La relation entre l'homme et l'animal, entre
tique a survécu en l'absence totale de ses désin- monde et milieu, semble évoquer ce désaccord
hibiteurs. L'animal peut effectivement - dans (Streit) intime entre monde et terre qui est en
des circonstances particulières comme celles
jeu, selon Heidegger, dans l'oeuvre d'art. Un
auxquelles l'homme le soumet dans ses labo-
même paradigme, qui embrasse étroitement
ratoires - suspendre la relation immédiate à son
une ouverture et une fermeture, semble présent
milieu, sans pour autant cesser d'être un ani-
là comme ici. Dans l'oeuvre d'art également -
mal ni devenir humain. Peut-être la tique du
dans l'opposition du monde et de la terre - il
laboratoire de Rostock garde-t-elle un mystère
est question d'une dialectique entre latence et
du « simplement vivant » auquel ni Uexküll ni
illatence, ouverture et fermeture, que Heideg-
Heidegger n'étaient prêts à se mesurer.
ger, dans son essai sur L'origine de l'oeuvre
d'art, évoque presque dans les termes mêmes
du cours de 1929-1930: « La pierre n'a pas de
monde. Les plantes et les animaux, également,
n'ont pas de monde ; ils appartiennent à
l'afflux voilé d'un milieu où ils se trouvent sus-
pendus. La paysanne, au contraire, a un monde
parce qu'elle séjourne dans l'ouvert de l'étant »
(Heidegger, 5, p. 30). Si le monde représente
dans l'oeuvre l'ouvert, la terre nomme « ce qui
par essence se renferme en soi-même » (ibid.,

109
p. 32). « ... La terre n'apparaît que là où elle tung) de leur essence. L'auto-affirmation de
est gardée et sauvegardée comme l'Indécelable l'essence n'est cependant jamais le raidisse-
par essence, qui se retire devant toute ouver- ment dans un état accidentel, mais le renonce-
ture et se maintient constamment fermée » ment à soi dans l'originalité cachée de la
(ibid.). Dans l'oeuvre d'art, cet Indécelable provenance de l'être propre [...] Plus âprement
vient comme tel à la lumière. «L'oeuvre porte le conflit s'attise et s'affrme, plus rigoureuse-
et maintient la terre même dans l'ouvert d'un ment les antagonistes s'abandonnent à l'inti-
monde » (ibid., p. 31). «Pro-duire la terre mité du simple s'appartenir à soi-même. La
signifie : la porter dans l'ouvert en tant que ce terre ne peut renoncer à l'ouvert du monde si
qui se renferme en soi-même » (ibid., p. 32). elle doit apparaître comme terre dans le libre
Monde et terre, ouverture et fermeture - afflux de sa propre fermeture sur soi-même. Le
pourtant opposés en un conflit essentiel - ne monde, quant à lui, ne peut se détacher de la
sont, cependant, jamais séparables : « La terre terre s'il lui faut, comme amplitude dominante
est l'émerger-vers-rien de ce qui se ferme et trajectoire de toute destinée historique essen-
constamment et se sauve. Monde et terre sont tielle, se fonder sur quelque chose de décidé »
essentiellement différents l'un de l'autre, et (ibid., p. 34).
cependant jamais séparés. Le monde se fonde Que dans la dialectique entre latence et illa-
sur la terre et la terre surgit au travers du tence qui définit la vérité soit en jeu pour Hei-
monde » (ibid., p. 33-34). degger un paradigme politique (ou plutôt le
Il n'est pas surprenant que cette inséparable paradigme politique par excellence), voilà qui
opposition entre monde et terre soit décrite par ne fait même pas question. Dans le cours sur
Heidegger en des termes qui semblent avoir Parménide, la polis est précisément définie
une couleur franchement politique : « L'oppo- par le conflit Verborgenheit-Unverborgenheit.
sition réciproque entre monde et terre est un « La polis est le site en soi rassemblé de l'illa-
conflit (Streit). Nous nous méprenons trop faci- tence de l'étant. Or, cependant, si, comme le
lement sur l'essence du conflit si nous le dit le mot, l'alēthéia a un être conflictuel, et si
confondons avec la discorde et avec le litige, une telle conflictualité se montre dans la rela-
et par conséquent nous ne le connaissons que tion d'opposition à la contrefaçon et à l'oubli,
comme trouble ou destruction. Dans le conflit alors dans la polis entendue comme site essen-
essentiel les parties en conflit s'élèvent l'une tiel de l'homme doit dominer toute opposition
l'autre dans l'auto-affirmation (Selbstbehaup- extrême - et, avec cela, toute in-essence - à

11 0 111
l'illatence et à l'étant, autrement dit le non-- tenir ouverte à la fermeture de cette dernière,
étant dans la multiformité de sa contre- en quel sens la tentative heideggerienne de
essence » (Heidegger, 3, p. 133). Le paradigme saisir « l'essence existante de l'homme »
ontologique de la vérité comme conflit entre échappe-t-elle au primat métaphysique de
latence et illatence est immédiatement et origi- l'animalitas ?
nellement, chez Heidegger, un paradigme
politique. C'est parce que l'homme advient
essentiellement dans l'ouverture à une ferme-
ture que quelque chose comme une polis et une
politique est possible.
Si maintenant, selon l'interprétation du
cours de 1929-1930 que nous avons suggérée

à la lēthē leur nom propre d'« animal » et de


jusqu'ici, nous restituons au fermé, à la terre et

« simplement vivant », alors le conflit politi-


que originel entre illatence et latence sera, en
même temps et dans la même mesure, celui
entre l'humanité et l'animalité de l'homme.
L'animal est l'Indécelable que l'homme garde
et porte comme tel à la lumière. Mais ici tout
se complique. En effet, si le propre de l'huma-
nitas est de rester ouverte à la fermeture de
l'animal, si ce que le monde porte dans l'ouvert
est proprement et seulement la terre en tant
que fermeture en soi-même, comment alors
devons-nous entendre le reproche que fait Hei-
degger à la métaphysique et aux sciences qui
dépendent d'elle de penser l'homme « à partir
de son animalitas et non en direction de
son humanitas » ? (Heidegger, 4, p. 277). Si
l'humanité n'a été obtenue que grâce à une
suspension de l'animalité et doit donc se main-

11 2
décision qui réponde à un acheminement his-
torique de l'être ne soit possible. Déjà en
1934-1935, dans ce cours sur Hölderlin où il
tente de réveiller la « tonalité émotive fon-
damentale de l'historicité du Dasein », il écrit
16. que la « possibilité d'un grand ébranlement
Animalisation (Erschütterung, le terme même qui définit
l'être exposé de l'animal dans un non-dévoilé)
de l'existence historique d'un peuple s'est éva-
nouie. Temples, images et coutumes ne sont
Les hommes sont des animaux dont plus en mesure d'assumer la vocation histori-
certains élèvent leurs propres semblables. que d'un peuple afin de lui assigner une tâche
Peter SLOTERDIJK nouvelle » (Heidegger, 6, p. 99). La post-
-histoire commençait déjà à frapper aux portes
Peut-être Heidegger a-t-il été le dernier phi- de la métaphysique achevée.
losophe à croire de bonne foi que le lieu de la Aujourd'hui, à quelque soixante-dix ans de
polis - le polos où règne le conflit entre latence distance, il est clair pour quiconque ne fait pas
et illatence, entre l'animalitas et l'humanitas preuve de mauvaise foi qu'il n'y a plus pour
de l'homme - soit encore praticable, que - en les hommes de tâches historiques assumables,
se tenant en ce lieu dangereux - il soit encore voire seulement assignables. Que les États--
possible pour des hommes - pour un peuple - nations européens ne soient plus en mesure
de trouver son destin historique. Il a été, en d'assumer des tâches historiques et que les
somme, le dernier à croire - au moins jusqu'à peuples mêmes soient voués à disparaître était,
un certain point et non sans doutes et contra- en quelque sorte, déjà évident dès la fin de la
dictions - que la machine anthropologique, en Première Guerre mondiale. On se méprend
décidant et en recomposant à chaque fois le totalement sur la nature des grandes expérien-
conflit entre l'homme et l'animal, entre ces totalitaires du vingtième siècle si on ne les
l'ouvert et le non-ouvert, puisse encore chez un voit que comme une continuation des dernières
peuple produire histoire et destin. Il est proba-
ble qu'à un certain point il se soit aperçu de grandes tâches des États-nations du dix-neuvième siècle : le nationalisme et l'impéria-
son erreur, qu'il ait compris que nulle part une lisme. L'enjeu est maintenant tout autre et plus

11 4 115
extrême, puisqu'il s'agit d'assumer comme Les puissances historiques traditionnelles -
tâche la simple existence de fait des peuples poésie, religion, philosophie - qui, tant dans la
mêmes, c'est-à-dire, en dernière analyse, leur perspective hégélo-kojévienne que dans celle
vie nue. Sous cet aspect, les totalitarismes du de Heidegger, tenaient en éveil le destin histo-
XXe siècle constituent vraiment l'autre face de rico-politique des peuples, ont été depuis long-
l'idée hégélo-kojévienne de la fin de l'histoire temps transformées en spectacles culturels et
l'homme a désormais atteint son télos histori- en expériences privées, et ont perdu toute effi-
que et, pour une humanité redevenue animale, cacité historique. Devant cette éclipse, la seule
il ne reste rien d'autre que la dépolitisation tâche qui semble encore conserver un peu de
des sociétés humaines, au moyen du déploie- sérieux est la prise en charge et la « gestion
ment inconditionné de l'oikonomia, ou bien intégrale » de la vie biologique, c'est-à-dire de
l'assomption de la vie biologique elle-même
l'animalité même de l'homme. Génome, éco-
comme tâche politique (ou plutôt impolitique)
nomie globale, idéologie humanitaire sont les
suprême.
Il est probable que l'époque où nous vivons trois faces solidaires de ce processus où l'hu-
ne soit pas sortie de cette aporie. Ne voyons- manité post-historique semble assumer sa phy-
nous pas autour de nous et parmi nous des siologie même comme ultime et impolitique
hommes et des peuples sans essence et sans mandat.
Si l'humanité qui a pris sur soi le mandat de
tialité et à leur désœuvrement - chercher par-
identité - livrés pour ainsi dire à leur inessen-
gestion intégrale de sa propre animalité est
tout à tâtons et au prix de grossières encore humaine, au sens de cette machine
falsifications un héritage et une tâche - un héri- anthropologique qui, en dé-cidant à chaque
tage comme tâche? Même le pur et simple fois de l'homme et de l'animal, produisait
abandon de toutes les tâches historiques (rédui- l'humanitas, il n'est pas facile de dire, et il
tes à de simples fonctions de police intérieure n'est pas évident de savoir si le bien-être d'une
ou internationale), au nom du triomphe de vie qu'on ne sait plus reconnaître comme
l'économie, prend souvent aujourd'hui une humaine ou animale peut être senti comme
importance où la vie naturelle elle-même et le satisfaisant. Certes, dans la perspective de
bien-être qui lui est attaché semblent se présen- Heidegger, une telle humanité n'a plus la
ter comme la dernière tâche historique de forme de l'ouverture au non-dévoilé de l'ani-
l'humanité - en admettant que parler de mal, mais cherche plutôt en tout domaine à
« tâche » ait ici encore un sens. ouvrir et à maîtriser le non-ouvert et, avec cela,

11 6 117
se ferme à son ouverture même, oublie son
humanitas et fait de l'être son désinhibiteur
spécifique. L'humanisation intégrale de l'ani-
mal coïncide avec une animalisation intégrale
de l'homme.
17.
Anthropogenèse

Nous allons maintenant énoncer sous forme


de thèses les résultats provisoires de notre lec-
ture de la machine anthropologique de la phi-
losophie occidentale

1) L'anthropogenèse est ce qui résulte de la


césure et de l'articulation entre l'humain et
l'animal. Cette césure passe d'abord à l'inté-
rieur de l'homme.

2) L'ontologie, ou philosophie première,


n'est pas une discipline universitaire inoffen-
sive, mais l'opération en tout sens fondamen-
tale où se réalise l'anthropogenèse, le devenir
humain du vivant. La métaphysique est prise
depuis le début dans cette stratégie : elle
concerne précisément ce méta qui achève et
prend sous sa garde le dépassement de la phy-
sis animale en direction de l'histoire humaine.
Ce dépassement n'est pas un épisode qui s'est
réalisé une fois pour toutes, mais un événement

11 9
toujours en cours, qui décide à chaque fois et Dans la perspective de Heidegger deux scé-
en chaque individu de l'humain et de l'animal, narios sont dès lors possibles
de la nature et de l'histoire, de la vie et de la a) l'homme post-historique ne garde plus
mort. son animalité en tant qu'indécelable,
mais tente de la gouverner et de la pren-
3) L'être, le monde, l'ouvert ne sont pas, dre en charge par la technique ;
cependant, quelque chose d'autre par rapport b) l'homme, le berger de l'être, s'approprie
au milieu et à la vie animale : ils ne sont que sa latence même, son animalité même,
l'interruption et la capture du rapport du vivant qui ne reste pas cachée ni n'est faite objet
avec son désinhibiteur. L'ouvert n'est qu'une de maîtrise, mais est pensée comme telle,
saisie du non-ouvert animal. L'homme suspend comme pur abandon.
son animalité et, de cette façon, ouvre une zone
« libre et vide » où la vie est capturée et ab-
bandonnée dans une zone d'exception.

4) C'est justement parce que le monde ne


s'est ouvert pour l'homme que par la suspen-
sion et la capture de la vie animale que l'être

Lichtung est toujours déjà Nichtung.


est toujours déjà traversé par le néant, que la

5) Le conflit politique décisif, qui gouverne


tout autre conflit, est, dans notre culture, le
conflit entre l'animalité et l'humanité de
l'homme. La politique occidentale est, en
d'autres termes, cooriginairement biopolitique.

6) Si la machine anthropologique était le


moteur du devenir historique de l'homme,
alors la fin de la philosophie et l'achèvement
des destinations épocales de l'être signifient
que la machine tourne aujourd'hui à vide.

120
n'est pas scène de l'histoire ni de l'habitation
de l'homme : la nuit sauvée (die gerettete
Nacht) » (Benjamin, 1, p. 393).

dokia tés ktiseōsineastuir


Le lien que le texte paulinien sur l'apokara-

18. rédemption, entre créature et humanité rache-


Entre
tée, est ici rompu. Les idées qui, comme des
étoiles, « brillent seulement dans la nuit de la
nature », rassemblent la vie des créatures non
pour la révéler, ni pour l'ouvrir au langage
Toutes les énigmes du monde nous
humain, mais pour la rendre à sa fermeture et
paraissent légères comparées à ce minus- à son mutisme. La séparation entre nature et
cule secret du sexe. rédemption est un ancien motif gnostique - et
Michel
c'est celui-ci qui a conduit Jakob Taubes à rap-
FOUCAULT
procher Benjamin du gnostique Marcion. Mais,
chez Benjamin, la séparation suit une stratégie
Du rapport entre homme et nature et entre
particulière, qui se situe aux antipodes de la
nature et histoire, certains textes de Benjamin
stratégie marcionite. Ce qui, chez Marcion
proposent une image tout à fait différente, où comme chez la plupart des gnostiques, procé-
la machine anthropologique semble être com-
de la nature en tant qu'œuvre du mauvais
dait d'une dévaluation et d'une condamnation
plètement hors jeu. Le premier est la lettre à
Rang du 9 décembre 1923 sur la « nuit sau- démiurge, amène ici au contraire à une trans-
vée ». Ici la nature - comme monde de la fer- valuation qui la pose comme archétype de la
meture (Verschlossenheit) et de la nuit - est beatitudo. La « nuit sauvée » est le nom de
opposée à l'histoire comme sphère de la révé- cette nature restituée à elle-même, dont le chif-
lation (Offenbarung). Mais Benjamin attribue fre, selon un autre fragment benjaminien, est la
également, de façon surprenante, à la sphère caducité et le rythme la béatitude. Le salut,
fermée de la nature, les idées et les oeuvres dont il est ici question, ne regarde pas quelque
d'art. Ces dernières sont même définies chose qui est perdu et doit être retrouvé, qui est
« comme modèles d'une nature qui n'attend oublié et doit être rappelé : il concerne, plutôt,
aucun jour, et donc non plus aucun jour du le perdu et l'oublié comme tels - c'est-à-dire
jugement, comme modèles d'une nature qui un insauvable. La nuit sauvée est relation avec

12 2 123
un insauvable. Voilà pourquoi l'homme - en sable du rapport entre les générations et, par
tant qu'il est aussi « par certains degrés » conséquent, si l'on veut parler de domination
nature - se présente comme un champ traversé et de maîtrise, la maîtrise des rapports entre les
par deux tensions distinctes, par deux rédemp- générations, et non la domination des enfants ?
tions différentes : « à la restitutio in integrum Et donc la technique, elle aussi, n'est pas domi-
spirituelle, qui conduit à l'immortalité, en cor- nation de la nature, mais maîtrise du rapport
respond une mondaine, qui mène à l'éternité entre nature et humanité. Les hommes en tant
d'un déclin, et le rythme de cette mondanité qu'espèce sont parvenus depuis des millénaires
qui passe éternellement, et passe dans sa tota- au terme de leur évolution ; mais l'humanité en
lité, non seulement spatiale, mais aussi tempo- tant qu'espèce est encore au début de la
relle, le rythme de la nature messianique est le sienne » (Benjamin, 3, p. 68).
bonheur » (Benjamin, 2, p. 172). Que signifie « maîtrise du rapport entre
Dans cette gnose singulière, l'homme est le nature et humanité » ? Que ce n'est ni à
crible dans lequel vie de la créature et esprit, l'homme de dominer la nature, ni à la nature
création et rédemption, nature et histoire ne
de dominer l'homme. Ni non plus que tous
cessent de se distinguer et de se séparer tout en
deux doivent être dépassés par un troisième
conspirant secrètement à leur salut.
terme qui en représenterait la synthèse dialec-
Dans le texte qui conclut Sens unique et
porte le titre Au Planétarium, Benjamin cher- tique. Ce qui, plutôt, selon le modèle benjami-
che à définir le rapport de l'homme moderne nien d'une « dialectique à l'arrêt », est ici
avec la nature par rapport à celui de l'homme décisif, c'est seulement le mot « entre »,
antique avec le cosmos, qui avait sa place dans l'intervalle et comme le jeu entre les deux ter-
l'ivresse. Le lieu propre de ce rapport est, pour mes, leur constellation immédiate dans une
l'homme moderne, la technique. Mais pas cer- non-coïncidence. La machine anthropologique
tainement une technique conçue selon l'idée n'articule plus nature et homme pour produire
commune comme domination de l'homme sur l'humain par la suspension et la capture de
la nature. « La domination de la nature, disent l'inhumain. La machine s'est, pour ainsi dire,
les impérialistes, est le sens de toute technique. arrêtée, est « en état d'arrêt » (Im Stillstand), et
Mais qui ferait confiance à un régent de collège dans la suspension réciproque des deux termes,
qui verrait dans la domination des enfants par une chose pour laquelle nous ne disposons
les adultes le sens de l'éducation ? L'éducation peut-être pas de noms, et qui n'est plus ni ani-
n'est-elle pas avant tout le règlement indispen- mal ni homme, se glisse entre nature et huma-

124 125

nité, se tient dans la relation dominée, dans la


nuit sauvée.
Dans le même ouvrage, quelques pages plus
haut, Benjamin évoque, dans un de ses aphoris-
mes les plus denses, l'image incertaine de cette
vie qui ne s'est émancipée de sa relation avec la 19.
nature qu'à condition de perdre son propre mys-
tère. Cependant, ce qui tranche - sans le dénouer Désœuvrement
- le lien secret qui relie l'homme à la vie, c'est
un élément qui semble appartenir intégralement à
Au Kunsthistorisches Museum de Vienne est
la nature et qui, au contraire, l'excède de toutes

conservée une oeuvre tardive du Titien - défi-


parts : la satisfaction sexuelle. Dans l'image para-

nie même parfois comme son « dernier


doxale d'une vie qui, dans l'extrême péripétie de

poème », une sorte d'adieu à la peinture - inti-


la volupté, se libère du mystère pour reconnaître,
pour ainsi dire, une non-nature, Benjamin a fixé
quelque chose comme le hiéroglyphe d'une nou-
velle in-humanité : « La satisfaction sexuelle déli-
vre l'homme de son mystère, qui ne réside pas
dans la sexualité, mais qui est tranché - et non
dénoué - par cette satisfaction, et peut-être par
elle seule. Il faut le comparer aux liens qui l'atta-
chent à la vie. La femme les tranche, l'homme
devient libre pour la mort, parce que sa vie a
perdu son mystère. Il accède ainsi à une nouvelle
naissance et, comme la bien-aimée qui le délivre
de l'emprise magique de la mère, la femme le
délivre phis littéralement encore de la Terre
Mère, comme une sage-femme qui tranche le cor-
don ombilical qu'a tressé le mystère de la
nature» (ibid., p. 62).

Titien, La Nymphe et le Berger, Kunsthistorisches Museum, Vienne


tulée La Nymphe et le Berger. Les deux per- paraît évident ; mais leur relation, à la fois
sonnages sont représentés au premier plan, intime et distante, est si singulière qu'il doit
plongés dans un sombre paysage champêtre s'agir d'« amants épuisés, physiquement pro-
le berger, assis de face, tient dans ses mains ches l'un de l'autre, mais lointains dans leurs
une flûte, comme s'il venait de l'ôter de ses sentiments » (ibid.) Et tout dans le tableau - le
lèvres. La nymphe, nue, représentée de dos, se ton presque monochrome de la couleur, le
tient couchée auprès de lui sur une peau de regard oblique et l'air morose de la femme, et
panthère, symbole traditionnel de dérèglement jusqu'à sa pose - « suggère que ce couple a
et de luxure, et exhibe son large flanc lumi- goûté à l'arbre de la connaissance et est en train
neux. Avec une certaine affectation, elle tourne de perdre son Eden » (Dundas, p. 54).
un visage pensif vers le spectateur et de la main La relation de cette oeuvre avec un autre
gauche effleure son autre bras comme en une tableau de Titien, Les Trois Âges de l'homme,
caresse. Un peu plus loin se dresse un arbre à la National Gallery of Scotland d'Édimbourg,
frappé par la foudre, à moitié sec et à moitié a été opportunément remarquée par Judith
vert, comme celui de l'allégorie de Lotto, Dundas. Selon elle, le tableau de Vienne -
contre lequel se cabre un animal - une « chèvre peint des années plus tard - reprend certains
audacieuse » selon certains, mais peut-être une des éléments de l'oeuvre précédente (le couple
jeune biche -, comme pour en brouter les feuil- d'amants, la flûte, l'arbre sec, la présence d'un
les. Plus haut encore, comme souvent dans le animal, probablement le même), mais les pré-
Titien impressionniste des dernières années, le sente dans une configuration plus sombre et
regard se perd dans des rehauts de lumière plus désespérée, qui n'a plus rien de commun
vive. avec la cristalline sérénité des Trois Âges. Mais
Devant cet énigmatique paysage moralisé le rapport entre les deux toiles est toutefois
plongé dans une atmosphère de sensualité exté- bien plus complexe et laisse à penser que Titien
nuée et de mélancolie étouffée, les spécialistes a intentionnellement repris son oeuvre anté-
sont demeurés perplexes, et aucune explication rieure en la démentant point par point dans le
n'a semblé convaincante. Certes, la scène « est sens d'un approfondissement du thème éroti-
trop chargée d'émotion pour être une allégo- que commun (comme l'attestent la présence
rie » et, cependant, « cette émotion est trop d'Éros et de l'arbre sec, même dans le tableau
contenue pour s'accorder avec une seule des d'Édimbourg, le thème iconographique des
hypothèses avancées » (Panofsky, p. 172). Que « Trois Âges de l'homme » est traité sous la
la nymphe et le berger soient érotiquement liés forme d'une méditation sur l'amour). D'abord,

128 1 29
les rôles des deux amants sont inversés : dans jouissance mais, comme le symbolise l'animal
le premier, en effet, l'homme est nu et la qui se cabre sur l'arbre de vie et de la connais-
femme habillée. Celle-ci, qui n'est pas repré- sance, un stade supérieur, au-delà tant de la
sentée de dos mais de profil, tient la flûte qui, nature que de la connaissance, du voilement
dans le tableau de Vienne, passera aux mains que du dévoilement. Ces amants se sont initiés
du berger. Dans les Trois Âges également, nous à leur absence de mystère comme à leur secret
trouvons, sur la droite, l'arbre coupé et sec, le plus intime, se pardonnent l'un l'autre et
symbole de la connaissance et du péché, sur exposent leur vanitas. Nus ou habillés, ils ne
lequel s'appuie un Éros : mais Titien, reprenant sont plus ni voilés ni dévoilés - mais plutôt
le motif dans l'oeuvre tardive, le fait fleurir inapparents. Comme le montre à l'évidence la
d'un côté, réunissant ainsi en un seul tronc les posture des deux amants aussi bien que la flûte
deux arbres édéniques, celui de la vie et celui détachée des lèvres du berger, leur condition
de la connaissance du bien et du mal. Alors est otium, sans ouvrage. S'il est vrai, comme
que, dans les Trois Âges, le faon était tranquil- l'écrit Dundas, que Titien a créé dans ces
lement étendu sur l'herbe, maintenant, prenant tableaux « un domaine où réfléchir sur la rela-
la place d'Éros, il se dresse contre l'arbre de tion entre corps et esprit » (ibid., p. 55), cette
vie. relation est, dans le tableau de Vienne, comme
L'énigme de la relation sexuelle entre neutralisée. Dans la jouissance, les amants, qui
l'homme et la femme, qui était déjà au centre ont perdu leur mystère, contemplent une nature

veté et le désœuvrement de l'humain et de


du premier tableau, reçoit ainsi une formula- humaine rendue parfaitement oisive - l'oisi-

l'animal comme figure suprême et insauvable


tion nouvelle et plus mûre. Volupté et amour

de la vie.
- comme en témoigne l'arbre à demi refleuri -
ne préfigurent pas seulement la mort et le
péché. Certes, dans la satisfaction, les amants
connaissent l'un de l'autre quelque chose qu'ils
n'auraient pas dû savoir - ils ont perdu leur
mystère -, sans pour autant devenir moins
i mpénétrables. Mais, dans ce mutuel désen-
chantement du secret, ils accèdent, tout comme
dans l'aphorisme de Benjamin, à une vie nou-
velle et plus heureuse, ni animale ni humaine.
Ce n'est pas la nature que l'on rejoint dans la

130
poser le problème de l'état de la matière et de
la vie naturelle une fois que tous les éléments
divins ou spirituels l'ont abandonné pour faire
retour à leur lieu originel. Et il le fait au moyen
d'une exégèse géniale du passage de l'Épître
20. aux Romains, où Paul parle de la nature qui
gémit et souffre les douleurs de l'accouche-
Hors de l'être ment en attendant la rédemption : « Lorsque
toute la filialité sera parvenue en haut et se
trouvera au-dessus de la limite de l'esprit, toute
Ésotérisme signifie ainsi : articulation
la création obtiendra la compassion. En effet,
de modalités de non-connaissance. jusqu'ici, elle gémit et s'inquiète et attend la
révélation des fils de Dieu afin que tous les
Furio JESI
hommes de la filialité montent d'ici en haut.
Lorsque ce sera arrivé, Dieu étendra sur le
En Égypte, vers la moitié du deuxième siè- monde entier la grande ignorance (megâlé
cle après Jésus-Christ, le gnostique Basilide, de âgnoia) afin que toute créature reste dans sa
l'entourage duquel proviennent les effigies condition naturelle (katá phýsin) et que nul ne
avec des têtes d'animaux reproduites par désire rien de ce qui s'oppose à sa nature. Ainsi
Bataille dans la revue Documents, compose toutes les âmes qui se trouvent dans cette éten-
son exégèse des Évangiles en vingt livres. Dans due, toutes celles qui sont destinées par nature
le drame sotériologique qu'il décrit, le dieu non à ne rester immortelles qu'en ce séjour, reste-
existant a émis au début du cosmos une triple ront ici sans rien connaître de supérieur ni de
semence ou filialité, dont la dernière est restée meilleur que cette étendue ; et il n'y aura
empêtrée « comme un avorton » dans le aucune mention ni connaissance des réalités
« grand amas» de la matière corporelle et supramondaines dans les régions situées en
devra, à la fin, faire retour à l'inexistence dessous, afin d'éviter que les âmes qui s'y trou-
divine d'où il provient. Jusqu'ici, rien ne dis- vent, désirant des choses impossibles, soient
tingue la cosmologie de Basilide du grand tourmentées comme un poisson qui voudrait
drame gnostique du mélange cosmique et de la paître avec les brebis sur la montagne : en effet,
séparation. Mais ce qui constitue son incompa- un tel désir signifierait leur ruine » (Simonetti,
rable originalité, c'est qu'il est le premier à se p. 72).

132 1 33
Avec cette idée d'une vie naturelle insau- Certainement, elle « ne voit pas l'ouvert », en
vable et complètement abandonnée par tout ce sens qu'elle ne s'en saisit pas comme ins-
élément spirituel - mais, néanmoins, parfaite- trument de domination et de connaissance ;
ment heureuse grâce à la « grande igno- mais elle ne reste pas non plus complètement
rance » -, Basilide a pensé comme une fermée dans sa stupeur. L'ágnoia, la non-
grandiose contre-image de l'animalité retrou- -connaissance qui est tombée sur elle, n'en-
vée de l'homme à la fin de l'histoire, qui irritait traîne pas la perte de tout rapport avec son
tant Bataille. Ici ténèbres et lumière, matière et voilement. Cette vie reste plutôt sereinement
esprit, vie animale et logos - dont l'articulation en relation avec sa propre nature (ménei... katá
dans la machine anthropologique produisait phýsin) comme avec une zone de non-connais-
l'humain - se sont séparés pour toujours. Mais sance.
non pour se refermer en un mystère plus impé- Les étymologistes sont toujours restés per-
nétrable - plutôt pour libérer leur nature plus plexes devant le verbe latin ignoscere, qui sem-
authentique. À propos de Jarry, un critique a ble explicable comme *in-gnosco, et cependant

œuvre semble être la croyance, héritée de la


écrit qu'« une des clefs alchimiques de son ne signifie pas « ignorer », mais « pardonner ».
Articuler une zone d'inconnaissance - ou,
science médiévale, que l'homme, parvenant à mieux, d'ignoscence - signifie en ce sens non
séparer ses différentes natures étroitement liées
durant son existence arrive à libérer en lui le
pas simplement laisser être, mais laisser hors

sens profond de la vie » (Massat, p. 12). La


de l'être, rendre insauvable. De même que les
amants du Titien se pardonnent mutuellement
figure - nouvelle ou très ancienne - de la vie leur absence de mystère, de même, dans la nuit
qui resplendit dans la « nuit sauvée » de cet sauvée, la vie - ni ouverte ni indévoilable - se
éternelle, insauvable survie de la nature (et en
particulier de la nature humaine) à l'abandon
tient sereinement en relation avec sa propre

définitif du logos et de son histoire même, n'est


latence - la laisse être hors de l'être.

pas facile à penser. Elle n'est plus humaine,


Dans l'interprétation heideggerienne, l'ani-

parce qu'elle a complètement oublié tout élé-


mal ne peut se rapporter à son désinhibiteur ni

ment rationnel, tout projet de dominer sa vie


comme à un étant ni comme à un non-étant,
parce que c'est seulement avec l'homme que
animale ; mais elle ne peut être non plus dite le désinhibiteur est pour la première fois laissé
animale, si l'animalité était précisément défi-
nie par sa pauvreté en monde et par son obs-
être comme tel, c'est seulement avec l'homme

cure attente d'une révélation et d'un salut.


que quelque chose comme l'être peut se dire et
qu'un étant devient accessible et manifeste.

134 135
C'est pourquoi la catégorie suprême de l'onto- maux d'une nouvelle création qui risquerait
logie de Heidegger s'énonce ainsi : laisser être. d'être aussi mythologique que l'autre. Dans
Dans le projet, l'homme se rend libre par le notre culture, l'homme - nous l'avons vu - a
possible et, en se livrant à lui, il laisse être le toujours été le résultat d'une division, et en
monde et les étants comme tels. Si, toutefois, même temps d'une articulation, de l'animal et
notre lecture a visé juste, si l'homme peut de l'humain, où l'un des deux termes de l'opé-
ouvrir un monde et libérer un possible seule- ration était ce qui en elle était en jeu. Rendre
ment parce que, dans l'expérience de l'ennui, inopérante la machine qui gouverne notre
il réussit à suspendre et à désactiver le rapport conception de l'homme ne signifiera donc pas
animal avec le désinhibiteur, si, au centre de tant chercher de nouvelles articulations - plus
l'ouvert, se tient le non-dévoilement de l'ani- efficaces ou plus authentiques - que montrer le
mal, à ce point nous devons alors demander vide central, le hiatus qui sépare - dans
qu'en est-il de ce rapport, de quelle façon l'homme - l'homme et l'animal, se risquer
l'homme peut-il laisser être l'animal sur la sus- dans ce vide : suspension de la suspension,
pension duquel le monde se tient ouvert ? shabbat de l'animal comme de l'homme.
En tant que l'animal ne connaît ni étant ni Et si, un jour, selon une image désormais
non-étant, ni ouvert ni fermé, il est en dehors classique, le « visage de sable » que les scien-
de l'être, en dehors par une extériorité plus ces de l'homme ont modelé sur la ligne où se
extérieure que tout ouvert et au-dedans par une brisent les vagues de notre histoire devait être
intimité plus intérieure que toute fermeture. définitivement effacé, ce qui apparaîtra à sa
Laisser être l'animal signifiera alors : le laisser place ne sera pas alors un nouveau mandýlion
être hors de l'être. La zone de non-connais- ou la « véronique » d'une humanité ou d'une
sance - ou d'ignoscence - qui est ici en ques- animalité retrouvée. Les justes à tête d'animal
tion est au-delà du connaître comme du de la miniature de l'Ambrosienne ne représen-
non-connaître, du dévoiler comme du voiler, de tent pas tant une nouvelle déclinaison du rap-
l'être comme du néant. Mais ce qui est ainsi port homme-animal, qu'une figure de la
laissé être en dehors de l'être n'est pas, pour « grande ignorance » qui laisse être l'un et
cela, nié ou destitué, n'est pas, pour cela, l'autre en dehors de l'être, sauvés dans leur être
inexistant. C'est un existant, un réel qui est allé proprement insauvable. Il est peut-être encore
au-delà de la différence entre être et étant. possible pour des vivants de s'asseoir au ban-
Il ne s'agit pas cependant ici de tenter de quet messianique des justes, sans assumer de
tracer les contours pas plus humains qu'ani- tâche historique et sans faire fonctionner la

136 137
machine anthropologique. Encore une fois, la
résolution du mysterium conjunctionis par
lequel s'est produit l'humain passe par un
approfondissement sans précédent du mystère

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14 2
Table

1. Théromorphe 9
2. Acéphale 13
3. Snob 19
4. Mysterium disjunctionis 26
5. Physiologie des bienheureux 32
6. Cognitio experimentalis 37
7. Taxinomies 40
8 Sans rang 48
9. Machine anthropologique 52
10. Umwelt 62
11. Tique 69
12. Pauvreté en monde 74
13. L'ouvert 86
14. Ennui profond 96
15. Monde et terre 109
16. Animalisation 114
17 Anthropogenèse 119
18. Entre 122
19. Désœuvrement 127
20. Hors de l'être 132

Bibliographie 13 9
Du même auteur

Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale,


Rivages
Enfance et Histoire, Payot
Moyens sans fins, Rivages
Homo sacer, Seuil
La communauté qui vient, Seuil
Ce qui reste d Auschwitz, Rivages
Le temps qui reste, Rivages
Collection dirigée par Lidia Breda

Déjà parus dans la même collection

Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la


culture occidentale
Giorgio Agamben, Moyens sans fins
Giorgio Agamben, Ce qui reste d' Auschwitz
Giorgio Agamben, Le temps qui reste
Günther Anders, Nous, fils d'Eichmann
Hannah Arendt, Le Concept d'amour chez Augustin
Erri De Luca, Un nuage comme tapis
Ein De Luca, Alzaia
Erri De Luca, La Première Heure
Sigmund Freud-Stefan Zweig, Correspondance
Hans-Georg Gadamer, L Héritage de l Europe
Hans Jonas, Évolution et liberté
Rainer-Maria Rilke, Journal de Westerwede et de Paris,
1902
Rilke-Balthus, Lettres à un jeune peintre
Arthur Schnitzler-Stefan Zweig, Correspondance
Leo Strauss, Nihilisme et politique
Peter Sloterdijk, Dans le même bateau
Frédéric de Towarnicki, Martin Heidegger
Janwillem Van de Wetering, L 'Après-Zen
CET OUVRAGE
A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR L'IMPRIMERIE FLOCH
A Iv MAYENNE EN FÉVRIER 2002

N° d'impression : 53720.

(Imprimé en France)
D. L. : février 2002.

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