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Marvin Harris

Lévi-Strauss et la palourde. Réponse à la Conférence


Gildersleeve de 1972
In: L'Homme, 1976, tome 16 n°2-3. pp. 5-22.

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Harris Marvin. Lévi-Strauss et la palourde. Réponse à la Conférence Gildersleeve de 1972. In: L'Homme, 1976, tome 16 n°2-3.
pp. 5-22.

doi : 10.3406/hom.1976.367645

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1976_num_16_2_367645
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE*

Réponse à la Conférence Gildersleeve de 1972

par

MARVIN HARRIS

Je n'ai pas l'intention de formuler un jugement d'ensemble sur l'œuvre d'un


ethnologue prolifique de réputation mondiale, mais plutôt de relever certaines
erreurs qui se trouvent dans l'une de ses conférences —- texte que j'ai examiné
avec une attention toute particulière parce qu'il a été présenté ici-même à Columbia
en 1972, dans la série des Conférences Gildersleeve, et largement diffusé sous
forme de brochure dans la région de New York. Mon souci est que la Conférence
Gildersleeve de 1972 ne soit pas présentée à des étudiants à la formation desquels
je participe, comme un modèle absolu de recherche ethnologique.

Dans « Structuralism and Ecology », comme dans d'autres ouvrages, Lévi-


Strauss affirme qu'« il existe des règles permettant de transformer un mythe en
un autre mythe ». Il prétend que les transformations survenant dans des éléments
empruntés (ou diffusés) « peuvent toujours être réduites à des transformations
semblables, suivant les mêmes règles de symétrie inversée », et qui « se reflètent
mutuellement le long d'axes différents ». Au début de sa conférence, Lévi-Strauss
s'efforce de démontrer que ces « inversions » dialectiques ont lieu lors de contacts
entre civilisations ; qu'elles résultent de lois inconscientes reflétant la structure
de l'esprit humain et qu'elles ont la primauté sur la relation « étique » des peuples
à leur habitat naturel.
Pour montrer le bien-fondé de ces propositions, Lévi-Strauss choisit trois
couples de mythes et les soumet à sa célèbre méthode d'analyse structurale. En
raison de la complexité des tâches à laquelle est confronté celui qui cherche à

* Cet article a été traduit de l'anglais par Isabelle Leymarie. Je tiens à mentionner
l'assistance généreuse de John Barth et Jennifer Gould du Heiltsuk Cultural Education
Centre. Je remercie également William Emerson, Jane Safer, Judy Eisenberg, Laila William
son et William Old de l' American Museum of Natural History.

L'Homme, avr.-sept. igjô, XVI (2-3), pp. 5-22.


6 MARVIN HARRIS

présenter de manière équitable à la fois les mythes et l'étude que Lévi-Strauss


en fait, il me sera malheureusement impossible de fournir une analyse de la
conférence entière. Je me limiterai donc au premier de ces trois couples.
On trouve ces deux mythes chez les Bella Bella (Heiltsuk)1, qui habitent un
village côtier de Colombie britannique, et chez leurs voisins de l'intérieur, les
Chilcotin. Selon Lévi-Strauss, la version dite « normale » est celle des Chilcotin.
En voici le contenu, dans les termes mêmes de Lévi-Strauss2 :

« Un bébé mâle, qui pleurait trop, fut kidnappé par un hibou. Ce puissant
sorcier le traita bien et le rendit fort heureux, si bien que lorsque les amis
et les parents du garçon, qui était alors devenu grand, le découvrirent,
celui-ci refusa d'abord de les suivre. Quand on le persuada finalement de
s'échapper, le hibou poursuivit le groupe des fuyards et le garçon réussit
à l'effrayer en se mettant des cornes de chèvre de montagne aux doigts,
qu'il brandit comme des griffes. Il avait emmené avec lui tous les coquillages
dentalia dont le hibou était seul propriétaire, et c'est depuis ce temps-là
que les Indiens ont des coquillages dentalia qu'ils considèrent comme la
plus précieuse de leurs possessions. »

Ce mythe est censé avoir influencé les Bella Bella Heiltsuk et, en même temps,
avoir subi une série de transformations dialectiques. Le mythe bella bella, tel que
Lévi-Strauss le relate, est le suivant :

« Une fille ou un garçon qui pleurait trop est kidnappé par un être surnaturel
cannibale, généralement femelle, nommé Kâwaka [...] Une protectrice
surnaturelle explique à la fille ou au garçon que pour pouvoir se libérer de
l'ogresse, il faut qu'il ou elle ramasse les siphons (le terme zoologique
correct est, je pense, sif>hundez [en anglais]) des palourdes déterrées par la
Kâwaka, c'est-à-dire la partie des mollusques qu'elle ne mange pas et
qu'elle jette. Quand le héros ou l'héroïne se met ces siphons au bout des
doigts et les remue en direction de l'ogresse, celle-ci est si terrifiée qu'elle
tombe d'une montagne abrupte et se tue [...]
[...] Le père de l'enfant obtient ainsi tous les biens que l'ogresse possédait
auparavant et les distribue autour de lui. Ainsi explique-t-on l'origine du
potlatch. »

1. John Rath m'a fait savoir que les habitants de Bella Bella parlent le heiltsuk, langue
du groupe nord-wakashan. Étant donné que le heiltsuk est parlé par les habitants de villages
autres que bella bella, les habitants de Bella Bella devraient être désignés sous le nom de
Bella Bella Heiltsuk.
2. Le texte de la Gildersleeve Lecture n'ayant été publié qu'en anglais (voir la bibliographie
en fin d'article), l'auteur, chaque fois qu'il s'y réfère, cite, non pas « les termes mêmes de
Lévi-Strauss », mais sa traduction personnelle ( N. d. I. R.) .
3. Siphon est le terme correct ; siphuncle désigne des structures que l'on trouve chez les
céphalopodes.
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE

II

Afin de démontrer que le principe des transformations dialectiques incons


cientes conduit à la compréhension de phénomènes qui ne sont pas explicables
autrement, Lévi-Strauss insiste longuement sur le fait que l'énorme ogresse
cannibale du conte bella bella meurt d'effroi devant quelque chose « d'inoffensif
et d'insignifiant », les siphons des palourdes. Pour Lévi-Strauss, il y a là un para
doxe qui ne figure pas dans le conte chilcotin. Il ne cherche pas à savoir pourquoi
le hibou-chaman est effrayé par les cornes de chèvre. Apparemment, il n'y voit
rien que de très compréhensible : les cornes sont dures, acérées et pointues comme
des griffes. Mais il considère les siphons de palourdes comme des matériaux singu
lièrement inappropriés pour fabriquer de fausses griffes. A partir de ses observa
tions sur l'anatomie de la palourde, non pas chez les Bella Bella Heiltsuk mais
lors d'un précédent séjour à New York, Lévi-Strauss formule le paradoxe de base
du mythe bella bella de la façon suivante : « Pourquoi une puissante ogresse, deux
fois plus grande qu'un être humain ordinaire, serait-elle effrayée par quelque
chose d'aussi inoffensif et d'aussi insignifiant que les siphons de palourde — ces
maigres entonnoirs mous, semblables à des trompes, servant à aspirer et rejeter
l'eau, qui sont visibles chez certaines espèces de palourdes (et, à propos, fort
pratiques pour tenir les coquillages cuits à l' étuvée et les plonger dans le beurre
fondu, mets délicieux que l'on pouvait trouver près de Times Square quand
j'habitais à New York il y a de nombreuses années) — , c'est là quelque chose que
les mythes bella bella n'expliquent pas. »
Pourquoi une puissante ogresse serait-elle effrayée lorsque son éventuelle
victime lui agite quelques petits siphons de palourdes devant le nez ? L'apparente
incongruité de cet épisode du mythe bella bella permet à Lévi-Strauss d'inférer
que le conte chilcotin est ce qu'il appelle la version « normale » et que le récit
bella bella en est la version opposée, transformée, « déviante ». « Chaque fois que,
dans une version donnée d'un mythe apparaît un détail qui semble s'écarter du
modèle par rapport aux autres versions, il est vraisemblable que la version déviée
cherche à dire le contraire d'une version normale qui existe ailleurs, généralement
non loin de l'autre [...] Dans le cas présent, la version normale est facilement
repérable, c'est celle des Chilcotin... »
II est vrai que Lévi-Strauss ne clarifie pas suffisamment le sens des mots
« normal » et « déviant ». Il ne faut pas, dit-il, considérer leur distinction comme
absolue, indiquant par là que l'on ne peut pas assigner de priorités chronologiques
à la diffusion d'éléments du cas « normal » au cas « déviant ». Les transformations
conformes aux lois structurales que les mythes subissent ne résultent pas d'un
simple processus linéaire et orienté dans un seul sens mais tiennent au fait que
des peuples voisins, au courant des récits que racontent les uns et les autres,
8 MARVIN HARRIS

réagissent entre eux de manière dialectique. « Ceux qui écoutent les conteurs
d'une tribu voisine [...] emprunteront le mythe tout en [...] le déformant con
sciemment ou inconsciemment selon des trajets préétablis. Ils se l'approprient
pour ne pas paraître inférieurs à leurs voisins, et ils le remodèlent en même temps
de façon à ce qu'il devienne le leur. »
Malgré ces ambiguïtés, l'emploi des termes « normal » et « déviant » implique
dans ce cas l'existence d'un processus asymétrique, sinon unilatéral. Manifester
de la surprise devant de fausses griffes faites avec des siphons, qualifier cette
version de « déviante » en affirmant qu'elle « s'écarte du modèle » et ne pas en
manifester devant de fausses griffes faites avec des cornes en qualifiant cette
autre version de « normale », implique que le héros bella bella ne se serait jamais
mis des siphons aux doigts si le héros chilcotin n'avait pas d'abord utilisé des
cornes ou, du moins, quelque chose d'acéré et de pointu. Cependant, afin que l'on
ne m'accuse pas d'avoir trop étendu le sens que Lévi-Strauss confère aux termes
« normal » et « déviant », je n'essaierai pas de réfuter cette hypothèse. J'essaierai
plutôt de réfuter l'hypothèse selon laquelle on peut expliquer les détails des
versions chilcotin et bella bella analysées par Lévi-Strauss, de façon rationnelle
et économique, en admettant qu'une version « essaie de dire le contraire de l'autre ».
Nous considérerons donc que Lévi-Strauss justifie l'effroi de l'ogresse bella
bella devant les siphons de palourdes en affirmant que siphons et cornes sont
dialectiquement opposés. Les petits siphons mous et inoffensifs apparaissent chez
les Bella Bella parce que le mythe bella bella « essaie de penser le contraire » de
cornes de chèvre dures, dangereuses et acérées ; et inversement celles-ci appa
raissent lorsque le mythe chilcotin essaie de penser le contraire de maigres siphons
mous et inoffensifs.

III

Mais ce n'est pas tout. Selon Lévi-Strauss, si une partie d'un mythe subit une
transformation lorsqu'un peuple le raconte à un autre, toutes les autres parties
doivent subir des transformations structurales similaires...
Il suggère que l'on peut dégager la série d'oppositions dont la corne et le
siphon sont des éléments en décomposant en termes de « moyens » et de « fins »
les mythes chilcotin et bella bella. Les cornes et les siphons représentent respec
tivement les « moyens » mis en jeu pour obtenir certaines « fins », à savoir la
possession des coquillages dentalia du hibou et les trésors de la Kâwaka. Il ment
ionne ici un autre jeu de prétendues oppositions : les cornes viennent de la terre
et permettent d'obtenir des coquillages qui viennent de la mer ; les siphons de
palourdes viennent de la mer et permettent d'obtenir un trésor qu ivient de la
terre. La terre est l'opposé de la mer.
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE 9

En ce qui concerne le dernier point, Lévi-Strauss reconnaît qu'il reste à démont


rer que le trésor de l'ogresse provient effectivement de la terre, d'où les conjec
turessuivantes quant au contenu du trésor : « Toutes les données mythologiques
et rituelles que nous possédons sur cette Kâwaka [...] tendent à démontrer que
ses trésors proviennent tous de l'intérieur des terres, puisqu'ils consistent en
plaques de cuivre, fourrures, peaux tannées et viande séchée. »
II note ensuite qu'il existe des éléments maritimes et des éléments terrestres
dans la version chilcotin tout comme dans la version bella bella et que ces éléments
sont également inversés : de « fins », ils deviennent « moyens », et de « moyens »,
ils deviennent « fins ». Pour prendre d'abord les éléments maritimes, les dentalia
des Chilcotin et les siphons de palourdes des Bella Bella représentent des « fins »
maritimes opposées à des « moyens » également maritimes. D'après Lévi-Strauss,
la logique de cette inversion s'explique par le fait que les siphons de palourdes
n'ont aucune valeur et ne sont pas comestibles tandis que les dentalia sont précieux
puisque les Chilcotin se servent de ces coquillages comme monnaie : « Les coquil
lagesdentalia sont de loin les objets les plus précieux en provenance de la mer,
tandis que les siphons de palourde n'ont aucune valeur, même alimentaire ; le
mythe insiste sur le fait que l'ogresse ne les mange pas. »
Viennent ensuite les éléments terrestres : cornes chez les Chilcotin, trésor
chez les Bella Bella, « moyens terrestres » opposés aux « fins terrestres ». La logique
de cette opposition est aussi évidente que celle entre siphons et dentalia : les
cornes sans valeur qui viennent de la terre deviennent partie intégrante du trésor
de l'ogresse de même qu'un produit maritime sans valeur, les siphons, réapparaît
dans le trésor du hibou sous forme de précieux dentalia. L'ennui c'est que, comme
nous venons de le voir d'après l'inventaire détaillé du trésor de l'ogresse (liste qui
est incorrecte, comme je l'expliquerai bientôt), celui-ci consiste en « plaques de
cuivre, fourrures, peaux tannées et viande séchée » : aucune mention ici des cornes
de chèvre de montagne. Hardiment, Lévi-Strauss ajoute les cornes au trésor,
tenant tout simplement pour établi que tout trésor de potlatch qui se respecte
doit aussi contenir quelques-unes de ces belles et précieuses cuillères en corne de
chèvre de montagne, sculptées par les peuples de la côte nord-ouest du Pacifique.
Dès lors que les cornes sont introduites sous forme de cuillères précieuses dans
le trésor de l'ogresse, il devient plus facile de comprendre pourquoi cornes et
siphons sont les éléments mêmes qui représentent les « moyens » opposés dans les
deux mythes. « Les cornes de chèvre ne sont pas comestibles mais on peut les
façonner et les sculpter pour en faire ces magnifiques louches et cuillères de céré
monie que l'on voit dans les musées. En tant que louches et cuillères, on peut les
inclure dans un trésor. Même si elles ne sont pas mangeables, elles sont, tout
comme les siphons de palourdes, un moyen pratique (culturel au lieu de naturel)
pour l'amateur de porter la nourriture à la bouche. »
De la même manière, on peut comprendre pourquoi les siphons de palourdes
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et les dentalia, éléments maritimes respectifs des versions bella bella et chilcotin,
sont opposés en tant que « moyens » dans le premier exemple, en tant que « fins »
dans l'autre. « Les coquillages dentalia, en tant que trésor, constituent l'extérieur
convexe et dur d'un mollusque impropre à la consommation (car ils ne contiennent
pratiquement pas de viande) tandis que les siphons creux font partie de l'intérieur
mou d'un autre mollusque qui tient une place importante dans le régime al
imentaire des peuples de la côte. Cependant, les siphons eux-mêmes n'ont aucune
valeur alimentaire et ils se détachent comme un appendice paradoxal, visible
mais inutile. Ainsi est-il facile de les 'mythologiser', car ils sont en corrélation et
opposition avec les coquillages dentalia parmi les peuples de l'intérieur. Ceux-ci,
en effet, les considèrent comme des objets de valeur qu'ils n'ont pas chez eux,
alors que les peuples de la côte possèdent des palourdes mais n'attachent pas de
valeur à leurs siphons. »

IV

Des remarques concernant l'anatomie, la physiologie et la comestibilité des


palourdes occupent une place importante dans l'essai en question. Ma tâche
serait bien plus facile si différentes sortes de propositions pouvaient être démêlées,
à savoir : ce que, selon Lévi Strauss, les Bella Bella Heiltsuk pensent de leurs
palourdes ; ce que, selon Lévi-Strauss, les mythes bella bella racontent sur les
palourdes ; enfin, ce que Lévi-Strauss pense savoir, de sa propre autorité> sur les
palourdes. Mais, comme il l'a professé dans la Conférence Gildersleeve, Lévi-
Strauss considère les tentatives pour isoler des énoncés à caractère « étique »
d'énoncés à caractère « émique » comme une perte de temps (« le seul véritable
niveau ' étique ' est le niveau ' émique '... » et il a écrit ailleurs que l'analyse du
mythe « est elle-même une sorte de mythe ») . Cependant, il apparaîtra bientôt que
dans la mesure où l'on peut démêler ces différentes sortes d'énoncés, ceux-ci sont
uniformément et systématiquement contraires aux données.
Commençons par l'idée que Lévi-Strauss se fait des palourdes, notamment
que les siphons de palourdes ne sont « pas comestibles » et « qu'ils n'ont aucune
valeur alimentaire ».
Les palourdes que l'on porte en bouche en les tenant par les siphons sont
connues à New York, dans la langue populaire, sous le nom de steamers. Ce sont
des palourdes à coquille molle appartenant à la famille des Myacidae. Contraire
ment aux affirmations de Lévi-Strauss, les siphons des steamers sont parfaitement
mangeables (bien que la plupart des amateurs de palourde préfèrent les dépouiller
de leur enveloppe violacée semblable à une peau) et ils valent leur pesant de
protéines (et, hélas, de graisses !) .
Le moment est donc venu de nous demander pourquoi une obscure ogresse
bella bella et un ethnologue de renommée mondiale souffrent apparemment des
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE II

mêmes appréhensions en ce qui concerne la comestibilité des siphons de palourdes


steamers. Il nous faut pour cela consulter la transcription des mythes sur laquelle
Lévi-Strauss s'est appuyé dans son analyse.
La source principale de renseignements de Lévi-Strauss sur les Kâwaka et les
palourdes (il n'y a pas de citations pour nous guider) consiste en cinq mythes
publiés par Franz Boas dans son livre Bella Bella Tales (1932) sous le titre K./a'-
wagfa Taies. Le premier et le plus long de ces contes n'a rien à voir avec un
enfant qui pleure, des palourdes, la mort de l'ogresse ou les origines du premier
potlatch. Il raconte plutôt l'histoire d'un chef qui sauve la vie du fils de la Kâwaka
et à qui la géante reconnaissante offre en récompense les trésors mentionnés
ci-dessus : « plaques de cuivre, peaux tannées et viande séchée de chèvre de
montagne et d'ours » (plus des sifflets et des ornements d'écorce de cèdre). L'his
toire se termine par la transformation du chef en premier danseur cannibale.
Cette histoire est la seule des cinq mythes à faire mention particulière du contenu
du trésor de l'ogresse — point sur lequel je reviendrai un peu plus loin.
Parmi les autres histoires, seules la seconde, la troisième et la quatrième font
une mention précise de siphons comme moyens de tuer l'ogresse. Mais dans la
troisième, l'ogresse n'est pas une Kâwaka, et sa mort donne lieu à un incident
qui explique, non pas l'origine du potlatch, mais celle des grenouilles. Dans le
quatrième conte, la mort de l'ogresse n'aboutit à rien et le cinquième (qui, comme
je l'ai indiqué, ne comporte pas l'incident du siphon de palourde) se termine
seulement par sa mort. Cela nous laisse donc la seconde, qui est la seule des cinq
histoires à conj oindre des siphons et un trésor de potlatch (dont le contenu n'est
absolument pas spécifié). C'est sans aucun doute le conte auquel Lévi-Strauss
songeait lorsqu'il parle de « la version bella bella la plus développée ». Je la soumets
aux lecteurs en appendice1 (infra, pp. 19-20).
Je voudrais aussi attirer leur attention sur le fait qu'il y a un autre personnage
prépondérant dans cette histoire, auquel Lévi-Strauss fait à peine allusion et qu'il
désigne comme « protectrice surnaturelle » : c'est la vieille femme, enracinée dans le
sol de la maison de la Kâwaka et qui dit à l'enfant kidnappé que les siphons feront
peur à l'ogresse. Une femme également enracinée donne le même conseil dans la
troisième histoire, tandis que dans la quatrième, le conseil émane de quelqu'un de
plus ambulatoire appelé Femme Souris. Le fait est que cette donneuse de conseils
constitue un « moyen » important pour obtenir une « fin », en l'occurrence la mort
de l'ogresse et la libération de ses victimes kidnappées. En fait, elle joue un rôle
aussi important que les siphons et est mentionnée trois fois plus souvent que le
trésor des contes bella bella. Cependant elle n'apparaît pas dans le mythe chilcotin,
et Lévi-Strauss ne se préoccupe nullement d'établir l'identité de son « opposé ». Je
commenterai ce point plus en détail ultérieurement. Mais revenons aux steamers.
Vers la fin de sa conférence, Lévi-Strauss explique que sa méthode implique
« un respect servile pour les documents concrets ». C'est donc avec surprise que
12 MARVIN HARRIS

j'ai lu tout d'abord, dans la version dite « développée », les propos suivants, qui
commencent par les conseils de la vieille femme :
« Chaque matin, K.!â'waq!a ira à la plage déterrer des palourdes et
quand elle reviendra à la maison elle mangera tout sauf les siphons qu'elle
jettera. 'Ramasse-les, mets-les-toi aux doigts et quand elle rentrera parle rai
dillon, pointe l'un de tes doigts avec le siphon dessus et quand tu verras
qu'elle a peur, montre tous les autres doigts et regarde bien ce qui va se
passer [...]' La fille fit ainsi qu'on le lui avait conseillé et le jour suivant,
quand la K.!â'waq!a apparut, grimpant le long de la montagne avec son
grand panier plein de palourdes chevalines (horse clams), la fille lui montra
un doigt. La K.!â'waq!a en eut si peur qu'elle tomba à la renverse. La fille
montra tous ses doigts. La K. !â'waq!a dégringola de la montagne et se tua. »
« Palourdes chevalines » ! Les palourdes qui figurent dans cette histoire ne sont
pas des steamers mais quelque chose d'autre qu'on appelle palourdes chevalines.
Que sont les palourdes chevalines ? Lorsque le terme apparaît dans la traduction
d'un mythe bella bella ou dans les mythes des Kwakiutl voisins, il désigne toujours
un bivalve que ses propriétés spéciales distinguent des autres sortes de palourdes.
Dans « Ethnology of the Kwakiutl » de Boas (1921), dont nous possédons le texte
indigène, George Hunt traduit régulièrement le mot q.â.wëq! par « palourde »,
réservant le terme « palourde chevaline » pour metîâ'në. L'un des contextes
intéressants dans lequel les Kwakiutl distinguent les palourdes chevalines des
autres palourdes indique l'utilisation de couteaux en coquille de palourde chevaline
pour ouvrir les autres palourdes qui sont utilisées comme appâts (voir aussi
Boas 1905-1909 : 405). Dans une recette de palourdes et d'algues, Hunt prend des
précautions extrêmes pour éviter la confusion entre une certaine espèce de grandes
palourdes q.â.wëq! et une palourde chevaline, en ayant recours à l'expression
« grandes (petites) palourdes » (Boas 1921 : 516). Malheureusement, il n'y a pas
de texte indigène pour les contes bella bella. Il existe cependant, dans un autre
livre de Boas, Bella Bella Texts (1928), un mythe où l'on insiste sur la distinction
entre les palourdes et les palourdes chevalines, à la fois en bella bella et dans la
traduction anglaise. Ce mythe raconte l'histoire d'un père affligé qui décide de
remplacer son enfant mort par un petit garçon fabriqué avec de la morve :
« II avait tellement pleuré qu'une grosse morve lui pendait du nez. Il décida
alors de fabriquer un enfant avec sa morve. Il se moucha et mit la morve
dans une coquille de moule [...] Elle se transforma alors en une personne.
Celle-ci grandit et la coquille de moule devint trop petite. Alors il l'en
retira et la mit dans une coquille de palourde (tsle'ts! Exu-maxEowaxé)4.
Elle devint alors un homme de grande taille » (p. 15).
De toute évidence, notre ogresse bella bella est effrayée par les siphons attachés
à un très grand mollusque, puisqu'il s'agit d'une palourde presque assez vaste

4. L'orthographe correcte du mot « palourde chevaline » en heiltsuk est ci~hmâni.


LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE 13

pour y faire grandir un homme. Quand la Kâwaka va ramasser des palourdes,


dans le conte bella bella sur lequel Lévi-Strauss se base, elle remplit son énorme
panier de palourdes dignes d'une géante. L'identité « étique » de cette grande
palourde est celle du bivalve commun du Pacifique, connu des pêcheurs canadiens
et américains sous le nom de « palourde chevaline » (horse clam) , « cou de cheval »
(horse neck), « bâilleuse » (gaper), « gros cou » (big neck), « cou de caoutchouc »
(rubber neck), « coquille d'otarie » (otter shell), « palourde estivale » (summer
clam ou great Washington clam) et des zoologues sous le nom de Tresus capax
(Gould) (sa désignation plus ancienne était Schizothaerus nuttallii). Bien qu'il
puisse exister une autre espèce de dimensions supérieures qui devrait également
être incluse dans le taxon « émique » que Boas traduit par « palourde chevaline »,
comme nous le verrons ultérieurement, le Tresus capax est, sans aucun doute,
l'une des espèces qui entre sous cette rubrique dans le système classificatoire
indigène.
Ces palourdes chevalines ne sont pas des steamers mais des palourdes à coquille
dure qui mesurent facilement vingt centimètres de large et pèsent jusqu'à deux
kilos (Morris 1952). Voici ce qu'un autre écrivain bien connu écrit sur la palourde
« cou de cheval » et son siphon : « Naturellement, il lui est impossible de rétracter
complètement son grand siphon à l'intérieur de la coquille [...] Le siphon est
protégé par une peau brune coriace et possède en son extrémité deux valves
cornues qui peuvent servir à boucher les orifices [...] La rugueuse coquille grise
est couverte> chez la palourde vivante, d'un périostrace brunâtre que le frottement
décolore parfois par endroits, donnant à cette créature l'air d'avoir été mangée
par les mites. Le corps gonflé, d'aspect généralement boueux, dépasse à l'extré
mité siphonale béante de l'affreuse coquille et, de cette partie du corps, émerge un
siphon composite trop grand, rugueux et brun, généralement tacheté de boue et
muni d'une pointe cornue » (Gibbons 1964 : 186).
Selon Johnson et Snook (1967), le siphon de la palourde chevaline est capable
de projeter de l'eau à une hauteur d'un mètre au-dessus du sol.
Avant d'examiner l'effet des particularités anatomiques de la palourde cheval
ine sur les inversions dialectiques de Lévi-Strauss, j'aimerais attirer l'attention
sur un quatrième conte bella bella heiltsuk dans lequel l'ogresse meurt d'effroi
devant des siphons de palourdes. (Il existe aussi une cinquième version dont nous
parlerons plus loin.) Ce conte, auquel Lévi-Strauss ne fait pas allusion, fut recueilli
par Ronald Oison et publié en 1955 dans les Anthropological Records de l'Univers
ité de Californie. Tout comme dans les autres incidents concernant des siphons
de palourdes, une vieille femme donne le conseil crucial. Elle est partiellement
pétrifiée et rivée au sol. Voici le milieu et la fin du mythe :
« Un matin, la Femme Cannibale sortit avec son panier. Quand elle rentra
le soir, son panier était plein de palourdes geoduck. Elle les fit cuire, en
donna à la vieille femme et en mangea quelques-unes. Elle en donna éga-
14 MARVIN HARRIS

lement à la fille, mais celle-ci ne les mangea pas : elle les laissa tomber au
fond de son panier. Le lendemain, la même chose se produisit, mais la
vieille femme dit à la fille : 'Quand tu la verras venir, mets-toi les cous de
palourdes aux doigts. Quand elle entrera, remue-les pour l'effrayer/ La
fille accueillit la géante sur le seuil de la porte et fit bouger ses doigts vers
elle. La Femme Cannibale en fut si effrayée qu'en essayant de s'enfuir,
elle tomba, dégringola de la falaise et se tua.
Quand la fille dit à la vieille femme que la géante était morte, la vieille
femme lui demanda de la faire rouler hors du village jusqu'au village de
la fille. On peut encore voir la pierre sur la plage à cet endroit-là » (Oi
son 1955 : 339).

La palourde geoduck (Panope generosa) à laquelle la version Oison fait allusion


est encore plus grande que la palourde chevaline et, avec son siphon d'environ
1,20 m de long, elle est probablement le bivalve intercotidal le plus grand du
monde. Cependant, un récent séjour chez les Bella Bella m'a convaincu que les
Bella Bella Heiltsuk ne sont pas familiers avec la Panope generosa, que l'on ne
trouve pas aussi loin vers le nord, et que le terme geoduck évoque pour eux la
palourde chevaline.
Mais la version Oison est digne d'attention sur un autre plan : elle contredit
carrément la preuve (mince pour commencer) sur laquelle Lévi-Strauss s'appuie
pour établir le fait que l'ogresse considère les siphons de palourdes chevahnes
comme non comestibles. Le mythe recueilli par Oison ne « souligne pas expres
sément le fait que l'ogresse ne mange pas les siphons », il implique plutôt que
l'ogresse et la vieille femme font cuire et mangent la palourde entière, puisque
l'héroïne doit ramasser ses siphons, non pas par terre, mais dans son propre panier.
En effet, la comestibilité des siphons de palourdes chevalines est largement
attestée par les amateurs, Indiens et non-Indiens. Tandis que certains aiment
manger les palourdes chevalines alors que d'autres les détestent (tout comme
beaucoup de New-Yorkais ne veulent pas toucher aux « délectables » steamers de
Lévi-Strauss), tous les mangeurs de palourdes chevalines sont d'accord sur le fait
que le siphon est comestible (sauf le bout cornu), et, pour beaucoup d'entre eux,
il constitue le meilleur morceau. « Le plus gros de ce qui est comestible se trouve
à l'intérieur du long siphon musculaire qui est la seule partie consommée aujour
d'huipar les ramasseurs de palourdes » (Greengo 1952 : 67). L'opinion de Gibbons
(1964 : 187) est identique : « Enlevez, mais ne jetez pas l'affreux gros siphon, car
il est considéré par beaucoup de gens comme la chair la plus fine de la palourde
chevaline. Certains n'aiment ces palourdes que pour leurs siphons et jettent le
reste, mais je considère cela comme un gâchis criminel d'excellente nourriture. »
Les palourdes chevalines ne peuvent pas être déterrées aussi facilement
que les Saxidomées et les autres espèces commercialisées plus petites, et, du
fait de leurs siphons irrétractables et de leurs coquilles entrouvertes, elle ont
tendance à se détériorer assez rapidement. Aujourd'hui, les ramasseurs kwakiutl
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE 15

de palourdes, qui approvisionnent le marché de Vancouver, les jettent — le


siphon comme le reste (Rohner & Rohner 1970 : 22). Ronald Rohner (communic
ation personnelle) estime que d'ordinaire les Kwakiutl n'en mangent aucune
des parties, sauf en cas d'urgence ou de famine, mais alors elles passeraient avant
les chiens de mer et les cormorans. L'archéologie offre cependant de nombreuses
preuves que les populations préhistoriques consommaient des palourdes horse neck
puisqu'on en trouve dans les déchets alimentaires, de la rivière Frazer à la Cali
fornie (Smith 1903 : 41 ; Greengo 1952 : 67). Boas et Hunt (1921 : 459, 461) indi
quent en outre que les Kwakiutl faisaient bouillir les palourdes ou les cuisaient
à l'étuvée avec des pierres chaudes, de la même manière qu'ils préparaient la
viande de phoque. On ne peut donc pas dire que les Kwakiutl les considéraient
comme non comestibles.
Mais l'affirmation selon laquelle les Bella Bella Heiltsuk tiennent les siphons
de palourdes chevalines pour non comestibles peut être directement réfutée. En
réponse à mes demandes écrites, M. John Rath et Mme Jennifer Gould, respect
ivement linguiste et coordinateur de recherche au Heiltsuk Cultural Education
Centre, rapportent que « selon cinq informateurs connaissant encore bien [les]
coutumes traditionnelles heiltsuk, les palourdes chevalines et leurs siphons sont
comestibles » (communication personnelle ; cf. appendice 2). Depuis lors, j'ai eu
l'occasion, grâce à M. Rath et à Mme Gould, de confirmer personnellement cette
hypothèse.
Une fois que l'on sait que les siphons effrayaient l'ogresse par leur dimension,
il est clair que le mythe n'a pas besoin, pour les rendre efficaces, d'en faire cons
ciemment ou inconsciemment les contraires des cornes de chèvre. Leur efficacité
mortelle s'explique suffisamment par la ressemblance de ce grand organe avec un
phallus. Il est probable que lorsque les Américains et les Canadiens appellent les
Tresus capax « palourdes chevalines », ils emploient un euphémisme pour « pénis
de cheval ». Mais dans le cas des Heiltsuk, la référence phallique est explicite.
Je suis de nouveau reconnaissant à John Rath de confirmer mon hypothèse à ce
sujet : « On peut désigner les siphons de palourdes chevalines par l'un des mots
/ ?ni k'/... Comme cela est le cas parmi les populations de Bella Bella, Klemtu et
Rivers Inlet, / ?ni k'/ est effectivement le mot pour ' pénis '. »
II existe cependant une autre explication non dialectique, suffisante en soi,
de l'effet mortel des siphons de palourdes chevalines, explication qui porte en par
ticulier sur le curieux bout cornu de la palourde chevaline. Ce détail anatomique
rend possible la combinaison de l'imagerie du phallus avec celle d'une griffe (et
non d'une corne). Pour montrer pourquoi il en est ainsi, il faut maintenant intro
duire encore une autre version de l'attaque de l'ogresse (de laquelle, là encore,
Lévi-Strauss ne fait pas mention). L'événement central, tel que le relate
Mme Mabel Humchitt (Storie & Gould, eds., 1973 : 43-44), se déroulait de la
manière suivante :
l6 MARVIN HARRIS

« Et elle [la vieille femme] dit à la fillette d'arracher les bouts des palourdes
chevalines et de faire peur au monstre la prochaine fois qu'il reviendrait
de la récolte des palourdes. L'enfant les retourna comme des gants en
chantant une petite chanson [...] Alors le monstre tomba à la renverse
après l'avoir suppliée de ne pas faire ça : 'Ça me fait peur.' Alors finalement
on retrouva la fillette, et le monstre était mort. »

La version de Mme Humchitt est remarquable pour deux nouveaux détails


que l'on ne trouve pas dans les autres : seuls les « bouts » des siphons sont mis aux
doigts et ils sont retournés comme des gants. Des entretiens avec Mme Humchitt
(à l'un desquels j'ai participé) fournissent une explication basée sur des faits
écologiques (« étiques ») qui ne peuvent absolument pas être prévus par la méthode
d'inversions dialectiques de Lévi-Strauss. Selon Mme Humchitt, le bout du siphon
était déchiré et retourné car, à certaines saisons, l'intérieur se colore en rouge.
Cette coloration est due à la présence du micro-organisme qui est la cause de
1' efflorescence océanique toxique, connue sous le nom de « marée rouge ». (Il n'est
pas hors de notre propos de souligner que sous forme concentrée la toxine de la
marée rouge était l'arme de choix du programme d'assassinat, récemment avorté,
de la CIA.) Ainsi, l'imagerie présente dans le conte de Mme Humchitt évoque
directement un ensemble de griffes dont le bout est rouge sang et empoisonné, ce
qui, me semble- t-il, infirme de manière plutôt décisive l'opposition dialectique
de Lévi-Strauss entre des cornes de chèvre de montagne « nocives » et des siphons
de palourdes « inoffensifs ».
Il est entendu que les textes sur lesquels Lévi-Strauss s'est basé ne contiennent
aucune mention du fait de retourner les bouts empoisonnés comme des gants.
Mais cette omission pourrait facilement tenir aux conditions dans lesquelles le
texte fut recueilli et dont nous ne savons presque rien5. Cependant, même si la
version de Mme Humchitt se trouve être personnelle, elle montre la tendance des
informateurs bella bella heiltsuk à doter les siphons de palourdes chevalines de
pouvoir mortels, tout à fait indépendamment des contrastes hypothétiques avec
.

les cornes de chèvre de montagne. Si l'on doit émettre des hypothèses, on peut
dire, d'une façon relativement plus sûre, que l'ogresse est morte d'avoir été
attaquée par des griffes empoisonnées, couleur de sang, faites avec les bouts
d'un pénis de 1,20 m de long plutôt que par les minces petits substituts inoffensifs
que sont les cornes de chèvre de montagne.
Pour résumer les dégâts que les palourdes chevalines causent aux oppositions
et inversions compliquées que Lévi-Strauss avait été capable d'inventer en les
confondant avec des steamers : 1) les palourdes chevalines n'ont pas de siphons

5. Selon John Rath, qui prépare un essai sur les rapports ethniques et linguistiques entre
les Heiltsuk et les Kwakiutl, bien des aspects des Bella Bella Taies de Boas sont discutables.
Le manque d'accès direct de Lévi-Strauss aux informateurs indigènes jette un doute sur
beaucoup de ses performances dialectiques les plus célèbres.
LEVI-STRAUSS ET LA PALOURDE J.J

qui soient « un moyen pratique de les porter en bouche » (même pas trempées
dans du beurre) ; 2) les siphons de palourdes chevalines sont tout à fait mangeables
et ne sont donc pas « sans valeur » en tant qu'aliments ; 3) les siphons ne sont pas
mous mais ont un bout dur ; 4) ils ne sont pas « minces » ; 5) ils ne sont pas toujours
« inoffensifs » ; 6) les « siphons creux des palourdes chevalines » ne font pas « partie
de l'intérieur mou » du mollusque puisqu'ils ne peuvent pas être complètement
rétractés ; et 7) les palourdes chevalines n'ont pas « une place prépondérante dans
le régime des peuples de la côte ». La leçon que peuvent en tirer les structuralistes
et autre néo-hégéliens est que l'on doit comprendre les choses pour ce qu'elles sont
avant de les comprendre pour ce qu'elles ne sont pas.

Appliquons maintenant cette leçon aux autres « inversions » qui figurent dans
l'analyse de Lévi-Strauss. On se rappelle que, selon Lévi-Strauss, les siphons
maritimes sont les « moyens » pour l'obtention d'une « fin » terrestre : le trésor
de l'ogresse. Mais, comme nous l'avons noté auparavant, aucun des contes bella
bella heiltsuk comportant un incident relatif à des siphons de palourdes ne précise
en fait le contenu du trésor de l'ogresse. En effet, il n'y a même qu'un seul conte
qui parle de « trésor » comme « fin » à laquelle les « moyens » sont supposés aboutir.
La version Oison ne fait pas exception : les siphons de palourdes et la mort de
l'ogresse n'aboutissent pas au trésor mais à l'origine d'un rocher sur la plage.
Cependant la version de Mme Humchitt contient tout de même une allusion
à ce qui est en quelque sorte un « trésor ». Après que l'ogresse a été tuée, la vieille
femme conseille à la jeune personne de montrer aux gens « tout ce que le monstre
avait gardé pendant ce temps-là ». Mais le contenu n'est précisé qu'en tant que
« nourriture » :
« Alors cette vieille femme leur [les gens] dit de la faire rouler [jusqu'à la
plage] après qu'ils ont emporté cette nourriture. »
Que devons-nous donc penser de l'affirmation de Lévi-Strauss selon laquelle
les biens terrestres — plaques de cuivre, fourrures, peaux tannées et viande
séchée — sont les « contraires » des coquillages dentalia maritimes ? Tout d'abord,
il convient de noter que cette connaissance du contenu du trésor n'est absolument
pas fondée. Son affirmation selon laquelle « tous les documents mythologiques et
rituels que nous possédons au sujet de cette Kâwaka tendent à prouver que ses
trésors proviennent tous de l'intérieur des terres » n'est absolument pas corroborée
par les seuls documents qu'il possède, à savoir la mention particulière de plaques
de cuivre, de fourrures, de peaux tannées et de viande séchée dans l'une des
histoires de la Kàwaka, celle qui ne lie pas les siphons de palourdes à la mort de
l'ogresse. Lévi-Strauss met dans le trésor exactement ce qu'il veut qu'il y ait et
l8 MARVIN HARRIS

en enlève tout ce qui ne convient pas à son jeu des contraires. Tout étudiant en
ethnologie sait que le poisson frais et séché, les œufs et l'huile de poisson, l'écaillé
et Yabalone (gastéropode du genre Haliotis) faisaient tout autant partie des biens
de potlatch que les cuillères en corne de chèvre de montagne. De plus, il est injus
tifié d'affirmer que les fourrures de l'ogresse ne pourraient pas être des fourrures
d'otarie, et que ses peaux tannées ne pourraient pas être des « peaux de phoque ».
Qui plus est, associer des cuivres de potlatch exclusivement avec la terre, c'est
ignorer que le Corbeau décepteur avait apporté les cuivres du ciel (Oison 1955 :
330-331), si ce n'est pas également ignorer que la plupart du métal utilisé dans les
cuivres de potlatch provient en fait du fond des vaisseaux à voiles européens.
Quant aux chèvres de montagne, les Bella Bella les chassaient dans les montagnes
du littoral adjacentes à la mer !
Mais tout ce pillage de trésor pour établir des « fins » terrestres correspondant
au « moyen » que représente la palourde est futile, pour la simple raison que dans
trois des quatre mythes bella bella où les siphons de palourdes sont utilisés pour
effrayer l'ogresse, ceux-ci ne sont pas le « moyen » qui sert à obtenir le trésor de
l'ogresse -— quel qu'en soit son contenu. En d'autres termes, l'existence même
des mythes bella bella et chilcotin impliquant l'existence de « moyens » et de
« fins » isomorphes est un leurre perpétré par le même cerveau qui nous a donné
des palourdes chevalines trempées dans du beurre et portées en bouche en étant
tenues par leurs siphons. La seule histoire chilcotin dans laquelle les fausses
griffes effrayent une créature surnaturelle ne comporte ni vieille femme ni son
contraire. Le faux incident des griffes se déroule dans le contexte de nombreux
épisodes supplémentaires, et l'obtention des coquillages dentalia n'a pas lieu à la
fin de l'histoire mais en tant qu'incident, en son milieu. Quant aux fausses griffes
de l'histoire bella bella, elles reviennent le plus souvent dans un contexte qui n'a
rien à voir avec un trésor quelconque, et bien moins encore avec un trésor qui
puisse être associé à des biens terrestres. Même le titre Kâwaka Taies induit en
erreur, car dans le troisième récit bella bella, l'ogresse s'appelle Tele'lkigila
ou Adzi, « la grenouille ». Quand ces faits sont confrontés à l'aspect véritable
(« étique ») des palourdes geoduck et horse neck, tout le prétexte invoqué pour
traiter le mythe bella bella dit « développé » comme l'opposé binaire du mythe
chilcotin se volatilise. Les géants et les oiseaux qui kidnappent les enfants courent
les rues. Les Bella Bella possédaient les deux et ni les Chilcotin ni les Bella Bella
n'avaient besoin de l'autre pour inventer l'un des deux.
Cependant, il est possible que l'élément précis des « fausses griffes » ait subi
une diffusion et qu'il se soit transformé en cours de route. Mais s'il en est ainsi,
cela n'a pas été une transformation d'une chose en son contraire mais en son
analogue matériel le plus proche.
La direction générale des éléments diffusés dans le nord-ouest du Pacifique
n'allait pas de l'intérieur vers la côte, mais de la côte vers l'intérieur (comme
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE IO,

Lévi-Strauss le reconnaît lui-même). Les Bella Bella savaient tout sur les chèvres
de montagne. Ils les chassaient pour leur viande, leur magnifique fourrure et leurs
cornes utiles, dans les montagnes qui s'élevaient juste derrière leurs habitats
côtiers. S'ils pensaient que les ogresses étaient plus vraisemblablement effrayées
par des appendices de chèvre de montagne que par de longs siphons aux valves
cornues, ils pouvaient aisément, grâce à leur expérience, incorporer les cornes de
chèvre de montagne dans leurs mythes. Cependant, les Chilcotin n'auraient pas
pu connaître aussi bien les cornes de chèvre de montagne et les siphons de palourdes.
En effet, ils ont probablement dû partager le sentiment de confusion éprouvé par
Lévi-Strauss lorsqu'ils entendirent un Bella Bella raconter l'histoire d'une canni
balegéante effrayée par les petites choses maigrelettes qui sortent des coquilles
de palourde. Peut-être parmi eux certains n'avaient-ils jamais vu de palourde
vivante et, bien moins encore, une palourde de deux kilos. L'économie de pensée
nous amène donc à la conclusion que si diffusion il y a eu, la version « normale »
de la fausse griffe était celle des Bella Bella, et non pas celle des Chilcotin ; ces
fausses griffes n'étaient soumises à aucune mystérieuse inversion dialectique,
mais à une simple redéfinition en termes analogues mais plus familiers : des
cornes de chèvre au lieu de siphons de palourdes. Cependant, les lois mentales,
dans le cas présent, n'ont certainement pas la primauté sur la relation « étique »
d'un peuple à son habitat. Par conséquent, les seules transformations dialectiques
mises en jeu dans cette application particulière de la méthode structurale sont
la conversion de ce qui, de toute évidence, existe, en ce qui, de toute évidence,
n'existe pas.

APPENDICE 1

A K'iâ'waqla Dies of Fright. Story of the Awi'L!idExu


(Told by Ô'dzêestalis to George Hunt)

Llâ'qwag'ilaôgwa was living at Xûnë's. She had a young daughter.


One night the child began to cry and her mother could not stop her.
Late at night, when her mother was asleep, the girl went out of the house
intending to go to her grandmother. While she was going along she met
an old woman who called her. She thought it was her grandmother, but
the strange woman picked her up and threw her into a large basket which
she was carrying on her back. It was a K'iâ'waqla who had taken her.
The K'la'waqla went up a mountain into her house where she took the
girl out of the basket and let her walk about in the house. Suddenly
the girl heard someone calling her and she found a woman sitting on the
floor. The upper part of her boby was like ours, but the lower part was
stone. She was called LôxûlilEmga (Woman rolling about in the house) .
20 MARVIN HARRIS

She said, "Take care, do not eat the Viburnum berries which she will give
you, for they are the eyes of animals and of men. If you eat them you
will also become half stone. She will also give you mountain goat fat.
This you may eat, it will not hurt you. Every morning K' Id' waqla will
go down to the beach to dig clams and when she comes home she eats
everything except the syphons which she will throw away. Pick these
up and put them on your fingers and when she comes up the steep trail,
hold up one of your fingers with the syphon on it and when you see that
she is afraid show all the other fingers and see what will happen. Hang
this little bag under your chin and let the Viburnum berries drop into it."
The girl did as she was advised and the next day when the K'ld'waqla
was coming up the mountain with her great basket full of horse clams,
the girl showed her one finger. The K' là' waqla was so badly frightened
that she staggered backward. Then the girl put up all her fingers. The
K' là' waqla rolled down the mountain and was killed. Then the woman
who was half stone advised the young woman to put a little of all the
stores in the house into a small box and to take it home. "Then tell
your father
home." SheMâ'qlûns
went to the
to place
come where
with his
the people
people used
and to
to take
draw everything
water and
before long her younger sister came with her bucket. She asked her to
tell her mother that she was sitting down at the spring. When the girl
said that she had seen her lost sister, her mother struck her with the fire
tongs and said, "I did not expect you to make fun of my dead daughter."
The girl asked her to go with her and to see that she had spoken the truth.
Then they found the lost daughter who told her all that had happened and
her father went with his tribe to get all the property out of the house of
the K' l à' waqla. They even carried the woman who was half stone down
the mountain but when they were half way, they left her there. Then
her father gave a great potlatch with the property he had obtained.

Source : Boas 1932 : 95-96.

APPENDICE 2

Selon cinq informateurs heiltsuk encore versés dans nos usages tradi
tionnels, les palourdes chevalines et leurs siphons sont comestibles. Deux
informateurs, M. John et Mme Mabel Humchitt, nous ont en outre précisé
que la peau rougeâtre qui couronne l'extrémité supérieure des siphons de
palourdes chevalines ne se mange pas, mais qu'on la coupe après ebullition
(et non lorsqu'on les déterre). M. Humchitt ajoute que l'on arrache aussi
l'extrémité noire des siphons d'autres espèces de palourde. Donc, en fait,
l'affirmation de Lévi-Strauss, rapportée par vous, est erronée. Il convient
cependant de noter que, hormis quelques non-conformistes en la matière,
les gens ont toujours considéré qu'il y avait danger à manger des palourdes
(de quelque espèce que ce fût) pendant la « saison rouge », c'est-à-dire
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE 21

quand l'eau est polluée par le plancton (« marée rouge »). Cette saison
commence en avril et peut durer jusqu'à septembre.
Source : Extrait d'une lettre adressée au professeur Marvin Harris le 25 juin 1975
par Mme Jennifer Gould, Research Coordinator, Heiltsuk Cultural Education
Centre.
Traduit de l'anglais par les soins de la Rédaction

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Abbot, T.
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Press.
Boas, F.
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Washington, D. C. (« Bureau of American Ethnology, bulletin 40 ») .
1 92 1 « Ethnology of the Kwakiutl », in 35th Annual Report of the Bureau of American
Ethnology to the Secretary of the Smithsonian Institution, IQ13-IQ14, part I : 43-794.
Washington, D. C.
1928 Bella Bella Texts. New York, Columbia University Press - Leyden, Brill (« Columb
ia University Contributions to Anthropology » III).
1932 Bella Bella Tales. New York, The American Folk-Lore Society / G. E. Stechert
(« Memoirs of the American Folk-Lore Society » XXV).
Farrand, L.
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Greengo
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Johnson, M. E. & H. J. Snook
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Lévi-Strauss, C.
1972 « Structuralism and Ecology », Gildersleeve Lecture Delivered March 28, 1972,
at Barnard College, New York, N. Y., Barnard Alumnae, Spring 1972. (Republié
in Information sur les Sciences sociales, févr. 1973, XII (1) : 7-23 ; et in Andrew
Weiss, éd., Readings in Anthropology 75/76. Guilford, Conn., Dushkin Publishing,
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Mifflin.
22 MARVIN HARRIS

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Storie, S. & J. Gould, eds.
1973 Bella Bella Stories Told by the People of Bella Bella. British Columbia Indian
Advisory Committee Project, 1968-69. Victoria, B. C. Indian Advisory Committee.

Résumé

Marvin Harris, Lévi-Strauss et la palourde. — Dans le cadre des Conférences


Gildersleeve (Barnard College, Columbia University, 1972), Lévi-Strauss
a invoqué l'exemple d'un mythe bella bella pour démontrer l'efficacité de sa
méthode de transformations dialectiques et prouver que des résultats aussi
probants ne sauraient être obtenus au moyen d'une explication culturelle-
écologique (culturelle-matérialiste). L'auteur, ici, montre qu'au contraire, le
problème central soulevé par le mythe en question est une construction de
l'esprit, fondée sur une erreur d'identification d'une certaine espèce de
mollusque. Correctement identifiées, les caractéristiques « étiques » de ce
mollusque rendent le mythe intelligible sans recours aux transformations
dialectiques. En l'occurrence tout au moins, ce qui prime c'est, non les lois
mentales, mais la relation d'un peuple à son habitat.

A bstract

Marvin Harris, Lévi-Strauss and the Clam. —In his 1972 Gildersleeve Lecture
at Barnard College, Columbia University, Lévi-Strauss used the example
of a Bella Bella myth to demonstrate the effectiveness of his method of
dialectical transformations, and to show why a cultural ecological (cultural
materialist) explanation of myth must by itself lead to less efficacious
results. It is shown, on the contrary, that the central problem presented by
the myth in question is an artifact based upon an erroneous identification
of a species of mollusc. When correctly identified, the "etic" features of this
mollusc render the myth intelligible without dialectical transformations.
Mental laws do not, in this case at least, take precedence over a people's
relationship to their habitat.

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