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Harris Marvin. Lévi-Strauss et la palourde. Réponse à la Conférence Gildersleeve de 1972. In: L'Homme, 1976, tome 16 n°2-3.
pp. 5-22.
doi : 10.3406/hom.1976.367645
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1976_num_16_2_367645
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE*
par
MARVIN HARRIS
* Cet article a été traduit de l'anglais par Isabelle Leymarie. Je tiens à mentionner
l'assistance généreuse de John Barth et Jennifer Gould du Heiltsuk Cultural Education
Centre. Je remercie également William Emerson, Jane Safer, Judy Eisenberg, Laila William
son et William Old de l' American Museum of Natural History.
« Un bébé mâle, qui pleurait trop, fut kidnappé par un hibou. Ce puissant
sorcier le traita bien et le rendit fort heureux, si bien que lorsque les amis
et les parents du garçon, qui était alors devenu grand, le découvrirent,
celui-ci refusa d'abord de les suivre. Quand on le persuada finalement de
s'échapper, le hibou poursuivit le groupe des fuyards et le garçon réussit
à l'effrayer en se mettant des cornes de chèvre de montagne aux doigts,
qu'il brandit comme des griffes. Il avait emmené avec lui tous les coquillages
dentalia dont le hibou était seul propriétaire, et c'est depuis ce temps-là
que les Indiens ont des coquillages dentalia qu'ils considèrent comme la
plus précieuse de leurs possessions. »
Ce mythe est censé avoir influencé les Bella Bella Heiltsuk et, en même temps,
avoir subi une série de transformations dialectiques. Le mythe bella bella, tel que
Lévi-Strauss le relate, est le suivant :
« Une fille ou un garçon qui pleurait trop est kidnappé par un être surnaturel
cannibale, généralement femelle, nommé Kâwaka [...] Une protectrice
surnaturelle explique à la fille ou au garçon que pour pouvoir se libérer de
l'ogresse, il faut qu'il ou elle ramasse les siphons (le terme zoologique
correct est, je pense, sif>hundez [en anglais]) des palourdes déterrées par la
Kâwaka, c'est-à-dire la partie des mollusques qu'elle ne mange pas et
qu'elle jette. Quand le héros ou l'héroïne se met ces siphons au bout des
doigts et les remue en direction de l'ogresse, celle-ci est si terrifiée qu'elle
tombe d'une montagne abrupte et se tue [...]
[...] Le père de l'enfant obtient ainsi tous les biens que l'ogresse possédait
auparavant et les distribue autour de lui. Ainsi explique-t-on l'origine du
potlatch. »
1. John Rath m'a fait savoir que les habitants de Bella Bella parlent le heiltsuk, langue
du groupe nord-wakashan. Étant donné que le heiltsuk est parlé par les habitants de villages
autres que bella bella, les habitants de Bella Bella devraient être désignés sous le nom de
Bella Bella Heiltsuk.
2. Le texte de la Gildersleeve Lecture n'ayant été publié qu'en anglais (voir la bibliographie
en fin d'article), l'auteur, chaque fois qu'il s'y réfère, cite, non pas « les termes mêmes de
Lévi-Strauss », mais sa traduction personnelle ( N. d. I. R.) .
3. Siphon est le terme correct ; siphuncle désigne des structures que l'on trouve chez les
céphalopodes.
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE
II
réagissent entre eux de manière dialectique. « Ceux qui écoutent les conteurs
d'une tribu voisine [...] emprunteront le mythe tout en [...] le déformant con
sciemment ou inconsciemment selon des trajets préétablis. Ils se l'approprient
pour ne pas paraître inférieurs à leurs voisins, et ils le remodèlent en même temps
de façon à ce qu'il devienne le leur. »
Malgré ces ambiguïtés, l'emploi des termes « normal » et « déviant » implique
dans ce cas l'existence d'un processus asymétrique, sinon unilatéral. Manifester
de la surprise devant de fausses griffes faites avec des siphons, qualifier cette
version de « déviante » en affirmant qu'elle « s'écarte du modèle » et ne pas en
manifester devant de fausses griffes faites avec des cornes en qualifiant cette
autre version de « normale », implique que le héros bella bella ne se serait jamais
mis des siphons aux doigts si le héros chilcotin n'avait pas d'abord utilisé des
cornes ou, du moins, quelque chose d'acéré et de pointu. Cependant, afin que l'on
ne m'accuse pas d'avoir trop étendu le sens que Lévi-Strauss confère aux termes
« normal » et « déviant », je n'essaierai pas de réfuter cette hypothèse. J'essaierai
plutôt de réfuter l'hypothèse selon laquelle on peut expliquer les détails des
versions chilcotin et bella bella analysées par Lévi-Strauss, de façon rationnelle
et économique, en admettant qu'une version « essaie de dire le contraire de l'autre ».
Nous considérerons donc que Lévi-Strauss justifie l'effroi de l'ogresse bella
bella devant les siphons de palourdes en affirmant que siphons et cornes sont
dialectiquement opposés. Les petits siphons mous et inoffensifs apparaissent chez
les Bella Bella parce que le mythe bella bella « essaie de penser le contraire » de
cornes de chèvre dures, dangereuses et acérées ; et inversement celles-ci appa
raissent lorsque le mythe chilcotin essaie de penser le contraire de maigres siphons
mous et inoffensifs.
III
Mais ce n'est pas tout. Selon Lévi-Strauss, si une partie d'un mythe subit une
transformation lorsqu'un peuple le raconte à un autre, toutes les autres parties
doivent subir des transformations structurales similaires...
Il suggère que l'on peut dégager la série d'oppositions dont la corne et le
siphon sont des éléments en décomposant en termes de « moyens » et de « fins »
les mythes chilcotin et bella bella. Les cornes et les siphons représentent respec
tivement les « moyens » mis en jeu pour obtenir certaines « fins », à savoir la
possession des coquillages dentalia du hibou et les trésors de la Kâwaka. Il ment
ionne ici un autre jeu de prétendues oppositions : les cornes viennent de la terre
et permettent d'obtenir des coquillages qui viennent de la mer ; les siphons de
palourdes viennent de la mer et permettent d'obtenir un trésor qu ivient de la
terre. La terre est l'opposé de la mer.
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et les dentalia, éléments maritimes respectifs des versions bella bella et chilcotin,
sont opposés en tant que « moyens » dans le premier exemple, en tant que « fins »
dans l'autre. « Les coquillages dentalia, en tant que trésor, constituent l'extérieur
convexe et dur d'un mollusque impropre à la consommation (car ils ne contiennent
pratiquement pas de viande) tandis que les siphons creux font partie de l'intérieur
mou d'un autre mollusque qui tient une place importante dans le régime al
imentaire des peuples de la côte. Cependant, les siphons eux-mêmes n'ont aucune
valeur alimentaire et ils se détachent comme un appendice paradoxal, visible
mais inutile. Ainsi est-il facile de les 'mythologiser', car ils sont en corrélation et
opposition avec les coquillages dentalia parmi les peuples de l'intérieur. Ceux-ci,
en effet, les considèrent comme des objets de valeur qu'ils n'ont pas chez eux,
alors que les peuples de la côte possèdent des palourdes mais n'attachent pas de
valeur à leurs siphons. »
IV
j'ai lu tout d'abord, dans la version dite « développée », les propos suivants, qui
commencent par les conseils de la vieille femme :
« Chaque matin, K.!â'waq!a ira à la plage déterrer des palourdes et
quand elle reviendra à la maison elle mangera tout sauf les siphons qu'elle
jettera. 'Ramasse-les, mets-les-toi aux doigts et quand elle rentrera parle rai
dillon, pointe l'un de tes doigts avec le siphon dessus et quand tu verras
qu'elle a peur, montre tous les autres doigts et regarde bien ce qui va se
passer [...]' La fille fit ainsi qu'on le lui avait conseillé et le jour suivant,
quand la K.!â'waq!a apparut, grimpant le long de la montagne avec son
grand panier plein de palourdes chevalines (horse clams), la fille lui montra
un doigt. La K.!â'waq!a en eut si peur qu'elle tomba à la renverse. La fille
montra tous ses doigts. La K. !â'waq!a dégringola de la montagne et se tua. »
« Palourdes chevalines » ! Les palourdes qui figurent dans cette histoire ne sont
pas des steamers mais quelque chose d'autre qu'on appelle palourdes chevalines.
Que sont les palourdes chevalines ? Lorsque le terme apparaît dans la traduction
d'un mythe bella bella ou dans les mythes des Kwakiutl voisins, il désigne toujours
un bivalve que ses propriétés spéciales distinguent des autres sortes de palourdes.
Dans « Ethnology of the Kwakiutl » de Boas (1921), dont nous possédons le texte
indigène, George Hunt traduit régulièrement le mot q.â.wëq! par « palourde »,
réservant le terme « palourde chevaline » pour metîâ'në. L'un des contextes
intéressants dans lequel les Kwakiutl distinguent les palourdes chevalines des
autres palourdes indique l'utilisation de couteaux en coquille de palourde chevaline
pour ouvrir les autres palourdes qui sont utilisées comme appâts (voir aussi
Boas 1905-1909 : 405). Dans une recette de palourdes et d'algues, Hunt prend des
précautions extrêmes pour éviter la confusion entre une certaine espèce de grandes
palourdes q.â.wëq! et une palourde chevaline, en ayant recours à l'expression
« grandes (petites) palourdes » (Boas 1921 : 516). Malheureusement, il n'y a pas
de texte indigène pour les contes bella bella. Il existe cependant, dans un autre
livre de Boas, Bella Bella Texts (1928), un mythe où l'on insiste sur la distinction
entre les palourdes et les palourdes chevalines, à la fois en bella bella et dans la
traduction anglaise. Ce mythe raconte l'histoire d'un père affligé qui décide de
remplacer son enfant mort par un petit garçon fabriqué avec de la morve :
« II avait tellement pleuré qu'une grosse morve lui pendait du nez. Il décida
alors de fabriquer un enfant avec sa morve. Il se moucha et mit la morve
dans une coquille de moule [...] Elle se transforma alors en une personne.
Celle-ci grandit et la coquille de moule devint trop petite. Alors il l'en
retira et la mit dans une coquille de palourde (tsle'ts! Exu-maxEowaxé)4.
Elle devint alors un homme de grande taille » (p. 15).
De toute évidence, notre ogresse bella bella est effrayée par les siphons attachés
à un très grand mollusque, puisqu'il s'agit d'une palourde presque assez vaste
lement à la fille, mais celle-ci ne les mangea pas : elle les laissa tomber au
fond de son panier. Le lendemain, la même chose se produisit, mais la
vieille femme dit à la fille : 'Quand tu la verras venir, mets-toi les cous de
palourdes aux doigts. Quand elle entrera, remue-les pour l'effrayer/ La
fille accueillit la géante sur le seuil de la porte et fit bouger ses doigts vers
elle. La Femme Cannibale en fut si effrayée qu'en essayant de s'enfuir,
elle tomba, dégringola de la falaise et se tua.
Quand la fille dit à la vieille femme que la géante était morte, la vieille
femme lui demanda de la faire rouler hors du village jusqu'au village de
la fille. On peut encore voir la pierre sur la plage à cet endroit-là » (Oi
son 1955 : 339).
« Et elle [la vieille femme] dit à la fillette d'arracher les bouts des palourdes
chevalines et de faire peur au monstre la prochaine fois qu'il reviendrait
de la récolte des palourdes. L'enfant les retourna comme des gants en
chantant une petite chanson [...] Alors le monstre tomba à la renverse
après l'avoir suppliée de ne pas faire ça : 'Ça me fait peur.' Alors finalement
on retrouva la fillette, et le monstre était mort. »
les cornes de chèvre de montagne. Si l'on doit émettre des hypothèses, on peut
dire, d'une façon relativement plus sûre, que l'ogresse est morte d'avoir été
attaquée par des griffes empoisonnées, couleur de sang, faites avec les bouts
d'un pénis de 1,20 m de long plutôt que par les minces petits substituts inoffensifs
que sont les cornes de chèvre de montagne.
Pour résumer les dégâts que les palourdes chevalines causent aux oppositions
et inversions compliquées que Lévi-Strauss avait été capable d'inventer en les
confondant avec des steamers : 1) les palourdes chevalines n'ont pas de siphons
5. Selon John Rath, qui prépare un essai sur les rapports ethniques et linguistiques entre
les Heiltsuk et les Kwakiutl, bien des aspects des Bella Bella Taies de Boas sont discutables.
Le manque d'accès direct de Lévi-Strauss aux informateurs indigènes jette un doute sur
beaucoup de ses performances dialectiques les plus célèbres.
LEVI-STRAUSS ET LA PALOURDE J.J
qui soient « un moyen pratique de les porter en bouche » (même pas trempées
dans du beurre) ; 2) les siphons de palourdes chevalines sont tout à fait mangeables
et ne sont donc pas « sans valeur » en tant qu'aliments ; 3) les siphons ne sont pas
mous mais ont un bout dur ; 4) ils ne sont pas « minces » ; 5) ils ne sont pas toujours
« inoffensifs » ; 6) les « siphons creux des palourdes chevalines » ne font pas « partie
de l'intérieur mou » du mollusque puisqu'ils ne peuvent pas être complètement
rétractés ; et 7) les palourdes chevalines n'ont pas « une place prépondérante dans
le régime des peuples de la côte ». La leçon que peuvent en tirer les structuralistes
et autre néo-hégéliens est que l'on doit comprendre les choses pour ce qu'elles sont
avant de les comprendre pour ce qu'elles ne sont pas.
Appliquons maintenant cette leçon aux autres « inversions » qui figurent dans
l'analyse de Lévi-Strauss. On se rappelle que, selon Lévi-Strauss, les siphons
maritimes sont les « moyens » pour l'obtention d'une « fin » terrestre : le trésor
de l'ogresse. Mais, comme nous l'avons noté auparavant, aucun des contes bella
bella heiltsuk comportant un incident relatif à des siphons de palourdes ne précise
en fait le contenu du trésor de l'ogresse. En effet, il n'y a même qu'un seul conte
qui parle de « trésor » comme « fin » à laquelle les « moyens » sont supposés aboutir.
La version Oison ne fait pas exception : les siphons de palourdes et la mort de
l'ogresse n'aboutissent pas au trésor mais à l'origine d'un rocher sur la plage.
Cependant la version de Mme Humchitt contient tout de même une allusion
à ce qui est en quelque sorte un « trésor ». Après que l'ogresse a été tuée, la vieille
femme conseille à la jeune personne de montrer aux gens « tout ce que le monstre
avait gardé pendant ce temps-là ». Mais le contenu n'est précisé qu'en tant que
« nourriture » :
« Alors cette vieille femme leur [les gens] dit de la faire rouler [jusqu'à la
plage] après qu'ils ont emporté cette nourriture. »
Que devons-nous donc penser de l'affirmation de Lévi-Strauss selon laquelle
les biens terrestres — plaques de cuivre, fourrures, peaux tannées et viande
séchée — sont les « contraires » des coquillages dentalia maritimes ? Tout d'abord,
il convient de noter que cette connaissance du contenu du trésor n'est absolument
pas fondée. Son affirmation selon laquelle « tous les documents mythologiques et
rituels que nous possédons au sujet de cette Kâwaka tendent à prouver que ses
trésors proviennent tous de l'intérieur des terres » n'est absolument pas corroborée
par les seuls documents qu'il possède, à savoir la mention particulière de plaques
de cuivre, de fourrures, de peaux tannées et de viande séchée dans l'une des
histoires de la Kàwaka, celle qui ne lie pas les siphons de palourdes à la mort de
l'ogresse. Lévi-Strauss met dans le trésor exactement ce qu'il veut qu'il y ait et
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en enlève tout ce qui ne convient pas à son jeu des contraires. Tout étudiant en
ethnologie sait que le poisson frais et séché, les œufs et l'huile de poisson, l'écaillé
et Yabalone (gastéropode du genre Haliotis) faisaient tout autant partie des biens
de potlatch que les cuillères en corne de chèvre de montagne. De plus, il est injus
tifié d'affirmer que les fourrures de l'ogresse ne pourraient pas être des fourrures
d'otarie, et que ses peaux tannées ne pourraient pas être des « peaux de phoque ».
Qui plus est, associer des cuivres de potlatch exclusivement avec la terre, c'est
ignorer que le Corbeau décepteur avait apporté les cuivres du ciel (Oison 1955 :
330-331), si ce n'est pas également ignorer que la plupart du métal utilisé dans les
cuivres de potlatch provient en fait du fond des vaisseaux à voiles européens.
Quant aux chèvres de montagne, les Bella Bella les chassaient dans les montagnes
du littoral adjacentes à la mer !
Mais tout ce pillage de trésor pour établir des « fins » terrestres correspondant
au « moyen » que représente la palourde est futile, pour la simple raison que dans
trois des quatre mythes bella bella où les siphons de palourdes sont utilisés pour
effrayer l'ogresse, ceux-ci ne sont pas le « moyen » qui sert à obtenir le trésor de
l'ogresse -— quel qu'en soit son contenu. En d'autres termes, l'existence même
des mythes bella bella et chilcotin impliquant l'existence de « moyens » et de
« fins » isomorphes est un leurre perpétré par le même cerveau qui nous a donné
des palourdes chevalines trempées dans du beurre et portées en bouche en étant
tenues par leurs siphons. La seule histoire chilcotin dans laquelle les fausses
griffes effrayent une créature surnaturelle ne comporte ni vieille femme ni son
contraire. Le faux incident des griffes se déroule dans le contexte de nombreux
épisodes supplémentaires, et l'obtention des coquillages dentalia n'a pas lieu à la
fin de l'histoire mais en tant qu'incident, en son milieu. Quant aux fausses griffes
de l'histoire bella bella, elles reviennent le plus souvent dans un contexte qui n'a
rien à voir avec un trésor quelconque, et bien moins encore avec un trésor qui
puisse être associé à des biens terrestres. Même le titre Kâwaka Taies induit en
erreur, car dans le troisième récit bella bella, l'ogresse s'appelle Tele'lkigila
ou Adzi, « la grenouille ». Quand ces faits sont confrontés à l'aspect véritable
(« étique ») des palourdes geoduck et horse neck, tout le prétexte invoqué pour
traiter le mythe bella bella dit « développé » comme l'opposé binaire du mythe
chilcotin se volatilise. Les géants et les oiseaux qui kidnappent les enfants courent
les rues. Les Bella Bella possédaient les deux et ni les Chilcotin ni les Bella Bella
n'avaient besoin de l'autre pour inventer l'un des deux.
Cependant, il est possible que l'élément précis des « fausses griffes » ait subi
une diffusion et qu'il se soit transformé en cours de route. Mais s'il en est ainsi,
cela n'a pas été une transformation d'une chose en son contraire mais en son
analogue matériel le plus proche.
La direction générale des éléments diffusés dans le nord-ouest du Pacifique
n'allait pas de l'intérieur vers la côte, mais de la côte vers l'intérieur (comme
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE IO,
Lévi-Strauss le reconnaît lui-même). Les Bella Bella savaient tout sur les chèvres
de montagne. Ils les chassaient pour leur viande, leur magnifique fourrure et leurs
cornes utiles, dans les montagnes qui s'élevaient juste derrière leurs habitats
côtiers. S'ils pensaient que les ogresses étaient plus vraisemblablement effrayées
par des appendices de chèvre de montagne que par de longs siphons aux valves
cornues, ils pouvaient aisément, grâce à leur expérience, incorporer les cornes de
chèvre de montagne dans leurs mythes. Cependant, les Chilcotin n'auraient pas
pu connaître aussi bien les cornes de chèvre de montagne et les siphons de palourdes.
En effet, ils ont probablement dû partager le sentiment de confusion éprouvé par
Lévi-Strauss lorsqu'ils entendirent un Bella Bella raconter l'histoire d'une canni
balegéante effrayée par les petites choses maigrelettes qui sortent des coquilles
de palourde. Peut-être parmi eux certains n'avaient-ils jamais vu de palourde
vivante et, bien moins encore, une palourde de deux kilos. L'économie de pensée
nous amène donc à la conclusion que si diffusion il y a eu, la version « normale »
de la fausse griffe était celle des Bella Bella, et non pas celle des Chilcotin ; ces
fausses griffes n'étaient soumises à aucune mystérieuse inversion dialectique,
mais à une simple redéfinition en termes analogues mais plus familiers : des
cornes de chèvre au lieu de siphons de palourdes. Cependant, les lois mentales,
dans le cas présent, n'ont certainement pas la primauté sur la relation « étique »
d'un peuple à son habitat. Par conséquent, les seules transformations dialectiques
mises en jeu dans cette application particulière de la méthode structurale sont
la conversion de ce qui, de toute évidence, existe, en ce qui, de toute évidence,
n'existe pas.
APPENDICE 1
She said, "Take care, do not eat the Viburnum berries which she will give
you, for they are the eyes of animals and of men. If you eat them you
will also become half stone. She will also give you mountain goat fat.
This you may eat, it will not hurt you. Every morning K' Id' waqla will
go down to the beach to dig clams and when she comes home she eats
everything except the syphons which she will throw away. Pick these
up and put them on your fingers and when she comes up the steep trail,
hold up one of your fingers with the syphon on it and when you see that
she is afraid show all the other fingers and see what will happen. Hang
this little bag under your chin and let the Viburnum berries drop into it."
The girl did as she was advised and the next day when the K'ld'waqla
was coming up the mountain with her great basket full of horse clams,
the girl showed her one finger. The K' là' waqla was so badly frightened
that she staggered backward. Then the girl put up all her fingers. The
K' là' waqla rolled down the mountain and was killed. Then the woman
who was half stone advised the young woman to put a little of all the
stores in the house into a small box and to take it home. "Then tell
your father
home." SheMâ'qlûns
went to the
to place
come where
with his
the people
people used
and to
to take
draw everything
water and
before long her younger sister came with her bucket. She asked her to
tell her mother that she was sitting down at the spring. When the girl
said that she had seen her lost sister, her mother struck her with the fire
tongs and said, "I did not expect you to make fun of my dead daughter."
The girl asked her to go with her and to see that she had spoken the truth.
Then they found the lost daughter who told her all that had happened and
her father went with his tribe to get all the property out of the house of
the K' l à' waqla. They even carried the woman who was half stone down
the mountain but when they were half way, they left her there. Then
her father gave a great potlatch with the property he had obtained.
APPENDICE 2
Selon cinq informateurs heiltsuk encore versés dans nos usages tradi
tionnels, les palourdes chevalines et leurs siphons sont comestibles. Deux
informateurs, M. John et Mme Mabel Humchitt, nous ont en outre précisé
que la peau rougeâtre qui couronne l'extrémité supérieure des siphons de
palourdes chevalines ne se mange pas, mais qu'on la coupe après ebullition
(et non lorsqu'on les déterre). M. Humchitt ajoute que l'on arrache aussi
l'extrémité noire des siphons d'autres espèces de palourde. Donc, en fait,
l'affirmation de Lévi-Strauss, rapportée par vous, est erronée. Il convient
cependant de noter que, hormis quelques non-conformistes en la matière,
les gens ont toujours considéré qu'il y avait danger à manger des palourdes
(de quelque espèce que ce fût) pendant la « saison rouge », c'est-à-dire
LÉVI-STRAUSS ET LA PALOURDE 21
quand l'eau est polluée par le plancton (« marée rouge »). Cette saison
commence en avril et peut durer jusqu'à septembre.
Source : Extrait d'une lettre adressée au professeur Marvin Harris le 25 juin 1975
par Mme Jennifer Gould, Research Coordinator, Heiltsuk Cultural Education
Centre.
Traduit de l'anglais par les soins de la Rédaction
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Résumé
A bstract
Marvin Harris, Lévi-Strauss and the Clam. —In his 1972 Gildersleeve Lecture
at Barnard College, Columbia University, Lévi-Strauss used the example
of a Bella Bella myth to demonstrate the effectiveness of his method of
dialectical transformations, and to show why a cultural ecological (cultural
materialist) explanation of myth must by itself lead to less efficacious
results. It is shown, on the contrary, that the central problem presented by
the myth in question is an artifact based upon an erroneous identification
of a species of mollusc. When correctly identified, the "etic" features of this
mollusc render the myth intelligible without dialectical transformations.
Mental laws do not, in this case at least, take precedence over a people's
relationship to their habitat.