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Sur quelques répondants allégoriques du poète

Author(s): Jean Starobinski


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 67e Année, No. 2, Baudelaire (Apr. - Jun.,
1967), pp. 402-412
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40523050
Accessed: 16-08-2017 00:40 UTC

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SUR QUELQUES RÉPONDANTS ALLÉGORIQUES
DU POÈTE

Les répondants allégoriques du poète sont multiples chez Baude-


laire. Dans plusieurs textes, ils apparaissent sous la figure délibéré-
ment dérisoire du bouffon, du fou, du saltimbanque, du mime ou
du jongleur. Ce faisant Baudelaire reprend un lieu commun du
romantisme. Il suffit de rappeler des œuvres illustres : Fantasio, Le
Roi s'amuse...
La genèse de ce lieu commun mériterait assurément une étude
attentive. L'on mettrait en évidence, d'une part, la tentation qu'ont
éprouvée les écrivains de construire une représentation mythique de
l'Artiste, d'inventer un alter ego spectaculaire et travesti ; d'autre
part, situant cette identification au bouffon par rapport à d'autres
projections imaginatives, l'on verrait se préciser une double ten-
dance : l'écrivain projette son déclassement social et son isolement
tantôt dans la condition princière, tantôt dans l'abjection du paria,
et plus particulièrement dans celle de ce paria spirituel qu'est le
bouffon. Les structures sociales d'un univers révolu et réduit au
rang de légende permettent de choisir librement des rôles extrêmes,
où la révolte de l'écrivain se muera en image esthétique.
Complètement développé, ce mythe romantique ne se borne pas
à l'hyperbole anoblissante ou à l'hyperbole ironique. Il faut au
surplus que l'échec vienne contrarier la supériorité de race ou la
supériorité d'esprit : le prince sera dépossédé, condamné à l'exil ou
à l'incompréhension ; le bouffon connaîtra l'humiliation, s'exposera
aux avanies et demeurera sans ressource en face de ceux qui le
bafouent. Le rôle ainsi constitué, dans l'un et l'autre cas, est celui
d'un être d'exception dont la destinée est de s'offrir solitairement en
spectacle, et de se voir refuser le pouvoir que l'ordre légitime du
monde aurait dû lui accorder. Hamlet doit une partie de sa gloire
romantique au fait d'être un prince spolié qui entre monstrueuse-
ment dans le rôle du bouffon : le fils pretèrite joue auprès de l'usur-
pateur le rôle du diseur de vérités déguisées (ou dénudées) que
jouait Yorick auprès du roi légitime.

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RÉPONDANTS ALLEGORIQUES DU POETE 403

Le prince. Le bouffon. Au XIXe siècle, ces deux rôles ne peuvent


s'imaginer que de façon nostalgique, ou métaphorique. « Etant en-
fant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comé-
dien » 1. Certes, la carrière du comédien pouvait s'ouvrir à Charles
Baudelaire, mais celle de pape militaire n'était rien d'autre qu'une
rêverie sans issue : de ces deux rôles imaginaires, le plus élevé, celui
qui implique un élan vers le « haut » et qui s'élève à la sainteté
militante, celui-là précisément est d'avance barré par l'anachronisme.
Pape ou comédien : il s'agit donc d'une invention esthétique, mar-
quée du signe de l'irréalité, où Baudelaire enfant s'attribue une
solitude bien en vue, à l'une ou l'autre extrémité d'une échelle sociale
imaginaire. Mais une fatalité intérieure - le spleen - viendra tôt
obscurcir cet éclat rêvé, en y insinuant la mélancolie de l'échec et
de l'impuissance.
La double postulation, princière et bouffonne, qui caractérise la
mythologie romantique de l'artiste, se retrouve intégralement chez
Baudelaire, à cette différence près (qui est considérable) que Baude-
laire conserve une conscience aiguë du caractère joué de ces deux
rôles. Le voici prince :
Je suis comme le roi d'un pays pluvieux2 [...]

Mais sa Muse est un « saltimbanque à jeun », qui étale ses « appas »,


« pour faire épanouir la rate du vulgaire » 3.
Ce ne sont là, certes, que deux masques ou deux allégories parmi
beaucoup d'autres. Mais ils ont cette particularité de s'opposer
comme d'exacts contraires, de se correspondre complémentairement.
Ils forment couple. Une tradition millénaire les apparie dans le
disparate criant de leur contraste. Auprès du jeune roi moribond
qui règne sur un pays pluvieux, le bouffon ne manque pas : mais
c'est un bouffon inefficace :
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade.

Baudelaire, on le voit, se souvient de la paire shakespearienne du


prince et du fou, dont les romantiques étaient férus : mais il n'évoque
cette image que pour la frapper aussitôt d'inanité. Les charmes se
sont dissipés. Dans « Une Mort héroïque » le même couple reparaît,
destiné toutefois à se déséquilibrer et à se rompre, d'abord par la
révolte, puis par la mort du bouffon.
Le bouffon appartient à un monde ancien. Dans le poème
« Spleen » que nous venons de citer, dans « Le Fou et la Vénus »,
dans « Une Mort héroïque », Baudelaire nous dépayse dans un passé

1. Mon Cœur mis à nu, xxxix, in Journaux Intimes, éd. Jacques Crépet et Georges Blin,
Paris, José Corti, 1949, p. 95.
2. Les Fleurs du Mal, Lxxvn, « Spleen ».
3. Op. cit., vni, « La Muse vénale ».

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404 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

légendaire, aux couleurs d'une Renaissance imaginaire : le fou y


porte livrée, y est « coiffé de cornes et de sonnettes ». Mais Baude-
laire ne s'interdit pas de faire de Fancioulle un personnage qu'ani-
ment les idées modernes « de patrie et de liberté » ; il en fait de
surcroît un mime dont l'art s'apparente très étroitement à celui du
« regrettable Debureau » l.
Dans la modernité, l'histrionisme se diversifie. Le poème en prose
« Les Vocations » suggère un clivage. L'attrait du spectacle se scinde
et laisse apparaître à son tour une « double postulation » : d'une
part, la vocation théâtrale proprement dite, qui s'accomplit dans
les merveilleux « palais grands et tristes » ; d'autre part, l'appel des
gens du voyage, la tentation foraine, la « musique de sauvages » des
bohémiens. C'est avec cette dernière vocation que le poète sympa-
thise, tandis que tombe la nuit. Les saltimbanques apparaîtront dans
une série de poèmes résolument modernes 2, bien qu'ils aient leurs
précurseurs dans l'univers de Callot, auquel font écho « Les Bohé-
miens en Voyage ». L'identification occasionnelle de Baudelaire avec
le saltimbanque se manifestera, au surplus, dans une lettre à Mme
Aupick datée du 5 juin 1863 : « Je passerai dans 3 ans, dans un an
peut-être, à travers ton conseil judiciaire [...] comme un saltim-
banque à travers un rond de papier. » Ce rôle n'est pas incompatible
d'ailleurs avec le dandysme, ni avec le satanisme. Dans le texte de
jeunesse, d'une singulière justesse d'intuition, où Mallarmé décrit
l'univers baudelairieii, nous entrevoyons le « saltimbanque Satan qui
se meut par-derrière » 3.

Nous pouvons saisir ici le génie baudelairien à l'œuvre, élaborant,


retravaillant et transmuant selon son exigence propre un matériau
thématique hérité, tombé dans la banalité, et assurément déjà com-
mun à la plupart de ses contemporains.
La tradition littéraire, imbue de souvenirs mythiques à la fois
tenaces et vagues, offrait à Baudelaire deux types essentiellement
différents de personnages bouffons. D'une part, le personnage bon-
dissant et astucieux, le parleur, le chanteur ou le danseur agile, dont
la virtuosité se joue de tous les obstacles ; c'est le baladin mercuriel,
que la Renaissance plaçait expressément sous le signe d'Hermès ;
l'Ariel, le Puck, le clown musicien de Shakespeare ; son descendant
moderne est le clown acrobate dont l'envol aérien ravit Gautier et
Banville. D'autre part, nous trouvons l'image inversée de cette souve-
raine légèreté : un personnage dont la gaucherie contraste radicale-

1. « De l'essence du Rire », in Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi et annoté


par Y.-G. Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois, Paris,
Gallimard, 1961, p. 988.
2. « La Muse vénale », e Le Vieux Saltimbanque », « Les Vocations », « Les Bons
Chiens ».

3. o Symphonie littéraire », in Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Henri Mondor


et G. Jean-Aubry, Par'., Gallimard, 1956, p. 263.

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RÉPONDANTS ALLEGORIQUES DU POETE 4D5

ment avec la dextérité du précédent ; c'est le lourdaud, l'être terres-


tre, le rustre, l'endormi aux appétits rudimentaires ; le théâtre de
Shakespeare en fournit aussi quelques beaux exemples, tel le Launce
des Deux Gentilshommes de Vérone ; les Gros-Jean, les Gilles, les
Pierrots alimentent, sur les tréteaux du continent, ce comique élé-
mentaire, à fond de tristesse, qui naît de la pitoyable maladresse.
Ainsi, dans l'univers du personnage bouffon apparaît une nouvelle
bipolarité dont Baudelaire - si constamment sensible aux valeurs
antithétiques - tirera le plus grand parti. Fancioulle et la Fanfarlo
sont des êtres souverainement agiles : ils sont des enfants de Mer-
cure. Le Vieux Saltimbanque, en revanche, est une incarnation de
la gaucherie, poussée jusqu'au point où le rire ne naît plus et où
ne subsiste qu'une sorte d'horreur apitoyée.
Le clown dont Banville fait le héros du « Saut du Tremplin » x
a beau avoir « sa plaie au flanc », il crève le plafond de toile et
s'en va « rouler dans les étoiles ». L'Albatros de Baudelaire - autre
allégorie du poète - a commencé par régner dans la hauteur ; c'est
un « prince des nuées », l'un des « rois de l'azur ». Mais c'est un
prince retombé, un roi devenu pitre :
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !

Rien ne s'oppose plus durement au facile optimisme esthétique de


Banville : l'art, selon Baudelaire, n'est pas voué à l'apothéose 2, l'ar-
tiste ne goûtera pas durablement les joies du triomphe.
A mon sens, l'extrême originalité, l'amère acuité de l'invention
baudelairienne consiste à lier dans un même personnage l'envol et
la chute, le triomphe et la défaite, le coup d'aile et la lourde fatalité.
Lorsque Baudelaire évoque la pantomime d'un bouffon génial, c'est
pour nous en décrire aussitôt la chute mortelle. Et lorsque, en revan-
che, il trace l'image pathétique du Vieux Saltimbanque immobile, ce
n'est pas sans rappeler fugitivement le passé où il fut un amuseur
applaudi. Dans les deux paraboles qu'il nous conte, Baudelaire
semble vouloir mettre en évidence l'envers mortel de la réussite
esthétique. Baudelaire est ainsi le premier à avoir donné sa pleine
envergure au type du clown tragique dont l'image se perpétuera,
de Georges Rouault à Samuel Beckett, à travers la littérature et la
peinture de plusieurs décennies. La Fanfarlo elle-même, s'épaissis-
sant, s'alourdissant, devenant « une lorette ministérielle » obéit -
quoique de façon dérisoire et banale, conformément à la misogynie
du poète - à cette loi générale de la chute, de la retombée,
que Baudelaire impose aux êtres qui ont connu d'abord la gloire
du bond aérien.

1. Pièce finale des Odes funambulesques.


2. Parlant de Banville, Baudelaire écrit : « Tout, hommes, paysages, palais, dans le
monde lyrique, est pour ainsi dire apothéose. » Voir Œuvres complètes, éd. cit., p. 737.

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406 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Sans doute l'image du clown tragique ne fait-elle que relayer une


tradition mythique dont les cirques du dix-neuvième siècle n'avaient
pas perdu complètement le souvenir. Les études des anglicistes l'ont
montré avec assez d'évidence : l'un tout au moins des types clownes-
ques de Tépoque élisabéthaine - le balourd qui reçoit les gifles -
se laisse identifier comme l'héritier lointain d'un roi de dérision
destiné, lors de rites agraires, au simulacre d'un sacrifice propitia-
toire. Quant à l'autre type clownesque, celui qui s'ébroue avec
agilité, il procède en revanche d'un prototype diabolique, Vice,
auquel les mystères médiévaux faisaient une large place en lui réser-
vant un rôle indirect dans l'économie du salut de l'homme l.
La parade foraine recueille cette tradition avec une naïveté qui
amplifie, plutôt qu'elle n'en atténue, certains des aspects élémentaires
originels. Il est significatif que Baudelaire, parlant des clowns anglais,
se soit attardé avec complaisance aux images cruelles où le clown
joue le rôle d'une victime. C'est la parodie d'une exécution capitale
qui retient particulièrement son attention :
Pour je ne sais quel méfait, Pierrot devait être finalement guil-
lotiné. [...] Après avoir lutté et beuglé comme un bœuf qui
flaire l'abattoir, Pierrot subissait enfin son destin. La tête se
détachait du cou, une grosse tête blanche et rouge, et roulait
avec bruit devant le trou du souffleur, montrant le disque saignant
du cou, la vertèbre scindée, et tous les détails d'une viande de
boucherie récemment taillée pour l'étalage. Mais voilà que, subi-
tement, le torse raccourci, mû par la monomanie irrésistible du
vol, se dressait, escamotait victorieusement sa propre tête comme
un jambon ou une bouteille de vin, et, bien plus avisé que le
grand saint Denis, la fourrait dans sa poche 2 !

Pour cette fois - mais dans une vie posthume - le clown sacrifié
retrouve une faculté d'envol acrobatique : il rebondit comme un
joyeux revenant. Cependant, liés au rire et au grotesque, selon la
théorie chère à Baudelaire, la touche du mal, la curiosité satanique
devant « l'appareil sanglant de la destruction » nous ont fait sentir
leur aiguillon.
En vérité, aucun des récits que Baudelaire construit autour du
personnage bouffon n'échappe à une fatalité commune : le fou (dans
« Le Fou et la Vénus »), Fancioulle, le Vieux Saltimbanque sont des
hommes de douleur. Ils sont les représentants allégoriques d'une
conception « sacrificielle » de l'art.
Examinons le système de relations affectives qui se développe
dans « Une Mort héroïque ». Le rapport du prince et du bouffon,
dans ce récit, est de nature sadique, la cruauté appartenant, à un
titre assurément inégal, à chacun des deux personnages. Le prince,
nous l'avons vu, n'est pas sans ressemblance avec le « cruel malade »
1. Voir Enid Welsford, The Fool, His Social and Liter ay History, Londres, Faber and
Faber, 1935.
2. a De l'Essence du Rire », éd. cit., p. 989-990.

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RÉPONDANTS ALLEGORIQUES DU POETE 407

de « Spleen ». Mais Fancioulle, pour sa part, ne s'est pas contenté


du rôle traditionnel qui limite la contradiction apportée par le bouf-
fon dans les bornes tolerables d'un bavardage irrévérencieux. Il a
conspiré. Baudelaire, ayant fait de lui « presque un des amis du
Prince», jette une ombre de culpabilité sur l'entreprise révolution-
naire du bouffon, à charge de réprouver, pour les mêmes motifs, la
perverse « faveur » que le prince accordera au condamné.
La donnée initiale est la révolte contre le pouvoir, le refus violent
que l'artiste oppose à son maître. (N'allons pas imposer ici une inter-
prétation psychologique trop grossière et parler de révolte contre le
Père. N'allons pas non plus, dans un facile recours aux références
biographiques, affirmer que Baudelaire fait allusion à ses sentiments
révolutionnaires de 1848.) Il s'agit d'une transgression de l'ordre
établi. Cet ordre établi fût-il injuste et despotique, la transgression
prend valeur de sacrilège, car elle ne s'élève pas seulement contre
l'autorité, mais contre l'amitié.
La parabole va se développer comme l'histoire d'une expérience
étrange. Nul doute que, selon son aptitude à être tout ensemble « la
plaie et le couteau », Baudelaire ne rassemble quelques traits de
son propre moi imaginaire pour les attribuer à ce prince « passionné
des beaux-arts », « naturellement et volontairement excentrique », et
dont la curiosité morbide se plaît à explorer les confins de la nature
humaine. On retrouve dans les deux personnages principaux de ce
récit l'homme qui a écrit : « II serait peut-être doux d'être alternati-
vement victime et bourreau » K En l'occurrence, bien qu'il ne s'agisse
que d'une révolution de palais, l'on peut se croire en présence d'une
application presque littérale de l'idée notée dans Pauvre Belgique :
« Non seulement je serais heureux d'être victime, mais je ne haïrais
pas d'être bourreau, - pour sentir la Révolution de deux ma*
nières ! » 2.
De fait, malgré les incertitudes que Baudelaire laisse volontaire-
ment planer sur les intentions du Prince, il est clair que la décision
funeste ne survient qu'au moment où Fancioulle donne en spectacle
l'épanouissement absolu de l'art. Les yeux du prince s'éclairent alors
« d'un feu intérieur semblable à celui de la jalousie et de la ran-
cune » : il se penche vers le petit page et lui donne l'ordre de siffler.
La décision du Prince est d'improvisation, comme l'art de Fancioulle.
La pantomime de Fancioulle est tout ensemble œuvre d'art accom-
plie, épreuve incertaine, et, en raison même de la perfection atteinte,
prélude au sacrifice. Non seulement, selon la tradition rituelle qui fait
de la peine capitale une sorte de fête collective, l'ordalie mortelle se
déroule comme « une vraie solennité » sous les yeux de la cour
assemblée, mais le spectacle se redouble du fait que Fancioulle

1. Mon Cœur mis à nu, i, in Journaux Intimes, éd. cit., p. 51.


2. Pauvre Belgique, in Œuvres complètes, éd. cit., p. 1 456.

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408 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

perçoit le fatal coup de sifflet au moment où, s'élevant au comble de


son génie, il semble devoir obtenir la vie sauve : le théâtre de la
mort est une mort sur le théâtre.
L'art de Fancioulle est étroitement lié à la notion de vie. D'abord,
nous constaterons que Baudelaire prend soin d'indiquer le thème de
la représentation. C'est « le mystère de la vie » :
Le sieur Fancioulle excellait surtout dans les rôles muets ou peu
chargés de paroles, qui sont souvent les principaux dans ces drames
féeriques dont l'objet est de représenter symboliquement le mystère
de la vie.

De plus, le talent particulier de Fancioulle consiste à unir, dans la


plus parfaite fusion, le mouvement fugitif et l'idéalité. La rare con-
jonction des deux éléments du beau s'accomplit et nous met en
présence d'un « chef-d'œuvre d'art vivant » :
[...] Si un comédien arrivait à être, relativement au personnage
qu'il est chargé d'exprimer, ce que les meilleures statues de
l'antiquité, miraculeusement animées, vivantes, marchantes, voyan-
tes, seraient relativement à l'idée générale et confuse de beauté,
ce serait là, sans doute, un cas singulier et tout à fait imprévu.
Fancioulle fut, ce soir-là une parfaite idéalisation, qu'il était
impossible de ne pas supposer vivante, possible, réelle.

L'insolent triomphe de la vie, chez cet « étrange bouffon qui bouffon-


nait si bien la mort », incite le Prince satanique à tenter l'épreuve
qui démontrera le pouvoir supérieur de la mort. Alors que l'improvi-
sation libre s'élève au chef-d'œuvre symbolique, le Prince riposte par
une agression de nature également symbolique. Le « coup de sifflet
aigu » du page est le signe d'un refus opposé à l'œuvre, à l'art, à
l'artiste. L'agent des hautes œuvres, c'est donc l'enfant, - innocent ?
pervers ? ou simplement obéissant ? - qui répond au chef-d'œuvre
vivant par le symbole strident de la dérision. L'opération de la mort
s'accomplit dans l'âme de l'acteur, comme l'écho du coup de sifflet.
Désavoué dans son orgueil d'artiste, Fancioulle ne peut plus conti-
nuer à vivre, il bascule de lui-même dans la mort. Nous avons alors
le sentiment que le Prince appartient à cette étrange catégorie de
bourreaux qui contraignent leur victime au suicide.
Le couple de l'artiste triomphant et du spectateur subjugué s'est
ainsi renversé en couple de la victime et du bourreau. Mais ce
renversement, pour revêtir toute sa signification allégorique, appelle
l'intervention du narrateur-témoin. L'histoire nous est contée par un
personnage attentif dont la présence s'accentue progressivement à
mesure que le récit progresse vers son point culminant. Troisième
incarnation de Baudelaire dans « Une Mort héroïque » : il est cet
« œil clairvoyant » qui recueille le sens de la scène. Mêlé à la foule,
il a vu, il a compris. Tout converge vers cette tierce personne contem-
plative, qui est la conscience supérieure grâce à laquelle le spectacle
reçoit sa dimension de « surnaturalisme » et d' « ironie » :

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RÉPONDANTS ALLEGORIQUES DU POETE 409

Ce bouffon allait, venait, riait, pleurait, se convulsait, avec une


indestructible auréole autour de la tête, auréole invisible pour
tous, mais visible pour moi, et où se mêlaient, dans un étrange
amalgame, les rayons de l'Art et la Gloire du Martyre. Fancioulle
introduisait, par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le
surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries. Ma
plume tremble et des larmes d'une émotion toujours présente me
montent aux yeux pendant que je cherche à vous décrire cette
inoubliable soirée. Fancioulle me prouvait, d'une manière péremp-
toire, irréfutable, que l'ivresse de l'Art est plus apte que toute
autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la
comédie au bord de la tombe avec une joie qui l'empêche de
voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant
toute idée de tombe et de destruction.

On le voit, l'apparition des majuscules de l'exégèse allégorique va de


pair avec la mise en évidence du narrateur. Ainsi, dans sa drama-
turgie intérieure, Baudelaire assume tous les rôles, et, chaque fois, se
voue à la solitude : il est le prince isolé dans son ennui et sa « bizar-
rerie », il est l'artiste qu'élit « une grâce spéciale », et il est derechef
le spectateur perspicace et privilégié, seul capable de percevoir,
au-dessus de la tête de Fancioulle, le signe surnaturel d'une sainteté
hybride... Tout aboutit à l'acte d'écrire - « ma plume tremble » -
où remonte, perturbé par l'émotion, le souvenir supposé de la scène
cruelle que Baudelaire se joue à lui-même.
Le bouffon sifflé s'écroule. Le prince a satisfait sa curiosité. Le
narrateur-témoin a appris que, même s'il voile un instant « les ter-
reurs du gouffre », même s'il se couronne d'une auréole apparemment
« indestructible », Fart n'est pas une opération de salut. Il est tout
au plus une sublime pantomime au bord de la tombe : mais la tombe
ne se laisse pas longtemps oublier. Sur la crête où il surplombe
l'abîme, l'artiste, en sa plus parfaite réussite, n'est qu'une apparition
éphémère. Il ne tient pas sous le coup de sifflet. Le poème en prose
de Baudelaire se développe comme une réflexion imagée sur l'échec
existentiel (et social) de l'artiste, en raison du manque d'être radical
qui s'attache à la nature illusoire de l'art.
Ce que nous dit « Une Mort héroïque » sous la forme d'une para-
bole légendaire, enveloppée dans une atmosphère de « conte extraor-
dinaire », Baudelaire l'énonce dans « Le Vieux Saltimbanque » sur le
ton d'une chronique parisienne. Le récit d'une flânerie sur le champ
de foire s'y élève à la dimension du symbole. C'est l'un des nombreux
textes qui peuvent illustrer la remarque de Fusées : « Dans certains
états de l'âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle
tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les
yeux. Il en devient le symbole » l.
L'antagonisme, dans « Une Mort héroïque », prend l'allure drama-
tique de la révolte et de la vengeance ; il se retrouve ici, mais sous

1. Fusées, xi, in Journaux Intimes, éd. cit., p. 24.

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410 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

l'aspect adouci et statique de l'opposition quasi picturale entre


l'atmosphère de la foire et le personnage sinistre qui se détache
finalement sur ce fond longuement préparé. Car Baudelaire s'appli-
que à décrire, une fois de plus, la trivialité multicolore et bruyante
de la fête populaire, l'immersion du « promeneur solitaire » dans la
foule. Chemin faisant nous voyons apparaître les représentants de
l'agilité mercurielle, les « queues-rouges » et les « Jocrisses ». L'a-
dresse patronnée par Hermès est incarnée à la perfection par « un
escamoteur éblouissant comme un dieu », tandis que « les danseuses,
belles comme des fées ou des princesses, » sautent et cabriolent
« sous le feu des lanternes qui [remplit] leurs jupes d'étincelles ».
Toute cette mouvante agilité rend le contraste plus douloureux avec
l'immobilité de l'artiste déchu dont Baudelaire développe le portrait.
Il y a, chez Baudelaire, une attention constante au rapport des figures
et des fonds : c'est l'une des leçons qu'il a retenues de son intimité
avec la peinture. L'image du Vieux Saltimbanque en est un exemple
saisissant.

Il appartient à la vaste famille des vieillards pathétiques - dou-


blement frappés : par la sénilité et par la pauvreté - qui occupe
dans Les Fleurs du Mal et dans Le Spleen de Paris une place de
choix. Chez le Vieux Saltimbanque, comme chez tant d'autres vieil-
lards baudelairiens, la vie se réfugie et se concentre mystérieusement
dans le regard, alors qu'elle a déserté le reste du corps. Nouveau
contraste : la vie du regard, isolée, rendra d'autant plus tragique
l'irrémédiable inertie du vieillard :
II ne riait pas, le misérable ! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas,
il ne gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune
chanson, ni gaie, ni lamentable, il n'implorait pas. Il était muet
et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était
faite.
Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la
foule et les lumières, dont le flot mouvant s'arrêtait à quelques
pas de sa répulsive misère !

Le coup de sifflet frappait à mort Fancioulle au moment où celui-ci


parvenait au comble de la puissance esthétique : le tyran démontrait
la vulnérabilité de l'homme derrière le triomphe de l'art. Le Vieux
Saltimbanque apparaît comme une figure pure de l'échec : avec une
sorte d'impudeur, il donne en spectacle la déchéance silencieuse, le
tarissement de l'énergie et de la volonté, l'impuissance fatale. La
série insistante des négations auxquelles Baudelaire recourt pour
décrire l'attitude figée du personnage, multiplie, en quelque sorte,
sa passivité forcée, - sa passion. Pour nous, qui connaissons la
destinée du poète, le mutisme du Vieux Saltimbanque apparaît
comme une allusion prophétique à l'aphasie de Baudelaire.
Fancioulle et le Vieux Saltimbanque, ces deux personnages si
opposés par leurs traits généraux, reçoivent par la technique narra-

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RÉPONDANTS ALLEGORIQUES DU POETE 411

tive de Baudelaire un caractère commun : tous deux nous sont pré-


sentés sur le fond d'une fête hostile ou indifférente. De plus, pour le
témoin privilégié et bouleversé qu'est le narrateur, tous deux laissent
apercevoir derrière eux le « gouffre », l'abîme du néant ; tous deux
nous sont décrits en fin de carrière, l'un dans le paroxysme d'un vain
triomphe, l'autre dans l'immobilité et la paralysie. L'avenir leur est
interdit. Si la mort subite de Fancioulle peut faire penser à la chute
d'Icare, ou à celle d'Euphorion (dans le second Faust), la survie
immobile du Vieux Saltimbanque est une mort interminable. Les
oripeaux dérisoires, l'exhibition pitoyable subsistent pour rien, pour
personne, en créant le vide autour d'eux. En pleine évidence devant
sa « cahute », le vieillard tragique garde la pose de l'artiste qui s'est
séparé des hommes pour se vouer à la beauté ; il continue à s'offrir
en spectacle, dans le fol espoir de trouver un public à qui se « pros-
tituer ». A cette première séparation (où se définit l'isolement spéci-
fique de l'artiste) s'en ajoute une autre : il a cessé d'intéresser, on
s'écarte de lui. La solitude est donc redoublée, puisque à l'isolement
nécessaire de l'art s'ajoute la désaffection du public.
Dans les deux textes, le destin du bouffon-martyr se décide au
point de rencontre d'une fatalité interne (la décrépitude, l'orgueil
vulnérable) et d'une puissance extérieure (l'hostilité du prince, l'in-
différence du public). Le Vieux Saltimbanque n'a plus de ressources
intérieures, et son art n'a plus de destinataire. En précisant, de façon
nette mais un peu étroite, le sens symbolique du personnage, Baude-
laire fait de lui « l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à
la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poëte sans
amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingra-
titude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne
veut plus entrer ». Nous découvrons alors que le « monde oublieux »
pour le Vieux Saltimbanque, joue le rôle sadique qui était celui du
tyran cruel en face de Fancioulle.
Le sadisme du Prince se manifestait dans l'acuité d'un regard
jaloux : il donnait, par une agression ingénieuse, la réplique à la
virtuosité de Fancioulle. En revanche, l'inertie du Vieux Saltimban-
que semble susciter une cruauté tout aussi négative : cette cruauté
consiste à ne plus voir l'artiste déchu. Si le rapport presque amoureux
du Prince et du bouffon possède le caractère de méchanceté que
Baudelaire attribue d'ordinaire à l'acte amoureux (« duellum » où
l'impossible unité s'exprime par la lutte à mort), l'indifférence de la
foule et l'inertie du Vieux Saltimbanque étirent une distance infran-
chissable, qui exclut cette fois par l'éloignement toute possibilité de
rencontre. A l'artiste impuissant correspond un bourreau inconscient.
La négation mortelle se situe donc, d'une part, dans l'extrême
attention du Prince et, d'autre part, dans la totale inattention de la
foule. L'artiste, chaque fois, est voué à la mort, - mort héroïque
ou survie anti-héroïque, l'une offrant l'image en creux de l'autre.

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412 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Nombreux sont les poèmes en prose où Baudelaire se met lui-


même en scène, en qualité de témoin et de narrateur. Mais, j'y
insiste, « Une Mort héroïque » et « Le Vieux Saltimbanque » présen-
tent une analogie supplémentaire : dans l'un et l'autre texte, le
témoin est saisi brusquement d'une émotion violente :
Ma plume tremble et des larmes d'une émotion toujours présente
me montent aux yeux pendant que je cherche à vous décrire cette
inoubliable soirée 1.

Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie, et


il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes
rebelles qui ne veulent pas tomber 2.

Dans les deux cas, la relation essentielle, cessant de se jouer exclu-


sivement entre la victime et le bourreau, devient une relation « trian-
gulaire ». Le narrateur-témoin, dont la charité démonstrative vient
établir tout ensemble un rapport de contraste et de connivence avec la
cruauté de l'événement, recueille l'image d'une agonie, au sens fort
du terme, pour s'en faire à lui-même l'application symbolique. Le
spectacle, dès lors, s'intériorise, et le poème se parachève dans l'épi-
phanie d'une signification qui, en approfondissant le monde extérieur,
annule l'extériorité de l'événement représenté. La conscience de la
mort et de l'impuissance de l'art donne ainsi naissance à un nouvel
art, à un art foncièrement moderne.
Jean Starobinski.

1. a Une Mort héroïque ».


2. « Le Vieux Saltimbanque ».

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