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Dès lors, nombreuses vont être les rencontres amicales et chaleureuses, entre les deux
« frères spirituels19 ». Ce qui achève de les rapprocher, fin 1897, c’est la représentation de la
tragédie prolétarienne de Mirbeau, Les Mauvais bergers, et leur engagement concomitant
dans l’affaire Dreyfus.
Deux articles dithyrambiques de Clemenceau sur l’œuvre de son ami paraissent
successivement dans L’Aurore, le 19 décembre 1897, et dans La Dépêche, le 25 décembre.
Revendiquant « la vertu émancipatrice et subversive de la scène20 », il ne peut que saluer la
réussite du nouveau dramaturge : « Qu’est-ce donc qui nous étreint dans la simple et forte
tragédie de Mirbeau, sinon la conscience que les horreurs dont la scène nous fait témoins ne
sont rien que de la réalité vivante ? […] Qu’est-ce autre chose que la vie, cette implacable
bataille des exaspérations humaines aveuglément entrechoquées ? » Il est très sensible au
16 L’exemplaire de Mirbeau vendu en 1919 comportait quatre lettres autographes de Cmemenceau, dont le texte
n’est malheureusement pas reproduit dans le catalogue de la vente des 24 et 28 mars 1919 (n° 211).
17 Octave Mirbeau, « Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895.
18 Sylvie Brodziak, « Georges Clemenceau et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 22, 2015, p.
37.
19 L’expression est de Mirbeau, dans une lettre à Gustave Geffroy de janvier 1898 ( Correspondance générale,
tome III, p. 384).
20 Sylvie Brodziak, art. cit., p. 38.
tragique de la fatalité à l’œuvre : à la fin de l’acte III, « la Némésis est en route, et le clairon
qui retentit tout à coup annonce que la fatalité doit achever son cours ». Puis, après avoir
présenté les péripéties, il conclut : « Tel est le drame : toute la question sociale elle-même,
dramatisée, d’un art si complet, si puissant, que l’auteur s’efface et qu’on ne veut plus rien
que les personnages de la vie. […] L’art est si grand qu’il semble qu’il n’y ait point d’art » –
formule comparable à celles qu’utilise Mirbeau à propos des toiles de leur commun ami
Claude Monet. C’est grâce à cette « abolition de la frontière entre représentation et réel 21 » que
pourra naître la prise de conscience des opprimés, condition première de leur révolte, idée
développée une semaine plus tard dans l’article de La Dépêche, où Clemenceau mettra en
lumière « le rôle pédagogique de l’émotion » et « la fonction de l’empathie qui, loin de
tétaniser le public, façonne sa perception, l’éduque, engendre sa volonté 22 ». Enfin, à ceux qui
reprochent à Mirbeau de ne point conclure, Clemenceau répond : « Montrant la vie, il a
conclu comme elle, à la fécondité de la douleur ».
Lorsque la pièce paraîtra en volume chez Fasquelle, en mars 1898, en pleine affaire
Dreyfus, Clemenceau lui consacrera, à froid et avec le recul, un nouvel article de L’Aurore, le
20 mars 1898 : « Dans la réalité, ce drame, qu’on a dit brutal, est d’une action beaucoup plus
discrète et nuancée qu’il ne semble. Tout le premier acte, consacré à l’exposition de misère,
donne une gamme d’angoisse contenue dont l’effet, jusqu’au dernier jour, fut très grand. La
scène d’amour, où le cri de passion alterne avec le sanglot de souffrance, est à elle seule un
drame de vie poignante. Au second acte, les détracteurs les plus acharnés de Mirbeau ont dû
reconnaître que la scène du modèle, où la jeune artiste bourgeoise demande à la mère Cathiard
de feindre la douleur, est d’un grand effet de théâtre. » Puis il évoque certaines des critiques
faites à Mirbeau pour mieux les écarter : « A-t-on reproché à Mirbeau de nous avoir trop
facilement montré le bon ouvrier et le mauvais patron ? On ne pouvait pas, puisque Jean
Roule lui-même ne cache rien de ses déchéances, puisque l’industriel Hargand, par son
humanité même, est la première victime du conflit que la fatalité lui impose. L’auteur a-t-il
voulu nous enfermer dans l’obscurité d’un système ? Voyez chez le fils Hargand
l’impuissance du socialisme sentimental. A-t-on prétendu nous imposer l’admiration béate des
foules misérables ? La réunion publique en forêt, avec ses incohérences, ses mouvements de
passion désordonnée et ses brusques retours de sentimentalité, témoigne de l’unique souci du
vrai. »
Ces éloges dépourvus de toute réserve ne réduisent pas complètement l’écart politique.
Certes, Clemenceau admire sincèrement la pièce – que son auteur, pour sa part, finira par
renier ! –, parce que, selon lui, elle pose vraiment la question industrielle et révèle
l’inéluctable écrasement des prolétaires. Certes, il accorde lui aussi la priorité à l’éducation et
à la culture comme armes du combat contre l’injustice sociale. Mais il ne partage pas pour
autant le refus de l’action politique institutionnelle, alors que Jean Roule, le leader des
grévistes, qualifie les députés socialistes et radicaux de « mauvais bergers », tout juste
soucieux de récupérer les luttes ouvrières pour se faire réélire. Différente est également la
perception du dénouement : Clemenceau l’approuve, malgré son nihilisme, parce qu’il reflète
la réalité sociale – « “Supprimez le cinquième acte”, a crié quelqu’un. Supprimez-le donc,
vous-même de la vie » –, et aussi parce que, paradoxalement, il révèle l’inutilité de la
violence, qui ne peut qu’inciter les opprimés à chercher d’autres moyens d’action. Mais, pour
Mirbeau, quand il travaille à sa pièce, en pleine crise existentielle, conjugale et littéraire, ce
dénouement sanglant révèle bien l’inutilité de toute lutte23, et c’est justement ce que Jaurès
L’Affaire
Mais peu lui chaut, à Mirbeau, qui, en janvier 1898, consacre un élogieux compte
rendu à un roman de Clemenceau, Les plus forts25, qu’il juge probablement médiocre
littérairement26, comme, plus tard, Le Voile du bonheurXE "DreyfusAlfred" : au moment où l’affaire
Dreyfus atteint son paroxysme et où Mirbeau voit dans L’Aurore, dont Clemenceau est le
directeur politique, l’outil indispensable aux dreyfusards, encore si peu nombreux, l’heure est
au rassemblement de toutes les bonnes volontés, et des anarchistes tels que lui vont se
retrouver aux côtés de politiciens naguère vilipendés. Pour sa part, Mirbeau, qui est engagé
avec Le Journal, ne collabore pas tout de suite à L’Aurore, mais il fréquente presque
quotidiennement le siège du quotidien27 dans les mois qui suivent la publication de
« J’accuse », le 13 janvier 1898 ; en février, il accompagne tous les jours Zola à son procès,
où l’avocat Albert Clemenceau est secondé par son frère Georges ; en avril, il prend, avec ce
dernier, l’initiative d’un Livre d’Hommages des lettres françaises à Émile Zola, qui paraît le
19 juillet 1898. C’est peu après, le 2 août, qu’il entame sa collaboration à L’Aurore, dans des
conditions financières que nous ignorons. Mais vu l’impécuniosité chronique du journal,
d’une part, et, d’autre part, la générosité de Mirbeau, prêt à tous les sacrifices financiers pour
la cause de la Vérité et de la Justice (le 8 août 1898 il va, à Versailles, payer de sa poche les
7 555,25 francs de l’amende de Zola pour « J’accuse »), il est clair que la rémunération de sa
copie devait être faible, peut-être même nulle28.
Pendant un an, jusqu’au procès de Rennes d’août 1899, auquel il assiste de bout en
bout, Mirbeau fournit à L’Aurore une cinquantaine de chroniques, où son sens de la caricature
fait mouche à tous coups et sert efficacement son indignation et sa colère Il met sa puissance
de conviction au service d’un grand projet : réconcilier et rassembler les intellectuels et les
prolétaires, contre leurs ennemis communs : le nationalisme, le cléricalisme, le militarisme et
l’antisémitisme, et leurs complices de fait, les républicains dits « modérés », dont il ne cesse
1897).
24 Il en va de même dans le roman de Clemenceau Les plus forts, qui paraît en feuilleton, durant l’automne
1897, puis en volume, en janvier 1898. Pour le néo-romancier, dans la société moderne, ce sont toujours les plus
forts qui écrasent les plus faibles, comme le confirme, au même moment, l’affaire Dreyfus ; mais leurs victoires
d’aujourd’hui ne sont que momentanées et préludent à d’inéluctables revanches des plus faibles, à la faveur de
ces « terribles retournements » dont la vie est coutumière. Vision optimiste d’un avenir plus juste, qui est
totalement contraire à celle, nihiliste, que Mirbeau vient de donner, au cinquième acte des Mauvais bergers, où
triomphe la mort, sans qu’apparaisse le moindre espoir de germinations futures.
25 L’exemplaire offert à Mirbeau, l’un des 20 imprimés sur papier de Hollande, est dédicacé « à À Octave
Mirbeau, en affection fraternelle, Georges Clemenceau » (catalogue cité, n° 213).
26 Voir Pierre Michel et Jean-Claude Delauney, « Un article inconnu de Mirbeau sur Clemenceau », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 21, 2014, pp. 148-159. Ce qui est étrange, c’est qu’on ne connaît que le texte manuscrit de
cet article et que nous ignorons où il a paru, sans doute vers le 10 ou 15 janvier 1898, et même s’il a
effectivement été publié dans un organe de presse.
XE "DreyfusAlfred" Mirbeau écrira à Paul Hervieu, le 2 novembre 1901 : « Je suis allé hier à une répétition
de Clemenceau. C’est bien ennuyeux, bien peu dramatisé ! Un lyrisme commun et vieillot. Je suis désolé de cela
pour le pauvre homme » (Correspondance générale, tome III, p. 809).
27 Dans ses Souvenirs sans regret, publiés en feuilleton dans L’Aurore, Ernest Vaughan écrira, le 16 avril 1901,
à propos du lancement du quotidien dreyfusiste : « Octave Mirbeau, avec qui j’avais eu, chez Clemenceau,
plusieurs entrevues, était des nôtres. »
28 En septembre 1905, alors qu’il sera sollicité par Bunau-Varilla pour collaborer au Matin, il écrira à son ami
Jules Huret ; « Je ne pense pas que Bunau et même Varilla consentent à me prendre, surtout au prix où je mets
ma collaboration à un journal. C’est gratuit, ou c’est très cher. » Nous ne pouvons donc exclure que ses articles
de L’Aurore , comme plus tard ceux de L’Humanité de Jaurès, en 1904, aient été « gratuits ».
de dénoncer les turpitudes, les abus de pouvoir, les dénis de justice et les forfaitures en tous
genres, et dont il tourne en dérision les divers représentants, histoire de les réduire à leur
minimum de malfaisance. De son côté, Clemenceau y mène aussi bataille, mais
quotidiennement, et recueillera sa première série d’articles – il y en aura 666 en tout ! – dans
un volume intitulé L’Iniquité29, dont Mirbeau rendra élogieusement compte dans L’Aurore du
2 février 189930 : « Ce mot, terrible, et suprême, proscripteur et homicide, restera comme une
flétrissure éternelle sur la mémoire de ceux qui commirent l’iniquité initiale – les moins
coupables ; sur la mémoire de ceux, plus odieux, qui la défendirent ; sur la mémoire à jamais
déshonorée de ceux-là qui, après des tentatives de réparation hypocrite, par calcul imbécile,
par lâcheté, espèrent aujourd’hui, comme Lebret et Dupuy, la consommer, pour toujours. Il
n’épargnera pas, non plus, tout un peuple affolé et perverti, qui, pouvant tout empêcher, a
laissé tout faire, et , une fois de plus, se sera rendu complice de son propre égorgement. Il faut
lire ce livre ; il faut le relire ; il faut se pénétrer de lui. C’est plus que de la polémique, c’est de
l’histoire, de la forte, grande et tragique histoire. […] Bien qu’écrit au jour le jour, selon
l’accident de l’heure, et le coup de théâtre de la journée, il a, par la pensée directrice qui
l’anime, par l’esprit philosophique qui en relie, l’une à l’autre, les feuilles éparses, il a une
valeur d’unité, une ampleur de synthèse qui étonne, qui passionne et qu’on admire. […] Le
livre de Clemenceau, c’est l’œuvre, déjà ; l’œuvre qui évoque, explique et juge. De tout ce qui
fut publié sur l’Affaire, et sur les questions vitales qui s’y rattachent ou qui la dominent, deux
livres gardent, déjà, sitôt parus, un air de postérité : Les Preuves, de Jaurès31, L’Iniquité de
Georges Clemenceau. »
Après le procès de Rennes et la grâce accordée à Alfred Dreyfus, Clemenceau et
Mirbeau n’adoptent pas la même position : l’un est résolument hostile à la grâce pour des
raisons politiques (il juge qu’un innocent ne saurait accepter une grâce sous peine de se
reconnaître coupable et de se priver de toute possibilité de recours), et il ne manifeste guère
d’empathie pour le capitaine et ses souffrances ; l’autre, au contraire, en comprend l’absolue
nécessité pour des raisons humaines, comme Jaurès, et, de surcroît, découvre en Dreyfus, non
un vulgaire sabreur, mais un homme cultivé, très courageux et parfaitement digne d’estime,
auquel il restera fidèle. Lorsque Dreyfus sera réintégré dans l’armée sans que ses années de
bagne soient prises en compte pour le calcul de son ancienneté, Mirbeau approuvera sa
décision de quitter la grande muette : « J'aurais bien voulu vous voir, pour vous dire toute ma
sympathie profonde, et encore mon indignation de la lâcheté dont on a fait preuve envers
vous32. Je suis content que vous ayez définitivement quitté l'armée 33. Mais je me reporte aux
heures de lutte, et c'est avec un sentiment de la plus amère tristesse, que je vois qu'il ne reste
plus guère que des reniements de tout ce qui avait jadis passionné nos âmes et exalté nos
esprits34. » Au premier rang de ces dreyfusards coupables de s’être reniés : Clemenceau, qui a
29 L’exemplaire de Mirbeau, qui comporte un envoi autographe de l’auteur, est un des vingt-cinq imprimés sur
papier de Hollande (catalogue cité, n° 214). Il en ira de même des quatre volumes suivants de la série, ainsi que
des autres œuvres publiées par Clemenceau jusqu’en 1911.
30 Article recueilli dans L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1994, pp. 229-233.
31 Dans ce volume, paru le 11 octobre 1898, Jean Jaurès reprenait ses articles publiés à partir du 10 août
précédent dans La Petite République.
32 Le ministre de la Guerre, Étienne, aurait aimé faire voter une loi nommant Dreyfus lieutenant-colonel ; il
avait dû y renoncer à cause de l'opposition de certains ministres du cabinet Sarrien. Son successeur, Georges
Picquart, qui, lui, avait bénéficié d'une loi plus généreuse et avait été promu général de division le 28 septembre
1906, s'est opposé, avec le soutien de Clemenceau, président du Conseil, à cette promotion.
33 Écœuré par l'attitude de Picquart et de Clemenceau, Dreyfus avait demandé sa mise à la retraite et avait quitté
l'armée le 25 août 1907. N'ayant pas assez d'ancienneté comme chef d'escadron, il n'eut droit qu'à une retraite de
capitaine...
34 Lettre d’Octave Mirbeau à Alfred Dreyfus du 1er octobre 1907 (Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 177-
178).
repris sa carrière politique, a été élu sénateur du Var en avril 1902, puis ministre de l’Intérieur,
en mars 1906, et qui, à partir du 25 octobre 1906, va présider, pendant près de trois ans, le
conseil des ministres… L’exercice du pouvoir et les « reniements » qu’il entraîne ne
pouvaient qu’éloigner les deux amis.
Avant d’en finir avec l’Affaire, une anecdote plaisante, mais révélatrice, relative à
Francis de Croisset, qui se situe sans doute en juin 1898 et que Mirbeau racontera ainsi à son
ami Georges Bourdon en janvier 1902 : « Le livre de vers du jeune Croisset s’intitule Les
Nuits de quinze ans. Je l’ai préfacé, voici dans quelles circonstances. Un matin mon
domestique m’apporte la carte de M. de Croisset. Je n’avais jamais entendu prononcer ce
nom. Je refuse de recevoir M. de Croisset. Car je travaillais. M. de Croisset insiste. Il me fait
dire qu’il a une lettre de M. Clemenceau à me remettre en mains propres. Je le reçois. Entre
un petit jeune homme imberbe, d’une assurance extraordinaire. Il me remet, en effet, une
lettre de Clemenceau, laquelle est conçue en ces termes : / “Cher ami, / Je vous envoie M. de
Croisset. Il a quelque chose à vous demander. Traitez-le comme si c’était mon fils.” /
Diable ! Je ne voulais rien refuser à Clemenceau que j’aime infiniment. / Mais le jeune
homme me demande une préface pour son volume de vers. Je la lui promets. Je la fais. /
Quelques jours plus tard, je revois Clemenceau et lui demande des détails sur le jeune
homme qu’il aimait comme un fils. / – “Ma foi, je ne le connais pas, me dit Clemenceau ; il
est venu chez moi avec une recommandation de son oncle, que je connais un peu, et comme
il m’assommait, je m’en suis délivré en vous l’envoyant.” / Et Clemenceau se mit à rire. / –
– Vous auriez pu l’envoyer à un autre, lui dis-je. / – C’est vrai ! Mais vous étiez mon voisin.
Et puis, il voulait vous voir. Je me suis dit : Mirbeau s’en débarrassera en l’envoyant à un
autre35... » C’est donc uniquement par amitié pour son frère spirituel que, en pleine affaire
Dreyfus, le dreyfusard Mirbeau a rempli ce qu’il croyait être un devoir et une bonne action.
Il s’en est mordu les doigts quand il a compris qu’il avait été roulé par un arriviste aux dents
longues.
L’exercice du pouvoir
Mirbeau a perdu rapidement ses illusions sur Clemenceau, dont l’évolution politique,
les reniements et les coupables compromissions avec l’ordre en place, qu’il maintient au prix
fort, le déçoivent d’autant plus profondément qu’il continue d’admirer son intelligence et sa
volonté. Au point qu’en mai 1909 il en arrivera à placer les (maigres) espérances qui lui
restent sur Aristide Briand… lequel le décevra pareillement deux ans plus tard !
« Nous vivons toujours sous Louis XIV !... Au milieu de cette incohérence, de cette
gabegie, de cette corruption, de cette pourriture bourgeoise, de cette veulerie universelle, voici
que, tout à coup – ils ne les avaient jamais entendus – se sont fait entendre, des profondeurs
du prolétariat, des cris, des clameurs... Des faces pâles réclamaient leur place au soleil. Elles
étaient menaçantes : on les savait résolues, elles furent trahies par ceux-là même qui devaient
les défendre. Mais, un moment, le gouvernement et la bourgeoisie radical-socialiste ont
tremblé de la peur que la société qu'ils dirigent, et dont ils sont les seuls profiteurs, ne fût
submergée... Ils se sont remis vite, et les cris se sont tus, et les faces pâles sont rentrées sous
terre, en grondant ! C'est un regret. On croit que c'est fini, ça n'a même pas commencé. Le
point d'interrogation que les travailleurs ont dressé, du fond de leurs misères, de leurs
révoltes, de leurs imprescriptibles droits humains, demeure, et demain, peut-être, il rayonnera
sur le monde. / Fier de son triomphe policier, le gouvernement [Clemenceau] s'imagine qu'en
révoquant, en suspendant, en emprisonnant, il constate sa victoire et qu'il sauve à jamais cette
autorité menacée, un moment... Il prépare une chute plus lourdement mortelle. M.
Clemenceau, qui est, pourtant, un homme très intelligent, et, par bien des côtés, un grand
36 Octave Mirbeau, « Paysage politique », in La Vie intellectuelle, Bruxelles, t. IV, n° 12, 15 novembre 1909.
Traduction de l’article paru dans un quotidien viennois, Die Zeit, le 30 mai précédent, et passé sous silence dans
la presse française.
37 Jean-Yves Mollier, La plus longue des républiques (1870-1940), Fayard, 1994, p. 382.
38 Correspondance Octave Mirbeau – Jules Huret, Éditions du Lérot, 2009, pp. 186-187.
la conduite actuelle de Clemenceau. Je trouve que cette politique de clémence est bien plus
belle et bien plus utile que l'autre, de violence. Et cela ne m'étonne pas, dirait Victor Hugo, car
dans Clemenceau, il y a clémence39. » Reste que son article « Paysage politique » de mai
1909, déjç cité, ne comportera, rétrospectivement, aucune circonstance atténuante : là où il
aurait fallu un souffle puissant et une volonté de fer pour avancer sur la voie du progrès social
et de l'accroissement des libertés individuelles et collectives, Clemenceau n'a donné, selon lui,
que le piètre exemple d'un politicien exclusivement soucieux de « durer », en maintenant un
ordre inique par tous les moyens policiers et répressifs à sa disposition. Entre l'homme qui, au
lendemain du massacre de Fourmies, avait fait entendre à la Chambre « un cri de pitié
humaine », et que Mirbeau applaudissait, en 1895, d'avoir abandonné « la politique active »,
« pour entrer dans la vraie et féconde bataille des idées, c'est-à-dire dans la pleine conscience
de son devoir », et le président du Conseil devenu « le premier flic de France », et fier de
l'être, il y a visiblement solution de continuité. Et les raisons mêmes qui avaient poussé jadis
notre don Quichotte à admirer et à aimer Clemenceau ne pouvaient que l'inciter à le rejeter
avec une violence proportionnelle à l'immensité de sa déception.
Néanmoins, chose curieuse, en dépit de ces graves divergences éthiques et politiques,
qui distendent inévitablement leurs relations40, « les lettres de Mirbeau, comme le note Sonia
Anton, révèlent que l’amitié qu’il porte à Clemenceau résiste au pragmatisme et aux
compromissions politiques de l’homme d’État41 ». C’est ainsi qu’en 1907 Mirbeau lui accorde
son parrainage lorsque Clemenceau demande à entrer à la Société des Gens de Lettres, forme
de .consécration de ses ambitions littéraires, entérinée par l’écrivain le plus prestigieux de
l’époque42. De même, lorsque commence le premier acte de la bataille du Foyer, Mirbeau
compte bien sur son ami Clemenceau, à qui il lit sa pièce le 27 juillet 1906, pour ramener à de
meilleurs sentiments l’administrateur de la Comédie-Française, Jules Claretie, qui, épouvanté
par ses audaces, vient de la refuser, malgré le triomphe retentissant de Les affaires sont les
affaires. Le 30 juillet, alors que Clemenceau s’apprête à recevoir l’administrateur, Mirbeau lui
précise les enjeux de la bataille qui s’engage : « Vous allez voir Claretie aujourd’hui, et je
voudrais bien que vous lui parliez de ce ton ferme que vous avez et qui n’admet pas de
réplique. Claretie vous opposera les dangers de la pièce. Je vous assure que ce n’est pas du
tout ce qui le préoccupe. Une seule et unique raison à son refus : le désir d’être agréable à
l’Académie, où il travaille pour succéder, comme secrétaire perpétuel, à Boissier, dont il
escompte la mort prochaine et, au cas où il ne jugerait pas suffisante la compensation qu’il
réclame. Il a communiqué la pièce à Halévy, à Haussonville, et, m’assure-t-on, à Melchior de
Voguë ; ces trois bonzes ont été unanimes à souhaiter qu’il la refusât. Est-ce que le Théâtre-
Français est à la merci de l’Académie ? […] Je ne vous parle pas de ma reconnaissance. C’est
un mot bête. Vous savez que vous avez en moi un ami fidèle, passionné de vos efforts et de
vos luttes, et que cette amitié est indestructible. Parce que vous, quand on vous aime, c’est
pour toujours43 ? »
39 Lettre d’Octave Mirbeau à Gustave Geffroy du 25 juin 1907 Archives de l'Académie Goncourt, Nancy.
40 Il conviendrait d’ajouter l’opposition irréductible de Mirbeau à la peine de mort, qui a pourtant été rétablie,
par un vote de la Chambre, le 8 décembre 1908, et quadruplement mise en œuvre, le 11 janvier suivant, à
Béthune, sous le gouvernement du pourtant abolitionniste Clemenceau. La lettre indignée de Mirbeau a éré lue le
11 février 1909, devant 2 000 personnes, lors d’un meeting de protestation, dans la salle des Sociétés savantes,
41 Sonia Anton, « Les relations entre Mirbeau et Clemenceau au miroir de leur correspondance », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 18, 2011, p. 142.
42 Clemenceau a été admis le 7 octobre 1907 comme simple adhérent de la S.G.D.L. Pour qu’il devienne
sociétaire, il lui fallait un rapport favorable, dont est chargé Maurice Leblanc, et deux parrains : Mirbeau et
Anatole France. Voir le dossier Clemenceau de la S.G.D.L., Archives Nationales, 454 AP 86.
* * *
44 Lettre d’Octave Mirbeau à un auteur dramatique, vers le 20-25 mars 1908 (collection ïerre Michel).
45 Lettre d’Octave Mirbeau à Albert Carré de la fin novembre 1908 (collection Pierre Michel). Il est toutefois à
noter que, lorsque le maire d’Angers fera interdire la représentation du Foyer, en février 1909, le préfet cassera
l’arrêté du maire, sans doute sur instruction monistérielle.
46 Lettre d’Octave Mirbeau à Albert Carré de la fin mai 1908 (collection Pierre Michel).
47 Lettre d’Octave Mirbeau à Louis Barthou, du 5 décembre 1908 (catalogue Thomas Vincent, février 2014, n°
367).
48 Lettre d’Octave Mirbeau à Albert Carré de la fin octobre 1908 (ancienne collection Robert Didier).
49 La seule expression publique est l’article paru en allemand dans Die Zeit, le 30 mars 1909, auquel la presse
française ne fera aucune allusion..
Foyer, histoire d’apaiser les craintes du timoré Claretie, le dramaturge sollicite l’imprimatur
de son ami pour une phrase de sa pièce peu gratifiante pour un fictif président du Conseil :
« Ai-je besoin de vous dire, mon cher ami, que je vous aime de tout mon cœur 50, et, même
quand nous ne sommes pas d’accord, que je vous admire, comme le grand homme d’État que
vous êtes51. » Même gravement déçu et indigné, Mirbeau ne ramènera jamais Clemenceau au
rang de ces « insectes parlementaires » et « odieux imbéciles » qui déshonorent la Chambre.
Pierre MICHEL
50 En novembre 1907, Mirbeau a offert à Clemenceau un exemplaire complet de La 628-E8 agrémenté d’un bel
envoi : « À Georges Clemenceau / avec tout mon cœur d’ami / Octave Mirbeau ».
51 Lettre d’Octave Mirbeau à Georges Clemenceau du 27 février 1908 (Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 15060, f.
260).