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MIRBEAU ET CLEMENCEAU

UNE AMITIÉ PARADOXALE

La longue amitié entre le libertaire et iconoclaste Octave Mirbeau, contempteur des


mœurs politiciennes et des institutions républicaines, dont il souhaite carrément
l’effondrement, et Georges Clemenceau, qui a été l’une des plus éminentes incarnations des
unes et le plus fervent défenseur des autres, n’a rien d’évident et ne manque pas de
surprendre quelque peu, au premier abord. Entre l’anarchiste qui ne s’effrayait pas d’un
Ravachol et voyait en lui « le coup de tonnerre auquel succède la joie du soleil et du ciel
apaisés1 », et le futur « premier flic de France » et « Père la Victoire », n’y aurait-il pas un
infranchissable abîme ? Et pourtant, indéniablement, cette amitié fut, et, solidement forgée
pendant l’Affaire, elle dura une bonne quinzaine d’années. Comment l’expliquer ? Nous
laisserons aux spécialistes de l’homme d’État le soin d’y répondre de son point de vue. Je me
contenterai d’envisager celui de l’écrivain.
C’est d’abord par le truchement de Gustave Geffroy, collaborateur de Clemenceau à
La Justice, et complice de Mirbeau dans le culte commun rendu aux deux grands dieux de
leur cœur, Claude Monet et Auguste Rodin, que le rapprochement a pu s’opérer entre les
deux hommes : il a été leur go-between. Premier contact en mars 1891 : sans doute sur la
suggestion de son ami, Mirbeau intervient auprès de Clemenceau en faveur de Paul Gauguin,
auquel le critique vient de consacrer deux articles dans Le Figaro et L’Écho de Paris, et qui
souhaite obtenir un ordre de mission afin d’obtenir une réduction sur le prix du bateau pour
Tahiti. La demande de Gauguin est datée du 15 mars, et Clemenceau est intervenu dès le 18
mars. Deux mois plus tard, le 11 mai 1891, après avoir pris connaissance du discours de
Clemenceau prononcé le 8 mai à la Chambre, une semaine après le massacre de Fourmies 2,
Mirbeau écrit à Geffroy : « C'est vous qui m'avez envoyé le discours de M. Clemenceau,
n'est-ce pas ? Je l'ai lu, et j'en ai été‚ très remué. Il est très beau. À sa netteté habituelle,
Clemenceau a mêlé‚ cette fois, une émotion triste, que j'ai trouvée très éloquente. Non,
vraiment cet homme me passionne après m'avoir jadis, quelquefois, déconcerté ! Il
m'enchante aujourd'hui, car c'est vraiment un homme. Il y a en lui des choses qu'il est le seul
à avoir, dans cette chambre d'odieux imbéciles, et qui feront explosion magnifiquement, un
de ces jours. Cela, je le sens, j'en suis sûr. Et ce sont les événements – qui approchent – qui
allumeront la mèche. / J'ai senti, dans son discours, le découragement dont nous parlions
l'autre jour et la certitude, si triste, de l'impossibilité des rêves sociaux. Oui, c'est vrai ! Mais
quoi, on ne sait pas ! Il y a peut-être une solution à laquelle nous ne pensons pas, et qui
surgira dans l'avenir. Et puis, qu'importe ! Il faut gueuler ! Il faut agir ! Il faut dire la vérité
aux coquins ! / Je voudrais faire un portrait de Clemenceau : je sens que je puis le faire bien,
mais il faudrait que je vous voie, et que je le voie aussi. Je voudrais faire, vous comprenez,
quelque chose qui dépasse l'article de journal. Il me semble que je le puis. Vous m'avez
presque promis de l'amener aux Damps. Ce serait admirable. D'ailleurs, en dehors de tout
article, j'ai des choses à lui dire. / Oui, mon cher Geffroy, penser qu'après un discours pareil,
après une voix adjuvante comme celle-là, il n'a pu remuer le cœur de ces drôles, n'est-ce pas
une chose effrayante ? Et pourtant, c'est la première fois qu'on entend une voix humaine,
dans une assemblée politique3. »

1 Octave Mirbeau, « Ravachol », L'Endehors, 1er mai 1892.


2 Clemenceau y prophétisait un vigoureux mouvement du prolétariat, demandait l’amnistie pour les grévistes et
les manifestants arrêtés, et il concluait en réclamant « la justice, l’apaisement et l’oubli ».
3 Lettre d’Octave Mirbeau à Gustave Geffroy (Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2005, tome II, p.
402).
Cette lettre est très révélatrice de ce qui a attiré Mirbeau vers un politicien bien
différent de ses congénères, en dépit de ses réticences initiales. Deux choses en effet, dans le
parcours de Clemenceau, ont dû lui paraître déconcertantes D’abord, sa participation décisive
à la chute du ministère Jules Ferry, le 30 mars 1885, alors que Clemenceau n’avait aucun
désaccord de fond et aucune politique de rechange à proposer. Ensuite et surtout, son soutien
au général Boulanger, au début du mouvement boulangiste, avant qu’il n’en découvre le
danger pour la République, en même temps que les limites du personnage, qui, selon ses
propres paroles démystificatrices, mourra comme il a vécu : « en sous-lieutenant ».
Ce qui lui a permis de dépasser ces réticences, ce sont, à l’en croire, deux éléments
majeurs. En premier lieu, Clemenceau, comme Mirbeau, sent bien qu’une explosion sociale
se prépare, face à laquelle il réagit en « homme », doté de sensibilité et solidaire des sans-voix
et des victimes, et non comme un de ces « odieux imbéciles » qui peuplent la Chambre et ne
se soucient que de leurs prébendes4. Ensuite, en bon matérialiste, Mirbeau ne croit pas plus
que son futur nouvel ami à aucun de ces « rêves sociaux », qui ne sont que de consolantes
illusions, mais sans que cela l’empêche pour autant de se battre contre l’injustice et le
mensonge, comme s’il y avait « une solution » susceptible de « surgir dans l’avenir ». Au
pessimisme de la raison, tous deux semblent bien opposer l’optimisme de la volonté. Aussi
voit-il en Clemenceau un « frère spirituel », dont il est prêt à tracer « un portrait » et auquel il
offre sa « sympathie entière, profonde et douloureuse », bien qu’ils n’aient pas « le même
idéal social », comme il le lui écrit en décembre 18925.
Les mois qui suivent voient les deux amis renforcer leurs liens à la faveur de deux
événements qui achèvent de dégoûter Mirbeau du monde des politiciens.
- D’abord, la campagne de calomnies lancée contre Clemenceau, à l’occasion du
scandale de Panama, où, sur la base d’un faux concocté par Norton, il s’est fait accuser par le
nationaliste Millevoye d’être stipendié par l’Angleterre. Campagne où, écrira Mirbeau deux
ans plus tard, « tant de courage ne put venir à bout de tant de haine lâche, où toutes les
sottises, et toutes les rancunes, et toutes les basses ambitions provinciales, conduites par
toutes les calomnies parisiennes, triomphèrent enfin de l’homme redouté devant l’éloquence
et la supériorité intellectuelle de qui tremblaient tous ces pauvres insectes parlementaires 6 ».
Mirbeau s’est alors amusé à tourner en dérision ces accusations grotesques dans une
chronique intitulée ironiquement « Sur le seuil du mystère » et parue dans L’Echo de Paris
daté du 27 juin 1893 : dans une interview imaginaire du journaliste accusateur de La Cocarde,
Édouard Ducret, « figure énigmatique » et « insondable intelligence » nimbée de lumière
comme les saints, il lui fait dire que Clemenceau a volé les tours de Notre-Dame de Paris
grâce à un « mécanisme » ingénieux fourni par ce « lascar » de Cornelius Herz, et avouer que
lui-même prépare l’enlèvement, par ses « agents », du Kaiser, du roi d’Italie et de l’empereur
d’Autriche, afin de les donner « à la Russie », qui en « fera ce qu’elle voudra »…
4 En 1909, Mirbeau n’aura pas changé d’avis sur le parlement : « Nous avons un parlement, un parlement
avec une majorité de radicaux et radicaux-socialistes, braves gens, pleins d'honneurs et d'autorité, dont
nous avons augmenté les gages, presque doublé les gages... pour qu'ils travaillent – n'est-ce pas de leur
métier ? – à notre bonheur ? Nullement ! Pour qu'ils donnent au gouvernement, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise,
qu'il dise blanc, qu'il dise noir, une confiance aveugle et grassement rétribuée. Le parlement est haï, méprisé. Il ne
fait rien que des sottises et des énormités. […] Tout problème social, toute solution économique, tout intérêt
public, il les ramène et les subordonne à cette question dominante : une question électorale » (« Paysage politique »,
in La Vie intellectuelle, Bruxelles, t. IV, n° 12, 15 novembre 1909).
5 Correspondance générale, tome II, p. 694. Cette divergence en matière d’« idéal social » lui avait inspiré, un
an plus tôt, avant sa première rencontre avec Clemenceau, ces lignes symptomatiques, dans une lettre de
novembre 1891 au compagnon Camille Pissarro, où il souhaitait une « révolution, mais complète » : « Un peuple
qui accepte pour le diriger, des Napoléon, des Thiers, des Broglie, des Constans, des Clemenceau, des Guesde,
ne peut vibrer aux joies pures de l’art » (ibid., p. 484). La fréquentation de l’homme Clemenceau le fera
rapidement changer d’avis.
6 Octave Mirbeau, « Clemenceau, Le Journal, 11 mars 1895.
- Puis la défaite électorale de Clemenceau dans le Var, le 3 septembre 1893, au terme
d’une campagne difficile qui faisait « peur7 » à Mirbeau pour son ami, achève de le renforcer
dans son rejet de cette duperie que sont les élections 8. Cinq jours plus tard, il écrit à Geffroy :
« Le discours de Salernes9 est une beauté ! Et c’est plus que de l’éloquence, car c’est de
l’humanité ! Je suis dans l’admiration de Clemenceau. Un pareil ressort, un si grand courage,
une intelligence si profonde ! Et tout cela, pour que l’abominable suffrage universel vienne
vomir dessus ! Cette élection est une honte, car elle est vraiment, la revanche du ventre contre
le cerveau10 ! » Quelques semaines plus tard, sans doute le 16 octobre, Mirbeau reçoit
Clemenceau et Geffroy au Clos Saint-Blaise, à Carrières-sous-Poissy 11. Alors qu’il s’attendait
à le trouver « un peu découragé de l’inutilité de tant de beaux et vaillants efforts », il eut « la
joie de n’apercevoir sur son énergique visage et dans son regard résolu pas une ombre de
dégoût, pas un signe d’abattement ». Grâce à « un violent rétablissement sur soi-même »,
Clemenceau réussissait à ne plus penser « à l’ingratitude humaine » : « Il nous enchanta,
durant cette après-midi, de causeries intimes et charmantes, de la merveilleuse lucidité de son
esprit si grandement ouvert à toutes les compréhensions, à toutes les beautés de l’art, de la
philosophie et de la vie12. » Cette ouverture de Clemenceau aux « beautés de l’art » va
parachever le rapprochement avec le chantre attitré de Monet et de Rodin : il va en effet, et ce
jusqu’à la fin de sa vie, soutenir mordicus Claude Monet, auquel il consacre un article
dithyrambique sur les Cathédrale de Rouen13, et, dès novembre 1894, il seconde Mirbeau dans
son soutien à Auguste Rodin aux prises avec la Société des Gens de Lettres, à propos de son
Balzac. Lors de la rencontre historique enre Cézanne et Rodin, chez Monet, à Giverny, le 28
novembre 1894, Clemenceau est présent aux cotés de Mirbeau et de Geffroy, qui en fera le
récit. À la même époque, il demande à rencontrer Stéphane Mallarmé chez « notre ami
Mirbeau », lequel écrit au poète, le 18 novembre 1894 : « C’est un homme que j’aime
infiniment, et que vous aimerez aussi, et qui vous aimera. Chaque fois que je l’ai vu, il m’a
parlé de vous dans des termes qui m’ont ravi 14 ». Il participe aussi aux banquets en hommage
à Goncourt et à Puvis de Chavannes, scellant ainsi symboliquement son entrée dans le monde
des artistes et écrivains hostiles à l’académisme. En lui présentant ses vœux de nouvel an,
Mirbeau lui écrit chaleureusement, en janvier 1895 : « Merci de vos bons souhaits. Si ceux
que je forme pour vous pouvaient se réaliser, vous seriez l’homme le plus heureux de la terre,
et je vous aurais délivré, en un instant, de tous vos tracas. Hélas ! je ne puis que mon amitié,
mais elle est chaude et fidèle15. »
7 « J’ai peur pour Clemenceau », écrit-il à Geffroy le 28 août 1893 (Correspondance générale, tome II, p. 785).
8 Ce qui est particulièrement choquant, en l’occurrence, c’est que, à cause des calomnies de L’Anticlemenciste,
les voix du candidat socialiste du premier tour se sont reportées, au deuxième tour, sur le candidat de droite, qui
l’a emporté par 9 503 voix contre 8 610 à Clemenceau.
9 Gustave Geffroy écrira que ce discours prononcé le 8 août 1893, à Salernes, dans le Var, est « une œuvre qui
restera parmi les chefs-d’œuvre de l’éloquence de tous les temps. C’est l’homme qui a trop souvent et trop
longtemps dédaigné toutes les attaques qui montre à nu sa vie, son intelligence, son cœur, en cette page
poignante qui est à la fois un testament et un réquisitoire » (Gustave Geffroy, Clemenceau, Crès, p. 51).
10 Correspondance générale, tome II, p. 789.
11 Dans sa lettre d’invitation, Mirbeau écrit : « Ce qui me plaira à moi, ce sera de cimenter une belle amitié avec
quelqu’un pour qui je sens des liens fraternels » (Correspondance générale, tome II, p. 794). Quelques jours plus
tard, il écrit à son confident Paul Hervieu : « C’est un homme dont la tête est pleine d’idées très imprévues et qui
met beaucoup de pittoresque à les exprimer. […] Et il est aimable. Sa très grande intelligence n’a rien de
dogmatique. On s’étonne, en l’écoutant, que cet homme n’ait pu être député » (ibid., p. 799-800).
12 « Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895.
13 Dans La Justice du 20 mai 1895.
14 Correspondance générale, tome II, p. 910.
15 Correspondance générale, tome III, p. 36. Même amicale chaleur dans un petit mot de condoléances, à
l’occasion de la mort du père de Clemenceau, en janvier 1897 : « Vous êtes de la race de ceux qui aiment, et par
conséquent de ceux qui souffrent » (ibid., p. 319.
Dès lors, Mirbeau se persuade qu’un homme de la trempe et de l’ouverture d’esprit de
Clemenceau ne retombera plus jamais dans les travers politiciens, dont il le suppose dégoûté à
jamais, et que, affranchi de tout souci de carrière politique, il va pouvoir se consacrer à la
littérature et devenir un écrivain-artiste à part entière, comme il croit en avoir la confirmation
quand paraît son recueil d’articles, La Mêlée sociale, en mars 189516 : « Nous avions compris
que cet échec apparent n’était, au fond, qu’une délivrance, qu’il aboutissait à quelque chose
de beau, et que, si nous perdions un député, nous gagnions un admirable écrivain. L’écrivain
de La Mêlée sociale et de tous les autres volumes qui vont suivre. » Tout en se réjouissant de
voir Clemenceau « sortir de la politique active », Mirbeau rappelle qu’il a été le seul, au
lendemain de Fourmies, à faire entendre à la Chambre « un cri de pitié humaine ». En dépit du
caractère disparate du recueil, il n’en décèle pas moins « une admirable unité de pensée dans
une diversité de sujets qui, tous, touchent aux plus intéressants problèmes de la vie sociale ».
Et il y voit une « œuvre maîtresse, forgée de nobles pensées et fleurie de beauté artiste », où
« tout lui est prétexte à philosopher » : « Il connaît la signification des choses, et leur
fatalisme dans la nature terrible et belle, la destinée des êtres, en proie au mal de l’universel
massacre. Il sait de combien de morts accumulées est faite l’herbe qu’il foule, la fleur qu’il
respire, de combien d’injustices, de violences et de rapts sanglants, la douleur humaine, dont
il compte le martyrologe, qui ne cessera, hélas ! qu’avec l’univers17 ».
À ces convergences esthétiques, sur Monet et Rodin, et philosophiques, sur « la loi du
meurtre » et l’inhumaine condition, il conviendrait d’ajouter le rapprochement politique plus
étonnant, rappelé par Sylvie Brodziak, entre l’écrivain libertaire et le politicien républicain,
devant la réaction de la bourgeoisie apeurée face aux activistes, à l’ère des attentats et des lois
répressives, aussitôt qualifiées de « scélérates » : d’abord, à l’occasion des ennuis subis par
Jean Grave, lors de la réédition de La Société mourante et l’anarchie, préfacé par Mirbeau, en
1893 ; puis, l’année suivante, lorsque d’autres intellectuels anarchistes ont été inquiétés à leur
tour et inculpés, lors du Procès des Trente : « Dans La Justice, le 9 août 1894, il manifeste
haut et fort son dégoût pour les lois scélérates et son estime pour le groupe des intellectuels,
dits “malfaiteurs associés”, dont fait partie Mirbeau18 ».

Les Mauvais bergers

Dès lors, nombreuses vont être les rencontres amicales et chaleureuses, entre les deux
« frères spirituels19 ». Ce qui achève de les rapprocher, fin 1897, c’est la représentation de la
tragédie prolétarienne de Mirbeau, Les Mauvais bergers, et leur engagement concomitant
dans l’affaire Dreyfus.
Deux articles dithyrambiques de Clemenceau sur l’œuvre de son ami paraissent
successivement dans L’Aurore, le 19 décembre 1897, et dans La Dépêche, le 25 décembre.
Revendiquant « la vertu émancipatrice et subversive de la scène20 », il ne peut que saluer la
réussite du nouveau dramaturge : « Qu’est-ce donc qui nous étreint dans la simple et forte
tragédie de Mirbeau, sinon la conscience que les horreurs dont la scène nous fait témoins ne
sont rien que de la réalité vivante ? […] Qu’est-ce autre chose que la vie, cette implacable
bataille des exaspérations humaines aveuglément entrechoquées ? » Il est très sensible au

16 L’exemplaire de Mirbeau vendu en 1919 comportait quatre lettres autographes de Cmemenceau, dont le texte
n’est malheureusement pas reproduit dans le catalogue de la vente des 24 et 28 mars 1919 (n° 211).
17 Octave Mirbeau, « Clemenceau », Le Journal, 11 mars 1895.
18 Sylvie Brodziak, « Georges Clemenceau et Les Mauvais bergers », Cahiers Octave Mirbeau, n° 22, 2015, p.
37.
19 L’expression est de Mirbeau, dans une lettre à Gustave Geffroy de janvier 1898 ( Correspondance générale,
tome III, p. 384).
20 Sylvie Brodziak, art. cit., p. 38.
tragique de la fatalité à l’œuvre : à la fin de l’acte III, « la Némésis est en route, et le clairon
qui retentit tout à coup annonce que la fatalité doit achever son cours ». Puis, après avoir
présenté les péripéties, il conclut : « Tel est le drame : toute la question sociale elle-même,
dramatisée, d’un art si complet, si puissant, que l’auteur s’efface et qu’on ne veut plus rien
que les personnages de la vie. […] L’art est si grand qu’il semble qu’il n’y ait point d’art » –
formule comparable à celles qu’utilise Mirbeau à propos des toiles de leur commun ami
Claude Monet. C’est grâce à cette « abolition de la frontière entre représentation et réel 21 » que
pourra naître la prise de conscience des opprimés, condition première de leur révolte, idée
développée une semaine plus tard dans l’article de La Dépêche, où Clemenceau mettra en
lumière « le rôle pédagogique de l’émotion » et « la fonction de l’empathie qui, loin de
tétaniser le public, façonne sa perception, l’éduque, engendre sa volonté 22 ». Enfin, à ceux qui
reprochent à Mirbeau de ne point conclure, Clemenceau répond : « Montrant la vie, il a
conclu comme elle, à la fécondité de la douleur ».
Lorsque la pièce paraîtra en volume chez Fasquelle, en mars 1898, en pleine affaire
Dreyfus, Clemenceau lui consacrera, à froid et avec le recul, un nouvel article de L’Aurore, le
20 mars 1898 : « Dans la réalité, ce drame, qu’on a dit brutal, est d’une action beaucoup plus
discrète et nuancée qu’il ne semble. Tout le premier acte, consacré à l’exposition de misère,
donne une gamme d’angoisse contenue dont l’effet, jusqu’au dernier jour, fut très grand. La
scène d’amour, où le cri de passion alterne avec le sanglot de souffrance, est à elle seule un
drame de vie poignante. Au second acte, les détracteurs les plus acharnés de Mirbeau ont dû
reconnaître que la scène du modèle, où la jeune artiste bourgeoise demande à la mère Cathiard
de feindre la douleur, est d’un grand effet de théâtre. » Puis il évoque certaines des critiques
faites à Mirbeau pour mieux les écarter : « A-t-on reproché à Mirbeau de nous avoir trop
facilement montré le bon ouvrier et le mauvais patron ? On ne pouvait pas, puisque Jean
Roule lui-même ne cache rien de ses déchéances, puisque l’industriel Hargand, par son
humanité même, est la première victime du conflit que la fatalité lui impose. L’auteur a-t-il
voulu nous enfermer dans l’obscurité d’un système ? Voyez chez le fils Hargand
l’impuissance du socialisme sentimental. A-t-on prétendu nous imposer l’admiration béate des
foules misérables ? La réunion publique en forêt, avec ses incohérences, ses mouvements de
passion désordonnée et ses brusques retours de sentimentalité, témoigne de l’unique souci du
vrai. »
Ces éloges dépourvus de toute réserve ne réduisent pas complètement l’écart politique.
Certes, Clemenceau admire sincèrement la pièce – que son auteur, pour sa part, finira par
renier ! –, parce que, selon lui, elle pose vraiment la question industrielle et révèle
l’inéluctable écrasement des prolétaires. Certes, il accorde lui aussi la priorité à l’éducation et
à la culture comme armes du combat contre l’injustice sociale. Mais il ne partage pas pour
autant le refus de l’action politique institutionnelle, alors que Jean Roule, le leader des
grévistes, qualifie les députés socialistes et radicaux de « mauvais bergers », tout juste
soucieux de récupérer les luttes ouvrières pour se faire réélire. Différente est également la
perception du dénouement : Clemenceau l’approuve, malgré son nihilisme, parce qu’il reflète
la réalité sociale – « “Supprimez le cinquième acte”, a crié quelqu’un. Supprimez-le donc,
vous-même de la vie » –, et aussi parce que, paradoxalement, il révèle l’inutilité de la
violence, qui ne peut qu’inciter les opprimés à chercher d’autres moyens d’action. Mais, pour
Mirbeau, quand il travaille à sa pièce, en pleine crise existentielle, conjugale et littéraire, ce
dénouement sanglant révèle bien l’inutilité de toute lutte23, et c’est justement ce que Jaurès

21 Sylvie Brodziak, art. cit., p. 38.


22 Sylvie Brodziak, art. cit., p. 40.
23 « L’autorité est impuissante ! La révolte est impuissante ! Il n’y a plus que la douleur qui pleure, dans un
coin, sur la terre, d’où l’espoir est parti. […] Le jour om les misérables n’auront plus l’Espérance, l’opium de
l’espérance, ce jour-là, c’est la destruction, c’est la mort ! » (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre
trouve « effarant ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que, en dépit des duthyrambes
clemencistes, la convergence n’est pas évidente24.

L’Affaire

Mais peu lui chaut, à Mirbeau, qui, en janvier 1898, consacre un élogieux compte
rendu à un roman de Clemenceau, Les plus forts25, qu’il juge probablement médiocre
littérairement26, comme, plus tard, Le Voile du bonheurXE "DreyfusAlfred" : au moment où l’affaire
Dreyfus atteint son paroxysme et où Mirbeau voit dans L’Aurore, dont Clemenceau est le
directeur politique, l’outil indispensable aux dreyfusards, encore si peu nombreux, l’heure est
au rassemblement de toutes les bonnes volontés, et des anarchistes tels que lui vont se
retrouver aux côtés de politiciens naguère vilipendés. Pour sa part, Mirbeau, qui est engagé
avec Le Journal, ne collabore pas tout de suite à L’Aurore, mais il fréquente presque
quotidiennement le siège du quotidien27 dans les mois qui suivent la publication de
« J’accuse », le 13 janvier 1898 ; en février, il accompagne tous les jours Zola à son procès,
où l’avocat Albert Clemenceau est secondé par son frère Georges ; en avril, il prend, avec ce
dernier, l’initiative d’un Livre d’Hommages des lettres françaises à Émile Zola, qui paraît le
19 juillet 1898. C’est peu après, le 2 août, qu’il entame sa collaboration à L’Aurore, dans des
conditions financières que nous ignorons. Mais vu l’impécuniosité chronique du journal,
d’une part, et, d’autre part, la générosité de Mirbeau, prêt à tous les sacrifices financiers pour
la cause de la Vérité et de la Justice (le 8 août 1898 il va, à Versailles, payer de sa poche les
7 555,25 francs de l’amende de Zola pour « J’accuse »), il est clair que la rémunération de sa
copie devait être faible, peut-être même nulle28.
Pendant un an, jusqu’au procès de Rennes d’août 1899, auquel il assiste de bout en
bout, Mirbeau fournit à L’Aurore une cinquantaine de chroniques, où son sens de la caricature
fait mouche à tous coups et sert efficacement son indignation et sa colère Il met sa puissance
de conviction au service d’un grand projet : réconcilier et rassembler les intellectuels et les
prolétaires, contre leurs ennemis communs : le nationalisme, le cléricalisme, le militarisme et
l’antisémitisme, et leurs complices de fait, les républicains dits « modérés », dont il ne cesse
1897).
24 Il en va de même dans le roman de Clemenceau Les plus forts, qui paraît en feuilleton, durant l’automne
1897, puis en volume, en janvier 1898. Pour le néo-romancier, dans la société moderne, ce sont toujours les plus
forts qui écrasent les plus faibles, comme le confirme, au même moment, l’affaire Dreyfus ; mais leurs victoires
d’aujourd’hui ne sont que momentanées et préludent à d’inéluctables revanches des plus faibles, à la faveur de
ces « terribles retournements » dont la vie est coutumière. Vision optimiste d’un avenir plus juste, qui est
totalement contraire à celle, nihiliste, que Mirbeau vient de donner, au cinquième acte des Mauvais bergers, où
triomphe la mort, sans qu’apparaisse le moindre espoir de germinations futures.
25 L’exemplaire offert à Mirbeau, l’un des 20 imprimés sur papier de Hollande, est dédicacé « à À Octave
Mirbeau, en affection fraternelle, Georges Clemenceau » (catalogue cité, n° 213).
26 Voir Pierre Michel et Jean-Claude Delauney, « Un article inconnu de Mirbeau sur Clemenceau », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 21, 2014, pp. 148-159. Ce qui est étrange, c’est qu’on ne connaît que le texte manuscrit de
cet article et que nous ignorons où il a paru, sans doute vers le 10 ou 15 janvier 1898, et même s’il a
effectivement été publié dans un organe de presse.
XE "DreyfusAlfred" Mirbeau écrira à Paul Hervieu, le 2 novembre 1901 : « Je suis allé hier à une répétition
de Clemenceau. C’est bien ennuyeux, bien peu dramatisé ! Un lyrisme commun et vieillot. Je suis désolé de cela
pour le pauvre homme » (Correspondance générale, tome III, p. 809).
27 Dans ses Souvenirs sans regret, publiés en feuilleton dans L’Aurore, Ernest Vaughan écrira, le 16 avril 1901,
à propos du lancement du quotidien dreyfusiste : « Octave Mirbeau, avec qui j’avais eu, chez Clemenceau,
plusieurs entrevues, était des nôtres. »
28 En septembre 1905, alors qu’il sera sollicité par Bunau-Varilla pour collaborer au Matin, il écrira à son ami
Jules Huret ; « Je ne pense pas que Bunau et même Varilla consentent à me prendre, surtout au prix où je mets
ma collaboration à un journal. C’est gratuit, ou c’est très cher. » Nous ne pouvons donc exclure que ses articles
de L’Aurore , comme plus tard ceux de L’Humanité de Jaurès, en 1904, aient été « gratuits ».
de dénoncer les turpitudes, les abus de pouvoir, les dénis de justice et les forfaitures en tous
genres, et dont il tourne en dérision les divers représentants, histoire de les réduire à leur
minimum de malfaisance. De son côté, Clemenceau y mène aussi bataille, mais
quotidiennement, et recueillera sa première série d’articles – il y en aura 666 en tout ! – dans
un volume intitulé L’Iniquité29, dont Mirbeau rendra élogieusement compte dans L’Aurore du
2 février 189930 : « Ce mot, terrible, et suprême, proscripteur et homicide, restera comme une
flétrissure éternelle sur la mémoire de ceux qui commirent l’iniquité initiale – les moins
coupables ; sur la mémoire de ceux, plus odieux, qui la défendirent ; sur la mémoire à jamais
déshonorée de ceux-là qui, après des tentatives de réparation hypocrite, par calcul imbécile,
par lâcheté, espèrent aujourd’hui, comme Lebret et Dupuy, la consommer, pour toujours. Il
n’épargnera pas, non plus, tout un peuple affolé et perverti, qui, pouvant tout empêcher, a
laissé tout faire, et , une fois de plus, se sera rendu complice de son propre égorgement. Il faut
lire ce livre ; il faut le relire ; il faut se pénétrer de lui. C’est plus que de la polémique, c’est de
l’histoire, de la forte, grande et tragique histoire. […] Bien qu’écrit au jour le jour, selon
l’accident de l’heure, et le coup de théâtre de la journée, il a, par la pensée directrice qui
l’anime, par l’esprit philosophique qui en relie, l’une à l’autre, les feuilles éparses, il a une
valeur d’unité, une ampleur de synthèse qui étonne, qui passionne et qu’on admire. […] Le
livre de Clemenceau, c’est l’œuvre, déjà ; l’œuvre qui évoque, explique et juge. De tout ce qui
fut publié sur l’Affaire, et sur les questions vitales qui s’y rattachent ou qui la dominent, deux
livres gardent, déjà, sitôt parus, un air de postérité : Les Preuves, de Jaurès31, L’Iniquité de
Georges Clemenceau. »
Après le procès de Rennes et la grâce accordée à Alfred Dreyfus, Clemenceau et
Mirbeau n’adoptent pas la même position : l’un est résolument hostile à la grâce pour des
raisons politiques (il juge qu’un innocent ne saurait accepter une grâce sous peine de se
reconnaître coupable et de se priver de toute possibilité de recours), et il ne manifeste guère
d’empathie pour le capitaine et ses souffrances ; l’autre, au contraire, en comprend l’absolue
nécessité pour des raisons humaines, comme Jaurès, et, de surcroît, découvre en Dreyfus, non
un vulgaire sabreur, mais un homme cultivé, très courageux et parfaitement digne d’estime,
auquel il restera fidèle. Lorsque Dreyfus sera réintégré dans l’armée sans que ses années de
bagne soient prises en compte pour le calcul de son ancienneté, Mirbeau approuvera sa
décision de quitter la grande muette : « J'aurais bien voulu vous voir, pour vous dire toute ma
sympathie profonde, et encore mon indignation de la lâcheté dont on a fait preuve envers
vous32. Je suis content que vous ayez définitivement quitté l'armée 33. Mais je me reporte aux
heures de lutte, et c'est avec un sentiment de la plus amère tristesse, que je vois qu'il ne reste
plus guère que des reniements de tout ce qui avait jadis passionné nos âmes et exalté nos
esprits34. » Au premier rang de ces dreyfusards coupables de s’être reniés : Clemenceau, qui a

29 L’exemplaire de Mirbeau, qui comporte un envoi autographe de l’auteur, est un des vingt-cinq imprimés sur
papier de Hollande (catalogue cité, n° 214). Il en ira de même des quatre volumes suivants de la série, ainsi que
des autres œuvres publiées par Clemenceau jusqu’en 1911.
30 Article recueilli dans L’Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1994, pp. 229-233.
31 Dans ce volume, paru le 11 octobre 1898, Jean Jaurès reprenait ses articles publiés à partir du 10 août
précédent dans La Petite République.
32 Le ministre de la Guerre, Étienne, aurait aimé faire voter une loi nommant Dreyfus lieutenant-colonel ; il
avait dû y renoncer à cause de l'opposition de certains ministres du cabinet Sarrien. Son successeur, Georges
Picquart, qui, lui, avait bénéficié d'une loi plus généreuse et avait été promu général de division le 28 septembre
1906, s'est opposé, avec le soutien de Clemenceau, président du Conseil, à cette promotion.
33 Écœuré par l'attitude de Picquart et de Clemenceau, Dreyfus avait demandé sa mise à la retraite et avait quitté
l'armée le 25 août 1907. N'ayant pas assez d'ancienneté comme chef d'escadron, il n'eut droit qu'à une retraite de
capitaine...
34 Lettre d’Octave Mirbeau à Alfred Dreyfus du 1er octobre 1907 (Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 177-
178).
repris sa carrière politique, a été élu sénateur du Var en avril 1902, puis ministre de l’Intérieur,
en mars 1906, et qui, à partir du 25 octobre 1906, va présider, pendant près de trois ans, le
conseil des ministres… L’exercice du pouvoir et les « reniements » qu’il entraîne ne
pouvaient qu’éloigner les deux amis.
Avant d’en finir avec l’Affaire, une anecdote plaisante, mais révélatrice, relative à
Francis de Croisset, qui se situe sans doute en juin 1898 et que Mirbeau racontera ainsi à son
ami Georges Bourdon en janvier 1902 : « Le livre de vers du jeune Croisset s’intitule Les
Nuits de quinze ans. Je l’ai préfacé, voici dans quelles circonstances. Un matin mon
domestique m’apporte la carte de M. de Croisset. Je n’avais jamais entendu prononcer ce
nom. Je refuse de recevoir M. de Croisset. Car je travaillais. M. de Croisset insiste. Il me fait
dire qu’il a une lettre de M. Clemenceau à me remettre en mains propres. Je le reçois. Entre
un petit jeune homme imberbe, d’une assurance extraordinaire. Il me remet, en effet, une
lettre de Clemenceau, laquelle est conçue en ces termes : / “Cher ami, / Je vous envoie M. de
Croisset. Il a quelque chose à vous demander. Traitez-le comme si c’était mon fils.” /
Diable ! Je ne voulais rien refuser à Clemenceau que j’aime infiniment. / Mais le jeune
homme me demande une préface pour son volume de vers. Je la lui promets. Je la fais. /
Quelques jours plus tard, je revois Clemenceau et lui demande des détails sur le jeune
homme qu’il aimait comme un fils. / – “Ma foi, je ne le connais pas, me dit Clemenceau ; il
est venu chez moi avec une recommandation de son oncle, que je connais un peu, et comme
il m’assommait, je m’en suis délivré en vous l’envoyant.” / Et Clemenceau se mit à rire. / –
– Vous auriez pu l’envoyer à un autre, lui dis-je. / – C’est vrai ! Mais vous étiez mon voisin.
Et puis, il voulait vous voir. Je me suis dit : Mirbeau s’en débarrassera en l’envoyant à un
autre35... » C’est donc uniquement par amitié pour son frère spirituel que, en pleine affaire
Dreyfus, le dreyfusard Mirbeau a rempli ce qu’il croyait être un devoir et une bonne action.
Il s’en est mordu les doigts quand il a compris qu’il avait été roulé par un arriviste aux dents
longues.

L’exercice du pouvoir
Mirbeau a perdu rapidement ses illusions sur Clemenceau, dont l’évolution politique,
les reniements et les coupables compromissions avec l’ordre en place, qu’il maintient au prix
fort, le déçoivent d’autant plus profondément qu’il continue d’admirer son intelligence et sa
volonté. Au point qu’en mai 1909 il en arrivera à placer les (maigres) espérances qui lui
restent sur Aristide Briand… lequel le décevra pareillement deux ans plus tard !
« Nous vivons toujours sous Louis XIV !... Au milieu de cette incohérence, de cette
gabegie, de cette corruption, de cette pourriture bourgeoise, de cette veulerie universelle, voici
que, tout à coup – ils ne les avaient jamais entendus – se sont fait entendre, des profondeurs
du prolétariat, des cris, des clameurs... Des faces pâles réclamaient leur place au soleil. Elles
étaient menaçantes : on les savait résolues, elles furent trahies par ceux-là même qui devaient
les défendre. Mais, un moment, le gouvernement et la bourgeoisie radical-socialiste ont
tremblé de la peur que la société qu'ils dirigent, et dont ils sont les seuls profiteurs, ne fût
submergée... Ils se sont remis vite, et les cris se sont tus, et les faces pâles sont rentrées sous
terre, en grondant ! C'est un regret. On croit que c'est fini, ça n'a même pas commencé. Le
point d'interrogation que les travailleurs ont dressé, du fond de leurs misères, de leurs
révoltes, de leurs imprescriptibles droits humains, demeure, et demain, peut-être, il rayonnera
sur le monde. / Fier de son triomphe policier, le gouvernement [Clemenceau] s'imagine qu'en
révoquant, en suspendant, en emprisonnant, il constate sa victoire et qu'il sauve à jamais cette
autorité menacée, un moment... Il prépare une chute plus lourdement mortelle. M.
Clemenceau, qui est, pourtant, un homme très intelligent, et, par bien des côtés, un grand

35 Correspondance générale, tome III, p. 830.


homme d'État, ne croit qu'à la police qui, jusqu'ici, fut en effet le seul moteur de la politique. A-t-il
compris cet avertissement ? Je n’ose le croire. Pour manier cet élément tout nouveau, il faudrait une
main habituée à manier l'âme populaire. Il faudrait un cerveau qui puisse concevoir qu'à des
heures de crises si nouvelles, l'autorité qui est toute la politique, et la politique qui n'est rien,
ne suffiraient pas à résoudre de tels problèmes. On ne mène pas un peuple en marche vers la
conquête de ses droits, comme on mène un troupeau servile de parlementaires. Or il
faut faire aujourd'hui quelque chose que les politiciens n'ont jamais fait : il faut parler,
sans subterfuges, clairement, à ces hommes à qui personne encore n'a parlé ! Au pouvoir il n'y a
peut-être qu'un homme assez prudent et assez hardi pour entreprendre cette tâche, c'est M.
Briand. Je ne crois pas que cela l'effraie et le rebute. Mais n'est-il point tout seul ? Et ne doit-il pas se
heurter aux portes fermées, aux yeux morts de ses collègues36 ? »
Déjà, trois ans plus tôt, alors que Clemenceau n’était “que” ministre de l’Intérieur dans le
gouvernement Sarrien, Mirbeau ne voyait plus en lui que le protecteur, par tous les moyens, de
l’ordre inique qu’il eût voulu abattre. À l’occasion du 1er mai 1906, grande journée d’action de la
C.G.T. pour la journée de huit heures dans les usines, Clemenceau avait préventivement placé
Paris en état de siège et fait arrêter les supposés meneurs d’« un complot fabriqué pour
justifier le climat de peur sociale », comme l’écrit l’historien Jean-Yves Mollier37. Mirbeau,
qui s’est promené dans un Paris vidé de ses promeneurs, a discuté des grèves ouvrières avec
quelques patrons, notamment de l’automobile, qui « ne comprennent rien à ce qui se passe ».
Pour son ami Jules Huret, il évoque ainsi le marquis de Dion, qui « se promène, dans ses
ateliers, avec deux revolvers au poing, suivi de quatre employés, qui ont aussi, chacun, deux
revolvers » : « Et il gueule : / – Qu’ils y viennent !... Qu’ils y viennent !...... Je leur casse la
gueule, à tous... à tous, vous entendez bien. Aux terrassiers aussi, je leur casse la gueule... Et
aux sales Allemands... Nom de Dieu !... / Il est vrai que Clemenceau, sur la prière de ce
brave, a envoyé un régiment entier d’infanterie coloniale, qui garde l’usine, au dedans, un
autre régiment qui la garde au dehors, et des escadrons de cuirassiers, à qui madame Paulmier
distribue des cigares... et sans doute des capotes anglaises 38... » L’armée est de nouveau
utilisée contre l’ennemi intérieur ; les ouvriers en grève !
Les choses ne vont pas s’arranger dans l’année qui va suivre : répression des grèves
des électriciens (en mars), des travailleurs de l’alimentation (en avril), des inscrits maritimes
dans les grands ports (en mai-juin) et des postiers (quatre syndicalistes sont révoqués). Trois
débats parlementaires, les 7, 10 et 14 mai, ont vu les socialistes, en particulier Allemane et
Jaurès, interpeller Clemenceau et leur ancien camarade Aristide Briand, à qui Jaurès a jeté :
« Ou pas vous, ou pas ça ! » Par ailleurs, la révolte des vignerons du Languedoc, lancée le 11
mars 1907, a culminé le 9 juin avec un énorme rassemblement, à Montpellier, de plusieurs
centaines de milliers de personnes et s’est étendu à toute la région. Clemenceau a d’abord fait
intervenir l’armée et entrepris de mater la mutinerie d’un régiment, le 17 e,, composé de
conscrits de la région, qui, après un « massacre » qui a fait cinq morts, le 20 juin, à Narbonne,
a fraternise avec les manifestants. Le 22 juin, les soldats mutinés ont regagné leur caserne
après avoir obtenu la garantie de ne subir aucune sanction. Et le 23 juin, à la surprise générale,
Marcelin Albert, le leader des vignerons révoltés, a quitté sa cachette et gagné Paris, où
Clemenceau l’a reçu, au ministère de l’Intérieur et fait savoir qu’il lui avait donné cent francs
afin de payer son billet de train, en échange du retour à l’ordre. Mirbeau doit bien se douter
que c’est là une manière de le discréditer aux yeux des siens, mais il applaudit le changement
de politique dans une lettre à l’ami Geffroy, inconditionnel du président du Conseil : « J'aime

36 Octave Mirbeau, « Paysage politique », in La Vie intellectuelle, Bruxelles, t. IV, n° 12, 15 novembre 1909.
Traduction de l’article paru dans un quotidien viennois, Die Zeit, le 30 mai précédent, et passé sous silence dans
la presse française.
37 Jean-Yves Mollier, La plus longue des républiques (1870-1940), Fayard, 1994, p. 382.
38 Correspondance Octave Mirbeau – Jules Huret, Éditions du Lérot, 2009, pp. 186-187.
la conduite actuelle de Clemenceau. Je trouve que cette politique de clémence est bien plus
belle et bien plus utile que l'autre, de violence. Et cela ne m'étonne pas, dirait Victor Hugo, car
dans Clemenceau, il y a clémence39. » Reste que son article « Paysage politique » de mai
1909, déjç cité, ne comportera, rétrospectivement, aucune circonstance atténuante : là où il
aurait fallu un souffle puissant et une volonté de fer pour avancer sur la voie du progrès social
et de l'accroissement des libertés individuelles et collectives, Clemenceau n'a donné, selon lui,
que le piètre exemple d'un politicien exclusivement soucieux de « durer », en maintenant un
ordre inique par tous les moyens policiers et répressifs à sa disposition. Entre l'homme qui, au
lendemain du massacre de Fourmies, avait fait entendre à la Chambre « un cri de pitié
humaine », et que Mirbeau applaudissait, en 1895, d'avoir abandonné « la politique active »,
« pour entrer dans la vraie et féconde bataille des idées, c'est-à-dire dans la pleine conscience
de son devoir », et le président du Conseil devenu « le premier flic de France », et fier de
l'être, il y a visiblement solution de continuité. Et les raisons mêmes qui avaient poussé jadis
notre don Quichotte à admirer et à aimer Clemenceau ne pouvaient que l'inciter à le rejeter
avec une violence proportionnelle à l'immensité de sa déception.
Néanmoins, chose curieuse, en dépit de ces graves divergences éthiques et politiques,
qui distendent inévitablement leurs relations40, « les lettres de Mirbeau, comme le note Sonia
Anton, révèlent que l’amitié qu’il porte à Clemenceau résiste au pragmatisme et aux
compromissions politiques de l’homme d’État41 ». C’est ainsi qu’en 1907 Mirbeau lui accorde
son parrainage lorsque Clemenceau demande à entrer à la Société des Gens de Lettres, forme
de .consécration de ses ambitions littéraires, entérinée par l’écrivain le plus prestigieux de
l’époque42. De même, lorsque commence le premier acte de la bataille du Foyer, Mirbeau
compte bien sur son ami Clemenceau, à qui il lit sa pièce le 27 juillet 1906, pour ramener à de
meilleurs sentiments l’administrateur de la Comédie-Française, Jules Claretie, qui, épouvanté
par ses audaces, vient de la refuser, malgré le triomphe retentissant de Les affaires sont les
affaires. Le 30 juillet, alors que Clemenceau s’apprête à recevoir l’administrateur, Mirbeau lui
précise les enjeux de la bataille qui s’engage : « Vous allez voir Claretie aujourd’hui, et je
voudrais bien que vous lui parliez de ce ton ferme que vous avez et qui n’admet pas de
réplique. Claretie vous opposera les dangers de la pièce. Je vous assure que ce n’est pas du
tout ce qui le préoccupe. Une seule et unique raison à son refus : le désir d’être agréable à
l’Académie, où il travaille pour succéder, comme secrétaire perpétuel, à Boissier, dont il
escompte la mort prochaine et, au cas où il ne jugerait pas suffisante la compensation qu’il
réclame. Il a communiqué la pièce à Halévy, à Haussonville, et, m’assure-t-on, à Melchior de
Voguë ; ces trois bonzes ont été unanimes à souhaiter qu’il la refusât. Est-ce que le Théâtre-
Français est à la merci de l’Académie ? […] Je ne vous parle pas de ma reconnaissance. C’est
un mot bête. Vous savez que vous avez en moi un ami fidèle, passionné de vos efforts et de
vos luttes, et que cette amitié est indestructible. Parce que vous, quand on vous aime, c’est
pour toujours43 ? »

39 Lettre d’Octave Mirbeau à Gustave Geffroy du 25 juin 1907 Archives de l'Académie Goncourt, Nancy.
40 Il conviendrait d’ajouter l’opposition irréductible de Mirbeau à la peine de mort, qui a pourtant été rétablie,
par un vote de la Chambre, le 8 décembre 1908, et quadruplement mise en œuvre, le 11 janvier suivant, à
Béthune, sous le gouvernement du pourtant abolitionniste Clemenceau. La lettre indignée de Mirbeau a éré lue le
11 février 1909, devant 2 000 personnes, lors d’un meeting de protestation, dans la salle des Sociétés savantes,
41 Sonia Anton, « Les relations entre Mirbeau et Clemenceau au miroir de leur correspondance », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 18, 2011, p. 142.
42 Clemenceau a été admis le 7 octobre 1907 comme simple adhérent de la S.G.D.L. Pour qu’il devienne
sociétaire, il lui fallait un rapport favorable, dont est chargé Maurice Leblanc, et deux parrains : Mirbeau et
Anatole France. Voir le dossier Clemenceau de la S.G.D.L., Archives Nationales, 454 AP 86.

43 Lettre d’Octave Mirbeau à Georges Clemenceau du 30 juillet 1906, Musée Clemenceau.


Deux ans plus tard, malgré les visibles réticences de son ami, qui n’est pas intervenu et
a laissé le dramaturge se débrouiller seul avec Claretie, qui a fini par accepter la pièce, à
contre-cœur, Mirbeau compte tout de même sur Clemenceau, à la veille du procès qu’il a
intenté à la Comédie-Française, suite à l’interruption des répétitions, et qu’il gagnera de haute
lutte : il espère alors que « Clemenceau agira », une fois la victoire judiciaire acquise, pour
démettre de ses fonctions le détesté Claretie, qui, à l’en croire, « se cramponne
hideusement44 », afin de lui substituer Albert Carré, lequel laisserait la sienne à Pierre-
Barthélémy Gheusi, à la tête de l’Opéra-Comique. Il n’en sera rien et, malgré les pressions de
Barthou et de Briand, Clemenceau se gardera bien d’agir : « Je sais maintenant les raisons de
Clemenceau. Il ne voulait, il ne veut absolument pas de Gheusi », écrit Mirbeau à Albert
Carré45, alors qu’il se voit contraint et forcé de faire jouer Le Foyer sous le règne de Jules
Claretie, qui n’en voulait absolument pas, mais qui a été maintenu en place par la grâce
présidentielle… Mirbeau, qui avait perdu depuis longtemps ses illusions, s’en consolait par
avance : « Gardons Claretie, précieusement, gardons-le, jusqu’à ce que Clemenceau s’en aille,
et tâchons d’avoir un ministère moins fourbe, moins asservi, moins ignoble46 ! »
Pour autant il ne souhaite pas se brouiller avec son vieil ami, comme il l’avoue à Louis
Barthou à la veille de la première de sa pièce, en évoquant à sa décharge les « intrigues » de
Claretie ; « N’a-t-il pas voulu, par des intrigues, me brouiller avec Clemenceau 47 ? » Et, pour
convaincre Clemenceau de sa fidèle amitié, en dépit de leurs multiples différends, il lui a fait
valoir, peu auparavant, qu’un autre conspirateur à la manœuvre n’était autre que
Doumergue, ministre de l’Instruction Publique : « J’ai écrit à Clemenceau le récit Calmette, et
je lui ai prouvé par A + B que c’était Doumergue que nous avions toujours eu à l’origine de
l’affaire. Je lui ai prouvé que c’est Doumergue qui conspirait contre lui, Clemenceau… Mais
je n’espère pas grand-chose de tout cela. Clemenceau a capitulé. J’ai bien peur qu’il ne
retrouve plus le bon mouvement qu’il faudrait. / Tout cela est lamentable 48. » Sans grand
succès, apparemment.

* * *

Il est incontestable que l’amitié de Mirbeau pour Clemenceau a été profonde et


durable, sans doute plus que la réciproque. Elle repose sur une vive admiration pour son
intelligence et son infatigable énergie, sur des convergences idéologiques et esthétiques, sur
de communes amitiés, notamment pour Claude Monet et Gustave Geffroy, sur des intérêts
partagés pour la littérature, le théâtre et les beaux-arts, et, bien sûr, aussi et surtout, elle a été
consolidée par leur commun engagement dans le combat dreyfusard. Les multiples déceptions
qui ont suivi le retour de Clemenceau dans l’arène politique, qu’il n’avait jamais vraiment
quittée, et son accession au pouvoir, ont, certes, distendu et altéré leurs relations et suscité,
chez Mirbeau, de sourdes rancunes et des colères – qui s’expriment exclusivement en privé 49
–, sans pour autant avoir été suffisantes pour jeter à bas une fidélité forgée dans les épreuves
et dont témoigne, entre beaucoup d’autres, une lettre où, pendant les répétitions du

44 Lettre d’Octave Mirbeau à un auteur dramatique, vers le 20-25 mars 1908 (collection ïerre Michel).
45 Lettre d’Octave Mirbeau à Albert Carré de la fin novembre 1908 (collection Pierre Michel). Il est toutefois à
noter que, lorsque le maire d’Angers fera interdire la représentation du Foyer, en février 1909, le préfet cassera
l’arrêté du maire, sans doute sur instruction monistérielle.
46 Lettre d’Octave Mirbeau à Albert Carré de la fin mai 1908 (collection Pierre Michel).
47 Lettre d’Octave Mirbeau à Louis Barthou, du 5 décembre 1908 (catalogue Thomas Vincent, février 2014, n°
367).
48 Lettre d’Octave Mirbeau à Albert Carré de la fin octobre 1908 (ancienne collection Robert Didier).
49 La seule expression publique est l’article paru en allemand dans Die Zeit, le 30 mars 1909, auquel la presse
française ne fera aucune allusion..
Foyer, histoire d’apaiser les craintes du timoré Claretie, le dramaturge sollicite l’imprimatur
de son ami pour une phrase de sa pièce peu gratifiante pour un fictif président du Conseil :
« Ai-je besoin de vous dire, mon cher ami, que je vous aime de tout mon cœur 50, et, même
quand nous ne sommes pas d’accord, que je vous admire, comme le grand homme d’État que
vous êtes51. » Même gravement déçu et indigné, Mirbeau ne ramènera jamais Clemenceau au
rang de ces « insectes parlementaires » et « odieux imbéciles » qui déshonorent la Chambre.
Pierre MICHEL

50 En novembre 1907, Mirbeau a offert à Clemenceau un exemplaire complet de La 628-E8 agrémenté d’un bel
envoi : « À Georges Clemenceau / avec tout mon cœur d’ami / Octave Mirbeau ».
51 Lettre d’Octave Mirbeau à Georges Clemenceau du 27 février 1908 (Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 15060, f.
260).

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