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Revue Philosophique de Louvain

La philosophie morale de Frédéric Rauh


Ngô-tiêng-Hiên

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Ngô-tiêng-Hiên . La philosophie morale de Frédéric Rauh. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 60,
n°68, 1962. pp. 542-572;

doi : 10.3406/phlou.1962.5172

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1962_num_60_68_5172

Document généré le 24/05/2016


La philosophie morale

de Frédéric Rauh"

Vers la fin du XIX* siècle, les problèmes philosophiques étaient


surtout des problèmes relatifs aux rapports entre la science et
l'activité de l'esprit. En morale, on s'interrogeait sur l'existence et
la signification même de la moralité, sur la possibilité de construire
une morale. C'est dans le cadre de ces recherches qu'il faut situer
l' effort de Frédéric Rauh pour justifier la moralité. Oui ou non,
faut-il rattacher la morale à une métaphysique ? S'il faut l'y rattacher,
comment concevoir ce rapport ? Comment accepter Kant, dépasser
et le néo-criticisme et le positivisme ? Comment construire une
philosophie de l'action ?
Plus précisément, dans son Essai sur le fondement
métaphysique de la morale a> Rauh entend justifier le primat de la raison
pratique. Il veut élaborer une philosophie de la liberté : "la raison
spéculative doit tirer d'elle-même cet aveu final que la nécessité
logique a son dernier principe dans l'acte, que la certitude n'est pas
en nous un produit de la spéculation ni un acquiescement passif à

<*> Français d'origine juive, Frédéric Rauh est né à Saint Martin-le-Vinoux,


près de Grenoble, le 31 mars 1861. Après des études secondaires au lycée de
Lyon, il suivit, en 1878, les cours du lycée Louis-le-Grand à Paris en vue du
concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure. Agrégé de philosophie à 24 ans,
il professa peu de temps dans des lycées de province, une première année à
Vendôme, puis à Valenciennes. A 26 ans, il fut nommé maître de conférences à
la Faculté des Lettres de Toulouse. Ce fut à Toulouse qu'il prépara et écrivit sa
thèse sur le fondement métaphysique de la morale, présentée et brillamment
soutenue en Sorbonne en 1890. Appelé à remplacer Bergson à l'Ecole Normale
Supérieure en 1900, il fut, l'année suivante, nommé à la Sorbonne où il professa
jusqu'à «a mort survenue le 19 février 1909.
(1) Thèse principale de Rauh, publiée à Paris, Alcan, 1890, 255 pp. — Sa
thèse latine: Quatenuê docirina quant Spinoza de fide exposuit cum tota ejusdcm
philosopha cohaercat, fut publiée à Toulouse, Chauvin, 67 pp.
La philosophie morale dejrrédéric Rauh 541

l'ordre universel, mais qu'elle est, au contraire, notre conquête.


Autrement dit, pour ne pas se duper elle-même, la raison doit
reconnaître qu'elle est fondée sur un consentement de la bonne volonté,
sur le désir de penser et de se réaliser pratiquement comme un sujet
raisonnable.
Fonder la moralité humaine signifierait dès lors bâtir une
métaphysique qui puisse montrer que l'être ne peut être conçu qu'en
tant que « devoir-être ». Le sort de la morale est lié au sort de la
métaphysique, dit Rauh. Une vision éthique de l'homme doit
s'achever par une vision éthique du monde dans lequel l'homme
inscrit son action morale. Car l'action morale n'est véritablement
juste que si elle est reconnue en accord avec l'être ; la raison
pratique n'est véritablement fondée que lorsqu'on a montré que la
certitude spéculative elle-même est un acte moral. Le problème est
d'importance : il s'agit de savoir ce qu'on entend par « moralité ».
Ou bien l'obligation se fonde sur mon choix, sur un acte de ma
raison qui choisit d'être raisonnable, auquel cas le critère de
moralité se trouverait dans le jugement que je porte sur ce que je crois
être mon devoir. Ou bien l'obligation se fonde sur un ordre objectif
des perfections, sur un ordre d'essences, mesure de ces perfections,
et sur l'Etre suprême qui est à l'origine de cet ordre ; dans ce cas,
je suis contraint à me déterminer, soit par ma nature, soit par une
vérité objective.
En d'autres termes, y a-t-il subordination de la raison pratique
au Vrai et au Bien objectifs ? Ou la raison pratique est-elle
première, créatrice d'ordre et de valeurs ? Quelle est l'unité de mon
être ? Puis-je savoir ce que je suis ? Puis-je avoir l'intuition de mon
être ? Ou ne puis-je connaître que ce que je dois ? Tel est le
problème que Rauh a tenté d'élucider dans sa thèse.

Le primat de l'acte moral

Aux yeux de Rauh, tant le naturalisme que l'intellectualisme


simplifient l'homme au point de vue moral. Ils traitent l'homme
comme un être naturel, au double sens que ce mot peut revêtir :
l'homme y est conçu soit comme un être de la nature,, immergé dans
l'univers, soumis à des lois de fait, soit comme un être, doué d'une
544 Ngô-Tiêng-Hiên

nature, d'une essence posée avant son existence dans le temps et


à laquelle il doit se conformer <2>.
Or la moralité que Rauh entend justifier est la lutte morale
quotidienne de l'humble qui souffre, qui se résigne et se sacrifie (3).
Cette lutte morale, dit Rauh, est celle d'une liberté qui doit se
prendre en charge, qui doit d'elle-même assumer la responsabilité
de subordonner pour elle-même la sensibilité à la raison. Cette
vocation à la responsabilité s' origine dans le fait que la raison se
révèle contrainte à l'intérieur d'elle-même par le devoir, lequel
devoir n'est pas une vue mais une tâche, une vérité-à-réaliser qui
doit devenir en nous « habitude » (au sens pascalien du mot) (4>.
Mon être est ici un « devoir-être », et l'unité que cherche la raison
spéculative elle-même est une unité morale, l'unité de la volonté qui
se veut bonne c'est-à-dire responsable de son unification comme de
l'unification du monde.
On pourrait se demander comment on peut concilier la
moralité ainsi comprise avec la moralité de l'humble. N'est-il pas étrange
que l'humble pour qui l'intelligence et le discours sont inutiles <5),
mais que la philosophie de la liberté doit justifier, s'est établi déjà
dès le point de départ comme juge de la doctrine qui doit le
justifier ? Nous y reviendrons plus loin. Remarquons ici cependant que
Rauh était conscient de ces questions. A l'époque de sa thèse, il
n'ignorait pas l'ambiguïté entre la moralité de l'humble et le primat
de la raison pratique. Que l'humble ait la meilleure part dans la
pensée de Rauh, qu'il ait l'expérience et la lumière de l'amour, il
ne suit cependant pas de là qu'il possède la vérité morale, l'ortho-
praxie (6). L'humble ne voit pas toujours, dit Rauh, le rapport de
la volonté et de la connaissance, au lieu que le penseur entrevoit ce
rapport, l'explique et l'éclairé. La réflexion apporte une lumière
nouvelle à la certitude du coeur et de l'expérience immédiate, et
« cette lumière qui manque à l'humble complète l'action » (7). Reste
que l'humble, que la métaphysique devait justifier, a été posé
d'emblée comme juge de toute doctrine <8). Fautril reprocher à Rauh un

<*> Essai sur le fondement métaphysique de la morale, chapitres I, II et III.


<•) Ibid., p. 3.
<*> Ibid., pp. 189 et »v., surtout pp. 202-205.
<•> Ibid., p. 190. . -
<•> Ibid., p. 229.
<f> Ibid., pp. 250-25I,
« Ibid., pp. 3-9.
La philosophie- morale- de Frédéric Rauh 545

tel présupposé ? Une réflexion sur la moralité humaine, une


recherche sur le fondement métaphysique de la morale doit-elle tout
tirer d'elle-même ? Peut-on construire a priori un système qu'on
imposerait ensuite aux hommes ?
Au demeurant, Rauh n'était pas dupe de son présupposé. Si
le « cœur » sait que la moralité la plus haute est la moralité de
l'humble, la réflexion critique justifie — négativement, il est vrai —
le primat de cette certitude. Le philosophe la consolide en lui
imprimant le sceau de l'objectivité critique, non en lui substituant
un autre contenu. L'article de Rauh sur la philosophie de Pascal
est à cet égard éclairant (9>. On y lit que la raison analytique ne peut
nous fournir de principe dernier : elle voudrait tout prouver et tout
définir, mais elle ne le peut. Sous peine de se duper elle-même,
elle doit consentir à reconnaître qu'elle appuie et fonde son discours
sur les connaissances « du cœur et de l'instinct ».
Dans sa thèse, Rauh ne faisait cependant pas une distinction
très nette à ce sujet. On devra attendre la doctrine de L'expérience
morale, en 1903, pour trouver une conception de la raison qui sera
une réfutation du rationalisme pur, et une conception de
l'expérience qui sera une réfutation du pur empirisme <10>. L'une et
1 autre approfondiront ce que déjà la thèse métaphysique affirme.
Reste que la moralité définie en 1890 est quelque peu entachée de
subjectivisme. On a l'impression qu'à certain moment
l'enthousiasme du « cœur », le désir et l'inquiétude de la vérité suppléent
à la réflexion ainsi qu'à la recherche rationnelle et objective de la
vérité de la conduite. C'est le cas, par exemple, lorsque Rauh exalte
« la liberté irréfléchie de l'amour », et l'état d'âme de l'humble à
qui l'intelligence et le discours sont dits inutiles.

Quoi qu'il en soit de cette ambiguïté, on peut penser que la


philosophie de la liberté, telle que Rauh l'exposait dans Y Essai sur
le fondement métaphysique de la morale, a réussi à justifier la
fragilité de la lutte morale et la valeur du consentement humain. Chez

Cl La philosophie de Pascal, dans Annale» de la Faculté des Lettres de


Bordeaux, vol. 14, n° 2, pp. 193-233. Cette étude a été reproduite dans la Revue de
Métaphysique et de Morale, t. 30, 1923, pp. 307-344.
(10) L'expérience morale (Bibliothèque de philosophie contemporaine), Paris,
Alcan, 1903. Nous citons d'après la 5e édition, Paris, Presses universitaires de
France, 1951. . ....
546 . . NgÔ-Tiêng'hiên .

Rauh, le sujet moral est indissolublement « Idée- Acte » (11),


conscience norma sui, raison pratique qui s'éclaire dans l'action ; et la
moralité est consentement à l'œuvre morale, vocation h la
responsabilité. En faisant de l'acte moral un acte de ma raison consciente,
dont le ressort intime se fonde sur le « sentiment » -de la
disproportion entre ce que je conçois comme exigence du moi pur et ce que
je réalise empiriquement, Rauh a réussi à justifier la mise en marche
de la recherche morale. L'obligation morale se fonde et se justifie
par la certitude que je dois, en moi et pour moi-même, subordonner
mes désirs et mes œuvres aux exigences que je vois. Je ne puis,
dit Rauh, consulter que mon devoir tel qu'il se présente à moi par
la prise de conscience de ma raison : telle tâche me concerne, je
suis celui qui doit la réaliser, je m 'apparais tel, je ne peux me renier,
— le seul critère pour juger <le la validité de mes inspirations et de
mes consentements étant l'évidence qui résiste à l'épreuve de
dissolution critique, celle qu'apporte la réflexion du Cogito sur le « j'agis »
et « je veux » <ia).
D'après Rauh, ce serait dès lors une attitude « naïve » de
penser qu'on garantirait l'objectivité de cette tâche en lui donnant
pour fondement un ordre ontologique de perfections, surtout si l'on
prétendait fonder cette hiérarchie sur Dieu. Dans la métaphysique
morale de Rauh, il est vrai, Dieu est le fondement dernier de la
moralité humaine. Mais il nous faut bien entendre ici et l'idée de
Dieu et l'idée de fondement. Affirmer Dieu n'est pas affirmer l'abso-
luité de l'obligation ; celle-ci se justifie valablement et absolument
par la prise de conscience du moi : je me révèle à moi-même
comme vocation éthique, saisissant ma vie comme une œuvre à faire
dans la rectitude de la pensée et des désirs. L'affirmation de Dieu
a cependant sens et valeur, à savoir : Dieu est la « forme éminente
de la moralité », limite idéale, c'estrà-dire impossible à déterminer,
de l'unification pratique du monde <13!.
Selon Rauh, la raison pratique en tant qu'agir moral, pose Dieu
comme terme limite de l'exigence de conciliation pratique de la
moralité avec nos œuvres empiriques. Autrement dit : avant l'action,
nous ne connaissons que notre vocation morale, non un ordre uni'

<u> Essai sur le fondement..., p. 201.


<"> Cf. Essai sur quelques problèmes de philosophie première, dans Revue
de Métaphysique et de Morale, t. 1, 1893, pp. 35-62.
<"> Jbid., pp. 52 et av.; Essai sur le fondement..., pp. 211 et «v.
La philosophie morale de jFrédéric Rauh 547

versel ou un telos déterminant ; mais l'action faite, nous avons


besoin de croire que nos efforts, nos succès comme nos insuccès
servent à une œuvre dont nous pouvons suivre la trace, et que cette
œuvre est dans le sens de la moralité <14). Cette exigence elle-même
est raisonnable, dit Rauh, mais cependant impossible à objectiver.
C'est une « espérance » de la raison agissante.
Toutefois, l'homme moral se doit de s'élever à ne plus désirer
cette « espérance ». Dès lors qu'il sait que la lutte morale se justifie,
et que la moralité est fondée par cette prise de conscience de sa
vocation, cela doit lui suffire <15). L'agnosticisme métaphysique de
Rauh va bientôt le conduire à reléguer à l'arrière-plan toute
question concernant la visée de cette « espérance » ; le refus de poser
un terme qui rendrait compte de l'exigence d'unification du monde
l'amènera au pluralisme irréductible des valeurs. En un mot, Rauh
répudiera plus tard cette « espérance » métaphysique qu'il tolérait
encore dans ses œuvres de jeunesse.

Il

Vers une nouvelle recherche morale

L'effort de Rauh a été de bâtir une métaphysique qui laisse


place à la moralité en acfe, à l'inventivité humaine, dont le foyer
de vie est la vie morale elle-même, antérieure à la réflexion critique,
et à laquelle la réflexion doit essayer de se rendre adéquate.
Or l'humble proposé comme type idéal de moralité est-il
capable de juger de ses inspirations ? Est-il capable de juger par
lui-même et pour lui-même de la validité des fins pratiques qu'il
est censé poser ? On ne voit pas trop comment l'humble, justifié
par la métaphysique morale de Rauh, se justifie lui-même à ses
propres yeux. Au reste, lorsqu'il est dit que la raison agissante doit
décider elle-même du contenu du devoir, on se demande qui doit
décider. Est-ce le philosophe qui justifie l'humble ? Mais qui l'assure
que la décision lui incombe ? Ou est-ce l'humble lui-même qui a
conscience de décider de ses fins ?
Dans la thèse de 1890, l'humble qui agit, qui souffre et qui se
résigne, n'a pas l'air de décider ; il est a inspiré » ; il vit plutôt de

<u> Essai sur le fondement... pp. 179, 213, 252 et sv.


('•> Ibid., pp. 225-226.
548 NgÔ-Tiêng-Hiên

la lumière de la certitude immédiate du « cœur ». Pourtant, si en fin


de compte et selon Rauh, il n'y a pas d'autre critère de moralité
que le témoignage de la conscience qui consent, n'est-il pas urgent
et même absolument indispensable que l'humble soit capable de se
dire à lui-même que ce qu'il vit est juste et bon ? Car, de ce qu'une
oeuvre est à faire et que je puis la faire, il ne suit pas
nécessairement que telle œuvre déterminée que je fais, est justifiable à mes
propres yeux. 11 faudra donc d'une part préciser le critérium de
l'évidence du devoir, de tel devoir particulier, de tel jugement de
valeur à ma charge, et redéfinir d'autre part la moralité de l'humble.
Cette conclusion s'impose d'autant plus que, corrélativement
à cette difficulté, on peut en soulever une autre, à savoir : la lumière
nouvelle qu'apporte la réflexion sur la certitude du « cœur » n'enr
richit-elle pas l'humble qui vit quotidiennement ? Dans
l'affirmative, comme Rauh l'a accordé tl6), l'humble ne se promeut-il pas
ipso facto en philosophie de la moralité ? Dès lors, ne dépas3e-t-il pas
bon gré mal gré la certitude immédiate de ses inspirations ? En
conséquence, il faudrait dire que si la certitude immédiate du « cœur »
était un point de départ de la réflexion morale, elle ne saurait être
proposée, sans contradiction, comme but idéal de la moralité. 11 en
résulterait d'ailleurs deux conséquences liées l'une à l'autre. La
moralité de l'humble ne pourrait être qu'un moment dans la
dialectique de la conscience morale : l'humble qui agit et qui vit
moralement doit savoir qu'il est moral et pourquoi il l'est ; il doit pouvoir
penser son action, se reprendre, réfléchir sur lui-même, se faire
lucidité et juge pour lui-même ; cette lucidité de l'homme moral
n'aurait pas à évacuer nécessairement l'immédiateté de 1\<
inspiration », elle devrait être un acte qui reprend critiquement sa propre
progression, au fur et à mesure de la progression.
En d'autres termes, une réflexion morale qui « norme » l'action
doit être possible, et il faudra préciser à nouveau ce qu'on entend
par « réflexion », ce qu'on entend par « norme » et par « vérité
morale ».
La manière dont Rauh pose le problème moral en 1890, et
ensuite en 1903 dans L'Expérience morale, témoigne de cette
évolution. Elle exprime sa réaction face à ce qui restait d'ambiguïté dans
sa philosophie morale. « Nou8 avions, il y a une dizaine d'années,
écrit Rauh en 1903, par une réaction encore confuse et de forme

<"> Bwi 9or le fondement.., pp. 245, 250-251.


La philosophie morale àe Frédéric Rauh 549

fâcheusement dialectique contre une rationalisme idéologique, mis


trop haut le sentiment proprement dit, l'humble. Ce n'est pas le
sentiment, mais l'expérience morale positive qu'il faut opposer aux
idéologies » {17). Bien entendu, il faudra examiner comme il convient
ce que Rauh veut dire par « expérience morale positive ».
On a coutume de comprendre cette mise en question et de la
moralité de l'humble et de la certitude de l'inspiration comme une
rupture de Rauh avec la métaphysique. On a souvent dit que pareille
affirmation est une concession aux méthodes des sciences aussi bien
physiques que psychologiques et sociologiques nouvelles, ainsi
lorsque Rauh entend défendre « la morale comme technique
indépendante » et lorsqu'il compare l'expérience morale à l'expérience
scientifique (18). D'autres pensent que l'Affaire Dreyfus était
l'occasion pour Rauh de poser à nouveau la question de la moralité de
l'humble et de la vérité morale. Nous croyons que les circonstances,
quelles qu'elles soient, ne peuvent d'elles-mêmes justifier la
doctrine exposée dans L'expérience morale et dans les cours de Rauh
à la Sorbonne (19). L'Affaire Dreyfus, la fréquentation par Rauh des
milieux scientifiques de Toulouse, l'ambiance du positivisme scien-
tiste, montrent tout au plus l'occasion empirique de la réflexion
personnelle de Rauh (20). Elles n'expliquent pas de soi les termes

'"' L'expérience morale, p. 173. — Déjà en 1893, Rauh s'accusait d'avoir


confondu « avec la question de la nature fondamentale de la certitude une question
d'ordre pratique, en somme, et qui ne comporte pas à proprement parler de
solution métaphysique, à savoir lequel du sage et du saint, de celui qui pense le
système des choses ou de celui qui en a la conscience immédiate et profonde, est
supérieur à l'autre », Essai sur quelques problèmes..., dans Revue de Métaphysique
et de Morale, t. 1, 1893, p. 38.
<u> La morale comme technique indépendante, dans Bulletin de la Société
française de philosophie. Séance du 29 octobre 1903, reproduit dans VAppen~
dice de la 4e édition de L'expérience morale, 1937, aux pp. 1-12 de l'Appendice.
'"' Etudes de Morale, Paris, Alcan, 1911, XXV-505 pp. (Cours donnés par
Fr. Rauh à la Sorbonne et à l'Ecole Normale Supérieure, recueillis et publiés par
ses élèves: H. Daudin, M. David, G. Davy, H. Franck, H. Hertz, R. Hubert,
J. Laporte, R. Le Senne, H. Wallon. Préface de H. Wallon).
(M) Le programme de réforme des études de philosophie qu'il proposa est
significatif à cet égard. Cf. L'éducation scientifique des professeurs de philosophie,
dans Reoue de Métaphysique et de Momie, t. 3, 1895, pp. 233-238; La licence et
l'agrégation de ph-'losot>hie, ibid., pp. 352-366: voir aussi Science, morale et
religion, ibid., pp. 367-374; compte rendu de BOUASSE, Introduction h l'étude de»
théories de la mécanique, ibid., pp. 480-493: Les conditions actuelles de la paix
morale, a propos d'un livre récent, dans Reoue de Métaphysique et de Moral»,
t. 4, 1896, pp. 223-242, et pp. 707-712.
550 Ngô-Tiêng-Hiên .

du problème que Rauh se pose, ni pourquoi Rauh ne se contente


pas de sa conception première.
Pour plus de clarté, disons qu'il y a, à nos yeux, comme trois
périodes caractéristiques : de 1890 à 1894, Rauh se révèle philosophe
de la liberté et critique du dogmatisme ontologique ; les années 1895-
1902 sont marquées par une série d'articles et de recherches
méthodologiques sur l'idée de science, l'esprit scientifique en psychologie,
en sociologie des moeurs, réunis en un volume en 1899 sous le titre :
De la méthode dans la psychologie des sentiments (21), — Rauh
critiquait alors le dogmatisme en science ; enfin, de 1903 à 1909,
période inaugurée par la publication de L'Expérience morale, Rauh
donne une vision nouvelle du problème moral tout en reprenant des
idées publiées dès 1895-1899, puis en 1900, dans Psychologie
appliquée à la morale et à l'éducation {22).
Certes, cette distinction de trois périodes successives dans les
œuvres de Rauh n'est introduite ici que pour la clarté de l'exposé.
C'est en réagissant lui-même sur lui-même, au fur et à mesure de
ses propres publications et des objections soulevées, que Rauh s'est
exprimé, précisé et situé.

Du Rauh de 1903-1909, nous ne reprenons pas ici les critiques


des morales métaphysiques déductives, ni les critiques de ce que
Rauh appelait, dans ses cours à l'Ecole Normale et à la Sorbonne,
les abus du rationalisme ontologique dans la détermination du
devoir et du bien. Nous ne nous attarderons pas davantage aux
critiques des théories morales empiriques qui, de quelques
constatations soit biologiques (23>, soit psychologiques <24), soit historico-
sociologiques (25\ veulent tirer une loi morale qui réglerait nos
volontés. L'essentiel de ces critiques revient à ceci : ou bien ces
théories sont trop générales, trop indéterminées pour pouvoir rendre
compte des fins pratiques particulières, — on aurait, dans ce cas,
le tort de substituer à l'autonomie de la conscience agissante les
conclusions d'un système préconçu ; ou bien elles ne font qu'élever
à l'absolu un fait particulier, une vérité particulière, — alors, on

<"> Paris, Alcan, 1899. 305 pp.


'"> Paris, Hachette, 1900, VHI-320 pp. Réimprimé six fois.
(") Etudes de morale, pp. 34 et sv.
<**) Ibid., pp. 110 et sv.
f*> Ibid., pp. 58 et av.
La philosophie morale' de Frédéric Rauh 551

commettrait la faute de substituer à la conscience morale, ses signes,


ses produits, les traces qu'elle laisse empreintes dans le réel, telles
par exemple les institutions et les coutumes (26). Or la conscience ne
doit pas adorer la trace de ses pas.
Ces critiques n'ont rien de vraiment neuf par rapport à l'Essai
sur le fondement métaphysique de la morale. Aussi, il nous semble
plus intéressant, surtout plus utile à la compréhension de
L'Expérience morale, d'exposer sa nouvelle conception de la moralité
humaine et sa méthodologie morale, où il définit les conditions
d'objectivité d'une bonne expérience morale et dégage Vidée de
l'honnête homme. Au reste, ainsi entendue, L'expérience morale
nous apparaît comme un complément méthodologique nécessaire
à la doctrine de la thèse.
On se rappelle que la métaphysique de Rauh ne fournissait
aucun contenu à l'idéal de moralité sinon celui d'une libération
progressive de l'homme en fonction d'un exercice de plus en plus
plénier de la vocation humaine à la liberté. Elle ne fixait aucune
hiérarchie de fins, aucune fin déterminable qui soit désirable en
soi, si ce n'est le dynamisme même de l'esprit. Elle soulignait plutôt
la responsabilité du Cogito. Elle énonçait un critérium de certitude
du jugement pratique. Elle disait, en définitive, que c'est au sujet
moral de se prononcer.
Or, précisément, L'expérience morale vient proposer une
méthode. Elle est elle-même l'affirmation et l'élaboration d'une méthode
dont la visée est de pouvoir répondre à la question : « Que dois-je
faire ? » Comment arriver à prendre conscience de ce que je veux,
de ce qu'en définitive je veux plus que tout au monde, comment
le réaliser ? En second lieu, on peut y lire une nouvelle manière de
comprendre la tâche de toute* « philosophie morale ». Examinons
successivement ces deux aspects.

II!

La méthodologie morale

. La moralité humaine ne se ramenant à aucun ordre ontologique

W Ibid., pp. 6 et «v., 25 et sv., 132 et «v.. I9î efrtv.; L'expérience morale,
dans' Revue
pp. 1*6; déjà dans Encore quelque» mots sur la paix moral», de
Métaphysique et de Morale, t. 4, 1096, p. 710/
552 Ngô-Tiêng-Uiên

de perfections, à aucun facteur « objectif » extérieur à la prise de


conscience de la raison pratique, il faut par des approximations
successives, par une observation .critique, dégager Vidée de
l'honnête homme en partant de l'analyse de la conscience morale
agissante <37). De plus, puisqu'une .croyance morale « ne se prouve
pas », mais « s'éprouve » comme étant « l'affirmation d'une
préférence idéale et invincible » <28), « il faut définir les conditions d'une
bonne expérience morale » <29) ; ces conditions elles-mêmes ne
peuvent être déterminées que par une analyse de la vie morale.
Aux yeux de Rauh, cette démarche ne postule que deux
choses (30> : premièrement, se mettre face à face avec sa conscience,
faire table rase de tout préjugé théorique, de toute idée préconçue
sur ce qu'est la moralité, sur la possibilité ou l'impossibilité d'une
vie morale, — « il faut commencer par libérer la vie morale » (S1) ; en
second lieu, s'accorder qu'une psychologie de l'agir moral doit, par
méthode, commencer par l'analyse de ma propre conscience, et des
consciences qui s'imposent à moi comme témoins de la moralité
vivante, — Rauh les appelle « consciences compétentes » ou
« consciences-types », lesquelles comptent précisément parce qu'elles
sont « capables tout d'abord de se libérer de toute théorie, de se
mettre face à face avec elles-mêmes » ; leur témoignage est «
impartial, sincère, intelligent, vécu, direct » (3a).
De l'analyse de Rauh, il apparaît d'abord que la foi en un
devoir-faire s'impose à l'homme « avec la même irrésistibilité que
l'
la croyance aux lois naturelles » <33) ; irrésistibilité de la certitude
est le seul critère que nous ayons de la vérité. « Si je crois, dit
Rauh, à l'existence des lois dans la nature, ce n'est pas que je
saisisse — Hume et Kant l'ont montré — entre le fait A et le fait B
je ne sais quel lien substantiel, transitif, que j'assiste en quelque

<ï7> L'expérience morale, p. 6.


<2«> Etudes de morale, pp. 381-384 {court de 1906-1907).
(*») L'expérience morale, p. 11.
<80) Bulletin de la Société française de philosophie, Séance du 11 février 1906;
voir L'expérience morale, 4* éd., Appendice, pp. 16-17.
<"> L'expérience morale, p. 29; cf. pp. 5, 36, 104.
'"' L'expérience morale, 4e éd.. Appendice, p. 44. — Sur let c consciences
compétentes», cf. aussi ibid., pp. 6, 42; L'expérience morale, pp. 11, 12, 29,
46, 50. 54-55, 57-58, 92, 104, 124. 134. 147-148, 157. 164. 165. 172; Psychologie
appliquée è la morale et & l'éducation, pp. 12, 16, 22-23; Etudes de morale,
pp. 128-129. 207-208.
<**> L'expérience morale, p. 2, :*
La philosophie morale de Frédéric Rauh 553

sorte à la création de B par A. C'est que je ne puis m'empêcher de


croire à cette relation. La certitude consiste donc ici et ne peut
consister que dans un certain état intérieur, irrésistible. Or si
j'accepte ce critère, s'il n'en est pas d'autre concevable quand il
s'agit de vérités objectives, je ne vois pas pourquoi je refuserais
d'appliquer le même critère quand il s'agit d'une certitude morale
intérieure » (34).
L'affirmation d'un devoir-faire s'impose d'autre part à l'homme
comme Y élection d'une tâche : « ceci est à faire » plutôt que cela.
Elle exclut d'emblée certaines possibilités d'action. En ce sens, elle
engage au moins implicitement une hiérarchie idéale d'actes à
poser ou à ne pas poser, un choix (exercé) de valeurs <35). Chaque
tâche étant corrélative d'une prise de conscience, chaque prise de
conscience étant solidaire (non déterminée) du passé, et promesse
(non déterminante) pour l'avenir, l'essentiel des règles de conduite
revient évidemment au devoir de cohérence de la conscience avec
elle-même, devoir de non-contradiction ; toutefois, c'est à la
condition que « la conscience sincèrement consultée y consent » (38).
En d'autres termes, le devoir de non-contradiction a comme
corollaire nécessaire : « l'accord avec soi-même » <37) ou le devoir de
consentement de soi à soi-même, devoir de sincérité (38). Il est
entendu qu'il ne s'agit pas de la sincérité d'un tempérament, mais bien
de la sincérité « d'une conscience impartiale qui se situe » <39>, —
ce qui implique, pour pouvoir se situer, une information critique sur
la situation : le milieu social et culturel, les événements, les autres
consciences, et un jugement lucide sur ce qu'il y a à faire. L'honnête
homme qui agit, doit en effet avoir présent à l'esprit « non
seulement tout le contenu de sa propre conscience, mais toute la
conscience contemporaine, tous les types moraux actuellement
vivants » (40). En outre, au cas où dans l'horizon intellectuel qui lui
est présent, sa conscience va à contre-courant, il lui faut pouvoir
éprouver, comparer, confronter la rationalité de sa décision et de

<") Bulletin de la Société français de philosophie. Séance du 26 février 1903.


p. 104.
(**> L'expérience morale, pp. 6 et tv.
<••> Ibid., p. 107.
<iT> Ibid., p. 105.
(") Ibid., p. 90.
<"> Ibid., p. 96. . , •
<*°> Ibid., p. 95. . •
554 . Ngô-Tiêng-Hiên
d'
ses préférences avec les préférences et les évidences autrui (O),
et dès lors « discerner le point, le moment exact où l'individu a le
droit de s'affirmer », où il se doit d'être soi-même,
irréductiblement (42). . . .
La caractéristique distinctive de l'homme moral étant donc
l'exigence de sincérité — une sincérité lucide et informée — , l'idéal
moral, le devoir, n'est pas autre chose que le contenu de mon
jugement de préférence, qui dit ce que je veux et dont j'assume
la responsabilité. Naturellement, il convient de distinguer ici cette
« préférence idéale et invincible », vocation et oeuvre de la raison
dûment éprouvée, de toute autre « préférence » qui ne serait que
prudente et avisée dans l'organisation et l'ordination des moyens
à une fin qu'on aurait acceptée sans critique (43).
Bref, la méthodologie morale définie par Rauh nous semble
i'affirmation même de l'autonomie et de la responsabilité de la
conscience morale : je suis juge pour moi-même. Quant à
l'objectivité et à l'universalité du devoir, elles sont sauvegardées, étant
admise l'assimilation respective des esprits entre eux, et de l'esprit
à lui-même dans ses moments successifs. Ce qui signifie : une
affirmation de fait de la multiplicité des esprits, et un acte de
reconnaissance de droit de la collégialité des esprits entre eux comme
de l'unité de l'esprit dans sa dispersion temporelle et dans le
pluralisme de ses activités, de ses niveaux hiérarchiques de conscience.
L'universalité est ici la réciprocité des consciences compétentes
chaque conscience étant un moi pur pratique ; et l'objectivité,
l'épreuve de sincérité de la décision lucide et informée.
Pour Rauh donc, la conscience est véritablement fécondité
prospective. Il n'y a de moralité que s'il y a prise de conscience que
telle tâche me concerne, et corrélativement, conscience que je suis
celui qui dois, par fidélité à moi-même, réaliser cette tâche. Le
« terme pratique », l'idéal moral que je me propose d'atteindre ne
peut être en aucune manière saisi comme un « donné », un « bien »
à faire qui s'imposerait à moi du dehors. Il est à inventer par chacun.
II est mon oeuvre. Rauh l'appelle un résidu au creuset d'une âme
sincère quand elle a pris conscience d'elle-même au contact du
milieu et des autres consciences, mais un « résidu d'idéal », ce qui

(") Etudes de morde, pp. 383-384.


("> L'expérience morale, p. 95.
<"> Etude» de morale, p. 384.
La philosophie morale de Frédéric Rauh 555

reste irréductible en elle (44>. Ce « résidu », cet « irréductible » peut


être le même pour les consciences qui s'interrogent dans les mêmes
conditions d'expérience, mais il n'est pas absolument requis qu'il
soit le même. Le témoignage irréductible d'une conscience sincère,
lucide et informée, suffit à se légitimer. On le voit, les normes
régulatrices sont définitivement du côté du sujet. La règle normative
quoad nos est bien la conscience, la norme « objective » valable
pour tous étant les conditions de légitimité de son exercice définies
comme une « technique morale indépendante », une « expérience
morale positive ».

L'ambiguïté de la moralité de l'humble est dissipée. L'honnête


homme de L'expérience morale apparaît nettement comme celui
qui pense la morale. Il n'est plus question ni de l'inspiration du
cœur, ni de la spontanéité vivante. La foi morale de l'honnête
homme est une foi épurée au feu de l'expérience méthodiquement
poursuivie. Il est dit encore que « son langage c'est sa vie, et sa
vie se développe comme une formule » <45> ; Rauh appelle la pensée
morale de l'honnête homme une « formule de vie ». Il s'agit de bien
entendre ce mot.
Rauh pense en premier lieu à un « système » mais « un système
d'habitudes, d'actions déterminées, contemporaines » (46). Ce sens
n'épuise pas la portée de l'affirmation de Rauh. La « formule de
vie » veut dire plus. Elle est, chez Rauh, « l'expression d une loi »,
et en tant que telle « la résultante, l'intégration des formules
élémentaires qui se dégagent au fur et à mesure de l'action
quotidienne » (47). En d'autres termes, c'est l' action-type exprimée,
énoncée, érigée en loi de régulation de la conduite, en préceptes, et
même constituée en « doctrine », « centre systématique où tend
toute pensée » (48), lors même qu'elle répugne aux systèmes. Reste
à préciser la signification morale de cette cristallisation et
intégration des gestes quotidiens en « formule ».
Selon Rauh, les généralisations, les préceptes généraux peuvent
être un point de départ de la recherche morale, à titre d'hypothèses,

<**> L'expérience morale, p. 4; cf. aussi Etade» de morale, p. 129.


(*•) L'expérience morale, p. 8.
<"> lbid., p. 135.
«•') Ibid., p. 138.
<"' Ibid., p. 164.
556 Ngô-Tiêng-Hiên

et à condition de ne pas confondre la formule-formulée et le geste


de la conscience qu'elle exprime. Au reste, les jugements moraux
ne sont jamais simple application d'un précepte général ; « ils
varient avec les circonstances, ce sont des jugements relativement
autonomes qui supposent une adaptation immédiate au réel » : il
e'agit de savoir à chaque moment si la règle s'applique et comment
elle s'applique <49). L'essentiel n'est donc pas la loi formulée, mais
la prise de conscience qui la fonde, « l'expérience-type » qui
s'exprime par « des vues encore mal débrouillées dans des journaux,
dans des revues obscures, au feu des polémiques, des luttes
quotidiennes » (50).
Nous avons insisté sur ce que Rauh appelle « formule de vie ».
C'est que, chez Rauh, toute morale constituée en axiomes de la
conduite n'est « système » qu'en tant que ces axiomes sont des lois
induites — non pas purement et simplement ab extra — , mais
toujours à partir du consentement de la conscience de l'honnête
homme ; l'extension comme l'application relèvent de même de
l'autorité de la conscience. Entre les jugements moraux particuliers
ou singuliers concernant des cas d'espèce, et les jugements moraux
universels correspondant aux grandes catégories morales :
désintéressement, sincérité, bonté, justice etc., seule en effet une
expérience méthodique sans cesse révisable permet de déterminer les
divers degrés, les divers modes d'extension des principes de
l'action (51>. En d'autres termes, la détermination de la « formule
de vie » n'est légitime que dans la mesure où les consciences qui
comptent, après s'être éprouvées, la veulent à chacune de ses étapes
nouvelles.
Ce langage traduit, chez Rauh, un relativisme essentiel, un
pluralisme de points de vue humains, sauf que ce relativisme moral
« doit se modeler sur le relativisme scientifique » (53). Chaque point
de vue n'étant qu'un point de vue sans privilèges parmi d'autres,
chaque certitude n'étant qu'une certitude limitée, localisée et
fragmentée, il n'y a aucune « formule de vie » qu'on puisse imposer de
droit aux consciences. Au demeurant, outre ces imperfections qui
tiennent au connaître comme tel, il faut encore considérer deux

<*•) Ibid., p. 59.


<■•> Ibid., p. 51.
(") Ibid., pp. 112-114. 118-120. 124-125. 135. 139.
<•■> Ibid., p. 159.
La philosophie morale de Frédéric Rauh 557

ordres de facteurs qui entrent en jeu inévitablement dans la


détermination de l'acte : les circonstances qui ne nous laissent qu'un
nombre restreint d'alternatives et de possibilités d'action ; notre
propre caractère, nos dispositions, notre passé, nos habitudes qui
nous inclinent à ne tenir compte que d'un nombre plus restreint
encore parmi les alternatives (53). Ces réserves ne signifient pas que
nous ayons à subir passivement l'empreinte du milieu, ni que nos
tendances au lieu d'exprimer notre activité propre en face des
choses n'expriment que le déterminisme des choses en nous. Pour
Rauh, nos habitudes, nos dispositions, notre caractère, les
institutions sociales, juridiques ou politiques, sont une « nature de notre
choix » <34). C'est notre œuvre. Nous les créons nous-mêmes, nous
les inventons, nous en sommes responsables parce que nous
pouvons les réformer (55).
L'honnête homme s'exerce donc en fait « sur une expérience
restreinte, mutilée, déformée » <56) qui est à rectifier et à réajuster
obligatoirement. Par conséquent, la « formule de vie » est aussi à
réorienter ; et sa littéralité est à dépasser, — l'interprétation comme
la condensation en « préceptes » étant toujours à charge du sujet
moral. Quant au relativisme, il tient, d'une part, à la situation
concrète de l'homme et au fait que dans l'ordre moral, la conduite à
suivre est toujours à réinventer par chacun ; il tient, d'autre part,
aux difficultés épistémologiques de Rauh et à son agnosticisme
métaphysique. Les deux premiers étant inévitables, communs d'ailleurs
à toute philosophie morale, voyons plutôt comment le Rauh de
L' expérience morale a fini par vider de tout contenu possible
l'exigence d'unité qu'il tolérait encore en 1890 comme une « espérance
rationnellement justifiée ».

Dans un cours à la Sorbonne en 1906-1907, Rauh dit que le réel


« varie avec le point de vue auquel nous nous plaçons... Chacun
de ces réels différents ne cesse pas d'être réel : seulement, nous en
trouvons plusieurs, qui ne semblent pas se réduire les uns aux
autres » (57). « // y a des faits abstraits et des lois abstraites. Il y a

<*•» Psychologie appliquée à la morale et à l'éducation, p. 281.


<M> Ibid., p. 289.
<"> Ibid., p. 21.
'"> Ibid., p. 282.
<"> Etude» de morale, p. 398.
558 , Ngâ-Tiêng-Hièn

des objets sensibles et il y a un milieu intellectuel aussi objectif


que le milieu sensible, dans lequel nous plongeons. Il y a des faits
concrets, des lois historiques. Il y a des unités vivantes, des synthèses
psychiques individuelles. Il y a \e sentiment immédiat de notre vie
qui n'est pas le réel objectif, mais dont nous ne pouvons douter, et
qui a cela de commun avec lui. Selon le point de vue où nous nous
plaçons, tout cela nous apparaît comme existant en un certain
sens » (58). Mais, « en soi, dans le fond des choses, qu'est-ce qui est
premier, vraiment réel ? Je ne sais. Et la question n'a peut-être pas
de sens... Seules, les préférences humaines peuvent élever à l'absolu
certaines réalités... Je ne sais s'il y a plus de hasard que d'ordre
dans les choses. Je sais bien que je dois être raisonnable, préférer
l'ordre au hasard... Des certitudes, pour une part objectives, mais
limitées, point de certitude objective universelle, pas de système de
la réalité, pas de réalité absolue : voilà le bilan actuel du savoir
humain » (59>. A la notion d'un univers commandé par un
principe ou une personne, il faut aujourd'hui substituer celle d'une
multitude d'univers de pensée, fédérés peut-être, non unifiés. On le
voit, pour Rauh, le relativisme est bien « méthodologique » : il
n'y a que des points de vue différents, objectifs sans doute, mais
relatifs et partiels.
Comment donc les hiérarchiser, y mettre de l'ordre, puisque
nous voulons, cependant, unifier le réel ? « Ce sont, dit-il, nos
préférences esthétiques et morales qui l'unifient » <60). On peut, écrivait
Rauh en 1900, « agiter la question de savoir s'il y a un être
déterminé appelé Dieu distinct de nous, et des vérités mêmes dont il est
le dépositaire, discuter sur la nature de ses attributs, se demander
s'il est la perfection de la nature humaine, le Père tout-puissant et
tout bon, ou s'il est la Loi suprême, impassible, ou s'il est l'un et
l'autre à la fois, s'il s'est ou non révélé aux hommes dans des
circonstances historiques spéciales et par des actes singuliers. Mais
quel qu'il soit, il ne peut contredire les lois de la raison, de la
conscience. Penser, agir bien, c'est sûrement être avec Dieu. Et si
nous ne pouvons résoudre théoriquement la question de l'existence
de Dieu conçue comme l'unité, l'achèvement de toutes les per-

(<s) Idéalisme et réalisme historique. A propos d'un livre de M. Simmel, dam


Revue de synthèse historique, 1907, pp. 17 et iv.
<"> Ibid., p. 18.
("> Etude» de morale, p. 426: cf. auwi pp. 471. 491-492.
La philosophie, morale de Frédéric Rauh 559

fections, il y a une vérité dont nous sommes sûrs : c'est qu'une


tâche s'impose à l'homme, quelle que soit sa condition ou sa
fonction, c'est d'extraire de la nature et de sa propre vie tout ce qu'elles
contiennent de vérité, de beauté, de justice, de faire comme si
Dieu existait » (61).

IV

La tâche d'une philosophie morale

Nous avons vu Rauh distinguer morale constituée et moralité


vivante. La morale constituée, la loi hiérarchisée en préceptes, la
u formule de vie », n'est qu'une médiation entre la raison pratique
qui l'a constituée et la moralité constituante qui se cherche, et qui,
en se cherchant, vivifie et recrée sans cesse la loi, la rectifie, la
corrige, et la reprend à sa charge par la fidélité lucide et
persévérante de son choix. Chez Rauh, elle n'est que l'expression
objectivée de la moralité vivante, de la conscience « Idée-Acte » qui
légifère.
Or comment Rauh distingue-t-il la pensée morale de l'honnête
homme dont nous venons de rappeler la tâche, à savoir la
constitution d'une morale, de la tâche d'une réflexion philosophique ?
Existe-t-il encore une philosophie morale qui aurait un statut propre ?
Et dans l'affirmative, quels seraient son apport nouveau, sa portée
et ses limites ?

La pensée morale de l'honnête homme est, on l'a déjà dit, une


pensée pratique, toute tournée vers l'action : fécondité prospective.
Or, il y a chez Rauh, un autre aspect de la recherche morale.
Qu'elle soit prospection synthétique n'exclut pas qu'elle puisse
s'exprimer en doctrine explicite et systématique. Que la moralité soit
une foi vivante et en travail, gage lu passé et promesse pour l'avenir
« ne veut pas dire qu'une morale ne soit et ne doive être... un
système, ni même qu'il ne soit utile et nécessaire d'exprimer ce
système en formules verbales », en théorie de la pratique <82). Il faut
seulement que cela se fasse dans une mesure que la conscience a
elle-même à déterminer.

<"> Psychologie appliquée à la morale et à l'éducation, p. 314.


(M> L'expérience morale, p. 8.
560 NgÔ-TiêngMiên

II y a donc lieu de s'interroger sur la signification du concept


même de « morale » en tant quelle est « science de la pratique »,
expression systématique de la pratique vivante et savoir spéculatif.
Selon Rauh, lorsque dans le langage usuel on entend par
morale, soit l'ensemble des règles de conduite qui concernent les
hommes dans leurs relations entre eux, soit l'ensemble des règles
de morale individuelle qui ont un retentissement social ou qui
concernent les passions purement subjectives, — on oublie que ce n'est
là qu'une partie de la « morale ». En réalité, « la morale embrasse
toutes les formes de pensée en tant que la pensée est pratique...
Elle hiérarchise, dit-il, toutes nos tendances, les spéculatives comme
les autres... Le domaine de la morale s'étend aussi loin que celui
de la pensée et avec elle le domaine du devoir » (63). Ailleurs, il
précise : la morale c'est « l'idée générale d'une confrontation des
valeurs et du choix qui en résulte » <6i). Les valeurs étant de tous
les ordres, spéculatif, pratique, économique, politique, social, etc.,
on peut dire à ce titre que « la pensée même spéculative est
justiciable de la morale » (63) ; en tant qu'elle est une action, une
occupation, une tâche de celui qui pense, on doit la confronter avec
d'autres fins. Rauh admet la possibilité, et même la nécessité d'une
morale générale théorique ; il la définit « science de l'ordre idéal de
la vie », « science des fins idéales » ou encore « science de ce que
la raison veut invinciblement » <66>, science normative et régulatrice.
A ses yeux, la science des fins idéales, — qui n'est autre que
la philosophie pratique au sens traditionnel — , comporte trois
parties :
1° La philosophie de l'action morale ou « morale objective » :
elle a pour objet la détermination critique et méthodique de la vérité
morale. Rauh distingue ici trois niveaux de recherche (6rl :

'"' Le sentiment d'obligation morale, clans Revue de Métaphysique et de


Morale, t. 10, 1902. p. 658.
<"> Etudes de morale, p. 128.
(••) L'expérience morale, p. 17.
<*e) Ibid., p. 11. — II est entendu que lea « fins idéales > dont parle Rauh ne
sont rien d'autre que les contenus des prises de conscience du sujet moral, lesquels
contenus n'ont d'autre finalité que celle de la cohérence de la conscience avec
elle-même à chaque instant.
<"> L'expérience morale, 4* éd., Appendice, pp. 8-9.
La philosophie morale de Frédéric Rauh 561'

a) l'analyse méthodique de la conscience morale agissante et


des témoignages des consciences compétentes dans l'horizon
intellectuel et moral qui nous est présent ;
6) la détermination critique des normes régulatrices de
l'inventivité prospective de l'honnête homme ;
c) la constitution d'une morale au sens courant d'un ensemble
systématique de règles d« conduite ;
2° La philosophie de l'agent moral, relative au devoir, à la
liberté morale, à la responsabilité, à la justice, aux sentiments
moraux divers... (68) ;
3° La philosophie de la morale, qui a deux fonctions :
une première fonction plutôt négative, la critique des théories
morales, des systèmes déductifs quels qu'ils soient et de leurs
méthodes (69) ; une seconde fonction plutôt positive qui comporte
elle-même deux tâches : d'une part, confronter les valeurs des
différents ordres d'activité humaine, relier l'une à l'autre les évidences
spéciales, les différents modes de certitude et les « situer » (70> :
d'autre part, fournir à la morale une certaine justification, expliciter
en quoi cette justification peut consister, et enfin étudier les limites
de l'imagination morale — imagination au sens transcendantal — (71>,
chercher s'il y a des cas où l'impuissance de notre imagination
morale à dépasser son affirmation actuelle doive être considérée
comme définitive, absolue (721.

On voit d'après ce tableau — reconstitué par nous — , que


L'expérience morale est cette « philosophie de l'action morale » dont
parle Rauh, et que nous avons analysée ; il l'appelle également
« méthodologie morale » ou encore « technique morale
indépendante ». Insistons plutôt sur la fonction positive de la philosophie
de la morale.
« Le rôle du philosophe, dit Rauh, est aujourd'hui le même à
l'égard du savant et à l'égard du moraliste. Il ne découvre, il ne

<"> Etudes de morale, pp. 497 et »v.


<••) Ibid., pp. 5-8.
<"> Ibid., p. 374.
<"> Ibid., pp. 373-380; Bulletin de la Société française de philosophie, Séance
du 28 novembre 1901, p. 20.
<"> Etudes de morale, p. 500; cf. «uni p. 378.
562 . . NgÔ-Tiêng-Hiênr .

construit pas la morale. Il la réfléchit » <73), la marche à suivre étant


de faire d'abord l'analyse de la vie morale, de n'en dégager
qu'ensuite la méthodologie, puis la philosophie (74). En d'autres termes,
la philosophie ne peut légiférer sur la moralité, ni « régenter la
morale » <75), elle ne peut davantage fournir à la morale son
contenu (76), elle ne peut être qu'une « justification critique », — cette
remarque vaut, mutatis mutandis, pour les sciences physiques aussi
bien que pour les mathématiques, l'art ou la religion. Comme toute
réflexion critique, elle est en morale « réflexion sur », elle est après
coup, elle ne construit pas ce qu'il faut vouloir, ne déduit pas d'un
ordre a priori d'essences le contenu à imposer à l'agir humain ;
elle n'est que reprise critique de ce qui a été vécu, posé
antérieurement par l'honnête homme. Non que l'honnête homme ne soit pas
critique de sa loi, sa réflexion prospective était déjà critique ; lui-
même est un « penseur-moral » ; mais le regard critique du
philosophe se situe à un autre niveau en se portant sur autre chose. Son
objet revient pour l'essentiel à ceci : « peut-on dégager des
croyances morales spéciales aux différentes civilisations, aux différents
individus, des formes générales, ou même des formes nécessaires, c'est-
à-dire qui résistent à tout effort de l'imagination la plus souple, la
plus informée lorsqu'elle tente de les dissoudre 7 » (77). C'est la
question des limites de l'imagination morale, ou encore de « Va
priori moral » <78). Autrement dit : il s'agit de savoir s'il y a des
conditions imposées à l'action morale par la nature propre de l'agent
moral, s'il y a des vérités morales a priori au sens absolu du mot,
— problème de limitation critique des possibilités d'actions
raisonnables, contrepartie si l'on veut de la déduction kantienne des
catégories.
La même épreuve de dissolution critique décrite dans
L'expérience , morale est ici appliquée, mais à l'imagination morale des
types et des a priori moraux. Du point de vue de Rauh, « le
minimum d'à priori imposé à l'humanité » (79) ne peut être qu'une sorte

<7*' L'expérience morale, p. 174.


<74) Etudes de morale, p. 5.
<"> Ibid., p. 375.
<") L'expérience morale, p. 156.
<"> L'expérience morale, 4e éd., Appendice, p. 8.
('•' Ibid., p. 9; Etudes de morale, pp. 499 et »v.
(7») Etude» de morale, p. 376, note.
La philosophie morale de Frédéric Rauh 563

d'« objectivité interne » (80), résidu qui reste après une information
critique et une exploration complète de l'imagination morale à
travers les temps et les civilisations différentes. Autant dire : il
n'y a aucun contenu absolument a priori.
Bref, l'œuvre du « moraliste spéculatif » <81), autre nom du
philosophe de la morale, n'est pas de chercher, comme jadis, des
vérités nécessaires, des principes qui permettraient de fonder la
morale, de l'engendrer tout entière dans ses normes et dans ses
lois ; aujourd'hui, il ne peut qu'extraire de la réalité morale certaines
vérités permanentes, en dégager les directions des idées morales,
confronter et trouver une unité systématique de ces directions. C'est
modeste sans doute. Mais ce doit l'être : ces vérités, ces directions
ne sauraient garantir la justesse du jugement pratique, ni fonder la
certitude de mon devoir. Ce n'est cependant pas inutile à savoir.
Car, dit Rauh, « l'homme est ainsi fait qu'il a besoin... pour être
rassuré sur la valeur et la portée de son action, de se sentir d'accord
avec la nature... de chercher dans les choses le côté par où elles
la justifient et, sans se faire illusion, de se tourner vers une
espérance fondée » <82). De ce point de vue, la philosophie de la morale
se présente comme une « apologétique » (le mot •est de Rauh) de
la vie morale. Rauh parle ici de « réalité morale », de « nature », de
choses » ; il ne s'agit pas de se méprendre, la réalité morale dont il
est question <83), est faite de croyances humaines, sociales, morales,
politiques, etc., qui débordent notre conscience, de telle sorte que
ceux qui ne pensent pas ne font qu'accepter cette réalité qui
s'impose à eux comme un ordre de nature ; or elle n'est que la raison
morale objectivée en chose et devenue une nature ; plus
exactement, ce sont nos affirmations morales du passé devenues une sorte
d'« instinct rationnel », de « sens moral », une habitude devenue
inconsciente.
Il serait sans doute superflu de dire, après cet exposé, que
Rauh reste tributaire des Critiques kantiennes et que, chez lui, la
métaphysique est, depuis la thèse, répudiée définitivement : la
morale ne permet aucunement de récupérer l'unité de l'être.

<••> lbid., p. 425.


<") L'expérience morale, p. 52.
<M> Etudes de morale, p, 379.
<••> Ibid., pp. 419-421.
564 Ngô-Tiêng-Hiin

" Expérience morale " et expérience de l'immédiat

Nous n'avons pas l'intention d'exposer ici les différentes


interprétations de la doctrine morale de Rauh. Toutefois, nous croyons
devoir nous arrêter à celle de M. Georges Gurvitch. On remarquera
aisément que notre point de vue n'est pas le même que le sien.
M. Gurvitch a comparé en 1930 l'éthique schelerienne à celle
de Rauh (84). En 1935, il a repris ce parallélisme et l'a
considérablement développé dans L'expérience juridique et la philosophie
pluraliste du droit, ouvrage dédié d'ailleurs à la mémoire de
Rauh (85) ; il l'a, d'autre part, complété par un exposé sur la théorie
de L'expérience morale. Rauh aurait apporté sur plusieurs points
des correctifs essentiels à l'intuitionisme de Scheler et à la théorie
de l'expérience intégrale de l'immédiat de William James et de
Bergson, sans qu'on puisse affirmer que Rauh ait subi une influence
directe de ces deux derniers.
D'après M. Gurvitch, l'expérience morale de Rauh serait
d'abord « notre sentiment immédiat de l'idéal vécu dans l'action ».
Seulement, Rauh préfère le terme d'« expérience » à celui d'«
intuition ». C'est là souligner « qu'il ne s'agit pas d'intuition invariable
et identique, mais d'une variabilité infinie d'intuitions de différentes
espèces, se modifiant selon les civilisations, les époques historiques,
les cercles sociaux » (86). « Le moyen d'entrer en contact avec les
principes moraux est simple : les éprouver, les vivre dans
l'expérience morale immédiate » l87). « Les contenus de cette expérience
— les données éprouvées en elle — sont des éléments en perpétuel
devenir, en mouvement, et ils sont strictement individualisés,
absolument singuliers, n'admettant aucune généralisation, rebelles non
seulement à l'abstrait, mais aussi au typique » (88>, les distinctions

'"' Les tendance» actuelle» dû la philosophie allemande, Paris, Vrin, 2e éd.,


1949, pp. 68-70, note.
<8S> Paris, Pedone, 1935; sur Rauh, cf. pp. 13-15, 33-44, 50-51; l'essentiel de
cet pages est repris dans Morale théorique et science des mœurs, ouvrage dédié
a L. Lévy-Bruhl, Paris, 1948, 2« éd. revue et corrigée, pp. 135-149.
<**> L'expérience juridique..., p. 3d.
<"> lbid., p. 34.
<«s> Ibid., p. 35.
La philosophic morale de Frédéric Rauh 565

irréductibles entre ces données étant ellesrmêmes « éprouvées d'une


façon aussi immédiate que les données » <89). M. Gurvitch ajoute que
ces données immédiates absolument singularisées s'affirment en
même temps chez Rauh « comme des idéaux, des critères suprêmes
d'appréciation, d'où découle tout 'devoir-être' ». C'est d'ailleurs
pour cette raison que, selon lui, Rauh les désigne comme des
« valeurs incommensurables » ; de ces valeurs dériveraient les règles
de conduite, les impératifs catégoriques encore plus singularisés,
<( s'adaptant aux propriétés sensibles des milieux et des sujets
auxquels elles s'adressent » (90).
Cette concrétisation et individualisation des principes moraux
conduit Rauh au pluralisme des valeurs, du moins selon M. Gurvitch.
Ainsi, dit-il, le relativisme moral de Rauh n'est pas sceDticisme mais
« constatation d'un pluralisme infini d'aspects objectifs et
nécessaires de l'Idéal moral, qui exige, pour être saisi dans toute la
richesse de sa plénitude dynamique, la coopération d'une variété
infinie d'expériences morales collectives et individuelles ». Le
monde des valeurs incommensurables serait donc pour Rauh « un
tout, un ensemble » ; les diverses valeurs individualisées et
particularisées ne représentent qu'un secteur de ce tout, « manifestations
irréductibles du même Idéal » (tl).
L'irrésistibilité de la certitude morale de Rauh devient chez
M. Gurvitch la « rationalité des données irrésistibles de l'expérience
morale » (92), c'est-à-dire encore l'aptitude à être intégré dans un
tout harmonique de valeurs, « dans un ensemble
supra-temporel » <93). La réflexion aurait dès lors pour rôle d'aider à vérifier si
les données de l'expérience sont des valeurs véritablement
objectives, si elles sont aptes à s'intégrer dans un tout. Elle travaille après
coup, sur les matériaux fournis par l'intuition immédiate. Elle est
connaissance, pur savoir théorique. D'où les conséquences qui
suivent : I) Rauh aurait distingué connaissance et expérience :
« l'expérience morale étant purement active, consistant en des
actions individuelles et collectives, au feu desauelles «ont éprouvées
des valeurs, n'a évidemment rien à faire, dit M. Gurvitch, avec une

<••> Ibid., p. 37.


<••> Ibid., p. 36.
<"» Ibid., p. 39.
<**> Morale théorique et tcienee de» tnetun, p, 141.
W Ibid., pp. 141-142.
566 Ngô-Tiêng-Hiên

connaissance » <94) ; 2) chez Rauh, l'expérience morale se


détacherait « d'une liaison obligatoire avec la conscience individuelle », il
s'agirait surtout « de la communion des consciences dans
l'expérience d'un idéal collectif, des actions collectives où les consciences
individuelles s' entr' ouvrent et s'entre-pénètrent en saisissant les
vocations idéales d'un groupe » <95) ; 3) « l'enquête sociologique
peut agir directement sur la vie morale » du fait que « la morale
théorique pour pouvoir réfléchir après coup sur les valeurs morales
incommensurables, d!oit... utiliser les matériaux fournis par la
sociologie » (96).
Nous n'avons pas ignoré le sens possible de l'expérience morale
comme expérience immédiate. Mais, tout compte fait, il ne nous
semble pas qu'il faille la comprendre de cette manière. Ce serait
minimiser la portée du livre de Rauh. Chez lui, l'idéal moral est
bien le contenu d'une préférence invincible, voulu consciemment,
assumé et a situé » dans l'horizon intellectuel et moral qui nous est
présent ; quant à l'expérience morale, elle est une épreuve de
dissolution critique de ce contenu présent à la conscience du Cogito.
Au reste, nous avons quelque difficulté à comprendre M. Gur-
vitch. A le lire, nous nous demandons s'il ne tombe pas sous les
coups des reproches de Rauh : en premier lieu ceux que Rauh
adressa jadis aux philosophies hybrides de Fouillée et de Wundt,
qui n'avaient pas su distinguer nettement le critère de fait et celui
de droit (97), — le pluralisme d'aspects objectifs d'un même Idéal
supra-temporel n'est, chez M. Gurvitch, qu'une impuissance
supplémentaire — ; en second lieu, les reproches adressés par Rauh à tout
penseur qui impose à la morale une condition <x priori de certitude,
— à savoir, dans le cas présent, l'immédiateté du donné — , au lieu
de se mettre face à face avec sa conscience, d'interroger sa foi
morale et de l'éprouver critiquement pour enfin aboutir à cette
conscience que « je ne puis croire autrement » <98). A nos yeux, les
données immédiates dont parle M. Gurvitch ne forment que la
matière de la perception morale commune. Mais voici comment
Rauh s'est exprimé lui-même sur la question de l'expérience de
l'immédiat.

<*4> L'expérience juridique..., p. 33.


<•*> Ibid., p. 41 ; Morale théorique et science des mœurs, p. 144.
<••' L'expérience juridique..., p. 41.
<") Essai sur le fondement..., pp. 60 et »v.
(•*) L'expérience morale, p. 37.
La philosophie morale de Frédéric Rauh 567

Admettre un réel saisi immédiatement par l'intuition « ne ferait


pas disparaître, dit-il, le rôle fondamental du consentement humain.
Car en tout état de cause, il est peu vraisemblable que notre
connaissance de ce réel soit jamais assez certaine pour éliminer
complètement les hypothèses et les probabilités. Et dès lors, il y aura
toujours un parti à prendre, des risques à courir, d'où l'on ne sortira
que par un pari, analogue à celui sur lequel Renouvier fonde la
certitude morale. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de vérité si
absolue qu'elle s'impose par sa seule force à la pensée humaine. Si
évidentes que soient les choses, notre imagination peut toujours,
en se disciplinant, gagner sur elle de ne plus les voir » (99>. Au
demeurant, quel que soit le réel immédiat saisi dans l'intuition, on
n'a pas le droit de l'ériger comme norme. Cet immédiat est, dit
Rauh, « une forme d'existence, un type de réalité : je le saisis comme
les autres ; mais pas plus qu'aucun des autres, je ne puis, parce que
je le saisis, le poser comme étant le principe de tout ce qui se
distingue de lui » (100).
Rauh a d'ailleurs qualifié sa philosophie du nom d'«
empirisme radical » et « formel », — formel, car il n'existe pas d'autre
critère de vérité que l'arrêt de l'imagination intellectuelle là où elle
se sent contrainte de se fixer, là où elle se sent impuissante à
dépasser, où elle juge nécessaire de se fixer « quels que doivent être
les objets qu'elle détermine par là même, et sans imposer à ces
objets, que nous considérons tous comme réels, de conditions ni de
hiérarchie préalables » (101). Toutefois, cette créativité de la raison
pratique est limitée « par des existences antérieurement posées par
l'imagination ».

VI

Morale et métaphysique
Conclusions

En acceptant les critiques kantiennes de la raison pure spécu-.


îative, Rauh a d'abord montré que fonder la morale sur la
métaphysique, une métaphysique ontologique, serait prétendre construire

<••) Etude» de morale, p. 404.


<"°) Ibid., p. 405. " '
<m> Ibid., p. 406. ' ' • '
568 - Ngô-Tiêng-Hiên

a priori une morale des préceptes en la déduisant d'une hiérarchie


des valeurs, tirées elles-mêmes de la connaissance présupposée de
l'être absolu et de l'essence immuable et éternelle de l'homme. Ce
serait, d'autre part, réduire l'homme à n'être que miroir et reflet de
l'ordre éternel, conscience contemplative d'un ordre tout fait sans
lui, ordre déterminé par une Fin dernière existante et préalablement
démontrée comme Norme objective ultime de la morale. Or, de
ce point de vue, — la critique de Spinoza par Rauh l'a fait voir, de
même que son article sur Pascal — , on ne peut rendre compte ni
de la contingence dans la nature, ni de la fragilité de la moralité
humaine. Dès lors, refuser la morale « théorique », disons une
certaine lecture passive de l'ordre de nature, équivaut à sauver
l'inventivité morale et la responsabilité humaine. C'est même la seule
manière, selon Rauh, de sauvegarder les vraies exigences morales
qu'il a définies tout au long de sa thèse métaphysique, et dans cette
conception rectifiée de la moralité humaine que nous avons exposée,
à savoir la liberté norma sui. Chez Rauh, on l'a vu, l'agir moral
est déjà une mise en ordre par Y élection de la raison agissante. Le
rôle définitif est dévolu à la conscience.
Or les décisions de la conscience valent ce que vaut la
conscience elle-même. Dès lors, une question se pose, qui tient lieu et
place du problème traditionnel de la constitution d'une morale : que
doit être la conscience pour que son jugement soit valable et dans
quelles conditions s'assure-t-elle pour elle-même une autorité
morale ?
Le problème de la morale change donc de sens avec Rauh. Il
devient une question sur la conscience norma sut qui doit décider
pour elle-même de ses fins, du sens de sa vie. C'est ici que l'on
rencontre la thèse originale de L'expérience morale. Rauh admet
qu'il appartient à la conscience de donner un sens à sa vie, un sens
moral. Il reconnaît que toute conscience n'est pas également apte
à décider valablement de ce qu'il convient de vouloir, de ce qui
doit être tenu pour moral. Il s'agit dès lors de déterminer les
conditions régulatrices d'un exercice légitime de cette spontanéité de la
conscience. En conséquence, les, corrélats de l'action valent ce que
vaut la visée noétique ; c'est cette visée noétique qui doit être
soumise à une ascèse régulatrice, à des normes objectives,
universelles, — l'objectivité et l'universalité étant, on s'en souvient, la
réciprocité de droit des raisons pratiques, des consciences agissantes
« sincères » et a compétentes ».
La philosophie morale de Frédéric Rauh 569

En ce qui nous concerne, nous pourrions du point de vue de la


constitution d'une « morale objective » nous accorder avec Rauh.
Pratiquement, le seul moyen d'éveiller la conscience à une tâche est
de montrer que cette tâche ou ce devoir est ordonné à une fin
supposée voulue et qui n'est pas en discussion, à savoir le contenu
de cette préférence idéale et invincible de la conscience qui s'est
sincèrement éprouvée et interrogée. Par suite, il devient nécessaire
à qui veut cette fin d'en vouloir aussi les moyens ou les fins
intermédiaires ; ainsi s'établissent des devoirs, une hiérarchie de valeurs.
Autrement dit : le devoir est toujours corrélatif d'une prise de
conscience personnelle qui m'engage, et dans cette prise de
conscience, la lucidité et l'information du Cogito qui a à se prononcer
sont essentielles. J'ai à dire si je préfère l'ordre, — un certain ordre
— , et cette préférence consentie est œuvre de ma responsabilité.

Le problème n'est cependant pas clos. Quelle doit être la tâche


ultime de l'homme moral ? Qu'est-ce qu'il est raisonnable de vouloir
avant toutes choses ? Pouvons-nous nous dispenser de poser cette
question ? En quel sens et dans quelle mesure cette question
s'impose-t-elle à l'homme ? D'autre part, l'exigence d'ouverture
de l'homme en tant qu'il est liberté ayant à élaborer une œuvre,
rencontre-t-elle la complicité du monde ? L'œuvre d'unification
vécue par des sujets concrets qui visent à intégrer des contradictions
personnellement éprouvées comme déchirement intime de soi à soi
au sein même d« son être, de soi avec les autres soi, de soi avec le
cosmos, aboutit-elle à un « terme » qui répondrait à son désir d'unité,
à son appel d'exigence ?
Rauh professe l'agnosticisme sur ce point. A ses yeux, la
« destinée finale » de la moralité humaine n'est fondée que dans
le dynamisme même de la conscience, dans cette conquête
progressive d'une liberté qui doit s'éveiller à sa vocation morale et
dès lors dans la réalisation d'un monde de plus en plus moral.
L'exigence d'unification trouve une réponse dans l'œuvre d'unification et
la persévérance à faire route sans illusion, — Brunschvicg parlait
d'un « idéalisme viril » chez Raûh.

On pourrait confronter ici deux points de vue, deux types de


recherche- morale. Dans une philosophie de l'être où l'on parle de
la voluntas ut natura, on part de l'analyse de l'être en tant que
volonté. On se sert de cette analyse : <t tout être qui agit, agit pour
570 Ngô-Tiêng-Hiên

une fin », pour poser une Fin dernière, corrélat ultime de notre
vouloir libre, laquelle Fin dernière est notre possession de Dieu,
— Dieu étant notre Bien suprême, Bien existant. Etant donnée et
admise une Fin dernière existante, on est en droit de déduire une
morale absolument normative, compte tenu bien entendu de la
syndérèse, du jugement prudentiel et de la situation concrète, bref
de la voltxntas ut ratio, norme quoad nos de la moralité, notre
conscience morale et son éducation à la lucidité par l'ascèse des
vertus. La régulation de la volonté joue sur deux plans, au niveau
de la conscience morale et au niveau ontologique, dans cette
confrontation de mes œuvres avec une hiérarchie des fins déterminées
par l'existence <Tun Bien ultime, — ce qui expliquerait pourquoi
on avait commencé par démontrer l'existence d'un « telos », suprême
garantie de l'ordre de moralité considéré quoad se.
C'est là une manière de rendre compte du dynamisme de la
volonté, d'expliquer et d'affirmer que la volonté, appetitus rationalis,
ne peut être « pour rien ». A notre avis, la philosophie transcendan-
tale n'en diffère pas fondamentalement, en ce sens et pour autant
qu'elle aussi pose un Absolu, Norme suprême, le Moi-formel, unité
des catégories et par là même au delà des catégories, régulatrice
de tout choix empirique.
Rauh se situe dans la ligne d'une philosophie de la conscience.
Celle-ci est avant tout vocation morale. Chez Rauh, l'inventivité
humaine n'est pas seulement projet des moyens, ni projet des fins
particulières en vue de la Fin dernière, d'un Bien ultime existant
comme « mon » Bien. La volonté entendue comme agir prospectif
est ici réalisation éthique, responsabilité de l'unification de mon
être et de l'unification du monde donnant par là sens et valeur
au monde en tant que celui-ci constitue mon lieu de vie, mon
« espace ».
L'intentionnalité (exercée) de la Fin dernière est ici tout aussi
nécessairement « objective » que dans une philosophie de l'être
ou dans une philosophie transcendantale. Mais, cette « objectivité m
ne relève que du projet normatif de ma liberté, projet décisif dont
elle n'a à rendre compte que devant elle-même : je suis celui qui
dois réaliser la tâche que je vois ; ce « voir » implique, faut-il le
répéter, une confrontation avec l'imagination morale et intellectuelle
de l'horizon qui m'est présent, et une épreuve de dissolution
critique que chacun doit entreprendre pour soi-même.
Au niveau de l'action concrète cependant, dans l'ontologie de
La philosophie morale de Frédéric Rauh 571

la volonté morale comme dans une philosophie de la liberté, la


légitimité du jugement pratique : « ceci est à faire », ne peut se fonder
valablement que sur la prise de conscience de l'évidence d'une
tâche mienne. Autrement dit : sur le plan de l'épistémologie du
jugement pratique, l'une comme l'autre justifient le devoir au sens
de « ceci est à faire » par les deux évidences que requiert toute
action morale : l'évidence d'une tâche à réaliser, et l'impossibilité
intérieure de douter que je suis celui qui dois l'accomplir, sous peine
de me renier moi-même. Non que l'une et l'autre impliquent une
même structure de la conscience ; sur le plan du contenu de l'action
et des impératifs, on pourrait s'interroger : dans quelles mesures,
et oui ou non, une ontologie de la volonté morale aboutit-elle (ou
non) à ne plus considérer la volonté qu'en tant qu'elle est déjà
normée par l'existence d'une Fin dernière connue comme sa Fin ?
D'autre part, l'agir moral dans une philosophie de la liberté, tel
l'agir moral de l'honnête homme de Rauh, n'implique-t-il pas déjà
la présence d'une certaine structure ? Et dès lors comment rendre
compte de cette structure ?
On peut montrer que l'ontologie de l'agir moral avec le concept
de voluntas ut natura — comprise comme il convient — , est une
tentative d'expliquer, de justifier notre agir, notre tendance - vers,
notre ouverture - à, cette sorte d'insatisfaction principielle ou ce
pouvoir de contestation, de mise en question, d'orientation et de
réorientation du sens qui fait progresser le sujet de la moralité,
quête vivante de l'unification de son être. On peut montrer, d'autre
part, que lorsqu'on passe de l'analyse psychologique de la voluntas
ut natura entendue en tant qu'intentionnalité in actu exercito, au
niveau ontologique d'une Fin dernière existante, corrélat ultime et
totalisant de la volonté morale, on n'est pas obligatoirement dupe
du passage de l'idéalité à la réalité ontologique de la Fin dernière,
et on ne dogmatise pas nécessairement en affirmant un monde
d'intuitions transcendantes, qui serait la réplique réifiée de ce que
l'expérience nous révèle et de ce que la prise de conscience de
notre vocation nous fait saisir.
Ce passage signifie, nous semble-t-il, que la conscience, norme
prochaine de la moralité parce que ratio norma sui, doit prendre
au sérieux ses propres exigences ; prendre au sérieux « l'espérance »
exigée par la raison agissante comme signification ultime d'elle-
même, c'est refuser le Malin Génie, quel qu'il soit, et « prendre
parti « pour cette exigence intérieure. Reste que ce consentement
572 . Ngô-Tiêng-Hiên

à poser ce qui est à poser pour que la moralité humaine ne soit pas
finalement vaine, est bien une nécessité d'option, la conscience
n'étant pas pure transparence à son exercice. On peut dire plus : ce
consentement, ce « parti pris » apparaît comme étant de l'ordre de
« l'obéissance » à cette « objectivité interne », qui n'est finalement
autre qu'une certaine structure affectant intimement notre intériorité
requérante. Si donc l'affirmation de Dieu comme « notre » Fin
dernière n'est pas requise pour fonder l'absoluité quoad nos de
l'obligation morale, dans l'ordre de la moralité cependant, admettre
l'existence de Dieu c'est affirmer que l'unification pratique du monde
comme la réalisation éthique du soi ne sont pas qu'une «
obéissance » à l'autorité de notre seule conscience.
Si cependant Rauh ne veut pas s'appuyer sur cette exigence,
sur cet appel d'exigence de la conscience morale norma sui pour
que la vocation morale de l'homme ait, en fin de compte, une issue
qui soit cohérente, s'il ne veut pas faire fond sur la raison pour que
la raison ait totalement raison, cela tient à sa théorie épistémolo-
gique, qui reste tributaire, comme on sait, des critiques kantiennes
de la raison pure spéculative.
L'inachèvement de sa pensée laisse sans doute ouverte la
question ; mais l'état de sa dernière pensée, exprimée dans cette
philosophie de l'expérience qu'il rédigeait lorsque la mort l'emporta,
n'a pas changé d'orientation : la métaphysique reste pour lui
irrécupérable.
NGÔ-TlÊNG-HlÊN.

Louvain.

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