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DELA ,
CRITIQUE DE LA FACULTE DE JUGER
par
Alexis PIDLONENKO
PARIS
LIBRAIRIE PIIlLOSOPIIlQUE J. VRIN
6, place de la Sorbonne,Ve
·-
Traductions
KANT(E.), Qu 'est-ce que s'orienter dans la pensée?, 2002.
KANT(E.), Critique de la/acuité de juger, 2000.
KANT(E.), Réflexions sur l'éducation, 1993.
KANT(E.), Métaphysique des mœurs - 1"' partie : Doctrine du droit, 2002.
KANT(E.), Métaphysique des mœurs-2c partie: Doctrine de la vertu, 2000.
HEGEL(G.W.F.), Foi et savoir. Kant, Jacobi, Fichte, 1988.
FICHTE (J.G.), Œuvres choisies de philosophie première: Doctrine de la
Science, 1794-1797, 1990.
FICIITE (J.G.), Écrits de philosophie première: Doctrine de la Science, 1801-
1802, et textes annexes, 1987.
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COMMENTAIRE
DELA
CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER
par
Alexis PHILONENKO
PARIS
LIBRAIRIE PIIlLOSOPIIlQUE J. VRIN
6, place de la Sorbonne, Ve
2010
En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de ses articles
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courtes citations, sous réserveque soient Indiqués clairement le nom de l'auteur et la
source.
1. Paris,LeCerf, 1994.
PRÉLUDES 13
L'INTRODUCTION DE LA
CRITIQUEDE LA FACULTÉDE JUGER
et nous pouvons déchirer le voile sous lequel les langages sont dissimulés.
Les langages esthétiques obéissent tous à la rupture entre le concept et
l'intuition. Ce que nous a montré la philosophie de la grandeur intensive,
c'est que jamais l'existence ne peut être logiquement dérivée du concept.
Ce qui est vrai de la craie fondant dans l'acide est vrai de l'existence de
Dieu. Privés d'intuition, tous les concepts participent du néant. Ce n'est
donc pas nous qui introduisons dans le réel une forme ou tout ce qui peut y
ressembler, c'est l':Stre qui se cache. Il va de soi que nous ne pouvons dès
ces premières lignes justifier notre chemin si ce n'est en affirmant que la
philosophie ne débute pas par des axiomes clairs, mais par des questions
dont nous ne savons pas si elles sont solubles. Chaque fois que nous posons
par exemple la question, Qu'est-ce que l'homme?, nous laissons la nature
s'enténébrer -, car il y a bien des chances pour qu'elle reste muette. On
pourrait s'en douter en observant que, comme l'externe et l'interne, la
nature et l'homme sont des concepts réciproques dont l'éclairage suppose
une source qui elle-même reflète une source plus vive. - Tout tourne chez
Kant autour de la dualité du concept et del' intuition que Leibniz récusait au
nom de l'unité de l'esprit. La difficulté à laquelle nous nous sommes
heurtés par la médiation du langage - mais nous eussions pu avec autant
de bonheur commencer par l'ordre et le désordre - est ni plus ni moins que
la grandiose question du dualisme et du monisme. Il pourrait se faire
d'ailleurs qu'une troisième solution soit la seule possible. Ce serait celle de
la détermination de l'homme, seigneur des noumènes, comme centre entre
la nature et l'esprit. F. Alquié a défendu cette idée dans sa thèse historique
sur Descartes 1•
§ 3. Cette organisation de l'interrogation philosophique peut nous
paraître très étrange. On agite immédiatement les grandes notions, forme-
difforme, ordre-désordre, monisme-dualisme, et l'on se préoccupe bien
peu des contenus et des démarches méthodiques 2• Les orientations les plus
le plus humble des Dialoguesde Platon, l'idée est présupposéeet l'on sait
comment Bergson a tranché la difficulté en récusant le cercle vicieux
comme critère méthodique.La difficultéest plus ou moins massive. Kant
prend la libertéde ne pas la mentionner.Il en résultetout de mêmeune gêne
considérable: il semble que la Critique de la raison pure comprenne la
doctrinepure des catégorieset les objectionsqui peuventêtre adresséesà ce
système(dialectiquetranscendantale).En revanche,la théoriedujugement
de go6t enveloppetout le reste et l'unité méthodiquen'est pas le fort de la
troisièmeCritique.On a même accusécette œuvre d'être un ramassishété-
roclite d'idées issues de l'expérience et de conceptsélaborésdans le secret
du cabinet transcendantal.- Prenonsun exemple: la forme. Celle-ciparaît
toujours active, tandis que le contenu est toujours passif. Ces détermina-
tionsne sont pas absolumentfausses,mais elles demandentà être précisées.
C'est l'é1Cmeldébat des mots et des choses. L'avantage du «terme» de
s~~ est de pouvoirêtre pris aussi bien en un sens objectifque subjectif
et dé recouvrir de larges domaines.Toutefoisil avait, au siècle de Kant, la
faiblessed'être très peu usité dans les titres. De ce dernierpoint de vue, les
obscuritéskantiennesrelatives à la terminologiese manifestent Plusieurs
tendancesexpliquent les questions de la terminologiechez Kant La pre-
mière tendance s'explicitait dans un souci de maintenir le même vocabu-
laire, même dans les définitions.E. Adickes a relevé au moins huit défini-
tions du jugement synthétiquea priori dans la dernière œuvre de Kant: il
précise que ces définitions ne sont pas des contraires, mais souvent des
contradictoires.Maintes notions sont employéesen un sens très différent.
On ne sait pas toujours s'il faut écrire «idée» ou «Idée»; le sens de
l'expression « supra-sensible» n'est pas évident.C'est, il est vrai, que cette
tendanceest complétéepar une habitudetenace: l'écriture simpleet claire
est réservée à la philosophiepopulaire au sens où cela est répandu dans
l'Aujklilrung,tandis que l'écriture complexeet savante, techniquemême,
est le fait du langage proprementphilosophique.Comme il va de soi, ces
distinctionsdéfinissentdes limites entre lesquellesflotte la Critiquede la
faculté de juger. Par exemple la narration des anecdotes - je pense à
l'indien étonné par toute la mousse qui sort d'une bouteilleet se demande
comment on s'y prendra pour l'y remettre- suppose une habileté rhéto-
rique, mais pas du tout une techniqued'écriture. Tout autre est l'exposé de
la présentation.Tous les grands philosophesont connu ces limites plus ou
moins variées; mais Kant sans doute davantage que les autres. De là suit
une tentation à laquelle devait succomber l'idéalisme allemand. Schiller
lui-même, influencé par Fichte, supposa des dispositions plus ou moins
secrètes, échappantà Kant lui-même,et le sens de la philosophiecirculait
L'INTRODUCI1ONDE LA CRJTJQUE
DE LA.F,4.CULTÉ
DE JUGER 21
AU1RES REMARQUESINTRODUCTIVES
1.FAI,903sq.
2. La division dichotomiquedeviendraunecatégorie méthodiquetrès efficace dans la
secondepartiede la Critiquede lafacultédejuger.
3. Cf. aussi,Leçonsplotiniermes,Parla,
Les BellesLettres,2003.
L'INTRODUCTIONDE LA CRJTJQUE
DE LA FACULTÉDE JUGER 21
tisme) n'agit pas sur la causalité par liberté et inversement. Cette « dualité »
est d'une part un des moments les plus obscurs du criticisme et d'autre part
à l'origine d'une philosophie «des Ais ob» (Vaihinger).Kant, renvoyant
sans doute à la troisième antinomie de l'antithétique de la raison pure,
déclare en outre qu'il a démontré la possibilité de penser ces deux législa-
tions sans contradiction. Et, en effet, l'entendement peut admettre que la
liberté ne fait qu'un avec la chose en soi. Il n'est pas évident que Kant ait
démontré dans la Critiquede la raisonpure l'idée du noumène, mais il en a
exposé la fonction: limiter l' imperiumde la causalité effective au champ
des phénomènes. Ici, il se contente de jouer sur l'intuition présente dans le
phénomène, mais absente dans la chose en soi. Dans la Critiquede la raison
pure, la chose en soi était le principe de moins en moins effectif permettant
d'isoler la région des phénomènes, mais dans une simple introduction
il ne peut faire autrement que de mettre en lumière la différence des
objets (FA 928; 175,24). D) Domaine du concept de la nature - sensible -
domaine du concept de liberté - supra-sensible; ces deux domaines sont
compréhensibles pour qui s'y tient. Les confusions ne commencent que
lorsque l'on veut par exemple concevoir la liberté à partir de la nature. Mais
surtout il ne faut pas réaliser les concepts - la nature en soi n'est pas le
concept de la nature et le raisonnement sur la liberté n'est pas la liberté en
soi. Dès lors « un incommensurable abîme » se trouve établi pour nous
entre les deux domaines : « aucun passage n'est possible, tout comme s'il
s'agissait de mondes différents » (FA 929; 176,26). Kant cherche à élucider
sa pensée. C'est un fait (dont il faut partir) qu'une nature nous est donnée
ainsi qu'une idée de la liberté et, abîme incommensurable ou pas, pour nous
«il faut donc bien qu'il existe un fondement de l'unité du supra-sensible,
qui est au principe de la nature, avec ce que le concept de liberté contient
en un sens pratique, dont le concept, encore qu'il ne parvienne pas ni
théoriquement,ni pratiquement,à enfournir une connaissance,et qu'il ne
possède donc aucun domaine particulier, rend cependant possible le
passagede la manièrede penser suivantles principesde l'un à la manière
de penser suivant les principes de l'autre» (FA929; 175-176,25). Plus
haut, Kant avait suggéré deux thèmes. Le premier était que, de même que
les lois de la liberté devaient conveniraux formes de la nature, de même les
lois de la nature devaient convenir à celles de la liberté. Mais ce premier
thème d'une part donnait trop à penser à la dialectique des principes de la
nature et de la grâce, et d'autre part s'approchait trop d'une Phaenome-
nologie au sens de Lambert, doctrine de l'apparence. Le second thème se
ramassait dans une notion ironique (interrogation) : par delà le domaine de
la causalité et celui de la liberté, il devait bien y avoir un troisième terme
30 CHAPITREPREMIER
peut supposer avec raison, suivant l'analogie, qu'elle pourrait bien aussi
contenir en soi, sinon une législation qui lui soit propre, toutefois un
principe particulier pour chercher des lois, en tout cas un principe a priori
simplement subjectif, qui alors même, qu'aucun champ d'objets ne lui
conviendrait comme domaine propre, peut cependant avoir quelque
territoire et dans des conditions telles que ce principe seul pourrait y -avoir
de la valeur» 1• Chez Fichte les deux extrêmes (le thétique et l'analytique)
homogènes se pénètrent dans un mouvement génétique. Peu satisfait de sa
déduction, Kant note qu'il y a « encore une raison pour établir un lien entre
la faculté de juger et un autre ordre de nos facultés représentatives, et ce lien
semble d'une importance encore plus grande que celui de sa parenté avec la
famille des facultés de connat"tre» (FA 931 ; 177 sq., 36a). « En effet, toutes
les facultés peuvent se ramener à ces trois, qu'on ne peut plus déduire d'un
principe commun: la faculM de connaître, le sentiment de plaisir et de
peine, et la faculté de juger» (FA931; 178-179). Pour le connaître, seul
l'entendement légifère (comme cela doit être si on ne le confond pas avec
la faculté de juger qui est l'expression de la raison en fait assimilée à la
raison pratique par Kant qui s'applique à conserver le contenu essentiel :
plaisir/peine). - Pour la faculté de juger, comme faculté supérieure confor-
mément au concept de liberté, seule la raison (en laquelle uniquement se
trouve ce concept) ligifère a priori. « Or entre la faculté de connat"treet la
faculté de juger se trouve compris le sentiment de plaisir et de peine, tout de
même que la faculté de juger est comprise entre l'entendement et la raison »
(FA932; 179,27). Le malaise que l'on ressent tient àce que Kant divise le
terme supérieur en deux moments: entendement (Verstand) et raison
(Vernunft). Kant écrit pour moduler sa pensée: « .. .la faculté de juger est
comprise entre l'entendement et la raison». Distingués, les moments sont
réunifiés. En fait il faudrait s'interroger sur la méthode de Kant, il faudrait
l'imaginer roulant dans ses doigts un cristal taillé, dont les faces sont plus
ou moins lumineuses. Donnons sans plus tergiverser son résultat. Si donc la
philosophie ne peut être divisée qu'en deux parties principales, la partie
théorique et la partie pratique, et bien que tout ce que nous pourrions avoir à
dire des principes propres à la faculté de juger doive être rangé dans la
partie théorique, c'est-à-dire attribué à la connaissance rationnelle d'après
des concepts de la nature, néanmoins la critique de la raison pure, qui avant
d'entreprendre un système et pour le rendre possible doit établir tout cela,
consiste en trois parties: la critique de l'entendement pur, de la faculté de
juger pure, et de la raison pure, facultés qui SOJltdites pures parce qu'elles
légifèrent a priori» (FA 933; 179,27). Rarement Kant nous a offert un texte
aussi médiocre. C'est qu'il vise simultanément deux buts. D'une part il
cherche à reprendre la problématique du syslème qui avait échoué au
niveau de la Première introduction de la Critique de lafaculté de juger.
D'autre part il vise l'unité des facultés de l'âme, dans l'opération du
jugement en géniral. Sans doute ces buts ne sont-ils pas en droit
inco~possibles, supposée résolue la question del' existence.
I. Bergsonou de la philosophiecotrllMsciencerigoureuse.
36 CHAPITREPREMIER
1.Allusionprobableau DémiurgedePlaton.
L'IN1RODUCTIONDE LA CRmQUE DE LA.FACULTÉDE JUGER 37
1.CompareravecBergson,L 'Évolutioncréatrice.
L'INIRODUCTIONDE LA CRmQUEDEU FACULTÉ DE JUGER 39
pour les adapter à l'entendement humain dans son opération nécessaire, qui
consiste à trouver pour le particulier que lui offre la perception l'universel
et pour ce qui est différent la liaison (qui est, il est vrai, le général pour
chaque espèce) qui le rattache à l'unité du principe, on ne prescrit point par
là une loi à la nature, et l'on ne dégage pas non plus une loi de la nature par
l'observation (bien que ce principe puisse être confirmé par celle-ci). Ce
n'est point, en effet, un principe de la faculté déterminante, mais seulement
de la faculté de juger réfléchissante; on veut seulement, quel que soit
l'ordre de la nature suivant ses lois universelles, pouvoir absolument
rechercher ses lois empiriques suivant ce principe et les maximes qui se
fondent sur lui, parce que nous ne pouvons progresser dans l'expérience et
acquérir une connaissance grâce à l'usage de notre entendement, que dans
la mesure où ce principe est effectif.
Cette division de l'introduction à la Critiquede la faculté de juger est
sans doute le texte le plus bizarre de ce segment de la Critique. Certes Kant
débute par des définitions très claires du principe transcendantal et du
principe métaphysique. Mais il ne définit pas aussi nettement l'idée de
nature et celle de finalité formelle. Qu·est-cedonc que la nature? Veut-on
exprimer par là l'essence, la loi, qui permettent à l'étant d'accéder à
l'existence? Ou dégager les conditions générales sous lesquelles peut se
développer une culture, etc.? Il y a un autre élément troublant dans le texte
de Kant; il emploie les vocables « supérieur» et «inférieur» sans jamais en
pénétrer le sens par des images ou des exemples et le texte semble bien trop
abstrait Un passage semble pencher vers la biologie générale (185,33).
Kant suggère, à mon avis, que le règne végétal inspire à ses formes des
structures qui se retrouvent dans la connaissance et le langage : pour
« découvrir un ordre saisissable et diviser ses produits en genres et en
espèces». On remarquera aussi que dans cetteréflexion,jamais Kant ne fait
intervenir les qualités esthétiques proprio sensu - il semble y répugner
d'ailleurs, n'écrivant le mot fleur que deux fois. Il ne cherche pas non plus
quel peut bien être le sens del' élargissement del' infiniment petit donné à la
finalité par Swammerdam, si vanté par Leibniz. On a le sentiment que Kant
est demeuré prisonnier du monde fini humain et que c'est dans cet espace
qu'il a circonscrit sa réflexion, à moins de penser que, par un passage à la
limite, il ne tente que d'esquisser selon l'analogie les ordres du réel sans
s'écarter beaucoup de l'auteur de la Monadologie.Mais, enfin, ces diffi-
cultés nous paraissent techniques. L'essentielest manqué.La logique avait
deux visages.L'un, classique, qui s'est concrétisé dans la construction de la
logique de Port-Royal et est déterminé comme logique générale, sans
cesser de souligner l'économie d'abord végétale et ensuite animale comme
40 CHAPITREPREMIER
chez Aristote (je pense aux modèles biologiques présents dans l'anatomie).
L'autre est le regardque jette sur soi le sujet ë'omme fonction. E. Cassirer
a voulu intervenir dans cette question dans son livre Substanz und
Funktionsbegrijfe(Berlin, 1912). C'est une erreur de croire comme Kant
qu'il n'y a qu'une logique; il y en a plusieurs, et comme l'avait w Leibniz,
la question est de savoir comment les relier. Là gît peut-être le secret de la
racine inconnue du savoir.
§ i 1 (Introduction VI).
De la liaison du sentiment de plaisir avec le
conceptde la.finalitédela nature
«L'harmonie, ainsi pensée, de la nature dans la diversité de ses lois
particulières avec notre besoin de découvrir pour elle des principes
universels doit être considérée, autant que nous en puissions juger, comme
contingente,. mais toutefois comme indispensable aux besoins de notre
entendéii{ent et par conséquent comme une finalité grâce à laquelle la
nature s'accorde avec notre intention, mais seulement comme dirigée vers
la connaissance». Ainsi commence la sixième section de l' Introduction.
On pourrait avancer les mêmes reproches qu'à la section précédente:
terminologie abstraite, problème confus. Pourtant Kant propose deux
éléments: d'un côté, sans davantage s'expliquer, il revient au de Anima
d'Aristote qui jugeait nécessaire s'il s'agissait de besoins de passer à
· 'l'âme végétative. Mais Kant s'appuie sur les besoins de l'entendement
de manière originale. Le besoin de l'entendement s'exprime dans une
intentionqui porte à la connaissance : la finalité matériale- la théorie de la
finalité est donc intellectuelle. Cela ouvre la porte à la plus célèbre
déduction de Kant : les conditionsde possibilitéde l'expériencesont aussi
les conditionsdes objetsdel' expériencepossible.Kant ici note donc : « Les
lois universelles del' entendement qui sont aussi en même temps des lois de
la nature sont aussi nécessaires à celle-ci (bien qu'elles soient issues de la
spontanéité) que les lois du mouvement de la matière; et leur production ne
suppose aucune intention de nos facultés de connaître, puisque c'est seule-
ment par ces lois que nous obtenons primitivement un concept de ce qu'est
la connaissance des choses (de la nature)» (FA942; 187,34). La conve-
nance des législations entre la nature (les objets) et l'entendement tire Kant
moins en direction de Leibniz que de Schelling, car la philosophie transcen-
dantale est une théorie de l'identité implicite, tandis que Leibniz vise des
subordinations. Enfin Kant consent à dépasser l'abstrait (187,34): «La
réalisation de toute intention est liée au sentiment de plaisir; et si la condi-
tion de celle-là est une représentation a priori, comme ici un principe pour
la faculté de jugerréfléchissante en général, alors le sentiment de plaisir est
L'IN1RODUCI1ON DELA CRJTIQUEDE U FÀCULTÉDE JUGER 41
1.D'une certaine manièreKant dans l'&thitique, reprend les éléments rejetés par
Descartesdans la métaphysiqueenfantineO'eau est moins substanceque la pierre parce que
pluspénétmble).Cf. H. Gouhier,La penséemitaphysiquede Descartes,Paris,Vrin, 1960.
42 CHAPmœPREMIER
Mais alors la question se pose de savoir s'il n' elit pas été préférable de
poser le plaisir au sommet d'une pyramide dont les deiux faces I seraient
constituées par la sensation, opposée au «Je pense transcendantal». La
forme est la valeur moins définie en elle-même qu' opposée au contenu, et
l'on pourrait en dire autant de l'universel dans son rapport au particulier.
Au fond, une philosophie de la forme n'est pas une philosophie. En
revanche, la philosophie du plaisir est une philosophie de plein droit et
possédant un statut historique dont Kant tiendra compte dans la doctrine
des postulats dans la Critique de la raison pratique. Mais il s'était engagé
dans une voie où la forme, le disputant au contenu, disparaissait au profit du
plaisir posé comme un principe limité à la sensation. Sans doute tout cela
estmoins une genèse qu'une coordination transcendantale; mais enfin il
faut avouer que la coordination pourrait faire une place à la liberté, plus
aisément que la perception réfléchie (FA947; 191,37), qui sans doute y
parvient, mais sans clarté. En même temps la prétention du jugement de
gotlt devient « semblable à celle des jugements » même empiriques. Kant
sent bien la difficulté : une philosophie du plaisir serait davantage ad rem.
« Ce qui est étrange et singulier, c'est que ce n'est point un concept empi-
rique, mais un sentiment de plaisir (donc nullement un concept) qui par le
jugement de goftt doit être attribué à chacun ... ». Le plaisir sous sa forme la
plus répandue peuple le monde et c'est dans la vibration sexuelle que
s'enracine la réalité du monde. On dira qu'un tel fondement est contraire
à ce que nous savons de la personnalité de Kant - mais on s'abstient d' éta-
ler depuis longtemps de tels jugements en histoire de la philosophie. Il
convient d'ajouter que souvent, mais pas toujours, Kant s'appuie sur des
concepts qui ne dépassent pas les notions purement formelles d'un
Brucker: « Mais l'idéalisme élève ici une forte objection». Nous ne nous
exprimons plus selon de tels concepts. L'histoire de la philosophie est
devenue philologie, art de lire lentement pour permettre une saisie du tissu
conceptuel, objectif et nerveux. Peut-être Kant est-il davantage une transi-
tion entre Condillac (Traité des systèmes) et Hegel, toujours penché sur la
réalité historique concrète. Mais les remarques présentées devraient être
élargies. Le formalisme dans lequel baigne la théorie des facultés ne nous
convainc guère. Il n'est pas douteux que lorsque Kant parle de la faculté de
l'imagination, il n'évoque malgré lui - mais aussi bien ne se révolte+il
guère - cette scolastique qui écrasait et écrase encore la pensée allemande.
Ce fut pourtant le mérite d'E. Cassirer dans son œuvre colossale que
1.Je tiens compte du fait que nous ne voyonsjamais une pyramide par ses quatre côtés,
mais seulementde deux.
46 CHAPI'IREPREMIER
1. Théoriede la grandeurintensive.
L'INIRODUCTIONDE LA CRJTJQUEDE LA FACULTÉDE JUGER 41
1.Nousreviendronssurl'idée deprésentationdansl'analysedujugementesthétique.
50 CHAPllRE PREMIER
1.Je ne crois pas que le problèmede l'intuition intellectuellechez Fichte trouveici une
issue.
CHAPITRE II
PREMIER MOMENT
DU JUGEMENT DE GOÛT CONSIDÉRÉ AU POINT DE VUE DE LA QUALITÉ
1.GillesDeleuzemaintientla traduction«faculté,._
2.Même remmque. C.f.G.Krngcr, Critique et morale chez Kant, trad.fr. M.Régnier,
Paris,Beauchesne,1966.
S6 CHAPITREll
1.Nous voyons les emb11m111 en lesquels Kant se plonge par des soucis d'ordre
tenninologlque.DansI'Anthropologieaupointde vuepragmatique,Kantavancel'i~ d'un
«tact logique».
2. On poumûtici faire un parallèleavecles objetssymétriques.
3. Ces définitionssontévidemmentplusou moinspertinentes.
ESTIŒTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 57
« Est agréablece qui plaît aux sens dans la sensation». Nous avonsdéjà
vu quel intérêt portait la Critiqueà la sensation.C'était la conscienceautre
ou plutôt affectée par l'autre. On a coutume d'énumérer cinq sens qui en
principesuscitentdes sensationsagréables,Le sens« le plus noble», la vue,
rend plus agréablesles couleurs en se réglant sur leur brillance- l'odorat,
« le dernier de nos sens » peut nous agresser en nous mettant en relation
avecdes objetsau moinstroublants.Que dirons-nousdès lors del' ensemble
des sens si ce n'est qu'existant ou n'existant pas (dans le rêve), l'essentiel
est qu'ils suscitentpar leur médiationun sentimentagréable (204,51)- la
question de leur existence se pose ensuite et par conséquent celle de
l'intérêt ou encore de l'agréable. Kant aborde la question sous un angle à
peine différent.« Tout ce qui plaît, écrit-il,précisémentparce qu'il plm"test
agréable». Il décline ensuite les degrés et les rapports des sensations
agréables,gracieux,charmant,délicieux,ravissant.« Si l'on accordecela,
dès lors 1) les impressions des sens qui déterminent l'inclination, 2) les
principes de la raison qui déterminent la volonté, 3) les simples formes
réfléchies de l'intuition qui déterminent la faculté de juger, seront par
ES1HÉTIQUE-I. ANALfflQUE DU BEAU 59
1.C'est le thème des promessesde la nature. Des prédicats (en petit nombre)signifient
les points d'ancmgedujugementdans la perspectivedominéepar l'agréable.
60 CHAPITREII
nous distinguons les uns des autres les obj.ets ou les modes de représen-
tation» (210,54). Déjà nous avions pu voir la convergence et la divergence
entre l'agréable et le bon. Ils convergent dans leur relation à la faculté
de désirer, l'un toutefois en cherchant une satisfaction pathologique bien
déterminée, tandis que l'autre cherche une pure satisfaction pratique.
Quant à la divergence elle est claire : poussé à ses limites, le jugement de
go0t pur est simplement contemplatif; en revanche le jugement portant sur
le b,<>n est actif, définition du lien qui le rattache à l'existence de l'objet,
sans laquelle il sombre dans le jeu, passant du même coup dans l'immo-
ralité 1. Naturellement on peut concevoir une alliance psychologiqueentre
le bon et le jeu, mais il est difficile d'en constituer un vrai nexus. C'est par
rapport au concept que Kant se montre le plus sévère. Le jugement contem-
platif ne se fonde pas nécessairement sur les concepts (les nymphéas) ni
n'est diri~par eux et n'a pas des concepts pour fins. Le langage nous
pel'IJlc;t'dansune certaine mesure de spécifier la nature de la satisfaction:
«Aussi bien l'agréable, le beau et le bon» ont chacun les expressions
appropriés pour désigner leur agrément propre « Chacun appelle agréable
ce qui lui/ait plaisir; beau ce qui lui plaît simplement;bon ce qu'il estime,
approuvec'est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective». L'agréable
a une valeur, même pour des animaux dénués de raison, la beauté n'a de
sens que l'homme dont la raison est liée à un corps animal- le bien n'a de
r sens que pour tous les êtres raisonnables. Il va de soi que l'on trouve ici la
réponse à la question: « Qu'est-ce que l'homme?». Mais le niveau de la
réflexion est verbal. Seule la satisfaction du go0t est désintéressée et libre;
en effet aucun intérêt ni des sens ni de la raison ne contraint l'assentiment
On pourrait donc dire de la satisfaction qu'elle se rapporte à l'inclination, à
la faveur ou au respect. La faveur est l'unique satisfaction libre. On dit de
l'inclination relative à ce qui est agréable : la faim est le meilleur cuisinier et
les gens qui ont un bon appétit mangent tout ce qui est comestible; au
niveau du bon appétit, il n'y a aucun choix par liberté. Kant écrit: «Ce
n'est que lorsque le besoin est satisfait qu'il est possible de distinguer qui
a du go0t et qui n'en a pas» (210,55). C'est rejoindre Brillat Savarin
(Physiologiedu goat). De même il y a une politesse sans bienveillance.
C'est lorsque la loi morale parle qu'il n'y a plus de libre choix sur ce qui doit
être fait.
!.L'aporie forméepar la collusiondu plaisir et de l'intéret est enfin levée puisque l'on
discerneun intérêtpathologiqueetun intérêtpratique.
ESTHÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BRAU 63
DEUXIÈME MOMENT
DU JUGEMENTDE GOûT CONSIDÉRÉAU POINT DE VUE DE LA QUANTITÉ
§ 6.Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une
satisfaction universelle
Kant passe à la considération du second moment du jugement de goOtet
indique que son analyse partira de la notion de quantité. Il y a incontesta-
blement là une inversion : dans la table des catégories la quantité caractérise
la première et non la seconde perspective. Comme il ne s'agit pas de l'ordre
militaire, cette inversion n'est d'aucune importance. De même il ne faut pas
lire général mais universel. J'ignore si, parlant de satisfaction universelle
de la beauté, Kant pense aux hommes (êtres raisonnables pris dans un corps
animal) ou s'il pense aux anges aussi 1• Quoi qu'il en soit, la satisfaction ne
porte pas sur l'universel, mais sur l'idée d'humanité, caractérisée par le fait
que, jugeant un objet beau, elle juge en même temps que toute créature
raisonnable doit porter un semblable jugement. Il ne s'agit pas d'un
jugement de connaissance de ma part. Je n'ai pas à m'assurer qu'une autre
monade juge de telle façon; je dis seulement que si une monade existe,
alors elle doit juger de la sorte. C'est dire qu'en réalité le jugement
d'universalité est un jugement sur un jugement Au point de vue esthétique,
si la satisfaction est exempte d'intérêt, on «ne peut faire autrement
qu'estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour
tous ». Le raisonnement développé par Kant s'opère par la négative. Si, par
exemple, je suis privé d'un organe qui autorise un jugement positif, je ne
peux émettre l'expression d'une satisfaction positive qui devrait s'imposer
à autrui : par exemple un aveugle ne peut pas dire : cette chose est belle. On
dira que la multiplicité du jugement sur le Beau se trouve par là excessi-
vement réduite, puisqu'elle n'a lieu que là où la similitude est négative. On
s'est donc efforcé de retrouver le jugement positif. Mais ce n'était pas
nécessaire. Quand bien même il n'y aurait qu'un seul objet, la prétention
1.Le principal argument en ceci est constitué par le fait que Kant parle de I' etre
raisonnableen général.
64 CHAPITREIl
1. C'est la raison pour laquclle les docteurses vin afin de briser leur solitudedoivent
montrerleursconnaissancesdans la« gdograpbie du vin ».
ES'JHÉTIQUE-1. ANALYTIQUEDU BEAU 65
1. On sait que les applaudissementsau théltreétaientau xvme si~le dictés par l'attitude
du Monarque.Mozartlui-mêmen'6taitpassoustraità cette pratiquehllDlillante.
2. Presqueau sensde Platon.Cf. P. Natorp,Plato'i ldeenslehre, 2°éd. Berlin,1920.
BSlHÉTIQUE- I. ANALYTIQUEDU BBAU 69
1. Schiller,SW,Bd. VI,400.
ES1HÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 71
TROISIÈME MOMBNT
DES JUGEMENTSDE GOÛT AU POINT DE VUE DE LA RELATIONDES FINS
QUI SONT CONSIDÉRÉESEN CEUX-Cl
§ 10.Delaflnalitéengénéral(219-221,63)
évidemment tout autre chose. Kant, dans ces conditions, croit utile de
souligner une nouvelle fois la fonction del' a priori dans les deux premières
Critiques.Il est inutile de reprendre l'exposé kantien sur l'a priori dans la
connaissance. Il serait plus juste de se pencher sur 1'a priori en l'éthique, et
là on rencontre une énorme difficulté. Dans le registre de la sensibilité, il
n'y a aucune intuition morale qui pourrait se lier synthétiquementavec le
concept de la loi morale, qui, dès lors, ne pourrait être rempli comme
la catégorie. Certes, nous avons l'idée concrêted'un sentiment moral: le
remords qui, sondé dans ses origines, ne s'explique guère, mais qui
conserve une relation exclusive au passé si bien que le « Je n'aurais pas dQ»
prendrait la place du «Je dois». Ajoutons que le sentiment du remords
pouvant comprendre des éléments empiriques n'est pas pur comme doit
l'être l'intuition morale. Le remords n'est pas digne d'une analyse
transcendantale, mais seulement d'une décomposition psychanalytique
C'est donc de la part de Kant un coup de force que de parler de propo-
sitions synthétiques en morale. La difficulté paraît insurmontable et
pourtant, développée en ses conséquences ultimes, elle entraîne la ruine
de deux questions kantiennes: « Que dois-je faire?» et « Que puis-je
espérer?». Sans doute on ne pourrait nier que la représentation esthétique
soit capable d'exprimer les moments difficiles ou même joyeux dans la
sphère éthique: ainsi la peinture d'une foule délivrée et pour ainsi dire
happéepar l'idée de liberté. Mais cela soulèverait de nombreuses apories,
bien qu'en un sens une ouverture s'esquisserait : le jugement de goQt, loin
d'éclairer le devoir, serait éclairé par lui. La représentation de la méchan-
ceté rendrait le masque de la Gorgone encore plus hideux et horrible.
Certes, la plupart des figurations serait d'essence négative, mais cela
soulignerait davantage la sympathie pour le mal qui entraîne l'homme. Le
sentiment de plaisir serait remplacé par lefrisson d'horreurjoyeux. Mais ce
n'estpas ce que Kant veut dire. D'abord, même si le texte traite des juge-
ments de goOt, Kant considère comme synonyme le jugement esthétique et
le sentiment de plaisir; ensuite le frisson d'horreur1 ne saurait coïncider
avec la loi du plaisir, laquelle veut qu'on ne change pas. Kant se dirige donc
vers une théorie toute formelle du Beau et du plaisir esthétique. Ne pouvant
construire, d'après ses règles, une Esthétique du mal ou plus simplement du
négatif,Kant perd beaucoup. Il retranche de sa méditation, par exemple, le
thème de la mélancolie (Dürer) dont les accents sont si puissants dans les
arts figuratifs, pour ne rien dire de la musique. Il sacrifie donc la discorde
1.Voiricilechapitresurlaguem:.
76 CHAPITREll
Les premiers sont des jugements des sens (jugements esthétiques maté-
riels); les seconds (en eux-mêmes formels) sont des jugements de goOt
authentiques. Nous pensons que la finalité sans fin est la condition de la
forme. Une autre détermination du jugement de goOt pur consiste en ce
qu'aucune satisfaction purement empirique ne se mêle à son principe
déterminant. Sur ce point il y a de nombreuses disputes fondées sur le
primat accordé à l'attrait, mais aussi sur le fait que l'attrait est regardé
comme nécessaire afin que la chose soit dite belle.
Kant débute par un exemple assez abstrait : « Ainsi la plupart déclarent
belles en elles-mêmes une simple couleur, par exemple le vert d'une
pelouse, un simple son (distinct de la résonance ou du bruit), par exemple
celui d'un violon; cependant ces deux choses ne paraissent avoir pour
principe que la matière des représentations, c'est-à-dire uniquement la
sensation et pour cette raison, elles ne méritent que d'être dites agréables ».
On remarquera cependant que les sensations de couleur, aussi bien que de
son, ne sont tenues pour belles à bon droit que dans la mesure où elles sont
pures; c'est là une détermination qui concerne déjà la forme; etc' est aussi
la seule chose qui puisse être communiquée universellement avec certitude
dans ces représentations. En effet, on ne peut admettre sans difficulté que la
qualité des sensations concorde dans tous les sujets, et que « chacun estime
de la même manière telle couleur plus agréable qu'une autre ou tel son d'un
instrument de musique plus agréable que celui d'un autre (67,224)». Il
semble peu douteux qu'on ne se trompe en soulignant comment Kant fait de
la sensation un élément simple de la perception plus composée, plus
abstraite, et plus communicable. La sensation est un point et les hommes la
jugent ineffable sans renoncer à la mettre au principe du discours. Dès lors
le problème de la communicabilité est à nouveau posé. « Ce vert» est
indéfini, bien qu •on se flatte par l'éducation d'affiner le goOtet de le rendre
sensible à davantage de nuances; aussi voit-on se profiler à nouveau le
problème de la communication dans la perspective d'une théorie de
l'éducation. Le sens commun semble justifier cette perspective - d'abord
au niveau le plus immédiat, lorsqu'on voit un peintre procéder touche par
touche, élément par élément; ensuite à un niveau plus élevé lorsqu'on suit
une reproduction numérique. Ce qui se passe alors dans ce dernier cas a été
entrevu par Kant; exacte, la copie ne retient que la satisfaction (ou inver-
sement)- tout semble dépendre de la disposition initiale du sujet. D'une
manière générale, Kant a bien vu la question: que faut-il faire pour obtenir
l'élément de base pur à partir duquel on pourra retrouver les couleurs
composées et enfin le tout? Cette question ne semble plus pertinente : nous
78 CHAPITRED
1.On peut concevoirun 6tat d'Amequi oscilledu pôle subjectifde la finalité à son pOle
objectif.Cetteoscillationest lar!verle,
ESTIIÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 81
1.C'est-à-dire: la définition.
2. Naturellement(Banquet) chez Platon on trouvera des exemplesde beauté sensible.
MalsKantne falsifiepas les orientationsplatoniciennes.
82 CHAPITREII
aucun concept de ce quel' objet doit être; la soeonde suppose un tel concept
(ou: essence) et la perfection de l'objet d'après lui. Les beautés de la
première espèce s'appellent les beautés (existant par elles-mêmes) de telle
ou telle chose; l'autre beauté, en tant que dépendant d'un concept (beauté
conditionnée) est attribuée à des objets compris sous le concept d'une fin
particulière. Des fleurs sont de libres beautés naturelles» (228,71 ).
Kant tient à prévenir aussi vite que possible les confusions, car « peu
savent ce qu'est une fleur», c'est-à-dire l'organe de la reproduction sexuée
d'une plante, dont les racines sont l'estomac. Le botaniste doit faire
abstraction de toutes ses connaissances s'il veut juger librement de la fleur
épanouie, prête à se fermer quand le soleil se couche. Cette abstraction
explique pourquoi dans la fleur contemplée il n'y a place pour aucune
perfection, aucune finalité interne : juger une fleur «belle», c'est juger un
libre prochiitde ia nature. Le plumage de beaucoup d'oiseaux ne se laisse
pas plai"ranger sous un concept, ni les crustacés, mais sont jugés librement
et pour l'éclat de leur nacre, produits de la nature, au même titre que les
dessins à la grecque ou les improvisations musicales. Quand on écrit les
mots «libre» «beauté» on donne à penser à quelque chose de «noble» et
de «rare». Mais le moindre tableau - et Dieu sait s'il y en a ... - nous
procure un sentiment bien différent: rien de plus vulgaire et de commun
que les libres beautés de la nature. On ne doit pas non plus se laisser abuser
, ' par le mot pur. Quand on juge de manière pure une fleur, après l' abstrac-
tion, c'est-à-dire l'ablation des racines et dans certains cas de toute la
plante, et qu'on s'intéresse à la forme complète, on ne veut pas dire qu'on se
prive involontairement d'aucune fin ou fonction - au contraire on souligne
l'opération spontanée d'abstraction qui supprime ces fonctions. Dans
certains cas la beauté est, semble-t-il, plus difficile à dégager. Il s'agit de
la beauté adhérente. Il n'est pas rare d'entendre parler de la beauté de
1'homme, constituée de canons ou encore de formes symboliques, qui sont
autre chose que des moyennes et dans tous les cas, autre chose que de
simples copies. La beauté de la femme est plus complexe, car il s'y mêle
une dimension de réflexion sur soi qui complique les données de la
spontanéité. Mais enfin cette structure est plus proche du jugement de go0t
esthétique pur. Que si del' objet de ce dernier on dégage tous les moments
susceptibles de constituer un jugement de connaissance- ne serait-ce pour
commencer que par la position d'un objet,- on verra qu'il ne subsiste que
les libres facultés du sujet dans leur harmonie spontanée. Ainsi connais-
sance et esthétiquese séparent ici radicalement;il faudra examiner plus
loin si aucun lien n'est concevable. Présentons deux remarques.
ESTIIÉTIQUE- I. ANALYTIQUEDU BEAU 83
tous les hommes, de l'accord qui doit exister entre eux dans le jugement
qu'ils portent sur les formes, sous lesquelles les objets leur sont donnés»
(232,75). Les moments suivants sont importants. Premièrement: Le
problème posé est en toute rigueur impossible à résoudre; la non-
communicabilité de la sensation interdit tout échange. En droit par
conséquent la monadologie transcendantale est une chimère. Deuxième-
ment: pourtant tous les peuples ont fondé sur des exemples fragiles cette
monadologie: nous ne pouvons pas communiquer et cependant nous
communiquons. Nous allons même parfois jusqu'à penser que l'inter-
subjectivitéest antérieureaux individualitésmonadiques.Troisièmement:
le goOta pour origine « le principeprofondémentcaché et communà tous
les hommesde l'accord qui doit exister entre eux». Nous ne pouvons ici
expliquerl'idée de« caché» chez Kant. Nous pouvons seulementdire qu'il
ne peut s'agir d'un Dieu «perdu» 1, et que Kant n'utilise le terme « caché»
que dans des endroits stratégiques.Ainsi dans la Critiquede la raisonpure
l'imagination est visée comme la racine inconnue et cachée de l'entende-
ment et de la sensibilitépure. Kant ainsi n'aurait pas conservé le dualisme
du sujet et de l'objet, de la communicabilitéet de l'indéterminable de la
sensationet il aurait dans les faits conservéun accord tant du côté théorique
que du point de vue pratique; et alors, au lieu de s'élever dans une mystique
nébuleuse, il se serait servi de l'inconnu comme d'un bouclier et serait
infinimentplus proche d' A. Comte qu'on ne le croit. Ces moments conclu-
sifs (non d'un point de vue rhétorique) nous permettent et nous font même
un devoir d'examiner« quelques productions du goOt[regardées] comme
exemplaires». Nous dirons que tout ne se passe pas comme si le goOtétait
susceptible d'être acquis par l'imitation - le goOtdoit, en effet, être une
disposition personnelle. Celui qui imite un modèle, s'il y parvient, fait
preuve d'habileté. Il ne fait preuve de goOtque s'il peut lui-mêmejuger ce
modèle. Toute la dialectique de la formation du goOtchez Kant consiste à
savoir si l'apprenti parvient à s'élever d'un degré au-dessus du modèle. Il
s'agit d'un type éducatifqui se retrouvera,avec des nuances, chez Fichte. Il
s'ensuit que le modèle suprême, le prototype du beau, est une simple idée
que chacun doit produire en soi-mêmeet d'après laquelle il doit juger tout
ce qui est objet de goOt,tout ce qui est exemple du jugement de goOtet
même le goOtde tout un chacun, etc' est la solution esthétique de la mona-
dologie transcendantale2• « Idée signifie proprement; un concept de la
l.Hegel est le premier à avoir noté (dans la pensée allemande) que le Dieu caché de
Pascalétaitperdu (Glaubenund Wissen,ad fin).
2. Leibna.et la citadelledes choses.
86 CHAPITREIl
raison, et idéal : la représentation d'un être lfflÎqueen tant qu' adéquat à une
idée. Aussi ce prototype du goOt,qui évidemment repose sur l'idée indéter-
minée que la raison nous donne d'un maximum qui ne peut être représenté
par des concepts, mais seulement dans une présentation particulière, peut
plus justement être appelé l'idéal du beau, et quoique nous ne le possédions
pas, nous tendons cependant à le reproduire en nous. Ce ne sera cependant
qu'un idéal de l'imagination, précisément parce qu'il ne repose pas sur des
concepts, mais sur la présentation; or l'imagination est la faculté de la
présentation - Comment donc parvenons-nous à un tel idéal de beauté?
A priori ou empiriquement? Et tout de même: quel genre de beau est-il
susceptible d'un idéal?» - Nous avons cité cette page quasiment in
extenso. Il n'est pas sans intérêt de voir comment Kant raisonne souvent
dans la Critique de lafaculté de juger en partant et en étayant son texte de
définitionsà peu près en nombre égal, et il débute généralement par des
défiftilfons nominales. Il est difficile dans ces conditions de discuter telle
ou telle définition qui possède une évidence formelle. L'ensemble des
définitions déteint sur le texte entier et lui prête une catégoricité qu'il ne
possède peut-être pas. Les définitions se meuvent souvent dans une
« Steigerung »; à des termes comme: «exemplaire» succèdent« modèle»,
puis «prototype» et enfin idée. Kant affectionne les définitions contraires,
introduites par un « par exemple» - de la sorte la définition est soulignée,
' mais le processus ne se répète pas souvent; il possède d'ailleurs simple-
ment et surtout une valeur rhétorique, sans laquelle le texte ne posséderait
pas cette animation un peu factice qui caractérise l'écriture de Kant La
disposition d'ensemble des textes est assez souvent développée dans une
figure syllogistique. Cette figure est en quelque sorte le schéma rigide
qui élémente du dedans le divers des définitions. L'ensemble est un bloc
élastique qui pourrait ou bien intégrer de nouvelles définitions ou bien
satisfaire à un autre schéma général. La grande qualité de ces textes est leur
clarté systématique et leur grand défaut est l'abus de particules de liaison. À
quoi il faut ajouter la grande expérience de Kant dans le maniement des
concepts.
Kant exploite les deux premiers alinéas du paragraphe 17 dans une
investigation poussée des moments imaginaires-dans un cas on s'élève
jusqu'à l'imagination, principe profondément caché et commun à tous les
autres; dans l'autre on fait valoir le concept d'abord comme idée puis
comme idéal et l'imaginaire, le goOt,déborde le simple concept L'homme
n'est donc pas essentiellement un être doué de raison au sens classique,
mais un être doué essentiellement d'imagination. La preuve ne saurait en
être établie puisque l'imagination en sa racine nous est inconnue, et dès lors
ESlHÉTIQUE-1. ANALYTIQUEDU BEAU 87
fin sur laquelle repose la possibilité interne d! l'objet, doit être au fonde-
ment en toute espèce de principes du jugement où un idéal doit avoir sa
place1• Un idéal de belles fleurs, d'un bel ameublement,d'une belle we est
une chose inconcevable.On ne peut pas non plus se représenterun idéal s'il
s'agit d'une beauté dépendant d'une fin déterminée, par exemple d'une
belle demeure,d'un bel arbre,d'un beaujardin, etc. Sans doute est-ceparce
que les fins ne sont pas assezdéterminéeset fixées par leurs conceptset que
la finalité est presque aussi libre que dans la beauté vague» (233,74).
D'après les précédents développements,nous nous attendions à voir une
opposition de l'entendement et de la faculté de juger esthétique, de la
beauté fixe et de la beauté libre; au lieu de cela nous avons droit à des
approximations: en parlie - et où la limite est-elle tracée? - presqueaussi
libre- que .sjgnijieune maladie qui est presque la rougeole? A notre sens
c'est daps un horizon moral, dramatisantle pathos de l'existence, que ces
notioris;;moyennes ont quelque sens : repris, le prisonnier évadé était
presque libre ... Certes une telle philosophiene se laisse pas comprendre
dans la pensée kantienne; mais en revanche, elle peut se rattacher à la
perspectiveleibniziennequi ne séparepas lejugement de go0t dujugement
moral. La beauté chez Leibniz se situe à mi-chemin de l'idéal d'imagi-
nationet de l'idéal de raison, etc' était par rapport à la mystiquela première
, réponse; nous la voyons ici complétée par l'équilibre du fixe et du libre,
mais c'est encore à mi-chemin entre l'idéal d'imagination et l'idéal de
raisonque se situe l'idéal de beautédont seul l'homme est capable,puisque
c'est le seul être qui peut avoir en soi la fin de son existence.Idéalement,la
beauté conduit l'homme en soi vers soi, tandis que réellement la morale
reconduit l'esthétique dans le réel. Il n'est pas question ici de creuser une
idée de la liberté éthique-esthétique.Les objectionsproposées au système
de Kant sont bien vivaces.Mais l'on entrevoitun sentier: l'idéal de beauté
et l'idéal moral ont en commun de ne jamais être atteints, etc' est là ce qui
signe la finitude humaine comme principe solidaire du temps pratique.
Kant croit utile de souligner que la démarchedu jugement de go0t est une
pratiquedont il sera toujoursdifficile d'établir la théorie, abstractionfaite
de la réalité objective du monde extérieur,qui tend irrémédiablementvers
la diversité (contraire à l'essentialité). -L'auteur de la philosophietrans-
cendantalecherche cependantà mieux faire. Il introduiten premierlieu un
nouveau type d'idée: l'idée normale, qui est l'intuition singulière de l'ima-
gination. Jusqu'à présent nous avons vu l'idée du jugement de goOt, puis
l'idéal moral (beauté et perfection). Voici à présent l'idée normale qui
qualifie l'homme comme être appartenant à une espèce animale parti-
culière; Kant semble avoir en vue les résultats de la démarchestatistique.
Pour atteindre cette idée méthodique dans le jugement réfléchissant,
l'abstraction qui élague tout ce qui dépasse est absolument nécessaire.
Mais jamais 1'expérience et ses résultats ne doivent être dépassés : «C'est
pourquoi un nègre doit nécessairement sous ces conditions empiriques
avoir une autre idée normale de la beauté de la forme que le blanc, et le
Chinois en aura une différente de celle de !'Européen» (234,75). Une
curieuse expérience confirme le propos de Kant. Pendant la guerre de
Sécession, dans certaines unités confédérées, les officiers avaient l'habi-
tude de serrer très fort leurs ceintures de commandement; le but recherché
consistait à avoir des épaules larges pour« une taille de guêpe». Ce résultat
atteint, l'officier «incarnait» la représentation empirique de la beauté
virile; de nombreuses conséquences s'ensuivirent. Je n'en retiendrai
qu'une ici. On déshabilla un ancien officier, victime d'un accident, et
l'on constata que les os du bassin possédaient une forme féminine; on
poursuivit un examen du cadavre et l'on découvrit maintes déformations
extraordinaires. Philosophiquement on s'en tiendra là: par là, en effet, est
montré que les lois et les idées normales ne sont pas inviolables comme les
principes de la gravitation, et cela justifierait (en partie) le « en partie » que
nous avons violemment reproché à Kant; il demeure que c'est seulement au
niveau de la simple expérience scientifique que ce supplément est cohérent
dans la pensée; mais cela suppose une théorie mathématique des statis-
tiques que l'auteur de la Critiquene possédait pas. C'est aussi le cas de
Buffon. Le grand naturaliste français ne put établir ses tables de mortalité
(par exemple) qu'en s'appuyant sur les registres des Églises et en consti-
tuant des liasses de moyennes, sans pouvoir en examiner la validité. Si
importantes en statistiques, les idées d'écart-type, d'homogénéité des
ensembles, celle de corrélation étaient passablement ignorées. Il ne s'agit
pas ici d'une anecdote. Par un mouvement aussi général que spontané une
crise dans la mathématique retentit sur la conscience européenne au xvmc
siècle. Les meilleurs et les plus grands des mathématiciens furent touchés.
C'est ainsi, pour être plus préçis, que dans la débauche des nouvelles
sciences, on en rejeta d'excellentes, par exemple l 'Analysissitus de Leibniz
qui, se heurtant à l'incompréhension de C. Huyghens.jugea préférable d'en
enfouir le manuscrit dans un tiroir dont il ne fut exhumé qu'en 1824 par
Grassmann. Kant a été submergé par cette révolution et sa conception des
90 CHAPITREIl
dis-je? C'est un cap, ... c'est une péninsule». La caricature est la distorsion
de toutes les parties du corps (avec une sérieuse avance pour le nez), qui
tantôt seront d'une pâleur à faire peur et tantôt d'une inexcusable maigreur.
La caricature n'est pas simple déformation de l'être, mais déformation
pleine de sens s'il s'agit de dénoncer au niveau suprême : elle consiste à rire
de soi.
Une dernière remarque s'impose. Détachés de leur principe, tous les
moments s'éparpillent, prototypes de la futilité des actions humaines. S'il
est vrai que nul ne doit oublier de rire (Fichte), il faut aussi rire du rire Oe
comique). On a envie de dire que tout et n'importe quoi peut être retenu et
ce serait la raison pour laquelle au fond nous avons parlé de la caricature.
Mais ce serait nous accuser très injustement : en effet la caricature met bien
en lumière le principe unificateur : c'est 1'imagination transcendantale qui
nous permet de vivre et de dominer les choses. Dans le globe tutélaire où
reposent les Pénates, l'homme qui imagine est auprès de soi, les visages
aimés toujours trop tôt disparus sortent avec un sourire amical des portes
anonymes bien évidentes mais verrouillées par l'entendement sans Dieu.
Définition du beau conclue de ce troisième moment
la beauti est la/orme de lajinaliti d'un objet,en tant qu'elle estperçue
en celui-cisans reprisentationd'unejin(234,16).
QUATRIÈMEMOMENT
DU JUGEMENTDE GOÛT CONSIDÉRÉD'APRÈS LA MODALITÉ
DE LA SATISFACTIONRÉSULTANTDE L'OBJET
les jugements de goOt fait voir que si l'homme veut la concorde, la Nature
veut la discorde, afin d'une part d'avancer la formation du jugement de
go6t et d'autre part de situer à sa vraie place l'idée du Beau. Dans l' élabo-
ration du jugement de go6t, on apprend à copier les «maîtres», soit en
peinture, soit en musique, etc. Comme l'objet copié ne se donne en tant que
tel que comme une exigence fondée dans un idéal, la copie del' amateur n'a
aucune valeur, saufs' ils' agit d'une copie effectuée par un artiste de qualité.
Ce dernier cas est assez rare, mais fixe assez haut la barre à laquelle se
heurte le «copieur» 1• Il doit par son génie limiter le génie en en faisant un
moment tourné vers l'idéal du beau, et d'autre part l'enrichir dans le juge-
ment d'autrui. Des préjugés interdisent de concevoir cette éducation: «De
gustibuset coloribusnon est disputandum». En ce cas on ne saurait jamais
quelle couleur rouge il faudrait utiliser pour orner la façade d'un simple
mur (236,77); le bon sens conduit au conformisme et se tourne en son
contraire: au lieu d'exalter la vie, c'est son expression figée qu'il faut
craindre. Il faut néanmoins nuancer et dire, au sujet des arts, qu'en l'absence
de communications et de photographies, les artistes dès le xveréalisèrent
des copies ou des critiques d'après des dessins à la plume: le Laocoon,
gravure sur laquelle travailla Lessing, est une œuvre géniale. Certains
pensaient, en revanche, que la partie était perdue. Ils se réfugiaient avec
morgue derrière le « Je suis un homme de go6t » - affirmation apodictique
sans autre fondement que contingent. L'idéal du beau, ainsi privé de sa
transcendance, retombait dans la platitude trop souvent forgée aux armes
des idées platoniciennes.
1. Problèmedu faussaire.
94 CHAPITREIl
nis); en effet ce dernier ne juge pas d'après le sentiment, mais toujours par
concepts et ainsi qu'il arrive le plus ordinairement seulement d'après ceux-
ci comme des principes obscurément représentés». On dira sans doute que
Kant, posant au fondement de l'assentimentun sens commun (au niveau de
la raison), donne d'une main ce qu'il prend de l'autre: «sensus commu-
nis ». C'est, répondra un lecteur de Kant, une pure difficulté termino-
logique. Mais on ne voit plus bien ce que signifie un objet beau pour
l'entendement et de plus Kant parle de «principes obscurément repré-
sentés» (237, 78). Nous en avonsdéjà assez parlé, à propos du «caché»,
pour définir l'obscur chez Kant, et une théorie des valeurs négatives s'avère
indispensable, au point de vue anthropologique.
Kant termine en ces termes le paragraphe 20: « Ce n'est donc que sous
la présupposition qu'il existe un sens commun (et par là nous n'entendons
pas un "sëns externe, mais l'effet résultant du libre jeu des facultés de
coni(aître) ce n'est, dis-je, que sous la présupposition d'un tel sens commun
que le jugement de go0t peut-être porté». On perd souvent de vue que les
conclusions de Kant ne sont que des présuppositions. Assurément, c'est
faire trop d'honneur à Kant, mais obscurément on le lit à la lumière de
Platon et l'on transite du principe subjectif kantien au principe objectif
platonicien.
et le jugement n'est pas un jugement par le go0t Par conséquent c'est une
légalité sans fin et un accord subjectifdel' entendementavec l'imagination,
sans accord objectif, puisqu'en ce dernier cas la représentation est reliée à
un conceptdéterminédel' objet, qui pourront seuls se concilier avec la libre
légalité del' entendement(qui a aussi été nommée : finalité sans fin) et avec
le caractèreparticulierd'unjugement de go0t.
Les «critiques du goOt» (241,81) jugent que les figures les plus
simples,un cercle par exemple, sont « les plus indubitablesexemples de la
beauté». Dans cette Remarque, Kant se laisse un peu aller. La vraie
question, qu'il ne traite que par définition et non par démonstration, est
celle de savoir si l'indubitable est nécessairementlié au simple et récipro-
quement. C'est une fausse question qui dérive des appréciations des
critiquesdu goOt.Ils assimilentla loi et le simple parce que à partir de la loi
dérivent des phénomènes en apparence simples. Mais il s'agit d'une pure
tautologie qui frappe aussi la finalité sans fin, en sorte que l'on a le choix
entre deux tautologiesdont le lien synthétiquereste à trouver.
Une chose est sOre.On n'a nul besoin d'un homme de go0t pour trouver
qu'un cercle régulièrementtracé est plus agréablequ'un contour griffonné.
Kantqui se veut amènedit que pour une telle chose un homme de goût n'est
pas nécessaire,réservant la question de savoir si les hommes de go0t sont
indispensablespour des tâches plus relevées. Je serai plus sévère pour les
hommes de go0t. Je n'aime pas l'intolérance, nécessairement liée au
jugement de go0t, comme on l'a vu plus haut. Ils font la preuve de cette
intolérance en s'exprimant rapidement au sujet d'un objet qui est chez
vous : « Ab Ije suis un hommede go0t 1». L'homme de go0t ne sait pas qu'il
faut parfois cesser de s'exprimer et on doit aussi cesser, retranché dans la
catégoricitédu jugement de go0t, de se prendre pour le centre du monde.
Vous me direz qu'un tel homme n'existe pas. C'est ce que je croyais aussi
jusqu'à un jour fatal. Le pédantisme est une forme plus savante-? - mais
toute aussi creuse. La maxime du pédant consiste à ne parler que de ce qu'il
prétend être seul à avoir vu. La sensibilité de l'homme de go0t - ne disons
rien de précis de son entendement- consiste dans une demeure à l' appré-
cier« pour toute sorte de projets possibles», sauf celui retenu par les habi-
tants. « J'aurais,je parle en homme de go0t, mis le crucifix ailleurs». Mais
nous nous écartons de la question.Elle consiste à savoir si la régularité est
une condition de la beauté. Kant est mal placé pour répondre : il est au
milieu,si l'on ose s'exprimer ainsi, du jardin à la française où la régularité
est essence, et du jardin à l'anglaise où doivent régner la liberté et la vie.
Donc d'un c6té l'ordre et la pensée classique, de l'autre la liberté et la
penséeromantique.Commetout ce qui est limites (et non bornes), les deux
100 CHAPITREII
, '/'
CHAPITREID
PREMIÈRESECilON
DU SUBLIMEMA1HÉMATIQUE
1. A. Philonenko,Mimoiresur la peur,Paris,LaSarrazine,
2008.
ESTIIÉTIQUE-II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 105
§ 26. De
l'évaluation de la grandeur des choses de la nature qui est
nécessairepour l 'ldéedu sublime
Kant s'applique ici à discerner d'un point de vue psychologique et
phénoménologiquel'évaluation de la grandeurdes choses de la nature, qui
est nécessaire pour l'idée du sublime. Comment procédons-nous pour
passer des phénomènes aux idées? Le problème est d'abord phénoméno-
logique. Contemplons donc les Pyramides en compagnie de Savary1• Il
nous fera comprendrequ'il y a une distance à laquelle il faut se tenir pour
appréhendercorrectementles phénomènes.D'une manière générale,ce qui
qualifie phénoménologiquementla distance, c'est le sentiment de puis-
sance ou d'impuissance qui accable l'imagination dans ses vains efforts
pour saisir l'objet. Savary estime que la moyenne mathématiqueest trom-
peuse: elle échoue lorsqu'il s'agit de saisir la Pyramide au point où il
semble qu'elle peut exploser, libérant une énergie colossale. La psycho-
logie prend en compte nos dispositionsà la contemplationpaisible, car, en
tation, qui tend à la totalité - catégories de la quantité - tente par tous les
moyens d'établir la proposition suivante : « on voit que le vrai sublime n'est
qu'en l'esprit de celui qui juge». D'une part c'est la reprise avec de
nombreuses corrections, del' idée de Dieu dans la philosophie classique. La
plus essentielle de ces modifications concerne la détermination du sublime
dès sa présentation. D'autre part c'est à l'intérieur d'une philosophie du
jugement (réflexion) quel' idée de Dieu prend la parole - sans contredire le
commandement de la raison pure. Enfin, mais Kant n'est pas assez clair ici,
c'est à 1'intérieur del' espacerationnel quel' imagination déployant de plus
en plus ses forces insuffle à la raison sa dynamique propre. Mais ne perdons
pas de vue la valeur des formes symboliques de la mesure. Un arbre peut
donner l'unité pour mesurer la hauteur d'une colline qui permettra
d'évaluer une montagne. Kant parle même de la Voie lactée. L'immensité
est un fait et une signification. L'un et l'autre se nouent dans un processus
qui se révèle aussi complexe à l'analyse que simple dans son actualisation
-un peu comme« voir» est une chose simple reposant sur une anatomie et
une physiologie complexes.
Kant, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est ici dans une
situationdélicate.Il a bien effectuésa triplicitétranscendantale,le sublime
synthétisant la raison, l'imagination dans sa propre essence. Mais deux
difficultés surgissent D'une part la sensibilitén'est pas déduite. D'autre
part et c'est beaucoupplus grave, la sensibilitéest en rupture par rapport à
!'Esthétique. Enfin pour comble de gâchis, Kant doit reconnaîtrela dupli-
cité des notions (par exemple l'imagination est puissante et impuissante),
tandis quel 'hétérogénéitédes termes à synthétiserdoit être dépassée.Mais
ces embarrasn'effrayent pas Kant outremesure.D'abord tous les éléments
ne sont pas en question: certains même ont été déduits avec rigueur.
Ensuite avec la déductioncatégorialede la qualitéde la satisfactioncomme
respect, il a atteint le nexus de la Critiquede la faculté de juger. Enfin il
a entrevu dans la théorie de la mesure l'unité de l'homme. Kant juge
néanmoinsvenu le temps d'une récapitulation.Nous ne reviendronspas sur
tous'°' moments, mais nous nous attacherons à la définition terminale.
«La qualité du sentiment du sublime est donc la suivante: il s'agit d'un
sentimentde peine qui concernela faculté esthétiquede juger en rapport à
un objet et qui est toutefoisen cela en mêmetempsreprésentécommefinal;
ceci est possible par le fait que l'impuissance propre du sujet dévoile la
conscienced'une faculté sans bornes du même sujet et quel' esprit ne peut
juger esthétiquementcette faculté que par son impuissance». Cette défi-
, nition n'est pas facile sil' on s'aperçoit que manqueun mot; celuide plaisir.
Le plus souvent nous lisons sous la plume de Kant l'expression: sentiment
de plaisir et de peine. Mais ici il fait carrémentsauterle mot plaisir.Et c'est
que, comme l'enseigne la Critiquede la raisonpratique, le sentimentde
respect est si peu un sentiment de plaisir et de joie - encore qu'il nous
découvre le sens de notre exaltante destinationmorale-qu'on pourrait le
qualifier comme un sentiment de tristesse, de chagrin et d'impuissance,
puisque nous sommesdésespérésdevantl'immensité de notre devoir,mais
aussi de toute notre limitation; le respect raccorde tous les plans et il est le
miroir de la liberté; et 1'on voit aussi commentnous avons eu raison, dans
notre esquissedu plan de la Critiquede lafaculté dejuger, de réserverune
place pour le sommet du système, qui est ici entrevu comme respect. Ici
nous devons lire correctement le sens du respect, puisque par rapport à
autrui,par la médiationdu beau il se distingueclairementdes autres senti-
ments. D~s lors, par le mouvementdu respect l'homme est effectivement
participationà l 'intersubjectivitéet l'inter-personnalité.
ESTHÉTIQUE- II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 109
§ 28. 1A naturecommeforce
La force n'est pas un concept univoque. «La force, écrit Kant, est un
pouvoir supérieur à de grands obstacles». Sans obstacles, la force n'est
rien. Kant ne cite pas les vocables Gewaltet Waltenqui pourtant sont de
même racine, l'un signifiant «violence» et l'autre «régner», expressions
politiques de la force. Mais Kant propose une définition originale: j'y
reviens : « Lorsque la nature doit être considéréecomme sublime par nous
en son sens dynamique,elle doit être représentéecommesuscitantla peur».
Kant retrouvera cette définitionlorsqu'il sera question de la guerre. Deux
événementsillustrerontcette définition.D'une part l'explosion du Vésuve
(Pompeï: «La montagne br0le» 1• D'autre part le tremblement de terre
de Lisbonne (1755)2.Les grandes guerres,les essais des armes nucléaires,
nous ont rendus plus indifférents aux grandes secousses de la Nature. À
l'époque de Kant,les convulsionsde la terre étaientrares, mais leur essence
commune consistait à susciter la peur si bien que de la nature à Dieu, la
Nature commeforce balisaitle sentier de la crainte. Pourquoil'homme a-t-
il déifié la peur et, toutes choseségales d'ailleurs, l'a-t-il minorée au niveau
de la nature? Voilà le problème du sublime dynamique- c'est la question
de la naissance de Zeus tenant entre ses mains la foudre. Il y a même une
triple naissance: celle de la nature, celle de la mythologie et celle des
Dieux. Kant ne croit pas que la peur soit une dimension transcendantale
aussi pure que d'autres : il la compare à l'agréable par lequel nous croyons
définir l'excellence d'une viande. Autant dire que la peur n'a pas de
principesa priori et qu'aucune législationpure ne trouveragrâce aux yeux
deKant, pas plus qu'il n'aurait approuvé1Aphilosophiede la mythologie
de Schelling. Il y a d'ailleurs une opposition que je fixerai de manière
formelle. La nature comme force domine l'homme dans l'espace; elle le
chassede l'extériorité - mais la raison commepuissancespirituellepermet
à l 'hornme, par la doctrinedu postulat de l'immortalité de l'âme, d'espérer
dominerla naturedans le temps.
Il est possible que la théorie de Kant ne vaille plus rien. Mais à travers
les obstacles qu'elle rencontrait dans sa déterminationà relever le sceptre
dela raison,la philosophietranscendantales'est heurtée à la mythologieen
laquelle elle ne voyait qu'un monstre mort. Toutefoisles monstresne sont
1,PlineleJeune.
2. Onditqu'àLisbonneil y eut le mêmejour un tremblementde terreet un raz de marée.
110 CHAPITREID
jamais tout àfait morts et Kant a cherché à.scellerleurs tombes. C'est que
la manière de penser des monstres était dangereuse politiquement On
dressait une manière de penser - le mauvais goOtsur lequel ne pourrait
jamais se fonder un vrai jugement esthétique - autour de l'entendement
dirigépar le fil conducteurque Kantjugeait malgrétout indestructible.Plus
simplement l'homme est si mauvais qu'il suffit de très peu d'eau pour
l'amener à produireles fleurs du mal. Plus simplement,c'est vite dit. Nous
sommes,en effet, aux sourcesde la gestionet de la questiondu mal, qui ne
consistepas seulementdans des conduitesobscènes,des gestes délictueux,
des accrocsdans le tissu social,mais aussiet bien davantagedansune orien-
tation morale et spirituellementcondamnable.Il se peut qu'en la politique
les processussoient plus lents et Kant parle seulementde « la fragilitéde la
nature humaine». Or la fragilité n'est pas le mal radical, ni même le mal
diaboliqùê.'H y a, semble-t-il, plusieurs solutions. On peut tout d'abord
oppoâ6rà une mauvaisepolitiqueune politiqueavisée. On peut aussi tenter
l'homme de délaisser les mauvais sentiers et de se considérer comme
l'auteur 0e Dieu) de cettepeur qu'il a éprouvéeen lui-même.Alors écartant
la peur de ses causes, en réalité imaginaires 0a nature et Dieu) l'homme
trouvera qu'il n'a peur que de lui-même.L'homme est donc l'auteur véri-
table de la peur qu'il éprouveselon la nature.Mais puisqueles convulsions
de la nature sont si rares, commentlui ont-ellespermis d'édifier un monde
si plein de monstres et de créaturesinnommableset méchantesd'origine?
La réponse qu'apporte Kant tient en mot: superstition.C'est la superstition
qui multiplieles actes de la nature qui n'en pouvant mais délègue à Jupiter
le soin de rétablirlajustice.
Le texte de Kant devient cependant moins clair. Jusqu'ici les
paragraphesse suivaienten s'interrogeant sur les unités systématiques.Ce
mouvement dans l'inventaire semble presque interrompu.Nous pensons
que la problématiques'est rétrécie. Il a pu apparaître à Kant que certains
postes faisaientdouble usage. La quenouilles' amincissait,il ne restaitplus
qu'à l'achever.
suppose une ouverture des consciences aux idées, c'est en effet dans
l'inadéquation de la nature à celles-ci, par conséquent seulement sous la
présuppositiondes idées et del' effort del' imaginationpour traiter la nature
comme un schème pour celles-ci que consiste ce qui est effrayant pour la
sensibilitéet cependanten même temps attrayant: c'est qu'en ceci la raison
exerce avec violencesa puissance sur la sensibilité,à seule fin de 1'élargir et
de lui fairejeter un regard sur l'infini qui est pour elle un abîme. La culture
est le développementdes idées éthiques qui nous libèrent des convulsions
gigantesquesde la puissancede la nature et de ses «destructions» démentes
incompatfüles avec toute philia. Kant semble très attaché à l'opposition
dialectiquedu calme des idées (qu'il accepte en un sens stoïcien; libération
del' extériorité)et de la frénésie d'une nature encore insoumise aux lois de
la raison, faisant valoir cependant que la nature n'est qu'un phénomène et
non une chose en soi comme si l'homme se souciait d'excuses ontolo-
giques. Toutefois il faut se garder d'oublier, lorsque l'on analyse ce§ 29,
que Schopenhauerfera de la volonté comme force déterminant la nature
l'inverse de la sereine représentation,la force et la représentation compo-
sant dans leur unité au total furieuse le monde. - On ne voit pas quelle
difficultéinsoluble conduit Kant à déclarer que le Beau n'exige pas autant
de culture que le sublime, à moins de se fonder sur la discrétion du Beau et
le cri tonitruant du sublime en la nature. Peut-être Kant tiendrait-il le
sublime pour sauvage et destiné à subir le frein de la culture en l'homme
et dans la société? Il y aurait donc une histoire et une culture du sublime
diamétralementopposéeà l'histoire de la religion. L'aiguillon ne serait pas
le même. À celui qui se méprend dans le domaine du Beau, on reprochera
un manque de go0t; tandis qu'à celui demeurant sans réaction devant un
événementsublime on reprochera de manquer de sentiment. Ces perspec-
tives auxquelles d'autres points de vue pourraient se joindre constituent
une certaine légalité où la faculté de jugerrapporte l'imagination à I'enten-
dement,et d'un autre côté la relie à toute la raison comme faculté des idées
- Enfin la modalité du jugement sur le sublime est la même que celle
exposée au§ 22 à propos du Beau; il s'agit de la nécessité dans le rapport
desjugements, même lorsque privés de sens (les explosions volcaniques)
ils semblent se dérober à la faculté de juger dont procède la culture qui les
discipline.
Dans la Remarque générale qui suit, Kant, pour ainsi dire, orne sa
demeure.Par exemple il propose de nouvelles définitions, qui, sans faire
réellementprogresser, préparent un meilleur affinage que les précédentes.
Ainsi(la plus suggestive): « La finalitéesthétiqueest la légalité de la faculté
dejuger en sa liberté ». Cette légalité,cet esprit des lois, est présupposéedès
112 OIAPITREW
conçue que conformément à une loi morale. C'est la loi morale qui règle
l'unité morale des esprits et leur annonce la restauration de leur pureté. On
s'avance avec elle tandis que s'ouvre le monde concret de la destination
éthique et de la communication.
3) Kant dans cet alinéa rapporte la participation du sublime dans la
nature (essentiellement dynamique). Les plus grands penseurs ont surtout
contribué à élargir notre langage. Qui a w l'océan a une autre conception
de la grandeur après qu'avant Dans la théorie du sublime Kant se heurte
à une difficulté «chérie»: et les habitants des autres planètes? Ont-ils
seulement une sensibilité comparable à la nôtre? Kant ne s'engagera même
pas dans la monotonie de la discussion. Il a le sens du ridicule. On décide
toujours selon la seule disposition morale.
4)Il ne reste qu'une place pour la communicabilité dans sa proximité
avec la pure détermination morale etc' est celle de la réflexion.« Le plaisir
pris à la beauté» n'est ni un plaisir de jouissance, ni celui d'une activité
conforme à une loi, ni celui de la contemplation des idées». Le schéma
mis en place évoque la seconde section de la Déduction transcendantale
(sens interne, imagination,unité de l'aperception transcendantale).La
différence entre les processus est assez minime et semble tenir en deux
moments. D'une part l'imagination tient une plus grande place dans la
représentation. D'autre part le mécanisme de l'opération reste le même,
mais orienté de deux manières : ou bien il vise un concept empirique et nous
obtenons le vrai, ou bien il « recherche la convenance de la représentation à
l'opération harmonieuse». On avait bien pressenti la solution kantienne et
Shaftesbury allait en ce sens. Mais dans sa théorie Kant obtenait d'un côté
le principe de la physique et d'un autre côté l'autonomie de la sensation dès
lors communicable. Il est évident que Kant éliminant le mécanisme du
champ esthétique réalisait un progrès considérable. Liberté, Esthétique et
Romantisme dessinaient une nouvelle figure de l'homme tandis que
s'élaborait une nouvelle mission pour les avocats du jugement esthétique:
montrer la bienveillance del' art dans 1'existence humaine.
Le résultat de la question peut paraître médiocre, sa portée est
cependant indéniable : voici le premier effort sérieux pour introduire la
raison dans l'élémentaire de l'existence au lieu d'être un refuge pouvant
être forcé comme nous l'enseigne le De Consolationede Boèce et sa fin
tragique. Mais enfin le «refuge» de l'homme est le Mit-Menschet non
l' Ueber-Mensch.Se disant dans le Mit-Mensch,la raison conçoit comment
l'homme deviendra le frère de l'homme et cette fraternités' établira. Il sera
donc nécessaire de déterminer les forces susceptibles de favoriser ou
d'interdire les dialogues dans leur essence. Certes comme il se fait toujours,
122 CHAPITREill
PREMIÈRECONSÉQUENCEET APPLICATIONS
et non statiques. Les incessants conflits qui depuis le xmesiècle ont ravagé
le Japon montrent que l'image d'île est insuffisante pour prédire le statut
d'une île et son avenir.
La troisi~memaximeexprime la pensée conséquente. Au début de la
Critiquede la raisonpratique, Kant indique que le premier devoir d'un
philosophe est d'être conséquent. Par« conséquent» il faut entendre long et
tenace en ses projets. Sans doute, observera-t-on que ces qualités désignent
aussi bien le criminel, attaché à ses desseins. Mais la maladresse n'est pas
contradictoire avec la bienveillance morale.
Le Mit-Menschn'est plus seulement une totalité politique idéale. C'est
la forme de la pensée politique rationnelle. Voilà qui revient à dire que le
Mit-Menschest unemani~redepenser moraleetpolitiqueen toute époque,
et que cette manière de penser est aussi une expérience cohérente. Kant n'a
commis aucune faute de réflexion. Et il élève à deux niveaux l'idéalité du
Mit-Mensch.D'une part il réussit enfin à caractériser par un seul terme le
concept qui s'oppose à son idéal réel; il s'agit de la superstition. Laquelle
implique assez de bêtises pour nous donner une image de l'infini. Ce qui
est grave dans la bêtise, c'est qu'elle n'entend qu'une seule langue, celle
de la bêtise. Au deuxième niveau, intégrant ces maximes, Kant en déploie
l'espace sémantique : « On peut dire que la première de ces maximes est la
maxime de l'entendement, la seconde celle de la faculté de juger, la
troisième celle de la raison». Dans la seconde maxime, l'opération de la
faculté de juger n'est pas seulement juger, mais opérer la synthèse avec
l'entendement et la raison de la psychè où s'exprime l'homme. Fichte,
comme on l'a vu, opposait les « amis de la lumière» aux « obscurantistes »
- c'était se déclarer «homme» au sens kantien. Et alors il ne fallait plus
qu'une synthèse pour unifier l'ensemble, plus qu'un mot, etc' était le terme
brillant d 'Aujkllirung.
Modeste ou prudent, Kant ne va pas plus loin. L'Aujkllirung non
seulement n'est pas la devise de l'Europe, ou si elle l'a jamais été, elle ne
l'est plus. Avec le successeur de Frédéric le Grand, la patrie de Kant était
retombée dans la superstition. Coupez I Je reprends le fil interrompu par cet
épisode et je dis que l'on pourrait donner avec plus de raison le nom de
sensuscommunisau go0t plutôt qu'au bon sens et que la faculté esthétique
de juger, plutôt que celle qui est intellectuelle, mériterait le nom de sens
commun àtous, si l'on veut bien appeler sens un effet de la simple réflexion
sur l'esprit; on entend alors en effet par sens le sentiment de plaisir. On
pourrait même définir le go0t par la faculté dejuger, ce qui rend notre senti-
ment procédant d'une représentation donnée, universellementcommuni-
cable sans la médiation d'un concept. - L'aptitude des hommes à se
126 CHAPITREID
existe ou n'existe pas et, dans l' affinnative, si un sentiment de plaisir peut
en être dégagé. Tant que nous n'avons pas statué sur l'existence ou la non-
existence de ce qui n'est que possible, l'ancienne maxime prévaudra;
a posse ad esse non valet consequentia.Et de même dans l'horizon esthé-
tique il n'y a pas conséquence, mais solution de continuité entre le possible
et le réel. Le « quelque chose d'autre» par rapport à l'hypothèse est ce qui
enveloppe «une satisfaction relative à l'existence d'un objet» et qui sera
défini comme empirique s'il repose sur une inclination propre à la nature
humaine ou quelque chose d'intellectuel comme la propriété de la volonté
de pouvoir être déterminée a priori par la raison. Puisque la satisfaction
lorsqu'elle est empirique (et conclut du posse à l'esse) suppose un mouve-
ment de l'imaginationet pas seulementde la raison,il est clair que le beau
n'intéresse empiriquement que dans la sociltl; on admet, en effet, qu'à ce
niveau la société est naturelle à l'homme, et Kant élargissant sa pensée
s'élève jusqu'à la sociabilité. Nature et culture, société et éducation ne sont
plus des termes contraires, mais les indicateurs d'un processus vivant. Kant
ne pouvait pas simplement dériver l'orientation du § 41 d'après le § 40. Les
plans de réflexion n'étaient pas les mêmes. Le §41 tend à la nature de
l'expérience sociale, tandis que le § 40 cherchait le principe historique de
l'Aujkllirung.Kant cherche à s'expliquer par la relation d'une expérience
sociale, sil' on ose dire, effectuée dans l'imaginaire. L'expérience porte sur
la solitudequi s'oppose à la sociabilité, entendue comme communicabilité
ou Mittelbarkeit,ou comme culture. Kant croit insister sur ce point et on le
comprend, car ce qui est en jeu de manière ultime c'est la rationalité même.
Voilà pourquoi je préférais l'idée d'un «cogito moral» qui égalait l'idée
synthétique du «Je pense».«Un homme abandonné sur une île déserte»
donc face à la solitude, sans même un miroir, ne tenterait aucunement
d'orner sa hutte, ni lui-même, et bien entendu manquerait à toutes les
tendances de l'homme. On juge d'habitude les valeurs de communication
comme allant de soi au point qu'on ne s'aperçoit que rarement de leur
portée, dont pourtant dépend le criticisme lui-même. Et il en vade même de
la solitude; c'est le reflet antagoniste de toute culture ou, si l'on préfère du
Mit-Menschqui est culture, sympathie, accueil. On mélange tout: on croit
que la solitude est un élément simple, alors qu'elle ne s'entend que moyen-
nant la négation de la culture. Évidemment il n'y a pas d'île absolument
déserte, ni d'homme qui ne possède une idée vague de la société en laquelle
seule il a puisé le concept de beauté et l'idée de certains produits« destinés à
se mettre en valeur», et le Mit-Mensch demeure la référence transcen-
dantale qui réintègre l'inte~rsonnalité. Mais l'on voit comment le mot
128 CHAPITREID
1.Le caractèrepluriel de tel ou tel terme (le produit, les produits,la faculté,les facultés)
nechangerien.
ESTiiÉTIQUE- Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 133
une règle quelconque - l'aptitude est une notion désignant une capacité
innée à résoudre ou apprendre à résoudre certains problèmes; il s'ensuit
que l'originalité, et non l'excentricité, doit être sa « première propriété».
2)L'absurde (J. Bosch) pouvant être original, ses produits doivent être en
même temps des modèles, c'est-à-dire exemplaires et ne rien devoir à
l'imitation. Kant n'irait pas jusque là; mais rien, dans sa logique, ne nous
interdit de reconnaître un moment original et exemplaire, si le mauvais goOt
peut se trouver être l'apanage du sens commun. 3) Le troisième mot est à la
fois le plus intéressant et le plus discutable. D'une part le génie, même s'il
orne son produit de sa «griffe», est le plus souvent incapable d'expliquer
en se donnant la règle comment parvenir à son produit. D'autre part le génie
incapable de démontrer la règle peut s'abuser sur la valeur de son œuvre,
non parce qu'il n'a pas un sens du goOt développé, mais parce qu'il ne se
comprend pas lui-même. C'est un mal-voyant qui est inapte à commu-
niquer aux autres ses règles dans des préceptes. L'école des génies n'existe
pas du tout.4)La nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science.
Évidemment on jugera que Kant a bien tort de ne pas compter parmi les arts
du génie d'autres exemples que les peintres. Il s'agit pourtant bien de cela
ou tout au moins les problèmes soulevés par la peinture suffisent pour
éclairer les questions propres à ce genre d'art. Il reste que de toute cette
analyse le plus important est le refoulement général des artistes-créateurs
en dehors de la sphère de la communication. Le génie n'est pas non plus
apte à juger et s'il ne se comprend pas, sans être compris des autres, c'est un
malheureux. De là une conception du génie qui enveloppe le romantisme.
«Pour juger d'objets beaux comme tels, il faut du go0t; mais il faut du
génie pour les beaux-arts eux-mêmes, c'est-à-dire pour la production de
tels objets ». Cettephrase pourra paraître curieuse. Sans doute on comprend
très bien qu'il faille un sens esthétique pour apprécier le beau dessin d'un
fauteuil qui me sert à mon bureau, ou la prétendue beauté des arbres (non
pas un) se trouvant devant ma fenêtre. Ou encore il faut du go0t pour
appréciermes stylos et le cheval chinois sur ma cheminée. On peut aussi
trouver tout cela très laid. La phrase continue : « il faut du génie pour les
beaux-artseux-mêmesc'est-à-dire pour la production (Hervorbrigung)de
tels objets». Soit par exemple une plaque de cuivre ouvragée (plaque de
propreté) destinée à éviter le frottement de la main sur la porte, très
travaillée et representantdes fleurs, ce n'est pas un objet quelconque mais
une chose qui est comme la signaturedu maître d' œuvre: Kant dit que pour
la production de tels objets il faut du génie. Je choisis un exemple qui, sans
être trop rare, dépend des beaux-arts.En métallurgiejaponaise, le fin du fin
est constitué par un apport de travail manuel. La lame du sabre sortira de
huit-millepliages environ et d'une indescriptiblebeauté se distinguerapar
sa résistance,sa flexibilitéet son poids sur lequel il y aurait beaucoupà dire.
De telles lames sont exceptionnelleset constituent le produit du travail de
plusieurs équipes dont certaines n'ont d'autre mission que d'entretenir
égale la température du brasier. Kant placé devant un semblable objet
chercherait à distinguer la beauté naturelle et la beauté artistique. La
positionseraitjudicieuse. Disons-lecependantclairement : le problème est
partiellementfaux: à ce niveau où est apparu le mécanisme,il n'y a plus de
beauté naturelle proprement dite, ou alors seulement des perspectives
naturelles.Mais Kant qui donne des définitionsplus cohérentes ne semble
136 CHAPITREW
dira même d'une femme qu'elle estjolie ... IAllisqu'elle est sans âme». Il
est clair que quiconque retracera avec soin les exemples de Kant les jugera
phénoménologiquement douteux. « Un discours rationnel, donc, bien
tourné, mais sans âme est mis sur le même·pied qu'une conversation
agréable». Ceci n'est guère trop grave, mais ne laisse pas d'être embar-
rassant. Mais Kant, réduisant ces exemples, penserait revenir en arrière. Il
demande à être accompagné d'autre part par l'explication de la notion
d'âme. - L'âme en un sens esthétique désigne «le principe vivifiant en
l'esprit». Cette définition dont tous les termes poUITaientêtre permutés est
stérile. On pourrait aussi parler de l'art comme d'un analogon de la vie -
ce serait peut-être plus juste, mais un peu lâche. « Or je soutiens que ce
principe n'est pas autre chose que la faculté de la présentation(§ 17) des
idées esthétiques. Par l'expression Idée esthétique, j'entends cette repré-
sentation de1'imagination, qui donne beaucoup à penser sans qu'aucune
pensée.a'éterminée, c'est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que
par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre
intelligible». Il y a bien des idées esthétiques si par «idée» on entend
une représentation appréhendée dans l'intuition mais sans concept, de
telle sorte que même soutenue pas l'imagination aucune langue puisse
l'exprimer ni la rendre intelligible. On voit aisément qu'une telle idée est la
contrepartie d'une idée de la raison qui, tout à l'inverse, est un concept
.t auquel aucune intuition «représentable» de l'imagination ne peut être
adéquate. - Hegel commentera: l'idée de la raison n'a qu'à prendre dans
l 'Esthétique l'intuition qui lui manque et l'idée esthétique n'a qu'à prendre
dans l'idée de la raison le concept qui lui-manque. Le commentaire
hégélien ne manque pas de piquant, mais possède encore davantage de sel,
si on relit le début du paragraphe 49. La pique de Hegel est sévère parce
qu'elle touche la notion d'unité de l'âme (Beau et sublime) contestée aux
différents niveaux par les critiques de Kant (Bauemler). Kant s'exerce à son
tour à médiatiser la faculté de juger du beau et toutes les déterminations qui
s'ensuivent (ainsi tout ce qui vaut pour le beau, exception faite du jugement
naturel sur l'objet et du jugement artistique sublime) et toutes les déter-
minations del' âme où il rencontre sans cesse à I' œuvre l'imagination. Et il
se demande: de quoi serait donc capable l'imagination qui serait assez
puissante? elle «poUITait créer une autre nature», c'est ce que lui ont
accordé Descartes, Pascal et Spinoza. L'imagination était loin d'être
méprisée par les classiques qui, voulant la combattre encore, en mesuraient
de ce fait la puissance. Dans la perspective transcendantale, Kant recon-
naissait une singulière puissance à l'imagination etc' est le plus souvent en
ce sens qu'il l'entendait. Mais d'un point de we psychologique c'étaient
ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 139
des data au même titre que les catégories, les idées, etc. immuables comme
les autres structures del' esprit, au sens de Fichte ( 1817),le datumdes data.
Il justifie ainsi le mot «idées» qu'il donne à de «telles représentations de
l'imagination ... parce qu'elles tendent à quelque chose qui se trouve au-
delà des limites de l'expérience». Il n'a pas négligé le souci religieux de
rendre sensiblesles significations: « in hoc signo vinces». Il serait assez
intéressant de recenser du point de vue de l'imagination transcendantale la
concrétisation sensible des notions dogmatiques. Mais il se pourrait
qu'entre toutes les recherches de tous les sens, Kant ait encore mis le doigt
sur la plus importante, se servant du terme schopferischpour caractériser
l'opération de l'imagination, schaffendeEinbildungskraft.C'était huma-
niser décisivement le savoir. Rien n'échappe à l'imagination: elle sait
dépeindre la mort, l'amour. Dans la présentation des concepts, elle élargit
les concepts et met en mouvement la faculté des idées intellectuelles; elle
anime la raison et mobilise le cœur et Schiller sera encore une fois le bon
interprète. Kant cite un passage de Frédéric le Grand; nous ne croyons pas
utile de·le commenter, ce serait opposer la philologie à la psychologie. Le
développement de Kant s'oriente vers cette dualité en explorant les
modalités d'action de l'imagination et de l'entendement. D'un certain
point de vue, c'était une erreur: sans doute les analyses de Kant étaient
brillantes, mais elles ne méritaient plus autant d'attention qu'auparavant -
les futurs poètes s'orientaient vers le monde grec. De plus Kant dans cette
analyse ne s'était pas avisé qu'en opérant des placages de mots et d' expres-
sions, il s'appliquait bien à des aventures hardies de la raison esthétique et
nous dirions assez volontiers quel compte forme l'espace comme forme
générale (et jamais la durée en des sens proches de ceux de Bergson). Cette
remarque nous conduit à une autre non moins importante: il n'y a pas dans
l'effervescence de certaines idées esthétiques de place pour le sujet, comme
si ce dernier n'était qu'un jeu de miroirs englobant toute l'étendue et son
étude une analyse de la perspective. Il est à peu près sOr,étant donnée la
lenteur (relative) de la mise en acte de «ces facultés que rien n'en saurait
produire aucune observation des règles de la science ou de l'imitation
mécanique et que seule la nature du sujet peut engendrer». À part la
numération des définitions, la liste des définitions n'est pas suffisante pour
constituer une véritable synthèse. C'est le signe d'une impuissance de
l'idée esthétique à laquelle, par exemple, fait défaut la rigueur du concept
Mais nous aurions tort de nous obstiner dans cette voie un peu stérile, et
de ne pas prêter attention au processus del' éducation : « Ceci posé, le génie
est l'originalité exemplaire des dons naturels d'un sujet dans le libre usage
de ses facultés de conn&"tre». Aussi bien le produit d'un génie ne doit pas
140 CHAPITREID
être imité et ses propres projets ne doivent pllWlon plus être imités, comme
si son originalité était un modèle. De génie à génie il n'y a d'héritage
qu' exemplaire. À part cela où rien n'est légué sinon l'ardeur et la rigueur
dans le travail, rien n'est transmis d'un génie à un autre. L'idée de ressem-
blance physique ne préjuge en rien du produit final exécuté par le fils du
peintre génial. Kant ne semble pas avoir cru dans les caractères acquis. Ce
fut au demeurant une belle synthèse et une théorie très séduisante: c'était la
justice universelle sur des fondements incontestables. Voici la position de
Kant: « Le génie est un favori de la nature» que l'on ne peut que se borner,
maladroitement, à imiter. Dans la querelle des caractères acquis, la possi-
bilité de l'imitation était un axe de décision fondamental: «l'art est dans
cette mesure une imitation dont la nature a donné la règle par un génie». Il y
a la mauvaise imitation : celle qui « devient de la singerie, si l'élève imite
tout, même lês difformités que le génie a dOtolérer parce que il ne pouvait
les élimirîer sans affaiblir l'idée». Une copie trop parfaite arrache la vie à
son modèle et comme la vie humaine consiste àboitiller au bord du néant, la
copie est en ceci réductrice. Au lieu d'être créatrice, elle touche la mort.
Certaines planches de Buffon laissent des doutes : elles sont trop réussies.
Kant termine son paragraphe 49 par une série de définitions concernant la
double manière de regarder une œuvre d'art (modus aestheticus et aussi
bien modus logicus). Il n'y arien d'intéressant à remarquer sinon que Kant,
. 'se bornant aux arts plastiques, ne dit rien ce quel' on est convenu d'appeler
les arts musicaux. Il est à peu près certain que la musique ne peut être
regardée, mais se trouve être un art majeur qui est, sans aucune explication,
rayé du musée imaginaire de Kant.
§ 50. Dela liaison du goat avec le génie dans les produits des
beaux-arts
Question: «Demander si dans l'œuvre d'art il importe plus que se
montre davantage le goOt que le génie, revient à demander si en celle-ci
l'imagination l'emporte sur le jugement». Nous ne sommes pas encore
soustraits à l'affrontement del' imagination et del' entendement. La beauté
exige d'ailleurs, selon Kant, moins une foule de concepts, dont la définition
est trop vague, que quelques notions bien définies et bien finies, un solide
rapport de l'imagination, et se flatte même de sa rigueur. -À moins de se
tromper sur le sens de chaque mot, on ne peut manquer d'observer combien,
conforme à la liberté, le jugement de goOt est contraire à la spontanéité
débridée : « Le goOtcomme la faculté de juger en général est la discipline du
génie». Cette définition est à première vue délicate. D'abord le goOtsemble
assimilé à la faculté de juger en général. Mais si l'on ne parle pas en l'air,
ESTHÉTIQUE- Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 141
DEUXIÈME SECTION
LA DIALECTIQUEDU JUGEMENTESTIIÉTIQUE
§55-59.Del'antinomiedugoQtàlamithodologiedugoQt
Nous savons des choses qui tiennent en quelqueslignes et que seul un
travail intensif et fort long a permis d'entrevoir dans leur simplicité
apparente; c'est la conclusionici très puissammentcompriméeque nous
nous contenteronsd'exposer, mais qui est indispensableà l'entrée dans la
philosophie transcendantaleconsidérée comme théorie de la communi-
cation. - Nous tenterons d'être brefs en dépit de la simplicité de notre
propos. Tout commenceà la cuisine. Trompeur sur la matière, l'art de la
cuisinièreest extraordinairesur la forme; elle nous enseigne, pédagogue
exemplaire,l'infinie diversité de nos goOts.Grâce à elle nous pénétrons
dans l'arène des saveurs. Mais autre chose est de savoir qu'on aime une
chose et autre chose de savoir pourquoi on l'aime. Kant transfère dans la
psychologieces faits qui, subissantleur épuration,versentdans des opposi-
tionsrésuméespar ces deuxpropres lieux communs:À chacun son propre
goat - On ne dispute pas du goat. Tout tient en ces deux propositions.
Imaginez un pont japonais: les deux extrémités sont assez engageantes,
mais le milieuest si étroit que deux samouraïsne peuventque se bousculer
- maladresse qui vaut et suscite des injures, un duel et la mort d'un
chevalier.Nous en sommes là. Il y aura donc une thèse et une antithèse
sur la possibilité de la communication.Car la première des vérités, c'est
que nos chevalierssous des dehors avenantssont des brutes incapablesde
s'entendre. Incapables de penser en commun, ils préfèrent leurs épées.
Voyezmaintenantcomment,pour si peu de choses,ils en viennentà choisir
le néant On demandeà Kantpourquoine retenir que deux lieux communs
et plus précisémentceux-là.Mais à ces deux questionsune seule réponse
suffit D'abord pourquoipas - il y a tellementd'autres lieux communsque
ces deux-là qu'il n'y a de raison ni pour les retenir ni pour les repousser-
ensuite pourquoi? Mais c'est parce qu'ils suscitent autant de réflexion
qu'on enpeut avoir,tandisqu'il nousmanquesurtoutde la bonnevolonté.
Et puis figurez-vous que nous cherchons si l'homme est capable de
viser le Mit-Mensch et que nous nous moquonsde la «pompeuse» (Stolz)
ontologie. Nous cherchons ce qui rend sensés les actes et les pensées
humaines,je veux dire la concorde. Rien ne nous oblige à entreprendre
cetterechercheet en ce sens,mais en ce sens seulement,rien ne nous fait un
devoirde réfléchir sur le destin de notre raison. On tire de là l'idée qu'une
réflexion sur les maximes du sens commun (Gemeinsinn) est un acte de
liberté.On peut doncse passerde philosophie-mais pas tellementbien.
146 CHAPITREID
on le répète sans cesse, à se bercer dans les bras de l'opinion d'une part et
d'autre part dans ceux de la raison.
Nous pouvons tenter de dégager les conséquences de cette antinomie si
simple. Nous n'irons pas par quatre chemins. Les prétentions de l'opinion
et de la raison finie écartées, il apparai"tque, dans la sphère du Mit-Mensch,
les bornes, au sens dogmatique, explosent au bénéfice des limites en
lesquelles se réalise l'intersubjectivitécomme «cogito plural». Dieu est à
la fois le sujet du discours essentiel et l'objet de la prière. Est-ce le premier
pas en dehors de la «Licht-Metaphysik» qui depuis Platon et Aristote
tyrannisait la pensée occidentale? La modeste antinomie du go6t est le
1 conflit intérieur au discours, le dépassement du « streiten » et du « dispu-
bonne. Pour parer à ces difficultés, il ne poun:a même pas faire massive-
ment appel à des exemples. Les interprètes de Hegel sont à première vue
logés à meilleure enseigne. Pour l'instant nous ne pouvons dire que
« dommage». La guerre s'oppose à l'esprit mercantile qu'une trop longue
paix peut infuser dans le peuple (B 107).Nous pouvons dire quel' argument
n'a rien d'original : on le trouve chez des petits et des grands philosopheset
l'on peut compter parmi ceux-là Hegel qui, il est vrai, insiste beaucoup
moins sur «l'ordre, la méthode» et le respect des droits civils. À quoi on
ajoutera qu'au dedans de lui-même, Kant ne se fait pas beaucoup plus
d'illusions que son glorieux successeur1. Mais enfin Kant a beau accorder
beaucoup d'attention aux droits de l'homme, il n'empêchera pas celui qui
reçoit un boulet dans l'estomac «de le trouver un peu lourd». Comme
les hommes ne sont pas des démons, ni des imbécilesfinis, on se demande
ce qui les mâfiitientdans la guerre, dès qu'ils entendent un coup de fusil.
Ne nous,jf>erdonspas en détails comme les décorations. Mais allons à
l'essentiel : le courage, ce qui élémente du dedans la conscience militaire,
qui peut souder une collectivité,un régiment, etc. et jusqu'à un duo où dans
le danger le plus extrême s'exprime la fraternité d'armes qui demeure
un des aspects les plus fascinants de l'existence humaine où comptent
l'estime, le dialogue précis et expérimenté, mais amical et serein. Mais
enfin, même s'il l'a vécue de manière pénétrante, le futur professeur n'est
, pas plus avisé et plus sagace pour en parler. Ce qui est peut-être le plus
frappant, c'est la finalité sans fin de cette amitié née dans des choses
affreuses; « Parce que c'était lui, parce que c'était moi ». Cette seule phrase
dépeint le regarddésolé que jette le vrai militaire sur ce monde redevenu
mesquinet à sesjustes dimensionsramené.
On dira que la guerre est une «horreur»; le mot serait de Kant. On se
doute bien qu'il n'était pas un homme de terrain et d'ailleurs sa corres-
pondance (abstractionfaite des notes ajoutéespar les érudits) ne comprend
guère de pensées militaires. Mais ses amis ont pu l'informer de ce qui se
passait sur les lieux d'un combat. On était loin de la première horreur: la
parade militaire, symbole de la bataille2• Dans les défilés il y a toute une
mimique des armes et un déploiement de la puissance. Mais autrefois,
d'unité à unité les uniformes variaient,en sorte que sur le champ de bataille
on ne se tirât pas dessus. L'uniforme épargne les confusions... Alors on
marche tandis que résonnent les tambours sous les ordres du tambour-
major, qui fait voltiger sa canne. C'est beau, «ça vous a une allure
1.Marie-Antoinetteaccoucbacalméeparl'usaged'unanalgésique.Dn'estpasexcluque
Kantait eu connaissancede cet actepermettantl'accouchementsansdouleur.
ES1HÉTIQUE- II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 153
réputés que Euler et Newton. Le grand chef de-guerre est une horloge dont
le moteur déborde en perfection les indications. Et dans la direction du
commandement, la compétence se mesure aux capacités mathématiques.
Commander, démontrer sont les vraies valems du militaire. Jamais un
simple mathématicien ne sera un grand militaire - trop faible. Jamais un
triste géant ne sera un grand militaire- trop simple. Il faut souder ces capa-
cités par l'imagination transcendantale qui unit le concept et l'intuition
dans la compétence. Voilà pourquoi le génie militaire est si rare dans
l'histoire. C'est une heureuse synthèse qui se voit couronnée par un talent
de visionnaire qui est en quelque sorte l'envers de l'hypnose du soldat,
ayant échappé aux horréurs de l'hôpital militaire de campagne. De là aussi
les méprises d'un génie ayant vu tant de choses et tant de morts et
s'exclamant : «-Une nuit de Paris réparera tout cela! ».
CHAPITRE IV
LA TÉLÉOLOGIEPROPREMENTDITE
1.La référence aux intuitions est importante.Elle montre que la forme prussienne du
raisonnement(c'estcommeçaparœc'estcommeçal)n'estpaspropreauxcatégories.
158 CHAPITREIV
1. A. Philonenko,LeçonsaristotilicleMes,Paris,Les BellesLettres,2002.
160 CHAPITREIV
1.Paris,Gallimard,1936.
CRJTJQUEDELA.
FACULTÉDEJUGER-LA TÉLÊOLOOII! 163
APPENDICE ...
MÉ1HODOLOGIE DE LA FACULTÉDE JUGER TÉLÉOLOGIQUE
1.J'insistesur cc passage.
2.Page231.
3. On est un peu étonné de la dialectiqueanti-spinoziste.Kant semble supposerque le
substratum spinoziste est de nature mathématique.cf.H.A. Wolfson, La philosophie de
Spinom, Paris,Gallimard.1983.
168 CHAPITREIV
part on ne saura greffer de sOres limites entre par exemple les arts et les
sciences et les limites redeviendront des bornes. Conclusion totalement
imprévue: la Vorlesungse heurte au système. Ou encore l'idée dogmatique
se dressecontrele systêmetranscendantal.Le passage de la téléologie à la
théologie s'accomplit donc ici. On va le souligner avec une précision
suffisante dans le paragraphe 84.
§ 85. De la théologiephysique
§ 85. De la théologiephysique
Elle fonde l'idée d'une cause de la nature (monde) en fournissant le
concept des fins de la nature et nous pouvons rechercher le principe de la
causalité de cette cause suprême (niveau de l'intuition sensible). La thèse
de la théologie physique ne peut cependant nous conduire très loin. Entre le
monde d'une part et Dieu d'autre part, il y a un moment intermédiaire:
l'homme comme fin dernière que l'intuition sensible ne peut saisir.
Échouantdans la question: Qu'est-ce que l'homme?, l'intuition sensible
ne peut qu'échouer dans la question: Qu'est-ce que Dieu? Nous devons
approfondir cet échec et souligner qu'il est pour cette théologie aussi
violent d'un point de vue théorique que pratique. Il serait donc sensé
d'écrire intuition charnelle intérieure. Tout le développement de Kant vise
cette version. Par exemple, la diversité saisie dans la nature par la téléologie
nous confirme dans le sentiment que Dieu n'a rien fait en vain, si bien que le
divers est richesse devenue charnelle. Mais pour déterminer l'auteur de
cette richesse, il nous faudrait des principes qui nous permettent de saisir
Dieu en tant qu'«artiste suprême». Par cette supposition on passe de
l'extérieur à l'intérieur; mais ce passage n'est pas l'élévation de l'intuition
à l'idée de la raison. Certes, la téléologie physique élève de fortes préten-
tions à la gloire de fonder une théologie. Mais il doit être bien clair que
l'impuissance à déterminer l'idée d'un être suprême sans répondre à la
question: « Qu'est-ce que l'homme?» nous entraîne au désastre et avec
174 CHAPITREIV
Parfois un seul mot est changé dans l'intitulé et tout est modifié. Nous
nous plaçons au point de vue du «jugement le plus commun de la saine
raison humaine » 3• Nous ne pouvons pas exiger de la saine raison humaine
plus qu'une nature, à savoir un système d'entendement de lieux communs
dont le concept de la bonne intention. Soit un homme possédant de grands
talents, une intelligencesupérieuredont il use pour faire avancer la société,
1.DieReligionsPhilosophieKants,
2. Un exemple de la relation de la personne à la nature: le plaisir charnel solitaire
condamnéparl'Étbique.
3.Page251.
CRJTJQUEDELA FACULTÉDEJUGER- LA TÉLÉOLOGIE 175
qu'est-il donc s'il manque de bonne volonté ou si, ce qui revient au même,
ses intentions ne sont pas bonnes? On répondra à cette question - c'est, au
moins à ses yeux, un misérable. Mais on ne peut pas tout cacher à tout le
monde et surtout pas au Dieu caché qui possède nécessairement le concept
de cet homme. Ainsi pas moyen d'être tranquille. L'Éternel est mon berger
avec un gros bâton et une devise: Surveiller et punir!
Mais, dirait Pascal, peut-être grossit-on les choses ... « Or si nous
découvrons dans le monde des dispositions finales et si comme la raison
l'exige inévitablement nous subordonnons les fins, qui ne sont que condi-
tionnées, à une fin inconditionnée, c'est-à-dire à un but final, on verra tout
d'abord aisément qu'il n'est alors pas question d'une fin de la nature (d'une
fin intérieure à celle-ci) pour autant qu'elle existe, mais de la fin de son
existence, avec toutes ses dispositions finales et par conséquent de la fin
ultime de la création, et dans celle-ci de la condition suprême sous laquelle
seulement une fin dernière est possible (c'est à dire le motif déterminant
d'un entendement suprême pour produire les êtres du monde)». Qu'il
s'agisse d'un ajout ou d'une correction sur le texte de la Vorlesung, cette
parenthèse est la résurgence de l'intersubjectivité comme interperson-
nalité à l'intérieur de la phinoménologie de l'expérience humaine, et la
théorie de la communication est miraculeusement retrouvée dans la
recherche sur le divin. En même temps s'opère le passage de la saine raison
morale humaine à la communauté morale fondée sur la raison.
Mais la métaphysique peut balayer et dégager son temple. C'est le
monde conçu comme fin ultime ou concert des êtres raisonnables en tant
que « système» sous des « lois morales ». L'être et la loi cèdent la place au
devoir et à la liberté. À la charnière du monde moral et du monde sensible,
l'homme, le Mit-Mensch, médiatisera les opposés et la communication ou
la «racine carrée du monde des esprits» (Fichte). De plus cette synthèse
implique que dans le calcul divin il y a du sens et que la logique des signi-
fications trouve son fondement. Nous voyons aussi la théorie kantienne
découvrir ses bornes : toute intellectuelle, elle ne nous prépare pas à
l'amour de Dieu, prétextant d'ailleurs d'une part qu'il n'est pas pratique,
d'autre part qu'il n'est pas utile et enfin qu'il ne sert à rien puisqu'il ne se
rapporte qu'aux saints qui l'ont déjà dépassé.
Pourtant dans ce passage de la saine raison commune (société
populaire) à la raison morale (royaume des fins) s'opère le mouvement du
christianisme 1• L'homme ne doit pas juger, mais se juger. On se souvient
1. Du moinsau point de vue de Kant. mais (crainte de la censure)tout cela est tellement
enveloppédans un fatras de théisme(quemêmela référenceauxtextessacréssembleno gros
176 CHAPITREIV
« Il existe une téléologie physique qui donne une preuve suffisante pour
admettre l'existence d'une cause intelligente du monde à notre faculté de
juger réfléchissante théorique. Mais nous trouvons aussi en nous-mêmes et
bien plus encore dans le concept d'un être raisonnable en général doué de
liberté (de causalité) une téléologie morale; or celle-ci, puisque la relation
finale peut être a priori déterminée en nous mêmes, ainsi que sa loi et par
178 CHAPITREIV
vie des lois, et sil' on pouvait devancer Kant, il faudrait parler du postulat de
l'immortalité de l'âme 1 on obtiendrait la quadruple synthèse de la théorie
préliminaire en morale. Le moment le plus important dans cette analyse
est l'immanence des lois dérivée de leur transcendance. C'est l'idée de la
valeur de la vie comme essence insondable (Théorie de la vie) qui est la
chose en soi comme légalité supérieure ..
Suivent deux définitions récapitulatives (une de chaque côté, tout de
même qu'il y a transcendance et immanence). Il s'agit de la loi morale et du
bonheur. Kant propose en réalité deux thèses. Suivant la loi morale
(nécessité pratique), nous sommes obligés de tendre vers une fin supérieure
et ainsi vers le Souverain Bien possible dans le monde par liberté. Suivant
le bonheur (condition subjective), nous devons tendre vers ce qui nous rend
digne d'être heureux. Or à chacun de ces points de we il y a une insuffi-
sance. Ou bien nous n'avons pas assez de force pour réaliser cette idée du
bonheur, ou bien nous sommes malheureux de devoir travailler si durement
(c'est-à-dire non pas pour nous directement) et nous rechignons à œuvrer
pour le Souverain Bien. Comme il ne s'agit pas d'une antinomie (les argu-
ments apagogiques n'apparaissent pas du tout et même ne peuvent appa-
raître)« nous devons en conséquence admettre une cause morale du monde
(un auteur du monde) pour nous proposer conformément à la loi morale, un
but final; et dans la mesure où cette assertion est nécessaire, dans cette
même mesure (c'est-à-dire au même degré et pour la même raison) il est
aussi nécessaire d'admettre la première assertion: à savoir qu'il existe un
Dieu». Voicidonclapreuvedel' existencede Dieu.
Kant intercale ici une sous-remarque ou bien une digression qui
concerne la pédagogie morale. Faut-il suivre les deux orientations indi-
quées dans la précédente recherche? On connaît la réponse de Kant: la loi
morale doit être suivie aveuglément Soumise à toutes les objections elle est
restée sans examen sérieux. La grosse affaire pour nous est de savoir si la
fraternité de la transcendance et de l'immanence n'appelle pas une réponse
plus proche et plus certaine. Dans le Mit-Menschnous avons vu l'imma-
nence devenir conscience de la loi comme vie. En même temps nous avons
avons w la transcendance exister. La réalité de la vie est donc la loi morale
et la loi morale est la réalité de la vie. Le Mit-Menschparaît donc dans
l'aurore (temps de la prière) de la communication. C'est« le jour spirituel
de la présence». Dans la communication, Dieu tendant à l'être du Moi qui
cela suscite des doutes sur la réelle origine de.ce texte que nous examinons.
L'idée d'une Vorlesung, très améliorée certes, et pour une bonne part
rédigée de nouveau, explique sa perfection formelle, le peu d'idées
vraiment nouvelles et la redécouverte de la théorie de la communication. Il
est certain que, dans cette hypothèse, apparaissent des digressions inévi-
tables si l'on veut équilibrer les paragraphes. Ainsi par exemple le para-
graphe 87 à la fin, depuis nous pouvons donc supposer un honnête homme
(comme Spinoza)- attrayant pour des lecteurs du temps de Kant: « Au fait
que pense Kant de Spinoza 7 ». Avec une théorie de la religion restreinte,
son déisme moral de surface, Kant a été très mal compris. Il a été entravé
dans ses desseins, du dehors comme du dedans; les commentateurs se sont
reportés en masse, enfin beaucoup, sur la Religion dans les limites de la
simpleraisonet la Vorlesunga été négligée; et celas' expliquait: Kant avait
écarté des prê;bl~mes aussi attirants que pénibles comme celui du mal et de
la fautcY.bans Lo.Religion dans les limites de la simple raison, le roi de
Kônigsberg a voulu faire monter le gâteau.
Remarque
Heureusement la remarque qui vient clore ce développement sur les
limitations de la valeur de la preuve morale del' existence de Dieu confirme
nos idées et nos sentiments. Kant présente ses excuses : il a été long - la
, remarque sera brève; « Cette preuve morale n'est pas un nouvel argu-
ment». On s'attendrait à un examen des preuves développé suivant la
dualité de l'histoire et de la vérité, sur la valeur de l'herméneutique, sur
le «dit et le non-dit». Kant à traits rapides décrit des états d'âme un peu
,, chaotiques. L'absence de mesure est la mesure des sentiments. Difficile de
savoir où l'on en est Plus difficile encore de savoir comment s'orienter
dans la pensée. On y parvient quand même en forgeant des concepts
pratiques purs, des idées. À cette fin on utilise les tensions qui existent entre
le concept pratique et l'idéal, et l'on « corrige les irrégularités ».
possible. Cette réalisation qui nous est copunandée, ainsi que les seules
conditionsconcevablesde sa possibilité,c'est-à-dire l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'âme, sont des objets de la foi (res jidei) et à la vérité
les seuls parmi tous les objets qui puissent être ainsi nommés1• En effet,
bien que nous devions croire ce que nous ne pouvons apprendre que de
l'expérience des autres par témoignage, il ne s'agit pas pourtant encore
d'objets de croyance; en effet chez l'un de ces témoins ce fut expérience
personnelleet fait ou du moins on le suppose.En outre il doit être possible
par cette voie (celle de la croyance historique)de parvenir a savoir; et les
objets de l'histoire et de la géographie,comme en généraltout ce qu'il est
au moins possible dè savoir d'après la constitution de notre faculté de
conmu"tre,n'appartiennent pas aux objets de la connaissance,mais aux
faits. Seuls des objets de la raison pure peuventêtre des objetsde croyance,
mais nontffltantqu'objets de la simpleraisonpure pratiquespéculative;car
ils l)C;peuventmême pas alors être avec certitude rangés au nombre des
choses,c'est-à-dire des objetsde cette connaissancepossiblepour nous.Ce
sont des Idées, c'est-à-dire des concepts, dont on peut assurer théorique-
ment la réalité objective.En revanchele but final suprêmeque nous devons
réaliser, ce par quoi uniquement nous pouvons devenir dignes d'être but
final d'une création, est une Idée, qui possède pour nous sous un certain
rapportpratiqueune réalité objectiveetc' est une chose; mais puisquenous
, ne pouvons donner à ce concept cette réalité à un point de vue théorique,
c'est un simple objet de croyance de la raison pure, ainsi que, en même
temps que celui-ci, Dieu et l'immortalité de l'âme commeconditionssous
lesquelles seules, d'après la constitution de notre raison (humaine) nous
pouvons concevoir la possibilité de cet effet de l'usage légitime de notre
liberté.Ainsi l'assentiment en matièrede croyanceest un assentimentà un
point de vue pratique pur, c'est-à-dire une croyancemorale qui ne prouve
rien pour la connaissancethéoriquemais seulementpour la connaissance
pratiquede la raison pure tendantà l'accomplissementde ses devoirset qui
n'élargit pas du tout la spéculationou les règles pratiques de la prudence
suivant le principe de l'amour de soi. Si le principe suprême de toutes les
lois moralesest un postulat, alors la possibilitéde son objet suprêmeet par
conséquentaussi la condition sous laquelle nous pouvons concevoircette
possibilité, se trouvent ainsi postulées en même temps. Ce faisant, la
connaissance de cette dernière en tant que connaissance théorique, ne
devient pas savoir ou opinion de l'existence et de la nature de ces condi-
1. Schopenhauercritiquede Kant.
198 CONCLUSION
GoUHIERH.41 NA"tORPP.32,68
GUEROULTM.18, 193 NEWTONl.133,154
GUILLAUMEP.78 NIETZSCHEF.161,166
HEGELG.W.F.21,30,32,45,47,50, PARMENTIERA.A.155
60,76,85,129,138,148,150,152, PASCAL 85,106,138,159,175
157,158,161,169 PLATON 9, 20, 24, 26, 32, 36, 68, 71,
HERZM.18 80,81,94,124,128,147,166,171,
HO~RE133 195
HUMBOLDT W. 65, 66 PROUSTM.115
HUSSERL E. 21, 97, 197
JACOBI
F.H. 22 ROUSSEAU
J.-J. 7, 47, 58, 100, 176,
J~USCHRIST11,158,176 183
,_ I
PRÉLUDES...........................................................................
7
CONCLUSION........................................................................................ 193
·- r
ACHE~ D'IMPRIMBR
EN 1ANVIER 2010
PAR L'IMPRIMERIE
DE LA MANl.J'I'ENTION
A MAYENNE
FRANCE
N° ION-020