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COMMENT AIRE

DELA ,
CRITIQUE DE LA FACULTE DE JUGER

par
Alexis PIDLONENKO

PARIS
LIBRAIRIE PIIlLOSOPIIlQUE J. VRIN
6, place de la Sorbonne,Ve
·-

En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de ses articles


L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle
fàite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite.
Une telle représentation ou reproduction constituerait un délit de contrefaçon, puni de
deux ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende.
Ne sont autorisées que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et
courtes citations, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la
source.

© Librairie PhilosophiqueJ. VRIN, 2010


Imprimé en France
ISBN 978-2-7116-2260-3
PRÉLUDES

Le présent volume, consacré à la Critique de la faculté de juger a


d'abord été rédigé sous forme de notes destinées à servir d'appui au
développement de leçons données à !'École normale supérieure de Saint-
Cloud. Puis, repris pendant le début de mon enseignement comme assistant
en histoire de la philosophie à la Sorbonne, il fut l'objet d'une première
rédaction concernant !'Analytique du sublime et accompagné d•une nou-
velle traduction de 1•œuvre de Kant. Une autre version en fut confectionnée
à mes débuts comme professeur à la faculté des lettres de Genève, et le
doyen Bernard Gagnebin put prendre connaissance de mes papiers et
m•encouragea, en dépit de tous mes doutes, à en poursuivre la rédaction.
Mais je ne voulais pas m'engager dans une recherche sur la pensée de
Rousseau et de Kant et prenant conscience du désastre, je mis le tout dans
une corbeille à papiers de la Faculté de Genève, texte et notes. Ceci eut lieu
vers les années 1970 et je le regrettai - bientôt il ne me restait qu'une copie
imparfaite et très lacunaire.
Par la force des choses, j'ai été amené (en vue de mes leçons) à
reprendre la copie, à la recompléter en l'allégeant dans les notes - les pages
bourrées de notes ne sont pas de la philosophie - et cela considérablement.
En outre,j'avais déjà commenté ailleurs certains passages (par exemple la
célèbre note 1 du § 65 qui sert d•orientation pour les études de philosophie
politique de Kant et de Fichte); d'un autre côté, citant très peu, Kant avait
néanmoins fourni le modèle d•une riche recherche philosophique. On
devait pouvoir l'imiter. Dans cet esprit, j •ai aussi laissé « en marge » toutes
les notes d· essence philologique qui accompagnent la traduction.
DU MÊME AUTEUR
A LA MÊME LfflRAIRIE
L 'œuvre de Kant. La philosophie critique - l. La philosophie pré-critique et la
critique de la raison pure, 1969, 6e éd. 1993.
L 'œuvre de Kant. La philosophie critique - 2. Morale et politique, 1972, 5 e éd.
' 1993.
L 'œuvre de Fichte, 1984.
L'école de Marbourg. Cohen - Natorp - Cassirer, 1989.
Essais de philosophie de la guerre, 1976,2 e éd. 1988.
Études kantiennes, 1982.
La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, 1966, 3 c éd. 2000.
Théorie.êipraxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte, 1968,
~ :r éd. 1988.
Schopenhauer, Une philosophie de la tragédie, 1980.
Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, 1984 (3 volumes).
La théorie kantienne de l'histoire, 1986.
La jeunesse de Feuerbach (1828-1841). Introduction à ses positions
fondamentales, 1990 (2 volumes).
Qu'est ce que la philosophie ? Kant et Fichte, 1991.
Lecture de la Phénoménologiede Hegel, Préface, Introduction, 1994.
Métaphysique et politique chez Kant et Fichte, 1997.
La philosophie du malheur - l. Chestov et les problèmes de la philosophie
existentielle, 1998.
La phi1osophie du malheur - 2. Concepts et idée, 1999.
Commentaire de la Phénoménologie de Hegel. De la certitude sensible au
savoir absolu, 2001.
La destination du jeune Fichte, 2008.

Traductions
KANT(E.), Qu 'est-ce que s'orienter dans la pensée?, 2002.
KANT(E.), Critique de la/acuité de juger, 2000.
KANT(E.), Réflexions sur l'éducation, 1993.
KANT(E.), Métaphysique des mœurs - 1"' partie : Doctrine du droit, 2002.
KANT(E.), Métaphysique des mœurs-2c partie: Doctrine de la vertu, 2000.
HEGEL(G.W.F.), Foi et savoir. Kant, Jacobi, Fichte, 1988.
FICHTE (J.G.), Œuvres choisies de philosophie première: Doctrine de la
Science, 1794-1797, 1990.
FICIITE (J.G.), Écrits de philosophie première: Doctrine de la Science, 1801-
1802, et textes annexes, 1987.
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COMMENTAIRE
DELA
CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER

par
Alexis PHILONENKO

PARIS
LIBRAIRIE PIIlLOSOPIIlQUE J. VRIN
6, place de la Sorbonne, Ve
2010
En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de ses articles
L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle
faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite.
Une telle représentation ou reproduction constituerait un délit de contrefaçon, puni de
deux ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende.
Ne sont autorisées que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective. ainsi que les analyses et
courtes citations, sous réserveque soient Indiqués clairement le nom de l'auteur et la
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Imprimé en France
ISBN 978-2-7116-2260-3
www.vrin.fr
PRÉLUDES

Le présent volume, consacré à la Critique de la facultt de juger a


d'abord été rédigé sous forme de notes destinées à servir d'appui au
développementde leçons données à }'École normale supérieure de Saint-
Cloud.Puis, repris pendantle début de mon enseignementcomme assistant
en histoire de la philosophie à la Sorbonne, il fut l'objet d'une première
rédaction concernant l'Analytique du sublime et accompagné d'une nou-
velle traductiondel' œuvre de Kant Une autre version en fut confectionnée
à mes débuts comme professeur à la faculté des lettres de Genève, et le
doyen Bernard Gagnebin put prendre connaissance de mes papiers et
m'encouragea, en dépit de tous mes doutes, à en poursuivre la rédaction.
Mais je ne voulais pas m'engager dans une recherche sur la pensée de
Rousseau et de Kant et prenant conscience du désastre,je mis le tout dans
une corbeille à papiers de la Faculté de Genève, texte et notes. Ceci eut lieu
vers les années 1970et je le regrettai - bientôt il ne me restait qu'une copie
imparfaiteet très lacunaire.
Par la force des choses, j'ai été amené (en vue de mes leçons) à
reprendrela copie, à larecompléter en l'allégeant dans les notes - les pages
bourrées de notes ne sont pas de la philosophie- et cela considérablement.
En outre,j'avais déjà commenté ailleurs certains passages (par exemple la
célèbre note 1 du § 65 qui sert d'orientation pour les études de philosophie
politique de Kant et de Fichte); d'un autre côté, citant très peu, Kant avait
néanmoins fourni le modèle d'une riche recherche philosophique. On
devait pouvoir l'imiter. Dans cet esprit,j'ai aussi laissé « en marge.»toutes
les notes d'essence philologiquequi accompagnentla traduction.
En ces quelques dizaines d'années, mon travail a subi des mutations.
C'est le contraire qui serait étonnant. Par exemple, la théorie de la
prisentation a été complètementrewe. Il s'agit, il est vrai, d'un moment
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central et il devait, de ce fait, être reprii-avec une attention toute parti-


culière. Certes, ce n'était pas le cas de tous les développementsde 1'auteur
de la Critiquede la raisonpure. Pour être siir de ne rien omettrecependant,
j'ai le plus souvent, mais évidemment pas toujours, suivi l'ordre des
paragraphes- réservant certains passages d'une nécessité peu évidente -
par exemple la fin de la Méthodologiedu goOtqui n'est qu'un exercice de
logique morale appliquée: à mon avis, ce n'est pas la vision englobanteau
point de devenir totalitaire qui doit primer, mais l'acte niant le détail pour
mieux saisir l'essentiel. C'est en ce derniersens queje me suis orienté.
La Critiquede lafaculté dejuger-dont la phase terminalede rédaction
date de la fin des aimées 1780 - a pu faire l'objet de leçons, non pas prise
comme un tout, mais d'après des fragments issus de textes antérieurs ou
précritiques (notamment les Observationssur le Beau et le Sublime) et
parfoiss"oignés. De là suivirent deux idées. D'une part on s'explique
l'asiSect très «rhétorique» de l'architecture générale de l'œuvre. Par
rapport à l' Analytiquedu sublime,l' Analytiquedu beau est fluette et assez
pauvre en exemples.Kant ne commentedans ce texte aucunpoème, aucune
œuvre d'art, aucune pièce musicale. Il semble s'en tenir à la beauté
naturelle.Ensuite, voici la seconde idée, la Critiquede la faculté de juger
est le produit d'une réflexion sur 1'objet et non un travail dialectiqueinté-
rieur à l'objet et en dégageantles phases avec nécessité.Ainsi, dépourvue
d'unité formelle, l'œuvre n'est pas non plus une genèse dialectique. Les
choses ont pu aller trop loin. Dans sa thèse sur Le jugement réfléchissant
chez Kant, Michel Souriau trouvait un passage de la logique scolastique
(qui pesait encore dans la Critique de la raison pure sur la théorie du
jugement) à l'idéalisme de L.Brunschvicg, qui repoussait les catégories,
mort de l'esprit. Tout cela possède un semblant de vérité, mais au total le
premier à souffrir de ces prétendues ré-orientations,c'est Kant lui-même.
On me dira que tout grand penseur traverse une période où il doit davan-
tage se méfier de ses amis que de ses ennemis. Nous y consentons,notant
seulement que le dénigrement de l'idéalisme transcendantal coïncide
historiquementavec la naissancede sa gloire.
On sent bien, en lisant ces simples propos, que l'on va découvrir
l'ouvrage d'un ami de Kant. Et de fait, désespérant d'y parvenir, nous
avons cherché à résoudre les difficultés.Le plus difficilefut de contourner
et de dépasser la métaphysique développée dans 1'Esthétique transcen-
dantalede 1781: Kant s'appuie sur les concepts de chose en soi, de supra-
sensible, qui suggèrent et s'abîment dans un phénoménisme qui évoque
celui de Berkeley. Au demeurant, la théorie du phénomène est quasi
absente dans la Critiquede la/acuité dejuger, qui s'est pour ainsi dire we
PRÉLUDES 9

refoulée à l'extérieur de la philosophietranscendantale.Kant semble avoir


cru qu'une métaphysiquepopulaire pouvait servir de fondement pédago-
gique à une Esthétique transcendantale. Peut-être aussi a-t-il ressenti le
besoin de ne pas tout reprendre, puisqu'il avançait en âge et éprouvait des
difficultés liées à son cerveau vieillissant. Ces raisons fort importantes,
quoique psychologiques, expliquent peut-être également que Kant, en
dépit de son sésir d'aller vite, se soit très surveillédans la dernièrepartie de
son ouvrage où il y a peu de fautes, peu de répétitions, peu de phrases
cotonneuses,mais des longueurs.
Mais ici se manifeste la grande faiblesse de Kant : il n'a pas vraiment
cherché, partant de ce niveau/orme[ métaphysiquement faible, à élever le
débatsur l'art, qu'il sépare sans convictionde la belle nature. Qu'est-ce que
la nature? Platon nous guide en parlant « le soir venu des hennissementsdes
chevaux fous cavalcadant sur la plage, du mugissementdes taureaux, des
murmures des rivières et du fracas de la mer». L'art consiste à apaiser en
nous ces bruits par la médiation de la main de l'homme qui perçant un
roseau en fait une flOte,et en fait propose un passage ( Ubergang) du bruit à
la mélodie. Or curieusement,Kant n'a pas approfondi ce moment. Et ses
propos (on ne sauraitparler de doctrine)sur la musique sont d'une pauvreté
insigne. C'est à croire que la gloire l'auréolant, il en venait à regarder ses
propres idées sans esprit critique. Il ignore, semble-t-il, tout du déchiffre-
ment musical, ne voit pas que le principe de virtuosité suppose une révo-
lution (F. Liszt); il ne cite aucun grand musicien et l'on pense avec chagrin
que la publicationde la troisièmeCritiqueest contemporainedu Requiem et
del' agonie de Mozart. Bref, en un mot comme en mille, Kant était démuni
d'un solide bagage esthétique. C'est la raison pour laquelle un simple
historien de la philosophie de Kant ne peut se soutenir contre un véritable
théoriciendel' art aupont de vue technique.En outre il y a des arts - suivant
la danse des muses -qui sont absents du corpus kantien. Je citerai l'histoire
et la rhétorique (Gibert,La rMtorique ou les règles de l'éloquence, 1730).
Quant à l'histoire, un philosophe «conséquent» se doit d'en indiquer les
nervures,même s'il juge avec Hérodote : « Eadem sed aliter».
Il est difficiled'indiquer ce qui, dans la traditionde la philosophie,a fait
de la Critique de la faculté de juger un texte majeur. Si la partie esthétique
manque à ce point de valeur, au moins dans son contenu, la seconde partie
consacréeà la biologie est bien informée, mais est un peu étriquée, si j'ose
dire. Cette seconde partie se divise en deux sections : I. L'analytique du
jugement réfléchissant (mal construite : Kant traite une démonstration à
chevalsur deux paragraphes); Il. La dialectiquedu jugement réfléchissant.
À ces deux parties, Kant joint dans une annexe la méthodologie. Cette
10 PRÉLUDES

longue annexe - qui n'appartient pas à la~ritique de lafaculté dejuger -


pose le problème clans une perspective inattendue. Cette méthodologie est
bienécriteet tend la main au premier ouvrage de Fichte, la Critiquede toute
révélation. Pour mieux nous faire comprendre, nous dirons avec M. de
Gandillac que seul dans tout l'idéalisme allemand, Fichte fut un véritable
écrivain. Après lui, il faudra attendre. Donc dire que par la médiation de la
Méthodologie Kant tend la main à Fichte, ce n'est pas un mince honneur, et
cela explique déjà la place de la Critiquede lafaculté dejuger dans la tradi-
ti~n philosophique allemande. Ensuite, Kant a traité avec ordre et élégance
un sujet qui était actuel : la place de la théologie naturelle dans la philo-
sophie. Certes, tempérée par l'absence d'un exposé de la théorie de la
raison transcendantale, l'analyse manque de profondeur; elle est même
scolaire. Toutefois nous avons été si impressionné par la démarche de Kant
que noUMtVonsrepris le texte de notre traduction, éliminant maintes scories
et pljrases légèrement boiteuses. Nous avons alors compris cette pensée de
Gœthe qui dit à peu près ceci: quand on entre par ce côté clans le donjon de
Kant, on pénètre dans des salles très éclairées et bien rangées. Il ne faut pas
craindre de maximaliser l'idée de lumière et de clarté. Sur son lit de mort, le
grand Gœthe s'exclamera- ce furent ses dernières paroles -Mehr Licht!
[davantagede lumière]. La Méthodologie reste l'éclair qui sublime la
dernière Critique. Aussi faudrait-il peut-être cesser de tenter de sauver
l'écriture de Kant par l'idée d'un style de chancelier. Peut-être: c'est que
partout il y a de beaux passages (il est vrai, moins que chez Moïse
Mendelssohn, et moins longs que la Méthodologie). Mais décidément il y a
quand même chez Kant trop de longueurs, de redites interminables. Seuls
Heinz Wizmann et Luc Ferry ont su tirer leur épingle du jeu avec la Critique
de la raisonpratique.Comme il l'a dit dès le début, et comme l'attestent ses
manuscrits, Kant est d'abord et avant tout un Forscheret ensuite un écri-
vain. Fichte serait tout l'inverse : un Schriftstellerconverti à la Forschung.
Il resterait à reprendre le texte de la Méthodologie. Nous n'en avons pas les
moyens mécaniques et moraux. Nous pouvons supposer que le texte revu et
corrigé a été ajouté au corps de la Critiquede lafaculté deJuger et de fait,
son contenu fait l'objet d'une application de la théorie du jugement réflé-
chissant, ce qui exclut une rédaction contemporaine des autres parties. On
peut alors se demander si le texte de la Méthodologie est antérieur à
l'ensemble, puis adapté à celui-ci. L'époque de sa rédaction se situerait dès
lors dans l'orbite de la Critiquede la raisonpratique. Mais ce serait, sans
doute, reculer par trop la rédaction. Restent alors les années 1787-1788 -
hypothèse limite, qui n'a pour elle que le pessimisme politique des écri-
vains lors du décès de Frédéric le Grand. Kant aurait voulu faire obstacle à
PRÉLUDES Il

la censure politico-religieuse,en écrivant un texte de théorie religieuse où


le Christ-et l'Évangile -ne sont pas cités une seule fois.
Kant a aussi dans la troisième critique développé des thèses
biologiques-historiques.On se rend compte de la nécessité de compléter
l'anthropologie dans le sens de la préhistoire. Deux idées doivent être
présentées de tpanière préalable. D'abord dans la mesure où l'on pouvait
suspecterune trace humaine- vestigiumhominisvideo-, on devait franchir
l'interdit que les Conjecturessur les débuts de l'espèce humaine avaient
répandu sur les recherchesremontant au delà des actes de penser, parler et
tenir la station droite. Mais dans la Critiquede lafaculté dejuger, Kant va
parler de choses étranges: en premier lieu d'un morceau de bois sculpté
retrouvé dans la boue d'un marécage, ensuite de pierre taillée (dans les
deux sens: outils et bijoux). C'est faible, mais significatif. Il n'en faudra
pas plus à Boucher de Perthes pour fonder la préhistoire, et cela suffit à
Kant pour précipiterpar la fenêtre les rêveries sur Adam et Ève. La théorie
de la biologie fait reculer dans un passé lointain l'histoire de l'homme. -
Ensuite ce passé ne peut être chiffré. Toute honte bue, Marsile Ficin (que
Leibniz déconseille de lire [Phil. Schrift. Bd. VIT, 147]), fixe à 40000
années l'origine du principe réflexif ou la conscience de soi. Cela suffit
pour mettre au tombeau la philosophie de Bossuet qui faisait tout tenir en
4500 ans. Mais de plus, il faut tenir compte de J'Aventure de la raison
(Abendteuerder Vemunft) qui fait «sortir» les espèces animalesde la mer.
Tout ce monde participe de l'idée d'organisme dont l'homme est le
sommet. Naturellement on rejoint la question destinale : «Qu'est-ce que
l'homme?». Schelling, dans le Système de l'idéalisme transcendantal,
chercheraà reprendrela thématiquekantienne.On dira que nous exagérons
la portée des vues de Kant. Un fait cependant nous encourage - on pense
toujours la biologie kantienne comme une théorie en vue d'un tout qui est
achevé.Et ce fut ainsi que la scolastiqueconsidérales catégories en vue de
la théologieet prépara son propre désastre. Mais il en va tout autrementdes
principes de la biologie kantienne: elle est en vue d'une science fonda-
mentale, l'anthropologie transcendantale.Le discours sur l'homme est à
peine commencéet l' Opusposthumumen est à ses premiers pas: du même
coup, on dégage le principe philosophique du système transcendantal. Il
s'agit de recomposerdans cette Odysséede l 'Esprit que propose Schelling
le surgissementdel' intuitionintellectuelle.Lever la main en sachantce que
je fais-voilà la premièrepierre de 1'édifice.C'est une aventurede la raison.
Aux êtres sortisde lamer, la nature pose des problèmestrès complexes: par
exemple,plonger aucœurde l'abîme comme certainesbaleinesqui descen-
dent à 1200 mètres pour une durée de 50 minutes. Sans une organisation
12 PRÉLUDES

spéciale, la chose serait impossible, car...parexemple, les pressions sont


énormes. On se demande encore comment, au juste, le cétacé n'explose
pas. On pense que du point de vue de l'animal le bénéfice est double -
protection du «petit» et recherche féconde.deproies. Il y a mille exemples
d'adaptation et ils ont au moins en commun de supposer un temps consi-
dérable (qui n'en finit pas moins par une nouvelle secousse imprimée au
dogme de la constancedes espèces).Voici les problèmesqui émergentde la
pensée kantienne et qui recèlent dans leur formulation les présuppositions
de la théorie de la finalité. On a dit et répété que la seule contribution de
Kant à la science était comprise dans un écrit de jeunesse : Histoire
universellede la nàtureet Théoriedu ciel- où il devançaitLaplace, si bien
quel' on a pu parler de l'hypothèse de Kant et de Laplace. Mais ce n'est pas
parfaitement exact - il y a aussi la théorie de la finalité. Bergson, avec sa
profonaetlr coutumière, a vu que le danger avec Kant était de conduire
l' ~rit à une idée fantomatiquede l'évolution, tandis qu'en réalité il croyait
sauver la finalité en la concentrant dans l'individu. Dans mon étude sur
Bergsonou de la philosophiecommesciencerigoureuse1, j'ai examiné ce
point (Évolutioncréatrice,p. 41). S'il était parmi nous, Kant reprocherait à
Bergson de se contredire en écrivant (en vue d'emporter la conviction)
d'une manière toujoursfinale et de se laisser guiderpar les prestigesdu sens
interne. On peut donc considérer l'anthropologie transcendantalede Kant
comme une collection de faits significatifs:ce qui guide l'évolution est le
sens. La raison est donc le foyer du sens ou, si l'on préfère, le sens du sens.
Ce que la raison comporte en soi, ce qu'elle est, c' estla significationactive,
et un immense détour par le monde est nécessaire pour que la raison
s' atteigne comme Urteilskraft- force du jugement - ou origine de l'inté-
riorité. Donc on va du monde (finalité) comme origine (philosophie) de
l'intériorité à la raison (comme sens du sens et histoire de la philosophie).
La raison est les noces des retrouvailles des êtres. Il reste que cette célé-
bration est suspendue au problème des catégories. Dans tout l'idéalisme
allemand. la catégorie est réputée éternelle. Kant refuse toute analyse
génétique des catégories. Bergson a raison de dire: « Elles tombent du ciel
comme nous naissons tous avec notre visage». Et il entreprend de dériver,
d'engendrer les catégories. C'est là une grande opposition avec Kant qui,
semble-t-il, a bien cru que les catégoriesétaient immuables et indifférentes
à l'histoire des sciences. C'est dans l'indifférence de la catégorie à
l'histoire du savoir que s'enracine l'idéalisme (visionnaire) de Kant. La

1. Paris,LeCerf, 1994.
PRÉLUDES 13

chose en soi est la catégorie et la science le phénomène. Il faudrait trouver


une solution à ce problème. Elle nous paraît esquissée par Fichte en sa
théorie de la genèse transcendantale. Il n'a pas reçu tous les éloges mérités-
il est vrai que sa recherche est d'une difficulté inouïe. Mais qui a dit que la
philosophie devait être facile? Fichte a tout eu contre lui- une vie pleine
d'épreuves, de mauvaises éditions de ses œuvres. Mais il n'empêche, le
temps est là pour abolir les obstacles : on peut prédire un succès final du
transcendantalisme.
Quelques remarques enfin.
l)Le texte allemand a été considéré suivant deux sources: A)l'édition
académique, Ak.Bd. V; B) l'édition VorUinderdans laPHB (Meiner).
2)J'ai utilisé ma traduction de la Critique de lafaculti de juger, Vrin,
Paris, 1989. Cette traduction a été retouchée. Rien, à mon sens, de vraiment
décisif. On a laissé tomber toutes les expressions allemandes et on a voulu
réduire l'exposé de Kant en résumant certains passages sans grandes
difficultés. De même les remarques philologiques ont été écartées du
présent volume.
·-
CHAPITREPREMIER

L'INTRODUCTION DE LA
CRITIQUEDE LA FACULTÉDE JUGER

§ 1. La Critiquede lafacultAdejuger est le livre des grands paradoxes.


Déjà publié en 1791, il achève le cycle des Critiques sans qu'on puisse
savoir vraiment et clairement s'il correspond à un troisième segment de
l' œuvre transcendantale, ou à des compléments issus de précédents
ouvrages, antérieurs à 1770. Période pré-critique et période critique
s'épousent dans une harmonie relative: le style n'a pas changé sensi-
blement; en revanche, le mouvement des perspectives modifie les accents.
Mais il y a plus fort. Vers les années 1788, Kant avait songé à réunir en
un seul volume la Critiquede la raison pure et la Critique de la raison
pratique. De ce point de vue, les deux premières critiques formaient un
«bloc», sans place pour une Critique de la faculté de juger; le lecteur
devrait se contenter des aperçus d'ordre téléologique compris dans la
section de la Dialectiquetranscendantaleoù Kant analyse les preuves de
l'existence de Dieu. Ce projet avorta. Il y a au moins deux raisons qui sont
susceptible de l'expliquer. Ou bien Kant songea que le volume réunissant
les deux écrits comprendrait plus de 1000 pages et serait difficile à digérer,
à lire, comme à acheter. L'expérience pénible (au début) procurée par la
vente finalement amorcée de la première critique, lui avait servi de critère
sur le plan éditorial et cela pour son bien. Trop épais, trop difficile, trop
cher. Kant ne recommencerait jamais les mêmes fautes éditoriales. Ou
bien, pour des motifs un peu fastidieux, d'autre part Kant renonça à revoir
les épreuves des deux ouvrages. Entre 1782 et 1786, il lui sembla que ses
facultés intellectuelles fléchissaient et il en a fait l'aveu le plus clair, sinon
le plus circonstancié, dans l'introduction de la troisième Critique (FA Il,
921). Il y a eu une crise; cela est certain - mais la qualité de ses textes
16 CHAPITREPREMIER

demeure (à mon avis) identique; ce qui rarie véritablementc'est. pour la


dernière fois (si l'on fait abstractionde la Religion dans les limites de la
simpleraison)la perspectivesur la théoriedujugement
§ 2. Dans l' Introduction de la seconde édition de la Critique de la
raisonpure, Kant. on s'en souvient.dit que la philosophietranscendantale
est un Traité de la méthode,et l'effort kantien consiste à ramener l'unité
synthétiquedel' aperception,quijustifie l'application de la méthodeinfini-
tésimale, à l'expérience possible. De ce fait. en sa première partie, la
éritique de la raisonpure est une théorie transcendantalede la grandeur
intensive.Or, même s'il demeuredes wes mathématiquesdans la Critique
de lafaculté dejuger-comme on le verra dans l' Analytiquedu sublime-il
n'y a pas de théorie du jugement comme théorie de la grandeuresthétique
intensive.:Plussimplementet quitte à nous corrigerpar la suite : la première
critiqueest un traité de la méthode,la troisièmecritiqueest une élucidation
dq..!j0ilt.
Pour être bien compris,nous devonsnous reporterà une notionqui
apparaît (Ale VII, 251) dans }'Anthropologieau point de vuepragmatique
(1798): celle de « tact logique». Il s'agit d'une notion totalitaire. Par
exemple ce n'est pas une délibérationlogique qui nous conduit à ne pas
réunir sur un même mur Impression: Soleil levant(Cl.Monet)et Guernica
-mais c'est parce que cela ne paraîtpas convenir.Ce n'est pas seulementle
« Je ne sais quoi» que chaqueœuvrepossèdepar elle-même,qui fait défaut.
c'est bien plutôt la convenance;on comprendque nous ne connaissionsque
par le tact que la soie se distingue de la fourrure, mais ce que nous ne
comprenonspas, c'est qu'il se trouvede la disconvenanceentre des réalités
toutes soutenuespar le tact logique.Nous nous en tiendronsà une formule
légèrement modifiée: la fondation méthodique n'est pas l'élucidation
transcendantale.Cette opposition entraîne à sa suite un grand nombre de
couplesde concepts-par exemplenatureet liberté,ordre et désordre,etc.
-et nous voudrionsprésenterquelquesvariations.D'abord nous dironsque
la relation de la nature et de la pensée comme intuition est une fonction
d'écriture. La plus grosse difficulté ne réside pas en ce qu'un langage
d'ordre manifestement supérieur puisse interférer avec un langage tout
à fait inférieur, mais en ce qu'il puisse l'occulter. Ce n'est pas ce qui se
montre où plutôt est montré qui fait question, du moins pour nous1• La
notionde forme chezJ. Herscbparticipaitde cette dialectique.
On dira que nous commettonsl'erreur traditionnelleen glissantvia « le
tact logique», à la beauté de la nature. Or notre position est bien différente

1.À la différencede la théoriecleM.Medeau-Ponty,Levisibleet l'invisible.


L'INJ'RODUCTIONDE LA CRJTJQUE
DE U FACULTÉDE JUGER 11

et nous pouvons déchirer le voile sous lequel les langages sont dissimulés.
Les langages esthétiques obéissent tous à la rupture entre le concept et
l'intuition. Ce que nous a montré la philosophie de la grandeur intensive,
c'est que jamais l'existence ne peut être logiquement dérivée du concept.
Ce qui est vrai de la craie fondant dans l'acide est vrai de l'existence de
Dieu. Privés d'intuition, tous les concepts participent du néant. Ce n'est
donc pas nous qui introduisons dans le réel une forme ou tout ce qui peut y
ressembler, c'est l':Stre qui se cache. Il va de soi que nous ne pouvons dès
ces premières lignes justifier notre chemin si ce n'est en affirmant que la
philosophie ne débute pas par des axiomes clairs, mais par des questions
dont nous ne savons pas si elles sont solubles. Chaque fois que nous posons
par exemple la question, Qu'est-ce que l'homme?, nous laissons la nature
s'enténébrer -, car il y a bien des chances pour qu'elle reste muette. On
pourrait s'en douter en observant que, comme l'externe et l'interne, la
nature et l'homme sont des concepts réciproques dont l'éclairage suppose
une source qui elle-même reflète une source plus vive. - Tout tourne chez
Kant autour de la dualité du concept et del' intuition que Leibniz récusait au
nom de l'unité de l'esprit. La difficulté à laquelle nous nous sommes
heurtés par la médiation du langage - mais nous eussions pu avec autant
de bonheur commencer par l'ordre et le désordre - est ni plus ni moins que
la grandiose question du dualisme et du monisme. Il pourrait se faire
d'ailleurs qu'une troisième solution soit la seule possible. Ce serait celle de
la détermination de l'homme, seigneur des noumènes, comme centre entre
la nature et l'esprit. F. Alquié a défendu cette idée dans sa thèse historique
sur Descartes 1•
§ 3. Cette organisation de l'interrogation philosophique peut nous
paraître très étrange. On agite immédiatement les grandes notions, forme-
difforme, ordre-désordre, monisme-dualisme, et l'on se préoccupe bien
peu des contenus et des démarches méthodiques 2• Les orientations les plus

1.Cf. La découvertemltaphysiquede l'hommecher.Descartes,Paris, PUF, 1951.


2. V. Cousinoccupeuneplaceimportantedanscetteproblématique.Si par exempledans
ses recherches(Fragmentsde philosophiecartésieMe) il se montre un érudit de grande
classe,ses écrltsde 1820republiésen 1860trahissentuneincompréhensiontotaledes démar-
chesde Kantet deFichte.Dansl'idéalismedeFichte,il ne voitqu'une conscience«absorbant
lemonde».L'idéalismedeFichte,ironiseG.MarceldanssonJournaldemltaphysique,n'est
plus qu'une «métaphore alimentaire». C'était rejoindre Schopenhaueraffirmant que le
solipsismeidéalistene se réfutequ•avec« des douchesfroides•. Le réalisme(Spinoza)n•est
pas mieuxtraité; les méthodesde l'idéalisme- par exemplela loi de continuitéet le principe
des indiscernables- ne sontjamais examinésdans leur connexion.La psychologiecomme
théoriedes facultésde !'Ame(sensation,émotion,volonté)prendaussiappuidans la doctrine
18 CHAPITREPREMIER

fécondes sont demeurées dépendantesdes grands clichés - parfois pour


échapperau reproched'idéalisme on a affrontédes termesvoisins (comme
spiritualité)sans grand succès. D'autres, comme Kant, n'ont pas hésité à
employerun même terme pour des idées très distinctes.On croit ferme la
terminologiekantienne: c'est faux.Adickesl'a démontrédans son livre 1 et
c'est la troisièmeCritique,si proche de la philosophiepopulaire,qui a reçu
les attaquesles plus rudes. On lui a reproché sa clarté dogmatiqueavec la
même vigueurqu'on a dépenséeà affronterses reprochestranscendantaux.
Mais enfin, chose paradoxale, la Critiquede la faculté de juger fut une
heureuse surprise, et considérant son système, Kant, répétons-le,pouvait
lier une Esthétique sans méthodologie et une théorie de la finalité dont
l'essentiel était la méthodologie.La Critiquede la raisonpure a éclairé,en
revanche, lesjugements de compositionet lesjugements indéfinis.Tout ne
volait pus.enéclats dans l'unité supposéedela philosopheesthétiqueet de
la J;>~Osophieorganiqueparce qu'elles s'appuyaient l'une et l'autre sur le
jugement réfléchissantqui consiste essentiellementà ne juger que comme
si et non pas, comme dans la mathématique,parce que. À cela il fallait
ajouterque, contrairementaujugement déterminant,lejugement réfléchis-
sant était souvent ouvert au passage à l'universalité. Mais, comme on le
verra, c'est la notion dejeu qui devait finalementopérerla synthèsedu jeu
et de la liberté2• Nous prenons donc d'ici comme axe directeur cette
synthèse,dont on voit déjà bien assezqu'elle serarecherchéepar les poètes
et les esthètespost-kantiens.
§ 4. Kant aimaitles lettres demises au point soulignées.La plus célèbre
- celle de 1772 adressée à Marcus Herz - qui peut être regardéecomme le

despassionssur les idéesgénéralesdu théitre etc. On se reporterapour une vue synthétique


à Victor Cousin, Cours da seml!stred'Hiver (1819-1920)Manuscrit,Bibliothèquede la
Soi:bonne,1906.Il y a desformulesquidonnentlamesun:: «Le modede laraisonestunmode
impersonnel[doncl'homme en généralincapabled'assassinat]:la volontéest dans l'homme
le seul fait personnel [dont peut donc découler un assassinat]». Sur cette orientationsera
grefféeunethéologierationnellequi se libèn:detoutcequiestimmanent (S. Cotten,chap.vu,
p.217). Dans la présentationde ces idées on a d'abord confectionnédesouvragesd'expo-
sition (X. Léon,1A philosophiede Fichte,1905- M. Gueroult,L 'lvolutionet la structurede
la DoctriMde la science,Paris, 1930).Puis on s'est dirigé vers desthèses d'interprétation
(F. Alquié,1A tMcouvertemétaphysique de l'hotnrMchezDescartes-J.Laporœ,Le rationa-
lisml!de Descartes,Paris, 1952).Actuellementaprès s'etn: divisées,expositionet interpré-
tation tendent à se rejoindre.Il se trouvecependantdesesprits commemoi pour penser que
rien de bon neserafait sansune théoriephilosophico-historiquede l'histoirede la philosophie
dontDfitheyajeté lesprincipes.
l.Kant'sOpusposthumum,KS,1924.
2. Schiller,SW,Bd.1-VI,Gœdcke,Leipzig,1877.
L'INIRODUCTION DE LA CRlTIQUEDE LA FACULTÉDE JUGER 19

début réel du criticismet était en réalité une lettre-programmeoù l'accent


était mis principalementsur le problème de la connaissance. Il en alla un
peu différemment de la Critique de la faculté de juger dont le problème
consistait surtout dans l'unité d'un principe regroupant une multiplicité
de concepts, sans que ce dernier ftlt une simple étiquette vide. Analytique
transcendantale ou dialectique transcendantale dans la Critique de la
raison pure pouvaient être ramenées à l'unité synthétique en se reposant
sur la théorie des concepts.Mais la lettre à Reinhold semble nous procurer
un autre sentiment: « Je puis assurer sans présomption que, plus j'avance
dans ma voie, moins je crains qu'une contradiction ou même une alliance
(commeil y en a maintenantsi souvent),puissejamais porter sérieusement
préjudice à mon système. C'est là une convictionintime qui nat"'tde ce que,
quand je procède à de nouvelles recherches, je trouve mon système non
seulement d'accord avec lui-même, mais encore que si parfois j'ai des
doutes sur la méthode de recherches intéressant un nouveau sujet, il me
suffit de me rapporter à ce catalogue général des éléments de la connais-
sance et des facultés de 1'âme qui y correspondentpour recevoir des éclair-
cissements auxquelsje ne m'attendais pas. C'est ainsi que je m'applique
actuellementà une Critique du goOtet à l'occasion de celle-ci on découvre
une nouvelleespèce de principea priori. En effet, les facultésdel' âme sont
au nombre de trois : la faculté de connaître, le sentiment de plaisir et de
peine et la faculté de juger. J'ai trouvé dans la Critique de la raison pure
(théorique)des principesa priori pour la premièrefaculté-dans la Critique
de la raison pratique, j'en ai trouvépour la troisièmefaculté. J'en cherchais
aussi pour la seconde faculté et bien que j'aie pu tenir pour impossible
d'en trouver, toutefois la structure systématique que l'analyse des autres
facultés de l'âme m'avait fait découvrir... devait m'orienter sur la bonne
voie, de telle sorte que je distingue maintenant trois parties de la philo-
sophie, qui possèdent chacune leurs principes a priori ... philosophie
théorique, téléologie, philosophie pratique... » 2• De ce dernier point de
vue, les obscurités kantiennesrelatives à la terminologie s'expliquent. La
notion de structure serait, semble-t-il, la plus appropriée pour définir au
moins nominalement l'objet de la Critique de la faculté de juger, et la
théorie souffriraitd'une difficulté en moins si, usant du terme de structure,
on ne se voyaitpas obligé de posséder une théorie dujugement définitiveet
complètepour traiter de la théorie de lafaculté dejuger. Et sans doute, dira-
t-on, l'esprit philosophiquedoit toujours présupposerquelque chose. Dans

1.Cf.L'ŒuvrtideKant, vol. l,Paris, Vrin, 1993.


2. Cf. Ks.nt,Lt!ttrl! àRtiinhold du 18décembre1787,AleX, 514-515.
20 CHAPITREPREMIER

le plus humble des Dialoguesde Platon, l'idée est présupposéeet l'on sait
comment Bergson a tranché la difficulté en récusant le cercle vicieux
comme critère méthodique.La difficultéest plus ou moins massive. Kant
prend la libertéde ne pas la mentionner.Il en résultetout de mêmeune gêne
considérable: il semble que la Critique de la raison pure comprenne la
doctrinepure des catégorieset les objectionsqui peuventêtre adresséesà ce
système(dialectiquetranscendantale).En revanche,la théoriedujugement
de go6t enveloppetout le reste et l'unité méthodiquen'est pas le fort de la
troisièmeCritique.On a même accusécette œuvre d'être un ramassishété-
roclite d'idées issues de l'expérience et de conceptsélaborésdans le secret
du cabinet transcendantal.- Prenonsun exemple: la forme. Celle-ciparaît
toujours active, tandis que le contenu est toujours passif. Ces détermina-
tionsne sont pas absolumentfausses,mais elles demandentà être précisées.
C'est l'é1Cmeldébat des mots et des choses. L'avantage du «terme» de
s~~ est de pouvoirêtre pris aussi bien en un sens objectifque subjectif
et dé recouvrir de larges domaines.Toutefoisil avait, au siècle de Kant, la
faiblessed'être très peu usité dans les titres. De ce dernierpoint de vue, les
obscuritéskantiennesrelatives à la terminologiese manifestent Plusieurs
tendancesexpliquent les questions de la terminologiechez Kant La pre-
mière tendance s'explicitait dans un souci de maintenir le même vocabu-
laire, même dans les définitions.E. Adickes a relevé au moins huit défini-
tions du jugement synthétiquea priori dans la dernière œuvre de Kant: il
précise que ces définitions ne sont pas des contraires, mais souvent des
contradictoires.Maintes notions sont employéesen un sens très différent.
On ne sait pas toujours s'il faut écrire «idée» ou «Idée»; le sens de
l'expression « supra-sensible» n'est pas évident.C'est, il est vrai, que cette
tendanceest complétéepar une habitudetenace: l'écriture simpleet claire
est réservée à la philosophiepopulaire au sens où cela est répandu dans
l'Aujklilrung,tandis que l'écriture complexeet savante, techniquemême,
est le fait du langage proprementphilosophique.Comme il va de soi, ces
distinctionsdéfinissentdes limites entre lesquellesflotte la Critiquede la
faculté de juger. Par exemple la narration des anecdotes - je pense à
l'indien étonné par toute la mousse qui sort d'une bouteilleet se demande
comment on s'y prendra pour l'y remettre- suppose une habileté rhéto-
rique, mais pas du tout une techniqued'écriture. Tout autre est l'exposé de
la présentation.Tous les grands philosophesont connu ces limites plus ou
moins variées; mais Kant sans doute davantage que les autres. De là suit
une tentation à laquelle devait succomber l'idéalisme allemand. Schiller
lui-même, influencé par Fichte, supposa des dispositions plus ou moins
secrètes, échappantà Kant lui-même,et le sens de la philosophiecirculait
L'INTRODUCI1ONDE LA CRJTJQUE
DE LA.F,4.CULTÉ
DE JUGER 21

dans une auréole de non-dit On retrouvait un problème antique: fallait-il


ou non reprendre la question du langage et de la pensée? Le sentiment de
Kant à ce sujet était bien connu : en 1786, dans ses Conjecturessur les
débuts de l'espèce humaine, il avait fait savoir que le problème des
relations entre le langage et la pensée lui paraissait, d'un point de vue
préhistorique, transcendant.On trouvait dans la théorie des beaux-arts de
quoi s'occuper. Il ne consentait pas non plus, pour aller à l'essentiel, à une
connexion intime et significative entre le langage et la pensée personnelle.
Du même coup, toutes ces relations centrées autour du langage faisaient
qu'aucune langue ne s'imposait à la philosophie et que le latin valait,
surtout comme système symbolique, autant que la langue allemande et
réciproquement.

AU1RES REMARQUESINTRODUCTIVES

C'est donc une détermination toute factuelle qui définissait l'entreprise


de Kant. Il voulait être àla fois populaire et technicien, donc être entendu de
tous, même si ce ne devait pas être au même niveau, à chaque moment. La
Critiquede lafaculté dejuger est construite selon ces différents niveaux et
a pu déconcerter certains lecteurs de Kant, comme Hegel, qui interprète,
comme on le sait, certains passages d'orientation populaire comme la chute
du spéculatif dans l'empirisme vulgaire 1• La question n'est évidemment
pas de pouvoir dire si Hegel avait ou non raison, mais de trancher celle de
savoir si le texte de Kant appelait de telles problématiques, et nous pensons
qu'il en est bien ainsi. Mais d'un côté il y avait une conviction bien claire
chez Kant: c'était l'idée qu'à un certainniveau, le sens était accessibleà
tous et cela était le fondement de la philosophie subjectivement comprise-
le « im-Gemeinschaft-denken ». Sans doute plusieurs philosophes ont
emprunté ce sentier, mais à part Leibniz personne n'aperçut la difficultédu
problème. Elle consistait en ceci : il fallait cesser de concevoir le ego sum,
ego existo comme un point ontologiquepour n'y voir qu'une démarche
dans l'appréhension et la compréhension des phénomènes. Subjective, à
titre de démarche, la détermination de l'ego était nécessaire, rarement
perçue mais toujours perceptible. Si l'on passe par les accents concretsde
ce mouvement, on verra le transcendantalisme s'approcher de la phénomé-
nologie de Husserl. La référence kantienne aux moments populaires du

1. Cf. A. Pbilonenko,Croireetsavoir,Paris,Vrin, 1988.


22 CHAPITREPREMIER

discours - où se déploie l' intersubjectivité - nous conduit à l'achèvement


de la Révolution copernicienne, qui s'oppose à une théologie transcen-
dante. LetitredelaCritiquede lafacultédejugerpourraitêtre: L'lwmme et
Dieu. En fait, il n'y a pas de bon titre pour la troisiéme Critique et la
diversité des titres concevables révèle le «disparate» du contenu. Tout ce
que l'on peut dire est que dans les différences de structure, l'homme est
homme et comme tel opposé à Dieu. On dira alors que la Critiquede la
faculté de juger est un humanisme. Mais le terme d'humanisme a été si
tristement illustré qu'à moins de le spécifier, il ne sert plus à rien : par
exemple l'humanisme reflète l'expérience esthétique du monde: il est à
ce titre nébuleux e~peut signifier la non-philosophie en laquelle Kant n'a
jamais voulu pénétrer. Évidemment tout dépend de ce que l'on appelle
« non-philosophie»; si la «non-philosophie» est le simple irrationalisme
qui ne~iste qu'à se défier de la raison et découle du doute naturel
co~andé par la finitude, Kant y adhère. Dans la Wissenschaftslehrede
1801, Fichte optera pour cette orientation. En revanche, Kant n'a jamais
accepté l'irrationalisme de Jacobi, qui consiste à jeter par la fenêtre la
raison et à refuser de se pencher sur les problèmes du jugement Dans la
Critiquede lafaculté dejuger, Kant ne revient pas d'une manière détaillée
sur ces difficultés. Ce n'est pas qu'il infléchisse ses positions, mais il estime
que la question a été traitée dans la Critiquede la raisonpure. Comme on
dit vulgairement, le ménage a été fait. Le recommencer pourrait donner à
penser que les premiers coups de chiffon n'étaient pas suffisants. Plus on
y pense, plus le point est délicat. En philosophie recommencer, c'est se
désavouer et n'est nullement une répétitionpeut-8tre inutile. Il y a un fait
indubitable: la troisième Critique dans tout l'itinéraire que nous avons
décrit en partant de l'idée de structùre pour, passant par la question du
langage, définir l'écriture de Kant- et en venir à la question de l'irratio-
nalisme - emprunte beaucoup à la première Critique. Par exemple, la
question si délicate du supra-sensible doit beaucoup dans sa formulation à
la chose en soi telle qu'elle est déterminée avant la définition de la grandeur
intensive. Ces quelques mots permettent de se faire une idée schématique
de l'entreprise critique. Toutes les critiques sont des totalités organiques
dont la structure se ré-organise au fur et à mesure que les découvertes (par
exemple la grandeur intensive) deviennent plus manifestes. Il ne s'agit pas
d'une pyramide de cubes de bois qui amuse les enfants, mais d'un serpent
qui se réfléchit sur lui-même. D'autres exemples pourraient être proposés
et l'on verrait que la Critique est « appel» et «réponse». Pourtant le
criticisme semble avoir trébuché dès le début D'une part, Kant avait écrit
que le jugement est l'acte qui résume toute la pensée. D'autre part, il avait
L'INTRODUCI1ONDE LA CRlT/QUEDE LA FACULTÉDE JUGER 23

affirmé et laissé entendre que la théorie du Non-Moi était la méthode


infinitésimale, ou mieux la théorie de la grandeur intensive. Or ces deux
exigences ne sont pas satisfaites dans la troisiéme Critique. Premièrement
si le jugement accueille toute la pensée, il devrait recevoir en son sein
l'impression que nous procure un bel objet Mais dans le jugement esthé-
tique, le rationnel n'a pas la même place que dans le jugement mathéma-
tique. Nous récusons donc l'idée suivant laquelle toute la pensée est
résumée dans le jugement.L'aptitude des hommes à se communiquer leurs
pensées suppose un rapport de l'imagination et de l'entendement afin
d'associer aux concepts des intuitions et inversement aux intuitions des
concepts qui s'unissent dans une connaissance; mais en ce cas, l'accord des
deux facultés est légal et soumis à la contrainte de concepts déterminés. Ce
n'est que lorsque l'imagination en sa liberté éveille l'entendement et que
celui-ci incite sans concept l'imagination à un jeu régulier que la représen-
tation se communique non comme pensée, mais comme sentiment intérieur
d'un état final del' esprit. - Le goOtest ainsi la faculté de juger a priori de la
communicabilité des sentiments, qui sont liés avec une représentation
donnée (sans médiation d'un concept). - Si l'on pouvait admettre que la
simple communicabilité universelle de son sentiment possède déjà en soi
un intérêt pour nous [ ... ] on pourrait s'expliquer pourquoi le sentiment
dans les jugements de goOt est supposé de tous pour ainsi dire comme un
devoir (IIIe Critique, § 40).
§ 5. Cette lettre à Reinhold n'est pas citée-on se demande pourquoi -
par L. Brunschvicg dans son célèbre article : L'idée critique et le système
kantien (Écrits philosophiques, t 1, 206sq.). Elle pourrait cependant lui
servir d'aliment. L. Brunschvicg soutenait tout d'abord que l'idée critique
était la genèse de la réflexion sur les sciences comme libre détermination. Il
est vraisemblable que parlant d'idée, L. Brunschvicg soulignait l'inspira-
tion du platonisme dans l'œuvre kantienne. Mais d'autre part, en opposant
la critique au système, il voulait montrer que Kant n'avait pas su se délivrer
de la carapace aristotélicienne, en laquelle l'auteur du de Anima avait
enfermé l'esprit. Il avait encore contracté sa pensée dans un jeu de mots très
significatif: «La catégorie c'est le préjugé». La grande erreur de Kant
consistait, après nous avoir orientés dans la pensée, à nous avoir enfermés
dans la caverne d'Aristote. La troisième Critique incarnait le jeu de bascule
final del' idée et du dogme. La catégorie ou le dogme s'effaçait. Sans doute
certaines divisions et sous-divisions scolastiques subsistaient à titre de
vapeurs pour ainsi dire résiduelles, mais avec la doctrine du jugement réflé-
chissant, la liberté de l'intelligence s'épanouissait C'était« J'éclat unique
de la théorie de la science de Fichte», rejetant la catégorie au profit du
24 CHAPITREPREMIER

jugement et le système à celui de l'intetygence, que de rompre définiti-


vement avec Aristote (Le progrês de la conscience dans la philosophie
occidentale,2° éd. vol. 1, ad fin). On comprend mieux le sens de la thèse de
L. Brunschvicg. Etablissant les trois grandes formes de la modalité du
jugement (LAmodalitédu jugement, 2° éd.), il croyait atteindre l'heure de
la libre raison. Il ne faut pas condamner sans circonspection l'auteur des
Étapes de la philosophie mathématique.Non seulement il a offert une
dialectique synoptique de l'histoire kantienne de l'intelligence, mais
e~core la vouant à la liberté responsable, il en a saisi le nerf moral. C'est
avec peu de profondeur que Michel Souriau (Le jugement réfléchissant
chez Kant) a effacé la catégorie dans la réflexion, plus ou moins clairement
distinguée de la spontanéité. C'est d'ailleurs de cette spontanéité, si proche
del' anarchie, que se sont réclamés des auteurs comme Chédin pour casser
les chaînes do1;1tl'homme a encore besoin afin de ne pas sombrer dans un
« bJi9umisme furieux». Par exemple la doctrine du sublime dynamique
privée de son assise éthique. La bienveillance ne doit cependant pas céder
aux furies. Le beau etle sublime ne s'opposent pas aussi primairement chez
Kant Mais il semble injuste, même si ce n'est pas sans bonheur (V. Basch,
L 'Esthétiquede Kant) de méconnaître le juste équilibre de l'homme dans la
Critiquede la faculté de juger. H. Cohen dans sa Kant's BegrUndungder
Aesthetik et B. Cassirer dans Freiheit und Form ont délimité l'espace
humain consacré par le maître des Critiques.
Annexe 2. Kant ajoute qu' embarrassé par l'absence manifeste de
faculté de l'âme il s'en est allé consulter le «catalogue des facultés de
l'âme». C'est. qu'on n'en doute pas, une brillante métaphore. Depuis que
les hommes écrivent. ils s'appuient sur des dimensions immuables repé-
rables dans le catalogue imaginaire des facultés dans l'être humain et qui
sont la raison, le cœur et la volonté. Ces mêmes divisions se scindent et l'art
du romancier consiste à tisser les fils qui en dérivent. àles broder ensemble,
jusqu'à parvenir à ce flou ou à ce vague qui sont l'achèvement des choses.
Chaque segment est donc déjà l'unité d'un divers et entre ceux-ci, dont
Platon a le premier donné la différence, l'être humain doit choisir, multi-
pliant par son choix les choix possibles. Il arrivera donc que le cœur
devienne d'un côté plaisir et de l'autre sensualité. Kant. s'il s'est inscrit
dans cette grande ligne de méditations, n'a pas toutefois supporté la légè-
reté du bon Marmontel. Il ne pouvait se cacher que, grâce au jugement
réfléchissant. la finalité dans l'art et la nature se liait avec la doctrine du
jugement réfléchissant matérial (organique). La doctrine de la Critiquede
la faculté de juger exigeait l'unification de l'esthétique et de la réflexion
téléologique. De là une longue introduction théorique qui ne résoudra pas
L'INTRODUCllONDE LA CR111QUEDELA FA.CULTÉDEJUGER 25

toutes les questions et surtout celle-ci : est-ce l'Esthétique ou la Téléologie


qui est la plus décisive? L'Esthétique ne parle pas de Dieu, mais de
l'homme, et ne possède pas de méthodologie - La Téléologie nous parle
non de l'homme, mais de Dieu, et possède une méthodologie. Quel chemin
prendre? - On e6t certes aimé que Kant divisât les choses en deux
domaines, l'Esthétique d'une part, la Théologie d'autre part, ce qui nous
aurait procuré quatre synthèses reliées par une synthèse suprême comme
théoriede la science.Mais ce serait un contre-sens avérépuisque, suivant le
catalogue, Kant a discerné trois facultés. N'empruntant ni le système à trois
valeurs, ni le système à quatre valeurs, il a partiellement manqué l'idée
méthodique de structure philosophique. Il s'ensuit que l'examen de la
« structure» de la faculté de juger est un enjeu décisif pour la philosophie.
On pourrait, il est vrai, récuser cette approche en la réduisant par l'affection
jamais démentie de Kant pour les « triplicités » et les « quadruplicités ».
Mais c'est un fait, etje crois l'avoir montré, Marsile Ficin par exemple,
sans qu'on puisse jamais savoir véritablement« pourquoi», porte une rare
tendresse à la « quintuplicité » 1• Chez Kant la table des catégories, la
présentation de l'idée de néant, les antinomies, les preuves de l'existence
de Dieu augmentées de l'idéal de la raison pure, tout cela va par quatre.
Quant aux séries gouvernées par la triplicité, elles sont légion : par
exemple : les trois formules de l'impératif catégorique, etc. Cette dilectio
est antérieure à la philosophie critique proprement dite. On la rencontre
dans les Observationssur le Beau et le Sublime, la Dissertationde 1770,
etc. Il ne s'agit pas du tout d'une disposition épistémologique, ni d'un
souvenir nostalgique de la pensée médiévale. Ce n'est pas non plus une
«manie» (son sens strict et rigoureux est trop fort). Il s'agit bien plutôt
d'une disposition caractérologique, sans la satisfaction de laquelle on ne se
sent pas très à l'aise. J'ai tendance à croire que l'attachement de Kant à la
triplicité transcendantale vient un peu de là. - Ces hésitations et ces
difficultés ont une portée limitée; on peut les ramener au rapport général de
la philosophie et de la psychologie et de l'homme à l'humain, qui peut être
complexe, sans mériter d'être considéré comme un facteur décisif, mais qui
devient une lourde objection lorsqu'on y a prêté la plus petite attention.

§ 6 (Introduction 1). De la divisionde la philosophie

Kant n'a pas composé une, mais deux introductions à la Critiquede la


facultl de juger. Le but est le même: d'une part affiner les notions et par

1. Cf.A. Philonenko,La philosophiede Marsi/eFicin,vol. 1,àparaître.


26 CHAPITRE
PREMIER

exemple la finalité-tant sous le rapportJ>Ositif que négatif-d'autre part


préciser la triplicité philosophique, raison, sentiment de plaisir ou de peine,
cœur, - enfin relier la triplicité et la philosophie 1• Ce dernier rapport
révélait ce qu'il y avait de plus précieux dans la triplicité. Elle conduisait à
la synthèse ultime de la réflexion transcendantale, celle de la logique
transcendantalecommesysûme de la raisonpure. Le texte de la seconde
introduction retiendra notre attention. Et d'abord pour une simple raison -
c.'est celui que Kant a quand même choisi et retenu en dernier lieu après
avoir terminé son ouvrage et ainsi pu saisir in concretole poids des diffé-
rents arguments et l'intérêt des différentes formulations. Le texte de la
seconde introduction doit donc l'emporter. Dans la premièreintroduction,
Kant dit ainsi que « le pouvoir de connaître a ses principes a priori dans
l'entendement pur» (FA 859). Manifestement, le terme «entendement» ne
convient-pas. Mais voulant davantage accorder les concepts, Kant en son
in)"pduction seconde a élaboré comme un escalier en spirale où la même
notion apparaît plusieurs fois, tout en demeurant la même, sous un jour
différent. - Dès le début, Kant observe d'ailleurs que la philosophie,
reposant sur la nature et la liberté, se divise naturellement en théorique
et pratique et juge cette division 2, présente chez lui. C'est l'occasion
d'ailleurs de nombreux abus (FA 924). Par exemple elle aboutit chez Platon
aussi bien que dans l'œuvre d'Aristote au principe d'une philosophie du
cœur humain 3. Connectées entre elles, les facultés de l'âme le sont aussi
selon le degré etla puissance. Kant parvient d'ailleurs à des identités. La
causalité peut être causalité au point de we du mécanisme, causalité au
point de we de la faculté de juger et enfin causalité au point de we de la
liberté (raison). Il a rencontré beaucoup de difficultés non pas parce que
les identités étaient fausses ou incorrectes, mais au contraire parce que, trop
nombreuses à posséder un sens, elles finissaient comme dans l' introduc-
tionpremièrepar susciter des confusions ainsi qu'on en voit dans la scolas-
tique. Il s'agit donc de simplifier et Kant y parvient, sans un succès éclatant,
en couplant certains termes («pratiques-techniquement» « pratiques-
moralement »). De la sorte s'organise un tableau des « pouvoirs » de l'âme
auréolée de « dispositions » le plus souvent gouvernées par les lois de la
symétrie. Pour établir la fécondité de sa démarche, Kant donne l'analyse de
la géométrie pure, celle de l'art mécanique, puis enfin de l'économie

1.FAI,903sq.
2. La division dichotomiquedeviendraunecatégorie méthodiquetrès efficace dans la
secondepartiede la Critiquede lafacultédejuger.
3. Cf. aussi,Leçonsplotiniermes,Parla,
Les BellesLettres,2003.
L'INTRODUCTIONDE LA CRJTJQUE
DE LA FACULTÉDE JUGER 21

domestique rurale et politique, etc. Il reconnm"t que ces analyses sont


souvent culturelles et techniques, mais ce qui compte c'est le pouvoir
d'analyse - en ceci s'annonce l'idéalisme transcendantaloù le sens va
du Soi aux choses et non l'inverse, et la difficulté consiste à déterminer
la limite. C'est, de manière générale, ce que Cassirer a défini dans la
Philosophieder symbolischenFormencomme un ordre de légalité.

§ 7. (Introduction m.Du domainede la philosophieen général


«L'usage de notre faculté de conn&1"tre d'après des principes et par suite
la philosophie s'étend aussi loin que les concepts a priori possèdent une
application » (FA 927; 174,23). Il est ici question de la philosophie comme
connaissance. Il ne s'agit pas d'une techniquecomme l'art de l'horloger ou
encore celui du serrurier. Nous ne pouvons pas assigner une limite à l'art de
l'horloger et lui dire: «Halte I Tu n'iras pas plus loin». Il s'agit au contraire
des concepts purs et a priori de l'entendement dont la Déductiontranscen-
dantale a démontré (problème de l'application aux phénomènes) la perti-
nence et le schématisme transcendantal le vrai fonctionnement (problème
de l'applicabilité aux phénomènes). Ce faisant, on peut poser le principe
suivant : « les concepts qui indiquent aux principes de cette connaissance
leur objet, doivent aussi être spécifiquement différents parce qu' autrement
ils ne sauraient autoriser une division qui suppose toujours une opposition 1
des principes de la connaissance rationnelle ... » (FA 927) et« l'ensemble
de tous les objets auxquels ces concepts sont rapportés » (FA 927) constitue
l' univers2 « [qui] est divisé suivant le degré de suffisance ou d'insuffisance
de nos facultés relativement à ce dessein». À un certain degré philologique,
cette phrase est compliquée. Mais on se contentera à ce niveau de souligner
que, si dans la connaissance l'univers est déterminé « suivant le degré de
suffisance ou d'insuffisance de nos facultés» - il n'est pas seulement
question du degré de suffisance de telle ou telle faculté, mais du degré de
toutes nos facultés et de l'homme tout entier face à l'univers. Kant cherche
à préciser sa pensée. Voici des concepts rapportés à des objets, sans que
l'on sache si une connaissance de ces derniers est possible pour nous, on
demande si [ces concepts] «possèdent leur champ déterminé d'après le
rapport de leur objet à notre faculté de connaître en général». D'après cela,
Kant définit la partie de ce champ pour ces concepts comme un territoireen
lequel la faculté de connm"treest exigée et « la partie de ce territoire où ils

1. Premièreapplicationde la dichotomie(divisionen genre).


2. Cf. L. Goldmann,la communautéhumaineet l'universchezKant.
28 CHAPITREPREMIER

légifèrent est le domaine (ditio)de ces concepts et des facultés de connaître


qui leur conviennent». Bien que plus Œple et plus détaillée que la
définition del' économie donnée plus haut, cette définition du « domaine de
la philosophie en général» ne s'en distingue pas essentiellement. Son
processus d'ensemble est celui de la dichotomie. Le texte précise que
les concepts de l'expérience ont « leur territoire dans la nature, comme
ensemble de tous les objets des sens, mais non un domaine (ils n'ont qu'un
domicile) c'est parce que s'ils sont en définitive produits d'une manière
légale, ils ne légifèrentpas, et les règles fondées sur eux, sont empiriques
et par conséquent contingentes» (FA927-928; 23-24,174). Kant va
reprendre ces niveaax de la définition pour mieux en éclairer le sens dans la
philosophie. A)« Notre faculté de connaître en totalité possède deux
domaines : celui des concepts de la nature et celui du concept de liberté; elle
légifère;eneffet,a prioripar ces deuxgenresde concepts».La philosophie
se jljNise donc aussi, conformément à cette faculté, en philosophie théo-
rique et philosophie pratique. Mais le terrain sur lequel elle établit son
domaine et exerce sa législation est toujours seulement l'ensemble des
objets de toute expérience possible, dans la mesure où ils ne sont tenus pour
rien de plus que de « simples phénomènes» (FA 933). Simples phéno-
mènes et non pas phénomènes regardis commedes chosesen soi. B) « La
législation par des concepts naturels s'effectue par l'entendement et elle est
théorique. La législation par le concept de la liberté s'effectue par la raison
et elle est simplement pratique» (FA 928; 24,175). «C'est seulement dans
ce qui est pratique que la raison peut légiférer. En ce qui touche la connais-
sance théorique de la nature, elle ne peut, partant de lois données, [ ... ] que
tirer par des raisonnements des conclusions, qui demeurent toujours
seulement au niveau de la nature. Inversement, là où il y a des règles
pratiques, la raison ne légifère pas pour autant, car ces règles peuvent être
techniques-pratiques» (FA928; 24,175). Kant se refuse à adhérer au
pragmatismesi par là on veut atteindre un ensemble de règles empiriques
en elles-mêmes. C) «L'entendement et la raison ont donc deux législations
différentes sur un seul et même teni.toire de l'expérience et celles-ci ne
doivent pas s'y gêner l'une l'autre» (FA928; 175,24). Il serait injuste de
ramener l'entendement à la région des phénomènes et la raison à celle des
noumènes. Ces derniers ne sont que des règles qui protègent l'expérience
en nous interdisant de confondre les phénomènes avec les choses en soi,
comme nous y sommes conduits par notre disposition « naturelle à la méta-
physique». Mais Kant ne vise pas seulement ce thème; il tient à souligner
que la législation de la nature (le mécanisme présupposé par le pragma-
L'IN'IRODUCllON DE LA CRmQUE DE LA FÀCULTÉDE JUGER 29

tisme) n'agit pas sur la causalité par liberté et inversement. Cette « dualité »
est d'une part un des moments les plus obscurs du criticisme et d'autre part
à l'origine d'une philosophie «des Ais ob» (Vaihinger).Kant, renvoyant
sans doute à la troisième antinomie de l'antithétique de la raison pure,
déclare en outre qu'il a démontré la possibilité de penser ces deux législa-
tions sans contradiction. Et, en effet, l'entendement peut admettre que la
liberté ne fait qu'un avec la chose en soi. Il n'est pas évident que Kant ait
démontré dans la Critiquede la raisonpure l'idée du noumène, mais il en a
exposé la fonction: limiter l' imperiumde la causalité effective au champ
des phénomènes. Ici, il se contente de jouer sur l'intuition présente dans le
phénomène, mais absente dans la chose en soi. Dans la Critiquede la raison
pure, la chose en soi était le principe de moins en moins effectif permettant
d'isoler la région des phénomènes, mais dans une simple introduction
il ne peut faire autrement que de mettre en lumière la différence des
objets (FA 928; 175,24). D) Domaine du concept de la nature - sensible -
domaine du concept de liberté - supra-sensible; ces deux domaines sont
compréhensibles pour qui s'y tient. Les confusions ne commencent que
lorsque l'on veut par exemple concevoir la liberté à partir de la nature. Mais
surtout il ne faut pas réaliser les concepts - la nature en soi n'est pas le
concept de la nature et le raisonnement sur la liberté n'est pas la liberté en
soi. Dès lors « un incommensurable abîme » se trouve établi pour nous
entre les deux domaines : « aucun passage n'est possible, tout comme s'il
s'agissait de mondes différents » (FA 929; 176,26). Kant cherche à élucider
sa pensée. C'est un fait (dont il faut partir) qu'une nature nous est donnée
ainsi qu'une idée de la liberté et, abîme incommensurable ou pas, pour nous
«il faut donc bien qu'il existe un fondement de l'unité du supra-sensible,
qui est au principe de la nature, avec ce que le concept de liberté contient
en un sens pratique, dont le concept, encore qu'il ne parvienne pas ni
théoriquement,ni pratiquement,à enfournir une connaissance,et qu'il ne
possède donc aucun domaine particulier, rend cependant possible le
passagede la manièrede penser suivantles principesde l'un à la manière
de penser suivant les principes de l'autre» (FA929; 175-176,25). Plus
haut, Kant avait suggéré deux thèmes. Le premier était que, de même que
les lois de la liberté devaient conveniraux formes de la nature, de même les
lois de la nature devaient convenir à celles de la liberté. Mais ce premier
thème d'une part donnait trop à penser à la dialectique des principes de la
nature et de la grâce, et d'autre part s'approchait trop d'une Phaenome-
nologie au sens de Lambert, doctrine de l'apparence. Le second thème se
ramassait dans une notion ironique (interrogation) : par delà le domaine de
la causalité et celui de la liberté, il devait bien y avoir un troisième terme
30 CHAPITREPREMIER

rendant possible le passage (Uebergang)1 du monde sensible au monde de


la liberté (ou encore des fins). Il ne reste dors qu'à supposer un troisième
moment qui surmonte la nature et la liberté, le suprasensible du sensible,
mais c'est alors s'embourber dans l'argument du troisième homme. Sinon
Hegel l'aurait bien vu. Il n'y aura donc, à ce niveau, qu'une opposition
entre deux manières de penser.

§ 8. (Introduction III). De la critique de la faculté de juger comme


moyend'unir en un toutlesdeuxpartiesde la philosophie2
« La critique des facultés de connaître, considérées dans ce qu'elles
peuvent a priori, n'a proprement aucun domaine pour ce qui est des objets;
c'est, en effet, qu'elle n'est pas une doctrine (Lehre), mais qu'elle doit
seulement rechercher si et comment, étant donné la nature de nos facultés,
une d~trine est possible grâce à elles. Son champ s'étend à toutes leurs
pre~ntions qu'elle dit ramener à leurs limites légitimes. Ce qui donc ne
peut rentrer dans la division de la philosophie, peut rentrer toutefois,
commepartie principale,dans la critiquede lafaculté de la connaissance
pure, si celle-ci contientdes principes qui, considérésen eux-m2mes,ne
conviennent ni à l'usage théorique, ni à l'usage pratique» (FA930;
176,26). Soit un œuf: il contient une détermination des relations causales,
mais celles-ci sont aussi orientées dans un nexusfinalis qui ne dérive pas
immédiatement de la raison, qui n'apporte qu'une détermination théo-
rique. « Les concepts naturels qui comprennent le fondement pur de toute
connaissance théorique a priori, reposaient sur la législation de l'enten-
dement.- Le concept de liberté, qui contenait les fondements pour toutes
les prescriptions pratiques a priori, qui ne sont pas conditionnées par le
sensible, reposait sur la législation de la raison. Ainsi ces deux facultés,
outre le fait que, d'après la forme logique, elles peuvent être appliquées à
des principes, quelle qu'en soit l'origine, possèdent chacune une législation
propre suivant leur contenu et au-dessus il n'en existe pas d'autre (aprion)
etc• est ce qui justifie la division de la philosophie en théorique et pratique »
(FA930; 177,26).
Kant juge néanmoins être parvenu en ce point au terme réel de la
dichotomie, là où il n'y a plus d'enseignement si ce n'est latéralà attendre
des deux principes; aussi bien, écrit-il, 'il existe encore un moyen-terme
entre l'entendement et la raison. « Celui-ci est la faculté de juger, dont on

1.Je nepensepas qu'il y ait ici unerelationdécidéeavecI' Opusposthumwn.


2. La substitutiondepartiesàdomainesn'est d'aucuneconséquenceselonnous.
L'INTRODUCTIONDE LA CRlTJQUEDE U FACULTÉDE JUGER 31

peut supposer avec raison, suivant l'analogie, qu'elle pourrait bien aussi
contenir en soi, sinon une législation qui lui soit propre, toutefois un
principe particulier pour chercher des lois, en tout cas un principe a priori
simplement subjectif, qui alors même, qu'aucun champ d'objets ne lui
conviendrait comme domaine propre, peut cependant avoir quelque
territoire et dans des conditions telles que ce principe seul pourrait y -avoir
de la valeur» 1• Chez Fichte les deux extrêmes (le thétique et l'analytique)
homogènes se pénètrent dans un mouvement génétique. Peu satisfait de sa
déduction, Kant note qu'il y a « encore une raison pour établir un lien entre
la faculté de juger et un autre ordre de nos facultés représentatives, et ce lien
semble d'une importance encore plus grande que celui de sa parenté avec la
famille des facultés de connat"tre» (FA 931 ; 177 sq., 36a). « En effet, toutes
les facultés peuvent se ramener à ces trois, qu'on ne peut plus déduire d'un
principe commun: la faculM de connaître, le sentiment de plaisir et de
peine, et la faculté de juger» (FA931; 178-179). Pour le connaître, seul
l'entendement légifère (comme cela doit être si on ne le confond pas avec
la faculté de juger qui est l'expression de la raison en fait assimilée à la
raison pratique par Kant qui s'applique à conserver le contenu essentiel :
plaisir/peine). - Pour la faculté de juger, comme faculté supérieure confor-
mément au concept de liberté, seule la raison (en laquelle uniquement se
trouve ce concept) ligifère a priori. « Or entre la faculté de connat"treet la
faculté de juger se trouve compris le sentiment de plaisir et de peine, tout de
même que la faculté de juger est comprise entre l'entendement et la raison »
(FA932; 179,27). Le malaise que l'on ressent tient àce que Kant divise le
terme supérieur en deux moments: entendement (Verstand) et raison
(Vernunft). Kant écrit pour moduler sa pensée: « .. .la faculté de juger est
comprise entre l'entendement et la raison». Distingués, les moments sont
réunifiés. En fait il faudrait s'interroger sur la méthode de Kant, il faudrait
l'imaginer roulant dans ses doigts un cristal taillé, dont les faces sont plus
ou moins lumineuses. Donnons sans plus tergiverser son résultat. Si donc la
philosophie ne peut être divisée qu'en deux parties principales, la partie
théorique et la partie pratique, et bien que tout ce que nous pourrions avoir à
dire des principes propres à la faculté de juger doive être rangé dans la
partie théorique, c'est-à-dire attribué à la connaissance rationnelle d'après
des concepts de la nature, néanmoins la critique de la raison pure, qui avant
d'entreprendre un système et pour le rendre possible doit établir tout cela,
consiste en trois parties: la critique de l'entendement pur, de la faculté de

1.F.Marty L'analogiechezKant(thèse, vol.2).


32 CHAPITREPREMIER

juger pure, et de la raison pure, facultés qui SOJltdites pures parce qu'elles
légifèrent a priori» (FA 933; 179,27). Rarement Kant nous a offert un texte
aussi médiocre. C'est qu'il vise simultanément deux buts. D'une part il
cherche à reprendre la problématique du syslème qui avait échoué au
niveau de la Première introduction de la Critique de lafaculté de juger.
D'autre part il vise l'unité des facultés de l'âme, dans l'opération du
jugement en géniral. Sans doute ces buts ne sont-ils pas en droit
inco~possibles, supposée résolue la question del' existence.

§ 9 (Introduction IV). De la faculté de juger comme faculté législative


apriori
« La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le
particulier ~O,!!llllecompris sous l'universel» (FA 933; 179,27). Il ne faut
pas traduire unter par «alors» car l'idée de subsumption est perdue, bien
davantage faut-il s'exprimer ainsi: sous une règle, sous un principe, sous
une loi. On a vu en étudiant la Déduction transcendantale que l'induction
- car il ne s'agit en nous que de la natura naturans - était à la racine de la
pensée. L'idée chez Platon est d'un côté l'universel existant en soi et la
réflexion, selon Natorp (Plato's Ideenslehre, éd.1921), d'un autre côté
l'être-en-soi pour le Moi revenu à soi (Leçons platoniciennes). Plus
profondément, toujours avec Natorp, nous assimilerons la réminiscence à
'l'intuition et cette dernière au dévoilement de l'a priori. Kant définit la
faculté qui subsume le particulier comme déterminante 1 : « Si seul le
particulier est donné et si la faculté de juger dit trouver l'universel, elle est
simplement réfléchissante».
Dans son itinéraire, Kant part des déterminations les plus simples et les
complique de trois façons : ou bien il approfondit le concept- ou bien il en
opère la synthèse - ou bien enfin, mais plus rarement, il en souligne la
valeur systématique. Le développement de Kant n'est pas difficile. Les
questions qui se posent sont d'ordre ontologique - ainsi en s'élevant du
particulier à l'idée, la conscience dépasse-t-elle le champ du réel particulier
contingent pour en venir à la nécessité de l'être universel des lois? Ou
encore, la question gnoséologique est-elle concevable? Sije pense la fleur,
ne suis-je pas déjà dans le domaine de l'universel? Whewell disait que
penser était d'emblée un acte universel. Je ne collectionne pas les
jonquilles pour en fixer les degrésdes couleurs, je cherche immédiatement

1.DeterminaJio:Spino:œdit Determinatioest negatio.Hegel corrige ainsi: « Omnis


detenninatioestnegatio».
L'IN'IRODUCTIONDE LA CRITJQUEDE LA FACULTÉDE JUGER 33

à discerner des rapports et c'est de la sorte que je pense, même si je


commets une erreur en suivant cette voie. La connaissance est en ce cas
déterminante, mais erronée. On voit pourquoi aisément - mais si nous
imaginonsque nous « pesons » cette pierre, nous nous engageonsdans une
bonne voie. Le jugement déterminantpeut aussi consister à appliquer une
loi donnée à différentes données du réel. La règle importante, en ceci,
consiste dans la présence constante de l'universel. La difficulté est peut-
être que l'universel est présent dans deux cas-de l'universel au particulier
et du particulierà l'universel -et qu'on se borne à appliquerle concepten sa
duplicité,Cet ensemblen'est pas spécialementgênant, à ceci près qu'il faut
considérer le rapport universel comme stérile. Que Kant n'introduise pas
dès maintenantune liaison entre le jugement réfléchissant et la théologie ou
science de Dieu comme philosophie première n'est pas étonnant. D'une
part, seul un examen de la notion de jugement réfléchissant sous ses diffé-
rents aspectsrendra possibleune telle entreprise.D'autre part, le résultat du
jugement réfléchissant seul peut constituer la clé de vo0te du système.
Enfin le déploiementde l'idée de Dieu en ce début de la téléologie critique
pourrait davantage contrarier qu'aider le lecteur. L'idée de I':être suprême
va donc, ainsi que beaucoupde notions,être mise en réserve. De là encore le
fait qu'il semble se répéter: Schopenhauerne sera pas loin de la vérité en
affirmant que le génie de Kant consiste à prendre une idée, à la retourner
dans tous les sens pour en faire un livre. C'est ce qui arrive d'une certaine
manière ici: « Or comme le concept d'un objet, dans la mesure où il
comprenden même temps lefondement de la réalité de cet objet, se nomme
unefin et quel' on nommefinalité de la forme d'une chose l'accord de celle-
ci avec la constitutiondes choses qui n'est possible que d'après des fins, le
principe de la faculté de juger en ce qui concerne la forme des choses de la
nature sous des lois empiriquesen général, est la finalité de la nature en sa
diversité, ce qui signifie que par ce concept on se représente la nature
comme si un entendement contenait le principe de la diversité de ses lois
empirique» (FA 935; 180,29).Kantsemblereprendred'unemain ce qu'il a
donné de l'autre. Correctement analysé, le premier moment se lit en
fonction du système; en revanche appuyée sur le concept de la finalité on
voit se manifesterla nature comme principe del 'unité de la diversitéde ses
lois« empiriques». Le mot que nous soulignonsest bien entendu:« empi-
rique». Il s'oppose à l'idée de système dans la mesure où l'empirique
indiqueune diversité.
34 CHAPITREPREMIER

§ 10 (Introduction V). Le principede lafi_p.alitéformelle


de la natureest
unprincipe transcendantalde la/acuitédejuger
Les définitions du principe transcendantal et du principe métaphysique
sont simples. Le « principe transcendantal est un principe par lequel est
représentée la condition universelle a priori, sous laquelle seule des choses
peuvent devenir objets de notre connaissance en général». C'est ainsi que
le temps est un principe de la faculté de juger. «En revanche on nomme
métaphysique un principe lorsqu'il représente la condition a priori sous
laquelle seule des objets, dont le concept doit être donné empiriquement,
peuvent être a priori, déterminés plus complètement». A)Le principe
transcendantal se limite à une chose. Par exemple le déplacement d'un
moment B jusqu'à un point C; Mais ce principe transcendantal suppose le
complém~~: la détermination de la cause extérieure. On peut ici penser à
l'Esthétique de la Raison pure, qui pour le temps et l'espace implique deux
dévetappements, l'un métaphysique, l'autre transcendantal 1• Kant précise
ainsi le principe transcendantal : pour être pensé a priori le corps doit être
pensé par des concepts ontologiques,par exemple celui de substance, le
concept métaphysique est précisé comme le concept empirique d'un corps.
- «Ainsi le principe de la finalité de la nature [... ] est un principe
transcendantal. En effet, le concept des objets, dans la mesure où ils sont
conçus comme soumis à ce principe, n'est que le concept pur des objets
d'une connaissance possible del' expérience et il ne comprend rien d' empi-
rique» (FA936; 181,29) - Cette distinction entre le transcendantal et le
métaphysique justifie en partie l'erreur: les prédicats ontologiques ne sont
pas synthétiques comme les déterminations métaphysiques. Kant choisit
comme exemple d'une détermination métaphysique= la volonté qui ne
peut être bien comprise, car« le principe de juger en tant que volonté ..• doit
pourtant être donné empiriquement». Kant a fait un choix: présenter le
plus rapidement les concepts - ou en dispenser un exposé complet. Il a
choisi la première solution; une exposition sans démonstration achevée. Il
a peut être compris que, pédagogiquement, la seconde solution perdrait par
son obscurité de la valeur dans la démonstration. Le danger de ces défi-
nitions incomplètes - nous venons de le voir-c'est de nous entraîner dans
l'appréciation des concepts dans une voie psychologique qui déborde la
seule pédagogie. Mais nous saurons y prendre garde, comme nous y invite
la première édition de la Critique (allusion à une déduction transcen-
dantale, FA936; 180-181,30). «Nous trouvons en effet dans les fonde-

1. Il y a de notablesdifférencesentre les deuxcritiques,maisla similitudel'emporte.


L'IN1RODUCI1ON DE LA CRJTJQUE
DE U FACULTÉDE JUGER 35

ments de la possibilité d'une expérience, tout d'abord, il est vrai, quelque


chose de nécessaire,je veux dire les lois universelles, sans lesquelles la
natureen général (comme objet des sens) ne peut pas être pensée; et ces lois
reposent sur les catégories, appliquées aux conditions formelles de toute
intuitionpossiblepour nous ». Ici [ensuite]Kant dégage des deux principes
a priori, l'idée que le principe métaphysique est inférieur et intérieur au
cercle délimité par le principe transcendantal- si bien que forma dat esse
rei. « Donc sous ces lois, la faculté de juger est déterminante; en effet, elle
n'a rien d'autre à faire que subsumer sous des lois données» (FA938;
183,33). Par exemple: l'entendement dit: tout changement a sa cause (loi
universellede la nature); la faculté dejuger transcendantalen'a rien d'autre
à faire que d'indiquer la condition de la subsomption sous le concept de
l'entendement a priori proposé etc' est la successiondeplusieurs détermi-
nations d'une seule et même chose (ibid.). C0Na.us10N: « Pour la nature en
général (commeobjet del' expériencepossible),cette loi est donc reconnue
comme absolument nécessaire». - « Or outre cette condition formelle du
temps,les objets de la connaissanceempiriquessont encore déterminés,ou
pour autant qu'on en puisse juger a priori, déterminablesde manières très
diverses - de telle sorte que des natures spécifiquementdifférentes, indé-
pendamment de ce qu'elles ont de commun [i.e. les catégories] comme
appartenant à la nature en général - peuvent être des causes de manières
infiniment variées,et chacune de ces manières doit (selon le concept d'une
cause en général) avoir sa règle qui est une loi, impliquantpar conséquent
cette nécessité.Ainsi nous devons penser dans la nature relativement à ses
lois simplementempiriques, une possibilité de lois empiriques infiniment
diverses et cependant contingentespour notre intelligence». Ce passage a
deux sens. Liant en chaque chose la loi transcendantalecomme catégorieet
l'élément métaphysique, Kant n'imagine pas deux cercles de la finalité,
l'un intérieur à l'autre : « Oui !jusqu'ici, mais tu n'iras pas plus loin ». Nous
ne sommespas loin de la «dialectique» du mécanismeet dela finalité chez
Bergson1• Finalisme et métaphysique sont deux points de vue suivant
lesquels 1'existant doit être interrogé. Il est exact que cette opération de
mise en place pourrait aboutir à un système d'après des lois empiriques
fondéesen droit, mais impossibledefacto à «constituer». Sur cette conclu-
sion repose une importante remarque. «Mais une telle unité doit néces-
sairement être présupposée et admise, puisqu' autrement rien ne pourrait
prétendre à aucun enchaînementcomplet de connaissancesempiriques,en

I. Bergsonou de la philosophiecotrllMsciencerigoureuse.
36 CHAPITREPREMIER

vue d'un tout de l'expérience, parce que les.Jais universelles de la nature


nous donnent bien un tel agencement des choses considérées générique-
ment comme choses de la nature en général mais non considérées spécifi-
quementcomme êtresparticuliers (empiriqueD)ent)de la nature» (FA938).
Ajoutons que notre faculté de juger doit pour son propre usage, admettre
comme principe a priori que ce qui est contingent pour l'intelligence
humaine et dans les lois particulières (empiriques)de la nature, comprend
toutffois une unité légitime dans la liaison de leur synthèse en vue d'une
expérience en soi possible qui, assurémentinconnaissablepour nous, peut
toutefois être pensée 1. L'idée d'une expérience possible non seulementen
soi, mais au~si pour rtous peut être pensée (FA 939; 184,31). Il s'ensuit,
puisque l'unité légitime dans une liaison qui pour nous certes est conforme
à une nécessaire intention (à un besoin) de l'entendement, mais aussi en
même tempscomme contingenteen soi, est représentée comme finalité des
objet.i~i: de la nature) que la faculté de juger qui est simplement réflé-
chissante par rapport aux choses soumises à des lois empiriques possibles
(qui restent à découvrir) doit en ce qui touche ces dernièrespenser la nature
d'après un principe de finalité pour notre faculté de connlll"'t:re,
principe qui
s'exprime alors dans les maximes de la faculté de juger déjà indiquées. Or
ce concept transcendantald'une finalité de la nature n'est ni un concept de
la nature, ni un concept de la liberté, parce qu'il n'attribue absolumentrien
, à l'objet (à la nature) mais représente seulement l'unique manière suivant
laquelle nous devons procéder dans la réflexion sur les objets de la nature
en vue d'une expérience complètement cohérente et par suite c'est un
principe subjectif (maxime)de lafaculté de juger; aussi, tout comme si cela
était un heureux hasard favorable à notre dessein, nous nous réjouissons
(proprement débarrassés d'un besoin) lorsque nous rencontrons une telle
unité systématique sous des lois simplement empiriques, bien que nous
ayons dtl admettre qu'il existait une telle unité, sans pouvoir cependant la
pénétrer par notre intelligence et la prouver». - Ce qui rend obscur le texte
est le fait qu'ayant si fortement insisté sur la dualité du pratique du
théorique, Kant « ne peut plus » poursuivre simplementen vantant les lois
d'un moment, et satisfaire ainsi à ses exigences. Par exemple: lors que les
lois du mouvementse propagent,elles ne peuvent réfléchir sur soi en même
temps. Si l'on veut mesurer la grandeurde la tâche, Kant la formule ainsi : à
partir de perceptions d'une nature contenant une diversité de lois empi-
riques, constituer une expériencecoMrente;et un tel problème se pose

1.Allusionprobableau DémiurgedePlaton.
L'IN1RODUCTIONDE LA CRmQUE DE LA.FACULTÉDE JUGER 37

apriori dans notre entendement.L'entendement possède certes a priori des


lois universelles de la nature, sans lesquelles elle ne pourrait même pas être
l'objet d'une expérience, mais il a besoin aussi d'un certain ordre de la
nature dans ses règles particulières qui ne peuvent lui être connues
qu' «empiriquement» et qui sont contingentes par rapport à lui. Ces règles
sans lesquelles il n'y aurait aucun progrès depuis l'analogie universelle
jusqu'à l'analogie particulière, il doit les penser (c'est-à-dire les saisir
comme les lois nécessaires); s'il en était autrement, elles ne sauraient
constituer aucun ordre de la nature, mais l'entendement ne peut cependant
connat"treleur nécessité et il ne pourra jamais la pénétrer. Donc, bien que
l'entendement ne puisse rien déterminer a priori au sujet de celles-ci (des
objets) toutefois, afin de rechercher ces lois dites empiriques (FA 938-939;
185,32), il doit mettre au fondement de toute réflexion sur la nature un
principe a priori, à savoir qu'un ordre connaissable de la nature est possible
selon ces lois, et les propositions suivantes qui expriment ce principe : il
existe dans la nature une subordination des genres et des espèces qui nous
est compréhensible; ces genres se rapprochent à leur tour les uns des autres
suivant un principe commun et par là il se trouve un passage de 1'un à l'autre
et enfin à un genre supérieur; il semble d'abord inévitable pour notre
entendement d'admettre autant d'espèces différentes de la causalité qu'il
y a d'effets spécifiquement différents dans la nature, mais elles peuvent
cependant être rangées sous un petit nombre de principes qu'il nous faut
rechercher, etc. L'accord de la nature avec notre façulté de connaître est
présupposé a priori par la faculté de juger au profit de sa réflexion sur la
nature d'après ses lois empiriques; mais l'entendement considère en même
temps cet accord comme objectivement contingent et c'est simplement la
faculté de juger qui l'attribue à la nature en tant que finalité transcendantale
(en relation à la faculté de connai"tre du sujet); en effet, si nous ne la
présupposions pas, nous ne trouverions aucun ordre de la nature d'après des
lois empiriques, par conséquent aucun fil conducteur pour une expérience
et une recherche où l'on doit considérer ces lois dans toute leur diversité.
Cette exposition repose sur la« légalité du contingent» 1•
Annexel
C'est qu'il est possible de penser qu'en dépit de toute l'unifonnité des
chosesde la natured'après les lois universelles,sans lesquellesil ne saurait
même pas y avoir la forme d'une connaissanceempiriqueen général, la

1.Le monde (création) est contingent et cependant il posséde un ordre systématique


(légalité).
38 CHAPITRE
PREMIER

différence spécifique des lois empiri9-uesde la nature, ainsi que de tous


Jeurs effets, pourrait cependant être si grandequ'il serait impossible pour
notre entendementde découvrir en elle un ordre saisissable,de diviser ses
produits en genres et en espèces, afin d'appliquer les principes de la défi-
nition et de l'intelligence de l'un à la définition de l'autre et de faire d'une
matière aussi confuse pour nous (à proprement seulement infiniment
diverse et ne convenant pas à la capacité de notre esprit) une expérience
cohérente.
Ce texte peut surprendre; il évoque la possibilité d'une incompréhen-
sibilité de la nature, éclatante en sa diversité. On trouve un texte parallèle
dans la partie importante de la Déduction transcendantale,la déduction
subjective, où Kant évoque l'idée d'une nature d'une diversité « folle » où
le cinabre serait tantôt noir, tantôt rouge et où les lois ne cesseraient
de varie11r-À'Partdans ces deux textes, on ne rencontrera pas l'idée d'un
déjF aussi décidé dans l'œuvre critique; on observera aussi que le
désordre chez Kant n'est pas d'un ordre spatial mais représente une
diversité temporelle absolue 1• Sans doute il n'est pas nécessaire de voir là
une pensée secrète qui habiterait Kant et qu'il n'aurait exprimée que deux
fois, laissant finalement la porte ouverte. Mais il ne faudrait pas non plus
aller trop loin en sens inverse et arracher nerveusement les racines de
l'étrange. Dans l'idée que le supra-sensible unifie dans une racine inconnue
la faculté de l'intuition et celle des concepts, il y a pour l'esprit humain
quelque chose de douloureux. Tout se passe comme si un être supérieur
avait choisi pour nous la cohérence de l'expérience à la place du regard
mystique (184,33). Certes ces mystères n'ont jamais - dans la période
critique - ébranlé sérieusement le rationalisme kantien, mais il serait
injuste d'en nier toute efficacité. La faculté de juger possède en elle-même
aussi bien, mais seulementà un point de vue subjectif.un principea priori
de la possibilité de la nature, grâce auquel elle prescrit une loi par la
réflexion sur la nature, non à la nature (comme autonomie) mais à elle-
même (comme héautonomie) (FA 941; 186,33); et l'on pourrait la nommer
la loi de la spécificationde la naturepar rapport à ses lois empiriques, loi
que la faculté de juger n'aperçoit pas a priori en celle-ci mais qu'elle
admet, afin d'établir un ordre de la nature connaissable pour notre enten-
dement dans la division qu'elle opère des lois universelles de la nature,
lorsqu'elle veut subordonner à celles-ci une multiplicité de lois parti-
culières. Donc lorsqu'on dit que la nature spécifie ses lois universelles
suivant le principe de la finalité pour notre faculté de conmu'"tre,c'est-à-dire

1.CompareravecBergson,L 'Évolutioncréatrice.
L'INIRODUCTIONDE LA CRmQUEDEU FACULTÉ DE JUGER 39

pour les adapter à l'entendement humain dans son opération nécessaire, qui
consiste à trouver pour le particulier que lui offre la perception l'universel
et pour ce qui est différent la liaison (qui est, il est vrai, le général pour
chaque espèce) qui le rattache à l'unité du principe, on ne prescrit point par
là une loi à la nature, et l'on ne dégage pas non plus une loi de la nature par
l'observation (bien que ce principe puisse être confirmé par celle-ci). Ce
n'est point, en effet, un principe de la faculté déterminante, mais seulement
de la faculté de juger réfléchissante; on veut seulement, quel que soit
l'ordre de la nature suivant ses lois universelles, pouvoir absolument
rechercher ses lois empiriques suivant ce principe et les maximes qui se
fondent sur lui, parce que nous ne pouvons progresser dans l'expérience et
acquérir une connaissance grâce à l'usage de notre entendement, que dans
la mesure où ce principe est effectif.
Cette division de l'introduction à la Critiquede la faculté de juger est
sans doute le texte le plus bizarre de ce segment de la Critique. Certes Kant
débute par des définitions très claires du principe transcendantal et du
principe métaphysique. Mais il ne définit pas aussi nettement l'idée de
nature et celle de finalité formelle. Qu·est-cedonc que la nature? Veut-on
exprimer par là l'essence, la loi, qui permettent à l'étant d'accéder à
l'existence? Ou dégager les conditions générales sous lesquelles peut se
développer une culture, etc.? Il y a un autre élément troublant dans le texte
de Kant; il emploie les vocables « supérieur» et «inférieur» sans jamais en
pénétrer le sens par des images ou des exemples et le texte semble bien trop
abstrait Un passage semble pencher vers la biologie générale (185,33).
Kant suggère, à mon avis, que le règne végétal inspire à ses formes des
structures qui se retrouvent dans la connaissance et le langage : pour
« découvrir un ordre saisissable et diviser ses produits en genres et en
espèces». On remarquera aussi que dans cetteréflexion,jamais Kant ne fait
intervenir les qualités esthétiques proprio sensu - il semble y répugner
d'ailleurs, n'écrivant le mot fleur que deux fois. Il ne cherche pas non plus
quel peut bien être le sens del' élargissement del' infiniment petit donné à la
finalité par Swammerdam, si vanté par Leibniz. On a le sentiment que Kant
est demeuré prisonnier du monde fini humain et que c'est dans cet espace
qu'il a circonscrit sa réflexion, à moins de penser que, par un passage à la
limite, il ne tente que d'esquisser selon l'analogie les ordres du réel sans
s'écarter beaucoup de l'auteur de la Monadologie.Mais, enfin, ces diffi-
cultés nous paraissent techniques. L'essentielest manqué.La logique avait
deux visages.L'un, classique, qui s'est concrétisé dans la construction de la
logique de Port-Royal et est déterminé comme logique générale, sans
cesser de souligner l'économie d'abord végétale et ensuite animale comme
40 CHAPITREPREMIER

chez Aristote (je pense aux modèles biologiques présents dans l'anatomie).
L'autre est le regardque jette sur soi le sujet ë'omme fonction. E. Cassirer
a voulu intervenir dans cette question dans son livre Substanz und
Funktionsbegrijfe(Berlin, 1912). C'est une erreur de croire comme Kant
qu'il n'y a qu'une logique; il y en a plusieurs, et comme l'avait w Leibniz,
la question est de savoir comment les relier. Là gît peut-être le secret de la
racine inconnue du savoir.

§ i 1 (Introduction VI).
De la liaison du sentiment de plaisir avec le
conceptde la.finalitédela nature
«L'harmonie, ainsi pensée, de la nature dans la diversité de ses lois
particulières avec notre besoin de découvrir pour elle des principes
universels doit être considérée, autant que nous en puissions juger, comme
contingente,. mais toutefois comme indispensable aux besoins de notre
entendéii{ent et par conséquent comme une finalité grâce à laquelle la
nature s'accorde avec notre intention, mais seulement comme dirigée vers
la connaissance». Ainsi commence la sixième section de l' Introduction.
On pourrait avancer les mêmes reproches qu'à la section précédente:
terminologie abstraite, problème confus. Pourtant Kant propose deux
éléments: d'un côté, sans davantage s'expliquer, il revient au de Anima
d'Aristote qui jugeait nécessaire s'il s'agissait de besoins de passer à
· 'l'âme végétative. Mais Kant s'appuie sur les besoins de l'entendement
de manière originale. Le besoin de l'entendement s'exprime dans une
intentionqui porte à la connaissance : la finalité matériale- la théorie de la
finalité est donc intellectuelle. Cela ouvre la porte à la plus célèbre
déduction de Kant : les conditionsde possibilitéde l'expériencesont aussi
les conditionsdes objetsdel' expériencepossible.Kant ici note donc : « Les
lois universelles del' entendement qui sont aussi en même temps des lois de
la nature sont aussi nécessaires à celle-ci (bien qu'elles soient issues de la
spontanéité) que les lois du mouvement de la matière; et leur production ne
suppose aucune intention de nos facultés de connaître, puisque c'est seule-
ment par ces lois que nous obtenons primitivement un concept de ce qu'est
la connaissance des choses (de la nature)» (FA942; 187,34). La conve-
nance des législations entre la nature (les objets) et l'entendement tire Kant
moins en direction de Leibniz que de Schelling, car la philosophie transcen-
dantale est une théorie de l'identité implicite, tandis que Leibniz vise des
subordinations. Enfin Kant consent à dépasser l'abstrait (187,34): «La
réalisation de toute intention est liée au sentiment de plaisir; et si la condi-
tion de celle-là est une représentation a priori, comme ici un principe pour
la faculté de jugerréfléchissante en général, alors le sentiment de plaisir est
L'IN1RODUCI1ON DELA CRJTIQUEDE U FÀCULTÉDE JUGER 41

aussi déterminé par un principe a priori et valable pour tous; et ceci


simplement par la relation de l'objet à la faculté de connaître, sans que le
concept de finalités' adresseici le moins du monde à la faculté de désirer, se
distinguant ainsi entièrement de toute finalité pratique de la nature». Nous
aurons l'occasion de revenir sur le plaisir (et la douleur) comme facteur
dans l'organisation de la connaissance, mais nous devons souligner dès
maintenant ce qu'il y a d'étrange pour le moins à suggérer que le sentiment
de plaisir possède une valeur a priori. Peut-on contourner l'écueil par le
chemin de l'admiration? Nous aurons à nous en enquérir. Encore un mot
ici.
Reprenons la définition de la réalisation de l'intention : puisqu'elle est
un accord entre d'une part le sentiment de plaisir et d'autre part un principe
pour la faculté réfléchissante, cet accord est unifié dans le retour à soi du
sujet. Le plaisir est une ré-flexion, et non comme on le croit souvent une
vague qui s'épanche. Généralement, on ose poser le plaisir dans un tour-
billon dont émergent des explosions déchirantes, et l'objet de notre haine
est le mouvement qui déplace les lignes. Kant est partisan de la légalité : par
exemple, de belles chaises qui se signalent par des arrondis. Il est vrai que
le symbole peut procurer un semblable sentiment et que la référence à la
connaissance peut être plus forte. En revanche, le symbole est surtout
ontologiquement moins « épais ». Mais il semble qu'ici Kant ait eu en vue
la régularité du feu 1. Il faut toujours, quand il s'agit du monde de Kant, se
reporter à son monde. Le feu de bois dans la cheminée a été pour Kant un
excellent objet de réflexion. C'est un objet qui ne cesse en sa danse de
fasciner la conscience pour laquelle il est toujours égal dans sa diversité
soulignée par une image modeste et puissante. Le plaisir vécu dans ce
langage qui se modère dans lafascination endormeuse est un exemple de
légalité.
<<Et en fait, comme dans l'union des perceptions avec les lois selon des
concepts universels de la nature (les catégories), nous ne constatons, ni ne
pouvons au demeurant constater en nous le moindre effet sur le sentiment
de plaisir, puisque l'entendement procède en ceci nécessairement selon sa
nature et sans intention, la découverte de la possibilité de l'union, sous un
principe qui les comprend, de deux ou trois lois empiriques de la nature
hétérogènes sera d'autre part le fondement d'un plaisir très remarquable,
souvent d'une admiration, qui ne cesse pas bien qu'on en connaisse déjà

1.D'une certaine manièreKant dans l'&thitique, reprend les éléments rejetés par
Descartesdans la métaphysiqueenfantineO'eau est moins substanceque la pierre parce que
pluspénétmble).Cf. H. Gouhier,La penséemitaphysiquede Descartes,Paris,Vrin, 1960.
42 CHAPmœPREMIER

suffisammentl'objet» (FA 943; 187,34)1• Qn pourraitproposerici comme


exemple le déferlement des vagues ou la marée, admiration sans cesse
renouvelée, accord plus précieux qu'on ne le pense. Certes l'entende-
ment pense naturellement la nature par des. lois universelles, mais rien
n'explique a priori que, sans les avoir cherchées,il pense sans plus à des
lois empiriquesdéterminées,de telle sorte que la finalité esthétiqueest un
datum et non unfactum au point de vue de la simple conscience.Dans la
me,ure où un sens (qui en annonced'autres) est dévoilé,le rideau se lève
sur le beau théâtre du monde. Kant poursuit sa réflexion par une légère
contributionà la querelledes Ancienset des Modernes: « Sans doute nous
n'éprouvons plus de plaisir remarquabledevant la compréhensibilitéde la
nature et son unité dans la division en genres et en espèces,etc.». Ce texte
est plus difficilequ'on ne le croit. Kant salue l'essence logique (mais nous
venons ~oit que la logique était au moins ambiguë) de la nature. Un
ensen:lblede hêtres saisis dans leur droitureconstituedans la mer forestière
envahie par les ronces, un îlot subsistant mais également battu par les
flots. Biologie et logique satisfaisaientaux besoins des Anciens. Mais les
Modernes ont voulu davantage de régularité et d'égalité; ils ont taillé les
forêts suivant « un ordre naturel» 2• L'ordre (Versailles)1'a emportésur la
liberté de Chilly-Mazarin. Cela nous permet de mieux comprendre le
balancement de la pensée kantienne. Quand il écrit: « deux ou trois lois
• empiriques», il pense: « ou quatre, ou sept etc.». La signification qui
émergedes catégoriesse limite à douze lois de l'intelligence; en revanche,
les deux ou trois lois empiriquesconstituentun sens qui ne cherchequ'à se
multiplier.Poursuivant sa méditation Kant affirme: « ce plaisir a certai-
nement existé en son temps» - il fut une époque, par exemple cette de la
statuaireantique,où le développementde la morphologiecoïncidaitavecla
logique, et il en résulta de nouvellesconnaissancesqui rendirentla simple
connaissancepossible «banale». Rendre la nature connaissable,c'est la
défigureren son originalitémystérieuse.
Cette « histoire » inéluctableet complètementnégligéepar les lecteurs
de Kant devait posséder une force équivalenteà la déceptionéprouvéepar
le sujet ne trouvantque quelquetristesseà contemplerla naturemutiléepar
ses propresmains. Il y a donc aussi un autrephénomènetrès caractéristique
dans la relation nature/homme.En effet, plusieurs moments peuvent être

1.Kant fidèleà ses méthodeslaisse autantque possiblele lecteurtrouverses images. ici


les imagesqui vontsuivresontd'ordre géographique.
2.Ceconceptd'ordrenaturelnoussembledialectique.Destpourtanttœsrépandu.
L'INIRODUCTIONDE LA CRJTJQUEDE LA.FACULTÉDE JUGER 43

considérés comme du désordre d'abord : lorsque nous atteignons une plage


où la nature prolifère dans une multiplicité de lois qui rend notre compré-
hension impossible - et ensuite sans rétrécissement des espèces - et enfin
puisqu'il s'agit de faits négatifs le visage d'une nature dégradée ne saurait
être compris dans une loi d'unité (FA, 944,188,34). Il reste qu'en général
ces aspects sont méconnus; l'idée que la nature doit revêtir une tenue
conforme à notre faculté de connaître domine avec une telle puissance que
le négatif se présente comme disparaissant

§ 12 (IntroductionVII). De la représentationesthétiquede lafinalité de


lanature
« Ce qui est simplement subjectif dans la représentation d'un objet
c'est-à-dire (189-35) ce qui constitue sa relation au sujet et non à l'objet,
c'est sa nature esthétique; mais sa valeur logique est ce qui en elle sert ou
peut servir à la détermination de l'objet (pour la connaissance). Ces deux
relations se présentent dans la connaissance d'un objet des sens. Dans la
représentation sensible des choses en dehors de moi la qualité de l'espace,
en lequel nous les intuitionnons,est ce qui est simplement subjectif dans ma
représentation de celles-ci». Pour élucider complètement et démontrer
cette proposition, il faudrait revenir sur l' Esthétiquetranscendantaleet sur
la Réfutationde l'idéalisme. Mais cela n'est pas nécessaire car ces repré-
sentations ne sont pas des choses en soi et «l'objet est simplement pensé
comme phénomène». Le phénomène, redevenu une problématique depuis
que la connaissance le renferme comme une partie qui ne peut être détachée
d'elle et inversement, est la sensation.L'idéalisme le plus décidé ne peut la
faire sortir du concept (FA 945; 189,36); et il la réduit à ses éléments les
plus radicaux, leplaisir et lapeine, de telle sorte quel' élément subjectif qui
dans la représentation ne peut devenir une partie de la connaissance, est la
sensation. D'une certaine manière, la sensation est une chose en soi en ce
sens qu'on doit la dire indicible;on contourne en quelque sorte la sensation
en utilisant des prédicats. Kant n'insiste pas ici sur le caractère formel des
prédicats, mais sur le fait qu'inversant les déterminations attachées à la
forme d'un objet de l'intuition, d'une part la représentation est dite
rapportée à l'objet et d'autre part le plaisir ne peut exprimer rien d'autre que
la convenance de ces objets aux facultés de connaître, qui sont mises en jeu
dans la faculté de juger réfléchissante. Quant aux facultés réfléchissantes
en général, Kant insiste sur le fait qu'elles se ramènent à 1'inverse de ce qui
constitue les déterminations objectives. Il y a donc deux faits: d'un côté le
sentiment de plaisir et de peine, qui exprime des choses en soi et qui du
44 CHAPITRE
P.Rl!Mll!R

point de we linguistique est = X; et d'uq. autre côté une difficulté qui


émerge peu à peu : l'esthétique est une science de fait, ce qui signifie que
l'objet esthétique ne peut être ni l'objet d'une déduction transcendantale, ni
l'objet d'une déduction génétique. L'esthétique est une simple phéno-
ménologie, une doctrine des apparences (Scheinlehre).«Untel jugement
est un jugement esthétique sur la finalité del' objet qui ne se fonde sur aucun
concept existant de l'objet et ne procure aucun concept de l'objet»
(190,36-37). S'il était permis de s'exprimer ainsi, nous dirions le jugement
esthétique comme dépourw d'intuition et de concept 1)11 n'a aucun
moyen de démontrer sa nécessité: le monde des vivants n'est en ce sens
qu'un monde de silertce. 2) Le jugement esthétique est par principe et par
définition (FA 947; 191,37) prétention à l'universalité. La différence avec
le jugement mathématique est la suivante: le jugement mathématique tient
en ce qu'ih!appuie sur le concept, et non le jugement esthétique. De là
deu~i.s,léess'ensuivent. On a w plus haut comment Kant parlait d'un plaisir
qui s'était perdu. Il revient par une sorte d'ellipse à cette idée, lorsqu'il
dit que le jugement esthétique ne se soutient pas par le concept (ou par la
sensation). Le monde esthétique est l'Aujhebung, comme monde silen-
cieux, le contraire de la commu-nicabilité.Il n'y a pas de sujet parce qu'il
n'y a pas d' intersubjectivité. La vraie question de la philosophie n'est pas :
quand surgit la sensation, mais : quand le sujet apparw."t.De nombreux
, moments philosophiques apparaissent Par exemple le faux (dans le monde
industriel), et le faux (dans le mode sensible). Le plus décisif de tous les
concepts est celui inconcevable du silence pur. Mais l'autre idée à laquelle
nous devons faire attention est la forme trop souvent saisie comme un
succédan6 du concept On imagine une forme précise et pure comme un
trait au tableau. Mais dans l'esthétique il n'est pas indifférent qu'il possède
telle épaisseur plutôt qu'une autre, tandis qu'en une autre dimension il
sera diversement orienté. L'informe, par exemple une pierre taillée (239,
note 1) sans la moindre régularité (FA948; 191,37) ou ce qui est donné
sans qu'on songe à un concept, peut s'approcher du plaisir et prétendre à
l'universalité. On parlera alors de condition subjective des jugements
réfléchissants. À dire la vérité, Kant n'était pas dans une bonne disposition
pour cerner les phénomènes esthétiques. Quatre principes guidaient sa
réflexion: l'universel,le particulier,la/orme et le contenu.Ces moments
sont les catégories d'un « Je pense » qui ne se dégrade pas dans la mesure où
ces quatre inachèvements définissent l 'bumain.
L'INTRODUCTIONDE LA CRJTJQUEDE LA FACULTÉDE JUGER 45

Mais alors la question se pose de savoir s'il n' elit pas été préférable de
poser le plaisir au sommet d'une pyramide dont les deiux faces I seraient
constituées par la sensation, opposée au «Je pense transcendantal». La
forme est la valeur moins définie en elle-même qu' opposée au contenu, et
l'on pourrait en dire autant de l'universel dans son rapport au particulier.
Au fond, une philosophie de la forme n'est pas une philosophie. En
revanche, la philosophie du plaisir est une philosophie de plein droit et
possédant un statut historique dont Kant tiendra compte dans la doctrine
des postulats dans la Critique de la raison pratique. Mais il s'était engagé
dans une voie où la forme, le disputant au contenu, disparaissait au profit du
plaisir posé comme un principe limité à la sensation. Sans doute tout cela
estmoins une genèse qu'une coordination transcendantale; mais enfin il
faut avouer que la coordination pourrait faire une place à la liberté, plus
aisément que la perception réfléchie (FA947; 191,37), qui sans doute y
parvient, mais sans clarté. En même temps la prétention du jugement de
gotlt devient « semblable à celle des jugements » même empiriques. Kant
sent bien la difficulté : une philosophie du plaisir serait davantage ad rem.
« Ce qui est étrange et singulier, c'est que ce n'est point un concept empi-
rique, mais un sentiment de plaisir (donc nullement un concept) qui par le
jugement de goftt doit être attribué à chacun ... ». Le plaisir sous sa forme la
plus répandue peuple le monde et c'est dans la vibration sexuelle que
s'enracine la réalité du monde. On dira qu'un tel fondement est contraire
à ce que nous savons de la personnalité de Kant - mais on s'abstient d' éta-
ler depuis longtemps de tels jugements en histoire de la philosophie. Il
convient d'ajouter que souvent, mais pas toujours, Kant s'appuie sur des
concepts qui ne dépassent pas les notions purement formelles d'un
Brucker: « Mais l'idéalisme élève ici une forte objection». Nous ne nous
exprimons plus selon de tels concepts. L'histoire de la philosophie est
devenue philologie, art de lire lentement pour permettre une saisie du tissu
conceptuel, objectif et nerveux. Peut-être Kant est-il davantage une transi-
tion entre Condillac (Traité des systèmes) et Hegel, toujours penché sur la
réalité historique concrète. Mais les remarques présentées devraient être
élargies. Le formalisme dans lequel baigne la théorie des facultés ne nous
convainc guère. Il n'est pas douteux que lorsque Kant parle de la faculté de
l'imagination, il n'évoque malgré lui - mais aussi bien ne se révolte+il
guère - cette scolastique qui écrasait et écrase encore la pensée allemande.
Ce fut pourtant le mérite d'E. Cassirer dans son œuvre colossale que

1.Je tiens compte du fait que nous ne voyonsjamais une pyramide par ses quatre côtés,
mais seulementde deux.
46 CHAPI'IREPREMIER

d'opposer l'idée de substance (faculté) et celle de fonction (légalité). Il


pouvait certes s'appuyer sur Fichte - le ...premier a avoir eu une juste
compréhension de la théorie de la grandeur intensive 1 qui permet de
pénétrer de nombreuses opérations de l' esppt. Voici où nous conduit le
passaged'un niveau conceptuel à un autre dans le sens d'un élargissement
des perspectives. Nous retiendrons surtout comment, de manière ultime,
c'est à une mise en question des ordres que mène la réflexion transcen-
dantale. Ce qui s'oppose enfin c'est l'ordre de la substance et l'ordre de la
fonction. L'ordre de la substance est l'idée qui culmine chez Descartes
- l'ordre de la fonction est l'idée qui culmine chez Fichte. Kant a tenté,
partant du cœur de leur opposition, non seulement de fonder leur
intelligibilité, mais aussi, en quelque sorte partant du centre, de parvenir à
ces principes. Ce mouvements' accomplit clairement dans la Critique de la
faculté de>;uger.De là son aspect pour ainsi dire bariolé: c'est comme si
KaIJ,tponnait de toute part, en commençant par l'élémentaire, le plaisir,
l'assaut à la pensée scolastique, bataille rude en laquelle ils' investissait lui-
même, quitte à s'y salir les mains. Car enfin c'est se salir les mains que de
comprimer dans un tableau les objets de l'esprit, ses facultés, ses objectifs.
Donc l' œuvre ultime et toute différente de Kant est orientée « vers le
concret».
On ne peut omettre ces développements qui nous mènent à des vues
vertigineuses, cette dialectique nous aide incontestablement à ressaisir du
dedans le contenu en son oppostion à la forme. On se méprend généra-
lement en attribuant à l'un des moments une instabilité qu'il ne mérite pas.
Par là nous apercevons que les notions examinées relèvent del 'idée de vie.
derrière la plupart des idées étudiées, c'est la vie qui explose dans la
Critique de lafaculti de juger. L'idéalisme allemand, pour ainsi dire guidé
par l'instinct de la spéculation, n'a pas manqué d'ouvrir les portes de la vie.
Schiller, Fichte, Schelling, Schopenbeuer, sans oublier Scbleiermacher et
les Scblegel sauront extraire le meilleur de la pensée kantienne. On se
trouve ici devant un fait qui dépasse la science et qui est un/ait de culture.
Nous ne pouvons négliger le plaisir en le ramenant pas exemple au senti-
ment de douceur que nous procure un certain objet Cela est une dimension
de l' intersubjectivité, de l'existence en commun. Encore étudiant, j'avais
cru pouvoir définir le Cogito kantien comme un Cogito plural. Je ne me
dédis pas : la pensée vraie est la pensée en commun; y revenir était le
moment ultime de la Révolution copernicienne. Il s'agissait de donner la

1. Théoriede la grandeurintensive.
L'INIRODUCTIONDE LA CRJTJQUEDE LA FACULTÉDE JUGER 41

réponse à la question : Qu'est-ceque l'homme ? Aussi s'est-on bien trompé


en faisant tout reposer sur l'extase qui au terme de l'orgasme est muette,
tandis que le plaisir est loquace même en la simple nature 1; dans ses
préludes Kant semble avoir introduit le rythme par des cris et des appels
dans le cœur du sujet qu'il ouvre en le contractant. Kant semble avoir
construit une théorie de la faculté de juger pour « l' œil » vivant de
Rousseau. Une esthétique optique-« la we, dit-il après bien d'autres dans
!'Anthropologieau point de we pragmatique, est le plus noble des sens».
Mais la we ne se laisse pas toujours aussi aisément ramener à la clarté de la
conscience, et logique et vision ne coïncident pas nécessairement. Fina-
lement, Kant s'est orienté moins sur une théorie de l'esthétique que sur une
théorie des facultés supposées par le jugement de go6t. Il fallait bien
dissocier les deux moments et saisir l'un comme Erste Einleitunget l'autre
comme Zweite Einleitung,mais déprimé (si l'on ose dire) par son premier
Essaipour une Critiquede la faculté dejuger, il a préféré fournir un tout,
mêlant les deux séries, l'une sur l'inventaire des moments esthétiques -
l'autre sur leurs conditions de possibilité. Les diverses constatations sur le
caractère factice des différents moments del' esthétique lui permettaient de
construire à contre-pied de la déduction transcendantale une organisation
- interpénétration des moments - de l'approche de la théorie de la Critique
de la faculté de juger. Mais finalement, se pourrait-il qu'à tout prendre
Kant n'ait pas trouvé avantageux de dire ce qu'il avait à dire en ne suivant
pas la voie «négative» (le jugement de go6t n'est pas un sentiment de
plaisir), mais en accomplissant, ainsi que Fichte plus tard, une genèse
transcendantale? Notre sentiment est le suivant. En philosophie et dans
les temps modernes, Kant a été l'un des premiers à traiter du plaisir en
général, sexualité comprise, mais il n'a pas atteint le niveau de Hegel
dans la Phaenomenologiedes Geistes. La conclusion des Réflexions sur
l'éducationatteste même une certaine superficialité.

§ 13 (Introduction VITI). De la représentationlogique de lafinaliti de


lanature
Nous avons porté notre attention sur la finalité de la nature d'un point de
vue esthétique. La finalité de la nature peut être représentée : 1) soit à partir
d'une raison simplement subjective, comme concordance de la forme de
cet objet dans l'appréhension, antérieurement à tout concept, avec les

1.Kant, est-il besoin de le souligner,est conduitpar son environnementà se taire sur la


sexualité.Cf. cependant:EineVorlesungueberEthik., 1924(P. Menzer).
48 CHAPITREP.REMil!R

facultésde connaître,afin d'unir dans une cognaissanceen générall'intui-


tion avec des concepts, 2) soit, à partir d'une raison objective, comme
concordancede sa forme avec la possibilitéde la chose elle-même,suivant
un conceptde cet objet,qui précèdeet contient1~fondementde cette forme.
Kant en donnant ces deux définitions (192,38) outrepasse les préjugés
touchantle plaisir et particulièrementcelui qui consiste à affirmerou bien
qu'il n'est pas dicible, et par conséquentqu'il n'est qu'une forme qui se
dérape à toute définition,ou bien qu'il se noie dans le contenu.Là encorele
plaisir échappe à la définition. Jamais Kant n'a écrit quoi que ce soit de
détaillé sur la sexualité comme médiation entre la logique et la biologie
chez le chevalier Linnes:il n'a pas examiné non plus le principe aristoté-
licien de l' eros. Ces fermeturesde fenêtres étaient choses coutumièresen
son siècle -du moins selon les confusionsde notre époque. « Nous avons
vu, reprend1(ant, que la représentationde la finalité de la premièreespèce
reposJt:,or le plaisir immédiat pris à la forme de l'objet dans la simple
réflexion sur elle; la représentationde la finalité de la deuxième espèce,
puisqu'elle ne rapporte pas la forme de l'objet à la faculté de connaîtredu
sujet dans l'appréhension, mais à une connaissancedéterminéede l'objet
sous un conceptdonné, n'a rien à voir avec un sentimentde plaisir pris aux
choses». Il saute aux yeux que Kant renonce à l'une des deux formules
transcriteset pratiquementexplique la légère mise en retrait de la seconde
. , par une saturationconceptuelle.L'Esthétique de Kant n'est pas, en ce qui
regarde la forme, adaptée à un panlogisme. On observera aussi que cette
seconde formule repousse de !'Esthétique le sublime mathématique et
dynamique,momentspar lesquelson peut s'élever à la religionvivante.La
connexion de l'homme à sa faculté de plaisir, sous la première forme est
plus profonde qu'on ne le dit. Seule la premièrepropositiontoucheimm4-
diatementà lafinalité esthétique- la seconden'y conviendraitpas du tout.
Kant va donc se laisser aller au jeu de l'intermédiaire et introduireentre
deux propositionsdistinctesdes propositionsqui les relient.Dans un sens
populaire,cette recherchedel' intermédiaireest le propredu kantismeet du
tichtéanismeet elle s'éclaire dans les divisionsde Kant souventtripartites,
et confère une unité au général et au particulier.En creusantdavantagece
point,il ne serait pas difficilede constituerune sériede vuessur l'analogie-
concept auquel le P. Marty a consacré une belle thèse. Mais plus profon-
dément: si le concept d'un objet est donné, l'opération de la faculté de
juger, dans l'usage de ce concepten vue de la connaissanceconsistedans la
L'INTRODUCTIONDE LA CRITIQUEDE U FACULTÉDE JUGER 49

présentation1, c'est-à-dire qu'elle doit placer à côté du concept une intui-


tion correspondante. Ce dernier moment est décisif. En posant un concept
à côté duquel une intuition est présentifiée, Kant rappelle toute la chaîne
des médiations. Mais il reste à se demander quelle est la structure de
l'ensemble, je veux dire de la finalité réelle (formelle) et de la finalité
subjective: «Nous pouvons regarder la beautl de la nature, comme la
présentation (e:xhibitio)du concept de la finalité formelle (simplement
subjective) et les fins naturelles comme présentations du concept d'une
finalité réelle (objective) et nous les jugeons l'une par le goOt (esthétique-
ment, grâce au sentiment de plaisir) l'autre par l'entendement et par la
raison (logiquement d'après des concepts)». Il serait plus exact de parler de
définitions que de démonstrations. À nouveau Kant opère une induction
étonnante: il va dégager des deux conceptions de la finalité (finalité
formelle objective et formes finales la nature), une dichotomie qui explique
la division en deux parties de la Critiquede la faculté de juger à laquelle
il assigne deux domaines, l'un où l'objet est montré directement dans
l'appréhension qui se relie au sentiment de plaisir; l'autre qui couvre tout le
champ de ce qui se rattache à la raison. Il est bien rare que l'on distingue le
sens des concepts ici avancés. V. Basch dans sa thèse sur l'Esthétique de
Kant s'est bien gardé de soumettre à un examen critique cette délimitation
de la troisième Critiqueet de la suite logique du raisonnement. C'est bien
dommage, car comme nous l'avons vu, cette recherche (en général) vaut
pour l'édification de tout 1'édificetranscendantalet aussi pour la Doctrine
de la Sciencede Fichte, entendue comme Logiquede la philosophie.« Là-
dessus se fonde la division de la critique de la faculté de juger en critique de
la faculté de juger esthétique et critique de la faculté de juger téléologique »
-Kant développe en ces termes les divisions. La faculté de juger esthétique
consiste à juger la finalité formelle (quel' on nomme aussi subjective) par le
sentiment de plaisir et de peine et la seconde est la faculté de juger la finalité
de la nature. On opère ici une induction, assez contestable. Il reste que Kant
lui-même, même si c'est par de prétendues démonstrations, reconnaît la
validité du primat de l'esthétique à l'intérieur d'une Esthétique, tandis que
toute la nature, à savoir le principe d'une finalité formelle de la nature,
possède un principe transcendantal qui s'y applique tout entier et fournit les
clefs de la téléologie. On s'aperçoit assez rapidement que les deux options
peuvent revendiquer un primat La théorie du jugement esthétique conduit
droit àla détermination de l'homme et nous verrons que la liberté, entendue

1.Nousreviendronssurl'idée deprésentationdansl'analysedujugementesthétique.
50 CHAPllRE PREMIER

commeun néant (Fichte),me séparede toute laJphère des êtres simplement


organisés.Le chat voit dans la charmantemésange une simple proie et le
régime de l'esthétique n'existe pas pour lui. Le sommetde la philosophie
qui fait de moi un homme et comme tel le sujet~e la philosophiedonne le
primat à l'esthétique, « .. .la partie qui traite de la faculté de juger est
essentielle» (193,39).inversementle savant qui étudie comme des fins de
la nature la relation des forces du chat et de la mésange, sait qu'il analyse
d'abord un lien téléologiqueet que le primat revient dans la philosophie
à l'étude de la téléologie en tant qu'elle est complétée par la théologie
rationnelleet naturelle.On peut regretterque Kanttraitantde la Critiquede
la faculté de juger n'ait pas jugé utile d'indiquer la source des antinomies
(esthétique& téléologique).Mais, à vrai dire, la visée philosophiquede la
présentation et l'achèvement de fait de la Critique - la délimitation des
« domaines»-epérée-justifiaient cette omission.Il n'empêche que certains
ont vol}ly,voirdans cette omissionl'aveu que la sciencephilosophiquene
contenaitpas de iureune dimensiondialectique.Au fond c'était la question
de la légitimité de l'antithétique de la raison pure qui se posait. Cette
questionn'est pas soluble,à notre avis, aussilongtempsque 1'acte de philo-
sopher sera conçu comme quelque chose d'extérieur au contenu de la
sciencephilosophique.Il appartiendraà Fichte et à Hegel de concevoirun
systèmede philosophieoù, tous les momentsétant posés dans la réflexion,
,les synthèses systématiquesseront toutes, sans défaillance, développées
commesubjectivitéen soi.
La suite du paragrapheVIII consiste à dégagerles différentesrelations
entre les aspects du concept de finalité en déterminantles positions et les
oppositions. Nous ne pensons pas que la démarche analytique soit plus
riche ni moinsje-ne-sais-quoi que la simple expériencequi, correctement
étudiée, doit nous livrer le corps des concepts dégagéspar l'analyse. C'est
que l'expérience renferme le développementin concreto du savoir. On
pourrait allerjusqu'à dire avec Fichte que dans l'a priori, les conditionsde
l'expérience sont la même chose que les objets del' expériencequi compo-
sent l'a posteriori.Il serait tentant d'esquisser, par exemple,la méthodo-
logie de la téléologie,mais il faudrait expliquer auparavanten quel sens
l'a priori devancel'a posterioriet inversement Il est donc bien regrettable
que Kant se soit refusé à fonder la notion de sens ou de signification,car
c'est là que se situe la notion régulatricede totalité - «C'est la faculté de
juger les choses d'après une règle et non suivant des concepts». Nous
trouvons des propositions comparablesdans la Critiquede la faculté de
juger. Ici passe la différencebien connueentre la définitiongénétiqueet la
définition nominale, mais appliquée à ces méthodes réfléchissantes qui
L'INTRODUcnON DE LA CRmQUE DE LA FACULTÉDE JUGER 51

caractérisent l'esprit. « La faculté de juger téléologique n'est donc pas une


faculté particulière, mais seulement la faculté de juger réfléchissante en
général, dans la mesure où elle procède comme partout dans la connais-
sance théorique, d'après des concepts, mais en suivant toujours par rapport
à certains objets de la nature des principes particuliers qui sont ceux d'une
faculté simplement réfléchissante et ne déterminant pas les objets; et ainsi
de par son application elle appartient à la partie théorique de la philosophie
et en raison de ses principes particuliers qui ne sont pas déterminants,
comme il le faut dans une doctrine, elle doit aussi constituer une partie
particulière de la critique; au lieu que la faculté de juger esthétique ne
contribue en rien à la connaissance de son objet (elle n'élargit pas l'idée du
sujet du savoir) et doit donc faire partie seulementde la critique du sujet qui
juge» - la logique de la philosophie contrairement à ce que l'on voit chez
Fichte ne se confond pas avec la philosophie, mais en est une simple
excroissance: « ... et cette critique constitue la propédeutique de toute
philosophie» (194,40). Il est manifeste qu'une notion manque à l'appel
chez Kant, je veux dire l'intuition intellectuelle conçue comme chez
Schelling, auteur d'une Odyssée de l'Esprit, comme étant le sujet-objet, On
voit aussi la réelle ambition de Kant cachée par des vues aventureuses et des
incertitudes terminologiques, insolubles dans la mesure où Kant les a déjà
utilisées. Par exemple la Critiquede la raisonpure doit dégringoler d'un
étage. D'une part elle est en dessous de la théorie de la Critique,qui est la
propédeutique à toute philosophie.D'autre part les résultatsde la troisième
critique constituent (jugements réfléchissants) les dalles du corridor du
château transcendantal. Et tout réuni dans la dernière Critiquenous permet
de cerner l'alpha et l'omega de la pensée philosophique. On peut et l'on
doit s'étonner que cette métaphysique échevelée se relie avec la théorie de
la grandeur intensive. Il est difficile de lier ces audaces et ces avancées
positivistes, et pourtant elles sont solidaires. Dans l'histoire de la pensée,
inaugurant la théorie de l'objet-sujet, Kant dévoile de vastes horizons
exigeant une re-fondation 1• C'est le cas de l'objet qui conduira de la chose
en soi au noumène en passant par le phénomène. Du côté du sujet,
l'inconscient devient un problème majeur tant il se fait que beaucoup de
choses se font en nous sans nous. Kant dit que « le Je pense doit accom-
pagner toutes nos représentations». Il ne dit pas que« Je pense accompagne
toutes nos représentations». Seul, sans doute, Leibniz avait ici (les petites
perceptions) vu aussi loin, et les post-kantiens durent faire l'expérience

1. Pas au sens de Heidegger.


52 CHAPilREPREMIER

qu'on ne se passait pas facilement de l'au~ur du Discours de méta-


physique. Les principesétant nouveaux,les questionsétaient nouvelles.De
ce point de vue, errer était chose fréquente et j'ai montré ailleurs,dans mon
Schopenhauer, critique de Kant, comment avec un grand savoir et une
connaissanceremarquable des textes kantiens, on pouvait se fourvoyer.Et
enfin Kant invite à l'erreur: il use- un exemple parmi tant d'autres - des
expressions «entendement» et «raison» assez indifféremment On s'y
retrouye bien, mais beaucoupplus obscureest la grandenotion de« pouvoir
des règles ».

§ 14 (Introduction IX).De la liaison des llgislations de l'entendement


et de la raisonpar lafacultl dejuger
Classique.dansla scolastique, la démarche de Kant consistant à suivre
des COJ!~ptsdistincts dans une même région, tantôt le plaisir, tantôt la
faculté ae juger, la démarche de Kant dis-je se révélait surprenantedans ses
résultats.La faculté dejuger n'était pas, comme on auraitpu le croire, « une
faculté particulière mais, parmi tant d'autres, une application de la faculté
dejugerréfléchissante en général». C'était à ce point de vue, comme on l'a
dit, une contribution à la critique qui ne porte en rien sur la connaissancede
son objet. En revanche « la faculté de juger, dans son usage téléologique
,présente d'une matière déterminée les conditions sous lesquelles quelque
· chose (par exemple un corps organisé) doit être jugé selon l'idée d'une fin
de la nature» (FA 951; 194,40).Les considérationssuivantesapparaissent
Tout d'abord l'entendement légifère a priori pour la nature. «La raison
légifère a priori pour la liberté et sa propre causalité, comme étant le supra-
sensible dans le sujet, en vue d'une connaissance pratique et incondi-
tionnée. Le domaine du concept de la nature sous la première législation et
celui du concept de liberté sous l'autre législation sont complètementisolés
l'un de l'autre, en dépit de l'influence réciproque qu'ils peuvent avoir l'un
sur l'autre (chacun en suivant ses lois fondamentales)par le grand fossé
qui sépare le supra-sensible des phénomènes». Ces déterminations sont
appelées à s'affiner, mais jamais Kant ne les démentira. Le lien le plus
évident, ce qui ne veut pas dire encore le plus cohérent, est le trait d'union
entre les différentsmoments constitué par le supra-sensible.La liberté et le
phénomène communient d'une façon intelligible par nous dans le supra-
sensible. « Le concept de liberté ne détermine rien par rapport à la connais-
sance théorique de la nature, et de même le concept de nature ne détermine
rien par rapport aux lois pratiques de la liberté et il n'est pas possible dans
cette mesure de jeter un pont d'un domaine à l'autre» -Tout se passe donc
comme si tout ce qui se faisait dans l'âme se faisait comme si le corps
L'INTRODUCilON DE LA CRJTJQUE
DE U FACULTÉ:
DE JUGER 53

n'existait pas et inversement, tout se fait dans le c01ps comme si l'âme


n'existait pas. Complètement dissociés dans la réalité phénoménale, nature
et liberté se rejoignent dans le supra-sensible. Mais si les principes de déter-
mination de la causalité suivant le concept de liberté (et la règle pratique
qu'il contient) ne sont pas constatés dans la nature et si le sensible ne
peut pas déterminer le supra-sensible dans le sujet, l'inverse est pourtant
possible (non sans doute par rapport à la connaissance de la nature, mais
cependant par rapport aux connaissances qu'a le premier je veux dire le
supra-sensible sur cette dernière), et déjà contenu dans le concept d'une
causalité par liberté, dont l'effet doit se produire dans le monde conformé-
ment à ses lois fonnelles bien que le mot cause employé chez Kant pour le
supra-sensible signifie seulement la raison (Grund) qui détermine la causa-
lité des choses de la nature à un effet qui soit conforme à leurs propres lois
naturelles, mais en accord cependant aussi avec le principe formel des lois
rationnelles; on ne peut certes apercevoir la possibilité de ceci, mais on peut
réfuter d'une façon satisfaisante l'objection d'après laquelle une préten-
due contradiction s'y trouverait - «L'effet d'après le concept de liberté
(196,41) est le but final qui doit exister (ou dont le phénomène doit exister
dans le monde sensible) et pour cela la condition de possibilité en est
présupposée dans la nature (du sujet comme être sensible, c'est-à-dire
comme homme). La faculté de juger qui la présuppose a priori et sans
prendre égard à la pratique, fournit le concept qui médiatise les concepts de
la nature et le concept de liberté, et qui dans la notion d'une.finalité de la
nature rend possible le passage de la raison pure théorique à la raison pure
pratique, de la légalité suivant la première au but final suivant la seconde,
qui peut se réaliser seulement dans la nature et en accord avec ses lois »
(196,41). Kant reprend son explication- à peu près dans les mêmes termes.
Bien que la liberté et l'en-soi de la nature communient dans le supra-
sensible d'une manière incompréhensible pour notre entendement et notre
raison, il faut cependant que l'effet de la liberté comme «mystère» soit
visible dans le phénomène, car une nature sans liberté (sans but final) est
aussi inconcevable qu'un acte libre dans une nature qui lui réponde. Kant
ainsi répond en manipulant les négations : la nature sans liberté est incon-
cevable, etc. Et l'on comprend mieux comment la Critique de la faculté de
juger peut, grâce à ces principes, se construire comme une analytique
fondamentale de la question humaine. On voit les défauts du kantisme:
obscurité des notions principielles proposées seulement par négations -
insuffisance de la notion de système, tantôt saisie comme organisation sous
la tutelle de la nature et de la liberté, tantôt profilée comme une simple topo-
logie; - enfin absence dans le mouvement général de moments cardinaux
54 CHAPITREPREMIER

commele Beau. Enfin- last but not least- li Critiquede lafacultédejuger


semble souffrir d'un important retrait du mathématisme.et la doctrine du
sublimen'est pas propre à l'enrayer.
Kant s'achemine vers la fin de son introductionet pose commeprincipe
fondamental: «L'entendement par la possibilitéde ses lois a priori pour la
nature apporteune preuve que la naturen'est connuede nous qu'en tant que
phénomène». Avec l'entendement nous ne dépassonsjamais l'entende-
mept et par là il nous indique en même temps par conséquent un substrat
supra-sensiblede cette nature, mais il le laisse tout-à1ait indéterminé.La
faculté de juger grâce à ce principe a priori pour juger la nature d'après ses
lois particulièrespos~iblesprocureà son substrat supra-sensible(en nous
aussi bien qu'en dehors de nous) la déterminabilitépar lafaculté intellec-
tuelle1• La raison donne à ce substrat la déterminationpar sa loi pratique
a priori; eninsi la faculté du juger rend possible le passage du domainedu
conce.,tde la nature à celui du conceptde liberté. « Par rapport aux facultés
del' âme en général dans la mesure où on les regarde comme supérieures,
c'est-à-dire telles qu'elles enveloppent une autonomie, l'entendement
est ce qui contient les principes constitutifs a priori pour la faculté de
connaître (connaissance théorique de la nature); pour le sentiment de
plaisir et depeine c'est la faculté dejuger, indépendammentdes conceptset
des sensations,qui se rapportent à la déterminationde la faculté de désirer
, (197,42), et qui par là pourraient être immédiatementpratiques; pour la
faculté de dtsirer c'est la raison qui est pratique sans la médiationd'aucun
plaisir, quelle qu'en soit l'origine et qui prescrit à cette faculté, considérée
commefaculté supérieure,le but final qui entraîneen même temps avec soi
la pure satisfactionintellectuelleprise à l'objet. - Le concept de la faculté
dejuger, la finalitéde la nature, appartientencore aux conceptsde la nature,
mais seulementcommeprincipe régulateurde la faculté de conna.i"tre, bien
que le jugement esthétiquesur certainsobjets (de la nature ou del' art) qui le
met en jeu, soit par rapport au sentiment de plaisir et de peine un principe
constitutif». Régulateur à un certain niveau (pas d'orgue sans soufflet)un
principe peut être constitutif à d'autres points de vue (pas d'orgue sans
pédalier). «La spontanéité dans le jeu des facultés de connaître dont
l'accord comprend le fondement de ce plaisir, rend ce concept apte à
médiatiser la liaison des domainesdu concept de la nature avec le concept
de liberté en ses conséquences, car elle développe en même temps la
dispositiondel' espritpour le sentimentmoral ».

1.Je ne crois pas que le problèmede l'intuition intellectuellechez Fichte trouveici une
issue.
CHAPITRE II

CRITIQUE DE LA.FACULTÉ DE JUGER


ESTHÉTIQUE - LIVRE I. ANALYTIQUE DU BEAU

PREMIER MOMENT
DU JUGEMENT DE GOÛT CONSIDÉRÉ AU POINT DE VUE DE LA QUALITÉ

§ 1.Lejugement de goQtest esthétique


La faculté de plaisir et de peine est généralementméconnue,bien que
l'introduction lui reconnaisseune application décisive: l'art, qui est une
synthèsede la natureet de la liberté,un principecentral : lafinalité -, et que
l'analyse proprement dite la rattache à la faculté de juger. Mais ces
déterminationsne laissent pas d'être scolastiques. Cela est, semble-t-il,
dOaux résonancesde l'expression française qui signifie plus proprement
pouvoir 1• L' expressionjinalité2 sembledéplacéeactuellementet on en use
peu. En revanche, nous croyons bien entendre ce que signifie le beau.
Plusieursapprochesen sont même possibleset il concentreen un foyer des
perspectivesmultiples- nousporteronsnotre attentionplutôt sur le sens de
ce foyer. Kant définit ainsi le jugement de goOt: « Pour distinguersi une
choseest belle, ou non, nous ne rapportonspas au moyendel' entendement,
la représentationà l'objet en vue d'une connaissance,mais nous la rappor-
tons par l'imagination (peut-êtreliée à l'entendement)au sujet et au senti-
ment de plaisir et de peine de celui-ci» (204,50). Première remarque: le

1.GillesDeleuzemaintientla traduction«faculté,._
2.Même remmque. C.f.G.Krngcr, Critique et morale chez Kant, trad.fr. M.Régnier,
Paris,Beauchesne,1966.
S6 CHAPITREll

« jugement de goOt» n'est pas un jugement ! proprementparler 1• Il n'est


pas logiquedans la mesure où ce n'est pas l'objet qui est visé en lui et par
lui, mais le sujet ou encore le sentimentde satisfaction.On observeradans
cette premièreremarque qu'il ne s'agit en aucqne manièrede physiologie.
Il n'existe pas de pôle sujet auquel serait organiquementrelié un appareil
sensorielsusceptiblede recevoirles impressionssensiblesliées au plaisir et
à la peine. Certes au xocesiècle finissant on en tenait pour les « points
sensoriels» susceptiblesde véhiculerles sensationsd'acide et de sucré,etc.
mais les mots sont parfois trompeurs;on ne trouvarien qui correspondeaux
sensationsde plaisir et de douleur- Leriche,encoreen 1936jugeait utile de
publierdans leJournal'depsychologie,un articledémontrantque les points
de douleur ne correspondaientà aucune dispositionorganique; il en va de
même pour le plaisir. En somme ce qui nous parm"tle plus organique en
nous n'a auetlllsupport organique.Mais le plaisir et la douleurne sont pas
non pJg, logiques2 • Nous ne pouvonsrien trouver dans l'objet qui soit par
principe susceptible d'être la cause d'un plaisir déterminé pouvant être
reproduit et défini par des termes exprimantavec clarté ou poésie le beau
dans l'objet. Kant - etc' est un exemple de sa méthode- plus que par des
démonstrationscherche à nous conduirepar des définitions3• « Saisirpar la
faculté de connaître (suivant un mode de représentationclair ou confus)
un édifice régulier, répondant à une fin, est tout autre chose que d'être
, conscient de cette représentationen éprouvant une sensation de satisfac-
tion» (204-50). I'observe ici que d'interminables mais réelles difficultés
[et donc susceptiblesde fonderla critique]se présenteront.D'abord l'objet
de la sensation de satisfactionsera, à la différencede l'objet du jugement
scientifique,égal ou distinct dans la conscience.Au contrairemême, nous
ressentironsavant tout l'opposition. Ce qui revientà dire quejamais dans
le jugement de goat nous ne dépassonsla consciencecommune.Dans la
problématique de !'intersubjectivité c'est une détermination psycho-
logique précieuse: le goOtest le modèle de l'inter-personnalité(R. Lauth,
L'inter-personnalitéchez Fichte, Archives de philosophie).À la visée la
plus distinguéerépondraitl'objet le plus vulgaire.Il faut ensuite se garder
ici de dépasser certaines limites et pourtant c'est ce que nous avons déjà
fait. Rien ne me permet d'affirmer, comme je l'ai fait ici, que me soit

1.Nous voyons les emb11m111 en lesquels Kant se plonge par des soucis d'ordre
tenninologlque.DansI'Anthropologieaupointde vuepragmatique,Kantavancel'i~ d'un
«tact logique».
2. On poumûtici faire un parallèleavecles objetssymétriques.
3. Ces définitionssontévidemmentplusou moinspertinentes.
ESTIŒTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 57

donnée une conscience A, avec un contenu = X, et une conscience B, avec


un contenu = Y, et comparables (mesurables). Ce serait présupposer un
« sens commun» dans !'Esthétique et même plus: un ob-jet (Gegenstand).
Le jugement esthétique n'est jamais qu'un sentiment confus que n'habite
aucune position d'objet. Le danger le plus manifeste réside dans l'expul-
sion du jugement de goOt de la sphère de la philosophie scientifique; il
faudra sans cesse utiliser des périphrases. Mais maintenant se pose le
concept du faux déjà évoqué par nous. Soit deux tableaux peints suivant
les mêmes règles d'une même école: pourra-t-on discerner entre eux et
sinon, pour deux autres tableaux presque identiques sera-t-il possible
de distinguer le vrai du faux 7 - non logique, le jugement de goOt soulève
à ses débuts le problème du faux; je laisse à penser les beaux rapports
dialectiques qui s'ensuivent.
L'esthétique, comme permettent d'y conclure ses premières
définitions, sans devenir une sciencedu gofJtpour autant, pourra préparer
certaines dispositions ..Son développement serait fastidieux -disons qu'il
s'agit d'un catalogue de définitions et de mesures. Kant, conscient de
l'omission, tente de la contourner en disant que le sentiment de plaisir et de
peine est encore le sentiment vital.Nous verrons par la suite comment cela
procède d'une pensée plus profonde. Qu'il nous suffise de dire que jamais
la conscience esthétique n'est comparable à un micanisme ou bien encore à
une ma.chine.Dans la mesure même où la satisfaction est toujours présente
à la conscience, que ce soit d'une manière claire ou confuse, elle entraîne
l'acte de con-naissance de soi élémentaire. Avant de situer à jamais le
Cogito sur un pic surélevé, il faudrait le mêler avec le sentiment du « Je
sens». La question fondamentale n'est peut-être pas celle qui se déploie
dans la perspective théorique.

§ 2. La satisfactionquidéterminelejugementde goQtest désintéressée


« On nomme intérêtla satisfaction que nous lions avec la représentation
de l'existence d'un objet». Kant commence cet article toujours propre au
jugement de goOt comme esthétique. La satisfaction a donc toujours une
relation avec la faculté dejuger, que celle-ci soit son principe déterminant
ou soit nécessairement liée à celui-ci. « Lorsque toutefois la question est de
savoirsi une chose est belle, on ne désire pas savoir si nous-mêmes, ou tout
autre personne portons en nous-mêmes un intérêt ou pourrions porter un
intérêt à l'existence de la chose, mais comment nous la jugeons en la consi-
dérant simplement (qu'il s'agisse d'intuition ou de réflexion)» (204,50).
L'exacte détermination de la représentation d'un point de vue esthétique
ne consiste pas à juger par exemple de la valeur morale de celle-ci Oes
S8 CHAPITREII

«palais» sont selon Rousseau de pures m9thodes pour frapper l'imagi-


nationdu sens commun)et cela n'a rien à voir avecla satisfactionéprouvée
par le goOl Quanton admiraitIsabeaude Bavière,on s'attachait à sa beauté
et non à ses dispositionsimmorales. La visée du jugement esthétiqueest
donc pure. Certes c'est à la seule analyseque la pureté se dévoile: Isabeau
est belle et vicieuse: la consciencecommunene séparepas vraimentet elle
forge une expression,la beautédu diable,pour soulignercette convergence
des phénomènes. Kant commet peut-être une erreur en posant que le laid
ou le mal inversés ne sont que le beau affecté d'un cœfficientdéterminé
négatif. D'une manière générale, savoir si l'intérêt suscité par la satis-
factionest ou n'est pas donnécommeune structurede la conscienceest une
question spécifiquequi ne se lie stricto sensu à aucune autre question.De
même, le beau est un transcendantalqui ne se laisse confondreavec aucun
autre etc' el!llcette spécificitéqui justifie l'élaboration d'une Critiquede la
faculJ"1e juger. On peut remarquerque lefactum des sciencesqui justifie
l'élaboration d'une Critiquede la raisonpure n'est pas à ce point de vue
tout à fait sans relation, mais que l'orientation vers le pôle subjectif est la
barrière qu'on ne pourrait rompre pour passer du jugement théorique au
jugement esthétique.

§ 3. IA satisfactionrelativeà l'agréableest liéeà un intérêt

« Est agréablece qui plaît aux sens dans la sensation». Nous avonsdéjà
vu quel intérêt portait la Critiqueà la sensation.C'était la conscienceautre
ou plutôt affectée par l'autre. On a coutume d'énumérer cinq sens qui en
principesuscitentdes sensationsagréables,Le sens« le plus noble», la vue,
rend plus agréablesles couleurs en se réglant sur leur brillance- l'odorat,
« le dernier de nos sens » peut nous agresser en nous mettant en relation
avecdes objetsau moinstroublants.Que dirons-nousdès lors del' ensemble
des sens si ce n'est qu'existant ou n'existant pas (dans le rêve), l'essentiel
est qu'ils suscitentpar leur médiationun sentimentagréable (204,51)- la
question de leur existence se pose ensuite et par conséquent celle de
l'intérêt ou encore de l'agréable. Kant aborde la question sous un angle à
peine différent.« Tout ce qui plaît, écrit-il,précisémentparce qu'il plm"test
agréable». Il décline ensuite les degrés et les rapports des sensations
agréables,gracieux,charmant,délicieux,ravissant.« Si l'on accordecela,
dès lors 1) les impressions des sens qui déterminent l'inclination, 2) les
principes de la raison qui déterminent la volonté, 3) les simples formes
réfléchies de l'intuition qui déterminent la faculté de juger, seront par
ES1HÉTIQUE-I. ANALfflQUE DU BEAU 59

rapport à l'effet sur le sentiment de plaisir parfaitement identiques»


(206,51). Cela revient à dire entre autres choses qu'il n'y a pas de
grammaire générale del' agréable et du plaisir. Qu 'une chose aille selon les
règles, ou s'y oppose ne préjuge en rien de sa qualité d'agréable, mais si elle
satisfait aux conditions requises par là, elle est liée à un intérêt - attraction
ou répulsion. On remarquera également que l'agréable ou le sentiment
d'agréable 0a satisfaction) est le plus souvent l'aboutissement d'un effort
ou d'un acte visant à en procurer la sensation (peu importe de quelle
manière) et on ne saurait déterminer la valeur des choses pour le moi, si ce
n'est en prenant la mesure des efforts dépensés, sans d'ailleurs se soucier de
la question qui surgira de savoir comment le but a été atteint. On peut
critiquer le choix des moyens, non le plaisir qui s'ensuit- il est ce qu'il est-
et « tout homme suivant sa manière de voir les choses, tend à un même but,
qui est le plaisir». Ces simples thèmes sont matière àréflexion chez Gœthe.
Ainsi est justifiée la distinction de la définition selon le pôle objectif et
le pôle subjectif. «Lorsque j'appelle sensation une détermination du
sentiment de plaisir et de peine, le terme signifie tout autre chose que
lorsque j'appelle sensation la représentation d'une chose (par les sens, en
tant que réceptivité appartenant à la faculté de connaître). En ce dernier cas
la représentation est rapportée à l'objet, dans le premier cas elle n'est
rapportée qu'au sujet et ne sert à aucune connaissance, pas même à celle par
laquelle le sujet se connaît lui-même» (206-51). Compte tenu de quelques
minces modifications (auxquelles nous ne tenons pas vraiment), Kant en ce
paragraphe épuise la notion d'agréable qui contribue à préciser le plaisir- il
complète en effet l'analyse en montrant comment dans certains jugements
il y a objectivité parce que le prédicat demeure identique : la couleur verte
des prés; il peut arriver aussi que le prédicat plaise par lui même, c'est à dire
subjectivement: la couleur verte des prés, sans cesser de plaire objective-
ment : le vert des prés promet de « bonnes » cultures 1• Si le prédicat dans
certains cas n'est dirigé que vers l'objet, le jugement est logique; naturelle-
ment s'il n'est dirigé que vers le sujet, le jugement est évidemment esthé-
tique. Kant en de nombreuses remarques déjà présentées ne se prononce
pas vraiment sur les rapports du jugement logique et du jugement esthé-
tique qui pourraient se fondre ici. Il est néanmoins clair que le rapport entre
logique et esthétique ne saurait être négligé: c'est l'unité de la Critique de
lafaculté dejuger qui est enjeu.

1.C'est le thème des promessesde la nature. Des prédicats (en petit nombre)signifient
les points d'ancmgedujugementdans la perspectivedominéepar l'agréable.
60 CHAPITREII

§ 4. lA satisfactionrelativeau bien est li4P


à un intér2t
Est bon ce qui grâce à la raison, par le simpleconcept,plaît. Nous disons
bon à quelque chose(utile),ce qui ne plaîtqu'à titrede moyen;nousdisons
bon en soi ce qui plaît par lui-même.Dans les deux cas [moyen- bon en
soi]il y a toujoursle conceptd'un but (207,S2).
Pour juger« une chose bonne», il est toujours nécessaire que je sache ce
que l'objet devrait être (ibid.). Je dois donc avoir un concept de l'objet.
Mals cela n'est pas nécessaire si je veux seulement trouver de la beauté
dans l'objet. Souvenons-nous toujours, lorsque nous nous laissons aller à
trouver l'objet agréabl.eque cela n'est pas nécessaire : au contraire un objet
peut être jugé beau quoique inexistant. Kant pousse ici aux extrêmes la
réflexion : aucune condition ne peut être formulée au sujet du beau qu'on
aimerait PQIIVoirdès maintenant appeler une libre beauté. « La satisfaction
relat!,v,.au beau doit dépendre de la réflexion sur un objet laquelle conduit à
un concept quelconque (sans déterminer lequel), et par là elle se distingue
aussi de l'agréable, qui repose uniquement sur la sensation» (FA960;
307,52). Selon Kant, on opère au passage un rapprochement entre le
l'agréable et le bon qui n'est pas fondé. Selon Épicure, d'après lui,
l'homme raisonnable ne cherche jamais l'agréable que dans le bon et il en a
donné une longue analyse dans la Critique de la raison pratique. Ici il se
contente de dénoncer une « vicieuse confusion» dans le mot «bon». Un
gigot est bon-mais non moralement;inversement un bon ange ne satisfera
pas sans détour l'apprenti cannibale. Cette confusion s'étend à toutes les
sphères du langage. Le terme de «plaisir» est équivoque. Dans les propos
les plus wlgaires on distinguera l'agréable du bon. Sans hésiter on dit d'un
plat, qui excite le go0t par des épices et autres ingrédients qu'il est agréable
et en même temps l'on avoue qu'il n'est pas bon». La suite de l'alinéa
troisième (208,53) n'est pas vraiment glorieuse. Kant se home à repérer les
propos équivoques dans la langue philosophique ou non-philosophique. Le
plaisir peut signifier en outre l'absence de douleur. Le bonheur peut être
dit une jouissance continuée. Hegel condamnera cette manière de voir et
montrera que ce texte n'est pas cependant sans importance-il détermine
à travers les méandres du vocabulaire une conception de l'existence
moyenne et bourgeoise selon l'auteur de la Phénoménologie de l'Esprit.
Comme on parle, ainsi on pense. La conception opposée à la conception
bourgeoise est la conception héroïque suggérée par Sophocle (Antigone).
Ainsi Kant semble, malgré lui, prouver dans l'analyse des concepts, que le
plus souvent les disputes morales ne sont que des querelles linguistiques,
comme si le Beau était d'abord un langage. On fera deux remarques au sujet
ESTHÉTIQUE-1. ANALYTIQUEDU BEAU 61

de l'Esthétique : quelles que soient les conditions, la théorie des belles


formes n'est jamais une théorie des maximesmorales - d'autre part (et cela
met relativement en question l'entreprise de Schiller) l'inspiration esthé-
tique ne provoque jamais une réflexion morale: le beau ne donne pas à
penser moralement (E. Stadelmann,Der historischeSinn bei HerderHalle
1928). Il n'y a pas non plus en ce sens une esthétique de la morale, même si
dans l'opérationcritiquel 'esthitiquecommefaculté dejuger est à l 'œuvre.
Kant dans cet alinéa montre la différence entre la Critiquede la raisonpure
et la Critiquede la faculté de juger. L'orientation transcendantale impri-
mée à cette dernière, au lieu de la conduire à des propositions scientifiques,
lui ouvre la carrière des lieux communs : « ... La raison ne se laisserajamais
persuader que l'existence d'un homme qui ne vit que pour jouir •.. ait une
grande valeur en soi ». Il y a là une collusion des concepts et l'idée de raison
est mal employée- à la limite,la teneur esthétique de l' limeen assureraitla
primauté éthique. Évidemment c'est là un reflet de l'existence bourgeoise
qui regarde avec stupéfaction le Seigneur (He") qui sombre dans la
jouissance 1• Nous sommes devant un carrefour de la conscience philo-
sophiquemoderne-non pas« Qu'est-ce que l'homme?», mais« qu'est-ce
que le bourgeois?». Tel sera le fondement de l'orientation philosophique
après Kant.
Toutefois,abstractionfaite de cette différenceentrel'agréableet le bon,
ils s'accordenten ceci qu'ils sont toujoursliés à un certainintérêtrelatif
à leurobjetet je ne parlepas seulementde qui est agréable(§ 3) ou de ce
qui est bon médiatementO'utile),qui plaîtcommemoyend'un agrément
quelconque,maisencorede ce qui est bon absolumentet à tousles points
de vue, le bien moralqui contientl'intérêt le plus haut2• En effet le bien
est l'objet de la volonté(c'est-à-direde la facultéde désirerdéterminée
par la raison).Or vouloirquelquechoseet trouverune satisfactionà son
existence,c'est-à-direy prendrequelqueintérêt,celaestidentique.

§ 5. Comparaison des trois genres de satisfaction spécifiquement


différents
«L'agréable, le beau, le bon désignent donc trois relations différentes
des représentations au sentiment de plaisir et de peine, en fonction duquel

1.Dans les Observationssur le Beau et le Sublime(1766),Kantavaitmontréla« moralité


de la beauté». ffistoriquementle «Grand Siècle,. reposa sur la collusionde l'étlùque et de
l'esthétique.
2. Cenains passages du livre de Delbos dans son étude sur La philosophiepratique de
Kantlaissentsupposerque la notiond'intérêt avaitune sourcedans la penséeanglo-saxonne.
62 CHAPITREII

nous distinguons les uns des autres les obj.ets ou les modes de représen-
tation» (210,54). Déjà nous avions pu voir la convergence et la divergence
entre l'agréable et le bon. Ils convergent dans leur relation à la faculté
de désirer, l'un toutefois en cherchant une satisfaction pathologique bien
déterminée, tandis que l'autre cherche une pure satisfaction pratique.
Quant à la divergence elle est claire : poussé à ses limites, le jugement de
go0t pur est simplement contemplatif; en revanche le jugement portant sur
le b,<>n est actif, définition du lien qui le rattache à l'existence de l'objet,
sans laquelle il sombre dans le jeu, passant du même coup dans l'immo-
ralité 1. Naturellement on peut concevoir une alliance psychologiqueentre
le bon et le jeu, mais il est difficile d'en constituer un vrai nexus. C'est par
rapport au concept que Kant se montre le plus sévère. Le jugement contem-
platif ne se fonde pas nécessairement sur les concepts (les nymphéas) ni
n'est diri~par eux et n'a pas des concepts pour fins. Le langage nous
pel'IJlc;t'dansune certaine mesure de spécifier la nature de la satisfaction:
«Aussi bien l'agréable, le beau et le bon» ont chacun les expressions
appropriés pour désigner leur agrément propre « Chacun appelle agréable
ce qui lui/ait plaisir; beau ce qui lui plaît simplement;bon ce qu'il estime,
approuvec'est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective». L'agréable
a une valeur, même pour des animaux dénués de raison, la beauté n'a de
sens que l'homme dont la raison est liée à un corps animal- le bien n'a de
r sens que pour tous les êtres raisonnables. Il va de soi que l'on trouve ici la
réponse à la question: « Qu'est-ce que l'homme?». Mais le niveau de la
réflexion est verbal. Seule la satisfaction du go0t est désintéressée et libre;
en effet aucun intérêt ni des sens ni de la raison ne contraint l'assentiment
On pourrait donc dire de la satisfaction qu'elle se rapporte à l'inclination, à
la faveur ou au respect. La faveur est l'unique satisfaction libre. On dit de
l'inclination relative à ce qui est agréable : la faim est le meilleur cuisinier et
les gens qui ont un bon appétit mangent tout ce qui est comestible; au
niveau du bon appétit, il n'y a aucun choix par liberté. Kant écrit: «Ce
n'est que lorsque le besoin est satisfait qu'il est possible de distinguer qui
a du go0t et qui n'en a pas» (210,55). C'est rejoindre Brillat Savarin
(Physiologiedu goat). De même il y a une politesse sans bienveillance.
C'est lorsque la loi morale parle qu'il n'y a plus de libre choix sur ce qui doit
être fait.

!.L'aporie forméepar la collusiondu plaisir et de l'intéret est enfin levée puisque l'on
discerneun intérêtpathologiqueetun intérêtpratique.
ESTHÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BRAU 63

Définition du Beaudéduite du premier moment


Le goQt est la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de
représentation, sans aucun intérlt, par une satisfaction ou une
insatisfaction. On appelle beau l'objet d'une telle satisfaction.

DEUXIÈME MOMENT
DU JUGEMENTDE GOûT CONSIDÉRÉAU POINT DE VUE DE LA QUANTITÉ

§ 6.Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une
satisfaction universelle
Kant passe à la considération du second moment du jugement de goOtet
indique que son analyse partira de la notion de quantité. Il y a incontesta-
blement là une inversion : dans la table des catégories la quantité caractérise
la première et non la seconde perspective. Comme il ne s'agit pas de l'ordre
militaire, cette inversion n'est d'aucune importance. De même il ne faut pas
lire général mais universel. J'ignore si, parlant de satisfaction universelle
de la beauté, Kant pense aux hommes (êtres raisonnables pris dans un corps
animal) ou s'il pense aux anges aussi 1• Quoi qu'il en soit, la satisfaction ne
porte pas sur l'universel, mais sur l'idée d'humanité, caractérisée par le fait
que, jugeant un objet beau, elle juge en même temps que toute créature
raisonnable doit porter un semblable jugement. Il ne s'agit pas d'un
jugement de connaissance de ma part. Je n'ai pas à m'assurer qu'une autre
monade juge de telle façon; je dis seulement que si une monade existe,
alors elle doit juger de la sorte. C'est dire qu'en réalité le jugement
d'universalité est un jugement sur un jugement Au point de vue esthétique,
si la satisfaction est exempte d'intérêt, on «ne peut faire autrement
qu'estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour
tous ». Le raisonnement développé par Kant s'opère par la négative. Si, par
exemple, je suis privé d'un organe qui autorise un jugement positif, je ne
peux émettre l'expression d'une satisfaction positive qui devrait s'imposer
à autrui : par exemple un aveugle ne peut pas dire : cette chose est belle. On
dira que la multiplicité du jugement sur le Beau se trouve par là excessi-
vement réduite, puisqu'elle n'a lieu que là où la similitude est négative. On
s'est donc efforcé de retrouver le jugement positif. Mais ce n'était pas
nécessaire. Quand bien même il n'y aurait qu'un seul objet, la prétention

1.Le principal argument en ceci est constitué par le fait que Kant parle de I' etre
raisonnableen général.
64 CHAPITREIl

d'universalité pourrait être émise. Il sQ.ffit pour obtenir ce résultat


fondateur de relier la prétention subjective au jugement de gotlt axé sur le
sentiment subjectif. Cette lecture est un peu décevante : il s'agit en effet
d'une réduction phénoménologique ou d'une abstraction psychologique.
On voit un des défauts. À vrai dire sans grande importance - dans
l 'Analytique du beau. Obligé de proportionner ses paragraphes, Kant. étire
ses démonstrations Il ne semble pas mesurer ainsi certaines profondeurs de
son propos. Par exemple lorsqu'il dit que le jugement logique et le juge-
ment esthétique ont en commun de requérir l'universalité, il néglige
l'élément de contrainte (Zwang) qui élémente le jugement logique et
l'apparente libéralité' qui gouverne le jugement esthétique. Quoi qu'il en
soit, nous trouvons le principe du mauvais gotlt; est déplaisant, l'opposition
des monades et la condition de !'Esthétique est la liberté -réalisée dans le
im Gemetrrscliaftdenken.
,/
§ 7. Comparaison du beau avec l'agréable et le bon d'après le
caractère précédent
Dans ce tableau jusqu'ici plutôt sympathique, Kant verse un goutte
amère. On vient de voir comment le jugement revendiquant l'universalité
établissait un désir del' assemblée du genre humain. Les monades devaient
communier. Mais le bon ne laisse pas d'être lié à l'agréable empiriquement
conçu, et ce dernier est maintenant visé comme principe de solitude. Mon
corps est à moi etje ne puis nier que la saveur que je prends buvant ce vin ne
soit une saveur que je peux seul apprécier 1• La première caractéristique de
la monade est la solitude. Évidemment il y a longtemps que l'homme
assimile le corps à un cachot où il n'y a de place que pour moi; seulement
cela doit être pensé avec rigueur. Le cachot n'a pas de murs où accrocher un
miroir dans lequel je ne verrais rien en le regardant, puisque privé de
lumière. Voilà ce qu'est la solitude, ou du moins ses images paradoxales; et
l'on voit comment la racine de la dialectique esthétique se dispose dans les
premières pages del' Analytique. Prise en elle-même l'antinomie saille-et
ce n'est évidemment pas du tout le moment de la résoudre. Ce serait une
illusion métaphysique d'ailleurs. Une solution verbale ne saurait suffire.
Je peux seulement dire deux choses. La première est qu'il convient
d'accorder une « légèreté philosophique» à toutes les recherches verbales

1. C'est la raison pour laquclle les docteurses vin afin de briser leur solitudedoivent
montrerleursconnaissancesdans la« gdograpbie du vin ».
ES'JHÉTIQUE-1. ANALYTIQUEDU BEAU 65

en un sens philosophique 1. Secondement, Kant s'étant toujours privé de


recherches philologiques, il est naturel qu'il ait rencontré les plus grandes
difficultés, levées en partie par W. von Humboldt distinguant l' i"ationnel
et le primitif; j'ajouterai cependantun point (qui fera l'objet d'une
recherche): sans la résolution de l'antinomie de la Gemeinschaft et de
1'Einsamkeit, il ne reste pas grand chose de la philosophie transcendantale.
Ici donc se manifeste l'ambition de Fichte : établir dans la communion des
saints la fondation del 'Église transcendantale. C'est une pure transposition
de l'augustinisme de Kant (civitas Dei). Kant se contente ici d'énoncer le
principe de l'empirisme philosophique: «À chacun son goOt». Le véri-
table auteur de cette difficulté est l'entendement empirique qui n'est pas du
tout une « table rase», mais une connexion de précieux concepts: Temps,
espace, moi, etc. Les sosies du néant (Consantino)
Seulement on ne peut dans ces préliminaires laisser toute la place
vacante pour l'empirisme. Place, dans l'expérience, doit être faite au Beau.
Il n'est pas insensé d'entendre un convive proclamer: «Je suis le seul à
pouvoir apprécier ce vin ». En revanche, entendre un convive s'exclamer :
« Ce monument est beau, mais je suis le seul à pouvoir l'apprécier» c'est
entendre un propos insensé. La dimension d'universalité ne peut itre
sacrifiée. Mais alors, comment qualifiera+on le concours de plusieurs
individus àjuger une chose belle? Dira+on qu'ils dépassent leur solitude?
SOrement pas - ce serait nier leur essence. On s'exprimera autrement
(209,53) en parlant d'universalité de comparaison et, de la personne qui
s'entend à susciter cet accord, on dira qu'elle a du goOt ou qu'elle se signale
par ses qualités humaines dans la mesure où elle se repose sur la société. - il
est peut-être inconvenant de faire intervenir des jugements reposant sur des
valeurs existentielles chez Kant. Mais il est clair que l'expérience collec-
tive, par exemple d'une galerie de tableaux, est phénoménologiquement
distincte dela «dégustation» d'une dinde ou d'une autre volaille.

§ 8. L'universalité de la satisfaction n'est représentée que


subjectivement dans unjugementde goQt(214,55-57)
Kant est apparemment peu satisfait de la solution qu'il vient d'apporter
au problème en réalité très compliqué de la modalité du jugement esthé-
tique: d'un côté empirisme ou solitude, de l'autre communauté transcen-
dantale. Pour l'instant, c'est thèse contre thèse. Sans en modifier les

1.Je vise en particulier la réponse de Moïse Mendelssohn à la question: Was ist


AufkliJrung?(GS,VI 2).
66 CHAPITRED

grandes lignes, il va s'efforcer de mieux les.,.clisposerau discernement


Tentons de le suivre. Il introduit à peu près dans ces termes sa dialectique.
Ce caractère particulier d'universalité 1 d'un jugement esthétique qui se
rencontre dans un jugement de gotlt est une chose remarquable, non certes
pour le logicien qui n'y verra qu'une particularité de la langue, mais pour le
philosophe transcendantal 2, qui devra dépenser un effort considérable
« pour en découvrir l'origine». Il faut d'abord se convaincreque chaque
personne est apte à ressentir la satisfaction dont procède le plaisir. Cela
s'appelle être libéralet par exemple savoir faire complètement abstraction
des qualités d'un tableau dès lors que par certaines qualités il fait quand
même plaisir à autrui. En ce sens il n'y a pas d'éducation des sens. Le plus
infime des chromos peut procurer, en dépit de tous les discours, une source
de plaisir. Certes le jugement sur une chose agréable (une saucisse) peut
recueillir unin:ertaine unanimité; mais jamais ce jugement des sens ne
prétengr~ comme le jugement sur le bon, à une universalité morale objec-
tive, non plus que le beau qui, prétendant à une universalité esthétique
subjective, se porte vers une exigence réflexive comme assentiment Il y a
deux choses à considérer ici. Lejugement sur l'agréable et le jugement sur
le beau, tout en tendant à exprimer une certaineuniversalité- voilà toute la
difficulté -, sont pour ainsi dire les premiers moments qui nous suggèrent
de limiter nos prétentions. Il y a dans ces jugements une retenue intérieure
qu'on appelle encore réserve, qui fait que nous n'insistions pas avec
emphase sur notre sentiment et nous contentons de prendre un air supérieur
et savant: « chacun est de lui-même assez modeste pour ne pas exiger
l'assentiment». Il y a là cependant une combinaison des moments assez
subtile que Kant manque, emporté par le souci des correspondances. Les
« experts » ne font pas seulement que prendre un air supérieur. On inculque
dans certaines compagnies le gotlt du vin avec autant de soin qu'on
enseigne les « bons » champignons. Qui d'entre nous n'a pas vu au restau-
rant un consommateur « taster » le vin - cela se manifeste par une conduite
vraiment ridicule. Certains enfoncent si profondément leur nez dans leur
verre qu'on se demande s'ils pourront l'en extraire. impassible, mais
bouillant de rage, le sommelier attend le verdict qui à 99% est favorable -
preuve absolue qu'on a fait « semblant». Cet exemple trop long explique
cependant pourquoi la modestie est une vertu si rare- elle élimine la fausse

1.L'universalité va jouer un grand rOledans la progressionkantienne•. En fait elle


indiquede manièreessentiellela présencedu logiquedans lejugementde godt
2. Oppositionentrela théoriedu langageetla philosophie.Dansl'œuvre de Humboldton
assisteà un renversementdes perspectives.
ESnŒTIQUE- I. ANALYTIQUEDU BEAU 67

science qui se loge dans le jugement de goOtuniversel subjectif et dénonce


une éthique qui, fondée sur celui-ci, prétendrait se substituer à la morale. Il
est intéressant, dans la mesure où il se recommande par ses qualités
humaines,le jugement qui suit de ce contexten'a pas dans la langue, si on lit
correctementle texte de Kant, d'appellation technique précise. Kant parle
seulementdejugement de goOtesthétiquesubjectif(215,59).Ainsi donc, le
pouvoir que nous rencontrons dans cette terre inconnue est l'homme lui-
même. HomoAesthéticus- c'est le vrai sens de la thèse de L. Ferry. Nous
cherchonsce qui est sous notre nez et nous n'apercevons pas tout de suite
que la consciencedu beau est sous notre lampe. On peut tirer une foule de
constatationsde cette seule donnée. Par exemple, si l'éducation esthétique
ne doit pas être un bric-à-brac d'expériences contestables, il faut que
l'éducateur possède une science rationnelle a priori de l'esthétique, mais
où trouvera-t-il le mm"trecapable de lui prodiguer cette connaissance? etc.
-cet« etc. » désignantl' «indéfini» qui est le vrai contrairedel'« a priori».
Évidemment on serait tenté, partant de là, de souligner l'incommunica-
bilité dans les arts et dans les jugements de goOt en particulier - mais
comme l'affinnait encore une fois Malebranche, il est ridicule de philo-
sopher contre l'expérience. Or que nous montre l'expérience? Incontesta-
blementquel' authentiquecaviar l'emporte (et de loin) sur le caviar obtenu
par l'élevage. Naturellement il s'agit là d'un simple poteau indicateur.
Mais l'expérience nous montrequ'il y a une certaine communicabilitéqui a
pour modèle l'ordre de la nature et l'ordre moral. « Donne-luiquand même
à boire». Quand même! -Comme si I Telles sont les routes de l'humanité.
Plus trouble est le sens de l'exemple dans l'esthétique. L'exemple est au
niveau de chaque conscience le processus par lequel transitent les valeurs
esthétiques. Non que je puisse déduire quoi que ce soit de précis objec-
tivement de l'immobilité extatique d'un spectateur devant un tableau,
néanmoinsje peux présumerqu'il éprouve un sentiment de plaisir et cela,
surtout si son attitude évoque celle fréquente chez l'homme en prière. Je
peux aussi juger, non déduire.qu'un organiste qui joue, solitaire, sur son
instrument son aria préféré, trouvera un jour le moyen de séduire une autre
conscience. Dans l'art se situe un pouvoir séducteur. Et nous admettons
sans trop de difficultésdans les romans la fable de la « main du diable». La
langue allemandepossède un couple de mots précieux pour illustrer cette
dialectique: Anruf Beruf. On pourrait résumer tout cela en soulignant que
partout où il est question du jugement de goOt,de ses modalités, de ses
exemples- Kant évite le termesynthétique.
68 CHAPITREIl

Résumons nous. l)Dès que l'on~ un jugement sur des objets


uniquement d'après des concepts, toute représentation de beauté
disparm"t.2) On ne peut donc indiquer une règle d'après laquelle quelqu'un
pourrait être obligé de reconnaître la beauté.d'une chose (216,59)-1' esthé-
tique est la terre de la liberté-et en ce sens, c'est le continent del' esprit ou
encore de la culture. 3) On ne veut pas se laisser dicter son jugement par
quelque raison ou par des principes lorsqu'ils' agit de savoir si un habit, une
xpaison, ou une fleur sont beaux 1.4)On veut examiner l'objet de ses
propres yeux - alors qu'en matière politique on aime à suivre la foule:
« Sapere aude » comme si la satisfaction qu'on y prend dépendait de la
sensation. 5) Et cependant, sil' on déclare alors quel' objet est beau, on croit
avoir pour soi toutes les voix et l'on prétend à l'adhésion de chacun bien
que toute .sensation personnelle ne soit décisive que pour le sujet et sa
satisfaétmn propre. Je ne pense pas que la matière de l'expérience esthé-
ti(llll!puisse procurer l'occasion d'une dialectique spécifique; en revanche
j'estime que cette expérience (avec ses contradictions) n'est pas fondamen-
talement opposée à l'expérience politique, la racine commune (WUn;el)
étant la liberté. Cette tension vers une racine unique permet de voir dans le
criticisme une contribution importante à la théorie de la liberté.
Il reste une difficulté en elle-même terminologique.L'objet que vise la
conscience est une idée 2 - cet objet considéré dans la pureté de sa forme
n'est pas reproduit tel quel dans la conscience. C'est pourquoi je dois
apprendreun tableau, moment par moment Et il n'est pas évident que je
pourrai un jour en reproduire toute la richesse dans ma conscience et, s'il
est permis de s'exprimer ainsi, plus je vais, plus il y a à aller. On tournera
partiellement évidemment la difficulté en délaissant le mot «idée» au
bénéfice de celui de« beauté» (ou de beau).
Remarque. C'est la première fois que, dans la Critique de lafaculté de
juger, Kant parle décisivement del' idée en un sens platonicien. Son usage
sera beaucoup plus important dans la dialectique de la faculté de juger
esthétique. Quant au fait que tous les substantifs allemands prennent une
majuscule, etc., c'est une difficulté que le contexte permet assez facilement
de résoudre, sans se mettre en quête de règles universelles introuvables.

1. On sait que les applaudissementsau théltreétaientau xvme si~le dictés par l'attitude
du Monarque.Mozartlui-mêmen'6taitpassoustraità cette pratiquehllDlillante.
2. Presqueau sensde Platon.Cf. P. Natorp,Plato'i ldeenslehre, 2°éd. Berlin,1920.
BSlHÉTIQUE- I. ANALYTIQUEDU BBAU 69

§ 9. Examen de la question de savoir si dans le jugement de goQtle


sentimentde plaisir précède la considérationde l'objet ou si c'est
l'inverse
« La, solutionde ceproblèmeest la clef de la critiquedu goQt» (216,60).
L'image de Kant est forte. La clef de voOte d'un édifice est la pierre
où s'arc-boutant de toute part les pierres qui forment les colonnes et les
murs s'équilibrent dans une ultime pression qui empêche l'édifice de
s'effondrer. La clef de voOteôtée, l'édifice s'écroule.
Kant attaque dans la force de l'adversaire : le plaisir. Si, résultant de
l'objet, le plaisir précédait et « si la possibilité de le communiquer à tous »
devait seule (217 ,60) dans le jugement de goOt être attribuée à la représen-
tation de l'objet, une telle démarche serait en contradiction avec elle-
même. Car un tel plaisir ne serait rien d'autre que le simple agrément dans
la sensation des sens de par sa nature; il ne pourrait avoir qu'une valeur
individuelle, puisqu'il dépendrait immédiatement de la représentation par
laquelle l'objet est donné. «C'est donc la communicabilité universelle
de l'état d'esprit dans la représentation donnée qui, en tant que condition
subjective du jugement de goOt, doit être au fondement de celui-ci et avoir
comme conséquence le plaisir relatif à 1'objet ». La communicabilité est
donc la clef de voOte qui rend possible l'édifice de l'esthétique, qui
renferme le plaisir relatif à l'objet. La communicabilitéde l'état d'esprit -
le sentiment que le jugement sur un profil de médaille peut être partagé ou
être communicable 1 -en tant que condition subjective, est au principe [du
jugement de goOt] et a comme conséquence le plaisir relatif à l'objet. Au
fond Kant renversel'opinionreçuequi consisteà/aire duplaisir éprouvéle
principe de la communicabilité.C'est cette dernière qui est le Prius. Aussi
la question se pose de savoir si l'esthétique kantienne est ou non intellec-
tualiste 2. Naturellement, des notions connexes, par exemple celle de
Culture,subiraient le contrecoup de ce renversement. Pour établir sa thèse
Kant définit le communicable. « Rien ne peut être communiqué univer-
sellement si ce n'est la connaissanceet la représentationdans la mesure
où elle dépend de la connaissance». Si nos vues sont justes, le seul
moment communicable est la définition procurée dans la connaissance; en
revanche, lui étant indissolublement lié, il est aussi la représentation « dans
la mesure où elle dépend de la connaissance». Il est passablement étonnant
que Kant ne fasse pas appel à la sympathiequi tient très peu de place dans

1.Nousvoyonsici quelejugementde goOtpeut êtreédifiant


2.ilyauraitalorsparrapportà1766unevéritablerévoluûon.
70 CHAPITREIl

son Traitl. Schopenhauer «persécute» à ce-propos le créateur de la philo-


sophie transcendantale-sur ce point M. Scheler est plus discret La conclu-
sion de ce troisième alinéa, reprenant tous les moments, est synthétique : la
communicabilité doit être pensée comme seulement subjective en son
rapport au principe déterminant du jugement. Nous choisirons une autre
disposition des mots pour qu'on ne réduise pas le raisonnement à une
tautologie. Je remarquerai toutefois que l'essentiel de la question proposée
est.constitué par l'assertion «sans concept» qui détermine la limite de
l'esthétique et que c'est, paradoxalement, par là qu'une théorie transcen-
dantale du go6t prétend « sans go6t » fonder - découvrir à son fond - une
esthétique qui rejette ie concept comme fondateur.L'état d' esprit-expres-
sion jusqu'ici nébuleuse - « se présente dans le rapport réciproque des
facultés représentatives pour autant qu'elles mettent une représentation
donnée enrelation avec la connaissance en général».
Kitiit estime (217 sq ., 62 sq.) que les facultés de connaissance, mises en
jeu par cette représentation, se développant« sans concept», sont essentiel-
lement libres, « aucun concept ne les limite à une règle particulière de
connaissance». S'il peut dire cela, c'est qu'il considère, comme on l'a vu
dans l'introduction, la subjectivité esthétique en l'homme comme liée à la
liberté. Ce thème sera le nerf de la philosophie de Schiller (SW, Bd. VI).
Pour l'homme, l'ltat d'esprit comme libertl de la subjectivitl est donc
l'essence 1. Chez Fichte dans la Sittenlehre, l'essence se pose elle-même
comme inter-personnalité, et c'est à cette solution que Kant aurait d6
s'élever, mais il s'en tient aux facultés. Ces facultés sont aisées à repérer:
d'une part l'imagination dont procède la composition du divers dans
l'intuition, d'autre part l'entendement qui assure l'unité du concept, la loi
de l'opération de constitution du concept (Grandeur intensive). Faisons un
moment abstraction des « produits » de ces facultés et ne conservons que
leur libre jeu : nous obtiendrons l'état d'esprit comme capacité de rentrer en
soi et réalisation de la communicabilité. J'observerai que la sortie de soi
(communicabilité) se noue avec les autres moments et donc, dans le plaisir,
avec la rentrée en soi.
Sans doute cette analyse de Kant est-elle assez discutable. Dans le
paragraphe précédent, il ramène à l'unité en tant qu'empiriques ou patho-
logiques les sentiments esthétiques - dans celui-ci il sépare les «jugements
des sens » (particulièrement sur l'agréable) des « jugements qui prétendent
au moins à la communauté universelle » et qu'il appelle des «jugements de

1. Schiller,SW,Bd. VI,400.
ES1HÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 71

réflexion». Cette disposition dévoile une terre inconnue à la pure logique


objective, comme à la sensualité (plaisir des sens). M. Ficin, dans la logique
de Platon, avait cependant cru sage de définir le Beau par ses niveaux de
connexion avec l'Un. Mais Kant sépare les «jugements de sens» et les
«jugements de réflexion». S'il nous est permis de nous exprimer ainsi,
Kant distingue ces jugements comme des événements mentaux réels, les
uns surgissant de la solitude (le gofit d'un gâteau), les autres tendant à la
communauté - or il n'est pas difficile de voir que ces dispositions, ces
tendances sont contraires (mais non contradictoires), le surgissement de
l'une abolissant [Aujhebung]la présence de l'autre. Mais alors il ne s'agit
plus d'une contradiction illusoire (d'une antinomie), mais d'une simple
opposition réelle.
Nous devons débuter par une analyse de cette opposition. Bien
qu'exprimée en termes logiques, l'opposition est à la vérité sentimentale;
et lorsque par exemple nous consommons un gâteau, il nous arrive de
fermer les yeux comme si par là nous en laissions la saveur mieux pénétrer
notre bouche. Nous pouvons accomplir d'autres mouvements; il serait bien
long de les décrire; contentons-nous de dire que tous sont habités par un
reflux, comme analogon du phénomène pathologique, une « réflexion »
égoïste sur notre être. Il ne serait pas mauvais de réfléchir au sentiment de
bien-être que nous éprouvons àce moment, surtout si nous sommes presque
endormis auprès d'un feu qui crépite doucement. Ce sentiment de bien-être
général fonde une solitude étrange : si l'on tente de nous faire sortir de notre
endormissement, nous jugeons les « autres » bien importuns et notre
sentiment devient du ressentiment. Bref, notre jugement s'inverse. On
pourrait montrer qu' inversement aussi, le jugement de réflexion s' accom-
plit en son contraire. De là provient la définition de l'homme: c'est un
passage (Uebergang)I, un Schweben au niveau sentimental de l'imagi-
nation. Généralement, le Schwebenest conçu comme un mouvement sur un
tamis qui permet de séparer les graines- tout autre exemple de mouvement
permettant de séparer des éléments (le sable et le diamant) est le bienvenu,
cela va sans dire. Ici la solitude et la communauté passent en l'homme qui
est dialectique. La terre inconnue qui donne tant de soucis au philosophe
transcendantal, c'est la dialectique humaine.
Définition du beau déduite du second moment.
Est beauce quiplait universellementsans concept(217,62).

1.De ce point de vue la réponseàla questionQu'est-ceque l'homme? pourraitse poser


ainsi: l'hommeest unequestion.
72 CHAPITREII

TROISIÈME MOMBNT
DES JUGEMENTSDE GOÛT AU POINT DE VUE DE LA RELATIONDES FINS
QUI SONT CONSIDÉRÉESEN CEUX-Cl

§ 10.Delaflnalitéengénéral(219-221,63)

«L'objet d'un concept est fin dans la mesure où le concept en est la


cause » (220,63); « et la causalitéd'un conceptpar rapportà son objet est la
finalité (forma flnalis). On conçoit donc une fin quand on pense non
seulementla connaissanced'un objet, mais encorel'objet lui-même». Ces
définitionsne sont pas·nouvelles.On les trouvebien entenduchez Aristote
(Leçons aristotéliciennes,89 sq.) Selon cette définition seule, la comple-
xité de la fin •vec tous ses tenantset aboutissantsen rend la lecturepresque
impossibleJ.r.Pour les objets simples,la représentationdel' effet est alorsle
princj~ déterminant de sa cause et le précède, « La conscience de la
causalité d'une représentationpour conserverle sujet dans le même état,
peut désigner ici d'une manière générale ce que l'on appelle plaisir; au
contraire,la peine est la représentationqui contientla raison déterminante
pour changer en son contraire l'état des représentations(en les détournant
ou en les éliminant)». Kant poursuit le développementdes définitions:
« La faculté de désirer, dans la mesure où elle n'est déterminableque par
, des concepts, c'est-à-dire conformément à la représentation d'une fin,
serait la volonté». Mais la réciproquene serait pas nécessaire: « un objet,
ou un état d'esprit ou bien encore un acte, est dit final, alors même que sa
possibiliténe supposepas nécessairementla représentationd'unefin, pour
la seule raison que nous ne pouvons expliqueret comprendrecette possi-
bilité que dans la mesure où nous admettonsà son fondementune causalité
d'après des fins, c'est-à-dire une volonté qui en aurait ordonné la dispo-
sition d'après la représentationd'une certainerègle. La finalité peut donc
être sans fin, dans la mesureoù nous ne posonspas les causesde cette forme
en une volonté;bien que nous ne puissionsobtenirune explicationcompré-
hensible de sa possibilité qu'en dérivant celle-ci d'une volonté. Or il ne
nous est pas toujours nécessaire de saisir par la raison (en sa possibilité)
ce que nous observons. Ainsi nous pouvons tout au moins observer une
finalité au point de vue de lafonne, sans mettre à sonfondement unefin

1.La théoriearistotéliciennede la causeest moinsfautiveque b'opcomplexeet difficileà


mettre en œuvre. On aurait attendu une réfutation moins pragmatique et plus logique
(transcendantale).
l!S1HÉTIQUE- I. ANALYTIQUEDU Bl!AU 73

(comme étant la matière du nexusfinalis), et la remarquer dans les objets,


mais il est vrai seulement par réflexion».
Kant dans son analyse du concept de fin ne donne qu'une place tout à
fait restreinte à la notion de matière qui occupe la réflexion aristotélicienne.
Reste alors laforme qui se subdivise en deux grandsmoments. A) Un effet
dont la représentation (concept) est compréhensible, depuis sa trace,
jusqu'au principe moteur qui l'anime. B)Un effet dont la représentation
est incompréhensible O'empreinte d'une main sur le mur d'une caverne
- vestigium hominis video), car on ne peut répondre aux questions :
pourquoi? comment? librement? On parlera alors de finalité sans fin. Une
danse, sans concept directeur autre que le mouvement du corps, est aussi
une finalité sans fin; c'est la raison pour laquelle Kant peut intégrer à la
notion de finalité des objets comme les vagues de la mer, qui, au demeurant,
ne signifient aucun progrès. Ce concept de finalité sans fin n'exige plus que
l'objet soit intéressant pour l'entendement; le désert où rien d'humain ne
subsiste est une finalité sans fin qui va attirer au xixe siècle les peintres.
Maints concepts (relativement nouveaux à l'époque de Kant) vont
conquérir un domaine qualifié par le sobre, le simple, le modeste, etc. Ce
mouvement aura naturellement ses limites - mais on retiendra la maxime
de Bergson: « il faut savoir attacher du prix à l'inutile ». - Dans cette
tension ultime entre l'inutile et l'absence de fin d'une part, et la repré-
sentation qualifiée de l'autre, de nombreuses nuances sont possibles. Voici
un tableau du XVIIe siècle où une chaise est représentée dans tous ses
détails : dossier soutenu par de petites colonnes, etc., et un tableau contem-
porain qui représente aussi une chaise, mais « toute petite» et peinte avec de
joyeuses couleurs; on y trouvera la joie insouciante de l'enfance. Or on ne
décelera pas seulement une nuance selon les âges; la chaise du menuisier
n'est pas celle du géomètre. En l'absence de matière, le nexusfinalis se
démultiplie. Ces trop brèves considérations nous donnent à penser que le
principe de finalité est un principe régulateur et nullement constitutif. Sur
un seul point le principe régulateur aurait un reflet constitutif: il permet de
comprendre que les arts et les représentations partent de l'objet comme
totalité qu'ils diffractent.

§ 11. Lejugementde goQtn'a riend'autre à sonfondement que laforme


de lafinalité d'un objet(ou de son modede représentation)(221,64)
« Toute fin, si on la considère comme principe de la satisfaction,
implique toujours un intérêt comme principe déterminant du jugement sur
l'objet du plaisir». Cette proposition est conditionnelle: elle suppose un
h'bre regard sur l'objet et donc sur sa forme. [Il s'ensuit qu'aucune fin
74 CHAPITREII

subjectivene peut être au fondementdujugement de goOt].C'est dire aussi


qu'aucune représentationd'une fin objective,c'est-à-dire de la possibilité
de l'objet lui-même suivant les principes de la liaison finale, donc aucun
concept de ce qui est bon (Gut), ne peut déterminerle jugement de goOt.-
Cette remarque est plus importante qu'il n'y paraît: elle fonde l'hétéro-
généité des valeurs transcendantalesqui ne sont pas seulementindépen-
dantes les unes des autres,mais qui encore n'ont aucuneinfluenceles unes
sur les autres. La fin du paragraphe 10 est heureusementprolongée. Le
jugement de goOt,- ou «jugement esthétiqueet nonjugement de connais-
sancequi ne concerneaucunconceptde la natureou de la possibilitéinterne
ou externe de l'objet par telle ou telle cause - [concerne]le rapport des
facultés entre elles dans la mesure où elles sont déterminéespar une repré-
sentation».«Ce rapport, dans la déterminationd'un objet commebeau, est
lié au sentimen'td'un plaisir qui est, en même temps, affirmé par le juge-
menr& goOtcommevalablepour tous; par conséquentl'agrément accom-
pagnantla représentationne peut pas plus contenirle principedéterminant
[dujugement de goOt]que ne le peut la représentationde la perfectionde
l'objet ou le concept du bien». On précisera par quelques additions cette
phrase un peu compliquée.Le plaisir est résultat et non pas déterminant,
mais déterminé. La perle suscite un sentiment de douceur dans l' œil.
L'inverse serait d'un point de vue esthétiqueabsurde.Le plaisir (ou l' agré-
ment) en tant qu'il est résultat ne peut pas contenirle principedéterminant
dujugement de go6t comme« valablepour tous» commereprésentationde
la représentation(celle de la fin qui conduità la représentationdu plaisir).Il
en résulte qu'on ne peut parler ni de finalitéobjective(connaissance),ni de
finalité subjective (morale) mais seulement d'état dont on ne veut pas
changer(§ 10) et il s'agit d'une finalité sans fin, dont il importepeu que le
statut ontologiquesoit ou non illusoire.Il suit de là aussi que la satisfaction
est sans concept, c'est-à-dire sans concept déterminant; la communica-
bilité affirmée comme valable pour tous et la finalité esthétique sont une
seule et même chose. La prétention à !'intersubjectivitéqui se manifeste
ainsi est l'objet du philosophe. Il va de soi que le dévoilement de la
prétention à !'intersubjectivitéest ici la fondation précise de la question:
«Qu'est-ce que l'homme?».

§ 12.Le jugement de goflt repose sur des principes a priori


(221 sq.,64sq.)
Soit un sentimentde plaisir ou de peine, on ne sauraitle lier a priori avec
une représentation quelconque (sensation ou concept). S'il s'agissait
d'opérer une liaison avecune représentation,définiecommeeffet, ce serait
ES1HÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 15

évidemment tout autre chose. Kant, dans ces conditions, croit utile de
souligner une nouvelle fois la fonction del' a priori dans les deux premières
Critiques.Il est inutile de reprendre l'exposé kantien sur l'a priori dans la
connaissance. Il serait plus juste de se pencher sur 1'a priori en l'éthique, et
là on rencontre une énorme difficulté. Dans le registre de la sensibilité, il
n'y a aucune intuition morale qui pourrait se lier synthétiquementavec le
concept de la loi morale, qui, dès lors, ne pourrait être rempli comme
la catégorie. Certes, nous avons l'idée concrêted'un sentiment moral: le
remords qui, sondé dans ses origines, ne s'explique guère, mais qui
conserve une relation exclusive au passé si bien que le « Je n'aurais pas dQ»
prendrait la place du «Je dois». Ajoutons que le sentiment du remords
pouvant comprendre des éléments empiriques n'est pas pur comme doit
l'être l'intuition morale. Le remords n'est pas digne d'une analyse
transcendantale, mais seulement d'une décomposition psychanalytique
C'est donc de la part de Kant un coup de force que de parler de propo-
sitions synthétiques en morale. La difficulté paraît insurmontable et
pourtant, développée en ses conséquences ultimes, elle entraîne la ruine
de deux questions kantiennes: « Que dois-je faire?» et « Que puis-je
espérer?». Sans doute on ne pourrait nier que la représentation esthétique
soit capable d'exprimer les moments difficiles ou même joyeux dans la
sphère éthique: ainsi la peinture d'une foule délivrée et pour ainsi dire
happéepar l'idée de liberté. Mais cela soulèverait de nombreuses apories,
bien qu'en un sens une ouverture s'esquisserait : le jugement de goQt, loin
d'éclairer le devoir, serait éclairé par lui. La représentation de la méchan-
ceté rendrait le masque de la Gorgone encore plus hideux et horrible.
Certes, la plupart des figurations serait d'essence négative, mais cela
soulignerait davantage la sympathie pour le mal qui entraîne l'homme. Le
sentiment de plaisir serait remplacé par lefrisson d'horreurjoyeux. Mais ce
n'estpas ce que Kant veut dire. D'abord, même si le texte traite des juge-
ments de goOt, Kant considère comme synonyme le jugement esthétique et
le sentiment de plaisir; ensuite le frisson d'horreur1 ne saurait coïncider
avec la loi du plaisir, laquelle veut qu'on ne change pas. Kant se dirige donc
vers une théorie toute formelle du Beau et du plaisir esthétique. Ne pouvant
construire, d'après ses règles, une Esthétique du mal ou plus simplement du
négatif,Kant perd beaucoup. Il retranche de sa méditation, par exemple, le
thème de la mélancolie (Dürer) dont les accents sont si puissants dans les
arts figuratifs, pour ne rien dire de la musique. Il sacrifie donc la discorde

1.Voiricilechapitresurlaguem:.
76 CHAPITREll

spirituelleà la fadeur angélique.Hegel s'écllltera violemmentde l'esthé-


tiqueformelleau profitdel 'histoire-et avecl'histoire ce que Kantmanque
c'est l'idée d'une histoire de l'art liée Ua notiond'un progrèsqui ne serait
pas seulementune différence,mais un regardque l'homme n'aurait pasjeté
jusque là. L'architecture religieuse pourrait néanmoins servir ici de
modèle.Kantassumesa position: « Ce plaisir<esthétique>n'est en aucune
manière pratique». On cherchera donc à caractériser le plaisir suscité
par le Beau, en commençantpar écrire qu'il s'agit d'une contemplation
en laquelle nous cherchons à nous attarder: Nous nous attardons à la
contemplationdu beau » : « Ô tempssuspendton vol ! ». Kantparled' « arrêt
de l'esprit lorsqu'une propriétéattrayantedans la représentationde l'objet
éveille à plusieurs reprises l'attention». Cette définition sera reprise et
affinéepl~~in.

§ l3?1e pur jugement de goQt est indépendant de l'attrait et de


l'émotion (223 sq.,65 sq.)
« Tout intérêtcorromptle jugement de go0t et lui ôte son impartialité».
Par exemplela nudité n'est pas nécessairement,au contraire,un exposant
de la danse - et cela est surtout vrai lorsque l'accent n'est pas mis sur la
finalitéavant le sentimentde plaisir; ,1peut bien se faire que, dans la danse,
• le plaisir procuré par la nudité voile la finalité et alors dévoilant sans
· nécessité cet attrait les «jugements ainsi affectés... ne peuvent élever
aucune prétention à une satisfaction universellement valable». On a
toujoursjugé sans sel' expliquervraiment,le côté pudibonddel' esthétique
kantienne. Il se fonde en cela seul que, repoussant l'attrait au nom de
l'universalité formelle, non seulement Kant chasse du domaine du beau
tout ce qui possède un rapport à la sexualité,mais encore d'une manière
générale ce qui se rattache au mouvement.C'est peut-être la raison pour
laquelleil est si bref en ce qui touchel'émotion. Celle-ciest au moins une
passion, donc un mouvementsuscitéedans 1'esprit. Un jugement de goilt
indépendantdel' attraitou del' émotionest dit pur (223,66).

§ 14. Éclaircissement par des exemples (223 sq.,66 sq.)

Avant que de chercher à illustrer par des exemples les jugements


esthétiques,Kant en rappelle les structures.Ils sont ou bien empiriquesou
bien purs. S'ils sont empiriques ils ne portent que sur l'agréable ou son
contraire et ne peuventjamais soutenir une prétention à une satisfaction
universelle.Lesjugementsesthétiquespurs exprimentce qu'il y a de beau.
ES1HÉTIQUE-L ANALYTIQUEDU BEAU 77

Les premiers sont des jugements des sens (jugements esthétiques maté-
riels); les seconds (en eux-mêmes formels) sont des jugements de goOt
authentiques. Nous pensons que la finalité sans fin est la condition de la
forme. Une autre détermination du jugement de goOt pur consiste en ce
qu'aucune satisfaction purement empirique ne se mêle à son principe
déterminant. Sur ce point il y a de nombreuses disputes fondées sur le
primat accordé à l'attrait, mais aussi sur le fait que l'attrait est regardé
comme nécessaire afin que la chose soit dite belle.
Kant débute par un exemple assez abstrait : « Ainsi la plupart déclarent
belles en elles-mêmes une simple couleur, par exemple le vert d'une
pelouse, un simple son (distinct de la résonance ou du bruit), par exemple
celui d'un violon; cependant ces deux choses ne paraissent avoir pour
principe que la matière des représentations, c'est-à-dire uniquement la
sensation et pour cette raison, elles ne méritent que d'être dites agréables ».
On remarquera cependant que les sensations de couleur, aussi bien que de
son, ne sont tenues pour belles à bon droit que dans la mesure où elles sont
pures; c'est là une détermination qui concerne déjà la forme; etc' est aussi
la seule chose qui puisse être communiquée universellement avec certitude
dans ces représentations. En effet, on ne peut admettre sans difficulté que la
qualité des sensations concorde dans tous les sujets, et que « chacun estime
de la même manière telle couleur plus agréable qu'une autre ou tel son d'un
instrument de musique plus agréable que celui d'un autre (67,224)». Il
semble peu douteux qu'on ne se trompe en soulignant comment Kant fait de
la sensation un élément simple de la perception plus composée, plus
abstraite, et plus communicable. La sensation est un point et les hommes la
jugent ineffable sans renoncer à la mettre au principe du discours. Dès lors
le problème de la communicabilité est à nouveau posé. « Ce vert» est
indéfini, bien qu •on se flatte par l'éducation d'affiner le goOtet de le rendre
sensible à davantage de nuances; aussi voit-on se profiler à nouveau le
problème de la communication dans la perspective d'une théorie de
l'éducation. Le sens commun semble justifier cette perspective - d'abord
au niveau le plus immédiat, lorsqu'on voit un peintre procéder touche par
touche, élément par élément; ensuite à un niveau plus élevé lorsqu'on suit
une reproduction numérique. Ce qui se passe alors dans ce dernier cas a été
entrevu par Kant; exacte, la copie ne retient que la satisfaction (ou inver-
sement)- tout semble dépendre de la disposition initiale du sujet. D'une
manière générale, Kant a bien vu la question: que faut-il faire pour obtenir
l'élément de base pur à partir duquel on pourra retrouver les couleurs
composées et enfin le tout? Cette question ne semble plus pertinente : nous
78 CHAPITRED

ne posonsplus commepoint absoluun élémentde base (le son émis par un


violon) et comme autre point absolu la mélodie à laquelle il s'intègre.
Certes la question philosophique n'a pas changé - allant d'extrêmes en
extrêmeson trouveraitqu'elle se ramène à l'ancienne problématiquede la
mort, dissolutiondu composé.IA mort serait la rupturedu composépar la
dissolutiondu divers et elle serait la négation de l'éducation. Kant nous
semble avoir anticipé sur la Gestalt-Theorie,tandis qu'il écrit: « Dans la
peinture,la sculpture,et même dans tous les arts plastiques,dans l' archi-
tecture,l'art desjardins, dans la mesureoù ce sont des beaux-arts,le dessin
est l'essentiel». Il n'y a pas une concordanceexacte entre la forme selon
Kant et la «Form» dans la Gestalt-theorie(cf.P.Guillaume, IA.psycho-
logie de la/orme), qui résume bien le mouvementde cette école psycho-
logiquequi.üppuie sur la théoriede la perceptiondes animauxpourétablir
les faityondant la Forme et sur la doctrine aristotéliciennede l'âme chez
l'animal pour la caractérisercomme dessin. Mais ces différencesessen-
tielles ne masquent pas une certaine affinité des doctrines. Ce qui est
premier chez Guillaumec'est la forme, vient ensuitele dessin de la forme
(le piège). Chez Kant le dessin ne se distinguepas de la forme- qu'il ne
cherchepas du tout premièrementà reproduire-, mais se propose simple-
ment comme tel: le dessin est une forme comme une autre. Il commente
, sans grande pertinence «l'art des jardins» sans prendre position pour
l'école françaisequi voulait que les jardins fussent taillés selon les règles
d'Euclide, ou pour l'école anglaise qui désirait que les jardins fussent
travaillésde telle sorte qu'on ne pOtvoir la trace de la main humaine.Dans
un domaineoù ce qui plaît est la satisfactionflottantedans l'imaginationà
l'écoute, pour ainsidire crépusculaire,d'une aria, Kanta raisonde dire que
c'est la mélodiequi compte et non les sensationssurvenantcomme autant
de moments isolés. On peut alors en le suivant non pas résoudre les
problèmesdel' esthétique,maisdélimiterles structuresfonctionnellesd'un
tableau. On pourrait dégager de là l'idée que la cause finale de la forme
serait le divers de la matière; et de même, comme on l'a vu, fonctionnant
comme piège, le dessin se mod~le sur son autre, sans compter d'autres
réflexions plus relevées, ainsi celle de savoir en quelle mesure la forme
dessinée n'est pas une annonciationde la mort. Mais il faut l'avouer, ces
interrogations ne sont pas spécifiquement kantiennes. Aussi le grand
mérite de Kant dans cette section de !'Esthétique consiste à avoir avancé
une idée dans une clarté nouvelle- il estime que résulte d'après ses consi-
dérations le thème d'une auto-limitationde la belle forme. Tout se passe
comme si le tableau de par son organisationinterne exigeantun équilibre
ESTIŒTIQUB- L ANALYTIQUEDU BEAU 79

immanent était à la recherche de sa vie 1• Kant se surprend en train d'écrire


la préface d'une Critique de l'art. Le détour deviendrait une artère
essentielle de la vie de la philosophie, mais c'est ce dont il ne veut pas.
Aussi, non sans brutalité, passe+il sur les annexes du beau.
Il en distingue trois. -1). D'abord« toute forme des objets des sens est
ou bien figure ou bien jeu; et dans ce dernier cas ou bien jeu des figures
(dans l'espace: la mimique et la danse) ou bien simple jeu des sensations
(dans le temps)» (68,225). Plus important que les explications kantiennes
sera un reproche. Certes on ne saurait lui reprocher de maltraiter l'ordre des
muses. Mais tout de même la minceur del' espace consenti à la danse et une
sphère maigrelette à la musique surprennent par leur étroitesse psycho-
logique et intellectuelle. Toujours située au-dessus des autres arts, la
peinture, jouissant d'un privilège indu, parw"'tusurper le trône dans la
législation du Beau.2)Ensuite Kant parle des Parerga c'est-à-dire des
beaux ornements, par exemple des pierres joliment taillées qui ornent une
belle couronne. Les Parerga ne sont jamais exigées par une soü intérieure à
la chose; ce ne sont que des additions extérieures qui augmentent la satis-
faction du goOt.Mais il n'y a pas que les joyaux ornant une couronne - il y a
aussi les bijoux, les décorations, soutenant l'épreuve si elles se rédui-
sent à de minces rubans, mais sombrant aussi souvent dans le ridicule.
3)L'émotion, enfin, «sensation» en laquelle l'agrément n'est suscité que
par un arrêt momentané suivi d'un jaillissement plus fort de la force vitale,
n'appartient pas à la beauté. Le sublime (auquel se lie le sentiment de
l'émotion) exige une autre mesure du jugement que celle que le goOtmet à
son fondement. Le pur jugement de goOt n'a comme principe déterminant
ni l'attrait ni l'émotion, ni en un mot aucune sensation en tant que matière
du jugement esthétique».

§ 15. Le jugement de goQtest entiêrementindépendantdu concept de


perfection(225sq.,68sq.)
« La finalité objective ne peut être connue que par la relation du divers à
une fin déterminée et ainsi seulement par un concept. Il apparaît clairement
par cela seul, que le beau, dont le jugement n'a à son fondement qu'une
finalité simplement formelle c'est-à-dire sans fin, est tout à fait indépen-
dant de la représentation du bon, puisque celui-ci présuppose une finalité

1.On ne saurait aborder le problème de la finalité objective à partir de semblables


aentimentsqui ne possèdentaussi « keineobjektiveGilltiglœit».
80 CHAPITREIl

objective, c'est-à-dire la relation de l'objet à une fin déterminée1. - La


finalité objective est ou bien finalité externe: l'utilité, ou bien finalité
interne: la perfection. On peut voir suffisamment d'après les deux
momentsprécédents(§ 1-9) que la satisfactionqui résulte d'un objet et en
fonction de laquelle nous le disons beau, ne peut reposer sur la représen-
tation de son utilité» : par exemple dans une prairie un cercle de tables
chargéesde zakouskiadroitementdisposéspour que les danseurspuissent
se servir; ce ne sera pas pourtant les relations d'utilité qui guiderontmon
jugement déclarantbeau ce spectacle-ce sera plutôtle dessincomposépar
la dispositiondes objets qui doit obéir aux lois de la perspective.La beauté
d'un objet réside moms dans la perfection (finalitéinterne) que dans tous
les rapports de finalité composés afin de produire la satisfaction qui
procèdedesrelations externes.Mais le conceptde finalitéinterne n'est pas
plus facifêà -expliquer,quoi qu'il ne comprenne pas de fins proprement
dite.s.~n appelleparfaitun objetlorsqu'il sembleidentiqueà la beautéainsi
reflétée. Les anciens philosophes disaient de la perfection qu'elle était
la beauté, mais pensée confusément(225,69). Kant ajoute que dans une
critique du go0t il est de la plus haute importancede savoir si le sensible
0'intuition) n'est que du concept dégradé; Leibniz est bien entendu
visé, mais aussi Platon. Si dans la région du « sens» le concept peut être
retrouvé, c'en est fait de la Critiquede la raison pure elle-même.Ainsi
' un problème de la critique du goOtdevient la contre-épreuvede la philo-
sophie transcendantale elle-même (première étape de la logique de la
philosophie).
C'est une méthode assez fréquente chez Kant, et qui «dramatise» les
concepts et les problèmes,que de retourner« à la lumière de 1769». Et ici
ce retour s'accomplit par une réflexion sur le concept de fin. Soit donc le
concept de fin, s'il s'agit du conceptd'une fin objectivenous avons besoin
«du concept d'une fin interne, qui renferme le principe de la possibilité
internedel' objet lui-même». « Il s'ensuit que pour se représenterla finalité
objectived'une chose- le conceptde ce que cette chose doit être devra être
préalablementpossédé». Autrement dit, on ne peut saisir la réalité d'une
chose sans posséder son essence, sa conditioninterne d'existence. Si l'on
voulaitque les essencessoientontologiquementhomogènespar opposition
aux phénomènes qui sont, d'un certain point de vue, hétérogènes, on
glisseraitdans d'innombrablesdifficultésverbales.Mais à partir de là nous
pouvonsplus clairementdéfinirla chose belle: c'est une chose représentée

1.On peut concevoirun 6tat d'Amequi oscilledu pôle subjectifde la finalité à son pOle
objectif.Cetteoscillationest lar!verle,
ESTIIÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 81

abstractionfaite de son essence. On distinguera dans l'objet parfait la


perfectionquantitativede la chose comme intégralité (totalité) et la perfec-
tion qualitativeoù il est fait abstraction de l'essence de «l'accord d'une
unité avec la diversité». Il ne subsiste en ce dernier cas qu'une «certaine
:finalité de l'état représentatif dans le sujet et en cet état une aisance du
sujet à saisir une forme donnée dans l'imagination». Nous n'avons pas
beaucoup à nous soucier de la notion d'une «finalité formelle objective
sans fin» car une finalité formelle et objective sans essence ou sans fin est
une contradiction in adjecto.
On peut dès lors définir le jugement esthétique : c'est un jugement qui
repose sur des principes subjectifs et dont le principe déterminant 1 ne peut
être ni un concept, ni par conséquent le concept d'une fin déterminée.
«Ainsi par la beauté en tant que finalité formelle subjective, on ne pense
nullement une perfection del' objet [une essence] comme finalité soi-disant
formelle et cependant objective. Aussi la différenceentre les concepts du
beau et du bon, comme une différence des deux concepts seulement suivant
la forme logique, le premier étant un concept confus, le second un concept
distinct de la perfection, tandis qu'ils seraient identiques en leur contenu et
leur origine, est une différencesans valeur». Une belle reliure n'a jamais
été la sOregarantie du contenu. S'il en allait autrement, un jugement de go0t
serait un jugement de connaissance et concept et intuition se confondraient.
Kant, comme on l'a vu «dramatisait» le problème suscité par la dialectique
du jugement de go0t et du concept. Nous oserons dire que Kant aurait d6
nous épargner ce long paragraphe.

§ 16.Le jugement de goQtqui déclare un objet beau sous la condition


d'unconceptdéterminén'estpaspur(228,71)
Jusqu'ici Kant avait pour les amoureux de la philosophie injecté une
dose maximale de platonisme dans ses idées. Certes il avait opposé au sens
étroit la philosophie transcendantale à celle de Platon en recherchant les
beautés dans le concret et même le concret sensible 2• Il était aussi plato-
nicien par le primat qu'il accordait à la forme. Mais, contrairement au
Maiâ'ede l'Académie, il distinguait deux genres de beauté, même si cette
distinction n'est pas très pertinente. « ll existe deux espèces de beautés : la
beauté libre et la beauté simplement adhérente. La première ne présuppose

1.C'est-à-dire: la définition.
2. Naturellement(Banquet) chez Platon on trouvera des exemplesde beauté sensible.
MalsKantne falsifiepas les orientationsplatoniciennes.
82 CHAPITREII

aucun concept de ce quel' objet doit être; la soeonde suppose un tel concept
(ou: essence) et la perfection de l'objet d'après lui. Les beautés de la
première espèce s'appellent les beautés (existant par elles-mêmes) de telle
ou telle chose; l'autre beauté, en tant que dépendant d'un concept (beauté
conditionnée) est attribuée à des objets compris sous le concept d'une fin
particulière. Des fleurs sont de libres beautés naturelles» (228,71 ).
Kant tient à prévenir aussi vite que possible les confusions, car « peu
savent ce qu'est une fleur», c'est-à-dire l'organe de la reproduction sexuée
d'une plante, dont les racines sont l'estomac. Le botaniste doit faire
abstraction de toutes ses connaissances s'il veut juger librement de la fleur
épanouie, prête à se fermer quand le soleil se couche. Cette abstraction
explique pourquoi dans la fleur contemplée il n'y a place pour aucune
perfection, aucune finalité interne : juger une fleur «belle», c'est juger un
libre prochiitde ia nature. Le plumage de beaucoup d'oiseaux ne se laisse
pas plai"ranger sous un concept, ni les crustacés, mais sont jugés librement
et pour l'éclat de leur nacre, produits de la nature, au même titre que les
dessins à la grecque ou les improvisations musicales. Quand on écrit les
mots «libre» «beauté» on donne à penser à quelque chose de «noble» et
de «rare». Mais le moindre tableau - et Dieu sait s'il y en a ... - nous
procure un sentiment bien différent: rien de plus vulgaire et de commun
que les libres beautés de la nature. On ne doit pas non plus se laisser abuser
, ' par le mot pur. Quand on juge de manière pure une fleur, après l' abstrac-
tion, c'est-à-dire l'ablation des racines et dans certains cas de toute la
plante, et qu'on s'intéresse à la forme complète, on ne veut pas dire qu'on se
prive involontairement d'aucune fin ou fonction - au contraire on souligne
l'opération spontanée d'abstraction qui supprime ces fonctions. Dans
certains cas la beauté est, semble-t-il, plus difficile à dégager. Il s'agit de
la beauté adhérente. Il n'est pas rare d'entendre parler de la beauté de
1'homme, constituée de canons ou encore de formes symboliques, qui sont
autre chose que des moyennes et dans tous les cas, autre chose que de
simples copies. La beauté de la femme est plus complexe, car il s'y mêle
une dimension de réflexion sur soi qui complique les données de la
spontanéité. Mais enfin cette structure est plus proche du jugement de go0t
esthétique pur. Que si del' objet de ce dernier on dégage tous les moments
susceptibles de constituer un jugement de connaissance- ne serait-ce pour
commencer que par la position d'un objet,- on verra qu'il ne subsiste que
les libres facultés du sujet dans leur harmonie spontanée. Ainsi connais-
sance et esthétiquese séparent ici radicalement;il faudra examiner plus
loin si aucun lien n'est concevable. Présentons deux remarques.
ESTIIÉTIQUE- I. ANALYTIQUEDU BEAU 83

Il faut bien remarquer d'abord que le jugement de gofit ne supporte


aucun ornement, ou du moins ne tend à supporter que certains ornements. À
la porte d'un édifice religieux nous voyons souvent des statues infernales
(Strasbourg); elles peuvent être « belles en soi » - elles ne conviennent
quand même pas; de même certains dessins de cercles entrelacés et de
couleurs différentes pourraient passer pour «beaux» s'il ne s'agissait
pas de tatouages sur le visage ou sur le torse d'un homme. De ce côté aussi
c'est donc l'impasse. - Ne faudrait-il pas, seconde remarque, remonter
jusqu'aux concepts philosophiques de satisfaction et de fin? Une satis-
r
faction pure serait non pas celle liée à essence, la fin qui rend possible
l'objet, mais au contraire celle qui serait coupée de tout concept Esthétique
et connaissance s'excluent. Mais si la satisfaction est liée à une fin concep-
tuelle essentielle, la rupture est encore plus sensible et Kant le souligne en
écrivant« jugement rationnel » (231, 72).
Néanmoins une considération mérite d'être retenue. Elle est sensible
dans les Parerga où l'opposition de l'édifice et des statues inconvenantes
attise la contradiction, lui fait subir une Steigerung (Potentiation), et rend
les concepts pour ainsi dire plus aigus. Sans doute cette opposition, qui
germe dans la manifestation intellectuelle, n'est certes pas sans valeur. Elle
tend à fixer le goQt et si celui-ci ne devient pas universel, il cherche
néanmoins à suivre des lignes et des fins pouvant lui être prescrites, suivant
des règles relatives à certains objets déterminés. Ces règles portent sur
l'union du goOt avec la raison, c'est-à-dire du beau avec le bien. Par ces
règles, le beau devient utilisable comme instrument du bien (quoique le
Bien ne soit pas pour autant un instrument) 1• Cette considération est, on le
voit, assez riche. Certes, dans sa liaison avec la beauté, la perfection ration-
nelle ne gagne rien en soi, et inversement la beauté n'est nullement affectée
en soi par le concept de la raison, mais les deux états d'esprit finissent par
s'accorder et «la faculté représentative ne peut qu'y gagner dans son
ensemble».
On en revient au point de départ Lié à un objet et donc à une fin interne,
un jugement de goOtne pourrait être pur que si celui qui juge n'avait aucun
concept de l'essence comme fin de cet objet ou en faisait abstraction dans
son jugement, ne décidant même rien sur l'existence de la chose 2. L'objet
libre sera aussi un puissant motif de réflexion chez Schiller, qui admettra
cependant l'indépendance réciproque de la faculté de connaître et de la

1.Kantn::viendrasurcepointàlafin del' Analytiquedu sublime.


2.0n voit combien chez J.-P.Sartre la question de l'ttre et le néant s'enracine
difficilementdans l'imaginaire.
84 CHAPITRED

facultédejuger esthétique.On voit aussi dans eette indépendanceéclaterla


théorie- proposée en hommageaux anciens Mai"tres- de la division de la
philosophieen domaines, territoires, etc. Ou bien la théorie du jugement
esthétique en affirme l'indépendance et alors i'introduction scolastique
de Kant s'effondre, ou bien cette introduction est maintenue et un lien
précieux se délite en pleine théorie transcendantale.On voit mal l'intérêt
des divisions initialesde l'introduction, tant qu'on ne les saisitpas comme
des métaphores.Il va cependant de soi que lorsque Kant écrit le mot
domaine,il songe à une terre susceptibled'être entouréepar des barrières.
Un territoire peut être ~ espace délimité par une rivière. Les métaphores
kantiennes sont d'essence géographiqueet nullement dynamiques,mais
fondamentalementstatiques: rien n'est plus instructif que l'analyse de
la notion de monde (Welt) au début des Leçons de géographiede Kant.
Le monde d,; idées (depuis la sensationjusqu'à l'unité de l'aperception
transcen(fantale)correspond,non aux divisionsde l'introduction,mais à la
critique,tandis que la lecture géographiquecorrespondà la doctrine.Seule
l'analyse génétique conduit de la doctrine à la critique, mais on ne peut
l'utiliser avant d'avoir recenséle donnégéographique.

§ 17.De l'idéal de beauté(231,73)


« Il ne peut y avoir de règle objective du goût qui détermine par un
concept ce qui est beau. Car tout jugement issu de cette source est
esthétique,c'est-à-dire : son principedéterminantest le sentimentdu sujet,
non un conceptdel' objet». Cette phrase est un simplerappel.Celle qui suit
a une portée bien différente: « Chercherun principe du goat qui indique-
rait par des conceptsdéterminésle critériumdu beau, est une entreprise
stérile,car ce que l'on rechercheest impossibleet en lui-mime contradic-
toire». Puisque le critérium du beau n'est pas à rechercher dans des
conceptsdéterminés,vouloirdéfinirpar des conceptsce critériumest chose
impossibleet contradictoire.Si l'on raisonne très en gros, on admettraune
philosophie de la sensation, c'est-à-dire la communicabilitéde celle-ci.
Nous savonsbien que la sensationdans la rigueurdes termesne sauraitêtre
communicableet cependant en tous les lieux, et en tous les temps, on a
admis que le sentiment donné était transmissibledans la représentation
de certains objets 1• Certes, le fondementde cette suppositionn'est qu'un
criterium empirique et faible. « Mais le go0t, ainsi garanti par des
exemples, a pour origine le principe, profondément caché et commun à

1. Thiorle de la grandeurIntensive.Doctrinede la sensation.


ESTHÉTIQUE-I. ANALYTIQUEDU BEAU 85

tous les hommes, de l'accord qui doit exister entre eux dans le jugement
qu'ils portent sur les formes, sous lesquelles les objets leur sont donnés»
(232,75). Les moments suivants sont importants. Premièrement: Le
problème posé est en toute rigueur impossible à résoudre; la non-
communicabilité de la sensation interdit tout échange. En droit par
conséquent la monadologie transcendantale est une chimère. Deuxième-
ment: pourtant tous les peuples ont fondé sur des exemples fragiles cette
monadologie: nous ne pouvons pas communiquer et cependant nous
communiquons. Nous allons même parfois jusqu'à penser que l'inter-
subjectivitéest antérieureaux individualitésmonadiques.Troisièmement:
le goOta pour origine « le principeprofondémentcaché et communà tous
les hommesde l'accord qui doit exister entre eux». Nous ne pouvons ici
expliquerl'idée de« caché» chez Kant. Nous pouvons seulementdire qu'il
ne peut s'agir d'un Dieu «perdu» 1, et que Kant n'utilise le terme « caché»
que dans des endroits stratégiques.Ainsi dans la Critiquede la raisonpure
l'imagination est visée comme la racine inconnue et cachée de l'entende-
ment et de la sensibilitépure. Kant ainsi n'aurait pas conservé le dualisme
du sujet et de l'objet, de la communicabilitéet de l'indéterminable de la
sensationet il aurait dans les faits conservéun accord tant du côté théorique
que du point de vue pratique; et alors, au lieu de s'élever dans une mystique
nébuleuse, il se serait servi de l'inconnu comme d'un bouclier et serait
infinimentplus proche d' A. Comte qu'on ne le croit. Ces moments conclu-
sifs (non d'un point de vue rhétorique) nous permettent et nous font même
un devoir d'examiner« quelques productions du goOt[regardées] comme
exemplaires». Nous dirons que tout ne se passe pas comme si le goOtétait
susceptible d'être acquis par l'imitation - le goOtdoit, en effet, être une
disposition personnelle. Celui qui imite un modèle, s'il y parvient, fait
preuve d'habileté. Il ne fait preuve de goOtque s'il peut lui-mêmejuger ce
modèle. Toute la dialectique de la formation du goOtchez Kant consiste à
savoir si l'apprenti parvient à s'élever d'un degré au-dessus du modèle. Il
s'agit d'un type éducatifqui se retrouvera,avec des nuances, chez Fichte. Il
s'ensuit que le modèle suprême, le prototype du beau, est une simple idée
que chacun doit produire en soi-mêmeet d'après laquelle il doit juger tout
ce qui est objet de goOt,tout ce qui est exemple du jugement de goOtet
même le goOtde tout un chacun, etc' est la solution esthétique de la mona-
dologie transcendantale2• « Idée signifie proprement; un concept de la

l.Hegel est le premier à avoir noté (dans la pensée allemande) que le Dieu caché de
Pascalétaitperdu (Glaubenund Wissen,ad fin).
2. Leibna.et la citadelledes choses.
86 CHAPITREIl

raison, et idéal : la représentation d'un être lfflÎqueen tant qu' adéquat à une
idée. Aussi ce prototype du goOt,qui évidemment repose sur l'idée indéter-
minée que la raison nous donne d'un maximum qui ne peut être représenté
par des concepts, mais seulement dans une présentation particulière, peut
plus justement être appelé l'idéal du beau, et quoique nous ne le possédions
pas, nous tendons cependant à le reproduire en nous. Ce ne sera cependant
qu'un idéal de l'imagination, précisément parce qu'il ne repose pas sur des
concepts, mais sur la présentation; or l'imagination est la faculté de la
présentation - Comment donc parvenons-nous à un tel idéal de beauté?
A priori ou empiriquement? Et tout de même: quel genre de beau est-il
susceptible d'un idéal?» - Nous avons cité cette page quasiment in
extenso. Il n'est pas sans intérêt de voir comment Kant raisonne souvent
dans la Critique de lafaculté de juger en partant et en étayant son texte de
définitionsà peu près en nombre égal, et il débute généralement par des
défiftilfons nominales. Il est difficile dans ces conditions de discuter telle
ou telle définition qui possède une évidence formelle. L'ensemble des
définitions déteint sur le texte entier et lui prête une catégoricité qu'il ne
possède peut-être pas. Les définitions se meuvent souvent dans une
« Steigerung »; à des termes comme: «exemplaire» succèdent« modèle»,
puis «prototype» et enfin idée. Kant affectionne les définitions contraires,
introduites par un « par exemple» - de la sorte la définition est soulignée,
' mais le processus ne se répète pas souvent; il possède d'ailleurs simple-
ment et surtout une valeur rhétorique, sans laquelle le texte ne posséderait
pas cette animation un peu factice qui caractérise l'écriture de Kant La
disposition d'ensemble des textes est assez souvent développée dans une
figure syllogistique. Cette figure est en quelque sorte le schéma rigide
qui élémente du dedans le divers des définitions. L'ensemble est un bloc
élastique qui pourrait ou bien intégrer de nouvelles définitions ou bien
satisfaire à un autre schéma général. La grande qualité de ces textes est leur
clarté systématique et leur grand défaut est l'abus de particules de liaison. À
quoi il faut ajouter la grande expérience de Kant dans le maniement des
concepts.
Kant exploite les deux premiers alinéas du paragraphe 17 dans une
investigation poussée des moments imaginaires-dans un cas on s'élève
jusqu'à l'imagination, principe profondément caché et commun à tous les
autres; dans l'autre on fait valoir le concept d'abord comme idée puis
comme idéal et l'imaginaire, le goOt,déborde le simple concept L'homme
n'est donc pas essentiellement un être doué de raison au sens classique,
mais un être doué essentiellement d'imagination. La preuve ne saurait en
être établie puisque l'imagination en sa racine nous est inconnue, et dès lors
ESlHÉTIQUE-1. ANALYTIQUEDU BEAU 87

si nous accordons une « raison » aux animaux supérieurs, nous sommes


beaucoup plus réservés s'il s'agit de leur reconnaître « une imagination
créatrice». Accorder la raison n'est rien qui dépasse le mécanisme psycho-
logique, tandis que l'imagination, vraiment personnelle, repose sur une vie
intime où doit germer« le secret de la création». Seule la lecture soutenue
de Fichte permet d'entrevoir la structure de l'imagination comme tissu de
la liberté. Mais l'on entend par là une foule d'idées qui dépassent les
simples concepts et, de manière générale, le domaine de l'entendement,
tandis qu'au mépris de toutes les conventions on affirme un primat de
l'esthétique et de la subjectivité personnelle. C'est le grand secret nocturne
de l'imagination créatrice (Fichte : imaginationcréatrice,WL 1794, § 4);
elle est le soleil du monde, mais non pas comme forme objective. La
subjectivité est souvent regardée comme le «point» opposé au divers de
l'objectivité. C'est cette configuration que Kant fait exploser, rejetant la
pure diversité des points comme simple congruence, tandis qu'il montre
dans la sphère del' idéal de beauté le vrai lieu du jugement thétique a priori.
Dans les objets beaux, l'imagination.justement sollicitée par leurs attraits,
met l'accent sur la présentation (Darstellung).Elle est la faculté de la
présentation. Certes, comparée au syllogisme divin de la monadologie, ce
n'estqu'un «idéal de l'imagination», mais d'une part il n'y a pas d'idéal de
l'entendement et d'autre part l'homme peut se poser comme l'image de
Dieu. On observera au passage comment l'imagination nous met à la porte
même desfulgurations mystiques; rien n'est plus proche desfureurs de la
Schwlirmereique le délire mystique. C'est pourquoi Kant achève le second
alinéa du § 17 par des interrogations sur le trajet possible de 1'enthou-
siasme: « Comment donc parvenons-nous à un tel idéal de beauté ... ? quel
genre de beau est-il susceptible d'un idéal?». Je propose cette orientation
parce que je ne vois pas du tout, par exemple, comment déterminer par un
concept del' entendement« un genre de beau». Kant a entrevu la difficulté :
«il est bon de commencer par remarquer que la beauté pour laquelle un
idéal doit être recherché ne doit pas être vague (libre/ AP), mais être une
beauté fixée par un concept de finalité objective et par conséquentne pas
appartenirà l'objet d'un jugement de goat en partie intellectualisé».On
peut toujours aligner les mots - cela prouve au moins qu'on a vu la diffi-
culté; mais ceci ne saurait en aucun cas apporter une solution. Lorsque Kant
parle d'un jugement de go6t en partie intellectualisé,il introduit dans
l'esthétique une monstruosité intellectuelle. Là où l'on voudrait - au pire,
car cela ne convient pas à notre destination - un lien synthétique, il nous
propose un mixte. Kant adopte un ton menaçant: «End' autres termes, une
idée de la raison d'après des concepts déterminés, qui détermine a priori la
88 CHAPITREII

fin sur laquelle repose la possibilité interne d! l'objet, doit être au fonde-
ment en toute espèce de principes du jugement où un idéal doit avoir sa
place1• Un idéal de belles fleurs, d'un bel ameublement,d'une belle we est
une chose inconcevable.On ne peut pas non plus se représenterun idéal s'il
s'agit d'une beauté dépendant d'une fin déterminée, par exemple d'une
belle demeure,d'un bel arbre,d'un beaujardin, etc. Sans doute est-ceparce
que les fins ne sont pas assezdéterminéeset fixées par leurs conceptset que
la finalité est presque aussi libre que dans la beauté vague» (233,74).
D'après les précédents développements,nous nous attendions à voir une
opposition de l'entendement et de la faculté de juger esthétique, de la
beauté fixe et de la beauté libre; au lieu de cela nous avons droit à des
approximations: en parlie - et où la limite est-elle tracée? - presqueaussi
libre- que .sjgnijieune maladie qui est presque la rougeole? A notre sens
c'est daps un horizon moral, dramatisantle pathos de l'existence, que ces
notioris;;moyennes ont quelque sens : repris, le prisonnier évadé était
presque libre ... Certes une telle philosophiene se laisse pas comprendre
dans la pensée kantienne; mais en revanche, elle peut se rattacher à la
perspectiveleibniziennequi ne séparepas lejugement de go0t dujugement
moral. La beauté chez Leibniz se situe à mi-chemin de l'idéal d'imagi-
nationet de l'idéal de raison, etc' était par rapport à la mystiquela première
, réponse; nous la voyons ici complétée par l'équilibre du fixe et du libre,
mais c'est encore à mi-chemin entre l'idéal d'imagination et l'idéal de
raisonque se situe l'idéal de beautédont seul l'homme est capable,puisque
c'est le seul être qui peut avoir en soi la fin de son existence.Idéalement,la
beauté conduit l'homme en soi vers soi, tandis que réellement la morale
reconduit l'esthétique dans le réel. Il n'est pas question ici de creuser une
idée de la liberté éthique-esthétique.Les objectionsproposées au système
de Kant sont bien vivaces.Mais l'on entrevoitun sentier: l'idéal de beauté
et l'idéal moral ont en commun de ne jamais être atteints, etc' est là ce qui
signe la finitude humaine comme principe solidaire du temps pratique.
Kant croit utile de souligner que la démarchedu jugement de go0t est une
pratiquedont il sera toujoursdifficile d'établir la théorie, abstractionfaite
de la réalité objective du monde extérieur,qui tend irrémédiablementvers
la diversité (contraire à l'essentialité). -L'auteur de la philosophietrans-
cendantalecherche cependantà mieux faire. Il introduiten premierlieu un

1.Kantest ici très bref: toutescesnotionsont étél'objet de considérationsapprofondies,


et Kant n'y revient pas. D est dangen,uxde suivre P.Lachièze-Rey(et comparses)dans la
reconstructiond'un Kantpassé et imaginaire.Mais il n'est pas interditde suivreles textesde
Fichte.
ES1HÉTIQUE-L ANALYTIQUE DU BEAU 89

nouveau type d'idée: l'idée normale, qui est l'intuition singulière de l'ima-
gination. Jusqu'à présent nous avons vu l'idée du jugement de goOt, puis
l'idéal moral (beauté et perfection). Voici à présent l'idée normale qui
qualifie l'homme comme être appartenant à une espèce animale parti-
culière; Kant semble avoir en vue les résultats de la démarchestatistique.
Pour atteindre cette idée méthodique dans le jugement réfléchissant,
l'abstraction qui élague tout ce qui dépasse est absolument nécessaire.
Mais jamais 1'expérience et ses résultats ne doivent être dépassés : «C'est
pourquoi un nègre doit nécessairement sous ces conditions empiriques
avoir une autre idée normale de la beauté de la forme que le blanc, et le
Chinois en aura une différente de celle de !'Européen» (234,75). Une
curieuse expérience confirme le propos de Kant. Pendant la guerre de
Sécession, dans certaines unités confédérées, les officiers avaient l'habi-
tude de serrer très fort leurs ceintures de commandement; le but recherché
consistait à avoir des épaules larges pour« une taille de guêpe». Ce résultat
atteint, l'officier «incarnait» la représentation empirique de la beauté
virile; de nombreuses conséquences s'ensuivirent. Je n'en retiendrai
qu'une ici. On déshabilla un ancien officier, victime d'un accident, et
l'on constata que les os du bassin possédaient une forme féminine; on
poursuivit un examen du cadavre et l'on découvrit maintes déformations
extraordinaires. Philosophiquement on s'en tiendra là: par là, en effet, est
montré que les lois et les idées normales ne sont pas inviolables comme les
principes de la gravitation, et cela justifierait (en partie) le « en partie » que
nous avons violemment reproché à Kant; il demeure que c'est seulement au
niveau de la simple expérience scientifique que ce supplément est cohérent
dans la pensée; mais cela suppose une théorie mathématique des statis-
tiques que l'auteur de la Critiquene possédait pas. C'est aussi le cas de
Buffon. Le grand naturaliste français ne put établir ses tables de mortalité
(par exemple) qu'en s'appuyant sur les registres des Églises et en consti-
tuant des liasses de moyennes, sans pouvoir en examiner la validité. Si
importantes en statistiques, les idées d'écart-type, d'homogénéité des
ensembles, celle de corrélation étaient passablement ignorées. Il ne s'agit
pas ici d'une anecdote. Par un mouvement aussi général que spontané une
crise dans la mathématique retentit sur la conscience européenne au xvmc
siècle. Les meilleurs et les plus grands des mathématiciens furent touchés.
C'est ainsi, pour être plus préçis, que dans la débauche des nouvelles
sciences, on en rejeta d'excellentes, par exemple l 'Analysissitus de Leibniz
qui, se heurtant à l'incompréhension de C. Huyghens.jugea préférable d'en
enfouir le manuscrit dans un tiroir dont il ne fut exhumé qu'en 1824 par
Grassmann. Kant a été submergé par cette révolution et sa conception des
90 CHAPITREIl

mathématiquesdate. De là est né un torrentde philosophiespiritualistequi


culmineavec des hommesde la taille de L. Brunschvicg- à ce torrents' en
opposaitun autre dont le chef de file fut A. Comte, qui succombadans sa
théologiepositiviste.Kant fait aussi bien intervenirune secondeidée pour
consoliderla précédente. Il veut parler de la raison. Son propos n'est pas
aussi serré qu' « on le pourraitsouhaiter», car il exprimel'idée d'une raison
qui n'est pas déterminéecommeéthiqueou théorique.Il semble,dans cette
incertitude,que c'est l'idée de la raison qui « fait des fins de l'humanité» le
principedu jugement sur lequel ces fins « se révèlent commepar leur effet
dans le phénomène». Comme il n'y a pas d'intuition possible en éthique,
ainsi qu'on l'a vu plus haut, il n'y a pas non plus de schématismeet la
difficulté s'augmente. Puisque l'intuition morale n'est pas atteinte, partie
d'un échelon plus bas l'intuition esthétique est encore moins pure et
s' approcbèffèt "intuitionempiriquequi se confond avec le divers pur ou la
chos&ia'iénoménale.Le jugement moral rapporté à l'intuition esthétique
fournira son image, rapporté à l'intuition empirique le jugement moral
livrera son symbole. Symbole et image s'unissent comme le subjectif et
l'objectif. L'image est moins solide que le symboleet le symboleest moins
immédiat que l'image. Le terme qui ordonne toute cette pluralité (loi,
phénomène, apparence) est celui de Bild en un sens proche du terme de
«tableau» (Bild, Bildniss, Bilden). Pris en un sens large, le Bild renvoie à
, ' culturecomme organisationdes/ormes symboliques.Et alors une question
se poserait : dans son sens large, une théoriepure de la philosophiecomme
fondation de la culture, ne pourrait-elle pas se fonder dans le primat du
jugement esthétiquequi résulterait de ces quelquesréflexions?Il va de soi
qu'une fois de plus se profileraitla question« Qu'est-ce que l'homme?» et
cela n'aurait aucuneimportancesi en se réfractantde partout,la questionne
se proposaitpas commele centre de la pensée kantienne.Mais commentse
présente-t-elle à notre esprit? Exprimons-nous dogmatiquement La
nature,dirait Leibniz,n'a pas voulu que la même imagereprésentele genre
humainavec ses limitesen gros commeen petit sil' on ose s'exprimer ainsi,
aussi a-t-elle conçu un prototype, une image flottante (dœ schwebende
Bild) qui accorde en ne cessant de les malaxer les exagérations et les
défauts - au sens large et littéral conférépar Fichte à ce processusdans la
Grundlagedes Natu"echts, où sans l'écraser dans l'uniforme, l'homme
saisit l'homme.L'exemple choisi par Fichte est le regardhumainen lequel
il ne voit pas un miroir plat et mécanique, mais une « âme vivante»
(SichtbareSeele, GA, e. Reihe, Werke 4). Il conviendraitd'ôter quelques
instants le masquerébarbatif du philosophepour être à même de souligner
quel' imageflottanteest aussi leprincipede la caricature.« Mon nez •.. que
ESTHÉTIQUE-J. ANALYTIQUEDU BEAU 91

dis-je? C'est un cap, ... c'est une péninsule». La caricature est la distorsion
de toutes les parties du corps (avec une sérieuse avance pour le nez), qui
tantôt seront d'une pâleur à faire peur et tantôt d'une inexcusable maigreur.
La caricature n'est pas simple déformation de l'être, mais déformation
pleine de sens s'il s'agit de dénoncer au niveau suprême : elle consiste à rire
de soi.
Une dernière remarque s'impose. Détachés de leur principe, tous les
moments s'éparpillent, prototypes de la futilité des actions humaines. S'il
est vrai que nul ne doit oublier de rire (Fichte), il faut aussi rire du rire Oe
comique). On a envie de dire que tout et n'importe quoi peut être retenu et
ce serait la raison pour laquelle au fond nous avons parlé de la caricature.
Mais ce serait nous accuser très injustement : en effet la caricature met bien
en lumière le principe unificateur : c'est 1'imagination transcendantale qui
nous permet de vivre et de dominer les choses. Dans le globe tutélaire où
reposent les Pénates, l'homme qui imagine est auprès de soi, les visages
aimés toujours trop tôt disparus sortent avec un sourire amical des portes
anonymes bien évidentes mais verrouillées par l'entendement sans Dieu.
Définition du beau conclue de ce troisième moment
la beauti est la/orme de lajinaliti d'un objet,en tant qu'elle estperçue
en celui-cisans reprisentationd'unejin(234,16).

QUATRIÈMEMOMENT
DU JUGEMENTDE GOÛT CONSIDÉRÉD'APRÈS LA MODALITÉ
DE LA SATISFACTIONRÉSULTANTDE L'OBJET

§ 18. Cequ'est la modaliti d'un jugementde gofJt(236,77)

« On peut dire de toute représentation qu'il est tout au moins possible


qu'elle soit, (en tant que connaissance) liée à un plaisir; Je dis que ce que je
nomme agriable produit effectivementen moi du plaisir. Mais l'on pense
que le beau possède une relationnicessaire àla satisfaction. Or cette néces-
sité est d'un genre particulier». - Le terme possible possède plusieurs sens
chez Kant; d'un point de vue scientifique, c'est une hypothèse ou encore,
comme nous l'avons vu en parlant des objets de l'expérience possible, un
possible. Au point de vue pratique, la possibilité évoque la liberté. Autant
dire que le beau n'a pas une nécessité théorique objective en laquelle on
pourrait connaître a priori que chacun ressentira cette satisfaction en
présence de 1'objet que je déclare beau; ce n'est pas non plus une nécessité
pratique, en laquelle, de par les concepts d'une pure volonté rationnelle, qui
92 CHAPITREIl

sert de règle aux êtres agissantlibrement,la-satisfactionest la conséquence


nécessaire d'une loi objective et signifie uniquement que l'on doit abso-
lument (sans autre dessein)agir d'une certainemanière.Commenécessité,
conçue dans un jugement esthétique, elle ne peut être appelée qu' exem-
plaire.c'est-à-dire, c'est la nécessité de l'adhésion de tous à un jugement
considéré comme un exemple d'une règle universelle qu'on ne peut
énoncer.Commeun jugement esthétiquen'est pas un jugement objectifet
de connaissance,cette nécessité ne peut être déduite à partir de concepts
déterminéset elle n'est donc pas apodictique.Elle peut encore moins être
conclue à partir de l'universalité de l'expérience (d'une complète unani-
mité desjugements sur la beautéd'un certainobjet).Non seulementl' expé-
rience nous fournirait difficilement beaucoup d'exemples d'un pareil
accord,mais encore on ne peut fonder aucun conceptde la nécessitéde ces
jugemenîssor desjugements empiriques.
,.y
§ 19..La nécessité subjective,que nous conféronsau jugement de goat
est conditionnée(236,77)
Le § 18était composéde définitionstoutesnominales,donc sanspreuve
génétique de leur valeur; aussi bien pouvait-on de jure les rejeter sans
craindrede commettreun paralogisme.Ce qui nous l'interdit dansl'énoncé
de la IVe définition(qui concernel'expérience commeperception)c'est le
recours au bon sens. Mais quelle valeur accorder au bon sens dans une
philosophiequi se veut transcendantale?Icijouent, bien que dépassés,les
concepts méthodiquesde domaine et de territoire, et par exemple tout en
reconnaissantl'immense intérêt pragmatiqueet pratique de la pomme de
terre, on conviendraqu'elle n'est pas «belle», bien qu'on puisse en souli-
gner la dignité (E. Kahane), ce qui est une tout autre chose. Le bon sens
revient souventà apprécierla valeur des œuvresd'art et se développeaussi
fréquemmentcommeunjugement sur unjugement qui en garantitl' Allege-
meingllltikeit.Souvent aussi la valeur esthétique et la valeur marchande
sont comme deux cercles concentriques et, souhaité, leur ajustement
procure à l'objet une certaine cohérence mentale. Le bon sens lié au bon
goOtconsiste à savoiréviter les « aventuresde l'esprit» et particulièrement
l'exhibition de richesses, qui se traduisent par des « pâtisseries» dispro-
portionnéesou par des couleurscriardes.Le bon sens est le gardiendu beau,
commele noumèneest le gardiendel' expériencepossible.
Ainsi s'opère la liaisondu paragraphe 18 au paragraphe 19.Le passage
méthodiqued'un paragrapheà l'autre serait la réalisationde l'adhésion de
tous à unjugement estimébeau.Cette adhésionseraitle quatrièmemoment
dans la table des principes esthétiques.Mais une réflexion immédiatesur
ESTiffiTIQUE- L ANALYTIQUEDU BEAU 93

les jugements de goOt fait voir que si l'homme veut la concorde, la Nature
veut la discorde, afin d'une part d'avancer la formation du jugement de
go6t et d'autre part de situer à sa vraie place l'idée du Beau. Dans l' élabo-
ration du jugement de go6t, on apprend à copier les «maîtres», soit en
peinture, soit en musique, etc. Comme l'objet copié ne se donne en tant que
tel que comme une exigence fondée dans un idéal, la copie del' amateur n'a
aucune valeur, saufs' ils' agit d'une copie effectuée par un artiste de qualité.
Ce dernier cas est assez rare, mais fixe assez haut la barre à laquelle se
heurte le «copieur» 1• Il doit par son génie limiter le génie en en faisant un
moment tourné vers l'idéal du beau, et d'autre part l'enrichir dans le juge-
ment d'autrui. Des préjugés interdisent de concevoir cette éducation: «De
gustibuset coloribusnon est disputandum». En ce cas on ne saurait jamais
quelle couleur rouge il faudrait utiliser pour orner la façade d'un simple
mur (236,77); le bon sens conduit au conformisme et se tourne en son
contraire: au lieu d'exalter la vie, c'est son expression figée qu'il faut
craindre. Il faut néanmoins nuancer et dire, au sujet des arts, qu'en l'absence
de communications et de photographies, les artistes dès le xveréalisèrent
des copies ou des critiques d'après des dessins à la plume: le Laocoon,
gravure sur laquelle travailla Lessing, est une œuvre géniale. Certains
pensaient, en revanche, que la partie était perdue. Ils se réfugiaient avec
morgue derrière le « Je suis un homme de go6t » - affirmation apodictique
sans autre fondement que contingent. L'idéal du beau, ainsi privé de sa
transcendance, retombait dans la platitude trop souvent forgée aux armes
des idées platoniciennes.

§20.La conditionde la nécessité,à laquelleprétend un jugement de


goat, estl'idéed'unsenscommun
«Si les jugements de go6t (comme les jugements de connaissance)
possédaient un principe objectif déterminé, celui qui les porterait d'après
celui-ci, prétendrait attribuer une nécessité inconditionnée à son jugement.
S'ils étaient sans aucun principe, comme les jugements du simple go6t des
sens, il ne viendrait à l'esprit de personne qu'ils aient quelque nécessité. Ils
doivent donc posséder quelque principe subjectif, qui détermine seulement
par sentiment et non par concept, bien que d'une manière universellement
valable, ce qui phu"tet déplai"t.Un tel principe ne pourrait être considéré que
comme un sens commun qui serait essentiellement distinct de l'entende-
ment commun qu'on nomme aussi parfois sens commun (sensus commu-

1. Problèmedu faussaire.
94 CHAPITREIl

nis); en effet ce dernier ne juge pas d'après le sentiment, mais toujours par
concepts et ainsi qu'il arrive le plus ordinairement seulement d'après ceux-
ci comme des principes obscurément représentés». On dira sans doute que
Kant, posant au fondement de l'assentimentun sens commun (au niveau de
la raison), donne d'une main ce qu'il prend de l'autre: «sensus commu-
nis ». C'est, répondra un lecteur de Kant, une pure difficulté termino-
logique. Mais on ne voit plus bien ce que signifie un objet beau pour
l'entendement et de plus Kant parle de «principes obscurément repré-
sentés» (237, 78). Nous en avonsdéjà assez parlé, à propos du «caché»,
pour définir l'obscur chez Kant, et une théorie des valeurs négatives s'avère
indispensable, au point de vue anthropologique.
Kant termine en ces termes le paragraphe 20: « Ce n'est donc que sous
la présupposition qu'il existe un sens commun (et par là nous n'entendons
pas un "sëns externe, mais l'effet résultant du libre jeu des facultés de
coni(aître) ce n'est, dis-je, que sous la présupposition d'un tel sens commun
que le jugement de go0t peut-être porté». On perd souvent de vue que les
conclusions de Kant ne sont que des présuppositions. Assurément, c'est
faire trop d'honneur à Kant, mais obscurément on le lit à la lumière de
Platon et l'on transite du principe subjectif kantien au principe objectif
platonicien.

§ 21.Peut-on avec quelquefondement présupposerun sens commun?


(237,78)
« Des connaissances et des jugements doivent pouvoir être
communiqués universellement, ainsi que la conviction qui les accompagne
(cf.§ 20); sinon il n'y aurait pas d'accord entre eux et leur objet». lA
communicabilitédes connaissances,desjugements et des convictionsest
donc la conditionde l'accord entre les représentationset l'objet,· la défi-
nition classique de la vérité: adaequatio intellectus et rei - est donc
présupposée».« II faut aussi quel' état d'esprit des facultés représentatives
[imagination et entendement] en vue d'une connaissance en général-et en
particulier cette proportion qui convient à une représentation (par laquelle
un objet nous est donné) pour qu'elle devienne une connaissance 1 - puisse
être communiqué universellement; sans cet accord, en tant que condition
subjectivede l'acte de connaître, c'est-à-dire sans le libre jeu de l'imagi-
nation et de l'entendement, la connaissance considérée en tant qu' effet ne

1.Voir dans la Critiquede la raisonpure les analogiesde l'expérience (Analytiquedes


principes)en particulierles axiomesdel'intuitionet les anticipationsdela perception.
ESTIŒTIQUE- I. ANALYTIQUEDU BEAU 95

saurait se produire». On peut proposer le schéma suivant. L'accord de


l'imagination et de l'entendement produit l'accord (des connaissances et
des jugements) qui s'unifie dans l' adaequatiointellectuset rei tandis que
l'équivalent de la non-communication en miroir est d'abord la divergence
de l'entendement et de l'imagination qui eux-mêmes divergent dans le
désaccord des jugements et des connaissances dont résulte la folie. Kant
propose une vue synthétique-cinématique de ce rapport: «C'est aussi bien
ce qui arrive effectivement chaque fois qu'un objet donné par l'intermé-
diaire des sens suscite l'activité de l'imagination qui en compose le divers
et que celle-ci à son tour suscite l'activité de l'entendement afin qu'il
l'unifie dans des concepts» (238,79). Il précise que cet accord des facultés
de connai"trepossède, suivant la différence des objets qui sont donnés, une
proportion différente. Il faut toutefois qu'il existe une proportion en
laquelle ce rapport intérieur qui les anime (l'une par l'autre) soit le plus
approprié aux deux facultés en vue d'une connaissance (d'objets donnés)
en général. Le rapport est « bon» ou « mauvais » dans la mesure où la
quatrième proportionnelle n'implique pas une trop grande distance entre
les termes. C'est pourquoi cet accord ne peut pas être déterminé autrement
que par le sentiment (non par des concepts). D'abord la «beauté» est déter-
minable par sentiment, et non par concept On n'a pas encore inventé de
géométrie sentimentale, ce qui fait que le « beau » et le « mauvais » ne sont
jaDlais des moments de connaissance, non plus quel' agréable. Or seconde-
ment, puisqu'il est bien en fait question d'une relation de communicabilité,
que la chose est certaine, il faut admettre au fondement de cette commu-
nauté un sens commun. Enfin puisque ce qui doit être universellement
communiqué est un accord, le sentiment de communicabilité doitlui-même
être communicable comme accord. Il y a une analogie entre la connaissance
et la communicabilité. En allant de haut en bas on dira qu'à l'aperception
transcendantale répond le Cogito plura/1, que l'entendement et l'imagi-
nation « vérifiés » par le sentiment en découlent et enfin que le divers est
réglé par le jeu des instances supérieures. En somme ce rapport complexe
maintient le communicable du beau, comme l'imagination maintient la
différentielle d'où se tire à son tour l'unité du non-être et de l'être. - Le
problème (lointain) qui se pose est double. D'une part c'est celui de l'unité
de la philosophie. Josque dans sa terminologie, sans devenir cependant son
ennemie,} 'Esthétique se dégage de la Théorie del' expérience. D'autre part
dans !'Épistémologie, l'idée du point de départ de la philosophie comme

l. J'ai employé,jele rappelle,cettenotionen 1959commeconceptnégatifexcluantde la


communauté.humaine les principesinhumainsde la connaissance.
96 CHAPITREIl

savoirdu savoir, ou encore la pointe extrême où s' origine la connaissance


pure, devient le néant. « Nous commençons avec le néant» dit H. Cohen 1•
L 'Esthétique a pour logique la diversité du point quelconque. Sa vieille
indépendance anarchique la conduit en des contrées extrêmes où la
connaissance n'ose s'aventurer. Par habitude - sauf chez Kant - on
s'appuie sur des exemples psychologiques pour exposer sans ordre cette
relation complexe. Kant rejette cette démarche et se confie aux seules
exigences du Cogito plural. Cela nous conduit à nous interroger à la fin de
ce paragraphe sur la question de savoir si le Cogito plural comme principe
d'intersubjectivité ne serait pas à mettre au cœur de l'imagination trans-
cendantale comme synthèse du divers contenu sous l'aperception. - Le
problème est très difficile car nous avons deux idées de la vérité, l'une
comme adéquation de la raison et de la chose, l'autre comme imagination
transcendâiitaie où un sujet re-connaît un autre sujet. Or et c'est une
évidenée, sans fondement, nous répugnons à adopter des idées différentes
dela vérité. Ne serait-ce d'ailleurs pas tomber dans l'argument du troisième
homme? Pourtant il semble qu'il y ait une priorité pour la Critique de la
faculté de juger. Le premier rapport à autrui est un rapport à un être et
l'objectivité ne se développe que sur le fondement de }'intersubjectivité.
On protestera que ces considérations sont transcendantes - mais abstrac-
tion faite du fait qu'on ne sait pas souvent de quel point de vue une chose est
' réputée transcendante - on pourrait tout aussi bien dire qu'en se donnant le
sensus communis, Kant s'est donné l'intersubjectivité et tout ce qui en
résulte. Toutefois il est à remarquer que le souci de Kant était moins de
forger les notions, ou, les enveloppant dans une terminologie nouvelle, de
les dominer, que de proposer une problématique doctrinale moins que
morale. Nous voyons bien le sens doctrinal du problème, mais Kant n'a pas
eu le temps d'élaborer sa doctrine. Ainsi, totalement démuni de matériau
achevé, nous ne pouvons faire autrement que de nous replier sur le champ
critique.

§22.La nécessité de l'adhésion universelle, qui est conçue en un


jugement de goat, est une nécessité subjective qui sous la
présupposition d'un sens commun est représentée comme objective
(238,79)
« Dans tous les jugements par lesquels nous disons une chose belle,
nous ne permettons à personne d'avoir une opinion différente de la nôtre».

1.LogikderreinenErkenlnis.r3 eéd. Berlin,B. Cassirer,1922,p. 12.


ESlHÉTIQUE-1. ANALYTIQUE DU BEAU 97

La première règle dépendant du sens commun est l'intolérance. Si je


reconnais dans l'opinion d'autrui un autre élément que dans mon jugement
et si je reconnais qu'il est à sa place, alors je reconnais que mon jugement
est discutable 1. Dans la théologie il en va de même selon Bossuet: une
opinion défaillante en sa reconnaissance est signe d'athéisme 2• Enfin le
respect, loin d'être une poutre maîtresse dans l'édifice esthétique, le
rendrait ainsi inhospitalier; c'est donc là ce qui explique qu'un artiste ne
considère l'œuvre d'un autre peintre qu'en une seule perspective, la
critique, qui réduit l' œuvre humaine à un pur moyen qui, sans jamais être
une fin, peut cependant susciter les émotions les plus singulières. Dans ces
conditions, on comprend mieux que soit posé au fondement un sentiment
personnel et non un concept. Il n'est pas nécessaire. Le « on » lui-même
accède à une seule exigence: la tension vers l'universalité dans le jugement
qui dans un sens phénoménologique-celui reçu par Husserl- décrit un arc
de valeurs. La différence entre le respect et la prétention d'universalité tient
en quelque sorte à ceci : le respect commande que l'on fasse entièrement
abstraction du contenu sentimental de l'œuvre, tandis que la prétention
d'universalité, loin de dépasser ses premiers sentiments, les exalte bien
plutôt, même sil' œuvre subit des évolutions - qu'on appelle «manières».
Ce qui fonde et relie la visée d'universalité c'est donc enfin ce qui ne peut
être nié dans la tension d'universalité et se trouve être une simple « norme
idéale». On peut entendre d'ici les reproches: conférer au sentiment une
dimension de critérium, repousser les concepts, en ne fournissant pas
uniquement des bribes d'exemple et surtout conceptuels, étayer plus
solidement la signification du sens commun - tout cela conduit à faire
de l'art davantage l'exercice d'une réalisation quelconque de l'image
ramenée à un genre unique, qu'à la mise en œuvre de l'œuvre, d'abord
comme construction du Moi et de ses actes. Ces reproches et ces questions
relèvent de la doctrine transcendantale. On peut les constituer au seuil
ultime de la critique qui ne livre encore rien. Mais nous ne pouvons en
aucune manière nous priver de l'art qui, seul, nous fournit l'idée de
!'intersubjectivité et qui, seul aussi, nous procure la réalité vivante de la
subjectivité. Voilà la raison pour laquelle Kant n'hésite pas écrire ces mots :
nécessitésubjective.La nécessité signifie d'habitude une liaison logique et
on lui oppose la subjectivité qu'on relie à l'imagination transcendantale;
autant dire que la nécessité subjective est, du point de vue de la Logique
de Port Royal, une monstruosité logique. Mais replacées dans le cadre

1.Leibnizou la citadelledes choses.


2. A. Philonenko,« Leibnizet Bossuet»,Lescahiersde Bossuet,vol 6.
98 OIAPITREII

transcendantal, la nécessité et la subjectivitE coulent de source. C'est la


Cantate des fleuves (222).
Kant achève ce paragraphe en entrecroisant des déterminations
doctrinales et desdéterminations critiques. Il demande, par exemple, s'il
existe un tel sens commun «entant que principe constitutif de la possibilité
del' expérience» - ce qui revient à demander si l'imagination comme seule
puissance transcendantale, appuyée sur le « Je sens, donc je suis», peut se
substituer au «Je pense». Et encore: l'imagination est-elle l'a-venir de
l'homme ou un principe seulement régulateur? De même, l'unanimité de
sentiment est-elle ce que la raison doit introduire dans le monde humain 1
Poser des questions en réservant pour une doctrine des recherches plus
approfondies ne peut que signifier chez un penseur comme Kant qu'il a
dans son JillCQncore bien de la ressource, mais comme il se refuse à
équilibrer les sections del 'introduction, il l'achève ici même.
/ ;/
Définition du beau déduite du quatrième moment
Est beau ce qui est reconnu sans concept comme objet d'une
satisfaction nécessaire.

Remarque générale sur la première section de l'Analytique


Si l'on rassemble toutes les précédentes analyses, on trouve que tout
aboutit au concept du godt; c'est une faculté de juger d'un objet en relation
à la libre légalité de l'imagination. Si donc dans les jugements de go1lt
l'imagination doit être considérée dans sa liberté, elle ne sera pas regardée
en premier lieu comme reproduction, comme lorsqu'elle est soumise aux
lois de l'association, mais comme productive et spontanée (en tant que
créatrice de formes arbitraires d'intuitions possibles) (240, 0), et bien que
dans la saisie d'un objet des sens donné, elle soit liée à une forme déter-
minée de cet objet et dans cette mesure n'ait pas un libre jeu (comme dans la
poésie); on comprend néanmoins fort bien que l'objet puisse justement lui
fournir une forme comprenant une composition du divers, telle que
l'imagination si elle était livrée à elle-même, en liberté, serait en l'état de
l'esquisser en harmonie avec la légalité del' entendement en général. Mais
que l'imagination soit libre et cependant se conforme d'elle-même à une
loi, c'est-à-dire qu'elle implique une autonomie, c'est là une contradiction.
Seul l'entendement donne la loi. Mais si l'imagination est contrainte de
procéder suivant une loi déterminée, alors son produit est déterminé
suivant la forme à ce qu'il doit être d'après des concepts; dès lors la satis-
faction n'est plus la satisfaction qui résulte du beau, mais celle qui résulte
du bien (de la perfection, en tout cas de la perfection simplement formelle)
ES111ÉTIQUE
- I. ANALYTIQUEDU BEAU 99

et le jugement n'est pas un jugement par le go0t Par conséquent c'est une
légalité sans fin et un accord subjectifdel' entendementavec l'imagination,
sans accord objectif, puisqu'en ce dernier cas la représentation est reliée à
un conceptdéterminédel' objet, qui pourront seuls se concilier avec la libre
légalité del' entendement(qui a aussi été nommée : finalité sans fin) et avec
le caractèreparticulierd'unjugement de go0t.
Les «critiques du goOt» (241,81) jugent que les figures les plus
simples,un cercle par exemple, sont « les plus indubitablesexemples de la
beauté». Dans cette Remarque, Kant se laisse un peu aller. La vraie
question, qu'il ne traite que par définition et non par démonstration, est
celle de savoir si l'indubitable est nécessairementlié au simple et récipro-
quement. C'est une fausse question qui dérive des appréciations des
critiquesdu goOt.Ils assimilentla loi et le simple parce que à partir de la loi
dérivent des phénomènes en apparence simples. Mais il s'agit d'une pure
tautologie qui frappe aussi la finalité sans fin, en sorte que l'on a le choix
entre deux tautologiesdont le lien synthétiquereste à trouver.
Une chose est sOre.On n'a nul besoin d'un homme de go0t pour trouver
qu'un cercle régulièrementtracé est plus agréablequ'un contour griffonné.
Kantqui se veut amènedit que pour une telle chose un homme de goût n'est
pas nécessaire,réservant la question de savoir si les hommes de go0t sont
indispensablespour des tâches plus relevées. Je serai plus sévère pour les
hommes de go0t. Je n'aime pas l'intolérance, nécessairement liée au
jugement de go0t, comme on l'a vu plus haut. Ils font la preuve de cette
intolérance en s'exprimant rapidement au sujet d'un objet qui est chez
vous : « Ab Ije suis un hommede go0t 1». L'homme de go0t ne sait pas qu'il
faut parfois cesser de s'exprimer et on doit aussi cesser, retranché dans la
catégoricitédu jugement de go0t, de se prendre pour le centre du monde.
Vous me direz qu'un tel homme n'existe pas. C'est ce que je croyais aussi
jusqu'à un jour fatal. Le pédantisme est une forme plus savante-? - mais
toute aussi creuse. La maxime du pédant consiste à ne parler que de ce qu'il
prétend être seul à avoir vu. La sensibilité de l'homme de go0t - ne disons
rien de précis de son entendement- consiste dans une demeure à l' appré-
cier« pour toute sorte de projets possibles», sauf celui retenu par les habi-
tants. « J'aurais,je parle en homme de go0t, mis le crucifix ailleurs». Mais
nous nous écartons de la question.Elle consiste à savoir si la régularité est
une condition de la beauté. Kant est mal placé pour répondre : il est au
milieu,si l'on ose s'exprimer ainsi, du jardin à la française où la régularité
est essence, et du jardin à l'anglaise où doivent régner la liberté et la vie.
Donc d'un c6té l'ordre et la pensée classique, de l'autre la liberté et la
penséeromantique.Commetout ce qui est limites (et non bornes), les deux
100 CHAPITREII

règnes doivent être mesurés. Par exemple,.-dansla Nouvelle Héloïse le


jardin àl'anglaise doit tendre vers la naturesauvageet rêveuseet nulletrace
de la main dujardinier ne doit parai"'tre.
À cet effet,la limite de cejardin doit
être pensée et réfléchie; la vraie beauté est la lumière de la mer qui ignore
encorel'homme. Le jardin àla françaiseillustrele cas inverse.Au fond cela
nous reconduit à Rousseau et plus profondémentà la dialectiquedes deux
ordres exposéepar Bergson. On en trouve l'aspect saisissantdans l'avant-
dernier paragraphe de la Remarque générale, où Kant cite Marsden,
Historya/Sumatra1•

, '/'
CHAPITREID

CRITIQUEDE LA FACULTÉDE JUGER


ESTHÉTIQUE - LIVRE II. ANALYTIQUE DU SUBLIME

PREMIÈRESECilON

§ 23. Passagede lafaculté dejuger du beauà celledejuger le sublime

Si l'on veut se fier à la table des matières, nonobstant l'avertissement


donnéen la conclusiondu précédentchapitreon verra que le plan souffrede
faiblesses dans son ensemble (par exemple, des confusions dans le texte
débutant par la théorie du sublime et intitulé Livre Il), on sera fort déçu
de voir qu'un double déplacements' opère. D'une part l'introduction ayant
épuisétoutes les ressourcescatégorialesde la quantité,Kant déclareclaire-
ment qu'il faut passer de la qualité à la quantité. Il s'agit d'une mal-façon
dansl'édition Vorliinder(pourtanttrès soignée)et qui n'est concevableque
sur un texte très difficile. Cela révèle cependant un sérieux malaise. Nous
croyonsle définir en ces termes : la teneurdes catégoriesne s'accordepas
avec leur structureformelle. D'autre part, et en ne supposantnulle la mal-
façon,la relativeincohérenceentre la logiqueformelleet la logiquecatégo-
riale soulève une grave difficulté: peut-on déplacer sans précautions les
cadresqui servent à l'élaboration de la logique transcendantalede l' enten-
dement pur vers les questions originales de }'Esthétique? En supposant
qu'on le puisse, pourrait-onmaintenir dans !'Esthétique la postulationdu
sens commun?- Kant, nous l'avons dit, aimait à prendre des notes et là
aussi les sélectionneren vue d'un ouvrage dont le plan général flottait au
moinsdevant ses yeux. Seulementici il semblese trouverque les choses ne
sepassentpas ainsi.L'Esthétiquerevendiqueson autonomieet la manifeste
en récusant les canons que prétend lui imposer l'entendement et Kant
cherche à combler la lacune d'une manière assez surprenante.Théorème
102 CHAPITREfil

1) Le jugement est l'acte qui résume toute la pensée. 2) Le jugement esthé-


tique (logique) repose sur le jugement déterminant. 3)Le jugement esthé-
tique (la logique) repose sur le jugement réfléchissant. On maintient l'unité
du jugement esthétique en faisant appel au jugement. Autant dire qu'on a
pas avancé d'un pouce. Le détail du paragraphe 23 fait apparaître une autre
difficulté qu'il aurait été prématuré d'exhiber jusqu'ici: c'est la réduction
de toutes les manifestations esthétiques au jugement. c'est-à-dire à un
rationalisme plus sévère que tout ce que l'on a pensé jusqu'ici puisque
dépendant du tableau des facultés de l'âme, des schèmes. Plus ou moins
discrètement. comme nous le voyons ici, Kant suit les grandes divisions de
la Critiquede la raisonpure où déjà le logique et l'esthétique se liaient en
s'opposant. De toute maniere le logique et l'esthétique en se réunifiant
déterminent une certaine unité de l'homme, capitale pour son salut parce
qu'elle lui Tait comprendre ce qu'il en est de la violence et surtout la
violencé'religieuse. Il y est fait allusion dès le paragraphe 23 en parlant de la
« violation » de l'imagination et l'objet du sublime n'est autre qu'un effort
sans forme pour forcer les portes de l'âme. Saisir ce «mécanisme» est
nécessaire car, Kant en tombe d'accord, notre langage est contaminé: par
exemple ce que nous appelons « objets de la nature» est plus que confus.
Nous désignons le sublime par des termes qui ne conviennent pas: la
violation de l'âme. Nous renverrons le lecteur à l'examen de la conclusion
• du paragraphe. 23 où Kant donne une leçon de terminologie dont le
moment le plus décisif est l'acceptation du terme «principes» en Esthé-
tique, sous la réserve qu'il ne s'agisse pas de principes objectifs, mais
seulement de principes subjectifs.

§ 24. De la divisiond'une recherchesur le sentimentdu sublime

Nous avons bien agi en butant sur la difficulté du paragraphe 23. Un


problème technique n'est certes pas fondamental et n'est pas essentiel.
Voici la solution kantienne: « En effet. en tant que jugement de la faculté de
juger esthétique réfléchissante, la satisfaction relative au sublime, comme
celle relative au beau, doit être selon la quantité universellement valable,
selon la qualité sans intérêt et elle doit rendre selon la relation une fina-
lité subjective représentable et selon la modalité représentable comme
nécessaire». Un déplacements' opère encore: des formes catégoriales nous
passons dans les définitions mêmes aux unités systématiques et Kant
semble penser qu'en diminuant les bornes du problème, il les rétrécira;
c'est le contraire qui se sera pourtant passé; au morceau de bois qui séparait
la logique de l'esthétique, il a substitué un morceau de fonte. D'un autre
côté, au lieu de consentir à un choc brutal de la logique et de 1'esthétique il
ES1HÉTIQUB- II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 103

n'a voulu admettre qu'une relation d'inversion« .. .le sentiment du sublime


se caractérise par un mouvement de l'esprit lié à la considération d'un
objet; tandis que le goOtpris à ce qui est beau présuppose quel' esprit soit
dans un état de calme contemplation » 1•
Nous avons donc les clefs du jeu: d'une part le sublime et d'autre part
les contreforts du Beau liés dans un rapport d'inversion qui se plient aux
exigences des unités systématiques. C'est une véritable machine à tisser et
nous pourrions raffiner les liens de passage. Toutefois il est tout à fait clair
que cette machine ne peut apporter plus que ce qu'on lui a donné à trier,
classer, ordonner- fabricatrice, elle n'est pas créatrice. Telle est la limite de
!'Esthétique kantienne; elle ne peut même pas d'elle-même changer ses
orientations. On dira donc que la stérilité du mécanisme kantien est dans un
rapport d'inversion avec la liberté dans le jeu harmonieux des facultés du
Mit-Mensch. On peut dire aussi que, profonde, l'opposition change de sens.
Jusqu'ici simple opposition formelle, elle devient matériale, tandis que
l'homme commeMit-Mensch se dérobe au jeu du triage. Il faudrait enfin se
demander dans quelle mesure une machine peut servir de paradigme à une
mécanique humaine, comme on le voit dans la logique des affections
développées dans le livre troisième de !'Éthique de Spinoza-, mais ce qui
manquera toujours à Spinoza comme à Kant, c'est le futur de l'existence.
Certes les classifications kantiennes sont opérationnelles et permettent
d'isoler sous le double rapport du sublime et du Beau les options retenues
initialement2.

DU SUBLIMEMA1HÉMATIQUE

§ 25. Définitionnominaledu sublime


Après avoir franchi plutôt difficilement le passage del' Analytique du
Beau à celle du sublime, Kant définit nominalement le sublime. Qu'il
donne pour commencer une définition nominale n'a rien de surprenant :

1. Nous pensons que le sublime mathématiqueest de tous les textes de la troisième


Crldquele plus contestable.Les exemplesdonnés dans la théorie du sublimemathématique
sontempruntéstantlltà 1'architecture,(art humain)tantôt au spectaclede la nature. Kant n'a
pas vraimentJiussi à relier le sublimemathématiqueet le sublimedynamiquepar le sublime
humain(la noblessedansles actions).
2. Ceci correspondà un sentimentqui est demeuré profond: celui de la détermination
d'une identification(judiciaire)d'un sujet ou d'un tableau.Lare-connaissanced'un sujet ou
d'un objetétait établieparlaconcordancedesindices.
104 CHAPITREID

c'est un processus habituel; en revanche l' é~ndue de la définition (s'il faut


admettre l'intitulé du § 25) est curieuse - inbabituellement longue, elle
semble comprendre des éléments phénoménologiquement et psychologi-
quement déterminables. « Nous nommons sublime ce qui est absolument
grand». Kant complète immédiatement sa définition en expliquant le mot
«absolument». On peut en effet dire que « absolument grand» signifie:
« ce en regard de quoi tout le reste est petit». Cette définition beaucoup plus
intelligible renferme desmoments psychologiques, comme la peur 1• C'est
par rapport à ma faculté de compréhension que le petit est déterminé
comme tel. Il ne s'agit pas d'une évaluation mathématique qui par l'idée de
mesure met deschoses en relation, dont l'une au moins servira de référence
ou de témoin. On voit bien, souligne Kant, que d'un côté il y a l'affron-
tement de notre force avec une grandeur absolue et d'un autre côté un
système dë"relations. Comme on pouvait s'y attendre, Kant explique que
l' exi11ta11ced'un certain type de grandeur nous laisse indifférents (première
catégorie de la quantité). La satisfaction n'étant pas ainsi déterminée par
l'objet, on comprendra quel' objet sublime, une montagne, ne possède pas
une forme convenant au jugement esthétique. Cette notion de forme et
d'informe va en quelque sorte sauver Kant dans la théorie du sublime; elle
ne passera pas dans la machine à décrypter le monde esthétique et rendra
l'exposition plus aérée. Ce qui est atteint par là c'est aussi le jeu des facultés
, del' âme etc' est donc une« finalité subjective dans l'usage de notre faculté
de connai"tre». Kant rejoint ses Observationssur le beau et le sublime de
1766 et retrouve du même coup les idées du sublime caractérisées par le
hideux, le monstrueux, l'horrible et il se réfère au Panthéon romain, qui,
croit-il, dérive de la Nature; beaucoup de déesses, peu de mains charitables,
Mais, du moins ici, dans la définition nominale du sublime, il se contente
d'une phrase pour dénouer le problème. L'opposé du sublime, c'est le
sociable, où dans l'échange des marchandises règne la mesure-mesure des
étoffes, des aliments, des loyers, etc., des hommes enfin. Le citoyen romain
s'entoure d'esclaves et se plie devantJupiter tenant entre ses mains la mort.
On reconnaît le nombre de signes à dépenser pour obtenir un objet grâce à
un schématisme (issu de notre faculté de connaître) et il faurait rapporter à
l'entendement pur le thème de l'argent et à la raison celui de l'or.
G. Simmel est encore celui qui, dans sa Philosophiede l'argent, entreprise
phénoménologique avant la lettre, n'ayant rien à voir avec les sciences

1. A. Philonenko,Mimoiresur la peur,Paris,LaSarrazine,
2008.
ESTIIÉTIQUE-II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 105

économiques,a le mieux décrit la significationdel' or et del' argent comme


formes symboliques.
Pourtantl'idée de mesure comme antithèsedu sublime n'est pas encore
à écarter. Quand nous disons d'une chose que par rapport à elle tout le reste
est petit, nous n'écartons pas tout à fait la mesure, mais nous la posons en la
chose elle-même en affirmant qu'elle «n'est égale qu'à elle-même» et le
sens de cette définition est qu'il ne faut pas chercher le sublime dans les
choses de la nature, « mais seulement en nos idées». Parfois on rencontre
un mixte: un grand tas d'or, promettantdes réalisations socialesimmenses,
image impressionnante cependant du sublime en tant que Puissance
comme nous l'avons défini par une simple inversion des déterminations.
Ainsi il ne peut être saisi, car il échappe à nos prises de même que la
montagne; il est ce par rapport à quoi tout le reste est petit. Kant n'évoque
pas les lunettes télescopiques,mais fait allusion au «microscope». Mais il
semble embarrassé par l'idée que le sujet humain disparaît, comme étant
trop grand, dans les richesses de !'infiniment petit. C'est à notre point de
vue la raison pour laquelle il modifie sa définition initiale et écrit : « Est
sublime ce qui, par cela seul qu'on le peut penser, démontre une faculté de
l'âme, qui dépasse toute mesure des sens». Voici donc une définition qui
peut relier dans le corpus transcendantalle savant exalté par ce qu'il voit au
microscope,et le romancierfascinépar l'élégance du vol d'un aigle alpin...

§ 26. De
l'évaluation de la grandeur des choses de la nature qui est
nécessairepour l 'ldéedu sublime
Kant s'applique ici à discerner d'un point de vue psychologique et
phénoménologiquel'évaluation de la grandeurdes choses de la nature, qui
est nécessaire pour l'idée du sublime. Comment procédons-nous pour
passer des phénomènes aux idées? Le problème est d'abord phénoméno-
logique. Contemplons donc les Pyramides en compagnie de Savary1• Il
nous fera comprendrequ'il y a une distance à laquelle il faut se tenir pour
appréhendercorrectementles phénomènes.D'une manière générale,ce qui
qualifie phénoménologiquementla distance, c'est le sentiment de puis-
sance ou d'impuissance qui accable l'imagination dans ses vains efforts
pour saisir l'objet. Savary estime que la moyenne mathématiqueest trom-
peuse: elle échoue lorsqu'il s'agit de saisir la Pyramide au point où il
semble qu'elle peut exploser, libérant une énergie colossale. La psycho-
logie prend en compte nos dispositionsà la contemplationpaisible, car, en

1. Célèbreégyptologue,né à Vitreen 1750.


106 CHAPllREID

réalité,nous savonsqu'il ne se passerarien. Mais de tels contrastesdans les


sentimentsjustifient le passage de l'appréhensiondes phénomènesà celle
des idées. Kant fournit un autre exemple: le dôme de la basilique Saint-
Pierre à Rome qui, vu pour la première fois, frappe de stupeur et même
embarrasse. - Courageusement Kant ne fait pas l'impasse sur le
monstrueux.Il y voit une grandeurtelle que dans la nature elle ne peut être
liée à une fin: « Un objet est monstrueuxlorsquepar sa grandeuril réduit à
néant la fin qui en constitue le concept». Il définit aussi le colossal par
rapport à la présentation - c'est-à-dire la juxtaposition d'un concept et
d'une intuition-par la démesureentre celle-ciet le concept,démesurequi
rend impossible l'introduction du concept Kant cite aussi le hideux et
semble tenir, au moins en partie, le droit fil pour justifier sa machine à
organiserles notionsesthétiques.
Dans le16bgtexte qui suit le § 26, Kant développeun point assezbanal :
celui cbt>rogrèsà l'infini de l'imagination. C'est un thème très fréquenté
par les disciples (et les adversaires) de Descartes. Kant commence par
assainir la situation. Il y a d'abord le progrès assuré par l'entendement;
puisqu'il ne s'agit que de manipulerdes symboles(une pièce de monnaie=
un kilo de fèves), on peut par conséquent et très bien choisir n'importe
quelle valeur pour représenter une quantité de marchandises,et très bien
aussi pour d'autres marchandises: c'est l'abondance Mais il y a ensuite le
. • progrès que réalise l'intuition soit en étendantde plus en plus son pouvoir
de compréhension soit en additionnant chaque «vue». Ces deux types
d'appréhension du progrès peuvent se combiner et même se combinent
effectivement Il demeure néanmoins que l'imagination s'essouffle vite,
tandis que rentendement «cavale» d'étoiles en étoiles.De la combinaison
des deux facultés non par comprehensioaesthetica - mais par compre-
hensio logica - Kant dégage la propositionsuivante: « Dans les deux cas
l'évaluation de la grandeur se poursuit jusqu'à l'infini sans obstacle».
L'argumentation de Kant ne nous semble pas en tout point satisfaisante.
Mais peut-être le plus important se détermine-t-il en fonction d'autres
considérations.Et, en effet, Kant parle de « la voix de la raison». Nous
sommes, dans le domaine du sublime, dirigés par le concept de mesure et
aptes à comprendresous lui tous les phénomèneset ce qui est mesurableest
humain. Naturellementon relèvera l'opposition avec Pascal qui parle du
«silence» de ces espacesinfinis.Kant dans la conclusionde la Critiquede
la raisonpratique laisse son âme s'emplir de respect devant le Ciel étoilé
qui se déploieau-dessusde sa tête. Ce ne sont pas là des réflexionssuscitées
par la Schwiirmerei,mais des propos sensés.Kant qui a cherchéà retrouver
l'unité de l'imagination et de l'entendement à l'intérieur d'une présen-
ESTIIÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 107

tation, qui tend à la totalité - catégories de la quantité - tente par tous les
moyens d'établir la proposition suivante : « on voit que le vrai sublime n'est
qu'en l'esprit de celui qui juge». D'une part c'est la reprise avec de
nombreuses corrections, del' idée de Dieu dans la philosophie classique. La
plus essentielle de ces modifications concerne la détermination du sublime
dès sa présentation. D'autre part c'est à l'intérieur d'une philosophie du
jugement (réflexion) quel' idée de Dieu prend la parole - sans contredire le
commandement de la raison pure. Enfin, mais Kant n'est pas assez clair ici,
c'est à 1'intérieur del' espacerationnel quel' imagination déployant de plus
en plus ses forces insuffle à la raison sa dynamique propre. Mais ne perdons
pas de vue la valeur des formes symboliques de la mesure. Un arbre peut
donner l'unité pour mesurer la hauteur d'une colline qui permettra
d'évaluer une montagne. Kant parle même de la Voie lactée. L'immensité
est un fait et une signification. L'un et l'autre se nouent dans un processus
qui se révèle aussi complexe à l'analyse que simple dans son actualisation
-un peu comme« voir» est une chose simple reposant sur une anatomie et
une physiologie complexes.

§ 27. De la qualitéde la satisfactiondans lejugement du sublime

Même scrupuleusement traduit, ce titre ne laisse pas d'être trompeur en


langue française. Quand, en effet, nous écrivons le mot« Qualité», ou bien
nous avons en tête la valeur propre de l'objet (une viande d'excellente
qualité) ou bien la valeur logique de l'objet (une proposition logique de
valeur universelle). Ce n'est pas une difficulté insurmontable - un peu
d'attention suffit Mais l'homme est faillible. Nous interrogeons donc le
texte de Kant d'après l'unité systématique de la qualité; celle-ci nous
conduit à la détermination synthétique des catégories, c'est-à-dire à la
limitation, qui lue selon la doctrine de la Critique de la faculté de juger
procure le concept ou plutôt notre idée qui se nomme respect. Une loi,
surtout lorsqu'elle nous concerne et est suscitée en nous du dedans, est une
limitation rationnelle dont nous prenons conscience. Soucieux de ne pas
panu"tre perdu dans la machine transcendantale qui pourrait faire sortir
n'importe quoi (par exemple la soumission), Kant justifie dans une tripli-
cité transcendantale 1'idée de respect. A) Le respect est une loi de la raison
qui commande et intègre dans un tout les phénomènes. B)L'imagination
prouve ses limites par son impuissance à triompher de la loi morale. C) Le
sublime dans la nature, non dans les productions humaines, nous offre
le spectacle de notre destination, c'est-à-dire de notre développement
(Schiller).
108 CHAPITREID

Kant, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est ici dans une
situationdélicate.Il a bien effectuésa triplicitétranscendantale,le sublime
synthétisant la raison, l'imagination dans sa propre essence. Mais deux
difficultés surgissent D'une part la sensibilitén'est pas déduite. D'autre
part et c'est beaucoupplus grave, la sensibilitéest en rupture par rapport à
!'Esthétique. Enfin pour comble de gâchis, Kant doit reconnaîtrela dupli-
cité des notions (par exemple l'imagination est puissante et impuissante),
tandis quel 'hétérogénéitédes termes à synthétiserdoit être dépassée.Mais
ces embarrasn'effrayent pas Kant outremesure.D'abord tous les éléments
ne sont pas en question: certains même ont été déduits avec rigueur.
Ensuite avec la déductioncatégorialede la qualitéde la satisfactioncomme
respect, il a atteint le nexus de la Critiquede la faculté de juger. Enfin il
a entrevu dans la théorie de la mesure l'unité de l'homme. Kant juge
néanmoinsvenu le temps d'une récapitulation.Nous ne reviendronspas sur
tous'°' moments, mais nous nous attacherons à la définition terminale.
«La qualité du sentiment du sublime est donc la suivante: il s'agit d'un
sentimentde peine qui concernela faculté esthétiquede juger en rapport à
un objet et qui est toutefoisen cela en mêmetempsreprésentécommefinal;
ceci est possible par le fait que l'impuissance propre du sujet dévoile la
conscienced'une faculté sans bornes du même sujet et quel' esprit ne peut
juger esthétiquementcette faculté que par son impuissance». Cette défi-
, nition n'est pas facile sil' on s'aperçoit que manqueun mot; celuide plaisir.
Le plus souvent nous lisons sous la plume de Kant l'expression: sentiment
de plaisir et de peine. Mais ici il fait carrémentsauterle mot plaisir.Et c'est
que, comme l'enseigne la Critiquede la raisonpratique, le sentimentde
respect est si peu un sentiment de plaisir et de joie - encore qu'il nous
découvre le sens de notre exaltante destinationmorale-qu'on pourrait le
qualifier comme un sentiment de tristesse, de chagrin et d'impuissance,
puisque nous sommesdésespérésdevantl'immensité de notre devoir,mais
aussi de toute notre limitation; le respect raccorde tous les plans et il est le
miroir de la liberté; et 1'on voit aussi commentnous avons eu raison, dans
notre esquissedu plan de la Critiquede lafaculté dejuger, de réserverune
place pour le sommet du système, qui est ici entrevu comme respect. Ici
nous devons lire correctement le sens du respect, puisque par rapport à
autrui,par la médiationdu beau il se distingueclairementdes autres senti-
ments. D~s lors, par le mouvementdu respect l'homme est effectivement
participationà l 'intersubjectivitéet l'inter-personnalité.
ESTHÉTIQUE- II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 109

DU SUBLIME DYNAMIQUEDE LA NATURE

§ 28. 1A naturecommeforce

La force n'est pas un concept univoque. «La force, écrit Kant, est un
pouvoir supérieur à de grands obstacles». Sans obstacles, la force n'est
rien. Kant ne cite pas les vocables Gewaltet Waltenqui pourtant sont de
même racine, l'un signifiant «violence» et l'autre «régner», expressions
politiques de la force. Mais Kant propose une définition originale: j'y
reviens : « Lorsque la nature doit être considéréecomme sublime par nous
en son sens dynamique,elle doit être représentéecommesuscitantla peur».
Kant retrouvera cette définitionlorsqu'il sera question de la guerre. Deux
événementsillustrerontcette définition.D'une part l'explosion du Vésuve
(Pompeï: «La montagne br0le» 1• D'autre part le tremblement de terre
de Lisbonne (1755)2.Les grandes guerres,les essais des armes nucléaires,
nous ont rendus plus indifférents aux grandes secousses de la Nature. À
l'époque de Kant,les convulsionsde la terre étaientrares, mais leur essence
commune consistait à susciter la peur si bien que de la nature à Dieu, la
Nature commeforce balisaitle sentier de la crainte. Pourquoil'homme a-t-
il déifié la peur et, toutes choseségales d'ailleurs, l'a-t-il minorée au niveau
de la nature? Voilà le problème du sublime dynamique- c'est la question
de la naissance de Zeus tenant entre ses mains la foudre. Il y a même une
triple naissance: celle de la nature, celle de la mythologie et celle des
Dieux. Kant ne croit pas que la peur soit une dimension transcendantale
aussi pure que d'autres : il la compare à l'agréable par lequel nous croyons
définir l'excellence d'une viande. Autant dire que la peur n'a pas de
principesa priori et qu'aucune législationpure ne trouveragrâce aux yeux
deKant, pas plus qu'il n'aurait approuvé1Aphilosophiede la mythologie
de Schelling. Il y a d'ailleurs une opposition que je fixerai de manière
formelle. La nature comme force domine l'homme dans l'espace; elle le
chassede l'extériorité - mais la raison commepuissancespirituellepermet
à l 'hornme, par la doctrinedu postulat de l'immortalité de l'âme, d'espérer
dominerla naturedans le temps.
Il est possible que la théorie de Kant ne vaille plus rien. Mais à travers
les obstacles qu'elle rencontrait dans sa déterminationà relever le sceptre
dela raison,la philosophietranscendantales'est heurtée à la mythologieen
laquelle elle ne voyait qu'un monstre mort. Toutefoisles monstresne sont

1,PlineleJeune.
2. Onditqu'àLisbonneil y eut le mêmejour un tremblementde terreet un raz de marée.
110 CHAPITREID

jamais tout àfait morts et Kant a cherché à.scellerleurs tombes. C'est que
la manière de penser des monstres était dangereuse politiquement On
dressait une manière de penser - le mauvais goOtsur lequel ne pourrait
jamais se fonder un vrai jugement esthétique - autour de l'entendement
dirigépar le fil conducteurque Kantjugeait malgrétout indestructible.Plus
simplement l'homme est si mauvais qu'il suffit de très peu d'eau pour
l'amener à produireles fleurs du mal. Plus simplement,c'est vite dit. Nous
sommes,en effet, aux sourcesde la gestionet de la questiondu mal, qui ne
consistepas seulementdans des conduitesobscènes,des gestes délictueux,
des accrocsdans le tissu social,mais aussiet bien davantagedansune orien-
tation morale et spirituellementcondamnable.Il se peut qu'en la politique
les processussoient plus lents et Kant parle seulementde « la fragilitéde la
nature humaine». Or la fragilité n'est pas le mal radical, ni même le mal
diaboliqùê.'H y a, semble-t-il, plusieurs solutions. On peut tout d'abord
oppoâ6rà une mauvaisepolitiqueune politiqueavisée. On peut aussi tenter
l'homme de délaisser les mauvais sentiers et de se considérer comme
l'auteur 0e Dieu) de cettepeur qu'il a éprouvéeen lui-même.Alors écartant
la peur de ses causes, en réalité imaginaires 0a nature et Dieu) l'homme
trouvera qu'il n'a peur que de lui-même.L'homme est donc l'auteur véri-
table de la peur qu'il éprouveselon la nature.Mais puisqueles convulsions
de la nature sont si rares, commentlui ont-ellespermis d'édifier un monde
si plein de monstres et de créaturesinnommableset méchantesd'origine?
La réponse qu'apporte Kant tient en mot: superstition.C'est la superstition
qui multiplieles actes de la nature qui n'en pouvant mais délègue à Jupiter
le soin de rétablirlajustice.
Le texte de Kant devient cependant moins clair. Jusqu'ici les
paragraphesse suivaienten s'interrogeant sur les unités systématiques.Ce
mouvement dans l'inventaire semble presque interrompu.Nous pensons
que la problématiques'est rétrécie. Il a pu apparaître à Kant que certains
postes faisaientdouble usage. La quenouilles' amincissait,il ne restaitplus
qu'à l'achever.

§ 29. De la modalitédujugement sur le sublimede la nature


Il y a tellementde belles chosesdans la naturequ'il est plutôtrare que se
creuse un abîme entre autruiet moi, si bien queje puis présumerdavantage
de notre accord que l'inverse, mais je ne peux quand même pas passer sur
le jugement d'autrui, libre d'exercer sa faculté de juger et par suite ses
facultés de connaître, si bien que dans la perspective de la modalité, la
quatrièmedes unitéssystématiques,c'est l'homme tout entierquis' engage.
- La déterminationdel' accord des sujets dans un jugement sur le sublime
ESTIIÉTIQUE- II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 111

suppose une ouverture des consciences aux idées, c'est en effet dans
l'inadéquation de la nature à celles-ci, par conséquent seulement sous la
présuppositiondes idées et del' effort del' imaginationpour traiter la nature
comme un schème pour celles-ci que consiste ce qui est effrayant pour la
sensibilitéet cependanten même temps attrayant: c'est qu'en ceci la raison
exerce avec violencesa puissance sur la sensibilité,à seule fin de 1'élargir et
de lui fairejeter un regard sur l'infini qui est pour elle un abîme. La culture
est le développementdes idées éthiques qui nous libèrent des convulsions
gigantesquesde la puissancede la nature et de ses «destructions» démentes
incompatfüles avec toute philia. Kant semble très attaché à l'opposition
dialectiquedu calme des idées (qu'il accepte en un sens stoïcien; libération
del' extériorité)et de la frénésie d'une nature encore insoumise aux lois de
la raison, faisant valoir cependant que la nature n'est qu'un phénomène et
non une chose en soi comme si l'homme se souciait d'excuses ontolo-
giques. Toutefois il faut se garder d'oublier, lorsque l'on analyse ce§ 29,
que Schopenhauerfera de la volonté comme force déterminant la nature
l'inverse de la sereine représentation,la force et la représentation compo-
sant dans leur unité au total furieuse le monde. - On ne voit pas quelle
difficultéinsoluble conduit Kant à déclarer que le Beau n'exige pas autant
de culture que le sublime, à moins de se fonder sur la discrétion du Beau et
le cri tonitruant du sublime en la nature. Peut-être Kant tiendrait-il le
sublime pour sauvage et destiné à subir le frein de la culture en l'homme
et dans la société? Il y aurait donc une histoire et une culture du sublime
diamétralementopposéeà l'histoire de la religion. L'aiguillon ne serait pas
le même. À celui qui se méprend dans le domaine du Beau, on reprochera
un manque de go0t; tandis qu'à celui demeurant sans réaction devant un
événementsublime on reprochera de manquer de sentiment. Ces perspec-
tives auxquelles d'autres points de vue pourraient se joindre constituent
une certaine légalité où la faculté de jugerrapporte l'imagination à I'enten-
dement,et d'un autre côté la relie à toute la raison comme faculté des idées
- Enfin la modalité du jugement sur le sublime est la même que celle
exposée au§ 22 à propos du Beau; il s'agit de la nécessité dans le rapport
desjugements, même lorsque privés de sens (les explosions volcaniques)
ils semblent se dérober à la faculté de juger dont procède la culture qui les
discipline.
Dans la Remarque générale qui suit, Kant, pour ainsi dire, orne sa
demeure.Par exemple il propose de nouvelles définitions, qui, sans faire
réellementprogresser, préparent un meilleur affinage que les précédentes.
Ainsi(la plus suggestive): « La finalitéesthétiqueest la légalité de la faculté
dejuger en sa liberté ». Cette légalité,cet esprit des lois, est présupposéedès
112 OIAPITREW

que la Critiquede la faculté de juger est déterminée non plus seulement


comme expérience possible, mais encore comme expérience cohérente ou
légalité du contingent La liberté de la faculté de juger doit être appréciée à
deux points de vue. D'une part sa liberté est le-résultat des opérations des
facultés de l'âme qui se mobilisent spontanément pour produire le juge-
ment. D'autre part saisie du dehors, la liberté constitue une totalité
heureuse unifiant le sujet et l'objet.

DÉDUCTION DES JUGEMENTSES1HÉTIQUESPURS

§ 30. IA déductiondesjugements esthétiques,portant sur les objets de


la nature,ne doitpas être dirigéesur ce que nous nommonssublime
dans1ànature,maisseulementsur le beau
Nb~ passerons et nous porterons notre attention sur la Déductiondes
jugements esthétiquespurs. Ici, une toute petite difficulté nous attend;
aucune indication n'étant fournie, nous ne savons pas s'il faut écrire:
troisième livre ou troisième section. L' Analytique du Beau étant titrée :
Livre I et l' Analytique du Sublime Livre Il, nous estimons que la déduction
doit être intitulée Livre III.
La déduction des jugements esthétiques purs (add/Kant) consiste en
deux moments. D'une part comme question de fait elle porte sur l'effecti-
vité des jugements esthétiques; Kant ne s'y attache pas.D'autre part il y a la
question de droit; elle consiste à approfondir la légalité du jugement
esthétique en proposant ses « caractéristiques ». Nous unifierons le point de
vue sur le Beau et celui sur le sublime dans la détermination de la légalité
esthétique. Cette légalité (§ 22 et § 29) est la prétention à l'universalité
(valeur universelle) dans le jugement de go6t. Je dis que tout le monde
conviendra avec moi que la vue de l'Océan est sublime. Ainsi la détermi-
nation sociale del' analyse se fait sentir. Je ne juge pas en l'air, mais je tiens
compte, depuis ma finitude, de la «souvenance» possible d'autrui. De
même il y a dans ma définition un mot irremplaçable et c'est le terme
«avec», par où est signifiée la légalité immanente dans le Mit-Mensch.
Kant produit d'autres moments: la forme de l'objet, ou, s'il n'y pas de
forme O'Océan) la puissance de la nature qui répand de la beauté jusqu'au
fond des mers. Kant observe aussi que I' œil humain ne saurait pénétrer bien
avant le fond des mers et cela le conduit à poser qu'un objet sans forme ni
finalité comme !'Océan peut non pas être jugé en lui-même, mais « utilisé
d'une manière subjective»; on pourrait produire ici des réflexions sur les
excitants et autres substances hallucinogènes. Cette remarque faite, on voit
ES'JHÉTIQUE- Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 113

que la déductionde certainsjugements de goOtest opérée de fait et qu'il en


va de même pour ceux qui exigent un certain rapport des facultés de
connat"tre.Tous ces jugements préludent à la déduction des jugements
esthétiques purs. Le travail de Kant nous parat"tphénoménologique:
théoriciendes apparences,il remontejusqu'à l'opération du Mit-Mensch.

§ 31. De la mithode de la déductiondesjugementsde goQt

Ce paragraphe est assez facile. En vue de déterminer les sites


d'interrogation, Kant comparele jugement esthétiqueaux autresjugements
et indique l'élément différent qui interdit de définir ces jugements comme
rentrant dans la même perspective.On peut ainsi dans le jugement pratique
considérerla liberté comme donnéea priori par la raison, ce qui n'est pas le
cas du jugement esthétique, qui en est si proche, puisqu'il se rapporte à
l'homme en totalité.À force de séparer le jugement esthétique Kant en fait
une «singulière faculté». Proche de tout, il n'est identique à rien. C'est
toujours la prétention à une valeur universellequi est appelée à spécifier le
jugement de go6t. Il n'y a pas l'ombre d'une intentionnalité esthétique, à
moins qu'on ne la fasse coîncideravec la prétentionà l'universalité.

§ 32. Premièrecaractéristiquedujugement de goat


« Le jugement de goOtdétermineson objet (en tant que beauté) du point
de vue de la satisfaction,en prétendant à l'adhésion de chacuncomme s'il
était objectif.Dire : cette fleur est belle, signifie aussi dire sa prétention à la
satisfactionde chacun ».-Kant avait prévenu à la fin du paragraphe31 qu'il
s'expliquerait par des exemples; mais le lecteur s'étonnera peut-être de
cette simplicité biblique. Passons. Ce que nous enseigne ce simple juge-
ment, c'est qu'à la limite la plus extrême la présuppositiondu Mit-Mensch
est irrécusable.Par cette présuppositionseulementl'espace, comme lieu de
tous les lieux où le Mit-Menschest possible, est donné et avec lui la possi-
bilité du jugement esthétique.Il n'est « pas nécessairede s'orienter à tâtons
dans l'expérience», c'est plutôt par ce jugement que l'expérience est
orientée. Il va de soi que la règle de 1'orientation surgit de dedans le sujet
pour autant qu'il affirme son jugement, comme nous avions eu l'occasion
de le noter plus haut.

§ 33. Secondecaractéristiquedujugement de goat

«Le jugement de goOt n'est pas déterminable par des raisons


démonstrativescomme s'il était seulementsubjectif». Cette traduction est
correcte. Mais le texte n'a pas de sens selon nous. On relira la première
114 CHAPllREill

phrase du paragraphe 32 et l'on remarquera qu'elle se termine par ces


mots : « comme s'il était objectif». La première phrase du pparagraphe33
porte: «comme s'il était seulementsubjectif». Le sujet de la phrase (MS)
est le jugement de goat. Il semble qu'il faudrait lire: «S'il était détermi-
nable par des raisons démonstratives,le jugement de goOtne serait pas
seulement subjectif». Un jugement objectif se référerait à l'espace et au
temps. Nous venonsde voir que la premièrecaractéristiqueréférait le juge-
ment de goOtà l'espace. La secondecaractéristiquele relie au temps, mais
plus exactement au présent comme instant de tous les instants qui rendent
l'expérience esthétique possible. Cette expériencepossible, selon le sens,
ne peut être élucidéè par aucune raison démonstrative.Kant évoque là un
rôle, celui de la notion de «vécu» ou s'en rapprochanttellementqu'elle est
épouvantablementcomplexe; il y a là un rapport avec le point qui se trouve
partout lîa 'fois dans la sphère que nous ne dirons pas confuse mais qui
quancfmême connut une époque qui n'est pas la nôtre. On passeraitfacile-
ment autour d'une notion capitale, savoir que dans la Critiquede la.raison
pure comme ici la référence spatiale précède la référence temporelledans
}'Esthétique transcendantale. Cette relation est expliquée par la rupture
avec les règles canoniquesau théâtre.Si la pièce est mauvaisece ne sontpas
les trois unités, d'action, de lieu et de temps qui la sauveront: ce que
demande Kant, soumettant l'espace lieu des lieux à l'instant des instants,
c'est-à-dire le présent, c'est qu'on atteigne la significationvivante. - Dès
que les règles sont écartées,la preuve est écartéedu champ esthétique;mais
aussi le vécu devient l'objet pur du théâtre dans la mesure où il repose sur
des essences, des styles, ou encore des idées. C'est l'a priori ostensif qui
sert de principe au théâtre,symbolede tous les arts. Là peut mêmes' éclairer
le second moment dans la seconde caractéristique du jugement de goOt
L'objet correspond à un vécu particulier ou plutôt singulier,mais il abrite
dans le jugement une prétention à l'universalité, ou encore un jugement
singulier («cette tulipe est belle») et un jugement universel (tout le monde
dira : « cette tulipeest belle»).

§ 34 et 35. Il n'y a pas deprincipe objectifdu goatpossible-Le


principe
du goat est leprincipesubjectifde lafacultédejuger en général
Ces paragraphes ont été rédigés dans un souci d'exhaustivité. Sans
doute le lecteurne trouverarien de nettementnouveau,mais il assisteraà un
enchaînement des principales thèses kantiennes. - Qu'il n'y ait pas de
principe objectif du goOtpossible, c'est ce que nous avons vu dès le§ 32.
Dans le § 34, Kant explique à quelles conditions la critique peut être une
science, sans être un art. Plus importante est la nouvelle démonstrationqui
ESTIIÉTJQUE-ll. ANALYTIQUEDU SUBLIME 115

fait du principe du goOt le principe subjectif de la faculté de juger en


général. Kant ne s'est pas toujours servi des mêmes expressions pour
désigner le principe subj~tif de la faculté de juger en général. On peut
partir del' expression de « tact logique», utilisée dans l' Anthropologieau
point de vuepragmatique,mais l'on peut aussi user de 1'idée d'expérience
cohérente. Mais Kant préfère en ce point une formule plus compliquée.
« La condition subjective de tous les jugements est la faculté de juger elle-
même ou la faculté judiciaire». Il explique cette définition (un peu téné-
breuse) en s'appuyant sur le fait que la faculté de juger elle-même, dans les
synthèses qu'elle est amenée à effectuer, établit une relation hiérarchique
entre les facultés.

§ 36, 37 et 38. Duprobl~med'une déductiondesjugements de goQt


Traitant plus haut (§ 31) de la « singulière faculté» constituée par le
jugement esthétique, Kant parvenait à l'isoler et en entreprenait la déduc-
tion. C'est le même problème qui se pose ici. Evoquant tout ce qui sépare
le jugement synthétique a priori dans la Critique de la raison pure du
jugement esthétique, Kant réussit à montrer qu'à sa manière, le jugement
esthétique renferme une synthèse. La démarche de Kant est plus réussie
sur le plan esthétique que sur celui de la science qui, par là, est remise en
question.

§ 39. De la communicabilitéd'une sensation


La sensation comme nous l'avons déjà souligné est la croix de la
métaphysique. Elle ne se laisse pas, dit-on, définir ou déterminer. Ce
« rouge sur un tableau » échappe au langage et l'on n'en saurait définir le
thème, en ajoutant des termes comme «vif», etc. Et de plus chacun ajou-
tera son appréciation «personnelle» dans un monde déjà surchargé de
traces innombrables et bariolé des couleurs les plus diverses et les plus
complexes. De peuple à peuple la réceptivité devient plus violente et
parfois confine à la brutalité. En un autre sens les couleurs sont inactives; ce
sont les impassibles témoins de notre vie, qui insaisissables encerclent nos
expériences. Ainsi Feuerbach et Proust ont été conduits à des expériences
voisines. Feuerbach, 1'aîné, décrit le pain qui, enveloppé dans une serviette
blanche et nacrée, protégé par sa croOtedorée, laissant apercevoir la mie
tendre comme du lait, attend le retour des ouvriers, leurs grands rires las de
fatigue. Proust, le cadet, en revanche, dans une histoire mille fois contée,
retrouve le temps et compose une symphonie des sensations. Mais avec tout
cela il n'y a pas communication: on s'enfonce dans un monde, mais non de
116 CHAPllREill

ce dernier dans un autre. Dans les musées oe-les galeries de peinture, on


avance à pas feutrés, comme si le moindre bruit pouvait déranger les
monades affligées par le temps perdu, Avions-nous vraiment besoin de
Kant pour nous rappeller ces évidences non pas fondées par Dieu, mais
par l'homme? Peut-être... C'est donc sur un fond de déceptions que se
développe l'expérience esthétique et nous sommes encore indulgents en
parlant d'une expérience, caril n'y a pas d'expérience du tout etc' est sans
difficulté que nous pourrions montrer que la mesure même de nos
différences est impossible, puisque pour comparer nos différences, il les
faudrait déjà connaître et estimer ce qui les rend différentes, moyennant
quoi il n'y aurait plus de différences. Les loups sont moins cruels; ils se
saisissentde leur proie et la dévorent commeun néant.
Kant n'a pas nié ces embarras. De tous temps les hommes ont été
conscientsdêla différencede leurs sensations.Le «donné» n'est même pas
un «prôfilème», c'est un «mystère». Dans la sensation nous on ne trouve
aucuneraison d'espérer. Les plus beaux tableaux sont muets. Voici pour la
connaissance.Maintenant il y al' agréable.Etl' on ne commencerapas mal,
en disant que le drame débute à la cuisine: le cuisinier va-t-il goOterle
premier du plat qu'il vient de confectionner? Ou ne cherchera-t-il pas à
recueillir1'avis de son client qui, ou bien possède un palais vierge, ou bien a
eu le temps d'oublier ses précédentes expériences?Voici «l'expérience» à
, ' laquelle nous nous attachons et que les plus grands philosophes n'ont su
dénouer. Les «contemporains» penseront bien du mal de notre robuste
simplicité, mais disait Malebranche, on le sait : « il est ridicule de philo-
sopher contre l'expérience». Néanmoins selon Kant le problème a été mal
posé. Il faut se demandernon pas sil' expérienceest fiable, mais bien plutôt
à quelles constellations d'éléments transcendantauxelle doit se plier pour
être ·possibleet enfin se réaliser. Il convient de bien lire le titre du § 39 : de
la communicabilité (Mittelbarkeit) d'une sensation - la «Mittelbarkeit»
n'est absolument pas le segment initial dont il faudrait partir, pour en
déduire systématiquementles apories, mais au contraire le résultat auquel
on doit parvenir pour établir à partir de l'essence la réalisation concrète
de la sensation comme vécu. Nous avons déjà dégagé l'une des clefs du
problème. C'était lorsqu'embarrassés par le choc brutal de l'objet et du
sujet, nous suggérions, à titre de moment médiatisant, la disponibilité à
enseigner découlant d'un rapport harmonieux des facultés de connaître,
l'imagination et le concept C'est ce moment qu'il faut reprendre, mais en
l'intégrant au problème central de la Critique qui seule en assume la portée
en le ramenant à la question: comment desjugements synthétiquesa priori
sont-ils possibles? Et le jugement synthétiqueesthétiqueétant unjugement
ESTIŒTIQUE- Il. ANALYnQUE DU SUBLIME 117

synthétique a priori, nous sommes replacés à l'origine de la Critique. Mais


ce n'est pas tout : en réduisant sciemment la portée des § 33 et suivants, sans
pour autant défigurer le texte, nous voulions imprimer aux textes que nous
abordons une plus forte poussée stratégique.
Cette poussée sera l'œuvre du Mit-Mensch. Jusqu'ici, nous n'avons
utilisé ce concept directeur que comme repère ou indice et il s'ouvre main-
tenant à nous comme étant ce qu'il est, le cœur des vibrations qui rythment
selon la durée l'intersubjectivité, non pas comme mouvement égal ou
mathématique, mais selon les accidents d'un Lied. L'intersubjectivité est
semblable au rythme cardiaque. En chaque pulsation se signifie mon
essence pour autrui, et mêmepeut-être mon avenir. Cor cordis - est-ce
l'avenir qu'il secrète ou le passé qu'il actualise? Les philosophes qui précè-
dent Kant font du Mit-Menschune affaire de raison, alors que c'est une
réalité sanguine. Naturellement la solitude habite ce cœur secret en lui-
même. Mais le cœur triomphe de cette solitude chaque fois que, dans sa
systole, il devient un processus de diffusion significative, qui unifie la
« Mittelbarkeit ». Elle est« Sinngebung » et la philosophie ne nous en offre
qu'un pâle décalque 1 ; et il ne faut pas se fier à l'opposition del' idéalisme et
du matérialisme, opposition de deux identités mortes, mais à l'opposition
dynamique du monde et duMit-Mensch.
Kant engage alors la remontéejusqu'à l'essence et il commence par
écarter le plaisir de jouissance pour deux raisons. L'une d'elles me paraît
extraite du vieux fond de l'idéalisme du beau dont on sait assez ici pour
commenter son étendue; la jouissance est condamnée parce que les nerfs
Oe sens) qui la procurent se font en quelque sorte obstacle à eux-mêmes.
C'est ce que plus tard on devait appeler «l'énergie spécifique des nerfs ».
Nicolas de Cuse l'avait déjà indiqué dans son traité, Du Béryl, montrant
comment la loupe et à plus forte raison l' œil comme organe limitaient la
vision que pourtant ils augmentaient. La deuxième raison avancée par Kant
est la suivante: dans ce qu'il appelle plaisir de la jouissance, nous sommes
passifs. Cette seconde raison pourrait valoir pour l'argument le plus fonda-
mental pour le développement de lajouissance.Si en effet nous ne sommes
actifs en rien, notre propos ne sera pas plus éloquent qu'un miroir, or les
miroirs les plus bavards se taisent obstinément (toujours). Il faudrait tout
faire pour retrouver l'action de l'âme qui caractérise celle de l' œil. Dans le
même raisonnement, deuxième étape : « La satisfaction en revanche retirée
d'une action pour sa nature morale n'est pas un plaisir de jouissance mais

1.H. Coben,Kanu BegrllndungderAesthetik,Marbourg,1888redonnaitcette définition


duMit-Mensch/: ce qu'il y a d'humainen l'homme, maisil ne s'élevepas au Mit-Mensch.
118 CHAPITREID

un plaisir procédant de l'activité personnello.etde sa conformitéà l'idée de


sa destination. Ce sentiment, qui se nomme éthique, suppose toutefois des
concepts et ne présente pas une libre finalité, mais une finalité conforme à
une loi; il ne peut donc être communiquéuniversellementque par la raison
et, si le plaisir doit être le même en chacun, par des concepts pratiques très
déterminés».
Le plaisir pris au sublimede la nature, commeplaisir de la contemplation,
en laquelleon raisoMe, prétendégalementil est vrai, à être partagéuniver-
sellement,maisil supposetoutefoisencoreun autresentimentqui est celui
de sa destinatiol),supra-sensibleet, si obscur qu'il puisse être, ce dernier
possèdeun fondementmoral.Je ne suiscependantabsolumentpas autorisé
à présupposerque d'autres hommesy prêtent attentionet trouverontdans
la contemplationde la sauvagenature une satisfaction(qu'on ne peut pas
vétitlblefnentattribuerà son aspect,qui est plutôt effrayant).Néanmoins,
/' ;,eonsidérantqu'en toute occasionpropiceil faudraitprêter attentionà cette
disposition morale, je puis attribuer cette satisfaction à chacun, mais
seulementpar la médiationde la loi morale,qui pour sa part, se fonde à son
tour sur des conceptsde la raison.
Le plaisir pris à la beauté en revanche,n'est ni un plaisir de jouissance,ni
celui d'une activité conforme une loi, ni celui de la contemplationqui
médited'après des idées, maisc'est celuide la simpleréflexion.Sansavoir
pour guidequelquefin ou quelqueprincipece plaisir accompagnel' appré-
hension communed'un objet par l'imagination,commefaculté de l'intui-
tion, en relation à l'entendement, comme faculté des concepts, par la
médiationd'un procédéde la faculté de juger que celle-ci doit également
mettre en œuvre au profit de l'expérience la plus vulgaire; la seule diffé-
rence est qu'ici il ne s'agit que d'un conceptempiriqueobjectif,tandisque
là (dans le jugement esthétique), il s'agit pour elle de percevoir la
convenance de la représentationà l'opération harmonieuse (subjective-
ment finale) de deux facultés de connaîtreen leur liberté, c'est-à-dire de
sentir avec plaisir l'état représentatif.Ce plaisir doit nécessairementen
chacun reposer sur les mêmes conditions,parce qu'elles sont les condi-
tions subjectives de la possibilité d'une connaissanceen général et la
proportionde ces facultés de connaître, qui est exigée pour le goOt,l'est
aussi pour l'entendement commun et sain que l'on doit présumer en
chacun. C'est pourquoi celui qui juge avec goOt (supposé seulement
qu'intérieurementil ne se trompe pas, et ne prend pas la matière pour la
forme et l'attrait pour la beauté) peut attribuer la finalité subjective,
c'est-à-dire sa satisfaction procédant de l'objet à tout autre homme et
admettreque son sentimentest communicableuniversellementet cela sans
médiationdes concepts.
ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 119

Je ne sais si Kant a vraiment eu raison de ne pas développer plus


amplement ce texte qui est l'un des joyaux de la Critiquetant du point de
vue de la qualité que de l'intuition. Il semble d'ailleurs avoir mm'"triséle
problème.
1) Dans le titre de son exposé Kant ne fait pas intervenir l'expression de
jugement esthétique ni même le mot sujeL Cependant il va s'en servir
abondamment. L'absence de certaines expressions ou mots les fait parfois
davantage briller. Or les mots qui manquent vraisemblablement ne sont pas
anodins. Soit le mot jugement. D'une part il est compris dans la formulation
systématique de la question critique : Comment des jugements synthé-
tiques a priori sont-ils possibles? Kant a rappelé cette formulation dans
le paragraphe 36. Mais d'autre part le terme «jugement» résume toute
l'activité de la pensée. Enfin cette activité est humaine et si elle est pure
métaphysique, il s'ensuit que s'interroger sur la communicabilité d'une
sensation revient à s'interroger sur l'essence de la communication. La
Mittelbarkeitindique la possibilité ou l'essence de la communication et le
dialogue, dont la possibilité repose sur celle de la Mittelbarkeit,se nomme
Gesprli.ch.Dans la mesure où le Gesprli.chs'enracine dans la Mittelbarkeit
le dialogue est la réalisation de la métaphysique. Qui dit le problème de la
communicabilité résolu dit quatre choses : A) La communication rend
possible la métaphysique. B)La communicabilité comme essence est le
fondement de la connaissance. C) L'essence de l'âme de la connaissance
est une totalité organique où touts' entre-exprime sous le soleil de la raison.
D) La sensation n'est pas absurde, mais est l'autre de la raison.
2) Kant fait des reproches à ses devanciers, moins sur les prolégomènes
que sur la déduction elle-même: il reproche à tout ce monde den' avoir pas
saisi la fécondité de la notion de jugement. Puis il reproche indistinctement
à tous ses prédécesseurs de ne pas avoir eu recours à la phllosophie morale
et d'avoir saisi le problème sans rapport aux valeurs. De même ils ont à ses
yeux négligé de trouver les expressions appropriées pour déterminer les
activité de l'imagination par exemple. D'autres processus ont été suivis
sans un regard critique.
3) On a cru qu'un moment simple supposait un principe simple et
inversement: plus la surface corporelle sera réduite, plus elle sera apte à
exprimer des moments simples qu'il suffira de combiner pour obtenir
l'idée d'une prétendue totalité. On répugne à dresser la liste de ces
malentendus qui sont autant de préjugés.
4) On a négligé de considérer que résolu pour« une seule sensation» le
problème l'est pour tous les cas concevables.
120 CHAPITREID

Constructionet analysedu problème. ...


!)Dans la méthode de Kant pour la résolution d'un problème il y a
toujours deux lignes de questions.La premièreligne dans nos exposésest
consacrée à l'analyse du donné, à son organisation: on cherche à séparer
tout ce dont l'essence l'écarte de celle de l'objet de la recherche. Cela
peut se faire successivement(dans l'Analytique du Beau) ou globalement
lorsqu'un importantdéveloppement,comme c'est le cas ici avec la déduc-
tion des jugements esthétiques purs qui ici le précède, débouche sur un
problèmefondamental.
mLa constructionde la solution n'est jamais arbitraire: elle suit de
grandeslignes (par exempleraison-sensation.
1)On peut passer à l'élaboration de la solutionproprementdite. Avant
tout on siSparerala jouissance de la sensation. Jamais Kant ne parle
d'un _)ugement de jouissance. Il parle du caractère «agréable» ou
«désagréable» de la sensation(d'un seul et même objet des sens).Il admet
l'expression du plaisir de jouissance, parce que le plaisir nous est transmis
par le sens et que nous sommespassifs.Autantdire que danslajouissancele
bonheur personnel disparaît.Je ne suis plus pour moi-mêmeun sujet et il
n'y a pas non plus d'objet et la totalité sombredans le néant.Il est possible
que parlant d'un plaisir de jouissance, Kant ait voulu écarter le plaisir
sexueldont le momentculminantéloignemême la raison.Là où les amants
pensentse rejoindre,là ils se perdent.
2)0n change de chemin en s'élevant. La satisfaction «tirée d'une
action pour sa nature morale n'est pas un plaisir de jouissance, mais un
plaisir procédantde l'activité personnelle». IA.personnalité(ce qui est de
grande conséquence) s'oppose dans le problème de la communicabilité
d'une sensationà la sensibilité,mais cette fois en partant de la raison. Il en
résulte que la sensationn'est pas en soi mauvaise.NouveautéconsûUrable
dans l'Anthropologie kantienne. En quoi consiste alors la satisfaction
personnelle? Elle constitue et consiste donc dans l'idée de la destination
morale.Commetelle, elle possèdeune fin, mais de son point de vue il s'agit
d'une libre finalité. Kant donne à entendre deux choses. D'une part «les
concepts pratiques» sont très déterminés,ce qui veut dire qu'ils sont très
nombreux,s'il y a plusieursconceptspouvant servir à de nombreusesfins;
loin d'être réduite et compressée, la personnalité peut s'épanouir en de
multiples façons, en confectionnant des souliers ou en composant des
bouquets de fleurs. « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon
Père». Réalisationde soi et del' objet,le travail n'est qu'une activitésalva-
trice et non plus une punition méritée, mais une libération.D'autre part et
c'est plus important,l'idée d'une fin morale de la destinationne peut être
ESTIŒTIQUE-ll. ANALYTIQUEDU SUBLIME 121

conçue que conformément à une loi morale. C'est la loi morale qui règle
l'unité morale des esprits et leur annonce la restauration de leur pureté. On
s'avance avec elle tandis que s'ouvre le monde concret de la destination
éthique et de la communication.
3) Kant dans cet alinéa rapporte la participation du sublime dans la
nature (essentiellement dynamique). Les plus grands penseurs ont surtout
contribué à élargir notre langage. Qui a w l'océan a une autre conception
de la grandeur après qu'avant Dans la théorie du sublime Kant se heurte
à une difficulté «chérie»: et les habitants des autres planètes? Ont-ils
seulement une sensibilité comparable à la nôtre? Kant ne s'engagera même
pas dans la monotonie de la discussion. Il a le sens du ridicule. On décide
toujours selon la seule disposition morale.
4)Il ne reste qu'une place pour la communicabilité dans sa proximité
avec la pure détermination morale etc' est celle de la réflexion.« Le plaisir
pris à la beauté» n'est ni un plaisir de jouissance, ni celui d'une activité
conforme à une loi, ni celui de la contemplation des idées». Le schéma
mis en place évoque la seconde section de la Déduction transcendantale
(sens interne, imagination,unité de l'aperception transcendantale).La
différence entre les processus est assez minime et semble tenir en deux
moments. D'une part l'imagination tient une plus grande place dans la
représentation. D'autre part le mécanisme de l'opération reste le même,
mais orienté de deux manières : ou bien il vise un concept empirique et nous
obtenons le vrai, ou bien il « recherche la convenance de la représentation à
l'opération harmonieuse». On avait bien pressenti la solution kantienne et
Shaftesbury allait en ce sens. Mais dans sa théorie Kant obtenait d'un côté
le principe de la physique et d'un autre côté l'autonomie de la sensation dès
lors communicable. Il est évident que Kant éliminant le mécanisme du
champ esthétique réalisait un progrès considérable. Liberté, Esthétique et
Romantisme dessinaient une nouvelle figure de l'homme tandis que
s'élaborait une nouvelle mission pour les avocats du jugement esthétique:
montrer la bienveillance del' art dans 1'existence humaine.
Le résultat de la question peut paraître médiocre, sa portée est
cependant indéniable : voici le premier effort sérieux pour introduire la
raison dans l'élémentaire de l'existence au lieu d'être un refuge pouvant
être forcé comme nous l'enseigne le De Consolationede Boèce et sa fin
tragique. Mais enfin le «refuge» de l'homme est le Mit-Menschet non
l' Ueber-Mensch.Se disant dans le Mit-Mensch,la raison conçoit comment
l'homme deviendra le frère de l'homme et cette fraternités' établira. Il sera
donc nécessaire de déterminer les forces susceptibles de favoriser ou
d'interdire les dialogues dans leur essence. Certes comme il se fait toujours,
122 CHAPITREill

la déduction laisse des problèmes à dénffller et nous pourrons, par delà le


problème des applications par exemple, élargir notre réflexion. L'essentiel
est de maintenir une démarche systématique.

PREMIÈRECONSÉQUENCEET APPLICATIONS

§ 40. Du goat commed'une sortede sensus communis (Mittelbarkeit)

Il est normal qu'ayant dégagé la Mittelbarkeit,c'est-à-dire établi la


communicabilité de la sensation, Kant soit revenu sur le problème du sens
commun. Il avait montré, subjectivement seulement, il est vrai, que sous la
présupposition d'un sens commun (recherché comme récepteur et comme
audite~ajugement pouvait s'enrichir et devenir réellement fécond. Dans
le~graphe 39 que l'on vient d'étudier en tenant compte des synthèses
dans l'organisation du problème, il a débouché sur la communicabilité
du jugement de réflexion par lequel, rentrant en soi, il a pu comparer ses
sensations qui sont autant de jugements réfléchissants, trouvant ainsi une
passerelle pour fonder l'accord avec autrui, c'est-à-dire pour rejoindre in
concretole Mit-Menschet la métaphysique qu'il suppose. Une explication
terminologique va, complétant le tableau, conduire aux premières consé-
quences et applications. La structure du texte est à certains égards
anormale, elle comprend comme d'habitude pour les textes importants,
quatre moments et une conclusion, comme nous l'avons vu en examinant la
déduction. Mais Kant n'est pas Fichte, il ne s'asservit pas à cette organi-
sation de l'exposé, si ce n'est pour obtenir une meilleure clarté, pédagogi-
quement. Cherchant à maintenir la synthèse du paragraphe 40 Kant fait du
troisième moment un «épisode», ce qui fait qu'il se maintient dans cette
synthèse sans en dériver complètement.
Premier Moment. - C'est, nous l'avons dit, par une remarque
terminologique que débute la réflexion. Kant juge peu convenable
l'expression de Sinn dont il souligne la signification sensorielle trop
matérialiste pour ne pas amener la conscience philosophique dans l'erreur;
des expressions comme « énergie spécifique des nerfs», prises d'une
certaine manière, permettraient d'avoir une très mince esquisse de solution
pour Kant, mais plutôt que de chercher en vain une expression de tout autre
sorte, et ne convenant pas vraiment, il préfère observer que l'expression
en langue allemande peut paraître vulgaire. Il est assez rare que Kant se
plaigne de la langue allemande. Aussi ce premier paragraphe mérite-t-il
une mention.
ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 123

SecondMoment - « Sous cette expressionde sensuscommunison doit


comprendrel'idée d'un sens commun à tous, c'est-à-dire d'une faculté de
juger-qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de
représentation de tout autre homme»; en sorte que dans la ré-flexion
comme vrai retour sur la sensation, on tend primordialementà s'assimiler
le point de vue d'autrui. Le jugement de l'autre est moins un jugement réel
qu'un jugement possible et le Mit-Menschest la possibilité d'autrui en
général. Quand j'ouvre les yeux sortant d'un profond sommeil, je me
redresse sur mon lit etjuge la chambretrès désordonnée-mais pour qui est-
elle désordonnée,si ce n'est pour un autruipossible qui va cogner à la porte
pour entrer? Kant, dont nous ne reproduisonspas le texte à la lettre, est tout
proche,contrairementàce quel' on dit, de la théorie bergsoniennedes deux
ordres, car sitôt quel' autre va entrer,« ma» position va à son tour rejoindre
le pays des possibles comme essencespouvant fonder une sphère de réalité
possible.Kant a vouluprévenir un malentendu.Commentne pas accuserde
confusion celui qui ramène à des déductions abstraites les représentations
réfléchissantes concrètes? Voir- n'est-ce pas un acte simple et concret
dans son immédiateté? S'il fallait dessiner tout le fin tissu de la limaille de
fer en laquellej'ai immédiatementplongé la main,je passerais des jours et
desjours, alors que suivant Bergson,j' obtiendraiun résultat quasi-kantien.
Compliquée à expliquer, me mettant en possession de la théorie de la
Mittelbarkeit et de celle de la sensation comme dans la conclusion du
paragraphe 39, l'opération de la faculté de juger esthétique réfléchissante
est phénoménologiquementsimple.D'où un contraste nullementcontraire
à la réalité possibledes essencessignificatives.
TroisièmeMoment.- Kant en ce momentva développerun épisode. En
un sens c'est tout à faitjuste. Tout ce qui ne dérive pas immédiatementde la
réflexion transcendantale n'est qu'épisodique dans une Critique de la
faculté de juger. Or dans une telle Critique, nous avons d'abord les caté-
gorieset les principes; puis nous trouvonsles règles issues des catégorieset
enfin les maximes qui répondent à des orientationsprécises, ainsi: qu'est-
ce que s'orienter dans la pensée? Qu'appelle-t-on penser? Ce sont ces
maximes qu'il convient d'examiner car s'il est vrai qu'elles n'appartien-
nent pas à la Critique, du moins peuvent-elles servir à l'explication de ses
principes.-Ces maximessont les suivantes:
1.Penserpar soi-même.
2. Penseren se mettantàla placede tout autre.
3. Pensertoujoursen accordavecsoi-même.
124 CHAPITREill

Ces trois maximes sont transcend&Btales; elles gouvernent les


sentiments qui accompagnent la pensée et peuvent s'exprimer autrement.
Dans leur conclusion elles sont politiques.
Soit la première maxime: elle exprime· la nécessité de penser sans
préjugés. Si je veux examiner la structure du Laocoon, je n'ai pas en
commençant mon analyse de la statue quelque chose d'autre à faire
qu'écarter le commentaire de Lessing. L'examen achevé, il sera toujours
temps de lire l'excellent Lessing. En matière politique, après avoir écouté
ses conseillers, le Prince doit décider seul et sans en référer à quiconque,
penser à sa propre place et non à celle d'un autre. Cette maxime a été fondée
en sa possibilité au paragraphe 39.
Deuxièmemaxime: c'est elle qu'il a choisie parmi les autres maximes
pour illustrer 1'expression dont part le début du paragraphe 40. Dès le
paragrap&ê'21, il faisait del' altérité le fondement du sens commun. Enfin
c'est Jme qu'il pose au noyau de la synthèse triplice, occupant la place
d'honneur réservée à l'imagination. Penser en se mettant à la place de tout
autre, c'est encore laisser battre le Cogitoplural. Le mot «tous», «tout»
comme totalité signifie la République de Platon, dont Kant donne le
commentaire au milieu de la Critiquede la raisonpure. Nous sommes au
centrede la pensée critiquepuisque la logiquetranscendantales'unit à la
politique bienpensée. Cette fois le Mit-Menschest saisi en toute sa densité
r et il s'exprime comme Communication. « On dit, il est vrai, que la liberté de
parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, et non
pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup et penserions-
nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres
qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les
nôtres? Aussi bien si l'on leur ôte la possibilité de leur communiquer leurs
pensées, on leur ôte également la liberté de penser - l'unique trésor qui
nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul
apporter un remède à tous les maux quis' attachent à cette condition». Kant
détermine cette seconde maxime comme celle de la pensée élargie en
opposition avec la détermination de la première maxime qui est de penser
par soi-même sans préjugés. Il ne serait pas mauvais d'éclairer dès mainte-
nant la seconde maxime en écrivant à la place d' «élargie» s' «élargissant».
On indiquerait ce faisant que le mouvement de s'élargir n'est jamais fini et
ne cesse de grandir pour le bien de la république en laquelle les individus
communient. Les images de la république sont trop souvent celles d'iles
isolées au milieu des mers et non de ruisseaux devenus des fleuves et qui
refoulent les étrangers. On interpréterait Kant de la bonne manière en déli-
mitant des utopies d'une manière correcte comme des totalités dynamiques
ESTIŒTIQUE-II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 125

et non statiques. Les incessants conflits qui depuis le xmesiècle ont ravagé
le Japon montrent que l'image d'île est insuffisante pour prédire le statut
d'une île et son avenir.
La troisi~memaximeexprime la pensée conséquente. Au début de la
Critiquede la raisonpratique, Kant indique que le premier devoir d'un
philosophe est d'être conséquent. Par« conséquent» il faut entendre long et
tenace en ses projets. Sans doute, observera-t-on que ces qualités désignent
aussi bien le criminel, attaché à ses desseins. Mais la maladresse n'est pas
contradictoire avec la bienveillance morale.
Le Mit-Menschn'est plus seulement une totalité politique idéale. C'est
la forme de la pensée politique rationnelle. Voilà qui revient à dire que le
Mit-Menschest unemani~redepenser moraleetpolitiqueen toute époque,
et que cette manière de penser est aussi une expérience cohérente. Kant n'a
commis aucune faute de réflexion. Et il élève à deux niveaux l'idéalité du
Mit-Mensch.D'une part il réussit enfin à caractériser par un seul terme le
concept qui s'oppose à son idéal réel; il s'agit de la superstition. Laquelle
implique assez de bêtises pour nous donner une image de l'infini. Ce qui
est grave dans la bêtise, c'est qu'elle n'entend qu'une seule langue, celle
de la bêtise. Au deuxième niveau, intégrant ces maximes, Kant en déploie
l'espace sémantique : « On peut dire que la première de ces maximes est la
maxime de l'entendement, la seconde celle de la faculté de juger, la
troisième celle de la raison». Dans la seconde maxime, l'opération de la
faculté de juger n'est pas seulement juger, mais opérer la synthèse avec
l'entendement et la raison de la psychè où s'exprime l'homme. Fichte,
comme on l'a vu, opposait les « amis de la lumière» aux « obscurantistes »
- c'était se déclarer «homme» au sens kantien. Et alors il ne fallait plus
qu'une synthèse pour unifier l'ensemble, plus qu'un mot, etc' était le terme
brillant d 'Aujkllirung.
Modeste ou prudent, Kant ne va pas plus loin. L'Aujkllirung non
seulement n'est pas la devise de l'Europe, ou si elle l'a jamais été, elle ne
l'est plus. Avec le successeur de Frédéric le Grand, la patrie de Kant était
retombée dans la superstition. Coupez I Je reprends le fil interrompu par cet
épisode et je dis que l'on pourrait donner avec plus de raison le nom de
sensuscommunisau go0t plutôt qu'au bon sens et que la faculté esthétique
de juger, plutôt que celle qui est intellectuelle, mériterait le nom de sens
commun àtous, si l'on veut bien appeler sens un effet de la simple réflexion
sur l'esprit; on entend alors en effet par sens le sentiment de plaisir. On
pourrait même définir le go0t par la faculté dejuger, ce qui rend notre senti-
ment procédant d'une représentation donnée, universellementcommuni-
cable sans la médiation d'un concept. - L'aptitude des hommes à se
126 CHAPITREID

communiquerleurspenséessupposeaussi unapport de l'imaginationetde


l'entendement afin d'associer aux concepts des intuitions et inversement
aux intuitionsdes conceptsqui s'unissent dans une connaissance;mais en
ce cas l'accord des deux facultésdel' âme est légal et soumisà la contrainte
de conceptsdéterminés.Ce n'est que lorsquel'imagination en sa diversité
éveillel'entendement et que celui-ciincite sans conceptl'imagination à un
jeu régulierque la représentationse communiquenon commepensée,mais
comme sentimentintérieur d'un état final de l'esprit. Le goat est ainsi la
faculté de juger a priori de la communicabilitédes sentimentsqui sont liés
avec une représentation donnée (sans médiation d'un concept). «Si l'on
pouvait admettre que là simple communicabilitéuniversellede son senti-
ment possède déjà en soi un intérêt pour nous (mais l'on n'est pas en droit
de le conclure à partir de la nature d'une faculté de juger simplement
réfléchissait'fê),onpourrait s'expliquer pourquoi le sentiment dans les
juge:melrtsde goOtestsupposéde tous pour ainsidire commeun devoir».
Avec ces quelquesphrases Kant condensela communicationet en fait
définit son experience de l' AujkllJrung qui en était la juste mesure; il va
même très loin en posant que la personne finie doit regarder comme
un devoir le sentiment de communicationdes choses les plus franches.
Exprimés avec cette force de répétition le beau ou l' « idée du sentiment»
devientun tel principequel' on peut dire que du fonds' opèreune révolution
, 'subjectivequipournousestmorale.

§ 41. De l 'intéret empirique concernant le beau (conséquences et


applications du§ 40)
Le jugement esthétique par lequel quelque chose est déclaré beau ne
doit avoir aucun intérêt commeprincipe déterminant. « Mais il ne s'ensuit
pas qu'une fois qu'il a été pensé commejugement esthétiquepur, aucun
intérêt ne puisse y être lié». Voici donc la présentationde l'intérêt empi-
rique concernantle Beau. Il se trouvedonc là une relation ou liaison qui ne
serajamais qu' indirecte; en d'autres termes,« le goOtdoit tout d'abord être
représenté comme lié avec quelque chose d'autre afin que l'on puisse
encore lier à la satisfactionde la simple réflexion sur l'objet un principe
relatif à l'existence de celui-ci (en quoi tout intérêt consiste)». Grâce à la
parenthèsenous pouvonsdéterminerplus précisémentà quelle unité systé-
matique renvoie l'intérêt concernant le beau. C'est sous le titre systé-
matique de la relation (modalité) que se déploie le sentimentdu beau. La
premièrequestionqu'intéresse la relation- qui doit tout d'abord être repré-
sentée comme quelque chose d'autre - est celle de savoir si cette liaison
ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 127

existe ou n'existe pas et, dans l' affinnative, si un sentiment de plaisir peut
en être dégagé. Tant que nous n'avons pas statué sur l'existence ou la non-
existence de ce qui n'est que possible, l'ancienne maxime prévaudra;
a posse ad esse non valet consequentia.Et de même dans l'horizon esthé-
tique il n'y a pas conséquence, mais solution de continuité entre le possible
et le réel. Le « quelque chose d'autre» par rapport à l'hypothèse est ce qui
enveloppe «une satisfaction relative à l'existence d'un objet» et qui sera
défini comme empirique s'il repose sur une inclination propre à la nature
humaine ou quelque chose d'intellectuel comme la propriété de la volonté
de pouvoir être déterminée a priori par la raison. Puisque la satisfaction
lorsqu'elle est empirique (et conclut du posse à l'esse) suppose un mouve-
ment de l'imaginationet pas seulementde la raison,il est clair que le beau
n'intéresse empiriquement que dans la sociltl; on admet, en effet, qu'à ce
niveau la société est naturelle à l'homme, et Kant élargissant sa pensée
s'élève jusqu'à la sociabilité. Nature et culture, société et éducation ne sont
plus des termes contraires, mais les indicateurs d'un processus vivant. Kant
ne pouvait pas simplement dériver l'orientation du § 41 d'après le § 40. Les
plans de réflexion n'étaient pas les mêmes. Le §41 tend à la nature de
l'expérience sociale, tandis que le § 40 cherchait le principe historique de
l'Aujkllirung.Kant cherche à s'expliquer par la relation d'une expérience
sociale, sil' on ose dire, effectuée dans l'imaginaire. L'expérience porte sur
la solitudequi s'oppose à la sociabilité, entendue comme communicabilité
ou Mittelbarkeit,ou comme culture. Kant croit insister sur ce point et on le
comprend, car ce qui est en jeu de manière ultime c'est la rationalité même.
Voilà pourquoi je préférais l'idée d'un «cogito moral» qui égalait l'idée
synthétique du «Je pense».«Un homme abandonné sur une île déserte»
donc face à la solitude, sans même un miroir, ne tenterait aucunement
d'orner sa hutte, ni lui-même, et bien entendu manquerait à toutes les
tendances de l'homme. On juge d'habitude les valeurs de communication
comme allant de soi au point qu'on ne s'aperçoit que rarement de leur
portée, dont pourtant dépend le criticisme lui-même. Et il en vade même de
la solitude; c'est le reflet antagoniste de toute culture ou, si l'on préfère du
Mit-Menschqui est culture, sympathie, accueil. On mélange tout: on croit
que la solitude est un élément simple, alors qu'elle ne s'entend que moyen-
nant la négation de la culture. Évidemment il n'y a pas d'île absolument
déserte, ni d'homme qui ne possède une idée vague de la société en laquelle
seule il a puisé le concept de beauté et l'idée de certains produits« destinés à
se mettre en valeur», et le Mit-Mensch demeure la référence transcen-
dantale qui réintègre l'inte~rsonnalité. Mais l'on voit comment le mot
128 CHAPITREID

empiriquedans l'énoncé du paragrapheh 41 est susceptible de se relier aux


plus profondes aspirations de Kant On ne peut qu'admirer la hardiesse
avec laquelle Kant écarte, non sans délicatesse, le concept de l'opposition
nature-culture pour lui substituer le couple antagoniste solitude-culture et
cela en pleine révolution française. Qui plus est! En achevant ce para-
graphe, Kant dit que le point est de peu d'importance, car la relation n'est
qu'empirique et qu'il n'y a pas une nécessité de fer pour la rattacher à la
facultédejugerquiestapriori.

§ 42. De l 'intéretintellectuelconcernantle Beau


Kant nomme le Beau lié à un intérêt intellectuel, visant la fin ultime de
l'humanité «beau en général». Mais il se trouve beaucoup de désordres,
si bien qu!.eo confond le sentiment moral et le sentiment pour le beau.
Cette,<,>nfusion se dissipe dès que l'on remarque que les hommes qui se
récl11IDentdu sentiment de beauté sont « vains, têtus, abandonnés à de
pernicieuses passions ». Le sentiment de beauté se nourrit de la vanité. Kant
repousse aussi l'intérêt relatif aux produits de l'art. Pour dire les choses
simplement, l'intérêt porté à un beau tableau n'a jamais fourni la garantie
de la santé morale chez celui qui le contemple. Kant sait bien qu'il s'oppose
à Platon en disjoignant l'idée du Bien et celle du Beau et qu'il n'est pas en
, ceci original. De son temps déjà, chez Platon et les platoniciens on décou-
vrait des tendances centrifuges. Toutefois respectueux de Platon, Kant
déclarait qu'il repoussait les attraits et non les belles formes, qui peuvent
être saisies dans la contemplation de la nature. Il y a bien un danger: peut-
on, se fondant sur un étroit concept des belles formes, tromper un amoureux
des plantes, en lui offrant des fleurs artificielles (réédition du § 14)? Kant,
si on lui refusait le point, conservait en réserve l'exemple du rossignol
(Livre I, Remarquegénérale). L'auteur de la Critiquede la raisonpure
semble avoir eu de la peine à terminer son paragraphe. C'est que, dépouil-
lant la nature de tous ses attraits, il ne lui opposait plus qu'un Beau formel
dont elle ne différait que selon la quantité. Peut-être est-ce pour cela qu'il a
réfléchi sur une échelle concordante des chiffres et des couleurs. Il est
inutile d'approfondir dans toutes les directions la terre pour comprendre la
possibilité d'être séduisante pour une fleur artificielle. Ce qui doit nous
guider dans notre réception de la nature est la référence à uneautremani~re
de penser à laquelle nous avons déjà fait allusion dans les précédents
paragraphes. Ce n'est donc pas l'Esthétique qui soutient la morale, mais
c'est la morale qui soutient !'Esthétique. Ainsi posé, le problème est
énorme.
ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 129

§ 43. Del' art en général


Qu'il nous suffise de dire qu'ici est mise en question la faculté de juger
esthétique.-1' art et ses questions. Kant en abordant l'art sait qu'il ne peut
« faire l'impasse» et qu'il devra traiter des questionspour lesquellesil n'est
guère qualifié, mais qu'il envisage d'examiner certaines propriétés grâce à
la logiquetranscendantale.Il sait aussique, sans être franchementmédiocre,
son information n'est pas bonne. Pour parer à ces difficultés, il ne pourra
même pas faire massivement appel à des exemples. Les interprètes de
Hegel sont à première we logés à meilleure enseigne. Pour l'instant nous
ne pouvons dire que« dommage». - Kant pourrait se rabattre sur la lecture
de l'art fournie par Aristote; mais il s'en abstient; n'a-t-il pas écrit qu'il
fallait toujours penser par soi-même, c'est-à-dire en abandonnant les
préjugés? - «L'art est distingué de la nature comme « le faire » (facere)
l'est del'« agir» ou« causer» en général (agere), et le produit ou la consé-
quence del' art se distingueen tant qu' œuvre (opus) du produit de la nature
en tant qu'effet (effectus)». Cette adroite définition n'est que nominale et
nous pourrions la critiquer. Mais ce serait de l'excès de zèle. Nous n'y
toucheronsdonc pas. Elle nous sera d'ailleurs utile très vite. Par exemple;
un gâteau de cire d'abeille n'est pas une œuvre (opus), mais seulement un
produit de la nature (effectus). L'exemple est classique. Confondrel' œuvre
et le produit, c'est confondrel'homme et l'insecte, la culture et la nature, et
aussi substituer à la vérité comme adaequatio intellectus et rei la simple
structureformelle.- Kant écrit ici une phrase très importante: «Lorsqu'en
fouillantun marécageon découvre,comme il est arrivé parfois, un morceau
de bois taillé, on ne dit pas que c'est un produit de la nature mais de
l'art ... ». Ce n'est pas curieux, c'est étonnant. Qu'un jeune homme
confonde la puissance de Dieu et sa gloire, je le veux bien, ou qu'il ne
discerne pas les béatitudes et les dix commandements, mais qu'un Kant
s'attache au bout de bois sans tenir compte de la pérennité du geste
(fouiller)puisqu'il le sacrifie on ne sait à qui et pour quoi, c'est incroyable,
mais vrai. Alors il ne reste qu'une seule solution: prendre le texte et
l'examiner en totalité; si Kant veut nous fournir un guide dans le déisme
historique, sa méthodologiene sert à rien; et s'il veut nous montrer à quoi
aboutitle pur théisme,il est plutôt un exemple à ne pas suivre.

§ 44. Des beaux-arts

Kant, avant de s'attaquer au problème des beaux-arts, multiplie les


précautions.D'abord se situant d'une certaine manière dans l'esprit de son
temps, Kant en délimite la nature et l'ambition. Il conçoit les beaux-arts
130 CHAPITREW

comme choses paradoxales;il n'y a pas de relation entre l'instrument et le


produit (par exemplele «son») qui soit simple: les arts en revanchesont de
plus en plus diversifiés.Mais au fait, pour qui parle-t-onde« beaux-arts»?
C'est une mauvaisehabitude.On a vu, en effet,commentles arts (comédie,
tragédie) supposentla connaissancedes langues; et on les a qualifiéesde
belles connaissances.Une inéluctable confusion devait s'ensuivre; on a
parlé de beaux-arts, comme on avait parlé de belles sciences. C'était
sans gravité - rien ne changeraitdans l'art si par exemple on donnait une
belle critique, mais qu'y a-t-il de douloureux à choisir des vocables
convenables?
Kant distingueau minimumdeux types d'arts. Il trouved'abord les arts
micaniques en effet tenus pour tels dans la mesure où ils assument les
fonctions secondaires; par exemple dresser une toile de tente pour un
cirque, nouîfiHes-animaux,etc. Mais il faut bien reconnaîtrequ'il n'y pas
de liais<ffiphilosophiqueavec les arts esthétiquesqui procurentà la vue un
objet (par exemplele trapézistequi exécuteune figure complexe).-Je cite
pour mémoire les deux propositionsfinales qui ne font que soulignerune
troisièmefois les résultats de Kant: «Les beaux-artsen revanche sont un
mode de représentationqui est en lui-mêmefinal et qui contribue,bien que
ce soit sans fin, à la culture des facultés de l'âme, en vue de la communi-
cation dans la société». - «La communicabilitéd'un plaisir contient déjà
. ' en son concept qu'il ne s'agit pas d'un plaisir dejouissance, de par la seule
sensation,mais d'un plaisir de la réflexion». Et ainsi l'art esthétique- ou
les beaux-arts- est un art qui possèdepour mesurela facultéréfléchissante
et non la sensation.

§ 45. Les beaux-artsne sontdel' art quedans la mesureoù ils possèdent


en mJmetempsl'apparencede la nature
Le § 45 s'est toujoursrecommandépar son caractèreoriginal.« En face
d'un produit des beaux-arts on doit prendre conscience que c'est là une
production de l'art et non de la nature». Kant confirme ici que la grande
fracture dans l'être est celle de l'art et de la nature. « Mais dans la forme de
ce produit la finalité doit sembler aussi libre de toute contrainte par des
règles arbitrairesque s'il s'agissait d'un produit de la simplenature. C'est
sur ce sentimentde la liberté dans le jeu de nos facultés de connaître, qui
doit être en même temps final, que repose ce plaisir, qui est seul univer-
sellement communicable, sans se fonder cependant sur des concepts».
Dans ce § 45, Kant revient à la charge: le problème de la Critiquede la
facultt dejuger est bien celui de la communication.Kant ajouteune phrase
qui a laissé rêveur plus d'un «La nature était belle lorsqu'en même temps
ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 131

elle avait l'apparence de l'art». Il arrive qu'en certains moments - le


coucher du soleil dans la Baie des Trépassés- la nature semble n'être que
«l'effet de l'art». Ou encore vulgairementdit: la création nous parle de
Dieu. Évidemment, il faut le reconnaître, Kant dans ce contexte peut
difficilementparler de création; il se rattrapera plus loin. Pour l'instant, il
se contentede dire que la formuleinverse est véridique; « ... et l'art ne peut
être dit beau que lorsque nous sommes conscients qu'il s'agit d'art et que
celui-ci nous apparaît cependant en tant que nature». Qu'il s'agisse, en
effet, de beauté naturelle ou de beauté artistique nous pouvons, en effet,
dire en général: « est beau ce qui platt dans le simplejugel'TU!nt». « S'il
s'agissait d'une simple sensation,... ce produit ne plairait dans le jugement
que par la médiationdu sentimentdes sens ». Cette fois, on ne dira pas que
Kant ne s'est pas répété, et consciemment, mais il veut redistribuer les
cartes sans changer le paquet Nous ne pensons pas que Kant craigne les
objections,mais son malaise est réel. Il en résulte qu' intentionnelleou non,
«la finalité... ne doit pas paraître intentionnelle». L'œuvre de l'art doit
accorderune valeur esthétique à tout ce qui est spontané et pour ainsi neuf
dans l'objet Kantn'a pas distinguéentre le neuf et l'ancien. Il sembleavoir
manqué une ligne de force de l'esthétique et même de l'esthétique
contemporaine.Ces problèmesdel' ancien et du neuf commandentmême
notre appréhensiondu passé le plus reculé. Voir Pompeï,79 après J.-C. : les
fresquessontimmortelles.

§ 46. Les beauxarts sont les arts du génie


«Le génie est le talent (don naturel)qui donne les règles à l'art». Cette
définition qui ouvre plusieurs paragraphes consacrés au génie serait bien
plus satisfaisante, si l'on avait pris quelques soins dans sa formulation
savanteen exprimantquelquesréserves. D'ailleurs on est assez surpris de
la voir recevoir un rôle prééminent. Ensuite, que répondre à cette autre
définition: Le génie est ce qui produit des choses esthétiquesen bravantles
règles de l'art? On protestera que le mot est, comme le montre le diction-
naire étymologiquede Bréal et Bailly,finalementrattaché à gens, autantde
génies, qui y perdront leur latin. Mais on protestera qu'en revanche, le
génieest souvent expulsé de la famille et qu'il s'épanouit rarement dans le
sein de la gens qui, c'est vrai, n'a plus rien de commun avec notre famille.
Bt enfin il faut bien le dire, le génie est assez souvent celui qui saisit le
trouble de la société civile et tire de ses caricatures des modèles de
reproduction.
Kant ne nie nullement le caractère insuffisant de sa définition, mais
paraîtpromettredes améliorationsdès le § 46. Pour ce qui du mot genius,il
132 CHAPITREm

s'est sans doute servi d'un dictionnaire é~ologique allemand dont la


définition ne portait pas explicitement la souche gens. Voici comment Kant
s'y prend pour expliquer le terme génie. Est reproduite la définition
initiale : « Tout art suppose des règles sur le fondement desquelles un
produit est tout d'abord représenté comme possible, si l'on peut l'appeler
un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas que le juge-
ment sur la beauté de son produit soit dérivé d'une règle quelconque, qui
possède comme principe de détermination un concept, et par conséquent il
ne permet pas quel' on pose au fondement un concept de la manière dont le
produit est possible». Le texte de la définition initiale n'est pas correcL Qui
autorise donc Kant à prôner un tel pouvoir des règles dont le moins qu'on
puisse dire est qu'elles fermeraient les portes de l'Académie à une foule
de peintres? L'artiste doit travailler objectivement et librement; il doit
pouvoir c&âhgér de règles, par exemple dans la préparation de ses couleurs.
Devmt'cette évidence, Kant modère sa définition et il apporte ce complé-
ment qui prouve le caractère « de recherche» dans l'art : « Aussi bien les
beaux-arts ne peuvent par eux-mêmes concevoir la règle d'après laquelle
ils doivent réaliser ce produit ... Il faut donc que la nature donne la règle à
l'art dans le sujet». Tout-à-l'heure on disait que « le génie est le talent (don
naturel) qui donne les règles à l'art». Maintenant l'on dit «il faut que la
nature donne la règle à l'art dans le sujet». Se contredit-on? S6rement
' pas et en un sens c'est dommage. Dans la définition initiale, on trouve une
parenthèse : « Naturgabe = don naturel»; c'est soi-disant un complément
pour talent; mais en réalité c'est une substitution qui transforme le talent en
tendance naturelle. Dans la phrase oi) il est dit que la nature donne des
règles à l'art, on dit seulement que la nature donne des règles dans le sujet 1•
Nous voyons donc Kant jouer sur des termes et des propositions, non pas
dialectiques, mais identiques. Telle serait l'une des raisons, pas la plus
profonde, pour laquelle Kant aurait renoncé à une dialectique de l' arL
Seulement, ayant refoulé « dans le formel et l'identique» l'opposition de la
nature et de la liberté, Kant se voyait contraint de dire verbales d'autres
dialectiques, par exemple celle de l'art et de l'histoire ou encore celle de
l'art et de la guerre, pour ne rien dire de celle del' art et de la religion.
C'est donc en se privant de ces analyses que Kant a entrepris de donner
une définition du mot génie.1) C'est un talent qui consiste à produire ce
dont on ne saurait donner aucune règle déterminée (Retournez à la case
départ, § 46): il n s'agit pas d'une aptitude à ce qui peut être appris d'après

1.Le caractèrepluriel de tel ou tel terme (le produit, les produits,la faculté,les facultés)
nechangerien.
ESTiiÉTIQUE- Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 133

une règle quelconque - l'aptitude est une notion désignant une capacité
innée à résoudre ou apprendre à résoudre certains problèmes; il s'ensuit
que l'originalité, et non l'excentricité, doit être sa « première propriété».
2)L'absurde (J. Bosch) pouvant être original, ses produits doivent être en
même temps des modèles, c'est-à-dire exemplaires et ne rien devoir à
l'imitation. Kant n'irait pas jusque là; mais rien, dans sa logique, ne nous
interdit de reconnaître un moment original et exemplaire, si le mauvais goOt
peut se trouver être l'apanage du sens commun. 3) Le troisième mot est à la
fois le plus intéressant et le plus discutable. D'une part le génie, même s'il
orne son produit de sa «griffe», est le plus souvent incapable d'expliquer
en se donnant la règle comment parvenir à son produit. D'autre part le génie
incapable de démontrer la règle peut s'abuser sur la valeur de son œuvre,
non parce qu'il n'a pas un sens du goOt développé, mais parce qu'il ne se
comprend pas lui-même. C'est un mal-voyant qui est inapte à commu-
niquer aux autres ses règles dans des préceptes. L'école des génies n'existe
pas du tout.4)La nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science.
Évidemment on jugera que Kant a bien tort de ne pas compter parmi les arts
du génie d'autres exemples que les peintres. Il s'agit pourtant bien de cela
ou tout au moins les problèmes soulevés par la peinture suffisent pour
éclairer les questions propres à ce genre d'art. Il reste que de toute cette
analyse le plus important est le refoulement général des artistes-créateurs
en dehors de la sphère de la communication. Le génie n'est pas non plus
apte à juger et s'il ne se comprend pas, sans être compris des autres, c'est un
malheureux. De là une conception du génie qui enveloppe le romantisme.

§ 47. Explicationet confirmationde laprécédentedéfinitiondu génie


Apparemment, Kant n'est pas satisfait du § 46 et de la définition du
génie. Ou bien il doit supporter le poids d'une définition trop hardie pour
être bien comprise - ou bien il a dO se convaincre que son public (les
Aujklli.rer)était loin d'atteindre la hauteur de cette définition - ou bien les
deux à la fois. Ce qui pouvait plaider pour la dernière hypothèse, c'est
qu'on ne trouvera pas un exemple concret. C'est pourtant 1'objet du para-
graphe qui met en scène, sil' on oses' exprimer ainsi, Newton d'une part et
Homère et Wieland d'autre part. Newton est le «scientifique» et il n'a pu
élaborer sans réflexion le calcul des fluxions, qui n'est qu'une partie de son
œuvre immense. Il a réussi par sa clarté à communiquer ses idées et de ces
dernières, assurément non issues de l'imitation, il n'en est pas une qui ne
puisse être apprise. Bien différentes sont les œuvres de Homère et Wieland
(on peut se demander ce qui a poussé Kant à accorder cette place consulaire
à Wieland - a-t-il vu en lui le « Voltaire de l'Allemagne» surtout connu
134 CHAPITREill

pour ses créations spirituelles,œuvre pompeuse et tout-à-faitmédiocre,un


grand poète méconnu? En ce cas il s'est bien trompé- ou bien a-t-il voulu
soutenir que le premier des poètes, Homère, l'emportait sur un Newtontout
comme le dernier des rimailleurs? J'avoue ne pas deviner les réelles
intentions de Kant Au pays des définitions, les affirmationsdoivent êtres
précises. Et il faut dire que Kant a saisi la difficulté. Il fait une observation
très équilibrée entre l'histoire, les sciences exactes, et les beaux-arts. Sans
doute tout n'est pas facile: Kant a déjà séparé l'histoire et l'art, comment
aménagerune passerelle conduisant d'un terme àl' autre? Le problème des
relations del' art et de l'histoire est déjà, du point de vue del' enseignement,
un casse-tête pour les maîtres. En somme, la question de l'orientation des
aptitudes est, avec la compréhension de la nature, un grand problème
philosophique.
Kant n'âpas assez dramatisé les paradoxes du «génie», mais
incon~lement dès que l'on posait en principe que le « génie» ne
pouvait se formuler en préceptes (concepts),on ne pouvait pas non plus le
proposer à titre de modèle exemplaire mais au contraire, on pouvait y
trouver un obstacle à la communicationpar la voie orale ou traditionnelle.
De toutes manières, le géniepouvait s'opposer au progrès del' art au niveau
de la perfection et de l'exécution. La tension existante au temps de Kant
s'est adoucie avec l'apparition de la notion de virtuose qui a fait beaucoup
. 'pour traverser l'impasse. Soit un J.-S. Bach, un gros Prussien: quand il
exécutait un morceau, il arrivait que sur son «clavecin» il exécutât du
J.-S.Bach. Schubert «jouait du Schubert sur son piano», Mozart «du
Mozart sur son piano». Il fallut attendreF. Liszt pour quel' on se hasardât à
jouer sur un instrument ne vous appartenantpas la musique composée par
un autre. Mais on conçoit comment à partir de là la musique connut une très
grande grande extension. Il y avait donc trois catégories. D'une part
l' Ueber-Mensch,d'autre part depuis le virtuose jusqu'à l'homme doué
sans plusMensch,et enfin l' Unter-Mensch(le monstre incapable de tolérer
une goutte de musique). Prise positivement ou négativement,cette chaîne
aplanissaitles difficultésdans l'apprentissage d'un virtuose qui, ne pouvant
passer pour un créateur, se voyait cependant correctementenraciné dans le
monde de la musique; et le tête à tête conflictuel du génie, incapable de
définir la note qu'il voulait entendre,et du pâle exécutantne sachantpas du
tout ce qu'on attendait de lui, s'atténuait enfin. La coupure dans la commu-
nication entraînait une mise à niveau des expressions. Je suppose que ces
découpages déjà si aisés à comprendre en musique et en peinture ont pu
servir de grille de lecture dans l'expression normative de nombreux arts
- par exemple «l'éloquence». En même temps, on se heurta à des
ESTHÉTIQUE-11. ANALYTIQUEDU SUBLIME 135

difficultés assez méconnues et jusque là « contournables» par la seule


expérience.Par exemple,on ne cherchaplus à litons la bonne méthode que
devait suivre le violoncellistepour entretenir ses instruments la mauvaise
saison venue. On commençait à voir dans ce domaine del' art une dimen-
sion intéressante,Kant l'a noté en disant que dans un art il y avait du méca-
nique et quelque chose de scolaire. La base mécanique est l'apprentissage
d'un instrument au seul point de vue de la technique, le côté scolaireest la
domination de plus en plus avancée des propositions d'aria toujours plus
complexes. Kant pour achever le paragraphe 47 réintroduit une réflexion
sur la peinture («couleurs») et se moque en passant du« charlatan». Mais il
va à la ligne, il est temps d'aborder le rapport du génie au goOtet de passer
au paragraphe48.

§ 48. Du rapportdu génieau goQt

«Pour juger d'objets beaux comme tels, il faut du go0t; mais il faut du
génie pour les beaux-arts eux-mêmes, c'est-à-dire pour la production de
tels objets ». Cettephrase pourra paraître curieuse. Sans doute on comprend
très bien qu'il faille un sens esthétique pour apprécier le beau dessin d'un
fauteuil qui me sert à mon bureau, ou la prétendue beauté des arbres (non
pas un) se trouvant devant ma fenêtre. Ou encore il faut du go0t pour
appréciermes stylos et le cheval chinois sur ma cheminée. On peut aussi
trouver tout cela très laid. La phrase continue : « il faut du génie pour les
beaux-artseux-mêmesc'est-à-dire pour la production (Hervorbrigung)de
tels objets». Soit par exemple une plaque de cuivre ouvragée (plaque de
propreté) destinée à éviter le frottement de la main sur la porte, très
travaillée et representantdes fleurs, ce n'est pas un objet quelconque mais
une chose qui est comme la signaturedu maître d' œuvre: Kant dit que pour
la production de tels objets il faut du génie. Je choisis un exemple qui, sans
être trop rare, dépend des beaux-arts.En métallurgiejaponaise, le fin du fin
est constitué par un apport de travail manuel. La lame du sabre sortira de
huit-millepliages environ et d'une indescriptiblebeauté se distinguerapar
sa résistance,sa flexibilitéet son poids sur lequel il y aurait beaucoupà dire.
De telles lames sont exceptionnelleset constituent le produit du travail de
plusieurs équipes dont certaines n'ont d'autre mission que d'entretenir
égale la température du brasier. Kant placé devant un semblable objet
chercherait à distinguer la beauté naturelle et la beauté artistique. La
positionseraitjudicieuse. Disons-lecependantclairement : le problème est
partiellementfaux: à ce niveau où est apparu le mécanisme,il n'y a plus de
beauté naturelle proprement dite, ou alors seulement des perspectives
naturelles.Mais Kant qui donne des définitionsplus cohérentes ne semble
136 CHAPITREW

pas triompherdu problème: « Une beauté naturelleest une belle chose; la


beauté artistique est une belle représentationd'une chose». Cette défini-
tion met en question la finalité d'une chose représentée.Faut-il savoir que
cet objet est une plaque de propreté - certes non! Mais «l'élégance d'un
objet» sejuge grâce à sa fin. Le rationnel est souventbeau et final. Et il ne
se trouve pas d'opposition là où déjà Kant ne percevait plus que des
tendances. Soient les arbres du jardin d'inspiration anglaise qui poussent
devant mes fenêtres : on y peut voir une beauté naturelle au sens kantien,
mais il faut aussitôttransformersonjugement, car le regards' attardesur un
pommierdu Japon qui, sans que les conceptsen soi ne l'aient aidé de leurs
moyens,a trouvécomments'enraciner là. L'homme à l'époque de Kant,est
peut-êtreplus «européen» qu'il ne l'a jamais été, et si l'on devait faire un
reprocheà Kant, ce serait sans doute de n'être pas assez « européen».J'irai
jusqu'à diid"l}uela Critiquede lafaculté de juger est un momentprécieux
dans ler'Archivesdel 'Europe. Kant laisse de côté des débris, par exemple
l'idée d'une «finalité naturelle», et semble désireux de consoliderce qui
émerge.Mais il n'a pas vu le « Dos de Mayo », le «Colosse» Oaguerre de
1808)de Goya, et cependantces choses sont déjà loin : «l'art est presque
confondu avec la nature». La formulationest presque la même, mais les
choses ont changé de sens. Voilà l'histoire vivante! C'est le repérage des
phases de dépassementdes significations.Tout change, sauf une chose:
. ' « la forme de la présentation d'un concept grâce à laquelle celui-ci est
communiquéuniversellement».Dans cette perspectivese dégage la vérité
sur ce qui est homme: la saisie et la communicationdes significations.
Aussi loin qu'on le sache,l'homme a dessiné,et personnene sait si certains
monumentsdoiventplus à la naturequ'à l'homme(§ 42.2.)
Kant reprend une série de considérationssur le jugement d'une beauté
naturellecommetelle (où il n'est pas nécessairequeje possèdeau préalable
un conceptde ce quel' objet doit être en tant que chose,où par conséquentil
n'est pas nécessairede connaître la finalité matérielle Oafin), mais où au
contrairela simpleforme, sans connaissancede la fin, plaît pour elle-même
(dans le jugement). Ainsi se séparentle jugement de goOtau sens étroit et
les jugements esthétiques, tandis que s'établit la disparition de la forme
matérielle propre et qu'émerge la simple connaissancede la fin. Lorsque
dans un objet (vivant),un homme, un cheval, on considèreaussi la finalité
objective,le jugement n'est pas unjugement esthétiquepur, c'est-à-dire un
simple jugement de goOt.Le texte de Kant est assez difficile: tantôt il
semble pencher vers le simplejugement de goOt,tantôt il incline vers le
jugement artistiqueplus prochede la simpleraison que le goOtqui s'attache
davantage à l'entendement. Le jugement téléologiqueappanu"tà nouveau
ESTHÉTIQUE-II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 137

ici et par sa forme devrait servir de fondation au jugement esthétique. Kant


soumet à notre analyse le jugement suivant: « Voici une belle femme ». À
son avis cela signifiececi : voici une femme qui représentede belle manière
les fins de la constitutionféminine- avec cela nous sommes bien avancés !
- Surtout que Kant ajoute: « les beaux-arts montrent leur supériorité
précisémenten ceci qu'ils donnent une belle descriptionde choses qui dans
la nature seraient laides ou déplaisantes» : par exemple la guerre ici trouve
sa racine: ledégoOt-mais aussi l'horreur: «C'est là ce que nous avions à
dire de la belle représentationd'un objet, qui n'est enfait que la forme de
la présentation d'un concept grâce à laquelle celui-ci est communiqué
universellement». La communicationne risque guère d'être méconnue -
pratiquementKant la cite à chaque paragraphe.Nous ne soulignonsce fait
que parce que nous y voyons le repère de la thèse centrale de Kant et le seul
moyende concilierle jugement esthétiqueet le jugement artistique.Le plus
intéressant a été expédié en quelques lignes; il s'agit du recommencement
où torturé par l'absence de sens de son œuvre, sur laquelle donc, il porte au
moins un jugement «artistique», l'artiste la rejette. Par là se dégage
l'impossibilité de réduire l' œuvre d'art à un libre élan des faculté de l'âme.
Cela va si loin qu'une lithographieinachevée peut être plus précieuse que
d'autres représentations achevées. Ici, on sent encore le burin travailler la
pierre - là, le sens s'est évaporé et plane au-dessus de l'œuvre achevée
comme un léger parfum. « Le goOt,écrit Kant, n'est qu'une faculté dejuger
et non (comme le génie) une faculté productive etc' est pourquoi ce qui lui
est conforme n'est pas encore une œuvre des beaux-arts». La «forme
agréable qu'on donne à l'œuvre n'est que le véhicule de la communi-
cation». Ce terme de véhicule, sans posséder une teneur absolument
éminente dans la tenninologie kantienne, donne à réfléchir. Car puisque
c'est à l'agréable que la forme de l'objet représenté doit se lier, il y a mille
formes susceptibles d'accompagner l'œuvre. Il ne faut pas ici se fixer sur
le tableau de peinture et son inévitable cadre. Dans les présentations, il y
aussi,par exemple, les écrins. Kant donne d'ailleurs d'autres exemples : un
service de table est plus joli avec un napperon, on peut aussi citer une
dissertation faite pour servir de sermon. Comme on le voit, il y d'autres
exemplesque les rochers se découpantaudacieusementsur le ciel.

§ 49. Desfacultés del' espritqui constituentle génie

«De certaines productions dont on s'attend à ce qu'en partie tout au


moins, elles se présententcomme des œuvres on dit qu'elles sont sans âme,
encore qu'on n'y trouve rien à reprocher en ce qui s'attache au goOt... on
138 CHAPITREID

dira même d'une femme qu'elle estjolie ... IAllisqu'elle est sans âme». Il
est clair que quiconque retracera avec soin les exemples de Kant les jugera
phénoménologiquement douteux. « Un discours rationnel, donc, bien
tourné, mais sans âme est mis sur le même·pied qu'une conversation
agréable». Ceci n'est guère trop grave, mais ne laisse pas d'être embar-
rassant. Mais Kant, réduisant ces exemples, penserait revenir en arrière. Il
demande à être accompagné d'autre part par l'explication de la notion
d'âme. - L'âme en un sens esthétique désigne «le principe vivifiant en
l'esprit». Cette définition dont tous les termes poUITaientêtre permutés est
stérile. On pourrait aussi parler de l'art comme d'un analogon de la vie -
ce serait peut-être plus juste, mais un peu lâche. « Or je soutiens que ce
principe n'est pas autre chose que la faculté de la présentation(§ 17) des
idées esthétiques. Par l'expression Idée esthétique, j'entends cette repré-
sentation de1'imagination, qui donne beaucoup à penser sans qu'aucune
pensée.a'éterminée, c'est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que
par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre
intelligible». Il y a bien des idées esthétiques si par «idée» on entend
une représentation appréhendée dans l'intuition mais sans concept, de
telle sorte que même soutenue pas l'imagination aucune langue puisse
l'exprimer ni la rendre intelligible. On voit aisément qu'une telle idée est la
contrepartie d'une idée de la raison qui, tout à l'inverse, est un concept
.t auquel aucune intuition «représentable» de l'imagination ne peut être
adéquate. - Hegel commentera: l'idée de la raison n'a qu'à prendre dans
l 'Esthétique l'intuition qui lui manque et l'idée esthétique n'a qu'à prendre
dans l'idée de la raison le concept qui lui-manque. Le commentaire
hégélien ne manque pas de piquant, mais possède encore davantage de sel,
si on relit le début du paragraphe 49. La pique de Hegel est sévère parce
qu'elle touche la notion d'unité de l'âme (Beau et sublime) contestée aux
différents niveaux par les critiques de Kant (Bauemler). Kant s'exerce à son
tour à médiatiser la faculté de juger du beau et toutes les déterminations qui
s'ensuivent (ainsi tout ce qui vaut pour le beau, exception faite du jugement
naturel sur l'objet et du jugement artistique sublime) et toutes les déter-
minations del' âme où il rencontre sans cesse à I' œuvre l'imagination. Et il
se demande: de quoi serait donc capable l'imagination qui serait assez
puissante? elle «poUITait créer une autre nature», c'est ce que lui ont
accordé Descartes, Pascal et Spinoza. L'imagination était loin d'être
méprisée par les classiques qui, voulant la combattre encore, en mesuraient
de ce fait la puissance. Dans la perspective transcendantale, Kant recon-
naissait une singulière puissance à l'imagination etc' est le plus souvent en
ce sens qu'il l'entendait. Mais d'un point de we psychologique c'étaient
ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 139

des data au même titre que les catégories, les idées, etc. immuables comme
les autres structures del' esprit, au sens de Fichte ( 1817),le datumdes data.
Il justifie ainsi le mot «idées» qu'il donne à de «telles représentations de
l'imagination ... parce qu'elles tendent à quelque chose qui se trouve au-
delà des limites de l'expérience». Il n'a pas négligé le souci religieux de
rendre sensiblesles significations: « in hoc signo vinces». Il serait assez
intéressant de recenser du point de vue de l'imagination transcendantale la
concrétisation sensible des notions dogmatiques. Mais il se pourrait
qu'entre toutes les recherches de tous les sens, Kant ait encore mis le doigt
sur la plus importante, se servant du terme schopferischpour caractériser
l'opération de l'imagination, schaffendeEinbildungskraft.C'était huma-
niser décisivement le savoir. Rien n'échappe à l'imagination: elle sait
dépeindre la mort, l'amour. Dans la présentation des concepts, elle élargit
les concepts et met en mouvement la faculté des idées intellectuelles; elle
anime la raison et mobilise le cœur et Schiller sera encore une fois le bon
interprète. Kant cite un passage de Frédéric le Grand; nous ne croyons pas
utile de·le commenter, ce serait opposer la philologie à la psychologie. Le
développement de Kant s'oriente vers cette dualité en explorant les
modalités d'action de l'imagination et de l'entendement. D'un certain
point de vue, c'était une erreur: sans doute les analyses de Kant étaient
brillantes, mais elles ne méritaient plus autant d'attention qu'auparavant -
les futurs poètes s'orientaient vers le monde grec. De plus Kant dans cette
analyse ne s'était pas avisé qu'en opérant des placages de mots et d' expres-
sions, il s'appliquait bien à des aventures hardies de la raison esthétique et
nous dirions assez volontiers quel compte forme l'espace comme forme
générale (et jamais la durée en des sens proches de ceux de Bergson). Cette
remarque nous conduit à une autre non moins importante: il n'y a pas dans
l'effervescence de certaines idées esthétiques de place pour le sujet, comme
si ce dernier n'était qu'un jeu de miroirs englobant toute l'étendue et son
étude une analyse de la perspective. Il est à peu près sOr,étant donnée la
lenteur (relative) de la mise en acte de «ces facultés que rien n'en saurait
produire aucune observation des règles de la science ou de l'imitation
mécanique et que seule la nature du sujet peut engendrer». À part la
numération des définitions, la liste des définitions n'est pas suffisante pour
constituer une véritable synthèse. C'est le signe d'une impuissance de
l'idée esthétique à laquelle, par exemple, fait défaut la rigueur du concept
Mais nous aurions tort de nous obstiner dans cette voie un peu stérile, et
de ne pas prêter attention au processus del' éducation : « Ceci posé, le génie
est l'originalité exemplaire des dons naturels d'un sujet dans le libre usage
de ses facultés de conn&"tre». Aussi bien le produit d'un génie ne doit pas
140 CHAPITREID

être imité et ses propres projets ne doivent pllWlon plus être imités, comme
si son originalité était un modèle. De génie à génie il n'y a d'héritage
qu' exemplaire. À part cela où rien n'est légué sinon l'ardeur et la rigueur
dans le travail, rien n'est transmis d'un génie à un autre. L'idée de ressem-
blance physique ne préjuge en rien du produit final exécuté par le fils du
peintre génial. Kant ne semble pas avoir cru dans les caractères acquis. Ce
fut au demeurant une belle synthèse et une théorie très séduisante: c'était la
justice universelle sur des fondements incontestables. Voici la position de
Kant: « Le génie est un favori de la nature» que l'on ne peut que se borner,
maladroitement, à imiter. Dans la querelle des caractères acquis, la possi-
bilité de l'imitation était un axe de décision fondamental: «l'art est dans
cette mesure une imitation dont la nature a donné la règle par un génie». Il y
a la mauvaise imitation : celle qui « devient de la singerie, si l'élève imite
tout, même lês difformités que le génie a dOtolérer parce que il ne pouvait
les élimirîer sans affaiblir l'idée». Une copie trop parfaite arrache la vie à
son modèle et comme la vie humaine consiste àboitiller au bord du néant, la
copie est en ceci réductrice. Au lieu d'être créatrice, elle touche la mort.
Certaines planches de Buffon laissent des doutes : elles sont trop réussies.
Kant termine son paragraphe 49 par une série de définitions concernant la
double manière de regarder une œuvre d'art (modus aestheticus et aussi
bien modus logicus). Il n'y arien d'intéressant à remarquer sinon que Kant,
. 'se bornant aux arts plastiques, ne dit rien ce quel' on est convenu d'appeler
les arts musicaux. Il est à peu près certain que la musique ne peut être
regardée, mais se trouve être un art majeur qui est, sans aucune explication,
rayé du musée imaginaire de Kant.

§ 50. Dela liaison du goat avec le génie dans les produits des
beaux-arts
Question: «Demander si dans l'œuvre d'art il importe plus que se
montre davantage le goOt que le génie, revient à demander si en celle-ci
l'imagination l'emporte sur le jugement». Nous ne sommes pas encore
soustraits à l'affrontement del' imagination et del' entendement. La beauté
exige d'ailleurs, selon Kant, moins une foule de concepts, dont la définition
est trop vague, que quelques notions bien définies et bien finies, un solide
rapport de l'imagination, et se flatte même de sa rigueur. -À moins de se
tromper sur le sens de chaque mot, on ne peut manquer d'observer combien,
conforme à la liberté, le jugement de goOt est contraire à la spontanéité
débridée : « Le goOtcomme la faculté de juger en général est la discipline du
génie». Cette définition est à première vue délicate. D'abord le goOtsemble
assimilé à la faculté de juger en général. Mais si l'on ne parle pas en l'air,
ESTHÉTIQUE- Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 141

si le goOtest comme la faculté de juger en général, alors il sera la discipline


du jugement. « Le goOt apporte de la clarté et de l'ordre dans la gerbe
des pensées, tandis qu'il donne aux idées quelque solidité et les rend
susceptibles d'un assentiment durable»(§ 91).
Ainsi pour les beaux-arts sont requis l'imagination, l'entendement,
l'âme et le goOt. Cette synthèse à quatre termes (comme celle relevée plus
haut) n'a aucune valeur philosophique, mais seulement, à mon sens,
mnémonique. Je ne sais si l'explication de Kant sur le rôle du quatrième
terme est très éclairante. Il insiste sur les trois premiers temps et fait du
troisième l'englobant des deux précédents. Les termes ne sont pas rangés
selon un ordre alphabétique en allemand.

§ 51. De la divisiondes beaux-arts


« On peut en général appeler la beauté (qu •il s'agisse de beauté naturelle
ou de beauté artistique) l'expression d'idées esthétiques: mais tandis que
dans les beaux-arts cette idée doit trouver une occasion dans le concept
d'un objet, dans la belle nature il suffit de la simple réflexion sur une intui-
tion donnée sans concept de ce quel' objet doit être pour éveiller et commu-
niquer 1'idée dont cet objet est considéré comme 1'expression ». Puisque la
division des beaux-arts ne fait pas intervenir ici dans une unité synthétique
l'entendement et l'intuition, elle sera, selon Kant, dans une large mesure,
«arbitraire». Voici donc pourquoi l'auteur de la Critiquede lafaculté de
juger n'attache pas une grande importance à la division des beaux-arts; il
ne la défend qu'à titre de complément et refuse nettement de faire reposer
sur elle son système. On trouvera là une certaine désinvolture, pour
dissoudre une aporie, on cesse de la considérer comme telle ... Le principe
de la division des beaux- arts sera donc technique-anthropologique: il y
aura une adaptation de la division à la segmentation des beaux-arts. Kant
ajoute que le principe de la division ne saurait être que celui qui, par analo-
gie avec la forme del' expression, permet aux hommes « de communiquer
aussi parfaitement que possible non seulement leurs concepts, mais aussi
leurs sensations».
Les formes d'expression consistent dans le mot, le geste, le ton et
correspondent aux artsde la parole,aux artsfiguratifs et à l'art du beaujeu
des sensations.Kant retiendra la division suivante des beaux-arts. Les arts
de la parole - éloquence et poésie. Remarque générale; toutes les défini-
tions proposées par Kant sont en principe définitives. Nous ne le défen-
drons pas sur ce point - les arts ont tellement évolués si ce n'est dans leurs
modes premiers, par exemple le« ton», qu'il est difficile de savoir si un art
appartient encore à la souche primitive, ce qui serait utile pour tous les
142 CHAPITREID

essais de filiation. De même appuyé sur le mêœe raisonnement, le critique


verra les archétypes et les modèles devenir moins pertinents; d'une
manière générale les canons et les règles n'existent que pour être perdus.
Il est vrai que Kant pourrait répliquer que sans-modèles, l'art pourrait se
déliter dans le torrent aveugle de l'histoire. Mais si l'on cédait à la parade
de Kant, on se verrait conduit au pire des académismes : L'éloquence « est
1'art d'effectuer une tâche qui revient à l'entendement comme s'il s'agissait
d'un libre jeu de l'imagination». Là nous voyons en la grdce un phéno--
mène parallèle: faire facilement ce qui d'habitude demande de grands
efforts. La poésie est l'art de conduire un libre jeu del 'imagination comme
une activité del' entendeinent ». Ce qui réunit les deux arts c'est de ramener
idéalement au moins au libre jeu de l'imagination le travail de l'entende-
ment. La différence entre l'orateur et le poète tend à se réduire. Maître de la
parole, Cicefôn unifiait en sa personne l'orateur, l'avocat et sans doute le
poète. 01âteur et poète tendent à s'unifier dans le chant. Nous ne poursui-
vrons pas dans la comparaison de Kant le rapport entre la chose promise
(poète) et la chose voulue, mais non promise (l'orateur), car on s'illusionne
vraiment en parlant du poète et del' orateur comme si la langue ne jouait pas
un rôle déterminant.
« Les artsfiguratifs ou les arts del' expression des idées dans l'intuition
des sens (non par des représentations de l'imagination qui sont suscitées
't>ardes mots) sont ou bien l'art de la vérité sensible ou bien l'art del' appa-
rence sensible». La méthode de Kant apparaît: soit une section de la divi-
sion des beaux arts, par exemple les arts figuratifs. Il indique sa séparation
selon la forme etla matière-de là il passe à la dichotomie; il distingue l'art
de la vérité sensible et l'art de l'apparence sensible, qui se prêteront à des
subdivisions, ici par exemple la sculpture et l'architecture. Philosophique-
ment, il relie les arts figuratifs en indiquant par exemple pour les facultés
concernant la sculpture, la vue et le toucher. La peinture ne s'adresse qu' àla
vue, etc. Deux difficultés se présentent. En fait il y a trois arts figuratifs : la
peinture - la sculpture -1' architecture; mais ce serait pourtant aller contre
le bon sens que de vouloir en extraire une synthèse triadique; la relation aux
facultés du toucher et de la vue pose un premier problème; au total on
unirait synthétiquement ce qui a été obtenu par dichotomie. Ce serait plus
qu' artificiel. La seconde difficulté est la suivante: sculpture et architecture,
par exemple la cathédrale de Strasbourg et les figures fixées sur ses portes,
se relient à la vue et au toucher : mais, comme on vient de le dire,la peinture
se développe dans la seule vue; comment cet art qui se recommande par
une soustraction par rapport à l'architecture, peut-il cependant occuper à
ESIBÉTIQUE- Il, ANALYTIQUEDU SUBLIME 143

lui seul toute la moitié de la division, abandonnant tous les moments,


importants ou non, à l'autre moitié?- Kant détermine ici l'art de peindre.
« La peinture, seconde espèce des arts figuratifs, qui présente l'expérience
sensible artistiquement liée avec des idées pourrait à mon sens comprendre
l'art de la belle reproduction de la nature et celui du bel arrangemenL Le
premier serait la peinture proprement dite (sainte Anne par Léonard de
Vinci). Le second serait l'art des jardins » (Benoist-Méchin, l'homme et ses
jardins) La peinture proprement dite ne« donne quel' apparence de l'éten-
due corporelle; en revanche le second la donne véritablement, mais il ne
donne que l'apparence de l'utilisation ... L'art des jardins n'est rien d'autre
que celui d'orner le sol avec la même diversité (herbes, fleurs, arbustes,
arbres ... ) que celle avec laquelle la nature la présente à l'intuition».
Reste l'art du beaujeu des sensations.Kant indique la musique et l'art
des couleurs. Son développement étonne; nous n'appelons pas musique la
mesure des vibrations qui peuvent s'agglomérer pour procurer la valeur
d'un ton et en tous les cas la «prétendue» musique peut se régler bien
davantage sur la théorie de la grandeur intensive. On peut se perdre en
conjectures pour expliquer que Kant ait voulu cerner la musique en
s'appuyant sur un concept comme celui de « la vitesse des vibrations de la
lumière». Manifestement il s'est perdu dans l'opposition de l'ordre du
temps et du cours du temps. En gros: Kant n'est pas sOrde lui-même- la
physique ne suivait pas : quel instrument pourrait permettre et de canaliser
la« vitesse des vibrations de la lumière» ? Dès lors, on pouvait s'attendre au
pire, etc' est le pire qui s'est produit. Kant ne tint pas compte de l'avertisse-
ment del' expérience; la musique était dans le cadre, il n'y avait plus qu'à la
faire rentrer dans la doctrine et c'est, on le verra, à quoi il s'appliqua. Ainsi
la musique, ce libre jeu des sensations, devint le roc sur lequel le navire
transcendantal échoua. Il n'est guère utile de se perdre dans des dialec-
tiques aiguës. Il est préférable de penser que l'humanité est conservatrice
et. quand elle le veut. sait unir les contraires.

§ 52. De la liaisondes beaux-artsen un seul et mêmeproduit


Il y a des natures qui ont le go6t des synthèses et des volumes bien
ajustés. Je cite : «L'éloquence peut être liée à une présentation picturale,
aussi bien de ses sujets que de ses objets, dans une pièce de théâtre; la
poésie peut être liée avec la musique dans un chant; et celui-ci peut aussi
être uni à une présentation picturale (théâtrale) dans un opéra comme le jeu
des sensations dans une musique peut être lié avec le jeu des figures dans la
danse». Cette assertion est surprenante pour ne pas dire énorme. Dans le
144 CHAPITREm

paragraphe 14, il avait examiné les données.qui,déjà au niveau du beau,


annonçaientles problématiquesdu paragraphe51 et dans une parenthèseil
avait écrit : (musiqueet danse). Depuis le paragraphe 14, il s'était montré
discret sur la musique. Mais pour la danse, il s'était abstenu et au
paragraphe52,il avaitproposéparmi les arts secondairesla danse.Et puis à
notre connaissancepour la Critiquede la faculté dejuger, il n'y avait rien
d'autre, sinon deux occurrenceset une suggestionau paragraphe 15. Trop,
c'est trop I Et rien, c'est rien I On trouvedonc là une singulièreaventure,car
plus encore, s'il se peut, que la musique,la danse est un monde. Mondes à
traversles âges : les étoilesdu Bolchoïfont en sorte querien ne se perde des
gestes qui dans leur simple style se communiquentpar la médiation de
carnets de notes qui retiennent les traces des figures qui se combinent à
l'infini. - Et puis il y a les dansesrituelles, amoureuses,restes d'anciennes
civilisationsdisparues. Dansait-on beaucoup du temps de Kant? Nous
n'avonf'pas de mesure très fiable, si ce n'est celle de Kant épouvantépar
tout ce qui en même temps touchait à l'ordre et à la sexualité.Aussi bien
l'art de la danse, paradoxalement, parce qu'il n'est aux yeux de Kant
qu'une demi-présencecommepseudo-signede l'adaptation du vivant à la
vaine réalité du vide - l'art de la danse, disons-nous, est méprisable.
Pouvons-noustransférer tous les prédicats qui caractérisentune pièce de
théâtre,connexionde beaucoupd'arts, commedéjà l'opéra ou une tragédie
. , en vers, un poème didactique, un oratorio (Haendel)? Kant en doute lui-
même puisqu'il ne laisse à personnel' avantagedel' avoir devancéen ceci.
Il demeure que se trouve par là renouvelée la dialectique de l'un et du
multiple.Le produit de l'art n'est pas semblableà un obélisquese dressant
sur la plaine et entouré de certains objets et de certaines couleurs. Kant a
cherché à minorer la difficulté tout en donnant une caractérisationméta-
physique de l'un et du divers: après avoir relevé les différentes satisfac-
tions susceptiblesd' advenir.Il écrit: « Cependantdans tous les beaux-arts,
l'essentiel consiste dans la forme qui est finale pour l'observation et pour
l'acte de juger, où le plaisir est en même temps culture et dispose l'âme
aux idées... l'essentiel n'est pas la matière de la sensation (le charme ou
l'émotion) où Il ne s'agit que de la jouissance qui ne laisse rien pour 1'idée,
qui émousse 1'intelligence,excite peu à peu le dégotltpour l'objet et rend
l'âme mécontentede soi et maussadepar la consciencede sa dispositionqui
pour lejugement de la raisonrépugneàla finalité».

§ 53 et 54. Comparaisonde la valeurrespectivedes beaux-arts


ESTHÉTIQUE-Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 145

DEUXIÈME SECTION
LA DIALECTIQUEDU JUGEMENTESTIIÉTIQUE

§55-59.Del'antinomiedugoQtàlamithodologiedugoQt
Nous savons des choses qui tiennent en quelqueslignes et que seul un
travail intensif et fort long a permis d'entrevoir dans leur simplicité
apparente; c'est la conclusionici très puissammentcompriméeque nous
nous contenteronsd'exposer, mais qui est indispensableà l'entrée dans la
philosophie transcendantaleconsidérée comme théorie de la communi-
cation. - Nous tenterons d'être brefs en dépit de la simplicité de notre
propos. Tout commenceà la cuisine. Trompeur sur la matière, l'art de la
cuisinièreest extraordinairesur la forme; elle nous enseigne, pédagogue
exemplaire,l'infinie diversité de nos goOts.Grâce à elle nous pénétrons
dans l'arène des saveurs. Mais autre chose est de savoir qu'on aime une
chose et autre chose de savoir pourquoi on l'aime. Kant transfère dans la
psychologieces faits qui, subissantleur épuration,versentdans des opposi-
tionsrésuméespar ces deuxpropres lieux communs:À chacun son propre
goat - On ne dispute pas du goat. Tout tient en ces deux propositions.
Imaginez un pont japonais: les deux extrémités sont assez engageantes,
mais le milieuest si étroit que deux samouraïsne peuventque se bousculer
- maladresse qui vaut et suscite des injures, un duel et la mort d'un
chevalier.Nous en sommes là. Il y aura donc une thèse et une antithèse
sur la possibilité de la communication.Car la première des vérités, c'est
que nos chevalierssous des dehors avenantssont des brutes incapablesde
s'entendre. Incapables de penser en commun, ils préfèrent leurs épées.
Voyezmaintenantcomment,pour si peu de choses,ils en viennentà choisir
le néant On demandeà Kantpourquoine retenir que deux lieux communs
et plus précisémentceux-là.Mais à ces deux questionsune seule réponse
suffit D'abord pourquoipas - il y a tellementd'autres lieux communsque
ces deux-là qu'il n'y a de raison ni pour les retenir ni pour les repousser-
ensuite pourquoi? Mais c'est parce qu'ils suscitent autant de réflexion
qu'on enpeut avoir,tandisqu'il nousmanquesurtoutde la bonnevolonté.
Et puis figurez-vous que nous cherchons si l'homme est capable de
viser le Mit-Mensch et que nous nous moquonsde la «pompeuse» (Stolz)
ontologie. Nous cherchons ce qui rend sensés les actes et les pensées
humaines,je veux dire la concorde. Rien ne nous oblige à entreprendre
cetterechercheet en ce sens,mais en ce sens seulement,rien ne nous fait un
devoirde réfléchir sur le destin de notre raison. On tire de là l'idée qu'une
réflexion sur les maximes du sens commun (Gemeinsinn) est un acte de
liberté.On peut doncse passerde philosophie-mais pas tellementbien.
146 CHAPITREID

Nous allons accomplir deux démarches. Rremièrement, un mouvement


d'abstraction présupposé- pour qu'il ne nous reste que deux propositions-
nous allons, les ayant formulées, les rapprocher comme deux faisceaux
électriques. En second lieu nous allons réfléchir à ce qui nous arrive en
mettant au contact les faisceaux. Et tout d'abord la formulation.
1. Tlrese.Le jugement de goOt ne se fonde pas sur des concepts, car
autrement on pourrait disputer à ce sujet (décider par des preuves).
2.Antithèse. Le jugement de goOt se fonde sur des concepts; car
autrement on ne pourrait même pas disputer à ce sujet (prétendre à
l'assentiment nécessaire d'autrui à ce jugement).
Voici les deux propositions formulées. Nous devons terminer cette
phase en mettant au contact les deux faisceaux et nous ressentons un choc
violent (contr11diction)- si violent même que nous ne voyons pas seule-
ment éclatêfles.prises respectives, mais aussi dégringoler des deux côtés
les i~ reçues. Pour le coup, voilà la philosophie saisie d'effroi et
Moîse Mendelssohn parlant du« Kant-brise-tout» caractérise justement le
tremblement nerveux des «pères de famille». Convoqué, le tumultueux
Schopenhauer (qui aime le bruit) ne comprend pas. C'est le second point à
établir. Kant prétend n'avoir rien construit qui diffère d'un château de
cartes. C'est comme les vieilles dames fragiles et simples: soufflez et vous
verrez - ou plutôt vous ne verrez pas : la tempête les a déportées dans les
. ' airs. Alors, réplique Schopenhauer: l'autre côté me paraît bien complexe;
Kant évoque le souvenir d'une conversation: « Je n'ai jamais rien promis
de complexe et de lourd». Ce dialogue imaginaire, il va de soi, correspond à
l'esprit « collégial » des disciples et adversaires de Kant depuis lors et,
,;
décanté, s'est simplifié, jusqu'à devenir, sous l'identité raison contre
raison, le scandale de l'époque contemporaine. - Si nous considérons la
thèse et l'antithèse, nous verrons que toutes les deux suivent, mais en sens
inverse, la même démarche. La thèse pose que le jugement de goOt ne se
fonde pas sur des concepts. C'est là ce qu'elle soutient Et pour le prouver,
elle met en question l'idée que prétend fonder l'antithèse. Et en effet si le
jugement de goOt se fondait sur des concepts, alors on pourrait disputer
(disputieren), décider par des preuves. Ce qui donc prouve formellement la
thèse, c' estl 'impuissance del' antithèse. Prenons àson tour l'antithèse; elle
affirme que « le jugement de goOt se fonde sur des concepts», et il en irait
autrement, s'il était impossible de discuter (streiten), de répandre des
opinions. Là encore, mais inversement, c'est l'impuissance de la thèse,
tout capter dans les filets du Logos, qui prouve formellement l'antithèse.
Comme on le voit c'est très simple. Prouver la thèse ou l'antithèse, c'est
montrer leur impuissance à résoudre leur problème et pas du tout, comme
ESTHÉTIQUE-II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 147

on le répète sans cesse, à se bercer dans les bras de l'opinion d'une part et
d'autre part dans ceux de la raison.
Nous pouvons tenter de dégager les conséquences de cette antinomie si
simple. Nous n'irons pas par quatre chemins. Les prétentions de l'opinion
et de la raison finie écartées, il apparai"tque, dans la sphère du Mit-Mensch,
les bornes, au sens dogmatique, explosent au bénéfice des limites en
lesquelles se réalise l'intersubjectivitécomme «cogito plural». Dieu est à
la fois le sujet du discours essentiel et l'objet de la prière. Est-ce le premier
pas en dehors de la «Licht-Metaphysik» qui depuis Platon et Aristote
tyrannisait la pensée occidentale? La modeste antinomie du go6t est le
1 conflit intérieur au discours, le dépassement du « streiten » et du « dispu-

tieren ». Naturellement on comptera au nombre des bienfaits de Kant la


profonde écoute du Verbe. Les miroirs sont passifs, sans liberté et c'est à
quoi, même dans la charité, s'identifie l'homme depuis longtemps. On voit
aussi pourquoi la solitude et le silence sont le contraire de l'intersubjec-
tivité et del' interpersonnalité et comment il convient, avec Schiller et Kant,
d'établir le jeu en sa translucidité comme l'essence de la conscience. On
dira que les dés étaient pipés - dès le moment où, contrairement à toute
attente, Kant conférait à la poésie un primat indiscutable sur l'éloquence,
les miroirs ternissaient tandis que les vitraux s'illuminaient Le vrai danger
venait d'ailleurs. Il était, il est à craindre, que la logique qui se dit calcul ne
l'emporte sur la vie. Encore faut-il reconnm"tre que, sans les dernières
recherches de Fichte, nous ne pourrions parvenir à ouvrir le débat.
Avant même d'évaluer la portée d'une thèse générale, il convient d'en
juger les capacités en complétant l'analyse soit de la thèse soit de l' anti-
thèse. Considérons donc la thèse même qui, prétendant que les jugements
de go6t ne se fondent pas sur des concepts et montrant comment une contre-
épreuve l'appuie, ose affirmer que le parti de l'antithèse est celui du ratio-
nalisme dogmatique. Dès lors, le parti de la thèse s'affiche comme étant
celui de l'empirisme fondamental, général et particulier. Moment fonda-
mental, c'est le moment fondateur dont nous venons d'exposer les linéa-
ments. Le moment fondateur doit être fin comme un cristal; c'est chez Kant
un amour de géométrie. Nous passons dès lors au général, c'est-à-dire aux
poutres maîtresses de l'édifice selon l'ordre des raisons. Les architectures
générales qui encadrent tout être humain et raisonnable - par exemple
l'mnour, la mort, la beauté, la souffrance - absolument tout être humain
et raisonnable, transitent depuis le rationalisme dogmatique jusque dans
l'horizon de l'empirisme, et la passion en général devient la nouvelle
figure de la subjectivité et conduit le Cogito au Moi souffrant tandis que
l'empirisme devient du réalisme. En être venu là, c'est descendre dans
148 CHAPITREID

l'irréfutable empirismede la conscienceselonl'ordre des chosesoù il n'y a


plus rien à partager.Seul le« sacrifice» peut inversercet ordredes choseset
remonter à l'ordre des raisons. De la liberté au destin, puis du destin à la
liberté : c' estl' Iliade et l'Odyssée de la penséehumaine.Ainsi s'expliquent
la transition et le mouvement des grandes valeurs existentielles. C'est
d'ailleurs ce qui justifie les pôles du langagehumain- un sort trop affreux,
un sort trop clément,etc. - et qui explique aussi que, plus sage q11enous, il
nous gardedes outranceset des excès.Danscette analyse,dégagerles excès
du rationalisme dogmatique, qui ne pense qu'à adoucir les oppositions
relevées par l'empiris,me,ne servirait pas à grand chose, sinon à prouver
que la raison a capitulé en rase campagne - mais personne n~ajamais
attendud'elle semblablereddition. -Ce qui pourraparaîtreinsolitedans le
systèmekanden fut l'organisationde fait donnéedel' antinomie.On insista
beauco~p·sÛr1~dualité de l'entendement et de la sensibilitédans le sujet
pourjdstifier d'un côté commede l'autre la dualité du rationalismeet de la
sensibilité, soulignant tout, tantôt par la suprématied'un moment, tantôt
par la dominationdel' autremomenLOn réfutabien vite cette simpleopper
sitionpour s'élever à des théoriesbien plus raffinées(ainsi Hegel)del' idée
dialectique calquée cette fois sur la notion de vie. Les interprétationsles
plus singulièresvirent le jour. Par exemple,puisqu'elle dirigeaitessentiel-
lement vers l'objet (structurethétique),on considérala consciencecomme
' thétique,et la réciproqueétait vraie: la thèseest conscience.
Par là s'explique un fait insolite. Kant,comme l'a montréReiniger,n'a
pas, si l'on ose s'exprimer ainsi, été à la hauteur de sa philosophie.Les
autres ont travaillépour lui et il n'a pas su toujoursreconnaîtresa dette. Il a
bien vu la portée du schématismetranscendantal,mais s'est montré plus
circonspect sur la dimension métaphysique de l'antinomie du .go0LOn
aurait attendu au moins une mise en perspectivede la doctrinedialectique
avec les paragraphes 20 et 21, puis 40, et une relation avec l'analytique
téléologique.L'enjeu le plus décisif se trouvait dans la théorie du sensus
communis. Et la cible était la logique des significations. Jamais Kant
n'aurait cru, le cycle des «Critiques» achevé, qu'un tel horizon se déve-
lopperait sous les fondements de la Critiquede la faculté dejuger. Il ne
s'agissait plus de conclure quelques détails dans l'édifice transcendantal,
mais de préparerun vastechantier.

§ 59. De la beautécommesymbolede la moralité


C'est en guise de préambule à la recherche qu'il faut procurer une
définitionplus compréhensive: « Toute hypotypose(présentation)comme
acte consistantà rendre sensibleest double - ou bien elle est schématique
ESTIIÉTIQUE- Il. ANALYTIQUEDU SUBLIME 149

lorsqu'a priori l'intuition correspondante est donnée à un concept que


l'entendement saisit; ou bien elle est symboliquelorsqu'à un conceptque la
raison seule peut penser et auquel aucune intuition sensible ne peut
convenir, on soumet une intuition telle, qu'en rapport à celle-ci le procédé
de la facultédejuger est simplementanalogueà celui qu'elle observequand
elle schématise». Kant est obligé de le reconnaître: l'hypotypose schéma-
tique etl'hypotypose pratique sont dans une relation d'analogie-il y a un
rapport difficile à élucider: quand nous disons à propos d'une action : c'est
un bel exemplede la moralité, nous mettons 1'accent sur le mot « bel » nous
accédons,en fait, à une« représentationintuitive» de la réalité, c'est-à-dire
à une expression d'un concept qui ne se laisse pas identifier à de simples
caractèresd'imprimerie dépourvus d'idée, ni à des signes algébriques,qui
donnent plus à penser qu'à sentir. Pourquoi Kant s'est-il livré à cette
analyse? Sans doute pour dammer le pion à Leibniz, car analytique, la
pensée leibnizienneétait aussi de part en part symboliqueet chez l'auteur
de la Monadologie la dualité n'était pas celle de la catégorie et de
l'intuition, mais celle del' impressionet del' expression,qui donne l'entre-
expression. Si Kant dans son offensive contre Leibniz, a remporté une
grande victoire sur le « bon sens » en dénonçant la pensée vulgaire, farcie
d'expressions symboliqueset d'hypotyposes symboliques(d' oà il découle
au lieu de suivre) qui font d'elles une pensée (odieuse à Kant) de l'à peu
près, il reste que le vrai contraire del' hypotyposesymboliqueest la pensée
exacte. Ce faisant il ne faut pas prendre la pensée symbolique pour plus
qu'elle n'est : une pensée secondaireet analogique;et disant que le beau est
un symbolede la réalité, on ne fait avancerni celui-ci,ni celle-là1•

Commentairesur lague"e (l'opposédu goat)


Kant est réputé pour être un penseurhumain, opposé à ce qu'on parle de
guerre et pourtant c'est bien lui qui a écrit que «conduite avec ordre et
méthode, dans le respect des droits civils les plus sacrés», la guerre « a
quelque chose de sublime en soi». Kant en abordant la guerre savait qu'il
ne pouvait «faire l'impasse» et qu'il devrait traiter des questions pour
lesquelles il n'était guère qualifié, mais dont il envisage d'examiner
certaines propriétés grâce à la logique transcendantale: il a proposé son
jugement dans le Projet de paix perpétuelleet nous nous y préparons ici. Il
sait aussi que, sans être franchement médiocre, son information n'est pas

1. Pourplus de détails,jerenvoieà mon analysede la dialectiquedansLe Transcendantal


et la pensle moderne,etégalementàL 'œuvrede Kant,Paris,Vrin, 1994,vol. 2.
150 œAPITREID

bonne. Pour parer à ces difficultés, il ne poun:a même pas faire massive-
ment appel à des exemples. Les interprètes de Hegel sont à première vue
logés à meilleure enseigne. Pour l'instant nous ne pouvons dire que
« dommage». La guerre s'oppose à l'esprit mercantile qu'une trop longue
paix peut infuser dans le peuple (B 107).Nous pouvons dire quel' argument
n'a rien d'original : on le trouve chez des petits et des grands philosopheset
l'on peut compter parmi ceux-là Hegel qui, il est vrai, insiste beaucoup
moins sur «l'ordre, la méthode» et le respect des droits civils. À quoi on
ajoutera qu'au dedans de lui-même, Kant ne se fait pas beaucoup plus
d'illusions que son glorieux successeur1. Mais enfin Kant a beau accorder
beaucoup d'attention aux droits de l'homme, il n'empêchera pas celui qui
reçoit un boulet dans l'estomac «de le trouver un peu lourd». Comme
les hommes ne sont pas des démons, ni des imbécilesfinis, on se demande
ce qui les mâfiitientdans la guerre, dès qu'ils entendent un coup de fusil.
Ne nous,jf>erdonspas en détails comme les décorations. Mais allons à
l'essentiel : le courage, ce qui élémente du dedans la conscience militaire,
qui peut souder une collectivité,un régiment, etc. et jusqu'à un duo où dans
le danger le plus extrême s'exprime la fraternité d'armes qui demeure
un des aspects les plus fascinants de l'existence humaine où comptent
l'estime, le dialogue précis et expérimenté, mais amical et serein. Mais
enfin, même s'il l'a vécue de manière pénétrante, le futur professeur n'est
, pas plus avisé et plus sagace pour en parler. Ce qui est peut-être le plus
frappant, c'est la finalité sans fin de cette amitié née dans des choses
affreuses; « Parce que c'était lui, parce que c'était moi ». Cette seule phrase
dépeint le regarddésolé que jette le vrai militaire sur ce monde redevenu
mesquinet à sesjustes dimensionsramené.
On dira que la guerre est une «horreur»; le mot serait de Kant. On se
doute bien qu'il n'était pas un homme de terrain et d'ailleurs sa corres-
pondance (abstractionfaite des notes ajoutéespar les érudits) ne comprend
guère de pensées militaires. Mais ses amis ont pu l'informer de ce qui se
passait sur les lieux d'un combat. On était loin de la première horreur: la
parade militaire, symbole de la bataille2• Dans les défilés il y a toute une
mimique des armes et un déploiement de la puissance. Mais autrefois,
d'unité à unité les uniformes variaient,en sorte que sur le champ de bataille
on ne se tirât pas dessus. L'uniforme épargne les confusions... Alors on
marche tandis que résonnent les tambours sous les ordres du tambour-
major, qui fait voltiger sa canne. C'est beau, «ça vous a une allure

1.Ni à vraidirepanni beaucoupd'autres,RenéCassin.


2. A. Philonenko,« La symboliquede laguerra », Revuede Pollmologie.
ESTIIÉTIQUE- ll. ANALYTIQUEDU SUBLIME 151

d'homme». Certes on aimerait voir un peu moins d'armes. Mais enfin!


chacun son métier. On le voit bien dans la seconde horreur. Au siècle de
Kant on disposaitles régimentsl'un face à l'autre, étirés selonune ligne. Le
terrain n'était pas un lieu quelconque,mais défini la veille du combat par
des officiers des deux camps. Et à un signal donné, les Allemands se
préparaientà tirer les premiers.Entreles jambes des hommesprêts à tirer se
glissaient des fantassins qui feraient feu à leur tour lorsque les hommes
debout cesseraient de tirer. Les Anglais épaulaient à leur tour (double
salve) et le feu cessant, les adversaires avançaient l'un vers l'autre,
réarmantleurs fusils et resserrantles rangs déjà clairsemés;et ayant chacun
accomplidix pas, on recommençaitet toujours en avant, toujours en avant
jusqu'à ce l'un des régimentsse débande- déjà on entendaitles plaintes de
douleurse mêler aux autrescris, on voyaitdes cadavressanglants,spectacle
d'épouvante - ou à ce que venus au contact, les adversaires n'eussent
d'autre choix que d'en finir au coutelasou à la baïonnette,les yeux dans les
yeux. La troisième horreur était la sélection. Les infirmiers, armés, rele-
vaient les blessés légers, je veux dire un pied arraché ou un avant-bras
emporté; on disait à ces hommes d'attendre le fourgon qui les conduirait à
l'h6pital militaire de campagne. On n'en finit pas de faire attendre... Je
sais. Après les blessésmoyens,il y avait les blessésgraves aux limitesde la
vie. Parmi eux, ceux qui avaientreçu une balle dans le « corps » ou presque
morts de douleur, mais pleurant, une mâchoire fracassée et presque
entièrementdélogéepar un coup de fusil. Enfin il y avait les blesséslourds,
si gravement blessés, le crâne ouvert et la cervelle débordante, qu'on
croyait faire une bonne action en les achevant d'un coup de pistolet. En
remarque générale, valable pour tous les blessés, incapable de prévenir
les risques d'infection on n'avait presque rien pour calmer ces horribles
douleurs et endormirles effets post-traumatiques,sauf del' alcool. Sous le
rapport des soins à donner, on sélectionnait les aspirants à la survie.
Naturellementil y avaitdes rescapés; il faut de tout pour faire un monde.La
quatrièmehorreurétait l'hôpital militairede campagne.Plusieurs actes s'y
enchaînaient D'abord désinfecter les plaies avec ce qui tombait sous la
main; on n'hésitait mêmepas à user del' eau de Javel 0es mains); et comme
on avait de l'alcool on s'en servait et on en versait aux blessés. Ensuite il
fallait opérer, c'est-à-dire amputer: en deux temps, trois mouvements,on
délivraitun hommede toute sa cuisse.La craintede l'hémorragie comman-
dait cette allure frénétique et, en général, on jetait dans une cuve de
vinaigre,mêlé d'eau salée en grandequantité,ces débris qui avaient été des
mains,des pieds, desjambes, des sexes.Les chirurgiens,souventdes méde-
cins compétents, allaient de plus en plus vite et ils firent des exploits à
152 CHAPITREill

Sedan,aidés, dit-on, par le chloroforme1• Enfül il fallait faire la chasse aux


chiens qui lampaientles flaques de sang encore fraîches et s'enhardissaient
jusqu'à lécher les amputés, et chasser les rats. On faisait un dernier triage
dans une grande dépendance: à ma droite les morts, à ma gauche ceux trop
gravementblessés, devant moi les éventuelsrescapés. On était prêt pour la
cinquième horreur. Il y avait foule aux jours de sortie de l'hôpital. On
y trouvait des éclopés dont la masse faisaient impression. Il y avait
d'abord une quantité de prisonniers, atteints de petits «bobos». Us étaient
condamnés aux travaux forcés sur les routes, les bords des rivières, sous
la terre dans les mines. Il y avait aussi les pontons - etc., toutes choses
reconnues d'utilité publique. On ne leur donnait pas d'instrument de travail
susceptible de servir d'arme dans une révolte contre les gardiens, on les
nourrissait mal, quand on y pensait et très peu. S'il s'agissait de se trans-
porter d'un Il!b à unautre, on leur mettait les fers aux pieds. Ainsi, crevant
de faim,;douilléspar d'interminables coliques, innocentes victimes de la
vermine, ces misérables appelaient la mort, incapables de supporter plus
ce bagne ambulant. Un autre groupe se tassait sur la maigre esplanade
qui bordait l'hôpital. On voyait à leur uniforme que ce n'étaient pas des
prisonniers, mais tous des amputés de divers membres, titulaires d'une
maigre pension d'invalide de guerre. Us demandaient déjà où étaient les
cabarets, dont ils seraient avec leur solde les piliers invétérés, troussant les
. ,filles ignoblement. Enfin dans un dernier groupe, il vaudrait mieux dire
« cercle », on voyait des hommes se tenant bien droit, riant aux éclats, avec
de grands gestes et aptes à un petit emploi, et surtout s'ils savaient lire et
écrire, à des travaux d'intérêt général - secrétaire de mairie; trieur de
lettres, facteur- le fin du fin étant d'être sacristainet maître d'école.
Kant n'ignorait rien de tout cela. Mais il avait quelques pensées pour
prévenir ce spectacle hideux. Il invoquait d'abord tous les motifs sur
lesquels s'appuyait le patriotisme et, nous l'avons souligné,préparé Hegel.
Dans le paragraphe 83 de la Critique de la faculté de juger il notait
comment la préparation de la guerre et son exécution permettait au génie
humain de se développer et à l'industrie de progresser. Il est surtout connu
chez les philosophes pour avoir expliqué par la guerre le peuplement de la
Terre par le genre humain. Il est inutile de supposer à cet effet des projets
complexes de la divinité. Les hommes au Sud se sont livrés combat et les
plus courageux ont refoulé au Nord et jusque dans le Grand Nord(§ 62) les
moins vaillants, si bien que ces régions inhospitalièresfurent peuplées par

1.Marie-Antoinetteaccoucbacalméeparl'usaged'unanalgésique.Dn'estpasexcluque
Kantait eu connaissancede cet actepermettantl'accouchementsansdouleur.
ES1HÉTIQUE- II. ANALYTIQUEDU SUBLIME 153

le Groënlandais - le plus laid des hommes, qui détient la palme de la sous-


humanité que lui conférait déjà Buffon - avec le Samoyède, le Iakoute.
Il est d'autant plus inutile d'invoquer une bonne Providence qui aurait
tout préparé pour l'homme - le bois de flottage, une nourriture variée, un
compagnon dans le monde animal avec lequel il peut vivre en symbiose:
le renne - que la « suprême intolérance» que l'homme éprouve envers
l'homme et qui le pousse dans la guerre, a pu suffire pour inaugurer la
conquête du Grand-Nord.
Rien donc ne justifie la guerre et il faut prendre le mot belliqueux à la
lettre. Kant n'a jamais cessé de le dire: «L'homme veut la concorde, mais
la nature qui sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce a voulu la
discorde». L'homme« ne peut vouloir de l'existence d'un veau». Il arrive
que l'homme soit un mélange d'ennui et d'envie sauvage, mais c'est qu'il
fait erreur sur soi. On remarquera que, dans cette question, Kant pour se
tirer d'affaire ne fait jamais appel à une quelconque doctrine raciologique
ou raciste, et qu'on ne le verra pas à l'occasion chercher à résoudre un
problème moral par une idéologie reposant sur des options. Il n'y a qu'une
seule race humaine et bien plus, la seule morale, par son impératif et ses
formules, suffit pour renverser les prétentions de l'idéologie sans âme et
sanscœur.

Appendice : Le génie et l'histoire


Kant n'a rien laissé de conséquent sur l'idée de génie au sens militaire,
et s'il en parle après le développement du paragraphe 49, jusqu'au début du
paragraphe 55, ce doit être dans une ligne qui m'a échappé. Mais je crois
l'hypothèse sans valeur. Kant répondrait d'ailleurs qu'il n'avait pas à en
parler; la Critiquede lafaculté dejuger était un livre de vie et non de mort.
On nous permettra de juger cette position aussi raisonnable que regrettable.
Kant avait certes quelques opinions intéressantes. À un bout de la corde
il contemplait les mouvements des simples soldats. Ce qui suscitait son
intérêt, c' étaitle caractère automatique des militaires; ils semblaient hypno-
tisés. Ils marchaient suivant des ordres qui, à leur niveau, ne menaient pas
bien loin. Que les soldats marchassent comme des automates de plomb,
cela n'avait rien de surprenant. Que ce soit dans ses propos écrits ou ses
conversations, on ne voit pas que Kant ait jamais émis que l'odeur de la
poudre ait servi d'excitant ou d'hypnotique. Si l'on veut dire la vérité dans
l'esprit kantien, on doit affirmer que le soldat est un aliéné- un être sans
valeur. À l'autre bout de la corde, il y avait, parfois, un homme seul et,
comme l'affirmera Clausewitz, Napoléon était seul capable de résoudre
des problèmes qui eussent laissé déconcertés des mathématiciens aussi
154 CHAPITREill

réputés que Euler et Newton. Le grand chef de-guerre est une horloge dont
le moteur déborde en perfection les indications. Et dans la direction du
commandement, la compétence se mesure aux capacités mathématiques.
Commander, démontrer sont les vraies valems du militaire. Jamais un
simple mathématicien ne sera un grand militaire - trop faible. Jamais un
triste géant ne sera un grand militaire- trop simple. Il faut souder ces capa-
cités par l'imagination transcendantale qui unit le concept et l'intuition
dans la compétence. Voilà pourquoi le génie militaire est si rare dans
l'histoire. C'est une heureuse synthèse qui se voit couronnée par un talent
de visionnaire qui est en quelque sorte l'envers de l'hypnose du soldat,
ayant échappé aux horréurs de l'hôpital militaire de campagne. De là aussi
les méprises d'un génie ayant vu tant de choses et tant de morts et
s'exclamant : «-Une nuit de Paris réparera tout cela! ».
CHAPITRE IV

CRITIQUEDE LA FACULTÉDE JUGER


LA TÉLÉOLOGIE

LA TÉLÉOLOGIEPROPREMENTDITE

La téléologie n'avait pas vraiment bonne presse à l'époque de Kant.


Sans doute MoïseMendelssohnavaitmontré ce dont elle était capabledans
sa Lettre aux Amis de Lessing. Mais il y avait eu des essais malheureux.
Leibniz avait, en effet, cru à un rétrécissementdes organismes,visible au
microscope,signifiant1'effet «mort» et sans doute d6 à la putréfaction,et
que ce rétrécissementparvenu à son terme, l'être débutait sa renaissance.
On s'en moqua ainsi que du doux rêveur que fut Bernardinde Saint Pierre,
expliquantque les Mers du Nord suffisaient à nourrir les peuples affamés.
Et puis selon Bernardin,il y allait del' orgueilnational.La France avait bien
signé au xcsiècle -on dira que c'est loin, mais pacta servanda sunt- un
traité lui permettant de «cliquer» le hareng. Alors la Grande Bretagne
n'était rien. Au demeurantil n'y avait pas que le hareng- dans les mers on
rencontrait une centaine d'espèces de poissons comestibles et surtout le
délicieuxflétan. On sentaitchez des savantsobscursune timiderenaissance
de l'agriculture que couronnerait la gloire de Parmentier1• Mais pour
l'instant on s'en tenait au pain de châtaignes.On a vanté cependant ici les
beauxprogrèsen botaniquedu chevalierLinné, dont Kant s'inspira pour sa
propre systématique;il y voyait des méthodesdans les processusde classe-
ment et une synthèse entre genèse et analyse. Mais force est de constater
quel' entreprisemême de Kant ne fut pas suiviepar les philosophes,et dans

1.VoirE. Kahane,Parmentierou la dignitl de la pommede terre,Toulouse,Blanchard,


1978.
156 CHAPITREN

la Critique de la faculté de juger, Schopenhauer ne veut voir qu'une


alliance biscornue (eine barocke Vereinigung) entre la beauté et la vie
- tentative intempestive pour libérer la volonté de ses entraves. Et
Schopenhauer sait très bien qu'il vise le cœur du cœur, la troisième
Critique, théorie de la communicabilité. De toute manière Schopenhauer
faisait voler sur le monde des phénomènes un mauvais génie : il ne pensait
pas, il juxtaposait des images. Un peu de piment dans la sauce et on obtenait
la véritable nature d'un aventurier spéculatif. C'était tout à fait cela: avec
toute son imposante philosophie spéculative Kant n'était qu'un aventurier.
On peut débuter l'analyse en partant de l'antinomie du jugement téléo-
logique ou del' Analytique du jugement téléologique(§ 61). Tant qu'à faire
nous choisirons de partir del' antinomie.

§ 62-6S'Et 6'1-78. L'antinomie dujugement téléologique

§ 6(.Selon Schelling, la représentation de l'antinomie téléologique est


d'une «rare faiblesse». On oppose deux manières de penser qu'on trouve
plus qu'on ne les déduit et qui s'appuient sur la différence des jugements.
Le jugement déterminant dont les lois sont universelles (du général au
particulier) est la maxime consistant à ramener au mécanism~ les propo-
sitions relevées dans les productions de la nature. Le jugement réfléchissant
• dont les principes sont singuliers attribue au réalisme de la causalité natu-
relle le dévoilement des propositions relevées dans les jugements singuliers
(qui vont du particulier à l'universel). Kant poursuit d'une manière assez
extraordinaire (au sens savant comme au sens populaire) ce premier pas.
Face à cette unité contingente des lois particulières, il peut se faire que la
faculté de juger parte dans sa réflexion de deux maximes qui se contre-
disent Cette présentation suggère quel' antinomie s'impose-mais comme
pour la catégorie on pourrait demander de quel droit? Comme une simple
contradiction ou une contradiction transcendantale? - On n'a pas voulu
chercher plus loin. Puisqu'il s'agissait de causalité on l'a aligné sur la me
Antinomie dans la première Critique, je veux dire sur l'opposition du
déterminisme et de la liberté, et on a considéré qu'elle ne possédait aucune
spécificité. On alla plus loin, et l'on considéra donc cette antinomie comme
superflue. Il n'y a de traitement plus rude pour un philosophe que de voir
ses textes mis au rebut: c'est additionner le désordre dans la pensée et le
désordre dans les écrits. Mais Kant, comme s'il y prenait du plaisir, ajoute
une autre inadvertance. Il écrit : « il peut se faire». C'est admettre aussi bien
qu'il «pourrait ne pas se faire». Il faudra donc trouver une solution qui
convienne et qui ne convienne pas en même temps, si bizarre que cela
puisse paraître. Le jeu pourrait se poursuivre longtemps; mais nous nous en
CRJ11QUEDELAFACULTÉDEJUGER-LA TÉLÉOLOGIE 15-7

tiendrons là pour le moment; au demeurant nous savons la raison assez


subtile.
Hegels'est montréplus sévère.D'abord : commentantle « il se peut», il
a posé, devantles énoncéskantiens,la possibilitéd'une autre option. Si je
suis libre,j'ai le choix de récuserl'alternative kantienneet la questionn'est
pas de savoirsi, ce faisant,je vais me priver d'un précieuxbagageou outil,
mais seulement si je le puis. Hegel, qui n'a pas peur des petites contra-
dictions,pose ensuitela questiondu point de vue du temps.Admettonsque
tel contenu soit maintenant contradictoireet que je ne puisse l'intégrer
actuellement,est-ceque par la suite il ne serévèlerapas commeune totalité
harmonieuse?Le temps fait fleurir les roses ! On dira que Hegel attaque
dans la force de l'adversaire en ramenant la raison chez Kant au sens
commun.Et, en effet, ce seraitjuste du « Cogito plural »; mais Hegel est à
cent lieues de présentercette idée commepropre à Kant, auquelil prête une
idée de la raison comme simple diversité ponctuelle, inconcevable
collectionde cogitoattachésà leurscogitata.
Mais Hegel généralise son propos dialectique. Puisque les énoncés
sont trouvés,mais non déduits génétiquement,que Kant laisse voir et non
pas seulemententre-voirl'essence des énoncés,c'est que nous sommesau
cœur du système kantien. Jamais Kant ne procède autrement: il met
toujoursson lecteur devant lefait accompli.Par exempledans la Critique
de la raison pure, il nous dit qu'il n'y a pas plus ni moins que douze
catégorieset que c'est commeça, parce que c'est commeça. D'une part ce
n'est pas juste, puisque les deux premiers des douze schèmescatégoriaux
(dérivésde la table des catégories)ne subissentpas le mêmetraitementque
les autres.Et d'autre part, dansles pagesconsacréesdansla secondeédition
de la Critiquede la raisonpure à la Déduction transcendantaledes caté-
gories, il déclare expressément que nous sommes incapables de dire
pourquoi nous avons ce nombre d'intuitions et de cette nature1 de même
que nous sommes incapables de montrer pourquoi nous avons douze
catégorieset nonpas onze: alorsla déductiondevientdénombrementDans
la Phénoménologiede l 'Espritle serein Hegel s'étrangle de fureur! C'est,
écrit-il,« une injure à la science», ou encorecela revient à jeter à nos pieds
comme un « sac d'os » les catégories et « tout le fourbi » et cracher sur
l'essence de la science. Celle-ci est la genèse dans le Soi des structures
dialectiqueset cette genèse est phénoménologie(sciencede la conscience)

1.La référence aux intuitions est importante.Elle montre que la forme prussienne du
raisonnement(c'estcommeçaparœc'estcommeçal)n'estpaspropreauxcatégories.
158 CHAPITREIV

ou métaphysique (science du Logos) 1• Dans la.Phénoménologie comme ré-


flexion et retour, on va du temps abstrait (apparence) au temps concret (le
sacrifice du Christ) et l'on réconcilie l'être et le devenir (que Kant sépare).
Dans la Métaphysique (science de la logique} on montrerait le même
mouvement, mais inversé, puisqu'on part du Logos (ou: Logique). La
«Critique» voulait arracher le cœur de la philosophie. Mais elle n'y est
même pas parvenue. Kant dans l'antinomie téléologique a opposé deux
propositions et nous a averti de la différence entre jugement déterminant
et réfléchissant et, ayant formulé les propositions, il s'en est allé sans
commentaires. La première formule est: «Thèse: Toute production de
choses matérielles est possible par des lois simplement mécaniques». La
deuxième est: « Antithèse : Quelques productions de ces choses matérielles
ne sont pas possibles par simples lois mécaniques ». Comme il s'agissait de
jugements, il'a'evaitbien y avoir une modalité de ces propositions. Mais la
question.devenait très obscure. Ou bien l'une des deux formules sombrait,
selon la modalité, vers l'opinion et alors elle traînait avec elle vers le bas
l'autre formule. On obtenait donc un conflit d'opinions, mais aussi bien le
néant, puisque logiquement un conflit d'opinions est une chose inconsis-
tante. Ou bien la formule malmenée pouvait se révéler comme supérieure à
l'opinion et elle devenait comme le pot de fer contre le pot de terre. Inutile
de prétendre que, vue de ce côté, l'antinomie s'effondre. Kant n'arrive
. 'même pas à saisir comme totalité ce conflit d'opinions; elle se dissout entre
ses doigts comme du sable et c'est injustement que Kant prétend y intro-
duire le jugement par le biais du jugement déterminant et du jugement
réfléchissant Nous sommes dans un grand embarras: selon Hegel la philo-
sophie kantienne est dénudée et écorchée là où elle se croyait en s6.reté: loin
derétablir dans son effondrement la communication, elle en brise jusqu'au
dernier reflet. Quant au sentiment qui se dégage decette première analyse,
c'est un sentiment de malaise moral. L'esprit est bien malade et l'on ne voit
pas commentle rétablir ou lerefonder.
Il semble-même si la chose est dure à entendre-que Hegel (l'ogre
spéculatif) s'en soit tenu au bon sens. C'est évidemment incroyable, mais
enfin l'auteur de la Science de la Logique est tombé du haut de la raison
spéculative dans la platitude du bon sens. Et si Kant lui donnait un coup de
main? Kant constate que comme Hegel il voit dans l'antinomie un pouvoir
bafoué et une dignité souillée. Il est scandalisé, un peu à la manière dont
l'on s'y trouve en regardant un charlatan lire le destin d'autrui en sa main

1.Propédeutiquephilosophique(de Gandillac)= Phaenomenologiedes Geistes.Science


de la logique= WissenschaftderLogik.
CRJTJQUE
DE LA FACULTÉDEJUGER-LA TÉLÉOLOGIE 159

avec l'aide prétendue d'une mathématique astrale. Hegel peut bien


admettre avec Kant que c'est un beau gâchis et que personne n'y perdra rien
à mettre au four cette paille spéculative. Hegel admet aussi que l'on parle de
maximes de la raison. Il faut bien laisser des traces d'une catastrophe. Mais,
dirait Pascal, « peut-être que je mise trop»? Allons, allons I Que de foin
pour de la paille. Et pour continuer en si bon chemin - retranscrivons les
maximes de 1'opposition,
A) La première de ces maximes est la thèse : « toutes productions de
choses matérielles et de leurs formes doivent être jugées possibles d'après
de simples lois mécaniques». -C'est une pure convention si le segment lois
mécaniques est avec la caution de Kant ramené à l'expression mécanisme.
On parle de « simples lois mécaniques » pour souligner qu'il n'est question
ni des causes finales, ni des autres causes si bien répertoriées par Aristote 1 .
B)La deuxième de ces maximes est l'antithèse. Elle avance ceci:
quelques productions de la nature ne peuvent être considérées comme
concevables d'après de simples lois mécaniques, leur jugement exige une
toute autre loi de la causalité : celles des causes finales. Nous pouvons déjà
dire que par rapport à la dialectique du jugement esthétique, celle du juge-
ment téléologique apporte des changements considérables. Elle n'oppose
plus deux propositions universelles (comme dans la dialectique esthé-
tique), mais une proposition universelle et une proposition particulière, ce
qui est de grande conséquence historiquement. Enfin le jugement produit
dans l'antithèse se ramène à une négation, c'est-à-dire à un jugement sur un
jugement, ce qui sera aussi de grande conséquence.
Si l'on transformait ces principes régulateurs pour la recherche en
principes constitutifs de la possibilité des objets eux-mêmes ils
s'exprimeraient ainsi :
C) Thèse: toute production des choses matérielles est possible par des
lois simplement mécaniques.
D)Antithèse: quelques production de ces choses matérielles ne sont
pas possibles par de simples lois mécaniques.
La construction de l'antinomie pourra panu"tre curieuse. Par exemple
il n'y a pas l'ombre d'un raisonnement apagogique. Cela se produit
pour la première fois dans les recherches dialectiques kantiennes. Avant
et toujours, il y avait des «fanfreluches». Nous avons même trouvé des
raisonnements apagogiques dans la maigrelette (en apparence) dialectique
du jugement esthétique. On prétendra que cette apparente disparition de la

1. A. Philonenko,LeçonsaristotilicleMes,Paris,Les BellesLettres,2002.
160 CHAPITREIV

complicationest tout simplementdue au grancHgede Kant. La pondération


obligée de l'historien de la philosophie nous interdit de retenir cette
hypothèsede travail.Il faut alorsnousréférer à 1'autrebord de la recherche.
Nous nous souvenonsque !'Esthétiquerésolvaitbeaucoupde problèmeset
dans sa dialectiquenotamment,mais aussi le § 56 nous faisait assisterà des
renversementsinouïs.Nous comprenonsà présent la structuregénéraledes
antinomies.A) Elles vont du Compliquéen apparenceau Simple cordial.
B) Elles vont de la périphérie spéculativeau centre de la pensée. C) Elles
conduisentdu Savoir à la foi. Ce triple mouvementva se hiérarchisantau
sein d'une transparence toujours plus poétique, s'épanouissant dans le
double mouvement de la Critiquede la faculté de juger (depuis !'Esthé-
tiquerépondantà la question: Qu'est-ce que l'homme? Jusqu'à la doctrine
dujugement téléologiquequi lui répond : Là où tu es l).
L'antinomie· tlu jugement téléologique peut facilement être mal
compri.E.On a généralementtenté de présenterla réductiondesjugements
composantla thèse et l'antithèse à de simplesmaximesdu jugement téléo-
logique, en attendantla dissipationde la contradiction.Mais depuis quand
des maximesde 1'entendementhumaincessent-ellesd'être contradictoires,
comme si simplementon n'avait plus mal aux bras rien qu'en retroussant
ses manches de chemise? De même ne faudrait-il pas dire que les juge-
ments sur les jugements sont, entrecroisés, des jugements sans consé-
. r quences. On dira que l'antinomie est mal construite,car si l'on voit bien la
thèse, on ne voit pas l'antithèse. C'est une erreur: l'antithèse est bien là.
C'est la structurequ'on trouve dans la Logiqued'Aristote 1 exposéesousle
titre de Réfutationpar l'exemple.La thèseest une propositionuniverselle-
Majeure : Les éléphantssont gris. L'antithèse n'a rien à faire d'autre que de
s'énoncer dans une proposition particulière: quelques éléphants sont
rouges.L'antithèse est inscrite dans le raisonnementqui comprendcomme
majeurela propositionuniverselle.De là résultele statutdel' antithèse: elle
se ramène à n' êtrequ'unjugementnégatif sur unjugement; autrementditla
thèse. Pour généraliser il suffit de réfléchir sur le commentairekantien:
«Toute apparenced'antinomie entre les maximes de la méthode d'expli-
cation proprement physique (mécanisme)et de la méthode téléologique
(technique)repose donc sur ceci : « on confond» (verwechseln)un principe
de la faculté de juger réfléchissanteavec celui de la faculté de juger déter-
minante». Au fond, plus qu'une contradiction,l'antinomie est une confu-
sion-le momentbabélienoù tous sens et tout sens s'évanouissent: le néant

1.Cf. K. Maier,DieSyllogistikdesAristoteles, Mayence,1907.


CRmQUE DE LA FACULTÉDE JUGER- LA TÉLÉOLOGIE 161

qui «est» le silence dans le résultat de la destruction de l' intersubjectivité.


Il faut insister sur ce point. Il y a silence et silence. Nous savons tous ce
qu'est le silence traversé de honte lorsque les troupes ennemies victo-
rieuses foulent les rues de nos villes dévastées. Nous n'ignorons pas la
couleur marron des uniformes des prisonniers qui dévalent la petite route
menant à la citadelle à la Roche sur Yon dans un grand silence élémenté par
la défaite et la honte d'avoir perdu sa liberté. Silence et rire sont les piliers
des philosophies de Nietzsche et Kant, mais ils vont en sens contraire. Kant
pour sa part voit dans le silence l'ennemi le plus décidé de l'homme. C'est
lui qui manifeste que l'homme ayant perdu jusqu'au respect de soi hésite à
dire sa prière et recule dans le néant. Ainsi des valeurs apparemment
seulement anthropologiques et gnoséologiques acquièrent chaque jour une
dimension pratique fondamentale. Seules à notre avis les grandes lignes de
l' Analytique téléologique possèdent à titre de modèles hypothétiques une
certaine valeur. L' Analytique (§ 61-67) procure les grandes voies qui
permettent par delà le mécanisme de circonscrire les éléments de défini-
tions de l'être organisé. La dialectique du jugement téléologique projette
les grands axes permettant de caractériser, d'après les éléments permettant
de classer les segments de recherches dialectiques, les grands systèmes de
philosophie de la vie et à notre avis, cela est comparable à de la nourriture
vieillie et avariée; mais d'autre part les paragraphes 75-78, qui traitent du
rapport de notre entendement à l'entendement archétype, s'approchent des
eaux troubles du déisme populaire critiqué par Voltaire 1. Nous suppose-
rons connue l'antinomie du jugement téléologique. Nous en avons montré
la structure negative et fonctionnelle, tandis que nous suivions Kant appli-
quant à chaque moment sa philosophie transcendantale, pour convaincre
que c'était bien à tort qu'on s'acharnait sur les maximes de la téléologie.
Nous résumerons en quelques traits le domaine désormais validé de
l' Analytique téléologique. Mais débutons par où le lecteur de Kant a hâte
d'en venir. Mais encore une feuille.
Kant semble avoir particulièrement redouté d'avoir, en sa théorie de
l'antinomie du jugement téléologique, dégagé les grands principes de
démonstration des «pneumatologies». Et il voit une difficulté dans la
distinction de l'organisme et du vivant Il a pourtant comme on le verra
insistésur cette distinction. Mais il n'est pas encore temps de tirer l'épée à

1.À proposdu déismepopulaireHegel parlaitde « gaz fétide». La très pure Madamede


commentantle supplicede la Brinvilliers(le feu) dit que nous en respireronstous et
Sévigné
quecelanouscauserades« incommodités».
162 CHAPITREIV

ce sujet, seulement de constater que Kant, obnubilé par ses classements


d'une valeur contestable, construisait des départements abritant des
domaines, ou bien déjà peuplés, ou bien à occuper et que chacun soignerait
de son mieux. C'était, en fait, une élaborationcatastrophiquede la science:
d'un côté les domaines et de l'autre côté les individus censés les cultiver.
À part les principes, aucun lien entre les savants d'ailleurs aussi bien
chercheurs que professeurs. Situés pour ainsi dire dans l'espace, ces
derniers étaient réunis dans des écoles remontant très haut dans le temps.
Ainsi Épicure et Démocrite et la très illustre, mais absurde théorie
du clinamen. Kant semblait avoir pris au sérieux Spinoza et sa théorie
comprise dans les Lemmes del' Éthique,Livre 2. Il semble aussi que Kant
se soit fait ici une conception quasi-enfantine du philosophe comme
gardien de l'expérience possible et n'ait pas saisi les dispositifs d'auto-
correction dd"'!lavoir. Pire l Alors que certains chercheurs se préoccupent
des be&Ql6s financiersd'institutions savantes,Kant ne dit pas un mot de ces
problèmes, sans la résolution desquels aucune disposition sérieuse ne
saurait être prise. Lorsqu'il s'efforce de mettre sur pied son laboratoire,
Descartes n'éprouve aucune honte à tendre la main et à demander de
l'argent.
On n'a rien sans rien; pour attirer l'argent Descartes offre dans la V 0
partie du Discoursde la méthodeune description du mouvement du cœur.
. 'En un sens Kant fait de même: son Analytique téléologique n'est qu'un
prospectusen faveur de la science médicale,prospectus en lequel seront
exposées les doctrines biologiques majeures. J'ai bien souvent repris ces
m
textes de Kant (notamment dans l' Œuvre de Kant, vol. et je prie les
, lecteurs de s'y reporter. Les structures kantiennes ont d'une certaine
manière assez bien vieilli. C'est l'heure où sonne le glas pour la science
biologiqueissue du moyen-âge,le glas,je veux dire le prospectuskantien.
1.Le problème est celui de la présence d'un Dieu qui tend toujours une
main secourable. Ceci est nommé la finalité externe. Naturellement ceci
n'interdit pas à une relation de finalité interne de voir le jour. Kant, pour
éclaircir le débat, fait appel à la symbiose entre le renne et l'homme. Dans
un ouvrage remarquable,1A civilisationdu renne1, André Leroi-Gourhan
montre que le renne et l'homme sont réciproquement fin et moyen l'un
pour l'autre. Dans la même perspective, Kant fait appel à la géographie
humaine. Loin de consentir à voir dans le Delta du Nil l'effet d'une trans-
cendancesur-humaine,il condamneles illusionsdes penseurs dogmatiques

1.Paris,Gallimard,1936.
CRJTJQUEDELA.
FACULTÉDEJUGER-LA TÉLÊOLOOII! 163

et introduit le concept d'adaptation. De ce point de vue, la nature oblige


l'homme à s'adapter, à progresser, à résoudre les problèmes. Tout cela est
bien connu (§ 63). Kant va étudier l'adaptation comme définissant la
structure del' organisation.
2. L'adaptation se manifeste dès le règne végétal. On peut greffer une
réalité végétale sur n'importe quelle autre; une branche de pommier sur une
branche de poirier. D'une part la greffe est pour soi une adaptation et consi-
dérée dans sa généralité, il s'agit d'une idée opératoire.Interdépendants,
les êtres organisés constituent un cosmos, c'est-à-dire un monde.
3.Les thèmes qui entourent l'idée opératoire sont la greffe, l'organi-
sation et sa définition. Ils sont exposés comme concepts opératoires;
l'exposition est à la fois illustrée et déductive. La plus forte illustration est
donnée dans la description de la montre, paradigme de l'organisation et
réciproquement Ces concepts sont opératoires parce qu'ils indiquent le
champ intellectuel et praxéologique qui nous permet de réfléchir et
d'agir sur le monde organique. Les trois concepts sont d'inégale valeur.
Le troisième est la définition générale qui correspond à l'idée générale
d'adaptation. Les autres, la greffe et l'organisation, sont illustrés et pensés
l'un par un schème organique, l'autre par une relation mécanique.

§ 64.Du caractêrepropredes chosescomme.finsnaturelles

On débute(§ 64) par la théorie de la greffe qui se décompose en trois


moments, ainsi exposés.
1. La partie est le concept opératoire de la réalité végétale déterminée.
Ce que l'on peut constater au temps de Kant, c'est que même des parties
infiniment petites peuvent être « soudées ». Aucune réalité végétale phéno-
ménale ne répugne dans les perspectives scientifiques à s'unir à une autre-
cette thèse est provisoire; rien ne s'oppose, en dehors des limites de nos
instruments, àce que nous pénétrions plus avant dans 1'infiniment petit.
2.L'individu est le concept opératoire de la réalité végétale qui
compose «un» tout par exemple «ce» pommier qui est une « république
des individus» (inférieurs ou supérieurs).
3. L'espèce est le concept opératoire de la réalité végétale globale. « Ce
chêne n'est pas le chêne». La détermination entre la réalité végétale
globale et la réalité végétale individuelle est le propre de la conscience
commune qui s'entend à saisir l'espèce comme une idée opératoire et à
donner la définition attendue - « Dans une réalité de ce genre rien n'est
inutile»(§ 6).
Nous passons maintenant de la série idéale à la série réelle(§ 65). Soit
unemontre ...
164 CHAPITREIV

1.Subordination.La réalité phénoménaleorganiqueest saisie de haut


en bas, selon une relation fonctionnelle,qui répartit l'énergie. Dans tout
le texte, Kant va suivre les fonctions qui vont se superposeret l'énergie
diffusée selon les niveaux.Passant d'une phase à une autre, Kant use de la
locutionDaher qui négativementusitée signifie: ce n'est pas la raisonpour
laquelletellerelation existe.
2. Coordination.C'est une fonction d'égale importance,mais la saisie
n'a plus lieu de haut en bas. Le sens de la subordinationet de la coordination
ne peut être dans une montre le même que dans une organisation.Dans une
montretout simplementles fonctionssejuxtaposent.
3. Régulationextraordinaire.L'interpénétrationdes fonctionspermet à
une réalité organique de se réparer elle-même: la cicatrisation.Aucune
montre ne peut-se réparer elle-même. Par opposition, une organisation
comme certâffls-vers de terre comprennent dans leurs sécrétions des
éléments;,éomparablesaux antibiotiques. La régulation ordinaire est la
victoireque remportentles individussur la mort en se reproduisant.
La limite de la série réelle est l'articulation. Jamais l'articulation ne
pourra non plus être greffée dans la série idéale. Certes ces tentatives se
heurteront à des difficultés dont l'une des sources est le caractèreun peu
obscur en certains endroits des définitions. C'est un autre et délicat
problème: celui de la réalité biologique et de l'idée que nous nous en
. faisons. La portée réelle de ces idées était a rechercherdans les établisse-
ments d'enseignement qui devaient établir dans les esprits une juste
compréhensiondes phénomènesbiologiques.C'est que dans ce champune
révolution méthodiqueet concréte s'opérait. Les relations concrètesentre
les institutions d'enseignement et Kant permettent de penser que l'auteur
dela Critiquen'était pas du tout étrangeraux progrèsdes sciences.Il fallait
les garderde toute solutionde continuitéavec le corps enseignant,d'abord
dans le peuple. Ensuite il fallait parvenir à toucher les vrais savants.Enfin
il était nécessaire de mettre un bon ordre dans la théologie. Beaucoup
de perspectives sont entremêlées.- Pour le peuple il n'y avait guère de
solution; souventil n'y avait mêmepas d'établissementsscolaires-restait
le travailquepouvaientsuivreles enfantsdansdes écolesdélabrées,chaque
classe réunissantdifférentsniveauxd'âge, dirigéespar des maîtresincom-
pétents sans orientationreligieuse homogène,qui achevaientde réduire à
néant toutes les tentativesheureuseset généreuses.Plus on s'élevait dansla
hiérarchie,plus retournervers le bas pour enseigner,paraissaitun délire.Il
n'y avait plus de ressourceset pourtant l'on en trouva.Avec la Révolution
CRJTJQUEDE U FACULTÉ DE JUGER- LA TÉLÉOLOGIE 165

cartésienne ce fut la théologie médiévale qui s'effondra par des secousses


brutales, elle qui était comme l'épine dorsale d'un monde qui parut soudain
très ancien. C'était d'ailleurs la brèche importante par laquelle allait
s'engouffrer le système de la raison pure. Dans les faits, Descartes ramène
toutes les preuves de l'existence de Dieu à n'en faire en réalité qu'une. Le
bagage de la théologie perd tout son poids et libère l'esprit humain qui
trouvera partout son bien.L'idée d'une science une et indivisible va perdre
sa crédibilité et se scindra en autant se domaines dominables. C'est
pourquoi ces textes programmatiques comme lave partie du Discoursde la
méthodesont si importants, même sil' on commet l'erreur d'y chercher des
conclusions et des discours pour ainsi dire commémoratifs, alors qu'il
s'agit plutôt de tremplins, de plates-formes et de manifestes progressistes.
- Le rlJledu savant ou plus précisément du philosophe va être défini par
Kant, en ce qui touche la dialectique du jugement téléologique et aussi, sur
le fondement de l' Analytique du jugement de goOt, par une détermination
cohérente des acquis des sciences naturellesen des systèmesde pensies
que Kant fait remonter jusqu'à l' Antiquité avec les rêveries (absurdes)
d'Épicure et de Démocrite - plus loin il parlera de Spinoza. L'effort est
pénible: pour mieux en poser le sabot d'enrayure, ces systèmes doivent
demeurer quoique faux, présents à l'esprit.
De même, le fondement de la théologie rationnelle, dans le département
de la philosophie première, doit être déterminé avant la systématique du
monde. Le génie de Kant consiste d'une part à délimiter le domaine
légitime de la vraie théologie par la morale - et à définir l'autonomie de
l'éthique-et d'autre part à limiter notre savoir, en le rendant dépendant des
intuitions pures a priori(§ 75-77). Autrement dit, la religion est cohérente
normalement et moralement« à l'intérieur des limites de la simple raison».
«J'ai suffisamment expliqué la différence entre les bornes et les limites
pour qu'on ne se méprenne pas sur ce point. C'est dans la clarté intérieure
de l'esprit que se forge l'idée morale et nécessaire de Dieu qui conduit à la
théologie pure. - De là résulte donc avec rigueur l'examen de mon inté-
rieur», développé dans les paragraphes 75-77 de la Critiquede lafaculti de
juger. Regari considère, bien à tort, les preuves de l'existence de Dieu
comme de vagues textes annexes, des textes certes au mieux parallèles aux
développements de la Critiquede la raisonpure, et les a assimilés à des
boutons de fièvre qu'une énergique lotion ferait disparm"tre.On voit alors
le principe du succès de Kant: il aurait réconcilié, sous l'égide de la
philosophie, la morale et la science de l'homme.
166 CHAPITREN

APPENDICE ...
MÉ1HODOLOGIE DE LA FACULTÉDE JUGER TÉLÉOLOGIQUE

En fait c'est la conclusion, qui comprend la théorie de la raison ou


sensuscommunis.
J'ai choisi d'intituler ce dernier chapitre Théorie de la raison - mais en
réalité il s'agit du sensus communisdéveloppé dès ]'Analytique du beau.
On pourrait aussi intituler ce texte comme la « saine raison» en acte,
confrontée à ses questions et interrogations téléologiques et conduite à
examiner les limites en général de la théologie dans l'horizon de la simple
conscience humaine. Ainsi se soudent dans cette perspective le texte qui a
servi de base au dernier chapitre de Kant, que je désigne par Vorlesung,
et la contribution propre de la Critiquede lafaculté de juger. Mais ce qui
importe le pliffl'dahscette ultime section, ce sont moins les matières que la
perspecti#'è en laquelle se déterminent les wes de la raison et du sensus
communis,et seul le soupçon d'une divergence dans l'unité méthodique
serait intéressante.

§ 79. La téléologiedoit-elleêtre traitéecommeappartenantà la science


de la nature?
La téléologie est supposée connue à travers les jugements que nous
. hvons portés sur la nature des choses, soit d'un point de we théorique
(comment une chose est-elle faite? ) soit d'un point de we pratique
(pourquoi a-t- on voulu que la chauve souris aveugle vole? ). Si cette chose
~ trouve sa place dans la partie théorique, elle a saplace ou bien dans la partie
théorique ou science de la nature (expérience) ou dans la théologie (science
du fondement originaire du monde). C'en est déjà fini. D'emblée, un frein
est appliqué aux numéros de trapèze volant philosophiquement dialec-
tiques; terminées aussi les remontées vertigineuses, par exemple de la
chose en soi. On se trouve être professeur, - donc sérieux.« Griindlicb»
dira Nietzsche ...
Et d'abord le sujet du cours: Oùplacer la téléologie?Appartient-elle à
la science de la nature ou à la théologie? Réponse: ce doit être à l'une des
deux, car aucune science ne peut constituer la transition de l'une à l'autre
(car ce serait en faire une partie). Kant procède par dichotomie,processus
emprunté à Platon qui dans le Sophiste appelait aussi cela l'analyse
d'essence 1• Chez Kant cela prend la forme d'un exposé - ou encore d'une

1. V.Goldschmidt, Les dialoguesde Plalon (1947), Le systamestorcienet l'idie de


temps.A. Philonenko,Leçonsplatoniciennes.
CRlTJQUEDE U FACULTÉ DE JUGER-LA TÉLÉOLOOIE 167

Auseinandersetzung.Le processus est interrogatif; le moteur du déve-


loppement est le principe de non-contradiction. Kant explique alors selon
une réflexion ainsi fondée que la téléologie n'appartient pas à la théologie,
et que selon toute vraisemblance, relevant de principes réfléchissants et non
déterminants, elle n'appartient pas à ce qui s'appelle science. Hâtons-nous
vers la conclusion de cette analyse préliminaire : « La téléologie, comme
science n'appartient à aucune doctrine, mais seulement à la critique et à la
critique d'une faculte particulière de la connaissance, je veux dire la faculté
de juger» 1• Enfin le cours a débuté.

§ 80. De la nécessairesubordinationduprincipe du mécanismesous le


principe téléologiquedons l'explication d'une chose commefin
naturelle
L'idée d'une circulation entre les principes qui, au contact de
l'expérience, les affinerait, ne semble pas effleurer Kant: les principes
d'abord, les faits ensuite. Si la recherche envisagée se limitait à cela, elle ne
serait pas d'une grande utilité. Le prolongement de cette difficulté - afin
que le savant ne travaille pas en pure perte - conduit Kant à lier dans la tête
de ses auditeurs le concept d'un substrat intelligible de la nature et 1'idée de
la condition humaine. Ici joue un principe dogmatique scolastique hérité du
droit républicain et impérial romain : l'autorité.Dans la recherche de Kant,
on s'appuie bien sur des moments systématiques, par exemple l'anatomie
comparée. Et on le voit avec plaisir évoquer un grand système de la nature
constitué d'après un modèle originaire. Il revient en sa réflexion sur
l'aventure hardie de la raison. Il y a des systèmes « des traces qui subsistent
des plus anciennes révolutions de la terre » 2• La pensée des premiers pas et
les premiers pas de la pensée sont une seule et même chose. Dans les
systèmes anatomiques, les membranes s'ossifient, la reproduction devient
plus délicate et s'affinant cesse d'être chaotique. La nature marche avec la
mort en équilibre. Partout il y a finalité, et la soumission du mécanisme à la
:finalitéest la règle du système. Spinoza a cherché à la contourner en posant
au fondement de toute la nature une substance simple et il n'a rien dit de la
conséquence en tant que fin, croyant que c'était le meilleur moyen de la
faire disparai"tre3.

1.J'insistesur cc passage.
2.Page231.
3. On est un peu étonné de la dialectiqueanti-spinoziste.Kant semble supposerque le
substratum spinoziste est de nature mathématique.cf.H.A. Wolfson, La philosophie de
Spinom, Paris,Gallimard.1983.
168 CHAPITREIV

§ 81.De la composition du mécanisme av« le principe téléologique


dans l'explication d'une fin naturelle comme produit de la nature
On me pardonnera d'exprimer une pensée_personnelle. Kant n'est
jamais meilleur que lorsqu'il relie fait et concept Il a le sens du concret et
celui des relations et c'est pourquoi, s'approchant si souventde la logique
des significations,il s'attache à une théorie du sens. -Le libellé du para-
graphe est le suivant: « De la compositiondu mécanismeavec le principe
téléologique dans l'explication d'une fin naturelle comme produit de la
nature». Le développementde Kant n'est pas bon. Il part de l'idée que,
dans un corps organisé,deux principessont nécessaires: la causalitépar le
mécanismeet la causalitépar finalité.Il admetet fait admettrel'identité de
ces deux causalitésdans le supra-sensibleet leur disjonctionpour l'homme
confronté amt-pbénomèneset par conséquentfini. Et maintenantouvrons
un dicµ~aire ou un manuel de philosophie du siècle de Kant, et
cherchonslesystéme qui correspondraau phénomènedécrit Ce ne serapas
tellement difficile pour le Professeur- lui il sait On arrêtera le doigt sur
praestabilisme; on ira ensuite à son contraire.Processusnul, savoir nul. Et
comme on ne sait rien du principe originaire,ni du supra-sensible,on ne
saura rien du tout En même temps on constatera que l'art de faire des
volumesainsi s'est accéléré.Nous possédonsdoncun critère: pourjuger de
Ja valeur du texte, on demandera « le plus petit usage possible du surna-
. turel » et la plus grandequantitéde faits. Kant cite ici Blumenbach1 à qui il
devait, on le sait, la théorie de la coordination,de la subordinationet de la
reproductionordinaire et extraordinaire.Kant encore tout jeune disait de
lui-même: «Je suis un chercheur» (et non un professeur,au sens entendu
dans ce paragraphe).

§ 82. Du système téléologique dans les rapports extérieurs des ltres


organisés
Quand on met le pied dedans, il est difficiled'en sortir - je veux parler
de la métaphysique. Kant s'applique à ajuster non des faits, mais des
principes, ainsi finalité externe et finalité interne. Il s'en était servi pour
renverserles explicationssur les peuples du Grand-Nord,et il résumait les
bonnes dispositions de la nature (§ 63), mais marquait son étonnement
rhétorique: « On ne voit pas pourquoi l'homme devait habiter des pays
aussi inhospitaliers». Ici le ton est différent: « Enfin se pose la question: à

1.Le Handbuchder Naturgeschiclùede Blumenbach (traduit en françaisen 1819) fut


fort apprécié,
CRlT/QUE DE U FACULTÉ DE JUGER- LA TÉLÉOLOGIE 169

quoi servent tous les précédents règnes de la nature?» 1. À l'homme! La


question s'est formulée en partant de l'opposition des principes méta-
physiques et conduit non à des faits sensés mais à des principes insensés et à
une reprise toute fausse des relations critiques; et la question: Qu'est-ce
que l'homme? devient « Si tous les règnes précédents de la nature servent
l'homme -À quoi sertl'homme? On peut supposer que beaucoup diront
quel 'homme pris en soi ne sert à rien» 2•
En classant les systèmes et les propositions qui les commandent, nous
avons doucement décollé de la colline des faits sensés et orienté notre
pensée vers la méta-physique. Il faudra mentionner au moins la démono-
logie. Pourquoi pas? Il faudra aussi examiner des systèmes sans contra-
diction, mais imaginaires 3• Kant laissera entendre que sa stratégie est
indirecte : détruire les intentions malignes de la métaphysique depuis leur
naissance. C'est bien audacieux, mais il ne voyait pas d'autre moyen de
fonder la Phénoménologiedu sens. Il a donc redistribué les cartes. Mais
rendu prudent, Kant a simplifié la question. Il allait conserver la direction
de la Vorlesunget glisser peu à peu dans une Foi et savoir plus accessible
que le Glaubenund Wissende Hegel. Chacun le sait. Il en faut peu pour se
tromper.L'homme va apprécier les questions qui se posent. Point de vue de
la métaphysique soutenue par le principe du mécanisme et celui de la
finalité: «l'homme ne sert à rien» 4 et doit être donc l'esclave de Dieu.
Point de vue de la phénoménologie: l'homme doit s'efforcer de connai"'tre
comme si la causalité mécanique et la finalité le lui permettaientS.

§ 83. De lafin dernièrede la natureen tant que systèmetéléologique

Nous pouvons conclure de nos précédents développements que


l'homme, qui était la fin dernière de la nature, devait être considéré comme
le but de toutes ses productions, et cela suivant des principes de la raison,
certes non selon des principes déterminants, mais bien selon des principes
réfléchissants. Mais il faut compter avec « ce qui doit, en tant que fin, être
réalisé par sa liaison avec la nature; ce doit être ou bien une fin telle qu'elle
puisse être réalisée par la nature en sa bienfaisance, ou bien c'est l'aptitude

1.Bienentenduparlantde règnesde la natureKantn'entend pas ici desrègnessucœssi fs.


2. L 'Archipeldela conscienceeuropéenne.
3. Penséeétrange-mais un des défautsde Kantest de poW11uivrela réflexionlà où le bon
sensa déjàsignifiél'arrêt depuislongtemps.
4.C'estlaservitudequidétennineleslimitesd'unêtre.
5. Ce rapport de la métaphysiqueet de la phénoménologiecommepoints de vue reflète
celuide la servitudeet de la liberté.
170 CHAPITREIV

ou l'habileté à toutes sortes de fins. La première fin de la nature serait le


bonheur,la secondela culture de l'homme». Kant ici dérape, sil' on est en
droit de s'exprimer ainsi, une nouvellefois. Les deux principes(le bonheur
et l'habileté) ne sont pas de même niveau. Le-premier principe (la bien-
veillance de la nature) est de valeur métaphysique,le second plus concret
(1'habileté de l'homme) est de valeur phénoménologique1• Métaphysique
est la bienveillancede la nature, qui est philosophiquementdémontrable.
Par exemple, pré-découpé le melon est prêt à être consommé en famille
justement, pour éviter toute querelle. Il appartient à une chaîne de finalité
solution,c'est un nexusfinalisou encore externe.Toutefoisavec la finalité-
solution nous sommes en pleine métaphysique,car on voit très bien qu'un
auteur des choses bienveillant est présupposé, et que d'autre part nous
n'interprétQ!!!pps le bonheur comme un effet de notre instinct naturel,
prédispo~ en noüs par un sage auteur du monde, mais c'est une idée sous
laqueill' sont synthétisées les données en la manière que « chacun se
propose arbitrairement». Manière parfois curieuse. Kant s'en moque dans
l' Anthropologie: « Les Anglais se pendentpour passer le temps ». Là est le
point métaphysique: l' Absolu ce n'est pas le bonheur,c'est la diversité,qui
nous fait glisser dans la mauvaise habileté grâce à laquelle nous pouvons
réaliser le système le plus illusoire qui soit selon la phénoménologie
comme projet. Et ainsi, graduant ses effets, nous proposonsune valeur des
' choses arbitraires et retournons à la métaphysique. Kant n'a pas retracé
complètementce mouvement- qui aurait pu conduire à une bonne dialec-
tique - mais il s'est contenté de dire que, si l'on se bornait à lier les deux
, principes non plus absolument, mais selon le jugement réfléchissant, on
~ obtiendrait une solution cohérente. Cela n'est ici nullement assuré. En
effet, si la thèse réfléchissanteest radicalementposée, nous repassonsde la
métaphysiqueà la phénoménologie.Le critérium que nous avons proposé
plus haut- moins de métaphysiqueet plus de faits significatifs-s'applique
dès lors avec rigueur et trouve son point de départ dans les équivoquesde
l'habileté rattachéedans le texte tantôt à la nature,tantôt à la culture.
Mais aussi bien Kant dans cette tempête perd son plan de navigation.Il
n'est s6r que d'une chose en raison de l'unité esthétiquedu bonheur,etc' est
ce qu'il a dit de la manièrearbitrairedont l'hommeconçoitson bonheur.Il
va donc se rejeter du côté de la culture et s'intéresser à la discipline des
penchants,au « raffinementdu goOtjusqu'à son idéalisationdans les beaux
arts et les sciences», et l'inversion va répandre ses funestes effets - nulle

1.On retrouveencorele rapportde la métaphysiqueet de la liberté.


CRJTJQUEDELAFACULTÉDEJUGER-LA TÉLÉOLOGIE 171

part on ne saura greffer de sOres limites entre par exemple les arts et les
sciences et les limites redeviendront des bornes. Conclusion totalement
imprévue: la Vorlesungse heurte au système. Ou encore l'idée dogmatique
se dressecontrele systêmetranscendantal.Le passage de la téléologie à la
théologie s'accomplit donc ici. On va le souligner avec une précision
suffisante dans le paragraphe 84.

§ 84.De la fin derniêre de l'existence d'un monde c'est à dire de la


créationelle-mime
Or il n'y a qu'une seuleespèce d'êtres dans le monde,dontla causalitésoit
téléologique,c'est-à-dirigée vers des fins et en même temps cependant
ainsi faite que la loi, d'après laquelle il leur appartientde poser des fins,
doit être représentéepar eux comme inconditionnéeet indépendantedes
conditionsnaturelles,et comme nécessaireen soi. L'homme est l'être de
cette espèce,mais considérécommenoumène; c'est le seul être naturelen
lequel nous puissions reconnaître,du fait de sa propre constitution,une
faculté supra-sensible(la liberté) et même la loi de la causalité ainsi que
l'objet de celle-ci,qu'il peut se proposercommefin suprêmeOesouverain
Bien dansle monde).
1) Qu'est ce que l'homme? L'homme est la fin dernière du monde.
2) Comment penser l'homme? Il faut le considérer comme noumène.
3) Pourquoi penser l'homme? Parce que, noumène, il est la création de
Dieu eten même temps libre.
4) La liberté de l'homme est l'objet de Dieu.
S)Lalibertédel'hommeestl'objetdel'homme.
Les thèses ici déterminées suivant la doctrine kantienne se fondent dans
une certaine terminologie abrupte qui n'a pas toujours contribué au succès
de Kant; mais il est clair que par la médiation de la téléologie, il a relié
l'homme seul à la création qu'il pense d'ailleurs selon un schème spatial et
non pas comme évolution créatrice comme le voudra Bergson. En un sens,
l'eilt-il voulu, Kant ne l'aurait peut-être pas pu; en effet de nombreux
obstacles se dressaient devant lui. Il ne concevait pas véritablement une
histoire de la pensée humaine et certaines idées de Platon lui semblaient
encore scientifiques. Mais aussi il ne possédait pas bien du tout la nature de
l'idée de calorique qu'il préférait à l'oxygène de Lavoisier 1• Là où nous ne
voyons que des mots, il entreprend d'examiner des concepts et il pose des

1.Juste avant d'être guillotiné,Lavoisier se frappa le front et dit : « Et pourtant, il y en a


là-dedans».
172 CHAPITREIV

questions qui nous interdisent de penser. Dèsjors, il est permis de souligner


que la métaphysique avait un «bel avenir» devant elle 1, et la téléologie
classique était appelée à grandir et non às'effacer des classes de rhétorique.
La philosophie était alors invitée à choisir une branche del' alternative.
Ou bien elle se déterminait à se choisir comme anthropologie, ou bien elle
se déterminait comme une théologie 2. Kant nous explique longuement que
cette alternative n'a pas lieu d•être et que l'anthropologie peut se déve-
lopper sans craindre la théologie. Mais il est clair que les « faits » ont
démenti Kant et que tous les doutes sont permis lorsqu'on constate que
d'excellentes revues n'hésitent pas à s•intituler Archives de philosophie.
comme si « Archives » ne signifiait pas «passé» et« refus der avenir». Il y
a quelque chose de semblable dans le plan dela théologie proposé par Kant;
ce plan lui- même est vain : il est mort et n •obtiendra pas le certificat de
longue vié(J'b'il ambitionne. Voici donc le lieu précis oi\ le train kantien a
déraill6-'ôemanière irrémédiable. Il est singulier que celui qui a tant fait
pour la question « Qu•est-ce que l' 'homme? » ait consenti à l'abîmer sans
en paraître davantage gêné: mais c'était Kant

§ 85. De la théologiephysique

La théologiephysiqueest la tentativede la raisonpour conclureà partirdes


fins de la nature à la cause suprême de la nature et à ses attributs. Une
théologie morale (théologie éthique) serait la tentative pour conclure à
partir de la fin moraledes êtres raisonnablesdans la nature... à cette cause
et à ses attributs.
1) Kant ouvre son dictionnaire et trouve théologie physique; il abaisse
son crayon et trouve la mention du contraire : théologie morale - destinée
aux êtres raisonnables 0es anges ne sont pas exclus).
Cela lui donne tout le développement final de la Vorlesung.
A)De la création. Suivent deux longues sections: l)Théologie
physique(§ 85); 2) Théologie morale et3) une remarque.
B) Ensuite 1) De la preuve morale del' existence de Dieu; 2) Limitation
de la valeur de la preuve morale; 3) Remarque.
C)Puis: de l'utilité de l'argument moral: l)De la nature de l'assen-
timent propre à une preuve téléologique de 1•existence de Dieu; 2)De la

1.Les historiensde la philosophiedu futur s'étonneront du sérieux avec lequel nous


avonsétudiéla philosophieet la métaphysique.
2. Rienn'a changé,si ce n'eatlea actcun, maisla piàceest la même.
CRJTIQUEDE LA FACULTt DE JUGER-LA TÉLÉOLOGIE 173

nature de l'assentiment résultant d'une croyance pratique;. 3) Remarque


générale sur la téléologie.
Nous obtenons donc trois synthèses flanquées chacune de trois
remarques. Nous aurons le cas échéant à justifier la place des remarques;
quant à la progression des synthèses, elle sera soulignée et se présente
comme un triple passage 1) de l'extérieur à l'intérieur; 2) de la nature à la
morale; 3) de la morale à la foi. La conclusion sera, dans la pensée de Kant,
l'abolition du savoir pour faire place à la foi. On peut remarquer dans ce
plan des incertitudes. On pourrait d'une part considérer que les synthèses
sont plutôt des antithèses. Cette difficulté est purement verbale : Il est plus
important d'observer qu'il s'agit de concepts qu'un même problème
concerne. Plus grave est la distribution entre intuitions, concepts et idées
qui signifie le parcours de la raison. Enfin ce plan loin d'être parfait n'est
qu'un guide-âne et se trouve loin de rivaliser avec la théorie subjective-
esthétique elle-même grossièrement exposée. Critique et religion histo-
rique de plus divergent Feuerbach caractérisera le christianisme comme la
religion du vide.

§ 85. De la théologiephysique
Elle fonde l'idée d'une cause de la nature (monde) en fournissant le
concept des fins de la nature et nous pouvons rechercher le principe de la
causalité de cette cause suprême (niveau de l'intuition sensible). La thèse
de la théologie physique ne peut cependant nous conduire très loin. Entre le
monde d'une part et Dieu d'autre part, il y a un moment intermédiaire:
l'homme comme fin dernière que l'intuition sensible ne peut saisir.
Échouantdans la question: Qu'est-ce que l'homme?, l'intuition sensible
ne peut qu'échouer dans la question: Qu'est-ce que Dieu? Nous devons
approfondir cet échec et souligner qu'il est pour cette théologie aussi
violent d'un point de vue théorique que pratique. Il serait donc sensé
d'écrire intuition charnelle intérieure. Tout le développement de Kant vise
cette version. Par exemple, la diversité saisie dans la nature par la téléologie
nous confirme dans le sentiment que Dieu n'a rien fait en vain, si bien que le
divers est richesse devenue charnelle. Mais pour déterminer l'auteur de
cette richesse, il nous faudrait des principes qui nous permettent de saisir
Dieu en tant qu'«artiste suprême». Par cette supposition on passe de
l'extérieur à l'intérieur; mais ce passage n'est pas l'élévation de l'intuition
à l'idée de la raison. Certes, la téléologie physique élève de fortes préten-
tions à la gloire de fonder une théologie. Mais il doit être bien clair que
l'impuissance à déterminer l'idée d'un être suprême sans répondre à la
question: « Qu'est-ce que l'homme?» nous entraîne au désastre et avec
174 CHAPITREIV

elle la théologie physique. Les embarras deJ3obatec 1 sont des obstacles


invincibles: le Souverain Bien, la règle d'or de Kant, n'a pas de sens
historique.
J'ai insisté sur ces deux démarches de--Kant parce que presque
semblables, elles entraînent quelques réflexions; d'abord nous allons au
dépassement d'un niveau chez Kant par une analyse approfondie d'une
notion - comme si au fond de la tombe un trésor était caché, mais on en
ouvre la cassette et en la déverrouillant,on découvreun manuscritqu'il faut
traduire. Le secret de la tombe est ici la feuille de papier où il est écrit:
« Artiste suprêmeou :A.tre suprême? ».
La traduction va être donnée par Kant: « On ne doit pas blâmer à ce
point les Anciens, s'ils concevaientleurs dieux comme très divers en partie
par leur pouvoir, en partie par leurs desseins et leur volonté et s'ils les
concevaient1b?a!f aussi, sans exception pour leur maître suprême, comme
toujourf'bomés à la façon des hommes». Après l'intitulé du paragraphe 85,
Kant s'offre le plaisir de plusieurs digressions et déclare enfin que: «Si
comme les Romains je cherchais un principe d"unité pour des fragments
dispersés, j'aurais alors un entendement artiste pour des fins dispersées,
mais non une sagessepour un but final qui doit à proprementparler contenir
la raison déterminante de cet entendement» (249). L'Esthétique se
supprime dans la moralité, non tant toutefois pour dégager les secrets de
. • cette sagesse, que pour mieux pénétrer mon rapport à la nature qui
est Éthique2 (Eine Vorlesung u.eber Ethik) Je passe de l'intuition char-
nelle à l'entendement moral (concept), ou encore «Allgemeine gesunde
Vernunft». Il en résulte que le point de couture qui achève le travail est le
point de départ d'un nouveaudéveloppement.

§ 86. De la théologie morale

Parfois un seul mot est changé dans l'intitulé et tout est modifié. Nous
nous plaçons au point de vue du «jugement le plus commun de la saine
raison humaine » 3• Nous ne pouvons pas exiger de la saine raison humaine
plus qu'une nature, à savoir un système d'entendement de lieux communs
dont le concept de la bonne intention. Soit un homme possédant de grands
talents, une intelligencesupérieuredont il use pour faire avancer la société,

1.DieReligionsPhilosophieKants,
2. Un exemple de la relation de la personne à la nature: le plaisir charnel solitaire
condamnéparl'Étbique.
3.Page251.
CRJTJQUEDELA FACULTÉDEJUGER- LA TÉLÉOLOGIE 175

qu'est-il donc s'il manque de bonne volonté ou si, ce qui revient au même,
ses intentions ne sont pas bonnes? On répondra à cette question - c'est, au
moins à ses yeux, un misérable. Mais on ne peut pas tout cacher à tout le
monde et surtout pas au Dieu caché qui possède nécessairement le concept
de cet homme. Ainsi pas moyen d'être tranquille. L'Éternel est mon berger
avec un gros bâton et une devise: Surveiller et punir!
Mais, dirait Pascal, peut-être grossit-on les choses ... « Or si nous
découvrons dans le monde des dispositions finales et si comme la raison
l'exige inévitablement nous subordonnons les fins, qui ne sont que condi-
tionnées, à une fin inconditionnée, c'est-à-dire à un but final, on verra tout
d'abord aisément qu'il n'est alors pas question d'une fin de la nature (d'une
fin intérieure à celle-ci) pour autant qu'elle existe, mais de la fin de son
existence, avec toutes ses dispositions finales et par conséquent de la fin
ultime de la création, et dans celle-ci de la condition suprême sous laquelle
seulement une fin dernière est possible (c'est à dire le motif déterminant
d'un entendement suprême pour produire les êtres du monde)». Qu'il
s'agisse d'un ajout ou d'une correction sur le texte de la Vorlesung, cette
parenthèse est la résurgence de l'intersubjectivité comme interperson-
nalité à l'intérieur de la phinoménologie de l'expérience humaine, et la
théorie de la communication est miraculeusement retrouvée dans la
recherche sur le divin. En même temps s'opère le passage de la saine raison
morale humaine à la communauté morale fondée sur la raison.
Mais la métaphysique peut balayer et dégager son temple. C'est le
monde conçu comme fin ultime ou concert des êtres raisonnables en tant
que « système» sous des « lois morales ». L'être et la loi cèdent la place au
devoir et à la liberté. À la charnière du monde moral et du monde sensible,
l'homme, le Mit-Mensch, médiatisera les opposés et la communication ou
la «racine carrée du monde des esprits» (Fichte). De plus cette synthèse
implique que dans le calcul divin il y a du sens et que la logique des signi-
fications trouve son fondement. Nous voyons aussi la théorie kantienne
découvrir ses bornes : toute intellectuelle, elle ne nous prépare pas à
l'amour de Dieu, prétextant d'ailleurs d'une part qu'il n'est pas pratique,
d'autre part qu'il n'est pas utile et enfin qu'il ne sert à rien puisqu'il ne se
rapporte qu'aux saints qui l'ont déjà dépassé.
Pourtant dans ce passage de la saine raison commune (société
populaire) à la raison morale (royaume des fins) s'opère le mouvement du
christianisme 1• L'homme ne doit pas juger, mais se juger. On se souvient

1. Du moinsau point de vue de Kant. mais (crainte de la censure)tout cela est tellement
enveloppédans un fatras de théisme(quemêmela référenceauxtextessacréssembleno gros
176 CHAPITREIV

de la femme promise à la lapidation. « Que celw qui n •a jamais péché 1jette


la première pierre 1». Si je suis soumis à toutes les lois morales, l'amour de
Dieu nous réunira 2. C'est le sens de l'universalité morale qui dépassera la
religion elle-même. Ce sont donc, d'un point de vue pratique, les notions
les plus simples qui chez Kant nous conduisent le plus loin et même si
dans l'introduction à notre travail nous avons cherché de l'aide dans des
questions passablement difficiles (et ennuyeuses), nous n'avons jamais
préjugé de rien. La méthode chez Kant consiste à avancer même sans trop
de mythes; il demeure vrai que Kant n'a pas voulu de la sensibilité dans son
système moral. Comme on voit très clairement ce dont il s'agit, c'est le
signe que la question est difficile. Laissons de côté les pauvres d'esprit
disant: « Si Kant a les mains propres, c'est qu'il n'a pas de mains». Mais
dans son jeune âge, Kant écrivait qu'il avait du respect pour les travailleurs,
les ouvriers:Ce réspect est la conduite absolument humaine-plus peut-être
que l'&ifour - ou certaines manifestations sentimentales envers les
animaux; Kant était de la «sociale» et d'ailleurs pour se juger, il faut se
respecter. Sans doute il n'était pas un franc buveur: on ne peut avoir toutes
les qualités.
Sur la Remarque: « Prenez un homme dans les moments où son âme est
disposée au sentiment moral. Si au sein d'une belle nature il jouit
rcalmement et sereinement de son existence, alors il ressent en lui-même, le
besoin d'en être reconnaissant à quelqu'un». C'est une belle phrase qui
respire l'interpersonnalité. La communication se manifeste comme besoin
de reconnaissance-denkbar. Dans denkbar, il y a denken. :atre reconnais-
sant envers Dieu, c'est le penser et quand je pense à Dieu je pense au
Souverain de tous les êtres raisonnables. Que pour des raisons psycho-
logiques et métaphysiques il ait choisi de renvoyer au passage des
Confessionsde J.J.Rousseau (la nuit de Lyon) repris dans le Fragmentsur
la R4vélation3 n'est pas très surprenant. Rousseau a eu le sentiment de
l'existence reconnaissante. C'est une idée très importante et qui sous la

danger)qu'on ne sauraitéviter la questionde savoir si cette orientationne produitpas la ruine


de la religionque l'on voulaitsauver.
1. Ce thèmeest en réalitél'évocation du mal face auquelles hommesreculent
2. «Réunira... ». Voicimasollltion.L'Église est la communautédesconsciences.Il n'y a
pas à rechercher un fondementqui soit en tous les sens possibles «ens extramondanum».
Cela est simple superstition.La fin lùstoriqueet fondamentaledu Christ est de donner son
sangetson corpsà l'Église dans laRésUIICCtion, le dogmeuniquedu protestantisme.
3. A. Philonenko,« Essaisur la significationdesConfessionsde JJ. Rousseau», Revue
deMltaphysiqueetdeMorale,n"1, 1974.
CRJTJQUE
DE LA FACULTÉDE JUGER-LA TÉLÉOLOGIE 177

plume de Kant évoque l 'impossible,je veux dire la solitude du bien. Mais le


plus souvent nous sommes bousculés par les idées de toutes les tâches que
nous n'avons pas remplies et ce tumulte intérieur conduit à une violente
angoisse. Toutefois nous sommes toujours sous le regard de Dieu et la
théologie morale nous enseigne le « Cogito plural». La communauté
humaine renaît. Kant a si peu écarté les sentiments moraux qu'il les a cités :
la reconnaissance (Denkbarkeit)1'obéissance et l'humilité, tous ces senti-
ments sont liés dans la prière. Comment a-t-on pu croire que Kant ait
négligé la Denkbarkeit,remerciement sincère pour le pain quotidien qui
procure le repos, la liberté et l'existence? On se méprend sur le sens de la
prière. Reprenons I Les mains jointes (Dürer) signifient l'abandon de toute
agressivité et indiquent la pensée prête à s'élargir (première maxime du
sens commun), la tête inclinée indique la pensée consistant à se mettre à la
place d'autrui (seconde maxime du sens commun), la tête penchée et les
mains jointes indiquent la cohérence de l'âme dans l'obéissance (troisième
maxime du sens commun puisque le premier devoir d'un philosophe est
d'être conséquent). Enfin les mains jointes sont le symbole de la solitude
morale réconciliée; la tête baissée indique la participation à la communauté
humaine et la tête baissée et les mains jointes signifient la participation à
l'Univers. C'est la pensée trinitaire de la religion morale.
Si Kant a tellement usé de digressions (248, 259 panthéisme,
spinozisme) c'était à seule fin de procurer au débat un environnement
systématique et de laisser à la saine raison commune le temps et l'occasion
de réintégrer la meilleure des traces, de même en est-il de déclarations
fracassantes que même Leibniz aurait hésité à produire: « ... sans les
hommes la création tout entière serait un simple désert inutile et sans but
final» (250). Derrière le philosophe on sent l'éducateur. Mais partant de la
saine raison commune, Kant a quand même placé la barre très haut. Il
voulait sa démonologie, il l'a. Dans ces réflexions, il lui est arrivé de
revenir sur un concept récent; le bonheur (253). Synthèse et récapitulation
vont de pair, et l'utile trouve son véritable schème valorisant dans
1'éducation et l'enseignement du système.

§ 87. De la preuve moraledel' existencede Dieu

« Il existe une téléologie physique qui donne une preuve suffisante pour
admettre l'existence d'une cause intelligente du monde à notre faculté de
juger réfléchissante théorique. Mais nous trouvons aussi en nous-mêmes et
bien plus encore dans le concept d'un être raisonnable en général doué de
liberté (de causalité) une téléologie morale; or celle-ci, puisque la relation
finale peut être a priori déterminée en nous mêmes, ainsi que sa loi et par
178 CHAPITREIV

conséquent être connue comme nécessaire,..n'a pas besoin pour cette


législationintérieure d'une cause intelligenteen dehors de nous; pas plus
qu'au sujet de ce que nous trouvons de final dans les propriétés géomé-
triques des figures (pour tout usage possible dans l'art) nous ne sommes
obligésde fixer les yeux vers un entendementsuprêmequi le leur confère».
C'est la langue allemandedel' époquede Kantqui menacela pensée.Voici,
à mon avis, ce que veut dire Kant Depuisle début de la réflexionl'examen
de la pensée théologique s'est approfondi.On est passé d'une théologie
physique à une théologiemorale, de l'extérieur à l'intérieur. Mais il n'est
pas utile de conserver toutes ces réflexions. Ce serait imiter un géomètre
qui, toutesles trois minùtes,s'exclamerait,émerveillépar les «beautés» de
la sphère, et y verrait encore une preuve de l'existence de Dieu. Loin de
vouloirrendre une idée plus large et variée,nous devonsen y réfléchissant,
comme Desartés, la restreindre et la centrer, et agir ainsi avec toutes les
idées .p.Mlr ne plus conserver que le concept d'une bonne volonté. Les
preuves del" existencede Dieu participentde cette dynamiqueet seraient
des imagesdes équationslinéaires,planeset solides.
Dans cette réflexion on tentera de se représenter la Cause suprême
comme intelligence dans l'ordre physique et dans l'ordre téléologique
(nexuseffectivusetnexusfinalis) en demandant: Quelleest sa fin suprême?
En ceci on présupposeévidemmentque cette cause est capablede se repré-
, r senterdes fins.•• Si on suitledernierordreil y a un principeauquella raison
humaine la plus commune est obligée de donner immédiatement son
adhésion». De fins rapports dialectiquesse tissent ici. Dans la théologie
.
'
J
physiqueon allait del' extérieuràl'intérieur et de la dilatation(univers)à la
républiquedes êtres raisonnables.Dans la théologiemorale on retournede
l'intériorité à l'extériorité (bonheur).De même, le mouvementvers Dieu
doit tendre à la simplicité,tandisque le retour vers le monde (bonheur)tend
à la complexité. Le résultat de ces rapports est d'une silreté admirable.
Philosophe de la modestie, Kant était aussi un grand technicien de la
pensée. Reste par conséquentà unir cette simplicitéet cette complexité;je
supposeraidonc que ces concepts s'enchâssent ainsi. Si l'homme, en tant
qu'être moral aspirant à la dignité d'être heureux (bonheur)1 considèreles
lois morales auxquellesil est soumis comme ayant leur essence dans les
règles de la pensée humaine (et raisonnable),alors de transcendantes,ces
lois deviendront immanentes, et autrui comme Uberté sera l'objet d'un
respect divin. La synthèse de ces moments est la communicationcomme

1.Saint-Just:«Le bonheurest uneidœ neuveenEurope».


DE I..4FACULTÉDE JUGER- LA TÉLÉOLOGIE
CR111QUE 179

vie des lois, et sil' on pouvait devancer Kant, il faudrait parler du postulat de
l'immortalité de l'âme 1 on obtiendrait la quadruple synthèse de la théorie
préliminaire en morale. Le moment le plus important dans cette analyse
est l'immanence des lois dérivée de leur transcendance. C'est l'idée de la
valeur de la vie comme essence insondable (Théorie de la vie) qui est la
chose en soi comme légalité supérieure ..
Suivent deux définitions récapitulatives (une de chaque côté, tout de
même qu'il y a transcendance et immanence). Il s'agit de la loi morale et du
bonheur. Kant propose en réalité deux thèses. Suivant la loi morale
(nécessité pratique), nous sommes obligés de tendre vers une fin supérieure
et ainsi vers le Souverain Bien possible dans le monde par liberté. Suivant
le bonheur (condition subjective), nous devons tendre vers ce qui nous rend
digne d'être heureux. Or à chacun de ces points de we il y a une insuffi-
sance. Ou bien nous n'avons pas assez de force pour réaliser cette idée du
bonheur, ou bien nous sommes malheureux de devoir travailler si durement
(c'est-à-dire non pas pour nous directement) et nous rechignons à œuvrer
pour le Souverain Bien. Comme il ne s'agit pas d'une antinomie (les argu-
ments apagogiques n'apparaissent pas du tout et même ne peuvent appa-
raître)« nous devons en conséquence admettre une cause morale du monde
(un auteur du monde) pour nous proposer conformément à la loi morale, un
but final; et dans la mesure où cette assertion est nécessaire, dans cette
même mesure (c'est-à-dire au même degré et pour la même raison) il est
aussi nécessaire d'admettre la première assertion: à savoir qu'il existe un
Dieu». Voicidonclapreuvedel' existencede Dieu.
Kant intercale ici une sous-remarque ou bien une digression qui
concerne la pédagogie morale. Faut-il suivre les deux orientations indi-
quées dans la précédente recherche? On connaît la réponse de Kant: la loi
morale doit être suivie aveuglément Soumise à toutes les objections elle est
restée sans examen sérieux. La grosse affaire pour nous est de savoir si la
fraternité de la transcendance et de l'immanence n'appelle pas une réponse
plus proche et plus certaine. Dans le Mit-Menschnous avons vu l'imma-
nence devenir conscience de la loi comme vie. En même temps nous avons
avons w la transcendance exister. La réalité de la vie est donc la loi morale
et la loi morale est la réalité de la vie. Le Mit-Menschparaît donc dans
l'aurore (temps de la prière) de la communication. C'est« le jour spirituel
de la présence». Dans la communication, Dieu tendant à l'être du Moi qui

1.Je traiteraile point d'une manièredétailléed'après le dernierchapitreconséquentde la


Critique de la raison pratique. Curieusement Kant qui voulait peut-être augmenter son
volumes'estcontentéde mentionnerles postulats.
180 CHAPITREIV

est un nous et du Nous qui est un Moi - se prolongeant en communion


devientsens. Sens c'est à dire liberté.La libertén'est pas le capriceaveugle
-casser une branchesur mon genou-, mais une générationde sens où se lit
une totalité qui est un infini. Toute la doctrine- à un moment près - de la
théorietranscendantalede la communicationest donnéeet avecelle le sujet
commeCogitoplural,etc.

§ 88. Limitationde la valeurde la preuvemorale

Nous devons poursuivre notre route. Dieu ne peut avoir voulu


catégoriquement,par uu souci (morbide) de pédagogue rigoureux, nous
avoir infligé des épreuves plus pénibles les unes que les autres. Des
conceptsmoraux pratiquesauxquelsnous sommesparvenus,il faut passer
aux idées praJiQuJSqui unissentles intuitionscharnelleset les conceptsde
la mor~l,é- Je cite le texte introductif de Kant « La raison pure, comme
' faculté'pratique,c'est-à-dire commefaculté de déterminerle libre usage de
'
' notre causalité par des idées (purs concepts de la raison), contient non
seulement dans la loi morale un principe régulateur de nos actions, mais
nous fournit aussi en même temps un principe subjectivementconstitutif
d'un objet que la raisonpeut seulementpenseret qui doit être réalisédansle
monde d'après cette loi». L'orientation donnée, le thème de la communi-
,cationest enfinretrouvéen clair: « Nous sommesdéterminésapriori par la
· raison à travaillerde toutes nos forcesà la réalisationdu Bien du monde,qui
consiste dans la liaison du plus grand bien-être des êtres raisonnablesdu
monde avec la conditionsuprêmedu SouverainBien moral en lui, c'est-à-
dire dans la liaison du bonheuruniverselavecla moralitéla plus conformeà
la loi». « Traite toujoursl'humanité en ta personnecommeen celle d'autrui
comme une fin et jamais simplement comme un moyen». Deux mots à
ce sujet. D'une part: pour être obéie, la loi morale n'a pas besoin d'être
démontrée. D'autre part on n'a pas besoin de connaître que la loi pure
morale est pure religion et inversement À quoi il faut ajouterqu' impératif
catégoriquesignifie: commandementqu'on ne discutepas. En tant que tel,
il est raison législatrice.Il n'est donc pas davantage une qualitasocculta
et je ne sais qui a proféré cette monstrueusesottise: qualitasoccultace qui
est la raison elle-même - qualitas occulta ce qui éclaire toute action -
qualitasoccultace qui permet à toute communicationde se réaliser.Enfin,
l'impératif catégorique exprime l'avenir, non pas au sens ontologique
(Werde was du bist), mais au sens de la communautéet des idées de la
raison, ce qui fait comprendreque je n'ai pas à me soumettre à la nature
pour ambitionnerde répondreà l'impératif catégorique.Kantexprimecette
pensée dans des termesun peu différents.« La possibilitédu bonheur... est
CRIT/QUEDEUF.4CULTÉDEJUGER-LA TÉLÉOLOGIE 181

problématique à un point de we théorique; en revanche ... la moralité, par


rapport à laquelle nous ne dépendons pas de la collaboration de la nature,
est solidement établie en sa possibilité et dogmatiquement certain». Chez
Fichte la thèse sera encore plus strictement établie. La thèse s'épanouira
dans la schaffendeEinbildungskraft(imagination créatrice). Et la logique
des significations sera donation de sens au point de we moral. Mais cette
double we sur la réalité des choses, ou plutôt sur la manière de les appré-
hender, pose un difficile problème. Il y va de l'unité de la raison et cette
unité doit s'accorder. On cherche donc à déterminer en premier lieu la
cohérence de la réponse pratique. «Un but final n'est qu'un concept de
notre raison pratique (une idée) et il ne peut être déduit d'aucune donnée de
1'expérience ... et il ne peut pas non plus être rattaché à la connaissance de
celle-ci». L'idée (pratique) ne peut ni de près, ni de loin être déduite de
l'expérience. Kant résume: «Il n'est pas d'usage possible de ce concept
(idée) en dehors de l'usage pour la raison pratique d'après des lois
morales 1• Et le but final de la création est cette constitution du monde qui
s'accorde avec ce que seul peuvent déterminer absolument les lois, je veux
dire le but final de notre raison pure pratique et à la vérité dans la mesure où
elle doit être pratique». La première chose à remarquer est qu'un ordre
pratique (ou théorique)se qualifie par sa cohérence.Son sens (Sinn),dit la
Critiquede la raisonpure. En second lieu un ordre s'accorde avec les lois
universelles de la pensée etsi un ordre apparai"'t,on exige seulement qu'il ne
prétende pas contre-dire les autres ordres établis selon l'expérience ou la
raison. Or on vient de voir quel' ordre del' idée pratique satisfaisait à toutes
ces exigences -elle s'accorde donc avec l'ordre du mécanisme qui loin de
la contredire la complète, en sorte que l'on peut parler d' « einundieselbe
Vemunft », comme le veut l'impératif catégorique; et enfin, dans la mesure
où la preuve morale de l'existence de Dieu était suspendue à l'impératif
catégorique, elle était limitée non du dehors, mais du dedans.
On ne saurait prétendre que l'impératif catégorique lui-même était
limité du dehors. Kant a sérieusement conduit l'analyse du concept répon-
dant à l'ordre du mécanisme. Il avait seulement, dans l'étude de l'anti-
nomie du jugement téléologique, rediscuté les principes des jugements
réfléchissants et déterminants. Pour le reste il s'est appuyé sur la Critique
de la raisonpure, à laquelle il ne voulait plus toucher. Aussi bien la théorie
de la grandeur intensive, dont j'ai dit quelques mots en débutant, était
achevée. Non vraiment, il n'y avait rien à reprendre et je ne cacherai pas que

1.Nous observeronsici que Kant va tomber sous le coup de la théorie dialectiquedes


deuxordreschezBergson.
182 CHAPITREIV

cela suscite des doutes sur la réelle origine de.ce texte que nous examinons.
L'idée d'une Vorlesung, très améliorée certes, et pour une bonne part
rédigée de nouveau, explique sa perfection formelle, le peu d'idées
vraiment nouvelles et la redécouverte de la théorie de la communication. Il
est certain que, dans cette hypothèse, apparaissent des digressions inévi-
tables si l'on veut équilibrer les paragraphes. Ainsi par exemple le para-
graphe 87 à la fin, depuis nous pouvons donc supposer un honnête homme
(comme Spinoza)- attrayant pour des lecteurs du temps de Kant: « Au fait
que pense Kant de Spinoza 7 ». Avec une théorie de la religion restreinte,
son déisme moral de surface, Kant a été très mal compris. Il a été entravé
dans ses desseins, du dehors comme du dedans; les commentateurs se sont
reportés en masse, enfin beaucoup, sur la Religion dans les limites de la
simpleraisonet la Vorlesunga été négligée; et celas' expliquait: Kant avait
écarté des prê;bl~mes aussi attirants que pénibles comme celui du mal et de
la fautcY.bans Lo.Religion dans les limites de la simple raison, le roi de
Kônigsberg a voulu faire monter le gâteau.
Remarque
Heureusement la remarque qui vient clore ce développement sur les
limitations de la valeur de la preuve morale del' existence de Dieu confirme
nos idées et nos sentiments. Kant présente ses excuses : il a été long - la
, remarque sera brève; « Cette preuve morale n'est pas un nouvel argu-
ment». On s'attendrait à un examen des preuves développé suivant la
dualité de l'histoire et de la vérité, sur la valeur de l'herméneutique, sur
le «dit et le non-dit». Kant à traits rapides décrit des états d'âme un peu
,, chaotiques. L'absence de mesure est la mesure des sentiments. Difficile de
savoir où l'on en est Plus difficile encore de savoir comment s'orienter
dans la pensée. On y parvient quand même en forgeant des concepts
pratiques purs, des idées. À cette fin on utilise les tensions qui existent entre
le concept pratique et l'idéal, et l'on « corrige les irrégularités ».

§ 89. De l'utilité de l'argumentmoral


« La limitation de la raison, relativement à toutes nos idées du supra-
sensible, aux conditions de son usage pratique possède en ce qui touche
l'idée de Dieu une utilité qu'on ne saurait méconnai"tre et qui consiste en
ce qu'elle empêche que la théologie ne se perde dans une théosophie
(nuageuse) (dans des concepts transcendants qui troublent la raison) ou ne
s'abîme dans une démonologie». Kant (264-265) recense toutes les aberra-
tions que suscitent les sentiments religieux et les intègre dans un cadre
CRJTJQUEDEUFACULTÉDEJUGER-LA TÉLÉOLOGIB 183

psychologique sans aucune nécessité méthodique. Ce qui sert de test est


d'une part la cohérence, d'autre part l'accord avec la religion de la raison.
« Mais en ce qui touche la religion, c'est-à-dire la morale en relation à Dieu
comme législateur, si la connaissance théorique de Dieu devait venir en
premier, il faudrait que la morale se règle sur la théologie et dès lors non
seulement on substituerait à la législation nécessaire et intérieure de la
raison, la législation extérieure et arbitraire d'un être suprême, mais encore
tout ce que notre compréhension de la nature de cet être suprême peut avoir
de défectueux, s'étendrait aux prescriptions morales et rendant immorale la
religion la pervertirait». La méthode de Kant est bien connue : après avoir
mis à l'abri le Bien, il le pose en l'insérant dans la perspective théorique
comme le substratum du mouvement qui pratique l'inversion du mal et
cette inversion est globale. Voici donc l'argument général. Ayant déterminé
les troubles classiques, Kant passe à une application plus féconde.
«Sien ce qui touche l'espérance d'une vie future 1, au lieu du but final
qu'il nous faut réaliser nous-mêmes, conformément à la prescription de la
loi morale, nous choisissons d'interroger notre faculté de connaissance
théorique en la prenant comme fil conducteur du jugement rationnel sur
notre destination (ce qui n'est considéré comme nécessaire ou acceptable
qu'au point de we pratique) il apparaît alors que la doctrine de l'âme dans
cette perspective, comme la théologie tout à l'heure, ne nous donne rien de
plus qu'un concept négatif de notre être pensant: elle montre qu'aucune de
ses actions et qu'aucun phénomène du sens interne ne peut recevoir une
explication matérialiste et en conséquence que toute notre faculté de
connm'"trethéorique ne peut pas poser un jugement déterminant et augmen-
tant notre savoir sur la nature des phénomènes du sens interne séparés du
corps et sur la durée ou l'extinction de la personnalité après la mort». Kant
ne cache pas que sa méthode est une inversion pratique (idée) de l'inversion
théorique, si bienque l'inversionduprimatde la raisonpratiqueest l 'inau-
guration du mal radical en philosophie.Il y a une dramatisation de la
philosophie qui à ce point sensible devient le ver dans le fruit défendu, par
où tout est gâté. En un sens cette théorie de la faute est plus intéressante que
l'explication impersonnelle de la Religion dans les limites de la simple
raison.L'on se souviendra du mot de Rousseau: « L'homme qui médite est

1.Voici la i:tponseque Kant apporteraità Feuerbachl'accusant de soutenirun dl!isme


videau profitd'une espl!ranced'une vie future. Loin que le pur conceptde Dieupuisserendre
concrètela vie future, c'est au contrairela vie de la consciencereligieusepure qui nous
procurele sentimentvivantconcretde!'Éternitédivine.
184 CHAPITREIV

un animal dépravé» et maintenant quels so~ les coupables? 1 : tous ceux


que la Critiqueappelle des dogmatiqueset leurs adversairesaussi aveugles
que décidés. On n'expliquera pas autrement la genèse de l'idéologie. Pour
que l'on rétablisse le primat de la raison pratique on dénoncerales fausses
doctrines philosophiquescomme la psychologierationnelle et la pneuma-
tologie au profit d'une anthropologie du sens interne et ainsi Dieu et
l'homme seront l'un et l'autre remis à leur juste place. Qu'est-ce que
l'homme? Une question-dont Dieu est la réponse. M. Buber-ich undDu.
Quand on sait queL. Feuerbach a démontré la corrélationentre le projet
d'une fondation de la théorie de l'immortalité de l'fime d'une part et
l'historicité de telle ou telle orientationd'autre part, on voit qu'inversion de
l'inversion, le kantisme était une philosophiede la conversioninscrite dans
la logique des significations. Homo philosophicu.s.Avant de poursuivre
la rétlexiofl"bdtienne, je voudrais souligner que Kant devait très bien
',. conniptJéla Confessiond'Augsbourgrédigée principalementen 1S30par
Ph.Melanchton, Luther absenL Lorsqu'on parle alors d'un philosophe
protestant,on imagine,je ne sais pourquoi, qu'un philosopheprotestantest
un perturbateurissu de la folie prophétique del' avenir. Mais point du tout!
le philosophe protestant est un conservateuret Kant est un philosophepro-
testant et conservateur.Voilà pourquoi inventant dessolutionsil n'invente
aucune question. C'est dans ce climat spirituel que se développent les
, considérationssur l'assentiment.

§ 90. De la naturedel 'assentimentpropre à unepreuve téMologiquede


.. l'existencede Dieu
'
Assentiment et téléologie. On pourrait appeler ce premier
.i
développement logiqueet méthodedans la téléologiechez Kant. Celui-ci
commencepar cerner l'idée de preuve dans la téléologie qui conduit à une
preuve de l'existence de Dieu. Kant utilise l'expression FUrwahr holten
(tenir pour vrai) et nous avons à première vue à distinguer entre convaincre
et persuader. Nous regardons comme vraie une preuve qui nous convainc
objectivement et universellement. D'une preuve qui n'emporte pas notre
conviction, mais nous persuade seulement subjectivement et particuliè-
rement, nous dirons que nous ne pouvons la tenir pour vraie. J'emprunte
cette définitiongrossière à la Critiquede la raisonpure elle-mêmepour que
l'on voie bien que la distinction assez large ainsi effectuée repose sur la

1. La question de l'origine de la faute (culpabilité)est la question scbellingiennepar


excellence.
CRITIQUEDEUFACULTÉDEJUGER-LA TÉLÉOLOGIE 185

logique générale de Kant qui entreprend immédiatement de préciser: dans


la tiléologie. Mais la téléologie c'est vaste L'intelligence trouve des
systèmes proches les uns des autres et tend à les subsumer sous un principe
unique et méthodique qui les regroupe et les fonde. L'anatomie comparée
des Anciens leur permettait de dénouer en pratique bien des difficultés.
Tout cela avait une valeur épistémologique, mais aussi théologique. Les
multiples entités mythologiques se regroupèrent peu à peu dans des Dieux
moins nombreux et tout puissants. La vraie difficulté en ceci procède de
ce que l'on ne sait pas très bien distinguer ce qui vient de la téléologie
physique et de la téléologie morale, etc' est grave dans la mesure où l'on ne
sait pas où se situe à proprement parler le nerf de la preuve.
Or cette preuve qui vise à convaincre peut maintenant être de deux
sortes : ou bien c'est une preuve qui établit pour nous hommes en général ce
que l'objet est en soi, ou bien c'est une preuve qui l'établit d'après les
principes rationnels pour nous nécessaires pour en juger (donc une preuve
kat aletheiavou kat anthropov,ce dernier terme étant pris pour les hommes
en général dans le sens généralement reçu). « Dans le premier cas la preuve
est fondée sur des principes suffisants pour la faculté de juger déterminante,
dans le second cas elle est fondée sur des principes suffisants seulement
pour la faculté de juger réfléchissante». Rien de très nouveau en tout ceci
que nous ne pouvions déjà trouver dans la Critiquede la raisonpure. Kant
nous fait seulement la «leçon de logique». Il souligne seulement que,
reposant simplement sur des principes théoriques, « la preuve ne peut
jamais agir sur la conviction». C'est simple etil n'y arien à reprendre ni à
retrancher. Il s'agit en fait de la modalité de la preuve dans un système de
jugements téléologiques. Kant évoque bien une troisième voie qui ouvre
sur la communication (mais toute preuve est déjà une communication) et
s'en tiendra là pour le croisement des deux voies. Mais la leçon de logique
se poursuit.
« Or tous les arguments logiques suffisent bien 1) à la preuve par des
raisonnements de raison logiquement rigoureux ou bien si ce cas ne se
présente pas 2) au raisonnement par analogie ou bien si cela ne se trouve pas
possible 3) à l'hypothèse vraisemblable par analogie. 4) à admettre l' opi-
nion comme hypothèse ou principe d'explication seulement possible ».
C'est une division très platonicienne: noesis, dianoia, alethes doxa meta
logou, doxa.D'abord l'idée, et ensuite tous les niveaux de la connaissance
déterminés par tous les degrés de l'homme politique 1. Kant va examiner

1. Cf. A. Philonenko,Leçonsplatoniciennes,Paris,Les BellesLettres,1997.


186 CHAPITREIV

toutesles modalitésde la preuvemoraled' apr~ ces quatredéterminations:


il ne chercheni à plaire, ni à divertiret cela aussiest du Kant.
1.La preuvelogiquementrigoureusequi va de l'universel au particulier
est impossible d'après la Critique de la raison pure parce que nous ne
pouvons pas subsumer une intuition déterminée sous le concept d'Être.
Quant à nos principes universelsde la nature des choses,il faut les écarter,
car ils n'ont de valeurque pourla naturecommeobjet des sens.
2. Deux choses étant hétérogènes,on peut penserl'une d'entre elles par
analogieavec 1'autre,même au point de leur hétérogénéité,mais on ne peut
partantde ce qui rend ces choseshétérogènesconclurede l'une à l'autre par
analogie,c'est-à-dire transférerde l'une à l'autre le signelié à la différence
spécifique.Ainsi par analogie avec l'attraction et la répulsion réciproque
des corps entreeuxje peux penser la sociétédes membresd'un corps social
d'après des ~les-de droit; mais je ne puis transférer ces déterminations
spécifi{t.\Jés(1'attractionet la répulsionmatérielles)à celle-ciet les attribuer
aux citoyens pour constituer un système qu'on appelle Etat. - De même
nous pouvons bien penser la causalité d'un être originairepar rapport aux
choses du monde en tant que fins naturellespar analogie avec un enten-
dement comme principe des formes de certaines productions, que nous
nommonsœuvres d'art (en effet, ceci ne s'effectue qu'au profit de l'usage
théoriqueou pratiqueque notrefacultéde connm"tre peut faire de ce concept
relativement aux choses de la nature dans le monde en suivant un certain
principe); mais enfin de ce que l'on doit attribuerun entendementà ce qui
entre les êtres du mondeest caused'un effetjugé commeun produitde 1'ai
nous ne pouvons aucunement conclure par analogie que cette causalité
même que nous percevons en l'homme soit par rapport à la nature elle-
même, propre à un être qui est entièrement différent de la nature; ceci
intéresse précisément le point qui constitue l'hétérogénéité que l'on
conçoit entre une chose conditionnéed'une manière sensiblerelativement
à ses effets et 1'être originairesupra-sensibleen son conceptmême, de telle
sorte qu'on ne peut transférerces qualités à cet être. Justementparce queje
ne puis concevoirla causalitédivine que par analogieavecun entendement
(facultéque nous ne connaissonsexister en aucun être autre que l'homme
conditionnépar le sensible)il m'est interdit de lui attribuercelui-ci au sens
propre.
. 3. Il ne se trouve pas d'opinion dans les jugements a priori; en effet par
ceux-ci on connaît quelque chose comme entièrementcertain ou on ne le
connai"'tpas. Aussi bien lorsque les preuves données dont nous partons
(commeici les fins dans le monde) sont empiriques,on ne peut grâce à ces
preuves se forger une opinion qui dépasse le monde sensibleet on ne peut
CRI71QUEDELJ.FACULTÉDEJUGER-LA TÉLÉOLOGIE 187

accorder à des jugements aussi risqués le moindre droit à la vraisemblance.


En effet, la vraisemblance est une partie d'une certitude possible dans une
certaine série de raisons (ces raisons comparées à la preuve suffisante sont
comme des parties par rapport à un tout), et pour atteindre cette certitude,
toute raison est insuffisante. Or comme ces raisons doivent être homo-
gènes, en tant que principes de détermination de la certitude d'un seul et
même jugement puisqu'autrement elles ne sauraient constituer ensemble
une grandeur (au sens où la certitude est une), il ne peut se faire qu'une
partie de celles-ci se situe à l'intérieur des limites de l'expérience possible
et qu'une autre partie se trouve en dehors de toute expérience possible.
En conséquence puisque des arguments qui ne sont qu'empiriques ne
conduisent à rien de supra-sensible et que dans la série qu'ils constituent
rien ne peut combler cette lacune, on n'avance pas le moins du monde dans
la tentative pour parvenir grâce à ceux-ci au supra-sensible et à une
connaissance de celui-ci, et il s'ensuit qu'il ne se trouve aussi aucune
vraisemblance dans un jugement sur le supra-sensible fondé sur des argu-
ments empruntés à l'expérience. La possibilité de ce qui à titre d'hypothèse
peut servir d'explication d'un phénomène donné doit au moins être entiè-
rement certaine. Il suffit dans une hypothèse que je renonce à la connais-
sance assurée de la réalité (connaissance encore affirmée dans une opinion
donnée pour vraisemblable), et je ne saurais renoncer à autre chose; la
possibilité de ce que je pose au fondement d'une explication doit tout au
moins n'être exposée à aucun doute, puisque s'il en était autrement on n'en
aurait jamais fini avec les chimères creuses. Or ce serait une supposition
tout à fait sans fondement que d'admettre la possibilité d'un être supra-
sensible déterminé d'après certains concepts, alors qu'aucune d'entre les
conditions nécessaires d'une connaissance par rapport à ce qui dans cette
connaissance repose sur l'intuition, n'est en ceci donnée et qu'il ne reste
ainsi comme criterium de cette possibilité que le simple principe de
contradiction (principe qui ne peut prouver que la possibilité de la pensée et
non celle del' existence d'un être originaire del' objet pensé lui-même).
Ils' ensuit qu'en ce qui concerne l'existence d'un être originaire en tant
que divinité ou de l' lime comme esprit immortel, il n'est pour la raison
humaine aucune preuve au point de vue théorique qui puisse même
produire le plus petit degré d'assentiment; et la raison est tout-à-fait claire :
nous ne disposons d'aucune matière pour la détermination des idées du
supra-sensible et il nous faudrait donc emprunter celle-ci aux choses dans
le monde sensible; mais une telle matière ne convient absolument pas à
cet objet; or en l'absence de toute détermination de celle-ci, il ne reste
rien d'autre que le concept d'un quelque chose supra-sensible contenant
188 CHAPITREIV

l'ultime fondementdu monde des sens et cçpi ne constituepas encore une


connaissance(commeextensiondu concept)de sa natureinterne.

§ 91. De la naturede l'assentimentrdsultantd'une croyancepratique


Si nous ne considérons que la matière dont une chose peut pour nous
(d'après la constitution subjective de nos facultés de représentations)
devenir objet de connaissance(res cognoscibilis)les conceptsen ce cas ne
sont pas rapprochés des objets, mais simplement de nos facultés de
connai'"treet de l'usage que celles-ci peuvent faire (à un point de we
théoriqueou pratique) de la représentationdonnée; et la questionde savoir
si une chose est ou non un être connaissable n'est pas une question qui
intéresse la possibilité des choses elles-mêmes,mais la connaissanceque
nous en aygps.,
Les. choses connaissables sont de trois sortes: les objets d'opinion
(opit,li,ile)les faits (scibile)et les objets de croyance(merecredibile).
1)Les objets des simplesidées rationnelles,qui ne peuvent être présen-
tées pour la connaissance théorique dans quelque expérience possible ne
sont pas dans cette mesure des choses connaissables;par conséquent par
rapport à eux on ne peut même pas avoir une opinion; au demeurant avoir
une opinion a priori est déjà en soi absurde et conduit tout droit à de pures
chimères. Ou bien notre proposition a priori est certaine, ou bien elle ne
contient rien pour l'assentiment Ainsi les choses d'opinion sont toujours
des objets d'une connaissancede l'expérience(objets du monde sensible)
au moins possible en soi, mais qui est pour nous impossible, en raison du
faible degré de la faculté que nous possédons.Ainsi l'éther des physiciens
modernes, fluide élastique pénétrant dans toutes les autres matières (et
intimement mêlé à elles) est une simple chose d'opinion, mais toujours
cependant d'une telle nature qu'il pourrait être perçu, si les sens externes
étaient affinés au plus haut degré; cependantil ne peut jamais être présenté
dans quelque observationde ce genre ou quelqueexpérience.Admettredes
habitants raisonnables dans les autres planètes1, c'est une affaire d'opi-
nion; en effet, si nous pouvions nous en rapprocher, ce qui est en soi
possible, nous pourrions décider par l'expérience s'ils existent ou non;
mais jamais nous ne saurions nous en rapprocher à ce point et cela restera

1. Kant a toujours non pas cru sérieusementen l'existence d'êtres raisonnablesdans


d'autres planètes,mais caressé cette idée qui le séduisait Dans ce segmentil admet à la fols
l'impossibilitéde s'en rapprocher,etJa possibilitéde s'en approcherquandmême.L'opinion
est flottante.
CRJTJQUE
DE LJ. FACULTÉDEJUGER- LA TÉLÉOLOGIE 189

une question d'opinion. En revanche, émettre l'opinion qu'il existe dans


l'Univers matériel de purs esprits, qui pensent sans avoir de corps (si,
comme de juste, on écarte certains phénomènes réels donnés pour tels) cela
s'appelle de la fiction et n'est pas du tout une affaire d'opinion, mais la
simple idée qui reste quand d'un être pensant, on a ôté tout ce qui est
matériel, lui laissant cependant la pensée. Nous ne pouvons, en effet,
décider si la pensée (que nous connaissons seulement dans l'homme, c'est-
à-dire en liaison avec un corps) subsiste alors. Une telle chose est un être
sophistique (ens rationisratiocinantis)et non un être de raison (ens ratio-
nis ratiocinatae);pour ce dernier, il est cependant possible de démontrer
d'une manière suffisante la réalité objective de son concept, du moins pour
l'usage pratique de la raison, car cet usage même qui possède ses principes
a prioripropres et apodictiquement certains l'exige (le postule).
2) Les objets pour des concepts, dont la réalité peut être prouvée (soit
par pure raison, soit par expérience possible et dans le premier cas à partir
de données théoriques ou pratiques de la raison, mais dans tous les cas au
moyen d'une intuition qui leur corresponde, sont des faits (resfact,j. Telles
sont les propriétés mathématiques des grandeurs (dans la géométrie) parce
qu'elles sont susceptibles d'une présentation a priori pour l'usage théo-
rique de la raison. En outre les choses ou les propriétés de celle-ci qui
peuvent être démontrées par l'expérience (la nôtre ou celle d'autrui au
moyen de témoignages) sont également des faits. - Mais ce qui est très
remarquable, c'est que parmi les faits il se trouve même une idée de la
raison (qui n'est susceptible d'aucune présentation dans l'intuition, et par
conséquent aussi d'aucune preuve théorique de sa possibilité); c'est 1'idée
de liberté, dont la réalité en tant qu' espèce particulière de causalité (dont le
concept serait transcendant à un point de vue théorique) peut être
démontrée par les lois pratiques de la raison pure et conformément à celles-
ci dans les actions réelles, par conséquent dans l'expérience. - C'est, entre
toutes les idées de la raison pure, la seule dont l'objet est un fait et qui doive
être compté parmi les scibilia.
3) Des objets qui en relation à l'usage conforme au devoir de la raison
pure pratique (soit comme conséquences, soit comme principes) doivent
être pensés a priori, mais qui sont transcendants pour l'usage de la raison,
sont des objets de croyance. Tel est le bien suprême à réaliser dans le monde
par la liberté; son concept ne peut être prouvé en sa réalité objective par
aucune expérience possible pour nous, ni par conséquent de façon suffi-
sante pour l'usage théorique de notre raison; mais son usage en vue de la
réalisation la meilleure possible de cette fin nous est toutefois commandé
par la raison pure pratique et il doit par conséquent être admis comme
190 CHAPITREIV

possible. Cette réalisation qui nous est copunandée, ainsi que les seules
conditionsconcevablesde sa possibilité,c'est-à-dire l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'âme, sont des objets de la foi (res jidei) et à la vérité
les seuls parmi tous les objets qui puissent être ainsi nommés1• En effet,
bien que nous devions croire ce que nous ne pouvons apprendre que de
l'expérience des autres par témoignage, il ne s'agit pas pourtant encore
d'objets de croyance; en effet chez l'un de ces témoins ce fut expérience
personnelleet fait ou du moins on le suppose.En outre il doit être possible
par cette voie (celle de la croyance historique)de parvenir a savoir; et les
objets de l'histoire et de la géographie,comme en généraltout ce qu'il est
au moins possible dè savoir d'après la constitution de notre faculté de
conmu"tre,n'appartiennent pas aux objets de la connaissance,mais aux
faits. Seuls des objets de la raison pure peuventêtre des objetsde croyance,
mais nontffltantqu'objets de la simpleraisonpure pratiquespéculative;car
ils l)C;peuventmême pas alors être avec certitude rangés au nombre des
choses,c'est-à-dire des objetsde cette connaissancepossiblepour nous.Ce
sont des Idées, c'est-à-dire des concepts, dont on peut assurer théorique-
ment la réalité objective.En revanchele but final suprêmeque nous devons
réaliser, ce par quoi uniquement nous pouvons devenir dignes d'être but
final d'une création, est une Idée, qui possède pour nous sous un certain
rapportpratiqueune réalité objectiveetc' est une chose; mais puisquenous
, ne pouvons donner à ce concept cette réalité à un point de vue théorique,
c'est un simple objet de croyance de la raison pure, ainsi que, en même
temps que celui-ci, Dieu et l'immortalité de l'âme commeconditionssous
lesquelles seules, d'après la constitution de notre raison (humaine) nous
pouvons concevoir la possibilité de cet effet de l'usage légitime de notre
liberté.Ainsi l'assentiment en matièrede croyanceest un assentimentà un
point de vue pratique pur, c'est-à-dire une croyancemorale qui ne prouve
rien pour la connaissancethéoriquemais seulementpour la connaissance
pratiquede la raison pure tendantà l'accomplissementde ses devoirset qui
n'élargit pas du tout la spéculationou les règles pratiques de la prudence
suivant le principe de l'amour de soi. Si le principe suprême de toutes les
lois moralesest un postulat, alors la possibilitéde son objet suprêmeet par
conséquentaussi la condition sous laquelle nous pouvons concevoircette
possibilité, se trouvent ainsi postulées en même temps. Ce faisant, la
connaissance de cette dernière en tant que connaissance théorique, ne
devient pas savoir ou opinion de l'existence et de la nature de ces condi-

1.Kant évidemmentécarte tous les contenus miraculeuxqui encombrentla religion


positiveet superstitieuse.
CR111QUEDEUFACULTÉDEJUGER-LA lÉLÉOLOGŒ 191

tions, mais il s'agit simplement d'une supposition sous un rapport pratique,


qui nous est imposé pour l'usage moral de notre raison. Même si nous
pouvions en apparence fonder un concept déterminé d'une cause intelli-
gente du monde sur les fins de la nature que nous propose en si grand
nombre la téléologie physique, l'existence de cet être ne serait pas pourtant
objet de croyance. En effet puisque cet être n'est pas supposé en vue de
l'accomplissement du devoir, mais seulement pour l'explication de la
nature, il ne s'agirait que de l'opinion ou de l'hypothèse la plus adaptée à
notre raison. Or cette téléologie ne conduit nullement à un concept déter-
miné de Dieu, qui au contraire se rencontre seulement dans celui d'un
auteur moral du monde, parce que seul celui-ci indique le but final auquel
nous ne pouvons nous ranger qu' autant que nous nous conformons à ce que
la loi morale nous impose comme but final, auquel nous ne pouvons que
nous ranger et qui par conséquent nous oblige.
La croyance (comme habitus non comme actus) est la manière de
penser morale de la raison dans l'assentiment à ce qui est inaccessible à la
connaissance théorique. Elle est donc le principe permanent de l'esprit
consistant à admettre comme vrai ce qu'il est nécessaire de présupposer
comme condition pour la possibilité du but final moral suprême, en raison
de l'obligation qui s'y rattache; encore que nous ne puissions en recon-
naître la possibilité, pas plus que l'impossibilité. La croyance (dans son
acception simple) est la confiance de pouvoir accomplir un projet, mais
dont nous ne pouvons apercevoir la possibilité de réalisation (et par suite
pas davantage celle des seules conditions pour nous concevables). Ainsi la
croyance qui se rapporte à des objets particuliers, qui ne sont pas des objets
du savoir possible ou del' opinion, (dans ce dernier cas, particulièrement en
ce qui concerne l'histoire, cela devrait être dit de la crédulité et non de la
croyance) est purement morale. C'est un libre assentiment, non pas à ce
dont on peut trouver des preuves dogmatiques pour la faculté de juger
déterminante théorique, ni à ce que nous considérons comme étant pour
nous une obligation, mais à ce que nous admettons en vue d'un dessein
suivant les lois de la liberté; toutefois non pas comme une quelconque
opinion sans fondement suffisant, mais comme fondé dans la raison (il est
vrai seulement en rapport à son usage pratique) d'une manière suffisante
pour le dessein de celle-ci; sans cela, en effet, la pensée morale se heurtant
aux exigences de la raison théorique concernant la preuve {de la possibilité
de l'objet de la moralité), perd toute vraie solidité et flotte entre des
commandements pratiques et des doutes théoriques. :être incrédule, c'est
s'attacher à la maxime de ne pas croire en général aux témoignages; mais
l'incroyant est celui qui dénie toute valeur à ces idées rationnelles, parce
192 CHAPllREIV

qu'il n'y a pas de fondation théoriquede leur,iéalité.Il juge ainsi dogma-


tiquement.Un manque de croyance dogmatiquene saurait cœxister avec
une maximemoralequi règne sur la manièrede penser (la raison ne peut en
effet commander de poursuivre une fin reconnue comme une simple
chimère),mais cela se peut s'il s'agit d'une croyance sans assurancepour
laquelle le manque de convictionselon des principesde la raison spécula-
tive est seulementun obstacle,auquelune connaissancecritiquedes limites
de la raison spéculative peut ôter toute influence sur la conduite et peut
substitueren compensationun assentimentpratiqueprédominant.
La Critiquede lafacult4dejuger toucheà sa fin et Kant a achevéle plan
de la Vorlesungdans les moindres détails. Nous avons transcritune partie
des paragraphes90-91 sans découvrirla moindrefaille, la moindreobscu-
rité mais auiàsans le moindre enthousiasme.Cette conclusionméthodo-
logique ~est peut-êtrepas toutefois sans importance.On comprenaitbien
l' abserice(relative)du sentimentdans la Critiquede la raisonpratique; en
revancheson absencedans liiméthodologiene peut d'une part que susciter
des doutes, tellement l'humain est absent et d'autre part que susciter la
crainted'un Dieu caché- nouvelleversion.La raison ne sort pas grandiede
l'affaire. Don Quichotte(fou) est sans doute plus heureux en chargeantde
creuses «chimères»; il est en tous les cas «digne d'être heureux». Kant
,aurait du dire quelques mots de l'immortalité de l'âme. Sans allerjusqu'à
' dire comme Feuerbach que le postulat de l'immortalité de l'âme était le
pilier de toute philosophieet de toute métaphysiquecohérente,il n'aurait
pas d0 négligerce postulatdont rien ne pouvaitmasquerl'importance dans
sa pensée. Il y va de la questiondu sens, comme sens de la vie et par consé-
quent de la théorie des significations.Exposer la doctrine du postulat est
donc à la fois un devoiret une libertéscientifique.Nous y reviendronsdonc
lorsquecela nous serapossible.
CONCLUSION

On a suivi dans ce travail les méthodes traditionnelles en histoire de la


philosophie en liant les passages de même inspiration et en cherchant à
diminuer l'importance des images qui parsèment le texte de Kant. La
Critique de lafaculté de juger est en effet la plus« colorée» des œuvres de
Kant, la plus drôle aussi. Depuis« le bal champètre » (§ 15) jusqu'au taenia
(§ 67) en passant par la greffe, on trouve les Pyramides et une brève étude
portant sur l'art poétique de Frédéric le Grand. Ces images et ces choix sont
contingents et justifient notre réserve et nous en avons profité pour les
remplacer par des images qui nous sont propres. - Mais nous avons
appliqué de manière plus décisive la méthode de l'oignon et celle issue
de la logique des significations. La méthode de l'oignon, chère à Martial
Gueroult 1consiste dans un épluchage. On retire les premieres feuilles; puis
progressant lentement on va jusqu'à l'essentiel qui, dans le cas présent, est
la dialectique du jugement de goQt qui justifie les développements anté-
rieurs et prépare leurs applications. La logique des significations permet
de mesurer les acquis de Kant et de fonder les « sens » de l' œuvre du
grand philosophe. Ainsi le paragraphe 21, les paragraphes 39 sq. et les
paragraphes SS sq. constituent - comme les facettes d'un bouchon de
carafe-des plages de communication qui se commandent réciproquement
La possibilité d'appliquer ces méthodes détermine leur fécondité et l'on
aperçoit que l'on va, pour ainsi dire, du même au même car la doctrine
kantienne débouche sur une théorie de la communication.
La communication est le foyer où convergent les réflexions de Kant.
Elle prépare le passage de la synthése transcendantale au système

1.M. Gueroult,L 'ivolutionet la structurede la Doctrinede la SciencechezFichte,Paris,


1930. vol.1,p.332.
194 CONCLUSION

transcendantal, de l'unité transcendantale de !'.aperception à l'intersubjec-


tivité, de la chose en soi à la liberté et ce triple passage assure la problé-
matique kantienne comme logique de l'homme et nous nous engagerons
dans une optique fichtéenne. Il est regrettable que Kant ait manqué le
moment linguistique dans l'analyse philosophique. Il serait trop long
d'expliquer ici la portée de ce défaut C'est lui qui nous fait voir en Kant le
successeur des classiques plus que le point de départ de la recherche
contemporaine et E. Cassirer aura le sentiment de faire quelque chose de
nouveau en consacrant le premier volume de sa Philosophieder symbo-
lischenFonnen à l'étude du langage. Évidemment la notion de progrès est
au centre du débat: Kan\ se repose sur un fait indéniable - les individus
n'ont pas durant leur vie l'idée que la langue progresse et évolue ainsi que
tous les phénomènes qui composent leur monde. Est-elle dès lors redevable
en quoi que ~oit à la logique trascendantale? Cette interrogation montre
que la Jfjlt'gue est de l'inconscient: les individus ne pénétrent pas le
mouvément abyssal du «parler». Kant ajouterait- et cela se voit dans son
texte-qued'unepartlalanguen'estqu'uninstrument-etd'autrepartqu'il
y a plusieurs langages, y compris le chant des colibris qui paraît vivant dans
deux espèces. Inconscient dans son effectuation le langage est aussi bien la
ligne métaphysique qui séparerait l'homme et l'animal. Il appartiendra à
Fichte de fixer les cadres de la réflexion philosophique en s'interrogeant
sur la Sprachflihigkeit- l'aptitude à parler de l'homme. Certes cela va très
·loin. Kant ne semble pas se concentrer sur la grammaire, mais sur l'élément
vivant, je veux dire la réalité du langage et reculer puisque la Vie est « une
qualité insondable», ou encore transphénoménale.
Le progrès kantien dans la problématique transcendantale ne
s'annonçait pas dès lors seulement dans la théorie philosophique, mais
aussi dans la fondation de l'éthique. Kant avait dégagé les structures
morales de la communication dans Qu'est-ce que s'orienter dans la
pensée? Lorsque Kant demande si nous penserions bien et si nous pense-
rions beaucoup sans communication avec autrui, il emploie deux vocables
essentiels (que dans la précédente méthode de lecture on n'a pas réussi à
intégrer) «beaucoup» et« bien». Ce sont des déterminations morales. Sans
autrui je ne serais pas si riche en réflexions et la philosophie, simple œuvre
subjective, sera dans ces conditions pauvre, squelletique et séche. Nous
avons besoin de la pensée et seul le lait d'autrui peut ajuster nos savoirs
dans la connaissance. Mais si par là est expliqué le« beaucoup», le« bien»
fait encore question. Bien penser - est une manière de dire très puissante.
Bien penser par exemple, c'est réparer une faute ou éliminer une erreur.
Mais plus profondément c'est éprouver en soi un sentiment précieux: la
CONCLUSION 195

reconnaissance;je suis reconnaissant envers autrui qui prend soin de me


guider (Anerkennung).Spinoza dit dans la fin del' Éthiqueque l'homme est
un Dieu pour l'homme et la reconnaissance conduit au respect.Ainsi la
vraie communication nourrit le sol moral de la pensée.Au nomdu respectil
y a adequationentre la connaissanceet la reconnaissanceetc' est le sens
que Kantprocureau termede culture.Kant néanmoins refuse d'aller plus
loin etne transformera pas la communication respectueuse en communion.
Il se méfie des embrassades vaporeuses qui entourent la réalité de l'acte de
communiquer. Il se défie des brumes chaudes et creuses en lesquelles il
veut voir le tintinabulement des cloches spirituelles. L'erreur de Fichte
consistera sans doute à ne pas s'être assez prémuni contre les dimensions à
la fin insolites de la communiondes saints et pou-rtantil n'ignorepas que
celapeut 2tresimpleSchwarmerei. On voit cependant souvent cette faute et
par exemple je le répète Péguy dit que Kant a les mains propres parce qu'il
n'a pas de mains et se trouve être un penseur «froid», alors qu'il redoute
seulemennt les effluves du sentimenL Communiquer par sentiment, c'est
seulement prétendre que la pensée n'a pas besoin de la réflexion et nier la
détermination de l'homme comme être raisonnable.
En somme Platon avait raison et Kant en voulait être l'admirateur le
plus sincère. Platon faisait de la communication le moyen de la politique.
Certes il ne voyait en la communication qu'un acte du philosophe-roi,
unilatéral et ne croyait pas que tous les hommes dussent s'élever jusqu'à la
méditation, réservée aux dialecticiens instruits de l'élégance et de l' aristo-
cratie. Dans une certaine mesure Kant partage ce sentiment, mais introduit
d'importantes réserves. Par exemple la communication fonde une répu-
blique de bon sens et s'oriente par rapport au sens commun englobant tous
les individus. Nous sommes, avec Kant, très loin de Platon et cependant
l'inspiration rectrice semble être la même. La République repose sur la
communauté et doit être réalisée à l'infini. Mais c'est ici même que Kant
découvre sa voie originale. Jusqu'à Spinoza, en passant par Marsile Ficin,
l'immortalité de l'âme était visée comme un datum, une donnée, permet-
tant l'élucitation du phénomène humain, la clef ouvrant toutes les portes.
Mais avec Kant et Fichte l'immortalité de l'âme devient un postulat,c'est-
à-dire non pas une donnée, mais une fin qui nous renvoit à l'infini.
L'immortalité de l'âme est le problème de l'homme, la question de la
philosophie et le principe de la religion. L'infinité éthique est donnée et une
nouvelle détermination de la liberté formulée. « ~tre libre n'est rien,
devenir libre c'est le Ciel ». Antigone est« libre», mais elle ne « devient pas
libre», tandis qu'écartant les voiles du passé la liberté transcendantale fixe
les fondements d'un monde historique et le devenir de la conscience.
196 CONCLUSION

Kant a déjà exposé cette doctrinedans la Critique de la raison pratique


et j'ai développé dans le volume ambitionnantde célébrer le deuxième
centenaire de ce livre les grandes structures logiques des postulats de la
raison morale. J'explique donc ainsi la sobriété-deKant à ce sujet dans la
Critique de la faculté de juger: il craignait de se répeter et l'analyse
présentéeen 1788lui semblaitaussiinsurpassable.Feuerbachn'a doncpas
tellementtort de soutenir que le postulat de l'immortalité de l'âme dans la
troisiémeCritiqueétait trop peu développé.Mais cela est compréhensible
pour des raisons psychologiques.Au demeurant le postulat de l'immor-
talité de l'âme, étant donnée sa «nature», trouvait sa pleine signification
dans un traité exposantres déterminationsdes perspectivesmorales.Avec
l'analyse de ce postulat Kantrejoignaitle cœur de l'histoire européenneen
découvrant dans le progrès éthique à l'infini le principe moteur de la
réflexionregardéécomme une Odyssée.Ainsi l'auteur de la Critique de la
faculté#Juger est à la pointe de l'occident conçu comme mouvement
moral.

On s'est abusé (gravement)en s'obstinant à lire la Critique de lafaculté


de juger comme une doctrine des facultés. H. Cohen s'était bien orienté
dans sa Kants Begriindung der Aesthetik en substituant à la doctrine des
facultés (retenueuniquementcomme principede classement des énoncés)
la théorie de l'humanisme. Il se rattachait ainsi à Schiller1 déterminant
l'homme par le jeu et la liberté et ouvrantune ère nouvelledans la pensée.
Nous avons suivi ce chemin tant il est vrai qu'en revanche la «faculté»
ressemble à une « qualité occulte». C'est du moins le sentimentque nous
avons éprouvélorsque nous avons lu le petit ouvragede G. Deleuze: Kant,
la philosophie des facultés. Nous avons touché le fond d'une pensée toute
verbale,incapablede dissocierl'image et le concept,confondantla fiction
et la méthode,la substanceet la fonction.
Le cas de G.Deleuze n'est pas original, mais aggravé aussi par une
complèteméconnaissancede la langue allemande- ce qui revient à traiter
de Kant commede Cicéronsans savoirun mot de latin-et ainsi la Critique
de lafaculté de juger ne serait pas un «classique», mais un texte moderne
susceptible d'être bousculé. Il faut au contraire une longue méditation
soumisepour pénétrer la pensée kantienne.Une osmosedoit se produireet
l'essai que nous présentons doit sa naissance à une lecture assidue de la
troisième Critique qui, souvent m'a, comme tout grand texte, irrité: c'est

1. Schiller,SW,Bd. VI (Cotta, 1877).


CONCLUSION 197

que très rarement Kant s'égare dans des considérations intempestives.


Conduitpar ses méthodes Kant va toujours tout droit a l'essentielsans
regarderle commode.Aussi sans les liens qui retiennent l'historien de la
philosophie, il faudrait dire par exemple que Kant a livré l'introduction Ua
préhistoire. Lorsque les hommes commencérent à communiquer ils
ouvrirent les portes du temps. Kant n'avait pas les outils nécessaires pour
une recherche approfondie, mais de ci de là il a donc laissé des indices.
Peut-être pourrai-je un jour mettre en ordre mes fragments et satisfaire mon
goOt du concret qui me conduit Mias a m'emporter contre les solutions
verbales. Un exemple suffira. Dans ma Théorie kantienne de l'histoire,
j'ai montré comment Kant classait les époques de l'histoire humaine par
l'énumération des outils fondamentaux, comme le couteau, la boussole,
etc. Qu'on explique donc cela par la doctrine des facultés ! Il serait bon de
reprendre dans un cadre plus général les relations entre l'empirique et le
transcendantal, et d'exposer dans une perspective spéculative la signifi-
cation de l'empirique comme transcendantal. Mais tout cela suppose une
reprise de la doctrine de la chose en soi qui obére encore la philosophie
kantienne et qui trouve sa solution dans la théorie kantienne de la grandeur
intensive.comme principe del' essence du réel.

Quel fut le destin de la Critique de la faculté de juger? C'est chose


difficile à dire tant les lectures sont nombreuses et distinctes. Schopenhauer
livra des analyses profondes 1.Mais Heidegger et Husserl ont observé un
grand silence - E. Cassirer a repris les voies ouvertes par Cohen en les
approfondissant La Critiquede la faculté de juger cependant ne fut pas
étudiée par l'analyse de ses principes fondamentaux, par exemple la
communication - qui entraîne la théorie de l'intersubjectivité.et c'est le
point de vue repris par les interprêtes à notre époque. On peut d'autant plus
le défendre que bien loin de nous l'esthétique au sens des contemporains de
Kant a été foulée de bas en haut. V. Basch a entrepris ce travail dans sa thèse
L'Esthétiquede Kant (1896), mais il a eu le grand tort de s'en tenir là et
de conduire une réfutation en règle de la psychophysique qui n'était déjà
plus nécessaire. En gros, loin d'être considérée comme un développe-
ment nécessaire de la philosophie transcendantale, la troisième Critique
fut l'objet de réflexions la définissant comme simple extension de la
théorie transcendantale donnée dans la Critiquede la raisonpure. Il fallait
expliquer la Critique de la faculté de juger en la regardant comme un

1. Schopenhauercritiquede Kant.
198 CONCLUSION

développement original et nécessaire et c'est ce que nous avons essayé


d'accomplir en introduisant des concepts fondamentaux et généraux
commele Mit-Mensch. Cecijustifie aussi l'alliance entre les trois Critiques
qui sert d'appui à l'étude de la pensée de Kant qui récompensera toujours
ceux qui lui ont été fidèles.
INDEX DES NOMS

ADICIŒSE.18,20 CUSEN.(de) 117


ALQUIÉF.17,18
ARISTOTE 23, 26, 40, 72, 129, 147, DELBOSV.61
159,160 DELEUZE G. 55, 196
DÉMOCRITE 162, 165
BACHJ.S.134 DESCARTES R. 17, 18, 41, 46, 106,
BASCHV. 24, 49, l 97 138,162,165,178
BAUEMLERA.138 DILTHEYW.18
BENOIST-MécHINJ.143 DÜRERA. 75, 177
BERGSON H. 12, 20, 35, 38, 73, 100,
123,139,171,181 ÉPICURE60, 162, 165
BLUMENBACHJ.-F.168 EUCLIDE78
BOHATECE.174 EULER154
BOSCHJ.133
BOSSUETJ.-B.11,97 FERRYL.10,67
BOUCHERDEPERTIŒSJ.11 FEuERBACH L. 115, 173, 183, 184,
BRILLAT-SAVARIN A. 62 192,196
BRINVILLIERS 161 FICHTEJ.-C.7, 10, 13, 17,20,22,23,
BRUCKER45 31, 46, 49, 50, 54, 56, 65, 70, 85,
BRUNSCHVICG J. 8, 23, 90 87,88,91,122,125,139,147,175,
BUFFON G. 89, 140, 153 181,193, 194, 195
FICINM.11,25,71,195
CASSINR.150 FRÉD~RIC LE GRAND10, 125, 139,
CASSIRER E. 24, 27, 40, 45, 96, 194, 193
197
CICÉRON142 GAGNEBINB.7
COHENH.24,96,117,196,197 GANDILLACM. (de) 10,158
COMTE A. 85, 90 GIBERT1.9
CONDILLAC E. (de) 45 GŒTHEl0,59
COUSINV.17 GOLDMANN L. 27
200 INDEX DESNOMS

GoUHIERH.41 NA"tORPP.32,68
GUEROULTM.18, 193 NEWTONl.133,154
GUILLAUMEP.78 NIETZSCHEF.161,166

HEGELG.W.F.21,30,32,45,47,50, PARMENTIERA.A.155
60,76,85,129,138,148,150,152, PASCAL 85,106,138,159,175
157,158,161,169 PLATON 9, 20, 24, 26, 32, 36, 68, 71,
HERZM.18 80,81,94,124,128,147,166,171,
HO~RE133 195
HUMBOLDT W. 65, 66 PROUSTM.115
HUSSERL E. 21, 97, 197

JACOBI
F.H. 22 ROUSSEAU
J.-J. 7, 47, 58, 100, 176,
J~USCHRIST11,158,176 183
,_ I

KAHANEE.92, 155 SARTREJ.-P.83


~r SAVARYF.105
LAM8ERT29 SCHELERM. 70
LAPLACE12 SCHELLINGF.-N.11,40,46,51,109,
LAUTHR.56 156
LAVOISIER 171 SCHILLER F. 18, 20, 46, 61, 70, 83,
LEIBNIZG.W.11,17,21,39,40,51, 107,139,147,196
80,85,88,97,149,155,177 SCHLEGEL F.-F.46
, LÉONX.18 SCHLEIERMACHERF. 46
LERICHE56 SCHOPENHAUER A. 17,33,52, 70,
LEROI-GOlJRHAN 162 111,146,156,197
LESSING O. 93,124,155 SERRESM.100
I.ooœ48, 155 SÉVIG~M. (de) 161
L1szrF. 9, 134 SIMMELG.104
SOPHOCLE60
MAIERK.160 SOURIAU M. 8, 24
MALEBRANCHEN.67, 116 SPINOZAB. 17, 32, 103, 138, 162,
MARCELG.17 165,167,182,195
MARœ-ANTOINE'ITE152 SWAMMERDAMJ. 39
MARMONTELJ.-F.
24
MARTYF.31,48
VAIHINGER29
MELANCHTONPb.
184
VINCIL.143
MENDELSSOHNM.10,65,
146,155
VOLTAIRE134,161
MERLEAU-PoNTYM.16
MONBTCL16
MOZARTW.A9,68,134 WHEWELL32
WIELAND133
NAPOLÉON
153 WIZMANNH.10
TABLEDES MATIÈRES

PRÉLUDES...........................................................................
7

CHAPITRE PREMlER: L'INTRODUCTION DE LA CRTl'IQUE DE LA


FACULTÉDEJUGER ••••.••••••.••.••••.•••••••••.•••••.•••..•.•.••••..••••.•..••••..••••••••. 15
Autresremarquesintroductives......................................................21

CHAPITRE Il: CRTl'IQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER - EsTHÉTIQUE -


LIVREI.ANALYTIQUEDUBEAU...................................................... 55
Premiermoment: Dujugement de goOtconsidéréau point de vue
de la qualité...............................................................................55
Deuxièmemoment: Du jugement de goOtconsidéré au point de
vuedelaquantité.......................................................................63
Troisièmemoment: Desjugements de goOtau point de vue de la
relationdes fins qui sontconsidéréesen ceux-ci........................ 72
Quatrièmemoment: Du jugement de goOtconsidéré d'après la
modalitédelasatisfactionrésultantdel'objet ........................... 91

CHAPITRE ID: CRTl'IQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER - EsTHÉTIQUE -


LIVREll.ANALYTIQUEDUSUBLIME ............................................... 101
Premièresection .............................................................................
101
Du sublimemathématique.............................................................. 103
Dusublimedynamiquedelanature.................................................109
.-e:1>-Déduction
desjugementsesthétiquespurs ...................................... 112
Premièreconséquenceet applications.............................................122
""Ï" Deuxièmesection: La dialectiquedujugementesthétique..............145
202 TABLEDES MATIÈRES

CHAPITREIV: CRTT/QUEDELAFACULTÉDEJUGJ:;R-LA TÉLÉOLOGIB.... 155


La téléologie proprement dite.........................................................
155
Appendice : Méthodologie de la faculté de juger téléologique ...... .. 166

CONCLUSION........................................................................................ 193

INDEX DES NOMS .................................................................................. 199


TABLEDESMATIÈRES........................................................................... 201

·- r
ACHE~ D'IMPRIMBR
EN 1ANVIER 2010
PAR L'IMPRIMERIE
DE LA MANl.J'I'ENTION
A MAYENNE
FRANCE
N° ION-020

Dépôt légal : I.,. trimestre 2010

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