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Rien que le monde

entretien avec Jean-Luc Nancy

L’échange qui suit relève d’un genre un peu spécial : de ceux, entre l’oral et l’écrit, qu’autorise le
courrier électronique, le mail ou, comme on le francise parfois, le « mel », auquel Jean-Luc Nancy
nous a proposé de recourir. Paroles « mêlées », donc, avec suivant les mots de notre interlocuteur «
les risques et les avantages de l’improvisation », avec cette frappe à l’aveugle, libre et volontiers
longue, et cette étrange adresse faite de proximité et d’absence.
Le dispositif mérite d’être souligné, car il trouvait dans ce cas précis une pertinence particulière :
parce que les livres de Jean-Luc Nancy nous parviennent ainsi, comme d’un dehors philosophique
que nous sentons pourtant tout proche, où les concepts les plus directement « en prise » avec la
réalité politique de ce temps apparaissent enveloppés dans une réflexion sur l’être et l’histoire -
réflexion qui, à l’occasion, nous déconcerte, et nous oblige à nous demander pourquoi, et depuis
quand, nous avons cessé de nous y reconnaître, de nous y orienter comme en pays connu. C’est une
affaire de mots, pourtant presque les mêmes : philosophie / politique, communisme / communauté,
monde / mondialisation. Entre ces mots, pourtant, un mince écart, un blanc, comme un problème de
traduction, de logiciel. Problème d’écart aujourd’hui ouvert entre militants, faiseurs de luttes ou de
revues, et philosophes « de métier ». Si cet écart (sa réduction sans doute, mais tout autant son
repérage et le tracé de sa ligne) fut l’un des enjeux de notre échange, c’est qu’il parcourt aussi notre
expérience politique ; il fêle et rythme notre actualité.

PHILOSOPHIE/POLITIQUE
Vacarme : L’équipe de cette revue (pour parler en termes de « générations » est entrée en philosophie
et en politique à un moment où le lien de l’un à l’autre avait durablement cessé d’être clair. La
situation que nous avons expérimentée, que nous ne cessons d’expérimenter, est celle d’avoir à
produire ou à recueillir des analyses, des concepts, des revendications et des propositions dans
l’ignorance mi-subie, mi-revendiquée (la tête sur le guidon) du lieu et du lien depuis lequel il était
encore possible de penser et de lutter.
Il y a d’abord la clôture de toutes les « solutions » visant à donner à la parole philosophique un statut
en regard du politique, soit : celle d’une philosophie qui prendrait le politique pour objet, quitte à
donner, depuis ce surplomb, leur architecture aux luttes et sa constitution à la cité ; celle d’une
philosophie organique qui se logerait dans la dynamique de la lutte pour en clarifier la conscience,
les conditions et les objectifs ; celle d’une philosophie stratégique, ou disponible, réservoir de
concepts ou d’outils susceptibles d’être utilisés, pillés ou détournés de leur sens. Nous n’avons rejeté,
délibérément, aucune de ces « options » : elles nous sont devenues impraticables. Elles nous
empêchent de lire, d’écrire, ou s’épuisent peu à peu (dans le dernier cas), à mesure que les concepts,
coupés de ce que Deleuze appellerait peut-être leur « plan d’immanence », s’appauvrissent et fanent.

Il y a ensuite, du côté du sujet de cette pratique philosophique/politique, un même constat d’absence


(constat qui ne forme pas un préalable ou une objection principielle élevée contre l’écriture, mais
l’enveloppe comme sa condition) : absence d’un grand nouvel auteur ; absence du ou des intellectuels
; absence même (peut-être la plus rude) d’un « travail collectif », toujours invoqué et remis (« il
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faudrait travailler davantage ensemble »), qui viendrait relayer ou relever les absences précédentes.
L’étrangeté du travail de Vacarme est d’avoir toujours souffert de cette absence-là, mais de l’avoir
souffert, autrement dit d’avoir perduré, insisté et « produit » au milieu de cela, dans ce «
désoeuvrement ».
C’est sur ce point que nous rencontrons votre travail. Vos livres prennent, nous semble-t-il, la mesure
de cette condition philosophique et politique, s’acharnent à penser, contre les facilités du « retour »,
ce moment où la philosophie perdure au-delà de sa clôture, où la communauté cesse de se rêver
ordonnée au discours d’un seul (ou d’elle seule), mais où le lien de l’une à l’autre n’apparaît que plus
intense et urgent. Or cela ne rend que plus énigmatique le rapport que vous voyez, que vous tissez,
entre vos propres textes et la politique. Car quel sens politique peut avoir cette parole tenue à propos
de la philosophie et de la politique ? Quel « rôle » (ici, tous les mots sont piégés, mais nous comptons
sur vous pour les rectifier) peut avoir, aujourd’hui, une philosophie qui ne se veut ni surplombante,
ni opératoire parce qu’elle prétend avoir autrement, et davantage, souci du politique ? En d’autres
termes (et sans dénier le ridicule ou le vague de la question) : que faites-vous de la politique ? Et
comment faites-vous, avec elle ?

Jean-Luc Nancy : Le constat, dont vous détaillez les modalités, de l’impraticabilité d’un certain
surplomb philosophique de la politique n’est pas du tout seulement un épuisement ou la clôture d’une
impasse. S’il y a « clôture », ici, c’est selon une logique générale de la « clôture » au sens de la «
clôture de la métaphysique » (expression employée naguère par Derrida, et qui reprend, en activant
d’autres termes, celle de « fin de la philosophie » de Heidegger - toutes expressions qui n’ont cessé
de donner lieu aux pires malentendus, surtout avec tous ceux qui refusent d’entendre). C’est dire que
nous sommes là d’emblée au beau milieu d’une énorme question , ou plutôt d’une configuration de
pensée en plein mouvement, et qui nous entoure de toutes parts. « Clôture » ou « fin » veulent dire
alors : déplacement dans une histoire. Nous sommes en plein déplacement, au milieu d’un
changement comparable à celui qui fit passer de l’Antiquité au monde moderne (disons, entre IXe et
XIe siècle, pour faire image). Ce qui est mis en suspens, c’est l’ordre général des significations
dominantes de toute une culture. Un tel suspens ne peut qu’apparaître d’abord comme une perte : il
est en fait aussi bien un commencement. S’agissant de la politique : ce qui est suspendu est
précisément la fondation philosophique du politique. Cette fondation (disons, platonico-chrétienne)
représentait ceci : que le politique soit le lieu d’effectuation d’une essence, donc que l’existence de
l’homme (et avec lui du reste du monde) se réalise comme « cité » ou comme « État » au sens hégélien
(c’est-à-dire totalité de sens et de présence). Ce qui, dans un premier temps, ouvertement «
théologico-politique », supposait une assomption de la vérité d’un « peuple » ou d’une « nation »
dans un destin transcendant incarné par un monarque, figure concrète et immatérielle à la fois d’une
unité essentielle, est devenu après l’introduction de la démocratie immanentisation de cette
transcendance, identification du « politique » au corps non plus du roi, mais du peuple souverain, et
à terme cette logique impliquait la volonté de dissoudre la « politique » comme instance séparée et
de réaliser l’essence politique (ou « le politique » au masculin : voilà pourquoi ce masculin, si récent
d’emploi, est passé en usage, souvent sans qu’on s’aperçoive de son implication) par une « dissolution
de la politique qui va imprégner toutes les sphères de l’existence sociale » (c’est de mémoire une
citation de Marx). C’est pourquoi le « dépérissement de l’État » fut le schème constant dominant
toutes nos pensées, jusqu’à hier et même parfois jusqu’à aujourd’hui.
Il en est résulté une sorte d’impératif politique catégorique et d’intimidation générale de la pensée
qui a produit aussi bien les possibilités totalitaires que bien des pensées les plus sincèrement hostiles
à tous les totalitarismes : l’hypertrophie de l’État, ou bien son dépassement en un parti-Guide,
reposait sur la même base enfouie que la volonté d’abolir l’État : cette base est l’idée philosophique
du politique comme réalisation d’une essence (et d’une histoire : arriver à finir l’histoire, l’homme et
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la nature). Grossièrement dit, cela n’est rien d’autre que la « philosophie » elle-même entendue
comme « métaphysique » au sens que Nietzsche a commencé à donner à ce mot : ordre des
significations accomplies, saturées et installées dans un outre-monde qui supporte et ordonne le
monde des hommes. Autant dire, pour aller droit au but, que l’épuisement de cette acception de la
politique est un élément ou un aspect de la « mort de Dieu ». Si on pense la « mort de Dieu » non pas
comme le nihilisme, mais comme la sortie du nihilisme, alors cette sortie doit être aussi une sortie
de cette vision du politique. Or nous avons beaucoup de mal à l’accomplir, comme il est bien normal.
D’une part l’ombre du théologico-politique est immense et pèse extrêmement lourd sur toute notre
culture, et plus lourd encore que jamais dans sa version sécularisée et immanentisée (celle dont
Rousseau est pour une part le représentant - pour une part seulement puisqu’il déclarait aussi la pure
démocratie bonne seulement « pour un peuple de dieux »). D’autre part, nous ne savons toujours pas
ce que « politique » et « démocratie » peuvent vouloir dire si on les sort de cette ordonnance
métaphysique : c’est exactement là que nous sommes perdus et perplexes. C’est même là que nous
ne savons pas encore ce qu’est, ce que peut ou doit être la « sécularisation » (si elle est transposition
du théologique en termes profanes, ou si elle est ouverture d’un tout autre espace). Nous n’avons pas
élaboré l’athéisme, voilà la vérité de la « mise en crise » du « politique ».
C’est aussi pourquoi nous ne cessons pas d’être dans un certain malaise critique : d’une part la
critique est nécessaire et évidente - qu’il s’agisse des nouvelles guerres, des nouvelles pauvretés, des
nouveaux identitarismes et communautarismes, et de manière générale, de la justice (j’entends la «
valeur », pas seulement l’institution judiciaire), mais d’autre part la posture critique habituelle fait
entendre qu’on sait bien au nom de quelle politique on critique et quelle direction on indique, et la
plupart du temps c’est toujours d’un horizon post-marxiste qu’il s’agit encore. Or Marx, en la matière,
est non seulement tributaire mais partie prenante du processus d’immanentisation du théologico-
politique ! Ce n’est pas ce Marx-là qui peut avoir encore des ressources (mais un Marx de la révolte
contre l’injustice, d’une part, et de l’analyse de la « valeur » comme production sociale de l’homme
par lui-même). C’est pourquoi, sans rien lâcher sur le front de la protestation, je ne me sens souvent
pas du tout attiré par un certain type de critique maniée par des intellectuels qui continuent à être,
inconsciemment, soumis à un vague horizon du « tout est politique » et d’une réalisation d’essence
dans la dimension politique.
Je dois moi-même passer à l’autocritique : en écrivant sur la « communauté », sur la « comparution
» puis sur l’« être-avec », je pense, certes, avoir eu raison de discerner l’importance du motif du «
commun » et la nécessité de le remettre en chantier à nouveaux frais - mais j’ai eu tort lorsque j’ai
pensé cela à l’enseigne du « politique ». Je pense en particulier au sous-titre donné à La comparution,
écrit avec Jean-Christophe Bailly : « Politique à venir. » Ce sous-titre n’est pas juste : il n’y a pas
grand-chose de politique dans ce livre, même si, par certains côtés, il provient aussi d’une réaction
aux événements politiques d’alors. Mais enfin, il était parti d’un projet de numéro de revue sur le
communisme après le communisme soviétique, et cette question n’est pas seulement politique : au
contraire, elle implique qu’on commence par se demander si toute l’existence commune est politique
ou non, si l’en-commun ne doit pas justement être distinct du politique qui n’en est, au plus, qu’un
aspect (celui qui concerne la justice et le pouvoir). L’en-commun, qui est certes coextensif à
l’existence collective et individuelle, n’est pas seulement « politique » - ou bien plutôt il ne l’est plus
au sens où Platon-Hegel voulaient qu’il le soit (ce qui n’était pas le sens d’Aristote ni celui de
Machiavel, car rien n’a été simple ni univoque dans l’histoire de la métaphysique). Il y a une disparité
des sphères de l’existence, et cette disparité n’est pas émiettement empirique : elle doit être pensée
pour elle-même, comme un autre type d’« unité » que l’unité de subsomption sous l’essence du «
politique ». (D’ailleurs, anecdote significative : le numéro que Bailly et moi voulions faire avait
échoué. Nous avons fait le livre parce que nous étions restés seuls. Pourquoi cet échec ? Parce que la

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plupart des autres philosophes auxquels nous nous étions adressés ne voulaient pas ou ne savaient
pas, en 1990, comment prendre la question ! Et nous-mêmes, comme je l’ai dit, la prenions sans doute
sans une conscience suffisante de ce que je vous dis ici dix ans plus tard.)
Le trop célèbre modèle de la démocratie athénienne n’a pas cessé de nous abuser - et en fait la
célébrité de ce modèle vient elle-même du désir métaphysique de fondation dans l’essence. La cité
athénienne - qui d’abord invente l’égalité dans un contexte où hommes libres et esclaves restent bien
distincts - ne s’est pas conçue comme l’assomption d’un « peuple » ou d’une « nation », ni comme
une effectuation d’essence, même si elle s’est conçue comme la représentation de l’« espace public »
propre à l’homme libre et à son excellence. Cet « espace public » n’est pas voué à « imprégner toutes
les sphères de l’existence » : il ouvre à une diversité (de personnes et de sens, d’ethos et de pathos,
de formes, etc.) plutôt qu’il ne referme une unité. C’est à travers le christianisme romain qu’est venue
l’assomption politique que nous avons ensuite projetée rétroactivement sur une « cité grecque »
idéale (comme sur l’« art grec » : bref, toute l’immense nostalgie constitutive et nourricière de notre
culture, et dont il faudrait enfin apprendre qu’elle est elle-même en train de se déconstituer).

La politique est donc pour moi, désormais, l’objet d’une interrogation qui doit porter d’abord sur le
rapport et la distinction entre « politique » et « être-en-commun ». Si vous voulez : l’ontologie du
commun n’est pas immédiatement politique. Et travailler à cette question - certes pas commode - est
le geste le plus sérieusement politique que je puisse faire - sans que cela m’empêche d’être présent
politiquement, au sens restreint, lorsqu’il le faut. Mais je me méfie de plus en plus de tout ce qui peut
paraître, dans une intervention critique, procéder d’une assurance tenue en réserve dans un horizon
« politique » au sens que j’ai indiqué. Si le rôle de l’« intellectuel » décline, c’est parce qu’il y a une
perception, encore diffuse, de ceci qu’il n’y a plus un tel horizon (alors que l’horizon moral, lui, est
inentamé - même si la question du « fondement » éthique n’en est pas moins, bien sûr, elle aussi
posée).
Mais je tiens à insister encore un peu sur ce point : lorsque je dis que le mieux que je puisse faire
politiquement, c’est de travailler cette question (d’ailleurs non pas seule, mais conjointement avec
d’autres - comme celle de l’art, ou celle du christianisme, pour des raisons que je laisse ici de côté),
je répète quelque chose qui a été souvent dit et qui peut passer pour une platitude, ou bien pour une
échappatoire : or je pense vraiment que la situation actuelle de la pensée - c’est-à-dire le
positionnement même de la chose ou de l’index « politique » - exige plus que jamais que l’engagement
politique d’un philosophe de métier soit dans son travail. Je pourrais aussi, c’est vrai, m’engager dans
un mouvement : il y a des tas de choses justes à faire. Mais alors je ne pourrais plus faire un travail
qu’il faut pourtant faire, sans quoi, par exemple, vous ne me poseriez pas ces questions, à moi comme
à d’autres. Et j’y ajoute ceci : vous avez dit : « le lieu et le lien de pensée (politique) manquent ».
Beaucoup le ressentent ainsi, par contraste avec les décennies 1960 et 1970, en gros, où le sentiment
de compagnonnage fut évidemment plus fort. Mais cet entretien, et mille autres, et des échanges de
textes, de propos, des contacts de toutes sortes, tissent aujourd’hui un réseau moins visible mais non
moins réel (et peut-être plus). D’abord c’est un réseau de vraies questions, de recherches,
d’incertitudes (au lieu que naguère nous étions aussi « soudés » par l’ombre persistante du « tout-
politique + fin-de-l’État », qui nous rassemblait sous une évidence trop évidente). Ensuite, ce réseau
est devenu beaucoup plus mondial (lui aussi) : je pense à mes échanges avec des Russes, des
Bosniaques, des Japonais, des Chinois, des Sud-Américains, qui chaque fois signifient de nouveaux
rebonds, ricochets, reprises des questions (par exemple : la question de l’« Occident » lui-même est
évidemment bouleversée par cela).
Il s’ensuit enfin, et je crois que je vais m’arrêter là-dessus, que la question du « capital » est à
reprendre elle aussi. Le dispositif philosophico-politique faisait penser que l’État, organe de la
séparation sociale, était aussi l’instrument du capital, séparateur de la substance sociale même,
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créateur à la fois de sa division radicale et de son évaporation en fétiches et fantasmagories. Mais s’il
n’y a jamais eu d’économie réellement située hors du capital, comme nous le savons désormais, c’est
qu’il y a eu au contraire la mondialisation annoncée par Marx, et que cette mondialisation du capital
correspond aussi à la « mission historique » de celui-ci pour Marx : à savoir, porter la production de
la société par elle-même jusqu’à un point où cette société ne peut qu’aller au-delà du rapport
d’exploitation et d’aliénation. Nous sommes peut-être, à cet égard, à un moment décisif. Ce n’est pas
par hasard que certains, qui voulaient la fin de l’État, en appellent aujourd’hui à lui dans la lutte
contre l’injustice. Cela signifie que l’analyse du capital n’est pas terminée, j’entends son analyse
critique, mais aussi, si j’ose dire, son auto-analyse, qui doit peut-être lui faire ébranler les certitudes
de l’accumulation pour l’accumulation et de la production pour la production. Bien loin de croire,
comme beaucoup aujourd’hui, que nous vivons dans un monde de simulacres et d’irréalités
frénétiques et autodestructrices, je crois que nous sommes en plein accouchement d’une nouvelle
conscience et de nouvelles interrogations. Le libéralisme économique qui triomphe n’a plus grand
chose de l’assurance conquérante de la bourgeoisie passée : il reste à la fois plus fou, plus débridé et
plus cynique (ou à plus grande échelle), mais il est aussi plus inquiet, car de plus en plus dénudé dans
la pauvre vérité de son propre développement privé de sens. C’est aussi pourquoi il nous renvoie et
il se renvoie, en pleine figure, une question du « sens ».

COMMUNISME/COMMUNAUTE
Vacarme : Notre deuxième question est celle du communisme, et de la relecture que vous opérez de
l’exigence communiste, notamment dans La Comparution. Sans multiplier les allusions «
biographiques » (la revue est trop jeune pour écrire ses mémoires), la guerre du Golfe, autour de
laquelle tourneLa Comparution, eut pour un certain nombre d’entre nous un impact qui dure encore.
Le surgissement d’une exigence communiste (disons : d’une internationale) s’y doublait
immédiatement du constat de son impossibilité, parce que cette exigence avait déjà pris fin et
suscitait justement le « nouvel ordre mondial ». Notre histoire avec le communisme part de cet
étrange interpolation : elle ressemble à ces rêves faits au matin, où le bruit du réveil suscite chez le
rêveur toute une histoire que ce même bruit viendra finalement clore et interrompre.
Depuis cette époque, au fil de nos rencontres ou de nos lectures, il nous a semblé que la relecture de
Marx proposée par les auteurs d’aujourd’hui opérait comme un repli, qui nous laisse insatisfaits.
Repli sensible sur trois plans : d’abord, en s’orientant vers le fondamental, s’installant, non au milieu
de Marx, mais à sa racine. Ensuite, en évidant Marx de l’un de ses aspects essentiels - celui de
l’économie, de la critique de l’économie politique ; celui, corrélatif, d’une attention aux empiricités
comprises, non comme exemples ou illustrations d’une théorie qui se déroulerait au-dessus d’elles,
mais comme ces points par lesquels la pensée doit passer pour se constituer. Enfin (et cela rejoint la
question précédente), en adoptant une posture théorique, même et y compris pour la récuser. Pour
reprendre la remarque d’Althusser : « Dire que la praxis prime sur la théorie, est encore une
proposition essentiellement théorique. » Ce qui pose évidemment problème.
Sur ce point encore, nous rencontrons votre travail. D’où nos questions : comment jugez-vous
possible, aujourd’hui, d’écrire sur le communisme ? Comment, par exemple, relire le marxisme
comme une « proposition ontologique », comme un dévoilement de l’être-en-commun, sans perdre
ce qu’on aurait envie d’appeler, faute de mieux, le mordant de l’analyse marxiste, le point où celle-ci
s’articule aux transformations du capital et à l’émergence des luttes ?

Jean-Luc Nancy : Dans La Comparution, j’avais uniquement cherché à parler de ce que le


communisme de Marx avançait comme mise au jour et comme exigence du « commun » non pas
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opposé ou superposé à l’« individuel » et (ou) au « propre », mais comme le constituant en son
essence : cela même que, comme par hasard, la philosophie n’a jamais véritablement formé en thème
majeur ou fondamental avant lui (ou bien, en un certain sens, avant Hegel). Je voulais signifier par
là que « communisme » était bien loin d’être un mot seulement vidé de substance par le soviétisme,
mais était aussi l’index d’une tâche de pensée toujours et de plus en plus ouverte. Je ne suis peut-être
pas très capable de solliciter Marx beaucoup plus sans excéder mes compétences. Mais je vais essayer
d’avancer un peu.
Marx signifie deux choses en même temps : d’une part la position de la production sociale de
l’homme, d’autre part la dénonciation de l’extorsion de l’homme à lui-même. La production sociale
de l’homme correspond à une « ontologie de l’être-en-commun » dans laquelle il ne s’agit pas
seulement de poser une socialité constitutive, mais de la poser comme productrice de « l’homme »,
mais précisément de « l’homme » comme producteur, à savoir producteur de « valeur » : la « valeur
» (la valeur au sens absolu du terme chez Marx) est la valeur non mesurable (absolue, donc, ou égale
à une « dignité ») de l’humanité incorporée à un produit par un travail : valeur d’oeuvre dans laquelle
l’« homme » devient ce qu’il est. L’extorsion de l’homme à lui-même est la confiscation de cette valeur
par sa conversion en son « phénomène » : la « valeur d’échange » (qui n’est pas l’opposé de la «
valeur d’usage » comme on tend parfois à le penser, mais qui est d’un autre ordre et qui se définit
comme l’apparence phénoménale et illusoire de la valeur en soi. dans l’« équivalent général » qu’est
l’argent). L’« économie politique » évacue dans le principe la valeur absolue au profit (c’est le cas de
le dire !) de son phénomène marchand. À la valeur absolue ou dignité (ce terme trop moral est
insuffisant, je le prends chez Kant, à l’opposition Würde/ Wert, mais c’est aussi bien du côté d’une
valeur incommensurable dans l’art qu’il faudrait regarder, et d’ailleurs avec Marx lui-même) se
substitue la valeur infinie ou indéfinie d’un accroissement de valeur calculable (c’est pourquoi la «
plus-value » est incalculable : elle est l’incalculable que le calcul recouvre et remplace par l’illimité :
par la richesse comprise comme accumulation et comme croissance, non comme expression d’une
valeur en soi, comme pouvait l’être la richesse de la puissance et de la gloire).
Deux problématiques sont ainsi engendrées:

 celle de l’homme simultanément producteur et exploiteur de soi


 celle de la valeur absolue et de la possibilité de la convertir ou travestir en valeur marchande.

Les deux sont sans doute liées : la valeur absolue est l’homme lui-même - ou si vous préférez
l’humanité de l’homme en tant qu’elle se produit elle-même : donc, en tant qu’elle n’est pas donnée
(on ne fait donc fond ni sur un don de l’au-delà, ni exactement sur un humanisme), mais se crée. (Il
serait intéressant de s’arrêter sur ce qui se rejoue là, hors théologie, de la création ex nihilo). Sans
donné initial, elle est aussi bien sans fin. Derrière la soumission de Marx à un modèle de la «
production » où l’on peut sans doute discerner un privilège métaphysique de l’opération, de l’energeia
et de la mise en acte, de l’aboutissement et de l’accès à une présence terminale, etc., il y a aussi - et
précisément plutôt du côté de la production comme « création » - une pensée possible de l’homme
excédant tout donné et toute fin - toujours au-delà de lui-même. Cela même ouvre la possibilité de le
voler à lui-même (là où, auparavant, il n’y avait ni possibilité de vol, ni possibilité d’appropriation).
Identiquement, la valeur absolue, incommensurable (on voit très bien comment tout cela était devenu
possible à partir de Kant) offre ce qui tout d’abord se présente comme son indétermination à la
possibilité d’une équivalence marchande dont la valeur absolue est l’accroissement de la valeur-
phénomène.
Mais on comprend comment cela même donne à l’« aliénation » et au « marché » une singulière
ambiguïté : la première ne peut guère être mesurée à un « propre » donné, déterminé, tandis que le
second ne peut pas non plus être critiqué de telle manière qu’on ferait surgir contre lui la valeur

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absolue qu’il monnaie. Le « phénomène » ne dissimule pas seulement une chose-en-soi : il manifeste
aussi bien que cette chose-en-soi (la valeur, l’homme) n’est pas présentable telle quelle, ou n’est pas
présentable du tout et relève d’une autre logique. (C’est pourquoi je crois que la critique
situationniste de la marchandise et de son « spectacle », pour très utile et opératoire qu’elle ait été,
ne peut pas suffire à penser ceci, que précisément la valeur absolue ou humaine (absolument humaine
mais au sens où l’homme n’est pas donné, reste encore à produire ou à créer : ce qui veut dire aussi
à penser) est inassignable en termes de « réel » opposé à une « apparence ». Et c’est pourquoi, je
reviens à un moment de ma première réponse, il y a pour Marx une « mission historique » du capital
(corollaire de sa fonction intrinsèquement civilisatrice, que Marx souligne aussi) : porter la
production de l’humanité au point où elle se contredit elle-même en empêchant par la production (et
surproduction) capitaliste la production que j’oserai dire, par bravade, « de l’absolu ». Ne croyez pas
que j’engage en douce une justification néo-socialo-libérale ! Je veux plutôt souligner ceci : nous ne
mesurons pas assez le « capital » à la hauteur où le faisait Marx. Il ne faut rien céder sur la
dénonciation de la domination et de l’injustice, mais sans se donner le confort illusoire de penser que
la critique peut aussi présenter la valeur et l’homme « tels qu’en eux-mêmes enfin ».
Vous pourrez me dire avec raison : il y a bien d’autres chats à fouetter avant de parler de l’« absolu
» ; il s’agit de la faim, du sida, du travail délocalisé à prix cassés, du travail des femmes et des enfants,
la vente d’esclaves et de prostitué(e)s, il s’agit de la dignité par le bas, si on peut dire : la décence d’
un petit peu plus que la survie hagarde, d’abord. Et c’est mille fois vrai. Mais il est vrai aussi, tout
aussi vrai, que nous avons un besoin pressant de reprendre une pensée de l’économie - et non
seulement la mise en cause de l’« économique » au nom du « politique » ou de l’« éthique ». Mais
plutôt la remise en chantier des deux derniers par une réinterrogation du premier - et par une
réinterrogation « ontologique » (nouée à une ontologie de l’être-avec). L’inspiration profonde de
Marx était de cet ordre.
Il faut repenser la « valeur » : son concept a été dissous dans l’histoire, à la fois sous l’équivalent
général (tout se vaut, rien ne vaut, ou le nihilisme du capital) et sous la dilution inconsistante qu’ont
représentée les « philosophies des valeurs » (contre lesquelles Heidegger s’insurgeait - cependant
que tous les « philosophes des valeurs » d’Allemagne devinrent nazis de manière bien plus décidée
et durable que Heidegger lui-même...). Repenser la valeur, la réévaluer ou la transvaluer :
programme nietzschéen...
Y a-t-il, en ce moment (je vous réponds au lendemain de la conférence de l’OMC à Seattle et des
manifestations d’ampleur imprévue qui l’ont entourée), une nouvelle forme d’« internationale » qui
se mettrait à répliquer à la « mondialisation » ? Je n’ai pas la prétention de répondre, mais ce n’est
pas impossible. Encore la protestation qui s’est fait entendre à Seattle était-elle largement le fait de
nantis ou de demi-nantis... D’autres pendant ce temps s’enfoncent dans une tout autre misère... C’est
à présent comme si le monde était volé au monde, tandis qu’il se mondialise. C’est aussi comme si la
question d’une valeur absolue du « monde » (du monde tout court, sans arrière-monde, et de tout le
monde) était en train de charger des batteries avec l’énergie même que ce vol détourne.

MONDE/MONDIALISATION
Vacarme : Pour repartir encore de la guerre du Golfe : celle-ci a constitué un moment essentiel dans
notre expérience du monde, par la façon dont, tout à la fois, elle déplaçait la question des
engagements et de la simple colère vers un horizon mondial, et dont elle nous dépossédait de toute
prise sur ce monde, marquant la faillite de tous les ressorts par lesquels, jusque-là, il était possible
d’accéder politiquement à la dimension mondiale, ne fût-ce que dans sa tête (impossible de croire au

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poids des opinions publiques, impossible de faire jouer la vieille culpabilité de l’Occident, impossible
de réactiver les réflexes du tiers-mondisme, etc.). Cette histoire-là n’a pas cessé - de la Bosnie au
sida, à l’OMC -, obligeant militants et collectifs à inventer ou à bricoler des médiations entre ici et
ailleurs, dans le vide, dans le refus de toutes ces pensées qui, de Bourdieu au Monde Diplomatique,
indiquent la dépendance de nos vies concrètes envers de grands mécanismes auxquels nous ne
pouvons rien, et ne nous donnent le monde que pour nous le retirer, d’un même geste. Si nous
sommes, aujourd’hui, soucieux du monde, nous nous sentons aussi (comme les animaux dont parle
durement Heidegger) pauvres en monde : cette pauvreté-même met en mouvement et circonscrit,
exige et empêche bien des luttes actuelles.
Or est à l’oeuvre chez vous un autre concept de monde. Le Sens du monde est peut-être l’un des seuls
ouvrages qui tente de se mesurer à ce qu’il est convenu d’appeler, depuis quelques temps, la «
mondialisation », de prendre au sérieux la situation et l’exigence nommées par ce mot. Reste que
cela nous demeure bien énigmatique : en quel sens notre situation politique est-elle liée à une
mondialité, autrement que sur le mode de la perpétuelle dépossession ? Comment développer,
articuler en termes clairs ce lien de la politique et du monde que nous sentons, dont nous avons un
impérieux besoin (sans lequel, peut-être, ce n’est même pas la peine de faire de la politique) ?

Jean-Luc Nancy : La « mondialisation » est un terme sur lequel il faut faire trois remarques
préalables et fondamentales.
1) Le processus dit de la mondialisation est aussi ancien que celui du capitalisme et lui est
consubstantiel, comme Marx l’avait bien vu, et comme Braudel l’a à son tour analysé. Il est donc aussi
ancien que l’Occident qui commence, dans le précapitalisme, avec les Grecs, puis avec le judéo-
christianisme. Cette remarque en engendre trois autres :
 il y a quelque chose d’ingénu à s’agiter autour de la mondialisation comme si elle venait de
surgir, et il serait plus avisé de commencer par réfléchir sur ce fait que le mouvement qui
aujourd’hui s’accélère tout en abordant une nouvelle mutation (technico-économique) n’est
autre que celui dans lequel l’Occident s’est inauguré.
 Il est également ingénu d’oublier que, à plus court terme rétrospectif, le XXe siècle fut le siècle
de la mondialité, ayant lui-même désigné certaine guerre, pour la première fois, comme «
mondiale » : en quoi fut-elle mondiale ? Premièrement en ce qu’elle fit apparaître une
connexion d’intérêts « paneuropéens » et américains jusque-là jamais mise au jour de cette
manière, et deuxièmement en ce qu’elle fut la première guerre censée être menée comme une
sorte d’opération d’intérêt public et contre les mauvais gouvernants d’un peuple (allemand).
Carl Schmitt a analysé cette rupture dans la conception de la guerre, qui correspond à une
mutation dans la considération des États ou des « Puissances ».
 La mondialisation est une occidentalisation (cf. le titre de Latouche, L’Occidentalisation du
monde) dans laquelle l’Occident, comme de juste, se désidentifie en s’universalisant
(technique, marché, et représentation de soi juridico-démocratique) et perd en lui-même son
organisation interne (le rapport de ses États) - il n’est donc pas étonnant que la
mondialisation soit à la fois pour l’Occident une domination sans appel (bien plus profonde
que le mode colonisateur) et une désidentification angoissante. Or la phase extrême de ce
processus est à peine engagée.
2) La mondialisation est à la fois une extension et un rétrécissement, ou même, peut-on dire, une
illimitation et une limitation : à la fois, le phénomène-monde s’étend à tout, non seulement à la
planète-Terre mais à l’Univers (d’où la signification réelle et symbolique encore sans doute à peine
esquissée de la « conquête de l’espace » et de cent autres processus de connaissance et de maîtrise
technique), et le « monde » devient seulement ce monde-ci, sans arrière-mondes : la « mort de Dieu
» est bien un des énoncés de la mondialisation, et tous les retours d’ardeurs religieuses frénétiques
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et le plus souvent déconnectées du processus réel (pensées comme « ressourcement spirituel ») ne
sont que les témoins de cette mort de Dieu. Bref : tout le monde mais rien que le monde. Ce qui
s’entend aussi au sens où « tout le monde » veut dire en français « tous les gens » - mais il faut
désormais ajouter ou plutôt élargir en : tout ce qui est. Car justement il n’y a plus rien d’autre que ce
qui est au monde, mais tout ce qui est au monde est pris dans un même processus et dans une seule
interconnexion. Autrement dit, comme j’ai essayé d’en amorcer le motif dans le livre que vous citez :
alors que le sens du monde était toujours situé hors du monde (plutôt « au dessus »), il est désormais
non seulement dans le monde, mais identique au monde.
Cela veut dire aussi que le mot de « monde » prend deux sens, non contradictoires mais hétérogènes
et difficiles à réunir : le monde comme donné de ce qui existe (en un sens qui peut varier de « la
planète » à « l’univers » ; ou si vous voulez au sens de l’expression « création du monde »), et le
monde comme globalité de sens (au sens, par exemple, où l’on parle d’un « monde inca », ou bien de
« son monde » à propos d’une personne précise, voire de « son monde intérieur », etc.). Jusqu’ici les
deux significations du mot s’articulaient par ceci, que le sens du monde donné se trouvait dans
l’outre-monde d’une donation et/ou d’une destination. La rupture de cette articulation ouvre la
contradiction entre les deux significations : le « donné » n’a plus de sens, et le « sens » paraît se
réduire au donné, qui précisément est devenu non-sens, hors-sens ou « absens » pour refaire un «
mot » de Blanchot.

3) Ce qui rend possible la mondialisation de fait, c’est une transformation technique qui n’a pas sans
doute moins de portée que les grandes mutations techniques du début des temps modernes
(gouvernail, boussole, poudre) (on peut aussi remonter bien plus avant, à la roue et à la sélection des
cultures et des troupeaux) ni que celles des divers âges industriels (vapeur, électricité, pétrole). Tout
en restant très calme en face du déferlement de discours hystérico-publicitaires sur le Net et sur les
« porte-monnaies électroniques » ainsi que sur les techniques transgéniques, de greffe ou de clonage,
il ne faut pas se masquer l’ampleur de la mutation. Comme chaque mutation, elle entraîne des
espérances et des terreurs aussi excessives les unes que les autres. Mais un accroissement
considérable de la vitesse et de la puissance des opérations (calculs, transmissions, transformations)
en même temps qu’une démultiplication non moins considérable des portées et des finalités de ces
opérations sont indéniables.
Indéniables, par conséquent, les risques d’appropriation de pareils moyens par des pouvoirs
manipulateurs. En un sens, ces risques ont toujours existé et se sont toujours réalisés (il n’y a qu’à
suivre l’évolution conjointe des techniques et des armées). La nouveauté est aujourd’hui dans les
possibilités de contrôle multiforme - et de contre-contrôles aussi. Elle est dans le caractère «
systémique » de ces contrôles, dans la puissance et la fragilité qui se combinent au sein des systèmes
: puissance et fragilité à la fois des réseaux proprement informationnels et décisionnels, puissance et
fragilité corrélatives des réseaux du marché (non seulement les problèmes de la surproduction, mais
ceux des différenciations qualitatives de la production, ceux des autonomies relatives des logiques et
des sphères financières). En tout cela il y a un nouvel état de choses, auquel ne convient plus tout à
fait une description en termes exclusifs de pouvoir au sens le plus massif, le plus visible et le plus
autoritaire du terme. Dans cette mesure, une figure comme celle de la « lutte des classes » ne suffit
plus (précisément aussi parce que c’est une « figure », un schème organisateur, et parce que la «
lutte » se réfère au combat classique, force contre force, plutôt qu’à la diffusion ou à la prolifération
dispersive des contrôles, contre-contrôles ou freins, détournements des contrôles eux-mêmes). Il y a
donc là de nouvelles formes de lutte ou de résistance à inventer, et qui s’inventent. Le thème général
des ONG est exemplaire : c’est un thème suspendu entre le risque d’une dissimulation de la politique
par l’« humanitaire » et la possibilité d’une autre forme de résistance.

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La mondialisation, c’est aussi et peut-être d’abord cela : un déplacement de l’ensemble des rapports
de forces et de pouvoir. Non pas que je croie, comme certains semblent le croire, à une installation
progressive du règne du droit : mais l’importance prise par le motif du droit est un écho de ceci, que
les fins et les moyens de la politique se déplacent par rapport aux fins et moyens classiques. En même
temps, le « droit » est mis à nu dans son absence de fondement ou de référent premier ou dernier
(une « nature » ou une « humanité »). De manière générale, la mondialisation est mise à nu et
infinitisation : le sens n’est plus donné, en aucune façon. Ce qui reste comme horizon est quelque
chose comme une « justice » qui serait elle-même sans fond ni fin. Je veux dire : s’il y a le monde,
tout le monde et rien que le monde - alors ce monde consiste à rendre justice à lui-même, à tout le
monde et rien qu’à lui. Le « sens » est l’existence même, de l’homme et de tout l’étant, mais quelle
est la juste mesure de l’existence ? Nous devons reprendre cette question à zéro. Tout au moins est-
il clair que l’existence ne peut être la simple survie - tout autant qu’il est clair qu’elle n’a son sens ni
dans le destin d’un peuple, ni dans le paradis d’un dieu.
Je vous dis là des évidences. Mais c’est cette évidence nue de l’existence dénudée en face d’un
jugement de sens lui-même mis à nu, c’est cela qui nous donne à la fois une chance et une angoisse
inouïe. Ce motif du « nu » fut jadis pour moi celui des « lieux » dénudés, que je nommais « lieux
divins » (titre d’un livre) pour dire qu’à la place du Dieu mort s’étend et s’ouvre désormais l’espace
des « lieux » au sens de ce qu’on occupe, de ce qu’on habite, où quelque chose « a lieu », donc fait du
sens - bien que ce sens ne nous soit plus donné dans des significations. Par ce mot de nudité, je rejoins
quelque chose de la « vie nue » dont parle mon ami Giorgio Agamben, bien que je ne partage sans
doute pas tout à fait sa propre dramatisation de ce qu’il nomme « biopolitique ». J’insisterais plutôt
sur la résistance qui est inévitablement présente et diffuse auprès des pires menaces, voire en leur
sein. Une certaine extrémité - de domination, de prolifération - en révèle une autre : mise à nu et en
relief d’un désarroi dont l’acuité est aussi par elle-même attestation d’une résistance, et en elle d’une
ébauche de « sens ». Ce qui reste suspendu entre survie et suicide - on peut à certains égards être
tenté de dramatiser ainsi notre situation -, c’est aussi ce dont le suspens libère en silence des
possibilités insoupçonnées.

On me trouve souvent trop « optimiste ». Je ne le suis pas du tout : mais pas plus pessimiste. Toutes
ces postures reposent sur des anticipations. Je demande seulement qu’on tienne âprement au présent,
qu’on ne le déserte pour aucun horizon brumeux. Au présent de ce monde, à ceci qu’il est terriblement
ingrat : il y a un âge que l’on dit « ingrat », pendant lequel se jouent et se nouent des enjeux majeurs
pour un jeune. Nous sommes très jeunes, très inquiets, très perdus, mais pas tout à fait pourtant : je
crois en particulier qu’il se fait en ce moment même un profond mouvement, une dérive des
continents de sens ou de pensée, entre les pensées de naguère et celles qui sont à venir, entre celles
de l’ancien Occident et celles des divers ailleurs qui ne sont plus ailleurs, et c’est là-dedans qu’il y a
des tâches en abondance. J’en reviens donc obstinément à ceci : ce travail « intellectuel » n’est rien
de désincarné ni d’« apolitique ». Bien plus que mille propositions politiques, ce travail ou plutôt ce
travailleur, vous, moi, a les bras jusqu’aux coudes dans une pâte de représentations, de repérages,
d’appels et d’échos, dans une trituration et un partage de matière pensante commune qui importe à
notre mobilité, qui est notre mobilisation : ainsi, du reste, en va-t-il de notre entretien. Je m’arrête
sur cette chute d’allure calculée mais bien entendu toute provisoire.

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