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La croyance est vivace : devenir adulte passerait par une rébellion radicale à la puberté. Les psys et nos trois témoins sont formels : la
crise d’adolescence, dans sa forme la plus tapageuse, n’est pas une étape obligée.
Comment ? Tu n’as pas fait de crise d’ado ? » Cette interrogation, Adeline, 34 ans, l’entend souvent
quand elle raconte son enfance. Non, elle n’est pas entrée en conflit avec ses parents, ne s’est pas
révoltée contre l’école ou contre la société, n’a eu aucun comportement excessif (alcool, cannabis,
fugue). « Parfois, j’ai l’impression de ne pas être tout à fait normale, avoue-t-elle. Je me sens en
décalage avec ceux qui racontent « leurs années de collège ou de lycée. J’éprouve même une
certaine culpabilité à avoir été aussi sage. Pourtant, au fond de moi, j’assume mon caractère réservé.
C’est plutôt le regard des autres qui me pose problème. »
« Dans notre société, on s’attend forcément à ce qu’un adolescent fasse une crise. C’est presque
devenu la norme », déplore Daniel Marcelli, pédopsychiatre et professeur de psychiatrie à l’université
de Poitiers. Et il existe une croyance insidieuse mais tenace selon laquelle on ne saurait être un
adulte tout à fait épanoui, achevé, accompli sans être passé par une période de remise en question
radicale à la puberté. « Nous vivons dans une époque qui idéalise la transgression, de façon très
romantique », commente Marie Rose Moro, psychiatre et chef de service de la Maison de Solenn, à
Paris, qui accueille les adolescents en souffrance. Ainsi, le bestseller de ces dernières années a
pour titre Indignez-vous ! (et pas Obéissez !), les figures les plus valorisées par les médias sont
celles d’artistes et de people en rébellion, le monde de l’entreprise célèbre les patrons visionnaires
et fortes têtes, tels Steve Jobs ou Xavier Niel, les réseaux sociaux et la télé-réalité encouragent
l’exhibition de soi la plus outrancière et la plus décomplexée, à la manière d’un ado qui met ses
baskets sur la table… Dans ces conditions, celui qui n’a pas dit « merde ! » à ses parents paraît
suspect, un tantinet lâche, mou, conformiste. « Il arrive même qu’on lui prédise une crise plus tard,
en milieu de vie, quand toute cette violence refoulée resurgira de son inconscient, c’est un peu
exagéré ! » souffle Daniel Marcelli.
Car les psychiatres et les psychanalystes sont formels : la crise d’adolescence, dans sa forme
tapageuse, n’est pas une étape obligée dans la vie. « L’adolescence est d’abord un phénomène
physiologique : elle correspond à la puberté, un moment où le corps se transforme, où l’enfant
devient un adulte, rappelle Philippe Jeammet, professeur de psychiatrie et spécialiste de
l’adolescence. Le jeune qui traverse la puberté s’interroge, fatalement, sur quantité de sujets, il remet
en question ses parents, les valeurs qui lui ont été transmises. Il s’agit pour lui de s’approprier sa
subjectivité, sa capacité de désirer, de parler en son nom. Cela se traduit forcément par une crise
psychique interne, mais ça ne veut pas dire qu’elle sera extériorisée. » En d’autres termes, si chacun
d’entre nous vit, à cette période-là, une crise en son for intérieur, celle-ci ne se manifeste pas
forcément de façon « bruyante » et « comportementale » (ce qui pourrait être la bonne définition de
la crise d’ado). Marine, 38 ans, en est une parfaite illustration. Elle n’a pas insulté sa mère ou ses
profs, mais elle avoue un certain malaise physique : elle se trouvait trop maigre, empotée, moins
belle que les autres. Autant de signes d’un inévitable flottement intérieur lié à cet âge, mais qui n’a
aucunement eu besoin de prendre l’apparence d’une attitude « dégoûtée de la vie » ou d’un conflit
ouvert avec ses parents.
Reste une question : si la vraie crise d’ado, la violente, la brutale, « reste une exception », comme
le dit Philippe Jeammet, pourquoi notre société s’y intéresse-t-elle autant ? Pourquoi tant de
littérature sur le sujet ? Pourquoi les parents sont-ils si craintifs de voir leurs enfants aborder les
terres mystérieuses de la puberté ?