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(357-440/967-1049)
Paul Ballanfat
Maître de Conférences de Turc et de Persan, Université Lyon 3
Abū Sa‘īd ibn Abī l-Ḫayr est l’un des mystiques iraniens les plus
importants de la fin du quatrième siècle et du début du cinquième siècle
de l’hégire. Il est particulièrement important en ce que les textes qui
rapportent son enseignement sont exclusivement rédigés en langue
persane et présentent un mystique dont l’enseignement était pour la
première fois exclusivement dispensé dans cette langue et faisait un large
usage de la poésie persane, en particulier les quatrains. Nous connaissons
de nombreux détails de sa vie par ses biographies. Il existe trois ouvrages
consacrés à la vie d’Abū Sa‘īd ibn Abī l-Ḫayr. Le plus important est la
biographie rédigée dans la deuxième moitié du 6e/12e siècle, entre 1180
et 1203, par Muḥammad ibn al-Munawwar, arrière petit-fils du maître,
et intitulé Asrār al-tawḥīd fī maqāmāt al-šayḫ Abī Sa‘īd 1. Les deux autres
ouvrages dépendent de celui-ci. L’un est le Maqāmāt-i arba‘īn (Les quarante
stations) qui reprend l’essentiel du Asrār al-tawḥīd, et l’autre est intitulé
Chihil maqām (Les quarante stations) dont l’essentiel se trouve dans le
Asrār al-tawḥīd 2. D’autres sources plus tardives s’appuient sur les mêmes
1. Asrār al-tawḥīd fī maqāmāt al-šayḫ Abī Sa‘īd, Téhéran, 1366 ; l’ouvrage a été traduit en
langue allemande par Fritz Meier a consacré un ouvrage à ce personnage, Abu Sa’id-i Abu’l-
Hayr : Wirklichkeit und Legende, Leiden, 1976 ; et en langue française par Mohammad Achena
sous le titre Les étapes mystiques du Šayḫ Abū Sa‘īd, Paris, 1974.
2. Maqāmāt-i arba‘īn, publié dans Ma‘ārif-i islāmī, XII, Téhéran, avril, 1971 ; le Chihil maqām,
signalé par H. Ritter, EI1, a été édité sous le titre Ḥālat wa suḫanān-i šayḫ Abū Sa‘īd Abū’l-Ḫayr,
Téhéran, 1349/1970 ; voir aussi l’introduction à l’édition du Asrār al-tawḥīd, I, pp. 24-27.
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3. Il se rendait la nuit dans un ribāṭ nommé Ribāṭ-i kuhan, « l’ancien ribāṭ », et il se
suspendait à une poutre au-dessus du puits de son oratoire la nuit pour y réciter le Coran,
Asrār al-tawḥīd, I, pp. 30-31. Abū Sa‘īd affirme aussi qu’il récitait le Coran la tête en bas, en se
faisant attacher les pieds au mur au moyen d’une corde par son épouse, pour imiter des anges
dont il avait lu qu’ils avaient été créés par Dieu pour le prier la tête en bas. Il rapporte que
lorsqu’il se livra à cet exercice il perdit connaissance par l’afflux du sang dans sa tête, Asrār
al-tawḥīd, I, p. 34. Il garda de lourdes séquelles aux jambes en particulier de cette pratique,
ibid., p. 86.
4. Ibn Munawwar rapporte le témoignage de son grand-père Abū Sa‘d selon qui Abū
Sa‘īd n’atteignit son rang, c’est-à-dire la réalisation du tawḥīd qu’à l’âge de quarante ans
conformément à la règle qui prévaut chez les prophètes à l’exception, indique-t-il, de
Zacharie et Jésus : « les saints qui sont les représentants des prophètes n’ont jamais atteint la
plénitude du degré de la sainteté (wilāyat) et du charisme (karāmat) avant l’âge de quarante
ans » Asrār al-tawḥīd, I, p. 50. Il ajoute que les quarante ans de mortification correspondent
aux quarante ans où demeure la nature humaine avant que Dieu « ne purifie la poitrine de ses
amis (dūstān) » Asrār al-tawḥīd, I, p. 51.
5. Sa réputation atteignit même Cordoue où le théologien Ibn Ḥazm le condamna
vigoureusement en ces termes : « J’ai entendu dire qu’il y a un homme à Nīšāpūr qui fait
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 3
L’humiliation de soi :
La voie d’Abū Sa‘īd se rattache par bien des aspects à l’école des
hommes du blâme (malāmatiyya) comme le note le maître kubrawī Sayyid
Muḥammad Nūrbaḫš (ob. 1464) 7. Abū Sa‘īd a par ailleurs donné une
définition de la discipline du blâme en ces termes : « L’homme du blâme
est celui qui étant dans l’amour de Dieu n’a aucune crainte de tout ce qui
lui arrive et ne prends pas garde au blâme » (Asrār I, 288). Abū Sa‘īd se
rattache à la voie des hommes du blâme par son souci de lutter contre
son ego et le mépris qu’il affichait pour la réprobation dont il était l’objet.
Il vouait une grande vénération à Abū Yazīd al-Bisṭāmī qui se rattachait
à ce courant mais dont il avait intégré l’ivresse spirituelle et le souci de
faire connaître son expérience de la réalisation de l’unicité. Se situant
à la fin de l’époque du développement de ce courant mystique, et étant
lui-même disciple d’Abū ‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī, Abū Sa‘īd combine à
la fois des principes issus des gens du blâme, de la chevalerie spirituelle
et les enseignements de Bisṭāmī et de Ḥallāğ dont il affirmait qu’il était
partie des soufis dont le nom est Abū Sa‘īd Abū l-Ḫayr qui tantôt se vêt d’un manteau de laine
tantôt d’un vêtement de soie qui est illicite pour les mâles ; tantôt il prie mille prosternations
dans la journée et tantôt il ne prie pas une seule des prières obligatoires ni une seule prière
surérogatoire de toute la journée, ce qui est pure impiété ; prenons refuge auprès de Dieu
contre cet égarement », al-Fiṣāl fī l-milal, le Caire, 1321, IV, p. 188.
6. L’intérêt de ces récits n’est pas tant une vérité historique que la manière dont se définit
une double légitimité. La biographie d’Abū Sa‘īd, fait dire à celui-ci : « tout ce que je vois il le
sait » et à Avicenne : « tout ce qu’il sait je le vois », Asrār al-tawḥīd, I, p. 194.
7. « Il avait un profond goût pour les vérités de la réalisation de l’unicité ; il faisait partie
des gens de l’ivresse et de la dilatation ; il n’avait pas de pareil en son temps dans la conduite
chevaleresque et la noblesse spirituelle, les charismes, la générosité, la libéralité, l’humilité
et les sagesses […] ayant la connaissance des vérités de la réalisation de l’unicité, comptant
parmi les gens du blâme, il s’adressait aux gens par la langue de la connaissance mystique »,
Silsila-yi awliyā, in Mélanges offerts à Henry Corbin, Téhéran, 1397/1977, pp. 12-13.
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Le rôle de la poésie :
Abū Sa‘îd récitait systématiquement de la poésie, en voyage comme
dans ses prêches, et il pratiquait l’audition spirituelle et la danse au cours
des réceptions qu’il donnait, ce que désapprouvait toutes les autorités
religieuses et des soufis (Asrār I, 62). Il connaissait un très grand nombre
de vers par cœur et les utilisait dans ses prêches comme dans ses banquets
et séances d’audition spirituelle. Souvent il les employait pour faire une
allusion destinée à certains de ses auditeurs, ce qui lui permettait de
s’adresser à quelques-uns sans que les autres auditeurs ne comprennent
(Asrār I, 62). La forme employée était essentiellement le quatrain qu’il
fut sans doute le premier à avoir popularisé dans le soufisme iranien.
Cependant les poèmes rapportés dans sa biographie ne sont pas de lui.
Il sont sans doute plutôt à attribuer à son premier maître Bišr ibn Yāsīn
11
. En tous cas son emploi de la poésie comme moyen de formation des
disciples et dans les séances d’audition spirituelle a eu une influence
durable sur le soufisme d’expression persane, et le grand poète mystique
Farīd al-dīn ‘Aṭṭār se rattachait par son initiation spirituelle à Abū Sa‘īd
et lui vouait une grande admiration 12. Bien que l’on considère souvent
en Iran qu’il occupe une place importante dans l’histoire de la poésie
persane, lui conférant parfois la place de fondateur de la poésie mystique
de langue persane, on peut au mieux attribuer deux quatrains à Abū Sa‘īd
13
. Toutefois, son éducation spirituelle a commencé par la mémoration et
11. Annemarie Schimmel, Mystical Dimensions of Islam, Chapel Hill, 1975, p. 244.
12. Voir sur ce point l’introduction au Asrār al-tawḥīd, I, pp. 59-62.
13. Sa‘īd Nafīsī a publié un recueil des poèmes attribués à Abū Sa‘īd sous le titre Suhanān
manzūm ba Abū Sa‘īd Abū’l-Ḫayr, Téhéran, 1334.
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la répétition d’un quatrain que lui enseigna son maître en guise d’exercice
spirituel, et il connaissait un très grand nombre de poèmes qu’il prenait
plaisir à réciter ou à faire chanter par les derviches qui l’accompagnaient
14
. Les débuts de l’initiation spirituelle et de la pratique d’Abū Sa‘īd ont été
marqués par la poésie. C’est dans sa petite enfance au cours des séances
d’audition spirituelle qu’Abū Sa‘īd prit goût à la poésie en apprenant des
vers qu’il prenait plaisir à réciter (Asrār I, 17). Abū Sa‘īd indique lui-même
qu’il n’a jamais composé de poèmes mais qu’il récitait les poèmes des
maîtres précédents, et que la plupart venaient de son premier maître,
Abū’l-Qāsim Bišr Yāsīn. Il indique aussi que dès sa jeunesse, lorsqu’il quitta
Mahana pour Merv afin d’y étudier la jurisprudence (fiqh) il connaissait
déjà trente mille distiques de poèmes anonymes (Asrār I, p. 20). L’auteur
du Asrār al-tawḥīd rapporte qu’Abū Sa‘īd n’a composé que deux vers, car
il était trop plongé dans la contemplation de Dieu pour pouvoir en écrire
(Asrār I, 202-3). Dans son enfance, son maître Abū l-Qāsim Bišr Yāsīn lui
donna un poème à répéter dans la retraite spirituelle afin d’obtenir de
parler avec Dieu 15. Le poème devient ainsi une sorte de litanie (wird) par
laquelle le mystique est censé obtenir des gratifications. La répétition de
ce poème, dit Abū Sa‘īd, lui a ouvert la voie de Dieu (rāḥ-i Ḥaqq), par sa
bénédiction.
La poésie avait un effet considérable sur lui et modifiait complètement
son état (Asrār 267). Abū Sa‘īd préférait citer la poésie plutôt que le Coran
ou les hadiths, et il commentait les versets coraniques par des poésies
(Asrār I, 69, 301). Des anecdotes le montrent aussi faire l’inverse, c’est-
à-dire commenter un distique par un verset du Coran. Un jour qu’il
discutait avec des maîtres de Nīšāpūr, Abū Sa‘īd cita le distique : « Je ne
néglige point ton état un seul instant, l’ami ! Car j’ai des informateurs
là où tu es » et le commenta en citant le verset : « Estiment-ils que Nous
14. Un épisode décrit comment alors qu’il voyageait vers Basṭām et Ḫaraqān il récita plus
d’un millier de poèmes, Asrār al-tawḥīd, I, p. 142 ; il récita encore ce poème sur son lit de mort
juste avant de rendre l’âme après avoir rendu grâce à Dieu, manifestant ainsi la passion qu’il
vouait à la poésie et le rôle qu’elle joua dans son itinéraire spirituel et son enseignement : «
Puisqu’amour et liberté n’allaient pas ensemble, je me suis fait esclave en abandonnant en
tout la volonté/ Alors dès que je fus selon le souhait de l’Ami, discussion et querelle furent
abolies entre nous », Rāfi‘ī, al-Tadwīn, ms. Alexandrie, fol. 120, d’après l’introduction au Asrār
al-tawḥīd, I, p. 107 ; variante dans Asrār al-tawḥīd, I, p. 314.
15. Il s’agit du poème suivant : « Sans toi, mon âme, je ne peux trouver le repos. Je ne
puis dénombrer tes faveurs / Même si chaque poil de mon corps devenait une langue, je ne
pourrais te rendre grâce d’une seule faveur sur mille », Asrār al-tawḥīd, I, p. 19.
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 9
n’entendons pas leur secret et leurs confidences ? Que si ! Nos envoyés écrivent
jusque parmi eux (Cor., XLIII=80) » (Asrār I, 270). Une autre fois on voit Abū
Sa‘īd envoyer un disciple en ville pour chercher qui lui est le plus hostile.
Considérant qu’il s’agit du maître ‘Alī Sandalī il se rend dans son couvent
(ḫānagāh) et lui répète une phrase que son maître lui a dit de prononcer :
« Les derviches n’ont rien et ils n’y peuvent rien, il faudrait les aider ».
‘Alī Ṣandalī, qu’il savait toujours sarcastique, lui répond : « Voilà pour toi
une occupation importante et un travail qui t’es indispensable ! je croyais
que tu étais venu poser une question ! J’ai plus important que cela à faire.
Je vais te donner quelque chose qui vous fasse danser comme des démons
en récitant ce couplet : « Au marché tu viens parée et ivre / L’amie ne
crains-tu pas d’être retenue captive ? ». Lorsque le disciple récita cela
à Abū Sa‘īd, celui-ci le renvoya porteur du message suivant : « Paré de
la beauté du monde, enivré et intoxiqué par l’amitié pour le monde, ne
crains-tu pas que demain au marché de la résurrection tu sois retenu
dans ce chemin étroit, quand Dieu a dit : « Guide-nous sur le droit chemin »
(Cor., I=6). ‘Alī Ṣandalī avoue, en entendant ces mots : « Vous qui pouvez
commenter un couplet ainsi, je ne vous reproche rien » (Asrār I, 270-271).
On lui reprochait régulièrement d’employer la poésie et de préférer
citer des vers, y compris des paroles de chansons légères plutôt que le
Coran dans ses prêches. Pour répondre à ces critiques, Abū Sa‘īd affirme
la valeur de l’inspiration spirituelle qui est la poursuite de la révélation
coranique au Prophète. A un savant qui le critique en disant que rien de
ce qu’il dit ne se trouve dans les sept parties du Coran, Abū Sa‘īd dit que ce
qu’il dit se trouve dans la huitième partie, c’est-à-dire la continuité de la
révélation divine accordée à ses serviteurs après la révélation coranique
accordée à Muḥammad : « Les sept parties sont : Ô envoyé transmets ce qui
t’a été révélé (Cor., V=67), et la huitième est : Il a révélé à Son serviteur ce qu’Il
a révélé (Cor., LIII=10). Vous croyez que la parole divine est dénombrable
et limitée. La parole de Dieu n’a pas de fin (en arabe). Ce qui fut révélé à
Muḥammad, ce sont ces sept parties. Mais ce qu’Il révèle aux cœurs des
serviteurs n’est ni limité ni dénombrable et ne sera jamais interrompu. A
chaque instant un envoyé venu de Lui arrive dans le cœur des serviteurs
comme le Prophète l’a dit : Prenez garde à la clairvoyance du fidèle, car il voit
à la lumière de Dieu. Puis il récita : Que tu sois pour moi le repos de l’âme,
c’est une vision éprouvée non une parole. / De quoi servirait la parole à
celui qui a l’épreuve de la vision ? » (Asrār I, 102).
10 PAUL BALLANFAT
Un autre récit indique qu’Abū Sa‘īd ne récitait du Coran que les versets
mentionnant la miséricorde de Dieu en omettant ceux qui traitent du
châtiment. Lorsqu’on lui en fit le reproche il récita un poème : « Echanson
donne la coupe et toi musicien fais résonner le luth, afin qu’aujourd’hui
je savoure le vin puisqu’il est temps que nous nous réjouissions./ Il y a du
vin, il y a de l’argent, il y a l’idole à la joue de tulipe. Il n’est point de peine,
et s’il en est c’est le lot réservé aux cœurs des ennemis ». Il le compléta
en disant : « Ce qui nous est réservé est tout bonne nouvelle et pardon,
pourquoi devrions-nous en avoir honte ? » (Asrār I, 201). Il utilisait des
poèmes comme prière lorsqu’on lui demandait d’en faire (Asrār I, 269).
Parfois aussi il en écrivait sur du papier pour servir de remède (Asrār I,
275-6).
Il arrive cependant qu’Abū Sa‘īd souhaite faire la preuve de sa
connaissance des traditions prophétiques, comme la fois où il montra
à l’un de ses disciples qui avait appris le Ṣaḥīḥ par cœur, qu’il ne le
connaissait pas vraiment en lui demandant quelle était la dernière
tradition rapportée dans ce recueil. Or, cette tradition comme il el
rapporte est le résumé de l’ensemble de l’enseignement d’Abū Sa‘īd : « Ce
sont deux mots légers sur la langue, lourds dans la balance, aimés du
Très-miséricordieux : Gloire à Lui et grâce Lui soit rendue, Gloire à Dieu
le Très grand » (Asrār I, 186).
L’investiture spirituelle :
Le problème de l’investiture spirituelle se manifeste d’abord dans
l’initiation d’Abū Sa‘īd. Mis à part le fait qu’il a été introduit à l’audition
spirituelle et aux pratiques mystiques par son père qui l’emmenait avec
lui et organisait des séances dans sa propre maison à Mayhana où il
avait fait bâtir une chambre réservée à son fils. L’investiture spirituelle
fut d’abord une rencontre au cours de laquelle Abū Sa‘īd rencontra le
maître Abū l-Qāsim Bišr Yāsīn (ob. 380) originaire de la région de Merv
mais résidant à Mayhana (Asrār II, 674-675). La rencontre, au-delà de
sa dimension apologétique, en particulier l’affirmation usuelle que le
soufisme est en déclin et qu’Abū Sa‘īd en maintiendra l’esprit, introduit
plusieurs éléments utiles : 1- le maître initiateur attend un candidat à
l’investiture ; 2- il le reconnaît immédiatement sans avoir besoin de
l’éprouver ; 3- l’initiation est sélective (le père d’Abū Sa‘īd demande
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 11
pourquoi lui n’a pas droit à l’initiation et la réponse est qu’il n’est pas son
fils) ; 4- l’initiation est une reconnaissance de filiation spirituelle ; 5- elle
est la reconnaissance d’une espèce d’hommes spécifiques si bien que la
filiation apparaît bien comme une sorte de réalisation au sein d’une espèce
commune ; 6- l’initiation est immédiate et s’opère par la consommation
d’un pain partagé en deux entre le maître et son disciple, ce qui implique
là encore à la fois la reconnaissance que l’on appartient à la même espèce,
ou encore que le maître et son disciple ne sont que les deux aspects d’une
réalité unique. L’initiation spirituelle dépend finalement de la nature
même de la personne et ne s’adresse pas à tous. Cependant il s’agit non
pas d’une question d’ascendance, mais de l’appartenance à une famille
spirituelle, comme le montre le récit dans lequel un descendant de ‘Alī
qui se plaint de la réputation d’Abū Sa‘īd en se prévalant de sa naissance.
La réplique du maître éclaire la question de l’élection spirituelle : «
Savez-vous ce que dit ce Sayyid ? Il dit : Nous possédons l’ascendance
(nasab) tandis que la gloire et l’honneur sont là (chez Abū Sa‘īd) ! Sachez
que ce qu’a obtenu Muḥammad il l’a obtenu par la relation (nisbat) non
par l’ascendance (nasab) car Abū Ğahl et Abū Lahab était aussi de cette
ascendance. Vous vous contentez d’être de la descendance de ce prince,
nous avons voué notre être tout entier à la relation avec ce prince et nous
n’en sommes pas encore contentés. Nul doute qu’il nous a fait don d’une
part de cet honneur et de cette gloire que ce prince possédait et qu’il a
montré que la voie qui mène à notre présence passe par la relation, non
par l’ascendance » (Asrār I, 101). Abū Sa‘īd l’explique par le lot imparti
à chacun en réponse à une pensée du maître Abū ‘Abdallāh Bākū ibn
Bakūyah Šīrāzī 16 qui se demandait pourquoi, ayant passé quatre-vingt
dix ans dans la solitude et à fréquenter des guides spirituels il n’avait pas
les révélations qui étaient celles d’Abū Sa‘īd : « Tu es fait ainsi que ton
sort (baḫt) soit tel et tel. / Moi je suis fait ainsi que mon sort soit tel et tel.
Dieu bénisse Muḥammad et toute sa famille » (Asrār I, 84). De même, il
explique à l’un de ses condisciples, Ḫwāğa imām Abū Bakr Ṣābūnī, qui lui
demanda pourquoi ils n’avaient pas le même rang spirituel, qu’il s’était
voué à Dieu, ce qui est l’œuvre de Dieu (Asrār I, 198). La connaissance des
rangs spirituels correspondant à des types prophétiques (Muḥammad,
16. L’un des grands maîtres de Nīšāpūr, vivant dans le couvent de Sulamī, qui a fréquenté
de nombreux maîtres dont Ibn Ḫafīf. Il subsiste de lui un chapitre de l’un de ses ouvrages
intitulé « min ḥikāyāt al-ṣūfiya » à Istanbul, Asrār al-tawhīd, II, pp. 661-662.
12 PAUL BALLANFAT
Abraham, Moïse) est aussi décrite dans un récit au cours duquel Abū Sa‘īd
dit à l’imām al-ḥaramayn Abū l-Ma‘ālī Ğuwaynī, donnant ainsi au soufisme
une dimension globale en intégrant la plus grande autorité religieuse de
son temps dans son système d’explication, venu le voir : « Entre ami de
Dieu (ḫalīl-i ḫudāy) auprès de l’aimé de Dieu (ḥabīb-i ḫudāy) » ajoutant que
Qušayrī est quant à lui « l’interlocuteur de Dieu (kalīm-i hudāy) » (Asrār I,
86-87). La reconnaissance est immédiate parce que le maître reconnaît
immédiatement l’affinité de nature, l’homogénéité qui existe entre lui et
son disciple qui est finalement disciple avant même de le savoir, comme
dans le récit concernant Abū ‘Alī Fārmaḏī (405-477) (Asrār I, 118-9). Abū
Sa‘īd note à ce propos qu’un seul homme sur des milliers est susceptible
de suivre ce chemin pour demeurer définitivement dans la présence de
Dieu (Asrār I, 37). L’initiation spirituelle est désignée par le texte comme
initiation de bénédiction (tabarruk). Le poème que lui enseigne Abū
l-Qāsim Bišr Yāsīn pour lui ouvrir le chemin du dialogue avec Dieu est
désigné comme bénédiction et renvoie directement à l’idée du maître
en bénédiction (Asrār I, 19). Elle implique ensuite son accomplissement
à travers l’éducation proprement dite. Son maître lui donne une
formule de prière à répéter régulièrement 17. Durant cette période Abū
Sa‘īd fréquente régulièrement son maître, qui est donc son maître en
compagnonnage (ṣuḥbat) tout en faisant l’apprentissage des sciences
religieuses de son temps, notamment le Coran.
A la fin de son apprentissage du Coran son maître lui enseigne un
propos dont il lui dit qu’il doit garder le souvenir comme marque de
son initiation spirituelle. Ce propos prononcé dans ces circonstances
établit une distance entre la réalisation spirituelle et la connaissance
des sciences religieuses qu’Abū Sa‘īd observera toute sa vie et qui sera
l’un des traits marquants de son enseignement et de son attitude 18. Une
rencontre avec un vieillard sur le chemin de l’école qui lui dit : « La réalité
17. La formule est : « Subḥāna-ka wa bi-ḥamdi-ka ‘alā ḥilmi-ka ba‘da ‘ilmi-ka. Subḥāna-ka wa
bi-ḥamdi-ka ‘alā ‘afuwi-ka ba‘da qudrati-ka », Asrār al-tawḥīd, I, p. 18.
18. Le propos est en arabe avec une traduction commentée en persan : « Détourner ta
concentration (himma) sur Dieu un clin d’œil vaut mieux pour toi que tout ce sur quoi se lève
le soleil, c’est-à-dire que le fait que tu te concentres sur Dieu ne serait-ce qu’un clin d’œil vaut
mieux pour toi que de posséder tout ce qui se trouve à la surface de la terre », Asrār al-tawḥīd,
I, p. 18 ; c’est précisément ce principe de se concentrer exclusivement sur Dieu, en particulier
son nom, dont Abū l-Fazl Saraḫsī disait qu’il était le seul enseignement des 124000 prophètes
qui fut la discipline que suivit Abū Sa‘īd auprès de ce maître, Asrār al-tawḥīd, I, p. 25.
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 13
L’initiation spirituelle :
Le don de la ḫirqa est le signe de ce que le disciple peut désormais
diriger d’autres disciples. Elle n’est pas donnée au début de l’itinéraire
comme signe d’entrée dans la voie mais à la fin du parcours de la voie 22.
Le texte définit en quoi consiste « le secret de la vêture de la ḫirqa ». Il
consiste essentiellement dans la qualité du maître qui doit être capable de
diriger (iqtidā) des disciples parce qu’il connaît les trois sciences de la Loi,
de la voie et de la vérité et agit parfaitement selon elles, qu’il a parcouru
Pourquoi ? Il répondit : Parce qu’il ne connaît pas la science » Asrār al-tawḥīd, I, p. 27.
21. Pour ce personnage dont le couvent dura longtemps après sa mort à Saraḫs et qui fut
le disciple d’Abū Naṣr al-Sarrāğ al-Ṭūsī, Asrār al-tawḥīd, II, pp. 672-673.
22. Toutefois, il semble qu’Abū Sa‘īd changea peut-être cette pratique en revêtant de la
ḫirqa une femme lorsqu’elle entra dans la voie. Mais le texte précise qu’elle avait auparavant
vécu une vie d’ascèse pendant quarante ans, Asrār al-tawḥīd, I, p. 74.
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 15
et qu’il connaît toutes les étapes et dont la nature humaine et l’âme ont
disparu (Asrār I, 45). Le maître doit reconnaître dans le disciple un certain
nombre de signes caractéristiques qu’il a dû vérifier par l’expérience :
son aptitude doit avoir été mise en œuvre de sorte qu’il a pu dépasser la
station qui consiste à servir le maître, c’est-à-dire qu’il doit être arrivé au
stade où il est affranchi de la direction du maître, qu’il ait été éduqué par
ce maître ou un autre maître que celui qui donne la ḫirqa. Le don de la ḫirqa
est aussi codifié : le maître pose une main sur la tête du disciple et il le revêt
lui-même de la ḫirqa (Asrār I, 46). Se pose la question de la reconnaissance
de cette investiture. Elle ne donne pas lieu à un document écrit (iğāza).
Le maître se contente de présenter le nouveau maître à ses condisciples
et de confirmer sa dignité dont la reconnaissance au-delà du cercle du
maître initiateur dépend ensuite uniquement de la reconnaissance
dont jouit ce maître parmi les autres (Asrār I, 46). Le problème de la
reconnaissance se pose de telle façon indique ibn Munawwar que les
derviches ont pris l’habitude de s’enquérir de la qualité de celui qui se dit
maître en demandant quel est son lignage (nasab) en ṣuḥbat et en ḫirqa.
Ces deux lignages sont déterminants dans la reconnaissance d’un maître
dans le milieu des soufis, si bien que celui qui n’en dispose pas ne peut
être reconnu comme maître. Ibn Munawwar établit ainsi à travers son
aïeul un code strict et institutionnel de l’investiture spirituelle qu’il fait
remonter à lui en citant un de ses propos rapporté en langue arabe : «
Qui n’a pas été éduqué par un maître est un farceur. Si d’aventure un
homme a atteint les plus hauts degrés et stations au point que lui furent
dévoilées certaines choses du monde caché et qu’il n’a pas de guide et
de maître, rien de bon ne viendra de lui » (Asrār I, 46). Ce qui apparaît
déterminant ici c’est que l’éducation spirituelle nécessite des procédures
d’initiation, de désignation, et peut-être plus encore, à considérer ce
long passage, de certification. A la formation qui suppose la distinction
entre compagnonnage (ṣuḥbat) et initiation (ḫirqa) à la succession ou
à la reproduction correspond la procédure d’authentification orale et
publique, le nasab, à défaut d’avoir déjà des autorisations écrites (iğāza).
Le commentaire d’Ibn Munawwar ajoute un élément précieux à cette
procédure en commentant le fait d’être investi de la ḫirqa. Il indique que
« parmi les maîtres de ce groupe, l’un des grands principes est que ce
groupe est tout entier chacun et chacun est le tout ». On ne distingue
entre le manteau principal (ḫirqa-yi aṣl) et le manteau en bénédiction
16 PAUL BALLANFAT
La pratique spirituelle :
La pratique spirituelle que suivra Abū Sa‘īd et qu’il enseignera à ses
disciples est empreinte d’une certaine méfiance vis-à-vis de la pratique
religieuse commune comme le lui a enseigné Abū l-Qāsim Bišr Yāsīn. La
pratique doit être guidée uniquement par la sincérité et doit absolument
être séparée de tout espoir de récompense. Cette exigence est liée à la
règle qu’Abū Sa‘īd répétait inlassablement, à savoir lutter contre son
ego. La quête de la récompense est considérée contraire à la sincérité
totale (iḫlāṣ), car elle est pensée comme un travail pour un salaire alors
que la quête spirituelle est de l’ordre de la servitude, c’est-à-dire de
l’esclavage. Sa rencontre avec Abū l-‘Abbās Qaṣṣāb qu’Abū Sa‘īd prit
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 17
ces pratiques : « Nous nous dîmes un jour que nous avions acquis la
science (‘ilm), la pratique (‘amal), et la vigilance (murāqabat) et qu’il
fallait maintenant disparaître à tout cela. Je réfléchis et je ne trouvai rien
d’autre que le service des pauvres car : si Dieu veut du bien à un serviteur Il
le conduit à humilier son âme » (Asrār I, 31). Il ajouta donc à ses pratiques
le service des pauvres pour trouver l’humilité. Il lavait les latrines puis il
se mit à quêter pour les pauvres. Cependant, comme il n’arrivait pas à se
procurer assez d’argent pour l’entretien des pauvres qu’il avait pris sous
sa protection, il vendit son manteau, son turban et ses chaussures si bien
qu’il vivait plus pauvre que les pauvres, abandonnant ainsi les biens du
monde (Asrār I, 32). C’est dans le même ordre d’idée qu’il s’endettait, une
fois devenu maître, pour donner des banquets aux derviches (Asrār I, 95-
96). Il était connu pour aimer distribuer des gâteaux et autres sucreries
à ses derviches (Asrār I, 191). Il faisait parfois aussi pression sur certains
notables pour se procurer de l’argent comme dans l’histoire du prince
Mas‘ūd Banğar qui refusa de payer et fut dévoré par ses propres molosses
(Asrār I, 181-2). Après cela il retourna vivre encore un an auprès du
maître Abū l-Fazl pour y continuer ses pratiques de mortification sous sa
direction (Asrār I, 32).
23. Il met au compte du šāfi‘isme aussi qu’il aurait permis de préserver les habitants de
nombreuses provinces du Ḫurāsān de « l’innovation mu‘tazilite », Asrār al-tawḥīd, I, p. 23.
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 21
l’ensemble du Coran chaque jour, être aveugle, sourd et muet (il dit
n’avoir jamais parlé à personne durant une année complète), pratiquer
tant que l’on se fasse traiter de fou (il cite à l’appui un hadith : « La foi du
serviteur n’est pas parfaite tant que les gens ne le prennent pas pour un
fou » 25) voyage (safar), danger (ḫaṭar), souffrance (ranj), abjection (ḫwārī),
disgrâce (ruswā’ī), humiliation (maẓallat). Abū Sa‘īd résume les principes
qu’il a suivi dans un propos : « Si quelqu’un vois demande après moi quel
était le principe de votre maître, répondez : la règle de l’instant, l’allusion
du secret, la conquête du monde caché, la puissance de Dieu » (Asrār I,
289).
Parmi ces principes un récit montre que la réalisation spirituelle
ne dépend pas des pratiques de mortification, sans quoi il s’agit d’un
échange avec Dieu qui conduit à utiliser Dieu pour autre chose que Dieu,
ce qui ne conduit à rien comme il l’indique ailleurs (Asrār I, 162). On y
voit Abū Sa‘īd condamner l’ascèse en termes très durs et insister sur la
nécessité d’avoir un maître, sans quoi toute pratique se retourne contre
son auteur. Abū Sa‘īd reproche aux ascètes d’être des accusateurs, c’est-
à-dire d’être prisonniers du plan de la Loi, et d’être de ce fait incapable
d’intercession, parce que celle-ci, réservée à Dieu, implique d’avoir réalisé
l’unité divine en soi, c’est-à-dire d’être au plan de la réalité spirituelle
(ḥaqīqat). Abū Sa‘īd l’exprime en termes très rudes pour bien marquer la
différence de plan, et donner une leçon à l’un de ses derviches qui avait
cru qu’en multipliant les pratiques il parviendrait à son rang sans le lui
dire. A l’un de ses amis qui lui reprochait de ne pas avoir été montré de
bienveillance à un ascète venu lui rendre visite, il dit trois fois : « Il ne
faut pas d’ascète ! », et il ajouta : « Ô Sayyid, ne fréquente pas les bigots
car ce sont les accusateurs dans le couvent de Dieu. Dieu s’empare des
créatures selon leurs accusations, mais il ne les libèrera pas grâce à leurs
propos. Plus encore, ces gens sont une calamité pour les créatures. ».
Puis il regarda le derviche qui s’était trompé et lui dit : « Si tu vas là-
bas, prends garde à ne pas parler de Lui, toi qui est la plus négligeable
l’un de ses disciples qui avait omis de la mentionner dans les bénédictions sur le Prophète
(Asrār I, 204). Une autre anecdote rapporte qu’il aurait dit au chef des Alides de Nīšāpūr qui se
plaignait d’avoir une place inférieure au maître Bū l-‘Abbās Šaqqānī dans l’assemblée d’Abū
Sa‘īd : « Sayyid ! on vous aime parce que l’on aime Muṣṭafā, mais on aime celui-ci parce que
l’on aime Dieu » (Asrār I, 216).
25. Pour les variantes, voir Asrār al-tawḥīd, I, pp. 772-3.
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 23
dans les relations entre les hommes en ces termes : « Qui suit le chemin
de la vertu toute chose lui revient conformément à sa vertu » (Asrār I,
183). S’appuyant sur un propos de Šiblī disant : « L’on n’est pas soufi tant
que l’ensemble de la création n’est pas l’objet de ses soins », Abū Sa‘īd
souligne l’importance pour le soufi de considérer toutes les créatures avec
compassion (šafaqat) et de prendre leur fardeau comme une obligation à
sa charge (Asrār I, 261). Cette discipline qui peut apparaître comme une
obligation analogue aux obligations légales est en réalité requise par la
réalisation de l’unité. Le soufi ne peut, dans la réalisation, distinguer
entre lui et l’ensemble de ce qui est, si bien que tout est à sa charge, ou
encore, il est concerné par toute chose car toute chose n’est pas ailleurs
qu’en lui. De même il insiste sur l’importance de la fidélité dans ses
relations en disant : « Respecter sa promesse appartient à la foi » (Asrār I,
183). Il accordait une grande importance à faire les choses dans le temps
prescrit afin d’échapper à « la ruse du démon » (Asrār I, 191). S’il avait de
la méfiance pour les mortifications visibles, il les pratiquait lui-même en
cachette et y soumettait certains de ses disciples, comme Ḫwāğa Ḥasan
Mu’addib, dans le but de leur faire percevoir le caractère imaginaire de
leur identité et par suite le pouvoir qu’ils ont sur elle, comme l’expose
Abū Sa‘īd : « Tu es tel que tu te vois toi-même, sinon personne ne pourrait
te voir. C’est ton âme qui t’embellit à tes yeux. Il faut la contraindre et la
frotter vigoureusement car tant que tu ne la tiens pas en main tu ne la
possèdes pas. Tu dois l’occuper à sa réalité jusqu’à ce que ne lui reste plus
aucune inclination pour elle-même et pour les créatures » (Asrār I, 196-
7). De même il précise : « Le voile entre le serviteur et Dieu n’est ni le ciel
ni la terre, ni le trône ni le piédestal. Ton opinion et ton moi sont le voile,
ôte-les et tu parviendras à Dieu » (Asrār I, 287). Abū Sa‘īd dans un distique
rappelle le principe qui consiste à se libérer de son soi pour atteindre l’eau
de la vie : « Tant que tu es avec toi, à quoi te servent ces paroles ? / Cette
eau de la vie est issue de l’homme libre » (Asrār I, 217). Abū ‘Alī Fārmaḏī
raconte qu’Abū Sa‘īd avait ordonné à son maître de s’occuper de ranger
les chaussures des derviches et à lui-même de nettoyer les murs, en guise
d’exercice spirituel (Asrār I, 181). Il cite Sahl Tustarī pour affirmer qu’il
ne convient pas pour celui qui porte le froc (ḫirqa) de se soucier de sa
subsistance, car celle-ci n’est l’affaire que de Dieu (Asrār I, 201).
Abū Sa‘īd était aussi attentif aux relations entre ses disciples qui
faisaient donc partie de l’éducation spirituelle. Ibn Munawwar raconte
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 25
que lorsqu’une querelle arrivait entre deux derviches, Abū Sa‘īd les
laissait exprimer leurs positions sans intervenir, puis, lorsqu’ils avaient
tout dit, il les réconciliait (Asrār I, 146). Il imposait aussi une discipline
particulière aux épouses des derviches même si elles ne lui étaient pas
affiliées (Asrār I, 197-8).
L’éducation spirituelle est régie par un droit mutuel du disciple et
du maître qu’Abū Sa‘īd résume ainsi après une anecdote : « Le droit du
maître sur le disciple est que lorsqu’il t’indique quelque chose, tu ailles
à Ghaznīn pour le bien des derviches selon l’ordre indiqué. Le droit
du disciple sur le maître consiste en ce que si en chemin tu risques de
commettre une faute, il t’évite d’y succomber » (Asrār I, 163). Il insiste
dans cette relation sur l’importance de savoir garder les secrets que le
maître confie à son disciple : « Ô derviche ! Nous t’avons confié une souris
dans une boite et tu n’as pas pu la cacher, si nous te confions le secret de
Dieu, comment pourrais-tu le préserver ? » (Asrār I, 197).
Il semble qu’Abū Sa‘īd avait un très grand nombre de disciples, et
qu’ils portaient un vêtement bleu (kabūd-pūš) (Asrār I, 179). Il arrivait
cependant à Abū Sa‘īd de porter des d’autres couleurs inattendues
comme cette fois où il portait un manteau en laine rouge et un turban
blanc (Asrār I, 185).
Maître et disciple :
Le disciple doit remplir dix qualités de même que le maître. Il faut
noter qu’Abū Sa‘īd décrit les dix qualités du maître avant celles du disciple
(Asrār I, 315-316).Abū Sa‘īd parle de l’amour (‘išq) et d’une sensation de
brûlure (sūz) qui conduisent inexorablement le futur disciple à rechercher
la compagnie des maîtres et à se vouer à réaliser cet amour qui est selon
lui le seul moyen d’obtenir la science de la vérité (Asrār I, 46). Abū Sa‘īd ne
mentionne pas directement l’aspiration (irāda) comme point de départ
de l’engagement spirituel. En revanche il répond à une question portant
précisément sur « le principe de l’aspiration ». Il la décrit comme la
transformation du vouloir (ḫwāstan) en lever (ḫāst), la différence étant
que le vouloir est toujours conditionné par le libre-arbitre, c’est-à-dire
qu’il est toujours relatif à une qualification, soit positive soit négative,
on peut vouloir comme ne pas vouloir. Il est donc particulier et partiel.
En revanche le lever est un maintien constant et universel. Le processus
26 PAUL BALLANFAT
du lever est décrit par étapes : d’abord l’attraction (ğaḏba), puis un éclair,
ensuite l’application, enfin apparaît le néant. « Alors l’on est le libre
du royaume, un regard, une concentration visionnaire ». L’aspiration
apparaît donc comme un processus dont la mise en œuvre correspond
au déroulement de l’itinéraire spirituel par lequel le mystique est libéré
de l’être pour devenir un pur regard (Asrār I, 314). La liberté telle que
l’envisage Abū Sa‘īd, est l’indépendance à l’égard des deux mondes,
c’est-à-dire l’annihilation. A la question qu’on lui posa sur la servitude
(bandegī), il répondit qu’il s’agit d’être libre tel que Dieu a créé l’homme,
précisant que cette liberté est la servitude car elle est l’indépendance
à l’égard des deux mondes. Il complète son explication par un poème :
« Comme la liberté et l’amour ne vont pas l’un avec l’autre, je suis devenu
serviteur en mettant le vouloir de côté » (Asrār I, 314). S’engager dans la
voie spirituelle c’est donc quitter le vouloir pour assister au lever de son
propre regard libéré des deux mondes dans la réalisation de l’unicité. Abū
Sa‘īd précise encore dans un autre passage que ce processus n’est pas une
technique, une méthode, ou plutôt si méthode il y a c’est la méthode qui
consiste à renoncer à la méthode, la confirmation de la négativité de toute
méthode, le renvoi ironique de la loi à sa propre immanence. La loi ne
conduit à aucune conquête spirituelle, elle ne conduit qu’à l’affirmation
de l’autonomie du monde imaginaire qu’elle construit. L’éducation
mystique vise à faire apparaître au grand jour l’inanité des attentes qui
nourrissent la loi, car celle-ci ne témoigne que d’elle-même dans une
immanence qui abolit toute transcendance. C’est pourquoi Abū Sa‘īd
dit : « Celui qui s’impose des efforts est voilé par sa méthode, retranché
par sa prière dans toutes ses affaires » (Asrār I, 312). L’accomplissement
spirituel nécessite de passer de la croyance dans son effort qui enferme
dans la dualité à un véritable arrachement à l’égard de la loi, et de toute
méthode en général, y compris la voie mystique. C’est ce qu’exprime la
réflexion d’Abū Sa‘īd sur le rapport entre loi, voie et vérité : « Ce sont
des noms et des demeures qui appartiennent à la condition humaine.
La loi est toute entière négation et affirmation concernant le corps et
l’apparence physique. La voie est toute entière effacement total. La vérité
est toute stupeur. » (Asrār I, 312-3).
L’engagement spirituel est désigné comme entrée dans la voie de
Dieu. Abū Sa‘īd indique que celui qui s’y engage reçoit alors son premier
nom, le nom d’aspirant (murīd), et que l’on requiert de lui mille choses
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 27
allusion, qu’il ne les donne pas clairement » ; 7- « tant qu’il peut éduquer
par la douceur, qu’il se garde d’employer la colère et la violence » ; 8-
« qu’il n’ordonne que ce dont il d’abord fait l’expérience » ; 9- « tout ce
qu’il lui interdit, qu’il se le soit d’abord interdit » ; 10- « qu’il ne rejette
pas à cause des gens l’aspirant qu’il a accepté pour Dieu » (Asrār I, 315-6).
La suite témoigne de l’importance déterminante de ce qui se joue entre le
maître et le disciple. Il y a une symétrie frappante dans la description des
vertus qui ornent chacun, de sorte que le disciple se trouve par rapport
au maître dans la position de l’homme par rapport à Dieu, c’est-à-dire
comme miroir : « l’humanité est le miroir de la souveraineté » (Asrār I,
313). La condition du maître est la clé de la réalisation du disciple, et non
les efforts de celui-ci. Ce qui est demandé au disciple c’est sa disponibilité
et des qualités particulières d’intelligence. Le reste dépend de la réalité
dont est revêtu le maître. Si le maître est paré de ces dix vertus, explique
Abū Sa‘īd, l’aspirant ne peut être que véridique et suivre la voie, car ses
qualités ne sont autres que celles du maître qui deviennent visibles sur
lui. La vérité de l’aspirant se trouve ainsi dans son aspirant, de même
que la réalité de l’aspirant se trouve dans son maître. Le couple pīr-murīd
devient est la réalité même de l’affirmation de l’unicité divine, non dans
la dualité de la soumission à la loi, mais dans la manifestation de l’unicité
de Dieu, le maître, dans ses attributs dont le maître revêt son aspirant.
Apparaît ainsi la spécificité de cette relation qui est que l’aspirant n’est
autre que le maître lui-même en tant qu’il se manifeste pour lui-même.
Le maître spirituel est l’axe ou le pivot de la voie mystique (madār-i
ṭarīqat) 26, c’est-à-dire l’axe autour duquel se construit et se développe le
degré de la voie (ṭarīqat) et l’organisation des derviches en communauté
spirituelle dans un lieu institutionnel et à travers une règle commune.
C’est ce qu’ibn Munawwar comprend dans l’interprétation du hadith : Le
maître est dans son groupe comme le Prophète dans sa communauté »
26. Il est à noter qu’ Abū Sa‘īd n’emploie jamais le terme quṭb et que la seule référence
à une notion qui s’en approche mais qui ne renvoie à aucune hiérarchie spirituelle est celle
de pivot de la voie spirituelle utilisée pour préciser la fonction du maître ici ; un passage
mentionne le terme quṭb mais il est mis dans la bouche de Niẓām al-mulk et est donc plus
tardif (Asrār I, 366) ; un récit rapporte que Niẓām al-mulk vit Abū Sa‘īd à Saraḫs lorsqu’il était
enfant Asrār al-tawḥīd, I, pp. 58-59. L’idée d’une hiérarchie de saints cachés était familière à ses
disciples, comme le montre le récit d’un derviche qu’il envoie en voyage et qui s’attend à voir
« un des quarante hommes qui sont la cause de la permanence du monde et de l’ordonnance
des fils d’Adam » ibid., p. 100.
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 29
(Asrār I, 46). Le maître n’est tel que lorsqu’il n’a plus besoin d’être guidé
par un autre maître (Asrār I, 48), si ce n’est en réalité le maître qui est
apparu en lui et qui n’est autre que Dieu (Asrār I, 33). Le maître spirituel
bien que purifié par Dieu des impuretés de la condition humaine (Asrār
I, 51) n’est pas hors de cette même condition. Ibn Munawwar décrit
comment Abū Sa‘īd était « de temps à autre la proie d’une oppression
intérieure (qabḍ) » et qu’il cherchait alors quelqu’un qui lui raconte
quelque plaisanterie pour lui procurer un état de dilatation intérieure
(basṭ) qui se manifestait alors par la danse. Parfois sa souffrance était
telle qu’il allait sur la tombe de son maître Abū l-Fazl pour trouver la paix
(Asrār I, 51-52). Une anecdote raconte comment Abū Sa‘īd se rendit dans
cet état sur la tombe d’Abū l-Fazl et qu’il dansa autour de cette tombe avec
ses derviches. Pris d’extase il ordonna finalement que lorsqu’un derviche
voudrait faire le pèlerinage il vienne tourner sept fois autour de la tombe
d’Abū l-Fazl à la place (Asrār I, 52). Abū Sa‘īd n’accomplit d’ailleurs jamais
le pèlerinage lui-même. Un récit rapporte comment Abū Sa‘īd répond
ainsi à quelqu’un qui lui reproche de ne pas avoir fait le pèlerinage : « Ca
n’est rien de parcourir mille parasanges à pied pour visiter une maison de
pierre. Est homme celui qui est assis ici jour et nuit et qui voit la Demeure
fréquentée circumambuler autour de sa tête. Regarde et vois ! » (Asrār
I, 265). Abū Sa‘īd considérait aussi la danse à l’égal de la prière, si bien
qu’un récit montre comment il continua à danser plutôt que de prier
au moment prescrit (Asrār I, 225-6), et il rapporte un propos d’Abū ‘Alī
Daqqāq qui fait de l’audition spirituelle un critère de la foi : « Le samā‘ est
l’instant : qui n’a pas d’audition, n’a pas d’oreille, et qui n’a pas d’oreille
n’a pas de religion (dīn)… L’audition est un ambassadeur et un envoyé
venu de Dieu pour porter les gens de Dieu, par Dieu, jusqu’à Dieu. » (Asrār
I, 264).
Danser autour des tombes en écoutant des chantres chanter des
poèmes, détourner ses disciples de remplir l’un des piliers de la religion
musulmane apparaissent comme des pratiques scandaleuses aux yeux des
religieux et même de nombre de membres de confréries musulmanes. Le
maître utilisait la provocation et l’ironie en plus de la poésie, du chant et
de la danse pour former ses disciples. Il méprisait la religiosité commune
dans ce qu’elle pouvait avoir de conventionnel et de fausseté mais il
ne négligea jamais pour autant les pratiques et les règles d’éducation
enseignées par le Prophète. Simplement, dit ibn Munawwar, il cachait
30 PAUL BALLANFAT
La direction spirituelle :
Abū Sa‘īd distingue entre le maître en compagnonnage (pīr-i ṣuḥbat)
et le maître en investiture (pīr-i ḫirqa). Ces deux types de guidance
spirituelle sont les éléments fondamentaux qui permettent l’éducation
et les critères stricts de la maîtrise spirituelle qui sont indispensables à
la reconnaissance dans le milieu des soufis (Asrār I, 46). A cela s’ajoute un
troisième type de maître qu’Abū Sa‘īd distingua lui-même en désignant
le maître Abū l-‘Abbās Qaṣṣāb, dont il suivit l’enseignement après la mort
d’Abū l-Fazl le plus probablement durant une année à Āmul (Asrār I, 45),
comme maître absolu (šayḫ-i muṭlaq), le distinguant d’Abū l-Fazl qu’il
désignait simplement comme maître en utilisant le mot persan pīr27. Ses
maîtres en apprentissage furent Bišr Yāsīn, Abū l-Fazl Ḥasan Saraḫsī et
Abū l-‘Abbās Qaṣṣāb. Ses maîtres en investiture (pīr-i ḫirqa) furent Abū
‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī et Abū l-‘Abbās Qaṣṣāb. Dans le cas d’Abū Sa‘īd,
son maître en compagnonnage ne fut pas son maître en investiture. Son
27. La phrase est : « Il n’appela aucun maître šayḫ-i muṭlaq excepté le maître Abū l-‘Abbās
Qaṣṣāb, et il appelait Abū l-Fazl pīr car il était le maître en compagnonnage (pīr-i ṣuḥbat) de
notre maître », Asrār al-tawḥīd, I, p. 38. Après être resté un an, ou deux ans et demi selon
certains bien que cela soit remis en cause par ibn Munawwar, il reçut la ḫirqa des mains de
Qaṣṣāb et l’ordre de retourner diriger des disciples à Mayhana. Pendant son voyage de retour
dans sa ville natale Qaṣṣāb mourut ; le texte indique qu’il avait quarante ans au moment où il
fréquentait Qaṣṣāb, ibid., p. 49.
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 31
et une lumière parut dans ma poitrine si bien que la plupart des voiles
s’ôtèrent » (Asrār I, 35). Il ajoute plus loin : « Dès lors Nous n’existions
plus : tout était Sa grâce » (Asrār I, 35). Il décrit encore cette expérience
en ces termes : « Une lumière apparut qui de l’obscurité de notre être fit
un rien ; Dieu nous révéla que cela n’était pas toi et ceci n’est pas toi : cela
était notre aide et ceci est notre faveur : tout est seigneurial (ḫudāvandī)
et le regard de notre providence » (Asrār I, 35). L’annihilation de soi est
pour Abū Sa‘īd la manifestation qu’il n’y a qu’un seul être (hast). Tant qu’il
y a deux êtres, « tu es et il est, deux êtres c’est de l’associationnisme »
(Asrār I, 34). Un épisode plus tardif montrera Abū Sa‘īd affirmer : « Il n’y
a dans (mon) manteau rien d’autre que Dieu » 29. Le verset qu’avait cité
Abū Sa‘īd indiquait que l’annihilation de soi conduisait à découvrir que
le seul maître est Dieu, car il n’existe rien d’autre que Dieu. L’unité de
nature des maîtres spirituels apparaît comme l’unité spirituelle de ceux
qui ont réalisé leur nature commune en découvrant que leur véritable
soi n’est autre que Dieu, ce qui implique de s’annihiler complètement.
C’est cela qu’Abū Sa‘īd désigne comme le pas unique du soufisme dans
sa controverse avec Qušayrī (Asrār I, 62). Il souligne à ce titre l’illusion
morale qui repose toujours sur l’affirmation de soi à travers l’attribution
à soi-même de la responsabilité de ses fautes dans la culpabilité, alors
que l’achèvement de soi est de réaliser que l’on n’est rien : « Vous dites :
J’ai agi de telle et telle façon alors qu’il aurait fallu agir ainsi. Mais votre
action est accomplie par Dieu et vous dites être au milieu en affirmant :
nous sommes, tandis que dans notre action nous ne sommes pas » (Asrār
I, 192). Il le répète encore à l’un de ses détracteurs : « cet unique grain tu
l’es toi aussi, quant à nous nous ne sommes strictement rien » (Asrār I,
192).
L’une des caractéristiques du parcours spirituel d’Abū Sa‘īd est
l’indifférence face à l’humiliation, voire l’affirmation que la réprobation
et l’humiliation dont le mystique est victime est un signe de sa réalisation
spirituelle. Il indique ainsi que durant ses premières années de pratique
ses parents eux-mêmes s’étaient émus de son zèle à se mortifier, son
père allant jusqu’à l’espionner et essayant de le retenir à la maison. Il
cite un hadith sans doute apocryphe pour faire de l’incompréhension
du commun des gens un signe de la perfection de la foi : « La foi du
serviteur n’est pas parfaite tant que les gens ne le prennent pas pour un
29. “Laysa fī l-ğubbah siwā Allāh”, Asrār al-tawḥīd, I, pp. 48, 201.
34 PAUL BALLANFAT
il dit : « Abū Sa‘īd est un exilé dans cette ville, il ne faudrait pas le traiter
comme un chien » (Asrār I, 204). Ce renversement qui correspond à la
dépossession de soi, à la fin de l’illusion de la maîtrise du monde subvertit
aussi l’ordre religieux qui apparaît hypocrite. Abū Sa‘īd distingue aussi à
l’occasion le rôle du saint de celui du prophète qui invite à embrasser sa
religion. Etant invité par des Chrétiens dans une église de Nīšāpūr, ses
disciples y récitèrent des versets du Coran, ce qui émut l’assistance. A
son départ quelqu’un lui reprocha de ne pas voir fait plus pour profiter
de l’émotion pour les convertir à l’islam en disant : « Si le maître avait fait
un signe, ils auraient tous dénoué leur ceinture », à quoi il répondit : «Ce
n’est pas nous qui avons fermé leur ceinture pour avoir à la dénouer »
(Asrār I, 210). Abū Sa‘īd n’a pas renoncé à la pratique religieuse, mais dans
les yeux des gens sa pratique a changé de telle sorte que sa seule présence
lui enlève toute pertinence et décourage de l’observer. Ce problème
n’échappe pas à Abū Sa‘īd qui le relève et là encore en fait un signe de
la perfection spirituelle en disant : « Quiconque nous a vu au début est
devenu un véridique (ṣiddīq) et quiconque nous a vu à la fin est devenu
un hérétique (zindīq) » (Asrār I, 36). La traduction mérite d’être précisée.
Abū Sa‘īd veut dire que celui qui l’a connu au moment où il passait son
temps en mortifications, où il observait plus que de raison la Loi, pouvait
à la fois témoigner de sa piété et confirmer la valeur de l’observance de
la loi dont il pouvait constater directement les effets sur une personne
réelle. En revanche celui qui le voyait après le renversement, c’est-à-dire
après l’aboutissement de ses années de mortifications, se trouvait réduit
à douter de la valeur de l’observance de la loi puisqu’elle avait conduit à
un état où la division entre seigneur et serviteur, que la loi a pour objectif
de réaliser et de maintenir, était abolie par respect pour la souveraineté
de Dieu, ce qui est contradictoire en soi. Le tragique de la loi apparaît là
en ce qu’elle a pour but son abolition, ou son renversement là où tout le
monde souhaiterait sa permanence. Le commentaire de ces propos que
donne le texte durcit encore cette opposition. L’auteur nous explique ainsi
que les gens pouvaient atteindre au début le rang du véridique « parce
qu’ils ne voient que l’apparence (ẓāhir-bīn) et idolâtrent la forme (sūrat-
parast) » (Asrār I, 36). Ils étaient donc convaincus par les mortifications
dont ils ne saisissaient que l’aspect formel et non la signification. La loi
selon l’auteur n’est pas autre chose qu’un moyen et se limite à un plan
particulier. Elle change donc de nature une fois le but atteint. Le début
36 PAUL BALLANFAT
est l’effort, la fin est le repos. Prisonniers de leur première vision qui
avait déterminé leur sincérité (ṣidq) et leur rang de véridiques (ṣiddīq) il
ne voyait pas la réalité de l’aboutissement de ces efforts. Ne saisissant pas
la réalité dans le repos de la fin, « ils sont hérétiques ».
Le texte marque ainsi une distance critique par rapport à la notion
de la ṣiddīqiyya qui demeure un rang limité prisonnier des formes. Le
soufisme doit conduire à renverser ce que le ṣiddīq considère être la
perfection spirituelle. Pour Abū Sa‘īd au bout du soufisme il n’y a rien
d’autre que Dieu, si bien qu’il ne peut y avoir place pour un second, un
confirmateur, un ṣiddīq, qui s’en tiendrait à attester de l’efficacité de la Loi.
Il l’exprime de manière vigoureuse dans un propos qui est la paraphrase
d’un hadith non canonique : « Le soufisme est un mot qui passe, lorsqu’il
est achevé c’est Dieu » 33. Le maître accompli est celui en qui Dieu paraît de
manière manifeste, ou mieux encore celui qui est la présence de Dieu, ce
qui implique une certaine règle dans la direction spirituelle. Cependant,
cela ne veut pas dire qu’il s’agirait d’abandonner la loi. Simplement celle-
ci change de signification, et si sa pratique est maintenue c’est au titre
de ce qui est dû à Dieu dans la condition créaturelle. Cette pratique peut
même être transformée pour manifester ce changement de signification.
C’est le cas, par exemple du pèlerinage à la Ka‘aba. Le principe en est
maintenu, donc validé et réaffirmé. Un épisode décrit de manière explicite
cette inversion. Abū Sa‘īd, en route pour se rendre à La Mecque avec ses
disciples, se rend à Ḫaraqān pour rencontrer Abū l-Ḥasan Ḫaraqānî qui
lui donne un double enseignement. Il reconnaît son rang spirituel en
lui disant : « Tu es celui dont j’avais exprimé le besoin auprès de Dieu.
Nous avions demandé à Dieu : Envoie-nous l’un de Tes amis (dūst) afin
que nous lui révélions Tes secrets. Et tu es celui que j’ai demandé ». Pour
confirmer ce rang et le lien initiatique qui s’instaure il ajoute : « On t’a
envoyé à moi. On ne te mènera pas à la Mecque. Tu es trop précieux pour
aller à La Mecque. On t’apportera la Ka‘ba pour qu’elle tourne autour de
toi » (Asrār I, 137). Ḫaraqānî, un peu plus tard lui confie une vision et lui
confirme que son pèlerinage est accompli : « Ô maître ! Nous voyons que
chaque nuit la Ka‘ba tourne autour de toi. Qu’as-tu besoin d’aller à la
Ka‘ba ? Repens-toi, car on te l’a apporté pour cela. Tu as fait le pèlerinage
prescrit » (Asrār I, 138). Que ce soit la Ka‘ba qui accomplisse les rites qui
33. « Al-taṣawwuf ismun wāqi‘un iḏā tamma fa-huwa Allāh », Asrār al-tawḥīd, I, p. 286 ; ce
propos rappelle le hadith : « iḏā tamma al-faqr fa-huwa Allāh ».
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 37
soit distrait un seul instant de Dieu » (Asrār I, 199). La distinction qui est
opérée ne concerne pas la réalisation spirituelle qui est la même pour
ceux qui dirigent des disciples et ceux qui ne le peuvent pas. Cependant
la discipline qui consiste à cacher sa pratique est plus rigoureuse en ce
qui concerne les non-maîtres, qui demeurent de ce fait prisonniers, ne
serait-ce que négativement, du regard des gens. Les maîtres accomplis
se plient à cette discipline mais elle leur est indifférente. La condition de
maître implique cette indifférence, c’est-à-dire de se plier aux règles que
leur condition leur impose. Cette règle est que leur dimension de disciple
soit occultée – ibn Munawwar indique que l’on ne peut être maître si l’on
a besoin d’un maître c’est-à-dire tant que l’on reste disciple – ou, pour
le dire autrement, ce qui a trait au plan de la Loi (šarī‘at). De ce plan ne
doit paraître que ce qui a trait à la direction des autres, c’est-à-dire ce
qui concerne la dualité qu’implique le rapport maître disciple. D’autre
part, le maître doit manifester à l’extérieur ce qui le constitue comme
maître : à la fois la présence du but en lui, c’est-à-dire l’unicité divine qui
doit être manifeste à travers lui, et à la fois les impératifs de la direction
spirituelle qui veulent qu’il prêche aux disciples les pratiques religieuses
comme condition de la poursuite de l’itinéraire spirituel. Il ne renonce
pas pour lui-même aux pratiques religieuses, mais leur accomplissement
doit rester caché tandis qu’il doit affirmer en permanence leur validité
par le discours à ses disciples.
La réalisation de l’unicité par l’annihilation de soi conduit à devenir
la présence divine. Une anecdote montre Abū Sa‘īd ne pas même prêter
attention au fait que le Prophète siégeait à côté de lui dans une réunion
parce que dit-il, répondant à la critique d’un disciple : « Ce n’est pas
le moment de regarder d’autres, c’est l’instant du dévoilement et de
la révélation » (Asrār I, 105). Cette présence se manifeste dans son
incomparabilité (tanzīh) comme l’indique Abū Sa‘īd : « Je n’ai pas de lieu,
ni de bas ni de haut, ni de droite ni de gauche ni de sens ». Poursuivant,
il montre qu’il réunit aussi en lui le similarisme (tašbīḥ) qui est la
contrainte qu’implique le besoin où sont les hommes que la présence
se manifeste dans les limites de leurs propres formes : « Si nous nous
installons dans un lieu c’est pour le bénéfice des hommes et pour que
les besoins des créatures soient comblés grâce à nous et que leurs
affaires s’accomplissent par notre action ». Abū Sa‘īd ne se contente pas
d’affirmer qu’il est celui en qui convergent les deux aspects en principe
LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ ABŪ SA‘ĪD IBN ABĪ L-ḪAYR 39
Le Ḫānaqāh :
De nombreux ḫānaqāh, et ribāṭ sont mentionnés dans le Asrār al-tawḥīd.
Le « couvent » d’Abū Sa‘īd est mentionné sous le nom de Ḫānaqāh. L’auteur
du livre fournit parfois un certain nombre de détails qui permettent de
se faire une idée plus précise de ce qu’était un ḫānaqāh à l’époque. Il y est
question de l’organisation de la vie du ḫānaqāh, des procédures qui ont
présidé à sa fondation, de l’organisation de son espace et de son insertion
dans la géographie, physique, spirituelle, sociale et politique. On apprend
ainsi par exemple comment le ḫānaqāh de Abū ‘Alī Daqqāq (ob. 405/1014)
fut fondé. D’après le texte, ce ḫānaqāh se trouverait aux abords de la ville
40 PAUL BALLANFAT
34. Zakaryā Qazwīnī, Āṯār al-bilād wa aḫbār al-‘ibād, Beyrouth, 1960, pp. 361-2, d’après M.
Kiyānī, Tārīḫ-i ḫānaqāh dar Irān, Téhéran, 1369, p. 187.
42 PAUL BALLANFAT
centre politique non plus d’un monde, mais du monde lui-même. Son
espace s’étend autant que s’étend l’espace politique lui-même. En ce sens
il est d’une certaine façon globalisé comme l’idée que l’on se fait de l’Etat
musulman. De fait, le couvent devient le centre de l’espace lui-même. Il
devient le fondement non pas d’un espace mais de l’espace.
Les détails fournis sur le couvent d’Abū Sa‘īd témoigne de l’ensemble
des pratiques qui faisaient l’autorité symbolique du couvent à l’époque.
Le couvent a vocation à survivre au maître, ce qui est essentiel à la
compréhension de la notion de maître dans le sousfisme. Il a aussi pour
vocation à se reproduire, à disséminer, voire métastaser. La construction
d’un ḫānaqāh sur les instructions d’un maître initie donc la construction
d’une série d’autres couvents, comme dans l’histoire qui raconte comment
Abū Sa‘īd renvoya chez lui dans le Širwān un de ses disciples, Abū Nasr
Širwānī, ce qui conduisit, dit le texte à la construction de quatre cents
ḫānaqāh dans cette région, chiffre qui fait écho aux quatre-cents saints
du couvent de Daqqāq. Le chiffre imposant permet d’aller nettement au-
delà de ce que dit le seul mot de dissémination. Le couvent de Niẓām
al-Mulk est le centre de l’espace. Tout s’y rattache. Le couvent d’Abū
Sa‘īd métastase en sorte qu’on y perd le centre. Le chiffre donné montre
que l’on se fait l’idée d’une institution destinée à nouer l’espace comme
un immense tissu qui multiplie les centres. Autant de centres que de
nœuds. Juxtaposition de micro-espaces organisés autour de leurs centres
respectifs. Logique somme toute différente de celle de Niẓām al-Mulk
encore une fois. Cette anecdote nous apprend encore que la ḫirqa d’Abū
Sa‘īd était tissée de laine verte, qu’il la donna à Abū Nasr pour fonder son
ḫānaqāh, et que celui-ci l’y conservait et qu’il devint un objet de pèlerinage
(Asrār I, 134-5). Le couvent est aussi lieu de pèlerinage, c’est-à-dire lieu qui
se donne comme norme. L’institution du couvent établit une loi sociale.
Voilà un lieu qui se donne à visiter, qui impose par sa seule présence
une loi du pèlerinage par laquelle il entretient aussi l’institution politico-
religieuse du pèlerinage à La Mecque. La substitution d’un pèlerinage à
un autre, dont il a déjà été question, n’annule pas l’institution religieuse.
Elle s’en nourrit et la confirme paradoxalement tout en en offrant une
alternative qui est une lecture particulière dans le cadre du soufisme.
Cette lecture devient une institution qui impose sa loi à la société. Ce
qui fait la valeur de ce lieu et permet au couvent d’obtenir une autorité
44 PAUL BALLANFAT
fait don du territoire dans un récit qui le met en scène avec les deux
frères seldjoukides alors en pleine ascension, Tughril et Tchaghrī, ce qui
deviendra un motif banal dans le soufisme classique que l’on retrouve
par exemple chez Rūzbehān Baqlī Šīrāzī. Mettant en scène une rencontre
entre le maître et les deux princes, dans sa ville de Mayhana, Ibn
Munawwar dit : « Ils se tenaient devant la chaire du maître comme s’ils
étaient liés à lui par un pacte. Il baissa la tête un moment, puis il releva
la tête et dit à Tchaghrī : « Nous t’avons donné le royaume du Ḫurāsān »,
et à Tughril : « Nous t’avons donné le royaume d’Irak » (Asrār I, 156). Le
texte toutefois nous décrit des souverains au nom turc qui, nous dit ibn
Munawwar, semblent être liés au saint par un pacte. Cette relation est
quasiment une relation initiatique. Il ne s’agit pas seulement, comme chez
Rūzbehān Baqlī, d’une protection que le saint accorde généreusement
au roi pour le bien de la société. La relation ici préfigure ce qui sera la
norme systématique beaucoup plus tard pour les souverains ottomans
notamment qui consiste en ce que le roi est effectivement disciple d’un
ou plusieurs maîtres.
35. Les étapes mystiques du šayḫ Abū Sa‘īd, Paris, 1974, p. 57.