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COLLECTION

FOLIO/ESSAIS

1

r
;~
© Édi#ons Gallimard, 1957.
Georges Bataille (1897-1962) demeure une des figures mar-
quantes de la littérature de ce siècle tant il chercha, par la mise
en question de ('écriture- qui ne saurait être que promé-
théenne -, à vivre dans la transgression violente l'expérience
limite de ce qu'un homme « sait du fait d'être ». De son œuvre
aux curiosités diverses, au ton très souvent mystique mais à
l'interrogation unique, on retiendra les romans - Histoire de
l'œil, L'anus solaire, Le bleu du ciel, Madame Edwarda -, ses ana-
lyses sur les sociétés occidentales et sur le statut des interdits que
sont la mort et la sexualité - La part maudite, Lascaux ou la nais-
sance de l'art -, un essai sur la littérature - La littérature et le
mal - et la trilogie «La somme athéologique» - L'expérience
intén'eure, Le coupable, Sur Nz'etzsche,
AVANT-PROPOS

La généra#on li laquelle j'appartiens est tumultueuse.


Elle naquit li la vie littéraire dans les tumultes l du surréalisme.
Il y eut, dans les années qui suivirent la première guerre, un
sentiment qui débordait. La littérature étouffait dans ses limites. Elle
portait, semblait-il, en elle une révolution.
Ces études dont la cohérence s'impose li moi, un homme d'âge mar
les composa.
Mais leur sens profond se rapporte au tumulte de sa jeunesse, dont
elles sont l'écho assourdi.
Il est significatif li mes yeux qu'elles aient (du moins leur première
version) paru en partie dans Critique, cette revue dont le caractère
sérieux fit la fortune.
Je dois noter pourtant que si parfois p ai dû les réécrire, c'est que,
dans les tumultes persistants de mon esprit l, je n'ai pu donner tout
d'abord à mes idées qu'une expression obscure. Le tumulte estfonda-
mental, c'est le sens de ce livre. Mais il est 3 temps de parvenir li la
clarté de la consdence
Il est temps ... Parfois même il semblerait que le temps" manque.
Du moins le temps \1 presse.

Ces études réPondent li l'effort que j'ai poursuivi pour dégager le


sens de la littérature... La littérature est l'essentiel, ou n'est rien.
Mal - une forme aiguë du Mal - dont elle est l'expression, a pour
nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette conception ne com-
mande pas l'absence de morale, elle exige une « hYPeTmorale ».

La littérature est communication. La communication commanae la


loyauté .. la morale rigoureuse est donnée dans cette vue à partir de
La littérature et le mal

comjJlicités dans la connaissance du Mal, qui fondent la communica-


tion inteme.
La littérature n'est pas innocente, et, coupable, elle devait à la fin
s'avouer telle. L'action seule a les droits. La littérature,je l'ai, Lente-
ment, voulu montrer, c'est l'enfance enfin retrouvée. Mais l'enfance
qui gouvernerait aurait-elle 1 une vérité? Devant la nécessité de l'action,
s'impose l'honnêteté de Kqfka, qui ne s'accordait aucun droit. Quel
que soit l'enseignement qui découle des livres de Genet, le Plaidoyer
de Sartre pour lui rlest pas recevable. A lafin la littérature se devait
de Plaider coupable * !.

Il manque la cet ensemble une étude sur Les Clumes de MaldorfJ'l.


Mais elle allait si bien de soi qu'à la riguel..U" elle est sUl?<:rflue. A peine
est-il utile de dire des Poésies qu'elles répondent à ma po!!ltion. Les Poésies
de Lautréamont, n'est-ce pas la littérature « plaidant coupable »? Elles
surprenn~entl mais li elles IIOnt intelligibles, n'est-ce pas de mon point
Emi[y Brontë 1

Entre toutes les femmes, Emily Bronte semble avoir été


l'objet d'une malédiction privilégiée. Sa courte vie ne fut
malheureuse que modérément. Mais, sa pureté morale
intacte, elle eut de l'abîme du Mal 2 une expérience profonde.
Encore que peu d'êtres aient été plus rigoureux, plus coura-
geux, plus droits, elle alla jusqu'au bout de la connaissance
du Mal.

Ce fut la tâche de la littérature, de l'imagination, du rêve.


Sa vie, terminée à trente ans, la tint à l'écart de tout le possi-
ble. EUe naquit en 1818 et ne sortit guère du presbytère du
Yorkshire, à la campagne, dans les landes, où la rudesse du
paysage s'accordait à celle du pasteur irlandais qui ne sut
lui donner qu'une éducation austère, à laquelle l'apaisement
maternel manquait. Sa mère est morte de bonne heure, et ses
deux sœurs étaient elle-mêmes rigoureuses. Seul un frère
dévoyé sombra dans le romantisme du malheur. On sait que
les trois sœurs Brontë, en même temps que dans l'austérité
d'un presbytère, ont vécu dans le tumulte surchauffant de la
création littéraire. Une intimité de chaque jour les unit,
sans toutefois qu'Emily cessât de préserver la li solitude morale
où se développaient les fantômes de son imagination. Renfer m

elle semble au-dehors avoir été la douceur


active, dévouée. Elle vécut en une sorte de silence, que seule,
extérieurement, la littérature rompit. Le matin de sa mort, à la
suite d'une brève maladie pulmonaire, elle se leva comme
d'habitude, descendit au milieu des siens, ne dit et sans
s'être remise au lit, rendit le dernier souffle avant Elle
n'avait pas voulu voir de médecin.
12 La littérature et le mal

EUe laissait un petit nombre de poèmes et l'un des plus


beaux livres de la littérature de tous les temps, Wuthering
Heights.

Peut-être la plus belle, la plus profondément violente des


histoires d'amour ...
Car le destin, qui, selon l'apparence, voulut qu'Emily
Brontë, encore qu' l elle fût belle, ignorât l'amour absolument,
voulut aussi qu'eUe eut de la passion une connaissance
angoissée : cette connaissanc qui ne lie pas seulement
l'amour à la clarté, mais à la violence et à la mort - parce
que la mort est apparemment la vérité de l'amour. Comme
aussi bien l'amour est la vérité de la mort.

L'ÉROTISME EST L'APPROBATION DE LA VIE


JUSQ.UE DANS LA MORT

Je dois, sije parle d'Emily Brontë, aller jusqu'au bout ~'une


affirmation première 1.
L'érotisme est, je crois, l'approbation de la vie jusque
dans la mort. La sexualité li implique la mort, non seulement
dans le sens où les nouveaux venus prolongent et remplacent
les disparus, mais parce qu'elle met en jeu la vie de l'être qui
se reproduit. Se reproduire est disparaître, et les êtres
asexués les plus simples se subtilisent en se reproduisant. Ils ne
meurent pas, si, par la mort, on entend le passage de la
vie à la décomposition, mais celui qui était, se reproduisant,
cesse d'être celui qu'il était (puisqu'il devient double) '.
La mort individuelle n'est qu'un aspect de l'excès prolifé-
rateur de l'être. La reproduction sexuée n'est elleomême qu'un
aspect, le plus compliqué, de l'immortalité de la vie gagée
dans la reproduction asexuée. De l'immortalité, mais en
même de la mort individuelle. Nul animal ne peut
accéder à reproduction sexuée sans s'abandonner au mou Q

vement dont la forme accomplie est la mort. De toute façon,

On sait que Wuehering Heights li d'abord été traduit en français sous


le titre Les Hauts de Hurlevent (traduction Delebecque). « Wuthering
Heights J signifie en fait « Les hauts où le vent fait rage " c'est le nom
de la maison isolée, de la :maison maudite, qui centre le récit.
Emily Brontë 13

le fondement de l'effusion sexuelle est la négation de l'isole-


ment du moi, qui ne connaît la pamoison qu'en s'excédant,
qu'en se dépassant dans l'étreinte où la solitude de l'être se
perd. Qu'il s'agisse d'érotisme pur (d'amour-passion) ou de
sensualité des corps, l'intensité est la plus grande dans la
mesure où la destruction, la mort de l'être transparaissent.
Ce qu'on appelle le vice découle de cette profonde implica..
tion de la mort. Et le tourment de l'amour désincarné est
d'autant plus symbolique de la vérité dernière de l'amour
que la mort de ceux qu'il unit les approche et les frappe.
D'aucun amour d'êtres mortels, ceci ne peut être dit plus
à propos que de l'union des héros de Wuthering Hdghts, de
Catherine Earnshaw, de Heathcliff. Personne n'exposa cette
vérité avec plus de force qu'Emily Brontë. Non qu'elle l'ait
pensée sous la forme explicite que, dans ma lourdeur, je lui
donne. Mais parce qu'elle Je sentit et l'exprima mortellement,
en quelque sorte divinement 1.

L'ENFANCE, LA RAISON ET LE MAL

L'emportement mortel de Wuthering Heights est si fort qu'il


serait vain, selon moi, d'en parler sans épuiser, s'il est possi-
ble, la question qu'il a posée.
J'ai rapproché le vice (qui fut - qui reste même - dans
une manière de voir répandue, la forme significative du Mal)
des tourments de l'amour le plus pur.
ee rapprochement paradoxal prête à de pénibles confu-
sions;je m'efforcerai de le justifier.
En fait, Wuthering Heights, encore que les amours de
Catherine et de Heathcliff laissent la sensualité suspendue,
pose au sujet de la passion la question du Mal. Comme si le
Mal était le plus fort moyen d'exposer la passion.
Si l'on les formes sadiques du vice, le incarné
dans le livre Brontë, apparaît peut-être sous sa forme
la parfaite.

Nous ne pouvons tenir pour expressives du Mal ces actions


dont la fin est un bénéfice, un bienfait matériels. Ce béné--
sans doute, est égoïste, mais il importe peu si nous en
La lz'ttérature et le mal

attendons autre chose que le Mal luiomême, un avantage 1.


Tandis que, dans le sadisme, il s'agit de jouir de la destruction
contemplée, la destruction la plus amère étant la mort de
l'être humain. C'est le sadisme qui est le Mal: si l'on tue pour
un avantage matériel, ce n'est le véritable Mal, le Mal pur,
que si le meurtrier, par-delà l'avantage escompté, jouit d'avoir
frappé.
Pour mieux représenter le tableau du Bien et du Mal,
je remonterai à la situation fondamentale de Wuthering
Heights, à l'enfance, de laquelle date, dans son intégrité,
l'amour de Catherine et de Heathcliff. C'est la vie passée
en courses sauvages sur la lande, dans l'abandon des deux
enfants, qu'alors ne gênait nulle contrainte, nulle convention
(sinon celle qui s'oppose aux jeux de la sensualité; mais,
dans leur innocence, l'amour indestructible des deux enfants
se plaçait sur un autre plan). Peut-être même cet amour est-il
réductible au refus de renoncer à la liberté d'une enfance
sauvage, que n'avaient pas amendée les lois de la sociabilité
et de la politesse conventionnelle. Les conditions de cette vie
sauvage (en dehors du monde) sont élémentaires 1\. Emily
Bronte les rend sensibles - ce sont les conditions mêmes de ]a
poésie, d'une poésie sans préméditation, à laquelle l'un et
l'autre enfant refusèrent de se fermer. Ce que la société oppose
au libre jeu de la naïveté est la raison fondée sur le calcul dt'
l'intérêt. La société s'ordonne de manière à en rendre possi-
ble la durée. La société ne pourrait vivre si s'imposait la
souveraineté de ces mouvements primesautiers de l'enfance,
avaient lié les enfants dans un sentiment de complicité.
contrainte sociale aurait demandé aux jeunes sauvages
d'abandonner leur souveraineté naïve, eUe leur aurait
demandé de se plier aux raisonnables conventions des adultes:
raisonnables, calculées de telle façon que l'avantage de la
collectivité en résulte.
L'opposition est fortement marquée dans le livre d'Emily
Bronte. Comme le dit Jacques Blondel nous devons noter
dans le récit, « les sentiments se fixent l'âge de l'enfance
la vie de Catherine et de Heathc1iff Il. Mais si, par chance,
les enfants ont le pouvoir d'oublier un temps le monde des
à ce monde ils sont néanmoins promis. La catastrophe
survient. Heathcliff, l'enfant trouvé, est contraint de fuir
Blondel, EmilY Brontë. Expérience sPirituelle et a/aeion poIlique,
P·40611•
Emily Brontë 15

ie royaume merveilleux des courses avec Catherine dans la


lande. Et malgré sa durable rudesse, celle-ci renie la sauva-
gerie de son enfance: elle se laisse attirer par une vie aisée,
dont elle subit la séduction, en la personne d'un jeune, riche
et sensible l gentilhomme. A vrai dire, le mariage de Catherine
avec Edgar Linton possède une valeur ambiguë. Ce n'est
pas une déchéance authentique. Le monde de Thrushcross
Grange, où, près de Wuthering Heights, vivent Linton et
Catherine, n'est pas dans l'esprit d'Emily Brontë un monde
assis 2. Linton est généreux, il n'a pas renoncé la fierté natu-
relle de l'enfance, mais il compose. Sa souveraineté g'élève
au-dessus des conditions matérielles dont il bénéficie, mais
s'il n'était l'accord profond avec le monde assis 8 de la
raison, il n'en pourrait bénéficier. Heathcliff est donc
fondé, revenu riche d'un long voyage, à penser que Catherine
a trahi le royaume absolument souverain de l'enfance,
auquel, corps et âme, elle appartenait avec lui.
J'ai suivi, maladroitement, un récit où la violence effrénée
de Heathcliff s'exprime dans le calme et la simplicité de la
narratrice ...
Le sujet du livre est la révolte du maudit que le destin
chasse de son royaume, et que rien ne retient dans le désir
brûlant de retrouver le royaume perdu.
Je renonce à donner en détail une suite d'épisodes, dont
l'intensité 4 fascine. Je me borne à rappeler qu'il n'est pas
de loi ni de force, de convention ni de pitié qui arrête un
instant la fureur de Heathcliff : la mort elle-même, puisqu'il
est, sans remords et passionnément, la cause de la maladie
et de la mort de Catherine, que cependant il tient pour
sienne.
Je m'arrêterai sur le sens moral de la révolte née de l'ima-
gination et du rêve d'Emily Brontë.

Cette révolte est celle du Mal contre le Bien.


Elle est formellement déraisonnable.
Que veut dire ce royaume de l'enfance auque11a volonté
démoniaque 1) de Heathcliff refuse de renoncer? sinon l'impos-
sible, et la mort 6. Contre ce monde réel, que domine la rai..
son, que fonde la volonté de subsister, il est deux possibilités
de révolte. La plus commune, l'actuelle, se traduit dans la
contestation de son caractère raisonnable. Il est facile de
voir que le principe de ce monde réel n'est pas véritablement
16 La littératu.re et le mal

la :raison, mais la raison composant avec l'arbitraire, issu


des violences ou des mouvements puérils 1 du passé. Une
telle révolte expose la lutte du Bien contre le Mal, représenté
par ces violences ou ces vains mouvements. Heathcliff juge
le monde auquel il s'oppose : il ne peut certes l'identifier
au Bien puisqu'il le combat. Mais s'il le combat avec rage,
c'est lucidement: il sait qu'il représente le Bien et la raison 1.
n hait l'humanité et la bonté, qui provoquent en lui des
sarcasmes. Envisagé en dehors du récit - et du charme du
récit - son caractère semble même artificiel, fabriqué.
Mais il procède du rêve, non de la logique de l'auteur. Il
n'est pas dans la littérature romanesque de personnage qui
s'impose plus réellement, et plus simplement, que Heathcliff;
encore qu'il incarne une vérité première 3, celle de l'enfant
révolté contre le monde du Bien, contre le monde des adultes,
et, par sa révolte sans réserve, voué au parti du Mal.
Il n'est pas dans cette révolte de loi que Heathcliff ne se
plaise à transgresser. Il aperçoit que la belle-sœur de Cathe-
rine est éprise de lui: aussitôt il l'épouse, afin de faire au mari
de Catherine le plus de mal possible. Il l'enlève et, à peine
épousée, la bafoue; puis la traitant sans ménagement, il la
mène au désespoir. Ce n'est pas à tort que Jacques Blondel·
rapproche ces deux phrases de Sade et d'Emily Brontê.
Sade prête à l'un des bourreaux de Justine ce propos : « Quelle
action voluptueuse que celle de la destruction. Je n'en con-
nais pas qui chatouille plus délicieusement; il n'est pas
d'extase semblable à celle que l'on goûte en se livrant à cette
divine infamie. » Emily Brontë fait de son côté parler Heath..
cliff: Il Si j'étais né dans un pays où les lois sont moins rigou-
reuses et les goûts moins délicats, je m'offrirais le plaisir de
procéder à une lente vivisection de ces deux êtres, pour passer
la soirée en guise d'amusement. »

ET TRANSGRESSION

elle l'invention d'un personnage aussi o alrl al. te..


ment 4 dévoué au Mal représenterait, de la part d'une jeune
op. cit., p. 386.
Emily Brontë 17

fiUe l morale et sans expérience, un paradoxe. Mais surtout,


voici pourquoi l'invention de Heathcliff est troublante.
Catherine Earnshaw est elleomême absolument morale. Elle
l'est si bien qu'elle meurt de ne pouvoir se détacher de celui
qu'elle aimait enfant. Mais sachant que le Mal est en lui
intimement, elle l'aime au point de dire de lui la phrase déci..
sive : « 1 am HeathclijJ(Je suis Heathcliff).))
De cette façon, le Mal, envisagé authentiquement, n'est
pas seulement le rêve du méchant, il est en quelque sorte le
rêve du Bien. La mort est la punition, recherchée, accueillie,
de ce rêve insensé l, mais rien ne peut faire que ce rêve ne
soit pas rêvé. Ille fut de la malheureuse Catherine Earnshaw.
Mais dans la même mesure, il faut dire qu'HIe fut d'Emily
Brontë. Comment douter qu'Emily Bronte, qui mourut
d'avoir vécu les états qu'elle a décrits, ne se soit de quelque
manière identifiée à Catherine Earnshaw?
Il y a dans Wuthering Heights un mouvement. comparable
à celui de la tragédie grecque, en ce sens que le sujet de ce
roman est la transgression tragique de la loi. L'auteur de la
tragédie était d'accord avec la loi dont il décrivait la trans-
gression, mais il fondait l'émotion sur la sympathie .qu'il
éprouvait, et que, l'éprouvant, il communiquait, pour le
transgresseur de la loi. L'expiation est dans les deux cas
engagée dans la transgression 8. Heathcliff connaît, avant de
mourir, en mourant, une étrange béatitude, mais cette
béatitude effraie, elle est tragique. Catherine, aimant Heath-
cliff, meurt d'avoir enfreint, sinon dans sa chair, dans l'esprit,
la loi de fidélité; et la mort de Catherine est le « perpétuel
tourment l$ que pour sa violence endure Heathcliff.
La loi dans Wuthering Heights, comme dans la tragédie
grecque, n'est pas en elle-même dénoncée, mais ce qu'elle
interdit n'est pas un domaine où l'homme n'a rien à faire.
Le domaine interdit est le domaine tragique, ou mieux 4,
c'est le domaine sacré. Il est vrai, l'humanité l'exclut,
le magnifier. L'interdit divinise ce dont il défend
subordonne cet accès à l'expiation - à la mort -,
mais l'interdit n'en est pas moins une invite, en même temps
obstacle L'enseignement de Wuthering Heights, celui
tragédie grecque - et plus loin de toute religion -,
c'est qu'il est un mouvement de divine ivresse, que ne peut
supporter le monde raisonnable des calculs. Ce mouvement
est contraire au Bien. Le Bien se fonde sur le souci de l'intérêt
18 La littérature et te mal

commun, qui implique, d'une manière essentielle 1, la consi-


dération de l'avenir. La divine ivresse, à laquelle s'apparente
le « mouvement primesautier li de l'enfance, est en entier
dans le présent. Dans l'éducation des enfants, la préférence
pour l'instant présent est la commune définition du Mal.
Les adultes interdisent à ceux qui doivent parvenir à la
(1 maturité»! le divin royaume de l'enfance. Mais la condam-

nation de l'instant présent au profit de l'avenir, si elle est


inévitable, est une aberration si elle est dernière. Non moins
que d'en interdire l'accès facile et dangereux, il est nécessaire
de retrouver le domaine de l'instant (le royaume de l'enfance),
et cela demande ::1 la transgression temporaire de l'interdit.
La transgression temporaire est d'autant plus libre que
l'interdit est tenu pour intangible. Aussi bien Emily Brontë
- et Catherine Earnshaw - , qui nous apparaissent l'une et
l'autre sous le jour de la transgression - et de l'expiation-,
relèvent-elles moins de la morale que de l'hypermorale.
C'est une hypermorale qui est à l'origine du défi à la morale
qui d'abord est le sens de Wuthering Heights. Sans faire appel
à la représentation générale introduite ici, Jacques Blondel
a le juste sentiment de ce rapport. « Emily Brontë, écrit-il *,
se révèle... capable de cet affranchissement qui la libère
de tout préjugé d'ordre éthique ou social. Ainsi se dévelop-
pent plusieurs vies, comme un faisceau multiple, dont cha-
cune, si l'on songe aux principaux antagonistes du drame,
traduit une libération totale vis-à-vis de la société et de la
morale. Il y a une volonté de rupture avec le monde, pour
mieux étreindre la vie dans sa plénitude et découvrir dans la
création artistique ce que la réalité refuse. C'est le réveil,
la mise en jeu proprement dite, de virtualités encore insoup-
çonnées. Que cette libération soit nécessaire à tout artiste
est incontestable; elle peut être ressentie Plus intensément che<.
ceux en qui les valeurs éthiques sont le plus fortement ancrées **. )
C'est enfin cet accord intime de la transgression de la loi
morale et de l'hyperrnorale qui est le sens dernier de Wuthe-
Heights. Par ailleurs **., Jacques Blondel a décrit atten-
tivement le monde religieux, protestantisme influencé des
souvenirs d'un méthodisme exalté, où se forma la jeune Emily
Brontë. tension morale et la rigueur étreignaient ce
op. cil., p. 406 .
•* Souligné par moi .
... Op. cit., p. 109-118.
Emily Brontë 19

monde. Cependant la rigueur mise en jeu dans l'attitude


d'Emily BronW diffère de celle sur laquelle se fondait la tra-
gédie grecque. La tragédie est au niveau des interdits reli-
gieux élémentaires, tels celui du meurtre ou la loi de l'inceste,
que ne justifie pas la raison. Emily Brontë s'était émancipée
de l'orthodoxie; elle s'éloigna de la simplicité et de la naïveté
chrétiennes, mais elle participait de l'esprit religieux de sa
famille. Surtout dans la mesure où le christianisme est très
stricte fidélité au Bien, que fonde la raison. La loi que viole
Heathcliff - et que, l'aimant malgré sa volonté, Catherine
Earnshaw viole avec lui, - est d'abord la loi de la raison.
C'est tout au moins la loi d'une collectivité que le christia-
nisme a fondée sur un accord de l'interdit religieux primitif,
du sacré et de la raison :1<. Dieu, fondement du sacré, échappe
en partie dans le christianisme aux mouvements de violence
arbitraire qui, dans les temps les plus ancie.ns, fondaient le
monde divin. Un glissement avait commencé dans ces condi-
tions : ce qu'essentiellement l'interdit primitif exclut est la
violence 1 (en pratique, la raison a le même sens que l'inter-
dit, l'interdit primitif a lui-même en fait une conformité
lointaine avec la raison). Il y a une équivoque, dans le chris-
tianisme, entre Dieu et la raison - équivoque qui d'ailleurs
nourrit le malaise, d'où l'effort en sens contraire du jansé-
nisme, par exemple. Ce qui, à l'issue de la longue équivoque
chrétienne, éclate dans l'attitude d'Emily Brontë est, à la
faveur d'une solidité morale intangible, le rêve d'une violence
sacrée que n'atténuerait nulle composition, nul accord avec
la société organisée.
Le chemin du royaume de l'enfance - dont les mouve-
ments procèdent de la naïveté et de l'innocence - est retrouvé
de cette façon, dans l' Iwrreur 2 de l'exPiation.
La pureté de l'amour est retrouvée dans sa vérité intime,
qui, je l'ai dit, est celle de la mort.
La mort et l'instant d'une ivresse divine se confondent
en ce qu'ils s'opposent également aux intentions du Bien,
fondées sur le calcul de la raison. Mais, s'y opposant, la mort
et l'instant sont la fin dernière et l'issue de tous les calculs.
Et la mort est le signe de l'instant, qui, dans la mesure où il
est l'instant, renonce à la recherche calculée de la durée.

II est certain que, dans les limites du christianisme, la raison com Q

pose avec les conventions sociales, expressives d'abus.


20 La littérature et le mal

L'instant de l'être individuel nouveau dépendit de la mort


des êtres disparus. Si ces derniers n'avaient pas disparu, la
place aurait manqué pour les nouveaux. La reproduction
et la mort conditionnent le renouveau immortel de la vie;
ils conditionnent l'instant toujours nouveau. C'est pourquoi
nous ne pouvons avoir de l'enchantement de la vie qu'une
vue tragique, mais c'est aussi pourquoi la tragédie est le signe
de l'enchantement.
Il se peut que ceci, tout le romantisme l'annonce *, mais
entre tous c'est le chef-d'œuvre tard venu qu'est Wuthering
Heights qui l'annonce le plus humainement 1.

LA LITTÉRATURE, LA. LIBERTÉ


ET L'EXPÉRIENCE MYSTIQ.UE

Le plus remarquable dans ce mouvement est qu'un tel


enseignement ne s'adresse pas, comme celui du christianisme
- ou celui de la religion antique -, à une collectivité
Jrdonnée dont il serait devenu le fondement. Il s'adresse à
l'individu, isolé et perdu, auquel il ne donne rien que dans
l'instant: il est seulement littérature. C'est la littérature, libre
et inorganique, qui en est la voie. De ce fait, il est moins que
l'enseignement de la sagesse païenne, ou de l'Église, amené
à composer avec la nécessité sociale, représentée souvent
par des conventions (par des abus), mais aussi par la raison.
Seule la littérature pouvait mettre à nu le jeu de la transgres-
sion de la loi - sans laquelle la loi n'aurait pas de fin -
indéPendamment d'un ordre à créer. La littérature ne peut assu-
mer la tâche d'ordonner la nécessité collective. Il ne lui
convient pas de conclure : « ce que j'ai dit nous engage au
respect fondamental des lois de la cité»; ou, comme le chris-
tianisme le fait: « ce que j'ai dit (la tragédie de l'Évangile)
nous engage dans la voie du Bien ) (c'estQà-dire, en fait, de la
raison). La littérature est même, comme la transgression de
morale, un danger.
inorganique, elle est irresponsable. Rien ne repose
sur elle. Elle peut tout dire.
• Jacques Blondel a noté tout ce qu'Emily Brontë devait au roman Q

wme, en particulier à Byron, que, certainement, elle a lu.


Emily Brontë 21

Ou plutôt elle serait un grand danger si eUe n'était (dans


la mesure où elle est authentique, et dans l'ensemble) l'expres-
sion de ceux en qui les valeurs éthiques sont le plus profon-
t(

dément ancrées Ce n'est pas clair en ce sens que l'aspect


)1.

de la révolte est souvent le plus voyant, mais la tâche litté-


raire authentique n'est concevable que dans le désir d'une
communication fondamentale avec le lecteur. (Je ne parle
pas de la masse des livres destinée à donner le change, à
bon compte, au grand nombre.)
A la vérité, ce dont est voisine la littérature liée depuis le
romantisme à la décadence de la religion (en ceci que, sous
une forme moins importante, moins inévitable, elle tend à
revendiquer, discrètement, l'héritage de la religion) est
moins le contenu de la religion que celui du mysticisme,
qui en est, dans la marge, un aspect presque asocial. De même,
le mysticisme est plus voisin de la vérité l que je m'efforce
d'énoncer. Sous le nom de mysticisme, je ne désigne pas les
systèmes de pensée auxquels est donné ce nom vague : je
songe à l' expérience mystique », aux états mystiques »
t( t(

éprouvés dans la solitude. Dans ces états, nous pouvons


connaître une vérité différente de celles qui sont liées à la per-
ception des objets (puis du sujet, liées enfin aux conséquences
intellectuelles de la perception). Mais cette vérité n'est pas
formelle. Le discours cohérent n'en peut rendre compte. Elle
serait même incommunicable, si nous ne pouvions l'aborder
par deux voies : la poésie et la description des conditions
dans lesquelles il est commun d'accéder à ces états.
D'une manière décisive l, ces conditions répondent aux
thèmes dont j'ai parlé, qui fondent l'émotion littéraire
authentique. C'est toujours la mort - tout au moins, la ruine
du système de l'individu isolé à la recherche du bonheur
dans la durée - qui introduit la rupture sans laquelle nul ne
parvient à l'état de ravissement III. Ce qui est retrouvé est.
toujours en ce mouvement de rupture et de mort l'innocence
et l'ivresse de l'être, L'être isolé se perd en autre chose que

iii La mystique chrétienne est fondée sur la « mort à soi-même 1. La


mystique orientale a les mêmes fondements. !! Pour l'Inde, écrit Mircea
Eliade, la connaissance métaphysique se traduit en termes de rupture
et de mort... (et) cette connaissance implique... une suite de nature
mystique ... Le y~in s'efforce de se désolidariser de la condition profane...
il rêve de " mourU' à cette vie ". En effet, nous assistoIl3 à une mort suivie
de renaissance, à autre mode d'être : celui qui est repré3enté par la
délivrance. 1 (/4 Immortalill Il liberU, Payot, 19,54, p. 18-19.)
22 La littérature et le mal

lui. Peu importe la représentation donnée de « l'autre chose ».


C'est toujours une réalité dépassant les limites communes.
Même si profondément illimitée qu'avant tout ce n'est pas
une chose: ce n'est rien. « Dieu est néant », énonce Eckhart.
Dans le domaine de la vie commune, l' « être aimé» lui-même
n'est~il pas la levée des limites des autres (le seul être dans
lequel nous ne sentons plus, ou nous sentons moins, les limites
de l'individu cantonné dans un isolement qui l'étiole 1)?
Ce qui appartient en particulier à l'état mystique est la ten-
dance à supprimer radicalement -- systématiquement-
l'image multiple du monde où se situe l'existence individuelle
à la recherche de la durée. Dans un mouvement immédiat
(comme celui de l'enfance ou de la passion), l'effort n'est
pas systématique: la rupture des limites est passive, ce n'est
l'effet d'une volonté intellectuellement tendue. L'image
ce monde est seulement sans cohérence, ou, si elle a déjà
trouvé sa cohésion, l'intensité de la passion l'excède: il est
vrai que la passion recherche la durée de la jouissance
éprouvée dans la perte de soi, mais son premier mouvement
n'est-il pas l'oubli de soi pour l'autre? Nous ne pouvons douter
de l'unité fondamentale de tous les mouvements par lesquels
nous échappons au calcul de l'intérêt, dans lesquels nous
éprouvons l'intensité de l'instant présent. Le mysticisme
échappe à la spontanéité de l'enfance, comme à la condition
accidentelle de la passion. Mais il emprunte l'expression
des transes au vocabulaire de l'amour, et la contemplation
libérée de la réflexion discursive a la simplicité d'un rire
d'enfant.

Il est, je le crois, décisif d'insister sur les aspects voisins


d'une tradition littéraire moderne et de la vie mystique. Le
rapprochement s'impose d'ailleurs s'il s'agit d'Emily Brontë.
En particulier, l'ouvrage récent de Jacques Blondel fait
délibérément état de son expérience mystique, comme si Emily
Brontë avait eu, de même que Thérèse d'Avila, des visions,
moments d'extase. Jacques Blondel s'avance peut~être
sans raisons. Aucun témoignage, rien de positif
une interprétation qu'il ne fait à vrai dire que
dé'/ell)DI>er. D'autres avant lui avaient eu le sentiment de traits
communs rapprochant les états spirituels d'une sainte Thé-
de ceux qu'Emily Brontë exprima dans sa poésie. Il est
douteux néanmoins que l'auteur de Heights ait
Ernay Brontë 23
connu la descente en soi-même méthodique qu'est essentiel-
lement, dans son principe, une exPérience 'lf!Ystique définie.
Jacques Blondel allègue un certain nombre de passages des
poèmes. Ils décrivent en effet des sentiments aigus et des états
d'âme troubles, qui répondent à toutes les possibilités d'une
vie spirituelle angoissée, portée à l'exaltation intense. Ils
expriment une expérience infiniment profonde, infiniment
violente, des tristesses ou des joies de la solitude. Rien à vrai
dire ne permet de distinguer clairement une telle expérience,
telle qu'une expression poétique parfois la prépare et la porte,
d'une recherche plus ordonné.e, soumise aux principes d'une
religion, du moins d'une représentation du monde (positive
ou négative). Même, en un sens, ces mouvements éperdus,
que le hasard conduit, et qui ne se libèrent jamais des données
d'une réflexion décousue, sont parfois les plus riches. Le monde
que nous révèlent - d'une manière imprécise - les poèmes
est certainement immense, et il est bouleversant. Mais nous
ne pouvons pour le définir l'assimiler de trop près au monde
relativement connu que les grands mystiques ont décrit.
C'est un monde moins calme, plus sauvage, dont la violence
n'est pas résorbée dans une illumination lente et longuement
vécue. C'est, pour tout dire, un monde plus voisin de l'indi-
cible tourment dont Wuthering Heights est l'expression.
Mais je ne voudrais perdre aucune soziffrance, /li supporter une moindre
torture;
Plus l'angoisse supplicie, plus vite elle bénit.
Et perdue dans les flammes de l'enfir ou brillant d'un éclat céleste,
Si elle annonce la Mort, la vision est divine"'.

Tels sont à mes yeux les vers qui donnent l'image la plus
forte et la plus personnelle du mouvement propre à la poésie
- descriptive d'états d'âme - d'Emily Brontë.
Il importe peu finalement de savoir si, dans cette voie,
Emily Brontë connut, ou non, ce que nous nommons expé-
rience mystique. Mais de cette expérience elle atteignit
apparemment le sens dernier.

The Prisoner. Ce poème est donné, mais incomplet, d'ailleurs sans


titre, dans Emily Brontë, Les Orages du cœur. Traduction par Mireille
Best, Seghers, 1950, p. 43-45· Je ne cite pas cette traduction qui, versifiée,
s'éloigne un peu du texte. Mais le texte anglais l'accompagne. Je donne
ici le dernier vers de l'original que le français rend mal : « If il but lurald
Death, the vision is divine. »
24 La l,~téTatuTe et le mal

~ Tout porte à croire, écrit André Breton *, qu'il existe


un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et
l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incom-
municable cessent d'être perçus contradictoirement 1. »
J'ajouterai: le Bien et le Mal, la douleur et lajoie. Ce point,
une littérature violente et la violfnce de l'expérience mysti-
que le désignent l'une et l'autre. La voie importe peu : le
point seul importe.

Mais il importe encore de voir que Wuthering Heights, la


plus violente, et la plus poétique, des œuvres d'Emily Brontê,
est le nom du «haut lieu» où se révèle la vérité. C'est le nom
d'une maison maudite, où Heathcliff, accueilli, introduit la
malédiction. Paradoxe saisissant, loin de ce lieu maudit,
« les êtres dépérissent *. li. En effet la violence que Heathcliff
y a fait régner est en même temps principe d'un malheur et
d'un bonheur que seuls « ravissent les violents li. La fin du
très sombre récit d'Emily Brontë est la brusque apparition
d'un rayon de tendre lumière.
Dans la mesure où la violence étend son ombre sur lui,
où l'être voit la mort « bien en face li, la vie est pur bienfait.
Rien ne peut la détruire. La mort est la condition de son
renouveau.

LA SIGNIFICATION DU MAL

Le Mal, dans cette coïncidence des contraires, n'est plus


le principe opposé d'une manière irrémédiable à l'ordre
naturel, qu'il est dans les limites de la raison. La mort, étant
la condition de la vie, le Mal, qui se lie dans son essence à
la mort, est aussi, d'une manière ambiguê, un fondement
de l'être. L'être n'est pas voué au Mal, mais il doit, s'HIe
peut, ne pas se laisser enfermer dans les limites de la raison.
Il doit d'abord accepter ces limites, il lui faut reconnaître
la nécessité du calcul de l'intérêt. Mais aux limites, à la
nécessité qu'il reconnaît, il doit savoir qu'en lui une part
irréductible, une part souveraine échappe.
Lu Manifestes du nmlalisme. Il Second Manifeste Il (1930) •
•• J. Blondel, EmilY Brontë..., p. 389.
Emily Brontë 25
Le Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la
mort, où il est un défi, comme il l'est dans toutes les formes
de l'érotisme, n'est d' ailleurs jamais l'objet que d'une condam o

nation ambiguë. C'est le Mal assumé glorieusement, comme


l'est, de son côté, celui que la guerre assume, dans des condi-
tions qui se révèlent de nos jours irrémédiables. Mais la guerre
a l'impérialisme comme conséquence... Il serait d'ailleurs
vain de dissimuler que, dans le Mal, toujours un glissement
vers le pire apparaît, qui justifie l'angoisse et le dégoût.
Il n'en est pas moins vrai que le Mal, envisagé sous le jour
d'une attirance désintéressée vers la mort, diffère du mal dont
le sens est l'intérêt égoïste. Une action criminelle « crapu-
leuse 1 » s'oppose à la « passionnelle 1 ». La loi les rejette l'une
et l'autre, mais la littérature la plus humaine est le haut lieu
de la passion. Pour autant, la passion n'échappe pas à la
malédiction: seule une Il part maudite» cst réservée, à ce qui,
dans une vie humaine, a le sens le plus chargé *. La malé o

diction est le chemin:t de la bénédiction la moins illusoire.


Un être fier accepte loyalement les conséquences les plus
mauvaises de son défi. Parfois même, il lui faut aller au-
devant. La (( part maudite » est ceBe du jeu, de l'aléa, du
danger. C'est celle encore de la souveraineté, mais la souve-
raineté s'expie. Le monde de Wuthering Heights cst le monde
d'une souveraineté hirsute et hostile. C'est aussi le monde
de l'expiation. L'expiation donnée, le sourire auquel essentiel-
lement la vie demeure égale y transparaît.

Dans La Part maudite (Éd. de Minuit, 1949), j'ai tenté de représenter


les fondements que cette manière de voir a dans l'histoire des religions,
et dans celle de l'économie 3.
Baudelaire 1

L'HOMME NE PEUT g' AIMER JUSQ.U' AU BOUT


S'IL NE SE CONDAMNE 2

Sartre a défini en termes précis la position morale de Bau-


delaire *. « Faire le Mal pour le Mal, c'est très exactement
faire tout exprès le contraire de ce que l'on continue d'affirmer
comme le Bien. C'est vouloir ce qu'on ne veut pas - puisque
l'on continue d'abhorrer les puissances mauvaises - et ne
pas vouloir ce qu'on veut - puisque le Bien se définit tou-
jours comme l'objet et la fin de la volonté profonde. Telle est
justement l'attitude de Baudelaire. Il y a entre ses actes et
ceux du coupable vulgaire la différence qui sépare les messes
noires de l'athéisme. L'athée ne se soucie pas de Dieu, parce
qu'il a décidé une fois pour toutes qu'il n'existait pas. Mais
le prêtre des messes noires hait Dieu parce qu'Il est aimable,
le bafoue parce qu'Il est respectable; il met sa volonté à nier
l'ordre établi, mais, en même temps, il conserve cet ordre et
l'affirme plus que jamais. Cessât-il un instant de l'affirmer
sa conscience redeviendrait d'accord avec elle-même, le
Mal d'un seul coup se transformerait en Bien, et, dépassant
tous les ordres qui n'émaneraient pas de lui-même, il émer-
gerait dans le néant, sans Dieu, sans excuses, avec une res q

ponsabilité totale. )} Ce jugement ne peut être contesté.


Plus loin, l'intérêt de la manière de voir de Sartre se précise :
« Pour que la liberté soit vertigineuse, elle doit choisir ...

• J.-P. Sartre, Baudelaire. Précédé d'une note de Michel Leiris. Galli-


mard, 1946. In-I6, p. 80-81. La présente étude sur Baudelaire été
écrite à l'occasion de la publication du livre de Sartre.
28 La UttératuTe et le mal

d'avoir infiniment tort. Ainsi est-elle unique, dans cet univers


tout entier engagé dans le Bien; mais il faut qu'elle adhère
entièrement au Bien, qu'elle le maintienne et le renforce,
pour pouvoir se jeter dans le Mal. Et celui qui se damne
acquiert une solitude qui est comme l'image affaiblie de la
grande solitude de l'homme vraiment libre ... En un certain
sens, il crée : il fait apparaître dans un univers où chaque
élément se sacrifie pour concourir à la grandeur de l'ensemble,
la singularité, c'est-à-dire la rébellion d'un fragment, d'un
détail. Par là, quelque chose s'est produit qui n'existait pas
auparavant, que rien ne peut effacer et qui n'était aucune-
ment préparé par l'économie rigoureuse du monde: il s'agit
d'une œuvre de luxe, gratuite, et imprévisible. Notons ici
le rapport du Mal et de la poésie: lorsque, par-dessus le mar-
ché, la poésie prend le Mal pour objet, les deux espèces
de créations à responsabilité limitée se rejoignent et se fon-
dent, nous possédons, pour le coup, une fleur du Mal. Mais la
création délibérée du Mal, c'est-à-dire la faute, est accepta..
tion et reconnaissance du Bien; elle lui rend hommage et,
en se baptisant elle-même mauvaise, elle avoue qu'elle est
relative et dérivée, que, sans le Bien, elle n'existerait pas. »
Sartre indique au passage et sans insister le rapport du Mal
et de la poésie. Il n'en tire pas de conséquence. Cet élément
de Mal est très apparent dans les œuvres de Baudelaire. Mais
entre-t-il dans l'essence de la poésie? Sartre n'en dit rien.
Il désigne seulement sous le nom de liberté cet état possible
où l'homme n'a plus l'appui du Bien traditionnel - ou de
l'ordre établi. Comparée à cette position majeure, il définit
comme mineure l la position du poète. Baudelaire « n'a jamais
dépassé le stade de l'enfance li. « Il a défini le génie comme
" l'enfance retrouvée à volonté" •. L'enfance vit dans la foi.
Mais si « l'enfant grandit, dépasse les parents de la tête,
et regarde par-dessus leur épaule », il lui est loisible de voir
que« derrière eux, il n'y a rien .* li. «Les devoirs, les rites, les
obligations précises et limitées ont disparu d'un coup. Injus-
tifié, injustifiable, il fait brusquement, l'expérience de sa
terrible liberté. Tout est à commencer : il émerge soudain
dans la solitude et le néant. C'est ce dont Baudelaire ne veut
à aucun prix •• *.
• J.-P. Sartre, Baudelaire, p. 59.
"'''' Ibid., p. 60.
"''''. Ibid., p. 61.
Baudelaire 29

En un point 1 de son exposé·, Sartre reproche à


Baudelaire d'envisager El la vie morale sous l'aspect d'une
contrainte... et jamais d'une recherche gémissante... ». Mais
ne pouvons~nous dire de la poésie (pas seulement de la poésie
de Baudelaire) qu'eIle est « recherche gémissante li, il est vrai
recherche et non possession, d'une vérité morale que Sartre
semble peut-être à tort avoir atteinte? Sans en avoir eu l'inten-
tion, Sartre a lié de cette façon le problème moral à celui de
la poésie. Il cite une déclaration tardive (d'une lettre à Ancelle
du 18 février 1866) : t( Faut-il vous dire à vous, qui ne l'avez
pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce j'ai
mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (tra..
vestie), toute ma haine, toute ma malchance. Il est vrai que
j'écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que
c'est un livre d'art pur, de singerie, de jonglerie, et je mentirai
comme un arracheur de dents. Il Sartre insère cette citation·.
dans un développement où il a montré que Baudelaire
admettait la morale de ses juges, donnant Les Fleurs du mal
tantôt pour un divertissement (une œuvre d'Art pour l'Art),
tantôt ft pour une œuvre édifiante destinée à inspirer l'horreur
du vice ». La lettre à Ancelle a sans doute plus de sens que les
déguisements z. Mais Sartre a simplifié un problème qui met
en question les fondements de la poésie et de la morale.
Si la liberté - on acceptera qu'avant même de la justifier,
j'énonce une proposition - est l'essence de la poésie; et si la
conduite libre, souveraine, mérite seule une ft recherche gémis-
sante Il, j'aperçois aussitôt la misère de la poésie et les cha1nes
de la liberté. La poésie peut verbalement fouler aux pieds
l'ordre établi, mais elle ne peut se substituer à lui 8. Quand
l'horreur d'une liberté impuissante engage virilement le poète
dans l'action politique, il abandonne la poésie. Mais dès lors
il assume la responsabilité de l'ordre à venir, il revendique la
direction de l'activité, l'attitude majeure: et nous ne pouvons
manquer de saisir à le voir que l'existence poétique, où nous
aoen:eV10I1S la possibilité d'une attitude souveraine, est vraiment
mineure, qu'eHe n'est qu'une attitude d'enfant,
jeu gratuit. La liberté serait à la rigueur un pouvoir
l'enfant: elle ne serait plus pour l'adulte engagé dans
l'ordonnance obligatoire de l'action qu'un rêve, un
30 La littérature et le mal

une hantise. (La liberté n'est..eIIe pas le pouvoir qui manque à


Dieu, ou qu'il n'a que verbalement, puisqu'il ne peut déso-
béir à l'ordre qu'il est, dont il est garant? La profonde liberté
de Dieu disparaît du point de vue de l'homme aux yeux
duquel Satan seul est libre.) Mais qu'est-ce au fond, dit
f(

Sartre *, que Satan, sinon le symbole des enfants désobéis-


sants et boudeurs qui demandent au regard paternel de les
figer dans leur essence singulière et qui font le Mal dans le
cadre du Bien pour affirmer leur singularité et la faire consa-
crer? Il Évidemment la liberté de l'enfant (ou du diable)
est limitée par l'adulte (ou par Dieu) qui en fait une dérision
(qui la minorise) : l'enfant nourrit dans ces conditions des
sentiments de haine et de révolte, que freinent l'admiration
et l'envie. Dans la mesure où il glisse à la révolte 1, il assume
la responsabilité de l'adulte. Il peut, s'il le veut, s'aveugler
de plusieurs façons : prétendre s'emparer des prérogatives
majeures de l'adulte, sans admettre pour autant les obliga-
tions qui leur sont liées (c'est l'attitude naïve, le bluff qui
demande la parfaite puérilité); prolonger une vie libre aux
dépens de ceux qu'il amuse (cette liberté boiteuse est tra-
ditionnellement le fait des poètes 2); payer les autres et lui-
même de mots, lever par l'emphase le poids d'une réalité
prosaïque. Mais le sentiment de l'imposture ainsi qu'une
mauvaise odeur est lié à ces pauvres possibles 3, S'il est vrai
que l'impossible en quelque sorte choisi, en conséquence
admis, n'est pas moins malodorant, si l'insatisfaction dernière
(celle dont l'esprit se satisfait) est elle-même une imposture,
du moins y aDt~il une misère privilégiée qui s'avoue telle 4,
Elle s'avoue dans la honte. Le problème que la maladresse
de Sartre soulève ne peut être résolu facilement. S'il est vrai
qu'à bien des égards l'attitude de Baudelaire est malheureuse,
l'accabler semble bien le parti le moins humain. Ille faudrait
pourtant, si nous ne prenions à notre compte l'attitude ina-
vouable de Baudelaire, qui, délibérément, refuse d'agir en
homme accompli, c'est-à-dire en homme prosaïque. Sartre
raison : Baudelaire a choisi d'être en faute, comme un
enfant. Mais avant de le juger malencontreux nous devons
nous demander de quelle sorte de choix il s'agit. Se fit-il
défaut? n'est-il qu'une erreur déplorable? Au contraire
eut-il lieu par excès? d'une façon misérable déci..
Baudelaire 31

sive pourtant? Je me demande même: un tel choix n'est-il pas,


dans son essence, celui de la poésie? N'est-il pas celui de
l'homme?
C'est le sens de mon livre.
Je crois que l'homme est nécessairement dressé contre
lui-même et qu'il ne peut se reconnaître, qu'il ne peut s'aimer
jusqu'au bout, s'il n'est pas l'objet d'une condamnation.

Li!. MONDE PROSAÏQ.UE DE L'ACTIVITÉ


ET LE MONDE DE LA POÉSIE

Les propositions qui précèdent entraînent dans un monde


que je ne puis reprocher à Sartre d'ignorer. Ce monde nou-
veau, ce livre en tente la découverte. Il n'apparaîtra cepen-
dant qu'à la longue, lentement ...
« Si l'homme ne fermait pas souverainement les yeux, écrit
René Char, il finirait par ne plus voir ce qui vaut la peine
d'être regardé. Il Mais, « ... pour nous autres, affirme Sartre .,
c'est assez de voir l'arbre ou la maison. Tout absorbés à les
contempler, nous nous oublions nous-mêmes. Baudelaire
est l'homme qui ne s'oublie jamais. Il se regarde voir, il
regarde pour se voir regarder, c'est sa conscience de l'arbre,
de la maison qu'il contemple et les choses ne lui apparaissent
qu'au travers d'elle, plus pâles, plus petites, moins touchantes,
comme s'il les apercevait à travers une lorgnette. Elles ne
s'indiquent point les unes les autres, comme la flèche montre
la route, comme le signet montre la page... Leur mission
immédiate est au contraire de renvoyer à la conscience de
soi ». Et plus loin ** : « Il y a une distance originelle de Bau-
delaire au monde qui n'est pas la nôtre: entre les objets et lui
s'insère toujours une translucidité un peu moite, un peu trop
adorante, comme un tremblement d'air chaud, l'été. }) L'on
ne saurait mieux ni plus précisément la distance
de la vision poétique à ceUe de chaque jour. Nous nous
oublions quand la flèche montre la route, ou le signet, la
page : mais cette vision n'est pas souveraine, elle est subor-
donnée à la recherche de la route (que nous aHons prendre),
'" J.-P. Sartre, Baudelaire, p. 25-26.
$$ Ibid., p. a6.
32 La litUrature et le mal

de la page (que nous allons lire). En d'autres termes, le pré-


sent (la flèche, le signet), est ici déterminé par le futur (la
route, la page). !( C'est, selon Sartre *, cette détermination
du présent par le futur, de l'existant par ce qui n'est pas
encore... que les philosophes appellent aujourd'hui trans-
cendance. » Il est vrai que, dans la mesure où la flèche, le
signet ont cette signification transcendante, ils nous suppri-
ment, et nous nous ou hlions si nous les regardons de cette
façon subordonnée. Tandis que les choses !( plus pâles, plus
petites» et, nous est-il dit, ct moins touchantes », sur lesquelles
Baudelaire ouvre (si l'on veut ferme) souverainement les yeux
ne le suppriment pas, au contraire, n'ayant !( d'autre mis..
sion que de lui donner l'occasion de se contempler pendant
qu'il les voit ** ».
Je dois faire observer que la description de Sartre, encore
qu'elle ne s'éloigne pas de son objet, pèche dans l'interprétation
qui en est donnée par une confusion. Je regrette, pour bien le
montrer, d'entrer ici dans un long développement philoso-
phique.
Je ne parIerai pas d'un enchevêtrement de pensée qui amène
Sartre à représenter « les choses» de la vision poétique âe Baude-
laire comme « moins touchantes Il que la flèche d'un poteau indi-
cateur ou le signet d'un livre (il s'agit ici de caté~ories, l'une des
objets qui s'adressent à la sensibilité, la secon<1e de ceux qui
s'adressent à la connaissance pratique). Mais ce ne sont pas la
flèche et la route que Sartre envisage comme transcendants
(j'ai dû couper la phrase citée J?our m'en servir "'$III), ce sont les
objets de la contemplation poétIque. J'admets que cela est con..
forme au vocabulaire qu'il a choiSI, mais dans ce cas l'insuffisance
du vocabulaire ne permet pas de suivre une Deposition profonde.
Baudelaire désireraIt 1( trouver, nous dit-on **'" ,en chaque réalité
une insatisfaction figée, un appel vers autre chose, une transcen-
dance objective ... li. La transcendance ainsi représentée n'est plus
la simple transcendance de la flèche, la simple « détermination du
présent par le futur », mais celle « d'objets qui consentent à se

J.~P. Sartre, Baudelaire, p. 43.


"'''' Ibid., p. 26.
iii""" Voici la phrase entière (p. 43) : « C'est cette détermination du
présent par le futur, de l'existant par ce qui n'est I;>as encore, qu'il (Bau-
delaire) nommera C4 insatisfaction" - nous y reVlendrons - et que les
philosophes appellent aujourd'hui transcendance. li Sartre, en effet,
revient sur le sujet (p. 204), il dit : 1{ La signification, image de la trans-
cendance humaine, est comme un dépassement de l'objet par lui-même...
Intermédiaire entre la chose présente qui la supporte et l'objet absent
qu'elle désigne, elle retient en elle un peu de celle-là et annonce déjà
celle-ci. Pour Baudelaire, elle est le symbole même de l'insatisfaction. »
.... J.-P. Sartre, Baudelaire, p. flo7.
Baudelaire 33
perdre pour en indiquer d'autres ». C'est, précise-t-on·, li le
terme entrevu, touché presque, et pourtant hors d'atteinte, d'un
mouvement. .. ». Il est vrai que le sens de ce mouvement« orienté D
est déterminé par le futur, mais le futur en tant que sens n'est pas
comme dans la flèche la route accessible et désIgnée: en vérité
ce futur sens n'est là que pour se dérober. Ou plutôt, ce n'est pas
le futur, c'est le spectre du futur. Et, dit Sartre lui-même, « son
caractère spectral et irrémédiable nous met sur la voie : le sens
(le sens de ces objets spiritualisé par l'absence où ils se dissolvent),
c'est le passé *'" Il. (j'ai dit au début que le jugement passionné
de Sartre n'appelait rien moins qu'une discussion Romtilleuse.
Je n'aurais pas commencé cette longue élucidation s il n'y allait
d'autre chose que d'une confusion sans conséquence. Je vois mal
l'intérêt d'une certaine forme de polémique: mon intention n'est
eas d'instruire un procès personnel, malS seulement d'assurer la
âéfense de la poésie. Je parle d'une opposition, c'est que l'on ne
pourrait énoncer sans la marquer ce que la poésie met en jeu).
Il est clair qu'en toute c:lOse, dans la flèche comme dans les figures
spectrales de la ,Poésie, le passé, le présent et l'avenir concourent
à la déterminatIOn du sens. Mais le sens de la flèche indique le
primat de l'avenir. Tandis que le futur n'intervient, négative-
ment, dans la détermination du sens des objets poétiques, qu'en
révélant une impossibilité, qu'en plaçant le désir devant la fata-
lité de l'insatisfaction. Enfin, si, d'autre part, nous apercevons
que le sens d'un objet 1( transcendant» de poésie est aussi l'égalité
avec soi-même, nous ne pouvons manquer d'être gênés par l'impré-
cision du vocabulaire. Nous ne saurions nier que ce caractère
d'immanence n'ait été marqué dès l'abord par Sartre lui-même, qui,
nous l'avons vu, de l'arbre et de la maison gue Baudelaire repré o

sentait nous laisse entendre Ulil qu'ils n'avalent Il d'autre mission


que de donner (au poète) l'occasion de se contempler ». Il me semble
difficile, à ce point, de ne pas accentuer la valeur de Il participa-
tion mystique », d'identification du sujet et de l'objet, qui est dans
le pouvoir de la poésie. Il est curieux de voir, à quelques lignes
d'intervalle, passer d' 1( une transcendance objectivée» à Il cet
ordre hiérarchique d'objets qui consentent à se perdre pour en
indiquer d'autres ll, où « Baudelaire retrouvera son image nu ».
C'est que l'essence de la poésie de Baudelaire est d'opérer, au
prix d'une tension anxieuse, la fusion avec le sujet (l'immanence)
de ces objets, qui se perdent à la fois pour causer l'angoisse et la
réfléchir.
Sartre ayant défini la transcendance comme la détermination
par l'avenir du sens du présent, considère des objets transcendants
dont le sens est donné par le passé et dont l'essence est d'être en
rapport d'immanence avec le sujet. Cela n'aurait pas d'inconvé-
nient (nous verrons bientôt que l'équivoque est en partie celle
des choses envisagées), si nous ne perdions dans ces glIssements la

i i.J.-P. Sartre, Baudelaire, p. 42.


Souligné par Sartre.
lI!$IIlJ.-P. Sartre, Baude/aire,-p. 26.
$IIl"'1iI Souligné par moi,
34 La lz'ttérature et le mal

possibilité de poser clairement la distinction fondamentale entre


le monde prosaïque de l'activité -- où les objets nettement exté-
rieurs au sujet tiennent du futur un sens fondamental (la route
détermine le sens de la flèche 1) - et le monde de la poésie.
Nous pouvons définir en effet le poétique, en ceci l'analogue du
mystique de Cassirer, du primitif de Lévy-BI'uhl, du puéril de Piaget
par un rapport de participation du sujet à l'objet 2. La participation est
actuelle: nous n'avons que faire pour la déterminer d'un futur
escompté (de même, dans la magie ùes primitifs, ce n'est pas
l'effet qui donne un sens à l'opération, même, afin qu'elle agisse,
il faut qu'elle ait d'abord, indépendamment de l'effet, le sens vivant
et saisissant de la participation; l'opération de la flèche au contraire
n'a pour le sujet d'autre sens que le futur, que la route à laquelle
elle conduit). Le sens de l'objet dans la participation poétique
n'est pas non plus déterminé par le passé. Seul un objet de mémOIre,
également privé d'utilité et de poésie, serait la pure donnée du
passé. Dans l'opération poétique, le sens des objets de mémoire
est déterminé par l'envahissement acltlel du sujet: nous ne saurions
négliger l'indication donnée par l'étymologie, selon laquelle
la poésie est création. La fusion de l'objet et du sujet veut le
dépassement de chacune des parties au contact de l'autre. l,a
possibilité de pures répétitions seule empêche d'apercevoir le
primat du présent. Même il faut aller jusqu'à dire que la poésie
n'est jamais le regret du passé. Le regret qui ne ment pas n'est
pas poétique; il cesse d'être véritable à mesure qu'il le devient,
puisque alors dans l'objet regretté le passé a moins d'intérêt qu'en
clle-même, l'expression du regret.
Ces J>rincipes à peine énoncés soulèvent les questions qui ramè-
nent à l'analyse de Sartre (dont je ne me suis sans doute éloigné
q,ue pour en marquer la profondeur). S'il en est ainsi, si l'opéra-
tlOn de la poésie veut que l'objet devienne sujet, le sujet, objet,
serait-elle autre chose qu'un jeu, qu'un escamotage brillant? Il
ne saurait y avoir de doute, en prIncipe, concernant la possibi-
lité de la poésie. Mais l'histoire de la poésie n'est-elle pas qu'une
suite de vains efforts 3? Il est difficile de nier qu'en règle générale
les poètes trichent! cc Les poètes mentent trop Il, dit Zarathoustra,
qui ajoute: 1( Zarathoustra lui-même est poète. }) Mais la fusion du
sujet et de l'objet, de l'homme et du monde, ne peut être feinte:
nous pouvons ne pas la tenter, mais la comédie n'en serait pas
justifiable. Or elle est, semblc-t-il, impossible! Cette impossibilité,
Sartre la représente avec juste raison, disant de la misère du poète
gu'eHe est le désir insensé d'unir objectivement l'être et l'existence.
Je l'ai dit plus haut, ce désir, selon Sartre, est tantôt singulière-
ment celui de Baudelaire, tantôt celui de c( chaque poète », mais
de toute façon la synthèse de l'immuable et du périssable, de
l'être et de l'existence, de l'objet et du sujet, que recherche la
poésie, la définit sans échappatoire, elle la limite, elle en fait le
royaume de l'imr.0ssible, de l'inassouvissement 4. Le malheur veut
que, de l'impOSSible, condamné à l'être, il soit difficile de parler.
Sartre dit de Baudelaire (c'est le leitmotiv de son exposé) que le
mal était en lui de vouloir être la chose qu'il était pour autrui:
il abandonnait ainsi la prérogative de l'existence qui est de demeu-
Baudelaire 35
rer suspendue. Mais l'homme évite-t-il, en général, que la cons-
cience qu'il est, devenant réflexion des choses, ne devienne elle-
même une chose comme une autre? Il me semble que non et que
la poésie est le mode selon lequel il lui est loisible, con.munément
(dans l'ignorance où il est demeuré des moyens que Sartre lui
propose), d'échapper au destin qui le réduit au reflet des choses.
Il est vrai que la poésie, voulant l'identité des choses réfléchies
et de la conscience, qui les réfléchit, veut l'impossible. Mais le
seul moyen de n'être pas réduit au reflet des choses n'est-il pas,
en effet, de vouloir l'impossible?

LA POÉSIE EST TOUJOURS EN UN SENS


UN CONTRAIRE DE LA POÉSIE

Je crois que la misère de la poésie est représentée fidèlement


dans l'image de Baudelaire que Sartre donne. Inhérente à la
poésie, il existe une obligation de faire une chose figée d'une
insatisfaction. La poésie, en un premier mouvement, détruit
les objets qu'elle appréhende, eUe les rend, par une destruc-
tion, à l'insaisissable fluidité de l'existence du poète, et c'est
à ce prix qu'elle espère retrouver l'identité du monde et de
l'homme. Mais en même temps qu'elle opère un dessaisisse-
ment, elle tente de saisir ce dessaisissement. Tout cc qu'elle put
fut de substituer le dessaisissement aux choses saisies de la vie
réduite : elle ne put faire que le dessaisissement ne prit la
place des choses.
Nous éprouvons sur ce plan une difficulté semblable à
celle de l'enfant, libre à la condition de nier l'adulte, ne
pouvant le faire sans devenir adulte à son tour et sans perdre
par là sa liberté. Mais Baudelaire, qui jamais n'assuma les
prérogatives des maîtres, et dont la liberté garantit l'inas-
souvissement jusqu'à la fin, n'en dut pas moins rivaliser avec
ces êtres qu'il avait refusé de remplacer. Il est vrai qu'il se
chercha, qu'il ne se perdit, qu'il ne s'oublia jamais, et qu'il
se regarda regarder; la récupération de l'être fut bien, comme
Sartre l'indique, l'objet de son génie, de sa tension et de son
impuissance poétique. Il y a sans nul doute à l'origine de la
destinée du poète une certitude œunicité, d'élection, sans
laquelle l'entreprise de réduire le monde à soi-même, ou de
se perdre dans le monde, n'aurait pas le sens qu'elle a. Sartre
en fait la tare de Baudelaire, résultat de l'isolement où le
36 La littérature et le mal

laissa le second mariage de sa mère. C'est en effet le E( senti-


ment de solitude, dès mon enfance », « de destinée éternelle-
ment solitaire », dont le poète lui-même a parlé. Mais Baude-
laire a sans doute donné la même révélation de soi dans l'oppo-
sition aux autres, disant: « Tout enfant, j'ai senti dans mon
cœur deux sentiments contradictoires, l'horreur de la vie et
l'extase de la vie. » On ne saurait trop attirer l'attention sur
une certitude d'irremplaçable unicité qui est à la base non
seulement du génie poétique (où Blake voyait le point com-
mun - par lequel ils sont semblables -- de tous les hommes),
mais de chaque religion (de chaque Église), et de chaque
patrie. Il est bien vrai que toujours la poésie répondit au désir
de récupérer, de figer en forme sensible du dehors l'existence
unique, d'abord informe, et qui ne serait sinon sensible
qu'au-dedans, d'un individu ou d'un groupe. Mais il est
douteux que notre conscience d'exister n'ait pas nécessaire-
ment cette valeur trompeuse d'unicité: l'individu l'éprouve
tantôt dans l'appartenance à la cité, à la famille, ou même
au couple (ainsi selon Sartre, Baudelaire enfant, lié au corps
et au cœur de sa mère), tantôt à son compte personnel. Sans
doute ce dernier cas est-il en particulier, de nos jours, celui
de la vocation poétique - qui mène à une forme de création
verbale où le poème est la récupération de l'individu. L'on
pourrait ainsi dire du poète qu'il est la partie se prenant
pour le tout, l'individu se conduisant comme une collectivité.
Si bien que des états d'insatisfaction, des objets qui déçoivent,
qui révèlent une absence, sont en un point les seules formes
où la tension de l'individu puisse retrouver son unicité
décevante. La cité, elle, la fige, à la rigueur, dans ses mouve-
ments, mais ce qu'elle doit, qu'elIc peut faire, l'existence isolée
a la chance d'avoir à le faire sans le pouvoir. Sartre a beau dire
de Baudelaire .« son souhait le plus cher est d'être comme
la pierre, la stàtue, dans le repos tranquille de l'immuabilité»,
il peut montrer le poète avide de tirer des brumes du passé
quelque image pétrifiable, les images qu'il a laissées parti o

cipent de la vie ouverte, infinie selon Sartre au sens bau de·


lairien, c'est-à-dire insatisfaite. Ainsi, est-il décevant de dire
de Baudelaire qu'il voulait l'impossible statue, qu'il ne
pouvait être, si l'on n'ajoute aussitôt que Baudelaire voulut
moins la statue que l'impossible.

J.-P. Sartre, Baudelaire, p. 126.


Baudelaire 37
Il est plus raisonnable - et moins méprisant - de saisir,
« à partir de là )'l, les résultats du sentiment d'unicité (de

conscience, qu'eut Baudelaire enfant, d'être, à lui seul -


sans que rien en allège le poids - l'extase et l'horreur de la
vie; et toutes les conséquences: « cette vie misérable ... JI).
Mais Sartre est fondé d'assurer qu'il voulut ce qui nous semble
à vau-l'eau. Il le voulut du moins comme il est fatal de
vouloir l'impossible, c'est-à-dire, en même temps fermement,
comme tel et, mensongèrement, sous forme de chimère. D'où
sa vie gémissante de dandy avide de travail, amèrement enlisé
dans une oisiveté inutile. Mais comme, de l'aveu de Sartre,
une « tension inégalable» l'armait, il tira d'une position en
porte à faux tout le parti possible : un parfait mouvement
d'extase et d'horreur mêlées donne à sa poésie une plénitude
maintenue sans faiblesse à la limite d'une sensibilité libre .,
une raréfaction, une stérilité épuisantes, qui mettent Sartre
mal à l'aise: l'atmosphère de vice, de refus, de haine, répon-
dent à cette tension de la volonté qui nie - comme l'athlète
nie le poids de l'haltère - la contrainte du Bien. Il est vrai
que l'effort est vain, que les poèmes où ce mouvement se pétri..
fie (qui réduisent l'existence à l'être) ont fait du vice, de la
haine et de la liberté infinies, les formes dociles, tranquilles,
immuables que nous savons. Il est vrai, la poésie, qui subsiste 1,
est toujours un contraire de la poésie, puisque, ayant le
périssable pour fin s, elle le change en éternel. Mais il
n'importe si le jeu du poète, dont l'essence est d'unir au sujet
l'objet du poème, sans faillir, l'unit au poète déçu, au poète
humilié d'un échec et insatisfait. En sorte que l'objet, le
monde, irréductible, insubordonné, incarné dans les créations
hybrides de la poésie, trahi par le poème, ne l'est pas par la
vie inviable du poète. Seule la longue agonie du poète révèle
à la rigueur, en dernier, l'authenticité de la poésie, et Sartre,
quoi qu'il en dise, aide à ne pas douter que sa fin, précédant
la gloire, qui l'aurait seule pu changer en pierre, répondit
à sa volonté: Baudelaire a voulu l'impossible jusqu'au bout.

le sens ce qui subordonné à rien


mouvement, indifférent toute considération ext<~rielW'e.
38 La littérature et le mal

BAUDELAIRE ET LA STATUE DE L'IMPOSSIBLE

Le peu de discernement dans la conscience de sa propre


réalité justifie l'hésitation. Nous ne pouvons savoir « distincte-
ment Il ce qui, pour Baudelaire, comptait souverainement.
Peut-être même faut-il tirer, du fait qu'il refuse de le savoir,
une indication sur un rapport fatal de l'homme et de la valeur.
Il se peut que nous trahissions ce qui, pour nous, compte
souverainement, si nous avons la faiblesse d'en décider « dis-
tinctement» : qui s'étonnerait que la liberté demande un saut,
un arrachement à soi brusque et imprévisible, qui ne sont
plus donnés à qui décide d'avance? Il est vrai, Baudelaire
demeura pour lui-même un dédale : laissant jusqu'au bout
les possibilités ouvertes en tous sens, il aspira à l'immuabilité
de la pierre, à l'onanisme d'une poésie funèbre 1. Comment
ne pas apercevoir en lui cette fixation au passé, lassitude
annonçant la veulerie, le vieillissement précoce, l'impuis-
sance. II y a dans Les Fleurs du mal de quoi justifier l'interpré-
tation de Sartre, selon laquelle Baudelaire fut soucieux de
n'être qu'un passé « inaltérable et imperfectible >l, et choisit
« de considérer sa vie du point de vue de la mort, comme si
une fin prématurée l'avait déjà figée n. Il se peut que la pléni-
tude de sa poésie soit liée à l'image immobilisée de bête prise
au piège, qu'il a donnée de lui, qui l'obsède et dont il reprend
sans fin l'évocation. De la même façon, une nation s'obstine
à ne pas manquer à l'idée qu'elle se donne d'elle-même une
fois, et, plutôt que d'avoir à la dépasser, admet de disparaitre.
La création s'arrête, qui reçoit ses limites du passé et, parce
qu'elle a le sens de l'insatisfaction, ne peut se détacher et se
satisfait d'un état d'immuable insatisfaction. Cette jouissance
morose, prolongée d'un échec, cette crainte d'être satisfait
chamgent la liberté en son contraire. Mais Sartre s'appuie sur
que la vie de Baudelaire se joua en peu d'années, qu'elle
fut lente à partir des éclats de la jeunesse - une interminable
déchéance. « Dès 46, dit-il (c'est-à-dire à vingt-cinq ans), il a
la moitié de sa fortune, écrit la plupart de ses poèmes,
donné leur forme définitive à ses relations avec ses parents,
contracté le mal vénérien qui va lentement le pourrir, ren o

contré la femme qui pèsera comme du plomb sur toutes les


Baudelaire 39

heures de sa vie, fait le voyage qui fournira toute son œuvre


d'images exotiques *. » Mais cette manière de voir implique
l'opinion de Sartre au sujet des Ecrits intimes 1. Ce sont des
redites et elles lui serrent le coeur. Une lettre, datée du 28 jan-
vier 1854 **, m'arrête davantage. Baudelaire y donne le
scénario d'un drame: un ouvrier ivrogne obtient dans la nuit,
dans un lieu solitaire, un rendez~vous de sa femme qui ra
quitté; elle refuse malgré ses prières de rentrer au foyer. De
désespoir il l'engage dans le chemin où il sait qu'à la faveur
de la nuit, elle tombera dans un puits sans margelle. Une chan-
son qu'il avait l'intention d'y introduire est à l'origine de l'épi-
sode Il. ,« Elle commence, écrit-il, par:
Rim n'est aussi-z-ai1TUlble
Franfru-Cancru-Lon-La-Lahira
Rien n'est aussi-z-aimable
Que le scieur de long.

cet aimable scieur de long jette finalement sa femme à


l'eau; il dit alors, parlant à une Sirène s...
Chante Sirène Chante
Franfru-Cancru-Lon-La-Lahira
Chante Sirène Chante
T'as raison de chanter.
Car t'as la mer à boire,
Franfru-Cancru-Lon-La-Lahira
Car t'as la mer à boire,
Et ma mie à manger! »

Le scieur 4 de long est chargé des péchés de l'auteur; à la


faveur d'un décalage - d'un masque - l'image du poète,
tout à coup, se défige, se déforme et change : ce n'est plus
l'image déterminée par un rythme compassé, si tendu qu'il
oblige et forme à l'avance ***. Dans des conditions de langage
différentes, ce n'est plus le passé limité qui envoûte; un
possible illimité ouvre l'attrait qui lui appartient, l'attrait

$ J.-P. Sartre, Baudelaire, p. 188-ISg.


*'" Correspondance générale. Recueillie, classée et annotée par J. Crépet,
Conard, t. l, nO 16x, p. 249.
$Ill'" Un poème, Le Vin de l'assassin, qui, dans Les Fleurs du mal, met en
scène ce scieur de long, est en effet l'un des plus médiocres du recueil. Le
personnage est enfermé par le rythme baudelairien. Ce qu'un projet
extérieur aux limites de la formule poétique laissa entrevoir retombe dans
l'ornière.
40 La lz"ttérature et le mal

de la liberté, du refus des limites 1. Ce n'est pas le hasard qui


lia dans l'esprit de Baudelaire 2 le thème du scieur de long
à l'idée du viol d'une morte. En ce point le meurtre, la
lubricité, la tendresse et le rire se fondent (il voulut introduire
au théâtre, du moins par un récit, le viol que l'ouvrier fait
du cadavre de sa femme). Nietzsche écrivait * : 1( Voir som-
brer les natures tragiques et pouvoir en rire, malgré la profonde
compréhension, l'émotion et la sympathie que l'on ressent,
cela est divin. » Il se peut qu'un sentiment si peu humain soit
en un sens inaccessible : Baudelaire, pour y accéder, eut
recours aux pauvres moyens de la déchéance du héros, et de
la bassesse de son langage. Mais lié à ces concessions, le som-
met de la Sirène ne peut être ravalé. Les Fleurs du mal, qu'il
dépasse, le désignent; elles lui assurent la plénitude de sens
et il en indique l'aboutissement. Baudelaire ne donna pas
suite au projet qu'il forma d'écrire ce drame 3. Sa paresse
certaine, ou son impuissance tardive, en sont peut-être
responsables. Ou le directeur de théâtre auquel il le proposa
lui fit-il entendre la réaction probable du public 4? Du
moins Baudelaire, en un tel projet, alla-t-ille plus loin qu'il
pouvait: des Fleurs du mal à la folie, ce n'est pas l'impossible
statue, mais la statue de l'impossible qu'il rêva.

LA SIGNIFICATION HISTORIQ.UE
DES Il FLEURS DU MAL »

Le sens -- ou le non-sens- de la vie de Baudelaire, la


continuité du mouvement qui le mena de la poésie de l'insa-
tisfaction à l'absence donnée dans l'effondrement, ne sont
pas seulement marqués par une chanson. Une vie tout entière
obstinément manquée que, négativement, Sartre passe au
compte d'un mauvais choix, signifie l'horreur d'être satisfait
- le rejet des contraintes nécessaires au profit. Le parti pris
de Baudelaire est le plus accusé qu'il se peut. Un passage d'une
lettre à sa mère ** exprime ce nouveau refus de subir la loi
de sa propre volonté ... : 1( ... pour résumer, ditoil, il m'a été

Nachlass, 1882-1884.
Correspondance générale, t. I, nO 134, p. 193. La lettre est du 26 mars
lÏIlÏI
1853.
Baudelaire 41

démontré cette semaine que je pouvais réellement gagner de


l'argent, et avec de l'application et de la suite, beaucoup
d'argent. Mais les désordres antécédents, mais une misère
incessante, un nouveau déficit à combler, la diminution de
l'énergie par les petites tracasseries, enfin, pour tout dire,
mon penchant à la rêverie, ont tout annulé. »
C'est là, si l'on veut, un trait de caractère individuel, et,
comme tel, une impuissance. Il est possible aussi d'envisager
les choses dans le temps, de juger comme d'un événement -
qui répondit à une exigence objectivement donnée - d'une
horreur du travail si clairement liée à la poésie. On sait que
ce refus, cette aversion étaient subis (il ne s'agissait de rien
moins que d'une décision arrêtée), que même Baudelaire, à
plusieurs reprises, misérablement, sans relâche, s'asservit
au principe du travail: « A chaque minute, écrit-il dans ses
Journaux intimes li!, nous sommes écrasés par l'idée et la sensa-
tion du temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper à
ce cauchemar, - pour oublier: le plaisir ou le travail. Le
plaisir nous use. Le travail nous fortifie. Choisissons. le Cette
position est voisine d'une autre formulée plus haut ** : !( Il
y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simul"
tanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à
Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade: celle
de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Mais seule
la première position introduit des données claires. Le plaisir
est la forme positive de la vie sensible : nous ne pouvons
l'éprouver sans une dépense improductive de nos ressources
(il use). Le travail au contraire est le mode de l'activité: il a
pour effet l'accroissement de nos ressources (il fortifie). Or
il est « dans tout homme, à toute heure, deux postulations
simultanées lI, l'une vers le travail (paccroissement des res-
sources), l'autre vers le plaisir (la dépense des ressources).
Le travail répond au souci du lendemain, le plaisir à celui
de l'instant présent. Le travail est utile et il satisfait, le plaisir,
inutile, laisse un sentiment d'insatisfaction. Ces considéra..
tions placent l'économie à la base de la morale, elles la placent
à la base de la poésie. Le choix porte toujours, à toute heure,
sur la question vulgaire et matérielle : « étant donné mes
ressources actuelles, dois-je les dépenser ou les accroître? »
A prendre en son ensemble, la réponse de Baudelaire est singu...
Mon C!l!W' mis li nu, LXXXIX.
"'>II Ibid., XIX.
42 La h"ttérature et le mal

Hère. D'une part, ses notes sont pleines de résolution de tra-


vail, mais sa vie fut le long refus de l'activité productive.
Il écrit même * : « ttre un homme utile m'a toujours paru
quelque chose de bien hideux. » La même impossibilité de
résoudre vers le Bien l'opposition se retrouve sur d'autres
plans. Non seulement, il choisit Dieu, comme le travail, de
façon toute nominale, pour n'appartenir à Satan que plus
intimement. Mais il ne peut même décider si l'opposition
lui est propre et interne (celle du plaisir et du travail), ou
extérieure (celle de Dieu etdu diable). Il est seulement possible
de dire qu'il incline à rejeter sa forme transcendante: enfait,
ce qui l'emporte en lui est le refus de travailler, par là d'être
satisfait; il ne maintient au-dessus de lui la transcendance de
l'obligation que pour accentuer la valeur d'un refus et pour
éprouver avec plus de force l'attrait angoissé d'une vie insa-
tisfaisante.
Mais ceci n'est pas une erreur individuelle. Le défaut des
analyses de Sartre est justement de se contenter d'un tel
aspect. C'est ce qui les réduit à des aperçus négatifs, qu'il faut
insérer dans le temps historique pour en apercevoir la vue posi-
tive. L'ensemble des rapports de la production et de la dépense
est dans l'histoire, l'expérience de Baudelaire est dans l'histoire.
Elle a positivement le sens précis que l'histoire lui donne.
Comme toute activité, la poésie peut être envisagée sous
l'angle économique. Et la morale en même temps· que la
poésie. Baudelaire, en effet, par sa vie, par ses réflexions
malheureuses, a posé solidairement dans ces domaines le
problème crucial. C'est le problème qu'à la fois touchent et
évitent les analyses de Sartre. Celles-ci ont le tort de repré-
senter la poésie et l'attitude morale du poète comme le résul-
tat d'un choix. En admettant que l'individu ait choisi, le sens
autrui de ce qu'il créa est donné socialement dans les
auxquels il a répondu. Le sens plein d'un poème de
Baudelaire n'est pas donné dans ses erreurs, mais dans l'attente
tuS:tofllquement - généralement - déterminée à laquelle ces
rt1=.on'Clu. Apparemment, des choix analogues
celui de selon Sartre étaient possibles en d'autres
temps. Mais ils n'ont pas eu pour conséquences, en d'autres
des semblables aux Fleurs du mal. Négligeant
explicative 1 de Sartre introduit des

Mon mis ml, IX.


Baudelaire 43
vues profondes, elle ne peut rendre compte de la plénitude
avec laquelle, de notre temps, la poésie de Baudelaire envahit
l'esprit (ou elle n'en rend compte qu'inversée, la détrac-
tion inversée prenant le sens inattendu de la compréhen-
sion). Sans parler d'un élément de grâce, ou de chance,
l' « inégalable tension Il de la démarche de Baudelaire
n'exprime pas seulement la nécessité individuelle, elle est la
conséquence d'une tension matérielle, historiquement donnée
du dehors. Le monde, la société au sein de laquelle le poète
écrivit Les Fleurs du mal, avait elle-même, en tant qu'elle
dépassait l'instance individuelle, dfl répondre aux deux pos-
tulations simultanées qui ne cessent d'exiger humainement la
décision : comme l'individu, la société est appelée à choisir
entre le souci de l'avenir et celui de l'instant présent. Essen-
tiellement, la société se fonde sur la faiblesse des individus,
que sa force compense: elle est en un sens ce que l'individu
n'est pas, liée d'abord au primat de l'avenir. Mais elle ne
peut nier le présent et lui laisse une part au sujet de laquelle
la décision n'est pas absolument donnée. C'est la part des
tètes, dont le sacrifice est le moment lourd *. Le sacrifice
concentre l'attention sur la dépense, au compte de l'instant
présent, de ressources qu'en principe le souci du lendemain
commandait de réserver. Mais la société des Fleurs du mal
n'est plus cette société ambiguê qui, maintenant profondé-
ment le primat de l'avenir, laissait en l'espèce du sacré (d'ail-
leurs déguisé, camouflé en valeur d'avenir, en objet transcen-
dant, éternel, en fondement immuable du Bien) la préséance
nominale du présent. C'est la société capitaliste en plein
essor, réservant la plus grande part possible des produits du
travail à l'accroissement des moyens de produire. Cette
société avait donné la sanction de la terreur à la condamna o

tion du luxe des grands. Elle se détournait justement d'une


caste qui avait exploité à son profit l'ambiguïté de la société
ancienne. Elle ne pouvait lui pardonner d'avoir capté à des
fins de splendeur personnelle une part des ressources (du
travail) aurait pu être employée à l'accroissement des
moyens production. Mais des grandes eaux de Versailles
aux barrages modernes, une décision intervint qui n'alla pas
seulement dans le sens de la collectivité s'opposant aux privi œ

Il part maudite Il, dont j'ai parlé au chapitre précéd'ent, p. !87.


note.
44 La littérature et le mal

légiés : essentieUement, cette décision opposa l'accroissement


des forces productives aux jouissances improductives. La
société bourgeoise, au milieu du XIX e siècle, a choisi dans le
sens des barrages : elle introduisit dans le monde un change-
ment fondamental. De la naissance à la mort de Charles Bau-
delaire, l'Europe s'engagea dans un réseau de voies ferrées,
la production ouvrit la perspective d'un accroissement
indéfini des forces productives et se donna cet accroissement
pour fin. L'opération préparée depuis longtemps commençait
une métamorphose rapide du monde civilisé, fondée sur le
primat du lendemain, à savoir sur l'accumulation capitaliste.
Du côté des prolétaires, l'opération devait être niée, en tant
que limitée aux perspectives du profit personnel des capita-
listes : elle a donc suscité la contrepartie du mouvement
ouvrier. Du côté des écrivains, comme elle mit fin aux splen-
deurs de l'Ancien Régime et remplaça par les utilitaires les
œuvres glorieuses, elle provoqua la protestation romantique.
Les deux protestations, différentes de nature, pouvaient
s'accorder sur un point. Le mouvement ouvrier, dont le
principe n'était pas opposé à l'accumulation, lui donnait
pour fin l, dans la perspective de l'avenir, de libérer l'homme
de l'esclavage du travail. Le romantisme, immédiatement,
donnait une forme concrète à ce qui nie, à ce qui supprime
la réduction de l'homme à des valeurs d'utilité. La littérature
traditionnelle exprimait simplement les valeurs non utili-
taires (militaires, religieuses, érotiques) admises par la société
ou la classe dominante : la romantique celle des valeurs que
niaient l'État moderne et l'activité bourgeoise. Mais pour
revêtir une forme précise, cette expression n'en était pas
moins douteuse. Souvent le romantisme se borna à l'exalta-
tion du passé naïvement opposé au présent. Ce n'était qu'un
compromis: les valeurs du passé avaient elles-mêmes com-
posé avec les principes utilitaires. Le thème de la nature, dont
l'opposition pouvait sembler plus radicale, n'offrait lui..
même qu'une possibilité d'évasion provisoire (l'amour de la
nature est d'ailleurs si susceptible d'accord avec le primat de
rutile, c'est-à-dire du lendemain, qu'il a été Je mode de com o

pensation le plus répandu - le plus anodin - des sociétés


utilisatrices : rien évidemment de moins dangereux, de moins
subversif, à la fin de moins sauvage, que la sauvagerie des
rochers). La position romantique de l'individu est une posi-
tion plus conséquente à première vue ; l'individu s'oppose
Baudelm're 45

d'abord à la contrainte sociale en tant qu'existence rêveuse,


passionnée et rebelle à la discipline. Mais l'exigence de l'indi.
vidu sensible n'est pas consistante : elle n'a pas la dure et
durable cohérence d'une morale religieuse ou du code d'hon-
neur d'une caste. Le seul élément constant des individus est
donné dans l'intérêt pour une somme de ressources croissantes
que les entreprises capitalistes ont la possibilité de pleinement
satisfaire. Si bien que l'individu est la fin de la société bour-
geoise aussi nécessairement qu'un ordre hiérarchique, celle
de la société féodale. Il s'y ajoute que la poursuite de l'inté-
rêt privé est la source en même temps que la fin de l'activité
capitaliste. La forme poétique, titanique, de l'individualisme
est au calcul utilitaire une réponse excessive, mais une réponse:
sous sa forme consacrée, le romantisme ne fut guère qu'une
allure antibourgeoise de l'individualisme bourgeois. Déchi·
rement, négation de soi, nostalgie de ce que l'on n'a pas, expri-
mèrent le malaise de la bourgeoisie qui, entrée dans l'histoire
en se liant au refus de la responsabilité, exprimait le contraire
de ce qu'elle était, mais s'arrangeait pour n'en pas supporter
les conséquences, ou même pour en tirer profit. La négation,
dans la littérature, des fondements de l'activité capitaliste
ne se dégagea que tardivement des compromis. C'est seule-
ment dans la phase de plein essor et de développement
assuré, passé le moment aigu de la fièvre romantique, que la
bourgeoisie se sentit à l'aise. La recherche littéraire à ce
point cessa d'être limitée par une possibilité de compromis.
Baudelaire, il est vrai, n'cut rien de radical -le désir s'obsti·
nait en lui de n'avoir pas l'impossible pour lot, de rentrer en
grâce - mais, comme Sartre aide à le voir, il tira de la vanité
de son effort ce que d'autres tirèrent de la rébellion. Le
principe est avisé: il n'a pas de volonté, mais une attirance
l'anime malgré lui. Le refus de Charles Baudelaire est le refus
le plus profond, puisqu'il n'est en rien l'affirmation d'un
principe opposé. Il exprime seulement l'état d'âme obstrué
du poète, il l'exprime en ce qu'il a d'indéfendable, d'impos-
sible, Le Mal, que le poète fait moins qu'il n'en subit la fascia
est bien le Mal, puisque la volonté, qui ne peut vou ..
loir que le n'y a pas la moindre D'ailleurs il
la fin, que ce soit le : le contraire de
la la fascination, la fascination étant la ruine
de la volonté, condamner moralement la conduite fascinée
est pour un temps, le seul moyen de la libérer
46 La littérature et le mal

pleinement de la volonté. Les religions, les castes, et récem-


ment le romantisme avaient, de leur côté, fait la part de la
séduction, mais la séduction alors rusait, elle obtenait l'accord
d'une volonté elle-même disposée à la ruse. Ainsi la poésie,
qui s'adresse à la sensibilité pour la séduire, devait-elle limiter
les objets de séduction qu'elle proposait à ceux que la volonté
pouvait assumer (la volonté consciente, qui nécessairement
pose des conditions, qui demande la durée, la satisfaction).
La poésie ancienne limite la liberté impliquée dans la poésie.
Baudelaire ouvrit dans la masse tumultueuse de ces eaux la
dépression d'une poésie maudite, qui n'assumait plus rien,
et qui subissait sans défense une fascination incapable de satis-
faire, une fascination qui détruisait. Ainsi la poésie se détour-
nait d'exigences à elle données du dehors, d'exigences de la
volonté, pour répondre à une seule exigence intime, qui la
liait à ce qui fascine, qui en faisait le contraire de la volonté.
Il y a autre chose qu'un choix d'individu faible dans cette
détermination majeure de la poésie. Il nous importe peu
qu'une inclination personnelle, engageant la responsabilité,
éclaire les circonstances de la vie du poète. Le sens pour nous
des Fleurs du mal, donc le sens de Baudelaire, est le résultat
de notre intérêt pour la poésie. Nous ignorerions tout d'une
destinée individuelle, s'il n'était l'intérêt que purent susciter
les poèmes. Ainsi n'en pouvons-nous parler que dans la mesure
où l'éclaire notre amour des Fleurs du mal (non séparément,
mais liées à la ronde où elles entraient). De ce côté, c'cst la
singulière attitude du poète envers la morale qui rend compte
de la rupture qu'il opéra : la négation du Bien chez Baude-
laire est d'une façon fondamentale une négation du primat
du lendemain : l'affirmation, maintenue simultanément, du
Bien participe d'un sentiment mûr (qui souvent le guidait
dans sa réflexion sur l'érotisme) : elle lui révélait régulière-
et malheureusement (d'une façon maudite), le para-
doxe l'instant - auquel nous n'accédons qu'en le fuyant,
se dérobe si nous tentons de le saisir. Il n'est pas douteux
maudite - humiliante - de Baudelaire ne
dépassée. Mais il n'est dans le dépassement possible
justifie le repos. Le malheur humiliant se retrouve
moins passives, plus réduites, sans échap"
et si dures - ou ~i insensées - qu'on dirait un
DOltlnj~Ur sauvage. La poésie de Baudelaire, elle-même, est
délPassée : la contradiction d'un refus du Bien (d'une valeur
47
ordonnée par le souci de la durée) et de la création d'une
œuvre durable engage la poésie sur une voie de décomposi-
tion rapide, où elle se conçut, de plus en plus négativement,
comme un parfait silence de la volonté l,
Michelet 1

Peu d'hommes misèrent plus naïvement que Michelet


sur quelques idées simples: à ses yeux le progrès de la Vérité
et de la Justice et le retour aux lois de la Nature étaient
garantis d'un achèvement. Son œuvre est en ce sens un bel
acte de foi. Mais, s'il aperçut mal les limites.te la raison,
les passions qui la contrarient - c'~st le paradoxe qui
m'attarde - rencontrèrent en lui, quelquefois, le complice.
Je ne sais comment il en vint à écrire un livre aussi orienté
que La Sorcière (sans doute un travail de la chance - appa-
remment, quelques dossiers jusqu'alors inutilisés, réunis
au cours des années, décidèrent de sa rédaction). La Sorcière
fait de son auteur l'un de ceux qui parlèrent le plus humaine-
ment du MalI.

Il me semble qu'il s'égarait. Les chemins qu'il suivit -


au hasard, guidé par une curiosité 1( malsaine» - n'en
mènent pas moins vers nos vérités. Ces chemins, c'est certain,
sont ceux du Mal. Non du Mal que nous faisons abusant de la
force aux dépens des faibles: de ce Mal, au contraire, allant
contre l'intérêt propre, qu'exige un désir fou de liberté.
Michelet y voyait le détour qu'avait pris le Bien. Il tenta,
s'il pouvait, de le légitimer : la sorcière était la victime et
mourait dans l'horreur des flammes. Il était naturel d'inverser
les valeurs des théologiens. Le Mal n'était-il pas du côté
du bourreau? La sorcière incarnait l'humanité souffrante,
que les forts persécutaient. Ces vues, sans doute en partie
fondées, a Priori risquaient d'empêcher l'historien de porter
ses regards plus loin. Mais sa plaidoirie dissimule une démarche
50 La [ütérarure et le mal

profonde. Ce qui sensiblement guidait Michelet était le vertige


du Mal: c'était une sorte d'égarement.

L'abîme du Mal attire indépendamment des profits liés


aux mauvaises actions (du moins, à quelques-unes d'entre
elles, mais, si l'on envisage dans leur ensemble les voies du
Mal, combien peu mènent à l'intérêt?). Un tel attrait, qui
ressort (avec un relief singulier) de l'horreur des sabbats,
définit peut-être, en sa profondeur, la difficulté du problème
moral. Parier de La Sorcière (un des moins mauvais livres,
historiquement, sur la magie· dans la société chrétienne
-- il n'en est pas qui réponde aux exigences de la science -
et, poétiquement, le chef-d'œuvre de .Michelet) est l'occasion
pour moi de poser raisonnablement le problème du Mal.

LE SACRIFICE 1

Les données de ce problème ne sont pas extérieures à leurs


origines historiques, que constitue l'opposition du malfjice et
du sacrifice. Cette opposition n'est nulle part aussi vive qu'en
ce monde chrétien, qui l'éclaire des lueurs d'innombrables
bûchers 11:. Mais elle est à peu près la même en tous temps,
et en tous lieux, la constante touchant d'une part à l'initiative
sociale, qui fait la dignité, liée aux religions, du sacrifice; d'autre
part, à l'initiative particulière, non sociale, marquant le sens
peu recommandable du maléfice, lié aux pratiques de la magie.
Cette constante sans doute répond à quelque élémentaire
nécessité, dont l'énoncé devrait s'imposer par un caractère
d'évidence.

Voici ce qu'à cet égard il est nécessaire de montrer.


De même que certains insectes, en des conditions données,
se ensemble vers un rai de lumière, nous nous diri-
geons tous à l'opposé d'une région où domine la mort. Le
:1<Si nous sommes mal renseignés sur la sorcellerie elle-même {nom
connaissons principalement par les procès, et l'on peut cramdre
que les enquêteurs, disposant de la torture, n'aient fait dire à leurs
victimes ce qu'ils avaient décidé de leur faire dire, non ce qui était),
avons sur la répression dont elle fut l'objet des données précises,
connues de Michelet.
Michelet 51

ressort de l'activité humaine est généralement le désir d'attein-


dre un point le plus éloigné du domaine funèbre (que dis-
tinguent le pourri, le sale, l'impur) : nous effaçons partout
les traces, les signes, les symboles de la mort, au prix d'efforts
incessants. Nous effaçons même après coup, s'il se peut, les
traces et les signes de ces efforts. Notre désir l de nous élever
n'est qu'un symptôme, entre cent, de cette force qui nous
dirige vers les antipodes de la mort. L'horreur qu'ont les
riches des ouvriers, la panique qui prend de petits bourgeois
à l'idée de tomber dans la condition ouvrière tiennent au fait
qu'à leurs yeux les pauvres gens sont plus qu'eux sous la coupe
de la mort. Quand, parfois plus que la mort même, ces
voies louches de la saleté, de l'impuissance, du gâchis, qui
glissent vers elle, sont l'objet de notre aversion.
Cette inclination angoissée joue peut-être plus encore dans
nos affirmations de principes moraux que dans nos réflexes.
Nos affirmations sans doute sont voilées : de grands mots
donnent à une attitude négative un sens positif, évidemment
vide, mais paré de l'éclat des valeurs brillantes. Nous ne
savons mettre I;n avant que le bien de tous - le gain facile et
la paix assurée - buts légitimes et purement négatifs (il ne
s'agit que d'éloigner la mort). A l'échelle de la sagesse, nos
conceptions générales de la vie sont toujours réductibles
au désir de durer. Michelet, là-dessus, ne diffère pas des plus
sages.
Cette attitude et ces principes sont immuables 2. Du moins
en tant qu'ils sont, demeurent et doivent demeurer la base.
Mais nous ne poumons· nous y tenir entièrement. Même
à chercher seulement l'intérêt qu'ils poursuivent, en une cera
taine mesure il est nécessaire d'y contrevenir. Il est nécessaire
à la vie quelquefois non de fuir les ombres de la mort, de les
laisser grandir au contraire en elle, aux limites de la défail-
lance, à la fin de la mort elle-même. Le constant retour d'élé-
ments abhorrés - à l'opposé desquels se dirigent les mOU a

vements de la vie - est donné dans les conditions normales,


mais insuffisamment. Du moins n'estmil pas suffisant que
les ombres de mort renaissent malgré nous: nous devons encore
les ramener volontairement, - d'une façon qui réponde avec
exactitude à nos besoins (j'entends les ombres, non la mort
elleamême). A cette fin nous servent les arts, dont l'effet,
dans des salles de spectacle, est de nous porter au haut
d'angoisse. Les arts - au moins d'entre
52 La littérature et le mal

eux - sans cesse évoquent devant nous ces désordres, ces


déchirements et ces déchéances que notre activité entière
a pour but d'éviter. (Cette proposition est même vérifiée
dans l'art comique.)
Quelque peu de poids qu'aient, en dernier lieu, ces éléments
que nous voulons éliminer de notre vie, mais que le détour
des arts y ramène, ils n'en sont pas moins des signes de mort:
si nous rions, si nous pleurons, c'est que, pour l'instant,
victimes d'un jeu ou dépositaires d'un secret, la mort nous
paraît légère. Cela ne signifie pas que l'horreur inspirée par
elle soit pour nous devenue étrangère : mais qu'un instant
nous l'avons dépassée. Les mouvements de vie provoqués
de cette façon sont sans doute sans portée pratique : ils
n'ont pas la force convaincante 1 de ceux qui, procédant
de l'aversion, donnent le sentiment du travail nécessaire.
Mais ils n'en ont pas moins de prix. Ce que le rire enseigne
est qu'à fuir sagement les éléments de mort, nous ne visons
encore qu'à conserver la vie: tandis qu'entrant dans la région
que la sagesse nous dit de fuir nous la vivons. Car la folie du
rire n'est qu'apparente. Brûlant au contact de la mort, tirant
des signes qui en représentent le vide une conscience redoublée
de l'être, à réintroduire - violemment - ce qui devait être
écarté, il nous sort, pour un temps, de l'impasse où ceux
qui ne savent que la conserver enferment la vie.

Excédant l'intention limitée que j'ai de poser, raisonnable-


ment, le problème du Mal, je dirai de l'être que nous sommes
qu'il est d'abord être fini (individu mortel). Ses limites,
sans doute, sont nécessaires à l'être, mais il ne peut toutefois
les endurer. C'est en transgressant ces limites nécessaires
à le conserver qu'il affirme son essence. Le caractère fini des
seuls êtres connus serait contraire, admettons-le, à d'autres
caractères de l'être, s'il n'était allégé par une extrême insta-
bilité. Il n'importe d'ailleurs: il me reste à rappeler de ces
arts, qui maintiennent en nous l'angoisse et le dépassement
de l'angoisse, qu'ils sont les héritiers des religions. Nos trao

gédies, nos comédies sont les prolongements des anciens


sacrifices, dont l'ordonnance répond avec plus de netteté
mes descriptions. peu près la totalité des peuples attribua
la plus grande importance à des destructions solennelles
d'animaux, d'hommes ou de végétaux, tantôt réellement de
tantôt censés fictivement être de
Mz'chelet 53

Ces destructions, dans leur principe, étaient tenues pour


criminelles, mais la communauté avait l'obligation de les
accomplir. Les fins données ouvertement aux sacrifices étant
des plus diverses, il nous faut chercher nous-mêmes et plus
loin l'origine d'une pratique si générale. L'opinion la plus
judicieuse voyait dans le sacrifice l'institution fondant le lien
social (elle ne disait pas, il est vrai, la raison pour laquelle une
effusion de sang, plutôt que d'autres moyens, effectuait
le lien social). Mais, s'il nous est nécessaire d'approcher -
le plus près et le plus souvent - de l'objet même de notre
horreur, si le fait d'introduire dans la vie, la lésant le moins possible,
la plus grande somme possible d'éléments qui la contrarient définit
notre nature, l'opération du sacrifice n'est plus cette conduite
humaine élémentaire, néanmoins inintelligible, qu'elle était
jusqu'ici. (Il fallait à la fin qu'une coutume si éminente
réponde à quelque élémentaire nécessité dont l'énoncé
s'impose par un caractère d'évidence li.)
Bien entendu, la plus grande somme possible est peu d'habitude
et pour réduire au minimum le dégât, l'on .eut recours à bien
des tricheries. Ceci dépendit de la force relative : si quelque
peuple en avait le cœur, il poussait les choses plus loin.
Les hécatombes aztèques indiquent le degré d'horreur auquel
on put parvenir. Les milliers de victimes aztèques du Mal
n'étaient pas seulement des captifs : les autels étaient alio
men tés par des guerres, et la mort au combat associait expres o

sément les hommes de la tribu à la mort rituelle des autres.


Même il arrivait, à de certaines tètes, que les Mexicains
sacrifiassent leurs propres enfants. Le caractère de l'opération,
qui veut qu'elle atteigne le plus haut degré tolérable d'horreur,
ressort à ce sujet péniblement. Une loi fut nécessaire, ordonnant
la punition des hommes qui, voyant ces enfants menés au
temple, se détournaient du cortège. La limite, à l'extrême, est
la défaillance.
La vie humaine implique ce violent mouvement (nous
pourrions autrement nous passer des arts).
Le fait que des moments d'intensité de la vie sont nécessaires
à fonder le lien social est d'un intérêt secondaire. Sans doute,
il faut que le lien soit fondé, et nous comprenons aisément
le fût par le sacrifice : car les moments d'intensité
sont les moments d'excès et deJusion des êtres. Mais les êtres
humains ne furent pas portés à leur point de fusion parce
avaient former les .sociétés (comme nous fondoru dei
La lt'ttérature et le mal

morceaux d'un métal en vue d'en faire un nouveau d'un seul


tenant). Quand nous arrivons par l'angoisse, et le dépassement
de l'angoisse, à ces états de fusion dont le rire ou les larmes
sont des cas particuliers, nous répondons, me sembleat-il,
selon les moyens propres de l'homme, à l'exigence élémentaire
des êtres finis.

LE MALÉFICE ET LA MESSE NOIRE

Loin d'être l'origine du sacrifice, l'institution du lien social


est même de nature à en diminuer la vertu. Le sacrifice
occupe dans la cité la place élevée, il se rattache aux soucis
les plus purs, les plus saints, en même temps les plus conser-
vateurs (au sens du maintien de la vie et des œuvres). En
réalité, ce qu'il fonde éloigne au maximum du mouvement
initial qui en est le sens. Il n'en est pas de même du maléfice.
Les auteurs des sacrifices avaient conscience du crime qu'était
au fond l'immolation. Mais ils la consommaient en vue d'un
bien. Le Bien restait le but dernier du sacrifice. L'opération
était ainsi viciée et comme manquée. Le maléfice, évidemment,
n'a pas l'échec du sacrifice comme origine, mais il n'échoue
pas pour les mêmes raisons. Il était consommé à des fins
étrangères, souvent même opposées au Bien (c'est par là
qu'il diffère du sacrifice, et par aucun autre caractère essen-
tiel). Il y avait peu de chances, dans ces conditions, que la
transgression qui le fonde s'atténue. Elle pouvait même être
accusée.
Le sacrifice réduit, s'il se peut, l'intrusion d'éléments
troubles 1 : il tire ses effets de l'opposition obtenue en mar-
quant la pureté, la noblesse de la victime et des lieux. Du
côté du maléfice, au contraire, l'insistance sur l'élément
lourd est possible. N'étant pas essentielle au domaine de
elle y trouve pourtant son champ d'élection. La
soI'celler:Le devint, au moyen âge, exactement l'envers d'une
religion qui se confondait avec la morale. Nous savons peu
chose du sabbat - seules les enquêtes répressives en infor-
ment, et les accusés, de guerre lasse, pouvaient faire des
aveux aux idées des enquêteurs - mais nous
pouvons comme qu'il fut la parodie
Michelet 55

du sacrifice chrétien - ce qu'on appela la messe noire. Et


même si les récits traditionnels en furent en partie imaginés,
ils répondirent en quelque mesure aux données réelles : ils
avaient du moins la valeur significative d'un mythe, ou
d'un rêve. L'esprit humain) soumis à la morale chrétienne,
y est amené à développer les 'Oppositions nouvelles devenues
possibles. Tous les chemins ont leur valeur qui permettent
d'approcher de plus près l'objet même de notre horreur.
D'un rapport ecclésiastique, Michelet tire l'évocation trou-
blante de ce mouvement de l'esprit qui s'avance) tremble,
et qu'une fatalité mène au-devant du pire : « Les uns, dit-il,
n'y voyaient que terreur; les autres étaient émus de la fierté
mélancolique où semblait absorbé l'éternel Exilé. )} Ce
dieu dont les fidèles ont «( préféré le dos », qui d'aucune façon
ne servait le souci d'assurer les œuvres communes, répond
à une démarche résolue allant dans le sens 1 de la nuit.
L'image de la mort infamante de Dieu, la plus paradoxale
et la plus riche, au sommet de l'idée de sacrifice, est dépassée
dans cette inversion. La situation particulière de la magie,
que ne limitait pas un sentiment de responsabilité et de
mesure i, donne à la messe noire le sens d'un extrême des
possibles.
La grandeur méconnue de ces rites de souillure, dont le sens
est une nostalgie de souillure infinie, ne saurait être surfaite. Ils
ont le caractère de parasites: ce sont les inversions du thème
chrétien. Mais l'inversion, partant d'une audace déjà excé-
dante, achève un mouvement dont la fin est de retrouver
ce que le désir de durer nous oblige à fuir. Le développement
populaire des sabbats répondit peut-être, à la fin du moyen âge,
au déclin d'une Église dont il est, si l'on veut, la lueur mou-
rante s. J.f'~q innombrables bûchers, les supplices de toute
nature qu'opposa à ce mouvement l'angoisse des prêtres,
en accusent le sens. Ce caractère exceptionnel est encore
souligné par le fait que les peuples ont perdu depuis lors le
pouvoir de répondre à leurs rêves au moyen de rites. Ainsi
le sabbat peut-il être tenu pour un dernier mot. L'homme
mythique est mort, nous laissant ce dernier message -
somme toute un rire noir.
C'est l'honneur de Michelet d'avoir accordé à ces tètes
du non-sens la valeur qui leur est due. Il en restitua la chaleur
humaine, qui est moins celle des corps que des cœurs. Il
n'est pas sûr qu'il ait raison de lier les sabbats aux « grandes
56 La littérature et le mal

et terribles révoltes l'l, aux jacqueries du moyen âge. Mais les


rites de sorcellerie sont ceux d'opprimés. Une religion de
peuple conquis est souvent devenue la magie de sociétés
formées des suites de la conquête. l.es rites des nuits du
moyen âge prolongent sans doute en quelque sens ceux de la
religion des Anciens (en gardant les côtés suspects : Satan
est en un sens un Dionysos redivivus) : ce sont des rites de pagani,
de paysans, de serfs, de victimes d'un ordre des choses domi-
nant et de l'autorité d'une religion dominante. Rien n'est
clair de ce qui touche ce monde d'en bas : Michelet n'en doit
pas moins être honoré d'en avoir parlé comme de notre
monde - qu'anime le tremblement 1 de notre cœur -
portant en lui l'espoir et le désespoir qui sont notre lot,
auxquels nous nous reconnaissons.
Les accents que trouva Michelet pour affirmer l'éminence
des femmes dans ces œuvres maudites semblent également
des plus vrais. Le caprice, la douceur féminine éclairaient
l'empire des ténèbres; quelque chose de la sorcière, en contre-
partie, se lie à l'idée que nous nous sommes faite de la séduc-
tion. Cette exaltation de la Femme et de l'Amour, qui fonde
aujourd'hui nos richesses morales, ne tire pas seulement ses
origines des légendes chevaleresques, mais du rôle que la
femme eut dans la magie : « Pour un sorcier, dix mille sor-
cières ... }) et la torture, les tenailles, le feu les attendaient.

Que Michelet ait tiré ce monde, si lourd de sens humain,


de l'opprobre est un titre de gloire. La première édition de
La Sorcière, sous l'Empire, fit scandale, et la police la retira
de la vente. Le livre parut à Bruxelles chez Lacroix et Ver-
bœckhoven (qui devaient, peu d'années plus tard, publier
les Chants de Maldoror, cette épopée du Mal). La faiblesse
de Michelet - mais n'est~ce pas généralement la faiblesse
de l'intelligence humaine? - c'est, voulant tirer la sorcière
de l'opprobre, d'en avoir fait la servante du Bien. Il voulut
la légitimer par une utilité qu'elle aurait eue, quand la part
authentique de ses œuvres la situe en dehors.
Michelet 57

LE BIEN, LE MAL, LA « VALEUR »


ET LA VIE DE MICHELET

Je donnerai maintenant la conclusion de cet exposé du


problème du Mal.
Ceci, me sembleêt-il, ressort de mon tableau. L'humanité
poursuit deux fins, dont l'une, négative, est de conserver
la vic (d'éviter la mort), l'autre, positive, d'en accroître
l'intensité. Ces deux fins ne sont pas contradictoires. Mais
l'intensité n'est jamais accrue sans danger; l'intensité voulue
par le grand nombre (ou le corps social) est subordonnée
au souci de maintenir la vie et ses œuvres, qui possède un
primat indiscuté. Mais, lorsqu'elle est cherchée par les
minorités, ou les individus, elle peut l'être sans espoir,
au-delà du désir de durer. L'intensité varie suivant la liberté
plus ou moins grande. Cette opposition de l'intensité à la
durée vaut dans l'ensemble, et réserve bien des accords
(l'ascétisme religieux; du côté de la magie, la poursuite des
fins individuelles *). La considération du Bien et du Mal
est à revoir à partir de ces données.
L'intensité peut être définie comme la valeur (c'est la seule
valeur positive), la durée, comme le Bien (c'est la fin géné-
rale proposée à la vertu). La notion d'intensité n'est pas
réductible à celle de plaisir, car, nous l'avons vu, la recherche
de l'intensité veut que nous allions d'abord au-devant du
malaise, aux limites de la défaillance. Ce que j'appelle valeur
diffère donc à la fois du Bien ct du plaisir. La valeur tantôt
coïncide avec le Bien et tantôt ne coïncide pas. Elle coïncide
parfois avec le Mal. La valeur se situe par-delà le Bien et le
Mal, mais sous deux formes opposées, l'une liée au principe
du Bien, l'autre à celui du Mal. Le désir du Bien limite le
mouvement qui nous porte à chercher la valeur. Quand la
liberté vers le Mal, au contraire, ouvre un accès aux formes
excessives de la valeur. Toutefois, l'on ne pourrait conclure
de ces données que la valeur authentique se situe du côté
du Mal. principe même de la valeur veut que nous allions
« le plus loin possible ». A cet égard, l'association au principe

iii Ces fins, il est vrai, visent d'ordinaire à l'excès, non au Bien pur
et simple, à la conservation, Elles restent par là favorables à l'intensité.
du Bien mesure le «plus loin )1) du corps social (le point extrême,
au-delà d\lquel la société constituée ne peut s'avancer);
l'association au principe du Mal, le el plus loin» que tempo-
rairement atteignent les individus - ou les minorités; « plus
loin Il, personne ne peut aller l,

Il existe un troisième cas. Quelque minorité peut, en un


point de son histoire, dépasser la pure et simple révolte,
assumant peu à peu les obligations d'un corps social. Ce
dernier cas ménage des possibilités de glissement.
crois bon d'avouer ici que Michelet demeura dans l'équi-
voque. Il donnait au monde qu'il représentait plus qu'un
caractère de révolte: un souci plus élevé d'assurer l'avenir,
la durée! Il limitait ainsi les libertés de démarches qui ordon-
muent le sens du monde. Soit dit sans vouloir rabaisser
ü'aimerais suggérer au contraire un sentiment de force),
la vie même de Michelet répondit à cette équivoque. L'angoisse
évidemment le guidait - même l'égarait - tandis qu'il
écrivit un livre où brûle une trouble passion. Dans un
passage de son journal (que je n'ai pu lire, il n'est pas encore
accessible, mais j'ai, sur ce point, obtenu de tiers des préci-
sions suffisantes), il dit qu'au cours de son travail il arrivait
que l'inspiration lui manquât: il descendait alors de chez lui,
se rendait dans un édicule dont l'odeur était suffocante.
Il aspirait profondément et, s'étant ainsi « approché, le plus
qu'il pouvait, de l'objet de son horreur )1), il revenait
son travail. Je ne puis que rappeler le visage de l'auteur,
noble, émacié, les narines frémissantes.
William Blake l

S'il me fallait donner pour la littérature anglaise les noms


dont la valeur émouvante est la plus grande en moi 2, sans
même hésiter je nommerais John Ford, Emily Bront~,
William Blake *. Ces classements ont peu de sens, mais ces
noms réunis ont ici des pouvoirs qui s'accordent 3. Ils sortent
nouvellement de la pénombre et ce qu'une excessive violence
annonce en eux est la pureté du Mal.
Ford laissa de l'amour criminel' une image incomparable.
Emily Brontl:: vit dans la méchanceté d'un enfant trouvé la
seule réponse claire à l'exigence qui la consuma. Blake, en des
phrases d'une simplicité péremptoire 5, sut réduire l'humain
à la poésie et la poésie au Mal.

LA VIE ET L'ŒUVRE DE WILLIAM BLAKE

La vic de William Blake fut peut-être banale; elle fut


régulière et sans aventure. Elle frappe pourtant par un carac-
tère d'exception absolue: c'est qu'en une large mesure elle
échappe aux limites communes de la vie e. Ses contemporains
'" En France, le peintre visionnaire, le poète William Blake n'est connu
et apprécié que depuis peu et d'un petit nombre. Il e3t rare que ses
écrits aient touché ceux qui auraient pu se retrouver dans leur mouvement
de liberté résolu. Le caractère religieux de sa vie et de sa pensée sans
doute joué contre lui. Il n'a peut-être pas trouvé en France le3 lecteurs
qui auraient pu en saisir la signification profonde. Je m'étonne que la
parenté de Blake et du surréalisme apparaisse si rarement et SI peu
clairement. Un écrit aussi bizarre qu' « Une île dans la lune» (An Island
in CM Moon) e3t à peine çonnu.
60 lA littérature et le mal

ne l'ont pas vraiment ignoré: il eut de son vivant une certaine


notoriété, mais à part. Si Wordsworth et Coleridge l'appré-
cièrent, ce ne fut sans doute pas sans réserve (Coleridge au
moins regrettait l'indécence de ses écrits). L'on dut le plus
souvent l'écarter: « c'est un fou lI, disait-on. On le répéta
même après sa mort III. Ses œuvres (ses écrits, ses peintures)
ont un caractère de déséquilibre. Elles étonnent par leur
indifférence aux règles communes. Quelque chose d'exorbité,
de sourd à la réprobation d'autrui, élève au sublime ces
poèmes et ces figures de couleur violente. Blake qui fut un
visionnaire, néanmoins ne donna jamais de valeur réelle à
ses visions. Il n'était pas fou, il les tint simplement pour
humaines, il vit en elles les créations de l'esprit humain.

• Ses visions, dont il parlait familièrement, ses excès de langage.


l'atmosphère de délire propre à ses tableaux et à ses poèmes, il n'est rien
qui ne contribuât à faIre passer Blake pour fou, malS superficiellement.
NOUll avons les témoignages caractéristiques de personnes qui, l'ayant
connu et l'ayant d'abord pris pour un dément, aperçurent vite qu'il n'en
était rien, et le reconnurent volontiers. Néanmoins, du vivant même de
ces personnes, la légende se forma d'un séjour de trente ans du visionnaire
dans une maison de foUll. Cette légende se fonde, à l'origine, sur un
article paru dans la Reuue britannique, de Paris, en 1833 (Se série, t. IV,
p. 183-186) : « Les deux plUll célèbres habitants de l'hôp1tal de Bedlam,
dit l'auteur anonyme, sont l'incendiaire Martin ... et Blake, surnommé
le Vqpant. Lorsque j'eus passé en revue et soumis à mon examen toute
cette populace de criminels et d'insensés, je me fis conduire à la cellule
de Blake. C'était un homme grand et pâle, parlant bien, vraiment élo-
quent; dans toutes les annales de la démonologie, rien n'est plus extra-
ordinaire que les visions de Blake. - Il n'était pas victime d'une simple
hallucination, il croyait profondément à la vérité de ses visions, il conver-
sait avec Michel-Ange, il dînait avec Sémiramis ... Cet homme s'était
constitué le peintre des Spectres... Quand j'entrai dans sa cellule, il
dessinait une puce dont le spectre, à ce qU'li prétendait, venait de lui
apparaitre... li Effectivement, Blake a dessmé le spectre de puce dont il
s'agit: le dessin intitulé « The Ghost of a Flea li est aujourd'hui conservé
à la Tate Gallery. Si nous n'avions par ailleurs une connaissance détaillée
et continuelle de la vie de Blake, qui exclut selon toute vraisemblance
un séjour, eût-il été bref, à Bedlam, nous aurions pu prendre au sérieux
ce récit de la Reuue britannique. Mais Mona Wilson en a retrouvé la source.
Le chroniqueur de la Riuue britannique a démarqué un article publié
en mars r833 par le Monthly Magazine. Comme la Revue britannique, le
Monthly Magazine parle du visionnaire Blake et de J'incendiaire Martin,
mais seule la partie du récit qui touche Martin parle de Bedlam. L'auteur
de la lù:vue britannique li!. seulement placé à Bedlam, au lieu d'un seul,
les deux personnages dont traitait l'article qu'il démarquait. On trouvera
dans Mona Wilson, The Life of William Blake, Londres, Hart-Davis,
éd., 1948, les textes anglais et français des deux articles. Il est possible
cette fois d'en finir avec une légende dont l'origine est entièrement
expliquée. Cependant, en 1875. un article du Cornhill Magazine parlait
encore des trente ans que Blake avait passés dans une maison de
fOUi 1.
William Blake 61

On a dit bizarrement : « Beaucoup d'autres sont descendus


aussi loin dans l'abîme de l'inconscient, mais ils n'en sont
pas revenus. Les asiles en sont pleins, car la définition moderne
du fou désigne l'homme que les symboles de l'inconscient
ont submergé. Blake est Je seul qui se soit aventuré aussi loin
qu'eux et qui resta néanmoins sain d'esprit. De purs poètes
qui n'avaient pour les rattacher au monde d'en haut d'autre
corde que la poésie ont succombé - ainsi Nietzsche, Hoel-
derlin. " Cette représentation de la raison a peut-être ceci de
raisonnable que la poésie y apparaît contraire à la raison.
Une conformité générale à la raison de la vie d'un poète
irait contre l'authenticité de la poésie. Du moins retirerait-elle
à l'œuvre un caractère irréductible, une violence souveraine,
sans lesquels la poésie est mutilée 1. L'authentique poète
est dans le monde comme un enfant: il peut comme Blake ou
comme l'enfant jouir d'un indéniable bon sens, mais le gou-
vernement des affaires ne pourrait lui être confié. Éternelle-
ment, le poète dans le monde est mineur : il en résulte ce
déchirement dont la vic et l'œuvre de Blake sont faits. Blake,
qui ne fut pas fou, se tint à la frontière de la folie.
Sa vie, tout entière, n'eut qu'un sens: il donna aux visions
de son génie poétique le pas sur la réalité prosaïque du monde
extérieur. Ceci frappe d'autant qu'il appartenait, et jamais
ne cessa d'appartenir, à la classe pauvre, à laquelle cette pré-
férence est difficile : elle est parfois, pour le riche, une affec-
tation, qui ne survivrait pas à la perte de sa fortune. Le pau-
vre, en un sens contraire, est tenté d'accorder l'essentiel à la
plainte des misérables. William Blake, né à Londres en 1757,
était le fils d'un modeste bonnetier (d'origine irlandaise
sans doute). Il n'eut qu'une instruction rudimentaire, mais
il dut à la sollicitude de son père, et à des dons exceptionnels
(il écrivit, à douze ans, de remarquables poèmes, et il mani-
festa une rare aptitude au dessin), d'entrer à quatorze ans
dans l'atelier d'un graveur. Il vécut difficilement de ce métier,
déconcertant les acheteurs par des compositions fantasques.
Il eut le soutien du grand amour de sa femme, Catherine
Bouchez. Catherine Bouchez avait l'allure longue de ses
figures féminines. Elle savait l'apaiser dans ses accès de fièvre.
Elle l'assista durant quaranteocinq ans, jusqu'à sa mort,
en 1827. Il avait le sentiment d'une mission surnaturelle et sa
Witcutt, Blake. A Psyclwlogical Stud)'l Lonc!res, HoIllil
1946, p.
62 La littérature et le mal

dignité s'imposait à son entourage. Mais ses idées politiques


et morales scandalisaient. Il se coiffait d'un bonnet rouge au
moment où Londres voyait dans les Jacobins français ses
pires ennemis. Il fit l'apologie de la liberté sexuelle et, selon
la rumeur, il voulut imposer à sa femme la cohabitation d'une
mattresse. En vérité, cette vie sans histoire se déroula tout
entière en un monde intérieur, et les figures mythiques qui
ont composé ce monde étaient la négation des réalités extéo
rieures, des lois morales et des nécessités qu'elles annoncent.
A ses yeux, la fragile figure de Catherine Bouchez prenait
un sens dans la mesure où elle se mêlait aux anges de ses
visions, mais parfois il niait en elle 1 les conventions qu'elle
admettait et qui la bornaient. C'est là du moins la vraisem-
blance. Même ses amis devaient entrer, ainsi que les événe-
ments historiques de son temps, dans une transfiguration
où ils rejoignaient les personnages divins du passé. Une sorte
de poème, accompagnant une lettre au sculpteur Flaxman
(datée de septembre 1800), rend compte de ce glissement du
dehors au dedans :
Quand Flaxman s'enfut en Italie, écrit Blake, FuseU mefut deMi pour
un temps.
Et maintenant Flaxman m'a den.né Hailcy; son ami et le mien, tel est
mon lot ici-bas.
Mon lot dans le ciel, le voici. Milton m'a aimé dans mon enfance et m'a
montré SOtI visage.
Ezra vint à moi avec Isa~ te prophète; mais Shakespeare quand je maris
me prit par la main.
Dans les abtmes de l'Enfer, un effroyable changement menaça ta Terre.
guerre commença en Amérique. Toutes ses sinistres horreurs passèrent
devant mes yeux,
travers l'Atlantique jusqu'en France. Alors commenfa la Révolution
française en d' épaisses nuées,
Et mes anges me dirent qu'avec de telles visions je ne pourrai subsister
sur cette terre,
restant avec Flaxman, qui sait pardonner aux terreurs nerveuses **.

zurichois.
M.mL. Cazamian,
17 (bilingue).
William Blake 63

LA SOUVERAINETÉ DE LA POÉSIE

On a tenté d'interpréter la « psychologie )j (ou la mytho-


logie) de William Blake en l'introduisant dans la catégorie
de l' « introversion » de C. J. Jung. Selon Jung, l'intuition
I(

introvertie perçoit tous les processus qui sont à l'arrière-


plan de la conscience à peu près aussi distinctement que la
sensation extravertie perçoit les objets extérieurs. En consé~
quence, pour l'intuition, les images de l'inconscient n'ont
pas moins de dignité que les choses ou les objets III )j.
W. P. Witcutt a raison de citer à ce propos l'expression de
Blake, selon lequel «( les perceptions de l'homme ne sont pas
limitées par les organes de la perception: il perçoit plus que
ne peuvent découvrir les sens (si aigus soient-ils) ** ». Mais
le vocabulaire de Jung enferme une partie de glissement :
la perception qui n'est pas réductible aux données des sens
ne nous informe pas seulement de ce qui est à l'intérieur de
nous (de ce qui, en nous, est introverti). C'est le sentiment
poétique l, La poésie n'accepte pas les données des sens dans
leur état de nudité, mais elle n'est pas toujours, et même elle
est rarement le mépris de l'univers extérieur. Ce sont plutôt
les limites précises des objets entre eux qu'elle récuse, mais
clle en admet le caractère extérieur. Elle nie, et elle détruit
la proche réalité, parce qu'elle y voit l'écran qui nous dissi-
mule la figure véritable du monde. La poésie n'en admet pas
moins l'extériorité par rapport au moi des ustensiles ou des murs.
L'enseignement de Blake se fonde même sur la valeur en soi
- extérieure au moi - de la poésie. « Le Génie Poétique, dit
un texte significatif ***, est l'Homme véritable, et le corps,
ou la forme extérieure de l'homme, dérive du Génie Poétique...
De même que tous les hommes ont la même force extérieure,
de même (et avec la même variété infinie) ils sont tous sem-
blables par le Génie Poétique... Les Religions de toutes les
Nations sont dérivées de la réception du Génie
,. Les Types psychologiques. Cité dans Witeutt, Blake. A PsycholotfC<l1
~,:; is 00 natural religion (ad. Series). Dans William Blake, Poetry
and Prose, edite<!. by G. Keynes t Londres, Nonesuch Press, 1948, p. 148.
• • • Il AU religions are one Il (Toutes les religions n'en sont qu'une),
vers 1788. Ibid., p. 148-149. « Tous les hommes sont semblables te
Génie poétique Il : \'! La poésie doit être faite par tous, non »,
disait Lautréamont.
64 La littérature et le mal

propre à chaque Nation ... De même que tous les hommes sont
semblables (encore qu'infiniment variés), de même toutes les
Religions; et comme tout ce qui leur ressemble, elles n'ont
qu'une source. L'homme véritable, à savoir le Génie Poéti-
que, est la source. » Cette identité de l'homme et de la poésie
n'a pas seulement le pouvoir d'opposer la morale et la religion,
et de faire de la religion l'œuvre de l'homme (non de Dieu,
non de la transcendance de la raison), elle rend à la poésie
le monde où nous nous mouvons. Ce monde en effet n'est
pas réductible aux choses, qui nous sont en même temps
étrangères et asservies. Ce monde n'est pas le monde profane,
prosaique et sans séduction, du travail (c'est aux yeux des
« introvertis », qui ne retrouvent pas dans rextériorité la
poésie, que la vérité du monde se réduit à celle de la chose) :
la poésie, qui nie et détruit la limite des choses, a seule la
vertu de nous rendre à son absence de limite; le monde, en un
mot, nous est donné quand l'image que nous en avons est
sacrée, car tout ce qui est sacré est poétique, tout ce qui est
poétique est sacré.
Car la religion n'est qu'un effet du génie poétique. Il n'est
rien dans la religion qui ne soit dans la poésie, il n'est rien
qui ne lie le poète à l'humanité, l'humanité à l'univers.
D'ordinaire, un caractère formel, fixé, subordonné aux corn..
modités d'un groupe (de cette manière aux besognes utili..
taires, ou profanes iii de la morale) éloigne la figure de la reli..
gion de sa vérité poétique; de même, la poésie est formelle-
ment livrée à l'impuissance d'êtres serviles. La même diffi..
culté se retrouve à tout propos : chaque vérité générale a
toujours l'apparence d'un mensonge particulier. Il n'est pas
de religion ni de poésie qui ne mentent. Il n'est pas de relie
gion ni de poésie qui, parfois, ne soient réductibles à la.
méconnaissance qu'en aura la foule du dehors 1 : néanmoins
la. religion et la poésie jamais ne cessent de nous jeter passion-
nément hors de nous, en de grands élans où la mort n'est plus
le contraire de la vie. Précisément, la pauvreté de la poésie,
de la religion, de la mesure où rintroverti les
ramène à la hantise de ses sentiments personnels. La vertu de
Blake fut de dépouiller la figure individuelle de l'une et de
et de leur rendre cette clarté où la religion a la liberté
la le pouvoir souverain de la religion.
fini matérielles qui sont bien souvent <:eUes dPindi..
Willz'am Blake 65

LA MYTHOLOGIE DE BLAKE INTERPRÉTÉE


PAR LA PSYCHANALYSE DE JUNG

Il n'y eut pas de véritable introversion de la part de Blake,


ou son introversion prétendue n'eut qu'un sens: elle touchait la
particularité, le chOIX arbitraire des mythes qu'il élabora. Pour
un autre que lui, que signifient les figures divines de son univers,
qui se livrent en de longs poèmes d'inépuisables combats?
La mythologie de Blake introduit généralement le problème
de la poésie. Lorsque la poésie exprime les mythes que la tradia
tion lui propose, elle n'est pas autonome, elle n'a pas en elle-même
la souverameté. Elle illustre humblement la légende dont la
forme et le sens existent sans elle. Si elle est l'œuvre autonome
d'un visionnaire, elle définit des apparitions furtives, qui n'ont
pas la force de convaincre et n'ont de sens vrai que pour le poète.
Ainsi la poésie autonome, fût-elle apparemment créatrice de
mythe, n'est-elle en dernier lieu qu'une absence de mythe.
En fait, ce monde où nous vivons n'engendre plus de mythes
nouveaux, et les mythes que la poésie semble fonder, s'ils ne sont
pas objets de foi, ne révèlent finalement que le vide : parler
d'Enitharmon ne révèle pas la vérité â'Enitharmon, c'est
même avouer l'absence d'Enitharmon dans ce monde où
vainement l'appelle la poésie. Le paradoxe de Blake est d'avoir
ramené l'essence de la religion à celle de la poésie, mais d'avoir
en même temps révélé, par impuissance, qu'en elle-même la
poésie ne peut à la fois être libre et avoir la valeur souveraine.
C'est dire qu'en vérité elle ne peut en même temRs être poésie
et religion. Ce qu'elle désigne est l'absence de la religion qu'elle
aurait dû être. Elle est religion comme le souvenir d'un être aimé,
qui éveille à l'impossible qu'est l'absence. Elle est souveraine
sans doute, mais comme le désir, non comme la possession de
l'objet. La poésie a raison d'affirmer l'étendue de son empire,
mais nous ne sommes pas admis à contempler cette étendue sans
savoir aussitôt qu'il s'agit d'un leurre insaisissable; ce n'est pas
l'empire, mais plutôt l'impuissance de la poésie 1,
C'est qu'à l'origine de la poésie, les chaînes tombent, et seule
demeure la liberté impuissante. Parlant de Milton, Blake disait
qu'il était, ({ comme tous les poètes, du parti des démons sans le
savoir li. La religion qui a la pureté de la poésie, la religion qui a
l'exigence de la poésie ne peuvent avoir plus de puissance que le
diable, qui est la pure essence de la poésie: le voulût-elle, la poésie
ne peut édifier, elle détruit, elle n'est vraie que révoltée. Le péché
et la damnation inspiraient Milton, auquel le paradis retirait
l'essor poétique. De même la poésie de Blake dépérissait loin de
l' ({ impossible li. Ses immenses poèmes où s'agitent des fantômes
inexistants ne meublent pas l'esprit, mais ils le vident, et le
déçoivent.
Ils le déçoivent et sont là pour le décevoir, étant faits de la
66 La lt'ttérature et le mal

négation de son exigence commune. Les visions de Blake étaient,


dans le mouvement de la création, souveraines: les caprices de
l'imagination déréglée refusaient de répondre aux comptes de
l'intérêt. Ce n'est pas qu'Urizen et Luvah n'aient de sens. Luvah
est la divinité de la passion, Urizen de la raison. Mais ces figures
mythiques ne tenaient pas leur être d'un développement logique
du sens qu'elles avaient. Aussi bien est-il vain de les suivre de
Jlrès. L'étude méthodique de ces figures a peut-être le pouvoir
ae livrer en détail la « psychologie de Blake» : mais elle fait tout
d'abord perdre de vue le trait qui la marque le plus sûrement :
le mouvement emporté qui l'anime n'est pas réductible à l'expres-
sion d'entités logiques, Il est le caprice même, et la logique des
entités lui reste indifférente. Il est vain de vouloir réduire l'inven-
tion de Blake à des propositions intelligibles, à de communes
mesures. W. P. Witcutt écrit : « Les quatre Zoas de Blake ne lui
sont pas particuliers. Ils constituent un thème qui court à travers
toute la httérature, mais Blake seulles présente comme s'ils étaient
grossièrement à l'état mythologique. » Il est vrai, Blake a lui-même
aonné le sens de trois de ces créatures de rêve: Urizen, à la fois,
par la forme, (( horizon» et Cf raison »), est le Prince de la Lumière:
il est Dieu, t( le terrible destructeur et non le Sauveur Il. Luvah,
dont le nom, voisin de lAve, évoque l'amour, est, comme l'Éros
des Grecs, un enfant de feu, c'est l'expression vivante de la passion:
II Ses narines soufflent une flamme ardente, les boucles de ses

cheveux sont comme une forêt de bêtes sauvages, où brille le


furieux regard du lion, où rage le hurlement du loup et du tigre,
où l'aigle cache l'aiglon dans la paroi rocheuse de l'abîme.
Son sein s'ouvre comme un ciel étoilé ... Il Los, l' « ESfrit de Prophé.
tie )J, est à Luvah ce qu'est à Dionysos Apollon, et i exprime assez
lisiblement les puissances de l'imagination. Seul, le sens du C{ua·
trième, Tharmas, n'est pas donné explicitement, mais W. P.
Witcutt n'hésite pas à y trouver, complétant les trois fonctions
de l'intelligence, du sentiment et de l'intuition, la quatrième-
fonction qu'est la sensation. Blake dit en effet des quatre Zoas
qu'ils sont i( les quatre Sens éternels de l'homme» : il VOlt en chacun
de nous C{uatre puissances (four Mighty Ones). En fait, ces fonctions
de W. P. Witcutt sont celles de la psychologie de C. J. Jung:
elles seraient fondamentales, et nous les retrouverions non seule-
ment dans la pensée de saint Augustin, mais dans la mythologie
des Égyptiens, et même ... dans Les Trois Mousquetaires (qui sont
quatre), ou dans Les Quatre Justes d'Edgar Wallace! Ces commen-
taires sont moins fous qu'il ne semble, mais c'est justement qu'ils
soient raisonnés, - même raisonnables, - qui les place en dehors,
deçà de l'émotion informe que Blake voulut traduire. Cette
émotion n'est saisie que dans l'excès, par lequel elle passe les
bornes et cesse de dépendre de rien.
L'épopée mythologique de William Blake, son acuité de vision,
nécessité et sa profusion, ses déchirements, ses enfantements
mondes, ses combats de divinités souveraines ou rebelles sem-
dès l'abord à la psychanalyse. Il est aisé d'y aper-
l'<>lItr,rii-,l; et la raison du père, la tumultueuse révolte du
Wt1liam Blake 67
fils. Il est naturel d'y chercher l'effort tendu vers la conciliation
des contraires, la volonté d'apaisement donnant un sens final au
désordre de la guerre. Mais à partir de la psychanalyse - qu'elle
soit de Freud ou de Jung - que risquons-nous de trouver sinon
les données de la psychanalyse 1? Ainsi la tentative d'éclairer
Blake à la lumière de Jung nous renseigne-t-elle plus sur la théorie
de Jung que sur les intentions de Blake. Il serait vain de discuter
le détail des explications apportées. Même une thèse générale
n'apparaît pas si mal fondée. Ce dont il s'agit est sans doute, dans
les grands poèmes symboliques, la lutte de divinités incarnant les
fonctions de l'âme; finalement, succédant à la lutte, l'instant
apaisé où chacune des divinités déchirées retrouvera, dans la
hlérarchie des fonctions, la place que le destin lui assigne. Mais
une telle vérité, de sens vague, engage à la méfiance: il me semble
que, de cette façon, l'analyse introduit une œuvre insolite dans
un cadre qui l'annule et qu'elle substitue à l'éveil une lourdeur
ensommeillée. La réponse, sûre et paisible, est toujours l'harmonie
à laquelle il est vrai que Blake parvint, mais déchiré, tandis que,
pour Jung, ou pour W. P. Witcutt, l'harmonie -le terme - d'un
voyage, a plus de sens qu'un trajet agité.
Cette réduction de Blake à la représentation du monde propre
à Jung est soutenable, mais elle laisse insatisfait. Au contraire, la
lecture de Blake ouvrait l'espoir Il d'une irréductibilité du monde
à ces cadres clos, où, d'avance, tout est joué, où ne subsistent ni
recherche, ni agitation, ni éveil, où nous devons suivre la voie,
dormir et mêler notre souille à l'universel bruit d'horloge du
mmmeil.

LA LUMTÈRE JETÉE SUR LE MALi:


({ LE MARIAGE DU CIEl. ET DE L'ENFER »

L'incohérence de rêve des écrits vlSlonnaires de Blake


n'oppose rien à la clarté que la psychanalyse a pour but
d'introduire en définitive. L'incohérence n'en doit pas
être moins nettement soulignée. Madeleine L. Cazamian
écrit : « Au cours de ces récits exubérants et enchevêtrés,
les mêmes personnages meurent, ressuscitent, naissent à
plusieurs reprises, dans des circonstances différentes. Los
et Enitharmon sont id les enfants de Tharmas et de son
émanation, Eon, et Urizen est leur fils; ailleurs, il est engendré
par Vola; la création du monde ne lui est donc plus imputée,
mais seulement son organisation selon les lois de la raison
- plus tard dans Jérusalem, elle deviendra l'œuvre d'Élohim,
un autre des Éternels; ou bien elle émanera tout entière de
68 La littérature et le mal

" l'Homme universel". Dans Les Quatre <,pas, Urizen s'appelle


Urthona, et devient le spectre de Los; dans un autre poème,
Milton, jouant le même rôle, il parait identique à Satan.
Monstre ténébreux de la lumière d'ailleurs; après le Nord,
plein d'ombres et de frimas, d'autres points cardinaux
lui sont dévolus, selon le dessein symbolique auquel il s'incor-
pore. Or, il était, et il demeure le plus souvent, le Jéhovah
de la Bible, le créateur jaloux de la religion mosaïque, le
fondateur de la loi, mais voici que Jéhovah dans Jérusalem
est invoqué comme le Dieu du pardon, alors que c'est la
grâce spéciale qu'apporte partout" l'agneau" ou le Christ.
Ailleurs encore, quand Blake personnifie la vision imaginative,
il l'appelle : Jéhovah-Élohim. - Il est impossible ici de
tenter un effort d'interprétation complète. Le poète semble
vivre dans un cauchemar ou dans un éblouissement ... II: »
Le chaos peut être la voie d'un possible définissable,
mais si nous nous reportons aux œuvres de jeunesse, c'est
dans le sens d'un impossible qu'il s'éclaire - dans le sens d'une
violence poétique et non d'un ordre calculé. Le chaos d'un
esprit ne peut être réponse à la providence de l'univers,
mais éveil dans la nuit, où seule répond la poésie anxieuse
et déchainée 1.
Ce qui frappe dans la vie et l'œuvre de Blake est la présence
à tout ce que propose le monde. Un peu à l'encontre de
l'hypothèse selon laquelle Blake illustre le type de l'introverti
de Jung, il n'est rien de séduisant, de simple, d'heureux
qu'il n'ait appelé de ses vœux : les chansons, les rires de
l'enfance, les jeux de la sensualité, la chaleur et }'ivrfSSC
des tavernes 2. Rien ne l'irritait au même point que la loi
morale opposée aux réjouissances.

Mais s'ils nous donnaient de l'ale à l'église


Et une jolie flambée pour éclairer nos cœurs'" "' ...

Cette ingénuité expose en entier le jeune poète ouvert


sans calcul à la vie. Une œuvre chargée d'horreur a commencé
dans l'allégresse des t( pipeaux» (au moment où Blake écrivit
ces t( chants heureux que les enfants ne peuvent entendre
sans joie ))).

William Blake, Po~mes choisis. Introduction, p. 76-77.


** «Le Petit Vagabond », dans W. Blake, PoelY)' and Prose, p. 74.
William Blake 69
Cette joie annonçait un mariage, le plus singulier qu'annone
cèrentjamais les« pipeaux ».
L'audace juvénile portait Je poète au-devant de tous Jes
contraires : le mariage qu'il voulut célébrer était celui du
Ciel et de l'Enfer.
Nous devons prêter attention aux phrases singulières de
William Blake. Elles ont dans rhistoire le sens le plus chargé:
ce qu'elles décrivent est enfin raccord de l'homme avec son
propre déchirement, à la fin son accord avec la mort, avec
le mouvement qui l'y précipite. Elles dépassent singulièrement
la portée des phrases simplement poétiques. Elles réflé-
chissent avec une exactitude suffisante un reto'lr sans échap-
patoire à la totalité de la destinée humaine. Blake devait
par la suite exprimer son agitation d'une manière éperdue
et désordonnée, mais il est au sommet du désordre qui le
possède : il aperçoit de ce sommet, dans son intégrité et
dans sa violence, l'étendue du mouvement qui, nous préci-
pitant vers le pire, en même temps nous élève au glorieux.
Blake ne fut en aucune mesure un philosophe, mais il a
prononcé l'essentiel avec une vigueur et même avec une
précision que la philosophie peut lui envier li,
1( Rien n'avance, écrit-il·, sinon p'ar les Contraires. L'Attrac-

tion et la Répulsion, la Raison et l'Ënergie, l'Amour et la Haine,


sont nécessaires à l'Existence humaine.
« De ces contraires naît ce que les Religions appellent le Bien
et le Mal. Le Bien est l~ passif subordonné à la Raison. Le Mal
est l'actif naissant de l'Energie.
li Le Bien est le Ciel. Le Mal est l'Enfer...
1( Dieu tourmen,tera l'Homme pendant l'Éternité parce qu'il

est souglÏs à son Energie ...


li L'Energie est la seule vie, et elle est du Corps, et la Raison
est la limite ou la circonférence qui entoure l'Énergie.
ft L'Energie est Délice éternel. lt

Telle est la forme singulière que prit, vers ! 793, ce célèbre


Mariage du Ciel et de l'Enfer, qui proposait à l'homme non
d'en finir avec l'horreur du Mal, mais de substituer à la
fuite du un regard lucide. n ne subsistait dans ces
conditions nulle possibilité de repos. Le Délice éternel
est en même temps l'Éternel éveil : peut~être est-ce l'Enfer,
que le Ciel ne sut que vainement rejeter.
La de touche, dans la vie de Blake, est la joie des
Mariage du Ciel et de l'Enfer Il. Op. cit., p. 181-182.
70 La littérature et le mal

sens. La sensualité l'oppose au primat de la raison. Il


condamne la loi morale au nom de la sensualité. Il écrit :
Il De même que la chenille choisit les plus belles feuilles pour

y déposer ses œufs, de même le prêtre dépose sa malédiction


sur les plus belles joies"'. )) Son œuvre appelle résolument
le bonheur sensuel, la plénitude exubérante des corps.
« La luxure du bouc, dit-il, est la bonté de Dieu ll, ou plus
loin : « La nudité de la femme est l'œuvre de Dieu **. li
Cependant la sensualité de William Blake est différente de
l'échappatoire niant la sensualité réelle en n'y apercevant
que la santé. Cette sensualité est du côté de l'Énergie, qui
est le Mal, qui la rend à sa signification profonde l, Si la
nudité est l'œuvre de Dieu - si la luxure du bouc en est
la bonté - c'est la vérité qu'annonce la sagesse de l'Enfer.
Il écrit :
Dans une épouse, je désirerais
Ce qu'on trouve toujours chez les putains -
Les traits du Désir assouvi'" '" * .

Il exprime ailleurs précisément le jaillissement de l'énergie


- la violence - que le Mal était à ses yeux. Le poème sui-
vant a le sens d'un récit de rêve :

Je vis une chapelle toute en or,


Où personne n'osait entrer,
Et une foule en pleurs se tmait tUhors,
En pleurs, en deuil et adorant.

Je vis un serpent s'élever entre


Les piliers blancs tU la porte
Et il força et jàrfa et força,
Il arracha les charnières d'or.

Et sur le doux dallage


Serti tU perles et de rubis brillants,
Il 5' étira tU toute sa longUiUr visqueuse
Jusqu'auRtUssus de l'autel blanc,

Vomissant son poison


Sur le pain et le vin.
Blake, Pomw cJwm5, p. 184,
183- 184-
mélangés », dans W. Blake, Poetry and Prose, p. 99.
William Blake 71

J'entrai alors dans une porcherie


Où je m'allongeai au milieu des porcs :II.
Blake eut assurément conscience de la signification de ce
poème. La chapelle d'or est sans doute celle du « Jardin
d'amour» des « Chants d'Expérience », au fronton de laquelle
il est écrit: « Tu ne dois pas "'*. »)
Au-delà de la sensualité et d'un sentiment d'horreur qui
lui est associé l, l'esprit de Blake s'ouvrait à la vérité du mal.
Il l'a figuré en l'espèce du Tigre, en des vers devenus clas-
siques. Quelques phrases sont à l'opposé d'une échappatoire.
Jamais les yeux plus grands ouverts n'ont fixé le soleil de la
cruauté:
Tigre, TIgre, brûlant et étincelant
Dans les forêts de la nuit,
Quelle main, quels regards immortels
Ont su former ta terrible symétrie?

Où est le marteau? où est la chaîne ?


De quel brasier est issu ton cerveau?
Sur quelle enclume? et quels coups terribles
Osèrent souder ses terreurs mortelles?
Quand les étoiles ont jeté leurs lances
Et arrosé les cieux de leurs larmes,
A-t-iL souri à la vue de son œuvre?
Celui quifit l'Agneau t'a-t-ilfait **"'?
Dans la fixité du regard de Blake, je ne devine pas moins
de résolution que de peur. De même il me semble difficile
:je Ibid., p. 87. Il serait difficile de donner une meilleure description
de l'acte sexuel en tant que transgression sacrilège d'un interdit. Le
poème qui, dans le recueil, suit immédiatement, éclaire le sens précis
âe la citation :
Je demandai à un voleur de me roter une plcluJ :
Il/eua les yeux au ciel.
Je demandai à une dame légère de se COUflMr :
Sainte el soumise, elle pleura.
Dès que je fus parti, un ange mruinl :
Il cligna de l'ail au rolm
Et sourit à la darne,
Et sans dire un mol
Prit une plche à J'arbre
El mi-grave, mi-plaisant,
Jouit de la Dame.
W. Blake, Poetry and Prose, p. 74-
"''''''' Il Chants d'Expérience Il, dans W. Blake, Poetry and Prose, p. 7li-ï3.
72 La littérature et le mal

d'aller plus profondément dans l'abîme que l'homme est à


lui~même qu'en cette représentation du Mal:

La Cruauté a un Cœur Humain,


Et la Jalousie une Figure Humaine;
La Terreur a la Divine Forme Humaùle,
Et le Mystère a le Vêtement de l'Homme.
Le Vêtement de l'Homme est le Fer que l'onforge,
La Forme humaine, une Forge de flamme,
/.,0, Figure humaine, une Fournaise scellée,
Le Cœur Humain, sa Gorge affamée 11> •

.13LAKE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Un tel excès ne livre pas le mystère qui lui est lié. Nul ne
saurait l'élucider. Dans leur exactitude, les sentiments qui
le supportent se dérobent. Nous sommes laissés à la contra-
diction insoluble. Le sens du Mal affirmé est affirmation de
la liberté, mais la liberté du Mal est aussi négation de la
liberté. Cette contradiction nous dépasse, comment n'eût-
elle pas dépassé William Blake? Révolté 1, Blake appelait
la Révolution le pouvoir du peuple. Pourtant, il exaltait le
déchaînement aveugle de la force (alors l'élément aveugle
lui semblait répondre à l'excès que désigne le divin) 2, Les
« Proverbes de l'Enfer» disent: « La Colère du Lion est la
Sagesse de Dieu. » Et : « Le rugissement des lions, le hurle-
ment des loups, les fureurs de la mer démontée sont des
II> W. Blake, Poetry and Prose, p. 81. Le titre des deux strophes est
« Une Image Divine ». La première est composée à partir d'une autre de
sens rigoureusement opposé (par un procédé qui rappelle celui de Lau~
tréamont dans les Poésies, mais Lautréamont partait de phrases d'autres
auteurs, Blake, des siennes propres) :
... la Miséricorde a un cœur humain,
La Pitié, unefigure humaine
Et l'Amour, la divineforme humaine,
Et la Paix, le vêtement de l'homme.
Ces derniers vers figurent dans le poème intitulé « L'Image Divine »,
qui se trouve (Prose and Poctry, p. 58-59) dans les « Chants d'Innocence »,
antérieurement aux « Chants d'Expérience D (1794). Pour Blake la
réunion des deux suites de poèmes, en 1794, montrait « les deux états
contmire!l de l'âme humaine J.
William Blake 73
parties de l'éternité trop grandes pour l'œil de l'homme lit 1. »
Et Le rugissement des lions» éveille au sentiment de l'impos-

sible : nul ne peut lui donner un sens que l'esprit humain


recevra. A ce qu'il est, nous ne pouvons que nous éveiller,
sans espoir, une fois éveillés, de nous reposer. Dès lors, non
seulement l'enchevêtrement des épopées n'importe plus,
mais nous efforçant d'en sortir, nous passons de l'éveil de
l'enchevêtrement au sommeil de l'explication logique. Ce qui
importe à Blake (qui est « trop grand pour l'œil de l'homme lI,
mais que signifie Dieu dans l'esprit de Blake, sinon l'éveil
au sentiment de l'impossible li 1), ce qui importe à Blake est
justement ce qu'élimine la réduction à la commune mesure
du possible. Ce n'est rien, si l'on veut, de parler du lion, du
loup ou du tigre, mais ces bêtes sauvages, en lesquelles Blake
apercevait des« parties de l'éternité », annoncent ce qui éveille,
ce que dérobe le mouvement, qui endort, du langage (qui
substitue à l'insoluble une apparence de solution, et à la vérité
violente, un écran qui la dissimule). En résumé, le commen..
taire qui ne se bornerait pas à dire que le commentaire est
inutile, impossible, éloigne de la vérité même alors qu'en lui..
même il en approche: c'est qu'il interpose l"écran qui, tout
au moins, en tamise la lumière s. (Ce que je dis est encore un
obstacle, qu'il faut lever si l'on veut voir ••• )

iii Dans fi Le Mariage du Ciel et de l'Enfer " W. Blake, Poetry and


Prose, p. 181-191.
""" Jean Wahl écrit à propos du El Tigre» en de remarquables 1( Notes
sur William Blake» (dans Podsie, Pensde, Perception, Cal mann-Lévy, 1948,
p. 2(8) :« Le Tigre est l'étincelle divine, l'indlvidualité farouche entourée
par la forêt du bien et du mal emmêlés. Mais la corucience que nous
avons de cette beauté du terrible doit-elle nous faire accepter le mal
sans le transformer? Et s'il y a transformation possible, où la chercher,
comment opérer? C'est le problème à quoi répondent les derniers vers.
Cette étincelle même est un éclat de la grande lumière qui unifie et
guérit, un éclat de la divine humanité. Il y a non .seulement beaut~»
mais un bien dans les choses terribles. D Cet éclat, dans la phrase de
Wahl, est tamisé. Que disent ces derniers vers eux-mêmes sinon:« Tigre!
Tigre! brûlant et dtincelant - Dans les forets de la nuit - Quelle main, f{t4tll
regards immortels one suformer ta terrible fYmétrie J J Mais plus loin, p. x~23,
Jean Wahl lui-même laisse entendre que la légitimité des commentaires
est discutable à ses yeux : il parle de Il l'art non blakien, et même maudit
par Blake, de l'analyse intellectuelle il iii, Il conclut une notice (u William
Blake païen, chrétien et mystique 1 : dans William Blake, 1757-1827.
Catalogue de l'Exposition Blake à la Galerie Drouin, 1947) : « Les éma..
nations éteignent à la foÏ!! les lumières et s'étreignent sans se demander
leur nom. » Blake lui-même avait dit: « Les tigres de la colère sont plus
sages que les chevaux de l'instruction, Il (El Le Mariage du Ciel et de
l'Enfer li, W. Blake; Prose and POIt1)I, po 18+)
74 La Uttérature et le mal

Les poèmes publiés par Blake en 1'794, tel « Le Tigre }),


expriment sa réaction devant la Terreur. « Une Image
Divine» fut gravé au temps même où les têtes tombaient. Ce
passage d'« Europe» dont la date est la même, est plus directe-
ment l'évocation de la Terreur. La divinité de la passion, qui
ne fait qu'un, sous le nom d'Orc, avec Luvah, et qui incarne
les révolutions, y est pour finir évoquée dans le déchaîne-
ment des flammes :
." Les lueurs iÙ sa furie apparaissent dans les vignobles iÙ la France
rouge.

Le soleil brille iÙ l'éclat du. fou !


Les terreurs furieuses s'élèvent tout autour,
Portées par la violence des chariots d'or dont les roues rouges dégouttent
de sang!
Les lions cinglent l'air de leurs queues en courroux!
Les tigres $' étendent sur la proie et lèchent la marée vermeille... *.

Rien à tirer de ce vertige de mort et de ces éclats qu'un


langage non poétique ne saurait exprimer. Le discours dispose
au mieux de poncifs. A la poésie elleomême échappe le pire,
que seule la dépression nerveuse a le pouvoir d'atteindre.
Toutefois la poésie -la vision poétique - n'est pas soumise
à la réduction commune 1. Par ailleurs, l'idée révolution-
naire opposait en Blake l'amour à la haine, la Liberté au
Droit et au Devoir: il ne lui donnait pas les traits d'Urizen,
symbole de la Raison et de l'Autorité, expression de l'absence
d'amour. Ceci ne mène pas à quelque attitude cohérente mais
réserve le désordre poétique l, Si, suivant la Raison, la Révo-
lution agit, elle s'éloigne de ce désordre, mais elle éloigne
d'eUe-même en même temps cette naïveté incongrue, provo-
cante, significative d'un tumulte de contraires, qu'annonce
le personnage de Blake.
Rien ne peut faire qu'au moment où l'histoire organise
l'h1um,aruité, de tels troubles, en dépit de leur signification
aient que la portée d'une lueur furtive, extérieure
mouvements réels. Mais cette lueur, à travers de naïves
accorde un instant ces mouvements à la
proltODldclU' de tous les temps. Elle ne répondrait à rien par..
1'"",,,,,,, ...',11-,5 prc~elilte si, n'étant pas révolutionnaire, elle

Europe lb, W. Blake, Poetry p. :ug.


William niake 75
n'avait pas la brusquerie de l'éclair, mais elle ne saurait
s'enchaîner dans cette rigueur qui est le propre d'une révo-
lution changeant le monde. Une telle réserve, nécessaire,
supprimerait-elle le sens dont j'ai parlé? Certes il est furtif,
mais s'il est le sens de Blake, il est celui de l'homme refusant
les limites qui s'imposent à lui. A travers le temps, l'être
humain ne pourrait-il retrouver, le temps d'un éclair, un
mouvement de liberté qui èxcède le malheur? Parlant seul
- dans un monde disert, où la logique réduit chaque chose à
l'ordonnance -le langage de la Bible ou des Vedas, William
Blake, un instant, rend la vie à l'énergie originelle : ainsi la
vérité du Mal, qui est, essentiellement, refus de l'attitude
servile, est-elle sa vérité. Il est l'un d'entre nous, chantant à la
taverne et riant avec les enfants; il n'est jamais le « triste sire »,
plein de moralité et de raison, qui, sans énergie, se ménage,
est avare, et, lentement, cède à la tristesse de la logique.
L'homme de la moralité condamne l'énergie qui lui
manque. L'humanité devait sans nul doute en passer par lui.
D'où aurait-elle tiré la viabilité si elle n'avait dénoncé un
excès d'énergie qui la trouble; en d'autres termes: si le nombre
de ceux qui manquaient d'énergie n'avait ramené à la raison
ceux qui en eurent trop. Mais la nécessité de la mise au pas
appelle à la fin le retour à la naïveté 1. La merveilleuse indif-
férence et l'enfantillage de William Blake, son aisance
dans l'impossible, l'angoisse laissant l'audace intacte, en lui
tout est l'expression d'âges plus naïfS, tout marque le retour
à la simplicité perdue. Même un christianisme paradoxal le
désigne: il est le seul qui ait saisi, aux extrémités contraires,
des deux mains, la ronde de tous les temps. Tout se fermait
en lui devant la nécessité qui commande l'activité laborieuse
de l'usine. Il ne pouvait répondre au visage froid qu'anime le
plaisir de la discipline. Ce sage, dont la sagesse fut proche
de la folie, que ne rebutèrent pas les travaux dont dépendit
sa liberté, n'avait pas l'effacement de ceux qui « comprennent»,
se plient et renoncent à vaincre. Son énergie rejeta les
concessions à l'esprit du travail. Ses écrits ont une turbulence
de fête, qui donne aux sentiments qu'il exprimait le sens du
rire et d'une liberté déchaînés. Cet homme n'eut jamais les
lèvres pincées. L'horreur de ses poèmes mythologiques est là
pour libérer, non pour aplatir: elle s'ouvre au grand mouve Q

ment de l'univers. Elle appelle l'énergie, jamais la dépression.


Il a donné de cette liberté incongrue, animée de l'énergie
16 La littérature et le mal

de tous les âges, la fidèle image dans ce poème incomparable


(qu'il cOhsacre à Klopstock - qu'il ~éprisait - et dans
lequel il parle de lui-même à la troisième personne) :
Quand Klopstock défia l'Angleterre,
William Blake se leva dans son orgueil;
Car le vieux Nobodaddy '" là-haut
Péta, rota et toussa;
Puis il sortit un grand juron qui fit trembler la terre,
Et appela l'Anglais Blake à grands cris.
Blake était en train de se soulager
11 Lambeth sous les peuPliers.
Alors il se leva de son siège,
Et touma sur lui-même trois fois trois tours.
A cette vue la lune devint cramoisie,
Les étoiles jetèrent leurs coupes et s'enfuirent ** ...

Nom {ormé par la contraction de nobody (personne) et de daddy


(papa) servant ici à désigner dérisoirement Dieu le Père .
• • CI Poèmes mélangés l, dans W. Blake, Poelry and Prose, p. 103.
Sade t

Au milieu de toute cette brl1Yante épapée impériale lm


voit en flamboyant cette tête foudroyée, cette vaste poitrintt
sillonnie d'éclairs, l'Iwmme~phallusl profil auguste et
C)''1ique, grimace de titan épouvantable el sublime; lm
sent circuler dans ces pages maudites comme un frisslm
d'infini, vibrer sur ces lèvres brûlées comme un souffle
d'idéal oragel/X. APprOCM~ et vous entendre;: palpiter
dans cette charogne boueuse el sanglante des artères de
ràme universelle, des veines gonflées de sang diuin. Ce
cloaque est tout pétri d'azUT; ily a dans ces latrines quelque
chose de Dieu. Fermet; l'orrille au cli~tis des baïonnettes,
au Jappement des canons; d4tOUTnel; fœil de celte marée
mOI/van le des batailles perdues ou gagnies j alors vous
verre;: se détacher sur cette ombre un jantôme immense,
éclatant, inexprimable; vous verrez poindre au-dessus
de toute une éPoque semée d'astres la figure énorme et sinistre
du marquis de Sade.
Swinburne.

Pourquoi le temps d'une révolution donnerait-il de l'éclat


aux arts et aux lettres? Le déchaînement de la violence armée
va mal avec le souci d'enrichir un domaine dont la paix assure
seule la jouissance. Les journaux se chargent alors de donner
sa figure à la destinée de l'homme: la ville elle-même, non les
héros des tragédies et des romans, donne à l'esprit ce tremble-
ment que d'habitude les figures imaginaires nous procurent.
Une vision immédiate de la vie est pauvre, comparée à celle
que la réflexion et l'art de l'historien élaborent. Mais s'il en
est de même de l'amour, qui trouve sa vérité intelligible dans
la mémoire (si bien que, la plupart du temps, les amours des
héros mythiques ont pour nous plus de vérité que les nôtres),
dirons-nous que le temps de l'embrasement, même alors que
le peu d'éveil de notre conscience le dérobe, ne nous absorbe
78 La h~térature et le mal

pas en entier? Aussi bien le temps de l'émeute est-il en prin.


cipe défavorable à l'éclosion des lettres. A première vue, la
Révolution marque dans la littérature française un temps
pauvre. On propose une importante exception, mais elle
touche un méconnu (qui eut une réputation de son vivant,
mais fâcheuse). Encore est-il que le cas exceptionnel de Sade
ne contrevient guère à une opinion qu'il irait plutôt confir-
mant.
Il faut dire en premier lieu que la reconnaissance du génie,
de la valeur significative et de la beauté littéraire des œuvres
de Sade est récente: les écrits de Jean Paulhan, de Pierre
Klossowski et de Maurice Blanchot l'ont consacrée: il est
certain qu'une manifestation claire, sans insistance, allant
de soi, n'avait pas été donnée précédemment d'une opinion
assez vaste, que des hommages éclatants suscitèrent ., et qui
s'est lentement mais sûrement décidée.

SADE ET LA PRISE DE LA BASTU,LE 1

Ce qu'il faut dire en second lieu cst que la vie et l'œuvre


de Sade se lient aux événements, mais étrangement. Le sens
de la révolution n'est pas donné dans les idées de Sade; en
aucune mesure, ces idées ne sont réductibles à la révolution.
'" Il faut citer les noms de Swinburne, de Baudelaire, d'Apollinaire,
de Breton, d'Eluard. Les recherches patientes et l'obstination de Maurice
Heine (qui mourut en mai 1940) méritent une attention particulière:
ce personnage séduisant, étrange et sagace, consacra sa vie à la mémoire
de Sade. C'est pourquoi il convient de rappeler ici des traits de son
caractère. Ce bibliophile et cet érudit scrupuleux (si scrupuleux que
malheureusement il n'a presque rien publié) prenant la parole au congrès
de Tours (où se consomma, après la guerre de 14. la scission entre com-
munistes et socialistes français) sortit un revolver, tira au hasard et fit
à sa femme une légère blessure au bras. Heine était cependant l'un des
hommes les plus doux et les mieux: élevés que j'ai connus. Cet acharné
défenseur de Sade, aussi intraitable que son idole, poussait le pacifisme
à ses conséquences dernières. Ayant pris parti pour Unine en 1919,
il quitta. le parti communiste dès 1921, en raison de la répression par
Trotsky de la mutinerie anarchiste des marins de Cronstadt. Il gaspilla
fortune à faire des recherches sur Sade et mourut dans la gêne, man..
geant peu pour nourrir d'innombrables chats. Il poussait l'aversion de la
peine de mort - qu'il avait en commun avec Sade - jusqu'à condamner
gravement les courses de taureaux. Au demeurant, l'un des hommes
qui ont le plus discrètement, mais le plus authentiquement, honoré
Ion temps. Je suis fier d'en avoir été l'affil 2.
Sade 79

S'ils se lient, c'est plutôt comme les éléments disparates de


quelque figure achevée, comme à quelque rocher une ruine
ou au silence la nuit 1. Les traits de cette figure demeurent
confus, mais il est temps:& de les dégager.
Peu d'événements ont plus de valeur symbolique que la
prise de la Bastille. Lors de la Îete qui la commémore, il est
bien des Français qui, voyant dans la nuit s'avancer les lam-
pions d'une retraite aux flambeaux sentent ce qui les unit à la
souveraineté de leur pays. Cette souveraineté populaire, qui
tout entière est tumulte, révolte, est irrésistible comme un cri.
n n'est pas de signe plus parlant de la Îete que la démolition
insurrectionnelle d'une prison : la Îete, qui n'est pas si elle
n'est souveraine, est le déchaînement par essence, d'où la sou-
veraineté inflexible procède. Mais sans un élément de hasard,
sans caprice, l'événement n'aurait pas la même portée (c'est
par là qu'il est symbole, par là qu'il diffère des formules
abstrai tes).
On a dit de la prise de la Bastille qu'elle n'avait pas en
vérité le sens qu'on lui prête. C'est possible. Il n'y avait dans
cette prison, le 14 juillet 1789, que des prisonniers de peu d'in-
térêt. L'événement ne serait, après tout, qu'un malentendu.
A croire Sade, ce serait en effet un malentendu: un malen-
tendu que lui-même aurait suscité! Mais nom: pourrions
nous dire que 3 la part de malentendu donne à l'histoire cet
élément aveugle sans lequel elle serait la simple réponse au
commandement de la nécessité (comme à l'usine). Ajou-
tons que le caprice n'introduit pas seulement dans la figure
du 14 juillet le démenti partiel de l'intérêt, mais un intérêt
adventice.
Au moment où se décidait, mais obscurément, dans l'esprit
du peuple, un événement qui allait secouer, même un peu
délivrer, le monde, l'un des malheureux que les murs de la
Bastille enfermaient était l'auteur de Justine (ce livre dont
l'introduction de Jean Paulhan * assure qu'il posait une
question si grave que ce n'était pas trop d'un siècle entier
répondre). Il était alors incarcéré depuis dix ans, la
depuis 1784 : l'un des hommes les plus rebelles et les plus

La première version du livre, rédigée à la Bastille en 11S" portait


le titre Les Infortunes de la Vertu. C'est celle ~u'a préfacée Jean Paulhan
(Sade, Les Infortunes de la Vertu. Avec une notice de Maurice Heine, une
bibliographie de R.obert Valençay et une introduction de Jean Paulhan.
Éd. du Point du JOUl', 1946).
80 La littérature et le mal

rageurs qui aient jamais parlé de rébellion et de rage:


un homme en un mot monstrueux, que la passion d'une
liberté impossible possédait. Le manuscrit de Justine était
encore à la Bastille le 14 juillet, mais abandonné dans un
cachot vide (en même temps que celui des Cent Vingt Jour-
nées de Sodome). Il est certain que Sade à la veille de l'émeute
harangua la foule: il s'arma, semble-t-il, en guise de porte..
voix, d'un tuyau qui servait à vider ses eaux sales, criant entre
d'autres provocations qu'on fi égorgeait les prisonniers. ».
Précisément le trait répond au caractère provocant que la vie
entière et l'œuvre manifestent. Mais cet homme qui, pour
avoir été le déchaînement même, était depuis dix ans enchatné,
et qui, depuis dix ans, attendait le moment de la délivrance,
ne fut pas délivré par le « déchaînement» de l'émeute. Il est
commun qu'un rêve laisse, dans l'angoisse, entrevoir une
possibilité parfaite. qu'il dérobe au dernier instant : comme
si la réponse brouillée était seule assez capricieuse pour combler
le désir exaspéré l, L'exaspération du prisonnier retarda de
neuf mois sa délivrance : le gouverneur demanda le transfert
d'un personnage dont l'humeur g'accordait si bien à l'événe..
ment •• 1. Quand la serrure céda et que l'émeute libératrice
19< Le Répertoire ou Journalier de la Bastille il commencer le mercredi I!J mai
1782 (publié en partie par Alfred Bégis, dans La Nouvelle Revue, nov.
et déc. 1882) en fait état. Cf. Apollinaire, L'Œuvre de Sade (Paris, 1909),
p. 4~5·
"'''' Voici ce que, dans une lettre au notaire Gaufridy, non datée,
mais logiquement de mai 1790, le marquis de Sade en dit lui-même :
Il Le quatre juillet, à l'occasion d'un peu de train gue je fis à la Bastille
pour des mécontentements que l'on m'y donnait, le gouverneur se
plaignit au ministre. J'échauffais, disait-on, l'esprit du peuple, je l'exhor.
tais à venir jeter bas ce monument d'horreur... Tout cela était vrai. .. II
(Carrespondance inédite du marquis de Sade.•. , publiée par Paul Bourdin.
Paris, 1929, in-4°, p. 26g.) Et dans une lettre au président du Club de la
Constitution de Lacoste, datée du 19 avril 1792 : « Informez-vous et
l'on vous dira s'il n'est pas universellement reconnu, s'il n'est pas authen-
tiquement imprimé, que ce sont les rassemblements du peuple faits
par moi et sous mes fenêtres à la Bastille qui m'en ont subitement fait
enlever comme un homme dangereux et dont les motions incendiaires
allaient faire renverser ce monument d'horreur. Faites-vous donner les
lettres du gouverneur de la Bastille au ministre, et en y lisant ces mots :
.. Si M. de Sade n'est pas enlevé cette nuit de la Bastille,je ne réponds
pas de la place du roi ", vous verrez, monsieur, si c'est là l'homme qu'il
faut molester. ); (Ibid., p. 314-315.) Enfin dans un projet de pétition
aux législateurs de la Convention ", qui date de 1793 : Il ... j'étais encore
à la Bastille le 3 juillet ! 789. J'y popularisais la garnison; j'y dévoilais
aux habitants de Paris les atrocités qui se préparaient contre eux dans
ce château. Launay me crut dangereux; je possède la lettre par laquelle il
1I01Iicitait le ministre ViIledeuH de m'éloigner d'une forteresse dont je
voulais empêcher la trahison à tel prix que ce pût être li (Ibid., p. 348).
Sade 81
emplit les couloirs de la place, le cachot de Sade était vide
et le désordre du moment eut cet effet : les manuscrits du
marquis, dispersés, se perdirent, le manuscrit des Cent Vingt
Journées (d'un livre qui domine en un sens tous les livres
étant la vérité du déchaînement que l'homme est au fond
et qu'il est tenu de contenir et de taire), disparut : ce livre
qui signifie à lui seul, du moins signifia-le premier, toute l'hor-
reur de la liberté, l'émeute de la Bastille au lieu d'en libérer
l'auteur en égara le manuscrit. Le 14 juillet 1 fut vraiment
libérateur, mais à la manière dérobée d'un rêve .• Plus tard, le
manuscrit se retrouva (il fut publié de nos jours) - mais le
marquis luiomême en demeura dépossédé: Hie crut à jamais
perdu, ce qui l'accabla : c'était ({ le plus grand malheur,
écrit-il, que le ciel pût lui réserver 181 »; il mourut ignorant
qu'en vérité ce qu'il imaginait ainsi perdu devait prendre
place, un peu plus tard, parmi les « monuments impérissables
du passé}J.

'" Sade à ce sujet s'exprime ainsi : Il ... Mes manuscrits sur la Perte
desquels je verse des larmes de sang! ... je ne vous peindrai jamais mon
désespoir ùe cette perte, elle est irréparable pour moi ... li (Correspondance,
p. 263.) Et : « ... des manuscrits que je pleure tous les jours en larmes
de sang ... Pardonnez-moi si je n'appuie pas sur cette circonstance;
elle déchire mon cœur d'une si cruelle manière, ce que j'ai de mieux
à faire est de tâcher d'oublier ce malheur et de n'en plus parler à personne.
Je retrouve pourtant quelque chose dans les districts où furent jetés
les papiers de la Bastille, mais rien d'important ... des misères et pas un
seul ouvrage, un peu conséquent ... C'est le plus grand malheur que pût
me réserver le ciel!. .. » (Ibid., p. 270.) Sade retrouva en effet la seconde
version, relativement décente, de Justine, qu'il J;lublia en 1791. La pre-
mière version, la plus voilée, que Maurice Herne publia pour la pre-
mière fois en 1930 et que le Point du Jour vient de rééditer, parvint
directement à la Bibliothèque nationale. C'est apparemment la perte
des Cent Vingt Journées qui amena Sade à reprendre en une troisième
version scandaleuse l'histoire de Justine et à lui donner comme suite
l'histoire de Juliette : ne disposant plus du témoignage essentiel qu'il
avait voulu donner, il devait songer à lui substituer quelque ouvrage
aussi complet. Il faut dire toutefois que même à cette dernière œuvre
manque le caractère monumental des Cent Vingt Journées. On sait que
l'étrange manuscrit de ce livre (un rouleau de douze mètres de long),
qui aurait été retrouvé dans le cachot de Sade par un certain Arnoux
Saint~Maximin, fut vendu un siècle plus tard par un libraire parisien
à un amateur allemand. Le docteur Dühren le publia en 1904, à Berlin,
mais n'en donna qu'une version très fautive, tirée à 180 exemplaires.
Enfin Maurice Heme, qui le rapporta à Paris en 1929, en établit le
texte exemplaire (Paris, i93H93S), que suivent les éditions de 1947
et de 1953 (qui rétablissent l'orthographe, et évitent les fautes du manus-
crit, qu'avait scrupuleusement reproduites Heine Il).
82 La littérature et le mal

LA VOLONTÉ DE DESTRUCTION DE SOI

On voit qu'un auteur et un livre ne sont pas immanqua-


blement les heureux résultats d'un temps calme. Tout se lie
dans le cas présent à la violence d'une révolution. Et la figure
du marquis de Sade n'appartient que d'une façon vraiment
distante à l'histoire des lettres. Il est vrai qu'il voulut y entrer
comme un autre et désespéra de la perte de ses manuscrits.
Mais il n'est loisible à personne de vouloir et d'espérer claire-
ment ce que Sade exigea obscurément, et qu'il obtint. C'est
que l'essence de ses ouvrages est de détruire: non seulement
les objets, les victimes, mis en scène (qui ne sont là que pour
répondre à la rage de nier), mais l'auteur et l'ouvrage lui-
même. Il se peut qu'en définitive la fatalité voulant que Sade
écrive et soit dépossédé de son œuvre ait la même vérité que
l'œuvre : qui porte la mauvaise nouvelle d'un accord des
vivants à ce qui les tue, du Bien avec le Mal ct l'on pourrait
dire: du cri le plus fort avec le silence. Nous ne pouvons savoir
à quel motif obéissait un homme aussi mobile que lui au
moment de donner, dans un testament, les instructions tou-
chant sa tombe qu'il voulait dans sa terre, en un lieu à l'écart.
Mais ces phrases sans recours, quelle que fflt crtte raison de
hasard, dominent etfimssent sa vie:

« La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands,


afin que, par la suite le terrain de ladite fosse se trouvant regarni et le
taillis se trouvant fourré comme il l'était auparavant, les traces de ma
tombe disparaissent de dessus la surface de la terre comme je me
flatte que ma mémoire disparaisse de la mémoire des hommes 'II. »

Il n'y a, en effet, des « larmes de sang », pleurées pour les


Cent Vingt Journies, à cette exigence de néant que la distance
sél=)ar,:mt la flèche de la cible. Je montrerai plus loin que le
sens d'une œuvre infiniment profonde est dans le désir que
l'auteur eut de disparaître (de se résoudre sans laisser de trace
humaün~e) : car il n'était rien d'autre à sa mesure.

Cité par ApoUinaire, op. cit., p. 14615.


Sade 83

LA PENSÉE DE SADE

Entendons-nous; rien ne serait plus vain 1 que de prendre


Sade, à la lettre, au sérieux. Par quelque côté qu'on l'aborde,
il s'est à l'avance dérobé. Des diverses philosophies qu'il
prête à ses personnages, on ne peut retenir aucune. Les
analyses de Klossowski le montrent bien. Par l'intermédiaire
de créatures de roman, tantôt il développe une théologie de
l' .2tre suprême en méchanceté. Tantôt il est athée, mais non de
sang-froid : son athéisme défie Dieu et jouit du sacrilège. Il
substitue généralement à Dieu la Nature à l'état de mouvement
perPétuel, mais il en est tantôt le fidèle et t~ntôt l'exécrateur :
« Sa main barbare, dit le chimiste Almani, ne sait donc pétrir
que le mal: le mal la divertit donc: et j'aimerais une mère
semblable! Non : je l'imiterai : mais en la détestant : je la
copierai, elle le veut, mais ce ne sera qu'en la détestant * 2, il
La clé de ces contradictions est sans doute une phrase don-
nant directement sa pensée (d'une lettre du 26 janvier 1782,
datée « du poulailler (du donjon) de Vincennes », et signée
Des Aulnets - comme si le sceau de son nom véritable était
incompatible avec une affirmation morale) : « 0 homme!
écrit-il, est-ce à toi qu'il appartient de prononcer sur ce qui
est bien ou ce qui est mal... Tu veux analyser les lois de la
nature, et ton cœur... ton cœur où elle se grave est lui-même
une énigme dont tu ne peux donner de solution ** ... li A
la vérité, il n'était nul repos concevable pour lui et bien peu
de pensées qu'il aurait fermement maintenues. Qu'il ait été
matérialiste 3 est certain, mais cela ne pouvait trancher sa
question: celle du MaI qu'il aimait, et du Bien qui le condam-
nait. Sade, en effet, qui aima le Mal, dont l'œuvre entier
veut rendre désirable le Mal, ne pouvant le condamner, ne
pouvait pas non plus le justifier : chacun à leur façon, les
philosoPhes débauchés qu'il dépeint le tentent, mais ils ne
trouvent pas, et ne peuvent trouver, de principe qui retire la
nature maudite aux actions dont ils vantent les bienfaits.
'* LA Jfouvelle JustiM, t. III; cité par Pierre Kloooowski, Sade, mon
prochain, Ed. du Seuil, 1947, p. 72 .
• $ Correspondance ... , p. 182-183. La lettre n'a pas de nom de destina-
taire, mais était sans doute adressée à Mlle Rowset, jolie femme, des
plus pittoresques, à laquelle le lia un amour peu durable.
84 La littérature et le mal

L'élément maudit est en effet ce qu'ils cherchent dans ces


actions. Et l'amère exclamation d'Almani 1 prouve qu'il ne sut
donner à sa pensée d'autre cours que celui de l'incertitude
et du trouble. Le seul point où il est assuré est qu'il n'cst rien
qui justifie la punition, du moins la punition humaine :
« la loi, dit-il ., froide par elle-même, ne saurait être acces-
sible aux passions qui peuvent légitimer la cruelle action du
meurtre». En ceci, qui est lourd de sens 2, il n'a pas varié: « Tu
veux, disait-il dès 1 782, dans la lettre du 29 janvier, que
l'univers entier soit vertueux et tu ne sens pas que tout périrait
à l'instant s'il n'y avait que des vertus sur la terre ... tu ne veux.
pas entendre que, puisqu'il faut qu'il y ait des vices, il est
aussi injuste à toi de les punir qu'il serait de te moquer d'un
borgne... » Et plus bas : « ••• jouis, mon ami, jouis et ne juge
pas ... jouis, te dis-je, abandonne à la nature le soin de te
mouvoir à son gré, et à l'éternel celui de te punir •• , » Si le
« déchaînement)} des passions est maudit, du moins, la puni-
tion, qui veut y obvier, a-t-elle un caractère 3 que n'a pas le
crime. (Les modernes disent en des termes qui ont leurs
défauts, mais sont plus précis : le crime que la passion com-
mande, s'il est dangereux, n'en est pas moins authentique li;
il n'en est pas de même de la répression, soumise, elle, à une
condition : de ne plus chercher l'authentique mais l'utile.)
Là-dessus, bien des esprits s'accorderont : l'acte du juge
a un caractère glaçant, loin de tout désir et sans risque, qui
ferme le cœur. Mais ceci dit, et Sade résolument placé à
l'opposé du juge, il faut reconnaître qu'il n'y eut en lui ni
retenue, ni rigueur qui permettent de réduire sa vie à un
principe. Il a été généreux sans mesure, on sait qu'il a sauvé
de l'échafaud les Montreuil, et Mme de Montreuil, sa belle-
mère, l'avait fait mettre sous lettre de cachet, mais il avait été
d'accord avec elle - l'avait même fait presser - pour éli..
miner par le même moyen Nanon Sablonnière, sa servante,
qui en avait trop vu *••. Entre 92 et 93, il fit montre à la sec-
tion des Piques, dont il fut le secrétaire et président, d'une
ferveur républicaine : il est bon néanmoins de tenir
compte d'une lettre de 91, où il dit: « Vous me demandez
quelle est vraiment ma façon de penser afin de la suivre. Rien
La Philosophie dans boudoir, 1195: Français, encore un effort
5 être répu blicains... Il
Correspondance ... , p. 183-
$.Ij! Dans une lettre à Gaufridy, antérieure au 15 juillet 1715 (Corres-
Jxmdance ... , p. 37).
Sade 85

assurément (de) délicat comme cet article de votre lettre,


mais ce sera en vérité avec bien de la peine que je vous répon-
drai juste à cette demande. D'abord, en qualité d'homme de
lettres, l'obligation où je suis ici journellement de travailler
tantôt pour un parti, tantôt en faveur de l'autre, établit une
mobilité dans mes avis dont se ressent ma manière intérieure
de penser. Veux-je la sonder réellement? Elle ne se trouve
réellement pour aucun parti, et est un composé de tous. Je
suis anti-jacobite, je les hais à mort, j'adore le roi, mais je
déteste les anciens abus; j'aime une infinité d'articles de la
constitution, d'autres me révoltent, je veux qu'on rende à la
noblesse son lustre, parce que le lui ôter n'avance "à rien;
je veux que le roi soit le chef de la nation; je ne veux point
d'assemblée nationale, mais deux chambres comme en Angle..
terre, ce qui donne au roi une autorité mitigée, balancée
par le concours d'une nation nécessairement divisée en deux
ordres, le troisième est inutile, je n'en veux point. Voilà ma
profession de foi. Que suis-je à présent? Aristocrate ou démo-
crate? Vous me le direz, s'il vous plaît ... , car pour moi je
n'en sais rien *. )l Rien, évidemment, à tirer de là (il écrivait
à un bourgeois dont il avait besoin pour ses rentes), sinon
cette « mobilité dans les avis », le « que suis..je? lt ... que le
Et divin marquis lt aurait pu prendre pour devise ••.

Il me semble que, dans son étude sur « Sade et la Révolu-


tion », ou dans son Et Esquisse du système de Sade », Pierre
Klossowski a donné de l'auteur de Justine une image un peu
construite: ce n'est plus qu'un élément d'engrenages l où
une dialectique savante enchaîne Dieu, la société théocra-
tique et la révolte du grand seigneur (qui veut garder ses
privilèges et renier ses obligations). C'est en un sens très
hégélien, mais sans la rigueur de Hegel. Les mouvements
de la Phénoménologie de l'esprit - auxquels cette dialectique
ressemble - composent un ensemble circulaire, embrassant

Lettre à Gaufridy du 3 décembre 1791 (lhÙJ., p. 30yQ302). Rien à


tirer non plus de ce passage d'une lettre de 1776 où il s'adresse ain.si au
même Gaufridy : « Il ne me convenait pas de plier de-vant un homme qui
débutait par m'in.sulter, chose qui par la suite aurait pu devenir du
plus mauvais exemple, dans ma terre surtout, et dan.s une terre comme
ceIle..ci, où il est essentiel de contenir les vassaux dans le respect qu'ils
doivent et duquel ils ne sont que trop portés à se soustraire à tous instants J
(Ibid., p. 67).
** Ces réserves ne touchent pas l'expression d'une haine fondamentale
du clergé (<< le troisième est inutile Il).
86 La Uttérature et le mal

tout entier le développement de l'esprit dans l'histoire. Un


peu vite, Klossowski tire une conclusion d'un brillant pas-
sage de la Philosophie dans le boudoir, où Sade prétend fonder
l'Etat républicain sur le crime. Il était séduisant à partir
de là de déduire de la mise à mort du roi, substitut de la mise
à mort de Dieu, une conception sociologique que fonde
la théologie, que guide la psychanalyse (et qui tient aux 1
idées de Joseph de Maistre ... ). Tout ceci est fragile. La
phrase prêtée par Sade à Dolmancé n'est qu'une indication
logique, une des mille preuves données de l'erreur d'une
humanité qui ne fait pas la part de la destruction et du Mal.
Klossowski s'avance à la fin jusqu'à dire du raisonnement de
Dolmancé qu'il pourrait n'être là que pour montrer la faus-
seté du principe républicain : à tant de sage divination, le
marquis ne répond que par l'insouciance. Il est question de
bien autre chose.

«Je me demande, dit Jean Paulhan *, quand je vois tant


d'écrivains, de nos jours, si consciemment appliqués à refu-
ser l'artifice et le jeu littéraire au profit d'un événement
indicible dont on ne nous laisse pas ignorer qu'il est tout à la
fois érotique et effrayant, soucieux de prendre en toute cir-
constance le contre-pied de la Création, et tout occupés à
rechercher le sublime dans l'infâme, le grand dans le subversif,
exigeant d'ailleurs que toute œuvre engage et compromette
à jamais son auteur ... , je me demande s'il ne faudrait pas
reconnaître, dans une aussi extrême terreur, moins une inven-
tion qu'un souvenir, moins un idéal qu'une mémoire, et bref
si notre littérature moderne, dans sa part qui nous semble
la plus vivante - la plus agressive en tout cas - ne se trouve
pas tout entière tournée vers le passé, et très précisément
déterminée par Sade... )) Paulhan a peut-être tort, aujour-
d'hui, de prêter à Sade des imitateurs (on en parle, on l'admire,
personne ne se sent tenu de lui ressembler : c'est à d'autres
« terreurs)) que l'on songe). Mais il définit bien le parti pris
de Sade. Les possibilités et le danger du langage ne l'ont pas
touché: il ne pouvait songer à l'œuvre détachée de l'objet
peignait : car son objet le possédait - au sens où
diable emploie le mot. Il écrivit perdu du désir de cet objet
s'appliqua comme un dévot. Klossowski dit très jus-
Sade 87

tement * : « Sade ne rêve plus seulement, il dirige et ramène


son rêve vers l'objet qui est à l'origine de sa rêverie, avec la
méthode accomplie d'un religieux contemplatif qui met son
âme en oraison devant le mystère divin. L'âme chrétienne
prend conscience d'elle"même devant Dieu. Mais si l'âme
romantique, qui n'est plus qu'un état nostalgique de la foi
prend conscience d'elle-même en posant sa passion comme
un absolu, en sorte que l'état pathétique devient chez elle
fonction de vivre, l'âme sadiste, elle, ne prend plus cons-
cience d'elle-même que par l'objet qui exaspère sa virilité
et la constitue à l'état de virilité exaspérée, laquelle devient
également une fonction paradoxale de vivre : elle ne se sent
vivre que dans l'exaspération. » Il faut, à ce point, préci-
ser : l'objet dont il s'agit, comparable à Dieu (un chrétien,
Klossowski, propose le premier la comparaison), n'est pas
donné comme Dieu l'est au dévot. L'objet comme tel (un être
humain) serait encore indifférent : il faut le modifier afin
d'obtenir de lui la souffrance 1 voulue. Le modifier, c'est-à-
dire le détruire z.
Je montrerai plus loin que Sade (en quoi il diffère 8 du
simple sadique, qui est irréfléchi) eut pour fin d'atteindre la
conscience claire de ce que le « déchaînement» atteint seul
(mais le Il déchaînement» mène à la perte de la conscience),
à savoir de la suppression de la différence entre le sujet et
l'objet. Ainsi sa fin ne différait de celle de la philosophie que
par la voie qu'elle empruntait (Sade est parti de Il déchaîne-
ments » de fait, qu'il voulut rendre il).telligibles et la philo-
sophie part de la calme conscience - de l'intelligibilité
distincte - pour la mener à quelque point de fusion). Aupa-
ravant, je parlerai de l'évidente monotonie des livres de Sade
qui procède ~ du parti de subordonner le jeu littéraire à
l'expression d'un événement indicible. Ces livres, il est vrai, ne
diffèrent pas moins de ce qui d'habitude est tenu pour litté-
rature qu'une étendue de roches désertes, sans surprises, inco-
lores, ne diffère des paysages variés, des ruisseaux, des lacs
des champs que nous aimons. Mais aurÎons,;.nous fini de
mesurer la grandeur d'une telle étendue fi?

* mon prochain, p. 123.


ne suis pas KlossoW!ki dans cette réierve.
88 La littérature et le mal

LA FRÉNÉSIE SADIQ.UE

S'excluant de l'humanité, Sade n'eut en sa longue vie


qu'une occupation, qui décidément l'attacha, celle d'énua
mérer jusqu'à l'épuisement les possibilités de détruire des
êtres humains, de les détruire et de jouir de la pensée de leur
mort et de leur souffrance. Fût-elle la plus belle, une descripa
tion exemplaire aurait eu peu de sens pour lui. Seule l'énu..
mération interminable, ennuyeuse, avait la vertu d'étendre
devant lui le vide, le désert, auquel aspirait sa rage (et que ses
livres étendent encore devant ceux qui les ouvrent).

L'ennui se dégage de la monstruosité de l'œuvre de Sade,


mais cet ennui lui-même en est le sens 1. Comme le dit le
chrétien Klossowski ., ses interminables romans, plutôt qu'aux
livres qui nous amusent, ressemblent aux livres de dévotion.
La 1( méthode accomplie J qui les ordonne est celle du « relie
gieux ... qui met son âme devant le mystère divin J. Il faut
les lire comme ils furent écrits, avec le souci de sonder un
mystère qui n'est ni moins profond, ni peut-être moins
El divin Il, que celui de la théologie. Cet homme qui, dans ses
lettres, est instable, facétieux·, séduisant ou emporté, épris
ou amusé, capable de tendresse, peut-être de remords, se
borne dans ses livres à un exercice invariable, où une ten-
sion 1 aiguê, indéfiniment égale à elle-même, se dégage dès
l'abord des soucis qui nous limitent. Nous sommes dès l'abord
égarés sur des hauteurs inaccessibles. Rien ne demeure de ce
qui hésite, qui modère. Dans une tornade sans apaisement
et sans fin, un mouvement mène invariablement les objets
du désir au supplice et à la mort. Le seul terme imaginable
est le désir que le bourreau pourrait lui-même avoir d'être la
victime d'un supplice. Dans le testament déjà cité, ce mouve-
ment exige, au sommet, que la tombe elle-même ne subsiste
pas, il mène à vouloir que jusqu'au nom « disparaisse de la
mémoire des hommes ».

Si cette violence est envisagée par nous comme le signe d'une


vérité difficile, qui obsède celui qui en a suivi le sens, si
Sade; mon prochain, p. 1g:S.
Sade 89
profondément qu'il parle à son sujet de mystère, nous devons la
rapporter aussitôt à l'image que Sade lui-même en a donnée.
« C'est maintenant, ami lecteur, écrit-il en tête des Cent
Vingt Journées III, qu'il faut disposer ton cœur et ton esprit au
récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde
existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens,
ni chez les modernes. Imagine-toi que toute jouissance hon..
nête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans
la connaître et que tu appelles nature, que ces jouissances,
dis-je, seront expressément exclues de ce recueil et que, lors-
que tu les rencontreras par aventure, ce ne sera jamais
qu'autant qu'elles seront accompagnées de quelque crime
ou colorées de quelques infamies 1. »
L'aberration de Sade va jusqu'à faire de ses héros plus
que des scélérats, des lâches Il. Voici la description de l'un
des plus parfaits :
€( Né faux, dur, impérieux, barbare, égoïste, également

prodigue pour ses plaisirs et avare lorsqu'il s'agissait d'être


utile, menteur, gourmand, ivrogne, poltron, sodomiste,
incestueux, meurtrier, incendiaire, voleur... » C'est le duc
de Blangis, un des quatre bourreaux des Cent Vingt Journées.
€( Un enfant résolu eût effrayé ce colosse et dès que, pour se

défaire de son ennemi, il ne pouvait plus employer ses ruses


ou sa trahison, il devenait timide et lâche ••.•• »
Des quatre scélérats, Blangis n'est d'ailleurs pas le plus
immonde.
€( Le président de Curval était le doyen de la société.

Agé de près de soixante ans, et singulièrement usé par la


débauche, il n'offrait presque plus qu'un squelette. Il était
grand, sec, rrùnce, des yeux creux et éteints, une bouche
livide et malsaine, le menton levé, le nez long. Couvert
de poils comme un satyre, un dos plat, des fesses molles et
tombantes qui ressemblaient plutôt à de sales torchons
tombant sur le haut des cuisses... , Curval était si tellement
englouti dans le bourbier du vice et du libertinage, qu'il lui
était devenu comme impossible de tenir d'autres propos
que ceux~là. Il en avait sans cesse les plus sales expressions
à la bouche comme dans le coeur, et il les entremêlait le
énergiquement de blasphèmes fournis par la véritable

Éd. 1931 (établie par Maurice Heine), t.l, p. 74; éd. Pauvert, 1953,
t. J, P.. 99.
$li! Ed. 1931, t. l, p. JI et 17; éd. 1953, t.l, p. 21 et 27.
90 La littérature et le mal

horreur qu'il avait à l'exemple de ses confrères pour tout


ce était du ressort de la religion. Ce désordre d'esprit,
encore augmenté par .l'ivresse continuelle dans laquelle
il aimait à se tenir, lui donnait depuis quelques années un
air d'imbécillité et d'abrutissement, qui faisait, prétendait-il,
plus chères délices *. »
« Malpropre sur toute sa personne l), d'abord même « assez
malodorant », le président de Curval était Et absolument
abruti », le duc de Blangis, au contraire, incarnait 1 l'éclat
et la violence: «S'il était violent dans ses désirs, que devenait..
il, grand Dieu 1 quand rivresse de la volupté le couronnait,
ce n'était plus un homme, c'était un tigre en fureur, malheur
à qui servait alors ses passions, des cris épouvantables, des
blasphèmes atroces s'élançaient de sa poitrine gonflée, des
flammes semblaient alors sortir de ses yeux, il écumait,
il on l'eût pris pour le dieu même de la lubricité **.)
Sade n'eut pas cette cruauté sans borne. Il eut souvent
maille à partir avec la police, qui se méfia de lui, mais ne
put le charger d'aucun crime véritable. Nous savons qu'il
taillada une jeune mendiante, Rose Keller, à coups de canif,
et coula de la cire chaude dans ses plaies. Le château de
Lacoste, en Provence, fut apparemment le lieu d'orgies
organisées, mais sans les excès que permit seule l'invention
du château de Silling, représenté comme isolé dans de loin-
taines solitudes rocheuses. Une passion, qu'il a peut-être
maudite parfois, voulait que le spectacle de la douleur d'autrui
le mit en des transports qui passaient l'esprit. Rose Keller,
dans un témoignage officiel, a parlé des cris abominables
la jouissance lui arracha. Ce trait du moins l'approche
Blangis. Je ne sais s'il est plus légitime à propos de ces
déchatnements de parler simplement de plaisir. A un certain
l'excès dépasse la commune notion. Parle-t-on du
des sauvages qui se suspendent au bout d'une corde
un crochet qu'ils s'enfoncent dans la poitrine, qui tourbil-
lonnent ainsi autour d'un poteau? Les témoignages de
Marseille les coups de fouets armés d'épingles
ensanglantaient le marquis. Il faut aller plus loin :
souvent les imaginations de Sade sont telles qu'elles auraient
rebuté les fakirs les plus aguerris. Si quelqu'un prétendait
Sade 91

envier la vie des scélérats de Silling, il se vanterait. A côté


d'eux, Benoît Labre !Ii est délicat: il n'est pas d'ascète qui
ait à ce point dépassé le dégotlt 1.

DU DÉCHAÎNEMENT À LA CONSCIENCE CLAIRE

Mais Sade était dans cette situation morale. Très différent


de ses héros, en ce qu'il témoigna souvent de sentiments
humains, il connut des états de déchaînement et d'extase
qui lui parurent de beaucoup de sens à l'égard des possibilités
communes. Ces états dangereux, auxquels le conduisaient
des désirs insurmontables, il ne jugea pas qu'il pouvait ou
devait les retrancher de la vie la. Au lieu de les oublier, comme
il est d'usage, en ses moments normaux, il osa les regarder
bien en face et il se posa la question abyssale qu'ils posent
en vérité à tous les hommes. D'autres avant lui avaient eu
les mêmes égarements, mais entre le déchaînement des
passions et la conscience subsistait l'opposition fondamentale.
Jamais l'esprit humain ne cessa de répondre parfois à l'exie
gence qui mène au sadisme 3, Mais cela se passait furtivement,
dans la nuit qui résulte de l'incompatibilité entre la violence,
qui est aveugle, et la lucidité de la conscience. La frénésie
éloignait la conscience. De son côté, la conscience, dans sa
condamnation angoissée, niait et ignorait le sens de la fréné ..
sie. Le premier, Sade, dans la solitude de la prison, donna
l'expression raisonnée à ces mouvements incontrôlables 4,
sur la négation desquels la conscience a fondé l'édifice
social - et l'image de l'homme 5. Il dut à cette fin prendre
à rebours et contester tout ce que les autres tenaient pour
inébranlable. Ses livres donnent cette sensation : qu'avec
une résolution exaspérée, il voulait l'impossible et l'envers
de la vie: il eut la ferme décision de la ménagère, qui, pressée
d'aboutir, dépouille un lapin d'un mouvement sûr (la ména a

gère aussi révèle l'envers de la vérité et, dans ce cas, l'envers

* Saint Benoît Labre poussa, dit..on, la saleté jusqu'à manger sa


vermine. Klossomki a mIS cette phrase en épigraphe de son livre :
Si quelque esprit fort se fat auisé de demander à saint Benoît Labre ce qu'il pensai8
d8 son contemporain, le marquis de Sade, le saint eat réPondu sans hésiter: Il C'est
mon prochain El.
92 La littérature et le mal

est aussi le cœur de la vérité). Sade se fonde sur une expérience


commune: la sensualité - qui libère des contraintes ordic
naires - est éveillée, non seulement par la présence, mais
par une modification de l'objet possible. En d'autres termes,
une impulsion érotique étant un déchaînement (par rapport
aux conduites du travail, et, généralement, à la bienséance)
est déclenchée par le déchaînement concordant de son objet.
"Le secret n'est malheureusement que trop sûr, observe Sade,
et il n'y a pas un libertin un peu ancré dans le vice qui ne
sache combien le meurtre a d'empire sur les sens... )1 « Il est
donc vrai, s'écrie Blangis, que le crime a par lui~même un
tel attrait, qu'indépendamment de toute volupté, il peut
suffire à enflammer toutes les passions. )1 ttre déchaîné n'est
pas toujours, activement le fait de l'objet d'une passion.
Ce qui détruit un être le déchaîne aussi; le déchaînement d'ail-
leurs est toujours la ruine d'un être qui s'était donné les limites
de la bienséance. La mise à nu seule est déjà la rupture de
ces limites (elle est le signe du désordre qu'appelle l'objet
qui s'y abandonne). Le désordre sexuel décompose les figures
cohérentes 1 qui nous établissent, pour nous-mêmes et pour
les autres, en tant qu'êtres définis (il les glisse déjà dans un
infini, qu'est la mort). Il y a dans la sensualité un trouble
et un sentiment d'être noyé, analogue au malaise que les
cadavres dégagent. En contrepartie, dans le trouble de la
mort, quelque chose se perd et nous fuit, un désordre en
nous commence, une impression de vide, et l'état dans lequel
nous entrons est voisin de celui qui précède un désir sensuel 1"
Un jeune homme ne pouvait voir un enterrement sans ressentir
une incitation physique: il dut pour cette raison s'éloigner
du convoi de son père. Sa conduite s'opposait aux conduites
habituelles. Mais nous ne pouvons de toute façon réduire
l'impulsion sexuelle à l'agréable et au bénéfique 3. Il y a
en elle un élément de désordre, d'excès, qui va jusqu'à mettre
enjeu la vie de ceux qui la suivent.

L'imagination de Sade a porté au pire ce désordre et cet


excès. Personne à moins de rester sourd n'achève les Cent
Vingt Journées que malade: le plus malade est bien celui que
cette lecture énerve sensuellement. Ces doigts tranchés,
ces yeux, ces ongles arrachés, ces supplices où l'horreur
morale aiguise la douleur, cette mère que la ruse et la terreur
amènent à l'assassinat de son fils, ces cris, ce sang versé dans
Sade 93

la puanteur, tout à la fin concourt à la nausée 1, Cela dépasse,


étouffe, et donne à l'instar d'une douleur aigut! une émotion
qui décompose 2 - et qui tue. Comment a-t-il osé? surtout
comment dut-il? Celui qui écrivit ces pages aberrantes le
savait, il allait le plus loin qu'il est imaginable d'aller :
rien de respecté qu'il ne le bafoue, rien de pur qu'il ne le
souille, rien de riant qu'il ne le comble d'effroi. Chacun
de nous est personnellement visé : pour peu qu'il ait encore
quelque chose d'humain, ce livre atteint comme un blas-
phème, et comme une maladie du visage, ce qu'il a de plus
cher, de plus saint. Mais s'il passe outre li? En vérité, ce
livre est le seul où l'esprit de l'homme est à la mesure de
ce qui est. Le langage des Cent Vingt Journies est celui de
l'univers lent, qui dégrade à coup sûr, qui supplicie et qui
détruit -la totalité des êtres qu'il mit au jour.

Dans l'égarement 4 de la sensualité, l'homme opère un


mouvement d'esprit où il est égal à ce qui est 5.

Le cours d'une vie humaine nous attache à des opinions faciles :


nous nous représentons nous-mêmes comme des entités bien défi-
nies. Rien ne nous semble mieux assuré que ce moi qui fonde la
pensée. Et lorsqu'il atteint les objets, c'est pour les modifier à son
usa~e : il n'est jamais égal à ce qui n'est pas lui. Ce qui est
exterieur à nos êtres finis est tantôt, nous subOrdonnant, un infini
impénétrable, tantôt c'est l'objet que nous manions, qui nous est
subordonné. Ajoutons que, par un biais, s'assimilant aux choses
maniées, l'individu peut encore se subordonner à un ordre fini,
qui l'enchaîne à l'intérieur d'une immensité. S'il tente à partir
de là d'enchaîner cette immensité dans des lois de sciences (qui
mettent le signe égale entre le monde et les choses finies), il n'est
égal à son objet qu'en s'enchaînant dans un ordre qui l'écrase (qui
le nie, qui nie ce qui diffère en lui de la chose finie et subordonnée).
Il n'est qu'un moyen en son pouvoir d'échapper à ces diverses
limites: la destruction d'un être semblable à nous (dans cette
destruction, la limite de notre semblable est niée; nous ne pouvons
en effet détruire un objet inerte, il change, mais ne disparaît pas,
seul un être semblable à nous disparaît dans la mortel. La violence
subie par notre semblable se dérobe à l'ordre des choses finies,
éventuellement utiles : elle le rend à l'immensité.
C'était déjà vrai dans le sacrifice. Dans l'appréhension, pleine
d'horreur, du sacré, l'esprit ébauchait déjà le mouvement où
il est égal à ce qui est (à la totalité indéfinie que nous ne pouvons
connaître). Mais le sacrifice n'est pas moins peur du déchaîne--
ment" que déchaînement. C'est l'opération par laquelle le
monde de l'activité lucide (le monde profane) se libère d'une
violence qui risquerait de le détruire. Et s'il est vrai que, dans le
94 La littérature et le mal

sacrifice, l'attention est maintenue sur un glissement allant de


l'individu isolé à l'illimité 1, elle n'en est pas moins détournée vers
des interprétations fuyantes, les plus 0p.posées à la conscience
claire:il. Le sacrifice est d'ailleurs passif, 11 se fonde sur une peur
élémentaire : le désir seul est actif, et seul il nous rend présent.
C'est seulement si l'esprit, arrêté par un obstacle, fait porter
son attention ralentie sur l'objet du désir, qu'une chance est don-
née à la connaissance lucide. Cela suppose l'exaspération et la
satiété, le recours à des possibilités de plus en plus lointaines 3.
Cela suppose enfin la réflexion liée à l'impossibilité momentanée
de satisfaire le désir, puis le goût de le satisfaire plus consciem-
ment.
E( Il est reçu parmi les véritables libertins, remarquait
Sade, que les sensations communiquées par l'organe de
l'ouie sont les plus vives. En conséquence, nos quatre scélérats
voulaient que la volupté s'imprégnât dans leur cœur
aussi avant et aussi profondément qu'elle y pouvait entrer,
avaient à ce dessein imaginé une chose singulière. Il Il s'agit
des « historiennes Il, chargées, dans l'entre-temps des orgies
de Silling, d'aviver l'esprit par le récit de tous les vices
qu'elles ont connus : ce sont de vieilles prostituées dont la
longue et sordide expérience est le principe d'un tableau
parfait, qui précéda l'observation clinique, et que l'obser..
vation clinique a confirmé. Mais \\ du point de vue de la
conscience, les « historiennes Il n'ont qu'un sens, eUes donnent
la forme d'une exposition minutieuse, du haut d'une chaire,
objectivée par une autre voix, au dédale que Sade voulut
éclairer jusqu'au bout. Le plus important: cette invention
singulière naquit de la solitude d'un cachot. En réalité
la conscience claire et distincte, sans fin renouvelée et ressassée,
de ce qui fonde l'impulsion érotique eut besoin pour se
former de la condition inhumaine d'un prisonnier. Libre,
Sade aurait pu assouvir la passion qui le sollicitait, mais
la prison lui en retirait le moyen. Si la passion alléguée
ne trouble pas celui qui l'allègue, la connaissance objective,
ex1térlleUre, est possible, mais la pleine conscience n'est pas
qui veut que le désir soit éprouvé. La célèbre
Ynthflf/lflf/l sexualis de Krafft-Ebing, ou d'autres ouvrages

du ordre, ont un sens sur le plan d'une conscience


objective des conduites humaines, mais en dehors de
rience d'une vérité profonde révélée par ces conduites.
vérité est celle du désir qui les fonde et que laisse hors du jeu
l'énumération raisonnée d'un Krafft-Ebing. On voit que la
conscience du Aésir est peu accessible : le désir à lui seul
Sade 95
altère la clarté de la conscience, mais surtout la possibilité
d'une satisfaction la supprime. Pour l'animalité entière,
il semble que la satisfaction sexuelle ait lieu dans un grand
« désordre des sens ». L'inhibition dont elle est l'objet dans
l'humanité se lie d'autre part à son caractère, sinon incons-
cient, éloigné du moins de la conscience claire. Cette cons-
cience, l'individualité essentiellement réfléchie de Sade
la préparait : Sade ne cessait pas de suivre un raisonnement
patient, associé à l'effort qu'il maintint pour assimiler la
plupart des connaissances de son temps. Mais sans la réclusion,
la vie désordonnée qu'il aurait menée ne lui aurait pas laissé
la possibilité de nourrir un interminable désir, qui se pro-
posait à sa réflexion sans qu'il pilt le satisfaire.
Pour mieux souligner la difficulté, j'ajoute que Sade
annonce seulement l'achèvement de la conscience : il ne
put parvenir à la plénitude de la clarté. L'esprit doit encore
accéder, sinon à l'absence de désir, du moins au désespoir
que laisse à un lecteur de Sade le sentiment d'une similitude
finale entre les désirs éprouvés par Sade et les siens, qui n'ont
pas cette intensité, qui sont normaux.

LA POÉSIE DU DESTIN DE SADE

Nous ne pouvons nous étonner qu'une vérité si étrange,


et si difficile, se soit d'abord révélée sous une forme éclatante.
La possibilité de la conscience en est la valeur fondamentale,
mais elle ne pouvait cesser de se référer à l'arrière-fond dont
elle est le signe. Comment l'éclat poétique aurait-il manqué
à cette vérité naissante? Cette vérité, sans l'éclat poétique,
n'aurait pas humainement sa portée. Il est émouvant pour
nous qu'une affabulation mythique se lie à ce qui dévoile
finalement le fond des mythes. Il fallut une révolution --
dans le bruit des portes de la Bastille enfoncées - pour nous
livrer, au hasard du désordre, le secret de Sade : auquel
le malheur permit de vivre ce rêve, dont l'obsession est
l'âme de la philosophie, l'unité du sujet et de l'objet; c'est
dans l'occurrence l'identité dans le dépassement des limites
des êtres, de l'objet du désir et du sujet, qui désire. Maurice
Blanchot a dit justement de Sade qu'il avait « su faire de
sa prison l'image de la solitude de l'univers », mais que cette
prison, ce monde ne le gênait plus, en ce qu'il en avait « banni
96 La littérature et le mal

et exclu toutes les créatures ». Ainsi la Bastille où Sade écrivit


fut-elle le creuset où lentement les limites conscientes des
êtres furent détruites par le feu d'une passion que l'impuis-
sance prolongeait.
Proust 1

L'AMOUR DE LA VÉRITÉ ET DE LA JUSTICE


ET LE SOCIALISME DE MARCEL PROUST 1

La passion de la vérité et de la justice donne souvent à


ceux qui l'éprouvent un sursaut 3,
Ceux qui l'éprouvent?
Mais n'est-ce pas une même chose d'être un homme et de
vouloir la vérité et lajustice. Une telle passion cst inégalement
répartie entre les personnes, mais elle marque en effet la
mesure dans laquelle chacune d'elles est humaine, dans
laquelle la dignité d'homme lui revient. Marcel Proust a
écrit dans Jean Santeuil 4 : « C'est toujours avec une émotion
joyeuse et virile qu'on entend sortir des paroles singulières
et audacieuses de la bouche d'hommes de science qui par
une pure question d'honneur professionnel viennent dire la
vérité, une vérité dont ils se soucient seulement parce qu'elle
est la vérité, qu'ils ont à chérir dans leur art sans aucune
espèce d'hésitation à mécontenter ceux pour qui elle se
présente de tout autre façon comme faisant partie d'un
ensemble de considérations dont ils se soucient fort peu 11=. ))
Le style et le contenu de la phrase s'éloignent de La Recherche.••
Dans le même livre cependant, le style change, mais non la
pensée: « C'est ce ... qui nous émeut tant dans Phédon, quand
en suivant le raisonnement de Socrate nous avons tout à coup
le sentiment extraordinaire d'entendre un raisonnement
dont aucun désir personnel n'est venu altérer la pureté,
comme si la vérité était supérieure à tout: car en effet nous
Marcel Proust, Jean Santeuil (Gallimard, 1952), t. II, p. 156.
98 La lütérature et le mal

nous apercevons que la conclusion que Socrate va tirer de ce


raisonnement, c'est qu'il faut qu'il meure *. l)
Marcel Proust écrivait à propos de l'affaire Dreyfus, aux
environs de Ig00. Ses sentiments dreyfusards sont connus,
mais dès la Recherche, écrite dix an::; plus tard, ils avaient perdu
cette naïveté agressive. Nous avons nous-mêmes aujourd'hui
perdu cette simplicité. La même passion nous soulève parfois,
mais nous sommes las. L'affaire Dreyfus, en notre temps,
ferait peut-être peu de bruit 1 •••

A lire Jean Santeuil, nous nous étonnons de l'importance


que la politique eut alors dans l'esprit de Proust : il avait
trente ans 2. Bien des lecteurs seront saisis d'apercevoir
le jeune Marcel bouillant de colère, parce qu'assistant à
la séance de la Chambre, il ne pouvait applaudir les paroles
de Jaurès. Dans Jean Santeuil, le nom de Jaurès est Couzon.
Ses cheveux noirs sont crépus, mais le doute n'est pas laissé:
c'est le chef du parti socialiste à la Chambre ... , le seul grand
I(

orateur aujourd'hui, égal aux plus grands d'autrefois n,


Proust évoque à son sujet « ce sentiment de la justice qui le
prenait parfois tout entier comme une sorte d'inspiration **));
il dépeint Il les odieux imbéciles» - les députés de la majorité
- « ironiques, usant de leur supériorité numérique et de la
force de leur bêtise pour tâcher d'étouffer la voix de la Jus-
tice palpitante et prête à chanter ***». L'expression de ces
sentiments étonne d'autant qu'elle émane d'un homme qui
devait, sur le plan politique, être à la fin d'apparence tiède 3,
L'indifférence où il sombra tenait à plusieurs raisons : sans
parler de ses obsessions sexuelles, la bourgeoisie, à laquelle
il appartenait, était menacée par l'agitation ouvrière, mais
la lucidité joua son rôle dans l'essoufflement de la générosité
révol u tionnaire.
Disons d'abord que cette générosité se fonda sur des
humeurs étrangères à la politique : c'est « l'hostilité de ses
qui le jette dans l'enthousiasme total sur les actions
(Jaurès) **** l). Il est vrai, celui qui parle est Jean Santeuil,
mais son caractère est celui de l'auteur de la Recherche. Nous
savons maintenant ce que, sans la publication de .Jean Santeuil,

Marcel Proust, Jean Santeuil, t. II, p. 145.


*'" Ibid., t. II, p. 316-317.
*** Ibid., p. 316-317.
"'."'* Ibid., p. 318.
Proust 99

nous ne cesserions pas d'ignorer, que Proust, dans sa jeunesse,


eut un sentiment socialiste. Il n'allait pas sans réticences :
« Seul, quand il réfléchit, Jean s'étonne que (Jaurès) tolère

dans ses journaux, énonce dans ses interruptions des attaques


aussi violentes, peut-être calomnieuses, presque cruelles,
contre certains membres de la majorité *. » Ce ne sont
pas les obstacles majeurs auxquels se heurte la vérité dans
la politique courante. Mais ces obstacles étaient eux-mêmes
connus depuis longtemps. L'expression, dans le langage de
Proust, serait même banale si elle n'était empreinte de tant
de gaucherie : « La vie et surtout la politique n'est-elle pas
une lutte et puisque les méchants sont armés de toutes les
manières, il est du devoir des justes de l'être aussi, quand
ce ne serait que pour ne pas laisser périr lajustice. On pourrait
peut-être dire ... que sa manière de périr, c'est précisément
d'être armée sans s'occuper de quelle manière. Mais on vous
répondra que si les grands révolutionnaires y avaient tant
regardé, jamais la justice n'aurait remporté de victoire **. »

L'hésitation le ronge dès l'abord. Nous n'en pouvons


d'ailleurs douter, ces préoccupations n'eurent pas en lui de
consistance. Elles le troublèrent seulement. S'il put les oublier,
ce ne fut pas sans en avoir mesuré le sens, sans avoir donné
ses raisons. Dans la cinquième partie de Jean Santeuil, Jaurès,
qui tout d'abord aurait rougi de mettre sa main dans la
t(

main d'un malhonnête homme *.* lui qui, dans le corps


)l,

du récit, t( avait été pour Jean (le héros du livre) la mesure


de la justice lI, ne pouvait le jour venu « s'empêcher de pleurer
en pensant à tout ce que son devoir de chef de parti le forçait
à sacrifier **. ». L'affabulation du livre voulait qu'en principe,
Jaurès-Couzon pût s'opposer à une campagne de calomnie
dirigée contre le père de Jean. Mais l'homme politique
n'aurait pu, quelle que fût l'affection que l'auteur lui prête,
tourner contre lui tous ceux qui se battirent pour lui,
ruiner l'œuvre de sa vie et compromettre le triomphe de
ses idées, pour essayer, tâche bien inutile, puisque seul il y
échouerait fatalement, de réhabiliter un modéré injustement
soupçonné lI. ({ La passion de l'honnêteté, les difficultés de
la faire triompher l'avaient forcé à identifier sa conduite avec
Marcel Proust, Jean Santeuil, t. n,
::fb
El
ùJ ..' p. 322 -3 2 3.
IbId., p. 94.
p. 318.
100 La littérature et le mal

celle d'un parti plus fort et auquel en échange de secours


qu'il lui fournissait, il était obligé d'abandonner des distinc-
tions personnelles *. » La voix de Jean, cette voix qui émane
d'un temps où ces oppositions avaient leur sens, conclut
avec une simplicité étrange de nos jours 1 : « Vous sacrifiez,
dit-elle, le bien de tous, non à une amitié particulière, mais
à un intérêt particulier, votre situation politique. Oui, le
bien de tous. Parce qu'étant injustes pour mon père, les
journalistes ne sont pas seulement injustes. Ils rendent ceux
qui les lisent injustes. Ils les rendent méchants. Ils leur donnent
envie de dire le lendemain qu'un de leurs prochains qu'on
croyait bon est méchant ... Je crois bien qu'ils régneront
un jour. Et ce règne sera le règne de l'Injustice. En attendant
que le gouvernement devienne injuste, que les lois deviennent
injustes et que l'injustice existe en fait, ils préparent ce jour-là
en faisant régner par la calomnie, le goût du scandale et de la
cruauté dans tous les cœurs lit. )1

LA MORALE LIÉE A LA TRANSGRESSION


DE LA LOI MORALE

Cet accent naif surprend d'un auteur qui le fut si peu.


Mais pourrions-nous nous laisser prendre à ce qui semble
avoir, au moment, été le fond de sa pensée? Il nous reste
l'aveu d'un premier mouvement ... Personne ne s'étonnera
de lire cette phrase, dans le tome III de Jean Santeuil t :
« ... combien écrivons-nous de lettres où nous disons: " Il
n'y a qu'une chose vraiment infâme, qui déshonore la créa-
ture que Dieu a faite à son image, le mensonge ", ce qui veut
dire que, ce que nous désirons le plus, c'est qu'elle ne nous
mente pas, et non pas que nous pensons cela. Proust écrit )1

à la suite: «Jean n'avoue pas (à sa maîtresse) qu'il a regardé


sa lettre à travers l'enveloppe, et comme il ne se tient pas de
lui dire qu'un homme est venu la voir, il lui dit le
savoir par telle personne qui l'a vue : mensonge. Ce qui
n'empêche pas qu'il a les larmes aux en lui disant que
la seule chose atroce est le mensonge Sous le coup de la
)1

jalousie, celui qui accusait Jaurès est cynique 3. La naïve


Marcel Santeuil, t. II, p. IO~N03.
$$ ibid., t.
Proust 101
honnêteté première n'en est pas moins digne d'attention.
La Recherche accumule les témoignages du cynisme de Marcel,
que la jalousie entraînait à des manœuvres tortueuses. Mais
ces conduites si opposées, qui d'abord nous semblaient
s'exclure, s'assemblent en un jeu. Sans scrupules - si nous
n'avions le souci d'observer de lourds interdits - nous ne
serions pas des êtres humains. Mais ces interdits, nous ne
saurions non plus les observer toujours - si parfois nous
n'avions le courage de les enfreindre, nous n'aurions plus
d'issue. Il s'ajoute que nous n~ serions pas humains si jamais.
nous n'avions menti, si nous n'avions pas, une fois, eu le cœur
d'être injuste. Nous nous gaussons de la contradiction de la
guerre et de l'universel interdit qui condamne le meurtre,
mais, comme l'interdit, la guerre est universelle. Le meurtre
est partout chargé d'horreur et partout les actes de guerre
sont valeureux. Il en est de même du mensonge et de l'injus-
tice. Il est vrai qu'en certains lieux des interdits furent rigou-
reusement observés, mais le timide, quijamais n'ose enfreindre
la loi, qui détourne les yeux, est partout l'objet du mépris.
Dans l'idée de virilité, il y a toujours l'image de l'homme,
qui, dans ses limites, à bon escient, mais sans peur et sans y
penser, sait se mettre au-dessus des lois. Jaurès cédant à la
justice n'aurait pas seulement nui à ses partisans : ceux-ci
l'auraient alors tenu pour incapable. Un côté sourd de la
virilité oblige à ne jamais répondre, à refuser l'explication.
Nous devons être loyaux, scrupuleux, désintéressés, mais
au-delà de ces scrupules, de cette loyauté et de ce désintéresse..
ment, nous devons être souverains 1.

La nécessité d'enfreindre une fois l'interdit, fût-il saint,


est loin de réduire à néant son principe. Celui qui mentait
lourdement, qui, mentant, prétendait que « la seule chose
atroce» était « le mensonge », eut jusqu'à la mort la passion
de la vérité. Emmanuel Berl a dit le saisissement qu'il en
eut. « Une nuit, dit-il, sortant de chez Proust, vers 3 heures
du matin (c'était pendant la guerre), plus harassé encore
que d'habitude par une conversation qui excédait mes
ressources physiques, autant que mes ressources intellectuelles,
totalement désemparé, j'eus en me retrouvant seul boulevard
Haussmann l'impression d'être à l'extrême bout de moi-même.
Aussi hagard, je crois, qu'après l'éboulement de mon abri
au Bois-le-Prêtre. ne pouvais plus rien supporter, à corn..
102 La littérature et le mal

mencer par moi, épuisé, honteux de mon épuisement, je


pensais à cet homme qui mangeait à pefne, que l'asthme
étouffait, que le sommeil fuyait, et qui n'en continuait
pas moins sa lutte contre le mensonge en même temps que
contre la mort, sans renâcler jamais, ni devant l'analyse,
ni devant la difficulté d'en formuler les résultats, et qui con-
sentait même un effort supplémentaire pour tâcher de dimi-
nuer un peu la confusion lâche de mes idées. Mon désarroi
me répugnait moins encore que ma veulerie à le souffrir ... Il
Cette avidité ne s'oppose pas, au contraire, à la transgression
sur un point du principe qu'elle sert. Elle est trop grande
pour que le principe soit menacé 1, même l'hésitation serait
une faiblesse. A la base d'une vertu est le pouvoir que nous
avons d'en briser la chaîne. L'enseignement traditionnel
a méconnu ce ressort secret de la morale : l'idée de morale
en est affadie. Du côté de la vertu, la vie morale a l'aspect
d'un conformisme peureux; de l'autre, le dédain de la fadeur
est tenu pour immoralité. L'enseignement traditionnel
exige en vain une rigueur de surface, faite de formalismt"
logique: il tourne le dos à l'esprit de la rigueur. Nietzsche
dénonçant la morale enseignée pensait ne pas survivre à un
crime qu'il aurait commis. S'il y a morale authentique, son
existence est toujours en jeu. La véritable haine du mensonge
admet, non sans une horreur surmontée, le risque pris dans
un mensonge donné. L'indifférence devant le risque en est
l'apparente légèreté. C'est l'envers de l'érotisme admettant
la condamnation sans laquelle il serait fade. L'idée d'intan-
gibles lois retire de la force à une vérité morale à laquelle
nous devons adhérer sans nous enchaîner. Nous vénérons,
dans l'excès érotique, la règle que nous violons. Un jeu d'oppo-
sitions rebondissantes est à la base d'un mouvement alterné
de fidélité et de révolte, qui est l'essence de l'homme. En
dehors de ce jeu, nous étouffons dans la logique des lois 2.

JOUISSANCE FONDÉE SUR SENS CRIMINEL


DE L'ÉROTISME 3

tel d'oppositions fascinantes, Proust, nous com-


mrml1qucmt son expérience de la vie érotique, a donné un
aspect intelligible.
Proust 103

Quelqu'un * a vu, arbitrairement, le signe d'un état patho-


logique dans l'association au meurtre et au sacrilège de
l'image absolument sainte de la mère. « Tandis que le plaisir
me tenait de plus en plus, écrit le narrateur de la Recherche,
je sentais s'éveiller au fond de mon cœur une tristesse et une
désolations infinies; il me semblait que je faisais pleurer l'âme
de ma mère ... » La volupté dépendait de cette horreur. En un
point de la Recherche, la mère de MarceI disparaît, sans que par
la suite, il soit parlé de sa mort: seule la mort de la grand-
mère est rapportée. Comme si la mort de la mère elle-même
avait pris pour l'auteur un sens trop fort: c'est de sa grand-
mère qu'il nous dit: « Rapprochant la mort de ma grand-
mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie était
souillée d'un double assassinat. )1 A la souillure de l'assassi-
nat, une autre, plus profonde s'ajoutait, celle de la profana-
tion. Il y a quelque raison de s'arrêter au passage de
Sodome et Gomorrhe où il est dit que « les fils n'ayant pas tou-
jours la ressemblance paternelle consomment dans leur visage
la profanation de leur mère li. Il faut s'y arrêter parce que
l'auteur conclut : « Laissons ici ce qui mériterait un chapitre
à part : " Les mères profanées . ., l) En effet, la clé de ce titre de
tragédie est dans l'épisode où la fille de Vinteuil, dont l'incon-
duite venait de faire mourir son père de chagrin, jouit peu de
jours après, dans ses vêtements de deuil, des caresses d'une
amante homosexuelle, qui crache sur la photographie du
mort ***. La fille de Vinteuil personnifie MarceI et Vinteuil
est la mère de Marcel iii iii 1iI:II. L'installation dans la maison, du
vivant de son père, de l'amante de Mlle Vinteuil est paral~
lèle à celle d'Albertine dans l'appartement du narrateur
(Albertine, en réalité le chauffeur Albert Agostinelli). Rien
n'est dit, ce qui laisse dans l'embarras, des réactions de la
mère à la présence de l'intruse (ou de l'intrus). Il n'est pas
de lecteur, j'imagine, qui n'ait vu qu'à ce point le récit est
imparfait. Au contraire, la souffrance et la mort de Vinteuil
sont dites avec insistance. Proust a laissé en blanc ce que resti-
tuent des passages sur Vinteuil qu'il est déchirant de lire en

André Fretet, L'Aliénation poétique. Rimbaud, Mallarmé, Proust (Janin,


11946).
** Ibid., p. 239.
*** Swann, t. J.
**** Depuis longtemps, Marie-Anne Cochet et Henri Massis ont
proposé cette identification, qui peut être tenue pour établie.
104 La littérature et le mal

modifiant les noms *: «Pour ceux qui comme nous virent


à cette époque (la mère de Marcel) éviter les personnes
qu' (eUe) connaissait, se détourner quand (elle) les aperce a

vait, vieillie en quelques mois, s'absorber dans un chagrin,


devenir incapable de tout effort qui n'avait pas directement
le bonheur de (son fils) pour but, passer des journées entières
devant la tombe de (son mari) - il eût été difficile de ne pas
comprendre qu' (elle) était en train de mourir de chagrin, et
de supposer qu' (elle) ne se rendait pas compte des propos
qui couraient. (Elle) les connaissait, peut-être même y
ajoutait-(elle) foi. Il n'est peut':être pas une personne, si
grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances
ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice
qu'elle condamne le plus formellement - sans qu'elle le
reconnaisse d'ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits
particuliers qu'il revêt pour entrer en contact avec elle et la
faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un
certain soir, de tel être qu'elle a par ailleurs tant de raisons
pour aimer. Mais pour (une femme) comme (la mère de Mar..
cel) il devait entrer bien plus de souffrance que pour (une)
autre dans la. résignation à une de ces situations qu'on croit
à tort être l'apanage exclusif du monde de la bohème : elles
se produisent chaque fois qu'a. besoin de se réserver la place
et la sécurité qui lui sont nécessaires un vice que la nature
elle-même fait épanouir chez un enfant... Mais de ce que (la
mère de Marcel) connaissait peut-être la conduite de (son fils),
il ne s'ensuit pas que son culte pour (lui) en eût été dinùnué.
Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos
croyances; ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent
pas ... » Nous devons relire de la même façon, le prêtant à
Marcel, ce que la Recherche prête à MUe Vinteuil : « ... dans
le coeur de (Marcel), le mal, au début du moins, ne fut pas
sans mélange. (Un) sadique comme (lui) est l'artiste du
mal, ce qu'une créature entièrement mauvaise ne pourrait
être, car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait
tout naturel, ne se distinguerait même pas de lui; et la vertu,
la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme (il) n'en
aurait pas le culte (il) ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les
profaner. Les sadiques de l'espèce de (Marcel) sont des êtres
purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même
le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le
Swann, t, 1.
Proust 105

privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-


mêmes de s'y livrer un moment, c'est dans la peau des
méchants qu'ils tâchent d'entrer et de faire entrer leur com-
plice, de façon à avoir en un moment l'illusion de s'être
évadé de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde
inhumain du plaisir. Il Proust dit encore dans Le Temps
retrouvé: « ... Il y a d'ailleurs chez le sadique - si bon qu'il
puisse être, bien plus, d'autant meilleur qu'il est - une soif
de mal que les méchants agissant dans d'autres buts (s'ils
sont méchants pour quelque avouable raison) ne peuvent
contenter. t) De même que l'horreur est la mesure de l'amour,
la soif du Mal est la mesure du Bien.

La lisibilité de ce tableau est fascinante. Ce qui sombre


en elle est la possibilité de saisir un aspect sans l'aspect complé-
mentaire.
Le Mal semble saisissable, mais c'est dans la mesure où
le Bien en est la clé. Si l'intensité lumineuse'd!! Bien ne don-
nait sa noirceur à la nuit du Mal, le Mal n'aurait plus son
attrait. Cette vérité est difficile. Quelque chose se cabre en
celui qui l'entend. Nous savons cependant que les atteintes
les plus fortes de la sensibilité découlent de contrastes. Dans
son mouvement l, la vie sensuelle est fondée sur la peur que
le mâle inspire à la femelle, et sur le brutal déchirement
qu'est la pariade (c'est moins une harmonie qu'une violence,
qui peut-être aboutit à l'harmonie, mais par excès). En pre-
mier, il est nécessaire de briser, l'union se trouve à l'issue de
combats dont la mort est l'enjeu. Sous quelque forme, un
aspect déchirant de l'amour ressort de ses avatars multiples.
Si l'amour est parfois rose, le rose s'accorde avec le noir,
sans lequel il serait le signe de l'insipide. Sans le noir, le rose
aurait-il la valeur qui atteint la sensibilité? Sans le malheur
à lui lié comme l'ombre à la lumière, une prompte indifférence
répondrait au bonheur. C'est si vrai que les romans décrivent
indéfiniment la souffrance, à peu près jamais la satisfaction.
A la fin, la vertu du bonheur est faite de sa rareté. Facile,
il serait dédaigné, associé à l'ennui. La transgression de la règle
a seule l'irrésistible attrait qui manque à la félicité durable.
La scène la plus forte de la Recherche (qui l'égale à la tra-
gédie la plus noire) n'aurait pas le sens profond que nous
lui prêtons si le premier aspect n'avait une contrepartie. Si,
pour suggérer le désir, la couleur rose a besoin d'un contraste
106
noir, ce noir serait-il assez noir si nous n'avions d'abord eu
soif de pureté? s'il n'avait terni malgré. nous notre rêve?
L'impureté n'est connue que par contraste, de ceux qui
pensaient ne pouvoir se passer de son contraire, de la pureté.
Le désir absolu d'impureté, qu'artificiellement Sade a conçu,
le menait à l'état rassasié où toute sensation émoussée, la
possibilité mê.me du plaisir se dérobait. La ressource infinie
que la littérature (les scènes imaginaires des romans) lui
offrait ne pouvait elle-même le satisfaire, le délice dernier du
sentiment moral lui manquait qui donne aux forfaits la
saveur criminelle sans laquelle· ils semblent naturels, sans
ils sont naturels. Plus habile que Sade, Proust, avide
de jouir l, laissait au vice la couleur haïssable du vice, la
condamnation de la vertu. Mais s'il fut vertueux, ce ne fut pas
atteindre le plaisir, et s'il atteignit le plaisir, c'est
au'al.l:oara\rant. il avait voulu atteindre la vertu. Les méchants
ne connaissent du Mal que le bénéfice matériel. S'ils cher-
chent le mal d'autrui, ce mal n'est à la fin que leur bien
égoïste. Nous ne sortons de l'imbroglio où le Mal sc dissi-
mule qu'apercevant le lien des contraires, qui ne peuvent
se passer l'un de l'autre. J'ai d'abord montré que le bonheur lB
seul n'est pas en lui-même désirable, et que l'ennui en décou-
lerait si l'épreuve du malheur, ou du Mal, ne nous en don-
nait pas l'avidité. La réciproque est vraie : si nous n'avions,
comme l'eut Proust (et, comme peut-être au fond l'eut Sade
lui-même), l'avidité du Bien, le Mal nous proposerait une
suite de sensations indifférentes 3,

JUSTICE, VÉRITÉ ET PASSION

De cet ensemble inattendu. ce qui ressort est la rectifica-


JUl<!;eI1neIlt commun, qui, opposant le Bien au Mal, le
attention. Si le Bien et le Mal sont complémentaires,
résulte pas d'équivalence '. Ce n'est pas à tort que
rustm,gu()ns des conduites humainement pleines de sens,
de sens odieux. Mais l'opposition de ces conduites
pas ceHe oppose en théorie le Bien au Mal.
misère la tradition est de s'appuyer sur la faiblesse,
engage souci de l'avenir. souci de l'avenir exalte
Proust 107
l'avarice; il condamne l'imprévoyance, qui gaspille. La fai-
blesse prévoyante s'oppose au principe de la jouissance de
l'instant présent. La morale traditionnelle s'accorde avec
l'avarice, elle voit dans la préférence pour la jouissance
immédiate la racine du Mal. La morale avare fonde 1 l'entente
de la justice et de la police. Si je préfère la jouissance, je
déteste la répression. Le paradoxe de la justice est que la
morale avare la lie à l'étroitesse de la répression; la morale
généreuse y voit le premier mouvement de celui qui veut
que chacun ait son dû, qui accourt à l'aide de la victime de
l'injustice. Sans cette générosité 2, la justice pourrait-elle
palPiter? et qui pourrait la dire prête à chanter?
De même, la vérité serait-elle 8 ce qu'elle est si elle ne
s'affirmait généreusement contre le mensonge? Souvent, la
passion de la vérité et de la justice s'éloigne des positions où
son cri est celui de la foule politique, car la foule que parfois
la générosité soulève, parfois reçoit l'inclination contraire.
Toujours en nous la générosité s'oppose au mouvement de
l'avarice, comme au calcul raisonné la passion. Nous ne pou-
vons nous en remettre aveuglément à la passion, qui couvre
aussi bien l'avarice, mais la générosité dépasse la raison, et
elle est toujours passionnée. Quelque chose est en nous de
passionné, de généreux et de sacré qui excède les représenta-
tions de l'intelligence: c'est par cet excès que nous sommes
humains. Nous ne pourrions que vainement parler de justice
et de vérité dans un monde d'automates intelligents',
C'est seulement parce qu'il en attendit quelque chose de
sacré que la vérité souleva en Marcel Proust la colère qui
effraya Emmanuel Berl. Berl a décrit en termes ~isissants
la scène où Proust le chassa de chez lui, criant : 4( Sortez!
Sortez! Il. Berl, ayant fait le projet de se marier, lui sembla
perdu pour la vérité. C'était là du délire? Peut-être, mais la
vérité se donnerait-elle à qui ne l'aimerait pas jusqu'au
délire? Je reprends la peinture 1) de cette passion: te Sa figure
déjà blême, écrit Berl, blêmit encore. Ses yeux étincelaient
de fureur. Il se leva et il s'habilla dans son cabinet de toilette.
Il devait sortir. Je remarquai la vigueur de ce malade.
qu'à ce moment je n'y avais pas fait attention. Ses cheveux
étaient beaucoup plus noirs et plus épais que les miens, ses
dents plus solides, sa mâchoire lourde paraissait capable de
beaucoup bouger, sa poitrine, bombée par l'asthme sans
Dans Sylvia, p. i 52.
108 La littérature et le mal

doute, faisait ressortir la largeur de ses épaules >II. S'il fallait


en venir aux mains, comme je le crus une seconde, je n'étais
pas sûr de parier pour moi. » La vérité - et la justice - exi-
gent le calme et pourtant n'appartiennent qu'aux violents 1.
Nos moments de passions nous éloignent, il est vrai, des
données - plus grossières - du combat politique, mais
comment oublier que parfois, à la base une colère généreuse
anime le peuple. C'est inattendu, mais significatif: Proust
a lui-même marqué un caractère inconciliable de la police
et de la générosité du peuple. Proust, qui eut la rage de la
vérité, exprima la rage de justice qui, une fois, le saisit: sur
le coup, il se représenta « rendant de tout son cœur par sa
colère les coups que reçoit le plus faible comme au jour où
il apprenait qu'un voleur venait d'être dénoncé, puis cerné,
et après une résistance désespérée, garrotté par les agents,
il aurait voulu qu'il eût été assez fort et eût massacré les
agents ... >II. ». Ce mouvement de révolte, inattendu de la part
de Proust, m'a ému. J'y vois le rapprochement de la colère,
qu'étouffe la réflexion prolongée, et de la sagesse, sans laquelle
la colère est vaine. Si la nuit de la colère et la lucidité de
la sagesse ne coïncident enfin!, comment nous reconnaître
en ce monde? Mais les fragments se retrouvent au sommet :
nous saisissons la vérité, que les contraires, que le Bien et le
Mal composent s.

Une des plus récentes photographies de Marcel Proust me semble


bien répondre à cette desCrIption déconcertante. Voir Georges Cattaui,
Marcel Proust (Julliard, 1952), p. 177.
IlIlli Jean Santeuil, t. l, p. 318.
Kqfka l

FAUT~lL BRÛLER KAFKA?

Un peu après la guerre, un hebdomadaire communiste


(Action) ouvrit une enquête sur un sujet inattendu Il. Faut-il
brl21er Kafka? demandait-on. La question était d'autant plus
folle 8 qu'elle n'était nullement précédée de celles qui
l'auraient introduite 4 : faut-il brûler les livres? ou, en géné-
raI, quelle sorte de livres brûler? Quoi qu~l en fiât, le choix
des rédacteurs était subtil. Inutile de rappeler que l'auteur
du Procès est, comme on dit 5, « l'un des plus grands génies
de notre époque 6 ». Mais le grand nombre de réponses montra
que l'audace payait. Au surplus, l'enquête avait, bien avant
d'être formulée, reçu une réponse qu'Action omit de publier,
celle de l'auteur, qui vécut, ou mourut du moins, chatouillé
du désir de brûler ses livres.
A mon sens, jusqu'au bout, Kafka ne sortit pas de l'indé-
cision. Ces livres, tout d'abord, HIes écrivit; il faut imaginer
du temps entre le jour où l'on écrit et celui où l'on décide de
brûler. Puis il en resta à la décision .équivoque, confiant
l'exécution de l'autodafé à celui de ses amis qui l'avait
prévenu : il refusait de s'en charger. Il ne mourut pas,
cependant, sans avoir exprimé cette v.::>lonté, d'apparence
décisive: il fallait mettre au feu ce qu'il laissait.
qu'il en fût, l'idée de brûler Kafka - fût-eUe une
provocation était logique dans l'esprit des communistes '1.
Ces flammes imaginaires aident même à bien comprendre ces
livres : ce sont des livres pour le feu, des objets auxquels il
manque à la vérité d'être en feu, ils sont là mais POUf dispa D

tartre; déjà, comme s'ils étaient anéantis.


no La littérature et le mal

KAFKA, LA TERRE PROMISE


ET LA SOCIÉTÉ RÉVOLUTIONNAIRE l

Entre les écrivains, Kafka fut peut-être le plus malin: lui,


du moins, ne s'est pas laissé prendre !... D'abord, à l'inverse
de bien des modernes, être un écrivain fut justement ce qu'il
voulut. Il comprit que la littérature, ce qu'il voulait, lui refusait
la satisfaction attendue, mais il ne cessa pas d'écrire 2, Il
serait même impossible de dire que la littérature le déçut.
Elle ne le déçut pas, de toute manière, en comparaison
d'autres buts possibles. Nous admettons qu'elle fut pour lui
ce que la Terre promise fut pour Moise 3.
Kafka dit ceci de Moïse $ : 1( ... le fait qu'il ne doit voir la
Terre promise qu'à la veille de sa mort n'est pas croyable.
Cette suprême perspective ne saurait avoir d'autre sens que
celui de représenter à quel point la vie humaine n'est qu'un
instant incomplet, parce que ce genre de vie (l'attente de la
Terre promise) pourrait durer indéfiniment sans qu'il en
résultât jamais autre chose qu'un instant. Ce n'est pas parce
que sa vie fut trop brève que Moïse n'atteignit pas Chanaan,
mais parce que c'était une vie humaine. » Ce n'est plus seule-
ment la dénonciation de la vanité de tel bien mais de tous les
buts, également vides de sens: toujours un but est, sans espoir,
dans le temps, comme un poisson est dans l'eau, un point quel-
conque dans le mouvement de l'univers : puisqu'il $'agit d'une
vie Iwmaine '.
Rien est-il plus contraire à la position communiste? Du
communisme, nous pouvons dire qu'il est l'action par excel-
lence, il est l'action qui change le monde. En lui le but, le
monde changé, situé dans le temps, dans le temps à venir,
subordonne l'existence, l'activité présente, qui n'a de sens
but visé, ce monde qu'ilfaut changer. Là-dessus, le commu-
ne soulève aucune difficulté de principe. Toute l'huma-
nité est disposée à subordonner le temps présent au pouvoir
impélratllfd'un but. Nul ne doute de la valeur de l'action, et
ne dispute à l'action l'autorité dernière.
intime. Suivi de Esquisse d'une Autobiographie. ConsidératicmJ
Méditations. Introduction et traduction par Pierre KlOSo
1949, p. Iag..Jgo (X9 octobre 1921).
Kafka 111

Reste à la rigueur une réserve insignifiante nous nous


disons qu'agir n'empêcha jamais de vivre ... Ainsi le monde
de l'action n'a-t-il jamais d'autre souci que le but visé. Les
buts diffèrent selon l'intention, mais leur diversité, voire leur
opposition, a toujours réservé une voie à la convenance indivi-
duelle. Seule une tête mal faite, et quasi folle, refuse un but
autrement qu'en faveur d'un autre plus valable. Kafka
lui-même laisse entendre d'abord que, si Moise fut un objet
de dérision, c'est qu'il devait, selon la prophétie, mourir
à rinstant où il toucherait le but. Mais il ajoute, avec logi-
que 1, que la raison profonde de sa déconvenue était çl'avoir
une « vie humaine }). Le but est remis dans le temps, le temps
est limité: cela seul amène Kafka à tenir le but en soi-même
comme un leurre.
C'est si paradoxal 2 - et c'est si parfaitement le contre-pied
de l'attitude communiste (l'attitude de Kafka n'est pas seu-
lement contraire au souci politique voulant que rien ne compte
si la révolution n'a pas lieu) -- que nous devons y regarder
à deux fois.

LA PARFAITE PUÉRILITÉ DE KAfKA

La tâche n'est pas facile.


Kafka exprima toujours sa pensée, quand il le décida
expressément (dans son journal ou dans ses pages de
réflexions), en faisant un piège de chaque mot (il édifiait de
dangereux édifices, où les mots ne s'ordonnent pas logique-
ment, mais se hissent les uns sur les autres, comme s'ils vou-
laient seulement étonner, désorienter, comme s'ils s'adres-
saient à l'auteur lui-même, qui ne fut jamais las, semble-t..il,
d'aller d'étonnement en égarement).
Le plus vain est sans doute de donner un sens aux écrits
proprement littéraires, où souvent l'on vit ce qu'il n'y a
où l'on vit, dans le meilleur cas, ce qui se trouvait, une
ébauché, dérobé même à la plus timide affirmation lit.
Nous devons d'abord exprimer ces réserves. Nous suivons

Je ne puis faire d'autre réponse à Josef Gabel, gui me met en cause


(dans Critique, nO 78, nov. 1953, p. 959). Le cirque d'Oklahoma ne suffit
pas pour introduire, dans l'œuvre de Kafka, la perspective historique.
112 La littérature et le mal

néanmoins, dans un dédale, un sens général de la démarche


qui n'est évidemment saisi qu'au moment où, de ce dédale,
nous sortons: alors je crois possible d'en dire, simplement,
que l'œuvre de Kafka témoigne, en son ensemble, d'une atti-
tude tout à fait enfantine.
Selon moi, le point faible de notre monde est généralement
de tenir l'enfantillage pour une sphère à part, qui sans doute,
en quelque sens, ne nous est pas étrangère, mais qui reste
en dehors de nous, et ne saurait d'elle-même constituer, ni
signifier sa vérité : ce qu'elle est vraiment. De même, en
général, personne ne tient l'erreur pour constitutive du vrai...
fi C'est enfantin Il, ou « ce n'est pas sérieux Il sont des proposi-

tions équivalentes. Mais enfantins, pour commencer, nous


le sommes tous, absolument, sans réticences, et même il faut
le dire, de la plus surprenante façon: c'est ainsi (par enfan-
tillage) qu'à l'état naissant, l'humanité manifeste son essence.
A proprement parler, jamais l'animal n'est enfantin, mais le
jeune être humain ramène, lui, non sans passion, les sens
que l'adulte lui suggère à quelque autre qui, lui-même, ne se
laisse ramener à rien. Tel est le monde auquel nous adhérions
et qui, les premières fois, jusqu'au délice, nous grisait de son
innocence: où chaque chose, pour un femps, donnait congé
à cette raison d'être qui la fit chose (dans l'engrenage de sens
où l'adulte la suit).
Kafka laissa de lui ce que l'éditeur nomma l' « esquisse
d'une autobiographie:l: ». Le fragment ne porte que sur
l'enfance et sur un trait particulier. f( On ne fera jamais
comprendre à un garçon qui, le soir, est au beau milieu d'une
histoire captivante, on ne lui fera jamais comprendre par une
démonstration limitée à lui-même qu'il lui faut interrompre
sa lecture et s'aller coucher 1. » Kafka dit plus loin: fi ... L'im-
portant en tout ceci, c'est que la condamnation qu'avait subie
ma lecture exagérée, par mes propres moyens je l'étendais
au manquement demeuré secret, à mon devoir et, de ce fait,
j'en arrivais au résultat le plus déprimant. » L'auteur adulte
insiste sur le fait que la condamnation portait sur des goûts
qui formaient les « particularités de l'enfant» : la contrainte
lui faisait ou « détester l'oppresseur Il, ou tenir pour insigni.
fiantes les particularités défendues. « ... Passais-je sous silence,
l'une de mes particularités, alors il en résultait que je

Publié dans Journal... , p. 235-243.


Kafka 113

me détestais moi et mon destin, que je me tenais pour mauvais


ou damné. »
Le lecteur du Procès ou du CMteau n'a pas de peine à recon-
naître l'atmosphère des compositions romanesques de Kafka.
Au crime de lire succéda, quand il eut l'âge d'homme, le
crime d'écrire. Quand la littérature fut en question, l'atti-
tude de l'entourage, surtout celle du père, fut empreinte d'une
réprobation semblable à celle qui touchait la lecture. Kafka
en désespéra de la même façon. A ce sujet, Michel Carrouges
a dit justement: « Ce qu'il ressentait si affreusement, c'était
cette légèreté à l'égard de ses préoccupations les plus pro-
fondes ... » Parlant d'une scène où le mépris des siens se mani-
festa cruellement, Kafka s'écrie: «Je restai assis et me penchai
comme auparavant sur ma famille ... , mais en fait je venais
d'être expulsé d'un seul coup de la société .... »

LE MAINTIEN DE LA SITUATION ENFANTINE

Ce qui est étrange dans le ~aractère de Kafka est qu'il


voulut essentiellement que son père le comprit et s'accordât
à l'enfantillage de sa lecture, plus tard de la littérature,
qu'il ne rejetât pas hors de la société des adultes, seule indes-
tructible, ce qu'il confondit dès l'enfance avec l'essence,
avec la particularité de son être 1. Son père était pour lui
l'homme de l'autorité, dont l'intérêt se limitait aux valeurs
de l'action efficace. Son père signifiait le primat d'un but
se subordonnant la vie présente, auquel la plupart des
adultes se tiennent. Puérilement, Kafka vivait 2, comme chaque
écrivain authentique, sous le primat opposé du désir actuel.
Il est vrai qu'il se soumit au supplice d'un travail de bureau,
mais non sans plaintes, sinon contre ceux qui l'y contrai ..
gnirent, du moins contre le mauvais sort. Il se sentit toujours
exclu de la société qui l'employait, mais tenait pour rien
- pour enfantillage - ce qu'au fond de lui-même il était
avec une passion exclusive. Le père évidemment répondait
par la dure incompréhension du monde de l'activité 3,
En 1919, Franz Kafka écrivit, mais, sans doute heureusement,

Michel Carrougell, Franz Kafka, Labergerie, 1949, p. 83.


114 La littérature et le mal

n'envoya pas à son père une lettre dont nous connaissons


des fragments *. « ~J'étais, dit-il, un enfant anxieux, mais
cependant obstiné, comme tous les enfants, sans doute ma
mère me gâtait-elle aussi, je ne puis croire, cependant, que
je fusse difficilement traitable, je ne puis croire qu'un mot
aimable, qu'une façon silencieuse de " vous prendre par la
main ", qu'un bon regard n'eussent obtenu de moi tout ce que
l'on désirait. Toi, tu ne peux guère traiter un enfant que
conformément à ta propre nature, avec force, avec éclats,
avec colère... Tu t'étais élevé de par ta propre force à une
si haute position que tu avais en toi-même une confiance
illimitée... En ta présence, je me mettais à bégayer... Devant
toi, j'avais perdu la confiance en moi-même et assumé en
retour un sentiment de culpabilité sans bornes. C'est en me
souvenant du caractère illimité de ce sentiment que j'avais
écrit un jour de quelqu'un ** :" Il craignait que la honte ne lui
survive ... " C'est de toi qu'il s'agissait dans tout ce qu'il
m'arrivait d'écrire, qu'y faisais-je sinon déverser les plaintes
que je n'avais pu déverser dans ton sein? C'était, volontaire-
ment traîné en longueur, un congé que je prenais de toi ... n
Kafka voulait intituler son œuvre entier : Tentations
(1

d'évasion hors de la sphère paternelle ***.lI Nous ne devons


pas nous y tromper: jamais Kafka ne voulut s'évader vrai-
ment. Ce qu'il voulait, c'était vivre dans la sphère - en exclu.
A la base, il savait qu'il était chassé. On ne peut dire qu'il
le fut par les autres, on ne peut dire qu'il se chassait lui-même.
Il se conduisait simplement de manière à se rendre insuppor-
table au monde de l'activité intéressée, industrielle et commer-
ciale, il voulait demeurer dans la puérilité du rêve 1.
L'évasion dont il s'agit diffère essentiellement de celle
qu'envisagent les chroniques littéraires : c'est une évasion
qui échoue. Même une évasion qui doit, une évasion qui veut
échouer. Ce qui manque à la vulgaire évasion, qui la limite
au compromis, au « chiqué )), est un sentiment de culpabilité
profonde, de violation d'une indestructible loi, c'est la
lucidité d'une conscience de soi sans pitié. L'évadé des chro-
est un dilettante, il est satisfait d'amuser; il n'est pas
encore libre, il ne l'est pas au srns fort du mot, où la liberté

Publié dans Journal ... , p. 39-49.


llilji! Du héros du Procès, Joseph K., double évidemment de l'auteur
luimmême.
111111. Carrouges, op. cil., p. 85.
Kaflw. 115

est souveraine. Pour être libre, il lui faudrait se faire recon-


naître comme tel par la société dominante.
Dans le monde suranné de la féodalité autrichienne, la seule
société qui aurait pu reconnaître le jeune israélite était la
sphère paternelle des affaires, excluant les tricheries d'un
snobisme épris de littérature. Le milieu où la puissance
du père de Franz s'affirmait sans contestation annonçait
la dure rivalité du travail, qui ne concède rien au caprice,
et limite à r enfance un enfantillage toléré, même aimé dans
ses limites, mais condamné dans son principe. L'attitude
de Kafka veut être maintenant précisée, et son caractère
extrême accusé. Non seulement, il devait être reconnu de
l'autorité la moins susceptible de le reconnaitre (puisque
- il Y était résolu sans réticences - il ne céderait pas),
mais il n'eut jamais l'intention d'abattre cette autorité,
pas même de s'y opposer. Il ne voulut pas s'opposer à ce père
qui lui retirait la possibilité de vivre, il ne voulut pas être,
à son tour, adulte et père. A sa manière, il mena une lutte à
mort pour entrer dans la société paternelle avec la plénitude
de ses droits, mais il n'aurait admis de réussir qu'à une
condition, rester l'enfant irresponsable qu'il était.
Il poursuivit sans concession, jusqu'au dernier souffle,
un combat désespéré. Il n'eut jamais d'espoir: la seule issue
était de rentrer par la mort,. en abandonnant pleinement
la particularité (le caprice, l'enfantillage), dans le monde
du père. Il formula lui-même, en 1917, cette solution que ses
romans multiplièrent: « Ce serait donc, dit-il, à la mort que
je me confierais. Reste d'une croyance. Retour au père. Grande
journée de réconciliation lOI. » Le moyen pour lui l du moins
de faire à son tour acte de père était le mariage. Or il se déroba
malgré le désir qu'il en eut pour de très valables raisons:
il rompit ses fiançailles deux fois. Il vivait « isolé des généra-
tions passées li, et « il ne put... devenir une nouvelle origine
de générations·· ».
« L'obstacle essentiel à mon mariage, dit-il dans la" lettre à
", c'est ma conviction, qui est déjà définitive, que pour
assurer l'existence d'une famille, et surtout pour la diriger,
il faut nécessairement les qualités que je te connais ....... )1
Il faut, disons-le, être ce que tu es, trahir ce que je suis.
!IICarrouges, op. cit., p. 144. Les mots ooulignés le sont par moi.
•• Ibid., p. 85 .
• "'. JouniaJ ...~ p. 40.
116 La littératu.re et le mal

Kafka eut le choix entre les scandales - puérils, discrets


- du caprice, de l'humeur souveraine, qui, ne regardant
rien, ne subordonne rien à un bonheur promis - et la recher-
che de ce bonheur effectivement promis à l'activité laborieuse
et à l'autorité virile. Il eut le choix, car il en fit la preuve;
il sut, sinon se nier et se perdre dans les rouages du travail
ingrat, en assurer du moins la marche avec conscience. II
opta pour le caprice incoercible de ses héros, pour leurs enfan-
tillages, leur anxieuse insouciance, leur scandaleuse conduite
et l'évident mensonge de leur attitude. Il voulut en un mot
que l'existence d'un monde sans raison, et dont les sens ne
s'ordonnent pas, demeurât l'existence souveraine, l'existence 1
possible seulement dans la mesure où elle appelle la mort.
Sans échappatoire, sans faiblesse, il le voulut, refusant
de laisser à la valeur souveraine de son choix quelque chance
au prix d'un déguisement. Jamais il ne biaisa, demandant,
pour ce qui n'est souverain que sans droit, le privilège du
sérieux. Que sont des caprices garantis par des lois et par le
pouvoir, sinon des fauves de jardin zoologique? Il sentit
que la vérité, l'authenticité du caprice voulait la maladie,
le dérangement jusqu'à la mort. Le droit, comme en parlant
de lui l'a dit Maurice Blanchot *, est la chose de l'action,
u l'art (le caprice) est sans droit contre l'action Il. Le monde
est forcément le bien de ceux à qui une terre promise a été
attribuée, qui, s'il le faut, travaillent ensemble et luttent
pour y parvenir. Ce fut la force silencieuse et désespérée
de Kafka de ne pas vouloir contester l'autorité qui lui déniait
la possibilité de vivre, et de s'écarter de l'erreur commune,
qui engage, en face de l'autorité, le jeu de la rivalité. S'il est
finalement le vainqueur, celui qui refusait la contrainte,
à son tour, devient, pour lui-même aussi bien que pour autrui,
semblable Z à ceux qu'il combattit, qui se chargent de la
contrainte. La vie puérile, le caprice souverain, sans calcul,
ne peuvent survivre à leur triomphe. Rien n'est souverain
qu'à une condition : ne pas avoir l'efficacité du pouvoir,
est action, primat de l'avenir sur le moment présent,
primat de la terre promise. Assurément, ne pas lutter pour
détruire un adversaire cruel est le plus dur, c'est s'offrir
la mort. Pour supporter sans se trahir, il faut mener une
lutte sans réticences, austère et angoissée: c'est la seule chance
Kafka 117
de maintenir cette pureté délirante, jamais liée à l'intention
logique, toujours en porte à faux dans les engrenages de l'ac-
tion, cette pureté enlisant tous ses héros dans le bourbier
d'une culpabilité croissante. Rien est-il plus puéril, ou plus
silencieusement incongru que le K. du CM/eau, que le Joseph
K. du Procès? Ce double personnage, « le même dans les deux
livres li, sournoisement agressif, agressif sans calcul, sans
raison: un caprice aberrant, une obstination d'aveugle le per-
dent. « Il attend tout de la bienveillance d'impitoyables
autorités, il se comporte comme le plus effronté libertin en
pleine salle d'auberge (et l'auberge des fonctionnaires),
au beau milieu de l'école, chez son avocat ... , dans la salle des
audiences du Palais de Justice • li. Le père, dans Le Verdict, est
réduit par le fils à la dérision, mais il est toujours assuré
que la profonde, l'excédante, la fatale, l'involontaire destruc-
tion de l'autorité de ses buts, se paiera; l'introducteur du
désordre, ayant lâché les chiens sans s'être assuré de refuge,
étant lui-même défait dans les ténèbres, en sera la première
victime. Sans doute est-ce la fatalité de tout ce qui est humai-
nement souverain, ce qui est souverain ne peut durer, sinon
dans la négation de soi-même (le plus petit calcul et tout est
par terre, il n'y a plus que servitude, primat sur le temps
présent de l'objet du calcul), ou dans l'instant durable de la
mort. La mort est le seul moyen d'éviter à la souveraineté
l'abdication. Il n'y a pas de servitude dans la mort; dans la
mort, il n'y a plus rien.

L'UNIVERS 'OYEUX DE FRANZ KAFKA

Kafka n'évoque pas une vie souveraine, mais au contraire


nouée jusqu'aux moments les plus capricieux cette vie est
obstinément triste l, L'érotisme dans Le Procès ou Le Château
est un érotisme sans amour, sans désir et sans force, un éro-
tisme de désert, auquel, à tout prix, il faudrait échapper··.
Mais tout s'enchevêtre. En 1922 Kafka écrit dans son Jour-
nal ••• : encore satisfait, je voulais être insatism
118 La tütérature et le mal

fait et par tous les moyens du siècle et de la tradition qui


m'étaient accessihles, je me poussais dans l'insatisfaction :
cil. présent je voudrais pouvoir revenir à mon état premier.
Je me trouvais donc toujours insatisfait, même de mon insatis-
faction. Il est singulier qu'avec assez de systématisation
quelque réalité ait pu naître de cette comédie. Ma déchéance
spirituelle commença par un jeu enfantin, il est vrai cons-
ciemment enfantin. Par exemple je simulais des tics du
visage, je me promenais les bras croisés derrière la tête,
enfantillage détestable, mais couronné de succès. II en fut
de même de l'évolution de mon expression littéraire, évolution
qui plus tard malheureusement s'interrompit. S'il était
possible de contraindre le malheur à se produire, on devrait
pouvoir l'y contraindre de la sorte. 1) Mais ailleurs voici un
fragment sans date $ : « ... ce n'est pas la victoire quej'espère,
ce n'est pas la lutte qui me réjouit, ce n'est qu'en tant que
l'unique chose qui soit à faire qu'elle peut me réjouir. Comme
telle la lutte me remplit en effet d'une joie qui déborde ma
faculté de jouissance ou ma faculté de don et ce ne sera
peut-être pas à la lutte, mais à la joie, que je finirai par succom-
ber. »
En somme, il voulut être malheureux pour se satisfaire :
le plus secret de ce malheur était une joie si intense qu'il
parle d'en mourir 1. Je transcris le fragment qui vient à la
suite ** : « Il a penché la tête sur le côté: dans le cou ainsi
découvert est une plaie, bouillonnant dans la chair et le
sang brûlants, faite par un éclair qui dure encore. » L'éclair
aveuglant - l'éclair durable - a sans doute plus de sens
que la dépression qui le précédait 2, Cette question surpre-
nante est insérée dans le Journal (en 1917) $.* : t( N'ai
jamais... pu comprendre qu'il fût possible, presque à quiconque
peut écrire, d'objectiver la douleur dans la douleur, si bien
que, par exemple, dans le malheur, peut.être avec la tête
encore toute brûlante de malheur, je puis m'asseoir, pour
communiquer à quelqu'un par écrit : Je suis malheureux.
Bien plus allant même auodelà, je puis en diverses fioritures
suivant mes dons qui semblent n'avoir rien de commun avec
le malheur, improviser sur ce thème, simplement ou antithé-
tiqluem€!nt ou encore avec des orchestrations entières d'asso-

p. !H9 220.
a

220.
x8+-
Kafka 119

clatlOns. Et ce n'est point là le mensonge ni l'apaisement


de la douleur, c'est un excédent de forces, accordé par la
grâce, en un moment où la douleur a pourtant visiblement
épuisé toutes mes forces jusqu'au fond de mon être qu'elle
écorche encore. Quel est donc cet excédent? » Reprenons
la question: quel est cet excédent?
Entre les contes de Kafka, il en est peu qui aient l'intérêt 1
du Verdict:
« Cette histoire, dit le journal au 23 septembre 1912 *,
je l'ai écrite tout d'une haleine dans la nuit du 22 au 23,
de IO heures du soir à 6 heures du matin. Je pus à peine
retirer de dessous la table mes jambes devenues raides à force
d'avoir été assis. L'effort et la joie terribles à voir comment
l'histoire se développait devant moi, çomment je fendais
les eaux. A plusieurs reprises, au cours de cette nuit, je portais
tout mon poids sur mon dos. Comment toute chose peut être
dite, comment pour toutes les idées qui viennent à l'esprit,
pour les idées les plus étranges, un grand feu est préparé,
où elles disparaissent et ressuscitent .. )~
« Cette nouvelle raconte, dit l1arrouges **, l'histoire
d'un jeune homme qui se dispute avec son père au sujet
de l'existence d'un ami et qui, à la fin, désespéré, se suicide.
En quelques lignes, aussi brèves que la description de la
dispute fut longue, il nous est dit comment ce jeune homme
se tue:
« Il jaillit hors de la porte et franchit les rails du tram,
(:{ poussé irrésistiblement vers l'eau. Et déjà il s'accrochait
« au parapet comme un affamé à la nourriture. Il sauta le
(:{ garde-fou, en gymnaste consommé qu'il avait été dans
« sajeunesse, pour l'orgueil de ses parents. Il se maintint encore
« un instant d'une main qui faiblissait, guetta, entre les bar-
a reaux, le passage d'un autobus dont le bruit couvrirait fade
« lement celui de sa chute, cria faiblement : " Chers parents,
« je vous ai pourtant toujours aimés! " et se laissa tomber
« dans le vide. )
« A ce moment il y avait sur le une circulation Htté
m

ralement folle. »
Michel Carrouges a raison d'insister sur une valeur
tique de la phrase finale. Kafka luÎ=même en donna un
sens au pieux Max Brod : « Saisotu, lui ditmil, ce que signifie
Journal ... , p. 1173.
•• Op. cit., p. ~1œ28.
120 La lz"ttérature et le mal

la phrase finale? J'ai pensé en l'écrivant à une forte éjacu-


lation *'. li Cette 1( extraordinaire déclaration » laisserait-eUe
entrevoir des 1( arrière~plans érotiques »? désignerait-elle
« dans l'acte d'écrire une sorte de compensation de la défaite
devant le père et de l'échec dans le rêve de transmettre
la vie ** »? Je ne sais, mais à la lumière de cette « déclara-
tion li, la phrase relue exprime la souveraineté de la joie 1,
le glissement souverain de l'être dans le rien - que les autres
sont pour lui.
Cette souveraineté de la joie, le fait de mourir la paie.
L'angoisse la précédait, - comme une conscience de la
fatalité de l'issue, - déjà comme une appréhension du moment
d'ivresse que sera la condamnation, du vertige délivrant que
sera la mort. Mais le malheur n'est pas seulement la punition i.
La mort de Georg Bendemann avait pour son double, Kafka,
le sens de la félicité: la condamnation volontaire prolongeait
la démesure qui l'avait provoquée, mais elle levait l'angoisse
en accordant au père un amour, un respect définitifs. II
n'y avait pas d'autre moyen d'accorder la profonde véné-
ration et le manquement délibéré à cette vénération. La
souveraineté est à ce prix, elle ne peut se donner que le droit
de mourir : elle ne peut jamais agir, jamais revendiquer des
droits qu'a seule l'action, Paction qui jamais n'est authenti-
quement souveraine, ayant le sens servile inhérent à la recher-
che des résultats, l'action, toujours subordonnée. Y aurait-il
quoi que ce fût d'inattendu dans cette complicité de la mort
et du plaisir? mais le plaisir Il - ce qui agrée, sans calcul,
contre tout calcul - étant l'attribut, ou l'emblème de l'être
souverain, a pour sanction la mort, qui en est aussi le moyen.
Tout est dit. Ce n'est pas aux moments érotiques que l'éclair
ou la joie se produisent. Si l'érotisme est là, c'est pour assurer
le désordre. Comme les (r( tics » simulés du visage, à l'aide
desquels Kafka enfant voulait « contraindre le malheur à se
Carrouges, op. cil., p. 103•
•• Ibid.
"' •• Je crois devoir citer ici une phrase destinée à un autre livre.
Nous ne prêtons qu'à tort une attention fondamentale au passage
de l'être d'une forme à l'autre. Notre infirmité veut que nous connais-
sions les autres comme s'ils n'étaient que des dehars, mais ils ne sont pas
moins que nous de J'intérieur. Si nous envisageons la mort, le vide qu'elle
laisse obsède en nous le souci personnel, alors que le monde est seulement
composé de pleins. Mais la mort irréelle, laissant le sentiment d'un vide,
en même temps qu'elle nous angoisse nous attire, car ce vide est sous le
signe de la plénitude de l'être. 1) Le rien ou le vide, ou les autres, se rappor·
'ent de la même façon 1\ une plénitude impersonnelle - inconnaissable '.
Kafka 121
produire ». C'est que seuls le malheur redoublé, la vie déci ..
dément indéfendable, apportent la nécessité de la lutte et
cette angoisse serrant la gorge, sans laquelle l'excédent ni la
grâce ne se produiraient. Malheur, péché sont déjà la lutte
en eux-mêmes; la lutte dont le sens est la vertu ne dépend
d'aucun résultat. Sans l'angoisse, la lutte ne serait pas
« l'unique chose à faire », ainsi Kafka n'est-il que dans le
malheur « empli ... d'une joie qui déborde (sa) faculté de
jouissance, ou (sa) faculté de don» - d'une joie si intense
que c'est d'elle - ce n'est pas de la lutte - qu'il attend la
mort.

L'HEUREUSE EXUBÉRANCE DE L'ENFANT


SE RETROUVE DANS LE MOUVEMENT
DE LIBERTÉ SOUVERAINE DE LA MORT

Dans le recueil publié sous le titre La Muraille de Chine,


un récit, Erifances *, donne un aspect paradoxal de l'heureuse
exubérance de Kafka. Comme en tous les moments que son
œuvre décrit, rien ici ne tient solidement à l'ordre établi,
aux rapports définissables. Toujours un même informe
déchirement, parfois lent ct parfois rapide, de brouillard
dans le vent : jamais un but lisible, ouvertement visé, ne
vient prêter un sens à une absence de limite aussi passivement
souveraine. Kafka, enfant, se joignait à la bande de ses cama..
rades de jeu.
« Tête baissée, écrit-il, nous foncions dans le soir. De jour,
de nuit, il n'y avait plus d'heure! Tantôt les boutons de nos
gilets s'entrechoquaient comme des dents, tantôt nous courions
en gardant entre nous la même distance, la bouche en feu,
tels les animaux des Tropiques. Piaffant et la taille cambrée,
pareils aux cuirassiers d'antan, nous dévalions la courte
ruelle en nous heurtant les uns aux autres et l'élan nous
faisait gravir un bon bout de la pente opposée. Des isolés
sautaient dans le fossé, mais à peine disparus dans l'obscurité
du talus, les revoilà lànhaut sur le chemin bordure des
champs à nous toiser comme des inconnus ... »
122 La littérature et le mal

Ce contraire (ainsi le soleil est-il le contraire des brumes


impénétrables, dont il est cependant la vérité voilée) a peut-
être 1 la vertu d'illuminer cette oeuvre apparemment triste.
L'élan souverain, criant la joie, de son enfance se changea
la suite en un mouvement qu'absorbait la mort. La mort
seule assez vaste, assez dérobée à P « action-poursuivant-
le-but », pour exciter encore en la dissimulant l'humeur endia-
blée de Kafka. En d'autres termes, dans l'acceptation de
la mort le droit majeur de l'action efficace, subordonnée
au but, est reconnu, mais la limite de la mort lui est donnée :
à l'intérieur de cette limite, l'attitUde souveraine, qui ne vise
ne veut rien, dans le temps d'un éclair, reprend la pléni-
tude que lui rend l'égarement définitif: quand le parapet
est franchi, l'élan est celui de l'enfance vagabonde. L'attitude
souveraine est coupable, elle est malheureuse: dans la mesure
où eUe tente de fuir la mort, mais à l'instant même de mourir,
sans défi, le mouvement éperdu de l'enfance se grise à nouveau
de liberté inutile. Le vivant, irréductible 2, refusait ce qu'ac-
corde la mort, qui seule cède sans devoir en pâtir à la pleine
autorité de l'action.

JUSTIFICATION DE L'HOSTILITÉ DES COMMUNISTES

Nous pouvons à la rigueur distinguer, dans l'oeuvre de


l'aspect social, l'aspect familial et sexuel, l'aspect reli-
enfin. Mais ces distinctions me semblent gênantes,
sont peut-être superflues: j'ai voulu, dans ce qui précède,
introduire une manière de voir où ces divers aspects se fondent
en un seul. Le caractère social des récits de Franz Kafka
ne sans doute être saisi que dans une représentation
~é]lér,ale. Apercevoir dans Le CIzdUau« l'épopée du chômeur»,
ou celle du persécuté »; dans Le Procès, Cl l'épopée de
l'accusé dans l'ère bureaucratique YI; rapprocher de ces
récits obsédants L'Univers c01iCentrationnaire de Rousset n'est
doute entièrement injustifié. Mais cela mène Car-
à l'examen de l'hostilité communiste.
facile, nous dit·il, de relever Kafka de toute accusa·
tion d'être contre-révolutionnaire, si l'on avait voulu admettre
comme pour d'autres, s'est borné à peindre
Ka.fka 123

l'enfer capitaliste •. » Il ajoute : « Si J'attitude de Kafka


est odieuse à tant de révolutionnaires, ce n'est pas parce
qu'elle ne met pas en cause explicitement le bureaucrate
et la justice bourgeoise, ils y eussent volontiers suppléé,
mais elle met en cause toute bureaucratie et toute eseudo--
justice •• , )1 Kafka voulait-il mettre en cause en pa;ticulier
telles institutions, auxquelles nous devrions substituer d'autres,
moins inhumaines l? Carrouges écrit encore: « Déconseille-
t~illa révolte? Pas plus qu'il ne la prône. Il constate seulement
l'écrasement de l'homme : au lecteur d'en tirer les consé-
quences! Et comment ne pas se révolter contre l'odieux
pouvoir qui empêche l'arpenteur de se mettre au travail? Il
Je pense au contraire que, dans Le Château, ridée même
de révolte est retirée!. Carrouges le sait, qui dit lui-même
un peu plus loin ••• : «La seule critique qu'on pourrait faire ...
à Kafka, ce serait de porter au scepticisme à l'égard de toute
action révolutionnaire parce qu'il pose des problèmes qui
ne sont pas des problèmes politiques, mais humains et éter-
nellement post-révolutionnaires. Il Encore est-ce peu de
parler de scepticisme et d'accorder aux problèmes de Kafka
quelque sens sur le plan où 3 l'humanité politique agit et
parle.
Loin d'être inattendue, l'hostilité communiste est liée
d'une manière essentielle à la compréhension de Kafka.
J'irai plus loin, L'attitude de Kafka devant l'autorité
du père n'a de sens que l'autorité générale qui découle de
l'activité efficace. Apparemment, l'activité efficace élevée à la
rigueur d'un système fondé en raison qu'est le communisme
est la solution de tous les problèmes, mais elle ne peut ni
condamner absolument, ni tolérer dans la pratique l'attitude
proprement souveraine, où le moment présent se délie de ceux
qui suivront. Cette difficulté est grande pour un parti qui
respecte la seule raison 4, qui n'aperçoit dans les valeurs irra o

tionnelles, où la vie luxueuse, inutile, et l'enfantillage se font


jour, que l'intérêt particulier, qui se cache. La seule attitude
souveraine admise dans le cadre du communisme est celle
de l'enfant, mais c'en est la forme mineure li. Elle est concédée
aux enfants qui ne peuvent s'élever au sérieux de l'adulte.
L'adulte, s'il donne un sens majeur à l'enfantillage, s'il
'" Carrouges, op. cit., p. 76 .
•• Ibid., p. 77 •
•• * Ibid., p. 77-78.
124 La littérature et le mal

s'exerce à la littérature avec le sentiment de toucher la


valeur souveraine, n'a pas de place dans la société communiste.
Dans un monde où l'individualité bourgeoise est bannie,
l'humeur inexplicable, puérile de l'adulte Kafka ne peut être
défendue. Le communisme est dans son principe la négation
accomplie, le contraire de la signification de Kafka.

MAIS KAFKA LUI-MÊME EST D'ACCORD

Il n'est rien qu'il aurait pu affirmer, au nom de quoi il


aurait pu parler: ce qu'il est, qui n'est rien, n'est que dans la
mesure où l'activité efficace le condamne, il n'est que le refus
de l'activité efficace. C'est pourquoi il s'incline profondément
devant une autorité qui le nie, encore que sa manière de
s'incliner soit plus violente qu'une affirmation criée; il
s'incline en aimant, en mourant et en opposant le silence
de l'amour et de la mort à ce qui ne pourrait le faire céder,
car le rien qui malgré l'amour et la mort ne pourrait céder,
est souverainement ce qu'i! est *.

Voir plus haut,


Genet i

GENET ET L'ÉTUDE DE SAR.TRE SUR. LUI2

fi Un enfant trouvé, dès son plus jeune âge, fait preuve de


mauvais instincts, vole les pauvres paysans qui l'ont adopté.
Réprimandé, il persévère, s'évade du bagne d'enfants où il
a bien fallu le mettre, vole et pille de plus belle et, par sur-
crott, se prostitue. Il vit dans la misère, de mendicité) de lar-
cins, couchant avec tout le monde et trahissant chacun, mais
rien ne peut décourager son zèle: c'est le moment qu'il choi-
sit pour se vouer délibérément au mal; il décide qu'il fera
le pire en toute circonstance et, comme il s'est avisé que le
plus grand forfait n'était point de maI faire, mais de mani-
fester le mal, il écrit en prison des ouvrages qui font l'apologie
du mal et tombent sous le coup de la loi. Précisément à cause
de cela, il va sortir de l'abjection, de la misère, de la prison.
On imprime ses livres, on les lit, un metteur en scène décoré
de la Légion d'honneur monte dans son théâtre une de ses
pièces, qui excite au meurtre. Le président de la République
lui fait remise de la peine qu'il devait purger pour ses derniers
délits, justement parce qu'il se vante dans ses livres de les
avoir commis; et lorsqu'on lui présente une de ses dernières
eUe lui dit : " Très honorée, Monsieur. Prenez
seulement la peine de continuer "

Jean~Paul Sartre, Saint Genet, comédien et marb'r, Gallimard,


p. 253 (ŒuVl'es complètes de Jean Genet, t. I). Sartre introduit
ces mots cette sorte de biographie résumée: 'II Voici un conte pour
anthologie de l'Humour noir. Il
126 La littérature et le 'lTW.l

Sartre poursuit : Vous taxerez cette histoire d'invrai-


f{

semblable: et c'est pourtant ce qui est arrivé à Genet. ))


Rien n'est mieux fait pour étonner que la personne et
l'œuvre de l'auteur du Journal du voleur. Jean-Paul Sartre,
aujourd'hui, leur consacre un très long travail et j'en dirai
sans attendre davantage qu'il en est peu de plus dignes d'inté-
rêt. Tout concourt à faire de ce livre un monument : son
étendue d'abord et l'excessive intelligence que l'auteur y
montre, la nouveauté et l'intérêt renversant du sujet, mais
aussi l'agressivité qui étouffe, et le mouvement précipité que
le ressassement accentue, qui parfois en rend pénible l'assu-
rance 1. A la fin, le livre laisse un sentiment de désastre confus
et d'universelle duperie, mais il met en lumière la situation
de l'homme actuel, refusant tout, révolté, hors de lui 3.

Certain d'une domination intellectuelle dont l'exercice,


en un temps de décomposition et d'attente, a peu de sens,
même à ses yeux, nous donnant Saint Genet, Sartre vient
d'écrire enfin le livre qui l'exprime. Ses défauts n'ont jamais
été plus marqués: jamais il n'ânonna sa pensée plus longue-
ment, jamais il ne se voulut plus formé à ces ravissements
discrets, que ménage la chance, qui traversent la vie et l'éclai-
rent furtivement : le parti pris de peindre l'horreur avec
complaisance accuse cette humeur 3. Le ressassement est,
en partie, l'effet d'une démarche qui éloigne des voies tracées.
J'imagine d'autre part injustifiée la raideur inhibant les
moments de bonheur naïfs, mais celui que limite la naïveté
est à l'opposé de l'éveil. En ce sens, bien que je m'étonne par-
fois, même en riant, je ne me refuse pas à la contagion d'exi..
gences amères, détachant l'esprit de la tentation du repos.
Finalement, je n'admire rien plus, dans les développements
de Saint Genet, qu'une rage de « nullité », de négation des
valeurs les plus attirantes, à laquelle la peinture sans cesse
renouvelée de l'abjection confère une sorte d'achèvement.
Même de la part de Jean Genet, parlant du plaisir qu'il y
le récit de ces souillures a de quoi confondre, mais de
la d'un philosophe ?... Il s'agit, me semble-taU, - et
du moins estoce en partie vrai - de tourner le dos au possible
de s'ouvrir l'impossible sans plaisir.
seulement dans cette interminable étude
plus riches de ce mais encore le chef..
qui n'a rien si sortant, rien qui
Genet 127

échappe avec tant de force à l'ensablement ordinaire de la


pensée. Les livres monstrueux de Jean Genet furent un point
de départ favorable : ils lui permirent d'utiliser pleinement
une valeur de choc et une turbulence dont l'issue lui est
mesurée. A travers l'objet de son étude, il a su mettre en jeu
le plus brûlant. Cela devait être dit, car Saint Genet est loin
de se présenter comme l'œuvre importante d'un philosophe.
Sartre en a parlé de telle façon que nous serions en droit de
nous tromper. Genet, nous dit-il *, ({ a permis de publier ses
œuvres complètes au grand jour avec une préface biographi-
que et critique comme on a fait pour Pascal et Voltaire dans
la collection des Grands Écrivains Français »••• Je passe sur
l'intention que Sartre eut de placer sur le pavois un écrivain
qui pour être singulier, doué sans doute, humainement
angoissant, est loin d'être à tous les yeux 1 l'égal des plus
grands:.1 : Genet est peut-être la victime d'un engouement;
dépouillé du halo dont l'entoure un snobisme littéraire,
Genet seul est plus digne d'intérêt. Je n'insisterai pas. Il
serait de toute façon injustifié 3 de voir, dans la volumineuse
étude de Sartre, une simple préface. A supposer qu'il n'ait
pas répondu à une plus lointaine intention, ce travail littéraire
n'en est pas moins rinvestigation la plus libre, la plus aventu-
reuse;1 qu'un philosophe ait vouée au problème du Mal.

LA CONSÉCRATION SANS RÉSERVE AU MAL

Cela tient tout d'abord (mais ne tient pas seulement)


à l'expérience de Jean Genet, qui en est la base. Jean Genet
s'est proposé la recherche du Mal comme d'autres celle du
Bien. C'est là une expérience dont l'absurdité est sensible à
première vue. Sartre l'a bien marqué; nous cherchons le Mal
dans la mesure où nous le prenons pour le Bien. Fatalement,
une telle recherche est déçue ou tourne en farce. Mais pour
être vouée à l'échec, elle n'en a pas moins d'intérêt.
C'est tout d'abord la forme de la révolte chez celui
société a exclu. Abandonné par sa mère, élevé
tance Publique, Jean Genet eut d'autant moins

J.oP. S:utre, Saint Genet, comidim et marw, p. saS.


128 La lt"ttérature et le mal

de s'intégrer à la communauté morale qu'il avait le don de


l'intelligence 1. Il vola et la prison, en premier lieu la maison
de correction, devint son lot. Mais les exclus d'une société
justicière, s'ils n'ont pas « les moyens de renverser l'ordre
existant. .. , n'en conçoivent point d'autres» et ils n'admirent
rien tant que « les valeurs, la culture et les mœurs des castes
privilégiées... : simplement, au lieu de porter leur marque
d'infamie dans la honte, ils g'en parent avec orgueil JI. « Sale
nègre, dit un poète noir. Eh bien! oui, je suis un sale nègre et
j'aime mieux ma négritude que la blancheur de votre peau •. »
Sartre voit dans cette réaction première le « stade éthique
de la révolte·· » : elle se borne à la « dignité li. Mais la
dignité dont il s'agit est à l'opposé de la dignité commune, la
dignité de Jean Genet est la « revendication du Mal JI. Il ne
pourrait donc dire, avec la coléreuse simplicité de Sartre,
« notre abjecte société Pour lui, la société n'est pas abjecte.
On peut la qualifier de cette manière si l'on fait passer un
mépris justifiable avant le souci de la précision; de l'homme
le plus soigné, je puis toujours me dire: « c'est un sac plein
d'excréments li, et, si elle n'était impuissante, la société rejet-
terait ce qui est abject à ses yeux. Pour Genet, ce n'est pas
la société qui est abjecte, c'est lui-même: il définirait juste-
ment l'abjection par ce qu'zï est, par ce qu'il est passivement
- sinon fièrement:/l. D'ailleurs, l'abjection dont la société est
chargée est peu de chose, étant le fait d'hommes, superficiel-
lement corrompus, dont toujours les actions ont un « contenu
positif li. Si ces hommes avaient su parvenir aux mêmes fins
par les moyens honnêtes, ils les auraient préférés: Genet veut
l'abjection, même si elle n'apporte que la souffrance, il la
veut pour elleomême, au-delà des commodités qu'il y trouve,
il la veut pour une propension vertigineuse à l'abjection, dans
laquelle il ne se perd pas moins entièrement que le mystique
en Dieu dans son extase.

Saint Genet, comédien 8t martyr, p.


Genet 129

LA SOUVERAINETÉ ET LA SAINTETÉ DU MAL

Le rapprochement peut être inattendu, mais il s'impose si


bien que Sartre, citant une phrase de Jean Genet, s'écrie * :
«Ne dirait-on pas les plaintes d'un mystique dans les moments
de sécheresse? » Cela répond à l'aspiration fondamentale de
Genet à la sainteté, mot dont il dit, mêlant à celui du sacré
le goût du scandale, qu'il est « le plus beau de la langue fran ..
çaise ». Cela éclaire le titre que Sartre donne à son livre:
« Saint» Genet. Le parti pris du Mal suprême se lia en effet
à celui du Bien suprême, l'un et l'autre liés par la rigueur à
laquelle l'autre prétend. Mais nous ne pouvons nous tromper
à l'énoncé de cette rigueur; jamais la dignité ou la sainteté
de Jean Genet n'eurent d'autre sens: l'abjection en est la
seule voie 1. Cette sainteté est celle d'un pitre, fardé comme
une femme, ravi d'être un objet de dérision. Genet s'est repré-
senté misérable, portant perruque et se prostituant, entouré
de comparses qui lui ressemblent et paré d'un tortil de baronne
en perles fausses. Le tortil venant à tomber, les perles à se
répandre, il sort de sa bouche un dentier, le met sur la tête et
s'écrie, les lèvres rentrées: « Eh bien, Mesdames! Je serai
reine quand même **!» C'est que la prétention à une horrible
sainteté se lie au goût d'une souveraineté dérisoire. Cette volonté
exaspérée du Mal se démontre en révélant la profonde signi..
fication du sacré, qui jamais n'est plus grande que dans le
renversement 1. Il y a un vertige et une ascèse dans cette
horreur que Genet lui-même a tenté d'exprimer: « Culafroy
et Divine, aux goûts délicats, seront toujours contraints
d'aimer ce qu'ils abhorrent et cela constitue un peu de leur
sainteté, car c'est du renoncement· ••. » Le souci de la souve..
raineté, d'être souverain, d'aimer ce qui est souverain, de le
toucher et de s'en imprégner envoûte Genet.
Cette souveraineté élémentaire a des aspects variés et
trompeurs. Sartre en donne un côté grandiose, allant
l'opposé de la pudeur de Genet, qui, n'étant que l'envers de la

Sartre, Saint Genet, comldien et marlj'r, p.


Notre-Dame-dts-Fl,urs. Œuvres complètes, t. Sartre analyse
longuement cette manière de couronnement.
• $III Ibid., p. 79.
130 La littérature et le mal

pudeur, est cependant la pudeur même 1. « L'expérience du


Mal, dit Sartre, est un cogito princier qui découvre à la cons-
cience sa singularité en face de l'Être. Je veux être un monstre,
un ouragan, tout ce qui est humain m'est étranger, je trans-
gresse toutes les lois qu'ont établies les hommes, je foule aux
pieds toutes les valeurs, rien de ce qui est ne peut me définir
ou me limiter; cependant j'existe, je serai le souffle glacé qui
anéantira toute vie"'. » Cela sonne creux? Sans doute!
mais ne peut être séparé de la saveur plus forte, et plus sale,
que lui donne Genet 2 : « J'avais seize ans ... dans mon cœur,
je ne conservais aucune place où pût se loger le sentiment de
mon innocence. Je me reconnais le lâche, le traître, le voleur,
le pédé qu'on voyait en moi... Et j'avais la stupeur de me
savoir composé d'immondices. Je devins abject :11*. »Sartre
bien vu et bien compris ce caractère royal inhérent à la per-
sonne deJean Genet. Si, dit-il, « il compare si souvent la prison
à un palais, c'est qu'il se voit monarque pensif et redouté,
séparé de ses sujets, comme tant de souverains archaïques,
par des murailles infranchissables, par des tabous, par l'ambi-
valence du sacré ••• li. L'imprécision, la négligence et'l'ironie
de ce rapprochement répondent à l'indifférence de Sartre 3
à l'égard du problème de la souveraineté ****. Mais Genet,
qui se lie à la négation de toute valeur, n'en est pas moins
dans l'envoûtement de la valeur suprême, de ce qui est saint,
souverain et divin. Au sens simple du mot, il n'est peut-être
pas sincère - sincère, il ne l'est jamais, jamais il ne parvient
à l'être - mais il est obsédé s'il dit le panier à salade habillé
d'un ({ charme de malheur hautain », de « malheur royal »,
s'il y voit « un wagon chargé de grandeur, fuyant lentement,
lorsqu'il transportait, entre les rangs d'un peuple courbé
de respect Il. La fatalité de l'ironie - mais cette ironie,
Genet l'a subie plus qu'il ne l'a voulue - ne saurait empêcher
S. G., p. 221.
!Ii. Cité par SARTRE, S. G., p. 79.
!Ii" S. G., p. 343.
"'!Ii !Ii " La souveraineté l'irrite moins ~ue la sainteté dont il He l'odeur
à celle des excréments. Il en voit l'ambivalence, mais il l'englobe dans
le dégoût que lui inspirent, (( quoi qu'on en dise », les matières fécales.
Il parle même de la souveraineté en termes incontestables. f.I Si le crimi.
nel, dit-il (p. 223), a la tête solide, il voudra jusqu'au bout demeurer
méchant. Cela veut dire qu'il bâtira un système pour justifier la violence:
seulement du coup celle-ci perdra sa souveraineté. Il Mais il n'est plU
préoccupé par le problème de la souveraineté (que chacun, pour son
compte, doit atteindre), posé généralement pour tout homme.
*!Ii*** Miracle de la rose, O. C., II, p. 190"191.
Genet

de voir le lien tragique de la punition à la souveraineté :


Genet ne peut être souverain que dans le Mal, la souveraineté
elle-même est peut-être le Mal, et le Mal n'est jamais plus
sûrement le Mal que puni. Mais le vol a peu de prestige à
côté du meurtre, la prison, près de l'échafaud. La véritable
royauté du crime est celle de l'assassin exécuté 1, L'imagina-
tion de Genet s'efforce de la magnifier d'une façon qui
pourrait sembler arbitraire, mais si, dans la prison, il brave
la punition du cachot et s'écrie: I( je vis à cheval ... , j'entre
dans la vie des autres comme un grand d'Espagne dans la
cathédrale de Séville * li, sa bravade serait-elle fragile
et chargée de sens 1. Sa tristesse si la mort est en jeu de tous
côtés, si le criminel l'a donnée et attend de la recevoir, prête
à la souveraineté qu'il imagine une plénitude; c'est encore
une duperie sans doute, mais au-delà d'un donné sans charme
et sans bonheur, le monde de l'homme n'est-il pas tout entier
l'effet d'une imagination, d'une fiction? Effet bien souvent
merveilleux, plus souvent angoissant. Socialement, la magni-
ficence d'Harcamone dans sa cellule, plus subtile, impose
moins que celle de Louis XVI à Versailles, mais elle est
fondée de la même façon. Le clinquant verbal, dont Genet se
passe rarement, est voilé malgré tout de gravité s'il évoque
Harcamonc, dans l'ombre du cachot, ( pareil à un Datai-
Lama invisible ))... Qui éviterait le malaise apporté
par cette petite phrase, allégorie de la mise à mort du meur-
trier 3 : t( On le pavoisait de noir plus qu'une capitale dont le
roi vient d'être assassiné •••. li

Non moins que celle de la sainteté, cette obsession de la


dignité royale est un leitmotiv de l'œuvre de Genet. Je
multiplierai les exemples. D'un 1( colon}) de la maison de cor-
rection de Mettray, Genet écrit : « Il disait un seul mot qui
le dépouillait de son état de colon, mais le vêtait d'oripeaux

'" Miracle de la rose, p. 212 •


•• Voilé de gravité ... mais toujours clinquant '. Voici l'ensemble
de la phrase : !( C'est au fond de cette cellule, où je l'imagine pareil au
Dalai-Lama invisible, puissant et présent, qu'il émettait sur toute la
Centrale ces ordres de tristesse et de joie mêlées. C'était un acteur qui
soutenait sur ses épaules le fardeau d'un tel chefod'œuvre qu'on entendait
des craquements. Des fibres se déchiraient. Mon extase était parcourue
d'un léger tremblement, d'une sorte de fréquence ondulatoire qui était
m~~~aint~ et mon admiration alternées et Simultanées. Il (Ibid., p. IU7.)
Ibid., p. 390.
132 La Uttérature et le mal

magnifiques. C'était un roi III. YI Il parIe ailleurs ** el des


gars qui sifflent en vache et sur la tête de qui, en auréole,
on pourrait voir une couronne royale )). De Mignon les Petits-
Pieds, qui vend ses amis, il écrit *** : « Les gens qu'il croise ...
sans le connaître... accordent une sorte de souveraineté
discontinue et momentanée à cet inconnu, de qui tous ces
fragments de souveraineté feront tout de même qu'à la fin
de ses jours il aura parcouru la vie en souverain. » Stilitano,
auquel, un jour où un pou s'engageait sur son col, un autre
disait: « j'en vois un beau qui t'escalade », est roi, lui aussi,
c'est un « monarque faubourien **** )J. Entre tous, Métayer,
colon de Mettray, « était royal à cause de l'idée souveraine
qu'il se faisait de sa personne'" '" ** '" ». Agé de dix-huit ans, laid,
couvert d'abcès rouges, Métayer disait « aux plus attentifs,
et surtout à moi, qu'il était le descendant des rois de
France ... ». « Personne, ajoute Genet, n'a étudié l'idée royale
chez les enfants. Je dois dire pourtant qu'il n'est pas un gosse
ayant eu sous les yeux l'Histoire de France de Lavisse ou de
Bayet, ou n'importe quelle autre, qui ne se soit cru dauphin
ou quelconque prince de sang. La légende de Louis XVII
évadé d'une prison donna surtout prétexte à ses rêveries.
Métayer avait dû passer par là. » Mais l'histoire de Métayer
aurait peu de chose à voir avec la royauté des criminels, s'il
n'avait été accusé, peut-être à tort, d'avoir vendu la mèche
d'une évasion. « Vraie ou fausse, dit Genet, une accusation
de ce genre était terrible. On punissait cruellement sur des
soupçons. On exécutait. Le prince royal fut exécuté. Trente
gosses plus acharnés sur lui que les Tricoteuses sur son ancêtre
l'entouraient en hurlant. Dans un de ces trous de silence
comme il s'en forme souvent dans les tornades, nous l'enten-
dîmes murmurer: - On fit aussi cela au Christ. Il ne pleura
pas, mais il fut sur ce trône revêtu d'une si soudaine majesté
qu'il s'entendit peutoêtre dire par Dieu lui-même: " Tu seras
roi, mais la couronne qui te serrera la tête sera de fer rougi. "
le vis l'aimai. »La passion, affectée mais vraie, de
unit dans la même lumière, et le même mensonge,
cette royauté de comédie (ou de tragédie) à celle de la reine
Miracle de la rose, p. 329.
::/'1ot:e-Dame-des-Fleurs, O. C., p. 143.
IbId., p. 14.1.
**** Journal du voleur, p. 378•
••• *'" Miracle de la rose, O. C., II, p. 349-35°.
!li.*'II.'" Souligné par Genet.
Gene; 133
Divine, qu'un dentier couronna. Il n'est pas jusqu'à la police
que le mysticisme 1 dévoyé de Genet ne pare de cette dignité
sinistre et souveraine : la police l, t< organisation démoniaque,
aussi écœurante que les rites funèbres, les ornements funé-
raires, aussi prestigieuse que la gloire royale ».

LE GLISSEMENT A LA TRAHISON ET AU MAL SORDIDE

La clé de ces attitudes archaïques (archaïques, elles le sont,


mais dans la mesure où le passé, mort en apparence, est plus
vivant que l'apparence actuelle) nous la trouvons dans cette
partie, la plus déjetée, du Journal du voleur, où l'auteur a parlé
d'une liaison amoureuse qu'il eut avec un inspecteur de police.
(tl Un jour, dit-il il me demanda de lui" donner" des
copains. En acceptant de le faire, je savais rendre plus profond
mon amour pour lui, mais il ne vous appartiendra pas d'en
savoir davantage à ce propos. » Sur ce point, Sartre n'a pas
voulu laisser de doute: Genet aime la trahison, il voit dans
la trahison le meilleur et le pire de lui-même.) Une conversa-
tion de Genet avec Bernardini, son amant, éclaire le fond du
problème. « Bernard, dit-il, connaissait ma vie, qu'il ne me
reprocha jamais. Une fois pourtant, il essaya de se justifier
d'être flic, il me parla de morale. Du seul point de vue de
l'esthétique considérant un acte, je ne pouvais l'entendre. La
bonne volonté des moralistes se brise contre ce qu'ils appellent
ma mauvaise foi (à l'instant, Genet fait peut-être allusion à
des conversations qu'il eut avec Sartre, son ami). S'ils peu-
vent me prouver qu'un acte est détestable par le mal qu'il fait,
moi seul puis décider, par le chant qu'il soulève en moi, de sa
beauté, de son élégance; moi seul peux le refuser ou l'accepter.
On ne me ramènera plus dans la voie droite. Tout au plus
pourrait-on entreprendre ma rééducation artistique, au
risque toutefois, pour l'éducateur, de se laisser convaincre
et gagner à ma cause, si la beauté est prouvée par, de deuy
personnali tés, la souveraine »
Genet n'hésite pas sur l'autorité li devant laquelle s'incliner.
JOUf1U11 du voleur, p. 200-20L
"'''' ibid., p. 2°7-208.
"''''. Souhgné par moi
134 La littérature et le ma,

Il se sait lui-même souverain. Cette souveraineté dont il


jouit ne pourrait être cherchée (elle ne peut résulter de l'effort),
eHe est, comme la grâce, révélée. Genet la reconnait au chant
qu'elle soulève. La beauté qui soulève un chant est l'infrac-
tion à la loi, c'est l'infraction à l'interdit, qui est aussi l'essence
de la souveraineté 2. La souveraineté est le pouvoir de s'élever,
dans l'indifférence à la mort, au-dessus des lois qui assurent
le maintien de la vie. Elle ne diffère de la sainteté qu'en appa-
rence, le saint étant celui qu'attire la mort, tandis que le roi
l'attire au-dessus de lui. Jamais d'ailleurs nous ne devons
oublier que le sens du mot « saint» est ( sacré », et que sacré
désigne l'interdit, ce qui est violent, ce qui est dangereux,
et dont le contact seul annonce l'anéantissement : c'est le
Mal i. Genet n'ignore pas qu'il a de la sainteté une représen-
tation inversée 3, mais il la sait plus vraie que l'autre : ce
domaine est celui où les contraires s'abîment et se conjuguent.
Ces abîmes, ces conjugaisons, nous en donnent seuls la vérité.
La sainteté de Genet est la plus profonde, qui introduit le
Mal, le « sacré », l'interdit sur la terre. Une exigence souve-
raine en lui le laisse à la merci de tout ce qui révèle une force
divine au-dessus des lois. En quelque sorte en état de grâce,
il entre ainsi dans les chemins malaisés où le conduisent son
Il coeur et la sainteté Il. Il Les voies de la sainteté, dit-il, sont

étroites, c'est-à-dire qu'il est impossible de les éviter et, lors o

que, par malheur, on y est engagé, de s'y retourner et de


revenir en arrière. On est saint par la force des choses qui est
la force de Dieu !))La « morale » de Genet tient au senti-
ment de fulguration, de contact sacré, que lui donne le Mal.
Il vit dans l'envoûtement, dans la fascination de la ruine qui
en résulte; rien ne compenserait à ses yeux cette souveraineté,
ou cette sainteté, rayonnant de lui-même ou des autres. Le
principe de la morale classique se lie à la durée de l'être.
Celui de la souveraineté (ou de la sainteté) à l'être dont la
beauté est faite d'indifférence à la durée, même d'attrait
la mort.
n'est pas facile de trouver en défaut cette position para=
doxale.
Il aime la mort, il aime la punition et la ruine ... Il aime ces
voyous souverains auxquels il se donne en jouissant de leur
lâcheté. « Le visage d'Armand était faux, sournois, méchant,

Miracle de la rose, O. C., II, p. 376.


Genet 135

fourbe, brutal... C'était une brute... Il riait peu et c'était


sans franchise... En lui-même, dans ses organes que j'ima-
ginais élémentaires mais de tissus solides et de teintes dia-
prées très belles, dans des tripes chaudes et généreuses, je
crois qu'il élaborait sa volonté d'imposer, d'appliquer, de les
rendre visibles, l'hypocrisie, la sottise, la méchanceté, la
cruauté, la servilité et d'en obtenir sur sa personne tout
entière la plus obscène réussite. » Cette figure détestable a
peut-être fasciné Genet plus qu'aucune autre. « Armand peu
à peu devenait, dit-il, la Toute-Puissance en matière de
morale *. » Robert dit à Genet, qui se prostituait à des vieil-
lards et les volait: « T'appelles ça du boulot? .. Tu t'attaques
aux vieux qui tiennent encore debout grâce à leurs faux cols
et à leurs cannes. » Mais la réplique d'Armand devait ame-
ner« en morale une des révolutions les plus hardies ». ({ Qu'est-
ce que tu crois? dit Armand. Quand c'est utile, moi, tu
m'entends, c'est pas aux vieux que je m'attaque, c'est aux
vieilles. C'est pas aux hommes, c'est aux femmes. Et je
choisis les plus faibles. Ce qui me faut c'est le fric. Le beau
boulot, c'est de réussir. Quand t'auras compris que ce n'est
pas dans la chevalerie qu'on travaille, t'auras compris beau-
coup **. ) Ayant l'appui d'Armand, « le code de l'honneur
particulier aux voyous ... parut risible» à Jean Genet. Un
jour, cette « volonté dégagée de la morale par la réflexion et
l'attitude d'Armand », il rappliquera dans sa façon de« consi-
dérer la police)) : il s'enfoncera dans la sainteté et la souve-
raineté, il n'y aura plus d'abjection, jusqu'à la trahison, qui
ne lui donne, dans un émoi vertigineux, une majesté angois-
sante 1.
n ya ainsi malentendu : à sa façon, Armand est bien sou-
verain; il démontre par la beauté la valeur de son attitude.
Mais la beauté d'Armand réside dans le mépris de la beauté,
dans la préférence pour l'utile, sa souveraineté est une ser-
vilité profonde: une rigoureuse soumission à l'intérêt. Cela va
tout d'abord à l'encontre de la divinité moins paradoxale
d'Harcamone, dont, en aucune mesure, les crimes n'ont
l'intérêt pour mobile (le second même, le meurtre d'un gar~
dien dans la prison, n'a de sens apparent que le vertige
du châtiment). Mais l'attitude d'Armand a une vertu que
n'ont pas les meurtres d'Harcamone, elle est impardonnable 2,
Journal du voleur, p. 199.
•• Ibid., p. Ig8.
136 La littérature et le mal

rien n'en rachète l'ignominie. Armand lui-même refuserait


la moindre valeur à ses actes en dehors du motifle plus bas.
de l'argent: c'est pour cela que Genet confère à sa personne
la valeur incomparable et la souveraineté authentique. Cela
suppose deux personnages - au moins deux points de vue
opposés. Genet exige le Mal approfondi, radicalement oppoSé
au Bien, ce Mal parfait qui est la beauté parfaite: Harca
mone est appelé à le décevoir relativement 1; Armand est à
la fin plus étranger aux sentiments humains, il est plus sor~
dide et plus beau. Armand n'est qu'un calculateur exact,
il n'est pas un lâche, mais il a recours à la lâcheté parce qu'elle
paye. La lâcheté d'Armand serait-elle une esthétique qui se
dissimule, aurait-il pour la lâcheté une préférence désinté a

ressée? Il serait alors en faute devant lui-même. Genet seul,


qui le contemple, peut envisager sa lâcheté du point de vue
de son esthétique. Genet s'extasie devant lui comme devant
une œuvre d'art admirable: il cesserait néanmoins d'admirer
dès qu'il apercevrait en lui la conscience d'être une œuvre
d'art. Armand a gagné l'admiration de Genet pour avoh
écarté de lui toute possibilité d'admiration: même Genet
perdrait la face devant lui s'il avouait son esthétisme.

L'IMPASSE D'UNE TRANSGRESSION ILLIMITÉE

Sartre a mis en lumière le l'ail que, recherchant obstinémen,


le Mal, Genet s'est enfermé dans une impasse. Dans cette impasse 2 ,
il semble qu'il ait trouvé, en l'espèce de la fascination d'Armand,
la position la moins tenable, mais il est clair de toute façon qu'il
voulait l'impossible. U ne misère certaine résulta, pour Genet,
de la souveraineté majeure, qu'apparemment le moins souverain
de ses amants eut à ses yeux; ce que Sartre a justement
représenté : ({ Le méchant doit vouloir le Mal pour le Mal, et ...
c'est dans son horreur du Mal qu'il doit découvrir l'attirance du
Péché» (telle est la notion du Mal radical que, selon Sartre, ont
fabriqué les « honnêtes ~ens »). Mais si le Méchant ( n'a point
horreur du Mal, s'HIe falt par passion, alors ... le Mal devient un
Bien. Par le fait, celui qui aime le sang et le viol, comme le bou-
cher de Hanovre, celui-là est un fou criminel, mais ce n'est pas
un vrai méchant». Je doute personnellement que le sang eût
eu pour le boucher la même saveur s'il n'avait pas été celui du

S. G., p. 148.
Genèt 13'1
crime, qu'interdit la loi première, opposant l'humanité qui observe
des lois, à l'animal qui ignore toute loi. J'admets que, pour Genet,
ses forfaits se soient librement affirmés fi contre ,sa sensibilité J,
p'our la seule attirance du Péché. Sur ce point, et sur d'autres,
Il n'est pas facile de trancher, mais Sartre le fait. Genet a ressenti
ce vertige de l'interdit, familier et élémentaire, fermé à vrai dire
à la pensée moderne: c'est pourquoi il dut El puiser ses raisons de
(mal faire) dans l'horreur que la (mauvaise action) lui (inspirait)
et dans son amour original du Bien li. Ceci n'a pas l'absurdité que
Sartre lui prête : il n'est pas nécessaire d'en rester à cette repré-
sentation abstraite1.je puis partir d'une réalité commune, l'interdit
de la nudité, qui ordonne aujourd'hui la vie sociale. Même si
l'un de nous n'est pas attentif à cette décence, qui pour la plupart
a le sens du Bien, la mise à nu d'une partenaire excite en lui
l'impulsion sexuelle: dès lors le Bien qu'est la décence est la raison
qu'il a de faire le Mal : une première violation de la règle
l'incite par un effet de contagion à violer la règle davantage.
Cet interdit auquel nous obéissons - du moins passivement
- n'oppose qu'un léger obstacle à une volonté de Mal mineur
qu'est éventuellement la mise à nu d'un autre ou d'une autre:
dès lors le Bien qu'est la décence est justement (ce que l'auteur
de L' Ittre et le Néant juge absurde) la raison même que nous avons
de faire le Mal. Cet exemple ne peut être donné pour une excep-
tion et même, à l'encontre, il me semble qu'en général, la ques-
tion du Bien et du Mal se débat sur ce thème fondamental, pour
reprel}dre un nom que Sade lui donna, celui de l'irrégularité. Sade
a bien vu que l'irrégularité était la base de l'excitation sexuelle.
La loi (la règle) est bonne, elle est le Bien lui-même (le Bien, le
moyen pal' lequel l'être assure sa durée), mais une valeur, le Mal,
découle de la possibilité d'enfreindre la règle. L'infraction effraie
- comme la mort; elle attire néanmoins, comme si l'être ne
tenait à la durée que par faiblesse, comme si l'exubérance appelait
au c6ntraire un mépris de la mort exigé dès que la règle est rom-
pue. Ces principes sont liés à la vie humaine, ils sont à la base
du Mal, à la base de l'héroïsme ou de la sainteté. Mais la pensée
de Sartre en est la méconnaissance *. Pour une autre raison, ces
principes tombent devant la démesure de Genet. Ils supposent
en effet une mesure (une hypocrisie) que Genet refuse Il. L'attrait
de l'irrégularité maintient celui de la règle. Mais dans la mesure
où Armand le séduisit, Genet se priva de l'un et de l'autre :
l'intérêt seul l'esta. L'argumentation de Sartre retrouve un sens
devant cette avidité de forfait. La volonté de Genet n'est plus
la volonté furtive du premier venu (du premier « pécheur» venu)
qu'une irrégularité minime apaise: elle exige une négation géné-
ralisée des interdits, une recherche du Mal poursuivie sans limio
tation, jusqu'au moment où, toutes barrières brisées, nous parve-
nons à l'entière déchéance. Genet est dès lors dans l'inextricable

Je me rappelle une discussion à la suite d'une conférence au coun


de laquelle Sartre me reprocha ironiquement de me servir du mot
«péché : je-n'étais pas croyant, et, à ses yeux, son usage de ma part
était inintelligible li.
138 La litUmtuTe et le mal

difficulté que Sartre a bien vue : tout motif d'agir lui manque.
L'attrait du péché est le sens de sa frénésie, mais s'il nie la légi-
timité de l'interdit, si le péché lui fait défaut? S'il fait défaut,
1( le Méchant trahit le Mal li et Il le Mal trahit le Méchant l , un

désir de néant qui ne voulut pas recevoir de limite est réduit


à la vaine agitation. Ce qui est vil est glorifié, mais le parti pris
du Mal est devenu vain : ce qui se voulut Mal n'est plus qu'une
sorte de Bien, et puisque son attrait tenait à son pouvoir d'anéan-
tir, ce n'est plus rien dans l'anéantissement achevé. La méchan-
ceté voulait « transformer le plus d'être possible en Néant. Mais
comme son acte est réalisation, il se trouve en même temps que le
Néant se métamorphose en ~tre et que la souveraineté du méchant
se tourne en esclavage III Il. En d'autres mots, le Mal est devenu
un devoir, ce qu'est le Bien. Un affaiblissement illimité commence 1 ;
il ira du crime désintéressé au calcul le plus bas, au cynisme
ouvert de la trahison. Nul interdit ne lui donne plus le sentiment
de l'interdit et, dans l'insensibilité des nerfs qui le gagne, il achève
de sombrer. Rien ne lui resterait s'il ne mentait, si un artifice
littéraire ne lui permettait de faire valoir à d'autres yeux ce
dont il a reconnu le mensonge. Dans l'horreur de n'être plus dupe.
il glisse à ce dernier recours, duper autrui, afin de pouvoir, s'il
se peut, se duper lui-même un instant :II

LA COMMUNICATION IMPOSSIBLE

Sartre a marqué lui-même une étrange difficulté à la base


de l'œuvre de Genet. Genet, qui écrit, n'a ni le pouvoir ni
l'intention de communiquer avec ses lecteurs. L'élaboration
de son œuvre a le sens d'une négation de ceux qui la lisent.
Sartre l'a vu sans en tirer la conclusion : que dans ces condi-
tions, cette œuvre n'était pas tout à fait une œuvre, mais un
ersatz, à mi-chemin de cette communication majeure à laquelle
prétend la littérature. La littérature est communication.
Elle part d'un auteur souverain, par-delà les servitudes d'un
lecteur isolé, elle s'adresse à l'humanité souveraine. S'il en est
l'auteur se nie lui-même, il nie sa particularité au
de l'œuvre, il nie en même temps la particularité des
..... '"'~"-'I....., au profit de la lecture. La création littéraire - qui
est telle dans la mesure où elle participe de la poésie - est
cette opération souveraine, qui laisse subsister, comme un instant
solidifié - ou comme une suite d'instants -la communicatwn,

S. G., p. 221.
139

détachée, en l'espèce de l'œuvre, mais en même temps de la


lecture 1. Sartre le sait (qui semble, je ne sais pourquoi, asso-
cier au seul Mallarmé, qui l'exprima clairement, l'universel
primat de la communication sur les êtres qui communi-
quent!ll) : Il Chez Mallarmé, dit Sartre, lecteur et auteur
s'annulent en même temps, s'éteignent réciproquement
pour que, finalement, le Verbe seul existe *. » Je ne dirai
pas : « chez Mallarmé »; je dirai: « partout où la littérature
est manifeste 3 ». Quoi qu'il en soit, même si une absurdité
apparente résulte de l'opération, l'auteur était là pour se
supprimer dans son œuvre, et il s'adressait au lecteur, qui
lisait pour se supprimer (si nous voulons: par cette suppres-
sion de son être isolé, se rendre souverain). Sartre, assez arbi-
trairement, parle d'une forme de communication sacrale, ou
poétique, dans laquelle assistants ou lecteurs « se sentent mués
en chose •• Il. S'H4 y a communication, la personne à laquelle
s'adresse l'opération, en partie, dans "l'instant, se mue elle-
même en communication 5 (le changement n'est ni entier ni
durable, mais, à la rigueur, il a lieu, sinon, il n'y a pas de com-
munication); de toute façon, la communication est le
contraire de ta chose, qui se définit par l'isolement qu'il est
possible d'en faire. Mais en effet, il n'y a pas de communica-
tion entre Genet et ses lecteurs à travers son œuvre, et, malgré
cela, Sartre assure que cette œuvre est valable: il rapproche
l'opération à laquelle elle se ramène de la sacralisation, puis
de la création poétique. Genet se serait fait, selon Sartre,
( sacrer par le lecteur Il. « A vrai dire, ajoute-toil aussitôt,
celui-ci n'a pas conscience de ce sacre ***. » Ceci l'amène
à avancer que ( le poète ... exige d'être reconnu par un

'" S. G., p. 509, n. 2 •


•• Ibid., p. 508. Sartre à ce propos n'en donne pas moins une excellente
définition du sacré : fi. le subjectif se manifestant dans et par l'objectif,
par la destruction de l'objectivité Il ». En effet, la communication, dom
l'opération sacrale est la forme suprême, porte nécessairement sur des
choses, mais niées, mais détruites en tant que telles : les choses sacrées
sont subjectives. Sartre a le tort de glisser à des représentations dialectiques
sans système dialectique, si bien qu'il arrête à chaque instant, arbitrai-
rement, le flot dialectique qu'il a mis enjeu. Il n'en est pas moins profond,
mais il déçoit. Serait-il possible d'aborder une réalité aussi glissante que
le sacré si nous ne la liions au lent mouvement qui englobe à lafoisnotre
vie et la vie historique. Sartre a perdu dans la faculté d'improviser le
bénéfice de sa rapidité. Il éblouit, mais il ne reste de l'éblouissement qu'une
vérité qui doit être contestée, et lentement digérée. Ses aperçus sont tou-
jours significatifs, mais ils ne font jamais qu'ouvrir la voie.
••• Ibid., p. 508.
140 La littérature et le mal

public qu'il ne reconnait pas Il. Mais il n'est pas de glissement


recevable 1 : j'en arrive à dire avec fermeté que l'opération
sacrale, ou la poésie, est communication ou rien. L'œuvre
de Genet, quoi qu'on .puisse en dire qui en montre le sens
n'est immédiatement ni sacrale t ni poétique parce que
l'auteur la refuse à la communication.
L'idée de communication est difficile à saisir dans tout le
possible qu'elle désigne. Je m'efforcerai plus loin de rendre
sensible une richesse dont il est commun de n'avoir jamais
conscience, mais je veux dès l'abord insister sur le fait que
ridée de communication, qui implique la dualité, mieux la
pluralité, de ceux qui communiquent, appelle, dans les
limites d'une communication donnée, leur égalité. Non seu-
lement Genet n'a pas 3 l'intention de communiquer s'il
écrit, mais, dans la mesure où, quelle que soit son intention,
une caricature ou un ersatz de communication s'établirait,
l'auteur refuse à ses lecteurs cette similitude fondamentale
que la vigueur de son œuvre risquerait de révéler. « Son
public, écrit Sartre, s'abaisse devant lui en acceptant de
reconnaître une liberté dont il sait fort bien qu'elle ne recon-
naît pas la sienne. Il Genet lui-même se place, sinon au-dessus,
en dehors de ceux qui sont appelés à le lire. Il prévient, en
prenant les devants, le mépris possible (qui pourtant n'est
que rarement le fait de ses lecteurs) : «Je reconnais, dit-il,
aux voleurs, aux traîtres, aux assassins, aux fourbes une
beauté profonde - une beauté en creux - que je vous
refuse *. » Genet ne connaît pas de règle d'honnêteté :
il n'a pas formé le propos de se moquer de son lecteur, mais
en fait il s'en moque 4. Cela nc m'offusque pas, mais j'entre-
vois l'étendue incertaine où se défont les meilleurs mouve Q
ments de Genet 5, C'est en partie l'erreur de Sartre de le
prendre au mot, Nous ne pouvons que rarement - dans le
cas de thèmes lancinants - nous appuyer sur ce qu'il dit.
Même alors nous devons nous rappe1er l'indifférence avec
laquelle il parle au hasard, prêt à nous abuser 6, Nous arrÏQ
vons à ce lâchez tout des règles de l'honnêteté auquel dada
ne put parvenir, car l'honnêteté de dada voulait que jamais
rien ne prît un sens, que très vite une proposition, paraissant
cohérente, perdit une apparence trompeuse. Genet nous parle
une fois d'un « adolescent ... assez honnête pour se souvenir

Journal du voleur, p. 117.


Genet 141

que Mettray était un paradis • ». Nous ne pouvons dénier un


caractère pathétique à cet usage ici du mot honnête: la mai-
son de correction de Mettray était un enfer! à la dureté de
la direction s'ajoutaient les violences des « colons» entre eux.
Genet lui-même a 1'« honnêteté» de revendiquer ces bagnes
d'enfants comme le lieu 1 où il trouva le plaisir infernal qui
en fit pour son compte un paradis. Mais la maison de correc-
tion de Mettray n'était pas très différente de la centrale de
FontevrauIt (où Genet justement retrouva l' « adolescent»
de Mettray) : à bien peu près, le peuplement des deux
bagnes est le même. Or Genet, qui souvent exalta les prisons,
et ceux qui les hantent, finit par écrire •• : « Dévêtue de ses
ornements sacrés, je vois nue la prison et sa nudité est cruelle.
Les détenus ne sont que de pauvres gens aux dents rongées
par le scorbut, courbés par la maladie, crachant, crachotant,
toussant. Ils vont du dortoir à l'atelier dans d'énormes sabots
lourds et sonores, ils se traînent sur des cRaussons de drap,
percés et rigides d'une crasse que la poussière a composée
avec la sueur. Ils puent. Ils sont lâches en face de gâfes, aussi
lâches qu'eux. Ils ne sont plus que l'outrageante caricature
des beaux criminels que j'y voyais quand j'avais .vingt ans
et, de ce qu'ils sont devenus, je ne dévoilerai jamais assez les
tares, les laideurs, afin de me venger du mal qu'ils m'ont
fait, de l'ennui que m'a causé leur inégalable bêtise. » La
question ne peut être de savoir si le témoignage de Genet est
véridique, mais 2 s'il a fait œuvre littéraire, au sens où la litté-
rature est poésie, où profondément, non formellement, elle
est sacrée. Je crois devoir insister à cette fin sur l'intention
informe d'un auteur qui n'est jamais porté que par un mou=
vement incertain, du moins par un mouvement dès l'abord
dissocié, tumultueux, mais, dans le fond, indifférent 3, ne
pouvant parvenir à l'intensité de la passion, qui impose,
dans l'instant, la plénitude de l'honnêteté.
Genet lui-même ne doute pas de sa faiblesse. Faire œuvre
littéraire ne peut être, je le crois, qu'une opération souveraine :
c'est vrai dans le sens où l'œuvre demande à l'auteur Il de
dépasser en lui la personne pauvre, qui n'est pas au niveau
de ses moments souverains; l'auteur, autrement dit, doit
chercher par ct dans son œuvre ce qui, niant ses propres
limites, ses faiblesses, ne participe pas de sa servitude profonde.
Miracle de la rose, O. C., II, p. 220.
•• Ibid.) p. :loB.
142 La Wtérature et le mal

Il peut alors ruer, par une réciprocité inattaquable, ces Iee·


teurs sans la pensée desquels son œuvre n'aurait pu même exis-
ter, il peut les nier dans la mesure où il s'est lui-même nié.
Cela signifie qu'à l'idée de ces êtres indécis qu'il connaît,
alourdis de servilité 1, il peut désespérer de l'œuvre qu'il écrit,
mais toujours, au-delà d'eux-mêmes, ces êtres réels le ren-
voient à l'humanité jamais lasse d'être humaine, qui jamais
ne se subordonne jusqu'au bout, et qui toujours l'emportera
sur ces moyens! dont elle est la fin. Faire œuvre littéraire est
tourner le dos à la servilité, comme à toute diminution conce-
vable, c'est parler le langage souverain qui, venant de la part
souveraine de l'homme s'adresse à l'humanité souveraine.
Obscurément (souvent même d'une manière oblique, embar-
rassée de prétentions 3), l'amateur de littérature a le sens
de cette vérité. Genet lui-même en a le sens, qui précise * :
(! Vidée d'une œuvre littéraire me ferait hausser les épaules. »

J'est aux antipodes d'une représentation naïve de la litté-


rature " qui peut être tenue pour pédante, mais qui, malgré
son caractère inaccessible, est valable universellement, que
l'attitude de Genet se situe. Non que nous devions nous
arrêter si nous lisons: « •••j'écrivis pour gagner de l'argent )J.
Le ({ travail d'écrivain » de Genet 5 est l'un des plus dignes
d'attention. Genet même est soucieux de souveraineté.
Mais il n'a pas vu que la souveraineté veut l'élan du cœur
et la loyauté, parce qu'elle est donnée dans la communica·
tion. La vie de Genet est un échec et, sous les apparences d'une
réussite, il en est ainsi de ses œuvres. Elles ne sont pas ser-
viles, eUes dominent la plupart des écrits tenus pour ({ litté·
raires : mais elles ne sont. pas souveraines, étant dérobées
à rexigence élémentaire de la souveraineté: la loyauté de
dernier ressort sans laquelle l'édifice de la souveraineté se

geux Il, dont Sartre put dire *. :


défait. L'œuvre de Genet est l'agitation d'un homme ombra-
« si on le pousse trop loin dans
ses retranchements, il éclatera de rire, il avouera sans diffi-
culté qu'il s'est diverti à nos dépens, qu'il n'a cherché qu'à
nous scandaliser davantage: s'il s'est avisé de baptiser Sain..
teté cette perversion démoniaque et sophistiquée d'une
notion sacrée ... » etc.

du voleur, p. u5.
p.225·
Genet 143

L'ÉCHEC DE GENET

L'indifférence à la communication de Genet est à l'origine


d'un fait certain : ses récits intéressent, mais ne passionnent
pas 1. Rien de plus froid, de moins touchant, sous l'étince-
lante parade des mots, que le passage vanté où Genet rap-
porte la mort d'Harcamone *. La beauté de ce passage
est celle des bijoux 2, elle est trop riche et d'un mauvais goût
assez froid. Sa splendeur rappelle les éblouissements qu'Ara-
gon prodiguait dans les premiers temps du surréalisme :
même facilité verbale, même recours 3 aux facilités du scan-
dale.Je ne crois pas que ce genre de provocation cesse un jour
de séduire, mais l'effet de séduction est suhordonni à l'intérêt
d'un succès extérieur, à la préférence pour un faux-semblant,
plus vite sensible. Les servilités dans la recherche de ces
réussites sont les mêmes chez l'auteur et chez les lecteurs.
Chacun de leur côté, auteur et lecteur évitent le déchirement,
l'anéantissement, qu'est la communication souveraine, ils
se bornent Pun et l'autre aux prestiges 4& de la réussite.
Cet aspect n'est pas le seul. Il serait vain de vouloir réduire
Genet au parti qu'il sut tirer de ses dons brillants. A la base,
il y eut en lui un désir d'insubordination, mais ce désir,
fût-il profond, n'a pas toujours emporté le travail i de l'écri-
vain.
Le plus remarquable est que la solitude morale - et
l'ironie - où il s'enlise l'ont maintenu en dehors de cette
souveraineté perdue dont le désir 6 l'engagea aux paradoxes
dont j'ai parlé. En effet, la recherche de la souveraineté
par l'homme aliéné du fait de la civilisation '1 d'une part est
à la base de l'agitation historique (qu'il s'agisse de religion,
ou de lutte politique, entreprise, selon Marx, en raison de
r ( aliénation}) de l'homme); la souveraineté, d'autre
est l'objet qui se dérobe toujours, que personne n'a
et que personne ne saisira, pour cette raison définitivt.
que nous ne pouvons la posséder comme un objet, que nou.
sommes réduits à la chercher s. Une pesanteur aliène toujour.
dans le sens de l'utilité la souveraineté proposée (jusqu'allA

A la fin du Miracle de III ros" O. C., t. U.


144 La littératu.re et le mal

souverains célestes, que pourtant l'imagination aurait pu


libérer de toute servitude, se subordonnent à des fins utiles).
Dans La Phénoménologie de i' Esprit, Hegel, poursuivant cette
dialectique du maître (du seigneur, du souverain) et de
l'esclave (de l'homme asservi 1 au travail), qui est à l'origine
de la théorie communiste de la lutte des classes, mène l'esclave
au triomphe, mais son apparente souveraineté n'est alors
que la volonté autonome de la servitude; la souveraineté
n'a pour elle que le royaume ~ de l'échec.
Ainsi ne pouvons-nous parler de la souveraineté manquée
de Jean Genet comme si llne souveraineté réelle s'y opposait,
dont il serait possible de montrer la forme accomplie. La
souveraineté à laquelle l'homme n'ajamais cessé de prétendre,
n'a jamais été même accessible, et nous n'avons pas lieu de
penser qu'elle le deviendra. A la souveraineté dont nous
parlons, il nous est possible de tendre ... à la grâce de l'instant,
sans qu'un effort semblable à celui que nous faisons ration-
nellement pour nous survivre ait le pouvoir de nous en rap-
procher. Jamais nous ne pouvons être souverain s. Mais nous
faisons la différence entre les moments où la chance nous
porte et, divinement, nous éclaire des lueurs furtives de la
communication, et ces moments de disgrâce où la pensée de
la souveraineté nous engage à la saisir comme un bien.
L'attitude de Genet, soucieux de dignité royale, de noblesse
et de souveraineté dans le sens traditionnel est le signe d'un
calcul voué à rimpuissance. Que l'on songe à ceux, qui
jusqu'à nos jours sont légion, qui font de la généalogie leur
occupation élective. Genet a sur eux l'avantage d'une démar-
che en même temps capricieuse et pathétique. Mais il y a la
même maladresse chez l'érudit qu'imposent les titres" et chez
Genet écrivant ces lignes, qui se réfèrent au temps de ses
vagabondages d'Espagne III :
« Les carabiniers ni les agents des polices municipales ne
m'arrêtaient. Ce qu'ils voyaient passer, ce n'était plus un
homme, mais le curieux produit du malheur, auquel on ne
appliquer les lois. J'avais dépassé les bornes de l'indé..
cence. J'eusse pu, par exemple, sans qu'on s'en étonnât,
recevoir un prince du sang, grand d'Espagne, le nommer mon
cousin et lui le plus beau langage. Cela n'eût pas sur..
Genet 145

« - Recevoir un grand d'Espagne. Mais dans quel palais?


« Pour vous faire comprendre mieux à quel point j'avais
atteint une solitude me conférant la souveraineté, si j'utilise
ce procédé de rhétorique, c'est que me l'imposent une situa..
tion, une réussite qui s'expriment avec les mots chargés
d'exprimer le triomphe du siècle. Une parenté verbale tra-
duit la parenté de ma gloire avec la gloire nobiliaire. Parent
des princes et des rois je l'étais par une sorte de relation secrète,
ignorée du monde, celle qui permet à une bergère de tutoyer
un roi de France. Le palais dont je parle (car cela n'a pas
d'autre nom) c'est l'ensemble architectural des délicatesses,
de plus en plus ténues, qu'obtenait le travail de l'orgueil sur
ma solitude. »
S'ajoutant à d'autres, déjà cités, ce passage ne précise
pas seulement la préoccupation dominante d'accéder à la
part souveraine de l'humanité. Il souligne le caractère humble
et calculateur de cette préoccupation, subordonnée à cette
souveraineté dont autrefois l'apparence 1 était historiquement
tenue pour réelle. Il souligne en même temps la distance
qui sépare le prétendant que désigne sa pouillerie des réus-
sites de surface des grands et des rois 2.

CONSOMMATION IMPRODUCTIVE
ET SOCltTt FtODALE

Sartre ne méconnaît pas la faiblesse de Genet, qui est de


n'avoir pas le pouvoir de communiquer 3. Il représente Genet
condamné à se vouloir un être, un objet saisissable pour lui-
même, analogue aux choses, non à la conscience - qui est
sujet, et pour autant ne peut sans se ruiner se regarder eHe-
même comme une chose. (D'un bout à l'autre de son étude,
il ne cesse d'y insister.) Genet se lie à ses yeux à cette société
féodale dont les valeurs désuètes ne cessent pas de l'imposer.
Mais cette dernière faiblesse, loin d'amener Sartre à douter
de l'authenticité de l'écrivain, lui procure un moyen de le
défendre. ne dit pas textuellement que seule la société
féodale, la société du passé, fondée sur la propriété foncière
- et la guerre -, est coupable, mais Genet lui semble
justifié devant cette société archaïque, qui eut besoin de lui,
146 La littérature et le mal

de ses méfaits et de son malheur pour répondre à sa propen-


sion à gaspiller (pour réaliser cette fin qu'est la destruction
des biens, la consommation). Le seul tort de Genet est d'être
moralement la créature de cette société, qui n'est pas morte,
mais condamnée (qui est seulement en voie de disparition).
C'est de toute façon le tort qu'a la société vieillissante à
l'égard de la société nouvelle, qui tente politiquement de
l'emporter. Sartre développe généralement l'opposition de la
société condamnable, qui est la « société de consommation »,
et de la société louable, qu'il appelle de ses vœux, qui est la
(société de productivité », qui répond à l'effort de l'U.R.S.S. *.
Autant dire que le Mal et le Bien se lient au nuisible et à
l'utile. Bien entendu, nombre de consommations sont plus
utiles que nuisibles, mais ce ne sont pas de pures consomma-
tions, ce sont des consommations productives, qui sont à
l'opposé de cet esprit féodal de consommation par goût
de consommer que Sartre condamne 1. Sartre allègue Marc
Bloch parlant d' « une singulière compétition de gaspillage
dont fut un jour le théâtre une grande" cour" tenue en Limou-
sin. Un chevalier fait semer de piécettes d'argent un terrain
préalablement labouré, un autre, pour sa cuisine, brûle des
cierges; un troisième, " par jactance ", ordonne de brûler vif
tous ses chevaux ••• ». Devant ces faits, la réaction de Sartre
ne peut surprendre : c'est l'indignation commune qui, la
part faite à la rigueur a à la détente, a généralement pour
objet toute consommation qu'une utilité ne justifie pas. Sartre
ne comprend pas que, justement, la consommation inutile
s'oppose à la production comme le souverain au subordonné,
comme 3 la liberté à la servitude. Il condamnera sans hésiter
ce qui relève de la souveraineté, dont j'ai moi-même admis le

Sur cette opposition, voir entre autres S. G., p. 112-116 et surtout


p. 186-193. Bien que ces idées soient proches de celles que j'ai moi-même
exprimées dans La Part maudite. La Consumation (Éd. de Minuit, 1949),
elles en diffèrent essentiellement (je mettais l'accent sur la nécessité du
gaspillage, el sur le non-sens de la productivité comme fin). Je dois dire
cependant que la valeur reconnue comme étant le privilège de la société
de productivité, la société de consommation étant insoutenable 4, ne
représente pas à tel point le jugement nécessaire et définitif de Sartre
qu'il ne puisse employer, cent cinquante pages plus loin (p. 344), par
deux fois, Jes termes de « société de founnis » pour désigner évidemment
cette société de productivité n, qu'il donne plus haut comme un idéal.
La pensée de Sartre est plus fiottante qu'il ne semble parfois 0 •
•• La Soci.étéflodale. Cité darul S. G., p. 186-187.
,,"u Sartre aurait pu, dans La Part maudite, trouver d'autres ex.emples
impuhion dont j'ai. montré l'Wlivel'llalité 6.
Genet 147
caractère « fondamentalement » condamnable. Mais la
liberté 1?

LA LIB~RTt ~T LE MAL

Révéler dans la liberté le Mal est à l'opposé d'une manière


de penser conventionnelle, conformiste, et si générale, que la
contestation n'en est pas concevable 1. Sartre au premier
chef niera que la liberté doive nécessairement être le Mal.
Mais il donne à la « société de productivité » la valeur l,
avant d'en avoir reconnu la nature relative: pourtant, cette
valeur est relative à la consommation, essentiellement même
à la consommation improductive, c'est-à-dire à la destruc-
tion. Si nous cherchons la cohérence de ces représentations,
il apparaît vite que la liberté, même une fois réservés des rap-
ports possibles avec le Bien, est, comme Blake le dit de Milton,
« du côté du démon sans le savoir )J. Le côté du Bien est celui
de la soumission, de l'obéissance. La liberté est toujours une
ouverture à la révolte, et le Bien est lié au caractère fermé de
la règle. Sartre lui-même en arrive à parler du Mal en termes
de liberté : ... « rien de ce qui est, dit-il ., parlant à propos de
Genet de r "expérience du Mal", ne peut me définir ou me
limiter; cependant j'existe, je serai le souffle glacé qui anéan-
tira toute vie. Donc je suis au-dessus de l'essence: je fais ce que
je veux, je me fais ce je veux ... ». En tout cas, nul ne peut
aller - comme Sartre veut le faire apparemment - de la
liberté à la conception traditionnelle du Bien conforme à
l'utile .*.
iii S. G., p. 22 (. Les mots soulignés le sont par Sartre.
"'''' La difficulté la plus grande que Sartre ait rencontrée dans ses études
philosophiques tient à coup sûr à l'impossibilité pour lui de passer d'une
morale de la liberté à la morale commune, qui lie les individus entre eux
dans un système d'obligations. Seule une morale de la communication
- et de la loyauté - que fonde la communication, dépasse la morale
utilitaire. Mais pour Sartre, la communication n'est pas un fondement;
s'il en voit la possibilité, c'est à travers une vue première de l'opacité
des êtres les uns pour les autres (pour lui, l'être isolé est fondamental,
non la multiplicité des êtres en communication). Aussi bien nous fait-il
attendre un ouvrage sur la morale annoncé depuis la guerre. Seul l'hon o

nête et immense Saint Genet pourrait donner idée de l'état de ce travail.


Mais le Saint Genet, d'une étonnante richesse, est bien le contraire d'un
aboutissement '.
148 La littérature et le m.al

Une seule voie mène du refus de la servitude à la libre


limitation de l'humeur souveraine : cette voie que Sartre
ignore 1 est celle de la communication. C'est seulement si la
liberté, la transgression des interdits et la consommation souveraine,
sont envisagées dans la forme où elles sont données en fait
que se révèlent les bases d'une morale à la mesure de ceux
que la nécessité n'incline pas entièrement et qui ne veulent
pas renoncer à la plénitude entrevue.

LA COMMUNICATION AUTHENTIQ,UE,
L'IMPÉNÉTRABILITÉ DE TOUT 1( CE Q,UI EST »
ET LA SOUVERAINETÉ

L'intérêt de l'œuvre deJean Genet ne vient pas de sa force


poétique, mais de l'enseignement qui résulte de ses faiblesses.
(De même la valeur de l'essai de Sartre découle moins d'une
parfaite mise en lumière que d'un acharnement à chercher
là où règne l'obscurité.)
Il y a dans les écrits de Genet je ne sais quoi de frêle, de
froid, de friable, qui n'arrête pas forcément l'admiration
mais qui suspend l'accord. L'accord, Genet lui-même le refu-
serait, si par une erreur indéfendable, nous voulions le lui
apporter. Cette communication se dérobant quand le jeu
littéraire en apporte l'exigence peut laisser une sensation de
grimace, il importe peu si le sentiment d'un manque renvoie
en nous à la conscience de la fulguration qu'est la communi-
cation authentique. Dans la dépression résultant de ces
échanges insuffisants, où une cloison vitreuse est maintenue
qui nous sépare, lecteurs, de cet auteur, j'ai cette certitude:
l'humanité n'est pas faite d'êtres isolés, mais d'une communi-
cation entre eux;jamais nous ne sommes donnés, fût-ce à nous-
mêmes, sinon dans un réseau de communications avec les
autres : nous baignons dans la communication, nous sommes
réduits à cette communication incessante dont, jusque dans
le fond de la solitude, nous sentons l'absence, comme la sugges-
tion de possibilités multiples, comme l'attente d'un moment
où elle se résout en un cri que d'autres entendent. Car l'exisd
tence humaine n'est en nous, en ces points où périodiquement
elle se noue, que langage crié, que spasme cruel, que fou rire,
Genet 149

où l'accord naît d'une conscience enfin partagée • de l'impé-


nétrabilité de nous-mêmes et du monde.
La communication, au sens où je voudrais l'entendre,
n'est en effet jamais plus forte qu'au moment où la communiQ
cation au sens faible, ceIIe du langage profane (ou, comme dit
Sartre, de la prose, qui nous rend à nous-mêmes - et qui
rend le monde - apparemment pénétrables) s'avère vaine,
et comme une équivalence de la nuit. Nous parIons de diverses
façons pour convaincre et chercher l'accord •• , Nous voulons
établir d'humbles vérités qui coordonnent à celles de nos
semblables nos attitudes et notre activité. Cet incessant
effort visant à nous situer dans le monde d'une manière claire
et distincte serait apparemment impossible si nous n'étions
d'abord liés par le sentiment de la subjectivité commune, impéné-
trable pour eUe-même, à laquelle est impénétrable le monde
des objets distincts. A tout prix, nous devons saisir l'opposition
entre deux sortes de communications, mais la distinction
est difficile : elles se confondent dans la mesure où l'accent
n'est pas mis sur la communication forte l, Sartre lui-même
a laissé là-dessus une confusion : il a bien vu (il y insiste dans
La Nausée) le caractère impénétrable des objets: en aucune
mesure les objets ne communiquent avec nous. Mais il n'a
pas situé de façon précise l'opposition de l'objet et du sujet.
La subjectivité est claire à ses yeux, elle est ce qui est clair!
Il est d'une part enclin, me semble-t-il, à minimiser l'impor-
tance de cette intelligibilité des objets que nous apercevons
dans les fins que nous leur donnons, et dans leur usage à ces
fins. D'autre part, son attention ne s'est pas suffisamment
portée sur ces moments d'une subjectivité qui, toujours et immé-
diatement, nous est donnée dans la conscience des autres subjectivités,
où la subjectivité justement apparaît inintelligible, relative-
ment à l'intelligibilité des objets usuels et, plus généralement,
du monde objectiP. Cette apparence, il ne peut évidemment
l'ignorer, mais il se détourne des moments où nous en avons
également la nausée, parce que, dans l'instant où l'inintelli=
gibilité nous elle présente à son tOUf un caractère
Dont le partage est du moins possible. Je dois laisser ici de côté
l'aspect le plus profond de la communication, qui tient à la signification
paradoxale des larmes. Je ferai cependant observer que les larmes
sans doute représentent le sommet de l'émotion communicative et de la
communication, mais que la froideur de .Genet est à l'opposé de ce
moment extrême.
•• Voir S. G., p. 509.
150 La littérature et le mal

insurmontable, un caractère de scandale. Ce qui est, en


dernier lieu, pour nous, est scandale, la conscience d'être
est le scandale de la conscience, et nous ne pouvons - même
nous ne devons pas - nous en étonner 1. Mais nous ne pou-
vons pas nous payer de mots : le scandale est la même chose
que la conscience, une conscience sans scandale est une cons-
cience aliénée, une conscience, l'expérience le montre,
d'objets clairs et distincts, intelligibles ou crus tels 2. Le
passage de l'intelligible à l'inintelligible, à ce qui, n'étant
plus connaissable, soudain ne nous semble plus tolérable,
est certainement à l'origine de ce sentiment de scandale,
mais il s'agit moins d'une différence de niveau que d'une
expérience donnée dans la communication majeure des
êtres. Le scandale est le fait - instantané - qu'une conscience
est conscience d'une autre conscience, est regard d'un autre
regard (elle est de cette manière intime fulguration 3, s'éloi-
gnant de ce qui d'habitude attache la conscience à rintelli-
gibilité durable et apaisante des objets).
On voit, si l'on m'a suivi, qu'il existe une opporition fonda-
mentale entre la communication faible, base de la société pro-
fane (de la société active - au sens où l'activité se confond
avec la productivité) et la communication forte, qui 4 abandonne
les consciences se réfléchissant l'une l'autre, ou les unes les
autres li, à cet impénétrable qui est leur « en dernier lieu ».
On voit en même temps que la communication forte est
première, c'est un donné simple, apparence suprême de
l'existence, qui se révèle à nous dans la multiplicité des cons-
ciences et dans leur communicabilité 6, L'activité habituelle
des êtres - ce que nous appelons « nos occupations }) -
les sépare des moments privilégiés de la communication
forte, que fondent les émotions de la sensualité et des îetes,
fondent le drame, l'amour, la séparation et la mort.
moments ne sont pas eux-mêmes égaux entre eux :
i:lVl4" .... U\!., nous les recherchons pour euxGmêmes (alors qu'ils

n'ont sens que dans l'instant et qu'il est contradictoire


concerter le retour); nous pouvons y parvenir à l'aide
pauvres moyens. Mais il n'importe : nous ne pouvons
nous passer de la réapparition (fût-elle douloureuse, déchi·
rante 7) de l'instant où leur impénétrabilité se révèle aux
consciences qui s'unissent et se pénètrent d'une manière
illimitée. Plutôt tricher en vue de ne pas être définitivement
trop cruellement déchiré : nous maintenons avec le scan-
Genet 151

daie qu'à tout prix nous voulons soulever, auquel néanmoins


nous tentons d'échapper -- un lien indéfectible, mais le moins
douloureux que nous pouvons, en l'espèce de la religion ou
de l'art (de l'art qui hérita une partie des puissances de la
religion). La question de la communication est toujours posée
dans l'expression littéraire : celle-ci est en effet poétique
ou n'est rien (n'est que la quête d'accords particuliers, ou
l'enseignement de vérités subalternes 1 que Sartre désigne:O<
en parlant de prose).

LA SOUVERAINETÉ TRAHIE

Il n'y a nulle différence entre la communication forte


ainsi représentée et ce que j'appelle souveraineté. La commu-
nication suppose, dans l'instant, la souveraineté de ceux qui
communiquent entre eux, et réciproquement, la souve-
raineté suppose la communication; elle est, en intention,
communicable, sinon elle n'est pas souveraine. Il faut dire
en insistant que la souveraineté est toujours communication,
et que la communication, au sens fort, est toujours souveraine.
Si nous nous tenons à ce point de vue, l'expérience de Genet
est d'un intérêt exemplaire.
Pour donner le sens de cette expérience, qui n'est pas
seulement celle d'un écrivain, mais d'un homme qui trans-
gressa toutes les lois de la société - tous les interdits sur
lesquels la société se fonde - je devrai partir d'un aspect
proprement humain de la souveraineté et de la communica-
tion. En tant qu'elle diffère de l'animalité, l'humanité découle
de l'observation d'interdits, dont certains sont universels;
tels sont les principes qui s'opposent à l'inceste, au contact
du sang menstruel, à l'obscénité li, au meurtre, à la consom-
mation de la chair humaine; en premier lieu, les morts sont
l'objet de prescriptions variant suivant le temps et les lieux,
auxquelles personne ne doit contrevenir. La communication
ou la souveraineté sont données dans le cadre de vie déter-
miné par les interdits communs (auxquels s'ajoutent locale~
ment de nombreux tabous). Ces diverses limitations contre-

1)1 S. G., p. 509.


152 La littérature et le mal

viennent sans nul doute, encore qu'à divers degrés, à la


plénitude de la souveraineté. Nous ne pouvons nous étonner
si la recherche de la souveraineté se lie à l'infraction d'un ou
de plusieurs interdits. Je donnerai pour exemple le fait qu'en
Égypte le souverain était excepté de la prohibition de l'inceste.
De même, l'opération souveraine qu'est le sacrifice a un carac-
tère de crime; mettre à mort la victime est agir à l'encontre
de prescriptions valables en d'autres circonstances. Plus
généralement, dans le « temps souverain » d'une fète, des
conduites contraires aux lois du« temps profane» sont admises
ou commandées. Ainsi la voie de création d'un élément sou-
verain (ou sacré) - d'un personnage institutionnel ou d'une
victime offerte à la consumation - est-elle une négation
de l'un de ces interdits dont l'observation générale fait de
nous des êtres humains, non des animaux. Cela veut dire
que la souveraineté, dans la mesure où l'humanité s'efforce
vers elle, nous demande de nous situer« au-dessus de l'essence»
qui la constitue 1. Cela veut dire aussi que la communication
majeure ne peut se faire qu'à une condition, que nous recour-
rions au Mal, c'est-à-dire à la violation de l'interdit *.
L'exemple de Genet répond exactement à l'attitude
classique en ce qu'il chercha la souveraineté dans le Mal,
et que le Mal, en effet, lui donna ces moments vertigineux
où il semble qu'en nous, l'être est disjoint, et où, bien qu'il
survive, il échappe à l'essence qui le limitait. Mais Genet
se refuse à la communication.
C'est pour se refuser à la communication que Genet n'atteint
pas le moment souverain - où il cesserait de tout ramener
Je suis revenu à plusieurs reprises sur le thème essentiel de l'inter-
dit et de la transgression. La théorie de la transgression est due dans son
principe à Marcel Mauss, dont les essais dominent actuellement l'évolu-
tion de la sociologie. Marcel Mauss, peu porté à donner une forme défi-
nitive à sa pensée, s'est borné à l'exprimer épisodiquement dans ses
cours, Mais la théorie de la transgression a été l'objet de l'exposé magis-
tral d'un de ses élèves. Voir Roger Caillois, L'Homme et le Sacré Il.
&lition augmentée de trois appendices sur le Sexe, leJeu, la Guerre, dans
leurs rapports avec le Sacré (Gallimard, 1950). Malheureusement l'ou-
vrage de Caillois n'a pas encore l'autorité qu'il mérite, en particulier à.
l'étranger. Dans le présent livre, j'ai montré que l'opposition de la trans-
gression et de l'interdit ne dominait pas moins la société moderne que la
primitive. Il apparaîtra vite que la vie humaine, dans tous les temps
et dans toutes ses formes, alors qu'elle est fondée sur l'interdit, qui l'oppose
à la vie animale, en dehors du domaine du travail, est vouée à la trans-
gression, qui décide du passage de l'animal à l'homme. (Voir l'exposé
que j'ai donné de ce principe dans Critique, 1956, n oa II l/u2, août-
eptembre 1956, p. 752.,64 Il.)
Genet 153

à ses préoccupations d'être isolé, ou, comme dit Sartre,


d' « être» tout court; c'est dans la mesure où il s'abandonne
sans limite au Mal que la communication lui échappe. Tout
s'éclaire à ce point: ce qui enlise Genet tient l à la solitude
où il s'enferme, où ce qui subsiste des autres est toujours
vague, indifférent : c'est en un mot qu'il fait à son solitaire
profit le Mal auquel il eut recours afin d'exister souverainement.
Le Mal que la souveraineté exige est nécessairement limité :
la souveraineté elle-même le limite. Elle s'oppose à ce qui
l'asservit dans la mesure où elle est communication. Elle s'y
oppose avec ce mouvement souverain qui exprime un caractère
sacré de la morale.
J'admets que Genet voulut devenir sacré. J'admets qu'en
lui le goat du Mal dépassa le souci de l'intérêt, qu'il voulut
le Mal pour une valeur spirituelle, et qu'il mena son expé-
rience sans fléchir. Aucun motif vulgaire ne rendrait compte
de son échec, mais comme en une prison mieux fermée que
les prisons réelles un sort néfaste l'enferma en lui-même, au
fond de sa méfiance li. Jamais il ne se livra sans réticences
aux déraisonnables mouvements qui accordent les êtres
en vertu d'un grand désordre, mais les accordent à cette
condition, que ne veille pas en eux un regard louche,
rivé à la différence lJ de soi-même et des autres. Sartre a parlé
remarquablement de cette tristesse sournoise qui noue
Genet.
Une admiration littéraire, en partie surfaite, n'a pas
empêché Sartre - elle lui a même permis - d'exprimer
sur Genet des jugements dont la sévérité, tempérée par une
sympathie profonde, est souvent cinglante. Sartre insiste
sur ce point : Genet, qu'agitent les contradictions d'une
volonté vouée au pire, encore qu'il cherche « l'impossible
Nullité:fl », revendique finalement l'être pour son existence.
Il veut saisir son existence, il lui faut parvenir à l'être, il lui
faut se donner à lui-même l'être des choses... n faudrait que
cette existence ({ pût être sans avoir besoin de jouer son être:
en soi ». Genet veut se « pétrifier en substance» et s'il est vrai
que sa recherche vise, comme le dit Sartre, ce point, qu'a
défini Breton en cette formule, l'une des meilleures approches

L'expression est de Genet, cité par Sartre (S. G., p. 226). Selon moi
la recherche de l' « impossible Nullité II est la forme que prit en Genet la
recherche de la souveraineté 4,
1Ii* S. G., p. 226. Les mots soulignés le sont par Sartre.
154

de la souveraineté, « d'où la vie et la mort, le réel et l'imagi-


le passé et le futur, le communicable et l'incommuni-
cable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoire-
ment ... l'l, cela ne peut aller sans une altération fondamentale.
En effet, Sartre ajoute: cc ... le surréel, Breton espère, sinon le
cc voir ", du moins se confondre avec lui dans une indistinc-
tion où vision et être ne font qu'un... » Mais « la sainteté
de Genet l'l, c'est « le surréel de Breton saisi comme le revers
inaccessible et substantiel de l'existence ... III li, c'est la souve-
raineté con/isqule, la souveraineté morte, de celui dont le désir
solitaire de souveraineté est trahison de la souveraineté 1.

S. G., ~29"230. Un mot souligné par moi.


NOTES
La Littérature et le Mal, Gallt"mard, 1957, 231 pages (achevé
d'imjm:mer le JO Juillet). En même temps que ce recueil d'ar#cles, parais-
saient chez Jeanjacques Pauvert Le Bleu du ciel et aux Édt#ons de
Mznu,'t L'Érotisme. A cette occasion, les trois éditeurs ont publM en
co"mmun une plaquette publidtaire qui s'ouvrait sur une note biogra-
Mique sur l'auteur rédigée par Bataille lui-même (cf O.C., t. VII.
p. 459) et reprenait ensuite les frn"ère d'insérer des trois livres.
Les chapz'tres de La Littérature et le Mal ont d'abord paru sous/orme
-J'articles dans Critique. De sorte que pour l'établissement du texte nous
avons disposé de quatre états :
Ms. 1 : 'l'1Wnuscrit de l'artzCle.
Crit. : le texte de l'article paru dans Critique (ou Pré, pour le chapitre SUT
1Vlichelet quia d'abord paru comme préface à une réédz·tion de La Sorcière).
Corr.: un exemplaire de 'Cet article surchargé de corrections manus-
crites.
Ms. 2 : le manuscrit de La Littérature et le Mal.
Nous donnons ici le texte du prière d'insérer qui était z'mpn'mé au dos
du livre:
Les hommes diffèrent des animaux en ce qu'ils observent des inter·
:lits, mais les interdits sont ambigus. Ils les observent, mais il leur faut
aussi les violer. La transgression des interdits n'est pas leur
ignorance: elle demande un courage résolu. Le courage nécessaire à
la transgression est pour l'homme un accomplissement. C'est en parti.
culier l'accomplissement de la littérature, dont le mouvement privi·
légié est un défi. La littérature authentique est prométhéenne. L'écri-
vain authentique ose faire ce "lui contrevient aux lois fondamentales
de la société active. La littérature met enjeu les principes d'une régu.
larité, d'une prudence essentielles.
L'écrivain sait qu'il est coupable. II pourrait reconnaître ses torts.
Il peut revendiquer la jouissance d'une fièvre, qui est un signe
d'élection.
158 La lütérature et le mal

Le péché, la condamnation, est au sommet.


Dans les voies de huit écrivains qui sont étudiés dans ce livre, Emily
Brontë, Baudelaire, Michelet, William Blake, Sade, Proust, Kafka.
Jean Genet, nous pressentons cette aspiration dangereuse, mais
humainement décisive, à une liberté coupable.
Page 9.
L Ms. 2: le tumulte
2. Ms. 2 : le tumulte persistant de ma vie,
S. Ms. 2 : il est temps maintenant d'échapper aux vues encore trou'
bles qu'il commanda, temps de parvenir
4. Ms. 2 : le temps nous manque.. nous presse.
Page 10.
1. Ms. 2 : serait-elle
2. Dans Ms. 2, après l'indication ft blanc d'une ligne », on lit cette
phrase : Une conviction naîtra, je l'espère, d'études dont je dirai pero
sonnellement qu'elles me laissent au comble de l'éveil.
Un appel de note renvoie alors à ces remarques: Pour deux de ces
études - sur Baudelaire et sur Genet - je suis parti de livres de
Sartre, dont j'ai dû prendre le contre·pied de la pensée. Ce que j'ai vu
est ce que Sartre a voulu ne pas voir, dans son éloignement de la
poésie et d'une vérité fondamentale donnée dans la communication
des esprits.

Page 11.

EMILY 8RONTË

1. Ce te:ICte a d'abord paru dans Critique (n 0 117, février 1957) sous le


titre EMILY BRONTË ET LE MAL, à propos du livre dejacques Blondel, Emily
Brontë - Expérience spirituelle et création poétique, Presses Univer·
maires, 19.55. In-8°, 452 p. (Publicatùms de la Faculté des Lettres de
IVniversùé de Clermont·Ferrand, deuxième série, fasa.'cule J.) Il était
annoncé depuis le numéro 115 (décembre 1956).
2. Dans Crie. et Ms. 2 les mots bien et mal sont écrits, tout au long du
sans majuscules.
2 (raturé) : étrange
12.
L 2: encore que sans doute
2. Ms. 2 : affirmation fondamentale.
3. Ms. 2 .' La reproduction implique
Notes 159

4. Les mots entre parenthèses ne figurent pas dans Ms. 2.


5. L'indication qui suit ne figure pas dans Crie.

PageH.
1. Ms. 2 : l'exjJrimale plus mortellement et le plus divinement.

Page 14.
1. Ms. 2 ('raturl) : constructif.
2. Ms. 2 et Cril. : som fondamentales.
3. Dans Crie. la note se poursuit ainsi : Je veux dire ici sans attendre
le bien que je pense du livre deJacques Blondel. C'est une étude systé-
matique, très poussée, de toutes les questions posées par la vie et
l'œuvre d'Emily Brontë. C'est un travail patient, souvent profond, qui
épuise, semble-t·iI, les possibilités de l'analyse traditionnelle. Je
regrette seulement que parfois l'exposé touffu donne un sentiment
de confusion et que l'aspect systématique. tiré au cordeau. de
l'examen soit trop voyant.

Page 15.
l. Ms. 2 : riche et tendre
2. Cril. et Ms. 2 : un monde asservi.
3. Crie. et Ms. 2 : le monde rassis
4. Ms. 2 l'intensité tragique
5. Ms. 2 : 10. volonté infernale
6. Ms. 2 : sinon l'impossible, sinon la mort!

Page 16.
1. Ms. 2 : mouvements primesautiers
2. Ms. 2 : Mais s'il le combat avec rage, c'est bien qu'ilJui aplpalrailile
sous le jour du bien et de la raison.
3. Crit. et Ms. 2 : qu'il zncame une position fondamentale,
4. Ms. 2 (mturé) : diaboliquement

Page 1'J.
1. Crie. et Ms. 2 : absolument momie
2. Ms. 2 : de ce rêve abominable,
3. Cette phrase ne figure pas dans Cril.
4. Ms. 2 : ou précisément

Page 18.
1. Crit. et Ms. 2 : d'une manière fondamentale,
2. Ms. 2 : qui prétendent à la « maturité .10.
3. Ms. 2 : retrouver le royaume de l'enfance, ce qui
160 La littérature et le mal

Page 19.

1. Ms. 2 : violence; ce que l'interdit exclut est sacré, mais l'interdit


lui·même, étant sacré, peut superficiellement participer de la raison.
qui toujours exclut la violence (en pratique, la raison
2. Ms. 2 : l'horreur tragique
Page 20. ,
1. Ms. 2 : qui l'annonce avec précision.
Page 21.
1. Ms. 2 : vérité essentielle
2. Crie. et Ms. 2 : manière fondamentale,
Page 22.
1. Ms. 2 : qui le rétrécit).
Page 24.
1. Citation incomplète du texte de Breton: fi Tout porle à croire qu'il
existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imagi-
naire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut
et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. J>

Page 25.
1. Dans Cril. et Ms. 2, ces mots sont sans guillemets,
2. Cril. et Ms, 2 : le seul chemin
3. Cette note ne figure ni dans Crit. ni dans Ms, 2.

Page 27.

BAUDELAIRE

1. On a POUT ce texte quatre états antérieuTs à sa reprise en chapitre


dans La Littérature et le Mal:
Ms, 1 : Le manuscrit de l'article initial, de 79 pages, paginées par Bataille
(Boite HC, Ir 1 à 43 et Boîte 13B, ff'l 50 à 85). Le titre initial
était BAUDELAIRE OU SARTRE? 1 SARTRE INSTRUIT LE PROCÈS DE LA
POÉSIE. Partiellement raturé, il est devenu : BAUDELAIRE «MIS
NU ./ LE RÉQUiSITOIRE DE SARTRE ET L'ESSENCE DE LA POÉSIE.
Crit: L'article paru dans le numéro 8-9 de Critique (jamn:er{évrier
1948), pages J à 27. Il est intz'tulé BAUDELAIRE. MIS A NU. Il'ana·
lyse de Sartre et l'essence de la poésie. Nous verrons que la
reprise de ce texte dans La Littérature et le Mal s'accompagne de
profonds remam'ements (voir plus bas).
Notes 161

Carr. : L'article corrigt incomPlet (9 pages, Boîte 13B, 2, non paginé).


Ms. 2 : Le manuscrit définitif de La Littérature et le Mal. Ce chapitre
est partiellement dactylographié. Il s'agit vraisembklblement
d'un état intermédiaire entre Ms. 1 et Cril., sur lequel Bataille
a travaillé en supprùnant des pages et en en insérant d'autres,
manuscrües. La première page du chapitre correspond à la
page J de la dactylographie. Cet état du texte, paginé par
Bataille de 1 à 24, reprend 19 pages de la dactylograPMe dans
laquelle ont été intercalées 4 pages manuscrites, sous le tt'tre
BAUDELAIRE et un sous·titre raturé: (A l'occasion de l'essai de
Sartre sur lui.) C'est ici qu'apparaissent pour la première fois les
intertitres.
Signalons enfin deux pages (Boite 14,i, Ir 1-4, paginées par Bataille '1
et 7 (1), 10 et 10 (1) qui ne sont pas reprises dans le chapitre sur Baude·
laire et dont voz'ci le contenu:

[page 7-7(1)J
Dans ce qui suit Sartre a le soin de donner négativement l'exposé
d'une manière de penser qui me semble fondamentale, qui ne m'est
pas particulière, mais que je développe dans l'ensemble de mes écrits.
L'homme est pour moi défini par la position d'un interdit auquel il
se soumet mais il pratique néanmoins la transgression. L'exemple en
est donné dans l'interdit, relativement récent, de la nudité. Dans le
vêtement, nous découvrons ce que Sartre ne veut pas voir, un moyen
d'accéder à la nudité. Nous découvrons dans l'interdit le moyen
d'accéder à la transgression.
Sartre est si radicalement fermé à cette vérité qu'il condamne dans
la position morale de Baudelaire l'attitude qui est le principe de
l'action humaine, qui l'oppose à celle de l'animal, étranger lui à
l'interdit et à la transgression qui en. est la conséquence. (Ici une note
incomplète renvoie probablement à L'Erotisme.)

[page 10-10(1)J
Sartre imagine qu'il avait condamné Baudelaire, qu'il avait définiti-
vement démontré la puérilité de son attitude.
Il n'avait fait que découvrir les conditions dans lesquelles l'homme
échappe aux interdits qu'il s'est donnés, que mes écrits dans leur
ensemble ont pour fin de mettre en valeur. Son jugement est le
contresens des contresens, venant d'un philosophe de la liberté. Où il
voit la misère de la poésie, il définit J'accord fondamental de la poésie
et de la transgression, de la transgression et de l'enfance. Il ne sait pas
que l'attitude claire et logique de l'adulte est en nous ce qui interdit
les chemins inavouables de la liberté.
Ce dernier mot renvoie cl cette note:
Cette étude sur Baudelaire a paru en janvier-février 1947 dans le
numéro 8/9 de Cn'tz'que. p.3·27. A ce moment je n'avais de ce qui
162 La littérature et le mal

devint depuis une doctrine articulée qu'une idée encore hésitante. Je


cherchais et le contresens de Sartre m'aidait. Mais je ne savais pas
encore exprimer- clairement ma position. C'est aujourd'hui seule-
ment (juillet 1956) que je puis la rattacher à la représentation
d'ensemble que l'on trouve en particulier dans L'Érotisme.
Et Plus bas, après un blanc, ces mots dans ce livre même. elle est
reprise
2. Quatre pages précèdent dans Ms l et dans Crit. (où l'intertitre ne
figure pas) le début de ce chaPitre. Leur suppression tient sans doute au
faz"t que leur ton particulièrement polémt'que à l'égard de Sartre (1'[ n 'y a
qu'à vos'r l'évolution des titres) ou bien n'était plus de saison, ou bien ne
convenait pas au propos du livre. SI'gnalons qlùntre la publication de
l'article et celle du Hure, le texte de Sartre, d'abord sz'mPle préface à une
édz~ion des Écrits intimes de Baudelaz're, était devenu un essaz' indéPen-
dant. Cette préface aval't été commandée par les Édz"tz'ons du Point du
Jour, dingées par René Bertelé pour la collectt'on « lnâdences .. où il était
prévu que Bataille présente à son tour un Stendhal (Henry Brulard).
V03â comment s'ouvrait l'arts'cle de Critique

BAUDELAIRE "MIS A NU"

l'analyse de Sartre
et l'essence de la poéSIe

BAUDELAIRE
Écrits intimes Éd. du Point du Jour. 1946,
Fusées - Mon cœur mis à nu in-go. cLxv·279 p. (<<In-
Carnet - Correspondanœ cidences". Collection dirigée
Introduction par par RENÉ BERTELÉ.)
JEAN·PAUL SARTRE'"

Cette introduction d'un ouvrage tiré à 2000 exemplaires échappe pour


j'instant à la plus grande partie du public. Sartre en a tiré pour Les Temps
modemes (nO 8, mai 1946, p. 1345·1377) un Fragment d'un portmit de Baudelaire
qui représente à peu près le quart. L'ensemble fihTJ.Irera sans doute dans un
recueil d'essais critiques à paraître aux éditions Gallimard sous le titre Significa-
tioru l • Le choix de la correspondance a été fait d'accord entre Sartre et l'éditeur.
René Bertelé. Seules deux lettres sont inédites, dont ,'une, du 30juin 1845. à
Ancelle annonce "intention que Baudelaire eut alors de se suicider.
l. C'est sous ce titre de Significations que Sartre avait en effet tout d'abord
annoncé ce qui devait constüuer la sén'e des Situations, sén'e dans laquelle te Baude-
laire, publié en volume indépendant, ne figurera d'm"lleurs pas, Au dossier des rap-
de Batm'lle et de Sartre, ajoutons l'annonce dans Les Temps modernes
d'avril, mai et jUin 1947, c'est-à ,dire juste après la publication dans Cri-
de l'article sur le Baudelaire) d'un artzcle de Bataille sur Nietzsche qui finale-
ne parait ra pas
Notes 163

Sartre est résolument étranger à la passion du monde sensible: peu


d'esprits se ferment à l'envahissement de la poésie avec autant de
nécessité que le sien. L'introduction qu'il a écrite pour Fusées et Mon
cœur mis à nu a la longueur d'un livre, mais ce qu'il veut n'est pas tant
nous ouvrir un peu plus le monde de Baudelaire: il nous parle du
poète avec j'intention de le supprimer. Le long travail qu'il publie est
moins d'un critique que d'un juge moral, auquel il importe de savoir
et d'affirmer que Baudelaire est condamnable.
fi Le choix libre que l'homme fait de sen-même s'ùientifie absolument
atli!C ce qu'on appelle sa destinée . .. Ainsi se terminent les cent soixante
pages dujugement. Cette vérité, la vie malheureuse de Charles Baude-
laire l'illustre avec un éclat inégalable. Le châtiment du poète est le
paiement de fautes: il eut la destinée « maudite" qu'il méritait.
On ne saurait trop louer la résolution et la vigueur agressive de
Sartre, à l'encontre du goût de presque tout le public, optant pour
une attitude au moins difficile. Je ne sais si c'est là une action de
valeur morale, mais une netteté aussi tranchée a d'elle-même une
vertu. Comment éviter de voir en Baudelaire, qui eut soif d'être mora-
lement condamnable, un mouvement que ne purent accomplir les
condamnations aveugles et bourgeoises qui l'ont frappé, que seule
accomplit une lucidité brutale et sans préjugé? Il me semble qu'en
chaque chose importante il est bon d'aller au bout, sans jamais se
laisser arrêter. Toutefois le mouvement ainsi accompli, Baudelaire
violemment" mis à nu ", nous devons reconsidérer les choses, sans
nous arrêter nous-mêmes au jugement de Sartre.
Peu d'écrits sont mieux faits pour irriter. C'est avec une indéniable
raideur, et non sans une sorte de perversion, qu'il a représenté cette
« totalité raidie, perverse et insatisfaite qui n'est autre que Baudelaire
lui-même ». Il est en nous - en chacun de nous, pas seulement en
Baudelaire - une obscurité comme sacrée qui veut qu'on n'entende
pas sans recul une voix de cour d'assises énonçant (p. CLXIV) : « Il a
choisi d'exister pour lui·même comme il était pour les autres, il a
voulu que sa liberté lui apparût comme une Il nature" et que la
.. nature" que les autres découvraient en lui leur semblât l'émanation
même de sa liberté. A partir de là, tout s'éclaire: cette vie misérable
qui nous paraissait aller à vau-l'eau, nous comprenons à présent qu'il
l'a tissée avec soin. Cest lui qui l'a encombrée au départ de ce bric-à-
brac volumineux: négresse, dettes, vérole, conseil de famille, qui le
gênera jusqu'au bout et jusqu'au bout l'obligera à s'en aller à reculons
vers l'avenir, c'est lui qui a inventé ces belles femmes calmes qui tra-
versent ses années d'ennui, Marie Daubrun, la Présidente. C'est lui
qui a soigneusement délimité la géographie de son existence en déci·
dant de traîner ses misères dans une grande ville, en refusant tous les
dépaysements réels, pour mieux poursuivre dans sa chambre les éva-
sions imaginaires, c'est lui qui qui a remplacé les voyages par les
déménagements, en mimant la fuite devant lui·même par ses perpé-
164 La littératu.re et le mal

tuels changements de résidence et qui, blessé à mort, n'a consenti à


quitter Paris que pour une autre cité qui en fût la caricature, lui
encore qui a voulu son demi·échec littéraire et cet isolement brillant
et minable dans le monde des lettres. Dans <:ette vie si close, si serrée,
il semble qu'un accident, une intervcntion du hasard permettrait de
respirer, donnerait un répit à l'heautontzmoroumenos. Mais nous y
chercherions en vain une circonstallce dont il ne soit pas pleinement
responsable. »
Mais il faut choisir et, de son côté, la platitude de l'apologie est loin
de réserver ce que seul le silence réserve vraiment. Si bien qu'il n'est
qu'une exigence dernière, qui touche l'exactitude qui doit être plus
rigoureuse si ron abandonne le principe de l'apologie. Or il serait
vain, prétextant d'erreurs minimes ou de jugements mal situés, de
vouloir retirer à Sartre le bénéfice dc la loyauté. On imagine difficile-
ment effort de pénétration plus tcndu, plus honnête dans l'entête-
ment, ni surtout sachant mieux révéler le plus lointain. L'analyse
consacrée au jaz"t poétique baudelairien - à la signification et à la
sPin'tualué - venant d'un esprit qui ne se veut jamais en puissance de
poésie, n'en est pas moins une importante contribution à la connais-
sance précise du jait poétique. L'indéniable passion qui tend l'étude
de Sartre est étrangère à la partialité. Même le peu de sympathie que
Baudelaire lui inspire ne peut être donné pour un parti pris. (Le peu
d'estime de Sartre pour l'homme est assez connu, et la dédicace au
poète Jean Genet éloigne l'idée d'étroitesse d'esprit 1). En vérité, la
lucidité, la qualité d'intelligence de ses analyses ne peuvent guère être
mises en cause et la portée d'une ambition qui l'anime élève dès
l'abord au·dessus des discussions misérables.

La représentation de Baudelaire se fonde dans l'esprit de Sartre sur


les conséquences qu'aurait eu le second mariage de sa mère.
" Lorsque son père mourut, dit-il (p. Il 55.), Baudelaire avait
six ans, il vivait dans l'adoration de sa mère; fasciné, entouré d'égards
et de soins, il ne savait pas encore qu'il existât comme une personne,
mais il se sentait uni au corps et au cœur de sa mère par une sorte de
participation primitive et mystique (... )
" En novembre 1828 cette femme tant aimée se remarie à un
soldat; Baudelaire est mis en pension. De cette époque date sa
fameuse" fêlure" (... )
'" Cette brusque rupture et le chagrin qui en est résulté l'ont jeté
sans transition dans l'existence personnelle. Tout à l'heure encore il
était tout pénétré par la vie unanime et religieuse du couple qu'il for-
mail avec sa mère. Cette vie s'est retirée comme une marée, le laissant
seul et sec, il a perdu ses justifications, il découvre dans la honte qu'il

1. Dans Ms. l, le contenu de la parenthèse est Plus bref: (le peu de sympathie de
Sartre lui·même est d'autre part assez clair).
Notes 165

est un, que son existence lui est donnée pour rien. A sa fureur d'avoir
été chassé se mêle un sentiment de déchéance profonde. Il écrira
dans Mon cœur mis à nu, en pensant à cette époque: .. Sentiment de
solitude, dès mon enfance. Malgré la famille - et au milieu des cama·
rades, surtout - sentiment de destinée éternellement solitaire ... Déjà
il pense cet isolement comme une destinée. Cela signifie qu'il ne se
borne pas à le supporter passivement en formant le souhait qu'il soit
temporaire: il s'y précipite avec rage au contraire, il s'y enferme et,
puisqu'on l'y a condamné, il veut du moins que la condamnation soit
définitive. Nous touchons ici au choix originel que Baudelaire a fait
de lui-même, à cet engagement absolu par quoi chacun de nous
décide dans une situation particulière de ce qu'il sera et de ce qu'il
est ...
Il serait vain, me semble-t-il, de s'attarder aux difficultés que cette
interprétation soulève en ce qui touche la réalité des faits. Ce qui
effectivement se passa ou se décida dans l'esprit d'un enfant n'est pas
si facile à connaître. Nous sommes réduits à former des conjectures.
De la première enfance de Baudelaire, qui put avoir une valeur déter·
minante, nous ne savons et ne saurons rien. L'idée d'un moment où
l'être se choisit est d'autre part une idée personnelle de Sartre: elle
n'a pas de privilège qui oblige à la préférer à d'autres manières de
voir. (II n'importe et je n'ai pas maintenant l'intention d'envisager en
général la philosophie de Sartre, à laquelle nous savons que l'idée de
choix est essentielle.) Mais si elle ne crée pas la certitude, l'image de
Baudelaire donnée dans l'introduction aux Écrits intimes est plausible
et le fait de la voir autrement que Sartre - comme une insaisissable
possibilité - n'en peut supprimer l'intérêt. Nous n'avons pas d'ail·
leurs à redouter qu'elle soit sans fondement: elle est tout au plus
déformée (ce n'est pas la vérité entière, celle·ci sans nul doute, et nous
ne savons dans quelle mesure, se dérobe à nous). Mais il importe peu :
cette image est plausible et liée aufaz't poétique. Et s'il s'agit de l'auteur
des Fleurs du mat, nous pouvons, au-delà du souci d'une vérité histo-
rique précise, tenter d'élucider à son propos la question de l'essence
de la poésie. Sartre lui-même, par l'ambiguïté de son exposé, nous
incite à déplacer notre intérêt dans ce sens. II oppose dans les pre·
mières pages Baudelaire à tous les autres ... II Y a, dit·il (p. VIII), une
distance de Baudelaire au monde qui n'est pas la nôtre. " Mais plus
loin (p. CXLVI), .. chaque poète (c'est moi qui souligne) poursuit à sa
manière cette synthèse de l'existence et de l'être que nous avons
reconnue pour une impossibilité". C'était cependant la recherche de
cette impossible synthèse qu'impliquait au début l'opposition à la
nôtre d'une façon de voir le monde particulière à Baudelaire. La
nôtre? celle de Sartre et de qui, avec lui, refuse d'ouvrir poétique-
ment les yeux sur ce monde. L'image donnée dans la première partie
de l'introduction pourrait en vérité n'avoir avec une tare attri-
buée par Sartre à la décision malheureuse d'un enfant qu'un lien
l66 La littérature et le mal

secondaire ou même erroné: elle n'en donne pas moins le schéma


précis, général, d'une vision poétique des choses. Vue en négatif,
comme Sartre a voulu voir el figurer Baudelaire, c'est l'image du
poète malade, mais, sans l'altérer plus que ne fait le passage du cUché
négatif au positif, celle du " poète souverain" dont la vision réduit la
distance pour les autres. entre le monde et lui.

Page 28.
1. Les mots m~jeure et mineure ne sont souHgnés nz' dans Ms. 1 ni
dans Cril.
Page 29,
1. Dans Ms. 1 et Crit, le paragraPhe commence par: Ce n'est pas si
simple. En un point
2. Dans Ms. 1 et dans Crit., cm trouve à ta suite cette phrase, rayée dans
Ms. 2 : Les déguisements témoignent bien de l'attitude mineure du
poète. Mais Sartre
3. Dans Ms. 1 et CrÜ. mais elle ne peut le supprimer.

Page JO.
1. Ms. 1 et Crit. : Dans ta mesure où il s'abandonne à la révolte,
2. Ms. 1 et Crit.· (cette liberté servile est traditionnellement le fait des
poètes rusés)
3. Ms. 1 et Cn't : est liée à ces divers possibles. (Ce mot est souligné. )
4. Dans Ms. 1 et Cn·t. (rayé dans Ms, 2), ta phrase continue mM' : une
misère pn'vzlégiée quis avoue, et qui, faisant à l'ordre la concession sans
laquelle elle devrait devenir elle·même J'ordre, ne peut être une
démission, puisqu'elle est le seul moyen de tenir l'intenable position
jusqu'au bout. Je parlerai plus loin du sens général - économique et
historique - de cette« malédiction .. de la poésie. Je tenterai aupara-
vant de suivre Sartre en de longues analyses où il aide à pénétrer en
même temps que la singularité du poète ,'essence du fait poétique.
(Suivaient alors directement, dans Ms. 1 et Crit., ta citation de Char et le
développement que l'on trouve p. 193 «Si l'homme ne fermat~ pas... )
Page 34.
t. Ms. J, Ms. Crit., 2 ; le sens de taflèche, je m'oublie, je suis annulé
si je considère la tlèche).
2. Dans Ms. 1 et dans Cn·t., un renvoi donne ià la note sUiVante: Pour
cette raison, la pensée discursive manque nécessairement la poésie.
Elle ne dispose que de flèches indiquant la route, de routes indiquant
la ville, de villes indiquant la rue, la maison, la chambre, etc. Chacun
des termes auxquels elle se confie est déterminé par un futur; il en est
de même de " participation "... Tant que dure le discours (non poé-
tique), il indique ce qui n'est pas, s'il dit l'" instant" présent, ce n'est
pas cet instant·ci, mais quelque autre ou les autres généralement, qui
Notes 167

st~ront plus tard. Parlant non poétiquement, je supprime toute autre


présence que celle de déterminations liées, dérivées d'escomptes du
futur. Je montre de loin un cheval dans un champ: le faisant, je
désigne un ensemble de possibilités, ainsi celle de voir en m'appro·
chant le détail du cheval. Si bien que le silence, qui suit, est en dernier
lieu l'unique possibilité du discours, et son excuse en ce que le silence
enfin n'aurait pas été sans discours.
3. Ms. 1, Crie., rayé dans Ms. 2' vains efforts 1 et un sentiment de
malaise, d'amertume, d'échec n'a·t·i1 pas été d'autant plus grand que
les efforts avaient plus d'efficacité? Il est difficile
4. Ms. 1, Crie. : de l'inassouvissement, de l'exaspération insatisfaite.
Et dans Ms. 2 .' elle exaspère.
Page 37.
1. Les deux mots sont soulignés dans Ms. 1 et Crie.
2. Ms. l, Crit., rayé dans Ms. 2 : ayant pour o~jet la destruction, le
périssable, elle le change
Page J8.
1. Ms. 1, Cr#., rayé dans Ms. 2: à l'onanisme muet d'une poésie
noire.
Page 39.
l. Dans Ms. 1, Crit., Ms. 2, suit cette phrase: Sans être convaincu,
j'admets le jugement soutenable. Une lettre,
2. Ms. 1 : l'épisode. Le choix de la profession de l'ouvrier. tout au
moins, fut déterminé par la chanson. « Elle commence
3. Ms. 1, Cril.: Sirène (il y a pour moi une lacune avant cet
endroit).
4. Dans Ms. 1 et Crit., rayé dans Ms. 2, le paragraPhe reprend sur ces
mots: j'imagine que Sartre a raison dans l'ensemble.
Page 40.
l. Ms. 1, Crie., Ms. 2 . ce n'est plus le passé limzU qui envoûte et le
possible illimité offre 1attrait vertigineux qui lui est propre, la liberté
si elle est le refus des limites, dans un arraché, prend la sorte d'éclat
qui l'égale au scintillement souverain, insaisissable de l'étoile. Ce n'est
pas
2. Ms. l, Crit., Ms. 2 .' l'esprit de Baudelaire, malgré l'impossibilité
logique, le thème
3. Ms. 1, Crit., rayé dans Ms. 2- ce drame, dom il eût été le moment
extrême.
4. Dans Ms. 1, Crie. et (comgé) dans Ms. 2, on trouve à la place de ces
deux demz'ères phrases: Mais si l'on sait qu'il le soumit à un directeur
dt~ théâtre, qu'il était tenu par des dettes, on est prêt d'avouer que le
public, avant Baudelaire, est suspect d'en avoir empêché l'achève·
168 La littérature et le mal

ment. Comment ne pas songer à ces ébauches que des peintres ne pei-
gnaient librement que pour eux· mêmes, dans la certitude où ils
étaient de n'en pas trouver l'acheteur?
Page 42.
1. Le mot explicative est souligné dans Ms. 1.

Page 44.
1. Ms. 1, Cru. : lui donnait pour Jin, mais abstraitement, dans la
perspective
Page 47.
1. Dans Ms. 1, dans Crit., rayé dans Ms. 2, l'étude sur Baudelaz're
continuait ainsi après un blanc d'une ligne :
Il faut dire ici que le principe de Sartre qui transpose en termes de
choix individuel et de formes de liberté les réponses de l'être sensible
aux déterminations de J'économie (qui ont lieu sous forme de com-
munication et de contagion poétique) a la vertu de les faire entrer
dans l'inexistant. C'est que le choix et généralement la position de
Jean.Paul Sartre sont de deux points de vue situés dans la sphère
métaphysique: en ce qu'ils sortent des données subjectives de la sensi-
bilité et de celles objectives de l'activité; en ce qu'ils répondent, ou
prétendent répondre, aux questions qui égarent l'esprit. On a vite dit
de la pensée qu'elle procède nécessairement de postulats métaphysi-
ques, qu'il est vain de ne pas envisager selon leur mode: puisqu'il est
également vain de les envisager de cette façon! La vie active (essen-
tiellement l'activité économique et la science qui la réfléchit) et la vie
sensible (la religion, l'érotisme et leurs prolongements sous formes
d'art) sont possibles indépendamment des postulats métaphysiques
variables qui les autorisent. Et non seulement elles le sont à partir
d'un postulat énonçant l'impossibilité d'une métaphysique mais il est
en contrepartie de l'essence de la spéculation métaphysique
d'opposer un obstacle à la vie active ou sensible. Ainsi le veut la pro·
pension de l'homme à prendre pour le tout la partie à laquelle est
toujours limité l'individu: et l'on imagine facilement, à l'origine
d'une métaphysique, une barre opposée à la sensibilité ou à l'activité
et comme un refus de vivre. l'intérêt pour la vie limité à la liberté
du choix me semble à cet égard avoir fait de Sartre en ce monde
actuel comme un exilé volontaire. Il a beau énoncer hardiment le
paradoxe de la liberté engagée, le monde de l'activité se ferme à ses
creuses spéculations. L'attitude politique de Sartre est plus décevante
qu'il ne croit: elle se borne à une critique intellectuelle de la position
communiste. Il semble espérer que le communisme -l'action
réelle - fera sa place à la liberté sartrienne. Mais ce principe aura
dans le monde la place que l'action de Sartre lui donnèra. Il semble en
vérité que Sartre ayant, du dehors, posé la nécessité d'agir, l'a fait sans
Notes 169

pouvoir engager l'action, sans même avoir Je goût de l'engager. Ce


n'est pas nécessairement regrettable. Mais que signifie un désir
d'action qui n'agit pas, qui se détourne néanmoins de la vie sensible?
Ne poun'ait-on se rapporter là·dessus à des principes simples, indé-
pendants des présupposés métaphysiques? Nous ne connaissons ni
Dieu ni diable, et, si elle prend un sens métaphysique, l'idée de liberté
nous ég-,ue, mais nous avons à choisir sans cesse: le travail et le
plaisir, l'activité productive et la dépense improductive, la réponse au
souci du lendemain et l'exigence immédiate de la sensibilité nous
proposent à chaque heure des directions opposées. Nous pouvons
tergiverser, jouer "âne de Buridan, mais nous ne pouvons éviter de
:répondre alternativement dans les deux sens. Nous ne pouvons sup-
primer la nécessité d'agir et l'action jamais ne réduit entièrement
l'exigence de l'êtrt> sensible, L'action a devant elle le monde à changer
et, voulant le changer, il lui faut à la fin le réduire à son propre prin-
cipe. L'action veut. un monde du travail, n'ayant de direction ou de
lois que celles du travail: elle assigne à la liberté de tous les hommes
la limite des nécessités de la production. Elle semble même avoir en
vue la subordination de l'individu à des fins productives. Mais il n'en
est ainsi qu'apparemment. L'existence sensible, libérée (il ne s'agit
plus de liberté mi'taphysique) de la nécessité du travail, ne peut être
réduite. L'intérêt de l'instant présent ne peut être supprimé par
I.'intérêt du lendemain. Le monde du travail, où l'obligation de
répondre au souci du lendemain est la même pour tous, ne sépare pas
mais rapproche l'humanité de cette pure existence sensible, dilapida-
trice, dont la po';sie est la forme la plus entière. Et sans doute nul ne
peut exiger d'autrui qu'il prenne part à la production des ressources
-- ou à l'activité politique préalable - sans élever cette exigence à la
rigueur. Mais l'opposition apparente à l'erreur de la pure dilapidation
poétique, le désir de lier la poésie à l'œuvre commune, entreprise en
vue du lendemain, ne peut avoir en aucun cas pour conséquence de
réduire un irréductible, de subordonner au primat du lendemain les
puissances souveraines de l'instant. S'ils peuvent conduire la poésie à
ne plus se satisfaire de tricheries, à ne plus laisser tourner à l'avantage
.:ie formes de vie équivoques une propension du poète à mentir, ils les
placent en contrepartie devant l'exigence la plus entière qu'ait jamais
formulée l'être humain: qui se révèle en effet, dans la mesure où
s'accomplit le désir de l'homme du travail d'être la seulejïn de l'acti-
vité. Il faut dire d'ailleurs qu'en ce point du temps où nous sommeS
situés la poésie appelle cette contestation extrême de la poésie, qui
tantôt se fait du dehors - et tantôt interroge du dedans. Il est même
douteux, si l'on envisage {'activité poétique moderne, que la contesta-
tion en puisse être un instant détachée. Si bien que l'analyse de
Sartre, où la possibilité de la poésie est en un sens mise en doute, Join
d'aller à l'encontre de l'angoisse de /Q, poésie l'alimente et concorde
<lvec elle. Elle en differe en ce que Sartre accuse d'un point de vue qui
17b La littérature et le mal

n'est pas le sien: l'on ne peut, parlant pour la poésie, que mettre en
doute en réponse la validité des fondements de son étude. Je crois
qu'ils entraînaient nécessairement une étroitesse de perspective :
celle-ci obligeait d'introduire, en forme de défense, le point de vue
différent de la poésie. Mais bien plus qu'elle ne les récuse, la poésie
appelle les dénonciations concordantes des philosophes et des
hommes d'action. Elle leur oppose seulement le pouvoir qu'elle a
sans cesse de réduire à ce qu'elle révèle l'humanité, dont la politique
et la pensée sont les serviteurs.

Page 49.

MICHEl.n

1. Le seul état antérieur à sa reprise dans La Littérature et le Mal dont


nous disposons POUT ce texte est la préface écrite par Bataille pour l'éd,""
tion suivante de La Sorcière parue en 1946 (il s'agit donc du texte le plus
anden du recueil) :
Jules Michelet / LA SORCIÈRE / Texte intégral/,avec l'avant-propos
de Ad. Van Bever 1 PRÉFACI:: DE 1Georges Bataille 1Editions des Quatre
Vents Il, Rue ÜQzlin. Paris (VI).
2. Pré! : d'hommes eurent plus naïvement que Michelet confiance
en quelques
3. Dans Pré!, le mot est souligné, mais sans majuscule.

Page 50.
1. Les intertitres nefigurent pas dam Pré!
Page!;].
1. : Notre misérable désir
2. : sont inébranlables.

Page .52.
1. Pré! : n'ont pas l'intérêt de
:)40

L : d'éléments lourds

5.5.
l. à la démarche la plus folle tentée dans le sens
2. : de magie, dégagée du côté des prudences. donne
3. : 14lueuT suprême.
Notes 171

Page .56.

1. Pré! : animé de la vérité et du tremblement

Page 58.
1. PréJ. : l'association au Im:ncipe du mal, le « plus loin" de mino·
rités ou d'individus, c'est·à-dire le « plus loin" de l'homme.

Page 59.

WILLIAM BLAKt:

1. On a pour ce texte trois états antérieurs à sa reprise en chapz~re dans


La Littérature et le Mal :
Ms. 1 : Le manuscrit de l'article initial (Bo'l'te 14K, paginé de 1 à 2J et de
1 à 2' - f.r 24 à 48, cette répartitio,n correspondant aux deux
livraisons de l'article dans Critique).
Crie. : L'article paru en deux livraisons dans Critique nO 28, septembre
1948 (p. 771-777) et dans Critique nO 30, novembre 1948
(p. 976-985). Il est intitulé W1WAM BLAKE OU LA VÉRITÉ DU MAL et
parait à l'occasion du livre de W. P. Witcutt, Blake 1A Psycholo·
gical Study, Londres, HoUis and ~arter. 1946, in-16, 127 p.
Ms. 2 : Le manuscrit du chapitre (Boite 3, X/Il, paginé de 1 à 29 -
Ir '5à86).
En dehors de ces états, il faut signaler:
1° quatre fem11ets (Boite 14K, f.r 93 à 95) qui constituent le premier
brouillon de l'article. Nous les reproduisons :
a
Place de Blake, Ford. E. Brontë
b
Sens de cette place :
le problème du mal
Mal cela ne veut pas dire seulement que
le problème du mal nous préoccupe aujourd'hui
cela veut dire que notre préoccupation a commencé
par des explosions (en marge: problème de la liberté)
c
Biographie de Blake. son caractère.
Son œuvre. Car. de mythe et de poésie.
d
Le problème du mal n'a pas été posé en
termes de réflexion, même par Sade, mais
sous formes de « caractères .. mythiques et d'œuvres
mythiques. C'est un problème religieux et c'est
172 La littérature et le mal

dans la vie religieuse que... Mais cela


signifie que la vie religieuse se prolonge dans la
littérature. (Non dans toute la littérature.)
La profonde altération que les soucis d'ordre pratique
introduisent dans la littérature.
Jeu du classicisme et du romalltisn;e. Stendhal.
Mais c'est là une difficulté générale: la
vérité générale est toujours dissimulée sous l'apparence
énigmatique des mensonges particuliers
Aussi bien la vérité est-elle la voie par laquelle
nous sortons de l'isolement individuel -- de l'introversion -
Le mensonge est en somme une vérité qui n'a pas
sorti au grand air de la pleine extraversion
Dans ce sens les principes fondamentaux de Blake
représentent même le plus grand effort
d'extraversion. Ils nous sortent d'un mensonge
de l'introversion (relative).
e
possibilité énoncée par Blake. Tous les hommes
sont semblables par le génie poétique.
f
difficulté fondamentale: la littérature n'est
pas religion. Pas de mythe littéraire. Mais
cela signifie simplement que l'auditoire non la
fonction religieuse est perdu. Il n'y a donc plus
à proprement parler de religion. C'est autre chose:
ni littérature ni religion. Cela pourrait passer
pour une survivance de la religion dans la littérature.
Mais il s'agit en fait de la désintégration, sujet
même de la mythologie de Blake (selon Witcutt). Tenter
la réintégration (tout à l'heure on verra que la
tentative est vaine et que c'est en cela que la religion
est devenue impossible mais alors il apparaîtra que
l'éveil...)
g
exposé de Witcutt
h
Défaut de Witcutt (en marge: croire que tout êtaz't
résolu) ne pas mettre l'accent sur le mariage:
l'énergie. impossibilité et nécessité du mariage
du ciel et de l'enfer
déchaînement des mythes
citer Urizen
la synthèse du christianisme, non. L'évangile éternel
il ne reste qu'une vision de cauchemar.
Notes 173

Suivent quelques notes :


p. 18 Blake ne devenant pas füu
not being overwhelmed by the symbols of inconscious
tandis que Hûlderlin et Nietzsche
L'usage de la mythologie par les chrétiens
a profondément perverti le sens des mythes.
Les écrivains à mi·chemin entre l'action,
qu'ils n'ont pu abandonner et la folie.
décevants puisqu'ils manquent aux [vertus] 1
de l'action, décevants puisqu'ils ne sont pas fous.
d'ailleurs les fous eux·mêmes
p.14 La méchanceté de Blake
2° Deux comptes rendus parus dans Critique (nO 34, mars 1949,
p. 275-278) sous le titre général cr La théologie et la folie de William
Blake", l'un cl propos de l'ouvrage de J. G. Davies, The Theology of
William~lake, Oxford, C/a.rendon Press, 1948, in·8°, 168 p., l'autre de
celui de Mona Wilson, The Life of William Blake, Londres, Rupert
Hart·Davis, Deuxième édition, 1948, in-8°, 425 p., planches. La teneur
du second de ces comptes rendus sera reprise dans une note du chatn~re
(cf p. 60) ; quant au premier, nous le publions en Appendice dans le
Dossier Blake.
2. Ms. 1 et Crt't. : S'il nous fallait donner, pour la littérature
anglaise, les noms dont la valeur émouvante - ou mieux
qu'émouvante - est la plus forte en nous
3. Ms. 1 et Crit . .' Ces sortes de classements ont peu de sens (ou
même ont un sens oénible), mais ces noms réunis ont ici des vertus
qui coïncident,
4. Ms. 1 et Crit Ford a donné de l'amour perdu - et criminel-
une image
5. Ms. 1 et Crit. ; Blake en des mots d'une simplicité d'insensé
6. Ms. 1 et Crit. : elle échappe à l'obligation qui généralement borne
la vie.
Page 60.
1. Cette note reprend presque intégralement le compte rendu pubù'l
par Bataille dans Critique (mars 1949) du livre de Mona Wilson, The
Life of William Blake (cf. supra) et qui se terminait sur ces mots:
Mais en 1875 un article du Cornhz1l Magazine parlait encore des
trente ans que Blake avait passés dans une maison de fous (p. 388),
suscitant immédiatement cette réaction indignée de Samuel Palmer:
Sans parler de ses écrits, qui ne sont pas en question,je me rappelle
William Blakt dam la paisible ordonnance de sa vie quotidienne

1. Lecture douteuse
174 La littémeuTe et le mal

comme l'un des plus sains, sinon le plus parfaitement sain, parmi les
hommes que j'ai connus,. (p. 30l).
Une autre versùm, de cette note se termine de la manière suivante:
Ceci dit il n'est pas inutile de préciser la réaction de Blake à l'égard
de la Folie. Il écrit dans une note (vers 1819 en marge de la page 154
de Spurzheim, Observatt'on on the Damaged Manifestations of the Mmd
or lnsanity) : " Cowper (il s'agit du grand poète anglais) vint à moi et
me dit: 0 je voudrais être toujours insensé. Je ne serai jamais en
repos. Ne pouvez·vous faire que je sois vraiment insensé? Je ne serai
jamais en repos jusqu'à ce que je le sois. 0 je voudrais me cacher dans
le sein de Dieu. Vous gardez la santé et pourtant vous êtes aussi fou
que nous tous - plus que nous tous "'- fou comme un refuge contre
l'incroyance - contre Bacon, Newton et Locke» (Prose and Poetry,
p.817).

Page 61.
1. Ms. 1 et Crit. : la poésie est mutilée, comme le bœuf.

Page 62.
1. Ms. 1 et Crit. : mais il ne pouvait que nier en elle les conventions

Page 63.
1. Dans Ms. 1 et Crit., cette note: Witcutt le reconnaît (p. 27)... Si ce
n'était, dit Blake, pour le caractère Poétique et Prophétique... ,. Wit~
cutt, entre parenthèses, commente ces deux derniers termes: lisez
" intrewerti ,., écrit-il.

Page 64
1. Ms. 1 et Crit. : réductibles à l'oubli de l'immense deho-rs, à un
repli vers la pauvreté du dedans. Ms. 2: ou qui n'étouffent dans les
replis de l'indigence du dedans :

Page 65.
l. Dans Ms. 1 et Crz't., cette dernière phrase est différente: Aussi bien
est-il clair que la poésie est un leurre, et qu'elle est haïssable dans la
mesure où il est possible d'en jouir. Plus précisément, le pouvoir de la
est l'impuissance de la poésie.

67.
1. Ms. 1 et Crie. : A la rigueur corrigées par les sentiments de
l'auteur de la recherche.
2. Ms. 1 et Crit. : la lecture de Blake ouvre un - ou une

VÉRITÉ DE BLAKE EST LA LUMIÈRE JETÉE SUR LE MAL :


NolIS J75

It.zge68
l. Dans Ms. 1 et Cril., la phrase est différente: Est-i( surprenant qu'if
soit l'effet. non d'une réponse depuis toujours prévue dans l'ordre de
l'univers, s'accordant à cet ordre et le manifestant, mais de 1'~1 Hé à
l'impossibilité de répondre dans la nuit?
2. Dans Ms. 1 et Crit., cette parenthèse: (On serait tenté d'imaginer à
partir de là que l'introverti est plutôt le sensuel, auquel échappent les
abstractions entrant dans les calculs de l'homme efficace.)

Page 69.
1. Cet alinéa (depuis: Nous devons prêter) ne figure ni dans Ms. l, ni
dans Crit. où suivent directement les citations de Blake.

Page 70.
1. Cette phrase est un ajout de Ms. 2, tout le paragraPhe ayant d'ail-
leurs été remanié par rapppr:t à Crit.

Page 71.
l. Ms. 1 et Crit. : Au-delà de l'horreur impliquée dans la sensualité,
(lui ne peut être séparée du vice, l'esprit

Page 72.
1. Ms. l, Crit. : Insurgé, Blake
2. La. Phrase est un ajout de Ms. 2.

Page 73.
l. A la ligne, dans Ms. 1 et Crit. : Supprimant l'amJ:,iguïté, ou mieux
lui dOfmant la place à laquelle elle peut prétendre. « Le rugissement
2. Dans Ms. 1 et Crit., la parenthèse est plus brève: (mais Dieu n'est
pas dans l'esprit de Blake qu'un homme évez1lé)
3. Ms. 1 et Crit. : approche, car entre l'œil et le "soleil de la
cruauté", il interpose
4. Dans Ms. 1 et Crit. où cette noteiait partie du texte, s'insèrent ici ces
mots: Bien entendu le commentaire de Wahl n'est nullement là pour
substituer à la vérité de Blake une caractérologie ou une vérité psy-
chanalytique. Il a le souci de n'~outer rien. Il conclut

Page 74.
L Dans Ms. 1 et Crit., ce début d'alinéa est at'nsi rédigé: De ce vertige
de meurtre et des cris d'angoisse qui lui sont liés, on ne peut rien tirer
dont le langage, le discours, serait l'expression adéquate. C'est le
bénéfice de la poésie, - ou de la vision - qui, contradictoires, ont la
vertu de ne pas céder à la réduction ordinaire. Par ailleurs
2. Ms. 1 et Crit. " l'absence d'amour. Mais il écartait de cette façon la
possibilité d'une attitude cohérente et préfigurait la et les
176 lA littérature et le mal

misères des révoltés d'aujourd'hui. lA phrase et le paragraPhe suivants


ne figurent nz' dans Ms. 1. nz' dans Cn~. qui continue ainsi: après un
blanc: Ce qui dominait en Blake était cette sorte de naïveté incon·
grue, provocante et confiante, qui le lie, comme nul autre, en ses vio-
lentes contradictions, à l'homme de tous les temps. Parlant
seul - dans un monde

Page 75.
L Ms. 1 et Cn·t. : la naweté incongrue de ce que l'impuissance
condamnait.

Page 77.

SADE

1. Trois états précèdent la parution de ce texte en chapitre :


Cn't. : L'article intitulé LE SECR.l:.ï' DE SADE paru dans les numéros Jjl16
(août/septembre 1947, p. 147-160) et 17 (octobre 1947, p. 304-
n2) de Critique cl l'occasion de trois livres:
- Sade, Les Infortunes de la Vertu, Avec une notice de Mau-
n'ce HEINE, une bibliograPhie de Robert VALENCA y et une
introduction par Jean PAULHAN, Éd. du Point du Jour,
1946, in-Bo, XLIII-245 p. (Collection« Inddences »)
- D.A.F. de SADE, Les 120 Journées de Sodome, B1'tIJCelles~
1947, in-16, t. l, 96 p. (4 tomes annoncés).
- Pierre Klossowski, Sade, mon prochain, Éd. du Seuil, 194'1.
in-8°, 20B p. (Collection « Pierres vives », Essais.)
Corr. : us corrections apportées par Bataille cl cet article (Env. 167,
paginé 1 à 14 et 15 il 23)
Ms. : Le manuscn't partiel du chapitre (Boîte J, XIII, Ir 87 à s., paginls
de 11 cl 21 par Bataille). Pour les pages de 1 à 10, Bataille a laissé
une indication renvoyant à Corr.

Page 78.
1. Les intertitres sont un rajout de Corr. et ne figurent pas dans Ms.
2. Ces deux dernzeres phrases sont un ajout de Corr.
Page 79.
Dans Crie. le mot renvoie à cette note,' Ce que désigne André
Breton parlant de hasard objectif, de coïncidences.
2. Crie. : il est temps, même il est nécessaire en un sens de les
dégager.
3. Cr#. (raturé) : Mais on pourrait se dz're que justement la part de
m.alentendu donne à l'histoz're cet élément aveugle et de hasard (Corr. :
simple)
Notes 177

Page 80.
1. Crz"t, (raturé) : assez capricieuse, assez riche, pour combleT le désir
exaspéré. Ce n'est pas sans rapport avec la pauvreté de l'emphase.
L'exaspération
2. Cril, (raturé) : l'événement, La décence et la loi de l'histoire veu-
lent qu'un sens appuyé se réduise à la discrétion du non sens, (Et,
raturée, cette note :) j'imagine que, parfois. les figures de l'histoire
sont semblables à celles des rêves.
Page 81.
1. Crz"t, (raturé) : Et bien entendu le 14 juillet
2. Cn't, (raturé) : reproduites Hâne, mais elle ajoute des fautes typo-
graphiques, dues, nous dit-on, à la hâte que l'on eut à l'imprimerie de
se débarrasser d'une copie d'un tel aloi).

Page8J.
1. Crit, : plus maladroit
2. Dans Cn't, la citation porte: qu'en la maudissant. li>
3. Cn't, (raturé) : foncièrement maténaliste
Page 84.
1. Cn"!, (raturé) : d'Almani, qui ne le lie nullement mais le trahit,
prouve
2. Crit. qui est plus lourd de sens qu'on imagine (c'est en effet,
d'abord, expression d'intérêt personnel),:1 n'a pas van'é :
3. Crit. : un caractère odieux que
4. Souligné dans Cn't.
5. Sic. pour" si vous voulez être républicaz'ns ".

Page 85.
l. Cn't. (raturé) : plus que l'ombre portée d'un élément d'engrenages

Page 86.
1. Cn·t. (raturé) : aux curieuses Mées

PageS7.
1. Cn't. (raturé) : de lui l'exaspération voulue.
2. Cn·t. (raturé) : c'est-à·dire exactement le détruire.
3. Cn't. (raturé) : dzffère radicalement
4. Crit. (raturé): de l'évidente monotonie reprochée aux livres de
Sade qu,' prOCède, en même temps qu'une outrance prétendue, du

(La première livraison de Critique se terminait sur un


qui comprend une B'mportante cz'tation de l'étude de Paulhan
quelques #gnes de commentat're : le chapt'tre de La Littérature et le Mal
178 La littérature et le mal

.ne les reprendra pas :) la grandeur d'une telle étendue: le jugement de


Jean Paulhan en est le signe.
Paulhan écrit (*) : .. Mais Sade aveç ses glaciers et ses gouffres et ses
châteaux terrifiants, avec le procès sans fin qu'il mène contre Dieu
- contre l'homme même - avec son insistance et ses répétitions et
ses épouvantables platitudes, avec son esprit de système et ses ratioci-
nations à perte de vue, avec cette poursuite entêtée d'une action sen-
sationnelle mais d'une analyse exhaustive, avec cette présence à
chaque instant de toutes les parties du corps (il n'en est pas une qui
ne serve), de toutes les idées de l'esprit (Sade a lu autant de livres que
Marx), avec cet étrange dédain des artifices littéraires, mais cette exi-
gence à tout moment de la vérité, avec cette allure d'un homme qui ne
cesserait à la fois de se mouvoir et de rêver l'un de ces rêves indéfinis
que fait parfois l'instinct., avec ces grandes dilapidations de forces et
ces dépenses de vie qui évoquent de redoutables fêtes primitives
- ou ces autres sortes de fêtes, qui sait, que sont les grandes
guerres - avec ces vastes prises dans l'univers, ou mieux, cette prise
simple qu'il est je premier à opérer sur l'homme (et qu'il faut bien
appeler, sans jeu de mots, une prise de sang), Sade n'a que faire d'ana-
lyses et de choix, d'images et de coups de théâtre, d'élégance et
d'amplifications. Il ne distingue ni nt' sépare. Il se répète et continû-
ment se ressasse. Il fait songer aux livres sacrés des grandes religions.
Il pousse, à peine figé par instant en quelque maxime: .
Il est des moments dangereux où le physique s'embrase aux erreurs du
moral...
Il n'est pas de mezlleur TMyerf pour se familiariser avec la mort que de
l'allier à une idée libertine.
On déclame contre les passz·ons, sans songer que c'est à leur flambeau
que la PhilosoPhie allume le sien ...
(et quelles maximes) ! ce murmure gigantesque et obsédant qui monte
parfois de la littérature, et peut·être la justifie : Amiel, Montaigne, le
Kalevala, le Ramayana. Que si l'on m'oppose qu'il s'agit du moins
d'un livre sacré qui n'a pas eu sa religion, ni ses fidèles, je dirai
d'abord que c'est fort heureux et que nous n'avons qu'à nous en
réjouir (étant d'ailleurs par là bien plus libres de le juger en lui-même.
non sur ses effets). A la réflexion, j'ajouterai que je n'en suis après
tout pas si sur que ça: que la religion dont il s'agit se trouvait., par sa
nature même, condamnée au secret - quitte à pousser parfois de ce
secret vers nous quelque plainte; trois \lers de Baudelaire:
Et qui, cachant un fouet sous leurs longs vêtements,
Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires
L'écume du plaisir aux larmes des tourments.
Introduction, p. IX·XI.
Notes 179

une boutade de Joseph de Maistre:

Malheur à la nation qui supprimeraz"t la torture." "*


un mot de Swinburne:

Le Marquis martyr.. "


un cri de Lautréamont:

Les délices de la cruauté! Délices non passagères..


une réflexion de Pouchkine:

.. . la joie où nous met tout ce qw' approche de la mort.

Plus encore: je me défie du plaisir un peu trouble que donne à Cha·


teaubriand - entre autres - l'agonie des femmes qui l'ont aimé, des
régimes qu'il a défendus, de la religion qu'il croit véridique. Et ce
n'est pas sans raison - que Sade s'est vu couramment appeler le divin
marquis »**.
Il était, en effet, divin de renier l'humanité au point de n'avoir en
ce monde qu'une occupation de quelque valeur: celle d'énumérer
jusqu'à l'épuisement les nombreuses possibilités de détruire l'être
humain. Non comme on détruit le bœuf, le mouton, qu'il suffit de
tuer. Ce que Sade eut la rage ou l'obligation de ressasser était la des·
truction dans la créature humaine d'un élément humain, de cette
dignité opératoire dont nous privent au dernier degré des hurle·
ments de douleur et d'effroi. L'on atteindra le sens d'obligation d'une
aussi grande rage et l'on mesurera l'étendue de la possibilité qu'elle
ouvrit en rappelant la nécessité où furent les chrétiens de fonder la
divinité sur un supplice avilissant. Ils laissaient néanmoins à leur
dignité d'homme un caractère à la rigueur compatible avec l'union de
la créature à Dieu. Et la divinité" devant laquelle ils prenaient
conscience de leur âme", pour être tirée de la mort infamante d'un
homme, n'en avait pas moins retrouvé toutes ces formes opératoires
qui ne cessent pas de nous fonder en dignité. Le vide achevé, le désert,
où l'homme, "déchaîné divinement", se libère de ces formes
contraintes, exige la destruction rigoureuse, poursuivie sans fin, et
sur tous les plans où des limites se sont établies, des attributs par les·
quels un insecte humain s'opposant à l'univers s'enferme dans sa soli·
Paulhan rapproche, dans une note, cette phrase de celle de Sade (La Nau·
velle Justine, IV): « La soumission du peuple n'est jamais due qu'à la violence et à
l'étendue des supplices ... '. Mais Sade était hostile aux châtiments.
Paulhan ajoute: «Au demeurant, l'on n'est pas très certain qu'il ail été
marquis". Il était comte en effet, mais ses proches l'appelaient marquis, lui·
mëme se désigna comme tel - jusqu'à la Révolution.
180 La littérature et le mal

rude logique. A cette fin, le signe isolé, furtif, si telTible qu'il eût été,
n'aurait pas suffi. Seule l'énumération interminable et ennuyeuse
menée par la rage à l'extrême de la possibilité, eut la vertu d'étendre
ce désert où l'on n'entre comme dans l'enfer, qu'en" laissant toute
espérance" (et, en premier lieu, celle de l'agrément Iittéraire)*.
6. Crr."t. (raturé) : Je ne puis, évidemment, suivre Klossowski dans
cette réserve.
Page 88.
1. Crie. : Une sorte d'ennui se dégage si \'on veut de la monotonie
de l'œuvre de Sade: toutefois l'on n'en saurait pénétrer le sens si l'on
ne prend justement le contre·pied de cet ennui. Les livres amusants,
qui au contraire nous délivrent de l'ennui, le font en accord avec lui:
ils nous amusent en raison même de notre ennui, quand le fond des
choses nous effraie, et que, peureusement, nous nous cantonnons
dans des possibilités anodines. Les interminables romans de Sade,
2. Dans Crit., le mot renvoyait à cette note: Voir en particulier une
lettre à son domestique, publiée dans Le Surréalisme au serr.n'ce de la
Révolution, n 0 2, p.3. j'en citerai ce passage: "F... te vlà savant
comme un in·folio, où as·tu pris tant de belles choses ? .. ces éléphants
qui tuent César, ce Brutus qui vole des bœufs, cet Hercule, ce
Varius!... oh, que tout cela est beau. tu as volé ça un soir en revenant
de mener ta maîtresse souper chez sa commère: tu lui mettais tout ça
dans sa robe, à mesure que tu le prenais, et puis tu faisais comme
celui qui y mangeait des cerises, de façon que la pauvre marquise est
alTivée le soir chez elle, avec des éléphants, des hercules et des bœufs
dans sa robe l ...] ".
3. Crit. : une tension illimitée l'emporte soudain: il n'est pas de
borne à son exigence et nous ne sommes pas moins loin, dès les pre-
miers mots, de la mesure commune qu'il n'cn serait sur des hauteurs
d'Himalaya. Rz"en ne demeure de ce qui atténue: rien de plaisant,
d'aimable ou d'habile, en un mot rien qui laisse un espoir de vie
(raturé dans COTT.) possible. C'est une tornade

Page 89.
1. Cm. : C'est que Sade, loin d'atténuer, lui-même, attire l'atten-
tion sur un caractère irrecevable de son œuvre,
2. Cm. : des lâches, qui nous dégoûtent immanquablement, ne
nous séduisent jamais et ne nous frappent que de terreur.

Page 90.
1. Crit. : incarnait le déchaînement des passions:

C'ellt ici le lieu de rappeler que Sade eut pour ennemis privilégiés les écri·
vains licencieux de son temps, Mirabeau (son parent). et Restif de La Bretonne.
Notes 181

Page 91.

1. Dans Crit., ce dem:'eraUnéa était plus bref, mais de même contenu.


2. Crit. : de la vie, ni les considérer comme ne voulant rien dire. Au
lz'eu de nier la passion, comme il était d'usage, il osa la suivre et pose en
lui·même la question
3. CrÜ. : jamais la nature humaine ne cessa de réPondre à une exi-
gence sourde, mais cela se passait
4. Crit. : à ces mouvements de profondeur sur la négation
5. Cr:'!. : l'édifice social- et l'homme lui·même.
6. Dans Crit .• Bataille reprend: Je vois mal comment se justifierait
cette condescendance: n'est·ce pas une concession au pharisaïsme?
Page 92.
1. Cl1:t. : sexuel dissipe les figures ordonnées quz' nous
2. Cn't, : quelque chose se perd et nous fuit où nous pouvons recon-
naître un malaise et une impression de vide, sans lesquels il n'est pas
de désir sensuel. Un jeune
3, Cn't. : réduire la fonction sexuelle au mécanisme et à l'idylle, Les
rires qui accueillent la polissonnerie donnent le change, mais juste-
ment la réaction obscure du rire est à l'opposé de la volonté d'y voir.
(Dans Crie" ['alinéa se terminaz't sur ces mots.)
4. Cn't. : sourd et ennuyé
Page 93,
1. Cn't, : concourt à une nausée sacrée, qui dissocie. Cela
2. Cn't. : de l'extrême douleur une sensation de choc qui défonce
- et quz'tue.
3. Cn't. : Mais s'il passe outre, il accède par lui à une invivable
région où l'être nu, sans espoir, se mesure seul à seul avec la lumière.
C'est qu'en vén'té
4. Cn't, : l'égarement prétendu de la sensualt'té
5. Cn't, (à la ligne) : Telle est la vérité fondamentale implicite dans
l'œuvre de Sade.
6. Cn't, : qu'un moyen d'échapper à notre limite: c'est de détruire
un être fini (c'est de nier la limite d'un être fini: nous ne pouvons
détruire en effet la chose elle·même: elle change mais ne disparaît
pas; nous pouvons seulement détruire les limites qui la constituent
comme telle, nous pouvons souiller, nous pouvons tuer). La m'olence
7. Crie, : peur du déchaînement et recul
Page 94,
1. Cril. : par le sacnfice, une lourdeur maintient l'attention sur up
au·delà de nos limites, eHe la détourne alors sur des z11terprétations
2. Crit, : la consdence claire, C'est qu'un sacrifice est fondé passive.-
ment sur la peur qui nous dérobe (et nous rend comme absent), et
182 La littémtu.re et le mal

que seul, activement. le désir nous rend présent. Si bien qu'en dépit
d'une lenteur attentive, qui n'est pas donnée dans la sensualité, la
connaissance nous était refusée au moment même où nous étions à la
mesure d'autre chose que d'objets finis. C'est seulement
3. Crit. " et la satiété, un glissement vers des possibilités de plus en
pius lourdes. Cela
4. (A partir d'ici, le texte diffère sensiblement de la version publiée
dans Critique. Afin de ne pas surcharger le texte de notes, MUS repro-
duisons ci-dessous la fin de l'art~'cle:) Mais en elles·mêmes les
.. historiennes» des Cent Vingt Jou.rnées ne représentent, du point de
vue de la conscience, qu'une étape dans la voie qui mène au livre lui-
même, où dans la solitude d'un cachot naît la conscience claire et dis-
tincte, indéfiniment avivée, de ce qui fonde la sensualité. Cela ne pou-
vait être accompli du dehors, par quelque savant insensible, que le
désir n'aurait pas troublé (que l'on songe à Krafft-Ebing et mieux à
MolI, son continuateur) : c'est que la condition de la connaissance, et
le fond du problème, est ici que le calme de J'étude coïncide avec le
mouvement de la passion. Ainsi la muraille d'une prison fut-elle
nécessaire à la naissance de la lumière. Elle remédiait à sa manière à
notre condition, qui veut qu'à la conscience, par là à la connaissance,
échappe le mouvement où elle se perd: elle ignore pour cela ce qui
lui manque et qu'exige la sensualité, qui est la destruction des limites
qui la fondent. De là notre rage de toujours, s'il se peut, regarder à
l'cnvers, mais notre impuissance à le faire; à mesure qu'apparaît
l'envers, en effet, le regard chavire. Ainsi n'est·il rien que la volonté
de l'homme poursuive aussi obstinément (que J'on se représente ici
l'ensemble de nos vices et de nos rites sacrés), mais il nous fallut les
conditions d'impuissance d'une prison pour nous en rapprocher froi-
dement.
Mais le vin qui, de cette façon, nous montait à la tête à la Bastille, ne
perdit nullement, pour nous éclairer le pouvoir de nous enivrer.
(Comment d'ailleurs à la vérité naissante manquerait· il l'éclat poé-
tique sans lequel il n'est pas humainement de totalité?) L'affabula·
tion mythique se lia spontanément à ce qui dévoilait à la fin le fond
de tous les mythes. Il n'y eut pas moins qu'une révolution - et le
bruit des portes de la Bastille enfoncées - pour nous livrer au hasard
du désordre le secret de Sade: auquel le malheur permit de vivre ce
rêve (dont l'obsession est l'âme de la philosophie) : l'unité du sujet et
de l'objet. Blanchot disait justement de Sade qu'il avait" su faire de sa
prison l'image de la solitude de l'univers », mais que cette prison, ce
monde, ne le gênait plus en ce qu'il en avait" banni et exclu toutes les
créatures", Ainsi la Bastille où Sade écrivait était un creuset où les
limites des êtres étaient détruites par le feu d'une passion qu'exaspé-
rait l'impuissance.
Mais Sade en consumant les autres se consumait lui-même. Rien
n'est plus vrai, ni plus lourd, qu'une proposition de Paulhan,
Notes 183

concluant l'introduction des Infortunes. Le secret de Sade résiderait


en ceci qu'il fut masochiste. Paulhan écrit (p. XLIII) : "Justine ", l'inno-
cente victime d'innombrables libertins, « c'est lui ». Il est sûr que, s'il
fut souvent sadiqul:, les témoignages du procès d'Aix le montrent
néanmoins fervent du vice contraire. En vérité l'on ne saurait conce·
voir un vice sans l'autre. La psychanalyse l'admet, se fondant sur
l'observation. Il ne servirait en effet de rien d'annihiler l'o~jet si le
sujet, saisi d'émulation, ne s'en prenait à son tour à lui·même. C'est
qu'il s'agit d'adéquation et. d'unité: tout doit hurler, se déchaîner en
cris, dans le monde qu'est, comme un creuset, la chambre d'Éros. La
vie n'affleure qu'à la limite où elle se dérobe. Où que nous nous tour·
nions. ce qui est n'apparaît que hors de soi. Mais cette vérité ne nous est
donnée que nous mêlant. Il y a dans l'envers qu'est le fond des choses
tant d'horreur, de lourdeur que nous n'y pouvons accéder, en tous les
sens des mots (raturé dans Corr.), que chassés à coups de fouet. Tel est
le secret maudit de Sade, à la pleine découvertè duquel il ne parvint
que dans la prison. Disons ici qu'il en fut exalté: il ne s'arrêta qu'il
n'ait porté les choses au sommet (on ne saurait ajouter même une
pierre à l'édifice qu'est l'œuvre de Sade); mais en même temps
effrayé :jamais il ne représente rien qu'invivable, impossible (ses héros
répugnent). Pau!han a dit: "Justine, c'est lui. " Disons la même chose
en d'autres mots: « La conscience, c'est lui.» La conscience, au sens
de lucidité. Après Sade, nous pouvons savoir ce que nous sommes.
Une vérité, peut·être, ne nous a pas encore atteints, mais elle nous
domine: la. passion nous lie au divin moment où l'être est anéanti. Mais
Sade n'aurait encore énoncé cette vérité qu'à demi s'il ne lui avait
donné par son testament la preuve de sa fidélité dernière: celle d'un
silence définitif - auquel aucun homme jamais ne se voua plus par·
faitement (Corr . . entièrement).

Page 97.

PRO li SI

1. Nous disposons pour ce texte de deux états antérieurs à sa reprise en


chapz'tre dans La Littérature et le Mal:
Crit. o' Une note parue dans Critique (nO 62, juillet 1952, p. 641·647,
.. Vue d'ensemble" sous le tz'tre LA VÉRITÉ ET LA JUSTICE. Rédzgé il
l'occasion de la publication de Jean Santeuil, cette note était
suivie (p. 647·648) du compte rendu de ce texte posthume de
Proust que nous reproduisons ci·dessous.
Mso Le manuscrit de La Littérature et le Mal (Boite 3, XliI, J.rJ 100-
119, paginé par Batat'lle de l à 19.
184 lA littérature et le mal

Voici le texte du compte rendu:


MARCEL PRousT,jean Santeuil. Préface d'André Maurois. Galli-
mard, 1952, 3 vol. in·l6.
Quand des chapitres tirés duJean Santeuil parurent en premier lieu
dans La Table Ronde, il était difficile de ne pas être déçu par des
ébauches très maladroites, où nous retrouvions bien des éléments for-
mels de la Recherche, mais sans rien qui opérât, qui ouvrît un infini
de perspectives mouvantes, en un mot sans que s'établît la
.. communication ». De la Recherche au lecteur, passe un courant
furtif, intime et doux, qui gagne la complicité: Jean Santeuil nous
informe parfois des mêmes faits, mais n'agit pas: ces faits, nous les
apercevons maintenant tels qu'un écrivain froid et pressé les étale, ils
ne nous touchent jamais, nous n'en tirons qu'une évidence pénible.
celle de l'impuissance de l'auteur. Il y avait dans la divulgation de ces
premières pages, de quoi justifier la réaction de ceux qui
demandèrent: .. fallait·i1 publier cette œuvre abandonnée, selon
l'apparence destinée à la destruction? ,.
Il ne me semble pas qu'en l'absence d'instructions éCrites, le parti
pris de refuser le livre au public fût de quelque façon justifiable. Il y a
dans la mort un total abandon, au-delà duquel une sorte de hasard
fait passer au domaine commun ce qui subsiste du domaine privé:
sans parler du caprice d'héritiers lout-puissants, ce- qui décide alors
- en l'absenc~ de l'auteur - eSlla curiosité des lecteurs possibles, à
la disposition desquels tout est tombé. Un simple doute sur les défini-
tives intentions de Kafka a permis la publication du Procès et du Châ-
teau. Autant qu'un autre, j'imagine la rage de l'auteur à l'idée d'une
œuvre manquée, de toute façon inachevée, offerte néanmoins à la
risée. Mais s'il n'a pas clairement et formellement manifesté ce senti-
ment, nul n'est en droit d'en préjuger. Ce qu'un écrivain - homme
public - ne sut pas lui-même dérober de privé à la curiosité de la
multitude appartient à la multitude. L'humanité entière retrouve à la
mort un droit de regard qu'elle abandonne pendant la vie, mais pro-
visoirement, et sans oublier jamais que tout ce qui est humain, même
privé, est de son ressort. Le public s'il le veut laissera jean Santeuil
tomber, mais les éditeurs étaient libres de fonder leur décision sur
une prévision opposée. Tout indique qu'ils avaient raison.
Non seulement les extraits décevants de La Table Ronde ont un
intérêt malgré tout, mais ils ne donnent certes pas la mesure deJean
Santeuil, qu'à prendre dans l'ensemble, il faudra bien tenir pour ce
qu'il est: un livre à bien des égards admirable.
Il ne semble d'ailleurs pas que ces ébauches auraient gagné d'être
reprises. Tout le récit était sans doute mal commencé, dans un cadre
rigide, où Proust ne pouvait trouver l'incomparable aisance qui ouvre
la subtile communication de la Recherche_ Les données de l'observa-
tion n'y sont pas encore vraiment noyées dans l'observation, elles se dis-
tinguent encore de celui qui observa, ne faisant pas corps avec lui.
Notes 185

Nous devons faire, après coup, le travail: c'est nous qui devons noyer
les images tirées du récit, les rendant à la vie dont la maladresse
novice de l'auteur les détachait. Ce n'est pas facile, mais la connais·
sance familière de la Recherche nous aide, et il est douteux que
l'auteur lui·même y fût parvenu, s'il n'avait d'abord abandonné un
texte où les choses se raidissaient, en raison d'une forme banale.
reçue de la tradition.
Cela est vrai, même de la totalité de Jean Santeuil. Pourtant de
moins en moins à mesure que se développe le récit. C'est probable·
ment l'intérêt le plus grand du livre, où nous trouvons en forme
d'esquisse tout le début de la Recherche, de nous montrer peu à peu
se faisant cette méthode qui est comme l'anéantissement de l'objet
dont il est parlé dans le sujet qui parle, et dans la délivrance de ce
sujet. Un passage débutant dans le style le plus raide (III, p. 298:« Le
duc de Réveillon avait demandé àJean d'aller voir pour lui M. Sylvain
Bastelle, le célèbre écrivain, membre de l'Académie française ») noulS
donne probablement l'aspect le plus précis de la naissance de cette
méthode, qu'est exactement la «recherche". "De plus en plus le
devoir se présentait à ses yeux comme l'obligation de se consacrer
aux pensées qui à certains jours envahissaient en foule sa pensée. Ou
plutôt il n'aurait pas pu dire que c'étaient proprement des pensées,
mais un certain charme qu'il trouvait en lui·même, d'une certaine
sorte qu'il essayait plutôt de conserver que d'approfondir. De
conserver jusqu'au moment où, assis dans une chambre où personne
ne pouvait le déranger, il fallait alors découvrir cette pensée qui lui
était seulement apparue voilée dans une vague image, soit une
chaude après·midi dans un parc avec des iris sortant d'un bassin à
J'ombre, soit une pluie froide tombant sur la ville, soit ... » Maisje n'ai
pas songé, en quelques lignes, à faire plus que donner, pour
commencer, le plus vague aperçu de cette œuvre surgie tardivement
de la mort. de caisses laissées au garde· meuble.
2. Les intertitres, à l'exception du dernier qui a dû être ajouté sur
épreuves, sont un rajout de Ms.
3. Crt't. et Ms. : l'éprouvent un sentiment étrange.
4. Cr#. : Je lis dans un livre des plus dignes d'attention: " C'est

Page 98.
1. Crie: aux enm;rons de 1900. Aujourd'hui. nous voyons que les
choses ne sont pas si claires. Nous avons peut·être la même passion,
mais nous ne savons que trop bien qu'à mettre en avant ce qu'elle
exige. nous éveillerons des sentiments mêlés. Il n'en serait pas moins
naïf de croire nouvelles ces difficultés devant lesquelles nous sommes
souvent désemparés.
2. Cn't. : de l'z'mportance dans le cœur de Proust, au moins de
Proust jeune, des questions enjeu dans la politique.
3. Crit. : sur le plan de la polz'tique, innocent... D'avertis, de roués de
186 lA littérature et k mal

la politique, nous ne pouvons rien tirer de si frappant A la fin, Proust


tomba dans une sorte d'indifférence
100.
1. Cril : Mais revenant du temps où ces oppositions avaient leur
fraîcheur, la voix de Jean - qui. déchiré, ne peut céder à l'affection
qu'il garde à son ami - conclut avec une ingénuité que le cours des
choses souligne aujourd'hui:
2. Dans Crit. l'alinéa commence ainsi : Mais il n'est que trop certain.
nous ne pouvons nous laisser prendre tout à fait à ces sentiments et
nous moquer de nous·mêmes et des autres, disant que seules
comptent la vérité et lajustice. Nous le savons, ce serait une comédie:
qui s'étonnera de voir dans le volur.le suivant. Proust. plus sincère,
assurer:
3. Cm: est d'un cynisme abominable. Ms : d'un cynisme pénible.
Page 101.
1. Crie. : C'est qu'en dépit de nos scrupules, de notre loyauté et de
notre désintéressement. nous devons aussi être souverains: on pour·
rait même dire, si je ne la donnais à propos d'une histoire un peu
foUe, que mon explication est minable ...
Page 102.
l. Crit: menacé et même, s'il y avait hésitation, eUe serait celle d'un
être timoré, elle serait intimement corrompue par une indéniable
veulerie.
2. Dans Cril., la fin du paragraPhe est différente: L'idée de lois
devant être observées, et maintenues par une crainte superstitieuse,
retire en effet sa force à une vérité morale qui doit être voulue et non
reçue. Même, en un sens contraire, l'érotique doit aimer la règle qu'il
enfreint. Et si j'aime la vérité, si je hais le mensonge, il me fau
éprouver la force de cet amour en mentant. si je surmonte une fois
sans trembler mon insurmontable horreur de mentir.
3. Ce paragraPhe provient d'un autre article de Critique (U Marcel
Prowt et la mère profanée ", nO 7, décembre 1946) qui était GOnsacré,
entre autres, à l'étude du Docteur André Fretet citée à la page suivante.

Page 10'.
1. Ms. : mouvement grossier,

Ms. : Prowt, voulant jouir davantage,


2. Ms. : le Bien, que le bonheur
le renvoie à cette note, raturée: Je n'ai pu, dans le
de cet ouvrage, envisager séparément le Mal qu'est l'irrégularité
érotique et ce qu'il est possible de nommer le Mal en soi. Mais, provi-
Notes 187

soirement, je voudrais souligner que le Mal en soi est le mieux


incarné dans l'érotisme. S'il s'agit du Mal égoïste, il est insignifiant
tant que ne s'y mêle pas la perversité (qui se retrouve toujours, à la fin).
4. Ms. : d'équivalence de tout ce qui est.
Page 107.
i. Ms. : la racz'ne du Mal. Mais ce principe est digne d'attention:
c'est la morale avare qui fonde
2. Cet alinéa est différent dans Crit. ; nous le reproduisons
La misère de la morale est d'être incessamment compromise avec la
faiblesse: non celle en vérité qui résulte de l'imprudence, du
désordre, de l'excès, mais la faiblesse de la prudence, de l'ordre
maladif ou de l'avarice. Il y a une morale des avares - morale tradi·
tionnelle, morale bourgeoise - que fonde l'accord de la justice et de
la police, la justice tempérant la brutalité qu'elle emploie. Le para·
doxe de la justice est qu'elle se lie intimement à la punition avare
alors que le premier mouvement en est donné dans la rectitude géné·
reuse de cekli qui ne veut rien de plus que son dû et qui accourt près
des victimes de l'i.justice. Sans cette générosité profonde, comment
la justice pourrait-elle
3. Crit. et Ms . .' serait-elle TOUT ce qu'elle est
4. Ce deuxième alinéa a aussi été ~ par rapport à Crit. qui
donnait: Si' elle ne s'affirrrw.z't généreusement contre la lâcheté que
serait le mensonge. La vérité serait ce dont je parle, si elle ne méritait
d'être opposée au mensonge, c'est·à·dire à la lâcheté de tous les
autres.Je crois d'ailleurs que la grande passion de la vérité et de lajus·
tice est souvent éloignée de ces positions où leur cri glissant est celui
de la foule politique. Justice ne doit·elle pas être rendue d'abord à
cette part irréductible en nous qui veut que même nous pleurions,
que nous connaissions la violente extase des larmes, quand nous
savons que tout l'opprime et se ligue pour la réduire. Si l'homme
n'avait pas au fond de lui cette terrible grandeur, ce sacré, pourquoi
faudrait·i1 nous soucier de lui et de l'atteinte que d'autres lui portent,
plus que s'il était un lièvre ou un chien. Sinon pour l'intérêt sordide.
il n'y aurait que faire de justice ou de vérité dans un monde d'auto·
mates intelligents. C'est seulement
5. Crit. : l'affreuse peinture
Page 108.
1. Crit. : C'est que la vérité, comme lajustice, si elle le calme,
ne se livre nue qu'aux violents.
2. Ms. : Si cet enfer de l'égarement (et de l'étroitesse) et le ciel de
'immensité ne se retrouvent enfin, comment
3. La note de Critique se termine différemment: massacré les
agents ... ,. Mais comme la passion se donne cours ici dans le cadre
wrtueux d'un monde qui est politique (au lieu de chercher comme
188 La littérature et le mal

ailleurs une extrême mesure du possible), il dut voir aussitôt tout


s'appesantir, comprendre qu'une lutte dont la règle est de nier
l'humanité de l'ennemi est toujours en partie la dérision de la raison
de lutter. C'est pourquoi il ajoutait: ..... sans songer que ces agents,
odieux pour lui parce qu'ils étaient plus forts et devaient rire de leur
coup. étaient aussi à leurs heures faibles devant la mort de leur fille
ou le coup de couteau qu'un voleur leur plante dans le cœur,.. Propos
de bonne femme ... Sans doute. mais le sage, en définitive, n'est-il pas
l'homme qui se trouve à l'aise dans l'esprit de l'être le plus simple?

Page 109

KAI-'KA

J. Rappelons que cette étude S'Ur Kafka a été, sam doute en 1956,
retiTée par Bataille du manuscrit de La Souveraineté (cf. O.C., VIII,
Notes, p_ 593 et (21). Nous disposom pour ce texte de trois états anté-
rieurs ci sa parution dam La Littérature et le Mal:
Crit . L'article intüulé FRANZ KAFKA 1 DEVANT LA 1 CRITIQUE COMMUNISTE,
publié dam Critique, 71° 41 (octobre 1950, p. 22-36) à l'occast'on
des deux ouvrages suivants: - Michel Carrouges, Franz Kafka,
Labergerie, 1949, in-l0, 164 p., portrait (collection fi Contacts JO).
- Franz Kafka, La Muraille de Chine et autres récits, traduit
de l'allemand par J. Cam've et A. Vialatte, Gallimard, 1950;
in-16. 281 p. (collection ft Du Monde entier »).
Corr_ : L'e:templo,ire de cet article com'gé par Bataille (Env. 166, paginé
de 22 ci 36).
Ms. : Des fragments du manuscrit pour La Souveraineté (Boite J, XIII.
Ir 120-124, J pages numérotées 276, 290, 291) ; S'UT une page
blanche Bataille a lo,issé une note renvoyant, " pour la partie qui
manque de l'étude sur Kafka ", ci Corr.
A ces états, il faut ajouter di:t feuillets non clllssés (Env. 42,.r.r 1-10)
qui rassemblent les notes d'un premier brouillon que voici :
Joseph K. et l'arpenteur sont des êtres
souverains, incapables de s'interdire une attitude
souveraine. Ils ne s'arrêtent à rien, ne
s'interdisent rien. Mais leur sentiment est
douloureux à l'égard des inévitables violations
auxquelles leur souveraineté les entraîne. Il ne
faut pas écrire" culpabilité» : ce sentiment est
douloureux, il diffère peu de celui d'un coupable,
et pourtant à mesure qu'il approche
Notes 189

de la culpabilité il s'en distingue. Il n'est


pas de lu i·même un défi, mais la part d'
inévitable défi qui est en lui le distingue
de la culpabilité. Sans doute le
une courte
biographie
en particulier, scandale enfantin à la barbe
du père
Vain de chercher à innocenter (Carrouges
p. 76 et 77)
Essai d'évasion ou prendre congé
(p. 85)
primat
de l'immédiateté car il Ya défi et finalement

- Souveraineté J[ournal] I[ntime] p. 184


en bas de p.
- Refus de combattre le père et de prendre
L'enfant
suppose le
travail du père sa place, car prendre sa place serait perdre le
caractère enfantin (cf. p. 85)
minorité spirituelle par rapport à Dieu. KI
p.32
il ya mort retour au père (p. 144) plutôt
que la succession. Sinon ce serait lafoUe.
- Ce qui trompe sur le caractère enfantin est la
cf. la tristesse. En réalité, il y ajoie,J.I. p. 203
gaieté et 220. cf. Carrouges p. 109 et la
de Nietzsche question du Verdict, p. 100 à 103
lecture restreinte?
Mais - le communisme de Kafka, cf. p. 57
ceux qui lisent l'œuvre de Kafka et s'en imprè·
gnent
qu'elle séduit voués à subir le sort deJoseph K.
physionomie d'adolesœnt
Ainsi le thème de l'enfance
se poursuit dans la littérature, mais
il faut encore préciser.
En tant que littérateur, Kafka s'est tenu
à l'attitude de l'enfance non seulement
ce qu'il se disait uniquement capable de
littérature, ce qui, pour son père homme actif
pratique était un
enfantillage, mais en ce que les thèmes de
sa littérature a) poursuivirent l'histoire
190 La littérature et le mal

de l'enfant ou du jeune homme auquel on ne pou·


'liait permettre de
s'abandonner à une vaine activité sans utilité donc
b) sont eux·mêmes enfantins en ce qu'ils ne lient
pas leur sens. Si l'on dit de la litt. de Kafka
qu'elle est absurde...
L'essentiel, Je caprice, qui est seul
souverain, contre le travail, l'efficacité, mais
comme l'a écrit Blanchot, même absolu, l'art est
sans droit contre l'action
Personne plus que Kafka, ni plus clairement..
n'a manifesté l'impuissance du souverain. Sa
nostalgie
est d'appartenir à un monde dont la souveraineté
donnée du dehors serait incontestable. incon-
testée et puissante.
question du passage sur Moïse: renvoi à l'œuvre
évasion hors de la sphère paternelle
c'est le maintien de l'enfantillage
ce qu'il ya d'enfantin dans le monde
intellectuel. d'insoutenable.
il se peut que cela constitue l'humain.
raction détermine l'enfantin
le facétieux, le rire.
Kafka fait de l'enfantillage
une interrogation majeure et il
manifeste le caractère enfantin
de tout ce qui est humain hors l'action.
mais l'action suppose le possible
c'est dans les limites du possible qu'il
n'est pas l'impossible. L'enfant
suppose le travail du père.
évasion hors de la sphère paternelle
c'est toujours l'action
ce qui est curieux est qu'à la fin Kafka,
meurt. Car celui qui est contre l'action sait qu'il
a tort et qu'il sera vaincu. Il s'annule, il retourne
à rien, non sans avoir lutté.
c'est alors que la question se forme
l'œuvre de Kafka n'aurait·elle pas un sens
prophétique.
Naturellement, du point de vue des communistes
l'œuvre est mauvaise. S'il est inopportun
Notes 191

peut·être d'aller jusqu'à la brûler, du moins


en faut·il réduire la lecture. Mais enfin
elle a ce sens: ceux qui la lisent
qu'elle séduit, qui sont irréductibles au
communisme ne sont·i1s pas voués par elle
à subir le sort de Joseph K.
abandon de la généralité
La pensée de Kafka s'exprime en une sorte
de démontage de son objet, qui est en même
temps démontage
d'elle·même en tant que machine à démonter
t'objet.
Elle se dévisse, elle est le contraire d'un discours
dont la cohérence est elle·même le premier objet.
Elle ressemble à une foule dont chaque individu
monterait fièvreusement sur les épaules d'un
autre,
et sans fin, non évidemment pour élever quelque
belle pyramide mais dans un mouvement de fuite
et comme pour en venir le plus vite possible au
moment où l'équilibre se perdant l'échafaudage
insensé s'écroulera.
En un sens tout à fait précis (limité),
la parole de Georg Bendemann
en mourant s'adresse à l'impersonnalité
du monde de l'action, cependant objet
de l'agressivité première (de la souveraineté).
Avant cela le texte de la préface auJ.!.
Avant cela le texte sur Moïse
Le principe de la compréhension
des interdits, c'est un sentiment d'impuissance
dernière (qui s'oppose chez N[ietzsche] à la
vol[onté) de puiss[ance] elle· même).
La souveraineté: « A partir d'un certain
point il n'y a plus de retour. C'est ce point
là qu'il faut atteindre" p. 248.J.I. Considéra·
tions.5.
"Essai d'évasion hors de la
«Ce serait donc à la mort que je me confierais.
Reste d'une croyance. Retour au Grande
journée de réconciliation ... J.1 .•
La souveraineté :J.1., p. 184 plus
Ce n'est pas Nietzsche qui explique Kafka, c'ellt
plutôt l'inverse.
192 La lütérature et le mal

Le verdict, c'est la même chose, mais


à l'égard ~u père. LA JOIE. cf Nietzsche
LA GAIETE
Cependant, il y a cette logique, la
-souveraineté est la particularité, la particularité
est la culpabilité (l'autobiographie). La
particularité c'est l'obligation d'avoir de
la puissance et d'abandonner pour elle
la souveraineté, mais sans puissance, il
faut lâcher la particularité. Il y a la mort
de J'individu et la mort tout court.
2. Cril. : un sujet bizarre:
3. Cril. : d'autant plus drôle (Corr. : provocante)
4. Cril. : qui l~uraient préparée et lui auraient donné un sen
clair:
5. Cril. : comme le dit Michel Carrouges (p. 7).
6. Cril. : époque ",_je ne répondis pas en son temps (en généraI I~
réponse à une enquête me semble demander du temps, peut-être de
années.... surtout si elle est bizarre, surtout si eHe intéresse au plUl
haut point). Mais il faut dire que l'auteur lui-même aurait été surprit
d'entendre formuler l'enquête, car entre ceux qui ne furent ja~ah
pris de l'envie de brûler ses livres, il fut le plus enragé. Il ne le fut pal
tout à fait sans flottement. Cela va de soi : ces livres, tout d~bord, il les
Icrivit.
7. Crie. : Jen parle aujourd'hui parce qu'à la longue, je pense que
l'idée de brûler Kafka - fût-ce un projet en l'air, une boutade -, de
la part des communistes était logique - et même - exceptionnel-
lement logique.
Page 110.
1. Les sous-titres, à l'e:ccept'ion du premier quifigurait dans une pq,ge
de Ms., sont un rajout de Corr.
2. Cril. : Mais quand la littérature, ce qu'il voulait, lui refusa la satis-
faction attendue, nul ne peut dire qu'il s'y installa.
3. La phrase est de Co,". ; dans Crit., àsa plo.ce, on lit: Kafka semble
bien être mort sans le moindre espoir.
4. Crie. : dans l'eau, un point de l'espace dans J'univers (en effet.
c'est toujours potsr une vie humaine qu'existe le but).
109.
1. Crie. : radicalement que la seule raison
2. Cril. : - en même temps. cela prend d'une si
le contre·pied de l'attitude communiste (c'est contraire aux
soucis politiques en général, mais c'est aux antipodes d'une
radicale en la matière) voulant que rien ne compte tant qu'une révo-
lution n'a pas eu lieu -, qu'il faut y regarder
Notes 193

Page 112.

1. Cril. : coucher. 1> On tirerait aisément de là une assez bonne défi·


nition de la littérature ... Kafka dz't Plus ZOZ'1'/,
Page 113.
1. CriC. : avec le principe (Corr. : avec l'essence, la particularité) de
son être.
2. Crt't. : Spontanément Kafka vivait, mais puén1ement, comme
3. Cn't. : l'activité sordide.
Page 114.
1. Cn·t. : il voulut se maintenir, sinon exclusivement, du moins par
principe, dans la puén'Uté
Page 115.
1. Crie. : pour lui, sinon de prendre d'emblée la place du père, du
moins
Page 116.
1. Cne. : l'existence impossible en fait, possible
2. Cne. : semblable à ce qu'il combattit: l'action en vue d'une terre
promise (celle·ci fût-elle l'établissement ou la continuation d'une
famille), la contrainte en vue de cette action.
Page 117_
1. Cne. : A la capricieuse souveraineté dont je parle s'oppose il est
vrai l'idée d'un caractère minable, et sans contrepartie, de l'univers
de Kafka. Kafka n'a pas en principe évoqué une vie capricieuse. mais
paralysée. et même encore misérable aux moments les plus capri.
cieux. L'érotisme
Page 118.
1. en't, : d'en mourir, De toute façon ce n'est pas le résultat de la
lutte auquel il associe l'idée de joie: la joie qu'il se donne en luttant
n'attend rien.Je transcris
2. La Phrase est de Corr. ; dans Cn·t. : Peut-être, sur un fond
d'ennui, obscur et même terne, l'éclair semblera't-il éblouissant.
P~ge 119.
1. Cril. : qu~' aùmt la vertu
Page 120.
1. Cn't. : de la joù~. C'est le suicide sournois qui arrache à la plati·
tude et achève de rendre folle cette circulation affairée. C'est l'éclair
dont le vide fait tourner la tête, qui ouvre un monde mort, renversé, à
la cruauté de l'extase.
194 La littérature et le mal

2. Crie . .' la punz"tg'on, c'est le mqyen de trouver la joie.


3. Cn·t. : Rien n'est moins paradoxal que ces collusions du plaisir
et de la mort, mais le plaisir
4. La note est un rajout de COTT.

Page 122.
i. Cn·t. : a peut·être le pouvoir, dévoilé, d'éclairer une œuvre en
principe lugubre et obscure.
2. Cn·t . .' Le vivant irréductible dut refuser ce qu'accepte le mou-
rant, qui peut seul accorder sans avoir;} s'humilier la plâne
Page 123.
1. Cn·t. : pseudo-justz'ce ». Ceci pourrait être en porte à faux: Kafka
voulut·il vraiment mettre en cause des institutions données? Ce n'est
pas sûr et surtout il se déroba si essentiellement aux responsabilités et
aux soucis qui sont à la base des institutions, que, s'il le fit, cela ne
pouvait toucher cette réalité·d, bourgeoise ou non, en tant qu'elle est
fondée sur l'intérêt réel. On veut bien qu'à la rigueur, il ait incriminé
Dieu, la cause première ... Mais encore l'a·l·il fait dans les limites que
j'ai précisées. Carrouges
2. Crit. : Carrouges se moque: comment éviter de voir ici que l'idée
même
3. Cn!. .' sur le plan où s'agite l'humanité commune, active, vivant.
chacun pour soi, aux tins de sa propre terre promise.
4. Cn!. : la seule raison et ne voit, en principe, dans les valeurs tra·
ditionnelles, où s'affirment parfois la vie luxueuse, inutile, qu'enfan-
tillage - ou dissimulation de l'intérêt particulier.
5. La fin de l'article ayant été remaniée, nous la reproduisons: Ainsi.
jusqu'à nouvel ordre le communisme admet l'attitude souveraine de
l'enfant comme une forme mineure, évidemment intolérable chez
l'adulte, où elle n'a de sens que la survie d'une particularité bour·
geoise et méprisable.
Dans un monde socialiste, cette particularité doit être supprimée. Il
est donc nécessaire de définir entre l'humeur puérile et indéfen-
dable, où Kafka, écrivain adulte, fonda sa particularité, une incompa-
tibilité dernière avec la raison communiste. Il faudrait affirmer sans
réticences: le communisme est par essence une négation accomplie.
au contraire de Kafka.
Mais (d'aucune façon, cc mats stupide ne pourrait être écarté) Kafka
lui·même accorde cette négation, il est cette négation. Ce n'est pas le
hasard qui engagea des communistes à reprendre un projet de Kafka
lui·même, qui parla le premier de brùler son œuvre. Si l'on m'a bien
compris, l'on verra dans mon affirmation autre chose qu'une ironie
des plus comiques. Il impork peu du point de vue que j'introduis de
savoir si les communistes ont ou non raison, mais l'on ne saurait
maintenant poser le problème de la souveraineté sans poser ces deux
Notes 195

termes parfaitement opposés, Kafka et le communisme, - un déni de


la terre promise, qui, pour nier plus entièrement, avoue qu'il a
tort -, et la volonté rigoureuse de tout subordonner à sa conquête.
Ces propositions d'ailleurs sont moins paradoxales qu'il ne
semble: on verra finalement que, dans l'ensemble, les problèmes reli·
gieux convergent vers celui du moment souverain, dont ils procèdent
d'ailleurs. Quoi qu'il en soit, si l'on veut, comme Carrouges le tenta,
situer Kafka sur le plan religieux, il est vain - et forcé - de le
ramener aux préoccupations ordinairement définies sous ce nom. En
son principe l'effort de Carrouges est inévitable. Carrouges le
continue, il sera poursuivi. Qui nierait un caractère essentiellement
religieux de l'œuvre de Kafka? Mais rien n'est possible qu'à cette
condition, transposer les problèmes en des termes absolument neufs.

1. Trois états précèdent la parution de ce texte en chapitre:


Crt"t. : L'article intitulé JEAN·PAUL SARTRE 1 n L'IMPOSSIBLE 1 RÉVOLTE 1 DE
JEAN GENET, paru en deux temps dans les numéros 6' (octobre
1952, p. 819-832) et 66 (novembre 1952, p. 946·961) de Critique,
à l'occasion des ouvrages suzmnts: - Jean-Paul Sartre, Saint
Genet 1 Comédien et martyr, Gallimard, 1952, in-8°, 579 p.,
(<< Œuvres complètes de Jean Genet », t. 1)
- Jean Genet, Œuvres complètes III 1 Notre-Dame des Fleurs
1Le Condamné à mort 1Miracle de la rose 1Un chant d'amour,
Gallimard, 1951, In-8°, 405 p.
- Jean Genet, Journal du voleur, GaIUmard, 1951, in-16,
297 p.
Corr. : L'exemplaire de cet article com'gé par Bataille (Env. 160 l, f.r
1·}4 et Env. 160 lI,f,F }.5·30).
Ms. : Le manuscrit incomPlet du chapitre de La Littérature et le Mal
(Boite 3, XlII, f.r 125 à 137, paginé par Bataille de 17 à 22, puis
de 35 à 41 bis), en partie dactylographié. Pour les pages quz' man-
quent Bataille a laissé une note renvoyant à Corr. Le Ms.
commence quelques lIgnes avant le paragraPhe z'ntitulé L'im·
passe d'une transgression illimitée.
2. Les sous·titres - à l'exception de celw'-ci qui n'y figure pas -- sont
un rajout de Corr.
Page 126,
J. Crit. " mais aussi une négativité agressive, un mouvement préci·
pité que le ressassement accentue, qui rend l'assurance tranchée plus
pénible.
196 La lz"ttérature et le mal

2. Dans Crit., cette note en bas de page (raturée dans Corr.) : En ce


sens il complète le tableau donné dans L'Homme révolté de Camus.
L'un et l'autre livre envisagent l'effort de l'homme actuel pour sur-
vivre à la servitude morale que la société moderne lui propose. Mais
L 'Homme révolté n'a pas l'allure dégagée dt: Saint Genet.
3. Crit. : accuse ce trait de caractère.

Page 127.
1. Crit. : à tous les yeux cet écrivain admirable...
2. Dans Crt't., le mot renvoyait à cette note en bas de page, ratu.rée
dans Corr. : Ce n'est pas par hasard que ceux de mes amis au juge-
ment desquels je me remets le plus volontiers ont la même réaction
que moi. Sartre pense que, si François Mauriac a parlé hostilement de
Genet, c'est que Genet est un grand écrivain, ce que n'est pas Mauriac.
Cela montre seulement que Sartre. parfois, répond au souci de
frapper, non à celui de voir. Si Mauriac a parlé contre Genet, c'est que
le sens même de Genet est lié au fait d'avoir Mauriac contre lui. Si
Mauriac s'était simplement tu, c'est que Genet n'aurait pas réussi à le
faire parler, protester, comme il en a eu l'intt'ntion implicitement. Le
goût littéraire n'est pas en cause. Ceux de mes amis auxquels je fais
allusion n'ont pas les mêmes raisons de juger mal que Mauriac.
3. Crit. : façon déraisonnable de voir
4. CrÜ. : l'znvestigatz'on la Plus loz'ntazne, la plus ouverte qu'un

Page 128.
l. Crz't. : morale qu'il avait reçu tous les dons de la sensibilité et de
l'intelligence.
2. Crit. : fi'èrement (la fierté corrompnlit la pureté de l'abjection).
Page 129.
1. Crit. : n'eu.rent d'autre sens que l'abjection.
2. Ont. : se démontre en une sorte de désordre divin. Il y a

Page 130.
1. Crit. : Mais Sartre n'est pas tenu par la singulière pudeur de
Genet, qui en évite généralement la magnitïcence, ou la dissimule par
une comédie.
2. Crit. : séparé de l'affirmation plus sale de Genet:
3. Crit. : de ce rapprochement expriment l'indiftërence relative de
Sartre

Page 131.
1. Crie. : l'assassin condamné à mort.
2. Crit. : Sévzlle ", cette bravade est frêle, elle est trop tendue, c'est
,.me rage gaie, mais impuissante.
Notes 197

3. Cril. : invisible ..... Et l'on ne saurait dénier un mouvement qui


entraîne à cette représentation allégorique de la mise à mort du
condamné: « On
4. Cril. : de gravité ... mais toujours baroque et un peu sucré. Voga
Page 133.
1. Crit. : que J'amour et le mysticisme
2. Cril. : la police, à ses yeux, c'est encore un peu la pègre, elle est
.. démomaque,
3. Cr#. : Bien entendu Genet ne cherche pas l'autorité
Page 134.
1. Crit. : l't'nt€"dit, l'infraction est également le principe de la sou-
veraineté et de la sainteté, au sens où Genet veut l'entendre.
2. Cril. : l'anéantissement: archaïquement c'est le domaine du mal.
3. Crü. : une représentatz'on paradoxale, inversée
Page 135.
1. Crit. : une majesté plus terrifiée.
2. Cn"t. : z'mpardonnable, absolument, rien

Page 136.
1. Crit. : Harcamone est appelé à se dissoudre en littérature de mau-
vais aloi;
2. Cril. : Dans cette impasse, il me semble qu'il a trouvé, en l'espèce
d'Armand, l'épreuve la plus ruineuse, mais il ressort de toute façon
qu'il avait cherché l'impossible et Sartre y insiste longuement. Je mon·
trerai la misère achevée qui résulta, pour Genet, d'avoir admis la
.. morale .. d'Armand, mais je dois, tout d'abord, représenter la diffi·
cuité générale rencontrée, selon Sartre, dans la recherche du Mal'
.. Le méchant

Page 137.
1. Le passage qui suit est Plus bref dans Cn·t. : abstraite. Nous pou-
vons prendre l'interdit de la nudité comme il est - nous pouvons
même y tenir et craindre l'indécence; cela ne s'oppose pas toujours à
la volonté que nous avons de faire le mal en dénudant. Dès lors, le
Bien qu'est la décence est justement- ce que Sartre juge absurde-
la raison même que nous avons de faire le Mal, nous n'avons de
plaisir à faire le mal que dans la mesure où c'est une indécence, un
mal mineur. Cet exemPle ne peut être
2. Crit. : refuse. Ils ne laissent la place à l'irrégularité qu'en second
Heu, Genet, lui, veut toute la place. L'argumentatt'on de Sartre
3. Cette discussion sur le Péché a été publiée dans ce tome VI des
O. C. où l'on trouvera, à la page 343, l'z'nterven#on de Sartre à laquelle
Bataille faz't allusion.
198 La littérature et le mal

Page 118,

1. en't, : commence et il n'est plus d'abjection nouvelle qui en


puisse sortir le criminel mystique: il ira dès lors du forfait sans autre
raison que le forfait au calcul
2, Après un astérisque, la première livraison de Critique se terminait
.rur ces lignes " Ce jugement s'atténue du fait que la servilité n'est pas
moins inhumaine que l'affaissement. Mais cela ne saurait retenir de
montrer que la littérature issue de ce mensonge n'est pas ce qu'y
voient Sartre et ses amis: on nous propose un affaissement sans vérité
et sans force, que dissimule une poésie clinquante ou les jeux d'une
provocation désespérée, Mais voici trente ans que nous sommes
rompus il des insolences décevantes ... L'intérêt de Genet est ailleurs, il
est plus profond, plus territiant, il est assez grand pour nous garder
de nous laisser prendre. La partie de Sartre elle·même est lourde, et
elle est assez rudement engagée pour commander de la suivre au·delà
des facilités.
Page 139.
1. Crit . . en l'espèce de l'œuvre, de celui qui parle aussi bien que de
celui qui écoute.
2. Crie. : (qui toutefois aurait pu clairement dissocier de Mallarmé,
en eut conscience, cet universel primat de la communication sur
êtres qui communiquent) :
3. La phrase est un rajout de Ms,
4. Crie, : en chose ». Je ne vois pas ce que veut dire une manière de
parler qui me semble arbitraire. S'il y a communication
5. Cn't. : en communz'cation, Sinon il n'y a pas de communication.
De toute
6. Dans Crie. la note est plus courle : l'objectirn:té ». Je ne puis que
souscrire à cette formule, mais je ne puis voir pour autant dans ce qui
suit qu'un rapprochement mal fondé,
Page 140.
1. Crit. : de glissement possible: il faut dire, avec la fermeté néces·
saire s'il n'est pas de discussion recevable, que l'opération sacrale ou
la poésie sont communication ou rien.
2. Cn~. : n'est ni sacrale
3. Crit. : n'a nullement
en't, : mais s'il le désire il peut aussi bien s'en moquer.
5. Cn't, : Ce n'est pas choquant puisque alors on peut dire qu'il se
de lui·même : mais précisément, ceci laisse entrevoir le vague,
l'Hu'p'rt:;l!n l'informe où se défont les meilleurs mouvements de

6. Cn~, : avec laquelle il aurait parlé sans être le moins du monde


assuré, l'indifférence même avec laquelle il nous abuserait. Nous
Notes

Page 141.

1. Cril.· comme le royaume où


2. Cril. : mais s'il y a de sa part création littéraire, au sens où la litté-
rature partidpe de la poésie, du sacré.
3. Cril. " mais mou, ne pouvant
4. Crit. 'l'auteur d'anéantir en lui
Page 142.
1. Crit. : connaît, englués de sottise servile.
2. Crit. : l'emportera sur ces mouvements asservis dont, obligatoire-
ment, elle
3. Crit. : oblique, avec une prétention embarrassante. un peu
risible)
4. Cril. " de la l:~térature, que d'aucuns jugeront lourdes, qui a la
vulgarité d'un principe valable universellement. que
5. Crü. : de Genet n'est pas plus servile que bien d'autres et Genet
lui·même est soudeux
6. Crie. " L 'œuvre de Jean Genet est la grande gesticulation énervée
d'un homme maladroit, ombrageux
Page 143.
1. Crie . .. mais ne transportent jamais.
2. Crit. " des bijoux faux, elle
3. Crit. : recours amusé aux
4. Crit. " prestiges mesquins de
5. Crit. : n'a influencé que mollement le travail
6. Crt't. : le désir l'incita cependant aux audaces les plus malheu·
reuses.
7. Crit. : civilisation- domestication dans son essence - est d'une
part
8. Cn·t. : chercher: notre démarche a toujours en effet la pesanteur
de l'homme, qui aliène lourdement à son profit les objets qu'il se pro-
pose (il subordonne aux fins utiles jusqu'à ses dieux, jusqu'à ces
célestes souverains, que pourtant

Page 144.
1. Cn·t. : asservi, et, comme la bête de somme, domestiqué)
2. Crit. : en définitive le souverain n'a pour lui, et encore le hégé·
lianisme pourrait-Hie contester, que le royaume
3. Crit. : souverain. Toutefois cela ne supprime pas la différence
entre les moments où la chance nous porte et, d'une manière divine,
illumine l'existence en nous des lueurs furtives, mais souveraines, de la
communication, et ces moments de pesante disgrâce où la la
souveràineté n'a qu'un sens, nous permettre de saisir ce qui nous en
sépare. A cet égard, il est certain que l'attitude de Genet, soucieux de
200 La littérature et le mal

4. Ont. : maladresse chez l'érudit qu'affolent les titres de noblesse et


chez le misérable avide de scandale subtil écnVant
Page 145.
l. Cn·t. : l'apparence reconnue comme vérité marqua l'histoire.
2. Crie. : des rois de France ou des grands d'Espagne qui l'imposent
profondément.
3. Cn·t. : communiquer, d'autre part il a souligné ces achoppements
qui sont, me semble·t·il, autant d'aspects d'une incommunicabilité
(qui est sa misère fermée). Il sait Genet condamné
4. Crit. : mais le sens de son livre est clair. Genet est justifié

Page 146.
l. Cn't . .. que Sartre a en vue. Sartre a certainement raison de mar
quer la tendance à la destruction où la vérité de consommation se
révèle. Il cite Marc Bloch
2. Cril. : faite, non sans parcimonie, à la détente
3. Cril. : subordonné, comme le libre au servile. Aussi bien ce qui est
souverain peut être tenu pour condamnable. Contre quoi Sartre
n'aurait peut·être rien à dire. Mais ce qui est libre '1
4. Cn·t. : insoutenable et odieuse, ne
5. Cn·t. : parfois. Ici la productivité est la fin désirable, s'opposant
au gaspillage, mais plus loin, la société productive envisagée à travers
le temps" flaire un péril obscur" dans les représentations théâtrales ..
Sartre y voit dès lors une" société de fourmis ».
6. La note est un rajout de Corr.

Page 147.
1. Cn·t. : concevable. Je ne puis m'accorder néanmoins à cette
manière de penser pour la raison que le caractère conventionnel-
lement condamnable des consommations qu'aucune productivité ne
motive semble lui·même "servile,.: la condamnation n'est qu'un
moyen d'asservir entièrement la possibilité humaine en une chaîne
sans fin, d'où jamais plus rien de souverain ne pourrait sortir. Sartre
évidemment niera
2, Cn't. : une valeur extrême, sans en avoir reconnu
3. Cette note est un rajout de Ms.
Page 148.
!. Cn·t. : cette verie dont Sartre ignore le caractère les
richesses, les embûches et les ressources, est celle
Page 149.
1. Crit. : forte qui est première.
2. Crz't. : objectif de l'activité.
Notes 201
Page 150.

1. C'n't. : étonner " à ce point, il n'y a nulle différence entre l'éton-


nement et le scandale ... Mais nous
2. CnE, : tels -- c'est sinon une conscience qui s'endort. une
conscience au moment où elle cesse d'être une conscience. Le passage
3. Cnt, : fulguration, déchirante, dépouillée de ce quz'
4. Cne, : qui, simplement et soudain, délivre les consciences
5. Cdt, : les autres, de toute autre contemplation que cette inintelli-
gibilité impénétrable qui
6. Cn't, : et dans la communicabilité de leur contenu immédiat,
par·delà leur contenu personnel, particulier et toujours facile à
dérober. Il va de soi que l'activité
7. Cn't. : déchirante, ce qu'elle est d'ailleurs en vertu de l'exigence
qui lui appartient)
Page 151.
1. Cdt. : ou l'effon pour convaincre que Sartre
2. Crit. : l'obscénité ou à l'excrétion publique, au meurtre
Page 152.
1. Crit. : constitue (nous avons vu plus haut que l'expérience du
Mal, que l'action criminelle donnait à Genet cette place singulière
oc au·dessus de l'essence »). Cela
2. Ms, : L'Homme et le Sacré, ce chef·d'œuvre essentiel est consacré
tout entier à l'exposé de cette théorie (en particulier le chapitre IV:
.. Le sacré de transgression: théorie de la fête,.). Voz'r l'exposé
3. Cet article de Critique est intz'tulé «Qu'est-ce que l'histoire
universelle , lb
Page 153.
1. Cn't. : ce qui enlise Genet dans l'indifférence à travers laquelle
rien ne nous parvient, venant de lui, s'adressant à mieux qu'à notre
goût d'une monstruosité obscène, pleinement sensationnelle et
méprisante, tz'ent à
2. Cn:t. : au fond du cul de basse fosse de sa méft'ance.
3. Crit, : n'vé à l'égoïsme, à l'opposition de soz'·même
4. Cdt, : souveraineté, c'est·à·dire la révolte contre la nécessité,
contre la loi.
Page 154.
1. en't, : celu.i dont le désir solitaire de la souveraineM est devenu traD
hison de la souveraineté, une révolte figée, qui n'est révolte qu'aux fins
de la contemplation de la révolte comme un objet, et qui n'a même
plus, finalement, le pouvoir de se reconnaître comme révolte.
Avant-propos 9

EMILY BRONTË

L'érotisme est l'approbation de la vie jusque dans


la mort 12
L'enfance. la raison et le Mal 13
Emily Brontë et la transgression 16
La littérature. la liberté et l'expérience mystique 20
La signification du Mal 24

BAUDELAIRE

L'homme ne peut s'aimer jusqu'au bout s'H ne se


condamne 27
Le monde prosaïque de l'activité et le monde de
la poésie 31
La poésie est toujours en un sens un contraire de
la poésie 35
Baudelaire et la statue de l'impossible 38
La signification historique des « Fleurs du Mal» 40

MICHELET

Le sacrifice 50
maléfice et la messe noire 54
Le Bien, le Mal, la valeur et la vie de Michelet 57

WILLIAM BLAKE

La vie et l'œuvre de William Blake 59


La souveraineté de la poésie 63
La mythologie de Blake interprétée par la psy-
chanalyse de Jung 65
La lumière jetée sur le Mal: « Le Mariage du Ciel
et de l'Enfer» 67
Blake et la Révolution française 72
SADE

Sade et la prise de la Bastille 78


La volonté de destruction de soi 82
La pensée de Sade 83
La frénésie sadique 88
Du déchaînement à la conscience claire 91
La poésie du destin de Sade 95

PROUST

L'amour de la vérité et de la justice et le socia-


lisme de Marcel Proust 97
La morale liée à la transgression de la loi morale 100
Lajouissance fondée sur le sens criminel de l'éro-
tisme 102
Justice, vérité et passion 106

KAFKA

Faut·il brûler Kafka? 109


la Terre promise et la société révolution-
naire 10
La parfaite puérilité de Kafka 111
Le maintien de la situation enfantine 113
L'univers joyeux de :Franz Kafka 117
L'heureuse exubérance de l'enfant se retrouve
dans le mouvement de liberté souveraine de la
mort 121
Justification de l'hostilité des communistes 122
Mais Kafka lui-même est d'accord 124

GENET

Genet et l'étude de Sartre sur lui 125


La consécration sans réserve au Mal 127
La souveraineté et la sainteté du Mal 129
Le glissement à la trahison et au Mal sordide 133
L'impasse d'une transgression illimitée 136
La communication impossible 138
L'échec de Genet 143
Consommation improductive et société féodak 145
La liberté et le Mal 147
La communication authentique, l'impénétra
bilité de tout «ce qui est» et la souverainett.
trahie 148
La souveraineté trahie 151

Notes 155
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE
LE COUPABLE
SUR NIETZSCHE
SOMME ATHÉOLOGIQUE
LE COUPABLE suivi de L'ALLELUIAH
ŒUVRES COMPLÈTES
1. PREMIERS ÉCRITS, 192~n940 : Histoire de l'œil - L'Anus
solaire - Sacrifices - Articles. (Présentation de Michel Foucault.)
Il. ÉCRITS POSTHUMES, 1922·1940,
m. ŒUVRES UTTÉRAIRES : Madame Edwarda - Le Petit
- L'Archangélique - L'Impossible - La Scissiparité - L'Abbé C.
- L'Être indifférencié n'est rien .- Le Bleu du ciel.
IV. ŒUVRES LITTÉRAIRES POSTHUMES: Poèmes - Le Mort
- Julie - La Maison brûlée .- La TOOlbe de Louis XXX- Divinus
Deus - Ébauches.
V, LA SOMME ATHÉOLOGIQUE, 1 : L'Expérience intérieure
- Méthode de méditation - Post·scriptum 1953 - Le Coupable
- L'AUeluiah.

VI. LA SOMME ATHÉOLOGIQUE, Il : Sur Nietzsche - Mémo-


randum - Annexes.
VU. L'Économie à la mesure de l'univers - La Part maudite - La
Limite de l'utile (Fragments) - Théorie de la religion - Confé·
rences 1947·1948 - Annexes.

VIII. L'Histoire de l'érotisme - Le Surréalisme au jour le jour - Confé·


rences 195H953 - La Souveraineté - Annexes.
IX. Lascaux ou La Naissance de l'art .- Manet - La Littérature et le mal
- Annexes.
X. L'Érotisme - Le Procès de Gilles de Rais - Les Larmes d'Éros.
XI. Articles l, 1944-1949.

XII. Articles Il, 1950-196:1.


THÉORIE DE LA RELIGION (Collection «Tel »).
DANS LA COLLECTION FOLIO / ESSAIS

349 Robert Castel: Les métamorphoses de la question so-


ciale (Une chronique du salariat).
350 Gabriel Marcel: Essai de philosophie concrète.
351 J.-B. Pontalis : Perdre de vue.
352 Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant: Lettres créoles.
353 Annie Cohen-Solal : Sartre 1905-1980.
354 Pierre Guenancia : Lire Descartes.
355 Julia Kristeva: Le temps sensible (Proust et l'expé-
rience littéraire).
357 Claude Lefort: Les formes de l'histoire (Essais d'an-
thropologie politique).
358 Collectif: Narcisses.
359 Collectif: Bisexualité et différence des sexes.
360 Werner Heisenberg: La nature dans la physique con-
temporaine.
361 Gilles Lipovetsky : Le crépuscule du devoir (L'éthique
indolore des nouveaux temps démocratiques).
362 Alain Besançon: L'image interdite (Une histoire intel-
lectuelle de l'iconoclasme).
363 Wolfgang Kôhler: Psychologie de la forme (Introduc-
tion à de nouveaux concepts en psychologie).
364 Maurice Merleau-Ponty: Les aventures de la dialectique.
365 Eugenio d'Ors: Du Baroque.
366 Trinh Xuan Thuan : Le chaos et l'harmonie (La fabri-
cation du Réel).
367 Jean Sulivan : Itinéraire spirituel.
368 Françoise Dolto: Les chemins de l'éducation.
369 Collectif: Un siècle de philosophie 1900-2000.
370 Collectif: Genre et politique (Débats et perspectives).
371 Denys Riout: Qu'est-ce que l'art moderne?
372 Walter Benjamin: Œuvres 1.
373 Walter Benjamin: Œuvres II.
374 Walter Benjamin: Œuvres Ill.
375 Thomas Hobbes: Léviathan (ou Matière, forme et puis-
sance de l'État chrétien et civil).
376 Martin Luther: Du serf arbitre.
377 Régis Debray: Cours de médiologie générale.
378 Collectif: L'enfant.
379 Schmuel Trigano: Le récit de la disparue (Essai sur
l'identité juive).
380 Collectif: Quelle philosophie pour le XXle siècle?
381 Maurice Merleau-Ponty: Signes.
382 Collectif: L'amour de la haine,
383 Collectif: L'espace du rêve.
384 Ludwig Wittgenstein: Grammaire philosophique.
385 George Steiner: Passions impunies.
386 Sous la direction de Roland-Manuel: Histoire de la
musique l, vol. 1. Des origines à Jean-Sébastien Bach.
387 Sous la direction de Roland-Manuel: Histoire de la
musique l, vol. 2. Des origines à Jean-Sébastien Bach.
388 Sous la direction de Roland-Manuel: Histoire de la
musique Il, vol. 1. Du XVIlle siècle à nos jours.
389 Sous la direction de Roland-Manuel: Histoire de la
musique II, vol. 2. Du XVIlle siècle à nos jours.
390 Geneviève Fraisse: Les deux gouvernements,' la fa-
mille et la Cité.
392 J.-B. Pontalis: Ce temps qui ne passe pas suivi de Le
compartiment de chemin de fer.
393 Françoise Dolto: Solitude.
394 Marcel Gauchet : La religion dans la démocratie. Par-
cours de la lai'cité.
395 Theodor W. Adorno: Sur Walter Benjamin.
396 G. W. F. Hegel: Phénoménologie de l'Esprit, 1.
397 G. W. F. Hegel: Phénoménologie de l'Esprit, Il.
398 D. W. Winnicott: Jeu et réalité.
399 André Breton: Le surréalisme et la peinture.
400 Albert Camus: Chroniques algériennes 1939-1958
(Actuelles Ill).
401 Jean-Claude Milner: Constats.
402 Collectif: Le mal.
403 Schmuel Trigano : La nouvelle question juive (L'avenir
d'un espoir).
404 Paul Valéry: Variété III, IV et V.
405 Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand
Saint-Sernin: Philosophie des sciences, l.
406 Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand
Saint-Sernin: Philosophie des sciences, Il.
407 Danilo Martuccelli : Grammaires de ['individu.
408 Sous la direction de Pierre Wagner: Les philosophes
et la science.
409 Simone Weil: La Condition ouvrière.
410 Colette Guillaumin: L'idéologie raciste (Genèse et lan-
gage actuel).
411 Jean-Claude Lavie : L'amour est un crime parfait.
412 Françoise Dolto: Tout est langage.
413 Maurice Blanchot: Une voix venue d'ailleurs.
414 Pascal Boyer: Et l'homme créa les dieux (Comment
expliquer la religion).
415 Simone de Beauvoir: Pour une morale de l'ambiguïté
suivi de Pyrrhus et Cinéas.
416 Shihâboddîn Yahya Sohravardî: Le livre de la sagesse
orientale (Kitâb Hikmat al-Ishrâq).
417 Daniel Arasse : On n'y voit rien (Descriptions).
418 Walter Benjamin: Écrits français.
419 Sous la direction de Cécile Dogniez et Marguerite
Hari: Le Pentateuque (La Bible d'Alexandrie).
420 Harold Searles: L'effort pour rendre ['autre fou.
421 Le Talmud: Traité Pessahim.
422 Ian Tattersall: L'émergence de ['homme (Essai sur
l'évolution et l'unicité humaine).
423 Eugène Enriquez: De la horde à l'État (Essai de psy-
chanalyse du lien social).
424 André Green: La folie privée (Psychanalyse des cas-
limites).
425 Pierre Lory : Alchimie et mystique en terre d'Islam.
426 Gershom Scholem: La Kabbale (Une introduction.
Origines, thèmes et biographies).
427 Dominique Schnapper: La communauté des citoyens.
428 Alain: Propos sur la nature.
429 Joyce McDougall: Théâtre du corps.
430 Stephen Hawking et Roger Penrose : La nature de l'es-
pace et du temps.
431 Georges Roque: Qu'est-ce que l'art abstrait?
432 Julia Kristeva : Le génie féminin, l. Hannah Arendt.
433 Julia Kristeva : Le génie féminin, Il. Melanie Klein.
434 Jacques Rancière : Aux bords du politique.
435 Herbert A. Simon: Les sciences de l'artificiel.
436 Vincent Descombes: L'inconscient malgré lui.
437 J ean-Yves et Marc Tadié : Le sens de la mémoire.
438 D. W Winnicott: Conversations ordinaires.
439 Patrick Pharo: Morale et sociologie (Le sens et les
valeurs entre nature et culture).
440 Joyce McDougall : Théâtres du je.
441 André Gorz : Les métamorphoses du travail.
442 Julia Kristeva : Le génie féminin, Ill. Colette.
443 Michel Foucault: Philosophie (Anthologie).
444 Annie Lebrun: Du trop de réalité.
445 Christian Morel: Les décisions absurdes.
446 C. B. Macpherson: La theorie politique de l'individua-
lisme possessif
447 Frederic Nef: Qu'est-ce que la métaphysique?
448 Aristote: De l'âme.
449 Jean-Pierre Luminet: L'Univers chiffonné.
450 André Rouillé: La photographie.
451 Brian Greene: L'Univers élégant.
452 Marc Jimenez : La querelle de l'art contemporain.
453 Charles Melman: L'Homme sans gravité.
454 Nûruddîn Abdurrahmân Isfarâyinî: Le Révélateur des
Mystères.
455 Harold Searles : Le contre-transfert.
456 Le Talmud: Traité M oed Katan.
457 Annie Lebrun: De l'éperdu.
458 Pierre Fédida: L'absence.
459 Paul Ricœur: Parcours de la reconnaissance.
460 Pierre Bouvier: Le lien social.
461 Régis Debray : Le feu sacré.
462 Joëlle Proust: La nature de la volonté.
463 André Gorz : Le traître suivi de Le vieillissement.
464 Henry de Montherlant: Service inutile.
465 Marcel Gauchet : La condition historique.
466 Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde.
467 Christian Biet et Christophe Triau: Qu'est-ce que le
théâtre?
468 Trinh Xuan Thuan: Origines (La nostalgie des com-
mencements).
469 Daniel Arasse : Histoires de peintures.
470 Jacqueline Delange : Arts et peuple de l'Afrique noire
(Introduction à une analyse des créations plastiques).
471 Nicole Lapierre: Changer de nom.
472 Gilles Lipovetsky : La troisième femme (Permanence
et révolution du féminin).
473 Michael Walzer : Guerres justes et injustes (Argumen-
tation morale avec exemples historiques).
474 Henri Meschonnic: La rime et la vie.
475 Denys Riout: La peinture monochrome (Histoire et
archéologie d'un genre).
476 Peter Galison: L'Empire du temps (Les horloges
d'Einstein et les cartes de Poincaré).
477 George Steiner: Maîtres et disciples.
479 Henri Godard: Le roman modes d'emploi.
480 Theodor W. AdornolWalter Benjamin: Correspon-
dance 1928-1940.
481 Stéphane Mosès: L'ange de l'histoire (Rosenzweig,
Benjamin, Scholem).
482 Nicole Lapierre: Pensons ailleurs.
483 Nelson Goodman : Manières de faire des mondes.
484 Michel Lallement : Le travail (Une sociologie contem-
poraine).
485 Ruwen Ogien: L'Éthique aujourd'hui (Maximalistes
et minimalistes).
486 Sous la direction d'Anne Cheng, avec la collabora-
tion de Jean-Philippe de Tonnac: La pensée en Chine
aujourd'hui.
487 Merritt Ruhlen : L'origine des langues (Sur les traces
de la langue mère).
488 Luc Boltanski: La souffrance à distance (Morale
humanitaire, médias et politique) suivi de La présence
des absents.
489 Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun: Qu'est-ce que
la politique?
490 G. W. F. Hegel: Leçons sur l'histoire de la philosophie.
491 Collectif: Le royaume intermédiaire (Psychanalyse, lit-
térature, autour de J.-B. Pontalis).
492 Brian Greene: La magie du Cosmos (L'espace, le
temps, la réalité: tout est à repenser).
493 Jared Diamond : De l'inégalité parmi les sociétés (Essai
sur l'homme et l'environnement dans l'histoire).
494 Hans Belting: L 'histoire de l'art est-elle finie? (His-
toire et archéologie d'un genre).
495 J. Cerquiglini-Toulet, F. Lestringant, G. Forestier et
E. Bury (sous la direction de J.-Y. Tadié) : La littéra-
ture française: dynamique et histoire 1.
496 M. Delon, F. Mélonio, B. Marchal et J. Noiray,
A. Compagnon (sous la direction de J.-Y. Tadié) : La
littérature française: dynamique et histoire II.
497 Catherine Darbo-Peschanski: L'Historia (Commen-
cements grecs).
498 Laurent Barry: La parenté.
499 Louis Van Delft: Les moralistes. Une apologie.
500 Karl Marx: Le Capital (Livre I).
501 Karl Marx: Le Capital (Livres II et III).
502 Pierre Hadot: Le voile d'Isis (Essai sur l'histoire de
l'idée de Nature).
503 Isabelle Queval: Le corps aujourd'hui.
504 Rémi Brague: La loi de Dieu (Histoire philosophique
d'une alliance).
505 George Steiner: Grammaires de la création.
506 Alain Finkielkraut: Nous autres modernes (Quatre
leçons).
507 Trinh Xuan Thuan : Les voies de la lumière (Physique
et métaphysique du clair-obscur).
508 Marc Augé : Génie du paganisme.
509 François Recanati: Philosophie du langage (et de l'es-
prit).
510 Leonard Susskind: Le paysage cosmique (Notre uni-
vers en cacherait-il des millions d'autres?)
511 Nelson Goodman: L'art en théorie et en action.
512 Gilles Lipovetsky : Le bonheur paradoxal (Essai sur la
société d'hyperconsommation).
513 Jared Diamond: Effondrement (Comment les sociétés
décident de leur disparition et de leur survie).
514 Dominique Janicaud: La phénoménologie dans tous
ses états (Le tournant théologique de la phénoménolo-
gie française suivi de La phénoménologie éclatée).
515 Belinda Cannone: Le sentiment d'imposture.
516 Claude-Henri Choum'd : L'oreille musicienne (Les che-
mins de la musique de l'oreille au cerveau).
517 Stanley Cavell: Qu'est-ce que la philosophie améri-
caine? (De Wittgenstein à Emerson, une nouvelle Amé-
rique encore inapprochable suivi de Conditions nobles
et ignobles suivi de Status d'Emerson).
518 Frédéric Worms: La philosophie en France au xxe siècle
(Moments).
519 Lucien X. Polastron: Livres en feu (Histoire de la des-
truction sans fin des bibliothèques).
520 Galien: Méthode de traitement.
521 Arthur Schopenhauer: Les deux problèmes fondamen-
taux de l'éthique (La liberté de la volonté -- Le fonde-
ment de la morale).
522 Arthur Schopenhauer: Le monde comme volonté et
représentation J.
523 Arthur Schopenhauer: Le monde comme volonté et
représentation II.
524 Catherine Audard: Qu'est-ce que le libéralisme?
(Éthique, politique, société).
525 Frédéric Nef: Traité d'ontologie pour les non-philo-
sophes (et les philosophes).
526 Sigmund Freud: Sur la psychanalyse (Cinq confé-
rences).
527 Sigmund Freud: Totem et tabou (Quelques concor-
dances entre la vie psychique des sauvages et celle des
névrosés).
528 Sigmund Freud: Conférences d'introduction à la psy-
chanalyse.
529 Sigmund Freud: Sur l'histoire du mouvement psycha-
nalytique.
530 Sigmund Freud: La psychopathologie de la vie quoti-
dienne (Sur l'oubli, le lapsus, le geste manqué, la super-
stition et l'erreur).
531 Jared Diamond: Pourquoi l'amour est un plaisir
(L'évolution de la sexualité humaine).
532 Marcelin Pleynet: Cézanne.
533 John Dewey: Le public et ses problèmes.
534 John Dewey: L'art comme expérience.
535 Jean-Pierre Cometti: Qu'est-ce que le pragmatisme?
536 Alexandra Laignel-Lavastine : Esprits d'Europe (Autour
de Czeslaw Milosz, Jan Patocka, [stan Bibô. Essai sur
les intellectuels d'Europe centrale au xxe siècle).
537 Jean-Jacques Rousseau: Profession de foi du vicaire
savoyard.
538 Régis Debray : Le moment fraternité.
539 Claude Romano: Au cœur de la raison, la phénomé-
nologie.
540 Marc Dachy: Dada & les dadaïsmes (Rapport sur
l'anéantissement de l'ancienne beauté).
541 Jean-Pierre Luminet: Le Destin de l'Univers (Trous
noirs et énergie sombre) 1.
542 Jean-Pierre Luminet: Le Destin de l'Univers (Trous
noirs et énergie sombre) II.
543 Sous la direction de Jean Birnbaum : Qui sont les ani-
maux?
544 Yves Michaud: Qu'est-ce que le mérite?
545 Luc Boltanski: L'Amour et la Justice comme compé-
tences (Trois essais de sociologie de l'action).
546 Jared Diamond: Le troisième chimpanzé (Essai sur
l'évolution et l'avenir de l'animal humain).
547 Christian Jambet: Qu'est-ce que la philosophie islamique?
548 Lie-tseu: Le Vrai Classique du vide parfait.
549 Hans-Johann Glock: Qu'est-ce que la philosophie ana-
lytique?
550 Helène Maurel-Indart: Du plagiat.
551 Collectif: Textes sacrés d'Afrique noire.
552 Mahmoud Hussein: Penser le Coran.
553 Hervé Clerc: Les choses comme elles sont (Une initia-
tion au bouddhisme ordinaire).
554 Étienne Bimbenet: L'animal que je ne suis plus.
555 Sous la direction de Jean Birnbaum : Pourquoi rire?
556 Tchouang-tseu: Œuvre complète.
557 Jean Clottes : Pourquoi ['art préhistorique?
558 Luc Lang: Délit de fiction (La littérature, pourquoi?).
559 Daniel C. Dennett : De beaux rêves (Obstacles philo-
sophiques à une science de la conscience).
560 Stephen Jay Gould: L'équilibre ponctué.
561 Christian Laval: L'ambition sociologique (Saint-Simon,
Comte, Tocqueville, Marx, Durkheim, Weber).
562 Dany-Robert Dufour: Le Divin Marché (La révolu-
tion culturelle libérale).
563 Dany-Robert Dufour: La Cité perverse (Libéralisme
et pornographie).
564 Sander Bais: Une relativité bien particulière ... précédé
de Les équations fondamentales de la physique (His-
toire et signification).
565 Helen Epstein: Le traumatisme en héritage (Conversa-
tions avec des fils et filles de survivants de la Shoah).
566 Belinda Cannone : L'écriture du désir.
567 Denis Lacome: De la religion en Amérique (Essai
d'histoire politique).
568 Sous la direction de Jean Birnbaum: Où est passé le
temps?
569 Simon Leys : Protée et autres essais.
570 Robert Damton: Apologie du livre (Demain, aujour-
d'hui, hier).
571 Kara Andrieu: La justice transitionnelle (De l'Afrique
du Sud au Rwanda).
572 Leonard Susskind : Trolls noirs (La guerre des savants).
573 Mona Ozouf : La cause des livres.
574 Antoine Arjakovsky : Qu'est-ce que l'orthodoxie?
575 Martin Bojowald : L'univers en rebond (Avant le big-
bang).
576 Axel Honneth : La lutte pour la reconnaissance.
577 Marcel Gauchet: La révolution moderne (L'avène-
ment de la démocratie 1).
578 Ruwen : L'État nous rend-il meilleurs? (Essai
sur la liberté politique).
Impression CP] Bussière
à Saint-Amand (Cher), le 6 septembre 2013.
Dépôt légal: septembre 2013.
1 er dépôt légal dans la collection: novembre 1990.
Numéro d'imprimeur: 2004975.
ISBN 978-2-07-032607-5./Imprimé en France.

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