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Le conflit social

Michel Wieviorka
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, France

résumé De nombreuses approches en sciences sociales ou bien refusent ou minimisent l’importance du


conflit dans la vie collective ou bien y substituent une vision spencérienne de la lutte sociale. Entre ces
deux extrêmes, il existe un vaste espace pour envisager le conflit comme une relation, ce qui le distingue
des conduites de guerre et de rupture. La sociologie propose diverses manières de distinguer des modalités
variées de conflit social. La question n’est pas seulement théorique, elle est aussi empirique et historique :
ne sommes-nous pas passés, dans un certain nombre de pays au moins, de l’ère industrielle dominée par
un conflit social structurel opposant le mouvement ouvrier aux maîtres du travail à une ère nouvelle
dominée par d’autres types de conflits aux orientations nettement plus culturelles ? Quel que soit le type
d’analyse, la notion même de conflit doit être nettement distinguée de celle de crise même si concrètement
les deux coexistent dans la réalité sociale.
mots-clés action ◆ conflit social ◆ crise ◆ lutte de classes ◆ mouvements sociaux ◆ violence

Le conflit social au cœur de la vie


collective ?
De nombreuses approches des sciences sociales insis- comme chez Ludwig Gumplowicz (1883) qui parlait
tent sur la totalité que constitue une société, sur son de la « lutte des races ».
unité politique que l’Etat peut souvent incarner, sur Et en refusant d’épouser l’un ou l’autre de ces deux
son unité culturelle et historique à laquelle renvoie types de visions, du moins dans ce qu’elles présentent
couramment l’idée de Nation. Elles s’intéressent aussi de plus extrême, en choisissant de se tenir à distance
à la communauté que constitue une société, au lien aussi bien des approches qui nient ou minimisent le
social, à l’intégration de ses membres, à leur socialisa- conflit que de celles qui valorisent la concurrence et le
tion. Elles peuvent encore décrire la société comme un « struggle for life », il est possible de repérer une tradi-
ensemble stratifié de couches sociales, image que com- tion sociologique, relativement diversifiée, qui
plète l’idée de mobilité sociale, ascendante ou ascen- s’efforce de donner une place importante au concept
dante. Le propre de ces diverses approches est de de conflit. C’est ainsi que Randall Collins, « the
minimiser ou d’ignorer le conflit, c’est-à-dire la rela- strongest contemporary advocate of conflict theory »
tion antagonique entre deux ou plusieurs acteurs. (Anderson, 2007 : 662) a pu parler d’une « conflict
Dans leurs variantes les plus extrêmes, et les plus tradition » allant de Machiavel et Hobbes à Marx et
idéologiques, ces approches vont jusqu’à réduire la vie Weber (Collins, 1975). Machiavel et Hobbes, à le
sociale à la quête de l’ « harmonie », comme on le suivre, ont ouvert la voie en s’intéressant aux luttes
constate dans certains textes de la sociologie chinoise pour le pouvoir. Et Marx, toujours selon Randall
contemporaine, d’inspiration confucéenne. Collins, a proposé un ensemble de principes qui
D’autres approches, au contraire, placent la lutte apporteraient les bases d’une « conflict theory of stra-
au cœur de l’analyse de la vie sociale. Les plus radicales tification » – ce qui est une formulation très dis-
en proposent alors des représentations social-darwin- cutable. Car s’il est arrivé à Karl Marx de décrire la
istes ou spencériennes. Et sans emprunter nécessaire- société comme faite d’un empilement stratifié de
ment cette voie, certaines analyses n’hésitent pas à classes sociales (jusqu’à sept dans Les luttes de classe en
développer l’idée d’ethnies ou de races en conflit, France – Marx distingue alors l’aristocratie financière,

Sociopedia.isa
© 2010 The Author(s)
© 2010 ISA (Editorial Arrangement of Sociopedia.isa)
Michel Wieviorka, 2010, ‘Le conflit social’, Sociopedia.isa, DOI: 10.1177/205684601055

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Wieviorka Le conflit social

la bourgeoisie financière, la bourgeoisie com- La plupart des penseurs sociaux qui traitent du
merçante, la petite bourgeoisie, la paysannerie, le conflit en font une catégorie qui comporte des
prolétariat, le lumpenprolétariat), il a surtout parlé dimensions normatives, ou qui incluent un juge-
de lutte de classes et d’un conflit central propre aux ment de valeur. D’un côté, certains, sans en nier
sociétés capitalistes où s’opposent le prolétariat l’existence et s’aveugler sur sa réalité empirique, ou
ouvrier et les maîtres du travail. historique, y voient un élément négatif, une patholo-
L’idée de stratification sociale fait de la société gie. Il en est ainsi, notamment, pour Talcott Parsons,
une juxtaposition de couches sociales, elle ne nous et pour bien d’autres sociologues s’inscrivant ou non
dit rien d’une éventuelle relation conflictuelle entre dans sa ligne fonctionnaliste : « Parsons, écrit Lewis
elles, elle est éloignée de l’idée d’antagonisme, de Coser, was led to view conflict as having primarily
conflit, et bien plus proche de celle de mobilité, disruptive, dissociating and dysfunctional conse-
ascendante ou descendante, les individus étant alors quences. Parsons considers conflict primarily a ‘dis-
définis en fonction de leur appartenance à une ease’ » (Coser, 1956 : 21) ; on peut penser également
couche et de leur maintien, ou de leur sortie de cette qu’un des pères fondateurs de la sociologie, Emile
couche, par le haut ou par le bas. Il est néanmoins Durkheim, était plus sensible aux dimensions
possible de passer de l’idée de stratification à celle de inquiétantes du conflit, qu’à sa capacité à contribuer
conflit, en considérant que la première exprime le au progrès ou à l’intégration sociale. Et d’un autre
second et que sous les strates sociales on trouve des côté, d’autres sociologues font du conflit sinon un
acteurs pris dans des relations de domination. C’est élément positif, un facteur de progrès et de
ainsi que la sociologie marxiste (Poulantzas, 1977) dynamisme, du moins une forme normale de la vie
des années 60 et 70 a parfois décrit les sociétés con- sociale, un type d’interaction assurant le change-
crètes en considérant différentes couches sociales, ce ment, ou bien encore le fonctionnement de la
qui renvoie à une pensée de la stratification, tout en société.
s’interrogeant sur la place de telle ou telle couche, la Cette remarque permet de préciser les bornes qui
petite bourgeoisie par exemple, dans la polarisation délimitent l’espace du concept de conflit. A une
conflictuelle entre classe ouvrière et capital. extrémité, la place du conflit est limitée, et jugée en
De son côté, toujours selon Randall Collins, Max termes négatifs, par ceux qui, d’Emile Durkheim à
Weber aurait souligné l’existence de multiples divi- Talcott Parsons, s’intéressent à la société définie
sions de classe et mis l’accent sur le contrôle des avant tout comme un ensemble intégré de normes,
moyens matériels de violence. de rôles et de valeurs ; et à une autre extrémité,
La littérature sociologique des années 60 et 70 a lorsque la société est analysée comme la résultante
fréquemment opposé les conceptions du conflit chez nécessairement changeante de la concurrence et de
Marx et chez Weber. Ainsi, Marx met le conflit pro- luttes sans merci aboutissant à une sélection
prement social, la lutte des classes, au cœur de la vie naturelle, il n’y a pas davantage de place pour le con-
collective, là où Weber s’intéresse davantage à flit, et bien plutôt pour des conduites de prédation,
d’autres formes de lutte, religieuses, ethniques par de violence, de guerre civile ou de rupture – la pen-
exemple. Marx s’intéresse à la propriété des moyens sée de Herbert Spencer, ou le darwinisme social ne
de production et à l’exploitation du prolétariat ouvri- relèvent pas d’une théorie du conflit social.
er, là où Weber s’intéresse plutôt à la bureaucratie et Un auteur particulièrement important, ici, est
à la rationalisation de la société. Marx croit conce- Georg Simmel, qui avec ce thème du conflit exerça
vable une société débarrassée du conflit une fois une profonde influence sur la sociologie américaine,
assurée l’émancipation du prolétariat ouvrier, Weber qu’il s’agisse de Robert Park et des sociologues dits de
est sceptique, et ne croit pas à la disparition du con- Chicago ou, plus tard, de Lewis Coser, qui s’en est
flit, etc. inspiré pour proposer une théorie fonctionnaliste du
Certaines approches considèrent donc qu’une conflit et en souligner les diverses fonctions, et les
société est d’autant mieux intégrée qu’elle sait valeurs positives : le conflit, pour Lewis Coser, assure
empêcher ou minimiser le conflit social, tandis que le maintien d’un groupe, sa cohésion, à l’intérieur
d’autres postulent au contraire, comme chez Marx, des frontières qui sont les siennes, il empêche que
qu’il constitue le moteur de la vie sociale – pour lui, certains de ses membres ne le quittent, il « may con-
l’histoire des sociétés, en général, est celle des luttes tribute to the maintenance, adjustment or adapta-
de classes, et s’il s’est intéressé en priorité aux sociétés tion of social relationships and social structures »
industrielles, son mode d’approche vaut aussi pour (Coser, 1956 : 151).
les sociétés marchandes ou paysannes : « l’histoire de Georg Simmel a proposé une analyse originale du
toute société jusqu’à nos jours n’a jamais été que conflit, puisque d’un côté, il le place au cœur de la
l’histoire de la lutte de classes », écrit-il dans le vie sociale, et que d’un autre côté, il y voit une source
Manifeste du Parti communiste (1848). fondamentale d’unité de la société, et même il le

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valorise en expliquant qu’il contribue à la sociali- bombes atomiques larguées sur Nagasaki et
sation des individus, et à la régulation de la vie Hiroshima par l’aviation américaine pendant la
collective : « une fois que le conflit a éclaté … il est Seconde Guerre mondiale sont aussi des messages
en fait un mouvement de protection contre le dua- qui indiquent bien qu’une certaine communication,
lisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte donc une relation, n’est pas exclue. Pour d’autres
d’unité … » (Simmel, 1992 : 19). illustrations de ce phénomène, voir Diego Gambetta
L’idée de conflit peut être associée à celle de pou- (2009) ou Martin Sanchez Jankowsky (1991) qui
voir et, à la limite, à celle de coercition. Elle devient démontre comment les gangs de rues plus ou moins
alors distincte de l’idée de sociabilité, elle signifie que violents adressent des messages à des gangs rivaux, à
les êtres humains sont sociables, mais sont aussi capa- la police ou aux responsables politiques.
bles de s’opposer entre eux, d’entrer en lutte. Le con- Pour qu’il y ait conflit, il faut qu’il y ait un champ
flit dans cette perspective est ce qu’il advient lorsque d’action, à l’intérieur duquel peut se nouer le rapport
les intérêts d’individus ou de groupes sont antago- entre adversaires, il faut autrement dit, qu’il y ait tout
niques, et qu’ils s’opposent pour le statut ou le pou- à la fois unité du champ, et autonomie des acteurs.
voir. Les participants au conflit sont ici sensibles aux Ce champ, cet espace commun fait que les enjeux du
émotions, un thème récemment renouvelé par conflit sont reconnus par les acteurs en opposition,
Randall Collins, pour qui la violence tend à être de qui luttent pour contrôler les mêmes ressources, les
l’ordre de la communication émotionnelle (Collins, mêmes valeurs, le même pouvoir. Georg Simmel
2008), en même temps que capables de poursuivre illustre bien ce point précis, en racontant comment
rationnellement leurs objectifs, ils mobilisent des un conflit a opposé les ouvriers et les brasseries berli-
ressources pour tenter de parvenir à leurs fins, ils ne noises en 1894, les premiers boycottant les secondes.
deviennent pas pour autant chacun un loup face à Cette lutte violente menée « des deux côtés avec la
d’autres loups, comme chez Hobbes décrivant l’état dernière énergie, mais sans aucune haine person-
de nature – « homo homini lupus » –, ils sont dans nelle » n’a pas empêché qu’en « plein milieu du con-
des logiques de relation, et non de destruction et de flit, deux des leaders ont même exposé dans la même
survie. revue leur opinion … tous deux présentant objec-
tivement les faits, et donc tout à fait d’accord, ne
divergeant que dans les conséquences pratiques, cha-
Le conflit comme rapport cun selon son parti » (Simmel, 1992 : 55).
Plus systématiquement, il ne peut y avoir conflit
Car le conflit n’est pas l’affrontement irréductible que si trois éléments sont présents : un champ ou des
entre des ennemis, ce n’est pas un jeu à somme nulle enjeux qui sont les mêmes pour les acteurs, ce
où ce qui est gagné par l’un est perdu l’autre. C’est qu’Alain Touraine (1974) a appelé un principe de
un rapport entre des adversaires qui partagent cer- totalité ; un principe d’opposition, dans lequel cha-
taines références culturelles, c’est, dit Simmel, « une cun se définit par rapport à un adversaire ; et un
synthèse d’éléments, un contre autrui qu’il faut principe d’identité, dans lequel chacun se définit lui-
ranger avec un pour autrui sous un seul concept même. De ce point de vue, parler pour la société
supérieur » (Simmel, 1992 : 20). Le conflit n’est pas industrielle de classes sociales et de rapports de
davantage la crise, qui constitue une situation à classes, dans une perspective pouvant se réclamer de
laquelle les individus et les groupes réagissent, et non Karl Marx, c’est parler en termes de conflit. Il y a
un rapport entre acteurs. bien un principe de totalité, puisque les acteurs en
Le conflit n’est pas nécessairement violent, mais il présence entendent chacun pour leur part piloter la
peut l’être, et les relations entre violence et conflit société, contrôler l’usage qui est fait de la produc-
appellent d’être précisées : un conflit peut comporter tion ; un principe d’opposition, puisque prolétariat
dans certaines phases des aspects violents, mais si la et capital se vivent comme des adversaires (et non
violence dure, s’installe, ou bien si elle perd toute comme des ennemis qu’il faudrait supprimer
capacité à être avant tout instrumentale, et donc con- physiquement) ; et un principe d’identité, car cha-
trôlée et limitée, alors, elle mine nécessairement le cun, peut-on penser, est susceptible d’avoir une con-
conflit, l’entraîne vers d’autres logiques, de pure rup- science sociale, pour les uns ouvrière, pour les autres
ture, de terrorisme. De plus, la violence propre à un patronale ou entrepreneuriale – un point largement
conflit, même extrême, n’empêche pas des formes débattu, en particulier par d’importants penseurs
tacites d’accord ou de modération de coexister avec marxistes, tel Georg Lukacs (1960).
elle. Dans un livre classique, par exemple, Thomas La sociologie du conflit, si elle doit envisager les
Schelling signale que des messages qui commu- possibilités d’escalade, mais aussi celles de la bureau-
niquent un appel à la fin du conflit peuvent prendre cratisation ou de la juridification, se prolonge aisé-
l’allure d’une violence brutale et extrême – les ment par la philosophie politique du consensus,

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c’est-à-dire de l’effort pour résoudre le conflit. Sans capitalisme, l’Union soviétique apparaissant symétri-
remonter à Platon, qui s’efforce, dans La République, quement pour le camp américain comme un ennemi
de définir la façon dont l’Etat idéal pourrait éliminer du progrès qu’est supposée apporter l’économie capi-
tout conflit, citons plutôt Jürgen Habermas qui a taliste.
cherché à cerner les conditions d’une éthique de la Le conflit n’est pas davantage facilement
discussion démocratique (2003). Sur un autre regis- réductible à la notion de concurrence, un thème
tre, il s’est constitué une activité pratique dénommé longuement discuté par Georg Simmel, pour qui la
« conflict resolution » qui constitue un immense concurrence constitue une forme particulière de con-
champ à la fois académique et professionnel et se flit/consensus, et, souvent, un conflit indirect, ou
donne pour finalité d’éliminer les sources du conflit parallèle, dans lequel les acteurs ont la même finalité,
dans toute sorte de domaines : dans la vie familiale, partagent les mêmes enjeux, mais sans s’opposer
professionnelle, en politique, en géo-politique, avec directement ou nécessairement. Mais la concurrence
alors des efforts pour gérer des différends intercul- n’implique aucune relation sociale et c’est pourquoi
turels et faire du « peacebuilding ». Le propre de la on peut admettre, finalement, qu’elle opère dans des
plupart de ces divers efforts est de tenter d’impliquer espaces distincts de ceux du conflit social.
un tiers entre les parties en conflit, de façon à créer
une médiation rendant possible la sortie du conflit
par la négociation, en aidant à construire des com- Les différents types de conflit social
munautés conscientes d’elles-mêmes, en faisant
preuve de pédagogie, en faisant apparaître l’intérêt La sociologie, directement ou indirectement, pro-
partagé des parties pour une solution « win-win », pose plusieurs façons de distinguer divers types ou
etc. (Bercovitch et al., 2009 ; Deutsch et al., 2000 ; modalités de conflit social. Les unes reposent sur une
Sandole et al., 2009). Par ailleurs, la sociologie du hiérarchie, allant du conflit le plus élevé, dans ses
conflit a beaucoup à gagner à tenir compte des enjeux, jusqu’à ses expressions les plus limitées. C’est
innombrables travaux de psychologie sociale qui étu- ainsi que dans des perspectives qui doivent beaucoup
dient, notamment, la façon dont les groupes en à Karl Marx, la lutte des classes apparaît chez de
opposition se renforcent ou s’affaiblissent dans nombreux penseurs sociaux comme la forme la plus
le conflit, le jeu entre le « in-group » et le « out- haute du conflit, la plus centrale, la plus détermi-
group » ; les études d’Henry Tajfel par exemple sont nante. De ce point de vue, bien des luttes concrètes
particulièrement intéressantes (1981). Mais l’évolu- peuvent inclure cette dimension, tout en en compor-
tion d’un conflit n’est pas nécessairement sa résolu- tant d’autres, elles peuvent par exemple conjuguer
tion plus ou moins harmonieuse, il peut y avoir aussi des revendications de bas niveau de projet, des
des tendances accrues à la violence. Et un conflit demandes destinées à modifier le rapport entre con-
peut fort bien connaître des phases distinctes, les tribution et rétribution en faveur des protagonistes
unes plus proches de la résolution négociée, les autres de l’action, une pression de type politique, pour que
marquées par l’escalade. change la législation sur un point précis par exemple,
Ces remarques nous conduisent à préciser ce que et l’affirmation d’une visée historique ou d’une
n’est pas le conflit social. utopie qui, elles, relèvent directement du conflit de
Le conflit n’est pas la guerre, qui renvoie, selon la classes. De même, et toujours de ce point de vue, il
terminologie de Carl Schmitt, à un monde fait est possible de lire certaines conduites à la lumière de
uniquement d’amis et d’ennemis, et où des commu- l’hypothèse d’un conflit de classe, même si elles n’en
nautés sont unifiées par une opposition externe à incluent que de faibles aspects, et semblent jouer
d’autres communautés susceptibles de constituer les avant tout à un autre niveau, politique, ou bien
unes pour les autres une menace radicale – tout le encore organisationnel par exemple.
contraire d’une relation où l’on peut débattre et Ainsi, la sociologie des organisations, quand elle
négocier. Mais la guerre peut constituer le prolonge- reconnaît l’importance du conflit, s’est ainsi assez
ment ou la perversion d’un conflit social, le moyen nettement partagée, dans les années 60 et 70, entre
par exemple, pour une élite dirigeante, ou pour une trois grands modes d’approche. D’une part, un point
classe économique dominante de transformer des de vue marxiste, ou marxisant, voit dans les conflits
difficultés dans leur traitement des problèmes so- organisationnels au sein d’une entreprise, d’une
ciaux et politiques internes en une mobilisation con- institution, d’une administration, d’un hôpital, etc.,
tre un ennemi externe. Tout au long de la Guerre la traduction ou l’expression, à un niveau limité, de
froide, les idéologues des deux camps ont présenté l’opposition majeure entre le mouvement ouvrier et
leur opposition en termes de conflit de classe, les les maîtres du travail, et s’efforce finalement de dé-
Etats-Unis étant décrits dans le camp soviétique celer, derrière les tensions internes à l’organisation
comme une puissance impérialiste au service du concernée, une visée historique, l’appel à un autre

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type de société. D’autre part, dans une perspective sence de champ commun, de possibilité de négocia-
qui doit plus à Max Weber, des sociologues comme tion ou de débat. Une appartenance culturelle,
Ralph Dahrendorf (1959), tout en conservant le religieuse, ethnique, raciale (nous laissons ici de côté
vocabulaire des classes sociales, se sont attachés le débat sur la pertinence sociologique du vocabu-
surtout à analyser la façon dont l’autorité, dans une laire de l’ethnie et de la race, qui sont des catégories
organisation, structure les relations entre dirigeants toujours susceptibles d’ouvrir la voie au racisme)
et dirigés. Les conflits sociaux, dans cette perspective, n’est guère négociable, elle ne se discute pas, les indi-
mettent en jeu la répartition de l’autorité, ils aboutis- vidus sont dedans, ou dehors. S’il peut y avoir une
sent à la modifier, ou au contraire à la maintenir. grande diversité de modalités de contact, voire de
Enfin, une vaste littérature aborde les conflits organ- coexistence entre identités, l’hypothèse de la relation
isationnels en s’installant à leur niveau, et sans antagonique contrôlée cède vite la place aux réalités
chercher à considérer des dimensions qui les de la guerre, des conduites de violence ou de rupture,
dépasseraient. Le conflit, dans cette troisième pers- s’il s’agit pour elles de leur rapport avec l’extérieur, et
pective, ne met pas en cause les orientations plus à celles de la recherche de la cohésion et de la pureté
générales de la vie collective, celles qui font qu’au- en leur sein. En ce sens, le conflit est éloigné de l’ap-
delà de l’appartenance à une organisation, au-delà de pel à la distance la plus grande possible du groupe
leurs intérêts, les individus et les groupes peuvent avec les autres groupes, et de la recherche de à son
être définis par leur lutte pour le contrôle pour la homogénéité. Il ne peut être confondu avec la xéno-
maîtrise de l’accumulation, pour la direction de la phobie et le racisme, même si, dans l’expérience con-
production, pour la définition des modèles culturels crète des acteurs en conflit, de telles tendances
et cognitifs, et peuvent se reconnaître dans des con- peuvent être observées. C’est pourquoi l’idée de con-
tre-projets. flit ethnique, ou racial, est si fortement contestable,
Il n’y a aucune raison de trancher a priori entre même si elle anime de nombreuses recherches, dont
ces familles d’approche, qui ne s’excluent pas néces- certaines ont abouti à des ouvrages « classiques » ou
sairement : dans la pratique, le conflit organisation- de référence (Horowitz, 1985 ; Van den Berghe,
nel en lui-même ne débouche pas nécessairement sur 1965). Car cette famille de « conflits » constitue en
la structuration de rapports sociaux plus larges ou fait des non-rapports sociaux, des non-relations, elle
plus importants – ce qui n’exclut évidemment pas repose ou débouche sur des pratiques de rejet, d’ex-
qu’il puisse être majeur, susciter de fortes tensions clusion, de ségrégation ou de discrimination d’où la
internes, et qu’il puisse, éventuellement, s’inscrire société concernée sort non pas par des négociations
dans des projets ou des utopies allant jusqu’à mettre ou des débats entre « races » ou « ethnies », mais bien
en cause le type général de société. davantage par un dépassement que le Président
Une deuxième façon de distinguer entre divers américain Barack Obama a appelé « post racial ». Le
types de conflits consiste à s’intéresser non plus tant « conflit », ici, dans les démocraties tout du moins,
à leur niveau ou à leur importance relative, mais au n’est pas « racial », il n’est pas entre « races » ou
registre principal de significations de chacun d’eux. « ethnies », il oppose plutôt ceux qui entendent
Dans une perspective qui doit beaucoup à Max mettre fin au racisme et aux discriminations, et ceux
Weber, il s’agira ici, avant tout, de refuser l’idée d’un qui les tolèrent, les acceptent ou en tirent profit.
primat et presque d’un monopole de la lutte des Un troisième mode d’approche consiste à consi-
classes, et donc d’une conception proprement sociale dérer que dans une société, les principaux conflits
du conflit, enraciné alors dans les rapports de travail ont pour horizon le pouvoir d’Etat, l’accès au sys-
et dans la production, pour mettre en avant l’exis- tème politique, au pouvoir. La politique constitue un
tence de conflits religieux, culturels, ethniques, voire espace privilégié de conflits, surtout lorsqu’elle est
raciaux. représentative, et que les acteurs sont l’expression de
Ce qui pose un important problème théorique : si forces sociales, culturelles, religieuses, ethniques ou
le concept de conflit implique l’existence d’un autres. Elle est d’abord le lieu où il faut combiner les
champ commun, d’un espace où les protagonistes deux modes d’analyse sociologique qui viennent
sont susceptibles de dialoguer, de négocier, s’il d’être évoqués. Car d’un côté, la représentation poli-
implique une relation antagonique, est-il possible d’y tique s’organise en fonction du poids relatif des
recourir s’il s’agit de tensions entre ensembles cul- demandes et des attentes sociales, ce qui renvoie au
turels, religieux, ethniques, voire racialisés ? Car premier de ces deux modes d’approche, et à la hiérar-
lorsque les identités qui définissent de tels ensembles chie des conflits qui existent dans la société con-
cessent d’être sociales, stricto sensu, c’est-à-dire cernée : par exemple, dans les sociétés industrielles,
qu’elles ne sont pas liées au travail, au revenu, à l’ac- le conflit opposant le mouvement ouvrier aux
cès à la consommation, au logement, à l’éducation, maîtres du travail se retrouve dans la structuration
etc., alors, elles impliquent vite la non-relation, l’ab- des partis politiques, la gauche incarnant plutôt le

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premier, la droite les seconds – même si les études de trente années consécutives à la fin de la Seconde
sociologie électorale, ou bien encore l’analyse de Guerre mondiale, lorsque la reconstruction et le
Seymour Martin Lipset sur l’autoritarisme de la développement ont donné à voir une puissante classe
classe ouvrière (1959) ont souvent mis en cause l’idée ouvrière, avec des syndicats et des partis politiques
trop simpliste d’une correspondance directe, du con- jouant un rôle considérable. Lors de la même
flit social à la représentation politique. Et d’un autre période, la sociologie américaine accordait une
côté, la représentation politique ne fait pas le tri, et moins grande place au conflit social, entre autres
elle tient compte de toutes les réalités qui peuvent raisons du fait qu’il n’avait pas la même acuité qu’en
exister, sociales stricto sensu, mais aussi culturelles, Europe, du moins par rapport à d’autres enjeux, à
religieuses ou ethniques. commencer par la question des droits civiques. De
La sociologie dite « de la mobilisation des façon générale, si, aux Etats-Unis, une tradition illus-
ressources » (Oberschall, 1996 ; Tilly, 1978), qui a trée notamment par Robert Park, comme le rappelle
pris son essor aux Etats-Unis à partir des années Lewis Coser dans l’introduction de The Functions of
1960, dans un contexte politique général où il s’agis- Social Conflict, a tenté de faire du conflit social un
sait, précisément, de redécouvrir le conflit dans l’his- thème central, porté en particulier par des projets de
toire et la société américaine privilégie ce niveau réforme, la domination intellectuelle du fonctionna-
politique, et donc l’idée que les acteurs qu’elle étudie lisme parsonien, jusqu’au milieu des années 60, a
ont pour principal objectif, à travers leurs mobilisa- signifié la faiblesse des approches valorisant le conflit,
tions, d’accéder à ce niveau, de s’y maintenir et d’y jusqu’au moment où de nouvelles luttes lui ont
accroître leur influence relative. C’est pourquoi elle redonné une place non négligeable, en même temps
s’intéresse en priorité aux calculs ou à la stratégie des qu’elles venaient signifier, comme l’a écrit Alvin
acteurs en conflit, à leur capacité de mobiliser de l’ar- Gouldner, la crise de la sociologie occidentale – c’est-
gent, des réseaux, des solidarités en vue de parvenir à à-dire parsonienne (1970). Mais ces luttes, après le
leurs fins. mouvement pour les droits civiques des années 50 et
La politique, enfin, constitue en elle-même un du début des années 60, n’étaient pas spécifiquement
espace conflictuel, au sein duquel des acteurs luttent ouvrières, elles étaient plus politiques, contre la
non seulement parce qu’ils représentent des forces ou guerre au Vietnam, ou visant à mettre fin à la ségré-
des intérêts sociaux, culturels, religieux ou autres, gation raciale, et contre-culturelles ou bien encore
mais en fonction de logiques propres d’action, avec, étudiantes, que « sociales » au sens classique de l’ad-
peut-on penser, une certaine autonomie par rapport jectif. Toujours est-il que l’essor de la « conflict socio-
à d’autres champs ou niveaux de la vie collective. logy » aux Etats-Unis avec notamment Reinhard
Mais notons que ce point a toujours été largement Bendix (1966), est corrélative du début du déclin du
débattu dans les sciences sociales et politiques, l’idée fonctionnalisme parsonien, « les conflits n’ont jamais
d’une autonomie, même relative, du politique étant été centraux pour Parsons et ses épigones » (Joas et
rejetée par ceux qui font de l’Etat, et du jeu des Knöbl, 2009 : 176). De même, au Royaume-Uni, la
acteurs politiques et des partis l’expression directe de théorie sociologique du conflit telle qu’elle est
demandes et d’attentes économiques. Par exemple, développée par des auteurs connus comme John Rex
l’Etat constituerait dans cette perspective, et selon la ou David Lockwood, est lourde d’une forte critique
formule célèbre de Friedrich Engels, le Conseil d’ad- de Parsons (Joas et Knöbl, 2009).
ministration de la bourgeoisie, et non une entité Encore relativement peu développée en Afrique
capable de poursuivre ses propres intérêts. et en Asie, la sociologie s’est peu exprimée sur les
conflits sociaux de ces continents dans les années
d’après-guerre. De façon plus générale, les sciences
La place du conflit de classes sociales, anthropologie en tête, tout en étant con-
scientes de l’existence de conflits dont les plus
La place du conflit social dans la sociologie est décisifs étaient anticolonialistes ou anti-impérialistes,
éminemment variable dans le temps et dans l’espace, avec une charge parfois d’action révolutionnaire, et
et elle varie d’abord en fonction des réalités mêmes. tout en percevant bien les divisions ethniques et
Dans certains contextes, le conflit proprement social, raciales qui pouvaient s’exprimer, n’ont alors que peu
celui qui, dans les sociétés industrielles, s’enracine parlé de conflit social pour les parties non occiden-
dans le travail et les rapports de production et qui se tales du monde, comme si une division du travail
prolonge à propos de la redistribution ou de la con- fortement ethnocentrique faisait de la sociologie,
sommation ou dans l’espace urbain, occupe une finalement, la science sociale des pays développés et
place importante et suscite de nombreuses recherches abandonnait le terrain, pour le reste du monde,
et d’importants débats sociologiques. Il en a été ainsi, à d’autres disciplines. Les conduites de lutte sem-
en particulier, dans plusieurs pays d’Europe lors des blaient dominées ailleurs par la rupture et la

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Wieviorka Le conflit social

radicalité, il y avait peu de place pour la construction dans la pensée gauchiste, ensuite dans le terrorisme
de conflits sociaux au sens que nous avons précisé d’extrême gauche, si important en Italie, et obser-
plus haut, et par conséquent guère d’espace pour une vable dans plusieurs sociétés occidentales
sociologie du conflit. Dans l’ensemble, il en était de (Wieviorka, 1988). En même temps, la question
même en Amérique latine, où les idéologies révolu- sociale a revêtu un tour nouveau, et au thème clas-
tionnaires et la violence des guérillas ont davantage sique des rapports de production, qui permettait de
inspiré la recherche sociologique que la quête de la penser le conflit à partir de l’exploitation ouvrière
démocratie et de la mise en place des conditions dans le travail, ont succédé de nouvelles interroga-
favorables au conflit social – un enjeu néanmoins tions ne laissant guère d’espace au conflit : les socio-
bien perçu par des chercheurs qui, tels le brésilien logues se sont intéressés à la dualisation du marché
Fernando Henrique Cardoso, participeront ensuite à de l’emploi, et, au-delà, de la société, aux con-
la sortie démocratique des dictatures. séquences dramatiques de la précarisation des
Tout au long des années 70, 80, 90, les sociétés salariés, à l’exclusion sociale, à l’accroissement des
où il avait été possible et légitime de parler de conflit inégalités et des injustices, sans guère relier ces
de classes et de mouvement ouvrier sont sorties de thèmes à l’idée de conflit social. Le conflit de classe a
l’ère industrielle classique. Au cours de cette période, laissé la place à de nouvelles formulations des prob-
les formes de l’organisation du travail ont consi- lèmes dits sociaux, sur la marginalité, la violence
dérablement évolué, les usines taylorisées, où les urbaine, l’underclass (une notion fort débattue), le
ouvriers étaient soumis à des modalités « scien- chômage, etc., en même temps que les partis poli-
tifiques » de management et d’organisation de la pro- tiques les plus liés à l’idée de lutte des classes,
duction ont laissé la place à d’autres types de travail, communistes, mais aussi social-démocrates disparais-
à la « McDonaldization » dont parle George Ritzer saient ou connaissaient de grandes difficultés, et que
(1993), à la flexibilité, au management dit les syndicats perdaient de leur poids et de leur capa-
« participatif », à l‘externalisation d’activités jusque- cité mobilisatrice.
là assurées en interne. Le capitalisme a alors pro-
fondément évolué, comme le montre par exemple
Richard Sennett (2006). Les ouvriers, contrairement Les nouveaux conflits sociaux
à une idée superficielle, n’ont pas disparu, mais ils
ont perdu leur capacité d’existence et d’action collec- Pourtant, contrairement à ce qu’annonçaient les ten-
tives, ainsi que leur centralité et leur visibilité en tant ants de l’idée d’un individualisme généralisé liqui-
que tels. Dès lors, on a assisté au déclin historique du dant toute forme significative de conflit, à partir de
conflit central qui les opposait au capital, et qui la fin des années 60, des luttes nouvelles, ou renou-
informait tout la vie collective, la politique, le fonc- velées, ont ébauché un nouveau paysage de la con-
tionnement du tissu associatif, le débat intellectuel. flictualité sociale. Mouvements régionalistes,
Le néo-libéralisme a comme balayé la scène, la demandant à « vivre et travailler au pays », mouve-
purgeant des conflits classiques de classe. Dès la fin ments étudiants mettant en cause le fonctionnement
des années soixante, certains sociologues ont parlé de et les orientations de l’Université, et donc de la pro-
« société postindustrielle » (Bell, 1973 ; Touraine, duction et de la diffusion du savoir, mouvements de
1969). Ces deux sociologues ont utilisé l’expression femmes, contestation écologiste, anti-nucléaire, etc. :
de « société postindustrielle » mais en lui donnant ces acteurs ont été analysés dès les années 70 par la
chacun un sens différent : celui de l’extension de la sociologie dite de la mobilisation des ressources
société industrielle pour Daniel Bell ; celui du comme des mouvements sociaux tentant de s’af-
changement du type de société pour Alain Touraine. firmer dans le champ politique (Della Porta et Diani,
Un peu plus tard, d’autres ont utilisé l’expression de 1999), là où Alain Touraine et son école y voyaient la
« postmodernité » (François Lyotard par exemple, figure contestataire de conflits sociaux marquant
1979) et parlé de fin des Grands récits, tandis que l’entrée dans une nouvelle ère, postindustrielle
d’autres, ou les mêmes, décrivaient l’entrée dans le (1978).
règne de l’individualisme généralisé, et donc dans des Ces nouveaux conflits ont des dimensions cul-
univers dépourvus de conflits sociaux. turelles bien plus nettes que ceux qui animaient les
Dans ce contexte, le grand conflit de l’ère indus- sociétés industrielles. Leurs protagonistes inventent
trielle tendait sinon à disparaître, du moins à perdre des façons de vivre ensemble, ou plaident pour des
de sa centralité, au point que l’expression de « lutte valeurs et des changements culturels, ils veulent aussi
des classes » semble aujourd’hui désuète même si cer- militer autrement, et par exemple n’acceptent plus le
tains sociologues du travail en maintiennent l’impor- principe de satisfaction différée qui, à l’ère indus-
tance (Arrighi et al., 2005). Certains ont voulu trielle, faisait des militants ouvriers des acteurs agis-
continuer à la faire vivre artificiellement, d’abord sant dans la perspective de « lendemains qui

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Wieviorka Le conflit social

chantent ». Ils demandent bien plus qu’auparavant à admettre que l’espace du conflit rétrécit quand s’élar-
être tenus pour des individus dotés d’une subjec- git celui de la crise. Mais dans la pratique, conflit et
tivité personnelle, ils veulent choisir de s’engager crise souvent aussi se mêlent, les conduites des
comme ils l’entendent, et de pouvoir se dégager acteurs relevant alors de l’un et de l’autre. En période
quand ils le désirent. La conflictualité collective n’in- de crise, la relation conflictuelle entre acteurs se
terdit pas, ici, l’individualisme. décompose, les tendances à la rupture, voire à la vio-
A partir des années 90, ces conflits ont pris un lence, se développent, mais aussi éventuellement le
tour nouveau du fait de leur insertion dans la globa- découragement, le retrait, la fermeture sur soi. Ainsi,
lisation. Leurs acteurs sont sortis du cadre tradition- lorsque le mouvement Solidarnosc s’est constitué
nel de l’Etat-nation, ils ont cessé, en tout cas, de lui dans la Pologne encore communiste, en 1980, il a
accorder un monopole, ils sont eux-mêmes devenus d’abord construit un conflit dans lequel se mêlaient
« globaux », menant des contestations à l’échelle des dimensions proprement sociales (ouvrières),
planétaire. Affaiblis à partir des attentats du 11 sep- nationales et démocratiques. Mais au bout de
tembre 2001, la contestation « altermondialiste » quelques mois, la crise économique (manque de
n’en a pas moins inauguré l’ère des conflits globaux, denrées alimentaires) et politique (transformation du
qui articulent des dimensions mondiales à d’autres, régime en junte militaire) s’est emparée du mouve-
nationales, voire locales. Ils ont ébauché la construc- ment, et l’a décomposé, des tendances populistes et
tion d’un champ conflictuel, d’un espace de luttes nationalistes sont apparues en son sein, la radicalisa-
avec ses enjeux (les acteurs entendent contribuer à tion a caractérisée aussi bien l’acteur contestataire
créer un « autre monde ») ; leur faiblesse tient que le pouvoir, qui a mis fin à l’aventure légale de
aux difficultés qu’ils ont à définir leur adversaire – Solidarnosc par un coup militaire, le 13 décembre
les multinationales ? Les capitalistes ? Les Etats-Unis 1981. Le conflit avait été assez largement supplanté
puissance impérialiste ? Les grandes organisations par la crise.
internationales comme le FMI ou la Banque Les relations entre crise et conflit varient d’une
mondiale ? expérience à une autre, et, pour une même expé-
Enfin, certains de ces « nouveaux conflits so- rience, d’un moment à un autre. Ainsi, les conflits
ciaux » sont portés par des acteurs collectifs qui sociaux qui construisaient un rapport dense entre
demandent reconnaissance du passé historique dont syndicats et patronat dans l’Europe à la sortie de la
leurs ancêtres ont souffert, et des injustices dont ils Première Guerre mondiale ont été déstructurés avec
estiment pâtir aujourd’hui encore du fait notamment la crise économique de 1929, puis, dans certains
du racisme et des discriminations. Ils demandent par pays, par la montée du fascisme. Par contre, aux
exemple que soient reconnus un génocide, des mas- Etats-Unis, à la même époque, la Grande Dépression
sacres de masse, la traite négrière, l’esclavage, l’éradi- a suscité en réponse une politique, le New Deal, qui
cation de leur culture, et dénoncent, parfois d’un comportait un large encouragement aux syndicats,
seul et même mouvement, la façon dont ils sont mal- qui ont alors connu un véritable âge d’or.
traités dans la société où ils vivent. Ces acteurs qui La crise financière qui s’est révélée au grand jour,
souvent opposent leur mémoire à l’histoire officielle dans le monde entier, en 2008, a entraîné des con-
mettent en avant des revendications historiques et séquences économiques et sociales considérables, et a
culturelles ; leur difficulté, là aussi, est de construire mis en lumière les carences, mais aussi les espoirs de
des espaces de rapport conflictuel, ils se présentent deux types d’action : d’une part, les syndicats,
davantage comme placés en position de concurrence acteurs conflictuels au cœur de la société industrielle,
– ce que montre fort bien un ouvrage de Jean-Michel sont apparus affaiblis, peu capables de peser institu-
Chaumont au titre explicite : La Concurrence des vic- tionnellement, d’autre part, les sensibilités écolo-
times (1996). Dès lors, de nouveaux débats surgissent gistes, l’appel au développement durable et à la
dans les sciences sociales, comme dans la philosophie croissance verte par exemple ont joué un rôle,
politique : quelles relations entretiennent le social et timide, certes, dans les schémas de sortie de crise, ce
le culturel, la lutte contre les inégalités et l’injustice qui rendait justice aux acteurs contestataires qui, dès
sociale, et celle pour la reconnaissance ? Ces ques- les années 70, ont mis en avant ces idées sur un mode
tions sont l’objet d’un débat extrêmement intéres- conflictuel.
sant entre Frazer et Honneth (2003). L’expression la plus impressionnante de la con-
jonction d’un conflit et d’une crise est certainement
la révolution. Celle-ci en effet n’est ni une modalité
Conflit et crise extrême de conflit, ni une pure crise. La révolution
russe de 1917, par exemple, était portée par des
Conflit et crise sont deux catégories analytiquement acteurs se réclamant du prolétariat, mais la poussée
distinctes et de façon encore très générale, on peut ouvrière, pourtant limitée, n’a exerce des effets aussi

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Wieviorka Le conflit social

considérables que du fait de la crise des institutions des illustrations historiques et contemporaines
et de l’Etat – ce qu’avait bien perçu Lénine, pour qui précises et documentées, et situe les orientations de
ce n‘est pas l’acteur qui est révolutionnaire, mais la Charles Tilly, qui conjuguent marxisme et
situation. utilitarisme, à d’autres courants de pensée.
L’espace de la sociologie du conflit social n’est Touraine A (1974) Production de la société. Paris : Seuil.
donc pas seulement limité par la minimisation, le Alain Touraine oppose le conflit, c’est-à-dire la
relation conflictuelle, à la crise, qui suscite des
rejet, la négation ou la disqualification de ce que le conduits réactives. Il distingue trois niveaux
conflit signifie, ou par l’héritage du darwinisme principaux de conflictualité, celui de l’historicité, où
social. Il est également susceptible d’être encombré des acteurs sociaux sont en lutte pour le contrôle des
par des dimensions qui le pénètrent, par la crise qui orientations générales de la vie collective, celui qu’il
le déstructure ou l’affaiblit. Et symétriquement, on appelle institutionnel, où il s’agit pour les acteurs en
peut penser que les meilleures réponses à une crise présence de peser au niveau des décisions politiques,
sont celles qui rouvrent la voie au conflit, et donc à et celui qu’il qualifie d’organisationnel, où les acteurs
la formation et au renforcement d’acteurs placés dans en présence s’efforcent d’améliorer en leur faveur le
des rapports antagoniques. rapport entre leur contribution et leur rétribution
dans un système organisé.
Wieviorka M (2005) La Violence. Paris : Hachette
Littératures. [Violence : A New Approach (2009) tra-
Bibliographie complémentaire duction par David Macey. Los Angeles et London :
commentée Sage.]
Pour Michel Wieviorka, l’espace de la violence se
Collins R (1975) Conflict Sociology : Toward an réduit lorsque celui du conflit augmente et vice versa.
Explanatory Science. New York, San Francisco et La violence est pour lui rupture, impossibilité de
London : Academic Press. négocier, de débattre, d’agir dans le cadre d’une
Randall Collins considère que la sociologie peut relation ; elle est d’une certaine façon l’opposé du
devenir une « successful science » à condition, conflit, qui est de l’ordre de la relation. Ce qui
notamment, de suivre le chemin d’une « conflict n’interdit pas que dans la pratique, la violence puisse
perspective ». Il défend l’idée d’une « conflict trouver sa place dans le conflit.
theory » qui s’éloigne du fonctionnalisme parsonien
et qui donne une importance centrale à la pensée de
Max Weber, sans négliger l’apport de Karl Marx, et
en tenant compte de nombreux auteurs, aussi divers
que Machiavel ou Pareto. Bibliographie
Coser LA (1956) The Functions of Social Conflict.
London : The Free Press of Glencoe. Anderson SK (2007) Conflict theory. En : Blackwell
Lewis Coser propose dans ce livre, qui se réclame Encyclopedia of Sociology, Oxford : Blackwell, 662
abondamment de la pensée de Georg Simmel, Arrighi G, Silver B, et Brewer BD (2005) Industrial con-
une version que l’on est tenté de qualifier de vergence and the persistence of the North–South
« fonctionnaliste de gauche ». Le conflit est pour lui divide : A rejoinder to Firebaugh. En : Studies in
fonctionnel, et utile dans la vie collective. Il serait Comparative International Development 40(1).
source de solidarité à l’intérieur des groupes en Bell D (1973) The Coming of Post-Industrial Society. New
conflit, il renforce les liens sociaux, et contribue à York : Basic Books.
l’intégration de la société dans son ensemble. Bendix R (1966) Max Weber : An Intellectual Portrait.
Simmel G (1903) The sociology of conflict. American London : Methuen.
Journal of Sociology 9 (1903) : 490–525. Bercovitch J, Kremenyuk V, et Zartman IW (2009) The
Pour Simmel, le conflit présente un certain sens, il Sage Book of Conflict Revolution. London : Sage.
peut constituer une source importante de Chaumont J-M (1996) La Concurrence des victimes.
socialisation des individus, il permet à la société de Paris : La Découverte.
trouver son unité à partir des oppositions qui la Collins R (1975) Conflict Sociology : Toward an
constituent, il est la forme qui autorise la résolution Explanatory Science. New York, San Francisco et
de tensions. London : Academic Press.
Tilly C (1978) From Mobilization to Revolution. Reading, Collins R (2008) Violence : A Micro-Sociological Theory.
MA : Addison-Wesley. Princeton, NJ et Oxford : Princeton University Press.
Pour Charles Tilly, l’action collective sert à Coser LA (1956) The Functions of Social Conflict.
promouvoir les intérêts communs des acteurs qui s’y London : The Free Press of Glencoe.
engagent, et il en est ainsi, en particulier, s’il s’agit du Dahrendorf R (1959) Class and Class Conflict in
conflit politique, c’est-à-dire de la lutte pour le Industrial Society. Stanford, CA : Stanford University
pouvoir politique entre acteurs qui mobilisent des Press.
ressources pour y accéder, y étendre leur influence et Della Porta D, Diani M (1999) Social Movements : An
amoindrir celle des autres acteurs. Ce livre repose sur Introduction. Malden, MA : Wiley-Blackwell.

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Wieviorka Le conflit social

Deutsch M, Coleman PT, et Marcus EC (dir.) (2000) Poulantzas N (1977) Les Classes sociales dans le
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Michel Wieviorka est professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) et
administrateur de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Ses travaux ont porté sur les
mouvements sociaux (notamment avec Alain Touraine), sur la violence et le terrorisme, sur le
racisme et l’antisémitisme, ainsi que sur les différences culturelles, la démocratie et le
multiculturalisme. Il est président de l’Association Internationale de Sociologie (2006–2010),
et fondateur de Sociopedia. [email : wiev@msh-paris.fr]

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