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ICAR, Université Lumière Lyon 2
Institut Universitaire de France
Les genres de l’oral :
Types d’interactions et types d’activités
1. Introduction
L’idée de l’organisation de cette journée consacrée aux “genres de l’oral” est d’abord liée au
fait que Véronique Traverso et moimême avions été récemment sollicitées par Simon
Bouquet pour participer à un numéro de Langages consacré à la notion de genre1, et plus
précisément pour réfléchir à la question de savoir comment on peut appliquer au discours oral
une problématique qui s’est élaborée dans la perspective de l’écrit, restant encore aujourd’hui,
malgré les proclamations de Bakhtine il y a tout juste cinquante ans, « sousutilisée dans le
domaine de l’oral » (Brès 1999, 107)2.
Cela dit, mon intérêt personnel pour les questions de typologie ne date pas d’hier. Ces
questions ne peuvent que hanter tout linguiste dans la mesure où l’activité langagière est avant
tout une activité classificatoire : parler, c’est dénommer, donc classifier ; en énonçant “Passe
moi ton stylo”, j’étiquette “stylo” un objet individuel doté de caractéristiques propres, je
l’insère donc dans une classe d’objets découpés par la langue dans le continuum référentiel,
sur la base d’un certain nombre de propriétés communes à l’ensemble des membres de la
classe — on sait que c’est ce qui permet à Roland Barthes, dans sa fameuse leçon inaugurale
au Collège de France, d’attribuer à la langue le qualificatif désobligeant (et d’ailleurs assez
malencontreux) de “fasciste” :
Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute
langue est un classement, et que tout classement est oppressif.[…] La langue n’est ni
réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste. (1978, 1214)
La langue contraint le locuteur à faire rentrer tous les contenus de pensée dans des tiroirs
lexicaux et grammaticaux préalablement constitués, parfois en forçant un peu, parfois en
rusant avec les catégories préexistantes, car dans sa grande sagesse la langue a aussi prévu
(sous la forme des modalisateurs, des hedges et autres procédés de l’approximation), la
possibilité d’assouplir les frontières catégorielles, afin que l’on puisse s’accommoder de la
tyrannie des catégories qu’elle nous impose.
Quoi qu’il en soit tout linguiste, en tant que “métalocuteur”, est aussi par nécessité un “méta
classificateur” (Barthes encore, 1985, 12 : « il y a, dans l’activité de classement, une sorte
d’ivresse créative […] »), qui doit dans un seul et même mouvement exhumer les catégories
1 No 150, “Linguistique des genres”.
2 Étant bien entendu qu’il n’y a pas de frontière opaque entre “genres de l’écrit” et “genres de l’oral”,
voir ici même l’article de S. Moirand.
établies pas la langue et constituer des catégories descriptives propres. En ce qui me concerne,
j’ai été dès le début de mon parcours confrontée à ce problème puisque c’est par la porte de
sémantique lexicale que je suis entrée en linguistique ; excellente école pour appréhender
concrètement cette activité classificatoire, et prendre conscience des phénomènes suivants :
1 Cette activité s’effectue sur la base d’axes découpés en traits distinctifs.
2 Ces axes peuvent entretenir deux types de relations, qui correspondent à deux grands types
d’organisations : les organisations taxinomiques, dans lesquelles les axes sont en relation de
hiérarchie (ou d’implication unilatérale), et qui sont réprésentables à l’aide d’un schéma en
forme d’arbre ; et les organisations diacritiques, dans lesquelles règne la “classification
croisée” (c’estàdire que toutes les combinaisons entre traits relevant d’axes différents sont
théoriquement possibles), et qui sont représentables par un tableau à double entrée. Or les
systèmes lexicaux sont des organisations hybrides à cet égard, en ce qu’elles comportent à la
fois de la hiérarchie (cristallisée dans l’existence des hyper/hyponymes) et de la non
hiérarchie (pour prendre l’exemple du champ des termes de parenté : l’axe du sexe et celui
des générations sont en relation de classification croisée). Et il en est de même s’agissant de la
classification des genres textuels.
Très vite en effet, sans abandonner les mots je me suis tournée vers les textes et les discours,
écrits bien sûr (nous sommes en France, à la fin des années 70). Et j’ai fatalement rencontré la
problématique des “genres”, notion « qui remonte à l’Antiquité » comme on le lit dans le
Dictionnaire d’Analyse du Discours de Charaudeau et Maingueneau, l’auteur poursuivant
ainsi :
On la retrouve dans la tradition de la critique littéraire qui classe ainsi les productions
écrites selon certaines caractéristiques, dans l’usage courant où elle est un moyen pour
l’individu de se repérer dans l’ensemble des productions textuelles, puis, de façon fort
débattue dans les analyses de discours et les analyses textuelles. (Charaudeau 2002,
277).
De ces débats je ne dirai rien, si ce n’est que ces classifications en genres, dont l’utilité est
parfois mise en doute, sont pourtant “incontournables”, et ce n’est pas un hasard si l’« usage
courant » y recourt abondamment (ce n’est pas une invention des rhéteurs ou des linguistes) :
c’est en effet un indispensable « moyen de se repérer » parmi l’infinie diversité des objets du
monde3.
Il en est exactement de même pour les productions orales : on peut difficilement décrire une
interaction quelconque sans prendre en compte le genre dont elle relève, les genres étant
définis comme des catégories abstraites qui regroupent, sur la base d’un certain nombre de
critères, des unités empiriques se présentant sous forme de “textes” ou de “discours”. Si la
définition des genres est la même pour l’oral et pour l’écrit, les problèmes posés sont à la fois
communs et spécifiques, ainsi que je vais l’envisager maintenant.
3 On classe les textes, mais aussi les films (Lyon-Poche admet par exemple les catégories suivantes :
“comédie”, “comédie dramatique”, “comédie d’action”, “comédie policière”, “polar”, “polar psy”,
“aventure”, “thriller”, “drame”, “drame psy”, “aventure”, “légende”, “chronique”, “guerre”, “doc”,
“portrait”, “érotique”, “fantastique”, “épouvante”, “science fiction”, “dessin animé”, etc.). Or si le
classement en genres a la vie si dure, c’est qu’il doit bien avoir une certaine pertinence pour les
utilisateurs de ce magazine, et jouer un rôle plus ou moins déterminant dans le choix du film que l’on
s’apprête à voir.
2. Les genres de l’oral
Comme les textes écrits, les productions orales relèvent de genres divers, c’estàdire qu’ils se
distribuent en “familles” constituées de productions variées mais présentant un certain “air de
famille”. Cela est attesté par l’existence des nombreux termes que la langue met à la
disposition des usagers pour caractériser tel échange particulier comme étant une
conversation, une discussion ou un débat, du bavardage ou du marchandage, une interview,
un entretien ou une consultation, un cours ou un discours, une conférence ou une plaidoirie,
un récit ou un rapport, une confidence ou une dispute, etc., l’hétérogénéité d’une telle liste
(qui pourrait être allongée ad libitum) confirmant la remarque de Maingueneau (dans laquelle
se trouvent mêlés genres de l’écrit et de l’oral) :
Les locuteurs disposent d’une foule de termes pour catégoriser l’immense variété des
textes qui sont produits dans une société : “conversation”, “manuel”, “journal”,
“tragédie”, “realityshow”, “roman sentimental”, “description”, “polémique”, “sonnet”,
“récit”, “maxime”, “hebdo”, “tract”, “rapport de stage”, “mythe”, “carte de voeux”…
On notera que la dénomination de ces genres s’appuie sur des critères très hétérogènes.
(1998 : 45)
La richesse du lexique utilisé pour étiqueter les genres n’a d’égal que la confusion qui le
caractérise, et la situation ne s’est guère améliorée cinquante après le constat teinté
d’optimisme (« Il n’existe pas encore… ») que fait il y a cinquante ans Bakhtine (cité par
Dolinine, 1999, 27) :
Il n’existe pas encore de nomenclature des genres oraux et on ne voit même pas encore
le principe sur lequel on pourrait l’asseoir.
2.1. G1 et G2
Pour clarifier un peu la situation il peut être utile de rappeler la distinction proposée par
certains auteurs, pour les textes écrits, entre deux types d’objets qui peuvent également
prétendre au label de “genres”. Prenons l’exemple d’un guide touristique : c’est bien un
“genre” de texte, mais qui relève de différents “genres” de discours — descriptif, didactique,
procédural, promotionnel… On commencera donc par admettre qu’il existe deux sortes de
genres, que l’on appellera faute de mieux G1 et G2 :
(1) G1 : catégories de textes plus ou moins institutionnalisées dans une société donnée.
Certains préconisent de réserver le mot “genre” à cette sorte d’objets (en référence à la
tradition des “genres littéraires”) ;
(2) G2 : “types” plus abstraits de discours caractérisés par certains traits de nature rhétorico
pragmatique, ou relevant de leur organisation discursive.
Ainsi un guide touristique seraitil un “genre” constitué de différents “types”, les genres
typologiquement purs étant en tout état de cause rares, voire inexistants.
C’est sans doute chez Adam (1992) que l’on trouve la formulation la plus vigoureuse de cette
distinction, ainsi que l’affirmation la plus forte que le véritable niveau pertinent pour une
typologie textuelle c’est celui des types et non des genres, les types se localisant au niveau de
la séquence et non du texte global : ce sont des « prototypes séquentiels » qui se trouvent à la
base de toute composition textuelle, les principaux types étant le récit, la description,
l’argumentation et l’explication4, Adam signalant toutefois que certains auteurs admettent en
outre la prescription ou l’optatif, mais on peut aussi penser à d’autres catégories comme le
procédural, le transactionnel, le délibératif, le didactique, le ludique, et bien d’autres types de
discours — si cette architecture à deux niveaux est généralement admise, les avis divergent
aussi bien en ce qui concerne les unités que l’on peut rencontrer à chaque niveau qu’en ce qui
concerne la désignation de ces deux niveaux, les usages pouvant être à cet égard fortement
divergents (voir par exemple Maingueneau 1998, 47, pour qui les « types de discours » sont
« associés à de vastes secteurs d’activité sociale », le discours télévisuel constituant par
exemple en ce sens un « type de discours»).
A l’oral, il semble pertinent d’établir une distinction similaire. Par exemple, au sein de ces
G1 que sont les “interactions dans les commerces”, on trouvera du transactionnel mais aussi,
éventuellement, de l’argumentatif, du descriptif, du narratif, et autres G2. Plus généralement :
(1) Les G1 correspondent à des types d’interactions ou d’événements de communication
attestés dans une société donnée (colloques, entretiens d’embauche, interviews, etc.). Ce sont
des unités qui relèvent du niveau macrotextuel, et que l’ethnographie de la communication
(principal courant interactionniste à accorder une place importante à cette problématique des
genres) appelle speech events ou communicative events, lesquels sont associés à la fois à des
speech situations et à des speech communities (les événements de communication sont en
effet culturellement spécifiques). Aston (1988) parle dans le même sens de “types de
rencontres” (encountertypes), par opposition aux talktypes, correspondant à nos G2.
(2) Les G2 correspondent aux catégories discursives qui ont déjà été reconnues pour l’écrit
(narration, description, argumentation, etc.), auxquelles viennent s’adjoindre certains types
d’échanges ou de séquences tels que la plainte, la confidence, la “vanne”, etc. Ces unités,
intermédiaires entre l’interaction globale et ces unités de rang inférieur que sont les tours de
parole ou les actes de langage, relèvent du niveau “mésotextuel”. On les appellera types
d’activités (discursives)5.
D’une manière générale, les “types d’interactions” sont composés de diverses variétés de
“types d’activités”, comme on le verra bientôt. Précisons pour l’instant que les G1 et les G2 se
différencient d’abord quant à la nature des axes distinctifs qui permettent de les opposer entre
eux, et donc d’effectuer leur typologie.
2.2. Critères “externes” vs “internes”
La citation précédente de Maingueneau nous le rappelait déjà : « la dénomination de ces
genres s’appuie sur des critères très hétérogènes »6, critères qui s’opposent d’abord selon
qu’ils sont de nature “externe” (concernant les différentes composantes du contexte), ou
4 Laissons de côté le dialogue qui n’est pas du tout pour nous du même niveau que les quatre autres,
ne serait-ce que parce qu’un récit ou une argumentation peuvent fort bien se réaliser sur un mode
dialogal alors qu’Adam les considère comme des “formes monologales” (1992 : 147).
5 Mais les activity types sont pour Levinson (1992 : 69) des unités correspondant à nos G1…
6 Les propositions de typologie des discours oraux et des interactions verbales sont nombreuses et
diverses ; voir entre autres Peytard (1971 : chap. 1), Kerbrat-Orecchioni (1990 : 123 sqq.), Vion 1993,
Clark 1996.
“interne” (concernant les propriétés linguistiques et discursives du genre en question).
Comme le rappelle BrancaRosoff (1999b, 116)7 :
La notion de genre est une notion biface qui fait correspondre une face interne (le
fonctionnement linguistique) avec une face externe (les pratiques sociosignifiantes),
et cela vaut pour les G1 comme pour les G2. Cependant, ces deux “types de genres”
n’accordent pas la même importance à ces deux types de critères. D’un manière générale, on
dira que les G1 se définissent d’abord par des critères externes (lesquels ont des incidences
sur le fonctionnement linguistique de l’interaction), alors que les G2 se définissent d’abord
pas des critères internes (lesquels se modulent en fonction du contexte).
Envisageons d’abord rapidement le cas des G2, car ce sont surtout les G1 qui vont nous
intéresser dans cet article.
2.2.1. Les types d’activités se définissent d’abord par des critères internes : une
argumentation, un récit, une confidence sont reconnaissables comme tels indépendamment
des événements dans lesquels ils s’inscrivent, et qui peuvent être très divers (même si certains
types d’activités se rencontrent de façon privilégiée dans certains types d’interactions plutôt
que dans d’autres). Cette identification repose sur différents éléments du matériel linguistique
et de l'organisation discursive, comme l’emploi des temps 8, le fonctionnement des déictiques,
les types de connecteurs privilégiés, la forme des énoncés et leur organisation séquentielle, la
nature des actes de langage et des “routines”, etc. 9, ainsi que sur d’autres paramètres plus
spécifiques de l'interaction orale, comme l'intensité des voix (dispute vs confidence), la
longueur des tours de parole, la fréquence des régulateurs ou des chevauchements de parole,
etc.
2.2.2. Les événements de communication sont définis d’abord sur la base de critères externes,
c’estàdire situationnels (la typologie s’inspire généralement du modèle SPEAKING de
Hymes, plus ou moins revu et corrigé) : nature et destination du site (privé ou public, clos ou
de plein air ; commerce, bureau, atelier, mairie, école, hôpital, tribunal, etc.) ; nature du
format participatif (nombre des participants à l’interaction ; existence ou non d’une
“audience” ; distribution des rôles, symétriques ou complémentaires) ; nature du canal
(communication en face à face, téléphonique ou médiatisée) ; but et durée de l’interaction,
degré de formalité et de planification de l’échange, degré d’interactivité, etc. Plus ces facteurs
sont affinés, plus les catégories seront également fines : on peut ainsi distinguer de
nombreuses sousclasses et soussousclasses au sein de ces grandes familles d’événements
7 Voir aussi Branca-Rosoff (1999a) sur la diversité des principes sur lesquels se fondent les
principales typologies qui ont été proposées des genres textuels.
8 Brès (1999) montre ainsi que ces trois genres que sont le “témoignage”, le “récit conversationnel” et
la “blague” se différencient entre autres par l’usage des formes de présent, de passé composé et
d’imparfait.
9 Biber (1994, 35) retient quant à lui : « phonological features (phones, pauses, intonation patterns),
tense and aspects markers, pronouns and pro-verbs, questions, nominal forms, passives, dependent
clauses, prepositional phrases, adjectives, adverbs, measures of lexical specificity, lexical classes,
modals, specialized verb classes, reduced forms and discontinuous structures, coordination, negation,
grammatical devices for structuring information, cohesion markers, distribution of given and new
information, and speech act types ».
communicatifs que sont les “entretiens”, les “réunions”10, les “interactions de service” ou les
“interactions de travail”11.
On voit que l’organisation de ce champ typologique est partiellement hiérarchique, mais elle
est aussi partiellement diacritique (par exemple, l’axe “échange en face à face vs échange
téléphonique” est en relation de classification croisée avec l’axe “interaction à caractère privé
vs professionnel”). En ce qui concerne l’organisation hiérarchique, le problème se pose de
savoir jusqu’où l’on peut raisonnablement affiner la typologie, étant donné qu’il est possible
de spécifier à l’infini les axes classificatoires — s’agissant ainsi du vaste ensemble des
interactions dans les commerces on peut envisager entre autres : la dimension du lieu de vente
(petit commerce, supérette, supermarché, hypermarché) ; le caractère ouvert ou fermé du site
(cas particulier des marchés de plein air) ; la nature du produit, axe luimême affinable selon
qu’il s’agit de denrées alimentaires, d’objets vestimentaires, de produits culturels, ou bien
encore, de produits neufs, d’occasion, ou anciens (cas particulier de la brocante et des
antiquités) ; la durée de l’interaction ; le type de vente (libreservice ou non) ; le type de
clientèle (habitués ou clients de passage) ; le fait que le prix soit fixe ou négociable, etc. :
autant de facteurs qui sont à quelque titre pertinents, mais qui ne sauraient tous être pris en
compte pour fonder une typologie, sous peine de tomber dans un “délire taxinomique”
comparable à celui que l’on a parfois reproché aux classificateurs des figures de rhétorique.
Pour échapper à ce risque, on pourrait par exemple décider de s’en tenir aux seuls types qui
sont dotés d’un nom spécifique dans la langue ordinaire (le vocabulaire français est assez
riche en termes désignant des lieux commerciaux). Mais on sait combien il faut se méfier des
étiquetages que nous fournit la langue commune : ils sont toujours passablement flous et
arbitraires, comme on peut le voir à partir de l’exemple du couple lexical “commerces vs
services”, dont les membres entretiennent des relations pour le moins obscures ; et les
spécialistes des interactions ne nous aident guère à y voir clair, lesquels nous proposent des
définitions généralement plus précises que celle du dictionnaire, mais qui malheureusement
sont bien loin d’être convergentes d’un auteur à l’autre. En effet :
1 Pour Goffman, qui consacre dans Asiles (1968), à propos des institutions hospitalières qui
sont au centre de l’ouvrage, un long développement aux activités de service, cellesci
recouvrent « toute activité destinée à satisfaire les besoins d’autrui » ; définition qui maintient
un certain lien avec le sens que prend le mot “service” dans les expressions telles que “rendre
service” : un “expert” met sa compétence “au service” d’un demandeur. A partir de là,
différents cas de figure peuvent se présenter : l’activité peut être ou non institutionnalisée
(dans ce dernier cas, le spécialiste est un professionnel, et la relation de service se déroule
dans une “aire de service”) ; le service peut être de nature abstraite (information, conseil, etc.)
ou matérielle (garage, hôtellerie, etc.) ; enfin, il peut être rémunéré ou non : aucun de ces traits
n’est véritablement distinctif des interactions de service, qui se définissent uniquement par
leur but et par la nature du bien prodigué. Dans cette perspective, les interactions de service
s’opposent aux interactions commerciales, dans lesquelles l’objet fourni (moyennant finances
toujours) est un simple produit de consommation. Mais Goffman ajoute (1968, 350) :
Donc : les commerces ne sont pas des services, mais étant donné que les services fonctionnent
dans notre société comme une sorte de modèle par rapport aux commerces, les commerçants
ont parfois tendance à mimer le comportement des “serveurs”, en se présentant comme
prêtant assistance au client (“Que puisje faire pour vous ?”) — bel exemple de la façon dont
un “cadre” prédéterminé peut être remodelé par les interactants dans le cours même de
l’interaction.
2 Merritt (1976), un des premiers chercheurs qui se soit focalisé sur les interactions de
service (service encounters), en propose une définition qui ressemble fort à celle de Goffman,
mais qui aboutit à une conclusion opposée ; pour lui en effet, non seulement les commerces
sont inclus dans les services, mais ils en constituent même la forme prototypique :
By a service encounter I mean an instance of facetoface interaction between a server
who is “officially posted” in some service area and a customer who is present in that
service area, that interaction being oriented to the satisfaction of the customer’s
presumed desire for some service and the server’s obligation to provide that service. A
typical service encounter is one in which a customer buys something at a store. (1976,
321)
3 Aston enfin (1988), en tant que grand spécialiste des Public Service Encounters, et au
terme d’une sorte de synthèse des différents points de vue sur la question, conclut que les
frontières entre ces deux grandes familles d’interactions (et plus généralement les frontières
de genres) ne sont pas nettes12 ; qu’il faut éviter dans ce domaine une approche trop rigide, et
que l’on peut admettre une sorte de continuum (generic scale), allant des magasins (qui sont
de purs commerces) aux syndicats d’initiative (qui offrent de purs services), en passant par
ces sites intermédiaires (et plurifonctionnels) que sont les banques et les bureaux de poste,
ainsi que les agences de voyage, qui sont à la fois le lieu d’activités de conseil et d’activités de
vente.
2.3. L’“impureté” des genres de l’oral
2 Envisagés dans leur globalité, bien des événements de communication ont en fait un
caractère hybride14, relevant à la fois de plusieurs des catégories inventoriées — hybridité par
exemple de ces interactions dans un magasin de retouche analysées par Vosghanian (2002),
tenant au fait que le site s’apparente tout à la fois à un atelier, un commerce, et un salon où
l’on cause ; mentionnons encore, en vrac et entre autres : à propos de certaines news
interviews, Heritage & Greatbatch (1989) parlent de “quasiconversational institutional talk
ininteraction” et s’agissant des talkshows, GregoriSignes (2000) parle de “quasi
conversational type of facetoface interaction” ; de la même manière, dans Charaudeau éd.
(1984), il est question d’“interviews à effet d’entretien” vs “à effet de conversation”, et dans
Cosnier et KerbratOrecchioni (1987), de “conversationdiscussion à effet d’interview” ; à
propos enfin des OPI (Oral Proficiency Interviews, qui ont pour objectif d’évaluer la
compétence des apprenants d’une langue seconde ou étrangère), Johnson se demande (2000 :
215) :
What kind of speech event is the OPI ? Is it more like an everyday, friendly
conversation, an interview, or something else ?
13 Notons au passage que pour Vion, la conversation — comme d'ailleurs la plupart des types de
discours — peut selon les cas fonctionner comme un G1 ou comme un G2.
14 Le caractère hybride d’un genre peut venir se concrétiser dans la création d’un mot-valise, qu’il
s’agisse d’un genre de l’écrit (“autofiction”, “romanquête”), ou d’un genre de l’oral médiatique (anglais
“infotainment”).
15 Pour une application de la notion de “prototype” aux speech events et autres activity types, voir
Glover 1995.
D’un genre aussi bien circonscrit en principe que la consultation médicale, ten Have (1991 :
162) peut ainsi dire qu’elle s’apparente tantôt à l’interrogatoire, tantôt à la conversation, se
situant le plus souvent dans l’entredeux,
zigzagging between the two poles in a way that is negotiated on a turnbyturn basis by
the participants themselves.
Étant le plus souvent métissées, les interactions sont corrélativement flexibles et négociables
en ce qui concerne leur appartenance générique, ainsi qu’on va le voir rapidement pour
terminer.
3. Le fonctionnement dans l’interaction
Précaution préliminaire : affirmer que les “événements communicatifs” se définissent d’abord
à partir de critères externes ne préjuge en rien de la méthodologie qu’il convient d’adopter
pour les décrire. On peut en effet distinguer, d’après Aston (1998, 26), deux façons d’aborder
les données interactionnelles, qu’il appelle respectivement topdown et bottomup, et qui ne
sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre.
3.1. Approche topdown vs bottomup
En gros : l’approche topdown part des traits situationnels pour décrire ce qui se passe dans
l’interaction, tandis que l’approche bottomup cherche à reconstituer les caractéristiques de
l’événement à partir de ce qui en est “manifesté” dans le texte même de l’interaction — les
caractéristiques externes ne sont en effet, dans cette deuxième perspective, à prendre en
considération que dans la mesure où elles sont en quelque sorte “internalisées” sous une
forme ou sous une autre (celle par exemple de ce que Gumperz appelle les “indices de
contextualisation”). C’est ainsi que les tenants de l’analyse conversationnelle pure et dure
(Conversation Analysis) préconisent d’éviter de recourir à toute considération externe, attitude
que l’on peut trouver bien artificielle et inutilement réductrice, et qui en outre entre en
contradiction avec l’affirmation selon laquelle la description doit être effectuée “du point de
vue des membres” : lorsqu’ils pénètrent dans un magasin ou une salle de classe, les membres
en question ont bien quelque représentation a priori du type d’événement dans lequel ils se
trouvent engagés, laquelle va déterminer au moins partiellement les comportements qu’ils
vont adopter dans l’interaction.
À cette attitude trop “unilatéraliste” pour mon goût on peut préférer la démarche consistant :
1 à partir d’une spécification plus ou moins fine de la nature de l’événement communicatif
auquel on a affaire (nature du site, rôles en présence, but de l’échange, etc.) ; ce cadrage
externe contraint en effet fortement (sans évidemment les déterminer entièrement) les
processus de production/interprétation des énoncés, en créant chez les participants certaines
“attentes normatives” ;
2 à voir comment cette “promesse de genre” se réalise dans l’interaction — et comment elle
est éventuellement détournée, comment les attentes préalables des participants peuvent être
déçues ou satisfaites autrement que le prévoit le “script” de l’interaction (on a précédemment
mentionné le cas des interactions commerciales qui peuvent être localement remodelées en se
donnant des airs d’interaction de service, mais pour pouvoir parler de “remodelage”, encore
fautil admettre l’existence d’un “modèle” préexistant, ou d’un “schéma” pour reprendre le
mot d’Aston) ; comment aussi certaines divergences concernant la gestion de l’événement
peuvent surgir entre les interactants, entraînant l’intervention de certains mécanismes de
“négociation du genre” ; ce que Aston, dans le premier chapitre de l’ouvrage dont le titre est
précisément Negotiating Service, formule en ces termes (1988, 42) :
The schema provides initial presuppositions and expectations, but through the
discursive process its instantiation may be modified and renegotiated on a bottomup
basis.
On ne saurait mieux exprimer la nécessité qu’il y a, si l’on veut rendre compte au plus près de
ce qui se passe dans l’interaction, de concilier les deux approches topdown et bottomup.
3.2. La négociation du genre
Ces négociations concernent rarement le type de G1 auquel on a affaire : le cadrage externe
est généralement suffisamment explicite pour que l’on sache dans quel type d’événement
communicatif on se trouve engagé, et avec quel rôle16. En revanche, des divergences peuvent
surgir concernant la conception que les participants se font des règles du genre, et en
particulier l’organisation interne du G1, c’estàdire ce que l’on appelle généralement le script
de l’interaction (Schank & Abelson 1977). À chaque type d’interaction correspond en effet un
script, qui peut être plus ou moins précis et contraignant selon les cas : dans les échanges
informels, le script se réduit à un vague canevas à partir duquel on peut broder librement,
alors que dans les interactions “protocolaires” la marge de manœuvre des participants est
beaucoup plus réduite. Mais il est bien rare qu’elle soit totalement inexistante.
Généralement, cette structure abstraite qui soustend le déroulement de l’interaction n’a
d’autre existence qu’implicite (on parle alors de hidden agenda : en ce qui concerne par
exemple le Restaurant script envisagé par Schank et Abelson, c’est à partir de leur expérience
de cette situation communicative particulière que les sujets s’en construisent progressivement
une représentation). Il est donc fatal que cette représentation mentale puisse diverger d’un
participant à l’autre. C’est surtout à travers l’exemple des interactions de service qu’ont été
mis en évidence, et la pertinence de la notion de script, et le caractère éminemment négociable
de ces structures abstraites17, ainsi que le constate Guy Aston, que je cite à nouveau :
Our data suggest that such scripts are not simply followed in practice, and that the
sequential structure of the discourse and the form of single utterances themselves do not
merely reflect preexisting plans of speakers and conventionalised normative models of
interaction, but are the outcome of a joint, dynamic process of negotiation. (1988 : 19
20)
16 A titre d’exceptions, mentionnons : le cas des “genres émergents”, comme cette émission
télévisuelle analysée ici même par Atifi et Marcoccia, “Demain les jeunes”, qui inaugure un genre
médiatique nouveau ; ou bien encore le cas des “cadrages frauduleux” (Goffman 1974), par exemple
lorsqu’un “démarcheur” se présente comme un “enquêteur” (voir Lorenzo 1999).
17 Mais de tels décalages ont également été mis en évidence dans d'autres sites institutionnels,
comme les entretiens en tous genres, les interactions de service par téléphone (Lacoste 1991) ou les
appels téléphoniques en situation de détresse (Zimmerman 1992).
Plus précisément, les divergences peuvent porter :
1 Sur la nature des G2 qui peuvent ou doivent être accomplis dans le G1.
Par exemple : en site commercial, que doiton faire au juste ? simplement procéder à la
transaction, ou se livrer aussi à d’autres activités annexes (bavarder, blaguer, etc.) ?
Il peut se faire que le vendeur et le client ne partagent pas exactement la même conception du
script idéal, comme le montre l’étude de Doury (2001) sur un “commerce d’habitués” (un
tabacpresse parisien qui tient aussi à certains égards du salon politique), étude qui met en
évidence l’existence d’un léger décalage entre les attentes des clients (pour qui l’activité de
discussion est aussi importante que l’activité d’achat), et celles du commerçant (pour qui
l’activité de vente reste primordiale, et qui est de ce fait moins engagé dans la discussion, au
risque même de paraître avoir un comportement versatile et inconsistant aux yeux du client
— et d’un analyste insuffisamment au fait des particularités de ce site).
Les risques de malentendu s’aggravent évidemment en situation interculturelle, comme
l’illustre par exemple l’étude de Bailey sur les interactions entre des commerçants d’origine
coréenne et leurs clients “afroaméricains” : les deux groupes ont des “styles communicatifs”
fort différents, mais aussi
different ideas about the speech activities that are appropriate in service encounters”
(1997 : 352),
les premiers considérant qu’il s’agit d’une interaction de type purement transactionnel, et les
seconds qu’il y a dans un tel site place pour la parole “relationnelle” (blagues, small talk,
récits conversationnels), cf. la formule de clôture utilisée par le client afroaméricain : « Nice
talking to you », formule qui semble quelque peu “déplacée” pour le vendeur coréen, même si
cette divergence de conception n’est jamais thématisée ni même “négociée” sous quelque
forme que ce soit dans le corpus étudié.
2 Sur l’ordre dans lequel doivent apparaître les différents types d’activités discursives.
Sonnerie du téléphone
1 R Luang bonsoir, Christine à votre service
2 C oui bonjour ce s'rait pour une commande
3 R oui
4 C donc c'est hm ça f'rait deux repas à 89 francs
5 R excusezmoi je vais d'abord prendre vos coordonnées, je commencerai par votre
numéro de téléphone s'il vous plaît
6 C c'est le 04 78 00 00 00
7 R 04 78 00 00 00 d'accord
8 C donc c'est à Villeurbanne 8 route de Genas monsieur Buffe... c'est bon j'vais pas
trop vite ?
9 R heu c'est à Lyon troisième ?
10 C non enfin d'un côté je suis Lyon troisième et puis en face c'est Villeurbanne
donc c'est entre si vous pouvez situer c'est entre la place des Maisonneuves et la
place ronde
11 R d'accord d'accord donc vous êtes monsieur ?
12 C monsieur Buffe B comme Bernard U deux F comme François et E donc au 8, y
a un code d'allée c'est le B 246 au troisième étage
13 R 246 d'accord d'accord
14 C bon je pense qu'on a fait le tour là ?
15 R c'est bon donc j'écoute votre commande
16 C alors c'est deux menus à 89
17 R oui
C’est bien à un malentendu sur le script, et plus précisément, sur l’ordre des séquences qui le
composent, que l’on assiste ici : le client pense qu’on doit d’abord passer commande, puis
fournir ses coordonnées ; alors que pour l’équipe des restaurateurs (que l’on peut considérer
comme les dépositaires du “bon script”), la séquence “Coordonnées” doit précéder la
séquence “Commande”. Ce malentendu se manifeste d’abord en 3R : le morphème “oui”,
simple accusé de réception pour R, est interprété comme une autorisation à passer commande
pour C, qui s’exécute aussitôt (“donc ça f’rait deux repas à 89 francs”), R étant alors obligé de
freiner son ardeur en mettant le holà (“excusezmoi je vais d’abord prendre vos
coordonnées”). Ce malentendu entre C (qui débite illico l’ensemble de ses coordonnées : il
“va trop vite”) et R (qui désire procéder pas à pas) se poursuit tout au long de la séquence
“Coordonnées”, qui s’achève en 14C avec l’énoncébilan à tonalité passablement ironique
“bon je pense qu’on a fait le tour là ? (et que l’on peut donc enfin passer aux choses
sérieuses)”.
Cette divergence dans les représentations que chacun se fait du bon déroulement de l’échange,
en relation avec les intérêts respectifs des deux parties en présence (le client désire avant tout
se restaurer !) se retrouve dans la plupart des interactions constitutives de ce corpus,
engendrant des moments de tension perceptibles dans le texte même de l’interaction.
4. Conclusion
Pourquoi donc se pencher une fois de plus sur la question éculée des genres ? Tout
simplement parce qu’ils existent, et qu’ils jouent « un rôle central dans l’usage du langage »
(Levinson, 1992 : 97 : « types of activities […] play a central role in language use »). À l’oral
comme à l’écrit, les discours se répartissent en G1 et en G2 ; ils sont soumis à des “règles du
genre”, lesquelles sont intériorisées par les sujets dont la compétence générique fait partie
intégrante de leur compétence communicative globale :
Any native speaker […] has the initial ability to […] recognize different types of texts.
We shall claim that this fundamental ability is part of linguistic competence (van Dijk,
cité par Adam, 1992 : 5),
que cette compétence soit envisagée du point de vue de la production ou de la réception des
énoncés.
– Du point de vue de la production, cette compétence générique est à considérer comme un
système de contraintes aussi bien que comme un réservoir de ressources communicatives :
elle nous oblige à nous comporter “comme il faut” (comme un vendeur ou un client, un
professeur ou un élève), mais en même temps elle nous dit comment faire pour satisfaire aux
attentes normatives en vigueur dans la situation et la société concernées. C’est aussi pour les
locuteurs un facteur puissant d’économie18, ainsi que le note Bakthine (1984 : 285) :
Si les genres de discours n’existaient pas et si nous n’en avions pas la maîtrise, et qu’il
nous faille les créer pour la première fois dans le processus de la parole, qu’il nous faille
construire chacun de nos énoncés, l’échange verbal serait impossible.
Par exemple, un simple “Madame ?” (dans un magasin), ou un “Je vous écoute !” (au début
d’un entretien d’embauche) suffisent à lancer l’interaction, et point n’est besoin à
l’interlocuteur de précisions supplémentaires pour pouvoir fournir un enchaînement
approprié19 : le cadrage situationnel y pourvoit, Borzeix & Gardin (cités par Müller 1997, 39)
notant de même à propos des interactions de service que le cadrage externe peut aider à
« dispenser l’usager de la formulation linguistique de la finalité de l’interaction, et permettre
un certain laconisme de l’usager aussi bien que de l’employé ».
– Ces mêmes exemples montrent que les règles du genre jouent aussi, et à tous les niveaux, un
rôle décisif dans le calcul interprétatif qu’opèrent les récepteurs des énoncés qui leur sont
soumis, pouvant à l’occasion entraîner des “erreurs de calcul”, comme dans l’exemple analysé
cidessus du malentendu entre le client et le restaurateur chinois, concernant le déroulement
de l’événement communicatif qu’ils ont à construire conjointement.
Il en est de la compétence générique comme des autres compétences individuelles : elles sont
destinées à se frotter à celles d’autrui, ce qui peut dans le feu de l’interaction produire
quelques étincelles, mais généralement se règle par l’intervention de ces processus adaptatifs
que sont les “négociations conversationnelles” (KerbratOrecchioni 2004).
Les règles du genre préexistent, tout en étant en permanence réactualisées, voire reformatées,
dans le jeu de l’échange verbal — ou pour reprendre les termes de Mayes (2202 : 19), elles
comportent à la fois des aspects “schématiques” et “émergents” :
Another important characteristic of genres is that they have both schematic aspects (i.e.,
aspects that are predictable based on experience with typified patterns) and emergent
aspects (i.e., aspects that change as interaction occurs).
Dans cette mesure, la réflexion sur les genres permet exemplairement de mettre en évidence
cette tension qui existe au sein de tout discours, mais qui s’exacerbe en contexte interactif,
entre connu et inconnu, reproduction et innovation.