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Philosophique
11 | 2008 :
Marx - L'image
Résumé
En 1980 dans Mille Plateaux (p.470) Deleuze exprimait la crainte que son celtisme et son intérêt
pour l’Orient ne mènent Kenneth White vers un aristocratisme fascisant et un folklore
fantasmant. Je montre dans cet essai que pour le poète écossais la celtitude est d’ordre mental et
culturel, pas du tout ethnique, et que sa vaste et précise connaissance des cultures tao-
bouddhiques débouche sur “un sol ontologiquement plus riche” (La Figure du dehors, p. 49)
Entrées d’index
Mots-clés : Deleuze, White Kenneth, Celtisme, Orient, géopoétique
Texte intégral
1 L’article de Pierre Jamet, « L’altercation entre Gilles Deleuze et Kenneth White »,
publié dans Philosophique 2006, propose une comparaison entre l’œuvre de Gilles
Deleuze (dont on nous rappelle qu’en 1979 il siégeait au jury de la thèse du second
intitulée le Nomadisme Intellectuel ) et l’oeuvre de Kenneth White, autour du concept
de « nomadisme » employé par les deux auteurs, avec en conclusion une préférence
non dissimulée pour le premier. Le point de départ est un paragraphe de Mille Plateaux
dont nous ne reprenons ici que les phrases qui concernent directement le poète
écossais :
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7/2/2018 Kenneth White et Gilles Deleuze
réactive autrement tous les fascismes, tous les folklores aussi, yoga, zen et karaté ?
Il ne suffit certes pas de voyager pour échapper au fantasme. (p. 469-470)
2 Notre intention dans les lignes qui suivent ne se veut ni argumentative ni polémique
mais plus modestement et concrètement de revenir sur les craintes, manifestées par
l’auteur de Mille Plateaux, de voir se développer chez White des dérives mentales et
surtout socio-politiques. Notre argumentation contre cette thèse s’appuiera sur des
citations et références très précises (elles pourraient être plus nombreuses) tirées des
ouvrages et de communications de White.
3 En 1980 Kenneth White est surtout connu comme l’auteur de plusieurs volumes de
poèmes et d’essais purement existentiels, biographiques, tels que Les Limbes
Incandescents marqués par une révolte et une quête ontologique. Sa période
d’inspiration ouvertement « celte » est dépassée mais jamais, bien au contraire, il ne
reniera son origine écossaise, géographique et culturelle – et surtout pas ethnique. Il
développe une approche révolutionnaire de l’anthropologie celte qui le pousse en
premier lieu à pourfendre toute la « celtitude » folklorique des châteaux hantés et de la
cornemuse, voire même des mythes fondateurs chers à l’Irlandais W B Yeats : « La
celtitude est une notion socio-politique moderne, une attitude de défense, tout le
contraire d’un élan originel » (Le Poète cosmographe, p. 78). Or White se veut, se fait,
le redécouvreur d’une Ecosse, d’un celtisme originaires, qui passe entre autres par
l’affirmation d’un isomorphisme entre le paysage physique et le paysage humain, et
qu’il baptise ALBA. Il dégage, redécouvre des virtualités ignorées par les Ecossais eux-
mêmes, se heurtant ainsi parfois à l’incompréhension dans son propre pays :
Il faut renouveler les choses à la base, sortir des soi-disant « destins historiques »,
pour revenir à un sens de la migration, dépasser l’idéologie de l’identité et mettre
en place un nouveau jeu d’énergie […] Ce qui marque à mon sens les oeuvres
significatives surgies des champs de culture celtes, c’est le sens de la nature
(d’énergies premières, d’espaces premiers, de connexions subtiles), un élan
explorateur, une efflorescence intellectuelle, un humour exubérant, et une
poétique vigoureuse. Ce sont là des éléments dont une future culture européenne
aura besoin. (Une Stratégie Paradoxale, p. 154, « Lectures de la culture
européenne »)
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8 C’est pour retrouver cette énergie potentiellement planétaire mais disparue, au moins
en surface, de notre Modernité, que le poète entreprend son périple mental et
multiplement géographique à travers d’autres cultures qui ont conservé dans leurs arts
quotidiens, leurs mœurs, leur langage, par fragments, un sens premier de l’unité
cosmique. Ce qui nous mène tout droit à l’Orient, un Orient précis, solidement
documenté, culturellement et géographiquement. Dès l’Ecosse, à peine adolescent,
White découvre les grands textes de la culture indienne puis chinoise et japonaise ; il
découvre aussi l’Orient tao-bouddhique chez nombre d’auteurs occidentaux de l’Ancien
et du Nouveau Continent, dont il nourrit son savoir, son savoir-vivre et son savoir-
écrire. Son attirance pour l’Orient n’est pas une fuite en avant ; il n’est la proie d’aucune
illusion, que ce soit vis-à-vis de l’Orient ou de l’Occident :
Ce n’est pas merveilleux du côté de l’Orient non plus. C’est vrai. On peut penser
que pendant que nous bâtissions nos gratte-ciel et nos lendemains qui chantent,
l’Inde, par exemple, a passé son temps dans la posture du lotus et qu’elle s’est
surnirvanisée, victime d’une overdose de sagesse. Mais il y a la Chine taoïste et le
Japon du zen, et partout des rires, des gestes, une démarche qui viennent de cette
millénaire non application.(Revue Vagabondage, n° 28-29 mars 1989, p. 9)
vieux cadavre, mais de la découverte, passé le bourbier culturel, d’un sol nouveau – je
dis bien un véritable sol nouveau, sur lequel un corps vivant puisse marcher dans l’éveil
de ses sens et de ses énergies, et pas seulement quelque contrefaçon intellectualiste »
(La Figure du dehors, p. 167).
10 Ce sol nouveau, « le sujet naissant à lui-même en tant que centre d’énergie […] sur un
sol ontologiquement plus riche » (La Figure du dehors, p. 49), le poète l’a foulé
mentalement d’abord, physiquement ensuite. Intellectuel, son nomade l’est, rappelle-t-
il à l’envi et particulièrement dans l’Esprit nomade, au sens que lui confèrent les
Chinois d’« homme de la pluie et du vent ». Il s’agit de « s’orienter » vers un lieu de
réconciliation entre un Occident et un Orient de la pensée), sur la voie d’une pensée
« originaire » arbitrairement scindée deux à trois millénaires plus tôt. Il ne s’agit pas
d’un « melting pot » de la fin, mais d’un creuset des commencements. (Vision d’Asie,
np)
11 White nous rappelle qu’au bon temps où les soixante-huitards partaient sur la grand
route de Katmandou et des ashrams indiens, lui, dans ses chambres de bonne
parisiennes lisait des textes bouddhistes ardus et s’imprégnait de leur message
ontologique, y inscrivant, y « brûlant » son vécu quotidien pour en produire Les Limbes
incandescents. Il menait conjointement ce « grand travail » dans son séminaire de
Paris VII (connu familièrement comme le « séminaire de la « Montagne froide »,
d’après Han Shan, ou le « séminaire du Vieil Etang », d’après Bashô), consacré à
l’influence de l’Orient sur l’Occident contemporain, et plus encore à travers sa propre
création.
12 Ce que son nomadisme trouve en Orient et particulièrement dans le taoïsme et dans
le bouddhisme, c’est le concept de « vide », c’est-à-dire l’interdépendance entre toutes
les choses du monde créé (et il n’en existe pas d’autre), un constat de non identité fixe
mais d’ouverture de la psyché sur le dehors auquel elle appartient. Chez White cette
épistémologie, qui est aussi celle de la pensée scientifique post-quantique, devient un
« champ blanc », son « monde blanc » ; cette cosmologie, récente en Occident, baptisée
par Manuel de Diéguez « cosmologie de l’énergie », devient dans son Esprit nomade
(p. 272-275) « chaoticisme », une « cosmologie chaoticiste » qui informe et « enforme »
son nomadisme géopoétique. Là, constate toujours White, énergies celtes et énergies
tao-bouddhiques se rejoignent, et l’on se retrouve sur un rivage auroral de la pensée où
Héraclite et Tchouang-tseu devisent sur le bord du fleuve.
13 Les conférences données par White à la Maison de la Poésie à Paris en 1983, 1984 et
1985 : « Hautes Lumières sur Segalen », « Les Chemins de la pensée poétique », « Crise
et création dans la culture occidentale » insistent, entre bien d’autres choses, sur la
nécessité pour l’Occident de réviser ses concepts et ses méthodes, guidé par des pensées
venues de l’Orient géo-culturel mais aussi de notre Orient intérieur :
14 Si pour Gilles Deleuze la philosophie est créatrice de concepts, pour Kenneth White la
poésie, la pensée poétique, elle aussi peut être créatrice de « nouveaux concepts ».
15 Il est hors de notre propos ici d’aller plus avant dans une comparaison entre la vision
du monde développée sous l’appellation de « nomadisme » par chacun des deux
penseurs ; ce terme d’ailleurs est aujourd’hui revendiqué plus ou moins légitimement
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par une kyrielle de pseudo-créateurs en mal de publicité, comme le zen, comme en son
temps l’existentialisme, mis à beaucoup trop de sauces. Par contre il serait souhaitable
que le « silence retentissant » d’une « altercation » évoquée par Pierre Jamet entre les
deux créateurs appelle l’attention, en dehors de toute polémique, sur la pensée (à la fois
philosophique et poétique) d’un auteur qui, on s’en rend compte de plus en plus, est
l’auteur d’une des œuvres les plus marquantes de notre époque.
Bibliographie
Le Monde ouvert de Kenneth White, PU Bordeaux, 1995
Autour de Kenneth White, espace, pensée, poétique, PU Dijon, 1996
Kenneth White et la géopoétique, L’Harmattan, 2006
Olivier Delbard, Les lieux de Kenneth White, L’Harmattan, 1999
Pierre Jamet, Le local et le global dans l’oeuvre de Kenneth White, L’Harmattan, 2002
Michèle Duclos, Kenneth White, nomade intellectuel, poète du monde, ELLUG, 2006
Référence électronique
Michèle Duclos, « Kenneth White et Gilles Deleuze », Philosophique [En ligne], 11 | 2008, mis en
ligne le 06 avril 2012, consulté le 07 février 2018. URL :
http://journals.openedition.org/philosophique/178 ; DOI : 10.4000/philosophique.178
Auteur
Michèle Duclos
Droits d’auteur
© Presses universitaires de Franche-Comté
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