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Les voies insolites de l’initiation soufie de Mahmoud Saadi / Isabelle

Eberhardt[1] [1 / 16 ]
Rachel Bouvet / Université du Québec à Montréal

Où allons-nous, vers quelle retraite, vers quelle ombre propice à la méditation, au repos, au rêve,
à l’oubli?
J’aime les ruelles dont je ne connais pas l’issue.
Isabelle Eberhardt

Plusieurs angles d’approche peuvent être adoptés si l’on veut observer la manière dont
Isabelle Eberhardt interagit avec la communauté musulmane. Si sa démarche est avant tout
littéraire, orientée vers l’œuvre à écrire, elle possède également des dimensions ethnologique,
géographique et spirituelle qu’il ne faut pas négliger. En effet, les descriptions des personnes
rencontrées en Algérie, des nomades, mais aussi des villageois, des citadins, des militaires, des
prostituées, des fellahs, etc., présentent une attention digne d’un ethnologue[2]. Par ailleurs,
sa très bonne connaissance du terrain, des peuples et des cultures observées au cours de ses
séjours dans le désert témoignent de ses facultés de géographe. Mais il y a aussi, dans cette
œuvre, un parcours initiatique assez singulier, manifestant à la fois le désir de se fondre dans
la culture musulmane et l’inéluctable distance qui la sépare des autres. S’étant convertie à
l’islam d’abord, puis initiée au soufisme en 1900, trois ans après son arrivée en Algérie,
Isabelle Eberhardt se faisait passer pour un étudiant tunisien en quête d’enseignement,
nommé Mahmoud Saadi, pérégrinant de zaouïa en zaouïa pour parfaire son initiation.
L’appréhension de l’islam, marquée par la nécessité de la retraite et du dépouillement,
conduit vers la méditation, vers la recherche d’un absolu.

[1] Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention des Fonds FQRSC, que je tiens à
remercier. Je remercie également mon assistant de recherche, Philippe Dionne, qui a participé aux
recherches bibliographiques et à l’analyse.
[2] Voir à ce sujet l’article de Sossie Andezian, « Images de l’Islam dans l’Algérie coloniale à
travers l’œuvre d’Isabelle Eberhardt », dans Jean-Robert Henry, dir., Littératures et temps colonial.
Métamorphoses du regard sur la Méditerranée et l’Afrique, Aix-en-Provence, Edisud, coll.
Mémoires méditerranéennes, 1999, p. 107-120.

La jeune voyageuse demeure très laconique à propos de la conversion à l’islam, aussi bien la
sienne que celle de sa mère. Si elle mentionne dans la lettre envoyée à la Dépêche algérienne le
6 juillet 1901 que son initiation à la confrérie des Qadriya s’est déroulée à El Oued, où elle a
fréquenté les trois zaouïas des alentours, c’est parce qu’elle a été tenue de se justifier lors du
procès où était jugé son agresseur —un membre de la confrérie rivale des Tidjanya, qui
l’avait blessée assez gravement au bras et à la tête. Les officiers chargés de l’instruction
étaient en effet très étonnés en l’«entendant déclarer qu’[elle] était musulmane et même initiée
à la confrérie des Qadriya, et en [la] voyant porter le costume arabe, tantôt féminin, tantôt
masculin, selon les circonstances et les besoins de [sa] vie essentiellement errante[1]».
Expulsée d’Algérie suite à cette affaire politique, elle n’a pu y revenir que grâce à son mariage
avec Slimène Ehni, un sous-officier ayant obtenu en tant que spahi la nationalité française.
Certains critiques se sont interrogés sur les agissements de ce soufi dont le comportement n’a
rien de conventionnel et en sont venus à la conclusion que ces incursions dans des lieux
interdits aux Européens devaient dissimuler une activité d’espionnage pour le compte de
l’armée française[2]. Les arguments se basent surtout sur l’absence de véritable réflexion sur
le soufisme dans les écrits d’Eberhardt, qui semble s’être convertie de manière superficielle, et
sur son amitié avec le général Lyautey. L’appartenance à la confrérie des Qadriya semble en
effet problématique à plusieurs égards, et j’aimerais dans le cadre de cet article approfondir
la réflexion sur ce sujet à partir de l’analyse des récits et des journaliers réunis dans le
premier volume des Écrits sur le sable. Au lieu d’adhérer d’emblée à des suppositions qui
reposent en grande partie sur des données biographiques incomplètes, il est plus que jamais
nécessaire de mettre à jour la logique spirituelle qui sous-tend les déambulations à travers le
désert, logique dans laquelle le soufisme n’est peut-être pas le seul et unique pilier. J’étudierai
donc certains motifs relatifs à l’islam, —l’appel du muezzin, le désert, le parcours initiatique,
la zaouïa, le maître spirituel, l’ascèse, l’extase—, afin de dégager certaines propriétés du
regard porté par Isabelle Eberhardt sur la communauté musulmane, qui ne recoupent qu’en
partie seulement celles du soufisme.

[1] Cette lettre est reproduite dans les Journaliers (Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable, tome 1,
Paris, Grasset, 1988, p. 393-397). Désormais, les numéros de pages extraites de cet ouvrage seront
indiqués entre parenthèses juste après la citation.
[2] Voir par exemple l’article de Karim Hamdy, qui considère que le soufisme superficiel
d’Eberhardt a surtout servi de prétexte pour pénétrer dans des lieux inaccessibles pour d’autres et se
bâtir ainsi une œuvre littéraire. C’est sur cette ambition littéraire que Lyautey aurait joué pour lui
arracher des informations sur les zaouïas du sud de l’Algérie, dans le but de mettre au point ses
stratégies de politique coloniale. « Eberhardt and Mysticism. The Intoxicated Mystic : Eberhardt’s
Suf Experience », dans Karim Hamdy et Laura Rice, dir., Isabelle Eberhardt. Departures, San
Francisco, City Lights Books, 1994, p. 225-242. Voir aussi le chapitre intitulé « Allahou Akbar! He
is a Woman : Colonialism, Transvestism, and the Orientalist Parasite » dans Belated Travellers
d’Ali Behdad (Durham & London, Duke University Press, 1994, p. 113-132), où la collaboration
d’Isabelle Eberhardt au mouvement colonisateur est envisagée à partir de la thèse du parasite de
Michel Serres.

L’appel du muezzin

Ce n’est pas à l’intérieur d’une mosquée, ni lors de la lecture du Coran ou même au cours

d’une discussion avec des musulmans que prend forme l’attrait pour l’islam dans les récits

d’Eberhardt. Autrement dit, ce n’est pas par le biais du discours, de la doctrine, de la

méditation sur le sens de la spiritualité que celle-ci est appréhendée en premier lieu. Cet

«appel» se manifeste d’abord et avant tout au-dehors, sous une forme chantée, tel un écho qui

se propage dans l’espace, grâce à une voix qui se découpe dans le silence de l’aube, dont les

inflexions harmonieuses rejoignent les sons de la nature environnante:

Aussitôt, comme en rêve encore, lentement, sur un air très triste et très doux, il commença

son appel.
Sa voix jeune et parfaitement modulée semblait descendre de très haut, planer dans le

silence de la ville assoupie.[…] De loin, d’autres voix lui répondirent, tandis que dans un

jardin voisin, des oiseaux se réveillaient et commençaient, eux aussi, leur hymne d’action de

grâces à la Source de toutes les vies et de toutes les lumières. (p. 34)

Réveillée par l’appel à la prière du muezzin, la narratrice passe du rêve au chant qui

s’intègre parfaitement à la marche de l’univers. Aspirant au calme, au repos, après les

tourments connus en ville, elle trouve dans cette simplicité des bienfaits inestimables : «Cette

vie et ce calme interrompu parfois par le chant mystérieux me plongent dans une mélancolie

douce. Je m’abandonne entièrement au repos de l’âme enfin trouvé.» (p. 36) C’est en

cheminant dehors, d’un village à un autre, en observant les allées et venues, les cortèges

funèbres, les paysages chamarrés de l’aube ou du maghreb, qu’elle perçoit «l’âme» de l’islam,

toujours associée dans ses écrits à la paix :

Je me souviens aussi de la paix profonde, infinie, qui était descendue dans mon âme, ce soir-

là, tandis que je traversais les villages maraboutiques d’Elbeyada et d’Elakbab, inondés des

derniers rayons du couchant… Et cependant, en quelle angoisse, en quelles circonstances

cruelles j’étais venue là ! Mais est-ce que toutes ces matérialités, toutes ces misères éphémères,

touchent les âmes des initiés ? On peut, à certaines heures bénies, faire abstraction de toutes

les circonstances douloureuses et se livrer à d’autres impressions, celles que nous portons en

nous et celles qui nous viennent de l’Inconnu, à travers le prisme sublime du vaste Univers !

(p. 107)

La conversion à l’islam a pour Eberhardt un effet bienfaisant, presque thérapeutique


pourrait-on même avancer à certains moments[1]. À la rébellion face à l’Occident, au malaise
ressenti partout en Suisse et en France, aux difficultés de l’existence sur terre, à l’angoisse de
la mort, succède la découverte d’une autre façon de vivre, en harmonie avec un
environnement naturel qui la charme au plus haut point : «En regardant ces hommes
marcher dans la vallée, je compris plus intimement que jamais l’âme de l’Islam, et je la sentis
vibrer en moi. Je goûtai dans l’âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague,
l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort.» (p. 185) Cet apaisement, cette
soudaine délivrance du fardeau de la vie, font naître le sentiment de partager intimement la
manière de percevoir le monde propre à une communauté qui lui est pourtant étrangère.
L’adhésion à l’islam ne passe pas par la raison, par le sermon, par la parole d’autrui, mais par
un élan spontané, par l’intuition et la sensibilité, par le sentiment très profondément marqué
d’une connivence avec la société musulmane et son cadre de vie. À ce sujet, on peut se
demander dans quelle mesure l’«âpreté splendide du décor», maintes fois soulignée par cette
femme passionnée du désert, entre en ligne de compte dans le choix de l’islam comme contrée
spirituelle. Comment passer sous silence le fait que ce regard est obnubilé par les terres
brûlées ?

[1] C’est bien ce qui est indiqué dans les notes prises le 25 décembre 1902, dans le quatrième
journalier : « De nouveau mon âme traverse une période de transition, d’incubation […]. Si cette
progression dans le noir continue, à quel résultat effrayant dois-je arriver un jour? Il y a cependant,
je crois, un remède, mais celui-là revient à la religion de l’Islam, en toute humilité et en toute
sérénité. Là je trouverai l’apaisement final et la joie du cœur. » (p. 459; la partie en italiques est
écrite en arabe dans l’original).

Les terres brûlées par la foi musulmane

Paysage en accord avec une religion, une foi, une lumière à nulle autre pareille : c’est ainsi

que le désert apparaît dans les nouvelles d’Eberhardt. Dans des termes évoquant la vision, la

transfiguration, la terre semble s’être embrasée sous l’impact d’une croyance religieuse,

comme si les affleurements rocheux et la sécheresse de l’environnement résultaient, non pas

des rigueurs climatologiques et de l’érosion, mais d’un gigantesque incendie mû par une foi

portée à incandescence. Tous les termes figurés relatifs à la foi se trouvent ainsi transférés sur

le paysage, qui devient littéralement marqué par les signes de la foi musulmane :

... Là-bas, très loin, au delà de la mer bleue, au delà du Tell fertile, de l’Aurès morose et des

grands chott qui doivent se dessécher, il y a la terre brûlée, la terre ardente et resplendissante

du Souf, où brûle la flamme dévorante de la Foi, où, chaque pas, s’élève une mosquée, une

koubba ou un maraboutique et miraculeux tombeau, où le seul bruit religieux est l’eddhen

musulman, cinq fois répété, où l’on prie et où l’on croit… (p. 76, les italiques reproduisent

celles du texte)

<!--[if !supportEmptyParas]--> <!--[endif]--> Le filtre religieux apparaît déterminant dans

la manière d’appréhender le paysage, étant donné que chacun des éléments qui le composent

—la terre, les monuments, les bruits— est envisagé en fonction de ce cadre général. C’est le

regard porté sur le paysage qui rend possible l’immersion dans un autre monde, d’où
émanent des sensations tour à tour paisibles et mélancoliques. D’autant plus que les

changements de couleur à l’aube entraînent une véritable transfiguration du paysage:

Le premier soleil du matin s’épanouit à l’horizon, comme une grande fleur pourpre. La

dune de sable, piquée de touffes d’alfa, s’embrase autour de la petite koubba de Sidi-Bou-

Djemâ, qui domine la route de Beni-yaho et de Sfissifa. Des lueurs roses s’allument à la crête

des figuiers noirs, et les grands saules pleurent des larmes d’argent irisé.

Autour de la koubba, les Arabes se lèvent. Ce sont des pèlerins, venus de loin pour demander

la protection du grand saint. Ils se rangent tous, face au soleil levant, et prient longuement,

avec les beaux gestes graves du rite musulman qui grandit les plus loqueteux. (p. 227)

Là encore, les manifestations extérieures de l’islam s’accordent avec l’environnement, et donnent

l’impression que cette prière exécutée face au soleil rend grâce à la beauté du monde. Les

personnages eux-mêmes sont transfigurés par les gestes qu’ils accomplissent, comme si le paysage

et le rite musulman leur conféraient une dimension cosmique. On le voit bien dans ces lignes, c’est

l’islam de la pauvreté, du dénuement, celui du soufisme autrement dit, qui retient l’attention, alors

que les merveilles architecturales que représentent les mosquées et les palais, les traces encore

présentes du passé flamboyant de la civilisation arabo-musulmane, tournée vers les arts, le luxe et le

raffinement, ne semblent pas l’intéresser. Le regard est orienté vers l’origine, vers les premiers

temps de l’islam, religion née dans une péninsule désertique peuplée de nomades, un regard qui

perçoit les musulmans à partir d’un ancrage à la fois arabe et judéo-chrétien. Il suffit en effet que les

peuples nomades soient évoqués pour que surgissent des images bibliques dans la prose

eberhardtienne :

Oh! comme ils sonnent étrangement, ces rappels millénaires de l’Islam, comme déformés et

assombris par les voix plus sauvages et plus rauques, par l’accent traînant des mueddine du désert!

De toutes les dunes, de tous les vallons cachés, qui semblaient déserts, tout un peuple

uniformément vêtu de blanc descend, silencieux et grave, vers les zaouïya et les mosquées.

[…] Ici, le Sahara âpre et silencieux, avec sa mélancolie éternelle, ses épouvantes et ses

enchantements, a conservé jalousement la race rêveuse et fanatique venue jadis des déserts

lointains de sa patrie asiatique.


Et ils sont très grands et très beaux ainsi, les nomades aux vêtements et aux attitudes bibliques,

qui s’en vont prier le Dieu unique, et dont aucun doute n’effleura jamais les âmes saines et frustes.

(p. 43-44)

Le désert rappelle le lieu originel de l’islam, l’Arabie saoudite, d’où sont partis les premiers
musulmans, mais il évoque aussi les débuts du monothéisme, les gestes et les attitudes
religieuses conservées par les nomades, non touchés par les habitudes des citadins. La figure
du nomade se déploie sur un paysage aride, brûlé, et constitue une sorte de creuset où se
mêlent les trois religions du Livre. La narratrice explique ainsi à Seemann, —un Allemand
engagé dans la Légion étrangère qui hésite à sortir sa Bible de sa poche parce que son
interlocuteur n’est pas chrétien—, la parenté entre l’islam, le christianisme et le judaïsme:
<!--[if !supportEmptyParas]-->
Je lui parlai de la proche parenté de l’Islam et du vieux judaïsme, de leur même farouche
monothéisme. […] Le petit livre noir, talisman touchant rapporté des brumes du Nord où des
siècles d’exil en avaient faussé et pâli la splendeur, redevenait peu à peu le livre d’Israël, conçu
sur la terre semblable, aussi aride, de l’antique Judée resplendissante. (p. 174-175, je souligne)

Si le filtre religieux est constitutif du paysage désertique dans les écrits d’Eberhardt, il
emprunte autant à l’imaginaire judéo-chrétien qu’à l’imaginaire musulman, ce qui explique
en partie sa singularité. On y reconnaît une certaine conception de l’époque, que l’écrivain a
connue à travers ses lectures, notamment celles de Loti, et qui est bien résumée dans cette
phrase célèbre d’Ernest Renan: «Le désert est monothéiste; sublime dans son immense
uniformité, il révéla tout d’abord à l’homme l’idée de l’infini, mais non le sentiment de cette
vie incessamment créatrice, qu’une nature féconde a inspiré à d’autres races[1]». Voulant
distinguer la culture grecque, dont la mythologie a si profondément marqué l’imaginaire
européen, de la culture chrétienne, «Renan associe le désert comme symbole d’adoration libre
avec l’origine, le nomadisme primitif[2]». De la même façon, ainsi que le fait remarquer
Landyce Retat, Quinet oppose l’Océan au Désert, associant le premier au polythéisme grec et
le second au monothéisme, ce qui le conduit à affirmer, dans Le génie des religions, que «[…]
l’Islamisme nomade porte partout avec lui le génie du désert.[3]». Si ces oppositions
apparaissent plutôt simpliste aujourd’hui, elles montrent bien comment la figure du nomade
s’est développée à l’intérieur de l’imaginaire du désert en Occident. Alors que dans le monde
arabe, c’est une autre logique, fondée sur la dialectique du désert et du verdoiement, qui sous-
tend l’imaginaire.

[1] Ernest Renan, Histoire générale des langues sémitiques, cité par Landyce Retat dans son article
«Le désert, ‘grammaire de l’Eternel’: Lamartine, Quinet, Renan» (Gérard Nauroy, Pierre Halen, et
Anne Spica, dir., Le désert, un espace paradoxal (Actes du colloque de l’Université de Metz, 2001),
Bern, Peter Lang, coll. «Recherches en littérature et spiritualité», 2003, p. 332).
[2] Ibid., p. 332.
[3] Cité dans l’article de Landyce Retat, ibid., p. 333.

La Bible et le Coran s’accordent pour situer en plein désert l’expulsion d’Agar et du fils
qu’elle a eu d’Abraham, Ismaël, celui qui donnera naissance plus tard à la lignée islamique.
Abandonnée à son sort, la mère cherche de l’aide, va et vient entre deux collines, tandis que
l’enfant, en tapant du pied, fait jaillir une source. C’est à cet endroit, situé en pleine zone
aride, que sera édifiée la Qâaba, le lieu sacré de l’islam, et que les pèlerins viendront refaire
les gestes d’Agar. Quant au «Qor’an», littéralement la « récitation », il est proféré par
l’Archange Gabriel dans la grotte où Mohammed avait l’habitude de se retirer. Expulsé par
les habitants de La Mecque, ce dernier s’exilera à Médine : c’est donc une traversée du désert
qui inaugure le début du calendrier islamique, l'Hégire (« l’exil »). Comme le font remarquer
Chantal Dagron et Mohammed Kacimi, cet exil rappelle celui des Hébreux ayant dû traverser
le Sinaï : « L’Hégire se souvient de l’Exode[1] » Ceci dit, malgré l’importance que revêt le
désert de l’origine, il est difficile d’envisager l’islam comme une religion du désert, car il
exalte davantage la cité, le jardin :
Né du désert, l’islam s’affirmera complètement amnésique au désert. Il s’agissait de libérer
les Arabes de l’emprise des sables, de leur donner une terre promise, envers absolu de la leur.
Pas un pays de Canaan ici-bas, mais un paradis céleste aux antipodes de l’Arabie. […]
L’islam a donc réussi à exorciser spirituellement le désert, et temporellement à le dépasser. À
peine le Prophète était-il mort que La Mecque se vidait. […] L’islam s’empressa alors de
quitter son berceau et alla s’établir sur les bords de l’Euphrate, du Tigre et du Guadalquivir.
À Bagdad, Damas et Grenade.[2]
La dialectique du désert et du verdoiement semble donc un élément majeur de l’imaginaire
arabo-musulman, comme le montre bien Salah Stétié. Celui-ci a consacré un ouvrage aux
«jardins et contre-jardins de l’Islam[3]» avant d’affirmer dans Réfraction du désert et du désir,
que la dialectique du désert et du jardin constitue pour l’homme une «structure réflexive,
imaginative, spirituelle[4]». C’est surtout dans les derniers écrits eberhardtiens que cette
dialectique apparaîtra significative, dans une scène étrange, proche de l’extase, où elle se met
à rêver au «Paradis des eaux». J’y reviendrai plus tard.
Située à l’intersection des cultures russe, française et arabe, Isabelle Eberhardt tente de
s’intégrer à la vie musulmane tout en écrivant en français, pour un public occidental.
Pourquoi vouloir à tout prix envisager cette altérité de manière binaire, comme un
écartèlement, comme une tension génératrice de souffrance et d’angoisse? N’est-il pas plus
intéressant de prêter attention à la singularité des textes, à cette zone frontière dans laquelle
elle se situe et nous invite à y plonger, le temps d’une lecture, un espace où les monothéismes,
au lieu de s’affronter de manière violente et discursive, se rejoignent discrètement dans
certaines images fortes? Si le parcours initiatique de Mahmoud Saadi/Isabelle Eberhardt
apparaît insolite, c’est parce qu’il s’écarte à plusieurs égards des sentiers battus.

[1] Chantal Dagron et Mohamed Kacimi, Naissance du désert, Paris, Éditions Balland, coll.
«Naissance des imaginaires», 1992, p. 216.
[2] Ibid., p. 46-7.
[3] Salah Stétié, Firdaws. Essai sur les jardins et les contre-jardins de l’islam, Paris, Ed. Philippe
Picquier, Le calligraphe, 1984
[4] Salah Stétié, Réfraction du désert et du désir, Paris, Babel éditeur, 1994, p. 11.

Un parcours initiatique inséparable d’un parcours physique

Ce qu’il faut remarquer en premier lieu, c’est que chez Eberhardt l’initiation au soufisme
passe par le parcours physique, concret, des lieux, alors que la doctrine soufie ne le conçoit
pas comme une nécessité. Si certains soufis ont vécu à l’écart de la société, ou effectuaient des
retraites rituelles, il n’en demeure pas moins que pour la grande majorité d’entre eux c’est en
servant le groupe que l'on obéit aux ordres de Dieu. Le problème s’est effectivement posé dans
les premiers temps du soufisme, à savoir s’il fallait s'éloigner de la cité, de la communauté,
vivre seul et se mortifier pour se rapprocher de Dieu, mais il est vite apparu que la démarche
spirituelle au sein de la foule était beaucoup plus exigeante, et donc préférable, car elle
impliquait des efforts supplémentaires pour accéder au silence et au stade de la contemplation
intérieure. Par ailleurs, le désert n’est pas considéré comme le lieu où Dieu parle, comme c’est
le cas pour les mystiques juifs ou chrétiens, même si c’est dans une grotte que Mohammed a
«reçu» le Coran de l’Archange Gabriel:
le désert ne semble pas avoir été considéré comme un moyen direct de cultiver la méditation
et de se mettre en présence de Dieu. Il n’est pas impossible que certains mystiques aient été y
chercher l’inspiration. Mais alors le désert devient synonyme de la solitude et de la retraite.
C’est parce qu’il est vide qu’on s’y rend, non parce qu’il aurait, en tant que lieu
géographiquement défini, une vertu particulière.[1]

[1] Roger Arnaldez, « Déserts-métaphores de la mystique musulmane », Autrement, hors-série no 5,


1983, p. 208.

Il faut dire que les peuples arabes considéraient surtout le désert comme le lieu des djinns, des
êtres maléfiques qui provoquaient une terreur superstitieuse, des croyances condamnées par
l’islam, mais qui ont tout de même survécu dans l’imaginaire. Ce qui est certain, c’est que la
mystique musulmane ne comporte pas de tradition comparable à celles de l’anachorèse et du
monachisme, telles que les déserts du Proche-Orient en ont connu dans les premiers temps du
christianisme. Or, quand on observe de près les récits d’Isabelle Eberhardt, on ne peut être
que frappé par la parenté avec les anachorètes. La transfiguration par le feu intérieur, par les
rayons solaires, par le regard qui donne aux aspérités de l’univers un aspect calciné, rappelle
en effet les élans mystiques de l’imaginaire judéo-chrétien, dans lequel le désert hante l’esprit.
Les Pères du désert, ainsi que des myriades d’anachorètes et de cénobites, ont laissé dans les
mémoires le souvenir de multiples errances traversées de transfigurations sur la terre désolée,
dans les sables de la solitude.
Il suffit par ailleurs de constater à quel point le déplacement est vital pour cette cavalière
qui se languit des départs et qui ne rêve que de parcourir les étendues sans bornes pour
conclure à un décalage évident par rapport à la tradition soufie. Chez elle, le mouvement
physique n’est que la partie la plus facilement repérable d’un mouvement plus général,
impliquant à la fois le corps et l’esprit, ce qui confirme l’idée selon laquelle la mobilité est une
idée maîtresse dans l’imaginaire du désert. La marche déclenche l’activité méditative, cela est
bien connu, mais on est loin ici des cent pas faits dans le jardin ou dans le couloir à la
recherche d’une idée ou du mot juste. Confronté aux étendues sans bornes, l’esprit lui-même
se met en route et cherche à aller plus loin, à s’aventurer ailleurs, hors des sentiers battus.
Isabelle Eberhardt joint la parole au geste en faisant l’apologie du vagabondage, synonyme
pour elle de liberté Et si elle a choisi comme nom d’emprunt celui de Mahmoud Saadi, c’est
sans doute parce qu’elle voulait s’inscrire dans la voie tracée par cet ancien poète voyageur du
XIIIe siècle, originaire de Chiraz, « l’homme des sables, des parfums et des roses, [qui]
prônait avant tout l’amour, le renoncement et l’art de se gouverner soi-même[1]». Le
mouvement du vagabondage constitue en effet un élément essentiel dans son rapport au
monde, ce qui explique peut-être aussi pourquoi elle ne se sentait pas contrainte à demeurer
sous la tutelle d’un chef spirituel après son initiation au soufisme. Dans son cas, on peut dire
que c’est plutôt l’errance de lieu saint en lieu saint qui caractérise son mode d’accès à la
religion musulmane. Initié dans la région d’El Oued, l’«étudiant» tunisien [le taleb est
littéralement « celui qui demande[2] » la connaissance] ne cesse en effet de pérégriner par la
suite, de zaouïa en zaouïa, ce qui l’amène à rencontrer des chefs spirituels très différents les
uns des autres. Apprendre à se gouverner soi-même, voilà en effet ce qui semble guider sa
trajectoire, son cheminement intérieur, alternant profonde solitude dans le désert et retraites
dans des zaouïas, en compagnie de musulmans. La recherche de l’amour, dont il est question
surtout dans ses lettres à Slimène, pourrait aussi être envisagée en fonction du soufisme,
comme le propose Katherine Roussos [ici]. Ce qu’il faut bien voir, c’est que cette
indépendance par rapport au guide spirituel révèle une certaine discordance par rapport à la
tradition soufie, qui se fonde sur une relation étroite entre le Maître et le disciple.

[1] Texte de présentation de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu dans Isabelle Eberhardt,
Écrits intimes. Lettres aux trois hommes les plus aimés, Paris, Payot, Petite bibliothèque
Payot/Voyageurs, 1998, p. 6.
[2] Taleb, du verbe yotlob, signifie littéralement «celui qui demande», mais ce qui est implicite,
c’est qu’il «demande» la science et qu’il fait tout pour la trouver.

Les zaouïas, des havres de paix et de solitude

Beaucoup plus important que le lieu ou le mouvement à travers l’espace, le contact humain
revêt une importance capitale chez les soufis. En effet, ce n’est que par l’intermédiaire du
guide spirituel que l’initié pourra recevoir l’influence indirecte du Prophète : «Ce que le
murid [novice] trouve en un instant [avec le sayh] , il ne le trouvera pas dans la lecture de
mille ouvrages et dans une solitude qui durerait mille ans. Un sayh parfait dirige son disciple
par l'amour et l'amène jusqu'au stade de la contemplation de Dieu, ce qui ne saurait être
atteint par nul autre moyen en dehors de la fréquentation des Sayh<!--[if !supportFootnotes]--
>[1]<!--[endif]-->». Si la relation entre le maître et son disciple est aussi déterminante dans le
cas du soufisme, c’est qu’en plus d’être guide spirituel, le maître transmet au novice
l’influence spirituelle, lui permettant d’intégrer la «chaîne spirituelle» qui relie tous les soufis
au Prophète:
Le soufi veut faire de sa vie même un pélerinage intérieur qu'il va effectuer sous la conduite
d'un Maître spirituel ayant déjà parcouru cette voie. Cette fonction de guide spirituel
(mursid) ne sera cependant pas la première fonction du sayh. Il est d'abord et avant tout
initiateur, transmetteur de l'influence spirituelle de Muhammad (baraka muhammadiyya)
transmise sans interruption depuis le Prophète qui la tenait lui-même de Dieu par
l'intermédiaire de l'Ange Gabriel.<!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]-->
<!--[if !supportEmptyParas]--> <!--[endif]--> En tant que membre de la confrérie des
Qadriya, Eberhardt se trouve également reliée à son chef spirituel, considéré comme l’un des
grands saints de l’islam : Abdel Qader Djilani<!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]-->. Si
certains soufis ont été persécutés, comme Al Hallaj, qui a laissé avec Al Ghazali, entre autres,
des œuvres poétiques de grande envergure, Djilani s’est surtout illustré en fondant la
première confrérie religieuse soufie et en donnant à la mystique musulmane une certaine
popularité<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]--> Au Maghreb, le soufisme s’est surtout
développé dans les zaouïas, qui sont des lieux de retraite mais aussi des centres religieux qui
jouent un rôle important dans la société musulmane:
Le Sud algérien regorge de zaouïas, mot souvent traduit par «monastère» mais qui signifie
«angle». En effet, les zaouïas sont les points de replis, les retranchements de l’âme nomade, ses
caravansérails spirituels, où, le temps d’un pèlerinage, les hommes oublient les profondes
solitudes. Elles incarnent l’espace et l’immensité qui se cabrent afin de ramasser le désert en
un ultime point focal : Allah.<!--[if !supportFootnotes]-->[5]<!--[endif]-->
<!--[if !supportFootnotes]-->

<!--[endif]-->
<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> Christian Bonaud, Le soufisme. Al-tasawwuf et la
spiritualité islamique, Maisonneuve & Larose-Institut du Monde Arabe, 1991, p. 45. Cette citation
provient d'un traité de Naqsabandi, un célèbre soufi.
<!--[if !supportFootnotes]-->[2]<!--[endif]--> Ibid., p. 43.
<!--[if !supportFootnotes]-->[3]<!--[endif]--> Djilani ou Guilani selon la prononciation en vigueur.
Ce nom vient de la région d’où il était originaire, celle de Guîlan, située entre la mer Caspienne et
les montagnes du Taberistan, en Perse. (Mehmmed Ali Aïni, Un grand saint de l’Islam. Abd-Al-
Kadir Guilâni (1077-1166), Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1967).
<!--[if !supportFootnotes]-->[4]<!--[endif]--> Ibrahima Boye explique dans son ouvrage sur Sayyidi
Abdal Qadr Djilani. Imam suprême de la «Walaya» (Paris, Publisud, 1990), que les disciples de
Djilani avaient dû construire une medersah assez grande à Bagdad pour pouvoir accueillir la foule
qui se pressait pour écouter ses sermons. Celle-ci, bâtie en 1133, est restée la maison-mère de la
confrérie Qadriya, où il a enseigné jusqu’à sa mort. L’enseignement de la Qadriya a été introduite
au Maghreb à partir de 1828.
<!--[if !supportFootnotes]-->[5]<!--[endif]--> Dagron et Kacimi, Naissance du désert, op. cit., p.
23.

Lors de ses pérégrinations en Algérie et dans le sud marocain, Isabelle Eberhardt s’arrête pour

quelques jours dans une zaouïa, puis dans une autre, sans toutefois raconter ce qui s’y passe. Si la

plus haute spiritualité se gagne dans la compagnie des hommes et femmes saints, rien ne

transparaît dans les écrits, qui se bornent à donner des informations à un lecteur non musulman,

n’ayant donc pas accès à ces lieux saints. C’est ainsi qu’elle explique par exemple que ces enclaves

spirituelles, en plus de leur vocation d’enseignement, offrent des services sociaux puisque que tous

les malheureux, tous ceux qui ont été exclus, pour une raison ou une autre, de la communauté,

viennent s’y réfugier. Cette dimension sociale est particulièrement remarquable dans le cas de la

zaouïa d’El-Hamel, dirigée par une femme, Lella Zeyneb:

Les zaouïya ne sont pas, comme l’affirment certains auteurs qui ne les connaissent que de nom,

des « écoles de fanatisme ». Outre l’instruction musulmane, les zaouïya dispensent les bienfaits de

leur charité à des milliers de pauvres, d’orphelins, de veuves et d’infirmes qui, sans elles, seraient

sans asile et sans secours.

Plus que toute autre, la zaouïya de Lèlla Zeyneb est un refuge pour les déshérités qui affluent de

toutes parts. (p. 122)

La rencontre de ces deux femmes marginales à plus d’un titre, —l’une célibataire et investie
d’un rôle religieux très important dans une société patriarcale, l’autre ayant refusé le mode de
vie européen et choisi l’islam comme patrie d’adoption—, engendre la tristesse, d’un côté
comme de l’autre. La première parce qu’elle est malade et surtout déçue de ne pas obtenir de
reconnaissance de la part d’une communauté pour laquelle elle s’est entièrement sacrifiée, la
seconde parce qu’elle éprouve de l’empathie pour son aînée, à qui elle se confie : «Mon cas,
mon genre de vie et mon histoire intéressent vivement la maraboute», qui ne tarde pas à
l’appeler «ma fille» (p. 122). Il faut rappeler à cet égard que, même si les autres cheikhs
rencontrés dans les zaouïas connaissaient pour la plupart son identité féminine, cachée sous le
vêtement masculin, il n’en demeure pas moins qu’ils faisaient comme si elle était un jeune
homme désireux de s’instruire, puisque c’est de cette façon qu’elle se présentait à eux<!--[if !
supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> Impossible dans ce cas de se livrer, d’évoquer l’histoire
qui est la sienne; cet aspect demeure caché, secret, de la même façon que les séjours dans les
zaouïas gardent leur part de mystère, comme si tout ce qui s’y était passé devait demeurer
occulte, inaccessible aux lecteurs que nous sommes. La seule chose que nous savons, à vrai
dire, c’est le caractère bienfaisant de chacun de ces séjours pour la voyageuse, qui en ressort à
chaque fois en paix avec elle-même, réconfortée après ses retraites à l’intérieur des murs, dans
le repli des «angles» :
Comme elle est loin des horreurs du dehors, cette zaouïya cachée derrière des murs, et des
enceintes successives, et des cours, et des corridors! Comme elle est immaculée et paisible,
dans la putréfaction et les hurlements d’Oudjda!
C’est sur cette impression de calme profond, recouvrant du mystère, que je pars. (p. 221-
222)
<!--[if !supportEmptyParas]--><!--[endif]--> Partir, fuir, quitter, laisser derrière soi
des traces, des choses, des gens, ne prendre que le strict nécessaire —ses écrits—, se
débarrasser du superflu, de ce qui gêne: les habitudes étriquées des sédentaires, les espaces
sclérosants —Genève, Marseille, Alger—, les pensées pétrifiées… À l’image du vent de sable
qui déplace les couches superposées, déposées par l’habitude, par le milieu familial,
intellectuel, social, culturel, les pérégrinations à travers la Tunisie, l’Algérie et le Maroc
occasionnent un bouleversement de fond en comble, une remise en question qui affecte l’être
et qui l’engage de plus en plus vers une véritable ascèse. <!--[endif]--> <!--[if !
supportEmptyParas]--><!--[endif]--><!--[if !supportEmptyParas]--><!--
[endif]--><!--[if !supportEmptyParas]--><!--[endif]-->
<!--[if !supportFootnotes]-->

<!--[endif]-->
<!--[if !supportFootnotes]-->[1]<!--[endif]--> Il serait d’ailleurs possible d’envisager le caractère
androgyne de l’auteur, femme habillée en homme, écrivant tantôt au masculin, tantôt au féminin et
utilisant toutes sortes de pseudonymes, à partir des réflexions sur l’unité duelle (masculin/féminin)
dans le soufisme. Voir à ce sujet l’étude d’Abdelmounym El Bousouni, qui examine la figure de
l’androgyne chez Ben Jelloun en fonction de l’imaginaire occidental et de l’imaginaire musulman.
(La figure de l’androgyne dans les romans de Tahar Ben Jelloun : L’enfant de sable et La nuit
sacrée, Montréal, Université du Québec à Montréal, septembre 2005).

L’ascèse

Le dépouillement matériel, sans doute la marque la plus évidente de l’ascèse, répond tout à
fait à la logique du soufisme, qui tire son origine du vêtement de laine («souf») que portaient
les premiers mystiques, privilégiant ainsi un matériau traditionnel, certes, mais réservé aux
pauvres[1]. Les lettres et les journaliers, en particulier, témoignent de la grande pauvreté
dans laquelle vivait Isabelle Eberhardt, qui se demandait toujours comment elle allait
subsister et qui ne souciait véritablement que d’une seule chose sur le plan matériel quand elle
partait en voyage : c’était de transporter avec elle ses écrits, ses pages rédigées au cours des
haltes, ou dans l’attente fiévreuse des départs. Le costume arabe a surtout pour rôle de
masquer son identité féminine, qui nuirait à sa liberté de mouvement; il ne répond pas à la
coquetterie comme c’est le cas pour d’autres écrivains-voyageurs, mais au désir de simplicité
que l’on retrouve dans le soufisme. Le formidable pouvoir d’érosion du désert s’attaque aussi
dans le cas d’Eberhardt à ces strates accumulées au cours des années, au contact des autres,
au gré des événements marquant le cours d’une vie et engendre un dépouillement d’ordre
moral. La jeune femme remet en question les principes des sociétés sédentaires quelles
qu’elles soient —la civilisation occidentale dans son ensemble, le petit village dans la
montagne—, des sociétés dans lesquelles le nomade est considéré comme un errant, un
vagabond sans foi ni loi, aussi bornées dans leur rapport à l’autre que dans leur rapport au
monde. Voici par exemple ce qu’on peut lire dans le récit intitulé « Vers les horizons bleus »,
présenté sous forme de journal, à l’entrée du 29 mars, 6h. 1/2 soir :
Dans un mois peut-être je m’en irai là-bas, dans le grand désert vague, chercher des
impressions nouvelles, chercher les matériaux qui serviront à l’œuvre que je voudrais édifier.
Mais toute mon éducation morale est à refaire. Je devrais m’inspirer des grandes idées
évocatrices du passé, et de la foi islamique, qui est la paix de l’âme.
Certes, au bout de tout il y a le silence et il y a le tombeau. Mais tout ce que j’ambitionne
servira à adoucir les péripéties de ce drame inexplicable qui a nom la vie, et qu’il faut bien
jouer. (p. 68)
Cette force qui l’entraîne au loin, au contact d’une religion nouvelle pour elle, puisqu’elle a
été éduquée comme athée par son précepteur —son propre père, vraisemblablement—,
l’oblige à faire table rase de son passé et à s’initier à une autre manière d’être au monde. Ce
dépouillement est radical, puisqu’il n’y a pas de retour en arrière possible, mais on pourrait
aussi ajouter que l’ascèse dont elle fait preuve se manifeste également sur le plan corporel,
étant donné qu’elle sera amenée à supporter des conditions de vie extrêmement difficiles, en
plus d’être victime d’un attentat. Les fièvres, les séjours à l’hôpital, les souffrances terribles
qu’elle évoque dans ses journaliers et dans ses lettres résultent d’un parcours qui ne ménage
pas les capacités physiques et qui repousse toujours les limites à l’extrême. Ce qui n’est pas
sans rappeler la démarche ascétique des anachorètes, soumettant leur corps aux jeûnes, à la
soif et aux brûlures du soleil, jusqu’au point où il devient difficile de départager entre les
hallucinations dues à la privation ou à la maladie et les véritables moments d’extase.

[1] Il s’agit là du moins de l’opinion la plus largement répandue. Toutefois, Christian Bonnaud
indique dans son livre (Le soufisme, op. cit., p. 61). d’autres origines possibles.

L’extase : visions du Paradis des Eaux

À la fin du Sud Oranais, une rupture se fait dans le récit : la fièvre contraint la narratrice à

rester couchée, et elle devient la proie des hallucinations : «C’était l’heure mortelle de midi,

l’heure des mirages et des fièvres d’agonie.» (p. 290). Regardant tour à tour l’esclave à côté

d’elle et le plafond, où est accrochée une outre qui laisse tomber une goutte toutes les minutes

—un véritable supplice pour la malade qui se tord de douleur—, elle voit peu à peu les
poutres se dissoudre pour laisser place au ciel, dans lequel s’agitent des palmes d’une étrange

couleur :

J’étais couchée dans une séguia, sur de longues herbes aquatiques, molles et enveloppantes

comme des chevelures. Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m’abandonnais

voluptueusement à la caresse humide. […]

Je m’abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des Eaux… il y

avait là d’immenses étangs glauques sous des dattiers gracieux ; là coulaient d’innombrables

ruisseaux clairs ; des cascades légères ruisselaient des rochers couverts de mousses épaisses ;

de toutes parts des puits grinçaient, répandant alentour des trésors de vie et de fécondité… (p.

291, je souligne)

La vision prend fin avec l’appel du muezzin et la contemplation de l’esclave en train de

prier. L’hallucination prend autrement dit les traits d’une véritable extase, aussi bien

corporelle que spirituelle puisque la volupté s’allie à la vision paradisiaque d’un jardin

aquatique. Le récit prend fin avec l’endormissement : «Mon esprit quitta mon corps et

s’envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des

Eaux.» (p. 293). Cet épisode devient extrêmement troublant quand on sait que ce récit est l’un

des derniers qu’elle a écrits et qu’elle a trouvé la mort quelques mois plus tard, au milieu des

eaux, boueuses et non transparentes, tumultueuses au lieu d’être calmes, de l’oued d’Aïn

Sefra, littéralement la «source jaune ». S’agit-il d’une simple coïncidence ? Ou bien, faut-il

voir dans cette scène d’extase vécue lors d’un séjour à la zaouïa de Kénadsa pendant l’été de

1904 une préfiguration de l’inondation du mois d’octobre de la même année, un peu plus au

nord? Il est difficile, avec le recul, de ne pas considérer la scène d’extase au Paradis des Eaux

sous les traits de la vision, une vision dans laquelle le corps s’abandonne, laissant la digue des

souffrances morales et corporelles se rompre et emporter avec elle certaines pages à tout

jamais perdues. Car la sacoche contenant ses manuscrits a été retrouvée, mais la boue a

recouvert certains mots, plongeant le texte parfois dans l’illisibilité, et puis, comment savoir si

certains écrits n’ont pas été happés, eux aussi, par la crue ?
Conclusion
Tout en effectuant ses reportages, Isabelle Eberhardt semble bien avoir cherché à parfaire
son initiation au soufisme. Son adhésion à l’islam ne passe pas par la parole, par le dogme, ni
par la mortification, le rejet des plaisirs. Impliquant la pauvreté et le dépouillement sur le
plan moral, le soufisme fait naître dans l’imaginaire eberhardtien des rêveries sur l’origine,
sur l’âge nomade de l’islam. Au lieu de devenir disciple d’un maître spirituel et de s’attacher à
respecter les étapes prévues par le soufisme, l’étudiant tunisien Mahmoud Saadi/Isabelle
Eberhardt reste indépendant et préfère aller de zaouïa en zaouïa, d’un guide spirituel à un
autre, sans révéler ce qui se déroule à l’intérieur, sans évoquer l’évolution de sa démarche
spirituelle. Enclaves secrètes, mystérieuses, dans lesquelles la jeune femme avance cachée sous
son vêtement masculin, les zaouïas apparaissent comme des lieux de retraite qui gardent
jalousement leurs secrets et l’écrivain se défend bien de nous dire ce qui se passe vraiment à
l’intérieur des murs, à une exception près : en effet, la rencontre avec Lella Zeyneb, une
maraboute d’une grande humanité, marque une étape importante puisque c’est la seule
personne qui à la fois comprend et approuve le choix de la jeune initiée. Lors des chevauchées
en solitaire à travers les regs et les ergs, la narratrice prend de la distance, celle-là même qui
est nécessaire à la réflexion, à la méditation, à la création. En se situant en marge du monde,
dans le silence propice au déploiement des idées, des couleurs ou des mots, l’écrivain-voyageur
fait l’expérience de l’altérité des frontières: plutôt que d’adopter la logique binaire de
l’altérité, basée sur l’opposition, elle choisit d’explorer et d’habiter les entre-deux, ces zones
frontières situées entre les cultures russe, française et arabe, entre le soufisme et l’anachorèse,
entre l’islam, le judaïsme et le christianisme. Si cette œuvre singulière fait l’objet de relectures
actuellement, c’est sans doute parce que la distance avec le passé colonial est suffisamment
grande pour admettre la présence de marginaux au sein de l’entreprise de domination
politique, pour accepter l’idée que certains individus ont abordé les communautés
musulmanes autrement que par le biais du mépris ou de l’incompréhension. C’est aussi,
certainement, en raison de sa complexité : malgré la présence massive de motifs relatifs à
l’islam et au soufisme, le parcours initiatique qui s’en dégage conserve sa part de mystère,
oscille entre le désir de la retraite dans le calme des zaouïas et celui du galop dans la plaine,
entre la tentation du désert et celle des eaux paradisiaques, qui ont tout de même fini par
l’emporter.

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