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Journal des savants

La pensée de Pindare et la 2e Olympique. Première partie :


Victoire, mort et visions d’au-delà
Monsieur François Salviat

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Salviat François. La pensée de Pindare et la 2e Olympique. Première partie : Victoire, mort et visions d’au-delà. In:
Journal des savants, 2007, n° pp. 3-85;

doi : 10.3406/jds.2007.3314

http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_2007_num_1_1_3314

Document généré le 13/04/2016


JANVIER-JUIN 2007

LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE *

Première partie
VICTOIRE, MORT ET VISIONS D’AU-DELÀ

CHRONOLOGIE DES COURSES, DES ODES, ET MORT DE XÉNOCRATÈS D’AGRIGENTE

Dans le cours de la 2e Olympique, où Pindare s’adresse à Théron d’Agrigente


et chante sa victoire au char à Olympie, on admire un passage parmi les plus connus
des odes triomphales ; des vers inclus dans toutes les anthologies poétiques, repris
dans toutes les histoires de la religion et de la pensée grecques. Pindare y dévoile, à
partir de l’épode de la troisième triade et dans toute la quatrième triade d’une pièce
qui en compte cinq, la destinée des âmes des défunts : elles obtiendraient, après juge-
ment favorable, d’accéder à un printemps continu, « jours égaux, nuits égales tou-
jours », exemptes de labeur et de peine, puis si elles sont enfin tout à fait pures

* Pour les textes de Pindare les références sont les éditions de A. PUECH, Pindare I à IV, CUF, Les
Belles Lettres, de B. SNELL et H. MAEHLER, Pindarus I, Epinicia, et H. MAEHLER Pindarus II, Fragmenta,
dans la Bibliotheca Teubneriana. J’ai repris les traductions d’Aimé Puech, qui ont du mérite ; je m’en suis
aussi détaché. Le lecteur disposera le plus souvent du grec. Je remercie pour leur lecture éclairée et leurs
encouragements B. Deforge, B. Holtzmann, D. Pralon, et particulièrement J. Marcadé et P. Bernard.
4 FRANÇOIS SALVIAT

d’injustice, « après un triple séjour dans l’un et l’autre monde », à la béatitude, aux
fleurs d’or de l’« île des Bienheureux », dans le château de Kronos surveillé par Rha-
damanthe.
Le thème est grave, inattendu, unique dans une épinicie. Il devrait relever,
beaucoup l’ont souligné, d’un autre genre lyrique, la consolation funèbre chantée,
le thrène. Avec les thrènes pindariques, que nous connaissons par quelques frag-
ments, la seconde Olympique avait manifestement « des analogies ». Parcours de
l’âme, mise en scène d’immortalité y tiennent en effet lieu du mythe principal ;
« c’est la partie la plus originale de l’ode, et c’est elle qui lui donne son véritable
sens » (A. Puech, dans Pindare I, Olympiques, CUF, 1922-1931, p. 37). Mais pour-
quoi donc dans un hymne de gloire, pour un char vainqueur en piste près de
l’Alphée, et pour son propriétaire couronné d’olivier dans la fête, cette « tristesse
religieuse », cette musique de l’au-delà ?
On avait peu à peu perdu le sens des poèmes de Pindare ; dès la fin du Ve siècle
l’auteur comique Eupolis déplorait qu’ils soient ensevelis dans le silence, par
« défaut de goût des belles choses » chez la plupart des gens (katasesigasmevnwn uJpo;
th`~ tw`n pollw`n ajfilokaliva~, cité par Athénée I, 2d, Kock 366). Lorsque les exégètes
alexandrins qui au IIIe siècle av. J.-C. « éditèrent » et tentèrent d’expliquer une
œuvre pour eux encore bien plus ancienne ils se posèrent la question de fond que
soulève la 2e Olympique ; mais ils ne trouvèrent pas la réponse. Les savants
modernes, qui se sont appuyés sur leurs commentaires tâtonnants, n’ont pas pro-
gressé d’un pas. Les justifications avancées restent embarrassées et incertaines.
D’aucuns, et c’est le cas de Didyme, suivi par Boeckh, et, par exemple, par J. Car-
rière, ont cherché une raison dans une histoire locale douloureuse, dans les conflits
qui déchiraient la Sicile, les menaces qui pouvaient inquiéter Théron : « Le poète…
faisait preuve de sollicitude en lui parlant de la sérénité dans laquelle allait l’installer
sa victoire » (REG 1973, p. 439). Nous connaissons cependant le déroulement de
cette crise politique, qui opposa Hiéron de Syracuse à son frère Polyzalos, soutenu
par Théron : rien qui puisse conduire à une préoccupation assez lourde pour
imposer dans le poème cette présence de la mort ; il y eut un cliquetis d’armes au
bord du fleuve Géla ; mais les querelles étaient apaisées avant la session olympique,
avant la composition de l’ode. Pour d’autres, comme Aristarque, que A. Puech
affecte d’approuver, sans beaucoup de conviction (o.c., p. 36), les malheurs de la
lignée des ancêtres de Théron et du génos des Emménides, remontant à Œdipe, rap-
pelées dans la première partie de l’ode, ont paru autoriser cette consolation, la pro-
messe d’un trépas transfiguré. Mais pourquoi, au vrai, faire le choix de les rappeler ?
Sensible au ton « intime» et « personnel » de l’ode, Lesky pense à des soucis, à une
maladie possible du maître d’Agrigente (« sickness and cares »). W.K.C. Guthrie
estime que le choix du motif de l’« île des Bienheureux » fut surtout esthétique, et
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 5
qu’il « offrait des possibilités poétiques » ; qu’il fallait plaire aussi à une assistance
sicilienne intéressée par « des idées orphico-pythagoriciennes » ; enfin que Théron
« était arrivé au terme de sa vie terrestre » et que « son intérêt devait se porter sur
l’au-delà » (Orphée et la religion grecque…, Payot, 1956, p. 262). Pourtant Théron
ne mourut que quatre ans plus tard.
Aucune de ces hypothèses ne convainc. La 2e Olympique, attirante et énigma-
tique, « œuvre difficile » (Defradas, REG 1971, p. 131), a été la plus étudiée des odes
de Pindare, et la bibliographie foisonne, écrasante ; mais si l’on se fie à l’édition
commentée, très documentée, de J. Van Leeuwen, qui dressait un bilan en 1964 (Pin-
darus’twede Olympische Ode, Leyde) avec les références à plus de 1 500 livres et
articles, ce qui déjà touchait au record, nul n’avait alors rien proposé de plus satis-
faisant ; et il ne semble pas que la situation ait changé depuis. On en est resté, en fait,
jusqu’ici, à l’impression finale d’A. Croiset, d’une trace perdue : « Nous ne pouvons
déterminer aujourd’hui avec certitude la raison de cette singularité apparente, qui
avait très certainement sa cause dans quelque circonstance, aujourd’hui inconnue,
de la fête pour laquelle l’ode de Pindare fut composée » (La poésie de
Pindare…,1880, p. 208). Et l’on ne pouvait qu’espérer en un apport documentaire
nouveau : « Possibly in the future new factual material or a new, correct examina-
tion of the existing material will deepen our insight into the mysteries of this poem
and of the genius who was his author » (J. Van Leeuwen, p. 303).
Or, la lecture comparative de la 2e Olympique et d’une autre ode agrigentine de
Pindare, la 2e Isthmique, livre la solution évidente qui éclaircit ces mystères : Théron
était affecté par un deuil très proche ; il venait de perdre son frère, Xénocratès. Cette
« circonstance » se révèle d’elle-même à qui s’interroge simplement sur l’organisa-
tion, la chronologie des concours, et les conditions dans lesquelles furent préparées,
remportées et célébrées les victoires des princes d’Agrigente aux courses panhellé-
niques de quadriges. Elle donne enfin à la 2e Olympique son vrai sens.
Nous établirons d’abord ce fait, jusqu’ici inaperçu : le deuil de Théron, pour
revenir ensuite, avec un regard nouveau, à la lecture de l’ode.
La famille des Emménides, installée à Agrigente, prétendait descendre de
Cadmos et d’Adraste.
Voici les derniers représentants du genos au VIe siècle et au début du Ve siècle
(pour un stemma plus développé, on se reportera par exemple à T.J. Dunbabin,
The Western Greeks, 1948, p. 484).
Des deux fils d’Ainésidèmos, qui nous retiendront ici, Théron est le plus puis-
sant. Né vers 540, issu d’une grande famille de Géla, homme de cheval et d’épée, il
s’imposa à Agrigente (Akragas) comme « tyran » en 488, peut-être même dès 489
(Dunbabin) et y garda autorité jusqu’à sa mort que Diodore situe en 472-471 ; son
fils Thrasydaios lui succéda un temps. En bonne entente avec son voisin Gélon,
6 FRANÇOIS SALVIAT

Télémachos

Emménès

Ainésidamos

Théron ép. 1) X ép. 2) fille de Polyzalos Xénocratès

Thrasydaios Damaréta Thrasyboulos fille, ép. Hiéron


ép. 1) Gélon
2) Polyzalos

autre ambitieux cavalier, parti de Géla lui aussi, pour devenir le maître de Syracuse,
il mit en place de bonne heure un système croisé de mariages dynastiques. En 483
Théron accrut son pouvoir en rendant Himère sujette et en chassant le tyran
Térillos, qui appela Carthage à la rescousse. Il eut à ses côtés Gélon lorsque la
bataille d’Himère fut remportée sur Hamilcar et les Puniques, en 480, et il en tira
comme lui grande richesse et popularité. Il se distingua par son dévouement pour la
masse (th`/ pro;~ to; plh`qo~ filanqropiva/ polu; proei`cen ; voir Dunbabin, p. 412, n. 5).
Magnifique, il embellit Agrigente, cité coloniale, fille de Géla et petite-fille de
Rhodes, fondée vers 580 av. J.-C., neuve et prospère, « la plus belle des villes mor-
telles » pour Pindare, qui l’a visitée (12e Pythique, v. 1) ; il y engagea la construction
de temples monumentaux ; il y accueillit des poètes. Un encomion de Pindare lui fut
adressé, dont les scholies nous ont transmis quelque vers (Éloges, 1 ; frgt 119
Maehler). Le poète y exalte ainsi les Emménides et leur cité :
uJyh-
la;n povlin ajmfinevmontai,
plei`sta me;n dw`rΔ ajqanavtoi~ ajnevconte~
e{speto dΔ ajenavou plouvtou nevfo~.
« Ils habitent la ville qui haut s’élève, où ils offrent aux immortels des dons innom-
brables ; les y a suivis une richesse inépuisable, comme une nuée. »
On notera le sujet pluriel : Xénocratès, frère de Théron était aussi un person-
nage de tout premier plan. Son fils Thrasyboulos a pu naître vers 510. Dunbabin
suppose que le succès hippique de Xénocratès à Delphes, de peu antérieur à l’instal-
lation de la « tyrannie » agrigentine, a pu servir l’ascension de Théron.
Certes, les quadriges n’avaient aucune utilité pratique. Mais ils véhiculaient
disait-on, les dieux : poètes, à partir de l’Iliade, et imagiers le donnaient à entendre
et à voir. Avec de tels garants, chez les hommes, ces équipages représentaient, étant
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 7

FIG. 1. – Décadrachme de Syracuse, dit « Damarétéion » (argent ; 480-479 av. J.-C.).


Quadrige au pas ; Victoire ailée.
D’après P. R. Franke et M. Hirmer, La Monnaie grecque, Paris, 1966, pl. 26.
8 FRANÇOIS SALVIAT

fort coûteux, le plus haut symbole de statut social, à l’exclusion d’aucun autre rôle.
Citons ici Eschyle. Dans le Prométhée enchaîné, lorsque le Titan énumère ses initia-
tives bienfaisantes pour l’humanité démunie, il se fait un mérite de l’attelage des
chars :
uJfΔ a[rma tΔ h[gagon filhnivou~
i{ppou~, a[galma th`~ uJperplouvtou clidh`~
« Je menai au char les chevaux dociles aux guides, dont se pare le faste opulent » (v. 465-
466, trad. Mazon).
Cette formule : a[galma th`~ uJperplouvtou clidh`~ exprime bien le caractère
gratuit de l’invention prométhéenne, don divin insigne cependant, par une applica-
tion assumée comme largement ostentatoire.
Au prétexte d’une émulation sportive, attelés de pouliches, plus dociles, on ali-
gnait des chars légers, en compétition, près des sanctuaires en fête, à dates rituelles.
Les courses avaient lieu tous les quatre ans à Olympie au bord de l’Alphée, depuis
680 (succédant aux biges), à Delphes dans la plaine de Kirrha depuis 582, tous les
deux ans à l’Isthme depuis 582, à Némée depuis 573 – sur des pistes bien planes, en
des courses bien arbitrées, à règles invariables. Les concours de quadriges étaient au
vrai la fleur des spectacles panégyriques. Richement harnachés, lancés au galop dans
le fracas, la poussière et la fureur sur douze longueurs (six tours) d’hippodrome,
d’abord dans les couloirs assignés puis rasant les bornes, à chaque bout virant en
épingle à gauche, se dépassant, s’évitant, se heurtant, brisant essieux et caisses
ornées, s’empêtrant, cochers à terre, bêtes emballées, ils déchaînaient l’enthou-
siasme. Et le spectacle occupait, on ne le sait guère, plusieurs jours : les concurrents
étaient d’abord répartis en séries sélectives, d’où s’extrayaient les dix meilleurs pour
rivaliser, au matin du dernier jour, dans la finale. Les chars, les chevaux de course
contribuaient à signaler les riches, à titrer les puissants, conféraient, confirmaient
aux familles les plus hauts prestiges aristocratiques. Les fils d’Ainésidamos faisaient
partie de ces élites étroites qui de la Thessalie et ses entours à la Cyrénaïque et la
Sicile, incluant la Béotie, l’Attique, Argos et Sparte, entretenaient écuries et haras,
qui engageaient à grands frais des équipages dans les épreuves de ces concours de
haut rang, où l’on ne gagnait que des couronnes de feuillage, olivier, laurier, ache,
mais aussi avec elles dans les vivats, les chœurs et l’emphase des chants commandés
aux poètes, dans les sacrifices, les banquets d’après victoire, une illustration pérenne,
de bénéfice quasi patrimonial : une noblesse. La seule participation était vertu, com-
mandait l’estime ; ainsi pour les Cléonymides de Thèbes, que Pindare loue de leurs
sacrifices :
oujde; panagurivwn xuna`n ajpei`con
kampuvlon divfron, Panellav-
nessi dΔ ejrizovmenoi dapavna/ cai`ron i{ppwn.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 9
« Ils ne se sont pas abstenus de faire participer leur char à rampe courbe aux panégy-
ries, et dans ces joutes avec les Panhellènes, ils se plaisaient à la dépense qu’ils enga-
geaient pour leurs chevaux » (4e Isthmique, pour Mélissos, 28-29).
Le même éloge va à Chromios d’Etna :
ΔEntiv toi fivlippoiv tΔ
aujtovqi kai; kteavnwn yu-
ca;~ e[conte~ krevssona~
a[ndre~.
« Il y a ici des hommes qui aiment les chevaux, et qui ont l’âme au-dessus des biens
qu’ils peuvent avoir » (9e Néméenne, 32-33).
On pouvait, à ce jeu, se ruiner honorablement : Alcibiade, olympionique
magnifique, y réussira plus tard avec panache.
Les victoires remportées aux courses de chars par les Agrigentins sont au
nombre de quatre : une victoire secondaire, à Athènes, et trois de statut « panhellé-
nique », à l’Isthme, à Delphes, à Olympie.

Quatre odes pindariques exaltent ces trois dernières couronnes : la 6e Pythique,


la 2 Isthmique, la 2e et la 3e Olympique.
e

a) Dans la 6e Pythique, c’est pour Xénocratès que « s’élève dans l’opulente


vallée d’Apollon le trésor des hymnes ».
b) La 2e Olympique chante la victoire d’Olympie, remportée par Théron ; on y
trouve aussi le rappel des victoires de son frère :
– la victoire pythique (a et c2) ;
– la victoire isthmique (c1).
c) Dans la 2e Isthmique, adressée à Thrasyboulos après la mort de son père
Xénocratès, sont recensées toutes les victoires remportées :
1 la victoire isthmique, célébrée par le poème, qui précise que Xénocratès a
reçu, envoyée par Poseidon, la couronne d’ache ;
2 la victoire pythique (pour Xénocratès ; voir a) ;
3 la victoire d’Athènes (autrement inconnue) aux Panathénées pour Xéno-
cratès encore ;
4 la victoire olympique, obtenue par Théron (voir b et d).
d) Dans la 3e Olympique, Théron est à nouveau glorifié pour avoir été cou-
ronné de l’olivier d’Olympie (voir b et c4).

En dépit des hésitations, des suggestions contraires de certains commentateurs,


de A. Puech en particulier (Pindare I, Olympiques, p. 37) il n’y eut jamais dans les
10 FRANÇOIS SALVIAT

concours de victoire partagée. Il faut écarter toute ambiguïté : on ne décerne, chaque


fois, qu’une seule couronne, pour une seule tête. Pas de partage, donc, entre les deux
frères d’Agrigente : trois couronnes (dont une mineure) pour Xénocratès ; une,
l’olympique, pour Théron ; celle-ci est aussi la dernière.
La chronologie absolue est fournie par les listes d’olympioniques et de pythio-
niques dressées par Aristote, auxquelles se référaient les scholiastes alexandrins et
que nous conserve partiellement pour Olympie un papyrus (Oxyrhynchos 222). La
date de la victoire pythique de Xénocratès est 490 av. J.-C. (24e Pythiade) ; celle de
la victoire olympique de Théron, donnée par le papyrus, 476 av. J.-C. (76e Olym-
piade).
Voici donc les données essentielles :
Victoire à Pythô Xénocratès été 490
Victoire à Athènes Xénocratès
Victoire à l’Isthme Xénocratès
Victoire à Olympie Théron été 476
On peut, de la date de la victoire olympique, déduire la date de la victoire
isthmique.
La lecture de la 2e Olympique et de la 2e Isthmique montre en effet que la vic-
toire de Xénocratès d’Agrigente à l’hippodrome de l’Isthme fut antérieure à la vic-
toire olympique que remporta Théron : l’été de 476 av. J.-C. constitue donc un
butoir ante quem. Bury en tire cette conséquence pour la date du concours isth-
mique : « It may have been in 476 or in an earlier year ». C’est-à-dire : soit au prin-
temps 476, les jeux de l’Isthme, triétériques, sous le patronage de Poséidon, ayant
lieu en avril ou au début de mai, la deuxième ou la quatrième année de chaque olym-
piade, soit, à la même saison, à une isthmiade antérieure : 478, 480, etc.
Mais l’éventualité d’une victoire antérieure à 476 est théorique. Il n’y a aucune
raison de remonter aussi haut, de 28 ou 52 mois au lieu de 4, avant le terminus qui
nous est donné par la célébration des jeux olympiques. Ceux-ci, qui se déroulaient
sur cinq jours, avaient lieu à la pleine lune : en — 476 de notre calendrier, si l’on se fie
aux tables de la NASA, consultables sur le Web, la lune fut pleine le 15 août. La com-
position de la 2e Isthmique étant postérieure à ce moment, l’hypothèse la plus simple,
qui doit correspondre à la réalité, est que la victoire au char de Xénocratès fut rem-
portée au concours de l’Isthme le plus proche de cette session : en avril-mai 476.
La chronologie des victoires agrigentines étant fixée, en découle celle des odes.
Les odes triomphales, on le sait, peuvent être classées dans trois catégories :
1) le poème improvisé chanté aussitôt après la victoire, dans le sanctuaire du dieu
patron du concours ; 2) les odes qu’on pourrait dire principales, accompagnant des
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 11
fêtes après le retour, dans la patrie du vainqueur ; 3) les odes reprenant le thème,
chantées en d’autres occasions, publiques ou privées.
La 6e Pythique appartient au premier groupe. Elle a été produite à Delphes
même dans l’été 490 : Pindare y évoque le chœur qui, montant de la plaine de Crissa,
où se trouve l’hippodrome, arrive sur le parvis du temple d’Apollon, qui abrite
l’omphalos, le nombril de la terre.
Il est clair que la 2e Olympique est une ode du deuxième groupe ; après le
retour de l’équipage triomphant, elle est chantée à Agrigente. Il faut compter le
temps du voyage par mer, d’Élide en Sicile ; un délai pour composer, et former le
chœur. Pindare a eu aussi à honorer une autre commande importante, pour Hiéron
de Syracuse, vainqueur au cheval monté avec l’alezan Phérénicos, à laquelle nous
avons des raisons de croire qu’il a donné priorité (1re Olympique). La course ayant
eu lieu vers le 15 août, le chant peut avoir été exécuté dans le courant de septembre
de l’année 476 av. J.-C.
La 3e Olympique, elle, entre dans la troisième catégorie. Elle a été créée à Agri-
gente pour la fête des Théoxénia. Une fête originale, où les hommes invitaient les
dieux à un banquet commun. Pour l’occasion, à Agrigente, le poète s’adresse aux
Dioscures et à leur sœur, par excellence honorés dans ces manifestations conviviales.
Tundarivdai~ te filoxeivnoi~ aJdei`n kal-
liplokavmw/ qΔ ÔElevna/
kleina;n ΔAkravganta geraivrwn eu[comai
« Aux Tyndarides hospitaliers et à Hélène aux belles tresses je veux plaire, en célébrant
l’illustre Agrigente » (v. 1 et 2).
La fête n’est pas autrement attestée dans le calendrier de la cité. Mais on peut
la situer dans le cours de l’année, ce qui, me semble-t-il, a échappé jusqu’ici aux phi-
lologues, et en particulier à A. Puech, qui affecte de considérer la question comme
secondaire (Pindare I, p. 49), et à H. Maehler (Pindari Carmina I, Teubner, 1997)
qui date l’ode de 476. Les Théoxénia sont en effet connues ailleurs ; « héritage du
plus vieux passé », elles sont caractérisées précisément par leur « retour saisonnier »
(L. Gernet, « Frairies antiques », dans Anthropologie de la Grèce antique, p. 33).
À Delphes par exemple, où elles sont une grande fête, et où le 6e Péan de Pindare a
été composé pour leur occasion, elles sont célébrées dès l’époque archaïque au mois
correspondant de Théoxénios, c’est-à-dire en février-mars, juste avant l’équinoxe de
printemps. Dans les calendriers doriens des fêtes identiques, attestées par des noms
de mois, se retrouvent à la même époque de l’année. Ainsi Théodaisios, équivalant
à Théoxénios, que l’on rencontre dans le calendrier de Rhodes, où les douze mois
sont connus, se place-t-il parmi les mois d’hiver. Fondation coloniale de Géla, Agri-
gente était par elle d’ascendance rhodienne : l’Éloge 1 de Pindare pour Théron
(Maehler frgts 118 et 119), en particulier, atteste cette filiation. Agrigente avait
12 FRANÇOIS SALVIAT

hérité, nous le savons, des cultes de son aïeule, la métropole égéenne (Dunbabin,
Western Greeks, p. 311). Il est certain que les Théoxénies y étaient célébrées à la
même saison que les Théodaisia rhodiennes. Ce qui situe la 3e Olympique, dans
notre manière de compter le temps, non point en 476 (Maehler, et d’autres), mais
vers le mois de mars de l’année 475 av. J.-C., plus de six mois après la victoire qu’elle
continue à exalter.
Il reste à fixer la date de la 2e Isthmique. Il est évident d’après le texte même
que l’ode, rappelant la victoire du printemps 476, fut composée et exécutée après la
mort de Xénocratès, dont elle fait l’éloge.
Poséidon l’a couronné
eujavrmaton a[ndra geraiv-
rwn, ΔAkragantivnwn favo~
« honorant en lui le bon maître des chars, la lumière des Agrigentins ».
Xénocratès cependant, absent à l’Isthme (nous le voyons par les vers 14 à 16)
avait reçu, « pour ceindre sa chevelure », envoyée par Poséidon, la « couronne
d’ache dorienne » en Sicile. Vivant encore.
Mais les mérites du personnage sont rappelés dans toute l’antistrophe de la
troisième triade, au temps du passé :
35 Makra; diskhvsai~ ajkontivs-
saimi tosou`qΔ o{son ojrgavn
Xeinokravth~ uJpe;r ajnqrwvpwn glukei`an
e[scen. Aijdoi`o~ me;n h\n ajstoi`~ oJmilei`n,
iJppotrofiva~ te nomiv-
zwn ejn Panellavnwn novmw/
« Puissé-je lancer assez loin mon javelot pour atteindre le point où s’est portée, au-
dessus des hommes, la douce bonté de Xénocratès ! Le respect de ses concitoyens l’en-
tourait ; il élevait des chevaux, pour les courses panhelléniques … » (v. 35 et s.).
Son fils en conservera le souvenir :
mhvtΔ ajretavn pote sigavtw patrw`/an...
« Non, … que jamais Thrasybule ne taise la vertu de son père… ».
Une première ode en l’honneur du succès isthmique avait été composée par
Simonide, les scholies nous l’apprennent ; sans doute en mai 476, ou très peu de
temps après. Mais lorsque Pindare prend le prétexte de célébrer à son tour cette
victoire pour adresser une ode-épître à Thrasyboulos, Xénocratès est mort.
À quel moment mourut-il donc ?
Les commentateurs modernes ont eu le sentiment que la 2e Isthmique n’avait
pu être composée du vivant de Théron, disparu en 473-472 (Dunbabin, Western
Greeks, p. 412-413). Xénocratès serait mort vers le même temps, et l’ode aurait pu
être chantée alors à Agrigente, ou plus tard encore, vers 470 ; on devrait ainsi la
FIG. 2. – L’« aurige », cocher (anonyme) de Hiéron de Syracuse.
Il était figuré sur son char dans un ensemble de bronze, dédié à Delphes entre 468 et 466 av. J.-C. par Poly-
zalos, frère de Hiéron, après la mort de celui-ci. Le monument, consacré à Apollon près de son temple,
représentait en grandeur réelle l’équipage syracusain qui triompha au concours pythique de 470 av. J.-C.
Cette victoire fut exaltée par Pindare en fin d’été 470 dans la première ode Pythique.
14 FRANÇOIS SALVIAT

dater, pour une victoire gagnée en 476, de quatre à six ans après. C’est la thèse de
Gaspar, de Bury, de Farnell, adoptée par Puech qui affirme : « On ne court pas grand
risque de se tromper beaucoup en indiquant, avec Gaspar, au moins approximative-
ment, l’année 470. » Snell, Maehler suivent : 470, avec un point d’interrogation.
Bury justifie cette impression par la « tonalité » générale du poème et pense,
approuvé par Farnell, qu’il pourrait s’agir d’une « commémoration ». Puech, de son
côté, estime que l’ode s’adresse à des personnages « déchus ». Et il affirme ainsi : « Il
apparaît clairement que la 2e Isthmique a été composée après la mort de Xénocrate,
après celle de Théron (472), après que la démocratie avait été rétablie à Agrigente,
mais alors cependant que Thrasybule pouvait y demeurer sans y être inquiété, c’est-
à-dire sans doute pendant le temps où la ville jouissait en apparence de son indépen-
dance, mais était, en fait, sous la tutelle de Hiéron. »
Ce ne sont là qu’hypothèses arbitraires. Puech remarque lui-même que « s’il
n’est pas impossible que l’ode ait été composée en vue d’un anniversaire de victoire,
elle ne contient rien qui fasse de cette conjecture une nécessité ». On ne trouve dans
une lecture objective aucun indice qui puisse asseoir une date aussi basse ; l’échafau-
dage de raisons historiques confuses qu’on édifie, en accord avec le ton qu’on croit
pouvoir déceler dans le poème, s’avère à l’examen branlant.
En fait, la date de la mort de Xénocratès ne nous est donnée par aucun histo-
rien, aucun scholiaste. Dans ces conditions, il m’a semblé légitime de ne pas épouser
les spéculations qui fondent la chronologie admise. Avec toute liberté de garder
aussi proche que possible dans le temps, comme il est naturel, la 2e Isthmique de la
victoire qu’elle exalte et du deuil pour lequel elle exprime la sympathie du poète.
La 2e Isthmique appartient au genre des odes « secondaires », composées après
l’ode principale. Celle-ci fut, dans le cas précis, nous l’avons vu, une œuvre de Simo-
nide ; et Pindare lui-même le donne à entendre au vers 12 : oujk ajgnw`tΔ ajeivdw, « Je
chante une victoire qui n’est point ignorée… » Le délai écoulé entre ode principale
et ode secondaire ne peut être très long, l’effet triomphal d’actualité s’estompant ;
un an, au maximum, paraît raisonnable. Il est donc assez vraisemblable que la
2e Isthmique fut composée après la 2e Olympique, mais avant la 3e, dans l’automne
476 ou l’hiver 476-475.
On parvient donc à la séquence suivante :

490 Victoire à Delphes Xénocratès 6e Pythique


476 Victoire à l’Isthme avril-mai Xénocratès (Ode de Simonide)
Victoire à Olympie milieu août Théron
automne 2e Olympique
476 –5 2e Isthmique
475 Théoxénia (fin hiver) 3e Olympique
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 15
Dans ce cadre, on peut s’interroger sur le moment précis de la mort de Xéno-
cratès. Elle intervint après le concours d’avril-mai 476, et avant la 2e Isthmique, qui
fut composée dans l’automne ou l’hiver qui suivit. Il m’est apparu cependant que
cette fourchette devait être encore resserrée. Pour le découvrir, il faut prendre un
détour : dans la 2e Isthmique, il faut s’intéresser à un personnage de second rang en
apparence, étrangement porté au premier plan, le conducteur des chevaux.
On sait que l’« aurige », dont nous admirons au musée de Delphes la statue,
autrefois aux commandes d’un quadrige de bronze consacré près du temple, en
longue et lourde tunique à ceinture haute et bretelles croisées, pieds nus parallèles,
buste bien droit, coudes rapprochés du corps, guides en main, bandelette au front,
reste pour nous anonyme. Il figure pourtant le conducteur de l’équipage de juments
alezanes de Hiéron de Syracuse, qui remporta à Delphes, en 470, une victoire célé-
brée par Bacchylide et par Pindare ; mais ces poètes ne font aucune allusion à lui.
On connaît la raison : à cette époque, le teneur de guides, hJnivoco~, le pousseur de
chevaux, aJrmathlavth~, n’est pas ordinairement mentionné dans une ode triomphale.
L’éloge est réservé au propriétaire de l’attelage, qui reçoit la couronne et en retire
tout l’honneur. Certains furent très jaloux de la prérogative ; ainsi, à l’évidence,
orgueilleux, exclusif, Hiéron. Chez Pindare ne sont cités, si l’on met à part Phintis,
cocher de mules syracusaines (6e Olympique), et Hérodotos de Thèbes, qui condui-
sait son propre quadrige à l’Isthme, que Carrhotos, beau-frère d’Arcésilas de
Cyrène, vainqueur en 462 aux Pythia (il allait l’être aussi, en 460 à Olympie, selon
les scholies), si habile, dans une série d’épreuves fertile en accidents, que son char
fut dédié, intact, et suspendu à une poutre de cyprès à l’intérieur du temple de
Delphes, et, deuxième exception – c’est le cas qui nous intéresse – dans la
2e Isthmique, le cocher des princes d’Agrigente.
On doit donc prêter attention plus que l’on ne l’a fait à la manière dont le poète
évoque ce cocher, Nicomachos. Il faut citer le passage où il apparaît (j’écarte ici le
texte aberrant proposé par Puech, qui alimente des contresens, au profit de celui
qu’ont retenu Bury, Snell et Maehler, le seul admissible) :
oujk ajgnw`tΔ ajeivdw
ΔIsqmivan i{ppoisi nivkan,
ta;n Xenokravtei Poseidavwn ojpavsai~
Dorivwn aujtw`/ stefavnwma kovma/
pevmpen ajnadei`sqai selivnwn,
eujavrmaton a[ndra geraivrwn,
ΔAkragantivnwn favo~.
ejn Krivsa/ dΔ eujrusqenh;~
ei\dΔ Apovllwn nin povre tΔ ajglaivan
kai; tovqi kleinai`~ tΔ ΔErecqeida`n carivtessin ajrarwv~
tai`~ liparai`~ ejn ΔAqavnai~, oujk ejmevmfqh
rJusivdifron cei`ra plaxivppoio fwtov~,
16 FRANÇOIS SALVIAT

ta;n Nikovmaco~ kata; kairo;n


nei`mΔ aJpavsai~ aJnivai~:
o{n te kai; kavruke~ wJ-
ra`n ajnevgnon, spondofovroi Kronivda
Zhno;~ ΔAlei`oi, paqovnte~ pouv ti filovxenon e[rgon:
aJdupnovw/ tev nin ajspavzonto fwna`/
cruseva~ ejn gouvnasin pivtnonta Nivka~
gai`an ajna; sfetevran,
ta;n de; kalevoisin ΔOlumpivou Divo~
a[lso~: i{nΔ ajqanavtoi~ Aijnesidavmou
pai`de~ ejn timai`~ e[micqen.
« Je chante une victoire qui n’est point ignorée, la victoire à l’Isthme, que Poséidon
octroya à Xénocratès, pour son quadrige ; il lui envoya alors, pour ceindre sa cheve-
lure, la couronne d’ache dorienne. Le dieu honorait en lui le bon maître des chars, la
lumière des Agrigentins. À Crissa le puissant Apollon avait posé son regard sur lui, et
lui avait donné la gloire ; là déjà, et dans la brillante Athènes, où il obtint la faveur
illustre des enfants d’Érechthée, (Xénocratès) trouva irréprochable la main habile à
mener le char du fouetteur de chevaux, qui savait opportunément régir toutes les rênes,
Nicomachos. Nicomachos à qui sont venus annoncer la date des Jeux les hérauts
éléens, porteurs des libations de Zeus le Kronide ; ils reçurent son hospitalité. Bien-
veillantes, leurs voix l’ont salué, quand il s’est retrouvé sur les genoux de la Victoire
dorée, sur leur terre, dans le domaine attitré de Zeus olympien. C’est là que les enfants
d’Ainésimos ont obtenu des honneurs immortels. »
J’interprète nei`mΔ aJpavsai~ aJnivai~ d’une façon qui diffère de la vulgate, qui est :
« rendre toutes les rênes », c’est-à-dire laisser aller librement l’attelage. Il s’agit en
fait de tout l’art du cocher, de l’action modulée exercée sur les courroies de com-
mande des chevaux agissant en huit points d’attache sur les quatre mors, le plus
ordinairement ramenées à quatre guides. Celle-ci peut s’exercer par des prises
diverses ; on le voit si l’on analyse les images antiques, sculpture, monnaies, céra-
mique. Il est instructif – à titre d’exemple – de se référer aux prescriptions des
manuels du XIXe siècle pour la conduite à quatre : les guides sont normalement
ramassées dans la main gauche (qui doit être dans l’héniochéia antique forte, ainsi
que l’indique Platon, Lois, 795 a), séparées par les doigts dans un ordre fixé, les deux
guides de gauche en haut, sous le pouce et sous l’index, les deux autres en bas ; la
main droite saisit les deux guides de droite, mais tenant le fouet-aiguillon entre
pouce et paume, elle peut être libérée lorsque celui-ci est en action ; elle collabore,
intervenant sélectivement pour l’aide à la conduite, notamment pour maintenir les
timoniers, et pour les ajustements et raccourcissements. Mener quatre chevaux à
partir de ces commandes, et surtout en course, en équilibre difficile, avec des virages
serrés à cent quatre-vingts degrés, exige une grande virtuosité. Il faut tenir compte
aussi du jeu du fouet : sa stimulation est indispensable pour donner l’élan, régler
l’allure : dans les jeux de l’Iliade, lorsque Diomède en est privé par malice divine, il
FIG. 3. – Décadrachme d’Agrigente (argent ; 412-411 av. J.-C. ; coin gravé par Myron ;
en l’honneur d’Exainétos, vainqueur olympique en 412). Quadrige en course. Aigle et crabe.
D’après P. R. Franke et M. Hirmer, La Monnaie grecque, Paris, 1966, pl. 62.
18 FRANÇOIS SALVIAT

perd du terrain ; et le vieux Nestor raconte qu’il lui arriva, malgré son talent, d’être
battu au char par un attelage monté par deux cochers, l’un guidant, l’autre fouettant.
L’évocation, fort longue pour un génie concis comme Pindare, et dans une ode
fort brève, dont elle occupe une bonne part de la triade centrale, des mérites de
Nicomachos se greffe de manière très surprenante sur le rappel obligé des victoires
du personnage loué, Xénocratès. On voit que le cocher fut l’artisan des succès de
Xénocratès : en 490, dans la plaine touchant au port de Kirrha, au-dessous de
Delphes (Crissa, mentionnée dans la 2e Isthmique est le nom de la cité ancienne,
détruite un siècle plus tôt, dont le site n’était pas éloigné de celui de l’hippodrome) ;
à une époque sans doute ultérieure, à Athènes, à l’occasion des Panathénées ; et en
476 à l’Isthme, au concours patronné par Poséidon. Et Xénocratès a pu se féliciter
de sa parfaite compétence.
Mais Pindare va au-delà. Il n’est plus question alors de couronnes gagnées par
Xénocratès. Le poète rappelle que Nicomachos a accueilli les spondophores éléens.
Ceux-ci étaient l’équivalent pour Olympie des « théores » mieux connus de
Delphes, précurseurs des Pythia ; envoyés par le peuple organisateur, ils allaient
annonçer dans les divers États et cités, plusieurs mois à l’avance, la trêve et la date
précise de l’ouverture des « jeux » ; ici, du début de l’Olympiade, qui était situé de
manière un peu flottante en relation avec la pleine lune, au milieu du mois éléen de
Parthénios ou du mois d’Apollonios, en alternance. Nicomachos a été l’hôte de ces
personnages en tournée, non pas à Athènes, ainsi que le suggère une scholie aber-
rante, malencontreusement suivie par Puech, mais en Sicile, chez lui, dans sa propre
cité, Agrigente. Nicomachos donc ayant reçu ces missionnaires officiels s’est rendu
à Olympie pour le concours le moment venu, et Pindare nous le montre enfin sous
les applaudissements de ces spondophores – et sans doute l’ovation de tous les
Éléens et de tout le public – vainqueur splendide, avec son quadrige, dans l’hippo-
drome au bord de l’Alphée.
Or, nous savons que Xénocratès n’obtint pas cette couronne. Théron, son
frère, présent du reste à Olympie, reçut des hellanodices le feuillage de l’olivier
sacré, pour cette victoire qui devait valoir « aux enfants d’Ainésimos une gloire
immortelle » mais qui était bien à son seul nom.
Que s’est-il donc passé ? Faut-il imaginer une rivalité entre les deux frères,
lançant sur la piste des attelages concurrents ? Et Nicomachos, le cocher si sûr, si
dévoué, qui avait eu si longtemps la confiance de Xénocratès, après quatorze ans au
moins de loyauté, avait-il, pour ce dernier concours, changé d’écurie ? Mais le texte
de Pindare n’exprime que sa fidélité et la bonne entente des frères. Non, Nicoma-
chos n’a pu abandonner Xénocratès dans de telles conditions. On ne voit pas non
plus pourquoi – autre hypothèse vaine – Xénocratès aurait soudainement renoncé à
la course (et libéré son cocher, qui aurait retrouvé un emploi proche), lui que
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 19
Pindare glorifie encore, sans réserve ni terme, comme éleveur d’excellence, ayant fait
courir avec assiduité au plus haut niveau.
Les épreuves olympiques ne devaient être accessibles qu’à des attelages déjà
titrés et à des cochers d’expérience. Et une victoire à Olympie ne se remporte pas
dans l’improvisation. Elle est préparée de loin, à la fois par le propriétaire, qui
consacre à l’hippotrophia de très grandes dépenses et qui en fait le but suprême, et
par son « équipe technique », essentiellement le cocher. Quant aux chevaux « un
seul est capable de les bien dresser, tout au plus quelques-uns, dont c’est le métier »
affirme Platon (Apologie de Socrate, 25 b). L’héniochos, le « teneur de rênes » ou
plus exactement « de guides » exerce un art qui pour les anciens s’apparente à celui
des pilotes de navires. Il a un apprentissage difficile, avec des chutes, avant de se
tenir ferme, pieds à plat sur l’étroit plancher, buste en avant en pleine course, s’in-
clinant vers l’intérieur des courbes pour maintenir l’équilibre de sa légère caisse
treillissée (Gorgias, 516 c). Le mythe de Phaéton, présomptueux novice, que préci-
pita l’attelage de son père Hélios, l’illustre, et aussi l’anecdote, contée dans les
Guêpes d’Aristophane, du Sybarite qui, ne sachant pas l’art hippique, se casse la tête
en essayant de conduire un char : ce qui justifie pour Philocléon la maxime : « À
chacun son métier ». Les textes anciens disent la peine et le danger de mordre la
poussière auquel expose la pratique de l’héniochéia. Le plus connu est dans l’Électre
de Sophocle, le récit forgé qui raconte la mort d’Oreste, supposé avoir été victime
d’une chute entraînée par une faute de main au virage dans l’épreuve finale des
Pythia. Une borne heurtée par la tête de l’essieu, la rupture d’une pièce cruciale
– comme le joug d’Eumélos dans l’Iliade, et le voilà qui roule à bas, et sa tête heurte
le sol –, un concurrent qui dévie de sa ligne : les péripéties font le spectacle, avec ces
carambolages, ces « attelages renversés les uns sur les autres » qu’évoque Aristo-
phane (Paix, 901-904). Il faut dans ces conditions à l’occupant du char beaucoup
d’habileté, et pour mener sa course beaucoup d’intelligence : c’est le sens du dis-
cours que tient le vieux Nestor, conducteur émérite, à son fils Antiloque avant le
départ des biges aux jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, au chant XXIII de
l’Iliade. Ce texte est cité par Socrate dans l’Ion de Platon (537 a) où l’héniochéia est
rapprochée de la technè du pilote et de celle du médecin – et l’on a tout dit, à partir
de là, sur la mètis, la ruse du cocher (Detienne et Vernant, Les ruses de l’intelligence,
la mètis des grecs, p. 18 et s.). Pindare lui-même qualifie le héros-cocher Iolaos,
honoré à Thèbes, d’iJppovmhti~ (7e Isthmique, 9). Il faut, pour gagner au galop, au
terme des douze longueurs d’hippodrome, des efforts, des entraînements, la pra-
tique de la compétition, une parfaite connaissance du matériel, une familiarité avec
les bêtes spécialisées qui composent le quadrige, une domination ferme et douce sur
elles, un bras, un doigté sûrs ; le sang-froid, la décision et l’audace aux moments
périlleux : en somme la passion, le talent, la travail, la constance.
20 FRANÇOIS SALVIAT

Lorsque Pindare s’attarde ainsi sur Nicomachos, ce n’est pas, malgré toutes ses
qualités, pour présenter, dans la continuité d’une carrière, sa dernière victoire dans
le cadre olympique comme un aboutissement sportif personnel, mais comme l’ac-
complissement ultime d’un engagement long où il n’était pas concerné seul ; est
impliqué d’abord ce « maître des chars » que fut Xénocratès. Avec Nicomachos, et
par lui, c’est Xénocratès qui a construit dans la durée la victoire olympique : et
Pindare le signifie.
Pourtant Xénocratès n’a pas ceint la couronne d’olivier, au sommet de la hié-
rarchie panhellénique, la plus belle, la plus désirée, qu’il méritait. Rapprochons cette
frustration inattendue de la couleur sombre, des perspectives eschatologiques de
l’ode qui parallèlement exalte la victoire de Théron, la 2e Olympique, et la raison
apparaît.
Si Xénocratès n’a pas été couronné à Olympie, c’est qu’il était mort. Sa dispa-
rition, dans la soixantaine de son âge, se place au printemps de 476 ou au commen-
cement de l’été, entre la fin des Jeux de l’Isthme et l’ouverture de ceux d’Élide.
Nicomachos, qui s’était préparé pour les Olympia, y a gagné la course, mais pour
Théron, au service de qui il était désormais, Théron, l’héritier récent du défunt. Il y
a aussi toutes chances pour que les chevaux de l’attelage vainqueur, dociles à sa
main, aient été élevés dans les écuries de Xénocratès. Quand on l’a reconnu, tout se
met en place.
Xénocratès disparu avant le concours olympique : Pindare évite de le dire. Il le
laisse à entendre. Toute poésie suggère, transpose ; la sienne plus qu’une autre prend
des détours. Et son chant doit, sans effet pathétique, voiler le deuil.
Kalw`n me;n w|n moi`ravn te ter-
pnw`n ej~ mevson crh; panti; law`/
deiknuvnai: eij dev ti~ ajnqrwv-
poisi qeovsdoto~ ajtlavta kakovta~
prostuvch/, tauvtan skovtei kruvptein e[oiken.
« La part qui nous échoit de biens et de joies, il faut ouvertement, à tout le monde, la
montrer ; mais si Dieu envoie aux hommes quelque intolérable malheur, il convient de
le cacher dans l’ombre » (Hymnes, frgt 4 Puech, 42 Maehler).
Mais tout était clair pour les auditeurs de cette 2e Isthmique, qui offrait à Thra-
syboulos la louange des vertus de son père. Ils appréciaient que soit rendue justice
par ce biais du cocher (et sans pouvoir choquer Théron), pour la couronne
détournée par le destin, à celui qui en avait attendu légitimement la gloire.
La douleur en son fond devait laisser la place à la recherche d’un équilibre
serein, que favorise le succès agonistique ; on peut citer pour comparaison la 7e Isth-
mique, où est évoquée la mort récente d’un oncle du vainqueur, le Thébain Stre-
psiade, tué au combat à Oinophyta :
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 21

FIG. 4. – Décadrachme de Syracuse (argent ; vers 412 av. J.-C. ; coin gravé par Kimon).
Quadrige en course et Victoire. Conduite à quatre guides tenues en main gauche et fouet à droite.
D’après P. R. Franke et M. Hirmer, La Monnaie grecque, Paris, 1966, pl. 40.
22 FRANÇOIS SALVIAT

[Etlan de; pevnqo~ ouj fatovn: ajlla; nu`n moi


38 Gaiavoco~ eujdivan o[pasen
ejk ceimw`no~. ΔAeivsomai
caivtan stefavnoisin aJr-
movzwn.
« Le deuil qui m’a éprouvé ne peut se dire ; mais aujourd’hui le dieu qui tient la terre
(Poséidon) m’a rendu le calme après la tempête ; je chanterai en coiffant ma chevelure
de couronnes ».
Situer la mort de Xénocratès au printemps ou au début de l’été de 476 éclaire
surtout la grande ode exécutée pour Théron, la 2e Olympique, où règnent le même
chagrin retenu, la même discrétion virile. Une victoire pour Théron, mais avant elle
la perte d’un frère, voici la circonstance « singulière » que pressentait Croiset, sans
pouvoir la définir. Elle nous rend la clé de l’ode, la plus originale sans doute de
l’œuvre pindarique, joie et larmes à la fois. La mort de Xénocratès entraîne la des-
cription du voyage des âmes aussi naturellement que la fin imminente de Socrate
appelle le discours sur la mort et le mythe de survie à la fin du Phédon. Et la douleur
s’exorcise, tandis que le thème de victoire rejoint celui d’immortalité. Une tombe à
peine close et la plus belle couronne : libre, inspirée, ouvrant en des vers illuminés
les arcanes de la destinée, la 2e Olympique unit ce triomphe et cette mort, chante la
fragilité des éphémères humains et l’espérance ultime des meilleurs, de ceux qui
savent et des justes, appelés à la fin à la vie des dieux. Au lieu d’une rhapsodie diffuse
où se distinguait tout à coup, venu on ne savait d’où, un morceau sublime, se dévoi-
lent le mouvement, les contrastes, l’intensité poétique de la composition.
On peut maintenant la relire. Avec son oraison émue mais distanciée, incluse
dans le chant de victoire, pudique, incomprise déjà des Alexandrins dont le savoir
était pris en défaut, l’ode sera restée au cours de longs siècles, même si on ne pouvait
méconnaître son élévation spirituelle, une pièce posant des problèmes « multiples et
épineux » (Carrière). La plus énigmatique d’un poète jugé obscur et hautain, la plus
fabriquée aussi croyait-on, dans le cadre, reconstruit à force, des « standards »
formels de l’épinicie (Van Leeuven, op. cit., p. 298), c’est-à-dire dans les règles sup-
posées strictes d’un jeu convenu. On se rappelle l’approche hasardeuse de A. Puech,
docte, ne renonçant pas à expliquer par l’effet d’un professionalisme appliqué ce
qu’il n’avait guère les moyens de comprendre : « L’ode est très propre à montrer à
la fois comment Pindare accepte les lois du genre et quelle variété de tons il a su
cependant mettre dans des poèmes où il est astreint à traiter, en se conformant à des
obligations assez étroites, une matière en apparence monotone » (Pindare I, Olym-
piques, p. 36).
Revisitée, elle est au contraire la moins étranglée de conventions, novatrice,
sincère, libre, jusque dans le détail ; splendide, généreuse ; oserai-je dire : tendre ? La
plus claire en tout cas. Car dans cette confrontation du deuil et de la gloire, s’ex-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 23
prime une pensée grave, qui dans l’urgence obéit à cette injonction à « philosopher »
que Montaigne, citant Cicéron, trouvait dans l’« apprendre à mourir » (I, 19) ;
qu’illustre cet « exercice de la mort », la qanavtou melevth de Socrate dans le
Phédon (81 a ; cf. 67 d-e) ; et qui s’énonce aussi dans la formule plus pompeuse, mais
convenable pour notre poète, qui ouvre l’un des derniers essais de Schopenhauer :
« La mort est le véritable génie inspirateur et le musagète de la philosophie » (Méta-
physique de la mort, trad. M. Simon).

2e OLYMPIQUE : TEXTE ET TRADUCTION


QHRWNI AKRAGANTINWI ARMATI
ΔAnaxifovrmigge~ u{mnoi, Strophe 1
tivna qeovn, tivnΔ h{-
rwa, tivna dΔ a[ndra keladhvsomen ;
h[toi Pivsa me;n Diov~: ΔOlumpiavda dΔ
e[stasen ÔHraklevh~
ajkrovqina polevmou:
Qhvrwna de; tetraoriva~
e[neka nikavforou
gegwnhtevon, o[-
pi divkaion xevnwn,
e[reismΔ ΔAkravganto~,
a[wton ojrqovpolin:
kamovnte~ oi]] polla; qumw`/ Ant. 1
10 iJero;n e[scon oi[-
khma potamou`, Sikeliva~ tΔ e[san
ojfqalmov~, aijwn; dΔ e[fepe movrsimo~,
plou`ton te kai; cavrin a[gwn
gnhsivai~ ejpΔ ajretai`~.
ΔAllΔ w\ Krovnie pai` ÔReva~,
e[do~ ΔOluvmpou nevmwn
ajevqlwn te koru-
fa;n povron te ΔAlfeou`,
ijanqei;~ a[rouran e[ti pa-
trivan sfivs in kovmison
loipw`/ gevnei : tw`n de; pepragmevnwn Ep. 1
ejn divka/ te kai; para; divkan ajpoiv-
hton oujdΔ a[n
Crovno~ oJ pavntwn path;r
duvnaito qevmen e[rgw`n tevlo~.
20 Lavqa de; povtmw/ su;n euj-
daivmoni gevnoitΔ a[n.
ΔEslw`n ga;r uJpo; carmavtwn ph`ma qnavskei
palivgkoton damasqevn,
24 FRANÇOIS SALVIAT

o{tan qeou` Moi`ra pevmph/ Strophe 2


ajneka;~ o[lbon uJ-
yhlovn. ”Epetai de; lovgo~ eujqrovnoi~
Kavdmoio kouvrai~, e[paqon ai{ megavla:
pevnqo~ de; pivtnei baruv
kressovnwn pro;~ ajgaqw`n.
Zwvei me;n ejnΔ Olumpivoi~
ajpoqanoi`sa brovmw/
keraunou` tanuev-
qeira Semevla: filei`
dev nin Palla;~ aijeiv
30 kai; Zeu;~ path;r mavla, filei`
de; pai`~ oJ kissofovro~:
levgonti dΔ ejn kai; qalavssa Ant. 2
meta; kovraisi Nh-
rh`o~ aJlivai~ bivoton a[fqiton
ΔInoi` tetavcqai to;n o{lon ajmfi; crovnon.
“Htoi brotw`n ge kevkritai
pei`ra~ ou[ ti qanavtou,
oujdΔ hJsuvcimon aJmevran
oJpovte pai`dΔ aJlivou
ajteirei` su;n ajga-
qw`/ teleutavsomen:
rJoai; dΔ a[llotΔ a[llai
eujqumia`n te mevta kai;
povnwn ej~ a[ndra~ e[ban.
Ou{tw de; Moi`rΔ, a{ te patrwvion Ep. 2
40 tw`ndΔ e[cei to;n eu[frona povtmon, qeovr-
tw/ su;n o[lbw/
ejpiv ti kai; ph`mΔ a[gei,
palintravpelon a[llw/ crovnw/:
ejx ou|per e[kteine La`/-
on movrimo~ uiJov~
sunantovmeno~, ejn de; Puqw`ni crhsqevn
palaivfaton tevlessen.
ΔIdoi`sa dΔ ojxei`Δ ΔErinuv~ Strophe 3
pevfnen oiJ su;n ajl-
lalofoniva/ gevno~ ajrhvi>on:
leivfqh de; Qevrsandro~ ejripevnti Polu-
neivkei, nevoi~ ejn ajevqloi~
ejn mavcai~ te polevmou
timwvmeno~, ΔAdrastida`n
qavlo~ ajrwgo;n dovmoi~:
50 o{qen spevrmato~ e[-
conti rJivzan prevpei
to;n Aijnhsidavmou
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 25
ejgkwmivwn te melevwn
lura`n te tugcanevmen.
ΔOlumpiva/ me;n ga;r aujtov~ Ant. 3
gevra~ e[dekto, Pu-
qw`ni dΔ oJmovklaron ej~ ajdelfeovn
ΔIsqmoi` te koinai; Cavrite~ a[nqea te-
qrivppwn duwdekadrovmon
a[gagon: to; de; tuvcein
peirwvmenon ajgwniva~
paraluvei dusfrona`n.
ÔO ma;n plou`to~ ajre-
tai`~ dedaidalmevno~
fevrei tw`n te kai; tw`n
60 kairovn, baqei`an uJpevcwn
mevrimnan ajgrotevran
ajsth;r ajrivzhlo~, ejtumwvtaton Ep. 3
ajndri; fevggo~: eij dev nin e[cwn ti~ oi\-
den to; mevllon,
o{ti qanovntwn me;n ejn-
qa`dΔ aujtikΔ ajpavlamnoi frevne~
poina;~ e[teisan, ta; dΔ ejn
ta`/de Dio;~ ajrca`/
ajlitra; kata; ga`~ dikavzei ti~ ejcqra`/
lovgon fravsai~ ajnavgka/:
i[sai~ de; nuvktessin aijeiv, Strophe 4
i[sai~ dΔ aJmevrai~
a{lion e[conte~, ajponevsteron
ejsloi; devkontai bivoton, ouj cqovna ta-
ravssonte~ ejn cero;~ ajkma`/
70 oujde povntion u{dwr
kenea;n para; divaitan, ajl-
la; para; me;n timivoi~
qew`n oi{tine~ e[-
cairon eujorkivai~
a[dakrun nevmontai
aijw`na, toi; dΔ ajprosovra-
ton ojkcevonti povnon:
o{soi dΔ ejtovlmasan ejstriv~ Ant. 4
eJkatevrwqi meiv-
nante~ ajpo; pavmpan ajdivkwn e[cein
yucavn, e[teilan Dio;~ oJdo;n para; Kro-
nou tuvrsin: e[nqa makavrwn
na`son wjkeanivde~
au\rai peripnevoisin: a[n-
qema de; crusou` flevgei,
80 ta; me;n cersovqen ajpΔ
ajglaw`n dendrevwn,
26 FRANÇOIS SALVIAT

u{dwr de; a[lla fevrbei,


o{rmoisi tw`n cevra~ ajna-
plevkonti kai; stefavnou~,
boulai`~ ejn ojrqai`s i ÔRadamavnquo~, Ep. 4
o{n pavthr e[cei mevga~ eJtoi`mon auj-
tw`/ pavredron,
povs i~ oJ pavntwn JReva~
uJpevrtaton ejcoivsa~ qrovnon.
Phleuv~ te kai; Kavdmo~ ejn
toi`s in ajlevgontai:
ΔAcilleva tΔ e[neikΔ, ejpei; Zhno;~ h|tor
litai`~ e[peise, mavthr:
90 o}~ {EktorΔ e[sfale, Troiva~ Strophe 5
a[macon ajstrabh`
kivona, Kuvknon de; qanavtw/ povren,
ΔAou`~ te pai`dΔ Aijqivopa. Pollav moi uJpΔ
ajgkw`no~ wjkeva bevlh
e[ndon ejnti; farevtra~
fwnaventa sunetoi`s in: ej~
de; to; pa;n eJrmhnevwn
cativzei. Sofo;~ oJ
polla; eijdw;~ fua`/:
maqovnte~ de; lavbroi
pagglwssiva/ kovrake~ w}~
a[kranta garuevtwn
Dio;~ pro;~ o[rnica qei`on: Ant. 5
e[pece nu`n skopw`/
tovxon, a[ge qumev: tivna bavvllomen
ejk malqaka`~ au\te freno;~ eujkleva~ oj-
i>stou;~ iJevnte~ ; ΔEpiv toi
100 ΔAkravganti tanuvsai~
aujdavsomai ejnovrkion
lovgon ajlaqei` novw/,
tekei`n mhv tinΔ ejka-
tovn ge ejtevwn povlin
fivloi~ a[ndra ma`llon
eujergevtan prapivs in aj-
fqonevsterovn te cevra
Qhvrwno~. ΔAllΔ ai\non ejpevba kovro~ Ep. 5
ouj divka/ sunantovmeno~, ajlla; mavr-
gwn uJpΔ ajndrw`n,
to; lelagh`sai qevlwn
kruvfon te qevmen ejslw`n kaloi`~
e[rgoi~: ejpei; yavmmo~ ajriq-
mo;n perievfeugen,
kai; kei`no~ o{sa cavrmatΔ a[lloi~ e[qhken,
110 tiv~ a}n fravsai duvnaito; ;
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 27
POUR THÉRON D’AGRIGENTE, VAINQUEUR AU CHAR
Princes de la phorminx, hymnes, quel dieu, quel héros, quel homme allons-nous
chanter ? Pise est à Zeus ; Héraclès a fondé l’Olympiade, en prémices de butin guer-
rier ; et Théron, pour sa victoire au quadrige, doit être célébré : il a le juste respect des
hôtes ; il est le rempart d’Agrigente ; la fleur d’une illustre lignée, recteur de sa cité. Ses
ancêtres, après mainte épreuve, eurent leur sainte résidence sur le fleuve ; ils étaient
l’œil de la Sicile ; et le temps vint fixé par le destin, apportant richesse et faveur à leurs
nobles vertus. Fils de Kronos et de Rhéa, toi qui as ta demeure sur l’Olympe, sur la
cime qui préside aux Jeux et au bord de l’Alphée, si tu prends plaisir à mes chants,
veuille, dans ta bienveillance, conserver encore à leurs descendants les champs de ce
patrimoine.
Des actes accomplis, justes tout comme injustes, pas même le Temps, père de tout,
ne saurait faire qu’ils n’aient été réalisés
Mais l’oubli peut être apporté par un destin heureux. Par le bienfait des joies
reçues, la souffrance meurt ; la souffrance lancinante est domptée, lorsque la Moira
divine élève tout en haut notre bonheur.
À mon dire s’accorde l’histoire des filles de Cadmos aux beaux trônes ; elles ont
souffert grandement ; mais le deuil lourd retombe, quand sont plus forts les bonheurs.
Elle vit parmi les Olympiens, après être morte dans le fracas de la foudre, la fille aux
longues tresses, Sémélè. Elle est aimée de Pallas, à jamais, aimée de Zeus le père, au plus
haut point ; aimée de son enfant, le porteur de lierre. Et l’on dit aussi que dans les flots,
parmi les filles marines de Nérée, Inô a reçu une existence impérissable, pour tous les
temps à venir.
Non, aux humains il n’est fixé aucun terme pour la mort. Mais ce jour, enfant du
soleil, savons-nous jamais si, dans la quiétude, et sans que soit troublé notre
bonheur, nous l’achèverons ? Des courants à chaque instant divergents nous amènent
la liesse, et l’épreuve. Ainsi la Moira, qui est gardienne du bonheur héréditaire de ce
lignage, avec la prospérité, don divin, apporte-t-elle encore quelque souffrance, par un
retour des choses, à tel autre moment. Depuis le temps de Laios : acteur du destin, son
fils le tua, lorsqu’ils se rencontrérent, accomplissant l’antique oracle prononcé à Pythô.
L’Érinye acérée le vit, et fit périr, s’entretuant, ceux de sa vaillante race. Resta Ther-
sandre, après la ruine de Polynice ; aux concours de la jeunesse, aux combats de la
guerre il gagna des honneurs ; rejeton qui préserva la maison des Adrastides. Issu de
cette souche, le fils d’Ainésidèmos doit recevoir l’éloge des chants et des lyres.
À Olympie, lui seul (Théron) a eu l’honneur de la victoire ; tandis qu’à Pythô
c’est au frère partageant son patrimoine, tout comme à l’Isthme, que les Charites com-
munes ont apporté les fleurs que l’on gagne dans la course des quadriges aux douze
longueurs.
Le succès, quand on l’obtient, dissipe la souffrance de l’épreuve. La richesse ornée
de mérites apporte mainte et mainte chance favorable, en refoulant au plus profond le
souci sauvage ; elle est l’astre étincelant, l’éclat authentique pour l’homme ; à condition
que celui qui la possède connaisse l’avenir que voici :
De ceux qui sont morts ici les âmes sans défense aussitôt subissent leurs peines ;
pour les crimes commis ici, en ce royaume de Zeus, sous terre on les juge et, terribles,
sont prononcées des sentences inexorables.
En des nuits toujours égales, des jours égaux, jouissant du soleil, dispensés du
labeur, les bons sont pourvus pour leur vie sans avoir à tourmenter la terre à la force
de leur bras, ni les eaux de la mer, pour une vaine subsistance ; et près des dieux de
28 FRANÇOIS SALVIAT

l’honneur qui ont aimé leur fidélité aux serments ils ont en partage une existence sans
larmes.
Les autres ont à subir une peine qu’on ne peut supporter de voir.
Mais tous ceux qui ont eu la force, par trois fois, séjournant dans l’un et l’autre
monde, de garder absolument à l’écart des injustices leur âme, suivent jusqu’au bout la
route de Zeus jusqu’au château de Kronos ; là, l’île des Bienheureux est entourée du
souffle des brises océanes ; des fleurs d’or resplendissent, les unes sur terre, d’autres
nourries par l’eau ; ils en tressent des guirlandes pour leurs bras, et des couronnes, sous
la droite régie de Rhadamanthe, assesseur aux ordres du père puissant, époux de Rhéa,
déesse qui siège sur le trône de tous le plus haut. Pélée et Cadmos sont parmi eux, et
Achille, amené, quand elle eut touché par ses prières le cœur de Zeus, par sa mère; lui
qui fit tomber Hector, de Troie invincible, inébranlable colonne, et donna la mort à
Kyknos, ainsi qu’à l’Éthiopien, fils de l’Aurore.
J’ai sous le coude en nombre, dans mon carquois, de rapides flèches ; elles parlent
à ceux qui comprennent ; pour aller au Tout, il est besoin d’interprètes. Sage est qui a
grand savoir de nature; ceux qui n’ont que l’étude, tout en mots bavards, comme des
corbeaux, laissons-les (tous deux) en paroles vaines, attaquer de Zeus le divin oiseau.
Applique maintenant ton arc à la cible, mon cœur ; qui allons-nous viser, l’esprit
radouci, de nos glorieux traits ? À Agrigente je proclamerai sous serment, l’âme
sincère, que cette ville n’a pas enfanté en cent ans d’homme aux pensées plus généreuses
pour ses amis, à la main plus libérale que Théron.
Pourtant sa louange est en butte à la démesure des repus, qui ne s’accorde pas avec
la justice ; insolents personnages, qui ne veulent que murmurer, et tenir cachées les
belles actions des hommes de valeur. Mais le sable échappe au calcul : les joies que
celui-ci a données aux autres, qui pourrait en dire le nombre ?

*
* *

LE TEMPS, LA MORT ET LA CONSOLATION


« Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui
est si redoutable que l’éternité »
(PASCAL, Pensées, non classées, III).

Une bonne part de la 2e Olympique – dans les trois premières triades, sur cinq –
a été jusqu’ici commentée à l’aveugle ; les exégètes n’ayant accès qu’à des éléments
disjoints, sans fil directeur, tâtonnaient au premier degré, au mot à mot, s’entre-
glosant. Le brouillard maintenant se lève.
L’ode s’ouvre par l’adresse à Zeus, à Héraclès, patrons d’Olympie ; puis à
Théron, vainqueur et dédicataire, homme fort, solide protecteur et recteur excellent
d’Agrigente ; par le rappel de ses ancêtres, qui furent « l’œil de la Sicile » et le vœu,
utile en cette année de troubles politiques, que la protection de Zeus, fils de Kronos
et de Rhéa, conserve le patrimoine acquis à leur postérité. Rien ne distingue encore
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 29
la 2e Olympique d’une épinicie ordinaire. Mais l’idée de continuité successorale, qui
apparaît dans l’antistrophe, peut être associée aux morts, qui entraînent les héri-
tages : les derniers mots loipw`/ gevnei, en rejet au premier vers de l’épode, préludent
ainsi aux thèmes liés et contrastés, qui vont suivre, du deuil familial et de la joie.
C’est d’abord, dans la tradition lyrique, une sentence d’ouverture.
tw`n de; pepragmevnwn
18 ejn divka/ te kai; para; divkan ajpoiv-
hton oujdΔ a[n
Crovno~ oJ pavntwn path;r
duvnaito qevmen e[rgw`n tevlo~.
« Des actes accomplis, justes tout comme injustes, pas même le Temps, père de Tout,
ne saurait faire qu’ils n’aient été réalisés. »
Ces vers étant restés d’intention énigmatique, on les a souvent jugés anodins :
« maxime sur les vicissitudes » pour A. Puech, représentatif de la forme commune
de démission obligée (Pindare I, notice sur la 2e Olympique, p. 37).
Dans la circonstance maintenant connue, on peut dire, dans une approche de
surface, que Pindare écarte la consolation banale du deuil, l’oubli par le temps qui
s’écoule. Mais le sens est plus riche : ces mots donnent à l’ode sa hauteur, qui évo-
quent, à la survenue de la mort, la trace indélébile, au-delà de sa durée particulière,
d’une vie ; et aussi de toutes les vies humaines achevées. Ils concernent des âmes, qui
n’en ont pas fini, et sont responsables ; leur secret et leur mémoire ; et leur place
dans la dimension d’un temps sans limites, dans l’ordre total du monde, auquel
s’identifie le Temps. Celui-ci est à la fois changement et permanence, et il est aussi,
pour les âmes, justice.
Ce qui a été fait – par Xénocratès en particulier, on le sait maintenant – entre
naissance et mort ne peut pas ne pas avoir été fait, et subsiste. « What’s done cannot
be undone » fera dire Shakespeare à Lady Macbeth (scène 19). On pourrait penser
au contraire que le temps qui passe, puissance d’usure, altère, détruit ; Eschyle en
met l’affirmation dans la bouche d’Oreste – c’est du moins son espoir de parricide
réprouvé :
crovno~ kaqairei` pavnta ghravskwn oJmou`
« Il n’est rien que le temps en vieillissant n’efface » (Euménides, 286).
Contre l’adage populaire, et contre les croyances et les spéculations qui affec-
tent le temps de cycles, de ruptures absolues, de recommencements ex nihilo,
Pindare affirme qu’il ne supprimera rien de l’histoire. Il ne vieillit pas. Il n’est pas
réversible. Il n’abolira rien.
Le Temps, Chronos, est à la fois perçu comme entité conceptuelle, et présenté
comme dieu. Crovno~ oJ pavntwn pathvr : « père de toutes choses ». Il est premier prin-
30 FRANÇOIS SALVIAT

cipe, réceptacle, créateur, géniteur. On a pu rapprocher cette formule pindarique du


Povlemo~ pavntwn pathvr... pavntwn de; basileuv~ d’Héraclite DK 53 : « la Guerre, père
de toutes choses, roi de toutes choses ». Chronos est ainsi dans notre ode – comme
la Guerre, Polémos, chez Héraclite – consubstantiel à l’univers, au Tout. Mais il a
pour le poète une figure divine.
Simonide et Bacchylide attribuent de leur côté dans cet esprit au Temps-dieu
l’épithète de pandamavtwr (frgt 5 D5 ; Épinicie 13, 110). Il s’impose à tous et il se
place au-dessus des autres dieux; un fragment pindarique, connu grâce à Plutarque,
le désigne comme
a[nakta to;n pavntwn uJper-
bavllonta Crovnon makavrwn
« Le Temps, ce prince qui domine tous les Bienheureux » (frgt d’origine incertaine 4
Puech ; Hymne I, à Zeus, frgt 33 Maehler).
Chronos, dieu, est présent en Grèce à l’époque archaïque. On le rencontre aux
origines dans la théogonie cosmologique de Phérécyde de Syros (frgt. 1 DK :
« Zeus et Chronos ont toujours existé ainsi que Chthoniè »), à propos de quoi Kirk
évoque précisément la 2e Olympique (The Presocratic Philosophers, 1957, p. 56 avec
la note). La question est troublée par des assimilations et des équivalences propo-
sées entre Chronos et Kronos ; les suggestions en ce sens me semblent avoir apporté
plus de confusion que de lumière : il n’y a aucune raison de corriger le Crovno~ de
Phérécyde en Krovno~. La 2e Olympique, en tout cas, distingue les deux : Crovno~ oJ
pavntwn path;r ne se confond pas avec Kronos, nommé deux fois dans cette ode, le
fils d’Ouranos et de Gaia, qui déposséda Ouranos de la royauté, époux de Rhéa,
père de Zeus. Des textes « orphiques » surtout font état de la dignité primordiale de
Chronos ; parmi eux, les Théogonies rhapsodiques. De date récente, ces textes reflè-
tent des constructions variées ; mais on peut en utiliser certains pour restaurer une
tradition ancienne où le Temps ajghvrao~ (« qui ne vieillit pas ») se situait en tête du
stemma divin. W.K.C. Guthrie a donc proposé d’admettre, citant la 2e Olympique,
que cette configuration devait inspirer Pindare (Orphée et la religion grecque, étude
sur la pensée orphique, 1956, p. 100-101).
Nous pouvons aujourd’hui dans cette direction progresser, tenant pour certain
que Pindare connaissait cette première place attribuée au Temps dans les mythes de
génèse orphiques ; et qu’il la prenait à son compte. Il faut d’abord remarquer – ce
que on ne l’a pas fait – que Bacchylide au premier vers de son Epinicie 7 pour
Lachon d’Égine (452 av. J.-C.), invoque, en rapport avec le seizième jour du mois
inaugurant l’olympiade, une « fille brillante » du Temps (Crovno~) et de la
Nuit (il s’agit d’Hécate, comme on le voit Hymnes, 2, 1) :
«W lipara; quvgater Crovnou te kai; Nuk-
to;~...
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 31
Le poète de Céos n’était pas homme, en innovant, à bousculer ses auditeurs ; il
n’était pas l’inventeur de ce couple (même si on ne le trouve pas, au premier abord,
chez ses devanciers) ; la paire originelle de géniteurs Chronos-Nuit relevait d’une
tradition vivante. Il est donc possible de s’appuyer sur ce parallèle proche et de
reconstituer ainsi la filiation, dans l’esprit « orphique », adoptée par Bacchylide et
par Pindare :

« Père de Tout »
Chronos + Nuit
|
Ouranos + Gaia
|
Titans, Okéanos, etc. Kronos + Rhéa
|
Zeus + épouses diverses
(le couple Ouranos-Gaia est attesté chez Pindare, 7e Olympique, v. 38)

Voici confirmation de l’ancienneté de ce schéma.


Le papyrus de Dervéni est un document capital sur lequel nous reviendrons.
Du texte qu’il nous a livré, un fragment d’un traité philosophique du Ve siècle
av. J.-C., nous possédons depuis peu une publication précise et bien contrôlée
(Th. Kouremenos, G.M. Parassoglou, K.Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus,
Florence, 2006).
Un vers, tiré des Hymnes d’Orphée, y renvoie à Ouranos, fils de « la Bien-
veillante », c’est-à-dire de la Nuit (col. XIV, 6).
Oujrano;n Eujfronivdhn, o}~ prwvtisto~ basivleusen
« Ouranos fils de la Bienveillante, qui le tout premier fut roi. »
Ce fils donc, né de la Nuit – divinité initiale évoquée par ailleurs dans le même
poème comme prophétesse de l’avenir théogonique – fut le tout « premier roi » ; et
nous savons que trois « rois » se sont succédé : Ouranos, Kronos, Zeus (suivant par
exemple Eschyle, Prométhée, vers 955 sqq.). Lorsque par ailleurs le poète, encore
cité mot pour mot, rappelle que Zeus a avalé le sexe « du roi premier né » (prwto-
govnou basilevw~ aijdoivou, col. XVI, 3), il s’agit encore du sexe d’Ouranos.
Or, un passage de commentaire de la colonne XII du papyrus, développant
l’interprétation allégorique d’un autre vers des Hymnes renvoie à la fois à Ouranos,
et, ce qui nous intéresse ici, à Chronos dieu. Comme mon opinion diverge de celle,
négatrice, de L.Brisson, suivie par F. Jourdan (Le papyrus de Dervéni, 2003, p. 12,
n. 2 et p. 58), et par d’autres, je dois aller dans le détail.
32 FRANÇOIS SALVIAT

Il est question de la prise de possession par Zeus de l’Olympe. Voici le vers


d’Orphée sur lequel porte le commentaire, tel que nous le transmet le manuscrit
col. XII, ligne 2 ;
wJ~ a]n e[[coi kav]ta kalo;n e{do~ nifovento~ ΔOluvmpou
« … afin qu’il occupe le beau site de l’Olympe neigeux ».

Pour définir le sens symbolique de cette saisie de pouvoir, la courte discussion


conduite aussitôt après, fait référence à Crovno~, le Temps. L’auteur allégorisant du
traité, fidèle à sa méthode de rapprochements et d’identifications, jouant à la fois sur
la tradition théogonique et sur sa traduction conceptuelle, veut l’assimiler à
l’Olympe ; il affirme : “Olumpo~ kai; Crovno~ to; aujto;n, « Olympe et Chronos sont le
même ». Mais Oujranov~, le Ciel, est, nous dit-il, préféré par d’autres – et nous
connaissons, de fait, une telle doctrine. Dans le jeu qui l’oppose à ces exégètes notre
auteur, à preuve de sa thèse, met en avant les adjectifs descriptifs usités : eujruv~ (large,
vaste) est normalement épithète du Ciel ; makrov~ (long), au contraire, du Temps ; et
en cela il est à rapprocher de l’Olympe (ainsi qualifié dans l’Iliade). « Il n’est pas
possible qu’Ouranos soit plutôt long que large ; qui dit Chronos long ne saurait se
tromper. »
Chronos est ainsi mis en concurrence avec Ouranos, dans une même perspec-
tive allégorique, et sur pied au moins égal. Il relève à l’évidence de la même série
divine, les puissants prédécesseurs dont Zeus englobe désormais en lui et le pouvoir
et l’essence ; il faut donc l’insérer dans leur séquence généalogique. Elle est très
courte, et il n’existe qu’une solution : Chronos père d’Ouranos. Que le Temps et la
Nuit (expressément mère d’Ouranos Eujfronivdh~) aient formé le couple primordial
dans la théogonie des Hymnes est pour moi dans ces conditions une certitude.
Par la place donnée au Temps, Pindare accueille donc le schéma d’une
théogonie qui diffère de celle d’Hésiode – dont Chronos est absent – et relève de
la tradition ancienne d’Orphée. Elle est connue ; il ne surprend pas son auditoire.
Mais l’usage allégorique du mythe est mis à profit pour asseoir une pensée abs-
traite. On trouverait là un soutien à une suggestion de F.M. Cornford qui estime
que le temps aurait été chez Héraclite principe premier (From Religon to Philo-
sophy, 1912, Harper Torchbooks, p. 184 et n. 4 avec référence à Sextus, Adv. Math.,
X, 216, non reprise dans DK). Et on peut rappeler qu’Anaxagore et Métrodore
feront coïncider le début du cosmos avec l’origine du temps (DK A64). Ainsi le
Temps est-il chez Pindare à la fois « prince qui domine tous les bienheureux » et
« père de Tout ».
Dans cette perspective d’assise universelle, de dépassement total, la 10e Olym-
pique, strictement contemporaine de la 2e qui nous occupe, dit aussi Chronos
« révélateur unique de toute authentique vérité » (v. 53).
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 33
o{ tΔ ejxelevgcwn movno~
ajlavqeian ejthvtumon
Crovno~.
Une telle conception du temps divin, réceptacle de tout, mémoire objective et
exhaustive et par là révélateur unique des valeurs suprêmes de l’alètheia, en fait
aussi, à la fois, un procureur inflexible et un rédempteur. Car il est justice, et justi-
cier. La formule ejn divka/ te kai; para; divkan renvoie à l’humain et à notre pratique
morale – le Divin ne pouvant être en soi concerné par l’alternative, n’étant que
justice, principe qu’Héraclite par exemple a exprimé en clair. Dans cette dimension
universelle du Temps divin doivent donc être pensées, avec la destinée originale, la
responsabilité, la culpabilité de chacun. L’âme est en effet pour Pindare, distincte du
corps, immortelle (il l’affirme ailleurs, et on le voit dans la suite de l’ode ; mais cette
maxime sur le temps le suppose). Elle est aussi affectée d’incarnations successives ;
et dans ce processus de « métempsycose », chaque vie incarnée venue à terme, car-
rière bouclée, celle de Xénocratès ou toute autre, se distingue, se définit dans la
somme scellée à l’instant de la mort d’actes (e[rga) ineffaçables, qui peuvent être
conformes ou non à la divka.
On a longuement étudié l’histoire de cette notion de divka, d’abord principe
exprimant l’essence d’une nature – chaque individu a la sienne – et comme la
« logique de la nécessité naturelle » (Jaeger), puis le constat de cette essence et la
contrainte pour la maintenir : ce que nous disons « justice ». Et l’on voit que cette
maturité est acquise bien avant Pindare. Il s’agit bien ici, au regard de cette valeur,
des âmes humaines, et de chacune d’elles ; du bilan moral, qui subsiste, de leur
destin terrestre individuel (dans les limites d’un temps qui est défini alors non
comme chronos mais comme aiôn) lorsqu’il vient à être clos par la mort ; de cette
histoire pour toujours écrite, que l’on ne changera plus, où bien et mal, droiture et
déviance par rapport à l’ordre, se partagent. Il s’ensuivra une conséquence, ainsi déjà
implicitement annoncée, qui apparaîtra plus avant dans la 2e Olympique, où la divka
occupe une place centrale (Cornford l’avait bien souligné, From Religion to Philo-
sophy, 1912, p. 171, n. 2) : un jugement de chaque âme, bonne ou mauvaise, suivant
qu’elle a agi en accord avec la dika ou non.
La raison d’être de cette maxime sur le temps n’échappe pas : c’est un appel à
méditer sur la mort, qui n’est ni non-sens ni non-être, mais péripétie dans la longue
aventure de l’âme, située dans l’éternité, dans l’universel, jamais anéantie, mais ayant
des comptes à rendre. Rassurant à la fois, n’abolissant rien, mais inexorable, ne tenant
rien pour prescrit, le Temps, qui domine tout, inclut tout, permettant inventaire et
exacte rétribution, lui apporte selon les cas punition et salut. Il est ainsi « le meilleur
sauveur des hommes justes » (frgt « d’origine incertaine » Puech 40, 159 Maehler) :
ajndrw`n dikaivwn Crovno~ swth;r a[risto~
34 FRANÇOIS SALVIAT

Grâce à lui, ils auront leur vengeance, et leur récompense. Car étant mémoire
et critère de vérité Chronos est aussi lui-même justice.
On retrouve chez Platon des voies parallèles, avc une réflexion sur un temps
« total ». Dans la République Socrate, définissant le « naturel philosophe » lui
attribue une pensée capable de « contemplation de la totalité du temps » (qewriva
panto;~ tou` crovnou) comme de la « totalité du réel » (pavsh~ de; oujs iva~) (VI, 486 a).
Socrate encore, dans le Phédon, estime que la vie morale se juge dans un temps
« total ». La mort, parce qu’elle n’est pas anéantissement, ne saurait en affranchir :
« Si l’âme est immortelle, elle réclame qu’on en ait soin, non pas seulement pour le
temps que dure ce que nous appelons vivre, mais pour la totalité du temps ; car ce
serait dès lors un risque redoutable, semble-t-il, de ne pas se soucier d’elle ». Quelle
chance pour le méchant, si tout s’éteignait, s’effaçait à la mort ! « Si la mort était
l’affranchissement de la totalité (du temps), quelle aubaine ce serait pour les
méchants, d’être débarrassés, avec leur âme, de la méchanceté qui est la leur ! »
(107 c). La référence au Temps dans ce début de la 2e Olympique doit s’apprécier
dans la même ligne « philosophique » et « sotériologique », en rapport avec la
survie des âmes humaines en dépit de leurs avatars apparents. Admise, leur immor-
talité s’enchaîne chez Pindare, de la même manière que chez Platon – mais on
retrouve le thème chez Pascal – en raison de leur rapport à des corps périssables, à
une réflexion sur la durée, sur l’ordre universel, éternel, et ses rapports avec la
justice.
Le lien de la dika au Temps est donc essentiel, dans la perspective morale qui
est, chez Pindare, dominante. Notons que Solon évoquait la « justice de Chronos »,
avec des vues moins larges, car elle intervenait par des sanctions en ce monde d’ici
(frgt 24 DK) ; que Thalès associait aussi le temps et la justice rendue. Euripide
reconnaîtra en Diké la fille de Chronos (frgt 223 N). Mais il est intéressant surtout
de citer, remontant au VIe siècle, le seul fragment conservé verbatim d’Anaximandre,
reproduit par Simplicius d’après Théophraste, suivant lequel la Nécessité fait inter-
venir genèses et destructions dans un équilibre de justice, par des procès que gère le
Temps (frgt 103 DK). Le commentaire socio-théorisant de W. Jaeger est celui-ci :
« L’idée sous-jacente est que le Temps découvrira toujours et vengera tout acte d’in-
justice, même sans coopération humaine. À cette époque, l’idée de justice est
devenue la base sur laquelle état et société devaient se construire ; on ne la considé-
rait pas comme une simple convention, mais comme une norme effective, imma-
nente, inhérente à la réalité même » (The Theology of the Early Greek Philosophers,
1936 [1947], p. 35). En fait, si, pour Pindare, le Temps qui est père de tout, qui est
le Tout, porte en lui la Justice, c’est à l’échelle d’une durée, d’un ordre cosmiques,
incluant et dépassant l’humain, que viendra la sanction – dure pour les méchants,
récompense pour les justes.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 35
Comme la place donnée au Temps, celle qui est faite (allégoriquement) à Dikè
divinisée, présente en plusieurs endroits chez Pindare (7e Olympique, 17 ; 13e, 7 ;
8e Pythique, 1, 71), est notable. Dikè est dite née de Thémis, comme chez Hésiode,
filiation que Bacchylide reproduit aussi ; mais sa prééminence est surtout conforme
à la tradition orphique. On en trouve la preuve chez Platon, qui fait référence à un
palaios logos suivant lequel Dieu, principe universel « commencement, fin et milieu
de tout ce qui est » (formule orphique) ne cesse « d’avoir à sa suite Diké, qui punit
les manquements à la loi divine et que, modeste et rangé, celui qui aura le
bonheur s’attache à suivre… » (Lois, 716 a ; cité par DK). Car il y a dans l’humain
possibilité d’adhésion au divin ou de dérive, celle-ci appelant châtiment. Nous
sommes parfaitement sûrs maintenant, depuis le déchiffrement du papyrus de
Dervéni, où les Hymnes orphiques, nous l’avons vu, sont cités, qu’ils sont bien la
source, le palaios logos qui inspire ce passage de Platon. Ce que confirme un passage
de Démosthène qui dans le Contre Aristogiton (25,2) évoque Dikè assise près du
trône de Zeus, et nomme expressément Orphée. Aussi, lorsque l’on rencontre chez
Eschyle Dikè partout présente, fille de Zeus (comme chez Pindare) et son auxiliaire,
a-t-on pensé depuis longtemps, à juste raison, reconnaître là une influence
orphique (Guthrie, Orphée…, p. 259-260).
Mais il faut noter aussi que Dikè est active chez Héraclite ; gardienne de l’ordre
du monde, elle a pour assistantes les Érinyes, inspectrices de conformité, capables
par exemple dans l’ordre physique de contrôler la grandeur apparente du soleil, qui
ne doit pas excéder la mesure en diamètre d’un pied humain, conforme à sa nature
(DK 94, relié à DK3 grâce au papyrus de Dervéni col. IV) ; mais elle saura aussi
sanctionner parjures et faux témoins. Et l’on sait quel rôle éminent elle joue dans le
poème de Parménide, ouvrant la porte du Jour et de la Nuit à qui est digne de la
franchir. L’un comme l’autre, ces philosophes prolongeaient la tradition de la Dikè
orphique, mais en l’incluant dans une métaphysique rationnelle. Pindare les a
côtoyés sur la même voie ; nous y reviendrons plus au long.
Justice et mémoire du Temps – car rien n’est amnistié – triompheront donc, au
bénéfice de l’âme des meilleurs, prise dans une dimension d’éternel.
Mais si tout subsiste, si rien ne s’efface, le chagrin vécu demeure. Voici cepen-
dant pour Pindare le remède possible à cette souffrance actuelle : une forme au
moins d’oubli (lavqa) peut intervenir, la compensant par la joie qui succède.
20 Lavqa de; povtmw/ su;n euj-
daivmoni gevnoitΔ a[n.
j ΔEslw`n ga;r uJpo; carmavtwn ph`ma qnavskei
palivgkoton damasqevn,
o{tan qeou` Moi`ra pevmph/
ajneka~ o[lbon uJ-
yhlovn.
36 FRANÇOIS SALVIAT

« Mais l’oubli peut être apporté par un destin heureux. Par le bienfait des joies reçues,
la souffrance meurt ; la souffrance lancinante est domptée, lorsque la Moira du dieu
élève tout en haut notre bonheur. »
L’expression qeou` Moi`ra est précise : il ne s’agit pas d’un fatalisme aléatoire ;
Dieu, qui est l’Universel, intervient pour programmer, gouverner les destinées indi-
viduelles ; on retrouve plus loin la Moira, près de lui, comme en lui, à la fois rectrice
et agent, porteuse à l’occasion d’un bonheur dont l’origine divine est à nouveau
affirmée (qeovrtw/ su;n o[lbw/ v. 36).
Quel bonheur si haut, cependant, de source divine, pourra pallier l’absence,
contredire, annuler la souffrance (ph`ma), dompter les accès de tristesse récurrente ?
Car le chagrin cruel revient, persiste (on comprend bien là qu’il ne s’agit pas, comme
on avait pu le penser, de réussite en ce monde et de victoire au char !). Accentuant
la liaison logique, pour ne laisser aucun doute, le poète prend un exemple, rappelant
dans la deuxième strophe le mythe douloureux et exaltant à la fois des filles de
Cadmos, malheureuses, mortes, divinisées – un mythe de consolation.
”Epetai de; lovgo~ eujqrovnoi~
25 Kavdmoio kouvrai~, e[paqon ai{ megavla :
pevnqo~ de; pivtnei baruv
kressovnwn pro;~ ajgaqw`n.
« À mon dire s’accorde l’histoire des filles de Cadmos aux beaux trônes ; elles ont souf-
fert grandement ; mais le deuil lourd retombe, quand sont plus forts les
bonheurs. »
Les mots sont graves ; il s’agit bien du « deuil lourd » de la mort et de son
antidote.
Les deux filles de Cadmos, Sémélè et Inô, sont familières à Pindare. Aimée de
Zeus, mère de Dionysos, Sémélè a sa tombe et un sanctuaire à Thèbes, que décrira
le prologue des Bacchantes d’Euripide. En butte à la haine de Héra, brûlée de la
foudre, elle connut pourtant, grâce à son fils et à Zeus, l’apothéose et le statut
d’épouse du maître de l’Olympe sous le nom nouveau de Thyonè (que Pindare lui
donne dans la 3e Pythique, 99). Hors de Thèbes, à Athènes par exemple, elle est aussi
une grande déesse. Elle est nommée dans chacun des trois hymnes « homériques »
à Dionysos qui nous sont parvenus et dans des dithyrambes. Inô, complice de sa
sœur, tante et nourrice, ayant recueilli Dionysos enfant, après bien des malheurs,
dus aussi à la vindicte de Héra, se jeta dans la mer à l’Isthme, avec son fils Mélicerte ;
changeant elle aussi de nom, elle devint Leukothéa, la Déesse Blanche, dame des
embruns, secourable à Ulysse naufragé, lui prêtant son voile, qui soutient le héros
sur les vagues. Et le poète de l’Odyssée rappelle au chant V qu’Inô « simple
femme », devenant Leukothéa a obtenu au fond de la mer « les honneurs des
dieux » (v. 333 et s.). Son culte est largement répandu, en Béotie, à l’Isthme, dans les
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 37
îles, en Asie, en Ionie du Nord, et jusque dans l’extrême ouest, dans les colonies
phocéennes, à Vélia et à Massalia. On s’interrogeait cependant, de Xénophane à
Cicéron, sur le problème de sa condition, humaine ou divine; fallait-il la pleurer,
comme une femme, ou non ? Pour Pindare, la question ne se pose pas. Mortelles
devenues déesses, les deux sœurs figurent ensemble, invoquées avec Alcmène, mère
d’Héraclès, à l’ouverture de la 11e Pythique, pour Thrasydaios de Thèbes, composée
en 474, deux ans après la 2e Olympique :
Kavdmou kovrai, Semevla me;n ΔOlumpiavdwn ajguia`ti
ΔInw; de; Leukoqeva
pontia`n oJmoqavlame Nhrhivdwn...
« Filles de Cadmos, Sémélé, qui résides parmi les Olympiens, et toi, Inô-Leukothéa,
qui partages la demeure des Néréides marines… »
Thébaines comme le poète, et dans son paysage proche, Sémélé et Inô sont
aussi dans le lignage lointain de Théron et cette parenté est peut-être, comme on l’a
dit, un élément de convenance. Mais on ne voyait jusqu’ici dans l’irruption de leur
légende que l’effet de cette convenance, pour une illustration vague de la maxime
précédente sur « les vicissitudes de la vie humaine » (Puech, Pindare I, notice de la
2e Olympique, p. 27).

Or leur aventure – on le découvre maintenant – est dans un rapport direct avec


le sujet profond du poème, la mort et l’après-mort : elle entre dans la rhétorique
consolatoire du thrène. Elle était même régulièrement utilisée en ce domaine par
Pindare comme un motif d’introduction à la promesse personnelle de survie.
a) Nous comprenons en effet que ce n’est pas par hasard, mais parce que son
destin était donné comme exemplaire, porteur d’espoir, après le pire malheur, par
l’immortalité divine au terme acquise, qu’Inô reparaît dans le thrène fragmentaire
IV de Maehler (frgt 128d, a, l. 2) : il y était rappelé qu’elle avait pris soin de Dio-
nysos né par le feu ([ΔI]nw; dΔ ejk pur...), en même temps qu’étaient évoquées (l. 4-5)
les « cinquante filles de Doris au brillant corsage » (et de Nérée) – ajglaokovlpou
Dwrivdo~ penthvkonta kouvrai~ – qui l’accueillirent en mer.
b) L’autre nom, le nom divin d’Inô, Leukothéa, se rencontre encore, certaine-
ment dans le même didactisme orienté, dans une autre pièce de déploration funèbre,
le thrène V composé pour un Thessalien, dont il nous reste un lambeau (frgt 128 e
Maehler, c, l. 7).
Ces deux rencontres plaident évidemment pour la constance des révélations
pindariques sur un bonheur possible dans l’au-delà.
L’éclair bruyant qui tue ; mais au-delà, la vie divine : tel est donc le sort de
Sémélè.
38 FRANÇOIS SALVIAT

Zwvei me;n ejn ΔOlumpivoi~


ajpoqanoi`sa brovmw/
keraunou` tanuev-
qeira Semevla: filei`
dev nin Palla;~ aijeiv
30 kai; Zeu;~ path;r mavla, filei`
de; pai`~ oJ kissofovro~
levgonti dΔ ejn kai; qalavssa
meta; kovraisi Nh-
rh`o~ aJlivai~ bivoton a[fqiton
j ΔInoi` tetavcqai to;n o{lon ajmfi; crovnon.
« Elle vit parmi les Olympiens, elle qui mourut dans le fracas de la foudre, la fille aux
longues tresses, Sémélè. Elle est aimée de Pallas, à jamais, de Zeus le père, au plus haut
point ; aimée de son enfant, le porteur de lierre. Et l’on dit aussi que dans les flots,
parmi les filles marines de Nérée, Inô a reçu une existence impérissable, pour tous les
temps à venir. »

Le mot est brutal : ajpoqanoi`sa. Les deux sœurs thébaines, frappées soudain,
mortes. Le drame de leur destinée peut passer pour symbolique de celui des deux
frères d’Agrigente, liés, brusquement séparés ; l’analogie étant recherchée surtout
entre la fin de Xénocratès et le foudroiement de Sémélè, privilégié par le poète (qui
évite de parler du suicide d’Inô). Mortes, mais vivantes encore ; deux verbes se cho-
quent : zwvei... ajpoqanoi`sa… Mais celui qui affirme la vie est jeté d’abord, au
présent. La parabole mythique s’achève ainsi par des apothéoses, par une gloire
d’immortalité et, ce qui n’est pas moins important, par l’absence niée, par les retrou-
vailles, la réunion, la tendresse de ceux qui s’aiment : filei`… Pindare s’appuie sur
le verbe d’amour, repris en forte anaphore. Le retour plein du bonheur après la souf-
france se réalise ainsi avec emphase par delà la mort. Et pour l’éternité : to;n o{lon
ajmfi; crovnon. Pour les siècles des siècles.
Un accord divin se fait autour de ce dénouement heureux. On s’est demandé
pourquoi Athéna (Pallas) intervient, et en premier lieu. Elle est certes alliée natu-
relle contre Héra jalouse ; mais l’explication de sa présence est surtout dans le mythe
capital de cet « orphisme » qui est si présent dans la suite de l’ode : il attribue à la
déesse le sauvetage du jeune Dionysos démembré, cuit et dévoré par les Titans ; elle
a en effet conservé le cœur de l’enfant-roi, l’a remis à Zeus et permis, à partir de cet
organe, sa résurrection par une deuxième naissance. La référence au dieu « porteur
de lierre» est toute naturelle : nous savons que Dionysos a retiré Sémélè, sa
deuxième mère, des Enfers, et cet anodos printanier avec violettes, roses et chœurs
de fête est évoqué par Pindare dans le Dithyrambe 4 de Puech composé pour les
Athéniens (frgt 75 Maehler). Et que le thème bachique soit associé à la tradition de
salut « orphique » est une évidence qui apparaît pour nous maintenant très claire.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 39
*
* *

LE FLUX DU DEVENIR, RICHESSE ET VERTUS


« Pareils aux vagues de la mer
agitées par des vents contraires, nous sommes ballottés,
ignorants de notre avenir et de notre destin »
(SPINOZA, Éthique III 59 scol.).

Le poids exemplaire, actuel, du logos des Cadméennes et son instrumentation


mystique s’affirment donc. Pindare en revient ensuite, en rupture soudaine après
l’ouverture vers l’éternité, en style gnomique et imagé, en contraste, en nouvel émoi,
à la précarité quotidienne et à la fragilité de la condition humaine.
Ce sont les thèmes imbriqués de l’insécurité, du changement, et de l’impuis-
sance, l’ajmhcavnia, liée à l’ignorance du futur, à la fugacité des destins, et à la limita-
tion de la vie. On en rencontre ailleurs le rappel dans les avertissements des odes
triomphales « pures » : fût-il un moment vainqueur, riche et prospère, l’homme,
toujours menaçé dans son bonheur, n’est que l’être instable d’un jour, voué à la
mort, incertain de l’heure, et il ne saurait prévoir ni les fluctuations de sa fortune, ni
sa fin. On connaît ce lieu commun vital, inévitable favori des poètes, qui remonte
chez les lyriques à Archiloque (frgt 123 LB) et fleurit en Ionie, où « ces plaintes
naissent spontanément de la vivacité des désirs » (A.-J. Festugière, Contemplation et
vie contemplative selon Platon, p. 22). Le voici par exemple chez Simonide (je cite
la traduction très souple de M. Yourcenar dans La Couronne et la Lyre, p. 152,
d’après Stobée, Florilège, 105,9) :
« Demain, n’y compte pas. Ce frêle bonheur d’homme
N’espère pas qu’il dure en ce monde agité,
Car tout passe, tout fuit, tout nous échappe comme
Un vol de libellule au fond d’un soir d’été. »

Mais c’est aussi un sujet qui ouvre sur une vision du monde, qui occupe à ce
titre, on le sait, une place centrale dans la méditation, contemporaine de la jeunesse
de Pindare, d’Héraclite d’Ephèse sur le devenir, sur le perpétuel écoulement. « On
n’a pas assez remarqué, écrivait naguère A.-J. Festugière, combien cet enseignement
(héraclitéen) s’accorde avec le thème lyrique de l’inconstance des choses humaines.
C’est qu’il jaillit de la même expérience » (Contemplation et vie contemplative selon
Platon, 1950, p. 23). Lorsque le thème de fragilité est repris chez Pindare, il est au
point de départ d’une pensée plus longue que la mélancolie ordinaire – spontanée –
la plainte des anciens lyriques.
40 FRANÇOIS SALVIAT

On le trouve par exemple dans la 3e Isthmique, pour le Thébain Mélissos, où il


est mis en valeur au dernier vers :
Aijw;n de; kulindomevnai~
aJmevrai~ a[llΔ a[llotΔ ejxavl-
laxen. “Atrwtoi ge ma;n pai`de~ qew`n.
« Le temps, comme roulent les jours, à tout moment change les choses. D’invulné-
rables il n’est que les enfants des dieux. »
Il revient dans la 8e Pythique (v. 77, et v. 92 et s.) composée en 446 :
ΔEn dΔ ojlivgw/ brotw`n
to; terpno;n au[xetai : ou[-
tw de; kai; pivtnei camaiv,
94 ajpotrovpw/ gnwvma/ seseismevnon.
« En un instant grandit le bonheur des mortels ; de même aussi tombe à terre, renversé
par une volonté qui change. »
Suit aussitôt, dans cette ode, l’interrogation : qu’est-ce, l’homme ?
L’image volontiers employée est celle de l’agitation déroutante, l’écoulement
d’un milieu fluide, air ou eau. Pour l’air, on citera la 4e Isthmique, pour Mélissos de
Thèbes, aux vers 6-7 :
“Allote dΔ ajlloi`o~ ou\ro~
pavnta~ ajnqrwvpou~ ejpaivsswn ejlauvnei.
« Un autre temps, un autre brise, se lève et pousse chaque homme en avant. »
Ou encore la 3e Pythique composée pour Hiéron (en 474), au vers 104 :
“Allote dΔ ajlloi`ai pnoaiv
uJyipeta`n ajnevmwn.
« Les vents qui soufflent dans les hauteurs changent sans cesse. »
On retrouvera le même mouvement brouillé de rafales, à la fin de la 7e Olym-
pique pour Diagoras de Rhodes (en 464) qu’on pouvait lire gravée dans le temple
d’Athéna à Lindos :
ejn
de; mia`/ moivra/ crovnou
95 a[llotΔ ajlloi`ai diaiquvssoisin au\rai.
« En un seul espace de temps s’élancent changeantes, des brises contraires. »
Le poète dans la 2e Olympique met en ses vers plus d’insistance, plus d’émo-
tion, parce que ces vérités mélancoliques sont teintées du regret précis d’une vie
heureuse dans la quiétude lumineuse du matin ; et parce qu’assumant à l’intention
de Théron une fonction déploratoire immédiate, dévaluant l’existence en ce monde,
ils préparent l’appel consolateur à l’au-delà. Avec pour la circonstance, et pour la
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 41
deuxième fois dans l’ode, sonnant pour nous comme un glas, la référence explicite
à la mort, au terme de la mort (pei`ra~ qanavtou) : tout homme risque, là, maintenant,
avant son soir – car le jour est métaphore de sa vie d’« éphémère » – de mourir.
Mais l’assurance, par la grâce de la Moira, donc du divin, d’une destinée patrimo-
niale privilégiée pour la race des Emménides, malgré la dialectique à première vue
chaotique du bien et du malheur. À terme, le bien l’emporte.
[ “Htoi brotw`n ge kevkritai
pei`ra~ ou[ ti qanavtou,
35 oujdΔ hJsuvcimon aJmevran
oJpovte pai`dΔ aJlivou
ajteirei` su;n ajga-
qw`/ teleutavsomen:
rJoai; dΔ a[llotΔ a[llai
eujqumia`n te mevta kai;
povnwn ej~ a[ndra~ e[ban.
Ou{tw de; Moi`rΔ, a{ te patrwvion
40 tw`ndΔ e[cei to;n eu[frona povtmon, qeovr-
tw/ su;n o[lbw/
ejpiv ti kai; ph`mΔ a[gei,
palintravpelon a[llw/ crovnw/...
« Non, aux humains il n’est fixé aucun terme pour la mort. Mais ce jour, enfant du
Soleil, savons-nous jamais si, dans la quiétude, et sans que soit troublé notre
bonheur, nous l’achèverons ? Des courants à chaque instant différents amènent aux
hommes la liesse, et les épreuves. Ainsi la Moira, qui est gardienne du bonheur hérédi-
taire de ce lignage, avec la prospérité, don divin, apporte-t-elle encore quelque souf-
france (ph`ma) par un retour des choses, à tel autre moment… »

On remarquera d’abord le thème « solaire » : la vie en ce monde même a sa


douceur sereine, par cette lumière qui naît à l’aube, chaleur et quiétude, repos, reflet
du divin. On le retrouvera plus loin le soleil, dans cette 2e Olympique, au vers 68, au
rythme équinoxial d’un au-delà encore transitoire. L’espérance ultime des bons,
nous le verrons plus loin encore, est la stabilité de la lumière éternelle. Il est notable
qu’au début de la 5e Isthmique, Théia, divinité incertaine, mais sûrement principe
divin, soit dite, suivant Hésiode, « mère du Soleil ». Ne faudrait-il pas transcrire ici
avec des majuscules : « le Jour, enfant du Soleil » ?
Tranquillité matinale ; ignorance, instabilité du devenir. Il est intéressant de
constater que les « souffles » de l’air, dans les passages cités plus haut, ou, comme ici
dans l’Olympique, les « courants » des eaux (rJoaiv), sans cesse renouvelés, remous et
tourbillons, dans lesquels baigne l’homme, qui le bousculent et qui apportent au
cours du temps de sa vie des fortunes contraires se retrouvent dans le Thrène IV,
frgt d,a, l. 8 : a[llote dΔ ajlloi`ai peri... (scil. pnoaiv vel au\rai vel rJoaiv). Ce thème du
flux perpétuel, de l’immersion dans l’élément qui bouge et change sans cesse, y
42 FRANÇOIS SALVIAT

apparaît aussitôt après celui de l’immortalité qu’illustre la divinisation d’Inô auprès


des Néréides, dans un enchaînement de contraste identique à celui qui se rencontre
ici. Cette nouvelle correspondance dans les motifs de fond et dans les schémas de
composition confirme bien, s’il en était besoin, dès la deuxième triade, la parenté de
la 2e Olympique avec les chants de consolation funèbre, mélopées chorales classées
comme « thrènes ». Quant aux rJoaiv, courants d’eau, on les rencontre encore dans la
formule de la 11e Néméenne qui exprime notre ignorance de l’avenir : promaqeiva~
dΔ ajpovkeintai rJoaiv : mot à mot : « Les courants de la promatheia se dérobent à
nous » (v. 46). Soit : « Les courants (futurs), auxquels il est d’avance pourvu, nous
sont dérobés ».
Héraclite d’Éphèse inspire l’esprit et suggère les images : souffles et courants
chez Pindare sont des variantes métaphoriques toutes proches du « fleuve » où nous
ne pouvons entrer deux fois et trouver, coulant sur nous, des eaux identiques, si
célèbre ; du pavnta rJei`, « Tout s’écoule » ; et de la proposition oi|on rJeuvmata
kinei`sqai ta; pavnta, « comme en des courants Tout bouge » que cite Platon dans le
Théétète (160 d). Il inspire jusqu’à la lettre. Lorsque la Moira, qui commande le
devenir de tout, sous contrôle divin, intervient pour la deuxième fois, au vers 39 de
l’ode olympique, elle régit un mouvement d’un contraire à l’autre suggéré par
l’adjectif palintravpelon (voir aussi 1re Pythique, 92, kevrdesin ejntrapevloi~, des
« gains inconstants » ; on peut comparer pour le sens avec ajpotrovpw/ (gnwvma/) « déci-
sion qui se retourne » dans le passage de la 8e Pythique cité plus haut). On ne peut
manquer de voir dans cet hapax l’équivalent de palivntropon, de la même manière
que eujtravpeloi chez Aristote est synonyme de eu[tropoi (Eth. Nicomaque. IV, 8,3).
Or palivntropon apparaît chez Héraclite (frgt 48 DK, 117 Wheelwright), pour qua-
lifier l’élasticité de l’arc tendu, puis relâché et des cordes frappées de la lyre, retrou-
vant leur rectitude, illustrant à la fois la variation et le maintien à l’identique. Cet
adjectif exprime chez l’Éphésien la tension des contraires et le « retour » des choses
dans un devenir perçu comme oscillatoire ou vibratoire. Et on le retrouve, dans un
passage où l’on a décelé fort justement une critique personnalisée, chez Parménide
frgt 6, vers 9, pour définir l’erreur (héraclitéenne) de ceux qui croient à la variabilité
et aux allers-retours de l’Être : oi|~... pavntwn... palivntropov~ ejsti kevleuqo~ (cf. le
commentaire Ph. Wheelwright, Heraclitus, 1956, p. 9-10). L’écho dans la 2e Olym-
pique est précis et révélateur : Pindare enrichit le lamento ému du topos lyrique et
le dépasse par une réflexion « philosophique » nettement référencée.
Ainsi, dans la succession des biens et des maux, imprévisible, bien que réglée,
mais où le poète affirme pourtant que pour Théron et les siens les bonheurs l’em-
porteront, la divinité peut toujours, à un moment, susciter « encore un malheur »
(ejpiv ti kai; ph`mΔ a[gei) : ce fut ici, nous le savons, la mort de Xénocratès. Mais Dieu
n’en reste jamais là, par une sorte d’alternance nécessaire ; Pindare l’a dit ailleurs :
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 43
oJpovtan qeoJ~ ajndri; cavrma pevmyh/,
pavro~ mevlainan kardivan ejstufevlixen
« Lorsque Dieu envoie à un homme une joie, il a auparavant frappé son cœur de
douleur noire » (frgt Puech 100, 225 Maehler).

Sophocle le reprend dans l’amirable chœur des Trachiniennes : « Non, non,


laisser en toi s’user le doux espoir, tu n’en as pas le droit, cela, je te l’assure. Aussi
bien le Kronide, le roi qui règle tout, n’a jamais octroyé aux mortels de lots sans
souffrances. Joies et peines pour tous vont en alternant : on croirait voir la ronde des
étoiles de l’Ourse » (trad. P. Mazon).
Une courbe sinueuse obligée rend donc raison de l’exemple familial dans son
histoire prise d’ensemble : elle trace le destin ondulant des Emménides et de leurs
ancêtres. Ombres profondes, lumière vive, dans les conflits entre contraires et dans
les écarts extrêmes du devenir héraclitéen. Aux malédictions frappant Œdipe, qui
tua son père Laios, comme l’avait annoncé l’oracle de Pythô, puis accablant ses fils
Étéocle et Polynice qui, poursuivis par l’Érinye, s’entretuèrent, succéda le sort
meilleur des Adrastides et de Thersandre, fils de Polynice, éminent dans les Jeux et
à la guerre. Issu de sa « tige », le fils d’Ainésidamos, Théron, doit maintenant rece-
voir l’éloge « par les chants et par les lyres ».
Nous arrivons au vers 53 :
ΔOlumpiva/ me;n ga;r aujtov~
gevra~ e[dekto, Pu-
qw`ni dΔ oJmovklaron ej~ ajdelfeovn
55 ΔIsqmoi` te koinai; Cavrite~ a[nqea te-
qrivppwn duwdekadrovmwn
a[gagon...
« À Olympie, lui seul (Théron) a eu l’honneur (de la victoire) ; tandis qu’à Pythô c’est
au frère partageant son patrimoine, tout comme à l’Isthme, que les Charites communes
ont apporté les fleurs que l’on gagne dans la course des quadriges aux douze lon-
gueurs ».

Les commentateurs de ce passage ont tenté de réduire l’opposition forte, déli-


bérée, entre le succès olympique, qui revient personnellement à Théron, et les
succès, attique et panhelléniques antérieurs, qui ont été ceux de son frère. Elle les
gênait, car ignorant la réalité, ils n’en sentaient pas la raison. Pour retrouver un sens
plus lisse, à leur gré plus correct, ils ont imaginé des couronnes partagées. A. Puech
par exemple traduit ainsi : « À Olympie, il a obtenu le prix lui-même ; à Pythô et à
l’Isthme, associant son frère à sa victoire, les Charites leur ont apporté en commun
les couronnes ». Pindare n’a rien dit de tel : il est tout simplement trahi.
Le nom de Xénocratès n’apparaît pas ; est évoqué, d’un mot qui a toute sa force
affective, le frère. L’adjectif oJmovklaro~ appliqué a ce frère indique la solidarité
44 FRANÇOIS SALVIAT

étroite qui liait les deux hommes. On retrouve l’épithète, chez Pindare, qualifiant
Apollon et Artémis jumeaux, qui possèdent ensemble le domaine de Delphes
(9e Néméenne, 5). Un patrimoine commun : cela explique qu’après la mort de Xéno-
cratès l’élevage, les équipements et les écuries de course aient échu à Théron.
L’héritage de frère a frère, jusqu’au lévirat, était la coutume chez les dynastes de
Syracuse ; L. Gernet, en particulier, l’a bien souligné dans un article, qui reste actuel,
sur le mariage des tyrans et sur les fondements de leur pouvoir. Il devait en être de
même à Agrigente. Les koinaiv cavrite~ rappellent naturellement que les succès de
Xénocratès ont rapporté sa part de gloire à Théron, ce qu’exprimait déjà fort bien,
quatorze ans plus tôt, la 6e Pythique : Pindare y assurait déjà que la victoire du père
de Thrasybule à Delphes, honorait tout le génos (patri; tew/`, Qrasuvboule, koinavn te
genea`/... a[rmati nivkan (v. 15-16), et y évoquait le modèle que proposait au jeune
homme son « oncle paternel » (Théron). Elles suggèrent que Xénocratès mort était
lui-même, en retour, concerné par cette ultime victoire. Ainsi, dans la 5e Pythique
Arcésilas de Cyrène est dit partager avec ses aieux défunts koina;n cavrin (v. 102).
Cet engagement mutuel, cette entente ne vont pas de soi : la solidarité affirmée
au-delà de la mort suppose un lien de cœur, une affection fraternelle réelle. Nous
avons à portée un contre-exemple : on sait que Gélon de Syracuse avait remporté
une victoire au char à Olympie en 488, magnifiée par un monument et une statue
dans l’Altis ; alors apparaît l’image, qui persistera, du quadrige au revers des mon-
naies de Syracuse. Or on remarque que cette victoire n’est rappelée dans aucune des
odes triomphales de Pindare ou de Bacchylide pour Hiéron, son héritier pourtant,
son frère.
De même que dans la 2e Isthmique l’éloge de Nicomachos le cocher fera appa-
raître l’absence de Xénocratès dans la victoire d’Élide, de même dans la 2e Olym-
pique le rappel des couronnes anciennes exprime le vide et l’attente déçue. Ici plus
encore, cette façon d’évoquer la disparition du frère de Théron est discrète ; mais
elle suffisait ; plus explicite, plus dramatique, elle n’aurait pas suscité chez les audi-
teurs agrigentins plus d’émotion. La mort de Xénocratès était devant eux.
La gloire des concours gagnés, mais l’hommage ainsi rendu au défunt, la sug-
gestion précise du deuil, justifient le passage à des maximes que l’on jugera mainte-
nant moins oiseuses ou moins surprenantes et d’enchaînement moins abrupt.
To; de; tuvcein
peirwvmenon ajgwniva~
58 paraluvei dusfrona`n.
« Le succès quand on l’obtient dissipe la souffrance de l’épreuve. »

(Je conserve ici le texte retenu par Puech ; il existe une variante du texte qui
exprime la même idée.)
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 45
Le thème, bien exploré par les exégètes modernes de Pindare (en particulier par
J. Duchemin) est celui de la souffrance dans l’effort pénible (povno~ est difficile à tra-
duire, ambigu comme « peine », qu’il ne recouvre pas) mais nécessaire, noble,
fécond, rétribué par la gloire.
La 7e Néméenne pour un vainqueur au pentathlon dit déjà à peu près la même
chose :
Eij povno~ h\n, to; terpno;n plevon pedevrcetai
« S’il y eut de la peine, plus grande est la joie qui s’ensuit » (v. 74).
Et c’est le début de la 4e Néméenne pour un jeune lutteur éginète :
“Aristo~ eujfrosuvna povnwn kekrimevnwn
ijatrov~
« La joie est le meilleur médecin des labeurs endurés pour vaincre… »

Nous retrouverons le thème, comme topos, chez Antiphon : « Cet état même
qui comporte le plaisir comporte aussi, tout proche de lui, la peine : les joies ne vont
pas seules, les chagrins et les épreuves (ponoi) les accompagnent. Ainsi des victoires
olympiques et pythiques et dans les concours de cet ordre ; ainsi des talents de l’in-
telligence, des plaisirs de toute sorte : tout cela ne se laisse gagner qu’à force de souf-
frances… » (Sur la vérité, 13).
On n’abandonne pas le ton de l’épinicie. Mais ce lieu commun des odes a ici
son importance. Il insiste certes sur la valeur de l’enrôlement agonistique : la com-
pétition de haut niveau exige des athlètes entraînement physique douloureux et
dépassement de soi ; un « maître des chars » occupé de soins assidus pour ses équi-
pages, peut encore être considéré lui aussi comme pris par ce labeur. Mais ce combat
vertueux s’attache, plus au large, à la condition humaine. On en trouve l’expression
dans la 10e Olympique, exactement contemporaine de la 2e, pour le boxeur Agési-
damos :
“Aponon dΔ e[labon cavrma pau`roi; tine~
e[rgwn pro; pavntwn biovtw/ favo~.
« Bien rares sont ceux qui sans peine ont reçu la joie qui, pour tous nos actes, illumine
la vie… » (v. 22-23).

Il s’agit de la joie de l’âme née du courage dans l’action, qui peut éclairer notre
vie (traduire « ceux qui ont remporté la victoire », ainsi que le fait Puech, dégrade le
sens ; et dans e[rgwn pro; pavntwn la préposition ne peut signifier que : « en échange
de… »).
La maxime peut ainsi dans l’Olympique avoir le sens le plus plein : la lutte est
aussi celle de la vie méritoire et fructueuse, qui est chemin vers la joie, qui assure la
lumière, le salut et le bonheur.
46 FRANÇOIS SALVIAT

Un autre thème est la richesse. Dans la même résonance double que la maxime
qui précède, est vantée l’opulence qui peut apporter le bonheur.
J ÔO ma;n plou`to~ ajre-
tai`~ dedaidalmevno~
fevrei tw`n te kai; tw`n
60 kairovn, baqei`an uJpevcwn
mevrimnan ajgrotevran,
ajsth;r ajrivzhlo~, ejtumwvtaton
ajndri; fevggo~: eij dev nin e[cwn ti~ oi\-
den to; mevllon,
o{ti qanovntwn me;n ejn-
qa`dΔ aujtikΔ ajpavlamnoi frevne~
poina;~ e[teisan, ta; dΔ ejn
ta`/de Dio;~ ajrca`/
65 ajlitra; kata; ga`~ dikavzei ti~ ejcqra`/
lovgon fravsai~ ajnavgka/.
« La richesse ornée de mérites apporte mainte et mainte chance favorable, en refoulant
au plus profond le souci sauvage ; elle est l’astre étincelant, l’éclat authentique pour
l’homme ; à condition que celui qui la possède connaisse l’avenir que voici : de ceux qui
sont morts ici les âmes sans défense aussitôt subissent leurs peines; pour les crimes
commis ici, en ce royaume de Zeus, sous terre on les juge et, terribles, sont prononcées
des sentences inexorables. »
La réflexion sur la richesse (plou`to~) – foncière ou métallique – source de puis-
sance, de prestige, qui comble les désirs, permet des satisfactions matérielles, mais
qui est aussi source d’abus, de danger social et moral, quand elle est inique et
oppressive, est loin d’être particulière à Pindare. Homère n’y voyait que du bien ; la
première critique vint d’Hésiode. Une scholie renvoie à un vers de Sapho ; c’était
une des préoccupations de Simonide ; elle a sa place chez Eschyle ; elle sera présente
partout ensuite, en particulier chez Platon et c’est un lieu exploré par tous les pen-
seurs, rhéteurs, moralistes. Le thème certes est attendu dans une ode pour une vic-
toire au char, dispendieuse avec étalage : le personnage loué l’est pour sa largesse ;
disposant de l’or, il a su le faire ruisseler en cet engagement panhellénique, qui est
une manière d’évergésie généreuse. Le poète loue donc dans la richesse une valeur
brillante et authentique.
Point seulement pour la puissance et la jouissance ; elle apporte à qui la possède
l’avantage d’ouvrir des opportunités morales, en refoulant au fond le « souci
sauvage », l’inquiétude compagne de misère, qui ronge, qui ravale, triste lot des
démunis. mevrimnan ajgrotevran, vers 60, a pour contraire la vie « douce », l’aiJw;n
aJmevra, idéal de la 9e Néméenne (v. 44). C’est le « bestial » opposé à l’humanisé.
Chiron le Centaure possède ces deux natures, dont l’inférieure est désignée par
l’adjectif ajgrotevron, dans la 3e Pythique, vers 4. Je pense qu’il faut suivre ici abso-
lument, au vers 60 de notre Olympique, l’interprétation de Bollack : richesse
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 47
apporte disponibilité, liberté (cela en dépit du choix de Puech, suivi et explicité par
Defradas, REG 1971, p. 136-137, pour qui il s’agirait tout à l’inverse de « fournir
une riche ambition, toujours en éveil »).
Mais l’on ne saurait s’en tenir là. La richesse seule, favorisant certes la sérénité,
ne suffit pas. En tête, les mots se choquant, a été énoncée une condition très lourde :
pour devenir l’astre lumineux dont l’éclat symbolise l’éclatant bonheur, elle doit être
« parée de mérites » ou « vertus » (ajretaiv). La notion d’ajrethv – élément positif,
d’excellence, dans une conduite sociale – plus ou moins abstraite, a sollicité le com-
mentaire. On a constaté que Pindare fut « le chantre de l’arété » (Festugière), ce qui
– pour faire court – souligne l’obstination d’une exigence que nous disons morale.
Il peut être utile pour éclairer ses intentions de citer un fragment qui montre
comment l’homme est guidé vers les ajretaiv dans les entreprises qui engagent le
Divin lui-même, qeov~ :
qeou` de; deivxanto~ ajrcavn
e{kaston ejn pra`go~, eujqei`a dhv
kevleuqo~ ajreta`n eJlei`n,
teleutai; de; kallivone~
« Lorsque Dieu montre le principe, en chaque affaire, tout droit est le chemin où l’on
atteint l’excellence (les ajretaiv), et les fins sont plus belles » (Puech, Hyporchème 4 ;
frgt 108 a Maehler).
Le début de la 3e Isthmique, pour Melissos de Thèbes, vainqueur au char,
indique bien le danger que font courir richesse et succès, et affirme le lien nécessaire
avec les ajretaiv (où s’implique le Divin, cette fois désigné comme Zeus) lesquelles
apportent le bonheur.
Ei[ ti~ ajndrw`n eujtuchvsai~
h] su;n eujdovxoi~ ajevqloi~
h] sqevnei plouvtou katevcei frasi;n aijanh` kovron,
a[xio~ eujlogivai~ ajstw`n memeivcqai.
Zeu`, megavlai dΔ ajretai; qnatoi`~ e[pontai
5 ejk sevqen: zwvei de; mavsswn
o[lbo~ ojpizovmenwn, plagivai~ de; frevnessin
oujc oJmw`~ pavnta crovnon qavllwn oJmilei`.
« L’homme qui a eu la bonne fortune de glorieux prix gagnés, ou de puissante richesse,
s’il sait contenir en son âme l’ivresse de l’orgueil, est digne d’avoir part aux éloges des
gens de sa cité. Ô Zeus, les grandes vertus qui suivent les mortels, c’est de toi qu’elles
viennent ; il vit longtemps, le bonheur de tes fidèles ; pour les âmes obliques, il n’en est
pas de même ; elles ne l’ont pas toujours, florissant, pour compagnon. »
Parce que la richesse risque d’être terreau d’arrogance, sa possession entraîne
le rappel urgent du devoir de moralité. La deuxième Pythique le répétera à l’adresse
du puissant Hiéron de Syracuse et précisera de même : pour le mieux, il faut qu’elle
soit « associée à la rencontre d’un destin de sagesse » (v. 56).
48 FRANÇOIS SALVIAT

tov ploutei`n de; su;n tuvca`/ pov-


tmou sofiva~ a[riston.
Les vers qui suivent dans cette 2e Pythique flattent Hiéron des deux avantages :
a) personne ne saurait trouver plus riche en Hellade ; b) célébrer sa « vertu » (ajretav,
au singulier) est comme « s’embarquer sur un navire chargé de fleurs ». Où l’on voit
que dans son cas l’ajretav s’allie avec la sofiva, sinon coïncide avec elle.
En prélude enfin de la 5e Pythique, pour le roi Arcésilas de Cyrène, on retrou-
vera le thème, comme en majesté, avec la même restriction, la condition de l’ajretav,
et l’image de l’alliance richesse-vertu, comme se mêlent au cratère l’eau et le vin :
JO plou`to~ eujrusqenhv~,
o{tan ti~ ajreta`/ kakramevnon kaqara`/
brothvs io~ ajnh;r povtmou pa-
radovnto~ aujto;n ajnavgh/
poluvfilon eJpevtan.
« La richesse est de vaste pouvoir, lorsque mêlée au pur mérite, le mortel qui l’a reçue
du destin mène avec lui cette compagne qui suscite les amis. »
(L’incidente finale, ambiguë, après l’éloge conditionnel, dévalue encore la
richesse : si elle apporte des amis, on soupçonne qu’ils sont peu fidèles.)
En définitive, le jugement de Pindare n’est pas éloigné de celui que portera
l’orateur-sophiste Antiphon, qui s’exprime en ces termes : « Lorsque dieu ne veut
faire à l’homme qu’une faveur incomplète, il le fait riche d’argent, mais pauvre de
sagesse, et ainsi, lui ôtant l’une des deux choses, il le prive des deux » (Sur la vérité,
frgt 17, trad. L. Gernet).
Plus haut dans la 2e Olympique, il a été porté au compte de la lignée de Théron,
aux vers 11 et 12 d’unir plou`to~ et ajretaiv : pour ceux-là, le satisfecit donné fait des
vers 58 à 61 un éloge ; d’autres y trouveront une admonestation à usage commun.

*
* *

LE JUGEMENT DES ÂMES


« Mourir n’a rien de redoutable
pour qui n’est pas tout à fait fol ou lâche :
ce qu’on craint, c’est d’être coupable… »
(PLATON, Gorgias, 522 e).
La parole du poète apporte la révélation utile : « heureux ceux qui savent ». On
peut évoquer la formule qui dans l’Hymne à Déméter, dit le privilège de l’initiation :
« Heureux qui a eu, parmi les hommes sur la terre, la vision de ces choses » (v. 480).
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 49
Et l’on rapprochera surtout pour le fond comme pour son mouvement ce passage
fragmentaire, seul vestige du thrène Puech 6 (frgt 137 Maehler) :
o[lbio~ o{sti~ ijdw;n kei`nΔ ei\sΔ uJpo; cqovnΔ :
oi\de me;n bivou teleutavn,
oi\den de; diovsdoton ajrcavn
« Heureux celui qui a vu cela avant de descendre sous terre ; il sait ce qu’est la fin de la
vie ; il sait aussi son origine, don de Zeus… ».
Selon Clément d’Alexandrie, le citateur, une référence aux mystères d’Éleusis ;
mais Pindare, s’il fait allusion à l’époptie, y ajoute la suggestion de vérités plus pro-
fondes, d’un ordre géré par Zeus, dieu des origines et des fins, qui lui sont propres.
Il n’est donc de bon usage de la richesse que si l’homme y associe des ajretaiv ;
et il le fera s’il sait, s’il connaît son avenir, c’est-à-dire – nous y sommes introduits
en mots très simples – le destin de « ceux qui sont morts ici » (qanovntwn… ejnqavde).
L’éloge sous condition de l’opulence, source de bienfaits lorsqu’elle favorise,
avec une pensée libérée du souci, lucide, la conduite morale, assurance de salut final,
donc de paix intérieure, et de bonheur serein dès ce monde, trouve un écho au livre I
de la République de Platon (331) dans le discours du vieux Céphale. Le père respecté
de Lysias et de Polémarque, doté d’un substantiel patrimoine, qu’il a su administrer
et accroître, répondant à Socrate, affirme d’expérience que le principal avantage
qu’apporte la richesse est de permettre de mener la vie de justice, qui est la meilleure
préparation à la mort. C’est en effet le meilleur remède à l’angoisse, lorsqu’on sent
approcher la fin, que deviennent plus présents à l’esprit les « récits qu’on fait de
l’Hadès suivant lesquels celui qui a commis ici l’injustice doit là-bas être jugé ».
Dans cette attente, la richesse bien gérée permet de mener une vie telle que l’homme
puisse, « sans avoir à tromper ni mentir », sans rien devoir ni aux dieux ni aux
hommes, tous comptes faits et acquittés, « s’en aller sans crainte dans l’au-delà ». Et
l’honnête Céphale cite précisément Pindare :
carievntw~ gavr toi, w\ Swvkrate~, tou`tΔ ejkei`no~ ei\pen, o{ti o}~ a]n dikaivw~ kai; oJs ivw~ to;n
bivon diagavgh/
glukei`av oiJ kardivan
ajtavlloisa ghrotrovfo~ sunaorei`
jElpiv~, a} mavlista qnatw`n poluvstrofon gnwv-
man kubrerna`/
eu\ ou\n levgei qaumastw`~ wJ~ sfovdra. Pro~ dh; tou`tΔ e[gwge tivqhmi th;n tw`n crhmavtwn
kth`s in pleivstou ajxivan ei\nai, ou[ ti panti; ajndriv, ajlla; tw`/ ejpieikei`.
« … car c’est bien joliment, Socrate, qu’il a dit que lorsqu’un homme a mené une vie
juste et sainte :
Douce, lui caressant le cœur, l’Espérance soutien de sa vieillesse l’accompagne,
qui plus que tout gouverne l’esprit versatile des mortels (frgt. 214 Maehler).
50 FRANÇOIS SALVIAT

Ce sont là des paroles admirables. C’est en considérant cela que je tiens la posses-
sion des richesses pour infiniment précieuse, non pour tout homme, mais pour qui est
sensé. »

Dans le cas contraire, l’homme, selon Céphale, près de ses derniers moments,
« vit dans une affreuse attente » (zh`/ meta; kakh`~ ejlpivdo~). Cette sérénité du juste, qui
peut dormir sans cauchemars à l’approche de la mort, est ce que Pindare souhaite
pour qui parvient au sommet (ei[ ti~ a[kron eJlwvn...) dans la 11e Pythique (v. 55-57).
Et dans le même esprit il écrit dans la 9e Néméenne pour Chromios d’Etna, lieute-
nant de Hiéron :
44 jEk povnwn dΔ, oi} su;n neovtati gevnwntai
suvn te divka/, televqei pro;~
gh`ra~ aiJw;n aJmevra.
« Les labeurs (épreuves ?) que dans notre jeunesse nous avons supportés, si cela fut
dans la justice, assurent à notre vie une douce vieillesse. »

De l’illustration suprême, de la gloire et de la richesse on revient ainsi ou plutôt


on glisse, par une logique qui efface tout à fait l’impression d’anacoluthe brutale res-
sentie par Puech, sans l’avoir jamais perdue de vue, à la mort.
On peut mesurer ici l’originalité de Pindare. Comparons-le à Héraclite : celui-
ci avait reconnu, en raison, au point du trépas, une obscure frontière : ajnqrwvpou~
mevnei ajpoqanovnta~ a{ssa oujk e[lpontai oujde; dokevousin. « Attendent les hommes,
après leur mort, des choses qu’ils ne prévoient ni ne conçoivent » (DK 27) ; il résol-
vait le problème du devenir des âmes après la mort par une réincorporation au Tout
igné (DK 22 A 17, Aetius). Pour Héraclite, en fait, « les âmes meurent » (la formule
est de M. Conche), et leur dilution annonce d’une certaine façon la doctrine de
Démocrite de simple décomposition du mortel, le reste étant fables mensongères
(DK 297). Pindare qui emprunte beaucoup au sage éphésien, nous l’avons reconnu,
ici franchement diverge. Voici, révélé par le poète-prophète visionnaire, lorsque le
chœur entame, à la fin de la troisième triade, le chant de l’outre-mort, pour chaque
individu, pour chaque âme, qui conserve son identité personnelle, l’avenir.
Le début de l’ode l’annonçait, affirmant que le Temps gardait en mémoire le
bien et le mal, tous les actes accomplis avec et contre la justice, ejn divka/ te kai; para;
divkan. Evidemment aux fins de sanctions. S’ensuit donc l’épreuve judiciaire, le juge-
ment de ces actes, moment impitoyable : kata; ga`~ dikavzei ti~. Sous terre intervient
un juge. Celui-ci reste anonyme : on en a discuté, assez en vain (ainsi E. des Places,
REG 1973, p. 418, et E.R. Dodds, dans son commentaire du Gorgias) ; on a pu
penser à Hadès, dont on évitait de prononcer le nom, ou à Perséphone (Zuntz) ;
mais il est oiseux ici de creuser : car cette relative abstraction, suggérant simplement
comme instance le Divin, est un choix manifestement volontaire de Pindare.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 51
Le jugement (krivs i~) des âmes entraînant récompenses et punitions, est aussi
évoqué dans le fragment de thrène Maehler 131 b, que nous citons plus bas. Et il faut
le noter : c’est la première fois, qu’interviennent en source directe dans ce qui nous
est conservé du trésor littéraire grec la mise en examen et la comparution judiciaire
des défunts : E.R. Dodds l’a justement mis en lumière (Plato, Gorgias, Oxford,
1959, p. 374). On les trouve dans l’Orestie (Euménides, 267 sqq.) et surtout une
allusion remarquable y est faite par la bouche de Danaos au vers 230 des Suppliantes
d’Eschyle. Il y a dit-il, des procès que l’on fait ici, mais d’autres dans l’au-delà :
kajkei` dikavzei tajmplakhvmaqΔ, wJ~ lovgo~,
Zeu;~ a[llo~ ejn kamou`s in uJstavta~ divka~.
« Là-bas aussi (dans l’Hadès) il est, dit-on, un autre Zeus, qui, pour les fautes, juge chez
les défunts des procès suprêmes. »
Un « autre Zeus » : une manière d’affirmer que le juge est une hypostase de
Zeus, central chez Eschyle. Et ce pourrait être aussi l’opinion de Pindare. La diffé-
rence de fond est que celui-ci prend avec autorité à son compte ce jugement qui
n’est, pour Eschyle, ou du moins pour son Danaos, que « ce qu’on dit » (wJ~ lovgo~),
une croyance qui court.
Nous savons par un papyrus que les Suppliantes (et la tétralogie des Danaïdes),
longtemps situées avant 480, sont postérieures, et datées par un archontat attique de
463 av. J.-C. : treize ans après la 2e Olympique. Quoi qu’il en soit, les antécédents
communs sont orphiques : on l’admettra si l’on accepte simplement le témoignage de
Platon : dans le Cratyle (400 c) à propos des spéculations sur l’emprisonnement de
l’âme dans le corps et sur son procès (divkhn didouvsh~ th`~ yuch`~), il évoque la mou-
vance de « ceux qui sont autour d’Orphée » (oiJ ajmfi; ΔOrfeva). D’Orphée lui-même
deux vers de la Théogonie sont cités un peu plus loin, sous son nom, dans le même
dialogue, en 402 b. OiJ ajmfi; : il s’agit d’épigones, de rhapsodes continuateurs ; nous
pouvons être avec ces générations, au VIe siècle, et sans doute assez haut. Ce sont les
logoi « antiques et saints » de la Lettre VII qui disent l’âme immortelle, et une fois
séparée du corps, qu’elle est jugée et, le cas échéant, sévèrement punie (335 a).
Peivqeisqai de; o[ntw~ ajei; crh; toi`~ palai`oi~ kai; iJeroi`~ lovgoi~, oi] dh; mhnuvousin hJmi`n
ajqavnaton yuch;n ei\nai dikav~ te i[scein kai; tivnein ta;~ megivsta~ timwriva~, o{tan ti~ ajpal-
lacqh`/ tou` swvmato~.
« Il faut vraiment toujours croire aux logoi antiques et saints, qui nous révèlent que
l’âme est immortelle, qu’elle passe en jugement et qu’elle est soumise aux plus grands
châtiments, quand on est débarrassé du corps. »
Antécédents orphiques donc. Et point pythagoriciens : il faut le reconnaître, et
s’en convaincre. Les deux traditions en effet ne se confondent pas, comme beaucoup
ont affecté de le croire (si nombreux, qu’il serait vain de recenser les adeptes mili-
tants ou sympathisants de l’« orphico-pythagorisme ») ; même si elles s’accordent
52 FRANÇOIS SALVIAT

sur le principe général d’une migration des âmes. Car si le « pythagorisme » a pu


s’inspirer de l’« orphisme », il est manifestement en déviance, par la solidarité
affirmée de l’homme avec le continuum de tous les vivants, et par l’hypothèse de
réincarnations d’âmes dans d’autres êtres vivants que l’homme (DK 14, 8a = KR 271
avec le commentaire ; cf. Hérodote II, 123), système où se diluent conscience et
justice. Il est ainsi fort incertain, en dépit d’assimilations confuses et de la proposi-
tion désespérée de E.R. Dodds, qui a tenté de conclure en ce sens (Gorgias…,
p. 374), que le jugement personnalisé post mortem, qui décide de punitions et de
corrections, soit dans la doctrine originale de Pythagore et de ses disciples. Surtout
si l’on écarte des arguments utilisés pour y inclure l’exploitation comme source pro-
bante de la 2e Olympique. Pindare au contraire est dans la ligne des « orphiques »
telle que la définit le Cratyle, à quoi l’on peut se fier ; et l’on constate du reste que
Platon, lorsqu’il envisage le procès des âmes, ne cite jamais les pythagoriciens.
L’homme peut être heureux, en se forgeant, par une conduite de vie pré-
voyante, une conscience tranquille : « (s’il sait que) de ceux qui sont morts ici les
âmes sans défense aussitôt subissent des sanctions ». Je choisis l’interprétation la
plus simple, en prenant, ainsi que Puech le fait, e[teisan comme aoriste gnomique,
tour favori de Pindare ; certains ont inutilement compliqué, depuis Aristarque.
poina;~ e[teisan participe d’un vocabulaire de l’expiation que l’on retrouve dans les
textes dits « orphiques » : nous y reviendrons à propos du fragment pindarique 133.
Nos destins ne sont pas égaux ; mais la mort est inéluctable et égalitaire ;
Pindare l’a dit dans la 7e Néméenne :
ajfneo;~ penicrov~ te qanavtou pevra~
a{ma nevontai.
« Riche et pauvre au terme de la mort d’un même pas s’en vont» (v. 19-20).
En ce naufrage, obscurs et puissants sont frappés :
ΔAlla; koino;n ga;r e[rcetai
ku`mΔ ΔAi?da, pevse de; ajdovkh-
ton kai; dokevonta.
« Cependant pareillement sur tous vient la vague d’Hadès ; elle fond sur qui l’on ignore
et sur qui a du renom » (ibid., v. 30-31).
Il est important de le reconnaître : le jugement lui-même ne tiendra pas compte
des conditions, des positions sociales. Les âmes en leur procès seront privées de
tout appui adventice. La justice divine se distingue ainsi de la justice influençable des
hommes. Je traduis en effet sans hésitation ajpavlamnoi au vers 63 non par « misé-
rables », d’où « coupables » comme le font Puech, Carrière, et d’autres (dont les
opinions sont citées chez Van Leeuwen, p. 172-174) mais par « sans défense » ou
« sans moyens » – le contraire tout juste de eujpavlamnoi. L’âme confrontée à ses
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 53
actes comparaît sans secours, « démunie », sans ces ressources dans la lutte, ces tours
et prises plus ou moins licites, que sont les palavmai.
Et la pensée est claire et forte. On ne pourra ni esquiver ni tromper. Ici encore
Pindare est prolongé, expliqué par Platon. On se reportera au Phédon, 107 d
(« L’âme s’en va chez Hadès sans autre bagage que son éducation et la façon dont
elle a vécu ») et surtout à des pages bien connues du Gorgias, 523 e qui développent
le thème et l’illustrent par un mythe : c’est, selon Socrate, pour éviter d’infléchir la
sentence, à la suite de précédents fâcheux et de plaintes des gardiens des Iles des
Bienheureux qui dénonçaient des erreurs, par décision motivée de Zeus, exécutée
par Prométhée, que l’âme au lieu d’être jugée juste avant le trépas prévu et de rester
habillée et masquée, « vêtue d’un beau corps, d’une illustre origine, de richesses »,
entourée de soutiens, de protections claniques, produisant en sa faveur de nom-
breux témoins, le sera aussitôt après et se présentera « sans l’assistance de parents »,
privée de tout appui, dépouillée de tout appareil, exhibant nue ses propres cicatrices,
qui sont morales, « afin que le jugement soit juste ». Richesse, puissance, prestance,
entregent social alors ne pèseront plus, ne fausseront plus rien.
Tout est conservé nous l’avons vu dans l’archive du Temps. Rien ne sera caché.
Le mensonge est impossible et ce n’est plus l’heure du repentir. Le verdict sera celui
d’une Justice absolue, divine. Et il me semble utile d’évoquer, à propos de cette
Justice, Héraclite, à partir du fragment DK 28 (citation de Clément d’Alexandrie,
Stromates V, 1,9,3).
dokevontwn oJ dokimwvtato~ ginwvskei fulavssein: kai; mevntoi kai; Divkh katalhvyetai
yeudw`n tevktona~ kai; mavrtura~ (je conserve la leçon du manuscrit, contre DK qui écri-
vent dokevonta et fulavssei, modifications qui sont sans profit).
« Ceux qui font partie des gens en vue, le plus en vue sait les distinguer, et les protéger :
mais de toute façon la Justice s’emparera des fabricants de mensonges et des témoins
mensongers. »
Tout le monde comprend sans peine la deuxième phrase, après kai; : on ne
saurait échapper à la Dikè (divine) : elle se saisira de ceux qui la bafouent, et tout
d’abord, exemplairement – c’est un trait constant dans la définition antique de l’im-
moralité, où la première place y est donnée à l’infidélité ou à la falsification par la
parole – les menteurs et les parjures.
On attend que dans la première phrase, en opposition, soit évoqué l’état qui
règne quand la Dikè ne s’est encore mêlée de rien : l’état d’injustice ordinaire.
Les commentateurs l’ont sans doute compris, mais ils n’ont pas réussi à en
rendre compte. Tannery : « Le plus estimé d’entre eux ne connaît que des contes. »
Burnet : « The most esteemed of them knows but fancies. » Diels-Kranz : « (Denn)
nur Glaubliches ist, was der Glaubwürdigste erkennt, festhält. » M. Conche traduit
par « Faux-semblants ce que le plus réputé connaît, et garde » ; Bollack-Wismann :
54 FRANÇOIS SALVIAT

« Le plus connu décide des choses reconnues, qu’il conserve. » Battistini, dans le
même sens : « L’homme qui a le plus d’approbation ne connaît et n’observe que des
probabilités » (31). Ainsi encore Ph. Wheelwright : « Even he who is most in repute
knows only what is reputed and holds fast to it » (87).
On le voit, tous prennent dokeovntwn, leçon du manuscrit de Clément (Lauren-
tianus), ou dokevonta, leur correction favorite, pour un participe neutre. (ta;) dokev-
onta désignerait les « valeurs d’opinion » que connaîtrait et conserverait une sorte
de champion, oJ dokimwvtato~, distingué lui-même par l’opinion. Ce qui est abstrait,
peu intelligible et ne prépare pas ce qui suit. C’est pourquoi Wheelwright détache
carrément cette première phrase et coupe le fragment en deux (Heraclitus, sous les
nos 71 et 87).
Il semble n’être venu à l’esprit d’aucun (encore que la suggestion soit dans le
lexique de LSJ) que ce participe peut être de genre masculin. Le texte en cette hypo-
thèse offre un sens meilleur et enfin satisfaisant.
oiJ dokevonte~ sont en effet « ceux qui ont du renom », dans un usage lexicale-
ment bien attesté, notamment chez Pindare (13e Olympique : ejdovkhsan, v. 56 ;
7e Néméenne, ou dokevonta s’oppose à ajdovkhton, v. 32) et chez Euripide. Le person-
nage qui dans cette catégorie est « le plus en vue », oJ dokimwvtato~, homme éminent,
en qui certains ont décelé une espèce de « juge » (Bollack et Wismann), détient en
tout cas, au sommet, une autorité, dotée de pouvoirs. Comme il a des affinités avec
les gens « considérés » que sont les dokevonte~, qui comptent aussi, à un moindre
rang, dans l’ordre social, il les reconnaît et les protège, en ignorant leurs mensonges,
en organisant leur impunité. On voit dans quel sens politique s’interprète cette pro-
position, et quelle place y tient la justice à initiale minuscule, humainement, c’est-à-
dire imparfaitement rendue, voire méprisée : car elle défère à cette hiérarchie. On se
souvient ici des « rois » d’Hésiode et de leurs « sentences torses ». La Dikè, principe
supérieur, n’obéit qu’à sa règle propre : nous le savons par ailleurs, Héraclite l’a
établie gardienne de l’ordre du monde, aspects physiques inclus (DK 94 + DK3 : le
soleil ne peut changer de diamètre apparent ; il est pour cela soumis à son contrôle).
Nous retrouvons en cette matière Héraclite proche de Pindare. Lorsque
Pindare dans la 2e Olympique (v. 63) fait juger l’âme apalamnos, « démunie », c’est
pour instaurer une Justice infaillible, insensible à la pression sociale ; une Justice
pure qui doit rendre des arrêts aussi inattaquables qu’ils seront inexorables.
Ces vers au milieu de l’ode sont aussi à l’apogée des tensions : avec le sommet
de la haute fortune, la chute possible, la crainte et le tremblement. Rappelons l’aver-
tissement des Lois de Platon (X, 905 a) : « Tel est le jugement des dieux auquel ni
soi, ni aucun autre qui aura connu la même infortune, ne pourra se vanter de s’être
soustrait… ; un jugement que ceux qui l’ont établi ont établi supérieur à tous les
jugements… Jamais par cette justice tu ne seras laissé de côté, fusses-tu petit au
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 55
point de pouvoir t’enfoncer dans les profondeurs de la terre, pas davantage si tu
étais assez haut perché pour prendre jusqu’au ciel ton envol... » Certes Xénocratès
qui vient de mourir a échappé, à l’évidence, et Théron, confronté par le chagrin du
deuil à sa propre angoisse de mort, échappera en ce procès à ces condamnations, qui
la rendent redoutable. Mais Pindare le martèle pour tous, avec des « mots éner-
giques » (Puech) : une justice divine, pour tous, passera.

*
* *

MORT ET SURVIE : LA DESTINÉE DES ÂMES


Le début de la quatrième triade de la 2e Olympique est en fort contraste avec
les notes sombres de requiem par lesquelles se clôt la troisième. Sentences désormais
rendues, faisant oublier les châtiments et les peines – dies irae, un moment repris en
contrepoint grave, vite abandonné – ce sont, chantées au temps présent, les récom-
penses, le calme, les félicités – in paradisum, en lumineuse et douce mélodie. Une
attaque, en début de strophe, qu’on devine en mouvement lent ; un chœur magni-
fique et apaisant ; promesse onirique de joie pour le disparu, consolation et espoir
pour les vivants restés dans l’en deçà.
“Isai~ de; nuvktessin aijeiv,
i[sai~ dΔ aJmevrai~
a{lion e[conte~, ajponevsteron
ejsloi; devkontai bivoton, ouj cqovna ta-
ravssonte~ ejn cero;~ ajkma`/
70 oujde povntion u{dwr
kenea;n para; divaitan, ajl-
la; para; me;n timivoi~
qew`n oi{tine~ e[-
cairon eujorkivai~
a[dakrun nevmontai
aijw`na, toi; dΔ ajprosovra-
ton ojkcevonti povnon:
o{soi dΔ ejtovlmasan ejstriv~
eJkatevrwqi meiv-
nante~ ajpo; pavmpan ajdivkwn e[cein
yucavn, e[teilan Dio;~ oJdo;n para; Kro-
nou tuvrsin: e[nqa makavrwn
na`son wjkeanivde~
au\rai peripnevoisin: a[n-
qema de; crusou` flevgei,
80 ta; me;n cersovqen ajpΔ
ajglaw`n dendrevwn,
56 FRANÇOIS SALVIAT

u{dwr de; a[lla fevrbei,


o{rmoisi tw`n cevra~ ajna-
plevkonti kai; stefavnou~,
boulai`~ ejn ojrqai`s i ÔRadamavnquo~,
o{n pavthr e[cei mevga~ eJtoi`mon auj-
tw`/ pavredron,
povs i~ oJ pavntwn ÔReva~
uJpevrtaton ejcoivsa~ qrovnon.
Phleuv~ te kai; Kavdmo~ ejn
toi`s in ajlegontai:
ΔAcilleva tΔ e[neikΔ, ejpei; Zhno;~ h|tor
litai`~ e[peise, mavthr:
90 o}~ ”EktorΔ e[sfale, Troiva~
a[macon ajstrabh`
kivona, Kuvknon de; qanavtw/ povren,
ΔAou`~ te pai`dΔ Aijqivopa.
« En des nuits toujours égales, des jours égaux, jouissant du soleil, dispensés du labeur,
les bons sont pourvus pour leur vie sans avoir à tourmenter la terre à la force de leur
bras, ni les eaux de la mer, pour une vaine subsistance ; et tandis que près des dieux de
l’honneur qui ont aimé leur fidélité aux serments ils ont en partage une existence sans
larmes, les autres ont à subir une peine qu’on ne peut supporter de voir.
Mais tous ceux qui ont eu la force, par trois fois, séjournant dans l’un et l’autre monde,
de garder absolument à l’écart des injustices leur âme, suivent jusqu’au bout la route de
Zeus jusqu’au château de Kronos ; là, l’île des Bienheureux est entourée du souffle des
brises océanes ; des fleurs d’or resplendissent, les unes sur terre, d’arbres brillants,
d’autres nourries par l’eau ; ils en tressent des guirlandes pour leurs bras, et des cou-
ronnes, sous la droite régie de Rhadamanthe, assesseur aux ordres du père puissant,
époux de Rhéa, déesse qui siège sur le trône de tous le plus haut. Pélée et Cadmos sont
parmi eux, et Achille, amené, quand elle eut touché par ses prières le cœur de Zeus, par
sa mère ; lui qui fit tomber Hector, de Troie invincible, inébranlable colonne, et donna
la mort à Kyknos, ainsi qu’à l’Ethiopien, fils de l’Aurore. »
Pour mémoire : la mise en situation vraie de ce passage condamne les spécula-
tions ingénieuses de J. Bollack – « hérétiques » à son propre jugement ; pour
d’autres, comme Defradas, extravagantes – qui, dans un article sur « l’or des rois »
a soutenu qu’il s’agit encore, dans les premiers vers, de ce monde-ci, d’une réincar-
nation des rois (de Théron) dans « une autre existence terrestre », « privilégiée », où
le soleil « éclaire leurs nuits » (Rev. Phil., 1963, p. 234 et s.). Il n’est pas question de
cela, évidemment : la lecture la plus directe est aussi la plus juste.
Le monde de l’au-delà, ainsi révélé, double le monde où nous vivons. Les âmes
(ici frevne~) détachées des corps mortels, après leur jugement sous terre, y résident ;
les méchants sont châtiés (par quels effrayants, indicibles supplices ? on ne s’en
explique pas ici) ; les bons, en attente, jouissent d’un bien-être oisif – plutôt, au vrai,
d’une absence sereine de peine en climat printanier. On pourrait dire presque un
premier degré de béatitude.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 57
Jusqu’ici nous nous retrouvons, bien qu’il ne soit pas nommé, dans le domaine
souterrain d’Hadès. La référence y est commune chez Pindare. La déferlante de la
mort qui nous engloutit est « la vague d’Hadès » ; le dieu lui-même apparaît avec sa
baguette, poussant les corps des morts dans leur creux séjour (9e Olympique, 50) ;
on relève d’assez constantes allusions à sa demeure (3e Pythique, 11, etc.) qui a son
entrée à la « bouche souterraine du Ténare » (4e Pythique, 44) et à la demeure de
Perséphone « aux murs noirs » (14e Olympique, 20) ce qui explique la « mort noire »
de la 11e Pythique (57). Là coule l’Achéron à la rive obscure (4e Néméenne, 85) ; sur
cette rive se retrouvent Cassandre et l’âme d’Agamemnon (11e Pythique, 21) ; les
dieux seuls échappent à « la traversée de l’Achéron, la traversée aux sourds gémis-
sements » (fragment « incertain » Puech 20, 143 Maehler). C’est le premier fleuve
que rencontreront les âmes des trépassés dans la topographie mythique du Phédon
(112 e). Ces Enfers traditionnels sont ceux qu’évoque au même moment Bacchylide,
lorsqu’il reprend la Nékyia d’Héraclès, et montre le héros y rencontrant l’ombre de
Méléagre, ou juste un peu plus tard Eschyle, qui dans Les Perses en fait sortir, puis
y replonge le fantôme affligé de Darius. Mais au lieu des ténèbres, Pindare promet
dans la 2e Olympique, pour les bons, le rythme égal des nuits et des jours ensoleillés.
Ainsi dans les Grenouilles d’Aristophane les chœurs des initiés d’Éleusis conserve-
ront-ils la lumière dans le monde inférieur.
Les âmes des bons, après un temps, s’incarnent à nouveau, puis affrontent la
mort encore, dans un va-et-vient de l’un à l’autre monde. Rien de tel chez les
Ioniens, chez Xénophane ; seule une survie par retour au feu primitif est chez Héra-
clite en filigrane dans les fragments conservés, plus claire dans les doxographies ; et
de Pythagore nous n’avons rien de première main. C’est ici la première attestation
explicite de la croyance à la métempsycose que nous offre la littérature grecque.
Pindare ne l’a pas inventée : il faut penser aux « orphiques », que nous connaissons
sur ce point indirectement, mais de tradition sûre.
Il y a un cycle des morts et des renaissances ; mais on peut s’en évader : les
meilleurs, selon l’Olympique, après trois passages dans l’au-delà et trois incarna-
tions dans une conduite de justice absolue, seront guidés vers un autre lieu. Le terme
de « pureté », et la traduction de Puech, qui évoque une « âme absolument pure du
mal » aux vers 76-77, ne doivent pas tromper : ce qui est requis pour suivre enfin
la « voie de Zeus », n’est ni la soumission à un rituel, ordinaire ou initiatique, ni l’as-
cétisme, mais l’abstention d’injustice (ajpo; pavmpan ajdivkwn e[cein yucavn).
Création originale de Pindare, ce séjour ultime des meilleurs résulte essentiel-
lement, si l’on met à part les évocations du bonheur des dieux eux-mêmes, de la
contamination de deux sources. Les Îles des Bienheureux se rencontraient déjà chez
Hésiode, qui en faisait le séjour final de la génération des héros épiques (Travaux,
169) sous la règle de Kronos. Et dans l’Odyssée homérique, IV, 566, Protée prédit à
58 FRANÇOIS SALVIAT

Ménélas, époux d’Hélène, qu’il retrouvera Rhadamanthe dans la plaine élyséenne et


aux confins de la terre, dans la fraîcheur des zéphirs soufflant de l’Océan :
ouj nifeto;~ ou[tΔ a[r ceimw;n polu;~ ou[te potΔ o[mbro~
ajllΔ aijei; zefuvroio ligu; pneivonto~ ajhvta~
ΔWkeano;~ ajnivhsin ajnayuvxein ajnqrwvpou~.
« … où sans neige, sans grand hiver, toujours sans pluie, on ne sent que zéphirs, dont
les risées sifflantes montent de l’Océan pour rafraîchir les hommes » (trad. V. Bérard).
L’île pindarique des Bienheureux, éventée par les mêmes brises océanes, porte
une place fortifiée (tuvrsi~). L’irréprochable Rhadamanthe, dont les vertus seront
confirmées, dans un autre contexte, dans la 2e Pythique (73-74) y exerce un minis-
tère, sous la domination de Kronos, époux de Rhéa, mère des dieux : Kronos est
donc, comme chez Hésiode, réconcilié avec Zeus son fils, ce qui nous ramène à un
âge d’or. C’est enfin le terme où l’on regagne l’état originel ; la félicité y est totale et
éternelle. Dans ce refuge idéal, les élus jouissent vraiment d’une existence divine,
semblable à celle que l’aède homérique accorde aux Olympiens au chant VI de
l’Odyssée (« Cet Olympe où l’on dit que les dieux, loin de toute secousse ont leur
siège éternel : ni les vents ne le battent, ni les pluies ne l’inondent ; là-haut, jamais
de neige ; mais en tout temps l’éther, déployé sans nuages, couronne le sommet
d’une blanche clarté… »). A.-J. Festugière, aux attaches chrétiennes, l’a fort bien
souligné, rappelant quelles aspirations humaines essentielles étaient ainsi satisfaites
(Personal Religion among the Greeks, p. 23). Dans le langage structuraliste de
Mircea Eliade : ce mythe du « paradis » nostalgique, insulaire, s’articule sur les
« intuitions archétypales » qui occupent l’homme, lorsqu’il a pris conscience de sa
situation dans le cosmos (Traité d’histoire des religions, Paris, 1949, p. 325). Et il va
sans dire que là seront accueillies les âmes des enfants d’Ainésidamos. Ils y seront
en compagnie de Cadmos leur ancêtre, héros thébain cher au Thébain Pindare, déjà
présent au début de l’ode, de Pélée petit-fils de Zeus, époux de Thétis, et du valeu-
reux Achille, leur fils.
Le « paradis » de Rhadamanthe se retrouve à l’époque hellénistique dans un
texte de Poseidippos : « Puissé-je, dans ma vieillesse rejoindre la voie mystique qui
conduit vers Rhadamanthe ! » (cité et commenté par W. Burkert, La religion orien-
tale dans la culture grecque, 2001, p. 76). Plutôt qu’un « orphisme » vague, c’est bien
la tradition pindarique qui inspirait là le poète de Pella.
Ce passage eschatologique de la 2e Olympique doit être rapproché des débris
de l’œuvre de Pindare attribués à des thrènes (128 à 139 Maehler). Le genre signalé
par la plainte répétée en refrain ialemos est ancien : des chanteurs entonnaient le
thrène tandis qu’était exposée la dépouille d’Hector dans l’Iliade (XXIII, 720). Il est
noble ; il aurait été pratiqué par les Muses elles-mêmes aux funérailles d’Achille
(8e Isthmique, 58), par les Héliades à celles de Memnon. Nous savons que Pindare,
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 59
après Simonide, y excella ; Horace en particulier l’atteste. Nous sommes maintenant
tout à fait assurés de la légitimité d’une mise en série de ces vers, au cœur de l’ode,
reconnu consolatoire, avec les fragments qui nous sont parvenus.
On pourrait rattacher aux thrènes le fragment « incertain » 91 de Puech
(Maehler 214) plus haut recopié, qui évoque l’espérance de l’au-delà : sa citation
chez Platon (République, 331) lui confère une dignité particulière. D’autres frag-
ments importants nous ont été transmis par Plutarque (Puech, Thrènes 1 et 2). Le
plus connu, dans une admirable concision, oppose à la déchéance mortelle du corps
la vie de l’âme, qui se retrouve elle-même dans le rêve avec connaissance de son
avenir (frgt 2 Puech, 131b Maehler).
sw`ma me;n pavntwn e{petai qanavtw/ perisqenei`
zwo;n dΔ ejti leivpetai aijw`no~ ei[dw-
lon : to; gavr ejsti movnon
ejk qew`n : eu{dei de; prassonvtwn melevwn, ajta;r euj-
dovntessi ejn polloi`~ ojneiroi~
deivknusi terpnw`n ejfevrpoisan calepw`n te krivs in.
« Le corps de tous cède à la mort toute-puissante ; mais, vivante encore, reste une
image de notre être ; car elle seule vient des dieux. Elle dort, tandis que nos membres
agissent ; et quand ils dorment au contraire, en bien des rêves, elle nous montre, appro-
chant de nous, le jugement qui décide des joies et des dures peines. »
La distinction est claire entre l’âme et le corps. La mort n’est que la mort du
corps (sw`ma). L’âme (ici aijw`no~ ei[dwlon, littéralement « image » ou « fantôme de
vie ») détachée de lui reste vivante ; elle le doit à sa nature divine. Dans le sommeil
le rêve, qui désintéresse et détache aussi du corps, donc de ce monde, la libère, et en
des visions prémonitoires, la conduit au seuil de l’au-delà.
On pourrait s’attarder sur le dualisme âme-corps : la formulation nette de leur
opposition est inspirée directement par la tradition orphique ; il suffit de lire Platon
pour s’en convaincre. Les commentaires ont été nombreux, depuis Rohde. Quant
au rêve, on renverra en particulier à E.R. Dodds, qui évoque la « culture du rêve »
en général, avec ses aspects sacrés et prémonitoires (The Greeks and the Irrational,
1950, chapitre V). Dodds citant ce fragment 131 b rappelle la reprise du thème à
l’identique chez Xénophon (Cyropédie, 8,7,21), et Aristote (frgt. 12) et son écho
chez Platon (République 472 d). Il l’explique – théorie séduisante mais très spécula-
tive – par le chamanisme (op. cit., p. 135). Le rêve a sollicité la réflexion des contem-
porains de Pindare, en particulier d’Héraclite, pour des conclusions différentes : on
peut comparer ce passage à un fragment où celui-ci joue de la veille et du sommeil
son opposé, voisin de la mort – mais par là dévalué, en état d’autisme – pour définir
le jeu ambigu des contraires dans la condition humaine : « Vivant (l’homme) touche
au mort, quand il est endormi ; éveillé, il touche à l’être qui dort » (DK 26). Mais on
verra d’abord ici dans le rêve simplement le révélateur de l’avenir : et il convient
60 FRANÇOIS SALVIAT

surtout, ainsi que le fait F.M. Cornford (Principium Sapientiae, 1952 p. 150) de citer
Eschyle, qui fait dire à Clytemnestre, s’adressant dans les Euménides, vers 104-105
aux Érinyes endormies :
eu[dousa ga;r frh;n o[mmasin lampruvnetai,
ejn hJmevra/ de; moi`rΔ ajprovskopo~ brotw`n.
« Dans le sommeil l’âme est toute éclairée d’yeux ; mais le jour, ne pas voir devant eux
est le lot des mortels. »

Il faut le souligner : chez Pindare, dans le fragment 131 b, dans les songes des
dormeurs, une prescience répétée, bien affirmée, concerne le jugement, qui
approche, et ses conséquences. Car on ne l’a pas toujours mis en relief ni même
compris : E.R. Dodds par exemple traduit dans le flou, s’éloignant du sens,
terpnw`n… calepw`n te krivs in par « a decision of joy or adversity to come » (The
Greeks…, p. 135). En cet état où l’âme qui participe du divin tend à oublier le corps,
et à se retrouver seule avec elle-même, elle anticipe bonheurs ou tourments, qui
seront sa part après la sentence – car le mot krivs in est bien un terme de technique
judiciaire. Les thèmes – celui de la dikè, implicite, ceux de la bonne et de la mauvaise
conscience – sont essentiels dans un thrène, qui traite de la mort et des punitions et
récompenses qui la suivent. Au parallèle clair, que nous venons de voir, de la
2e Olympique. Ici encore, le meilleur commentaire est chez Platon dans les Lois,
905 : les rêves de l’Hadès et des lieux de châtiment effrayent les plus mauvais, avant
leur mort, et même après : « Ils éprouvent des peurs extrêmes lorsqu’ils rêvent,
vivants, et séparés de leur corps. » Et dans le papyrus de Dervéni, les « visions du
sommeil » inquiètes, les ejnupniva, font partie des raisons qui peuvent persuader de
croire aux châtiments de l’Hadès ta; ejn ”Aidou deinav (col. V, 6-7).
D’autres passages mettant en scène le monde de l’au-delà confirment la
2e Olympique et cette nouveauté par rapport à la tradition homérique : la mort des
meilleurs n’est plus dilution et sombre déchéance ; ils accéderont à la félicité.
Les vers conservés du Thrène VII Maehler (1 Puech) justement rapprochés,
comme complément descriptif, de la présentation rapide des l’« Île des Bienheu-
reux » dans la 2e Olympique, disent d’abord la lumière, et suggèrent un paysage
merveilleux.
toi`s i lavmpei me;n mevno~ ajelivou
ta;n ejnqavde nuvkta kavtw,
foinikorovdoi~ dΔ ejni; leimwvnessi proavstion aujtw`n
kai; libavnw/ skiaro;n kai;
crusevoi~ karpoi`~ bebriqov~...
« Pour eux en bas brille l’ardent soleil tandis qu’ici c’est la nuit ; et ils ont pour fau-
bourg des prairies fleuries de roses pourpres, l’ombre de l’arbre à encens, et des
rameaux ployant sous des fruits d’or… »
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 61
Par là est révélé un lieu de vie nouveau, avec des motifs que reprendront bien
des utopies, qu’a recensées L. Gernet (Anthropologie de la Grèce antique, « La cité
future et le pays des morts », p. 144 et s.). Cette campagne hors-les-murs, définie
comme proavstion, « faubourg » ou « banlieue », rappelle la situation identique de la
« table d’Hélios » des Éthiopiens, où chacun vient festoyer, chez Hérodote III, 18.
Dans ce cadre suburbain de prés fleuris, d’arbres à lourds fruits d’or, à encens,
à ombrages, vaquent les élus. Ils sont ici en nombre indéfini, et pas seulement, on
doit le supposer, quelques héros épiques apparentés aux dieux ; ils sont occupés à
des divertissements : jeux d’échiquiers et dés, assistance à des spectacles hippiques
et gymniques ; sont évoqués, après les couleurs, les odeurs, les sons agréables : la
musique des cithares de concert :
kai; toi; me;n iJppoisiv te gumnasivai~ te, toi; de; pessoi`~
toi; de; fomivggessi tevrpon-
tai, para; dev sfisin eujan-
qh;~ a{pa~ tevqalen o[lbo~
« Les uns prennent plaisir à des concours hippiques et gymniques, d’autres au jeu des
pions, d’autres au son des cithares ; chez eux s’épanouissent toutes les joies… »
Enfin, emplissant le lieu, les parfums brûlés sur les autels ; les grandes fêtes
sacrificielles où l’on immole des bœufs.
Plutarque, qui cite ces passages de Pindare, les complète, en résumant le texte
du thrène : il parle encore de rivières tranquilles et lisses : et aussi, le point est de
grand intérêt, car il suppose un bonheur intellectuel acquis dans la communauté des
esprits, la mémoire et l’échange, il évoque des réunions, des promenades en compa-
gnie, des conversations portant sur des souvenirs, sur des événements passés et
actuels. Le Socrate de Platon se le rappellera qui, à la fin de l’Apologie, se réjouira
d’avance d’aller après sa mort discuter dans ce club de justes, interroger héros et
poètes. Cet aspect particulier du bonheur de l’au-delà se retrouve par exemple dans
l’Axiochos, dialogue « apocryphe », beaucoup plus récent, du genre consolatoire,
qui promet, au séjour des hommes pieux, des conversations pour les philosophes
(371 c : filosovfwn diatribaiv).
Il faut reconnaître là, complétée, développée, la description de l’Île des Bien-
heureux. Et il paraît nécessaire de bien fixer le sens d’un fragment flottant, qui doit
se rapporter à cette description et en ramasser le sens. Il est ainsi transcrit par
Maehler (131 a) :
o[lbioi dΔ a{pante~ ai[sa/ lusipovnwn teleta`n
« Tous sont dans le bonheur par l’effet d’initiations qui délivrent des peines. »
Tels sont le texte et la traduction que préconise par exemple W. Burkert ; mais
ils me semblent tout à fait improbables : l’accès au « paradis » n’est pas réservé par
62 FRANÇOIS SALVIAT

Pindare à des « mystes », distingués par leur soumission à un rituel initiatique, mais
aux justes ; et ce point est de première importance. On ne peut imaginer que le poète,
qui sélectionne par examen et jugement les âmes de mérite, ait accepté ce que refu-
sera Diogène le Cynique, que les Athéniens pressaient de se faire initier aux mys-
tères : « Il serait plaisant, aurait-il-dit, qu’Agésilas et Epaminondas passent leur
temps dans la boue, et que des gens de peu, mais initiés, soient aux Îles des Bienheu-
reux » (Diogène Laerce, VI, 39). Nous retiendrons donc le texte préféré par A. Puech
(Thrène 2) qui refuse la leçon teleta`n, donnée du reste par un seul codex (Vatic. 139).
ojlbiva/ dΔ a{pante~ ai[sa/ lusipovnon (metanivssontai) teleutavn
« Tous, par un sort bienheureux, sont parvenus à la fin qui nous délivre de nos peines. »

Pindare, créant son « paradis » de béatitude, aux traits toujours flexibles, l’ima-
ginaire servant à plaisir le symbole, avait pour références affichées les rivages
d’Homère et les îles d’Hésiode. Mais la mise en scène hédoniste de cet au-delà s’au-
torisait d’autres antécédents moins succincts. Par la bouche d’Adimante dans la
République, Platon évoque chez Musée et son fils (Eumolpos), ces symposia aux-
quels il regrette de voir participer les justes, en récompense octroyée par les dieux
(363 c) : « … Musée et son fils accordent aux justes, au nom des dieux, des biens qui
peuvent plaire aux jeunes gens ; et plus encore : les conduisant, en leur discours,
dans l’Hadès, ils les font se coucher sur des lits et leur ayant préparé un banquet des
Saints ils les font, couronnés, pour l’éternité, vivre dans l’ivresse… » C’est l’idéal
oriental, nous le savons, royal même, transposé dans les images des stèles funéraires
grecques à « banquet, où le défunt héroisé est figuré sur son lit, calé de coussins,
servi par un échanson, la coupe à la main. Façons d’être qui comblent sans doute les
jeunes gens, « juvéniles », juge Adimante (et Platon) ; mais les beuveries, l’ivresse
perpétuelle ne lui paraissent guère convenables pour rétribuer l’arétè. Ces illumina-
tions poétiques au crédit de Musée et d’Eumolpe, dont la République apporte l’in-
direct mais assuré témoignage, car Platon les connaissait pour les avoir lues, sont
évidemment antérieures à la 2e Olympique ; elles ont été inaugurées dans cette tra-
dition « orphique » dont nous redécouvrons aujourd’hui la primauté. Mais on le
reconnaîtra : évoquant banquets, fêtes du vin, cratères et couronnes, parentes pour
le principe de celles de la 2e Olympique et des thrènes pindariques, elles étaient
moins tempérées. Chez Pindare le bonheur des élus harnachés de guirlandes s’ins-
talle dans l’épanouissement équilibré des plaisirs des sens et de l’esprit ; point dans
un nirvana d’intoxication ; dans une modération calme, dans un idéal collectif de
communication et de joies ; la jouissance d’intellects lucides y a sa grande part.
Quartier, jardin de vie parfaite ; et non d’éthyliques délices.
Ces joies sont, on l’a remarqué, le climat constant, la lumière sans défaut, l’exo-
tisme des fleurs d’eau, de l’arbre à encens, absent du milieu hellénique, et, la magie
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 63
des fruits d’or mise à part, pareilles aux terrestres, lorsque les vies dans l’en deçà sont
bien réglées : la lecture de l’œuvre conservée de Pindare le montre, les hommes
peuvent y accéder s’ils s’abstiennent d’arrogance, acceptent leur sort, pratiquent
sans faillir la justice, et bien sûr s’ils vivent dans un milieu aristocratique et une
aisance « moyenne ». Ils atteignent ainsi déjà, dans leur cité, dans leur ville, à la
« tranquillité », l’hésychia sereine – le bonheur. Pourtant dans l’au-delà ils sont, à la
dernière étape, non pas survivants, mais dieux.
Pindare est donc original, par de tels choix. Il l’est aussi par sa luxuriance de
poète, sa fécondité descriptive. On s’en convainc si on le compare par exemple à
Empédocle : lorsqu’un milieu convivial qui pourrait être semblable à celui de l’Île
des Bienheureux, accueille chez l’Agrigentin les âmes divinisées, il est beaucoup plus
sèchement évoqué (frgt. 147) :
e[nqen ajnablastou`s i qeoi; timh`/s i fevristoi
ajqanavtoi~ a[lloisin oJmevstioi, aujtotravpezoi
ejovnte~, ajndreivwn ajcevwn ajpovklhroi, ajteirei`~.
« De là surgeonnent des dieux aux puissants apanages, avec d’autres immortels ayant
même foyer, partageant table, n’ayant plus part aux douleurs des hommes, inalté-
rables. »
En opposition à cette lumière perpétuelle, à cette fête contrôlée, à cette société
réconciliée, l’angoisse des Enfers noirs. C’est là que Musée et son fils, selon Platon,
qui les cite dans le passage de la République auquel nous avons renvoyé plus haut,
enfonçaient dans la boue les âmes réprouvées, et les obligeaient à puiser l’eau avec
un crible. La 2e Olympique évite bien sûr de les montrer ces ”Aidou deinav, châti-
ments effrayants de l’Hadès, thèmes de cauchemars, dissuasifs de conduites injustes
et de crimes, qu’on retrouve, avec cette fonction, dans le texte du Papyrus de
Dervéni (colonne V ; voir le commentaire de R. Janko, Bryn Mawr Classical
Review, 2005). Il n’y est fait qu’allusion chez Pindare, en l’état de l’œuvre ; mais ils
devaient être présents, et prioritairement dans les Thrènes, dans d’autres passages.
Ceux-ci sont pour la plupart perdus. Il en reste pourtant quelques lambeaux.
Deux vers du Thrène VII Maehler (1 Puech) dont nous avons plus haut analysé les
descriptions « paradisiaques », font allusion en contraste à l’Érèbe, où sont jetées les
âmes des méchants, aux sources des ténèbres et à leurs fleuves qui roulent.
e[nqen to;n a[peiron ejreivgontai skovton
blhcroi; dnofera`~ nukto;~ potamoiv.
« De là sortent, en vomissant des ténèbres infinies, les fleuves, au cours lent, de la nuit
obscure. »
Le rapport du Tartare avec la Nuit est conforme à la Théogonie d’Hésiode
(v. 725 et s.). Plutarque précise, introduisant la citation de ces vers de Pindare, que
ceux qui subissent leurs châtiments dans cette région noire sont aussi plongés dans
64 FRANÇOIS SALVIAT

l’ignorance et l’oubli. Nous retrouvons ici ce qu’indiquent, en quelque sorte en


négatif, les tablettes « orphiques », viatiques des morts : l’âme du défunt qui suit
leurs indications étanchera sa soif avec l’eau du lac de Mémoire et se gardera de
boire celle du Léthé, principe d’oubli.
Un très court fragment, cité ailleurs par Plutarque, rattaché à un thrène par
Boeckh, évoque l’abîme couvert du Tartare et les chaînes de métal forgé qui y retien-
nent un réprouvé (frgt 85 Puech, 207 Maehler). Je propose d’interpréter aussi
comme décrivant des punitions infernales le fragment 42 Puech (161 Maehler), tiré
d’une description où apparaissaient des groupes de suppliciés :
oiJ me;n katwkavra desmoi`s i devdentai
« Les uns sont attachés par des liens, la tête en bas (les autres)… »

Ce supplice des « damnés » par suspension se retrouve dans la prison de


l’Hadès du Gorgias de Platon, 525 c ; « pour ceux coupables d’injustice qui arrivent
là, spectacle et leçon ». C’est sans doute l’une de ces « dures peines » « qu’on ne peut
supporter de voir ».
Le manque de descriptions des punitions infernales pour âmes « ordinaires » est
sans doute la conséquence de la perte des Thrènes. Le thème du châtiment par le
pouvoir divin est récurrent dans les pièces conservées ; il concerne des héros et même
des divinités non olympiennes, transgresseurs de l’ordre, coupables de démesure. On
retrouve le Tartare « profond » où sont relégués les Telchines de Céos dans le Péan
4, 44, et le Tartare « affreux » dans la 1re Pythique, 15, où gît Typhon, l’ennemi de
Zeus, écrasé sous l’Etna bouillonnant ; dans un péan (?) perdu, qui chantait le combat
d’Apollon pour Pythô, la Terre aurait demandé que le dieu lui-même soit mis au
Tartare (Rutherford H2). Il est clair cependant que les punitions ne touchent pas seu-
lement ces grands révoltés mythiques, auxquels on peut joindre Tantale, traître aux
immortels, trois fois supplicié ; Asclépios foudroyé, pour avoir tenté de supprimer la
mort ; Bellérophon, qui voulut aller au ciel sur Pégase, et fut précipité. L’usage sym-
bolique, pédagogique, du mythe « répressif » est chaque fois transparent. Mais les
âmes humaines méchantes devaient aussi subir, explicitement, leurs peines.
La diversité topographique de l’au-delà a des antécédents traditionnels.
Pindare cependant varie librement, adapte, innove, au gré d’un imaginaire fécond,
mais surtout distingue bien trois situations et trois lieux : a) il y a celui où l’on subit
des peines, le Tartare ténébreux ; b) celui où se reçoit la récompense de la béatitude
définitive, la ville forte insulaire de Kronos, avec ses glacis verdoyants et fleuris,
dans la lumière éternelle ; c) celui où les âmes des bons, qui doivent pourtant se
purifier encore, sont en attente oisive de réincarnation, près des dieux infernaux,
dieux des serments (Hadès et Perséphone, qui ne sont pas nommés) ; aux jours
ensoleillés d’équinoxe, très doux. Une sorte de « post-purgatoire».
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 65
Il est possible en effet, logique et même à mon sens nécessaire, d’imaginer
d’autres lieux encore, où les âmes plus ordinaires seraient retenues pour correction
avec moins de confort dans un lieu de purgation véritable. On trouvera une organi-
sation de ce type, avec des demeures diverses adaptées aux divers cas, dans le Phédon
de Platon (113 d).

Mort du corps et jugement de l’âme


Toi; dev... ejsloiv trois morts « justes » mavkare~

Tartare [autres lieux ?] (Purgatoire?) voie de Zeus Île des Bienheureux


châtiments absence de douleur félicité divine
ténèbres soleil et nuit égaux lumière éternelle
dieux des serments Kronos et Rhéa

Le système du « purgatoire » dans l’au-delà, lieu de redressement, qui se


retrouve, élaboré, sous plusieurs formes mythiques, chez Platon, est imputé aux
Pythagoriciens par E.R. Dodds (Plato, Gorgias, p. 375) : mais c’est une hypothèse
fort sujette à caution. Il me semble au contraire sinon exposé, du moins être
impliqué en son principe, selon toute attente, chez Pindare.

*
* *

LE DEUIL DE PERSÉPHONE ; FAUTE ET RACHAT


Voici enfin, précisé, sinon le dogme, du moins le mythe essentiel. Quelques
vers de Pindare, rattachés le plus souvent aux thrènes, sont cités par Socrate, dans le
Ménon de Platon (81b) ; ils apparaissent dans un passage-clé de ce dialogue, qui,
suivant de peu la fondation de l’Académie (388-387), introduit à l’exposé de la
théorie de la réminiscence. Ils concernent les étapes ultimes de la transmigration, la
purification des âmes (ici yucav~) ayant été menée à terme :
oi|s i de; Persefovna poina;n palaivou pevnqeo~
devxetai, ej~ to;n u{perqen a|lion keivnwn ejnavtw/ e[tei
ajndidoi` yuca;~ pavlin, ejk ta`n basilh`e~ ajgauoiv
kai; sqevnei krapnoi; sofiva/ te mevgistoi
a[ndre~ au[xontΔ : ej~ de; to;n loipo;n crovnon h{rwe~ aj-
gnoi; pro;~ ajnqrwvpwn kalevontai.
« Pour ceux dont Perséphone a reçu rançon de l’ancien penthos, elle renvoie au soleil
d’en haut, au bout de huit ans, leurs âmes : de celles-ci croissent des rois illustres, des
êtres invincibles par leur vigueur, très grands par leur sagesse ; dans la suite des temps,
ils portent chez les hommes le nom de saints héros. »
66 FRANÇOIS SALVIAT

(Ce fragment est trop timidement classé dans la catégorie d’« origine incer-
taine », n° 21 dans l’édition de Puech ; dans les thrènes, frgt 133 par Maehler.) Dans
son commentaire immédiat, qui ne doit pas s’écarter de Pindare, lequel fournit les
prémisses de son raisonnement, Socrate spécifie bien que les âmes sont « immor-
telles et maintes fois renaissantes ». On est bien dans la perspective de la métem-
psycose qui est aussi celle de la 2e Olympique.
Rappelons que la « sainte Perséphone », la « reine chthonienne » des Enfers, est
interpellée avec une fonction semblable de juge d’exécution des peines dans les
tablettes de Thourioi, au sujet desquelles W. Burkert et G. Pugliese Carratelli évo-
quent à bon droit notre fragment (La tradition orientale dans la culture grecque,
2001, p. 78 ; Les lamelles d’or orphiques, 2003, p. 100). Le terme poinavn indique le
« prix », le « rachat » d’expiation. On le retrouve en ce sens au vers 64 de la 2e Olym-
pique. On en rapprochera l’usage fait dans le papyrus de Dervéni, à propos des
« mages », qui « pratiquent le sacrifice comme pour rendre réparation » (wJsperei;
poinh;n ajpodidovnte~) (col. VI, 4-5 ; voir W. Burkert, op. cit., p. 125). Et dans les
tablettes de Thourioi, où il est conseillé au défunt de dire : poinh;n ajntapevteisa
e[rgwn ou[ti dikaivwn (G. Pugliese-Caratelli, Les lamelles d’or… p. 99 et s.).
La signification du mot pevnqo~ mérite d’être bien cernée. Les traductions :
« souillure » (Croiset, Puech) ou « mal » (Canto-Sperber) sont des interprétations,
justes sans doute, mais, à la limite, presque des esquives. Le mot exprime propre-
ment le « deuil funèbre», d’où la « mort » : comme lorsque nous disons que nous
avons eu un deuil, voulant parler d’une mort ; et ce sens ne doit pas être outrepassé
et perdu de vue. Il est attesté chez Pindare par exemple Péan 4 (Rutherford D4),
vers 53, ep. 2, dans le discours prêté à l’île de Céos, qui prône parmi ses avantages
l’absence de luttes intestines :
ouj penqevwn dΔ e[lacon, (ouj) stasivwn
« Je n’ai eu en partage ni deuils, ni discordes. »
On retrouve pevnqo~ avec le même sens 10e Néméenne, 76-77. Il s’agit à l’évi-
dence, dans le texte de notre fragment 133, de la fin du séjour contrôlé par Persé-
phone, imposé en rachat expiatoire à la suite d’une mort. Fort justement,
J.-P. Vernant propose de comprendre poina;n palaivou pevnqeo~ comme « littérale-
ment le prix du sang, la rançon rachetant un deuil ancien » (article repris en dernier
lieu dans Vernant et Vidal-Naquet, La Grèce ancienne 2, 1991, p. 30, n. 51).
Quel deuil, quelle mort ? Les hypothèses se dérobent, sauf une. Nous ne sau-
rions envisager qu’il s’agisse d’un moment dans l’itinéraire individuel de l’âme
migrante, comme le dernier décès corporel qui aurait précédé le dernier séjour « de
rachat » chez Perséphone : Pindare ne pouvait le désigner, le qualifier ainsi : cette
mort douloureuse et remarquable qui appelle réparation est « ancienne », pevnqo~
palaiovn. Nous sommes donc obligés de la repousser plus loin dans le passé.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 67
Et il n’existe ici, en vérité, aucune autre ouverture : il faut y reconnaître, sans
échappatoire, le meurtre de l’enfant Dionysos commis par des Titans, punis ensuite,
réduits en cendres, mais dont procéda l’espèce humaine ; il fut la cause de la
« chute » initiale, inaugurant la souffrance et l’errance transmigratoire des âmes. Un
mythe mainte fois scruté, analysé par les historiens des religions ; un peu étrange,
mais capital : cette anthropogonie est fondamentale dans l’« orphisme ». Pour élu-
cider ce passage de Pindare, c’est la solution que propose Tannery, que H.J. Rose a
soutenue en deux études, que W.K.C. Guthrie (Orphée et la religion grecque, 1956,
p. 185-186), J.-P. Vernant (loc. cit.), et E.R. Dodds (The Greeks and the Irrational,
1951, p. 155-156 et p. 176 n. 131 avec les références) admettent aussi. Le dernier,
pourtant très réservé sur les traditions « orphiques », traduit poina;n palaivou
pevnqeo~ par « the penalty of ancient grief » et trouve l’explication « la plus natu-
relle » de ce passage dans la référence « to human responsibility in the slaying of
Dionysos ». Perséphone était la mère de cet enfant-roi, conçu de Zeus, le Dionysos
chthonien (Zagreus), mis en pièces, puis mangé par les Titans, et il lui revient d’en
exiger la poinhv des hommes, race issue de la cendre des coupables foudroyés par
Zeus. Ou retrouve ici une suggestion de L. Robin : il s’agit bien dans la citation pin-
darique du Ménon du deuil de la déesse, de la « souffrance de Perséphone », mater
dolorosa (Platon, Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, note p. 1291). J. Duchemin
l’admet ; M. Canto-Sperber ne propose rien d’autre (Platon, Ménon, Garnier-Flam-
marion, 2e éd. 1993, n. 116, p. 253-254).
Le lien de l’espèce humaine avec les Titans et par là sa parenté divine sont bien
établis dans la tradition grecque ancienne ; on les trouve indiqués avec clarté par le
poète de la Suite pythique (vers 570 av. J.-C.) dans les paroles qu’il prête à Héra en
révolte contre Zeus :
Kevklute nu`n moi, Gai`a kai; Oujrano;~ eujru;~ u{perqen
Tith`nev~ te qeoiv, toi; uJpo; cqoni; naietavonte~
Tavrtaron ajmfiv mevgan, tw`n e[x a[ndre~ te qeoiv te.
« Écoutez-moi, Terre et vaste ciel de là-haut, et vous, dieux Titans, qui demeurez sous le
sol autour du grand Tartare, vous dont sont issus les hommes et les dieux… » (v. 334-336).
Mais le mythe de la mort de Dionysos, dépecé, cuit et consommé, ensuite res-
suscité grâce à Athéna, qui avait sauvé le cœur de l’enfant, introduit dans la religion
grecque « la lourde faute originelle et ancienne dont toute la race humaine a hérité »
(Guthrie, Orphée…, p. 204), « la faute sacrilège, conçue comme une puissance
contagieuse de souillure, qui se transmet de génération en génération, et dont il faut
se libérer » (J.-P. Vernant), l’équivalent du péché originel biblique (il n’est pas
d’homme innocent) : c’est le centre de l’« orphisme ». Par lui sont symbolique-
ment signifiés la parenté avec le divin et le caractère borné, infirme, de la condition
humaine, la destinée souffrante de l’âme infectée du mal.
68 FRANÇOIS SALVIAT

Il est connu par des sources récentes mais convergentes : Pausanias (8, 37, 5) le
rapporte à Onomacrite, qui fut poète et devin à Athènes au temps de Pisistrate et de
ses fils. Clément d’Alexandrie précise qu’Onomacrite fut l’auteur de compositions
attribuées à Orphée « vers la cinquantième olympiade » (Stromates I, 332). Héro-
dote (VII, 6) confirme l’existence de ce personnage : on le disait auteur d’une fausse
prophétie qu’il aurait introduite dans un recueil d’oracles de Musée, et il aurait été
pour cela banni d’Athènes par Hipparque (un passage de Diogène Laerce, dans son
introduction à son ouvrage sur les vies des philosophes, rappelle l’opinion de ceux
qui considéraient Orphée le Thrace comme « très ancien » ; Musée d’Athènes, fils
d’Eumolpe, Linos de Thèbes, seraient de générations plus récentes).
En dépit de ces témoignages, on a contesté l’ancienneté du mythe ; et ce fut un
des points le plus tenacement controversés de l’histoire de la religion grecque.
Contre O. Kern, qui en tenait pour l’époque archaïque, Wilamowitz le premier,
Festugière dans un article de la Revue biblique, L. Brisson, entre autres, y ont vu
une invention hellénistique. La datation haute est maintenue par Nilsson, Guthrie,
Boyancé, Lesky, par Dodds, Jeanmaire, Gernet, Detienne ; elle est confirmée par
W. Burkert (La tradition orientale..., p. 100-101). Ce dernier attire à nouveau – après
Jeanmaire, mais en connaisseur mieux averti de la source orientale – l’attention sur
un parallèle babylonien, où l’homme est créé à partir du sang d’un dieu rebelle, qui
aurait connu une interpretatio graeca.
Le fragment de thrène cité dans le Ménon avait le plus souvent retenu l’intérêt
moins pour lui-même que pour ce qu’il révélait de l’héritage culturel – de la biblio-
thèque, de la mémoire – et des options propres de Platon : ainsi chez Guthrie et chez
Dodds. Un problème maintenant réglé ; nous le savons, sans qu’il subsiste de doute :
Platon avait ce mythe bien présent. Ayant gagné un poids incontestable, le texte du
fragment 133 de Pindare peut être considéré à date assez ancienne – la première
moitié du Ve siècle en approximation très large – comme un témoignage direct,
élément décisif du dossier. J’estime, sans qu’il soit besoin de reprendre d’autres
arguments, que la question est tranchée, contre les sceptiques et les précautionneux,
s’il en reste, dans le sens d’une opinion qui a toujours été, au demeurant, majori-
taire : il existait bien sur ce point, remontant au moins au milieu du VIe siècle
av. J.-C., une source « orphique » – Orphée n’étant pour ses successeurs qu’un
prête-nom, comme Homère l’avait été pour les rhapsodes –, un ou des poèmes, des
« hymnes » chantant la passion de Dionysos-Zagreus et la naissance des
hommes issus des cendres des mauvais Titans. Pindare en avait connaissance ; il s’en
est inspiré. Que soit pris en considération et en charge par un grand poète, large-
ment écouté dans le monde grec, le mythe central de l’« orphisme », n’est pas de
mince conséquence, et mérite réflexion. Ainsi les développements qui ont été pro-
duits par les historiens sur la révolution « orphique » archaïque, dans une culture
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 69
nouvelle qui serait une « culture de la culpabilité » (« guilt culture » de Dodds,
succédant à une « shame culture », « culture de la honte ») doivent être en grande
partie conservés ; mais la manière de concevoir l’adaptation et la diffusion de ce
mysticisme nouveau peut être revue, affermie et nuancée.
Il est peut-être difficile de concevoir que Pindare ait accepté le démembrement
de Dionysos-Zagreus, la cuisson et la consommation de sa chair par les Titans can-
nibales ; lui qui proclame : « Non, je ne puis appeler ventre glouton (gastrivmargo~)
aucun dieu ! » (1re Olympique). Mais il faut remarquer que justement le crime des
Titans allait contre la nature divine. Est-il possible que sans épouser la lettre du
mythe, Pindare l’ait modifié pour une variante épurée, de même fonction symbo-
lique ? On peut construire un système apparenté sans recourir au dépeçage : ainsi
par exemple fera Empédocle, chez qui chaque âme met trente mille saisons à
retrouver l’état d’innocence perdu pour une transgression de type voisin, sang versé
et chair consommée, où le dieu n’apparaît pas. Il est plus vraisemblable que Pindare
ait sur cette boucherie volontairement gardé le relatif silence qui sied aux mystères :
ainsi fera Platon, qui préconise cette discrétion dans les cas délicats et choquants
(République, 378 a). Dans l’œuvre platonicienne, les Titans n’apparaissent en effet
qu’une fois, à une place très significative certes, mais comme furtivement, dans un
passage célèbre des Lois (701c) : chez ceux qui s’abandonnent à la licence, insoumis-
sion et comportements amoraux révéleraient et reproduiraient « ce que l’on dit être
la vieille nature titanique », th;n legomevnhn palaia;n Titanikh;n fuvs in.
Le principe de cette faute originelle et son invention « orphique » sont en tout
cas bien établis par ce premier vers du fragment pindarique 133, cité par le Ménon,
même si des inconnues dans le détail subsistent. Pindare, ici, touche au problème du
mal – qui se manifeste par l’arrogance et l’injustice – et de la rédemption : stages
dans l’au-delà (en « purgatoire ») et vies dans la justice assurant la réhabilitation
progressive des âmes humaines, les meilleures parviendront par degrés au stade des
h{rwe~ ajgnoiv (en parallèle à Hésiode, Travaux, 122, daivmone~ ajgnoiv). Le processus de
rachat s’opère par cette alternance ; les rétentions infernales, globalement définies,
corrigées par chaque jugement, pourraient être d’un nombre et d’une durée modu-
lable, en fonction des conduites justes ou injustes de chaque âme en ce monde.
Il faut bien s’en pénétrer et le point est essentiel : hommes, ataviquement cou-
pables, nous pouvons, selon Pindare, nous libérer individuellement des consé-
quences de notre faute « ancienne » – du mal – par une règle et une pratique de
vie droites ; et le poète n’indique aucune autre voie. D’autres options, que l’on
estime souvent avoir prévalu dans la définition et le développement de
l’« orphisme » théoriquement reconstruit – ce sont, par exemple, celles de L. Gernet
(Anthropologie de la Grèce antique, p. 76, d’après REG 1953) –, consistent à
recourir à des initiations, à des rites ; ou au régime non carné ; ou bien, par défiance
70 FRANÇOIS SALVIAT

envers le corps et autopunition, à l’ascétisme. Ces moyens-là, qui prospèrent dans


le secret, dans le retranchement, éventuellement sectaire, ne sont pas évoqués chez
Pindare : parce qu’ils ne sont pas retenus, pas même envisagés. On n’achète pas, on
n’enchaîne pas le divin ; on ne rachète rien par les sacrifices, l’assistance à des mys-
tères ; ni par les simagrées de la magie ; Xénophane et Héraclite ont déjà censuré ces
pratiques comme il fallait. Ni par la diète végétarienne ; ni par des prohibitions, des
macérations. Le progrès recherché, qui conduit au salut, l’âme l’obtient, tous autres
moyens exclus, par la justice, su;n divka/. Il n’est pas question de cette vie prétendue
« orphique » qu’on évoquera par la suite. Conduire son char droit, sans dévier, c’est
le conseil de Pindare au jeune Thrasyboulos ; se garder de l’hybris et des excès, il en
félicite Diagoras ; ne pas tenter de changer l’ordre de Dieu, mais y adhérer, il y
encourage Hiéron. Ce qui exige des efforts dès la jeunesse, pour atteindre, avec
l’âge, à la sérénité ; mais n’exclut ni la joie de vivre, ni la convivialité, ni le plaisir des
sens, ni le goût, l’émerveillement du beau. Un « orphisme » sans doute ; mais sans
superstition, sans magie, sans gourous manipulateurs de dupes, sans puritanisme.
Platon ira dans le même sens, qui, tout en louant dans l’esprit les traditions
orphiques, fustigera, dans la République (364), les orphéotélestes, les purificateurs
charlatans, les initiateurs, avec leurs formules et leurs sortilèges, qui courent les
villes, et pervertissent des cités entières ; et il précisera le point du châtiment et du
salut des âmes humaines dans ses mythes : punition adaptable, « rachat » par le
temps cathartique et surtout par les attitudes morales – ce qui sera la dikaiosuvnh –
y sont manifestement dans la logique, dans l’esprit strict du système de Pindare.
Les huit ans pleins qui précèdent le retour de l’âme dans un corps et au « soleil
d’en haut » – c’est-à-dire, comprenons-le, sur terre –, spécifiés dans le fragment 133,
cité par Socrate dans le Ménon, ne concernent pas la « peine » proprement dite, qui
pouvait être infiniment plus longue, mais constituent un dernier espace de transi-
tion, une sorte de sas temporisé ultime, avant cette réincarnation en état de pureté –
ou plutôt avant ces trois dernières réincarnations « héroïques » dont parle la
2e Olympique : car, contrairement à ce que pensent certains, par exemple L. Robin
(Platon, La Pléiade, note ad. loc.) ou A. Puech, il n’y a dans le fragment 133 rien de
contradictoire avec la révélation de l’ode, mais plutôt un enseignement complémen-
taire. On aboutirait au schéma de synthèse suivant :
Mort de Dionysos
« Deuil ancien » de Perséphone
➢ Poinhv
soleil d’en haut
trois « vies » justes île de Kronos
Réincarnations quitus rois, athlètes, sages voie de Zeus
A, B, C... de Perséphone h{rwe~ ajgnoiv
+ 8 ans
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 71
On a bien noté, et déjà une scholie, que les trois vies pures pindariques trou-
vent un écho dans le Phèdre (249 a, discours de Socrate) de Platon, où l’âme peut
retourner à sa vraie patrie dans un délai réduit si elle a choisi par trois fois la vie de
philosophe.
Nous saisissons enfin comment, reprenant à rebours le mythe hésiodique des
races par degrés décadentes, remontant à l’âge d’or de Kronos, Pindare fait de la
transmigration un instrument de progrès, qu’il utilise pour élever vers le statut
héroïque, dans leurs derniers séjours parmi les hommes, avant le voyage à l’Île des
Bienheureux, son élite sociale : rois, athlètes (qu’il loue), sages (c’est-à-dire les
poètes, dont il est). Cornford, Guthrie, Duchemin, Bollack notamment ont rap-
proché à juste titre ce passage cité dans le Ménon du fragment des Katharmoi d’Em-
pédocle, qui décrit la dignité éminente, avant leur divinisation finale, des mavntei~ te
kai; uJmnopovloi te kai; ijhtroi; kai; provmoi – devins, poètes, médecins, princes (DK 145
et 146). Il y a là plus qu’une rencontre : sur ce point, un écho précis, et une parenté
évidente de doctrine, Pindare ayant à coup sûr la priorité. Empédocle modifie pour-
tant, à ce dernier stade où il se voit lui-même arrivé à plusieurs titres, la liste des élus.
Il le fait suivant sa propre inclination, supprimant les athlètes (ce qui pouvait
convenir à Xénophane et ses sectateurs), introduisant en revanche les médecins, car
il pratiquait leur art, et avait composé lui-même une œuvre médicale. Pour le reste,
on le sait, l’Agrigentin diffère beaucoup par le parcours antérieur : « Moi-même j’ai
déjà été garçon et fille, et buisson et oiseau, et dans la mer poisson sans voix »
(DK 117 = Diogène Laërce VIII, 77). Il n’y a pas chez lui d’« enfer », au sens où
nous entendons le mot ; l’âme « paie » en ce monde par des avatars successifs, végé-
taux et animaux et pas seulement humains, la discorde originelle ; et peut-être ses
errements propres, sinon dans toutes les étapes de sa longue aventure (comment
juger et punir un buisson, un oiseau ou un poisson ?) du moins dans ses vies
humaines ; mais rien n’est clair. Il est assez évident que l’éclectique Empédocle
épouse là les conceptions de Pythagore, qui, au témoignage railleur de Xénophane,
prétendait reconnaître dans les plaintes d’un chien battu la voix de l’âme d’un ami
(Diogène Laërce, VIII, 36).
Les commentaires surabondent. Les textes de Pindare, très souvent mobilisés,
bien que fort peu étudiés pour eux-mêmes et jamais liés l’un à l’autre, jamais vrai-
ment saisis dans leurs correspondances réciproques, au bénéfice d’un ensemble, ont
été généralement considérés comme des relais certes significatifs, secondaires pour-
tant, dans l’approche des doctrines et de la mystique dites trop indistinctement
« orphiques » et « pythagoriciennes » ; celles-ci matière à maint chapitre, à maint
article, mais sujettes à hypothèses, à controverses, et que l’on s’efforçait de recons-
truire, sans grande rigueur, dans la grave pénurie de sources anciennes directes. Pour
M.P. Nilsson par exemple, un des mieux inspirés, la 2e Olympique exprimerait une
72 FRANÇOIS SALVIAT

doctrine qui constituerait « the very summit of Orphicism » (A history of Greek


Religion, 2e éd. 1952, p. 222) ; mais c’est à rebâtir l’« Orphisme », à partir d’une
nébuleuse, que s’employait le savant. Avec un grand O. Or nous voyons qu’il y eut
orphisme et orphisme. A-t-on cependant rendu à Pindare, qui manifestement avait
le sien, comme Pythagore, Empédocle ou Platon ont eu le leur, son dû ?

*
* *

PINDARE ET L’ESPOIR ORPHIQUE DU SALUT

Par ce qui précède, nous avons été ramenés à des pistes que l’on a connues
longtemps brouillées ; plus d’un a cru s’y perdre ; voici qu’elles se dégagent. L’im-
portance de l’« Orphisme » – en quoi Diogène Laërce rapporte que certains recon-
naissaient les prémices de la « philosophie » –, entité fugace, d’abord triomphante,
mais surestimée parfois, par excès d’enthousiasme, et trop schématiquement définie,
ou enjolivée, dans les reconstructions des exégètes, a été contestée, de façon radicale
souvent, jusqu’à une manière de négationisme, de Wilamowitz à Linforth, à
G. Zuntz et à L. Brisson. C’est une longue histoire, dont on suit les jalons dans une
abondante bibliographie. Le débat s’épuisait, risquait l’enlisement sceptique,
lorsque la rencontre de documents neufs l’a rouvert, et réglé.
Des lamelles d’or enfouies dans des tombes indiquant aux défunts le bon
chemin à suivre dans l’Hadès, plus nombreuses, plus anciennes, remontant à Hip-
ponion à la fin du Ve siècle, c’est-à-dire au temps du procès de Socrate (on en trouve
le recueil actualisé chez G. Pugliese-Caratelli, Les lamelles d’or orphiques, 2002).
Surtout, un rouleau de papyrus, exhumé en 1962 à Dervéni, dans la banlieue nord
de Thessalonique, recueilli dans les restes d’un bûcher de crémation en rapport avec
une riche tombe d’aristocrate – sans doute d’un Thessalien en exil, puisque était
thessalienne la tombe voisine au grand cratère « de Dervéni », propriété d’un Laris-
séen dont le nom est gravé sur le bronze. Ce papyrus carbonisé, déroulé, restauré, a
été peu à peu déchiffré, étudié. Le document était accessible dans deux ouvrages,
utilisant les travaux provisoires de K. Tsantsanoglou et de R. Janko : F. Jourdan, Le
papyrus de Dervéni, Les Belles-Lettres, 2003, et de G. Betegh, The Derveni Papyrus,
Cambridge, 2004 ; vient de paraître une publication « officielle », qui servira désor-
mais de référence, sous les signatures de Th. Kouremenos, G.M. Parassoglou,
K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, Florence, Leo S. Olschki, 2006. Sur vingt-
six colonnes, mutilées certes, incomplètes dans leur partie basse, mais encore très
lisibles, nous est conservée une partie d’un traité philosophique qui avait pu
apporter un soutien spirituel de son vivant à un personnage cultivé et lettré. Celui-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 73
ci mourut et fut incinéré dans la deuxième moitié du IVe siècle av. J.-C. ; la copie que
porte le papyrus est antérieure : elle peut être datée, à mon expérience, par compa-
raison de l’écriture avec les graphies très proches des inscriptions gravées sur pierre,
dont on connaît l’évolution, vers 350. Ce texte est l’œuvre d’un Ionien ; non d’un
Attique : le dialecte le refuse ; et cet indice fort permet d’éliminer certaines hypo-
thèses (comme celle d’Archélaos, Athénien). Hésitera-t-on toujours à nommer l’au-
teur ? On ne peut pourtant se résigner à croire que son œuvre ait été ainsi recopiée,
diffusée, appréciée de l’aristocratie thessalienne, et qu’il fût sans notoriété. Citoyen
d’une colonie de Milet sur le Pont-Euxin, qui compta parmi ses colons Anaxi-
mandre, Diogène d’Apollonie, contemporain d’Anaxagore, éclectique au jugement
de Théophraste, disciple du Milésien Anaximène est pour moi le candidat le plus
sérieux. Il s’agit dans les premières colonnes conservées de rites funèbres, de l’ap-
port en ce domaine des « mages » pour un « rachat », de discussions sur l’au-delà,
l’Hadès et ses châtiments, de références aux âmes, aux démons de « sous la terre »,
aux Érinyes ; et des songes, prémonitoires des punitions infernales, auxquelles il est
pour l’auteur, qui devait penser l’âme immortelle (ainsi Diogène), visiblement
nécessaire d’ajouter foi. Puis, portant sur la théogonie d’Orphée, d’un commentaire
« allégorique » – un genre dont les lecteurs de Platon peuvent avoir une idée par
l’Ion (Ion de Chio appliquait la méthode à Homère) ou les parodies ironiques du
Cratyle. Orphée est nommé à deux reprises, et ses Hymnes (XXII, 11) ; d’assez
nombreux vers sont cités ; l’auteur du traité propose de la généalogie divine abou-
tissant au règne absolu de Zeus une interprétation symbolique conforme à ses
options propres, à sa vision « moniste » du monde ; l’air s’identifiant à Zeus et au
nous est pour lui principe premier (ainsi Diogène, DK A8). Il est perméable à des
influences diverses : Héraclite, qu’il cite ; mais aussi Anaxagore, très proche ; Empé-
docle ; Leucippe ; ce qui convient pour situer la rédaction vers la fin du Ve siècle, à
mon avis, vers 430-420 av. J.-C. Après la tenue d’un colloque à Princeton, on trouve
sous la plume précise et raisonnable de W. Burkert le bilan des discussions sur le
papyrus et en particulier, ce qui nous importe ici, sur une base enfin consolidée, la
juste réhabilitation d’un orphisme ancien (La tradition orientale dans la culture
grecque, 2001, p. 69 et s.). On relevait déjà, notons-le, le même jugement, dès 1974,
chez Detienne-Vernant (Les ruses de l’intelligence et la mètis des Grecs, p. 129 avec
la note). Il est maintenant partagé par tous.
Un détail du texte de Dervéni, inaperçu, mal compris des éditeurs, confirme
cette vue : car il nous assure que l’union de Zeus avec Déméter, qui produira Persé-
phone, puis par un inceste redoublé, Dionysos-Zagreus, avait bien sa place dans la
théogonie ancienne d’Orphée. Il vient d’être question, col. XXII, 11, des Hymnes,
(ejn toi`~ ”Umnoi~...) et de Déméter, identifiée à d’autres divinités féminines, pouvant
répondre à des noms divers. S’annonce alors, au moment où s’installe la puissance
74 FRANÇOIS SALVIAT

unificatrice de Zeus, l’agression sexuelle du dieu sur Démèter-Rhéa-Gè Mètèr-


Hestia (= Dèiô) (XXII, 12-13) :
kalei`tai ga;r kai; Dhiw; o{ti ejdhiwvqh ejn th`i meivxei : dhlwvsei de; [o{t]an kata; ta; e[ph
gevn[htai].
« On l’appelle aussi Dèiô parce qu’elle fut ravagée dans le coït : (Orphée) l’indiquera
dans la suite du poème. »
C’est-à-dire encore, au fil du récit, dans les Hymnes.
Il n’est fait allusion ici ni à une naissance, comme l’ont pensé les traducteurs
(Janko, Jourdan ; Betegh : « he will make it clear when, according to the verses, she is
born... ») ni à des accouchements multiples (Kouremenos et alii, qui restituent livan et
genna`n : « profuse parturitions ») ; gevnhtai a ici, dans la langue la plus simple, le sens
le plus banal. On retrouve de fait à la colonne XXVI le « désir » de Zeus pour sa
« mère » (le poète est dit avoir évoqué Zeus mhtro;~ ejn filovthti... qevlonta micqh`nai). Il
est important de reconnaître qu’il s’agit de la même affaire, mythe crucial inscrit dans
la geste orphique que lisait et prétendait décrypter notre auteur « présocratique ».
J’ai donc tenu pour certain, et il n’y a plus à en douter, qu’étaient diffusés dès
le VIe siècle des poèmes – des Hymnes anciens, des recueils d’oracles et autres – véhi-
culant les thèmes « orphiques ». On y trouvait surtout une théogonie, susceptible
d’être développée en théologie ; greffés sur elle, des mythes illustrant la chute et
rendant compte de la condition de l’homme ; une eschatologie exploitant la trans-
migration et promettant un salut de l’âme. Des textes qu’a lus et assimilés Parmé-
nide, W. Burkert l’a signalé. Il est certain aussi que Pindare, dans la même période,
les connaissait, y trouvait directement appui. L’éclairage de la 2e Olympique, œuvre
clé, ayant changé, nous voyons plus nettement ce que sa poésie doit à ce patrimoine,
dont elle contribue en retour à mieux fonder l’histoire. Lorsque dans le Thrène III
fragmentaire (frgt 128c de Maehler), qui fournissait certainement des vues sur l’au-
delà, Pindare évoque, en rapport avec les chants de déploration funèbre inspirés par
la Muse, uiJo;n Oijavgrou ΔOrfeva crusavora « le fils d’Oiagros, Orphée au glaive d’or »,
la référence doit être acceptée et appréciée à sa pleine signification.
Le problème se pose cependant de la profondeur de ces idées orphiques sous la
forme propre que leur a donnée Pindare. On admirait fort le poète, mais – sans
craindre l’anachronisme d’un concept qui vaut pour les modernes – comme un « pur
poète » (Farnell) ; on lui reconnaissait le sens des « valeurs » ; mais on voyait aussi
en lui, paradoxalement, un éclectique, sans épine vertébrale. Comme on ne peut plus
maintenir ni l’ode à Théron, ni les thrènes, en situation marginale, il faut dénoncer
ce jugement.
On accordera en effet aux croyances exprimées dans la 2e Olympique un enra-
cinement franc. Les circonstances suggèrent une emprise sur le public qui écoutait
chanter, puis, à loisir, pouvait lire, ces vers. L’émotion garantit la conviction.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 75
Parce qu’on ne pouvait jusqu’ici, dans la 2e Olympique, sentir son engagement,
on a presque toujours, à l’exception peut-être de M.P. Nilsson, minimisé la part qui
revient au poète. Après Wilamowitz, dont l’autorité a pesé, on a considéré qu’il était
dans le milieu sicilien sous influence (Pindar, Berlin, 1922, p. 248-252). On a insisté
sur la complicité qui l’aurait lié à Théron – dans cette relation, le « dominant ». On
a estimé que les thèmes de survie n’étaient exposés par Pindare « avec tant de force
que parce qu’il les savait partagés par le souverain d’Agrigente » (Puech, Pindare IV,
p. 192). Reconnaissant pourtant l’importance documentaire à date haute de la
2e Olympique, qu’il cite, avec les fragments les plus remarquables des thrènes, dans
son enquête sur l’évolution de la pensée religieuse grecque, W. Jaeger estime que
Théron a pu appartenir à une « communauté » dont Pindare reproduirait la
croyance (The Theology of the Early Greek Philosophers, 1936 [1947], p. 86 et
p. 132). Il est suivi par C.M. Bowra (Pindar, p. 121) approuvé par J. Defradas
(REG 1971, p. 141). L. Gernet va jusqu’à parler d’une « doctrine de secte » (Anthro-
pologie…, p. 424 ; cf. Gernet-Boulanger, Le génie grec dans la religion, 1932, p. 284).
On s’est interrogé sur une initiation éventuelle. J. Duchemin explique l’eschatologie
de la 2e Olympique par « l’ésotérisme du milieu sicilien » (Bacchylide, CUF, 1993,
p. 100). Pindare n’aurait été en ce domaine qu’un invité de passage pour Lesky : « in
these realms of religious thought Pindar was no more than an occasionnal visitor »
(History of Greek Litterature, p. 197). Éd. des Places, à propos des thrènes, dans un
livre dont on pouvait attendre plus de pénétration, juge en écho que « toute cette
eschatologie est assez vague pour ne pas engager beaucoup la responsabilité du
poète » (Pindare et Platon, p. 60). J. Harrison estimait déjà que « his innate tempe-
ramental materialism prevents his ever touching the secrets of Orphism » (Prolego-
mena to the Study of Greek Religion, 3e ed. 1921, p. 476). W.K.C. Guthrie, qui
développe des préjugés proches, pense qu’en « mercenaire » de la poésie Pindare a
épousé les goûts de ses clients siciliens, et « parce qu’il était le fidèle défenseur de la
religion traditionnelle grecque » on doit tenir pour « douteux qu’il eût lui-même
souscrit entièrement à ces théories orphiques ». Informé comme de seconde main, il
aurait utilisé ces idées par esthétisme, dans la mesure où elles pouvaient lui fournir
un beau motif, par la description de l’Île des Bienheureux, et « rehausser l’effet poé-
tique » (Orphée…, p. 191 et 269). Et l’historien J.B. Bury résume la tendance : « It
is not to be supposed that the passage (Ol. 2) reflects beliefs of the poet himself »
(CAH, IV, 1960, p. 510). On pourrait allonger cette revue, déjà lassante. Tous, en
somme, réduisent Pindare à une pensée courte et, pour la 2e Olympique, à un oppor-
tunisme sans lendemain.
Or, le chagrin est présent ; la réalité, cruelle, la mort d’un ami, pleuré par un
frère, un fils, eux aussi chers. Un élan spontané porte Pindare, bien au-dessus de
cette composition supposée artificielle de littérature vénale, mosaïque d’ornements
76 FRANÇOIS SALVIAT

– sentences, mythes, traits divers – qu’on commentait ligne à ligne, et qu’on essayait
à grand labeur d’adapter à des canons littéraires et à l’enthousiasme programmé
d’une fête triomphale. Il a choisi son thème ; il le traite sans contrainte, sans tri-
cherie ; il habite son chant et veut dire un espoir authentique, sa vérité.
Sincère, Pindare est aussi constant. La 2e Olympique n’est pas le miroir où se
reflète, vite évanouie, une fantaisie passagère. Il arrive ailleurs au poète d’opposer à
la gloire le terme de la vie ; ainsi, dans la 11e Néméenne, où s’amorce une réflexion
sur le bonheur, les honneurs, la mort :
eij dev ti~ o[lbon e[cwn mor-
fa`/ parameuvsetai a[llou~,
e[n tΔ ajevqloisin ajristeuv-
wn ejpevdeixen bivan,
15 qnata; memnavsqw peristevllwn mevlh,
kai; teleuta;n aJpavntwn
ga`n ejpiessovmeno~.
« Quand on possède le bonheur, que par la beauté on surpasse les autres, et quand,
excellant dans les concours, on a fait la preuve de sa force, qu’on se souvienne que ces
membres que l’on habille sont mortels et qu’à la fin de tout on aura pour vêtement la
terre. »
Mais pas plus que pour Bossuet le biblique et douloureux « elle a passé comme
l’herbe des champs » dans l’oraison pour Henriette d’Angleterre, adressée aux
« puissances » que « le ciel… frappe », ne se conçoit sans l’appel chrétien, qui ruine
les valeurs « mondaines », Pindare ne borne là sa leçon.
Car il n’est plus raison de prétendre que la 2e Olympique a été illustrée d’une
évocation de l’au-delà par brève rencontre, pour plaire à un cénacle, comme le
pensait Farnell (elle aurait été lue, pas même chantée, à un auditoire de secte !). Il
faut rejeter cette vue assez commune, selon laquelle – je cite maintenant Guthrie –
« les vues religieuses orphiques étaient hors de la portée du Grec ordinaire »,
Pindare représentant l’exemple emblématique de cette inaptitude à les saisir
(Orphée…, p. 263). L’ode fut conçue pour et exécutée devant un public large : avec
Théron, revêtu de l’autorité d’un « tyran », avec ses amis, ses proches, de premier
rang, encore en deuil, mais aussi les citoyens, le peuple d’Agrigente, une des plus
grandes villes de l’Ouest, jeune, vivante, la plus riche de Sicile avec Syracuse, dans
une célébration quasi liturgique. Rien de clos, rien de secret. Ce message mystique,
appuyé d’images fortes, était entendu bien au-delà de « confréries » ou de « conven-
ticules » hypothétiques. La cité entière avait retenti des lamentations, des cris, du
vocero des pleureuses ; suivi le cortège des funérailles, dont on peut se former une
idée d’après celles, imposantes, dont les Syracusains voisins avaient honoré Gélon
l’année d’avant, et dont on trouve l’écho chez Diodore ; Xénocratès n’était-il pas, à
Agrigente, le deuxième personnage ? Elle était accueillante à ce chant diffusé pour
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 77
tout un peuple, à tous échos, par un chœur solennel. On ne peut guère imaginer
qu’elle n’y avait pas été préparée, qu’il n’existait pas, dans la foule des rues, des
« fidèles » bien avertis déjà, dociles à cette « bonne nouvelle », complices.
Le relais pindarique a pu être historiquement décisif. À la génération précé-
dente les philosophes étaient moins que le poète ouverts à ces idées « orphiques ».
Héraclite tenait pour acquise l’immortalité des « mortels » (frgt 62 DK : ajqavnatoi
qnhtoiv, qnhtoi; ajqavnatoi...) ; mais leur destin après la mort était réglé pour lui par la
dissolution dans le feu originel. Pythagore adhérait à la métempsycose ; mais la
pliait à une doctrine particulière, intellectualisée, développée dans l’ésotérisme de
communautés fermées : pour elle, la transmigration affecte en même temps tous les
vivants, végétaux, animaux, humains, tous parents, dotés d’âmes (voir DK 14 =
KR 271 : pavnta ta; ginovmena e[myuca oJmogenh` dei` nomivzein). Les croyances
« orphiques » en la survie étaient affectivement plus riches, plus accessibles, on
dirait plus touchantes. Ciblant l’homme, mettant l’accent sur le salut personnel, elles
ont été bien plus populaires qu’on ne l’a cru : les trouvailles de lamelles d’or inscrites
dont le nombre augmente peu à peu, attestent leur diffusion large, de la Grande
Grèce à la Thessalie ; et il faut ajouter des tesselles d’Olbia du Pont. Nous avons
évoqué la résurgence des thèmes « orphiques » dans les Katharmoi : Empédocle,
l’auteur, s’inspire manifestement de leur adaptation dans l’eschatologie pythagori-
cienne ; mais par certains traits aussi de Pindare. Rejeton d’une grande famille (son
grand-père fut olympionique au cheval monté en 496), Empédocle était tout jeune
à Agrigente lorsqu’y fut chantée la 2e Olympique, et il en resta sans doute impres-
sionné : on l’a bien souligné, mais on a eu tort de penser que cette influence sur un
esprit d’enfant fut exercée par un Théron chef de secte, non par Pindare.
Et il y a toute chance pour que les consolations incluses dans le recueil des
Thrènes – un livre entier, admiré des Anciens, dans l’édition alexandrine – aient
repris et mis en scène la même eschatologie, et dans des centres éloignés d’Agri-
gente. Nous en avons cité, d’après Platon et Plutarque, plusieurs fragments, de
pièces diverses, exprimant la même doctrine. Une au moins, le thrène pour Hippo-
cratès l’Alcméonide, concernait Athènes, préparée à l’entendre par le rituel éleusi-
nien (frgt 137 Maehler). Un passage de la 11e Pythique montre clairement que
Thèbes y était ouverte. Dans un thrène en lambeaux, qui, nous l’avons vu, reprend
le thème d’immortalité illustré par la divinisation d’Inô-Leukothéa, apparaît le nom
des Aleuades, la plus puissante famille de Thessalie (Thrène V Maehler = frgt 128 e
l. 9 et c l. 7). Dissipant les brumes et la grisaille des Enfers homériques, proposées
par un poète à la grande voix – un prophète – d’envergure et d’audience panhellé-
niques, dont on gravera les chants dans les temples, personnalité cosmopolite, né à
Thèbes et y vivant, formé à Athènes vers 500, voyageur, fréquentant ses voisins
Opontes, Delphes, Dodone, l’Épire, assidu à Égine, connu dans le Péloponnèse à
78 FRANÇOIS SALVIAT

Corinthe, à Argos et à Sparte, à Olympie, mais aussi à Larissa, en Macédoine, à


Abdère au nord, Rhodes à l’Est, et dans les Cyclades, dans l’Ouest encore en Sicile,
à Syracuse, Etna, Camarine, Agrigente, Himère, en Grande-Grèce à Locres, en
Afrique même à Cyrène, en bien des endroits ces visions d’immortalité lumineuses
devaient être reçues avec la même espérance, fondée sur une même foi. On est loin
de cette « religion en petit comité » à quoi on a pensé devoir confiner l’« orphisme »
(L. Gernet, Le génie grec…, p. 284).
Pas de parenthèse locale, de milieu confidentiel ; pas d’adhésion mal assumée à
des idées sectaires : il suffit d’écouter le poète pour mesurer l’importance qu’il
attribue à sa révélation. Dans la 2e Olympique, il intervient ainsi sans transition aus-
sitôt après le passage qui décrit l’île des Bienheureux, en utilisant sa métaphore favo-
rite du tir à l’arc, où il se dit habile :
Pollav moi uJpΔ
ajgkw`no~ wjkeva bevlh
e[ndon ejnti; farevtra~
fwnaventa sunetoi`s in: ej~
de; to; pa;n eJrmhnevwn
cativzei. Sofo;~ oJ
polla; eijdw;~ fua`/:
maqovnte~ de; lavbroi
pagglwssiva/ kovrake~ w}~
a[kranta garuevtwn
Dio;~ pro;~ o[rnica qei`on.
« J’ai sous le coude en nombre, dans mon carquois, de rapides flèches ; elles parlent à
ceux qui comprennent ; pour aller au Tout, il est besoin d’interprètes. Sage est qui a
grand savoir de nature; ceux qui n’ont que l’étude, tout en mots bavards, comme des
corbeaux, laissons-les (tous deux) en paroles vaines, attaquer de Zeus le divin oiseau. »
Sofov~, « sage », Pindare apportera la connaissance la plus haute aux sunetoiv,
ceux qui ont l’intelligence ouverte, élite des « gens d’entendement », pour reprendre
Montaigne. Car il n’est pas aisé pour tous de suivre ; cette impotence tient à notre
condition commune :
w[ povpoi, oi|Δ ajpata`tai fronti;~ ejpamerivwn
oujk ijdui`a
« Oh, combien s’égare la pensée des éphémères ignorants, qui ne sait pas… » (fragt 60
Puech = 182 Maehler).
Pindare rejoint ici encore tous les penseurs qui comptent de son temps.
Héraclite d’abord, et sa défiance de la masse rétive, spontanément éloignée de
la vérité, sinon son mépris ; chez qui le thème est fréquent dans les fragments qui
nous restent, et qui assimile les ajsunetoiv à des sourds : « présents, ils sont absents »
(DK 34). Pindare répète aussi la critique parménidienne de l’« opinion » chez les
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 79
hommes « sourds et aveugles » (kwfoi; oJmw`~ tufloiv te) des a[krita fu`la, « tribus
sans jugement » (frgt DK 6, vers 7) qui nous entourent. Pour le Thébain, de même
que pour l’Éléate, « les esprits des hommes sont aveugles » (tuflai; ga;r ajndrw`n
frevne~) et ils ne peuvent, sans le secours de Mnémosyne, fille d’Ouranos, et de ses
filles les Muses, trouver, dans l’état précaire où ils sont, « la voie profonde de la
sagesse » (baqei`an... sofiva~ oJdovn) » ; « à moi, elles ont transmis cette tâche immor-
telle » (Péan 10 Puech, VIIb Maehler, Rutherford C2). Empédocle exprime le même
jugement dans le prooimion de son poème Sur la Nature. Cette réserve, loin de tenir
à l’humeur ou à un élitisme superficiel, est donc philosophiquement de règle.
Se distinguant donc, Pindare affiche sa fierté d’être un maître de sagesse, et
signifie qu’il garde encore, au creux du carquois, pour toucher le cœur de la cible,
des secrets de vérité ; il les partagera avec ceux qui en sont dignes. Le terme qui le
met au nombre des « interprètes » (eJrmhnevwn) utiles fait du poète le traducteur de
leur langage caché.
Dans le même mouvement, Pindare se dit « sage » par nature, par son effort
propre, comme par la grâce d’une intuition ; il se compare à ses rivaux agressifs de
Céos, Simonide et Bacchylide, vains oiseaux savants et bavards, pour affirmer son
génie, lui qui se disait déjà dans le 6e Péan « prophète » inspiré de Mnémosyne, des
Muses et de Zeus. Il le répétera, par exemple dans la 9e Olympique : To; de; fua`/ krav-
tiston a{pan : « Rien ne vaut le don naturel » (vers 100). Et il ne s’agit pas de polé-
mique superficielle, mais de fond. F.M. Cornford, commentant notre passage, a
souligné fort justement que cette posture est semblable à celle que se donne Héra-
clite, dont la sagesse est « inspirée », qui prétend tirer tout de lui-même, de sa
réflexion, et qui considère comme vide l’accumulation des savoirs, l’encyclopé-
disme, la polymathia d’un Hésiode, d’un Pythagore d’un Xénophane ou d’un
Hécatée. Le thème est capital chez le philosophe d’Éphèse (F.M. Cornford, Princi-
pium Sapientiae…, p. 114-116).
Polumaqivh novon e[cein ouj didavskei
« Savoir beaucoup n’enseigne pas l’intelligence » (Héraclite, DK 40, d’après Diogène
Laërce IX, 1).
Héraclite estime que Pythagore, avec toutes ses lectures, ses études, s’est
construit une « sagesse » sans valeur : ejpoihvsato eJautou` sofivhn, polumaqeivhn,
kakotecnivhn (« il se fit une sagesse de son cru – compilation savante, art trompeur »
trad. M. Conche ; frgt 129 DK). Héraclite disait « avoir tout appris par lui-même »
(D. Laërce, IX, 5) et aller au-delà des savoirs acquis ; Pindare, comme lui, prétend
accéder à cette autre sagesse.
Beaucoup cependant ont accusé, par lecture incomplète, Pindare de conserva-
tisme, d’un conformisme de pensée terre à terre, et sans horizon. C’est le jugement
de Guthrie, pour qui « les vues religieuses de Pindare et toute sa philosophie de
80 FRANÇOIS SALVIAT

l’existence reflètent les idées prudentes, méfiantes, qui sont l’héritage populaire de
la Grèce » (Orphée…, p. 263). De fait, il suit le Mhde;n ajgan, « rien de trop », préco-
nise une mesure, mevtron, et ne rejette pas les préceptes, les cultes communs. Comme
si l’on reprochait à Platon d’instituer dans la cité des Lois une religion et des fêtes
inspirées par l’Apollon delphique ; ou si l’on disait Descartes superficiel, à l’aune de
sa morale provisoire, qui lui fait épouser « les mœurs et les coutumes » de son pays.
Pour J. Humbert – qui a compté dans nos études helléniques – et H. Berguin, dans
un bilan sommaire pour un manuel d’écoliers, jugeant Pindare : « ce qui le caracté-
rise avant tout, c’est son attachement au passé… ; c’est à la religion traditionnelle
qu’il demande l’explication de toute chose » (Histoire illustrée de la littérature
grecque, 1947, p. 101). A. Lesky oppose à la tentation que Pindare aurait pu avoir
de se faire initier par Théron à un mysticisme jugé neuf, son fond solide d’ortho-
doxie delphique (« his strong Delphic background ») (History of Greek Literature,
p. 194). Homérisant, delphisant avant tout : c’était aussi le point de vue de
J. Defradas (REG 1954 et 1971, p. 141). Il faut dénoncer cette incompréhension,
proche du mépris. Ce Pindare-là, borné à des préjugés, dénué d’idées, déchu d’am-
bition, est diminué, asthénique, infirme. Il est très injustement maltraité.
Qu’en est-il de la religion ? Pindare concilie certes avec la tradition – au
demeurant, héritage mouvant – les nouveautés qu’il promeut. Il respecte en principe
et intègre les composantes anciennes de la culture religieuse grecque, le fonds des
cultes agraires, le polythéisme anthropomorphique qu’a construit l’épopée et
qu’illustrent à l’envi peintres et sculpteurs. Dans les formes séculaires, aux fêtes, il
chante Apollon dans ses péans et Dionysos dans ses dithyrambes. Il honore les
dieux des centres panhelléniques et des cités, à commencer par ceux, qu’il affec-
tionne, de Thèbes, sa patrie. Mais il a une pensée théologique plus haute et tout ceci
n’est qu’un langage.
Restons-en pour l’instant à la forme du symbole, à l’imagerie divine. Il est dif-
ficile de restituer en détail la théogonie qu’il proposait, malgré les efforts faits par
exemple par B. Snell à partir des bribes conservées de l’Hymne à Zeus. Nous savons
que, suivant les orphiques, il y inclut Chronos ; Perséphone en mère douloureuse ;
et, on peut l’induire à partir de là sans risque, Dionysos roi et enfant martyr à la
double naissance : mais c’est pour bâtir, à partir de ces fables qu’on devine, son mys-
ticisme. Son panthéon est régi par une figure dominante : Zeus le Kronide, pacifica-
teur, qui a amnistié les Titans ; omniprésent, omnipotent, omniscient ;
responsable de l’ordre ; dieu de justice. Autres principes d’unité, la Mère, Rhéa, ou
Gâ ; et Théia, une Océanide selon Hésiode (Théogonie, 371), mère d’Hélios, de
Sélénè et d’Éos, autrement inconnue, qui devient à l’ouverture de la 5e Isthmique le
signe quasi abstrait de cette concentration du Divin : « Mère du Soleil, Théia aux
noms multiples… » Cette manière de confondre des divinités féminines se retrouve
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 81
on le sait chez Eschyle, où le Titan Prométhée nomme sa mère « Thémis et Gaia »
(vers 209-210). Le papyrus de Dervéni atteste aussi avec la référence aux Hymnes
d’Orphée l’assimilation au même de Démètèr, Rhéa, Gè Mètèr, Hestia
(col. XXII, 12). Comme eux, Pindare unifie le Divin.
Intellectuellement, il l’analyse et l’articule. Plus encore qu’Hésiode, et comme
Eschyle, Pindare cultive et au besoin crée des divinités-concepts : à côté des
anciennes Thémis (Règle) ou Mnémosyne (Mémoire) apparaissent Nomos, Ala-
théia, Dika, Eunomia, Hésychia, Eirèna, Euthymia, Elpis, Aglaia et les antino-
miques Polémos, Hybris, Koros (Loi, Vérité, Justice, Bonnes-Lois, Tranquillité,
Paix, Confiance, Espérance, Fête ; Guerre, Démesure, Satiété). Il construit des stem-
mata où la filiation exprime lien logique et hiérarchie : Thémis, parédre et épouse
ancienne de Zeus, est mère des Hôrai (Saisons) « véridiques » (Hymne 1, frgt 30
Maehler), mais aussi de Dika, Eunomia, Eirèna ; et Dika est mère d’Hésychia.
Hybris est mère de Koros. Le polythéisme décline ainsi allégoriquement toutes les
qualités et fonctions diversifiées, en harmonie ou en antagonisme, du même principe
unique.
Nous trouvons chez Pindare, toujours chérie, toujours sollicitée, la matière
narrative des mythes entrelacés qui disent l’aventure des immortels chargés d’épi-
thètes, et des héros leurs parents ; qui hantent les lieux, illustrent les cités, les lignées,
les maisons et dès l’enfance peuplent les mémoires ; trame obligée, langage même du
discours poétique qui ne peut refuser jamais l’émotion, la péripétie, l’attrait sinueux,
la joie du conte : voici Jason, la nef Argo et la toison d’or, Héraclès et les cavales de
Diomède, le roman noir de Coronis, Typhon sous l’Etna en feu... Trésor d’images
primordiales, touchantes ou terribles, éclairant à la demande des prestiges dorés du
sacré les conduites quotidiennes ou introduisant aux vérités profondes. Prises pour
éducatives, signifiantes toujours, en fonction symbolique.
Le merveilleux jugé de mauvais aloi est refusé. Vers les dieux, pas de messagers :
car ils savent tout. Apollon n’a pas besoin qu’un corbeau lui rapporte l’infidélité de
Coronis qui pourtant, dans l’histoire, tirait son nom de celui de l’oiseau : c’est
écarter tout un folklore. Omniscients, ils n’ont pas besoin qu’on leur révèle l’avenir,
sinon par jeu : incité à vaticiner, Chiron le Centaure le rappelle opportunément à
Apollon. Pindare n’aurait pu mettre en scène le Prométhée enchaîné avec un secret
échappant à Zeus. Par la même raison la matière narrative sera filtrée, amendée, si
l’on y relève des incongruités, cruautés ou outrages. Car les dieux ne peuvent être
conçus capricieux et vicieux, tels que les présente souvent l’épopée – ce que dénon-
çaient aussi peu avant Xénophane, avec énergie, et Héraclite. Par leur essence, ils
expriment la loi morale qui s’impose à eux et devrait s’imposer aux hommes – Loi
unique. Et les mythes et leur imagerie, qui attendent du poète un sens, ne sont pas
des absolus, matière à croyance ; plutôt des histoires à façon, matière à imagination,
82 FRANÇOIS SALVIAT

qui ne doit duper : on corrigera donc en ce sens le scandale dans des légendes
conçues comme flexibles.
ejpei; tov ge loidorh`sai qeouv~
ejcqra; sofiva
« Insulter les dieux est un art que j’abhorre » (9e Olympique, 37).
[Esti dΔ ajndri; favmen ejoiko;~
ajmfi; daimovnwn kalav
« L’homme parlant des démons ne doit leur attribuer que de belles choses » (1re Olym-
pique, 35).
Le conte horrible de Pélops dépecé et partiellement mangé ne fut, Pindare nous
en assure, avec autant d’autorité que d’humour désinvolte, qu’une invention de
voisins jaloux. Et il ne veut pas parler de guerre ou de combat entre les dieux
(9e Olympique, 40). Il applique ainsi à son chant, avec la même justification, l’exi-
gence qu’énoncera par Platon, au terme d’un réquisitoire critiquant Hésiode et
Homère, et jusqu’à Eschyle, au livre II de la République : « Il faut toujours repré-
senter Dieu tel qu’il est, quel que soit le genre de poésie, épique, lyrique ou tragique
où on le mette en scène… Or Dieu n’est-il pas essentiellement bon, et n’est-ce pas
ainsi qu’il faut en parler ? » (379 a). S’arrogeant le droit et la mission de garder aux
dieux – à Dieu – bonté et dignité, Pindare s’écarte des bizarreries de certaines fables
épiques ; et l’on peut penser qu’il se démarquait aussi de l’ésotérisme, de la com-
plexité théogonique d’Hésiode, éventuellement de Phérécyde, comme des Hymnes
d’« Orphée », du moins pour leur lettre. Pindare n’accepte pas une
religion « reçue » – si elle existe ; il enseigne, dans le langage qui peut être entendu,
la leçon, originale, d’un Divin unifié et bon.
En morale et politique, les règles de conduite restent « traditionnelles » ;
comme on pouvait l’attendre : les théoriciens changent-ils jamais les bonnes
mœurs ? Aucun ascétisme. Il en donne le conseil à Hiéron :
mhdΔ ajmauvrou tevryin ejn bivw/ : poluv toi
fevriston ajndri; terpno;~ aijwvn.
« N’efface pas de la vie le plaisir : bien meilleure pour l’homme est l’existence où il jouit
du plaisir » (frgt 126 Maehler).
Il prône un idéal de noblesse, par la pratique des actes de représentation qui dis-
tinguent les grands dans les oligarchies classiques, parmi lesquelles brillent Thèbes,
Égine, Sparte, dont il est issu et dont il est le héraut, où l’on a des chevaux, des chars,
des maîtres de palestre, où l’on boit le vin jusqu’à l’euphorie au banquet nocturne,
où l’on court au plaisir, à la fête, où l’on se précipite aux jeux panhelléniques. Une
manière de jouir et de briller ; des façons d’aristocrates, une chevalerie un peu à l’an-
cienne peut-être, dont Achille le guerrier reste le modèle. Mais il est très injuste de ne
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 83
voir en lui qu’une sorte de junker attardé, « le porte-parole d’une éthique aristocra-
tique archaïsante et de plus en plus anachronique » (M.I. Finley, La Sicile antique,
2001, p. 69). Et le pire, M. Detienne : « À la limite, le poète n’est plus qu’un parasite,
chargé de renvoyer à l’élite qui l’entretient son image, une image embellie de son
passé » (Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1967, p.27). Son éthique n’est
pas tribale ; elle est adaptée aux temps nouveaux des cités-états, régénérée ; elle ne
sacralise la gloire des concours, elle n’exalte, avec la prouesse militaire, la puissance
politique, le scintillement de l’or possédé, comme sources de joies légitimes, que si
viennent s’y joindre les « vertus » sociales : la modération, le dévouement, la généro-
sité, l’hospitalité libérale – richesse obligeant à dépense, à largesse, chez des hommes
ayant comme il convient « l’âme au-dessus de l’amour des biens » (9e Néméenne, 31).
Le riche doit donner. Car les hommes souffrants vivent un destin solidaire :
Koi-
nai; ga;r e[rcontΔ ejlpivde~
polupovnwn ajndrw`n.
« Car elles vont du même pas, elles sont solidaires, les espérances des hommes soumis
à beaucoup d’épreuves » (1re Néméenne, 32-33).
Pindare prône donc avant tout et avec insistance pour les régimes aristocra-
tiques, Sparte, Égine, Thèbes, qu’il préfère – mais il pense pouvoir tenir le même
langage aux démocraties et aux tyrans – l’absence d’arrogance ; puis la fidélité aux
serments, l’équité, la mesure, l’attention aux autres, gages de bon renom, d’épa-
nouissement collectif, d’équilibre social entre égaux de la communauté, les astoi, et
de « tranquillité » civique. Cette Tranquillité, déifiée, Hésychia, n’était-elle-pas fille
de Dika, la Justice « qui fait croître les cités » ? On retrouve là l’idéal hésiodique de
bonne gouvernance par euthydikia, que les Travaux et les Jours exaltent, générateur
pour tous de prospérité, et celui du bon roi de l’Odyssée assurant le bonheur des
siens par l’eudikia (XIX, 109 et s.) C’est le début de la 8e Pythique pour l’Éginète
Aristoménès : la Tranquillité, fille de Justice, interpellée comme « bienveillante »,
filovfron ÔHsuciva, «garde les clés souveraines des conseils et des guerres » ; elle sait
au besoin « jeter l’insolence à la sentine ». Elle est ainsi dissuasive de la discorde
civile, la stasis (ou Stasis) ruineuse, meurtrière et redoutée (frgt 109 Maehler).
Pindare le sait cependant, la pratique de la justice n’apporte pas nécessairement
à qui s’en tient à elle élévation et puissance. Il est sans illusion ; et ses vers qui le
constatent ont été plusieurs fois repris dans la tradition antique, en particulier par
Platon, qui les cite dans la République (365 b), et par Cicéron :
povteron divka/ tei`co~ u{yion
h°°] skoliai`~ ajpavtai~ ajnabaivnei
ejpicqovnion gevno~ ajndrw`n,
divca moi novo~ ajtrevkeian eijpei`n.
84 FRANÇOIS SALVIAT

« Est-ce par justice, ou par tromperies torses, que monte au haut du rempart la race des
hommes qui sont sur terre, j’hésite en y pensant et ne saurais le dire » (frgt 213
Maehler).
Mais il y aura, dissipant ce trouble, qui pourrait conduire à un repli amer, à
terme imprévisible, mais assuré, une sanction, qui suivra la mort. Car la vision de
l’immortalité des âmes n’est pas seulement une réponse à l’angoisse existentielle des
éphémères. La révélation eschatologique, vérité des « sages » dépassant les thèmes
pessimistes, topoi séculaires des lyriques, l’humilité, la vue basse de l’homme,
ouvrant une toute autre perspective que la résignation au marasme d’un Hadès
confiné, hanté de spectres blafards, en même temps qu’elle éclaire le dénouement, le
rend plus redoutable. Affirmant la survie personnelle infinie, elle apporte pour les
purs le soulagement et l’espoir, jusqu’au statut héroïque : mais par l’imminence du
jugement, et de sentences rudes, puis de contentions et de corrections infernales, elle
doit contraindre les grands, et les tyrans, portés davantage à l’hybris (11e Pythique)
à respecter la justice en ce monde (de là sans doute la brouille finale avec Hiéron,
qui supportait mal ce donneur pressant de conseils, de plus en plus enclin à
l’exhorter, à le louer pour ce qu’il ne voulait pas être, et qui se souciait peu d’un
directeur de conscience). Car les mauvaises actions ne peuvent passer inaperçues de
Dieu :
Eij de; qeo;n ajnhvr ti~
e[lpetai lelaqevmen e[r-
dwn, aJmartavnei.
« L’homme espérant qu’à Dieu peut échapper un de ses actes se trompe » (1re Olym-
pique, 64).
Et rien ne sera rejeté dans l’oubli. Il y a donc une attente de salut :
ajndrw`n dikaivwn Crovno~ swth;r a[risto~
« Des hommes justes, le Temps est le meilleur sauveur » (frgt « incertain » 48 Puech ;
159 Maehler).
Inversement :
To; de; pa;r divkan
gluku; pikrovtata mevnei teleutav.
« Douceur (de vie) dans l’injustice, la fin la plus amère l’attend » (7e Isthmique, 47-48).
Il est ainsi satisfait, enfin, à la soif de justice qu’exprimaient dans l’amertume
Hésiode et Théognis.
L’universalité du jugement et de la rétribution, chaque âme étant pour elle-
même, dans son propre parcours, responsable, que le poète, eJrmhneuv~, décrypteur,
médiateur du divin total, descripteur de l’invisible, revèle, et dont il se déclare avec
force le prophète, est en rupture franche avec l’esprit de l’archaïsme ancien. Elle
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 85
ouvre à terme la voie aux religions « personnelles ». Réseaux de dépendance cla-
nique, relations fondées sur une forme de sacralité : ces liens seront distendus sinon
brisés par les espérances mystiques proposées à chacun. « All mysticism is indivi-
dualistic » observe M.P. Nilsson dans sa réflexion sur le phénomène orphique
(A History of Greek Religion, p. 221) – un axiome repris par Guthrie (Orphée …,
p. 224). Mais pour la plupart des savants, cet individualisme tendrait à dissoudre
immédiatement non seulement la religion des groupes familiaux, mais celle de la
cité : le portrait qu’ils brossent de « l’Orphique », les sentiments et les conduites
déviantes qu’ils prêtent à ce type de personnage, concrétiseraient ce danger. Sans
doute en existait-il quelques exemples, à l’instar des « orphéotélestes », ostensible-
ment marginaux, « espèces de moines » qui sont « coupés du monde politique de la
cité » et même « s’en sont délibérément évadés » (M. Detienne, Dionysos mis à mort,
1977, p. 169). Pourtant une évolution ainsi orientée vers « une religion totalement
différente du culte policé auquel se ralliaient les Grecs » (Guthrie, Orphée…, p. 229)
n’est pas inéluctable, ni, dans les faits, franchement vérifiée. Le risque est écarté, en
principe, chez Pindare, qui identifie toujours moralité et sens de la solidarité
civique : la dikè, dont la pratique assure le salut individuel, s’exerce dans la polis, et
à son avantage ; elle est bavqron polivwn ajsfalev~, « le socle sûr des cités » (13e Olym-
pique, 6). L’homme idéal de Pindare, sociable, a un devoir d’insertion ; relié forte-
ment au milieu civique, il s’y dévoue ; il y accepte une certaine censure ; il en suit les
coutumes et y adhère à sa loi ; il en épouse sans difficulté les cultes réglementés et
en célèbre les fêtes. Il y recherche la bonne renommée et, avec l’aide du poète, la
gloire qui brillera dans la mémoire des générations à venir. Mais il est vrai que les
équilibres et les régimes politiques sont divers, et ne sont pas, dans cette quête du
bien moral, neutres : pour assurer en chacun le règne de la dikè, si l’on ne peut
penser la justice indépendamment du corps social, une âme sans le peuple des âmes,
se pose à terme le problème de l’eunomia dans la république. Pindare l’effleure. Ce
sera toute l’affaire de Platon de le résoudre.
François SALVIAT
(À suivre dans le fascicule 2007/II)
Journal des savants

La pensée de Pindare et la 2e Olympique. Deuxième partie :


Dieu cosmique, harmonie, sagesse
Monsieur François Salviat

Citer ce document / Cite this document :

Salviat François. La pensée de Pindare et la 2e Olympique. Deuxième partie : Dieu cosmique, harmonie, sagesse. In:
Journal des savants, 2007, n° pp. 173-259;

doi : 10.3406/jds.2007.1884

http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_2007_num_2_1_1884

Document généré le 13/04/2016


LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE

Deuxième partie
DIEU COSMIQUE, HARMONIE, SAGESSE

L’ÂME ET LE MONDE

Il faut aller plus loin. Des lecteurs nourrissant un préjugé timoré, se gardant en
bonne conscience du « délire d’interprétation » (Defradas, REG 1971, p. 137), ont
refusé à Pindare la consistance d’un penseur ; arguant de prudente et vertueuse
méthode, on a rogné les ailes de l’aigle. Artiste certes, et sublime : on lui a reconnu
l’accès à un « règne des valeurs » (« realm of values ») qui illuminerait sa création
poétique et ferait l’unité de compositions autrement difficiles à saisir (Fraenkel,
Snell, Lesky). Mais ce n’est pas seulement un sentiment du sacré qui irradie l’œuvre.
C’est une conception réfléchie, approfondie, de l’âme humaine et de la nature dans
son universalité.
Pérennité de l’âme à travers les réincarnations, jugements, sanctions conduisent
aux fondements d’un édifice dont la cohésion est requise. Certains l’ont parfois
assez bien senti sans prendre la mesure du problème. J. Duchemin, par exemple,
estime que : « La préoccupation eschatologique est présente partout chez Pindare »
(J. Duchemin, Enc. Universalis, article « Pindare »). Mais l’observation est courte
encore et même biaise, tant qu’elle n’a pas été développée. Car cette eschatologie ne
se suffit pas ; elle implique une théologie qui la conditionne : existence éternelle et
divinité de l’âme, que Pindare – W. Jaeger l’a justement souligné dans son bref com-
mentaire de la 2e Olympique (Theology…, p. 86) – se trouve être le premier, dans la
tradition grecque en l’état où elle nous est parvenue, à affirmer, ouvrent des pro-
blèmes qui devaient être simultanément affrontés et résolus.
Et voici les flèches en réserve dans le carquois.
Les hommes étant dotés d’âmes immortelles, « venant des dieux », la réflexion
doit d’abord s’approfondir de ce côté.
Un parthénée fragmentaire (1 Puech et Maehler), où Pindare forme des vœux
pour la postérité du Thébain Aioladas, énonçait clairement le dualisme âme-corps.
174 FRANÇOIS SALVIAT

ajqavnatai de; brotoi`~


aJmevrai, sw`ma dΔ ejsti; qnatovn.
« Immortels sont les jours pour les hommes, mais leur corps est mortel… »
Mais le poème abordait semble-t-il la question de l’insertion de ces âmes dans
la chaîne d’incarnations du génos, de leur origine, de leur diversité. Qu’en est-il de
l’avant-naissance, de l’existence antérieure à cette vie ? Le texte est ici par mauvaise
fortune, après to; gar; pri;n gevnesqai, mutilé. Il est possible que Pindare, qui affirme
une hérédité relative des vertus, ait été au nombre de ceux auxquels Platon fera allu-
sion, selon qui « l’homme fidèle à ses serments (l’homme moral) revit après sa mort
dans les enfants de ses enfants et dans sa postérité » (République, 363 d). Il y aurait
ainsi peut-être, par une sorte de grâce, un pilotage divin des renaissances.
Par l’âme, nous aussi nous sommes des dieux. Certes hommes et dieux, suivant
la distinction homérique expresse, sont très inégaux, les uns souffrants, les autres
puissants ; mais, contrairement à ce qu’affirme l’Iliade (V, 441-442), de même
extrace : frères, enfants de la Terre. C’est le début de la 6e Néméenne :
’En ajndrw`n,
e}n qew`n gevno~: ejk mia`~ de; pnevomen
2 mavtro~ ajmfovteroi: dieivr-
gei de; pa`sa kekrivmena
duvnami~, wJ~ to; me;n oujdevn, oJ de;
cavlkeo~ ajsfale;~ aije;n e[do~
mevnei oujranov~.
« C’est une même race, des hommes, et des dieux ; à une même mère nous devons le
souffle les uns et les autres. Nous distingue toute la différence du pouvoir attribué : à
l’une rien ; l’autre garde le bronze d’une demeure toujours sûre, le ciel. »

Il importe de ne pas traduire : « Il y a la race des hommes, il y a la race des


dieux… » comme le fait Puech, après avoir hésité ; une fois de plus, il affaiblit. Le
sens, vigoureux, ne fait pourtant pas de doute : il suffit de comparer la formulation
°’En... e}n... à celle qu’on trouve dans un vers orphique cité ici plus loin, qui affirme
l’identité des divers dieux par la répétition ei}~... ei}~... La bonne traduction est celle
de Fraënkel, Bowra, et d’autres (voir J. Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur
Dieu, 1971, p. 36 et s. avec les références).
La parenté (syngéneia), l’« homogénéité » des hommes et des dieux, nés de
Gaia, qui autorise pour les premiers l’espoir du retour final à l’état de béatitude
divine, est rappelée dans les « lamelles » d’or funéraires orphiques, par la formule
récurrente, que l’âme doit prononcer pour s’identifier : Gh`~ pai`~ eijmi kai; Oujranou`
ajsterovento~ : « Je suis enfant de la Terre et du Ciel étoilé » (références chez
G. Pugliese Caratelli, Les lamelles…, p. 54). On sait qu’elle est appliquée aux dieux
chez Hésiode, Théogonie, 106, 147, 463, 470. Cette parenté essentielle est percep-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 175
tible, selon Pindare, dans l’élévation spirituelle, dans la nature même (la force et la
beauté ?) des corps. Il l’affirme dans la suite immédiate du texte :
ΔAllav ti pros-
fevromen e[mpan h[ mevgan
5 novon h[toi fuvs in ajqanavtoi~
kaivper ejfamerivan oujk
eijdovte~ oujde; meta; nuvkta~
a[mme povtmo~
oi{an tinΔ e[grafe dramei`n poti; stavqman.
« Cependant nous avons quelque rapport soit pour la grandeur de l’esprit soit pour
l’être physique (?) avec les immortels ; même si au jour le jour, au long des nuits, nous
ne savons quelle limite à notre course est dans l’écrit du destin. »
Pindare suggère ainsi ce qu’exprime autrement Empédocle, qui voit, dans
l’homme qu’il est, un « banni du divin et errant » (fuga;~ qeovqen kai; ajlhvth~) (frgt 115
DK) et qui se sent lui-même, à la limite, dieu (frgt 112). Commentant ce passage de
la 6e Néméenne, J. Pépin a insisté sur la parenté explicite de l’intellect divin et de l’hu-
main (novon) et elle est remarquable en effet (Idées grecques sur l’homme et sur Dieu,
p. 37). Il s’agit d’une fonction universelle et l’on peut comparer avec le Logos héra-
clitéen, également universel (xunov~) (DK 2). Peut-être faut-il noter (si fuvs in dans le
texte peut être interprété en ce sens) le rapport affirmé de la beauté physique au
divin : le beau était chez Héraclite attaché au divin ; on le retrouvera chez Platon.
Pindare septuagénaire, en 446, dans une ode pythique sereine, s’interrogera
encore sur l’homme, sa condition instable, sa nature impotente. Ce sont ses vers le plus
souvent cités, aussi pressants, aussi célèbres que le deviendront les mots de Prospero
dans la Tempête de Shakespeare, acte IV, 1 : « Nous sommes de l’étoffe dont les rêves
se font, et notre courte vie, un sommeil l’environne… » (We are such stuff/As dreams
are made on, and our little life/Is rounded with a sleep). Ils annoncent aussi la médita-
tion pascalienne, et l’« intermède du rêve éphémère de la vie » de Schopenhauer.
ΔEn dΔ ojlivgw/ brotw`n
to; terpno;n au[xetai : ou{-
tw de; kai; pivtnei camaiv,
ajpotrovpw/ gnwvma/ seseismevnon.
95 ΔEpavmeroi : tiv dev ti~ ;
tiv dΔ ou[ ti~ ; skia`~ o[nar
a[nqrwpo~.
« En un instant grandit la félicité des mortels ; de même aussi tombe par terre, ren-
versée par une volonté qui change. Etres éphémères ! Qu’est-on ? Que n’est-on pas ?
D’une ombre le rêve : voici l’homme. »
Il peut se fixer pourtant sur lui un reflet, une lumière, car il participe du divin :
“AllΔ o{tan ai[-
gla diovsdoto~ e[lqh/,
176 FRANÇOIS SALVIAT

lampro;n fevggo~ e[pestin ajn-


drw`n kai; meivlico~ aijwvn.
« Mais que la lumière venue de Zeus arrive sur lui, un éclat brillant l’environne, et son
existence est douce » (8e Pythique, 92 et s.)
L’ambiguïté du statut existentiel ainsi poétiquement décrit, entre rêve d’ombre
et lumière, souffrance et bonheur régis par Dieu – et dont il est mythiquement
rendu compte, nous l’avons vu, suivant l’anthropogonie « orphique », par l’ascen-
dance de Titans, enfants du Ciel et de la Terre, mais arrogants, mais dévoyés, mais
coupables – ne peut rester sans réflexion d’arrière-plan.
D’abord comprendre le monde. On suivra ici à peu près W. Jaeger, lorsqu’il
s’emploie à montrer que l’avénement au cours du VIe siècle, d’une théologie natu-
relle, érodant, disqualifiant à la limite le polythéisme, a précédé ou accompagné de
près la conception de l’âme migrante, figurant un ego immortel et finalement divin.
Dans un passage du Théétète de Platon, Socrate expose la situation du jeune philo-
sophe, dont l’esprit doit s’élever au-dessus des mesquineries quotidiennes – au
point, comme Thalès qui contemplait nez en l’air les étoiles, de choir dans le puits
et de prêter à rire à la servante thrace. Il rappelle en citant – malheureusement par
bribes, où subsiste pourtant une forme dorienne révélatrice (ga`~) – les propres mots
du poète, l’ambition pindarique d’une pensée universelle, qui vole, qui embrasse ce
qui est sous terre comme sur terre, qui sonde, qui mesure, et monte jusqu’au-dessus
du ciel et aux astres (Théétète 173 e = frgt 121 Puech, 292 Maehler ; reprise chez
Marc Aurèle, II, 13) :
hJ de; diavnoia... pantach`/ pevtetai kata; Pivndaron tav te ga`~ uJpevnerqe kai; ta; ejpivpeda gewme-
trou`sa, oujranou` tΔ u{per ajstronomou`sa.
« Sa pensée… vole de toutes parts, comme le dit Pindare, mesurant les profondeurs de
la terre et sa surface, au-dessus du ciel étudiant les astres… »
Convergence remarquable : dans l’Apologie de Socrate la défense de l’accusé
repousse d’abord les attaques de ceux qui le dépeignent comme « songeur quant aux
choses d’en haut, fouilleur au contraire de tout ce qu’il y a sous la terre » (18 b) et
lui font grief « comme à tous ceux qui s’emploient à philosopher » d’enseigner « les
choses d’en haut et celles qui sont sous terre » (23 d) (voir aussi 19 b). D’où la satire
d’Aristophane qui sur scène, dans Les Nuées, suspend en l’air dans sa corbeille
Socrate météorologisant. Ne faut-il pas reconnaître dans le choix de cette démarche,
qu’on retrouvera par exemple chez Empédocle (frgt 38 DK, d’après Clément
d’Alexandrie), la recherche de la connaissance large du monde, telle qu’on peut
l’attendre d’un vrai penseur – on dira : un « philosophe » ?
Si l’on accepte d’accorder valeur à ce fragment 292 (Théétète 173 e), Pindare
avait donc pour horizon une cosmologie, au moins une représentation structurée du
monde. Nous n’en découvrons, en l’état de son œuvre, que peu de chose, mais dans
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 177
une large perspective spatiale : le Tartare profond, les fleuves souterrains ; l’Océan,
aux limites de la terre atteintes dans les navigations d’Héraclès (3e Néméenne,
str. 2) ; les Hyperboréens ; le ciel de bronze, plancher des dieux, les astres. C’est bien
la sagesse-connaissance (sophia), occasionnellement en défaut lors de l’éclipse de
463 (Péan IX, qui sera cité ci-après) qu’il pouvait revendiquer. Mais ce savoir n’était
pas le dernier mot.
En réalité, Pindare ne montre guère d’intérêt pour l’analyse élémentaire et les
spéculations pseudomécanistes des Ioniens et de leur descendance. Certes, il est
possible de penser que le début de la 1re Olympique, qui affirme le caractère secon-
daire de l’or, “Ariston me;n u{dwr…, « le meilleur est l’eau » (auquel fait écho exacte-
ment la 3e Olympique v. 42) en fort relief dans l’incipit de l’ode, s’appuie sur la
doctrine de Thalès, laquelle donnait à l’Eau la primauté sur l’Air, le Feu et la Terre ;
ce qu’on retrouve chez Phérécyde (DK 7 B 1a) ; on se rappellera aussi que dans les
Théogonies rhapsodiques « orphiques » l’eau joue un rôle primitif important
(Guthrie, Orphée…, p. 94). On a évoqué cette possibilité de rapprochements ; puis
on l’a repoussée, sans raison évidente (Puech). Le choix du poète paraît inattendu ;
mais il est sûrement significatif : car Pindare n’est jamais oiseux ni plat. Il allait donc
là, sciemment, contre Héraclite qui accorde primauté absolue au feu. De même,
dans la 6e Néméenne, l’assimilation de la vie, donnée aux dieux et aux hommes, au
« souffle » (pnevomen) doit s’accorder à la doctrine d’Anaximène, reprise par Diogène
d’Apollonie, pour qui l’« air » est premier principe, concernant à la fois l’univers
et l’âme individuelle, même si le cas est moins clair.
Mais le fait est que les générations autour de Pindare, sans du tout les délaisser,
s’attachent moins aux théories de la nature ; à celles-ci, toujours présentes
– comment s’en passer ? – se juxtaposent d’autres éléments de « philosophie ». Ainsi
dans l’œuvre d’Empédocle les Katharmoi s’installent dans un autre registre que le
Peri Physéôs, au point que la coexistence a pu dérouter ; de même que l’on s’est
étonné du mélange pythagoricien de « science » explicative et d’idéologie ou de pro-
phétisme mystique. On pourrait croire à une rupture ; pourtant des liens intimes de
dialogue ne cessent de se tisser.
Un fragment, 209 Maehler, conservé par Stobée, qui mérite d’être pris en
compte, témoigne chez Pindare de sa pénétration du problème :
Pindavrou : tou;~ fusiologou`nta~ e[fh Pivndaro~ ajtelh` sofiva~ karpo;n drevpein.
« À propos des physiologues, Pindare a affirmé qu’ils coupent la récolte de la sagesse
avant maturité. »
La notoriété et la force de la formule imagée sont soulignées par son détourne-
ment humoristique chez Platon : elle est en effet reprise dans la République, pour
dénoncer la sottise de qui rirait, de prime saut, au spectacle de filles nues pratiquant
des exercices sportifs, activité pourtant raisonnable (ajtelh` tou` geloivou sofiva~ drevpwn
178 FRANÇOIS SALVIAT

karpo;n, 457 b ; le commentaire de J. Adam, The Republic of Plato, p. 291 et appen-


dice p. 357 est ici utile). Elle exprime ici, au plus sérieux, avec la mise en perspective
d’une évolution des idées, une attitude historisante et critique. Ceux qui n’étudient
que la nature coupent leur blé en herbe, moissonnent des épis vides ; ou vendangent,
avant l’heure, des raisins acides, pour un vin médiocre : leur réflexion s’arrête trop
tôt ; point inutile, mais inefficace, parce qu’immature ; leur science de premier degré
ne saurait aboutir. Un fragment de péan cité par Stobée et Clément le dit :
tiv e[lpeai sofivan e[mmen, a}n ojlivgon toi
ajnh;r uJpe;r ajndro;~ i[scei ;
ouj ga;r e[sqΔ o{pw~ ta; qew`n
bouleuvmatΔ ejreunavsei broteva/ freniv:
qnata`~ dΔ ajpo; matro;~ e[fu.
« Qu’espères-tu de la sagesse (science), par laquelle de peu un homme sur un homme
l’emporte ? Il n’est pas possible de découvrir les desseins des dieux par l’intelligence
humaine : elle est née d’une mère mortelle » (Péan 13 Puech ; frgt 61 Maehler).
Le terme fusiologou`nte~ qui équivaut à celui de fusikoiv s’applique à l’école de
Thalès et ses successeurs. Ce vocabulaire est-il déjà de Pindare ? Le fond en tout cas
n’est pas douteux : l’originalité des précurseurs milésiens fut anciennement perçue,
et leurs limites, même si leur recherche fut sans cesse reprise ; et contre le « matéria-
lisme moniste » de leurs cosmogonies (Cornford, et les analyses de type marxiste)
Pindare rejoint la critique des penseurs de son temps. Ainsi, pour Parménide, la
« voie de la vérité » est-elle nettement méta-physique ; les cosmogonies ne relèvent
que de l’« opinion ». On peut surtout éclairer, me semble-t-il, le chemin où, passant
outre aux explications naturalistes, s’avance Pindare, par Héraclite, qui en est
jusqu’à un certain point adepte, en faisant du feu cause universelle, mais qui les
dépasse par l’éminence unitaire du Logos, qui est aussi Sophon, et Gnômè. Même si
le texte du fragment héraclitéen DK 41 (= D.L. IX, 1) est un peu difficile à saisir
dans sa concision, le sens est clair :
e{n to; sofovn : ejpivstasqai gnwvmhn, o{kh kuberna`tai pavnta dia; pavntwn.
« Le Sage est Un : (il faut) connaître la volonté (le pouvoir de jugement), qui gouverne
tout par toutes choses. »
L’insatisfaction de Pindare devant les tentatives de descriptions « physiques »,
est la même encore, toutes nuances gardées, que celle qu’exprimera plus tard un
passage célèbre du Phédon, où Socrate, retraçant son itinéraire spirituel, raconte son
enthousiasme de jeunesse pour la « connaissance de la nature » et constate, quant au
problème essentiel de la « cause », son inaboutissement (96 a) ; ce qui l’a conduit,
déçu encore par les solutions imparfaites d’Anaxagore, à entreprendre sa
« deuxième navigation » (99 c).
*
* *
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 179
ALLER AU TOUT

Il est temps de revenir à la cinquième strophe de la 2e Olympique.


ej~
de; to; pa;n eJrmhnevwn
cativzei.
J’ai traduit plus haut ej~ de; to; pa;n… (ainsi accentué pour la métrique) par « pour
aller au Tout… ». C’est la seule interprétation qui ne fasse pas violence à la langue,
et qui vaille ; la seule digne du contexte. Elle ne surprend pas les lecteurs – j’en ai
consulté, et des plus avertis – habitués au vocabulaire des « présocratiques »,
d’Héraclite, de Xénophane et de Parménide, d’Anaxagore ; puis du Gorgias, du
Timée, des Lois de Platon, d’Aristote, des Stoïciens, et des reprises des doxo-
graphes. Chacun peut se convaincre de sa légitimité en se reportant aux références
mises en liste dans les colonnes du très copieux article to; pa`n, à l’index des Vorso-
kratiker (III, p 339). to; pa`n, relayé par (ta;) pavnta et to; o{lon, ta; o{la, expressions équi-
valentes, attestées par dizaines, désigne le « monde », l’« univers », en un sens
technique, abstrait, bien fixé par l’usage des philosophes dès avant Pindare, utilisé à
son époque même et pour des siècles bien après lui, en particulier dans le vocabu-
laire stoïcisant. Ainsi chez Marc Aurèle (XII), qui recommande de « toujours
tourner son regard vers le Tout » (eij~ to; pa`n ajei; oJra`n).
La traduction de Puech, qui s’autorise d’Aristarque et des scholiastes : « pour
atteindre la foule » est abusive : en aucune manière, to; pa`n ne saurait remplacer tou;~
pollouv~ ou to; koinovn. Elle est cependant adoptée par J. Duchemin, et largement
suivie, par Sandys, par Farnell ; et par un savant aussi estimable, aussi vénérable que
F.M. Cornford, qui interprète – appauvrit – ainsi le passage : « I have many arrows
in my quiver ; they have a voice that speaks to men who can understand, but for the
crowd they need interpreters » (Principium Sapientiae, ed. Guthrie, 1952, p. 116).
Elle est encore vulgarisée en 1990 par Diane Arnson Svarlien, diffusée sur Internet
dans le site Perseus : « the mass needs interpreters ». On verra pour le reste l’état des
propositions faites, compilées par Van Leuwen, p. 230, lequel traduit lui-même en
définitive p. 296 par « the mass needs an explanation ». Assez exemplaire est l’argu-
mentation embarrassée de J. Defradas, REG 1971, p. 141-142 qui remarque : « Le
neutre to; pa`n, au sens de oiJ polloiv, semble sans parallèle exact », mais qui se rallie,
malgré ce scrupule, en désespoir de cause, aux scholiastes et à Van Leuwen. Cécité
contagieuse ; pour certains, qui sont arrivés près de la solution, dérobade devant
l’évidence ; contresens très grave, sur l’ode et sur toute l’œuvre, parce qu’il ravale
une fulgurance unique au rang de redite et presque de banalité, qu’il ferme – repre-
nons pour une fois une image de Bacchylide – « la porte des mystères indicibles »
(Bacchylide, Péan 2, CUF : ajrrhvtwn ejpevwn puvla~), ici plus qu’entrouverte ; et qu’il
180 FRANÇOIS SALVIAT

refuse à Pindare l’ambition de penser l’Universel, en réduisant à rien la formule


même qui la proclame.
Au moment même où le poète vient de livrer avec les couleurs d’une révélation
mystique, un tableau visionnaire de l’au-delà, il passe à la première personne,
comme s’il s’avançait lui-même en scène et il affirme qu’il possède aussi plus large-
ment, une conception globale de l’Univers, d’accès difficile au vulgaire, ouverte par
son truchement aux sunetoi, une Weltanschauung fondée en raison, que cette révé-
lation peut rejoindre ; et il en donne, en un mot, la clé. On ne peut s’y tromper.
Douterait-on pourtant ? Nous avons encore la chance décisive de pouvoir rap-
procher de ce passage de la 2e Olympique un fragment de Pindare également pré-
cieux, une courte définition, parfaitement explicite, citée par Clément d’Alexandrie :
Tiv qeov~ … o{ ti to; pa`n.
« Qu’est Dieu ? … C’est le Tout » (Stromates, V, 725 ; frgt « d’origine incertaine »
Puech 23 ; 140 d Maehler).

On ne peut manquer de comparer la formule, pour la forme ramassée et pour


le fond, jouant des mêmes concepts, avec celles du genre qu’emploient les philo-
sophes ; par exemple Héraclite : oJmolovgei`n sofovn ejstin e{n pavnta ei\nai : « Il est sage
de reconnaître que le Tout est Un » (DK B50) ou Empédocle : to; e{n kai; pa`n qeov~
(DK B 26). Certains l’ont vu ; ainsi J. Duchemin, sans en tirer grand chose ; ainsi
plus efficacement B. Deforge, rapprochant cette référence pindarique à la fois des
vers d’Eschyle qui témoignent de « la théologie panthéiste et cosmique » d’Eschyle
et des « spéculations présocratiques sur le Tout » (Eschyle, poète cosmique, 2004,
p. 258 et n. 170). La convergence entre la définition donnée par le fragment 140 d
Maehler et la 2e Olympique est claire. Aller au Tout, c’est aller à Dieu.
Cette question du divin n’est pas de celles que peut éluder un poète qui est
aussi un sage. Nous savons par Cicéron que Simonide en discuta avec Hiéron ; on
en trouve l’écho dans une anecdote rapportée dans le De natura deorum (I, 22) :
Hiéron aurait interrogé Simonide sur la nature de dieu (« qualis sit deus ») ; le poète
de Céos aurait différé sa réponse, demandant des délais successifs, repoussant sans
cesse, pour conclure enfin à l’obscurité du sujet : « quanto… diutius considero, tanto
mihi res videtur obscurior ». S’il ne sut finalement répondre, Pindare, lui, en a
décidé. L’intuition du divin rejoint chez lui l’évidence de la totalité de l’Être ; l’iden-
tité des deux permet de rendre compte de la nature et de la condition de l’âme,
incluse dans le Tout. Interprète privilégié, le poète vient d’apporter sur elle une révé-
lation, comme d’un mystère ; mais il peut aussi fournir sur le Monde tel qu’il le
comprend des explications en raison, à une élite clairvoyante, à ceux qui auront l’in-
telligence de le suivre sur ce chemin que le Péan IX Maehler pour les Thébains
désigne comme « voie de la sagesse » (v. 4), le Péan VII b Maehler comme « voie
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 181
profonde de la Sagesse » (v. 20) et que la 3e Pythique pour Hiéron nommera « voie
de la Vérité » (v. 103). Un mouvement tout à fait comparable se retrouve chez
Empédocle, au début de son œuvre en vers De la Nature : les hommes dans leur vie
trop brève, hébétés, ballottés en tous sens, simple fumée qui s’envole, ne peuvent
découvrir « le Tout » (ta; o{la vel to; o{lon... euJrei`n) que le poète va pourtant dévoiler
à son auditeur le médecin Pausanias (frgt 10 Bollack, B2 DK).
Pindare renvoie plusieurs fois à cette notion du Tout, essence d’un Dieu cos-
mique, désigné par le pluriel pavnta, « Toutes Choses ». Nous avons rencontré le
Temps pavntwn pathvr au vers 19 de la 2e Olympique : ce n’est pas une formule creuse ;
elle annonce, dans la même ode, notre to; pa`n du vers 93. Et l’on doit citer surtout
une pièce de l’œuvre pindarique où l’adjectif substantivé, au pluriel, pavnta, a, dans
un passage décisif, chargé d’un sens que l’on n’a pas su reconnaître, tout son poids.
Le Péan IX, pour les Thébains, a été composé après l’éclipse solaire du 30 avril
463 av. J.-C., qui fut totale en Grèce centrale, et d’impressionnante durée (voir les
données fournies par la NASA sur Internet). Treize ans après la 2e Olympique,
Pindare a 54 ans. Le poème débute ainsi :
ΔAkti;~ ajelivou, tiv poluvskope mhvseai,
w\ ma`ter ojmmavtwn, a[stron uJpevrtaton
eJn aJmevra/ kleptovmenon ; tiv dΔ e[qhka~ ajmavcanon
ijscuvn tΔ ajndravs in kai; sofiva~ oJdovn,
evpivskoton ajtrapo;n ejssumevna ;
« Lumière rayonnante du Soleil, qu’as-tu fait, toi qui vois tant de choses, ô mère des
regards, dérobant en plein jour l’astre suprême ; pourquoi as-tu frappé d’infirmité la
force des hommes, et coupé la voie de leur sagesse (science), en t’élançant dans
un chemin de ténèbres ? »

Puech traduit sofiva par « science » et peut-être doit-on aller jusque-là. Cette
disparition de la lumière étonne et désoriente. Certains avaient tenté d’imaginer la
raison des éclipses ; ainsi Héraclite, décrivant les astres comme des vaisseaux garnis
de feu, qui se retournaient à certains moments, à l’instar des « casseroles » de nos
projecteurs, escamotant leur faisceau ; sans y croire, sans convaincre. Mais lorsque
le poète s’adresse à cette ΔAktiv~, divinité au nom nouveau, créée pour la circonstance,
c’est en fait le principe divin tout puissant, qeov~, Dieu, qui est en cause, comme on
le voit par ailleurs, par le fragment 19 des Adèla de Puech, 108 b Maehler (hypor-
chème), qui évoque encore ce phénomène extraordinaire :
qew`/ de; dunato;n melaivna~
ejk nukto;~ ajmivanton o[rsai favo~,
kelainefevi de; skovtei
kaluvyai sevla~ kaqaro;n
aJmevra~.
182 FRANÇOIS SALVIAT

« Dieu peut, de la noire nuit, faire surgir, immaculée, la lumière, et des ténèbres, en
nuée sombre, cacher l’éclat pur du jour. »
Dans le Péan IX, après cette question pressante, Pindare appelle sur Thèbes la
protection divine. Puis s’interroge encore : ce prodige signifie-t-il qu’il faut
s’attendre aux pires fléaux – guerres, disette, chutes de neige, raz-de-marée (tsu-
namis), gel, tempêtes d’été, jusqu’à l’extinction de l’humanité dans une invasion de
la terre par les eaux et le surgissement d’une race nouvelle ? De la survenue de tels
événements catastrophiques, et de tout autre qui pourrait le toucher, Pindare
exprime son acceptation calme :
polevmoio de; sa`ma fevrei~ tinov~,
h] karpou` fqivs in,
h] nifetou` sqevno~
uJpevrfaton, h] stavs in oujlomevnan,
h] povntou kenevwsin a[m pevdon,
h] pageto;n cqono;~, h] novtion qevro~
u{dati zakovtw/ rJevon …
h] gai`an katakluvsaisa qhvsei~
20 ajndrw`n nevon ejx ajrca`~ gevno~ …
ojlofurovmai oujdevn, o{ ti pavn-
twn meta; peivsomai.
« Apportes-tu un signe de guerre, de récolte avortée, de chute de neige d’une puissance
jamais vue, de sédition funeste, la mer se vidant dans notre plaine, la terre gelée, l’autan
d’été ruisselant en eaux furieuses ? Ou bien vas-tu ayant noyé la terre, y établir, repar-
tant du début, une nouvelle génération d’hommes ?
Je ne me lamente sur rien, de ce qu’avec Toutes choses je pourrai subir. » (52 k Maehler).
Ce péan IX, essentiel pourtant, n’a guère été compris. Lorsqu’il est cité par
G. Vlastos, platonicien savant, celui-ci ne reprend pas le vers 21, mais seulement les
vers qui précèdent, et en rapproche un passage d’Hérodote sur l’éclipse « de
Xerxès » VII, 37,2 ; Vlastos pense simplement trouver a minima chez le poète,
comme il arrive en effet chez le roi des Perses, qui interroge les mages, et, croit-il,
chez le chroniqueur lui-même, un passage de l’injustifiable en raison à un sentiment
de surnaturel, ouvrant la porte à l’exorcisme et la superstition (Plato’s Universe,
Seattle 1975, p. 11-12).
L’ambition « philosophique » du passage est pourtant rendue manifeste par
l’hypothèse extrême du « déluge » entraînant destruction totale, mort de l’humanité ;
puis sa renaissance. Elle n’a pas surgi ex nihilo de l’imagination cosmique de Pindare.
Elle est inspirée par la tradition de l’Année « héliaque », la « grande Année », orien-
tale d’origine, chaldéenne, installée en milieu hellénique par Linos et par
Héraclite, selon Censorinus et Aetius : à la réapparition de telle conjonction astrale,
au bout de cycles récurrents d’une durée de 10 800 (360 x 300) années solaires selon
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 183
l’adaptation grecque, le monde s’embrase, se fond en eau, et tout recommence (Cen-
sorinus, Du jour natal, 18,10-11 ; Héraclite DK, A 13 ; Battistini, 22 et 23). On ajou-
tera donc l’allusion de Pindare aux arguments de ceux qui intègrent ce schéma
d’éternel retour, qui a connu ensuite une grande fortune, dans la doctrine d’Héra-
clite. Mais Pindare omet le feu, privilégie l’eau ; et une inspiration directe pourrait
être cherchée chez Xénophane, qui ayant observé dans des roches émergées (et en
particulier dans les Latomies de Syracuse) des vestiges fossiles d’organismes marins,
envisageait invasions par la mer de la terre réduite en boue, fins de l’humanité, puis
nouvelles naissances (KR, 187 p. 177). On peut citer, bien plus tard, Sénèque qui écrit
dans la lettre 71 à Lucilius : « Toute chose qui est ne sera plus : elle ne périra point,
mais se résoudra… » ; et Sénèque conseille alors « quand on aura parcouru en esprit
l’éternité du temps » de dire comme Caton, dont il reproduit la parole : « Toute la
race humaine, celle d’aujourd’hui, celle de demain, est condamnée à mort… Un subit
raz de marée recouvrira toutes ces plaines fertiles, ou bien un affaissement soudain
du sol les fera disparaître dans un gouffre » (trad. Bréhier). De même, un autre Héra-
clite, l’auteur des Allégories d’Homère, résumant l’opinion des « meilleurs philo-
sophes » sur « la durée de vie de l’univers » (peri; th`~ diamonh`~ tw`n o{lwn) envisage
pour sa fin, comme alternative au feu, l’eau, par kataklusmov~ : « Si l’eau fait irrup-
tion tout d’un coup, ce sera la fin du monde par inondation » (25, 5).
Au vers 21 du péan, A. Puech traduit pavntwn meta; par « (subir) avec tous ».
À tort. Pindare ne justifie pas son refus de l’affliction bruyante, de la plainte-suppli-
cation ritualisée (ojlofurovmai oujdevn) par une fraternité avec tous les hommes affectés
comme lui (nominatif supposé pavnte~) : il le dirait autrement ; cela du reste aurait-il
un sens ? Mais après deux strophes d’accent dramatique, dans une formulation
forte, en asyndète, au premier vers de l’épode, il signifie son accord sans plainte à
l’ordre de l’Univers (pavnta), à sa grande loi. Sagesse suprême : car nous savons que
pour lui l’Univers, le Tout, est identique à Dieu (pa`n = qeov~) et que l’âme humaine
participe du Divin. L’adhésion solidaire, dès lors, est logique. Car si le monde et
l’homme sont de même étoffe, l’acquiescement humain à l’ordre universel, pensé
comme divin, comme optimal, va de soi. Pindare, occupé de morale pratique, cher-
chant une règle de vie, avait, plus que d’autres, l’occasion de l’affirmer en parole sen-
sible. Et sa volonté d’assumer cette conséquence de sa vision « moniste » a été
justement appréciée par M. Yourcenar qui, ayant fait place dans son anthologie de
la poésie grecque au fragment lapidaire 140 d (Tiv qeov~ … o{ ti to; pa`n, cité plus haut) en
lui donnant le titre « Sur Dieu », livre ainsi dans sa notice de synthèse son sentiment
sur l’œuvre : « Ce qui domine chez Pindare… c’est la sérénité héroïque de l’homme
aussi parfait que lui permet de l’être l’humaine condition, soumis comme les dieux
eux-mêmes aux lois universelles, et leur obéissant du seul fait d’exister » (La cou-
ronne et la lyre, 1979, p. 161).
184 FRANÇOIS SALVIAT

Il n’est pas, à mon sens, d’autre moyen de comprendre le Péan IX. L’attitude
calme qui découle d’une compréhension de l’ordre universel sera cultivée, on le sait,
au cours des siècles. Par Platon, au livre X des Lois : l’Athénien s’y adresse à un
jeune homme qui ne sait pas que « (le principe) qui s’occupe du Tout a ordonné
toutes choses en vue du salut et de l’excellence de l’ensemble » et qui regimbe à tort :
« Toi, tu te fâches ; tu ne vois pas que ce qui, dans ton cas, est meilleur pour le Tout
l’est aussi pour toi-même en vertu de notre commune origine » (903 b-d). Par les
Stoïciens, que ne devaient pas troubler si l’on en croit les doxographies et les textes,
les grandes convulsions naturelles, les tempêtes, l’éruption des volcans, ni même la
perspective de la destruction cyclique, et qui pourraient signer aussi la proposition.
Il suffit pour commenter Pindare de revenir à la lettre 71 à Lucilius déjà évoquée :
« Qu’une grande âme obéisse à Dieu, qu’elle accepte sans hésitation la loi univer-
selle : ou bien, partie pour une vie meilleure, elle aura au milieu des êtres divins un
séjour plus lumineux et plus tranquille ; ou bien, sans subir aucun dommage, elle
sera mêlée à la nature et retournera au tout. » On peut aussi citer Épictète (Arrien),
qui se refuse à crier même dans un naufrage : « car… je suis homme, partie du Tout »
(a[nqrwpo~, mevro~ tw`n pavntwn, Entretiens, II, 5,9) ; et Marc Aurèle, en maints passages,
tels que voici, parmi d’autres. « Avant tout ne te laisse pas troubler ; car tout se passe
conformément à la nature universelle » (To; prw`ton mh; taravssou : pavnta ga;r kata; th;n
tou` o{lou fuvs in) (VIII, 5). « Se fâcher contre un des événements qui surviennent, c’est
une désertion par rapport à la Nature, dont font partie les natures de chacun des
autres êtres qu’elle embrasse… » (II, 16). La destruction, la mort même ne sont pas
à craindre : « Pourquoi craindrait-on la transformation et la dissolution du Tout ?
C’est conforme à la nature. Or, rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature »
(Pensées, II, 17, trad. Trannoy).
On pourrait être surpris de cette attitude « stoïcienne » avant la lettre, « ata-
raxique » ; mais Pindare n’est pas isolé dans son temps : on le trouve sur la ligne de
son aîné de vingt ans, vivant encore peut-être quand fut chantée la 2e Olympique,
Héraclite d’Éphèse.
Il est certain qu’Héraclite a inspiré les penseurs se réclamant du Portique, et en
particulier dans une perspective à la fois éthique et cosmologique analogue à celle
qui se dessine avec fermeté chez Pindare dans le péan IX. Marc Aurèle en effet, dans
un contexte où il affirme la cohésion de l’univers et la nécessité pour l’homme de
l’accepter, cite ainsi en appui le sage éphèsien, qu’il a mis avec Socrate en tête de ses
grands hommes :

Pavnte~ eij~ e}n ajpotevlesma sunergou`men, oiJ me;n eijdovtw~ kai; parakolouqhtikw`~, oiJ de; ajne-
pistavtw~, w{sper kai; tou;~ kaqeuvdonta~, oi|mai, oJ ÔHravkleito~ ejrgavta~ ei\nai levgei kaiv
sunergou;~ tw`n ejn tw`/ kovsmw/ ginomevnwn.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 185
« Tous nous collaborons à l’achèvement d’une œuvre unique, les uns sciemment et
intelligemment, les autres à leur insu. C’est ainsi qu’Héraclite, je pense, dit que même
ceux qui dorment œuvrent et collaborent aux événements de l’univers » (Pensées, VI,
42 = Héraclite, fragment DK 76).
Volontairement ou non, consciemment ou non, même émoussés par le
sommeil, nous collaborons à l’œuvre du Tout. Corrélativement, le point central de
la doctrine héraclitéenne est l’affirmation, en dépit des accidents apparents, de l’har-
monie universelle sous-jacente, que découvrira le sage : aJrmonivh ajfanh;~ fanerh`~
kreivttwn, « l’invisible harmonie vaut mieux que la visible » (54 DK). (Il faut bien tra-
duire : « harmonie » et non comme certains, « ajustement » ou en anglais « attune-
ment » ou « connexion » : on refusera de débattre ici des raffinements d’un faux
problème). De manière parente, chez Marc Aurèle : « Tous les êtres sont coor-
donnés ensemble, tous concourent à l’harmonie du même monde ; il n’y a qu’un
seul monde, qui comprend tout, un seul dieu, qui est dans tout … » (Pensées, VII, 9).
ÔArmoniva, l’« harmonie », est au sens héraclitéen l’assemblage cohérent, l’accord
des forces antagonistes en guerre dans le Tout (cf. DK 8 : ejk tw`n diaferovntwn kal-
livsthn aJrmonivan). Seul le sage, par la pensée, domine ces contradictions ; A.-J. Fes-
tugière estime qu’il y a là chez Héraclite l’ouverture à une attitude contemplative :
« il voit l’unité du Tout » et en « découvre l’harmonie » (Contemplation…, p. 26-
27). Il est notable que le même mot, avec le même souci de reconnaître l’unité de
l’ensemble, d’y adhérer, d’y collaborer, apparaisse chez Pindare dans la 8e Pythique.
Le poète, en soir de vie (446 av. J.-C., dans une ode sur laquelle nous revien-
drons) s’y adresse ainsi à Apollon :
w|vnax, eJkovnti dΔ eu[comai novw/
68 katav tinΔ aJrmonivan blevpein
ajmfΔ e{kaston, o{sa nevomai.
« Prince, ma prière : donne-moi de considérer, en assentiment, par l’esprit, chaque
chose qui m’advient sous l’aspect d’une harmonie. »
A. Puech note : « Locus a multis male intellectus… » et changeant une pépite
en caillou traduit lui-même avec audace et sans rien comprendre « je souhaite que
tu jettes un regard favorable sur tout ce qu’en tout temps je chante sur des modes
divers » : un massacre philologique qui ne vaut même pas d’être critiqué. D’autres,
c’est un réconfort, traduisent de façon plus pertinente. Ainsi Steven J. Willet, acces-
sible sur Internet : « I pray that with a willing mind I may observe a certain
harmony on every step of my way » (ce qui suit assez bien la syntaxe, mais oublie
katav, et gomme ainsi plus qu’une nuance). L’anglais rend mieux compte de eJkovnti
novw/ qui, rapporté comme il se doit au sujet de eu[comai, est capital. Ce ralliement de
bon gré (eJkovnti) à un ordre que l’esprit doit découvrir annonce le leitmotiv stoï-
cien d’assentiment, dans le dépassement de soi : « Veuille que ce qui arrive arrive
186 FRANÇOIS SALVIAT

comme il arrive » (Épictète, Manuel, 8 ; cf. P. Hadot, La Philosophie comme manière


de vivre, 2001, p. 250, qui rapproche Nietsche : « aimer l’inéluctable » et Bergson :
« créateurs de nous-mêmes »). Peut-être devrait-on corriger tinΔ en ta;n Ú il s’agirait
plus clairement de l’harmonie universelle, cachée, à saisir par le regard du sage,
certes, mais bien présente. C’est l’« harmonie de Zeus » qu’évoque le chœur du Pro-
méthée d’Eschyle, en opposition à l’impuissance humaine :
ou[pote...
ta;n Divo~ aJrmonivan qna-
tw`n parexivasi boulai;.
(v. 550-552) (P. Mazon traduit : « Jamais volonté mortelle ne violera l’ordre établi par
Zeus »).
Mais même sans changement de lecture, le fondement en raison métaphysique – la
cohésion et l’excellence du Tout – d’un idéal d’acceptation vigilante et d’impavidité
morale est dans ce texte comme dans le Péan IX, chez le poète, apparent.
Il faut donc aller, avec Pindare, par une démarche de fond, par une pensée
avertie et confiante, ej~ to; pavn, vers le Tout, vers Dieu, qui coïncide avec l’Univers.
C’est toujours s’occuper de l’homme, et de son âme, qui, participant du divin, doit
s’insérer dans ce Tout, rechercher, admettre et suivre de bonne volonté sa loi. On en
rapprochera l’assertion que l’on relève dans le Ménon de Platon, dans les lignes qui
suivent la citation du fragment pindarique 133 (reproduit ci-avant) qui introduit
l’exposé sur la réminiscence : l’âme y est dite, et cela en rapport direct avec la réfé-
rence au poète, « parente de toute la nature ». Comprendre l’âme et son parcours,
c’est aussi comprendre le monde : juste après la description du bonheur de l’au-
delà, dans l’Olympique, l’appel ej~ to; pavn le signifie, orientant la difficile démarche
de sagesse. Rappelons que pour Platon, de même, dans la République, une qualité
naturelle de l’âme, préalable au choix du gardien-philosophe, qui accédera au vrai,
doit être « de tendre sans cesse à saisir le Tout et tout ce qui touche au divin et à l’hu-
main » (486 a) ; et l’on peut revenir encore au passage du livre X des Lois plus haut
cité : « La petite part unique qui est tienne tend avec les autres au Tout et le regarde
sans cesse… » (to; e{n kai; to; sovn... morivon eij~ to; pa`n sunteivnei blevpwn ajeiv [903 c]). Et
citons encore, dans la tradition stoïcienne, Marc Aurèle : « Il faut toujours se rap-
peler ces points : quelle est la nature du tout et quelle est la mienne ; quel rapport lie
celle-ci à celle-là ; quelle partie de l’univers je suis et quel il est… » (Pensées, II, 9).
Par là se justifient évidemment les maximes sur le Temps et le devenir dans la pre-
mière partie de l’ode.
Pindare est, pour ce Dieu atteint en raison, proche des démarches plus abs-
traites de ceux que l’on classe ordinairement comme « présocratiques » : des phy-
siologues ioniens, qui affirmaient la cohérence du cosmos ; des contemporains du
poète surtout, ou peu éloignés de lui dans le temps. Des Pythagoriciens, explorant
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 187
l’harmonie numérique de ce cosmos ; de Xénophane, le plus ancien, peut-être le vrai
initiateur, s’il faut en croire le Sophiste, 242 d, de l’approche de l’Un qui est aussi
Dieu (to; e}n ei\naiv fhsi to;n qeovn, K.R. 177, d’après Aristote, Met., 986 b)), des Éléates,
et en particulier de Parménide, ébloui par la plénitude et la perfection de l’Être rond,
impérissable. Après Pindare, d’Empédocle, dans son poème Sur la nature, parméni-
dien avec sa Sphère (tou` panto;~ dΔ oujde;n keneovn, frgt 14) ; de Mélissos, partisan avec
d’autres encore « de l’unité et de l’immobilité du Tout » (Théétète, 183 e) ; d’Anaxa-
gore, pour qui le nous est cause de toutes choses, aijtio~ pavntwn. À partir de là encore,
une très longue descendance : il s’agit d’une donnée première et comme « immé-
diate » de la réflexion philosophique.
Dans un tel concert, témoignant explicitement de cette prégnance du concept
de totalité, pilier de réflexion métaphysique (Kant l’analysera dans la Critique de la
raison pure, comme la première « idée cosmologique ») il convient surtout, pour
notre propos, d’attirer plus particulièrement, une fois encore, l’attention sur Héra-
clite. Trois logoi composaient son ouvrage « Sur la Nature » qu’il consacra et
déposa à l’Artémision d’Éphèse. Au premier, précédant le « Politique » et le « Théo-
logique », et préalable à toute autre démarche, était donné pour titre « Sur le Tout »,
Peri; pavnto~ (Diogène Laërce, IX, 5). Héraclite y affirmait à la fois le conflit fécond
des contraires et l’unité de ce Tout. Un fragment (cité par Stobée) évoque les débats
de son temps, aboutissant à un consensus : selon lui, aucun des penseurs qui cher-
chaient à définir la « Sagesse » (qu’il désigne par l’adjectif substantivé sofovn – cer-
tains traduisent « le Sage »), ne pouvait la concevoir sans se référer à la totalité de
l’univers – pavnta.
oJkovswn lovgou~ h[kousa, oujdei;~ ajfiknei`tai ej~ tou`to, w[ste ginwvskein o{ ti sofovn ejsti, pavntwn
kecorismevnon.
« De tous ceux dont j’ai entendu les discours, pas un ne parvient à ce point, de fournir une
définition de la Sagesse qui soit séparée du Tout » (DK 108, d’après le Florilège de Stobée).
(Pour la construction et les mots-outils, on comparera avec le fragment
d’Héraclite DK 5 : « on adresse des prières aux statues que voici, comme au logis on
cause, sans savoir ce que sont les dieux et les héros » ou[ ti gignwvskwn qeou;~ oujdΔ h{rwa~
oi|t inev~ eijs i). Ma traduction diffère de la vulgate aberrante, spontanément inaugurée
par Tannery et Burnet (« there is no one who attains to understanding that wisdom
is apart from all »), acceptée par Diels et Kranz (« … erkennen dass das Weise etwas
von allem Abgesondertes ist ») largement diffusée ensuite : « Of all those whose tea-
ching I have heard, no one has gone far enough to learn that the Wise is something
apart from all things » (W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers,
1936 [1947], p. 125) ; « … savoir que ce qui est sage est séparé de toutes choses »
(Voilquin, Les penseurs grecs avant Socrate, p. 80) ou « … comprendre que la
sagesse est distincte de tout » (Battistini, Trois présocratiques, p. 46) ; « … realization
188 FRANÇOIS SALVIAT

that Wisdom stands apart from all else » (Wheelwright, Heraclitus, p. 102). Cette
« sagesse séparée de tout » a passé dans certaines histoires de la philosophie
(J. Burnet, Greek Philosophy…, p. 63 : « apart from all things » ; Bréhier, Histoire de
la philosophie, I, p. 52 : « séparée de tout »). Il est difficile pourtant de trouver au
texte ainsi entendu un sens utile ; les commentaires sont rares ; Ph. Wheelwright
cependant, op. cit., p. 105, affronte le problème : la sagesse vaudrait mieux, intrinsè-
quement, que tout le reste, et s’isolerait donc. M. Conche propose dans le même sens
une laborieuse justification : la sagesse serait hors du Tout, afin de le dévoiler (Héra-
clite, Fragments, 1986, p. 239). J. Bollack et H. Wisman ont beaucoup spéculé sur ce
fragment (Héraclite ou la séparation, 1972, p. 29 et s.) ; il est inutile ici de les résumer.

C’est incontestablement le contraire : on ne peut penser à un sofovn séparé du


Tout.
a) Ma façon de comprendre DK 108, avec une virgule, respecte la syntaxe élé-
mentaire ; en reconnaissant une valeur circonstantielle banale au participe kecoris-
mevnon, elle satisfera la grammaire et le lecteur helléniste, autrement confronté à un...
ejsti... kecorismevnon, forme de conjugaison composée pour le moins hétérodoxe.
b) Pour le fond, elle annule des commentaires divagants et donne un sens
conforme à la doctrine héraclitéenne, où le Tout, qui est pour le philosophe l’Un
(e{n) est coextensif au lovgo~, et gouverné par une pensée volontaire, gnwvmh.
Rappelons d’abord la formule d’Héraclite qu’on trouve en DK 10 (d’après
[Aristote], De mundo, 396 b) : … ejk pavntwn e}n kai; ejx eJno;~ pavnta, en dépit des contra-
dictions et des dissonnances. Cette doctrine entraîne l’inclusion du sofovn dans le
Tout unique ; cette inclusion est affirmée dans les fragments qui nous sont
conservés, à deux reprises.
1o On peut renvoyer à DK B 50 où reparaît comme l’ambiance des mêmes
débats, avec la même envie de convaincre (KR 199) :
oujk ejmou` ajlla; tou` lovgou ajkouvsanta~ oJmologei`n sofovn ejstin e}n pavnta ei[nai.
« Ce n’est pas moi, c’est la raison (logos) qu’on écoute lorsque l’on estime sage de
reconnaître que le Tout est Un. »

La sagesse ici (démarche du philosophe) coïncide avec le lovgo~ (qui est uni-
versel).
2o Dans le fragment DK 41 (Diogène Laërce IX, 1, déjà cité plus haut)
la sagesse est définie comme principe unique, et comme moyen de comprendre le
monde :
e{n to; sofovn : ejpivstasqai gnwvmhn, o{Jkh kubernh`tai pavnta dia; pavntwn.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 189
« Le Sage est Un ; (il faut – ou c’est de) connaître la pensée qui gouverne Tout par le
moyen de (à travers) Tout. »
La lecture du fragment 108 telle que je la préconise étant assurée, il apparaît par
elle plus clairement encore que le sofovn, le Sage (ou : la sagesse), ne peut être ni igno-
rant, ni coupé du Tout, de l’univers (pavnta). Celui-ci est aussi l’Un (e{n) ; et il est tou-
jours coextensif au qeov~, principe divin, ou au lovgo~, principe rationnel ; la pensée
ou jugement qui décide, gnwvmh, et qui gouverne, est toujours à l’intérieur du même
cercle. La vérité qu’il faut atteindre par la sagesse est attachée à cette unité ; chaque
fois que nous nous en séparons, nous errons : a} de; a]n ijdiavsomen, yeudovmeqa (chez
Sextus Empiricus, Adv. Math.,VII, 133 [= DK p. 60, 29-30]).
Parmi les historiens de la philosophie antique qui ont reconnu au thème uni-
taire une place primordiale chez Héraclite, je citerai pour sa vigueur E. Bréhier : ce
thème héraclitéen, « c’est l’unité de toutes choses ; c’est la vérité par excellence, que
le vulgaire, incapable de prendre garde aux choses qu’il rencontre, ne remarque pas,
l’or… que la nature aime à cacher… c’est la sagesse qui n’est point la vaine érudi-
tion… mais cette unique chose… qui consiste à reconnaître l’unique pensée qui
dirige toutes choses » (Histoire de la philosophie, I, p. 50-51). Et aussi W. Jaeger : « Il
en revient toujours à cette idée unique, l’unité de toutes choses est pour lui l’alpha
et l’oméga » (Theology…, p. 132). Enfin A.-J. Festugière : « La loi de l’écoulement
n’est qu’un aspect secondaire… Les fous s’arrêtent à l’apparence : le philosophe voit
l’unité » (Contemplation et vie contemplative selon Platon, 2e éd. 1950, p. 28).
Cette manière de voir est confortée par la réinterprétation qui vient d’être pro-
posée du fragment DK 108. Celui-ci en effet le précise : Héraclite considère qu’il
n’est pas de reflexion possible sans reconnaissance initiale de la primauté du Tout et
de son identité avec le principe de sagesse ; et il estime, ce qui est tout aussi impor-
tant, qui témoigne d’une ouverture à d’autres doctrines et d’une information clair-
voyantes, qu’en fait aucun des penseurs, ses contemporains, dont il a entendu la voix
– il faut penser à Xénophane, à coup sûr, et peut-être à Parménide – ne s’est
affranchi de cette reconnaissance fondamentale. On donnera donc toute sa force au
pavnta du lapidaire pavnta rJei`, « Tout s’écoule ». Quant à « la sagesse », to; sofovn, qui
est voie d’accès au vrai, à l’unité du Tout, et en même temps ne peut être dissociée
du Tout qu’elle fait connaître, elle doit être comprise aussi comme condition du
bonheur (Kirk, p. 205). On se souviendra ici de Chrysippe : « Il n’y a pas d’autre
méthode, il n’y a pas de méthode plus essentielle pour parler des biens et des maux,
ou des vertus, ou du bonheur, que de partir de la nature en général et de l’organisa-
tion de l’univers » (chez Plutarque, Sto. Rep. 9, 1035 c ; cité et traduit par G. Rodier,
Études de philosophie grecque, p. 245 et p. 279 n. 1).
Proche d’Héraclite – et des penseurs contemporains – dans cette intuition
capitale du Tout, Pindare l’est en particulier dans la définition, alors nouvelle, des
190 FRANÇOIS SALVIAT

rapports du Tout avec les préoccupations morales de l’homme. Édictant des pré-
ceptes, on leur donne un sens plus profond en les fondant sur la vision centrale où
pour la première fois l’éthique se mêle à la physique, et l’emporte sur elle.
Novmo~, la « Loi » (au masculin), se présente avec les qualifications du Divin uni-
versel dans une pièce pindarique pour nous fragmentaire, citée dans le Gorgias de
Platon. À ce Nomos allégoriquement déifié, Pindare prête le signe de puissance de
la main droite élevée, dans le geste qui reproduit celui de l’Apollon Hyperdexios
apaisant le tumulte, figuré en majesté au centre du fronton de la centauromachie du
temple de Libon à Olympie. Le poème s’ouvre ainsi :
Novmo~ oJ panvtwn basileu;~
qnatw`n te kai; ajqanavtwn
a[gei biaiw`n to; dikaiovtaton
uJpertavta/ ceiriv : tekmaivromai
5 e[rgoisin ÔHraklevo~...
« Nomos (Loi), le roi de Tout, des mortels et des immortels, promeut, en usant de la
force, le plus juste, en élevant sa main ; j’en ai pour preuve les travaux d’Héraclès… »
(49 Puech donne de l’ensemble un texte incomplet et dépassé ; on utilisera 169 a
Maehler, avec le bilan des sources).
On trouve un très bon état des commentaires chez J. de Romilly, La loi dans la
pensée grecque, 1971, p. 62 et s. Les leçons sont diverses ; discuté dans sa lettre, le
texte l’a été aussi sur le fond. Hérodote minimise, réduisant la Loi à la coutume.
Dans le Gorgias, 484 b, Calliclès, par une citation tronquée, détourne en toute mau-
vaise foi le sens : Héraclès a ravi les bœufs de Géryon « sans payer », et ce serait un
précédent pour justifier une éthique réaliste de la force. Les vers 3 et 4 font appa-
raître pourtant de façon claire, avec la « référence à l’ordre du monde » (Romilly,
p. 67), ce Novmo~ comme principe universel, assurant, fût-ce au prix d’une exécution
par la violence, la justice qui s’impose à tous, hommes et dieux ; l’exemple suit des
exploits punitifs d’Héraclès, vengeur d’injustice : bœufs de Géryon, juments de
Diomède, croqueuses d’hommes. La 1re Néméenne, où est également louée l’action
d’Héraclès, confirme dans ses derniers vers cette interprétation ; Tirésias prédit en
effet au héros un destin dans lequel, jusqu’à l’apothéose, il « adhérera à l’auguste
loi » (semno;n aijnhvsein nomovn, v. 72). Le problème sera repris par Platon dans les Lois,
714-715, où le philosophe fonde le pouvoir coercitif d’une archè juste, avec appui
avoué sur Pindare.
On en rapprochera, encore, Héraclite. L’expression Novmo~ oJ panvtwn
basileu;~ évoque la formule d’Héraclite concernant Povlemo~, la « Guerre » ou le
« Combat », principe universel d’antagonisme régissant le devenir, désigné comme
« roi de Tout » : Povlemo~... pavntwn basileuv~ (53 DK). Ce concept de « royauté » est
emprunté – détourné – aux théogonies courantes. Pour le fond, Pindare rejoint
l’affirmation, par le même philosophe d’Ephèse – dans la partie « politique » de son
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 191
œuvre, on peut le conjecturer – de l’existence de la « Loi divine unique » mais qui
s’applique aux hommes.
... trevfontai ga;r pavnte~ oiJ ajnqrwvpeioi novmoi uJpo; eJno;~ tou` qeivou: kratei` ga;r tosou`ton
oJkovson ejqevlei kai; ejxarkei` pa`s in kai; perigivnetai.
« … Car toutes les lois humaines sont nourries par la Loi divine unique ; elle étend sa
domination autant qu’elle le veut, suffit à toutes, et les dépasse » (DK 114).
Le Novmo~-roi de Pindare est de même essence : Loi divine, règle juste, inhérente
à l’univers, « régnant » sur lui. La théorie en raison métaphysique – on songe à Kant
et à sa « loi universelle de la nature » qui doit guider toute action morale – est chez
Héraclite ; Pindare la fait vivre, par le langage de la poésie, par l’allégorie imagée du
mythe, jusqu’aux os qui craquent sous les dents dans les mangeoires des
cavales thraces, horreur de pure violence, que punit Héraclès au nom de la Loi.
Rappelons que Br. Snell, dans son étude sur l’hymne à Zeus, comparant
Pindare et Héraclite, a considéré que les deux « ont ceci en commun que le divin,
l’Un, est leur objectif ». Nous venons de voir combien il est aisé, combien il est
éclairant jusque dans le détail de s’accorder sur cette observation. Mais, selon
Br. Snell, le philosophe chercherait à pénétrer ce divin, tandis que le poète émerveillé
l’approcherait dans une « contemplation pieuse » et se satisferait de le louer, de le
célébrer en de brillantes effusions, en toute naïve « candeur » (Discovery of the
Mind, p. 86). Il est sûr que, sans rien retirer aux mérites sensibles de son art, on doit
absolument faire crédit, sur le plan intellectuel, à Pindare, tout sauf candide. Et il
n’est pas question de piété. Certes, nous n’avons pas d’exposé en forme. Pindare n’a
pas consacré un poème à la Nature ou à la Vérité ; dans ses odes, il ne raisonne pas,
ne dialectise pas, comme le fait de manière si impressionnante Parménide, dans les
années proches de celle où fut composée la 2e Olympique. Mais nous savons – il
n’est guère ici besoin d’argumenter – qu’il n’y a pas de fossé entre la poésie grecque
archaïque d’essence prophétique et le domaine en principe rationnel d’une philoso-
phie en progrès, en quête d’une définition de l’Être, encore engagée dans des voies
mythiques : il y a longtemps que l’on a relevé entre les deux le rapport de « consi-
dérable interaction » que souligne F.M. Cornford (Principium Sapientiae, 1952,
Harper Torchbooks, p. 145). Poètes, philosophes ou sages sont en même posture
singulière, se donnent à peu près même stature, supérieure, opèrent dans des champs
voisins. Xénophane, Empédocle, écrivaient en vers. Et Parménide, le plus abstrait,
mais en qui on peut voir avec L. Gernet « une espèce d’élu », un prophète (Anthro-
pologie de la Grèce antique, « Les origines de la philosophie », p. 419). Il se repré-
sente lui-même monté sur le char des Héliades, franchissant la haute porte du Jour
et de la Nuit ; c’est ainsi par le medium poétique, où il veut briller, qu’il introduit
dans un élan mystique à une pensée discursive, à sa démonstration quasi géomé-
trique de la plénitude de l’Être.
192 FRANÇOIS SALVIAT

On peut penser que le génie vif, elliptique, impatient, de Pindare répugnait à


une théorisation pesante ; mais les épinicies, qui presque seules subsistent intactes,
ne représentent que quatre livres d’une œuvre qui en comportait dix-sept, dont des
Thrènes, des Hymnes, des Dithyrambes, pour nous en charpie ; elles n’offraient pas,
quoi qu’on ait pu penser (Lesky), le meilleur support pour exposer le progrès d’une
méditation ontologique. Mais nous en savons assez pour affirmer que celle-ci est
acquise et y est toujours sous-jacente ; au moins ne saurait-on nier que l’invite pin-
darique aux suvnetoi à aller ej~ to; pavn ait épousé la démarche d’Héraclite qui, se sépa-
rant de la foule, ouvrait à des lecteurs de choix son traité sur la Nature par un
discours métaphysique Peri; pavnto~.
*
* *
DIEU ET ZEUS L’UNIQUE ; POLYONYMIE ; ORPHÉE
Étant admis que le Divin est le Tout, comment le décrire et d’abord le
nommer ?
Dieu, Qeo;~, dans le poème, vraisemblablement un hyporchème, dont il nous
reste les fragments Maehler 108 a et b (pour Puech, frgt 19 ; nous avons plus haut
cité le texte), a deux aspects. Il est celui qui pousse l’homme dans le droit chemin
des « vertus » (frgt a) :
qeou` de; deivxanto~ ajrcavn
e{kaston ejn pra`go~, eujqei`a dhv
kevleuqo~ ajreta`n eJlei`n,
teleutai; de; kallivone~.
« Dieu montrant le principe de chaque action, le chemin est droit, qui conduit aux
vertus, et les fins sont plus belles. »
Il est aussi celui qui réglant l’ordre du monde physique, donne la lumière, et
peut la faire cesser dans une éclipse solaire (frgt b).
qew`/ de; dunato;n melaivna~
ejk nukto;~ ajmivanton o[rsai favo~,
kelainefevi de; skovtei
kaluvyai sevla~ kaqarovn
aJmevra~.
« Il est au pouvoir de Dieu, de la nuit noire de faire sortir la lumière limpide, et par
l’obscure et sombre nuée de cacher l’éclat pur du jour. »
On pense à Kant, pris d’admiration et de vénération « toujours nouvelles et
toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y applique avec plus de fréquence et
de constance » pour deux choses : « le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale
en moi » (Critique de la raison pratique).
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 193
Dieu, Qeo;~, ainsi désigné encore, est toute-puissance, toute-présence :
Qeo;~ a{pan ejpi; ejlpivdessi tevkmar ajnuvetai,
qeov~, o{ kai; pteroventΔ aijeto;n kivce, kai; qalass-
ai`on parameivbetai
delfi`na kai; uJyifrovnwn tinΔ e[kamye brotw`n,
eJtevroisi de; ku`do~ ajghvraon
parevdwkΔ...
« Dieu achève toute chose suivant ses attentes ; Dieu qui atteint l’aigle dans son vol,
devance aussi le dauphin sur la mer ; il courbe les mortels orgueilleux, et à d’autres fait
passer la gloire qui ne vieillit pas » (2e Pythique, 49 et s.).
Et Dieu est celui qui crée tout, et, source de beauté, imprègne la poésie de son
charme :
qeo;~ oJ pavnta teuvcwn brotoi`~
kai; cavrin ajoida`/ futeuvei.
« Dieu est celui qui crée toutes choses pour les mortels, et qui donne au chant son
attrait » (frgt 141 Maehler).
Pour Pindare, on a donc bien l’équivalence to; pavn = qeov~. Le Tout est Dieu.
Mais il est d’autres manières d’y renvoyer. À l’ouverture de la 5e Isthmique, Théia,
mère du Soleil, que Pindare emprunte à la Théogonie d’Hésiode, mais « aux noms
multiples », pourvoyeuse elle aussi de toute gloire précieuse, joue un rôle exacte-
ment comparable à ce qeov~. Dans la 2e Olympique, Chronos, le Temps, nous l’avons
vu, est « père de Tout » pavntwn pathvr … plus loin, l’unité originelle est symbolisée par
le personnage de Rhéa, mère universelle, assise sur « le plus haut des trônes »,
autour duquel reviennent les âmes d’élite.
Mais c’est sur le nom de Zeus surtout, mis au premier rang, omniprésent dans
l’œuvre pindarique, sur lequel se concentre cette unité, qui ne peut se diluer, en
dépit des références aux dieux multiples, aux makares collectivement invoqués.
Héraclite avait déjà posé cette question : étant donné ce qui pour lui était le
Logos, le Sophon souverain, l’unique, le recours au nom de Zeus pour le désigner
était-il allégorie inadéquate ou utile ?
e{n to; sofo;n mou`non levgesqai ou[k ejqevlei kai; ejqevlei Zhno;~ o[noma.
« L’Un, la sagesse, qui est seule, ne veut et veut être appelée du nom de Zeus » (frgt
DK 32).
Héraclite signifie qu’en l’absence de vrai moyen de renvoyer au principe
central, on peut recourir à ce nom de Zeus, le moins inadapté.
Lorsque Pindare privilégie Zeus, héritier des épopées, riche d’épithètes, préser-
vant le mythe « olympien », une généalogie qui le met au centre royal des théogo-
nies anciennes, des assemblées divines, toute une imagerie traditionnelle, le nuage
d’or, le sceptre, le foudre, l’aigle, etc., il sert la communication et le développement
194 FRANÇOIS SALVIAT

lyriques : on peut prendre pour exemple l’ouverture superbe de la première


Pythique qui magnifie le Zeus de l’Etna, écoutant le chant des Muses, tandis que son
oiseau favori, bercé, dodeline, et qui rend compte du feu volcanique de la Sicile à
Cumes, fumant le jour, rougeoyant la nuit, par la punition et les convulsions de
Typhon, le monstre aux cent têtes, écrasé au-dessous. Mais il est clair que pour lui
aussi le nom, les attributs, les logoi et tout l’appareil, les mises en scène qui l’accom-
pagnent ne sont que symboles dont il joue librement, suivant les suggestions du
fonds épique, et souvent allant au-delà. Son choix profond est celui qui sera ainsi
défini par Démocrite : pavnta Diva muqevesqai, « donner à toutes choses (Tout) le nom
de Zeus » (B30 DK). Et l’on trouve encore dans le texte conservé sur le papyrus de
Dervéni, commentant la théogonie d’Orphée, le constat de cette assimilation,
col. XIX, 2-3 : pour son auteur – Diogène l’Apolloniate si l’on veut me suivre – les
choses (ta; ejovnta) peuvent être dites Un (e{n), en raison de ce qui les domine, et « pour
cette même raison Zeus fut le nom donné à Tout » (Zeuv~ pavnta kata; to;n aujto;n logo;n
ejklhvqh). On est déjà tout près du Dieu des Stoïciens, du Zeus « aux noms mul-
tiples » de l’hymne de Cléanthe.
Zeus est chez Pindare le « père », très souvent. Il est l’organisateur, le recteur
du devenir, le maître de l’Univers dans la 5e Isthmique.
Zeu;~ tav te kai; ta; nevmei,
Zeu;~ oJ pavntwn kuvrio~.
« Zeus régit l’une et l’autre chose, Zeus le maître de Tout » (5e Isthmique, 5).
Dans le prosodion pour les Eginètes, le dieu, bienfaiteur de l’île, est ainsi
évoqué comme créateur :
oJ pavnta toi tav te kai; ta; teuvcwn
so;n ejgguavlixen o[lbon
eujruvopa Krovnou pai`~.
« Celui qui fait Tout, et chaque chose, t’a donné la prospérité, de Kronos le fils au vaste
regard » (Péan VI Maehler, vers 132-134).
Certaines épithètes, significativement, sortent du commun. Ainsi l’unique
ajristotevcna~ (frgt de péan 57 Maehler ; 13 Puech) : les citateurs, Dion de Pruse, Plu-
tarque, Clément d’Alexandrie, y voyaient le qualificatif d’un dieu créateur,
démiurge, selon Plutarque garant de justice. Zeus porte aussi, si l’on accepte une res-
titution qui à mon sens s’impose, l’épithète de panap[eivrwn], « tout-infini », que l’on
retrouve dans un Hymne « orphique » (Péan 8 de Puech, qui complète ainsi le mot ;
VIII a de Maehler, qui laisse la lacune ouverte, et ne suggère rien) : Zeus, le divin,
n’accepte aucune limite spatiale. La réflexion sur l’a[peiron assimilé au qei`on remonte
à Anaximandre, disciple de Thalès : on relèvera ici la référence à une notion centrale
dans la vision du « physiologue » milésien.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 195
Créateur, Zeus est à l’origine de notre existence ; dans le fragment de thrène
137 Maehler (déjà cité plus haut) le poète affirme que celui qui a eu la révélation des
vérités sait à la fois le principe et l’origine, dus à Zeus, et la fin de la vie.
oi\de me;n bivou teleutavn,
oi\den de; diovsdoton ajrcavn.
C’est la « lumière venue de Zeus » qui donne à l’homme sa dignité divine
(8e Pythique). Il inspire les « grandes vertus » (3e Isthmique).
Zeu`, megavlai dΔ ajretai; qnatoi`~ e[pontai
5 ejk sevqen...
L’âme pure, nous l’apprenons dans la 2e Olympique, rejoindra le château de
Kronos par la « route de Zeus ». Au sein de l’unité divine réside en effet la Justice :
Zeus, qui la porte, a eu Thémis pour première épouse et pour fille Dika (13e Olym-
pique). Mais dans son rapport à l’homme, Zeus a pour agents la Moira, l’Érinye exé-
cutrices, les daimones intermédiaires attachés aux individus. C’est le « vaste esprit
de Zeus » qui « pilote » le daimôn accompagnant les âmes des hommes qui lui sont
chers (8e Pythique, 122-123).
Diov~ toi novo~ mevga~ kuberna`/
daivmonΔ ajndrw`n fivlwn.
(Le daimôn en question ici est personnel, comme on le voit dès Hésiode et très
bien chez Théognis ; il préfigure ceux qui guident les âmes chez Platon et en parti-
culier dans le Phédon 107 d ; nous y reviendrons plus loin.)
Bien qu’il ne s’agisse plus nominalement de Zeus, mais d’Apollon son fils,
inspiré par lui, il est possible dans la même perspective de citer les vers de la
9e Pythique de Pindare où Chiron le Centaure s’adresse à la divinité qui sait tout et
voit tout :
kuvrion o}~ pavntwn tevlo~
45 oi\sqa kai; pavsa~ keleuvqou~:
o{ssa te cqw;n hjrina; fuvllΔ ajnapevmpei, cwjpovsai
ejn qalavssa/ kai; potamoi`~ yavmaqoi
kuvmasi rJipai`~ tΔ ajnevmwn klonevontai,
cw[ ti mevllei, cwjpovqen
e[ssetai, eu\ kaqora`/~.
« … toi qui sais le terme fatal de toutes choses, et tous les chemins ; toi qui sais combien
de feuilles la terre au printemps fait pousser ; et dans la mer et les fleuves, combien de
grains de sable sous les vagues et les souffles des vents roulent ; et ce qui va être, et d’où
cela sera, toi qui le vois tout à fait clair. »
Il faut se rappeler ici les formules définissant le dieu de Xénophane :
ou\lo~ oJra`/, ou\lo~ de; noei`, ou\lo~ dev tΔ ajkouvei.
« Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend » (K.R. 175).
196 FRANÇOIS SALVIAT

Exaltant le Divin, principe unique, Pindare est en convergence avec Eschyle


dont le théâtre ne cesse de célébrer au terme des conflits théogoniques le triomphe
de Zeus qui est le Tout ; dont on connaît le fragment célèbre des Héliades :
Zeuv~ ejstin aijqhvr, Zeuv~ de; gh`, Zeu;~ dΔ oujranov~,
Zeuv~ toi ta; pavnta cw[ti tw`nde uJpevrteron.
« Zeus est l’éther, Zeus est la terre, Zeus est le ciel, Zeus est le Tout et plus encore… »
(Nauck, TGF, 70, Mette, 105).
C’est le Zeus oJ pavnta nevmwn qu’honore le chœur du Prométhée enchaîné (v. 526)
et celui du fragment de douze vers détaillant sa puissance, sa maîtrise des éléments,
transmis par Clément, Stromates, 5, 131, 2-3, authentique quoi qu’on ait écrit. On
pourrait développer ce point ; il suffit de renvoyer ici, sur Eschyle, à l’étude récente,
convaincante, de B. Deforge, Eschyle, poète cosmique : « Le Divin, perçu comme
absolu et un, nommé Zeus, est… toutes choses, et partout » (p. 258-259). Les deux
poètes, dont on saisit bien les affinités, exprimaient ce faisant une double inspira-
tion.
Ils suivaient une voie « philosophique », rationnelle. C’est par elle que Pindare
(et le cas d’Eschyle est semblable) est convaincu de l’unité et de l’immanence du
divin ; les indications décisives que nous avons relevées attestent chez lui, poétique-
ment exprimée, une réflexion qui touchait à cet axe cardinal des « philosophies » de
son temps que l’on pourrait dire réflexives et « à système ».
Mais aussi – il faut y insister, car le fait est maintenant historiquement bien
établi – ils souscrivaient ainsi, en même temps, aux formules des Orphiques.
Zeus-Dieu est Un : les Hymnes d’Orphée expressément le disent. Référons-
nous encore sur ce point à la source directe et ancienne, aux transcriptions que l’on
trouve dans l’opuscule philosophique du Ve siècle (vers 430) dont le papyrus de
Dervéni nous a livré une copie. Dans un passage bien conservé il y est fait citation
de quatre vers hexamètres, authentifiés par un levgei introductif ayant pour sujet le
poète, qui nous délivrent ce mystère : Zeus, ayant avalé le sexe d’Ouranos coupé par
Kronos (Betegh, Janko, contre Brisson reproduit par Jourdan), rassemble en lui tout
ce qui a pu venir à l’être avant lui ; il est ainsi unique, mou`no~.

protogovnou basilevw~ aijdoivou, tw`/ dΔ a[ra pavnte~
ajqavnatoi prosevfum mavkare~ qeoi; hjde; qevainai
kai; potamoi; kai; krh`nai ejphvratoi a[lla te pavnta
a{ssa tovtΔ h\g gegaw`tΔ , aujto;~ dΔ a[ra mou`no~ e[gento.
« … (à partir ?) du sexe du roi premier né, furent attachés à lui tous les immortels, bien-
heureux dieux et déesses, fleuves, sources et toutes les autres choses, tout ce qui alors
était venu à être ; et lui-même fut unique » (col. XVI, 3-6).
Zeus devenu, par cette absorption, mou`no~, fut ainsi basileu;~ pavntwn, « roi de
Tout » (ibid. 14). Et encore premier et dernier, présent au centre, consubstantiel à la
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 197
totalité, à l’univers : ce sont les vers, en forme de litanies, de la théogonie ancienne
des Hymnes, cités encore dans le papyrus de Dervéni aux colonnes XVI, XVII
et XIX :
Zeu;~ prw`to~ gevneto, Zeu;~ u{stato~...
Zeu;~ kefalhv, Zeu;~ mevssa, Dio;~ dΔ ejk pavnta tevtuktai.
Zeu;~ basileuv~, Zeu;~ dΔ ajrco;~ aJpavntwn ajrgikevrauno~.

La matière est « philosophiquement » exploitable : la philosophie peut ici sans


déchoir se faire servante du mythe théologique. On en trouvait déjà l’utilisation
avec la citation d’un bloc de neuf vers – où sont inclus les trois précédents – dans le
De mundo (401a 20) pseudo-aristotélicien, avec la référence aux Orphica (kai; ejn toi`~
ΔOrfikoi`~ ouj kakw`~ levgetai) dont on apprécie maintenant l’authenticité documen-
taire. Je ne puis croire en effet que les vers 1, 2 et 7 de ce qui suit étant
d’Orphée, les autres ne soient pas de lui.
Zeu;~ prw`to~ gevneto, Zeu;~ u{stato~ ajrgikevrauno~ :
Zeu;~ kefalhv, Zeu;~ mevssa, Dio;~ dΔ ejk pavnta tevtuktai.
Zeu;~ puqmh;n gaivh~ te kai; oujranou` ajsterovento~.
4 Zeu;~ a[rshn gevneto, Zeu;~ a[mbroto~ e[pleto nuvmfh.
Zeu;~ pnoih; pavntwn, Zeu;~ ajkamavtou puro;~ oJrmhv.
Zeu;~ povntou rJivza, Zeu;~ h{lio~ hjde; selhvnh.
Zeu;~ basileuv~, Zeu;~ ajrco;~ aJpavntwn ajrgikevrauno~:
8 pavnta~ ga;r kruvya~ au\qi~ favo~ ej~ polughqev~
ejx iJerh`~ kradivh~ ajnenevgkato, mevrmera rJevzwn.
« Zeus fut le premier, Zeus le dernier, dont la foudre brille ; Zeus est la tête, Zeus
est le milieu ; par Zeus tout a été formé. Zeus est le fondement de la terre et du ciel
étoilé. Zeus est mâle ; Zeus immortel est femme. Zeus est le souffle de tout ; Zeus est
l’élan du feu infatigable. Zeus est la racine de la mer ; Zeus est soleil et lune. Zeus est
roi, Zeus commande à tout, dont la foudre brille. Car il nous cache à tous, et puis
ramène la lumière et ses joies, de son cœur sacré, faisant des prodiges. »

(P. Boyancé a attiré l’attention sur l’intérêt du vers 4, qui fond dans l’unité les
deux sexes, et qui peut justifier l’assimilation à Zeus d’Aphrodite, de Peithô et
d’Harmonie dans le papyrus de Dervéni, col. 21.)
En parallèle, le De Mundo citait un passage des Lois de Platon (discours de
l’Athénien, 715 e), souvent sollicité par les exégètes, mais qui restait isolé, et qui ne
donnait lieu qu’à des commentaires très prudents. On peut y reconnaître avec
entière certitude la référence à la source orphique. Il est question chez Platon de
« Dieu » :
oJ... qeov~, w{sper oJ palaio;~ lovgo~, ajrchvn te kai; teleuth;n kai; mevsa tw`n o[ntwn aJpavntwn e[cwn.
« … Dieu qui, comme le dit la vieille tradition, détient le début la fin et le milieu de tout
ce qui est. »
198 FRANÇOIS SALVIAT

La reprise du texte orphique, désigné comme palaio;~ lovgo~, n’est pas chez
Platon littérale ; le nom de Zeus n’apparaît pas, à dessein, mais qeov~ ; pourtant l’ins-
piration est directe. Le passage de Platon est du reste déjà donné comme source du
Fragment 6 de DK sous la rubrique « Orpheus ». Les observations de W. Burkert,
(La tradition orientale dans la culture grecque, 2001, p. 99) soulignent ce lien. Selon
Ph. Wheelwright déjà ce passage, pour lui encore isolé, révélait dans l’orphisme « an
intellectual focus » (Heraclitus, p. 4). On en voit maintenant l’environnement, et on
mesure ce qu’il en est.
Chez les « orphiques » Zeus est donc Dieu, créateur, principe et organisateur
de tout, omnipotent, présent en tout, résumant tout en lui. L’unité du divin s’affirme
ainsi de façon décisive, par révélation, au terme de l’aventure théogonique.
Dans le détail, nous sommes maintenant bien assurés de la fusion qu’ils propo-
saient entre les divinités. Les féminines d’abord. Selon les hymnes archaïques
d’Orphée, cités par Philodème, d’après Philochore, Gè et Déméter étaient « les
mêmes qu’Hestia ». On pouvait tant qu’on ne disposait que de cette référence, se
défier d’un témoignage lointain, en double écho. Mais le vers original des Hymnes
a reparu, cité dans le papyrus de Dervéni col. XXII, 12 :
e[sti de; kai; ejn toi`~ {Umnoi~ eijrhmevnon:
Dhmhvthr ÔReva Gh` Mhvthr ÔEstiva Dhiwvi.
« Il est dit de même dans les Hymnes : Déméter, Rhéa, Gè Mètèr, Hestia, Dèiô. »
(Voir F. Jourdan, Le papyrus de Dervéni, p. 22 ; commentaire et références dans
les notes p. 92-93 ; G. Betegh, The Derveni Papyrus, p. 98-99 ; W. Burkert, La tra-
dition orientale…, p. 93.) Le contexte nous manque ; s’annonce pourtant, à partir du
moment où s’installe la puissance unificatrice de Zeus, l’union sexuelle du dieu avec
Démèter-Rhéa-Gè-Mètèr-Hestia (= Dèiô) :
kalei`tai ga;r kai; Dhiw; o{ti evdhiwvqh evn th`i meivxei ∑ dhlwvsei de; o{tan kata; ta; e[ph gevnhtai.
« On l’appelle aussi Dèiô parce qu’elle fut ravagée dans le coït : (Orphée) le dira dans
la suite du poème » – c’est-à-dire encore dans les Hymnes.
(Il n’est pas fait allusion ici à une naissance, nous l’avons dit ; gevnhtai a, en
réalité, un sens banal).
Il est très significatif de voir ainsi réduite, par un mystère d’identité, à sa source
même, la complexité de la geste théogonique.
Cette réduction à l’identique, cette confusion des divinités féminines anciennes
de diverses générations se retrouvent chez Eschyle, où le Titan Prométhée parle
ainsi de sa propre mère :
Qevmi~
kai; Gai`a, pollw`n ojnomavtwn morfh; mivfa.
« Thémis et Gaia, forme unique sous de nombreux noms » (Prométhée enchaîné,
v. 209-210).
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II)

FIG. 1. – Fragment du papyrus de Dervéni, col. XXII. D’après The Derveni Papyrus, Kouremenos et alii,
éd. Leo Olschki, Florence, 2006.
199
200 FRANÇOIS SALVIAT

De même chez Pindare, au début de la 5e Isthmique, Theia, empruntée à Hésiode,


où elle est une figure assez pâle, devient, qualifiée par l’adjectif poluwvnumo~, le symbole
de cette contraction du multiple mythique au profit de l’unicité du Divin :
Ma`ter ΔAelivou, poluwvnume Qeiva
« Mère du Soleil, Théia aux noms multiples… »
Pindare est ainsi, dans sa recherche du Divin universel, inspiré aussi par ceux
qui portent cette tradition, de teinte religieuse et mystique, simplificatrice du poly-
théisme nominal – poètes, prêtres et prêtresses, devins, experts du sacré pour Platon ;
que rejoignent par leurs chemins propres les philosophes du Tout : convergence
remarquable, qu’on ne percevait pas jusqu’ici avec clarté. Et l’on mesure la liberté du
poète thébain : elle est déjà justifiée par le caractère non-essentiel dans la lettre, la
variabilité dans le détail, sans conséquence au regard du tout, des théogonies.
Cette lecture directe du texte « orphique » majeur nous fait rejoindre ici, au
terme, et pour l’option de fond – la réduction du multiple à l’un – et pour le voca-
bulaire descriptif du Divin, non seulement Pindare (Tiv qeov~ … o{ ti to; pa`n) mais aussi
Xénophane, Héraclite (DK 32 : e{n to; sofo;n mou`non…, qu’on peut à la rigueur dire
Zeus, cité plus haut) et Parménide. Et plus loin, Platon.
Ce sont là des certitudes. Je voudrais formuler une hypothèse complémentaire :
que l’assimilation entre elles des divinités, leur réduction à l’unité étaient dans les
poèmes orphiques plus explicites encore. Il suffit pour cela de considérer comme
conforme à la tradition ancienne l’hexamètre transmis par Macrobe :
ei}~ Zeuv~, ei}~ ÔAivdh~, ei}~ ”Hlio~, ei}~ Diovnuso~
« Zeus, Hadès, Hélios, Dionysos, sont un seul » (Saturnales, I, 18-17 ; OF 239).
L’authenticité de la citation est maintenant plus que vraisemblable. Zeus, ou
chacun des dieux en jeu, serait donc identique à chacun des trois autres. Ainsi Hadès
à Dionysos ; et l’on y gagne de pouvoir interpréter aisément un fragment d’Héra-
clite. Cette assimilation, donnée par le philosophe comme allant de soi, provoque en
effet un décalage, qui met en question l’opportunité de la licence, du rituel débridé,
indécent, des phallophories, confronté à la dignité du divin :
eij mh; ga;r Dionuvsw/ pomph;n ejpoiouvnto kai; u{mneon a\/sma aijdoivoisin, ajnaidevstata ei[rgastΔ a[n:
wJuto;~ de; ΔAivdh~ kai; Diovnuso~, o{tew/ maivnontai kai; lhnaivzousin.
« Si ce n’était pour Dionysos que l’on marche en procession, et que l’on chante des
hymnes à des parties honteuses, ce serait une pratique éhontée, tout à fait. Mais Hadès,
c’est le même que Dionysos, pour qui on se met en transes et pour qui on fête les
Lénéennes ! » (DK 15, d’après Clément, Protreptique, 1, 26).
De telles manifestations sont intolérables ; on ne les excuse qu’en mettant en
avant un dieu, Dionysos. Le scandale est que Dionysos maître du pressoir est aussi
Hadès, dieu des morts ; et l’incongruité éclate. Il est assez clair que l’Éphésien et ses
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 201
auditeurs ou lecteurs avaient à leur portée, bien présentes, pour cette censure
commune, les propositions synthétiques d’Orphée, dans une orientation qu’on peut
dire « monothéiste ».
Certains comme Guthrie, le pressentaient, mais l’analyse du texte transcrit sur
le papyrus de Dervéni l’a définitivement établi : il existe dans les Hymnes d’Orphée,
mythiquement exposée, la vision d’un Divin unique, que percevront, que partage-
ront les « philosophes ». Citons seulement un des derniers exégètes du papyrus,
G. Betegh : « The pantheistic and monistic moment of the Orphic narrative (every-
thing is in Zeus and Zeus is alone) is… an approximation of the philosopher’s
understanding of the nature of the divine (en note : the most ready parallel is Xeno-
phanes), but still from the framework of the mythological mode of expression »
(The Derveni Papyrus, p. 221). Dans ces conditions s’élabore au VIe siècle « a
common world-view which was neither exclusively rational nor exclusively mys-
tical » (ibid. p. 179). On ne saurait mieux mettre en situation la pensée de Pindare,
à la source de sa poésie.

*
* *

INFLUENCES ET PROLONGEMENTS

Pindare, immergé dans les courants de son époque, cultive ainsi une probléma-
tique et une vision de l’univers qui tirent profit des outils conceptuels de ce temps,
et s’accordent, avec des inflexions personnelles, et l’exaltation de valeurs ajoutées
par une dynamique propre de la sensibilité et de l’imaginaire, à celles des penseurs
et des pontifes de sa génération.
Quant aux croyances sur l’âme et son destin transmigratoire, avant lui intro-
duites en milieu hellénique, mais au reste on l’a souvent dit archétypales, et par là
aptes à se répandre au large, il a certainement connu, dès son adolescence et sa for-
mation à Athènes, avec des maîtres de l’école de Lasos, un peu avant 500, théogo-
nies et mystique des aèdes de tradition « orphique », dont on ne peut plus contester
l’ancienneté ; bien plus anciens que lui et que ces professeurs à coup sûr, puisque
Onomacrite, qui eut sous Hipparque maille à partir avec Lasos, reprenait Orphée et
Musée – et ceux-ci disaient en particulier la faute originelle et la parenté divine de
l’homme. Peut-être faut-il ajouter la tradition thrace la plus récente (Abaris le
Thrace est cité par Pindare au frgt 270 Maehler).
Plus avant dans sa vie il a lu sinon vu Héraclite, homme d’un seul livre, person-
nalité ombrageuse et originale, esprit paradoxal et critique, acerbe, amer parfois,
mais vigoureux, exprimant ses idées en images, en formules provocatrices et stimu-
lantes, maintenant dans la lutte des contraires et le flux du devenir la souveraineté
202 FRANÇOIS SALVIAT

du Logos unique, raison divine gouvernant le Tout : par Pindare, qui est comme en
dialogue avec lui, on se convainc mieux qu’Héraclite fut bien loin d’être le farouche
esseulé que décrit la légende. Mais Héraclite ne donne pas à l’âme humaine le statut
d’espoir que lui accorde Pindare.
Il a rencontré à Syracuse, autour de Hiéron, outre Simonide, Eschyle et Épi-
charme, le vieux Xénophane, inspirateur des Éléates, et retrouvé dans ce milieu occi-
dental la théorie adaptée sinon approfondie par les Pythagoriciens, de la
transmigration : parti de Samos, Pythagore l’inventeur et le propagateur de cette
variante s’était installé vers 520 à Crotone, où ses disciples furent les maîtres de la
cité ; ils essaimèrent et enseignèrent en Grande Grèce, en Sicile, en Égée ; à Thèbes
même viendra plus tard Philolaos. Parménide lui-même, du même âge que Pindare,
fut le disciple du Pythagoricien Ameinias, auquel il rendit un culte ; et Empédocle,
qui vécut après, adepte aussi de la métempsycose, était un zélote (selon Simplicius)
des Pythagoriciens.
Pindare qui avait des liens avec l’Ouest, qui a séjourné en Sicile, les a côtoyés ;
il les a entendus. Pour quel fruit ?
Clément d’Alexandrie assure qu’il fut pythagoricien : on ne le prendra pas à la
lettre. Il faut certes noter que l’on découvre chez lui, sur les phases de tribulation
des âmes, des données chiffrées plus précises même que celles que les sources
antiques nous transmettent, concernant Pythagore (qui, selon Cicéron et d’autres,
n’écrivit rien lui-même) et ses successeurs. Dans la métempsycose (ou
palingenèse) enseignée par Pythagore – Porphyre nous l’apprend – les renaissances
se faisaient dans des périodes définies : peut-être est-ce dans le fil de cette tendance
que chez Pindare, se trouvent indiqués la durée d’une fin de séjour dans l’au-delà,
et le nombre de réincarnations au dernier stade, avant le passage à l’état divin. Mais
Pindare reste absolument étranger à cette particularité de la doctrine, qui n’est pas à
la marge, qui envisage des réincarnations sous forme végétale ou animale, entraînant
refus de faire couler le sang sur les autels, ascétisme et tabous alimentaires. Une
nourriture végétarienne contrôlée découlait de cette conception pythagoricienne,
attachée souvent au nom même de Pythagore, qui accompagne la métempsycose, de
la parenté des êtres vivants – animés – de tous ordres, poissons, oiseaux, plantes,
bêtes terrestres, humains, en espèces hiérarchisées. Empédocle suivit, dans ses
Katharmoi. Il sera fait allusion chez Platon à ce régime dit « orphique » (mais
était-ce l’orthodoxie, ou un « intégrisme », avatar de l’orphisme ?) dans les Lois
782 c. Et les exégètes modernes – par exemple M. Detienne (voir dans Dionysos mis
à mort, 1977, le chapitre « Dionysos orphique et le bouilli rôti », p. 163 et s.) – y ont
attaché beaucoup de sens. Pindare quant à lui voit au contraire un mérite dans la
participation aux fêtes et festins carnés sacrificiels. Preuve éclatante de cet attache-
ment : dans l’île de Kronos, où festoient les bienheureux, on immole encore, et on
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 203
consomme convivialement, de la manière la plus traditionnelle, des bovins. On lit
en effet Thrène VII, frgt 129 Maehler, vers 12 (connu par le papyrus Oxy. 26) :
... dwvroi~ bouqu... ; et l’on ne peut restituer que bouqusiva, composé qui apparaît pour
la première fois chez Pindare et Bacchylide, ou un mot de la même famille : il s’agit
donc d’un grand sacrifice de fête, de type pythique ou olympique, ainsi que le
montre l’étude documentée de J. Casabona (Recherches sur le vocabulaire des sacri-
fices en grec, 1966, p. 140). Pindare mettait aussi en scène, sans réprobation appa-
rente, Héraclès se vantant d’avoir englouti deux bœufs rôtis, os compris (frgt 168
Maehler). La pureté de l’âme ne dépend pas de l’abstention de sacrifices de sang ni
du refus d’ingérer des viandes, cuites ou crues ; elle est bien, nous l’avons vu, affaire
de morale et de justice. Or elle est le suprême mérite, et doit à ce titre être appréciée
par un jugement en forme – dont, nous l’avons dit, il est exclu qu’il puisse trouver
place dans le système pythagoricien.
S’il a pénétré les œuvres, entendu les poèmes, connu les écoles, Pindare n’est
donc pas un catéchumène en tutelle. Platon le savait, qui le lisait au complet, et ne
vécut pas si loin de lui dans le temps : on se rappelle que Socrate naquit en 470 ; tout
jeune, il avait approché (vers 455 ?) Parménide chenu visitant Athènes à soixante-
cinq ans (cf. Théétète, 183 e et Parménide) ; pourquoi pas Pindare, contemporain,
qui jouit aussi d’une longue vie ? Disciple de Socrate, Platon est adolescent dans ce
même siècle. On peut se fier à l’estime qu’il porte au poète : il le considère comme
l’égal des tout premiers parmi les pontifes, ceux qu’on aurait dit, dans une culture
plus dogmatique, docteurs.
Rouvrons encore à la page 81 a-b le Ménon, écrit un peu moins d’un siècle
après la 2e Olympique : Pindare y est cité par excellence, seul nommé, parmi ceux,
hommes ou femmes, « habiles en choses divines » (sofw`n peri; ta; qei`a pravgmata), qui
disent le « vrai » (ajlhqh`) et le « bien » (kalovn). Il s’agit de prêtres, prêtresses et
devins, versés en religion, et parmi les poètes, de Pindare et nombre d’autres, du
moins les « divins » :
kai; Pivndaro~ kai; oiJ a[lloi polloi; tw`n poihtw`n, o{soi qei`oiv eijs in.
« … et Pindare et les autres poètes en nombre, pour autant qu’ils sont divins. »
(On notera que les « philosophes » sont de ce bilan historique absents.) Que
disent-ils ?
Fasi; ga;r th;n yuch;n tou` ajnqpwvpou ei\nai ajqavnaton, kai; tote; me;n teleuta`n, o} dh;
ajpoqnhv/skein kalou`s in, tote; de; pavlin givgnesqai, ajpovllusqai dΔ oujdevpote: dei`n dh; dia; tau`ta
wJ~ oJs iwvtata diabiw`nai to;n bivon.
« Ce qu’ils disent, le voici… ils affirment que l’âme humaine est immortelle, et que
tantôt elle aboutit à un terme (ce qu’on appelle mourir) tantôt elle recommence à
naître ; mais qu’elle n’est jamais anéantie ; et qu’il faut, pour cette raison, avoir une
conduite aussi sainte que possible, tout le cours de la vie » (suit le fragment de thrène
133 copié et traduit plus haut).
204 FRANÇOIS SALVIAT

C’est bien la parole de Pindare. Sur le qualificatif de « divins » appliqué aux


poètes comme aux devins, Socrate revient et s’explique à la fin du dialogue (99c) : à
défaut de posséder la « science » (ejpisthvmh) qui distingue le seul philosophe platoni-
cien, ils peuvent « sans rien connaître à ce dont ils parlent » exprimer l’« opinion
vraie » qui permet à l’homme de bien se diriger. (On trouvait les mêmes expressions
dans l’Apologie de Socrate, 22c : « Ils disent beaucoup de belles choses, mais ils n’ont
pas la science de ce qu’ils disent »). On a cherché ici parfois Empédocle ; mais ce
n’est pas le voyant illuminé au génie éclectique et foisonnant d’Agrigente, c’est le
grave Pindare que Socrate a dans l’esprit, qu’il nomme, dont il sait les vers par cœur,
et qu’au sein d’une catégorie qu’il dit nombreuse, en tête de laquelle il faut sûrement
inclure Orphée et ses continuateurs archaïques, il choisit de citer.
Pindare mérite d’être, en lui-même, à sa hauteur, apprécié pour ce qu’il
construit ; qu’à pleine voix il revendique ; non sur ce qu’il devrait à autrui. Person-
nalité forte, il n’avoue aucune allégeance. Il n’emprunte à aucun sytème une réfé-
rence absolue ; il crée sa propre sphère. Il choisit, rapproche, croise « héraclitéisme »
rationnel en principe, argumenté, et orphisme oraculaire, mystique, en une synthèse
neuve. Ayant distingué l’essentiel, il le façonne pour sien. Le transfigure à son gré,
l’imprègne de son esthétique, seul à pouvoir le faire, par l’art inimitable, par la veine
métaphorique, par le style et les mots du poème et – on doit le concevoir, faute de
pouvoir vraiment l’imaginer – par la musique, voix et instruments, qui concourent
à en faire un émouvant et religieux mystère. Cette originalité reconnue à une œuvre
sur laquelle maintenant rayonne la 2e Olympique, sera prise en compte dans l’appré-
ciation de la dette de Platon à l’égard de Pindare : dette avouée, lorsqu’en toute révé-
rence il cite Pindare dans le Ménon comme l’exemple du poète « divin » ; évidente,
lorsqu’il expose lui-même ses grands mythes de jugement et de survie.
Il faut se rappeler que la tradition philosophique était loin d’être acquise à une
renaissance d’âmes pérennes. Rien chez les « physiologues » ; Héraclite les ren-
voyait au feu essentiel ; et il n’est que de lire Démocrite : « Certains, par suite de
l’ignorance où ils sont de la dissolution (dialysis) réservée à notre nature, par suite
aussi de la conscience qu’ils ont des mauvaises actions de leur vie, passent en souf-
frances dans le trouble et les frayeurs le temps de leur existence, en forgeant des
fables mensongères sur le temps qui vient après la mort » (DK 297). Aucune ouver-
ture chez Antiphon : « La vie ressemble à une garde d’un jour que, à peine avons-
nous vu la lumière, nous transmettons à d’autres » (frgt 19 éd. Gernet CUF).
Platon est revenu à plusieurs reprises sur le problème de la destinée de l’âme
immortelle, et, avec des variations libres, mythes à l’appui, sur ses itinéraires et
séjours dans l’au-delà, et ses retours. On peut admettre qu’il avait connaissance de
schémas, plus ou moins apparentés, qui pouvaient servir de tremplin à son imagina-
tion. Dans la République, Céphale évoque des croyances populaires (dont relèvent,
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 205
en partie au moins, les « tablettes ») ; il est fait ailleurs allusion à des sources sacrées.
De vieux poèmes existaient, qui nous échappent. Le traité de Dervéni, composé
vers 430, qui laisse entrevoir un Hadès de tourments, où les Érinyes punissaient les
âmes injustes, devait s’appuyer sur eux. Et il est clair que Pindare, plus haut encore,
s’inspirait des Orphiques anciens et relayait leur message.
Pour Platon cependant l’âme humaine, nous le savons par la République, a une
irréductible spécificité : le logistikovn – disons la raison. Or Pythagore identifiait une
âme amie en migration dans un chien, Empédocle disait avoir été garçon, fille,
buisson, oiseau, poisson muet. On mettra à part le passage du Phédon les égrati-
gnant, qu’on a pu juger ironique, à la Jonathan Swift (Dodds, p. 215), qui suggère
des réincarnations en loups et ânes, guêpes et fourmis ; et dans le même esprit
enjoué, dans la République, les réincarnations-blasons d’Ajax en lion, d’Aga-
memnon en aigle et de Thersite en singe. Et aussi les dernières pages du Timée, qui
exposent sérieusement – mais c’est Timée le pythagoricien qui parle pour son propre
compte – un système de parenté à échelons gradués où « les êtres vivants se tranfor-
ment les uns dans les autres, se métamorphosant suivant qu’ils perdent ou qu’ils
gagnent en intelligence ou en stupidité ». Il n’y a là, A.E. Taylor l’a souligné dans
son commentaire ad loc., pas de possibilité d’« enfer » ni de « purgatoire » (A Com-
mentary on Plato’s Timaeus, Oxford 1928, réed. 1962, p. 641) : nous sommes hors
de la doctrine rétributive de justice, bien humaine, affirmée dans la Lettre VII (335a).
Quel procès faire à un poisson, à un laurier ? C’est pourquoi le Socrate du Phèdre
dans son discours n’envisage des réincarnations sous forme animale que par choix
volontaire d’âmes qui sont d’origine humaine ; il faut qu’elles aient auparavant
approché la vérité, puis qu’elles aient été une fois humainement incarnées.
Platon accordait au contraire toute considération aux poèmes « orphiques »,
qu’il évoque avec révérence ; parfois de façon un peu imprécise, mais comme des
sources connues : comme les Lois 715 e citées plus haut (palaios logos), la Lettre VII
335 a par exemple renvoie à de « vieux et saints logoi » ; mais l’Apologie de Socrate
41, ainsi que le Protagoras 316 d, la République 364 e, le Philèbe 66 c, le Cratyle
402 bc (deux vers cités) nomment expressément Orphée et Musée ; le Banquet 218 b
suppose connu et transpose le premier vers de l’œuvre, fermant la porte aux pro-
fanes (bébèloi). Les hymnes d’Orphée sont encore évoqués dans les Lois 829 e avec
ceux de Thamyras. Aussitôt après ou à côté de ces textes poétiques fondateurs, il
faut comme le Ménon y autorise, dans l’inspiration platonicienne ménager une
bonne place à Pindare : lequel, nous le percevons maintenant, léguait une matière
élaborée, qui directement convenait au maître de l’Académie, un « orphisme »
épuré, « humanisé », non contaminé, non dégradé de prohibitions et de manigances
cultuelles, offrant une idée nette des âmes humaines et de leurs itinéraires symbo-
liques, liée à une vision globale d’un univers divinisé.
206 FRANÇOIS SALVIAT

L’Apologie de Socrate fait état du jugement personnalisé après la mort et


montre l’au-delà comme un lieu de rencontre et de conversation (41 a-c) – ce qu’il
était en effet dans un thrène pindarique. Le Gorgias revient sur le procès de l’âme
dans la droite ligne du poète ; elle se présentera nue : dans la 2e Olympique le justi-
ciable comparaît ajpavlamno~, « démuni ». Socrate substitue seulement, dans ce dia-
logue (la fantaisie, qui renouvelle l’intérêt, étant admise) à un juge divin abstrait un
tribunal de trois fils de Zeus, Minos, Éaque et Rhadamante. Ils étaient quatre et plus
dans l’Apologie de Socrate ; ils seront anonymes et en nombre indéterminé dans la
cour de justice de la République. Dans la République encore, Socrate oppose le
Tartare, lieu d’expiation et de peine, aux îles des Bienheureux (523 b, 526 c), liées
comme dans l’Olympique à Kronos, où il envoie les âmes parfaites. « C’était une loi
du temps de Kronos, concernant les hommes, et encore aujourd’hui chez les dieux,
que l’homme qui a vécu toute une vie juste et sainte, après sa mort parte pour les îles
des Bienheureux, et y réside, dans un bonheur parfait, à l’abri de tous maux… »
(523 b). Avec ces îles, nous sommes dans le jardin imaginaire de Pindare. Elles se
retrouvent dans le Banquet (180), dans le discours de Phèdre ; elles accueillent
Achille, comme chez Pindare (mais, dans une parodie légère, le héros est récom-
pensé par les dieux au titre de parfait amant de Patrocle – et non comme attendu
pour ses exploits guerriers). Et si la République promet encore aux bons le ciel,
développant au livre X le thème d’un « purgatoire » doux, mais céleste, dans le récit,
rapporté par Socrate pour clore le dialogue, de l’aventure d’Er le Pamphilien (qui,
tué au combat, fut renvoyé parmi les vivants au douzième jour, sans avoir bu l’eau
de l’oubli, pour témoigner des tribulations des âmes et de leurs rentrées dans des
corps), plus haut dans le même dialogue (540 b) les Iles sont le séjour promis aux
âmes des « gardiens » de la cité. C’est à la lettre le paradis pindarique, même si, lieu
de félicité trop sensuelle sans doute, « charnelle » encore, elles restent non décrites.
Dans le Phédon d’autre part les âmes saintes, libérées des profondes geôles infer-
nales, accèdent plus haut à un séjour pur, puis se réinstallent « sur terre » (ejpi; gh`~)
(114 b). Il arrive que ce passage soit mal interprété, ainsi par L. Robin, qui traduit
de façon contournée ejpi; gh`~ oijkizovmenoi par « s’établissent sur le dessus de la
terre » ! et comprend en effet : au-dessus de la terre (Platon, t. IV, 1, CUF, 5e éd.
revue 1952, p. 96). En réalité cette incarnation ultime, « philosophique », corres-
pond aux dernières incarnations pures, héroïques, des « sages » du fragment de
thrène de Pindare que Platon cite lui-même dans le Ménon (133 Maehler, texte
reproduit plus haut) : c’est bien la vision selon Pindare de ce dernier transit qui
occupe, qui conforte Socrate à ses derniers instants ; et parmi ces âmes celles qui se
seront « par la philosophie suffisamment purifiées » rejoindront ensuite après leur
mort ultime, pour toujours libérées du commerce avec les corps, des demeures plus
belles encore, réservées en fait aux philosophes.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 207
Ces convergences sont assurées. On peut se souvenir dès lors que Platon, dans le
livre X de la République, envisageant le cas des poètes corrupteurs qui pratiquent
l’imitation (la « mimésis ») – suspects souvent de mensonge à Pindare – les chasse de
sa cité idéale, Homère et Tragiques en bloc, dont il éprouve pourtant le « charme » ;
mais il excepte du bannissement, faveur qu’il renouvellera dans les Lois, les composi-
teurs d’hymnes aux dieux et d’éloges aux gens de mérite : on reconnaît, même si
Pindare n’est pas nommé, son domaine propre. Les affinités entre Platon et Pindare
s’expriment par un même éthos, une même dignité, un même pas, une même fierté
d’allure ; par le même impératif de solidarité politique ; par la conviction commune de
la noblesse de l’âme et de la priorité des soins à lui donner ; de l’absolue moralité du
divin, dont elle participe. Dans les Lois, œuvre de vieillesse, c’est encore à « Pindare le
Thébain » que se réfère Platon pour tenter de définir les rapports de la justice et de la
force, de la loi comme autorité (archè) « conforme à la nature » et de la coercition poli-
cière (690 a, 715 a), et dans son discours l’Athénien s’adresse à lui, avec un affectueux
respect, comme à un ami plein de sagesse : w\ Pivndare sofwvtate (600 c).
Enfin cet accord – pour faire court – culmine par la reprise, fond et forme,
d’une formule cruciale, maîtresse optimiste de méthode, traçant le devoir, dont on
ne saurait estimer assez haut la portée, qui lie connaissance et éthique. Il est admis
pour Pindare et pour les penseurs de son temps que l’humanité, dans sa masse, est
ignorante ; les éphémères vivent dans l’aveuglement et l’erreur :
w] povpoi, oi| ajpata`tai fronti;~ ejpamerivwn
oujk ijdui`a.
« Oh, malheur ! combien s’égare la pensée des hommes éphémères, dans son igno-
rance ! » (frgt 182 Maehler, Puech 60, cité par Aristide le rhéteur, 51,5 = 2, 238 K).
Mais un tel état n’est pas de désespoir, ni n’entraîne le mépris. Pindare, le
premier, l’affirme, détournant un principe discriminant de casuistique judiciaire :
ou[ti~ ejkw;n kako;n eu[reto : « Personne ne cherche le mal volontairement » (frgt 101
Puech, 226 Maehler, d’après la même source, Aristide le rhéteur ibid.). Que le mal
ne soit jamais intentionnel disculpe et dissipe toute amertume ; impliquant que le
choix de plein gré ne peut être que celui du bien, une fois reçue la révélation
apportée par le « sage », qui corrige par le fait même qu’il instruit.
Platon reprend la formule. Pour lui, de même, on le sait, la vérité identifiée au
souverain bien, soleil intelligible, est en soi correctrice ; le mal tient à l’ignorance
congénitale des hommes enferrés dans leur caverne, encarcanés, nuque pincée,
champ de vision réduit à leur théâtre d’ombres sur la paroi du roc. Socrate le répète
sans cesse en argumentant : ejpiv ge ta; kaka; oujdei;~ ejkw;n e[rcetai (Protagoras,
358 d) « Personne ne va au mal volontairement » ; Oujk a[ra bouvletai... ta; kaka;
oujdeiv~ (Ménon, 71d) « Personne ne veut le mal » ; pa`~ oJ a[diko~ oujc eJkw;n a[diko~ (Lois,
731c) « Tout homme injuste est involontairement injuste » (on verra aussi Timée,
208 FRANÇOIS SALVIAT

86 d ; Lois, 860 c, etc.). Par l’instruction de la vérité, par la justice induite, Pindare
comme Platon – celui-ci ouvrant des voies beaucoup plus complexes –, se donnent
mission d’apporter au sage d’abord, mais à chaque âme, ici et dans l’au-delà, le bien
que nous ne pouvons tous que désirer.
*
* *
FIDÉLITÉ AGRIGENTINE : 2e ISTHMIQUE, 3e OLYMPIQUE
Retrouvons maintenant l’ode à Théron.
Le parcours des âmes heureuses s’achève dans la 2e Olympique par l’assimila-
tion à des héros. Médiateurs épiques entre l’humain et le divin, figures choyées par
le poète : Cadmos et Pélée, d’abord, aux noces bénies par les Olympiens, qui revien-
dront en couple dans la 3e Pythique, ici simplement nommés ; puis, dans le même
decrescendo, en peu de mots, comme un autre refrain familier, Achille, avec le
rappel d’une geste souvent reprise, dans les pièces où Pindare honore Égine et ses
gens ; Achille, par Éaque arrière-petit-fils de Zeus, fils de la déesse Thétis, parangon
ordinaire de valeur. Vainqueur de Kycnos, vainqueur d’Hector selon l’Iliade homé-
rique, et aussi de Memnon selon l’Éthiopide d’Arctinos : les trois duels sont égale-
ment rapprochés dans la 5e Isthmique, vers 39 et s. ; et dans la 8e, vers 54-55, on
retrouve Memnon et Hector. Memnon est le sujet d’une trilogie d’Eschyle ; fils
d’Éôs, autre déesse, et protégé pour cela, il est chez Pindare l’adversaire favori
d’Achille, comme on le voit par la 3e Néméenne (vers 63) et par la dernière triade de
la 6e Néméenne. Au bas des chars, un combat à pied, à la lance, tandis que les dieux
siègent, et qu’on pèse les âmes : le sujet figurait en relief sculpté, coloré, légendé
d’inscriptions peintes, sur la frise orientale du trésor de Siphnos ; il s’imposait au
regard du visiteur de Delphes gravissant la voie sacrée. Ces exploits sont connus, par
le récit, par l’image ; une allusion suffit, Pindare le dira lui-même :
kai; tau`ta me;n palaiovteroi
oJdo;n ajmaxito;n eu\ron : e{po-
mai de; kai; aujto;~...
« En cela, les anciens ont trouvé un boulevard (une voie à chars) ; je les suis moi-
même… » (6e Néméeenne, 55).
Achille, que rencontre Ulysse dans sa descente aux Enfers, parmi les ombres
dévitalisées, navrées et falotes, y est placé par le poète de l’Odyssée au-dessus du
troupeau : Pindare lui garde cette dignité de prince des âmes mortes dans une infi-
niment plus réconfortante vision de l’au-delà. Après cette clausule, abrégé de
légendes, l’imaginaire mystique ne contredisant rien, communiant même avec le
trésor rassurant des mythes traditionnels, un silence.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 209
C’est alors que Pindare intervient, en personne, par la voix du coryphée, ainsi
qu’il lui arrive, pour redresser, recadrer le discours, le ramener au réel, et parfois se
féliciter de son originalité et de son génie – mais ici il exulte, avec un sentiment de
réussite, une jubilation d’orgueil, particuliers. Complétant le voyage vers l’au-delà,
ce pays de justice, il se réserve de révéler dans d’autres poèmes, aux sunétoi, la voie
vers le Tout.
Il se consacre pour finir à Agrigente et à son maître : il chante la bienveillance
de Théron, son dévouement, sa générosité envers les gens de sa cité, inégalée un
siècle en arrière – ce qui nous reporterait aux origines mêmes de la jeune colonie.
L’opposition entre la catégorie des nantis insatiables, agressifs, et le groupe des
« bons », esloi – au pluriel, car avec Théron toute la famille des Emménides fidèles
y est incluse – est politique ; mais elle fait attendre pour le tyran d’Agrigente les
récompenses promises dans le cours de l’ode. Et la 2e Olympique culmine par une
dernière louange, qui semble être historiquement assez justifiée, de l’excellent
Théron.
ejpei; yavmmo~ ajriq-
mo;n perievfeugen,
kai; kei`no~ o{sa cavrmatΔ a[lloi~ e[qhken,
110 tiv~ a]n fravsai duvnaito …
« Le sable échappe au nombre ; toutes les joies que cet homme-là a données aux autres,
qui pourrait en dire le compte ? »
L’attention aux autres, le sens de la solidarité : vertu première. Elle est mise en
valeur, à la chute, par l’image du sable, qui suggère l’innombrable bienfaisance : nous
savons encore, par la 9e Pythique que de ses grains, seul le dieu connaît la somme.
On va au-delà de l’éloge ordinaire du vainqueur ; et cette effusion chaleureuse est
exemplaire : le souci d’autrui, qu’exalte à chaque occasion le poète – comme dans le
modèle qu’il propose à l’autre tyran sicilien, Hiéron de Syracuse – est pour lui axe
principal de moralité pratique, comme il le sera pour bien des sagesses ultérieures.
On a beaucoup réfléchi sur la structure de la 2e Olympique. Elle apparaît dans
sa simplicité. L’ode progresse en jouant, avec quelques éléments interstitiels, sur les
thèmes majeurs de deux genres qui tour à tour dominent et comme musicalement
interfèrent : l’éloge plus ou moins associé à la victoire (épinicie), et la consolation,
méditation de réconfort sur le deuil (thrène). 1) Pour le premier, pour le succès
olympique et pour le dynaste agrigentin, trois mouvements : au début interviennent
les dieux ; au milieu, le rappel des couronnes est l’occasion de rendre aussi hommage
au frère défunt ; à la fin, en relief, dans un ton plus personnel, le motif agonistique
s’effaçant, sont exaltées les qualités civiques et humaines de Théron. 2) Dans les
intervalles trouvent place deux développements consolatoires, où il est question de
la condition de l’homme et de sa mort, le premier plus dramatique, le second apaisé.
210
FRANÇOIS SALVIAT

FIG. 2. – Frise du trésor de Siphnos à Delphes : dieux assemblés (pesée des âmes) ; combat d’Achille et de Memnon.
L’assemblée divine est placée sur la frise à gauche du combat. Des inscriptions peintes identifient les personnages.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 211
a) L’auditeur y est d’abord entraîné, au cours de la deuxième triade, dans une
réflexion sur le Temps-mémoire et sa justice ; sur l’oubli possible du malheur, par
l’exemple des Cadméennes, promues dans la douleur à l’immortalité ; puis sur la fra-
gilité et les retours des destins mouvants. b) Il est averti, dans un deuxième temps,
du jugement divin qui attend l’âme de chaque défunt ; et il est initié, dans la strophe
de la quatrième triade, au sommet de l’œuvre, en adagio, à la vision mystique, triom-
phante et calme, de la survie de l’âme et d’un paradis, gagné par degrés, des
meilleurs. 3) Dans un registre mineur, par le loipw`/ gevnei en rejet expressif au début
de la première épode, et par les malheurs et heurs des ancêtres Labdacides puis
Adrastides à la fin de la deuxième, le thème de la persistance du génos, au-delà des
individus, assure des liaisons. 4) Un passage fortement détaché jouant le même rôle
charnière, délivre la signature du poète, l’affirmation de sa qualité « naturelle » de
sage et d’interprète indispensable du vrai, par accès à la compréhension du Tout. Au
bilan, dans les contrastes opposant la vie et la mort, l’espoir et la souffrance, le soleil
et les ténèbres, les statisticiens du vocabulaire l’avaient bien vu et le lecteur l’avait
senti : joie et lumière, comme on doit l’attendre, l’emportent.
Des correspondances sont à partir de là à relever avec les autres œuvres du
dossier agrigentin.

La 2e Isthmique nous l’avons vu, était placée généralement, et en particulier par


Puech « avec certitude » après 472 ; mais elle fut en réalité composée et chantée
après la 2e Olympique, selon toute vraisemblance avant la 3e Olympique, dans l’au-
tomne ou l’hiver 476-475. Cette chronologie resserrée permet de mieux comprendre
de poème à poème les reprises de thèmes et les affinités de fond et de ton.

Voici le texte et la traduction de la 2e Isthmique.


OiJ me;n pavlai, Qrasuvbou- Strophe 1
le, fw`te~, oi} crusampuvcwn
ej~ divfron Moi`san e[bai-
non kluta`/ fovrmiggi sunantovmenoi,
rJivmfa paideivou~ ejtovxeu-
on meligavrua~ u{mnou~,
o[{sti~ ejw;n kalo;~ ei\cen ΔAfrodivta~
5 eujqrovnou mnavsteiran aJdivstan ojpwvran.
ÔA Moi`sa ga;r ouj filoker- Ant. 1
dhv~ pw tovtΔ h\n oujdΔ ejrgavti~:
oujdΔ ejpevrnanto glukei`-
ai melifqovggou poti; Teryicovra~
ajrguroqei`sai provswpa
malqakovfwnoi ajoidaiv.
Nu`n dΔ ejfivhti (to;) twjrgeivou fulavxai
212 FRANÇOIS SALVIAT

10 rJh`mΔ ajlaqeiva~ (- -) a[gcista bai`non,


Crhvmata crhvmatΔ ajnhvr, o}~ Ep. 1
fa` kteavnwn qΔ a{ma leiqei;~ kai; fivlwn.
ΔEssi; ga;r w|n sofov~: oujk ajgnw`tΔ ajeivdw
ΔIsqmivan i{ppoisi nivkan,
ta;n Xenokravtei Poseidavwn ojpavsai~
15 Dorivwn aujtw`/ stefavnwma kovma/ pevm-
pen ajnadei`sqai selivnwn,
17 eujavrmaton a[ndra geraivrwn, Strophe 2
ΔAkragantivnwn favo~.
ejn Krivsa/ dΔ eujrusqenh;~
ei\dΔ Apovllwn nin povre tΔ ajglaivan
kai; tovqi kleinai`~ tΔ ΔErecqei-
da`n carivtessin ajrarwv~
20 tai`~ liparai`~ ejn ΔAqavnai~, oujk ejmevmfqh
rusivdifron cei`ra plaxivppoio fwtov~,
ta;n Nikovmaco~ kata; kairo;n Ant. 2
nei`mΔ aJpavsai~ aJnivai~:
o{n te kai; kavruke~ wJ-
ra`n ajnevgnon, spondofovroi Kronivda
Zhno;~ ΔAlei`oi, paqovnte~
pouv ti filovxenon e[rgon:
25 aJdupnovw/ tev nin ajspavzonto fwna`/
cruseva~ ejn gouvnasin pivtnonta Nivka~
gai`an ajna; sfetevran, tavn Ep. 2
dh; kalevoisin ΔOlumpivou Divo~
a[lso~: i{n Δajqanavtoi~ Aijnesidavmou
pai`de~ ejn timai`~ e[micqen.
30 Kai; ga;r oujk ajgnw`te~ uJmi`n ejnti; dovmoi
ou[te kwvmwn, w\ QrasuvboulΔ, ejratw`n ou[-
te melikovmpwn ajoida`n.
33 Ouj ga;r pavgo~, oujde; prosavn- Strophe 3
th~ aJ kevleuqo~ givnetai,
ei[ ti~ eujdovxwn ej~ ajn-
drw`n a[goi tima;~ ÔElikwniavdwn.
35 Makra; diskhvsai~ ajkontivs-
saimi tosou`qΔ o{son ojrgavn
Xeinokravth~ uJpe;r ajnqrwvpwn glukei`an
e[scen. Aijdoi`o~ me;n h\n ajstoi`~ oJmilei`n,
iJppotrofiva~ te nomiv- Ant. 3
zwn ejn Panellavnwn novmw
kai; qew`n dai`ta~ prosev-
tukto pavsa~: oujdev pote xenivan
40 ou\ro~ ejmpneuvsai~ uJpevsteilΔ
ijstivon ajmfi; travpezan:
ajllΔ ejpevra poti; me;n Fa`s in qereivai~,
ejn de; ceimw`ni plevwn Neivlou pro;~ ajktavn.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 213
Mhv nun, o{ti fqonerai; qna- Ep. 3
tw`n frevna~ ajmfikrevmantai ejlpivde~
mhvtΔ ajretavn pote sigavtw patrw/van
mhde; touvsdΔ u{mnou~: ejpeiv toi
45 oujk ejlinuvsonta~ aujtou;~ ejrgasavman.
Tau`ta, Nikavs ippΔ, ajpovneimon, o{tan xei`-
non ejmo;n hjqai`on e[lqh/~.

[POUR XÉNOCRATÈS D’AGRIGENTE VAINQUEUR AU CHAR]


Autrefois, Thrasybule, les hommes qui montaient sur le char des Muses au
bandeau d’or, pour se saisir de la noble phorminx, se hâtaient de décocher leurs hymnes
aux paroles de miel à l’adresse des jeunes gens, dont la beauté et l’aimable jeunesse pré-
tendaient à Aphrodite au trône superbe.
C’est qu’alors la Muse n’était ni cupide ni prostituée ; ils n’étaient pas à vendre,
suaves, de Terpsichore à la voix de miel – mais les voilà plaqués d’argent ! – les chants
si doux. Maintenant elle nous invite à nous en tenir au mot du sage d’Argos, bien
proche de la vérité : « L’argent, l’argent, c’est l’homme ! ». Ainsi disait-il, ayant, avec
ses biens, perdu ses amis. Mais tu sais, toi, ce qu’il en est.
Je chante une victoire qui n’est point ignorée, la victoire à l’Isthme, que Poséidon
octroya à Xénocratès, pour son quadrige ; il lui envoya alors, pour ceindre sa cheve-
lure, la couronne d’ache dorienne. Le dieu honorait en lui le bon maître des chars, la
lumière des Agrigentins.
À Crissa le puissant Apollon avait posé son regard sur lui, et lui avait donné la
gloire ; là déjà, et dans la brillante Athènes, où il obtint la faveur illustre des enfants
d’Érechtée, (Xénocratès) trouva irréprochable la main habile à mener le char du fouet-
teur de chevaux, qui savait opportunément régir toutes les rênes, Nicomachos. Nico-
machos à qui sont venus annoncer la date des Jeux les hérauts éléens, porteurs des
libations de Zeus le Kronide ; ils reçurent son hospitalité. Bienveillantes, leurs voix
l’ont salué, quand il s’est retrouvé sur les genoux de la Victoire dorée, sur leur terre,
dans le domaine attitré de Zeus olympien.
C’est là que les enfants d’Ainésidamos ont obtenu des honneurs immortels.
Vos maisons, Thrasybule, n’ignorent ni les kômoi aimables, ni le miel des chants
glorieux. Point de roc, point de voie escarpée, pour qui apporte aux hommes en renom
les honneurs des filles héliconiennes. Puissé-je lancer assez loin mon javelot pour
atteindre le point où s’est portée, au-dessus des hommes, la douce bonté de Xéno-
cratès ! Le respect des gens de sa cité l’entourait ; il élevait des chevaux, pour les courses
panhelléniques ; aux fêtes en l’honneur des dieux il venait toujours ; et jamais aucun
vent soufflant autour de sa table hospitalière ne le fit carguer sa voile ; l’été, il naviguait
jusqu’au Phase ; l’hiver, aux rives du Nil.
Ne va pas, parce que des attentes jalouses environnent des cœurs mortels, laisser
jamais la valeur de ton père dans le silence ; ni ces hymnes : je ne les ai pas composés
pour qu’ils restent oisifs. Tu les remettras, Nicasippe, quand près de mon hôte si cher
tu seras rendu.

La 2e Isthmique exprime avec chaleur le sentiment personnel de Pindare. Il l’a


composée et envoyée par affection, par pure sympathie, sans rétribution. Certaines
interprétations alexandrines perverses, parfois reprises par les modernes, prétendent
214 FRANÇOIS SALVIAT

le contraire ; mais le fait est clairement signifié au début de l’ode, où Pindare vante
le désintéressement des anciens poètes, qui apportaient leurs vers en cadeau ; il
dénonce la maxime de l’Argien Aristodèmos : « L’argent, c’est l’homme ». Et ce
chant est un présent gratuit à celui qui, désormais vulnérable, doit garder la
mémoire de l’excellent Xénocratès, Thrasyboulos son fils.
Une ancienne amitié, peut-être, a-t-on dit, amoureuse, suivant les mœurs et les
inclinaisons d’alors, liait Thrasyboulos au Thébain. Quatorze ans plus tôt, en 490,
le jeune homme présent aux courses des Pythia était devenu, par un innocent
détournement d’hommage – car le laurier couronnant le vainqueur était dévolu à
l’armateur du char, Xénocratès son père, mais il le représentait à Delphes – le desti-
nataire effectif de la 6e Pythique. Dans cette ode spontanée, longue pour un chant
immédiat de triomphe, Pindare l’y incitait à garder à sa droite le précepte de mora-
lité, que Chiron enseignait à Achille : honorer les dieux, Zeus avant tous, et ses
parents toute leur vie. (Je note que le sens du passage a partiellement échappé à
Puech, qui a imaginé de faire de Thrasyboulos le cocher du quadrige vainqueur,
parce que Pindare, métaphoriquement, conseille au jeune homme de mener son char
droit, comme on doit le mener surtout dans le « couloir » assigné en début de
course). Le mythe apporte l’exemple du jeune Antiloque, tué sous Troie en affron-
tant Memnon pour protéger son père, Nestor, vieux, débile ; les moments suivant ce
sacrifice étaient illustrés sur la frise sculptée du trésor delphique des Siphniens, où
est représenté le héros gisant, tandis que sur son corps se battent, nous l’avons vu
plus haut, et c’est un grand moment de l’Éthiopide, Achille et Memnon. L’exemple
exaltait la piété filiale. Pindare louait alors Thrasyboulos de « prendre pour règle la
volonté de son père » (Xénocratès) et de « vouloir imiter en tout l’éclatante vertu de
son oncle » (Théron). Pindare avait à cette date (490) vingt-huit ans tout juste,
l’Agrigentin quelques années de moins ; ils nouèrent connaissance à la fête, entre les
coupes. Le poète y fut séduit par ce jeune homme réservé et cultivé :
Novw/ de; plou`ton a[gei,
a[dikon ou[qΔ ujpevroplon h{ban drevpwn,
sofivan dΔ ejn mucoi`s i Pierivdwn...
« C’est raisonnablement qu’il use de la richesse ; sans injustice, sans morgue cueillant
sa jeunesse et le savoir sage dans les retraites des Piérides… »
Un garçon dont la compagnie lui semblait aussi agréable – il le dit au tout
dernier vers de l’ode, avec une pointe d’afféterie – que gâteaux de miel.
Glukei`a de; frh;n kai; sumpov-
taisi ojmilei`n
melissa`n ajmeivbetai trhto;n povnon.
« La douceur de son esprit et son commerce avec ses compagnons de banquet passent
le fruit ajouré du labeur des abeilles. »
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 215
Pour Thrasyboulos, Pindare composa encore, nous ignorons en quelles cir-
constances un éloge particulier, un chant de banquet, pour l’heure où vient l’ivresse
et ses rêves dorés.
« Thrasybule, ce chariot de chants aimables, je te l’envoie pour l’après-dîner ; qu’il soit
pour la compagnie, pour les buveurs au banquet, chose douce ; pour le fruit de Dio-
nysos, pour les coupes d’Athènes, un aiguillon ; quand les soucis qui fatiguent les
hommes quittent les poitrines ; quand, dans une mer de richesse toute d’or, tous égaux,
nous allons à une rive menteuse ; qui est pauvre, alors est opulent, et les riches… »
(Éloge 5, Maehler 124 a.b, choisi et traduit avec plus de fantaisie par M. Yourcenar dans
La couronne et la lyre, p. 172).
Il fallait donc attendre dans l’Isthmique un langage venu du cœur. Et on a bien
senti l’accent de « fidélité » (Puech), on a justement admiré la douceur de miel
(Bury), la compassion inquiète, affectueuse, fraternelle, qui imprègne les vers de
l’ode. Cette pièce délicate rendue à sa date, et mise en couple avec la 2e Olympique,
reconnue plus proche d’elle dans le temps, qui porte un message parent, on
découvre mieux la source sensible où puise dans l’une et l’autre l’inspiration pinda-
rique dans sa maturité. Elles se complètent : l’Isthmique, touchante, dit les vertus de
Xénocratès (« Le respect de tous l’entourait… »), ce que l’on doit à sa mémoire, et
console le fils rendu par ce deuil plus fragile, et qui fait l’expérience, avec la chute de
fortune, de la fuite des amis ; l’Olympique promettait déjà la récompense dans
l’au-delà des mérites du défunt, et consolait le frère.
Témoignent de la même sympathie active les passages où, ici et là, le poète
évoque les difficultés qu’éprouve alors la dynastie agrigentine des Emménides.
D’abord dans la dernière épode de la 2e Olympique après l’éloge de Théron :
« Attaque pourtant sa louange la démesure des repus, qui ne s’accorde pas avec la
justice ; insolents personnages, qui ne veulent que rumeurs, et que soient cachées les
belles actions des hommes de valeur ». On sait (par des références à Solon et
Théognis ; voir aussi 1re Olympique, vers 56) que la « satiété » (koros) est liée à
l’hybris. Et dans la dernière épode de la 2e Isthmique, comme en écho : « Il ne faut
pas, parce que des espoirs envieux, à l’entour de cœurs mortels, menacent, que
Thrasyboulos fasse jamais le silence sur la valeur de son père, ni sur nos chants. »
Ces allusions à des attaques dont les deux frères, Xénocratès et surtout Théron,
étaient l’objet sont en rapport avec une fronde dirigée contre le pouvoir agrigentin
en place, de l’intérieur de son propre clan. Les scholies nous apprennent que lors du
conflit qui opposa dans la première partie de l’année 476 Hiéron et Polyzalos,
Capys et Hippocrate, pourtant Emménides, se tournèrent contre Théron. Il est clair
que cette agitation ne s’éteignit pas ensuite. Le personnage le plus contesté devait
être Thrasydaios, le fils de Théron ; en butte en 476 à l’hostilité des gens d’Himère,
il ne pourra se maintenir plus d’une année à Agrigente après la mort de son père
(473-472). Xénocratès, et Thrasyboulos, proches de Théron, et solidaires, eurent à
216 FRANÇOIS SALVIAT

souffrir des mêmes opposants. On comprend pourquoi Pindare s’adressant à Zeus


dans la première antistrophe de la 2e Olympique lui demande de maintenir à la pos-
térité des fondateurs d’Agrigente a[rouran patrivan, soit « la possession des champs
héréditaires » (trad. Puech). Il prend parti, sans réserve, légitimant l’assise politique
de ses amis.
Dans un registre plus personnel, le rapprochement des deux odes accuse la
vigueur d’un souci récurrent de Pindare : avec la conviction de valoir mieux, son
agacement, son ressentiment agressif envers les deux autres lyriques, Simonide et
Bacchylide, oncle et neveu. À l’automne 476 se cristallise cette hostilité, un temps
obsessionnelle. Bacchylide l’a provoqué ; Pindare ayant chanté la victoire à
Olympie du cheval de Hiéron, le jeune poète de Céos après lui, sans y être convié,
a expédié à Syracuse, une ode pour le même succès ; il s’y compare à un aigle en vol.
Dans la 2e Olympique – en riposte, J. Duchemin l’a bien noté, à cette outrecui-
dance – se réveille l’orgueil de Pindare ; il est l’aigle divin; corbeaux, qu’ils croassent.
Où l’on voit qu’avec Bacchylide, Simonide est en cause : les exégètes anciens
l’avaient bien compris, qui expliquaient ainsi la forme du verbe au duel garuveton.
J. Duchemin les suit ; A. Puech peine à l’admettre, mais la confrontation avec la
2e Isthmique décide.
Les scholies nous l’apprennent : Simonide avait célébré le premier la victoire de
Xénocratès chez Poséidon à l’Isthme. Lorsque Pindare, plusieurs mois plus tard, lui
succède sur le sujet, il se fait un mérite de suivre la pratique bénévole des anciens
poètes, qui chantaient leurs amours, insouciants du gain, en contraste avec la Muse
des nouveaux, avide d’argent – philokerdès – et même prostituée – ergatis : le mot
est déjà avec ce sens fort, dans le vocabulaire brutal dont use Archiloque
(frgt 242 LB). Il vise l’octogénaire illustre. Simonide fut le premier à demander
salaire pour ses vers, ce qui modifia le statut social des poètes, devenus chasseurs de
gratifications (dont par nécessité Pindare) ; mais il avait en effet la réputation de
savoir marchander ses services et d’être cupide, voire pingre (Athénée, 656 d).
Cette animosité persiste et éclate en un affrontement que reflète la
3e Pythique, pour Hiéron de Syracuse. L’ode n’a rien à faire parmi les pythiques ;
nous y revenons plus loin. Elle a été composée après la victoire olympique au char
de 468, en réaction au choix, pour la célébrer, de Bacchylide. Pindare se défend de
se laisser entraîner, à la différence d’Archiloque, aux invectives haineuses ; mais il
moralise, et dénonce avec amertume les flatteurs, les calomniateurs, qui sussurent,
qui se comportent en « renards ». Comme les flotteurs de liège d’un filet, il se dit
insubmersible.
Kevrdei dev tiv mavla tou`to kerdalevon televqei …
”Ate ga;r ejnavlion povnon ejcoivsa~ baquv
80 skeua`~ eJtevra~, ajbavptistov~ eijmi, fello;~
w}~ uJper e{rko~, a{lma~.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 217
« Mais pour le gain – qu’ont-ils à y gagner ? Car tandis que la part immergée de l’engin
est à sa tâche, je surnage, tel le liège au-dessus du filet, échappant à l’onde salée. »
Face à eux, il sera le loup. Certes, la cabale dont Pindare s’irrite alors, les manœuvres
qui entre l’automne 470 et l’été 468 avaient circonvenu Hiéron, au point d’évincer
le Thébain, privé de la commande, pouvaient être plus larges ; pourtant les deux
Céens, bénéficiaires, furent bien partie prenante aux intrigues, où devait être habile
le toujours influent Simonide, conseiller, familier de Hiéron, à demeure en Sicile, où
il mourra en 467.
Mais il faut alller à la conception même de l’art. Dans l’Olympique, à ces poètes
de surface, au savoir-faire de ceux qui ont appris, qui n’ont eu que l’école, dont le
discours est vide, Pindare oppose les dons naturels, son propre génie, qui va plus
loin, au fond des choses. Il reprend ainsi à son compte la vive attaque héraclitéenne
contre la polymathia, qui visait jusqu’à Xénophane et Pythagore. Bacchylide,
touché, se défendra, tout en reconnaissant ce qu’il devait à son oncle : ”Etero~ ejx eJte-
vrou sofo;~ tov te pavlai tov te nu`n... « Chaque sage d’un autre tient, au temps passé
comme aujourd’hui… » (Péan 2 CUF, citation de Clément d’Alexandrie).
On ne peut donc réduire le conflit à une rivalité courtisane intéressée auprès des
Emménides agrigentins et des Deinoménides de Syracuse ; hors de doute, elle existe,
vécue par Pindare dans un sentiment exacerbé. Il n’est pas pour autant vraisemblable
que les contacts entre Simonide, plus âgé, Bacchylide, plus jeune, qui ne manquaient
ni d’intelligence fine ni de talent, et Pindare, fréquentant les mêmes milieux, prati-
quant le même métier, aient été entièrement négatifs. Il y eut émulation, confronta-
tion des œuvres. Et le Thébain, dans sa création lyrique, veut se situer ailleurs, plus
haut qu’eux, qui ne font selon lui que prolonger une tradition formelle.
La 3e Néméenne exprime cette distance. Les correspondances entre cette ode et
e Olympique ont conduit Gaspar à la dater en conjecture vraisemblable, au plus
la 2
proche de l’automne 475, soit après les Néméa de l’été qui suivit, à intervalle d’un
an, les jeux olympiques de 476. Dans cette épinicie pour Aristocleidès d’Égine, pan-
cratiaste, se trouve attaqué le compilateur de savoir, sans réflexion personnelle,
« celui qui ne sait que ce qu’il a appris » ; « il demeure obscur, animé d’un souffle
inconstant ; jamais il ne s’avance d’un pied sûr ; à dix mille vertus son âme inégale
ne fait que goûter » (41). Simonide on le sait par Cicéron, poète habile, analyste
subtil de l’humain, ne parvenait pas, sommé par Hiéron, à définir le divin, pour lui
obscur ; Pindare n’ignore pas cette dérobade ; il a, lui, cette capacité de dépassement
vers le vrai, cette vision centrale, cette authenticité, qui donnent la force, et un par-
cours de pied sûr. Reparaît donc dans l’ode l’aigle, cette fois Pindare lui-même,
redoutable, au vol direct et prompt, à l’attaque meurtrière : « L’aigle est rapide entre
les oiseaux, et prenant de loin son élan, il saisit en un clin d’œil, dans sa serre, sa
proie sanglante, tandis que les geais criards restent dans les régions basses » (80).
218 FRANÇOIS SALVIAT

Revenons à Agrigente, au printemps de 475. Comparée à la 2e, la 3e Olympique,


adressée à Théron pour les Théoxénies, est sereine : six mois écoulés expliquent ce
ton apaisé. Le poème est tel qu’il aurait dû être produit plus tôt, en accord avec
l’événement triomphal, si l’accident du deuil n’était intervenu. Héraclès, créateur
des jeux olympiques, y reçoit l’honneur qui lui semblait promis au début de la
2e Olympique, et qu’on avait oublié de lui rendre. Il subsiste pourtant un accord des
thèmes, comme une constance d’inspiration : à la description des Îles Fortunées
repond l’évocation, plus brève, du paradis vert « hyperboréen » : Héraclès, parti
pour chasser la biche cérynite, ramènera de cette région danubienne, située au-delà
du Borée, l’olivier qu’il plantera en Élide, et dont le feuillage fournira aux Jeux les
couronnes de victoire. Là-bas est le domaine d’Apollon ; cet endroit de vie mer-
veilleuse et idyllique était déjà chanté dans la 10e Pythique, à l’occasion du passage
de Persée, avec des traits d’une pittoresque fantaisie (v. 23 et s.) et le Péan 12 y faisait
encore allusion. « Thème pythagoricien s’il en fut » estime J. Duchemin. On peut
débattre de cette priorité pythagoricienne : le pays hyperboréen était déjà évoqué
par Alcée ; le bonheur hyperboréen le sera encore dans les Choéphores
d’Eschyle (vers 373). Pindare cite lui-même ailleurs Abaris, source possible d’une
tradition thrace directe. Bacchylide y reviendra, dans l’ode composée en 468 pour
Hiéron, alors olympionique au char, mais mourant, pour faire espérer au tyran,
contre l’or exposé à Delphes, un salut par cette échappatoire : plus ingénieux que
créatif, il emprunte le mythe à Pindare, pour un détournement de fonction qui ne
connaîtra pas de lendemain. Il reste que, même si le thème de la mort ne hante plus
la 3e Olympique, l’ode reprend celui de l’« évasion », évoquant une autre vie, hors
limites, proche du dieu, et la couronne olympique de l’olivier venu d’outre-Borée,
pour Théron, se nimbe d’immortalité.
Qui veut saisir la portée de ces odes agrigentines les comparera aux autres pro-
ductions contemporaines de Pindare. Les concours olympiques de l’été 476 ont pro-
voqué plusieurs commandes : nous possédons deux pièces composées pour la victoire
d’un jeune pugiliste venu de chez les Locriens « Épizéphyriens ». La 11e Olympique,
une odelette, sur le champ, promet un hommage plus long. Dans la 10e, Pindare s’ex-
cuse du retard et s’acquitte : le poème, qui rappelle la fondation des jeux, et la liste
des premiers vainqueurs, est détendu, cordial pour les Locriens comme pour leur
boxeur, dont le charme entraîne l’adresse à Aphrodite et le rappel galant du rapt de
Ganymède. Il témoigne de la fécondité brillante et de la disponibilité de l’auteur ;
pourtant, l’incidente sur le Temps, Chronos, source de vérité, vers 54, et une maxime
sur la joie, qui peut récompenser un bilan d’actes accomplis dans l’effort, et donner
lumière à la vie, sont dans la veine sérieuse de la 2e Olympique.
Nous avons évoqué plus haut la 3e Néméenne, pour un Éginète, en 475: elle
reprend, dans ses passages gnomiques, une année après, des thèmes de la 2e Olym-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 219
pique ; elle annonce aussi, une année à l’avance, la 3e Pythique pour Hiéron de
Syracuse.
En effet, les conseils pindariques, l’invitation au dialogue et à la réflexion n’ont
pas concerné les seuls dynastes agrigentins. L’autre grand pôle de Sicile est aussi
investi. Les odes syracusaines aussi méritent attention.
*
* *
ODES SYRACUSAINES : LA 3e PYTHIQUE
« Sachez bien que ce serait aussi une malédiction pour les
hommes de ne pas mourir… »
(ÉPICTÈTE, Entretiens II, 6,11 ; trad. Bréhier).
« Veux-tu actuellement ce qui est possible, ce qui t’est
possible à toi ? » (ibid., 17,17).

Hiéron maître de Syracuse, successeur de Gélon en 477, fut un homme de


grand pouvoir, de fort caractère et d’orgueil, habile et brutal au besoin, qui tourna
au despote mégalomane ; mais intelligent et, à la différence de Gélon, cultivé ; il
savait dépenser en mécène. Il fascinait Pindare, mais aussi, au fond, l’inquiétait.
Prioritaire dans le programme du poète, la 1re Olympique pour la victoire en 476 du
cheval de Hiéron, Phérénikos, est une œuvre d’excellent métier, un monument
d’apparat. Le poème a donc la spendeur attendue ; mais il est impersonnel en son
centre : la geste de Pélops, mythe principal – bientôt illustré en majesté au fronton
de marbre du tout nouveau temple de Zeus, construit par Libon pour abriter en sa
cella la statue du dieu, œuvre de Phidias – aurait pu convenir pour honorer tout
autre olympionique au cheval ou même au char. Pindare vante l’utilité de son art,
garant de mémoire, pose sa candidature pour l’obtention d’une nouvelle commande
en cas de victoire à Olympie du quadrige.
L’éloge est là, dans cette 1re Olympique ; Hiéron est honoré comme il convient,
pour sa puissance, pour son ouverture. Mais l’originalité de Pindare s’exprime par
une version particulière du crime de Tantale. Il refuse le cannibalisme divin : occa-
sion peut-être de s’opposer à Bacchylide, qui traita aussi cette légende. Il fait du père
de Pélops un arrogant, qui livre aux mortels les nourritures réservées aux immor-
tels, brisant ainsi par démesure la solidarité des dieux, perturbant l’ordre. D’où le
supplice du rocher suspendu. L’exemple pouvait atteindre Hiéron : l’appel à la
modération est du moins repris, en notation brève, personnalisée cette fois, à la fin
de l’ode. Mais la portée de cette morale, d’intrusion métaphorique, reste masquée ;
et Pindare garde la prudence. Le prêche est du reste inclus dans le genre et sans
doute Hiéron l’accepte-t-il comme tel. « Hiéron est un héros comme Pélops et il
220 FRANÇOIS SALVIAT

saura éviter d’être un impie comme Tantale » ; mais il est traité « comme Louis XIV
désirait être traité » : le poète le laisse « se faire sa part dans le sermon » (Puech,
Pindare I, p. 21 et II, p. 51). Faute et punition de Tantale sont pourtant symboliques
des crimes des âmes humaines et des punitions qui doivent frapper en particulier
celles des puissants. La manière dont ce thème du châtiment est introduit, comme
un tonnerre assourdi, dans le poème pour le tyran de Syracuse nous laisse loin de la
confiance amicale, de la palpitation émue qui inspirent l’ode pour Théron, conçue
dans les mêmes journées, achevée et exécutée un peu plus tard ; mais le rapproche-
ment impose un sens explicite. Car Syracuse n’est pas loin d’Agrigente ; Hiéron,
ayant épousé la fille de Xénocratès, devenu le neveu par alliance de Théron, était
concerné par le deuil familial. Il ne répugnait pas à se pencher sur les problèmes de
la destinée, lui qui interrogeait (en vain !) Simonide sur la nature de Dieu : il ne
pouvait ignorer la révélation eschatologique de la 2e Olympique.

Reportons-nous à deux ans plus tard. Aux Pythia de 474, Hiéron, absent, mais
dont les chevaux participent aux concours, connaît la déception de ne pas être cou-
ronné. Pindare, pressenti sans doute pour l’ode éventuelle, reste inemployé. Il
envoie cependant à Syracuse, depuis Thèbes, la 3e Pythique, libérée de tout cadre, au
ton très personnel.
Ce n’est donc pas une ode triomphale. Cette épître chorale spontanée, hors
commande, est toute entière un appel à méditation et une persuasion d’ascèse ; le
percevoir permet de ne pas considérer comme une exception la 2e Olympique, qui
portait aussi de bout en bout un message grave.
La 1re Olympique pour Hiéron était splendide et froide ; avec cette initiative,
dans la 3e Pythique, le poète cherche à établir une relation moins distanciée, qu’il
souhaiterait amicale. L’échec à Delphes fournit le prétexte. Hiéron souffre de la
pierre, au point que cet homme de guerre, autrefois vaillant au combat, qu’il fût
cavalier ou piéton, devait, général invalide, suivre les batailles en litière ; et Pindare,
en 470, dans la 1re Pythique, le comparera au héros Philoctète, terrassé à Lemnos par
le poison, gangrené, grabataire, et cependant de grand courage. Le poème de 474 qui
sous-entend cette misère physique et joue sur cette force d’âme, dispense la compas-
sion et traite, pour le bon usage présent et ultime du mal, de la condition humaine,
et de la mort. Pindare donc caresse par l’éloge, séduit par le mythe et sa magie ; mais
surtout conduit, conseille, et ce fond « hortatif » s’éclaire à la lumière de la défini-
tion d’ensemble de sa pensée telle que nous avons tenté de la rétablir ; il la complète
aussi et la précise.
Voici la traduction du début de la 3e Pythique :
« Je voudrais que Chiron fils de Philyre – s’il faut que nos langues formulent ce vœu,
qui est celui de tous – soit vivant encore, lui qui nous a quittés, puissante race de l’Ou-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 221
ranide Kronos ; et qu’il règne encore sur les vallons du Pélion, bête sauvage, mais ayant
la pensée, ami des hommes. Tel qu’il fut, il éleva jadis, et cultiva, cet architecte de santé
robuste, Asclépios, héros protecteur contre toutes maladies.
La fille du bon cavalier Phlégyas, avant d’avoir porté à terme, et d’avoir accouché
avec le secours d’Ilythie, patronne des gésines, fut domptée par l’arc d’or d’Artémis, et
descendit de sa chambre dans l’Hadès. Ce fut l’œuvre d’Apollon : le courroux des
enfants de Zeus n’est jamais sans effet.
Elle l’avait rejeté en dédain, dans les désordres de son cœur ; elle avait accepté une
autre union, cachée à son père ; elle qui d’abord avait connu l’étreinte de Phébus aux
longs cheveux. Elle portait la pure semence du dieu, mais n’attendit pas d’aller à la table
nuptiale, ni d’entendre, en voix nombreuses, le cri des hyménées, que les vierges com-
pagnes d’âge aiment au soir, sur de tendres paroles, chanter.
Elle désirait ce qu’elle n’avait pas, comme la plupart. C’est chez les hommes l’es-
pèce la plus vaine, qui faisant outrage à son entour, guette ce qui est au-delà, pourchas-
sant des fantômes en d’irréalisables attentes. Tel fut le grand égarement qu’entraîna le
vouloir de Coronis au beau péplos.
Un étranger vint d’Arcadie ; elle le coucha en son lit ; non sans être aperçue du
veilleur.
À Pythô riche en victimes, se trouvait Loxias, roi en son temple, instruit par le
délateur le plus sûr, par son esprit qui sait tout : il ne se laisse pas prendre aux men-
songes ; ne le trompent dieu ni mortel, en acte ni en intention. Ayant donc su les
amours illégitimes et le dol d’Ischys l’Ilatide, l’étranger, il envoya sa sœur, frémissante
d’implacable colère, à Lacéréia (la jeune fille habitait là, aux bords escarpés du Bolbéis).
Un tout autre démon, porteur de mal, la dompta, et des voisins en nombre partageant
son sort avec elle périrent. Ainsi sur la montagne un feu jailli d’une seule semence
anéantit toute une forêt.
Mais quand ses parents eurent déposé la jeune femme sur le mur de bois du
bûcher, et que la flamme impétueuse d’Héphaïstos eut couru tout autour, Apollon dit :
“Non, mon âme ne souffrira pas plus longtemps que je fasse périr un fils de ma
race de la plus lamentable des morts, entraîné dans le malheur de sa mère.”
Ainsi dit-il ; et d’une enjambée atteignant l’enfant l’arracha au cadavre ; le feu
brûlant s’ouvrait devant lui. Il le porta alors au Centaure de Magnésie, et le lui confia
pour qu’il apprenne à guérir les maladies qui sont la cause, pour les hommes, de
maintes douleurs.
Ceux qui venaient à lui porteurs d’ulcères spontanés, les chairs blessées par le
bronze gris ou la pierre lancée de loin, le corps ravagé par le feu de l’été ou par l’hiver,
il les délivrait chacun de son mal particulier, les uns par des incantations apaisantes,
d’autres par des potions salutaires, ou en enveloppant leurs membres de remèdes de
toute origine ; d’autres encore étaient remis debout par chirurgie.
Mais la sagesse même à l’appât du gain se capture. Lui aussi fut poussé, par un
salaire magnifique, par l’or qui paraît dans les mains, à enlever un homme à la mort qui
déjà l’avait saisi. Le fils de Kronos, de ses mains, lança contre tous deux son trait, ôtant
le souffle à leur poitrine, sans tarder ; la foudre ardente, fatale, tomba sur eux. »
Après rappel de la mémoire de Chiron le Centaure, l’ode commence par un
double conte, noir et cruel.
C’est d’abord l’histoire tragique et édifiante, le roman de Coronis, aimée
d’Apollon, mais infidèle au dieu, punie de mort par Artémis en colère. Le mythe est
222 FRANÇOIS SALVIAT

refaçonné, pour donner au Divin dignité (Coronis, légère, aurait dû attendre sage-
ment mariage ordonné et chœurs d’hyménée légitimes), et omniscience (Apollon
n’a pas besoin de l’annonce faite par le corbeau, triste messager : il sait tout, comme
le poète l’a dit dans la 9e Pythique). Se donnant à un autre amant, Coronis est cou-
pable d’humaine inconséquence : « Elle désirait ce qu’elle n’avait pas, comme beau-
coup. C’est chez les hommes l’espèce la plus vaine, qui outrageant leur entour,
guette ce qui est au-delà, pourchassant des fantômes en d’irréalisables espoirs ». Le
devoir est ainsi assigné, qui reparaîtra plus loin ; c’est un leitmotiv pindarique : l’ac-
ceptation du sort, dans ses données immédiates, sans frustration, sans phantasmes
d’avenir, sans attentes vides ; la discipline nécessaire du désir.
Après ce drame et cette première leçon, Pindare déroule l’histoire du fils de
Coronis, conçu d’Apollon, Asclépios. Future mère, la coupable a péri sous les
flèches d’Artémis ; vivant encore en son sein, récupéré par le dieu, arraché aux
flammes du bûcher funèbre, Asclépios est confié à Chiron et éduqué par lui. Instruit
dans les secrets de la médecine et de la chirurgie, drogues, incantations et scalpel, il
parvient au sommet de l’art de guérir. Mais pris par l’appât du gain, « pour l’or
qu’on montre dans les mains », qui peut tenter même le sage, Asclépios entreprend
de ressusciter un homme déjà pris par la mort ; alors Zeus les foudroie l’un et
l’autre, le praticien qui se laisse corrompre, l’agonisant qui l’a séduit. La médecine
prétendait à un grand pouvoir : Empédocle en témoignera, plus ou moins magicien,
faiseur de miracles, qui se faisait fort d’enseigner les moyens de ramener les morts à
la vie (frgt DK 111). Elle était aussi en grande révérence. Pindare, qui la recom-
mande quand elle est curative, la dénonce quand elle nourrit l’illusion thaumatur-
gique, intéressée de surcroît.
Car le médecin fût-il fils de dieu, ne doit, ne peut pas abolir la mort. Personne
ne peut non plus ni ne doit – provoquant, partageant la faute – avoir le désir d’en
profiter pour lui-même : on ne négocie pas sa mort. Trait nouveau, introduit par
Pindare dans le mythe : le mourant lui-même est frappé, mort une deuxième fois en
somme, pour avoir souhaité, tenté de ne pas mourir.
Voici en effet la moralité, aussitôt après le tonnerre et l’éclair vengeurs :
Crh; ta; ejoikovta pa;r
daimovnwn mnasteuevmen qnatai`~ frasivn
60 gnovnta to; pa;r podov~, oi{a~ eijme;n ai[sa~.
Mhv, fivla yucav, bivon ajqavnaton
speu`de, ta;n dΔ e[mprakton a[ntlei macanavn.
« Il faut demander aux démons ce qu’il convient à des esprits mortels de demander,
sachant ce qui est à nos pieds, et notre condition telle qu’elle est. Non, mon âme ! N’as-
pire pas (pour l’homme) à une vie qui serait sans la mort, mais de ce qu’on peut obtenir
épuise les ressources… »
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 223
On comprend d’ordinaire, à la lettre en apparence, et trop vite, et à tort, en
isolant souvent les deux derniers vers, que l’âme ne doit pas prétendre à l’immorta-
lité : ce qui pourrait conduire, avenir bouché, limité à la fin de vie humaine, à un
repli sans autre espoir sur ce monde, ses gloires, ses joies, ses plaisirs, passagers mais
accessibles, à une morale hédoniste du quotidien, de l’instant à saisir ; à un médiocre
carpe diem. « Vivez, si m’en croyez… » Et rien après. Beaucoup s’y sont trompés.
Tel est bien le contresens de Puech, exégète naïf, abusé par un style trop dense ; mais
déjà de J. Harrison (Prolegomena, p. 477 : « desperate unfaith ») et encore de
W.K.C. Guthrie (Orphée…, p. 263 ; Les Grecs et leurs dieux, p. 270). C’est aussi
l’erreur qu’assume spontanément Paul Valéry, lorsqu’il détache ces deux vers, par
coquetterie non traduits, en exergue à son Cimetière marin, avant de méditer au
soleil de midi entre les tombes de Sète sur le néant des « têtes inhabitées » de nos
« pères profonds » : « L’argile rouge a bu la blanche espèce / Le don de vivre est
passé dans les fleurs. » Le malentendu est grave, qu’il faut dissiper.
Car aucun doute n’est possible : pour Pindare, l’âme subsiste dans l’infini du
Temps. Elle ne saurait désirer une « immortalité » qu’elle possède par essence. Elle
est impérissable, même si elle est déjà « morte » plus d’une fois, et « mourra »
encore, par accident obligatoire, qui ne l’affecte qu’en partie. Il y a dans la manière
de dire de Pindare une subtilité facile à vaincre, qui fait penser à la boutade, à
dénouer, de J.-P. Sartre, que « les défunts sont seuls à jouir de l’immortalité » (Les
Mots, Folio, p. 166). Platon l’affirmera avec force : « Nul d’entre nous n’est naturel-
lement immortel ; qui viendrait à l’être n’aurait pas le bonheur que croit la foule ;
car pour ce qui n’a point d’âme, il n’est pas de mal ou de bien qui compte, mais seu-
lement pour l’âme, pour autant qu’elle est unie au corps ou séparée » (Lettre VII,
335 a). L’âme humaine ne peut certes pas, ne doit pas chercher à changer la mort (du
corps). Celle-ci est inéluctable, la 7e Néménne nous l’a rappelé à l’occasion du destin
de Néoptolème : elle touche riches et pauvres, sa vague déferle sur tous, gens de
renom, gens sans gloire. Avec ce qu’elle implique, les jugements, les cycles purifica-
teurs, les réincarnations successives au fil du temps. Le tout conforme à l’ordre uni-
versel, ordre divin, qu’il n’est permis à personne – fût-il Asclépios – de modifier ou
d’éluder. Épictète le dira : les épis mûrissent (et l’homme) pour être moissonnés
« car ce ne sont pas des êtres isolés du reste » (Entretiens II, 6,11).
Notre âme doit donc se contenter, en ce monde ci, sauf à pécher par arrogance,
Pindare le répète en plusieurs autres endroits, de ce dont elle dispose, ce qui est près
d’elle, à portée, à ses pieds, to; pa;r podov~, et sans attentes vaines, ni sentiments de
frustration, dans cet espace provisoirement borné, de ce que nous apportent nos
« démons ». Ne jamais vouloir pour soi l’impossible, et se concentrer sur l’instant
présent. Dans la 3e Néméenne, composée (en 475 ?) pour un pancratiaste d’Égine,
aux « vertus » traditionnelles qui caractérisent les trois âges de l’homme – pais,
224 FRANÇOIS SALVIAT

adulte, vieillard – Pindare en ajoutait une quatrième, d’acquiescement, en fait un


principe moral dominant, pour toute la durée de vie :
ΔEn de; peivra/ tevlo~
diafaivnetai w|n ti~ ejx-
ocwvtero~ gevnhtai,
ejn pai`s i nevoisi pai`~, ejn
ajndravs in ajnhvr, trivton
ejn palaitevroisi, mevro~ e{-
kaston oi|on e[comen
brotevon e[qno~: ejla`/ de; kai; tevssara~ ajretav~
75 (oJ) qnato;~ aijwvn, fronei`n dΔ ej-
nevpei to; parakeivmenon.
Tw`n oujk a[pessi.
« À l’épreuve se révèle l’excellence de ce que chacun peut réaliser, pais parmi les jeunes
paides, homme parmi les hommes, en troisième lieu chez les anciens, en chacune des
parts dont dispose la race des mortels ; mais ce sont quatre vertus que comporte la vie
mortelle : il faut compter aussi celle qui nous invite à tenir nos pensées à ce qui est près
de nous. Ces vertus ne te font pas défaut. »
La distinction des âges de la vie est commune ; elle intervenait chez les pytha-
goriciens. Pour Pindare, les vertus spécifiques à ces âges, qu’il ne précise pas, mais
qu’énonceront par exemple les « maximes delphiques », sont insuffisantes pour
définir la vie morale. Cette « quatrième vertu », éminente, est une attitude d’esprit
que prendront l’adolescent, l’adulte et le « senior ». Le problème est celui de la mul-
tiplicité des vertus et de l’unicité de la vertu, qui occupera Socrate et Platon.
Et l’on a justement rapproché le parakeivmenon au vers 76 de la Néméenne du
pa;r podov~ au vers 60 de la 3e Pythique : les deux textes notifient la même adaptation
vigilante du désir, en chaque circonstance proche, à la nécessité de l’instant, qui seul
nous appartient. Nous retrouvons le même conseil, s’en tenir à ce qui nous concerne
au plus près, prov podo;~, dans la 8e Isthmique, un peu plus ancienne, datée de 478 :
to; de; pro; podo;~
a[reion ajei; blevpein
14 crh`ma pa`n: dovlio~ ga;r aij-
w;n ejpΔ ajndravs i krevmatai,
eJlivsswn bivou povron.
« Mieux vaut considérer toujours ce qui est proche comme préférable et tout notre
bien ; car le temps est trompeur, suspendu sur les hommes, qui déroule le cours de
notre vie. »
C’est un thème que développera assidûment, on le sait, P. Hadot l’a bien mis
en évidence, Marc Aurèle.
On mesure ainsi l’exemplarité du châtiment d’Asclépios et du mourant sacri-
lèges, dont la considération devrait conduire à une sagesse, qui est « l’acceptation
tranquille des maux inévitables » (Yourcenar). Nous l’avons vu : un préstoïcisme.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 225
Un mouvement comparable vers une résignation calme, adhésion au Divin, et
l’affirmation de sa nécessité par la punition divine d’un refus, se retrouveront dans
la 7e Isthmique, dans une brève méditation, dont le point de départ est la mort du
Thébain Strepsiade, guerrier tué au combat en 456 av. J.-C. :
ÔO dΔ ajqanavtwn mh; qrassevtw fqovno~,
40 o{ ti terpno;n ejfavmeron diwvkwn
e{kalo~ e[peimi gh`-
ra~ e[~ te to;n movrsimon
aijw`na. Qnav/skomen ga;r oJmw`~ a{pante~:
daivmwn dΔ a[iso~: ta; makra; dΔ ei[ ti~
paptaivnei, bravcu~ ejxikev-
sqai calkovpedon qew`n
e{dran : o{ toi pterovei~ e[rriye Pavgaso~
45 despovtan ejqevlontΔ ej~ oujranou` staqmouv~
ejlqei`n meqΔ oJmavgurin Bellerofovntan
Zhnov~. To; de; pa;r divkan
gluku; pikrotavta mevnei teleutav.
« Que la jalousie des immortels ne trouble point la joie au jour le jour que je recherche,
serein, pour aller jusqu’à la vieillesse, et au temps fixé par le destin. Nous mourons
semblablement, tous. Et notre sort (démon) n’est pas égal. Mais qui est aux aguets des
grandeurs, est trop court pour atteindre le sol de bronze où séjournent les dieux. Le
cheval ailé, Pégase, jeta à bas son maître, Bellérophon, qui voulait aller jusqu’aux
demeures du ciel et y entrer dans le conseil de Zeus. Douceur gagnée contre justice, la
fin la plus amère t’attend. »
Le transgresseur dont l’exemple est cette fois donné, Bellérophon, voulait
forcer le ciel, et fut, par sa monture même, précipité. Il allait contre l’ordre divin,
assimilé de façon remarquable à la justice, dika. La 5e Isthmique l’affirmait aussi :
Mh; mavteue Zeu;~ genevsqai, « Ne cherche pas à être Zeus » (v. 14) ; Qnata; qnatoi`s i
prevpei, « Aux mortels convient ce qui est mortel » (v. 16). Ce qui n’est en rien
incompatible avec ce fait : l’âme survit à la mort, immortelle en ce sens.
Revenons à la 3e Pythique. Hiéron est donc convié à réfléchir sur sa condition,
et sur la mort (de son corps) – qu’il ne peut ni ne doit éviter. À ce moment Pindare,
avec chaleur, avec émotion, dit son regret de n’entreprendre pas le voyage vers la
Sicile : s’il pouvait apporter la guérison, avec des médecins divins, il s’embarquerait,
pour son hôte d’Etna, pour le basileus de Syracuse, « doux pour les citoyens, sans
envie pour les bons, et pour ses hôtes père admirable ».
Voici, après cet éloge, la traduction de la dernière partie de l’ode (v. 72 à 115,
triades 4 et 5) :
« Si en arrivant je lui avais apporté la double faveur de la santé dorée et du chant de fête
pour les couronnes des concours pythiques, telles que l’excellent Phérénikos les gagna
en son temps à Kirrha, je lui serais apparu comme une lumière, au loin brillante mieux
qu’un astre du ciel, après avoir franchi la mer profonde.
226 FRANÇOIS SALVIAT

Mais je veux en adresser prière à la Mère, que bien souvent les jeunes filles à ma
porte viennent chanter, avec Pan, déesse auguste, dans la nuit :
si tu sais bien comprendre du plus haut de mes paroles le sens droit, Hiéron,
retiens ce que t’apprennent les Anciens : « un bonheur pour deux malheurs, c’est la part
que font aux hommes les immortels ». Le supporter dignement, les gens sans réflexion
n’en sont pas capables ; mais les bons qui, par un retour, en ont fait paraître les biens.
Tu as en partage un lot heureux. Conducteur de peuple, tyran, la haute fortune te
distingue entre tous les hommes.
Mais la vie n’a pas été sûre, ni pour Pélée l’Éacide, ni pour Kadmos semblable aux
dieux ; dont on dit qu’ils ont eu un bonheur bien au-dessus des mortels. Ils ont entendu
les Muses au diadème d’or chanter sur la montagne et dans Thèbes aux sept portes,
lorsque l’un épousa Harmonia aux yeux de génisse, l’autre, du prudent Nérée l’illustre
fille, Thétis. Les dieux chez tout deux festoyèrent ; ils virent ces rois, enfants de
Kronos, sur leurs sièges d’or ; ils reçurent leurs présents. La faveur de Zeus, qu’il rega-
gnèrent après les épreuves passées, leur rendit courage.
Et puis, en un autre temps, le premier se vit privé d’une part de ses joies par les
malheurs cruels de ses filles ; de trois d’entre elles du moins – car Zeus le Père entra au
lit aimable de Thyoné au teint blanc. Le fils de l’autre, qu’avait mis au monde à Phthie
l’immortelle Thétis, ayant à la guerre, sous les flèches, perdu la vie, fit s’élever, brûlé au
bûcher, la lamentation des Danaens.
Mais si en l’esprit un mortel a la voie de la vérité, il doit, des bienheureux, pour
ce qui lui arrive, recevoir le bonheur.
Les vents des hauteurs ont des souffles changeants. Le bonheur ne vient pas aux
hommes pour longtemps, quand il s’attache à eux dans sa plénitude. Petit en condition
petite, grand dans la grande, tel je serai. Et tel qu’il se présentera, en mon cœur tou-
jours j’assumerai mon destin personnel (démon), y appliquant des soins, suivant les
moyens qui sont les miens.
Si pour autant Dieu me procure l’agrément de la richesse, j’ai l’espoir de trouver
une haute gloire pour le temps à venir. Nestor et le Lycien Sarpédon – en renom chez
les hommes – c’est par des vers harmonieux, assemblés par d’habiles charpentiers, que
nous les connaissons : la vertu célébrée par de glorieux chants fleurit pour des années ;
mais pour bien peu l’obtenir est facile. »
Avec la santé précieuse comme l’or, si le poète avait pu apporter l’hymne de
victoire pythique ! Il traverserait la mer, pour surgir là-bas porteur de lumière, tel
un astre radieux. Mais on sait qu’il a les mains vides.
Que doit donc faire Hiéron ? À la quatrième antistrophe, Pindare marque une
brève pause intime. Il dit adresser ses prières (pour Hiéron) à la Mère et à Pan, fami-
liers, choisis par lui, non sans recherche spéciale du symbole (la génitrice universelle,
le démon du Tout), honorés à sa porte, où chantent de nuit les chœurs des filles thé-
baines. Puis il revient, après une formule qui énonce lourdement l’intention édi-
fiante, sur l’alternance des biens et des maux. Le motif d’alerte est aussi
trompeusement banal et aussi essentiel ici qu’il l’était dans la 2e Olympique. Mais il
faut savoir en tirer le sens, ce qui n’est pas à la portée du commun
80 Eij de; lovgwn sunevmen korufavn, ÔIevrwn, ojr-
qa;n ejpivsta/, manqavnwn oi\sqa protevrwn:
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 227
e{n parΔ ejslo;n phvmata suvnduo daivontai brotoi`~
ajqavnatoi. Ta; me;n w\n
ouj duvnantai nhvpioi kovsmw/ fevrein,
ajllΔ ajgaqoiv, ta; kala; trevyante~ e[xw.
« Si tu sais bien comprendre du plus haut de mes paroles le sens droit, Hiéron, retiens
ce que t’apprennent les Anciens : « un bonheur pour deux malheurs, c’est la part que
font aux hommes les immortels ». Le supporter dignement, ceux qui sont comme
enfants ne le peuvent ; mais les bons qui, par un retour, en ont fait paraître les biens. »
(Br. Snell traduit : « turn the brightness outwards » : pourquoi se restreindre à
une interprétation esthétique ?). Voir le bien, les biens, quoi qu’il advienne. On
revient ici à la compréhension nécessaire du Tout, à l’« harmonie cachée » héracli-
téenne, que savent découvrir par conversion les « bons » (ajgaqoiv) opposés à la masse
imbécile, infantile (nhvpioi) … d’où le calme confiant de leur attitude. Et, par avance, à
Épictète (Arrien) : « Quoi qu’il arrive, il dépend de moi d’en tirer du bien »
(Manuel, XVIII) ; ou à Sénèque qui compare les « bons », boni, à des lutteurs valeu-
reux : « Scias licet idem viris bonis esse faciendum ut dura ac difficilia non reformi-
dent nec de fata quaerantur, quidquid accidit boni consulant, in bonum vertant ». «
Sache que les hommes de bien doivent de même faire en sorte de ne pas redouter les
peines et les difficultés, ne pas se plaindre du destin, approuver et tourner en bien
tout ce qui leur arrive » (De la Providence, 2,4 ; trad. Bréhier). Posture rationnelle,
résultat moral : à cette intelligence se distinguent les « bons », ajgaqoiv, qui par elle
inventent, font naître leur bonheur.
Hiéron, tyran, conducteur de peuple, est au faîte de la fortune ; Pindare, et c’est
encore l’éloge attendu, le rappelle. Mais il n’ignore pas la maladie chronique invali-
dante, les douleurs, la torture des reins ensablés, la mort prévisible. Et il s’engage
dans les paradigmes mythiques à forts contrastes, la gloire et les malheurs de
Cadmos, époux d’Harmonia, et de Pélée, époux de Thétis ; mariés à des déesses, ils
banquetèrent à leurs noces avec les dieux enfants de Kronos, trônant ; mais ils n’ont
pas vécu eux non plus dans la sécurité : sont rappelées la part de destin triste des
trois filles de Cadmos (mais aussi, par un dernier retour favorable, la divinisation de
Sémélè-Thyônè), puis le deuil de Pélée à la mort d’Achille, et les plaintes au bûcher
funèbre.
On ne peut oublier que dans la 2e Olympique, ces personnages d’élite, Cadmos,
Pélée, étaient cités, les premiers, et seuls avec Achille, comme commensaux de Rhéa
(la Mère) sur l’Île des Bienheureux. La reprise dans ces exemples, en variation rapide
et brillante, des thèmes liés de fragilité et d’immortalité, qui règnent dans cette partie
de l’ode à Hiéron, implique pour le Syracusain comblé, mais souffrant, en parallèle
manifeste avec les deux héros, la même promesse que le poète formulait pour Xéno-
cratès et pour Théron d’Agrigente dans l’Olympique, et lui propose une sagesse de
même qualité, gage de même sérénité et de même futur. La résonance est directe et
228 FRANÇOIS SALVIAT

Hiéron devait la percevoir ; même si son discours reste retenu, Pindare sait qu’il est
compris et le laisse entendre en paroles fortes :
Eij de; novw/ ti~ e[cei qna-
tw`n ajlaqeiva~ oJdovn, crh; pro;~ makavrwn
tugcavnontΔ eu\ pascevmen : a[llote dΔ ajlloi`ai pnoaiv
105 uJyipeta`n ajnevmwn.
« Mais si en l’esprit un mortel a la voie de la vérité, il doit, des bienheureux, pour ce qui
lui arrive, recevoir le bonheur. Les vents des hauteurs ont des souffles changeants… »
Puech traduit : « … (il) sait jouir du bonheur que les dieux lui envoient ». C’est
la vulgate interprétative, mais un choix qui infléchit abusivement le sens du texte :
« … sait jouir », ajouté, est loin des mots et de l’intention de Pindare. On entretient
ainsi le contresens commun sur les vers 61-62, qui écarte de l’âme toute ambition
d’immortalité au bénéfice d’un simple art de vivre ; mais il n’aurait de signification
ici que dérisoire.
crh;, escamoté par Puech, qui gouverne tugcavnont(a) eu\ pascevmen, exprime une
conséquence nécessaire. Pro;~ makavrwn eu\ pascevmen rappelle pour sa forme, sinon
pour le sens, la plainte oi|a pro;~ qevwn pavscw de Prométhée dans Eschyle (Prométhée,
92) ; ce sont bien, qualifiés de « bienheureux » les « dieux » qui sont ici nommés,
c’est-à-dire Dieu. Il ne s’agit donc pas, contrairement à ce que pensent Puech et la
plupart, de gérer un bonheur matériel, de jouissances en ce monde-ci, sens mesquin
si l’on s’y arrête, hors de saison pour le malade au corps épuisé ; le but est avec pour
clé d’accès la vérité, acquise par une connaissance intellectuelle en raison (novw)/ , et
par une acceptation de l’ordre du monde divin et juste, en dépit des accidents appa-
rents et des souffles contraires, de gagner la sérénité puis la béatitude. On mesure
toute la différence pour la compréhension de ce passage et de toute la 3e Pythique.
Instabilité donc, précarité de fortune, répondant au cas de Hiéron, avec des
vents aux souffles plus violents sur les cimes élevées, où s’expose le tyran. Mais
surtout, en contraste, en panacée, « voie de la vérité », ajlaqeiva~ oJdovn. C’est cette
voie que deux péans fragmentaires désignaient comme sofiva~ oJdovn, « voie de la
sagesse » (Péan VII b, 20 et Péan IX, 4 voir ci-dessus). On la suivait, même si ni
l’image du chemin ni le mot ajlavqeia n’y apparaissaient, dans la 2e Olympique ; les
circonstances y étaient favorables, et le « sage » (sofov~, le mot y est) en connivence
avec ses auditeurs. Dans la 3e Pythique, Pindare ne dit rien du statut de l’âme ; ne
parle pas du jugement, garant de justice, ni de l’itinéraire outre-tombe ; mais leur
existence est supposée connue du destinataire. Hiéron ne pourrait, les ignorant, bien
conduire sa vie ; il ne saurait, sans affronter les tribulations en ce monde dans les dis-
positions qui conviennent, assumant son statut mortel et se gardant d’injustice,
nourrir l’espoir d’accéder au bonheur, ici même par la paix intérieure, puis, au
terme, à la félicité de l’« Île des Bienheureux ». Il est ainsi invité, pour y parvenir, à
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 229
avoir à l’esprit, en raison (novw/) la connaissance de la route du vrai universel ; et il
apparaît, par la concision du rappel, qu’il est au nombre de ceux qui ont entendu
déjà, médité cette exhortation.
L’accent est donc mis – et ce fut, en son temps, l’originalité de Pindare – sur ce
bonheur auquel on parvient par le vrai, et qui en est la récompense. Vocabulaire de
la révélation et de la raison se côtoient, s’interpénètrent ; mystique et logique de
l’être se rejoignent dans la même sagesse. Le poète ainsi humanise les spéculations
des « philosophes » ; prétend commuer en savoir les vaticinations « orphiques » ;
pour tirer du tout une pratique de vie.
Et l’on ne peut manquer de rapprocher, parce qu’elles témoignent l’une et
l’autre de la même haute ambition, et d’une conversion comparable, l’ajlaqeiva~ oJdov~
pindarique de la « voie de la vérité » qu’emprunte à la même époque l’Éléate Parmé-
nide, « à l’écart des chemins battus par les hommes » et des opinions communes.
C’est une route à chars, comme celle que suit Pindare sur le char des Muses (Péan
VIIb Maehler). Parménide y est entraîné à grande allure et à grand bruit par le qua-
drige des Héliades à la porte du jour et de la nuit, solide, charpentée comme une
porte de ville fortifiée, à deux vantaux, déverrouillée pour lui, et ouverte au large sur
la contemplation de l’Être plein, par une déesse tourière, Diké, la Justice, gardienne
des clés de cette citadelle bien close. Elle accueille le jeune homme (kouros), lui parle
et l’enseigne (frgt 1). On remarque que cette Dikè qui ouvre la « voie de la vérité »
est dite polypoinos, vengeresse, « celle qui châtie » : une épiclèse peu commentée, et
qui a paru parfois embarrassante : où situer fautes et châtiments dans ce système
parménidien en apparence fermé ? Elle a au contraire bien sa place dans une vision
qui se rapproche de celle qu’on peut dire « orphico-pindarique », où est ménagée
une plage large de culpabilité, et qui accepte la déchirure : pour accéder à l’alèthéia,
et passer le rempart qui la défend, le kouros élu doit être en règle – on affirme qu’il
l’est – avec loi divine et sacrée (thémis) et justice (dikè).
Pour clore la 3e Pythique, Pindare applique à lui-même et au chœur – passant
à la première personne, par un procédé qu’il emploie souvent, mais la leçon va à
Hiéron – le principe de résignation et d’accord, qui résume l’ode :
o[lbo~ dΔ oujk ej~ makro;n ajndrw`n e[rcetai
savo~, polu;~ eu\tΔ a]n ejpibrivsai~ e{phtai.
smikro;~ ejn smikrai`~, mevga~ ejn megavlai~
108 e[ssomai, to;n dΔ ajmfevpontΔ aijei; frasivn
daivmonΔ ajskhvsw katΔ ejma;n qerapeuvwn macanavn.
« Le bonheur ne vient pas aux hommes pour se garder longtemps, quand il se pose sur
eux dans sa plénitude. Petit en condition petite, grand dans la grande, ainsi serai-je. Et
tel qu’il s’attachera à moi, en mon cœur toujours j’assumerai mon destin personnel
(daimôn), y appliquant des soins, autant qu’il est en mon pouvoir. »
230 FRANÇOIS SALVIAT

Ici chaque mot compte. Chacun doit s’adapter à son destin. La formule
daivmon(a) qerapeuvwn est chargée de sens. Le daivmwn est, on le sait, dans toute la tra-
dition grecque – avec une définition particulièrement claire dès le VIe siècle chez
Théognis (161-166) – une sorte de sur-moi, porteur d’une destinée personnelle, ou
plutôt de moi second ou caché (« occult self » pour l’érudition de langue anglaise).
Il l’est au IVe siècle chez Platon : il suffit pour s’en assurer de se reporter à l’index de
Ast et de rappeler la formule du Banquet 202 e qui situe le démoniaque entre le
mortel et l’immortel (metaxu; qnhvtou kai; ajqanavtou). Le cas est ambigu : on doit se
rappeler ici l’h\qo~ ajnqrwvpw/ daivmwn d’Héraclite (119 DK) qui rapproche le « démon »
de l’humain, en l’assimilant au « caractère » (et peut-être, ainsi, le nie). La proximité
du démon et de l’homme est bien apparente dans le fragment d’Héraclite DK 79 : «
L’homme se fait traiter de bébé par le démon, comme l’enfant par l’homme ». Mais
explicitement chez Pindare c’est d’un ordre, d’une disposition divine, que procède,
par cet intermédiaire du « démon » investissant chacun (tovn ajmfevponta daivmona),
notre destin individuel, que pilote Zeus :
Diov~ toi novo~ mevga~ kuberna`/
daivmonΔ ajndrw`n fivlwn.
« Le vaste esprit de Zeus gouverne le démon des hommes ses amis » (5e Pythique, pour
Arkésilas, v. 122-123).
Dans ces conditions, la qerapeiva que chacun dispensera au démon identitaire
se définit comme un exercice spirituel, où se distingue et se constitue la personne
morale, où la volonté de l’individu trouve sa place : à ce niveau, dans ce dialogue
intérieur, dans cet espace de contact (cette « interface ») entre divin et humain peut
intervenir une initiative, se glisser un choix libre ; et l’accord librement recherché
avec le démon, s’il est obtenu, apporte le vrai bonheur. Au début de l’ode, Pindare
a donné un contre-exemple : au lieu d’accord, la mésentente. Nous avons vu, dans
l’aventure de cette fille élue par un dieu et volage, comment elle a fait son propre
malheur : il a été question alors de son démon. Coronis a exercé un libre arbitre ; sa
perte découle de sa propre volonté, de son choix (lh`ma) ; car celui-ci a été rebelle ;
elle aurait dû accepter ce qu’elle avait ; son refus de s’y tenir, ses rêves inconsé-
quents, entraînent la punition divine, en provoquant un retournement du démon,
qui devient dans la malveillance « un autre démon ». Pindare instamment conseille
une option inverse : soigner son démon, le cultiver, le « pratiquer », l’« exercer »
(ajskhvsw) s’allier à lui en esprit (frasivn) à chaque instant (aijeiv).
Dans le Timée de Platon, un peu plus d’un siècle plus tard, le daimôn sera dit,
dans le discours de Timée le Locrien, correspondre à la partie « intelligente » de
l’âme, don de Dieu fait à chacun : l’homme qui par celle-ci touche à la vérité atteint
le bonheur « dans la mesure où il donne sans cesse des soins au divin, et où il le
garde toujours en bonne disposition quant au démon qui habite en lui » (a{te de; ajei;
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 231
qerapeuvonta to; qei`on e[contav te aujto;n eu\ kekosmhmevnon to;n daivmona suvnoikon ejn aujtw`/
(90 c). Et beaucoup plus loin encore dans le temps, mais de manière tout aussi signi-
ficative, on peut citer Marc Aurèle, pour qui la philosophie, notre seul guide, doit
« veiller sur notre démon intérieur » (threi`n to;n e[ndon daivmona) en orientant au
mieux actes et pensées (Entretiens, II,17), en évitant de troubler cet hôte par « une
foule de fantasmes », le conservant « satisfait, obéissant, comme il sied, à Dieu » par
une parole vraie et une conduite juste (III,16).
Équanimité, que sert non point passivité, mais adhésion intime, éclairée,
coopérative, en « synergie », dans une situation de vie favorable ou non, douce ou
amère, à l’ordre divin : nous avons rencontré, au vers 104, et évoqué plus haut, par-
ticulièrement à propos du Péan IX sur l’éclipse, ces prémices de stoïcisme. On est
tout près de ce qui sera l’une des règles cartésiennes de morale « provisoire », règle
dite souvent « stoïcienne » : « tâcher plutôt à me vaincre que la fortune, et mes désirs
que l’ordre du monde ». Car le katΔ ejma;n... macanavn, avec ses arrière-plans, annonce
la formule in nostra potestate de Cicéron citant Chrysippe, et la distinction, fonda-
mentale dans le Manuel d’Épictète (Arrien) entre « ce qui dépend de nous » et « ce
qui ne dépend pas de nous », dont I. et P. Hadot viennent de rappeler les racines
anciennes, et l’importance capitale, à la fois éthique et ontologique. « Une onto-
logie… qui oppose la sphère du Monde, qui est aussi celle de la nécessité et du
Destin régi par la Raison universelle… et la sphère de notre liberté et de notre choix,
celle de nos jugements, de nos tendances, de nos désirs ». Il nous appartient ainsi de
dire « oui ou non à l’Univers » selon que « notre raison se conforme ou non à la
Raison universelle » (Apprendre à philosopher dans l’Antiquité, 2004, p. 89-101 et
particulièrement p. 101). Telle est la leçon faite à Hiéron.
Contemporaine exactement de cette 3e Pythique, à l’automne 474, la
e Pythique fut composée pour le jeune Thébain Thrasydaios, vainqueur au stade
11
à Delphes. Pindare y introduit, de manière un peu forcée, au prétexte du meurtre
d’Agamemnon et du fait que les motivations de Clytemnestre, ambiguës, seraient
mal connues, le thème des mauvaises rumeurs, dont visiblement il souffre lui-
même : « Dans l’ombre, le méchant gronde. » Il s’adresse à ses concitoyens, qui
manifestement l’avaient critiqué pour sa complaisance à Hiéron – un tyran ! –, et les
rassure sur l’attachement qu’il leur porte. Devant eux, il s’interroge : dérouté par les
vents, marin égaré, a-t-il perdu son cap ? voyageur, s’est-il fourvoyé à une croisée
de chemins? Il est ainsi conduit à faire l’éloge de ce régime oligarchique de Thèbes
où domine une élite en principe égalitaire, en le comparant, à son plein avantage, aux
régimes tyranniques qui sont alors installés en Sicile, et en particulier à Syracuse. À
cette occasion il reprend sa réflexion sur l’adhésion au destin, par l’accueil des bien-
faits de Dieu, avec un langage de passion, quasi mystique : le verbe ejraivman qu’il
utilise est dans le vocabulaire du désir amoureux. Il insiste sur la modération néces-
saire, la soumission au possible ; enfin sur la mort et ce qui la suit.
232 FRANÇOIS SALVIAT

Qeovqen ejraivman kalw`n


dunata; maiovmeno~ ejn aJlikiva/.
Tw`n ga;r ajna; povlin euj-
rivskwn ta; mevsa makrotevrw/
(su;n) o[lbw/ teqalovta, mevm-
fomΔ ai\san turannivdwn :
xunai`s in ajmfΔ ajretai`~
tevtamai: fqoneroi; dΔ ajmuvnontai.
55 (a[llΔ) ei[ ti~ a[kron eJlwvn
hJsuca`/ te nemovmeno~ aijna;n u{brin
ajpevfugen, mevlano~ a}n ejscativan
kallivona qanavtou
(steivcoi) glukutavta/ genea`/
eujwvnumon ktevanwn
krativstan cavrin porwvn.
« De Dieu puissé-je aimer les biens qui viennent, dans le possible, en vif élan, à raison
de mon âge. Lorsqu’en effet dans la cité je rencontre des gens, d’élévation moyenne,
dans un bonheur florissant et durable, je blâme le lot des tyrannies, et j’aspire aux
vertus communes ; et l’on se garde des envieux ; et si quelqu’un, fût-il parvenu au
sommet, ayant régi sa vie dans la tranquillité, a fui l’affreuse démesure, il peut accéder,
quand vient la mort noire, à des confins plus beaux, laissant à sa chère postérité la
faveur d’un bon renom, de tous les biens le plus précieux. »
Le texte est un peu difficile à établir (j’adopte celui de Maehler, avec la sugges-
tion de Wilamowitz au vers 58). Pourtant le sens ne fait pas de doute.
Cette ejscativan (ga``n) du vers 57 est une région lointaine, une terre périphérique
extrême ; on pourrait traduire aussi pour marquer cet éloignement par « écart » ou
« retraite », mais en aucun cas par « fin », ainsi que le fait Puech, qui – encore ! –
fausse le sens. C’est la contrée heureuse où pourra se rendre à sa mort le citoyen qui,
devenu dominant, a mené sa vie comme Pindare le recommande et assure le faire lui-
même : sans arrogance, dans l’ambiance des ajretaiv traduisant des valeurs com-
munes, et dans la « tranquillité », c’est-à-dire dans la justice sereine. Pour sa
récompense, au bout du chemin, plus belle (kallivona), cette terre qui l’attend n’est
autre que le lieu privilégié, séjour idyllique des bons, décrit dans la 2e Olympique et
dans les fragments des thrènes. Apparaît bien ainsi, dans ces vers d’une concision
acérée, le lien qui pour le poète unit une conception rétributive de l’au-delà, non
seulement à une morale personnelle, mais à un idéal collectif, politique, de solidarité
et de modération. On n’oubliera pas que, s’adressant aux Thébains presque à demi-
mot pour cette promesse, il devait être compris par eux : ils savaient ce qu’il voulait
dire ; ils partageaient sa croyance.
On remarque l’adjectif xunai`s in (v. 54 xunai`s in ajmfΔ ajretai`~). Il est fortement
connoté ; il désigne ce qui est « commun » ; mais dans la théorie héraclitéenne, dont
on trouve encore l’attestation dans le papyrus de Dervéni, ce qui est de valeur supé-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 233
rieure, par opposition à ce qui est « particulier ». La référence me paraît assurée, à
Héraclite, qui s’exprime ainsi :
xu;n novwi levgonta~ ijscurivzesqai crh; tw/` xunw`/ pavntwn, o{kwsper novmw`/ povli~, kai; polu; ijscu-
rotevrw~.
« Ceux qui parlent suivant la raison doivent insister sur ce qui est commun à tous,
comme la loi pour la cité, et insister fortement… » (DK 114).
Car cette loi du groupe civique s’identifie à la loi divine. Mais l’originalité de
Pindare est de faire de la conquête de ces vertus solidaires supérieures l’instrument
de chaque salut personnel.

*
* *

LA PREMIÈRE PYTHIQUE ET LE DIEU COSMIQUE

Du point de vue de telles idées la 1re Pythique, composée quatre ans plus tard,
après la victoire au char de Hiéron en 470 n’apporte pas de nouveau. Elle ne revient
pas sur la « voie de la vérité ». Les conseils prodigués au souverain à la fin de l’ode
sont de morale politique : rapprocher citoyens et rois ; honorer le peuple (damos) et
l’orienter vers la concorde civique qui donne l’hésychia ; malgré les avantages atta-
chés à la réserve dans le discours et l’action, ne pas renoncer à s’engager, à parler ; et
parler vrai sans décevoir ; s’exprimer sans perdre prudence, devant une opinion
publique attentive au moindre mot ; poursuivre des libéralités généreuses, sans
chercher le gain. Le souvenir qu’il faut laisser à la postérité est celui de Crésus, non
de Phalaris exécré. Bonne renommée et bonheur ensemble : voilà la plus haute cou-
ronne. Retenons cependant les deux vers 41-42 :
ΔEk qew`n ga;r macanai; pa`-
sai brotevai~ ajretai`~,
kai; sofoi; kai; cersi; biatai; perivglws-
soiv tΔ e[fun.
« Aux dieux en effet sont dus tous les moyens qui vont avec les vertus des mortels ;
sages, bras puissants, langues habiles, par nature. »

On trouve ici l’affirmation du rapport des vertus au divin, et une définition de


trois catégories d’excellence, qui peut être comparée à celle du fragment 133
Maehler, citation du Ménon, et à celle d’Empédocle. Les sophoi viennent ici en tête,
puis les athlètes, puis, distingués des sages, les maîtres de la parole. On comparera
avec la hiérarchie proposée par Platon dans le discours de Socrate dans le Phèdre
(248 e), en neuf degrés, descendant du sage (1er rang) et du roi juste ou du guerrier
234 FRANÇOIS SALVIAT

habile (2e) ; les politiques sont au 3e rang, les athlètes au 4e, avec les médecins. Mal
classés : les devins et mystes au 5e ; les poètes et les artistes imitateurs au 6e ; on
descend ensuite jusqu’aux artisans et laboureurs (7e rang), aux sophistes et déma-
gogues (8e) et aux tyrans (9e).
Autant que pour cette morale, la 1re Pythique nous intéressera par le sentiment
qu’elle promeut du sacré, en exaltant dans son prologue la gloire et la puissance de
Zeus. On saisit là le rapport de Pindare à une religion « commune », officialisée,
dont il s’approprie, développe, amplifie les mythes ; au service pourtant de sa vision
cosmique du Divin.
L’intitulé de l’ode, qui nous est parvenu, désigne Hiéron vainqueur non point
comme Syracusain mais comme Etnaios. Etna, cité nouvelle vient d’être créée par le
tyran sur le site de l’ancienne Catane, qu’il a vidée de ses habitants, et repeuplée ; il
lui a donné le nom du volcan voisin. Lorsque Pindare chante la majesté de Zeus,
c’est comme dieu de l’Etna, Etnaios lui aussi : le but du poète est d’accompagner la
fondation d’un culte d’état. Il l’atteint par une composition faisant appel à l’imagerie
allégorique, et à la plus brillante des mises en scène, en plusieurs niveaux.
D’abord une présentation d’assemblée olympienne quasi-traditionnelle, de style
homérique, mais un tableau de genre original : bercé par la mélodie de la lyre
d’Apollon, l’aigle dodeline et glisse au sommeil, les dieux, et Arès lui-même, s’apaisent.
En contraste, le mythe de Typhon le monstrueux, l’insoumis, qui n’est que violence.
« Tous les ennemis de Zeus frémissent, entendant le chant des Piérides, sur terre, sur la
mer immense : et celui qui dans l’affreux Tartare gît, qui fit la guerre aux dieux, Typhon
aux cent têtes. Jadis l’éleva l’antre de Cilicie aux noms multiples ; et maintenant les
falaises marines dominant Cumes et la Sicile pressent son torse velu ; colonne vers le
ciel, l’Etna neigeux le contraint aussi, qui nourrit toute l’année des glaces piquantes. De
ses creux sont vomies des sources pures de feu inapprochable : des rivières, produisant
le jour des flots de fumée ardente, et dans les ténèbres une flamme pourpre, roulent des
rocs jusqu’à la plaine profonde de la mer, à grand fracas… Prodige merveilleux à voir,
merveille aussi à pour ceux à qui ceux qui des témoins en font le récit, que cet enchaîné,
aux cîmes noires de l’Etna, à la plaine… » (v. 13-28).

Le mythe est moral : Zeus est dieu de justice ; Typhon mérite d’être supplicié.
Mais tout le paysage, qui s’étend de Cumes, sur la côte napolitaine, au massif de
l’Etna, dans un large survol géographique, est le cadre réaliste des convulsions du
Titan. Le volcan a connu une éruption mémorable en 475 (Thucydide, III, 115) :
Pindare a pu voir les coulées de lave, les rochers roulant à la mer. Le spectacle
naturel du feu tellurique, qui suscite l’émotion, et que Pindare dit merveilleux pour
ceux qui y ont assisté, merveille même pour qui en entend le récit, s’imprègne d’une
grandeur accrue par exaltation de la puissance divine qui s’identifie à lui. Une
conception cosmique du divin entraîne une poésie cosmique.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 235
Il est remarquable que chez Eschyle, dans le Prométhée enchaîné, vers 351 et s.
on rencontre, dans le discours du Titan mis aux fers, évoquant le sort d’autres
damnés, ses frères, un développement comparable, bien que plus bref, sur Typhon,
foudroyé, réduit en cendres par Zeus, mais immortel pourtant, dont il est prédit
qu’il s’agitera sous le volcan sicilien bouillonnant, d’où jailliront des torrents de
lave. La perspective de la trilogie – Prométhée « porteur de feu », enseignant les
hommes, « enchaîné », « délivré » (telle est pour moi, et je suis ici B. Deforge, la suc-
cession des trois pièces) – est théogonique ; elle traite, adaptant en particulier la tra-
dition orphique des règnes successifs, des tensions internes du divin, à travers
l’avènement de Zeus, l’établissement de son pouvoir et l’affirmation de sa justice. Le
problème naît des rapports brouillés entre ce divin et l’humain déchu (car l’enjeu est
le destin de l’homme) et de la médiation généreuse du protagoniste, puni, encloué,
réhabilité. Or le drame d’Eschyle serait daté d’avant 468 av. J.-C. (telle est l’option
la meilleure) : qu’il soit antérieur à l’ode de Pindare (470) me paraît plausible.
Eschyle, qui composa, à la demande de Hiéron, les Etnéennes, cherchait à toucher
le tyran qui venait de changer Catane en Etna ; Pindare suit, et amplifie le mythe
sicilien. Et de même que chez le dramaturge on ne peut contester la croyance pro-
fonde en un dieu cosmique, de même l’auteur de l’épinicie ne saurait se satisfaire
d’un rappel naïf de légendes du fond commun. Pour aucun des deux il n’y a inco-
hérence entre leur conviction et la somptuosité de l’imaginaire poétique, qu’elle
soutient et magnifie.
Il est vraisemblable que comme Pindare et Eschyle, leur commanditaire
Hiéron n’envisageait lui-même rien d’autre qu’un dieu égal à la totalité de l’univers,
un dieu-Tout. Mais ce présupposé théologique ne fit pas obstacle à la poursuite de
desseins politiques qui lui firent installer un culte de Zeus Etnaios. Une compa-
raison me semble pouvoir s’instaurer dans l’esprit entre l’ouverture de la Pythique
et l’image portée par la monnaie d’argent frappée par Hiéron pour Etna, à l’effigie
de ce Zeus accompagné de symboles. On retrouve, au premier coup d’œil, l’aigle, la
végétation des pins (les « noirs feuillages »). À l’analyse se découvre une allégorie
particulièrement riche du divin. On notera d’abord que Zeus est assis sur une peau
de lion : nous avons vu chez Pindare son rapport privilégié avec Héraclès, le bras de
sa justice. Surtout, ce Zeus trônant est le maître des éléments. Le feu, tenu dans la
main gauche : le foudre stylisé. On pourrait retrouver l’air, symbolisé par l’aigle, la
terre par l’arbre qu’elle nourrit, dont le sommet porte l’oiseau. L’« attribut » de la
droite élevée à première vue déconcerte : on attend un sceptre ; or on observe,
partant et descendant de la paume, une ligne brisée ; il ne s’agit pas, pour moi, d’un
bâton rustique, noueux, comme on le dit faute de mieux, il serait dans cette majesté
déplacé ; mais d’une eau qui coule de la main ouverte, comme on voit sur les images
de certains dieux orientaux.
236 FRANÇOIS SALVIAT

FIG. 3. – Tétradrachme d’Etna. Zeus Etnaios. D’après P. R. Franke et M. Hirmer,


La Monnaie grecque, Paris, 1966, pl. 11.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 237
*
* *

COMPRENDS MA PAROLE, DIT PINDARE


Socrate à Ménon : Suvne~ o{ toi levgw, e[fh oJ Pivndaro~.
(Ménon, 75 a = vers 1 de l’Hyporchème à Hiéron, Maehler 105)

On pourrait, avec un fil nouveau, aller plus loin encore dans l’œuvre, de résur-
gence en correspondance, dans un ensemble où comme musicalement tout conspire,
où chaque mot, chaque image, chaque légende pèsent, où l’ellipse allusive, l’adage
qui semble anodin, la formule bifide, sont expliqués ailleurs en langage un peu plus
ouvert. On ne sait quand Pindare est parvenu à la vision qui inspire la poésie de sa
maturité. Sa première œuvre datée, qui remonterait à 495, la 10e Pythique, témoigne
déjà d’un souci de moraliste ; mais d’une sagesse qui pourrait être courante : dans
l’incertitude du futur, saisir dans le présent l’avantage qui s’offre. On ne saurait en
tout cas rien en conclure. En 476 avec la 2e Olympique, nous voyons que sa pensée
est bien affirmée ; il lui restera fidèle jusqu’au bout, et sans doute ira l’approfondis-
sant.
Parce qu’elle est bien datée, de 470, on peut citer la 12e Olympique, pour Ergo-
télès d’Himère ; très courte, d’une seule triade, elle a pour noyau le constat des fra-
gilités humaines.
« Les espérances humaines, qui tantôt s’élèvent, tantôt s’abaissent, s’en vont ballottées
par les flots, s’ouvrant le chemin sur une mer d’illusions vaines. Jamais aucun signe de
reconnaissance, par aucun de ceux qui sont sur terre, fiable pour une action future, n’a
été trouvé, d’origine divine ; sur l’avenir nos pensées sont aveugles. Souvent ce qui
arrive aux hommes est contre leur jugement : tour à tour c’est la joie qu’on perd, ou
bien ceux qui ont été exposés aux orages du chagrin changent leur peine pour un
bonheur profond, en un instant. »
Adressée à Hiéron, l’ode connue comme 2e Pythique ne mérite pas cette appel-
lation ; les Anciens eux-mêmes – les scholies en témoignent – avaient bien vu que
son classement au nombre des pièces composées pour des Pythia faisait problème.
Elle a pour prétexte une victoire au char, dont les circonstances ne sont pas indi-
quées. On s’est donc interrogé sur l’occasion et sur la date, sans aboutir. Wilamo-
witz a estimé que l’ode devait être rapprochée de la 1re Pythique, qui exalte la
couronne obtenue en 470 à Crissa. D’autres ont pensé à des concours de moindre
importance, qu’ils dateraient vers 475, au plus tard. Puech, Maehler, évitent de
conclure.
Pourtant la solution s’impose. Il est tout d’abord certain, en dépit de Wilamo-
witz, que cette pièce elle ne saurait être en redondance avec la 1re Pythique, qui
témoigne d’une toute autre inspiration, d’une autre humeur. L’hypothèse pythique
238 FRANÇOIS SALVIAT

étant ainsi disqualifiée, les autres, si on les passe en revue, restent secondaires,
indignes ; et la seule victoire qu’on puisse mettre en jeu, et qui vaille, est l’olym-
pique, en 468. Certes Bacchylide l’avait déjà célébrée, ou allait la célébrer ; mais on
pouvait entrer en concurrence libre : Bacchylide s’était déjà mesuré à Pindare : à
l’occasion du succès à Némée du pancratiaste Pythéas d’Egine : l’Épinicie 13 dou-
blait la 5e Néméenne ; de la même manière, avec plus d’ambition, l’Épinicie 5, expé-
diée de Céos, vint doubler la 1re Olympique, sous le même prétexte, en
remerciement d’hospitalité.
La soi-disant 2e Pythique est donc pour moi sans doute possible une énième
Olympique : ode expédiée à cette date de Thèbes à Syracuse, « à travers la mer
grise », comme une « marchandise phénicienne », spontanément offerte après la vic-
toire du char dans l’Altis, pour l’éloge ; épître surtout pour correspondre, et se rap-
procher du tyran, hors la grande pompe officielle. La dernière des odes de Pindare
adressée à Hiéron, qui allait mourir en 467. Seule cette mise en situation
– méconnue – permet de la bien comprendre.
Le Thébain tente de dissiper les nuages. Il n’a pas obtenu la commande de l’épi-
nicie ; Bacchylide lui a été préféré. Il n’est plus si sûr de Hiéron et de son « amitié »,
que toujours pourtant il invoque. Il est décrié en Sicile, par plusieurs détracteurs.
Après une adresse à la ville de Syracuse, l’annonce du succès, après une évocation de
Hiéron en majesté sur son char, Pindare pose le problème, qui est le sien, à travers
le mythe en contre-exemple d’Ixion, de la loyauté, de la gratitude. Il suffirait que
Hiéron se reprenne et suive ce conseil, donné après la louange : Gevnoi,j oi|o~ ejssi;
maqwvn : « Sois tel que tu as appris à te connaître » qui le crédite d’un « connais-toi
toi-même » déjà réalisé (v. 72).
Suit, aux vers 72-73, un énoncé abrupt, surprenant – mais on peut penser que
cet aphorisme introduit le thème des flatteurs et des hypocrites, qui vient aussitôt
après :
Gevnoi,j oi|o~ ejssi; maqwvn. Kalov~
toi pivqwn para; paisivn aijeiv
kalo~.
Puech traduit le texte tel qu’il est aussi présenté par Maehler, avec une virgule
avant aijeiv : « Le singe semble beau à des enfants, toujours beau. » Et il commente :
« C’est affaire aux singes, que d’écouter les enfants quand ils leur disent : “Que tu
es beau !”, quoiqu’ils fassent. » Hiéron, objet de flagorneries, serait-il donc un
singe vaniteux ?
Pour les interprétations de ce type, il n’existe pas en réalité de beau singe. Ce
sont les enfants qui le pensent et le disent ; mais les singes sont laids.
Il faut comprendre : « Un “beau” singe, pour des enfants, est beau sans
conteste (beau en tous les cas). » Sans virgule, mais la syntaxe l’admet.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 239
On peut soupçonner une « référence culturelle » ; les familiers des « présocra-
tiques » et de Platon auraient dû la déceler : pour accéder au sens, il faut avoir à
l’esprit le(s) passage(s) d’Héraclite cité(s) dans Hippias Majeur 289 a et 289 b. La
discussion entre Socrate et le sophiste d’Elis porte sur la relativité du beau : beauté
paradoxale des marmites bien lisses, bien rondes, bien cuites, comparée à celle des
belles pouliches et des belles filles ; et, au-delà, le beau en soi, aujto; to; kalovn. Deux
citations authentifiées (to; tou` ÔHrakleivtou... … ÔHravkleito~... levgei...) sont introduites
en appui par Socrate, à peu d’intervalle dans le dialogue, ces deux « fragments » sont
maintenus distincts dans les Vorsokratiker (DK 82 et DK 83) ; mais on peut les
fondre en un seul, qui instaure une comparaison à trois termes, comme Héraclite les
aime : Ph. Wheelwright le propose, Heraclitus, 1959, n° 104 et p. 150, et il est
commode de le suivre dans sa restitution :
Piqhvkwn oJ kavllisto~ aijscro;~ ajnqrwvpwn gevnei sumbavllein: ajnqrwvpwn oJ sofwvtato~ pro;~
qeo;n pivqhko~ fanei`tai kai; sofiva/ kai; kavllei kai; toi`~ a[lloi~ pa`s in.
a) « Le singe le plus beau est laid comparé à l’espèce humaine » (il n’est beau que par
rapport aux autres singes ; il ne l’est pas dans l’absolu, donc, ne le sera pas « toujours »,
pas « à chaque fois » que l’on juge, pas aijeiv). b) « Et le plus sage des hommes comparé
à Dieu, est comme un singe sous le rapport de la sagesse, de la beauté, et de tout le
reste. »
L’aphorisme de la Pythique s’inspire indiscutablement de ce texte. Pindare et
Hiéron avaient donc lu Héraclite. Ils connaissaient tous deux le Péri physéôs, cette
œuvre ardue dont Socrate aurait dit à Euripide que pour l’explorer il fallait être « un
plongeur délien ». Ils en avaient parlé ensemble. Ils gardaient ce passage présent en
mémoire, où il était question, dans des comparaisons en chaîne, du singe, mais aussi
de l’homme, et de Dieu.
Il était évident que l’ode ne visait pas un public ouvert ; mais ici l’intention
intime devient très claire, quand on comprend de quel jeu provocateur surgit cette
proposition incongrue. Voici de l’Héraclite, détourné, remanié ; une énigme dans sa
manière originale, et le recours, pour dénoncer l’absurde, à ses favoris, les
« enfants » naïfs. Hiéron est assez averti pour se faire le complice intellectuel du
poète. Car Pindare sait qu’il reconnaîtra la source, masquée pour le vulgaire (comme
elle l’est restée pour les pindarisants modernes). Mise à part cependant cette
recherche de connivence, que veut-il signifier au fond ? « Les enfants tiennent la
beauté d’un singe pour un absolu. » Or le singe étant laid de fait par rapport à
l’homme, il ne faut pas se payer d’erreur. Les hiérarchies (la supériorité de Pindare)
peuvent ne pas apparaître à tous, et il ne faut pas s’en tenir à une excellence toute
relative, de bas d’échelle (la situation de son rival Bacchylide imitateur, imposteur,
comme le singe) que peuvent sans réserve admirer et vanter des enfants sans juge-
ment. On aurait pu le dire moins subtilement.
240 FRANÇOIS SALVIAT

Il est possible de tirer de cette rencontre une conséquence. Selon Diogène


Laërce (d’après Apollodore) l’acmé d’Héraclite se situe en 504-500 (69e Olym-
piade), et il vécut 60 ans. À partir de là, Zeller – prenons-le pour exemple – suggère
pour sa vie les dates de 545-485 ; on pourrait décaler de plusieurs années vers le bas,
avec une acmé à moins de quarante ans, jusqu’à trente : 530-470. Mais ces proposi-
tions, qui font confiance à la tradition, ont été parfois contestées au bénéfice d’une
chronologie basse (K. Reinhart, suivi par exemple par Voilquin). Il faut l’écarter : car
nous tenons ici un terminus ante quem absolu ; il est clair que le livre d’Héraclite
Sur la nature était diffusé et connu à Thèbes et en Sicile à la date qui est celle de la
(soi-disant) 2e Pythique, soit 468. Nous avons du reste reconnu l’influence directe
du philosophe d’Éphèse sur la pensée de Pindare dès 476, dans la 2e Olympique.
M. Conche déjà la signalait, qui, partant de la reprise formulaire qu’on relève du
fragment DK 53 au vers de la 2e Olympique (pavntwn pathvr, appliqué ici à crovno~, là
à povlemo~) estime que l’ode « est à peu près certainement postérieure au livre
d’Héraclite, que Pindare a pu connaître » (Héraclite, Fragments, 1986, p. 441). Nous
suivrions donc volontiers J. Burnet, qui pense qu’Héraclite écrivit « tôt dans le
Ve siècle ». Pour Kirk, l’œuvre d’Héraclite était achevée en 480 ; c’est peut-être dater
un peu trop bas, d’autant que le philosophe fit retraite après l’avoir terminée ; puis
luttant contre la maladie, hydropisie nous dit-on, polémiquant avec les médecins,
eut une fin de vie pénible.
Rappelons que Pindare naquit à l’été 518 ; il n’est pas vraisemblable qu’il ait
connu les idées d’Héraclite dans ses années de formation. Le contact aurait pu se
produire dans son premier âge mûr : 495-480 ? C’est aussi vers 480 qu’on placerait
le poème de Parménide l’Éléate, où l’on trouve le refus explicite de l’univers
mouvant et de la réversibilité des chemins affirmée par Héraclite (DK 6,8).
Reprenons le cours de la 2e Pythique. Il faudrait donc un Rhadamanthe (et non,
sans doute, un Hiéron) qui ne se laisse jamais abuser. Dans ce milieu de trompeurs,
de fourbes et de flatteurs qui chuchotent – se profilent ici Simonide et son neveu –
Pindare se plaint d’être en butte aux « semeurs de calomnies » qui « sont une peste
qu’on ne peut combattre pour celui qui les écoute comme pour celui qu’ils atta-
quent ». Il assure qu’ils ne gagneront rien. Il veut pour lui garder l’amitié : Fivlon ei[h
filei`n : « Puissé-je aimer mes amis ! » Pourtant lorsqu’il affirme qu’« un homme à
la parole franche se fait valoir en tout régime, dans une tyrannie, là où règne la foule
turbulente, là où des sages gardent la cité » il n’est pas certain qu’il en soit fort
convaincu, et qu’il exprime plus qu’un vœu. Dans cette liberté d’expression gît le
problème.
Œuvre atypique – une fois encore – très personnelle de ton, critique, asez
amère, mais refusant la rupture, et par là ambiguë ; cette 2e Pythique reprend des
thèmes de méditation que nous avons trouvés dans la 3e Pythique. Je citerai seule-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 241
ment le développement final, à partir de l’injonction d’obéissance au Divin claire-
ment exprimée, au saut entre antistrophe et épode de la dernière triade.
Crh; de;
pro;~ qeo;n oujk ejrivzein
o{~ ajnevcei tote; me;n ta; keivnwn, tovtΔ au\qΔ eJtevroi~
e[dwken mevga ku`do~.
« Il faut contre Dieu ne point se quereller, qui tantôt élève ceux-ci, tantôt en revanche
à d’autres donne grande gloire » (v. 88-89).
Et pourtant des frustrés, voulant toujours avoir plus, ont le cœur rongé,
comme d’une douloureuse plaie, pour leurs projets insatisfaits.
ΔAllΔ oujde; tau`ta novon
90 ijaivnei fqonerw`n : stavqma~
dev tino~ eJlkovmenoi
perissa`~ ejnevpaxan e{l-
ko~ ojdunaro; eJa`/ provsqe kardiva/,
pri;n o{sa frontivdi mhtivontai tucei`n.
« Cependant même cela ne calme pas l’esprit des gens envieux ; tirant toujours au-delà
la limite le cordeau, ils infligent à leur propre cœur une plaie douloureuse, tant qu’ils
n’ont pas obtenu ce que supputent leurs pensers. »
Sont ici concernés les ennemis jaloux de Pindare ; mais aussi tous ceux qui ne
réfléchissent pas sur l’humaine condition, et souffrent de ne savoir borner leurs
désirs.
L’homme sage au contraire, doit comme un bon cheval de bige, docile, accepter
sur le cou le joug, le porter allégrement, et contre l’aiguillon, ne pas se révolter.
Fevrein dΔ ejlafrw`~ ejpaucev-
nion labovnta zugo;n
ajrhvgei: poti; kevntron dev toi
95 laktizevmen televqei
ojlisqhro;~ oi\mo~.
« Porter en dispositions douces le joug posé sur le cou est un bon choix ; ruer contre
l’aiguillon fait chuter sur le chemin. »
Car Dieu est le cocher qui tient en mains rênes et fouet, qui mène l’attelage ;
puisque c’est Dieu qui dirige, par l’instrument du démon, notre destinée, brillante
ou non, et qui infuse en nous les vertus. Et nous pouvons soit obéir, soit, déraison-
nables, regimber. Belle exhortation métaphorique à l’acquiescement au monde et à
la discipline du désir, au point où s’articule notre liberté. L’image est directement
parente de celles du cheval blanc, obéissant, et du cheval noir, vicieux, insoumis,
rebelle même au fouet et aux pointes, de l’attelage inégal, qui seront décrits longue-
ment par Socrate dans le carrousel mythique des âmes mis en scène dans son dis-
cours du Phèdre (247 b et s.).
242 FRANÇOIS SALVIAT

Quatre ans plus tard, en 464, dans la 7e Olympique, pour Diagoras de Rhodes,
reparaît le thème de l’impuissance. L’homme est sujet à une multitude d’erreurs,
qu’il commet lorsqu’il tente de comprendre et d’organiser son destin. Il est impos-
sible en effet à des esprits ignorant le futur, de juger en chaque cas du meilleur, pour
le présent et pour les fins à venir. D’autant que, comme les derniers mots de l’ode
plus avant le rappellent, soufflent toujours des vents changeants.
ΔAmfi; dΔ ajnqrwvpwn fravs in ajmplakivai
ajnarivqmhtoi krevmantai :
tou`to dΔ ajmavcanon eujrei`n
o{ti nu`n ejn kai; teleuta`/
fevrtaton ajndri; tucei`n.
« Sur les esprits humains des erreurs innombrables menacent de s’abattre ; il n’est
aucun moyen de découvrir ce qui à la fois dans le présent et au terme est pour un
homme le meilleur » (v. 24-26).
Un exemple de ces destins inattendus, indéchiffrables, est donné dans cette
e
7 Olympique, par le mythe de la fondation de Rhodes, entreprise heureuse, dont on
n’aurait pu d’abord espérer la réussite, après le meurtre commis par Tlépolèmos.
Connaître et gérer commencement et fin, interdit à l’homme, est une préroga-
tive du Divin. Nous en trouvons l’assurance explicite dans le fragment d’hypor-
chème Maehler 108 a (pour Puech, frgt 19 ; nous avons plus haut cité le texte).
qeou` de; deivxanto~ ajrcavn
e{kaston ejn pra`go~, eujqei`a dhv
kevleuqo~ ajreta`n eJlei`n,
teleutai; de; kallivone~
« Dieu montrant le principe (début) de chaque action, le chemin est droit, qui conduit
aux vertus, et les fins sont plus belles. »
Est affirmée ici l’intervention de Dieu, qui guide l’homme dans le droit chemin
des vertus, tracé entre un point de départ que Dieu assume, et des fins bénéfiques
qu’il peut, lui seul, permettre de rejoindre.
Les deux passages, de la 7e Olympique et de l’hyporchème se complétent, et
l’un par l’autre s’éclairent. Ils révèlent un Dieu dont les voies peuvent être particu-
lières, déconcertantes, mais un Dieu qui offre le meilleur. À partir du moment où
Pindare opte pour une métaphysique du Tout, on pouvait s’attendre à ce que ce
Tout identique à Dieu, étant bon, puisse être appréhendé comme tel dans son
rapport à l’humain.
En 462, pour prendre un autre exemple dans la même période de persistance
des thèmes, la 5e Pythique pour Arcésilas de Cyrène s’ouvre par la reprise de celui
de la richesse, associée à la vertu, écho exact de la 2e Olympique, 58-60. Et se
retrouve en formulation brève une sentence essentielle :
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 243
Sofoi; dev toi kavllion
fevronti kai; ta;n qeovsdoton duvnamin
« Les sages sont plus heureux, même dans la puissance reçue de Dieu » (12-13).
La sagesse, nous le savons, est l’initiation à la « vérité », qu’a reçue et que peut
transmettre Pindare dans sa leçon aux puissants.
On s’accorde à dater d’une époque avancée dans la vie du poète la
11e Néméenne, qui est en fait non point une « néméenne », mais une ode composée
pour Aristagoras de Ténédos, célébrant son entrée en fonction comme magistrat
prytane. On trouve à la fin du poème, à propos de l’irrégularité des filiations cla-
niques, les vers qui suivent sur la variabilité des destins, l’ignorance humaine du
futur, l’aliénante, dangereuse tentation des espoirs excessifs et stériles.
ajrcai`ai dΔ ajretaiv
ajmfevrontΔ allassovmenai geneai`~ ajndrw`n sqevno~:
ejn scerw`/ dΔ ou[tΔ w|n mevlainai
karpo;n e[dwkan a[rourai
40 devndreav tΔ ouj ejqevlei pav-
sai~ ejtevwn perovdoi~
a[nqo~ eujw`de~ fevrein plouvtw/ i[son,
ajllΔ ejn ajmeivbonti. Kai;
qnato;n ou{tw~ e[qno~ a[gei
moi`ra. To; dΔ ejk Dio;~ ajnqrwv-
poi~ safe;~ oujc e{petai
tevkmar: ajllΔ e[mpan megalanorivai~ ejmbaivnomen,
e[rga te polla; menoinw`n-
te~: devdetai ga;r ajnaidei`
ejlpivdi gui`a: promaqeiv-
a~ dΔ ajpovkeintai rJoaiv.
Kerdevwn de; crh; mevtron qhreuevmen:
ajprosivktwn dΔ ejrwvtwn
ojxuvterai manivai.
« Les antiques vertus s’en vont et reviennent, restaurant leur force, dans les familles
humaines. Ainsi les noirs labours donnent-ils des récoltes inconstantes; les arbres ne veulent
point, au bout du cycle de chaque année, porter des fleurs parfumées dans une égale
richesse ; mais une alternance. C’est de même manière que la race des mortels est conduite
par la Moira.
Et de Zeus ne vient aux hommes aucun indice clair. Pourtant, nous nous embarquons
pour de grands desseins, maintes actions dans la tête ; car l’espoir impudent nous a pris dans
ses chaînes ; mais les courants de providence nous échappent.
À la chasse aux gains, il nous faut garder la mesure ; pour d’inaccessibles amours, plus
aiguës sont les folies. »
Il ne faut pas perdre la pointe affûtée de la fin : les traductions ordinaires du
dernier vers estropient le sens. Citons Puech : « Qui se laisse aller à des ambitions
irréalisables s’expose à une démence éperdue. » Ainsi rend-on Pindare nébuleux et
244 FRANÇOIS SALVIAT

sans nerf. Il faut comprendre : qui passe la mesure dans la chasse aux profits (kerdè),
c’est-à-dire dans l’appétit d’avoir et la conquête, est semblable à celui qui est pris par
les délires d’amours inassouvis, et d’autant plus furieux. L’alliance entre érôs et
mania ne laisse pas de doute sur le sens : il suffit de lire le Phèdre de Platon, où
raison et modération sage sont évoquées ajntΔ e[rwto~ kai; maniva~ (241 a) : il ne s’agit
pas d’« ambitions » ni de désirs en général, mais de la passion d’amour et de ses
angoisses, de ses égarements, ici en relation analogique avec ce qui précède. Mal
d’ambition, mal d’amour : dans les deux cas, croissant avec la frustration, folie aiguë.
Avec des mots parfois nouveaux, d’autres images, nous reconnaissons les
pensées, et la conviction ; le commentaire va de soi. Il faut expliquer pourtant le
lapidaire :
promaqeiv-
a~ dΔ ajpovkeintai rJoaiv.
Les « courants » qui se dérobent, qui nous sont cachés, sont ceux du devenir.
La promaqeiva (promhqeiva) est la puissance qui gère ce devenir. C’est bien là un
attribut du Divin. Sommes-nous sur la voie d’une « providence » au sens de la pro-
noiva stoïcienne qu’affirmeront Zénon et Chrysippe ? En fait la promhqeiva vise plutôt
au pourvoir (ici, à prendre en compte, combler nos espoirs), plutôt qu’elle ne
désigne le prévoir ; comme on le voit par l’usage du mot chez Xénophane (DK 1,
vers 19) :
qew`n (de;) promhqeivhn aije;n e[cein ajgaqovn.
« Il est bon d’avoir toujours le souci attentif des Dieux. »
À la même époque de la vie de Pindare doit être placée la 6e Néméenne, pour
Alcimidas d’Égine, lutteur. Nous en avons plus haut cité la première strophe. On y
retrouve ensuite, en écho à la 11e Néméenne, le thème de l’alternance des champs
fertiles, tantôt chargés de récoltes, tantôt au repos, analogue à l’alternance des qua-
lités dans l’hérédité humaine.
*
* *
RÊVE D’UNE OMBRE ET HARMONIE : LA 8e PYTHIQUE
pri;n ojdunara; ghvrao~ s.......molei`n
privn ti~ eujqumiva/ skiazevtw
novhmΔ a[koton ejpi; mevtrΔ, ijdwvn
duvnamin oijkovqeton.
« Avant que ne vienne la vieillesse et ses douleurs, avant
elles, on mettra sous l’abri de sentiments confiants une
pensée sans rancœur, respectant la mesure, ayant
pris en compte le pouvoir dont en son particulier on
dispose » (Péan 1, v. 1 à 4).
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 245
Le souci d’une vieillesse heureuse et pacifiée s’exprime à plusieurs reprises dans
l’œuvre de Pindare. Nous avons plus haut cité, au profit d’analyses thématiques, la
dernière des odes la 8e Pythique, au crépuscule du poète, en 446, trois décennies
pleines après la 2e Olympique. On peut y revenir, pour en suivre le cours, émouvant
de mélancolie calme, en ramasser le sens et conclure.
Vieil homme, au soir, quand la vie s’amenuise, que l’on voit la mort venir à soi,
Pindare a pour prétexte à sa méditation la victoire aux Pythia, à la lutte, dans la caté-
gorie des paides du jeune Aristoménès, fils de Xénarkès, d’Égine. En d’autres temps,
une autre occasion, il eût été plus superficiel, peut-être galant, comme dans l’Éloge
pour Théoxénos de Ténédos (Maehler 123), la 6e Pythique ou la 10e Olympique,
sous les auspices d’une aguichante Aphrodite aux yeux vifs. Mais la déesse ici
appelée, au premier vers, est Hésychia, la Tranquillité :
« Bienveillante Hésychia, fille de Dikè, toi qui fais les grandes cités, toi qui des conseils
et des guerres détiens les clés suprêmes, cet hommage d’honneur rendu pour sa victoire
pythique, à Aristoménès, accueille-le. Tu sais conserver la douceur et la pratiquer, tout
à la fois, quand c’est le moment, sans faute ; mais tu sais aussi, pour qui a mis en son
cœur l’amer ressentiment, avoir rudesse ; affronter l’arrogance agressive et la mettre, de
force, en fond de sentine.
Porphyrion ne comprit pas qu’il avait tort de t’irriter. Le gain le plus cher est celui
qu’on emporte d’une maison qui de plein gré l’accorde. La violence mène à sa perte
l’orgueilleux, le temps venu. Typhon le Cilicien aux cent têtes ne put l’éviter, pas plus
que le roi des Géants, domptés, et par la foudre, et par les flèches d’Apollon.
Apollon qui d’un cœur favorable a reçu le fils de Xénarkès, venant de Kirrha,
couronné de feuillage du Parnasse et accompagné du chœur dorien. »
Hésychia est idéal moral de sérénité personnelle, tout autant que civique ;
douce, elle sait aussi à l’occasion, impérieuse, avec les attributs du Divin souverain,
repousser, punir la violence : ainsi furent frappés Typhon le monstre, par la foudre,
et Porphyrion, roi des Géants, par les flèches d’Apollon ; leurs noms suffisent aux
familiers de la poésie pindarique, comme un rappel codé dans la geste théogonique,
à évoquer démesure et châtiment.
Après l’éloge d’Égine, puis du vainqueur et de sa famille, le mythe, cité au plus
bref, est celui des Épigones, vengeurs à Thèbes de l’echec des Sept, leurs pères, qui
exalte l’espoir porté par la jeunesse. Mais la prédiction de leur succès, prononcée par
Amphiaraos, est ambiguë : Alcméon certes triomphera, mais Adraste perdra son fils
(Aigialeus), seule victime, dont il ramènera, en grand deuil, les cendres. Ainsi va la
victoire, amère, accablante pour certains.
Pindare alors, se réclamant du héros de cette deuxième génération, son voisin,
honoré à Thèbes, Alcméon, fils d’Amphiaraos, devin lui-même, se drape gravement
dans le manteau du prophète. Au père, il dit la précarité des destins ; à l’adolescent,
il conseille, débarquant au retour dans sa patrie, en dépit des couronnes amassées,
246 FRANÇOIS SALVIAT

du triomphe delphique, de l’enivrement et des bonheurs de la fête, de garder la


mesure (Mevtrw/ katavbaine). Ce n’est pas un appel vague à la modération : le mevtron
est particulier à chaque être, à chaque situation, il circonscrit notre domaine de
choix, et il faut en avoir le discernement :
“Epetai dΔ ejn eJkavstw/
mevtron.
« Toute chose a sa mesure… » (13e Olympique, 47)
Crh; de; katΔ aujto;n aij-
ei; panto;~ ojra`n mevtron.
« Il faut en chaque cas toujours voir la mesure » (2e Pythique, 34).
On renverra aussi au Péan I, vers 3 cité ci-dessus (ejpi; mevtra).
On reconnaît là, il ne me semble pas hors de propos de le souligner, une notion
héraclitéenne essentielle pour la représentation de l’ordre du monde. On se repor-
tera aux deux fragments rapprochés (grâce à la citation qui en est faite dans le
papyrus de Dervéni col IV) DK 94 + DK3 : le soleil n’excédera pas en largeur la
mesure – mevtra – qui est d’un « pied humain » ; au fragment DK 30 : le cosmos lui-
même respecte la mesure – mevtra – dans son développement igné, incandescence et
extinction ; et au fragment DK 31 : la mer de même est mesurée : mevtrevetai. Il s’agit
du monde physique, mais du Logos ; et c’est la Dikè, instruite par la dénonciation
des Érinyes ses acolytes, qui veille à ce que le soleil ne dépasse pas ses limites, les
mesures assignées.
Et par l’organe du chœur, la voix du coryphée, Pindare prie aussi Apollon.
Voici le texte et la traduction des vers 61 à 100, les deux dernières triades, sur
cinq, du poème :
Tu; dΔ, eJkatabovle, pavndokon
nao;n eujkleva dianevmwn
Puqw`no~ ejn guavloi~,
to; me;n mevgiston tovqi carmavtwn
65 w[pasa~, oi[koi de; provsqen aJrpalean dovs in
pentaeqlivou su;n eJor-
tai~ uJmai`~ ejpavgage~:
w\nax, eJkovnti dΔ eu[comai novw/
kata; tinΔ aJrmonivan blevpein
ajmfΔ e{kaston o{sa nevomai.
70 Kwvmw/ me;n aJdumelei`
Divka parevstake: qew`n dΔ o[pin
a[fqiton aijtevw, Xevnarke~, uJmetevrai~ tuvcai~.
Eij gavr ti~ ejsla pevpa-
tai mh; su;n makrw`/ povnw/,
polloi`~ sofo;~ dovkei` pedΔ ajfrovnwn
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 247
75 bivon korussevmen ojr-
qobouvloisi macanai`~:
ta; dΔ oujk ejpΔ ajndravs i kei`-
tai: daivmwn de; parivscei,
a[llotΔ a[llon u{perqe bavl-
lwn, a[llon uJpo; ceirw`n.
Mevtrw/ katabaivnΔ :ejn Megavroi~ dΔ e[cei~ gevra~,
mucw`/ tΔ ejn Maraqw`no~, ”H-
ra~ tΔ ajgw`nΔ ejpicwvrion
80 nivkai~ trissai`~, wjristovmene~, davmassa~ e[rgw/:
tevtrasi dΔ e[mpete~ uJyovqen
swmavtessi kaka; fronevwn,
toi`~ ou[te novsto~ oJmw`~
e[palno~ ejn Puqiavdi krivqh/,
85 oujde; molovntwn pa;r matevrΔ ajmfi; gevlw~ gluku;~
w\rsen cavrivn: kata; lauv-
ra~ dΔ ejcqrw`n ajpavoroi
ptwvssonti, sumfora`/ dedaigmevnoi.
ÔO de; kalovn ti nevon lacwvn
aJbrovtato~ e[pi megavla~
90 ejx ejlpivdo~ pevtetai
uJpoptevroi~ ajnorevai~, e[cwn
krevssona plouvtou mevrimnan. ΔEn dΔ ojlivgw/ brotw`n
to; terpno;n au[xetai : ou{-
tw de; kai; pivtnei camaiv,
ajpotrovpw/ gnwvma/ seseismevnon.
95 ΔEpavmeroi : tiv de; ti~ …
tiv dΔ ou[ ti; … skia`~ o[nar
a[nqrwpo~. “AllΔ o{tan ai[-
gla diovsdoto~ e[lqh/,
lampro;n fevggo~ e[pestin ajn-
drw`n kai; meivlico~ aijwnv .
Ai[gina fivla ma`ter, ejleuqevrw/ stovlw/
povlin tavnde kovmize Di;
kai; krevonti su;n Aijakw/
100 Phlei` te kajgaqw`/ Telamw`ni suvn teΔ Acillei`.
« Eh toi, Tireur de loin, toi qui régis le temple glorieux, accueillant à tous, dans la
gorge de Pythô, toi qui viens de donner à Aristoménès la plus grande des joies (dans
son pays déjà, à vos fêtes, tu lui as permis de ravir le prix du pentathlon).
Prince, ma prière : donne moi, en bon vouloir, par l’esprit, de voir, sous l’aspect
d’une harmonie, chaque chose qui m’advient.
Au kômos, à ses chants mélodieux, certes assiste la Justice. Mais aux dieux je le
demande, Xénarkès : que sur vos destinées leur protection ne finisse. Tel en effet qui
jouit du bonheur, et sans longue peine, la foule le dit sage, et l’on croit qu’il sait, au
milieu d’insensés, par le choix de pratiques droites, vêtir d’une armure sa vie ; mais ce
n’est pas au pouvoir des hommes. Un démon y pourvoit, qui d’un moment à l’autre,
jette l’un au-dessus, l’autre sous la main.
248 FRANÇOIS SALVIAT

Toi qui arrives, garde la mesure.


Couronné à Mégare, aux fonds de Marathon ; au concours de Héra, au pays de
cette déesse, en trois victoires, Aristoménés, tu l’as emporté en combat ; et voici que
sur les corps de quatre adversaires, tu t’es de ton haut abattu, leur perte dans ton cœur ;
à ceux-là le verdict de la Pythiade a refusé un joyeux retour ; revenus près de leur mère,
ils n’ont pas eu la faveur, autour d’eux, d’un doux sourire ; sous les couverts des
venelles, fuyant les regards hostiles, ils se blottissent, déchirés par le malheur. Mais qui
a gagné un succès neuf, juste comblé après une grande attente, vole sur les ailes de ses
exploits et a meilleur souci que la richesse.
En un instant grandit la félicité des mortels ; de même aussi tombe par terre, ren-
versée par une volonté qui change. Êtres éphémères ! Qu’est-on ? Que n’est-on pas ?
D’une ombre le rêve : voici l’homme. Mais que la lumière venue de Zeus arrive sur lui,
un éclat brillant l’environne, et son existence est douce.
Égine, mère si chère, donne à cette cité croisière libre, avec Zeus et le puissant
Éaque, Pélée, Télamon le brave, et Achille. »
On note que la définition de l’homme, cet « éphémère », comme « rêve d’une
ombre » détournait la vision homérique du monde d’en bas, et le vocabulaire qui
l’accompagne (comme dans les paroles d’Anticléia, au chant XI de l’Odyssée). Ce
détournement se rapproche des paroles que Sophocle fait prononcer à Ulysse, à la
fin du prologue d’Ajax :
ÔOrw` ga;r hJma`~ oujde;n o[nta~ a[llo plh;n
ei[dwlΔ, o{soiper zw`men, h] kouvfhn skiavn.
« Je vois que nous ne sommes rien d’autre que fantômes, tout vivants que nous
sommes, ou qu’ombre légère… » (v. 125-126).
Vivants ici, pour Ulysse de l’Ajax, nous aurions aussi peu de substance que les
âmes des morts, eidola, images vaines en essaims dans l’Hadès. L’ode rappelons-le,
a été composée en 446 av. J.-C. ; on ne sait trop quand a été jouée la pièce, mais on
penche pour 460-450. Eschyle avait déjà, dans le Prométhée, de date incertaine mais
sûrement antérieure, aux vers 546-550, averti le Titan, par la voix du chœur : il y a
dans la condition des hommes « éphémères », comme l’impuissance des songes :
pou` tiv~ ajlkav,
tiv~ ejpamerivwn a[rhxi~ … oujdΔ ejdevrcqh~
ojligodranivan a[kikun
ijsovneiron a||/ to; fwtw`n
ajlao;n gevno~ ejmpepodis-
menon …
« Où est l’appui, le secours, que t’apportent les éphémères ? Ne vois-tu pas la débile
impuissance, pareille à celle des songes (ijsovneiron), qui entrave les pas de l’aveugle race
humaine ? » (trad. P. Mazon).
Venant après les dramaturges, Pindare a pu prendre appui sur eux, les dépas-
sant par une formule plus frappante encore et plus subtile, ajoutant l’ombre à l’in-
certitude du rêve, au deuxième degré d’évanescence.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 249
On trouve chez Empédocle une autre image : « (Les hommes) n’aperçoivent,
chez les vivants, qu’une faible part de vie ; dans leur rapide destin, ils sont comme
fumée qu’agitent et dissipent les vents » (kapnoi`o divkhn ; Sur la nature, DK 2). Et sur
ce thème, la parabase philosophique des Oiseaux d’Aristophane, en 422
av. J.-C., au vers 685 et s., propose des variations pleines de verve : le coryphée y
récupère ombres et songes devenus poncifs pour peindre les spectateurs même à qui
il s’adresse :
”Age dh; fuvs in a[ndre~ ajmaurovbioi, fuvllwn genea`/ prosovmoioi,
ojligodraneve~, plavsmata phlou` skioeideva fu`lΔ ajmenhnav,
ajpth`ne~ ejfhmevrioi, talaoi; brotoiv, a[ndre~ eijkelovneiroi...
« Allons Messieurs, qui par nature avez une vie à vue courte, comparables à l’espèce des
feuilles, exténués, modelés d’argile, tribus sans courage, pareilles à des ombres,
dépourvus d’ailes, éphémères, misérables mortels, Messieurs, qui êtes comme des
songes (prêtez-moi attention)... »
Dans cette 8e Pythique Pindare réfléchit, sous caution divine ; non point sur
l’au-delà, mais sur la vie encore, en quête de paix, en craintive confiance ; d’abord
pour soi, mais pour ses auditeurs, et pour tous. Il rappelle l’instabilité incurable de
l’humain, quand le juste, le prudent lui-même est tantôt élevé en gloire, vainqueur,
tantôt abaissé, comme ces concurrents à terre.
Meurtri sans doute, à l’occasion, dans sa propre histoire, comme ces quatre
adversaires d’Aristoménès, battus par le champion dans les combats de sélection et
la finale ; quatre seconds, garçons tendres encore ; qu’il a vus dominés et durement
plaqués au sol ; que chez eux, réfugiés près de leur mère, n’accueille plus un sourire,
qu’on rejette, pire, qui s’excluent eux-mêmes, fuient les regards et se cachent dans
les traboules obscures. Dans un chant triomphal, un embryon de complainte réaliste
et pathétique ; la compassion pour l’échec : un paradoxe. On le retrouvait pourtant,
en variations, dans deux autres œuvres. L’une est perdue :
nikwvmenoi ga;r a[ndre~ ajgruxiva/ devdentai:
ouj fivlwn ejnantivon ejlqei`n...
« Les vaincus sont prisonniers du silence, et (n’osent) se présenter devant leurs amis »
(frgt Puech Adèla 104 ; Maehler 229).
Le thème est esquissé surtout dans la 8e Olympique, qui date de 460 – com-
posée, déjà, pour un jeune lutteur d’Égine, de la catégorie des paides, Alkimédôn.
o{~ tuvca/ me;n daivmono~, aj-
noreva~ dΔ oujk ajmplakw;n
90 ejn tevtrasin paivdwn ajpeqhvkato guivoi~
novston e[cqiston kai; ajtimovteran glw`s-
san kai; ejpivkrufon oi\mon.
« Lui qui, par la faveur du daimôn, et d’un courage sans défaut, pesant sur les corps de
quatre paides, leur a imposé le retour dans la honte ; leur langue a perdu l’honneur ;
leur chemin se cache. »
250 FRANÇOIS SALVIAT

On pouvait n’y voir que le repoussoir du succès, après la projection épique de


la force triomphante ; la 8e Pythique introduit un sentiment de sympathie pour les
humiliés, jetés dans des rues solitaires.
La victoire, si belle, est en effet aux perdants cruelle. Et cette détresse d’enfants
défaits, muets, pitoyables, devient symbole : la sympathie s’adresse à l’homme, ce
lutteur – on peut déceler, dans tous les termes qui décrivent le destin changeant, la
métaphore de ce combat – cet homme qu’on déstabilise, qui ne maîtrise rien.
Comment dès lors subir les trahisons du sort ? Semble reparaître le pessimisme de
Théognis : « Bien des gens sans noblesse d’âme ont la faveur d’un bon démon… ; il
en est d’autres que, malgré leurs sages desseins, leur mauvais démon met à rude
épreuve, et dont aucun succès ne couronne les entreprises » (161-164, trad. Car-
rière). Il n’est pas de précaution là-contre, ni d’armure – « nulle trempe de cuirasse »
dira Montaigne – dont se couvrir. « Pas de murailles inexpugnables » pour Sénèque
(Lettres à Lucilius, 74). Alors, le silence ? le désespoir inconsolable ?
Mais Dieu organise tout. Dieu est Tout. Et Pindare sait que l’homme fragile, à
l’occasion humilié, éphémère « songe d’une ombre » participe de ce Dieu-Tout,
source, substance, gouverneur de Tout, et peut en reçevoir une éclatante lumière ; et
il prie. Il prie Apollon, maître de Delphes, pour lui-même, au nom du chœur et
devant ceux qui écoutent, en mots solennels, denses mais très simples, si simples
qu’on n’y a pas cru, qu’on a même refusé de les lire (je renvoie, plus haut, aux inter-
prétations inadéquates du passage) : qu’il lui soit donné d’un cœur ouvert, consen-
tant, de saisir par la raison (novw)/ et d’épouser l’harmonie du Monde, en chacune des
choses qui à tout moment de cette vie, à chaque instant présent, s’offrent à lui et
dont il sait qu’il doit profiter et se suffire.
Aller à l’Être divin, par-delà les apparences chaotiques : c’est le « chemin de
vie » du sage Pindare. Il se libère ainsi, quand il se recueille en lui-même, et
acquiesce. Par cette conversion d’esprit, par cette ascèse claire il parviendra ou du
moins tendra à cet état qu’on peut appeler de paix, et il souhaite que d’autres parti-
cipent : Hésychia est invoquée au début, au premier vers de l’ode comme une valeur
solidaire. On retrouve la volonté de « tirer hors les biens », de « donner ses soins au
démon » qu’exprimait la 3e Pythique. Et il faut se rappeler le Qeovqen ejraivman kalw`n,
souhait d’amour (« puissé-je aimer… ») pour les bienfaits de Dieu, de la
11e Pythique. Car il y a toujours, dans la recherche intellectuelle du Divin, un
élément affectif. Amor intellectualis dei. Voie de contemplation.
Le commentaire le plus direct, ici encore – faut-il le répéter ? – rejoint Héra-
clite et son « harmonie cachée », ordonnée et juste, qui vaut mieux que l’apparente,
et qu’il faut dévoiler ; il débouche sur son héritier à long terme, le stoïcisme, repre-
neur fervent, au cours des siècles, d’une telle oraison. Il aboutira par exemple à
Sénèque, pour qui « il faut savoir que ces événements même, qui paraissent nous
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 251
meurtrir, contribuent à la conservation de l’univers et font partie de l’ordre qui
assure la marche du monde et son déroulement régulier » (Lettres à Lucilius, 74).
À Épictète qui demande à chacun de se mettre « en harmonie avec le gouvernement
de Zeus » (Entretiens II, 23,42). À Marc Aurèle, qui affirme cette harmonie unique
(Pensées, II, 3-4 ; V, 8 : o{lw~ gavr aJrmoniva ejsti; miva…) et propose, pour la saisir en
communion, un autre regard, appliqué, reconverti : « Regarde au fond des
choses… » (VI, 3 : “Esw blevpe…). Et qui exhorte encore « à ne pas dévier du chemin
qui conduit au terme de la vie, que l’on doit atteindre pur, tranquille, libre d’en-
traves, et, sans contrainte, en harmonie avec son destin propre » (III, 16 : ajbiavstw~
th`/ eJautou` moivra/ sunhrmosmevnon). Ou enfin assure : « Tout pour moi s’accorde en
harmonie, qui pour toi est en bonne harmonie, ô monde » (IV, 23 : Pa`n moi sunar-
movzei, o} soi; eujavrmostovn ejstin, w\ kovsme).
On parvient ainsi à une sagesse rationnelle : par le nous, qui définit notre puis-
sance d’être raisonnable, nous atteindrons, à chaque instant d’éveil, cette connais-
sance de l’harmonie, lorsque l’âme se hausse à l’intelligence du Tout, de l’ordre
universel. On cesse alors de vouloir l’impossible ; on cesse de vivre entre espoir et
crainte ou déception ; on accède à la sérénité, à la liberté. Mais il y faut un effort tou-
jours renouvelé : la réussite reste incertaine, étant, on le voit ici, objet de prière. Une
telle conversion, cultivée par les Stoïciens, sera approfondie encore, entre autres
doctrines modernes, dans le spinozisme : la satisfaction qu’elle apporte est l’acquies-
centia in se ipso du philosophe hollandais (Éthique, IV, Appendice, chap. 32). Mais
il s’agit bien ici, en même temps que de conception lucide, d’une « vie philoso-
phique » (P. Hadot), pratique au sens kantien, une attitude de concentration sur
l’instant, de découverte, d’élévation vers un ordre admirable où nous devons
trouver notre place, exercice apportant en soi le bonheur. Une grande nouveauté, au
crédit de Pindare, vieux poète, vieux sage, dans cette prière à Apollon indéniable
précurseur de lumières spirituelles. Est-ce trop, que de rappeler, enjambant toujours
les siècles, les ultimes paroles de Plotin : « (Il dit) qu’il s’efforçait de ramener le divin
qui est en nous au divin qui est dans le Tout » (peira`sqai to; ejn hJmi`n qei`on ajnavgein
pro;~ to; ejn tw`/ panti; qei`on) ? (voir sur ce texte de Pophyre J. Pépin, Idées grecques sur
l’homme et sur Dieu, 1971, p. 10).

Dans l’œuvre pindarique, telle qu’elle nous est parvenue, toutes les pièces n’ont
pas la même gravité : il en est de rapides, et sans prétention, de narratives, rhapso-
dies libres d’épopées, ou de grand élan imaginaire, suivant le moment, la destination,
le public escompté, l’humeur, le plaisir imagier, la joie créatrice. Mais aucune jamais,
dans le plus mince adage, la plus brève allusion à un mythe, ne compromet le sens,
ne dévie de la trace. Il me suffira ici d’inciter chacun à reprendre la lecture avec
l’éveil d’une attention critique nouvelle. Et par des voies moins diffuses, à redécou-
252 FRANÇOIS SALVIAT

vrir un poète bien moins abscons qu’on ne l’a fait, même s’il a ses malices, s’il se
dérobe parfois, et sous-entend ce qu’il pourrait dire ; plus proche, quand il se révèle,
à un niveau où on ne l’a pas attendu, esprit ample, pénétrant, et tenace ; attaché à
une représentation de l’humain et du divin qui oriente des croyances, qui justifie des
valeurs à l’épreuve de la plus haute pensée, mises en mouvement, affirmées par un
jeu gnomique qui varie ses formules, brise les proverbes et où il ne subsistera plus,
malgré l’apparence, de truismes pauvres, de sentences plates « coutumières ».
Pindare se hâte, aime à faire court, est concis, ne se répète jamais à l’identique ; il
n’est ni oiseux, ni obscur, comme on l’a rendu, le traduisant dans la fadeur ou de
travers, le sous-estimant, le jugeant à contretemps banal, négligeant les correspon-
dances, coupant les fils qui initient au sens non trivial de ses maximes. Philosophe ?
Penseur ? Il se voulait à la fois médiateur du Dieu, « prophète » ; et « interprète » du
langage du vrai, sophos. Nous lui accorderons à coup sûr, puisque nous sommes
partis de la consolation édifiante d’un deuil, ce que Chateaubriand reconnaissait
dans le Génie du christianisme (III, 3) au grand Bossuet des oraisons funèbres, la
« profondeur de rêverie » qui peut porter son discours au sublime, parce que « rien
ne lui est ténèbres ».
*
* *
POÈTE ET PHILOSOPHE
Il faut donc bannir l’image académiquement installée d’un Pindare limité pris
au premier degré, grand artiste comme par miracle simple des mots, à l’imagination
brillante, au verbe puissant, varié, chatoyant, proie de choix, délices et chasse gardée
des philologues durs, attentifs à bon droit aux inflexions, aux récurrences, aux
rythmes, aux couleurs, aux thèmes, aux structures, mais pour cette raison présenté
par ces amis zélés – faux amis, à œillères étanches – comme étant en quête unique-
ment de beauté lumineuse, « poète avant tout » ou « pur poète » – ce qui a toujours
pour nous un sens « formiste », « parnassien » – et non « théologien » ou philo-
sophe ; « Grec ordinaire », à l’écart des cercles d’intelligence, réfractaire aux idées
non reçues, aux vérités non premières ; adossé à la défense d’un Olympe homéri-
sant, guindé par son habitus d’aristocrate béotien sur une éthique révolue, obnubilé
de valeurs agonistiques primaires, quitte à céder, une fois en passant, pour plaire à
un riche client qui louait ses services, à une mode ésotérique et à orner ses vers à la
façon du temps. Confiné dans son statut de louangeur ; vendeur de gloire ajoutée,
avec hauteur parfois soliloquant ; emphatique ; mais de surface. Et je ne caricature
en rien. A. Lesky par exemple, suivant Fraenkel, rend compte de la poésie de
Pindare par l’adhésion à un royaume de valeurs immuables, éthiques, religieuses,
dont la création artistique serait l’expression transparente (A History of Greek Lite-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 253
rature, p. 200). Pour M. Untersteiner, tout se ramène à un « symbolisme éthico-
esthétique » sans autre arrière-plan, sans conflits et sans problèmes (The Sophists,
p. 102). Pindare, un non-intellectuel : on en a fait, sans trop de nuances, une doc-
trine.
Cette image, simpliste, est fausse. Pindare cultive les mérites formels, la grâce,
la magie de l’art, qui envoûte ; sensible à l’audience, il recherche la réussite poé-
tique et sait qu’il l’atteint ; il a conscience d’exécuter avec métier un ouvrage de char-
pentier savant, de ciseleur, d’orfèvre. Point du tout pour une perfection en soi et
sans plus séductrice : par le travail artisanal des mots, sa matière – comparable à l’or,
à l’ivoire, à l’ambre, au marbre blanc de Paros –, pour assurer la mémoire, la gloire
qui dure, qu’il promet, à laquelle il croit : l’exploit existe par le poème. Mais c’est
aussi et surtout pour assumer au mieux, en parole vive, un ministère prophétique
qui lui fait un devoir de condamner le mal, d’énoncer le juste et le bien, le vrai.
Certes, il ne renie rien de ses antécédents, de ses racines littéraires lointaines,
épiques et hésiodiques. Mais il ne veut pas cheminer dans l’ornière. La 7e Néméenne
le déplore : Homère sait trop bien exalter Ulysse, bien au-delà de ses mérites :
22 ejpei; yeuvdesiv oiJ potana`/ (te) macana`/
semno;n e[pestiv ti: sofiva
de; klevptei paravgoisa muv-
qoi~. tuflo;n dΔ e[cei
h\tor o{milo~ ajndrw`n oJ plei`sto~.
« Car à ces dires mensongers en sa faveur, à cette invention ailée, il s’attache un pres-
tige ; un talent trompeur séduit par ces fables ; aveugle est le cœur des hommes en foule
nombreuse… »
Pindare condamne cet art caressant, complaisant à la foule. Sa poésie ne doit
pas sur le plan moral décevoir. Critique, novatrice, elle peut choquer ; il revendique
malgré ce risque, dans la 8e Néméenne, l’indépendance :
20 Polla; ga;r polla`/ levlektai, neara; dΔ ejxeu-
rovnta dovmen basavnw/
ej~ e[legcon, a{pa~ kivnduno~: o[-
yon de; lovgoi fqoneroi`s in,
a{ptetai dΔ ejslw`n ajeiv, cei-
rovnessi dΔ oujk ejrivzei.
« Beaucoup a été dit, de beaucoup de façons. Pour qui a trouvé du nouveau le sou-
mettre à l’épreuve est un grand risque ; nos discours sont en pâture à l’envie qui s’at-
tache au mérite, toujours ; pour les mauvais, point de querelle » (8e Néméenne, 20).
Et il dénonce, dans cette même ode, la perversion de ceux qui préfèrent le men-
songe au mérite ; Ulysse ici revient, l’astucieux, préféré à Ajax, naïf mais pur héros,
qui privé par un vote secret des Achéens des armes d’Achille, mourut victime de la
démagogie et de l’injustice. On peut conclure :
254 FRANÇOIS SALVIAT

35 Ei[h mhv potev moi toiou`ton h\qo~


Zeu` pavter, ajlla; keleuvqoi~
aJplovai~ zwa`~ ejfaptoiv-
man, qanw;n wJ~ paisi; klevo~
mh; to; duvsfamon prosavyw. Cruso;n eu[con-
tai, pedivon dΔ e{teroi
ajpevranton, ejgw; dΔ ajstoi`~ aJdw;n
kai; cqoni; gui`a kaluvyai,
aijnevwn aijnhtav, momfa;n
dΔ ejpispeivrwn ajlitroi`~.
« Puissé-je jamais n’avoir de sentiments de telle sorte, ô Zeus ; mais engager ma vie
dans des chemins sincères, pour qu’à ma mort, à mes enfants un renom mauvais ne s’at-
tache.
Les uns souhaitent de l’or, d’autres des champs, sans limites ; moi, qu’accordé à mes
concitoyens, la terre couvre mon corps, louant ce qu’il faut louer, semant le blâme sur
les méchants » (8e Néméenne, 35 à 39).
Un juge rigoureux de lui-même et d’autrui ; sans souci des biens matériels, un
juste montrant la voie.
Si l’on a reconnu que son champ intellectuel et spirituel couvre les recherches
alors les plus avancées, on sait que Pindare exprime dans cette profession de foi une
ambition forte. Le magistère qu’il revendique n’est pas satisfait de sagesse vulgaire.
Prenons-le au sérieux comme il veut l’être : il doit délivrer la vérité ; il orientera vers
elle les « éphémères » ignorants, privés d’horizon, qui auront la force de suivre. Sans
perdre ce but de vue, jouer du charme de la poésie, agréer ; mais ne jamais achopper
au mensonge : telle est sa prière à cette Vérité déesse, fille de Zeus (10e Olympique,
3-4) qui est principe de vertu, donc de bonheur.
ΔArca; megavla~ ajreta`~
w[nassΔ ΔAlavqeia, mh; ptaivsh/~ ejma;n
suvnqesin tracei` poti; yeuvdei.
« Principe de grande vertu, ô princesse, ô Vérité, fais que mon propos ne bronche pas
contre le caillou du mensonge » (frgt 83 Puech, Maehler 205).
Ce franc charpentier, maître du vrai, se compose une vision en scrupuleuse
cohérence, qui s’inscrit dans les réflexions d’une époque effervescente, où le logos
théogonique et anthropogonique croise la pensée métaphysique ; par elle, il
conduira à un bonheur calme, dans la règle morale, la discipline du désir, et le dépas-
sement en esprit vers l’harmonie du monde d’un vécu instable ; en dépit de notre
finitude, de l’incertitude fluente, des courants contradictoires du devenir. Des ten-
sions jaillit une poésie nouvelle, avec ces moments privilégiés d’ambivalence où
– pour reprendre les mots de G. Bachelard – l’« instant poétique » devient « instant
métaphysique ». Un principe central, voilé, mais d’où tout découle : un divin total,
tout savoir, toute puissance, toute justice, toute beauté ; en contraste, participant
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 255
pourtant à ce divin, et par un mystérieux paradoxe, rompant en partie avec lui, mais
se rassurant à lui, aspirant à le rejoindre, s’y efforçant à chaque instant, une condi-
tion humaine bridée, des âmes en souffrance – mais en rachat. Les dieux, toujours
multipliés et anthropomorphes par convention dans leurs épithètes, les héros à mi-
chemin, les généalogies, les péripéties légendaires, articulent en métaphores jamais
épuisées ces vérités, demi-secrètes par nature, les conduisent au gré de l’imaginaire
et du rêve, reprises en boucle, insérées en arabesques dans la trame de chants que
soutenaient l’aulos et la lyre, qu’accompagnaient les mouvements, la gestuelle des
choristes. La 2e Olympique nous en assure, qui n’est pas un accident étrange dans
l’œuvre d’un styliste sensible, manieur de mots, enchanteur d’images, créateur,
arrangeur de mélodies et de rythmes : elle l’illumine. On ne devrait plus approcher
Pindare sans l’avoir d’abord relue.
« Philosophe » en ce sens – qui pourra, s’il lit, s’il entend ce qu’il lit, le
refuser ? – Pindare le fut. Bien que poète, dira-t-on ? Mais y eut-il, avant lui, des
poètes qui ne fussent instituteurs d’une sagesse et occupés à la fonder ? Existait-il,
en son temps, des poètes qui n’eussent pas, plus ou moins, ce souci de « philoso-
phie » neuve ? Pindare est à rapprocher de certains, célèbres, dont l’œuvre est
perdue, qui le cultivèrent de façon notoire, en théoriciens au besoin. Ainsi,
Épicharme auteur de comédies, que le Thébain connut à Syracuse. Diogène Laërce
le considère comme disciple de Pythagore, et Jamblique affirme que « venu à Syra-
cuse sous la tyrannie de Hiéron, il s’abstint de philosopher ouvertement, mais il mit
en vers la pensée de l’école ; c’est en jouant, de façon cachée, qu’il divulguait la doc-
trine de Pythagore » (DK Epicharmos A4). Voici ce qu’écrivait à son sujet
W. Jaeger : « Quand nous voyons le problème (de la naissance de l’Univers) agité
devant des milliers d’auditeurs, dans le champ des plaisanteries des comédiens, il est
évident que le débat intellectuel que la philosophie avait suscité avait déjà com-
mencé à avoir un effet de trouble sur des couches sociales de plus en plus larges »
(The Theology…, p. 55). Plus récent, Ion de Chio, lyrique et tragique, couronné à
Athènes, lui aussi de grand renom, composa un ouvrage de philosophie, le
Triagmos.
Bacchylide lui-même, qu’on juge si léger, n’était pas indifférent à cette matière.
Côtoyant Pindare, son aîné, il ne pouvait s’en désintéresser. On pourrait donc
donner une signification non banale à plusieurs de ses maximes. Versatilité des
destins, à plusieurs reprises.
pavntessi qnatoi`s i daiv-
mwn ejpevtaxe povnou~ a[lloisin a[llou~
« À tous les mortels le démon a prescrit des peines, à chacun les siennes » (Prosodies
frgt 2, d’après Stobée).
256 FRANÇOIS SALVIAT

Discipline du désir :
« La seule règle, pour les mortels la seule voie du bonheur (eutychia), c’est de pouvoir
garder l’âme exempte de douleur au cours de la vie. Qui occupe son esprit de mille
choses ; qui, jour et nuit, pour ce qui va advenir blesse son cœur sans cesse, sans fruit
a de la peine » (Prosodies 1, dans Stobée).
Problème de la multiplicité des vertus, que nous avons rencontré dans la
3e Néméenne de Pindare :
« Innombrables sont les vertus des hommes ; mais il en est une qui l’emporte sur
toutes : gouverner ce qu’on a à sa main, d’un cœur juste » (Épinicie 14, 4-5).
Primauté de la Vérité enfin :
« La pierre de Lydie indique l’or ; pour la vertu des hommes, ce sont la sagesse et la
toute-puissante Vérité » (Hyporch., fr. 14 Snell, 1 CUF).
Aléthéia, allégorisée comme chez Pindare, est pour lui la « concitoyenne des
dieux, seule admise à partager la vie des immortels » (frgt 57 Snell). Reflets seule-
ment de Pindare ? En tout cas, reflets fidèles.
On pourra surtout comparer Pindare et Eschyle, son contemporain à peine plus
âgé, qu’on a beaucoup mieux pénétré et estimé. Comme Clément le dira aussi de
Pindare, Cicéron, déjà, disait Eschyle pythagoricien, étiquette valorisante à prendre
en un sens large et vague : Non poeta solum, sed etiam Pythagoreus ; sic etiam acce-
pimus (Cicéron, Tusculanes, 2, 10,23). Nous avons relevé des communautés de
thèmes, des rencontres littérales. Athénien, nourri aux mêmes officines culturelles,
rompu aux exploits du verbe, Eschyle fut invité lui aussi en Sicile sous Hiéron, à la
cour, à Syracuse et dans la cité nouvelle d’Etna. Un dialogue avec Pindare s’imagine.
Même morale de modération, même intuition, bien mise en valeur par B. Deforge,
d’un Divin unique ordonnant l’univers, vecteur d’une justice immanente. Organisa-
teur du triomphe de Zeus, assimilé à ce Divin total, régisseur de Tout, et pour châtier
l’hybris souvent invoquant Dikè, sa fille, Eschyle, modelant les vieux mythes, mit en
drames dans ses trilogies les problèmes et procès de malédiction, de culpabilité et de
purification, de rédemption ; rachetant Oreste parricide, par la conversion des
Érinyes ; amnistiant, délivrant Prométhée transgresseur, voleur de feu au bénéfice des
« éphémères ». D’autres chemins que ceux de Pindare, dans l’exacerbation de conflits
tragiques, au terme apaisés, pour atteindre des « vérités » voisines. On a accordé à
Eschyle dans son théâtre plus de hauteur de vue, plus d’élan, plus de ressources idéo-
logiques qu’à Pindare ; on lui a reconnu un bilan de théodicée, une « philosophie reli-
gieuse ». Pourtant, dans une mise en parallèle, l’œuvre plus fermée du Thébain
pourrait s’apprécier à un niveau de dignité égal – Pindare passera même peut-être
pour plus audacieux : il nous entraîne dans une eschatologie, tandis qu’Eschyle, pour
ce que l’on en voit dans les pièces conservées, semble s’arrêter au seuil.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 257
La principale affinité tient, chez des génies différents, en d’autres genres, dans
une même démarche expressive : l’usage symbolique des entités religieuses et des
mythes, par ce transfert de sens appelé par Platon dans la République et par Xéno-
phon dans son Banquet uJponoiva, qu’on a dit aussi ajllhgoriva ; langage de teinte pro-
phétique qui masque et révèle, qui métaphoriquement anime, transposée en flux
sensible, adaptée à l’attente, aux codes de l’auditoire, une pensée abstraite et struc-
turée. S’interrogeant sur les rapports entre poètes et philosophes de ce temps – dis-
tinction délicate, qu’on doit toujours nuancer, mais qui n’est pas inopérante –
F.M. Cornford en a rendu raison : le poète, alors même qu’il est promoteur d’idées,
a par nécessité une attitude conservatrice, parce que la poésie ne peut se passer de
l’imagerie du mythe et de sa charge affective (« emotional appeal »). Et Cornford a
livré ainsi, dans son tout dernier ouvrage, longtemps mûri, son jugement concernant
l’auteur de l’Orestie : « Le Zeus d’Eschyle s’est retiré sur des sommets bien éloignés
de l’Olympe homérique, mais il n’a pas perdu son caractère humain, et ses aventures
mythiques elles-mêmes sont maintenues, même si elles peuvent être lues en termes
de symbolisme et d’allégorie » (Principium Sapientiae, p. 145 de l’édition de 1965).
Il est évident que les vers de Pindare touchant à l’héroïque et au divin, alliant des
vignettes enluminées à des fresques plus amples, reprenant des traditions, les conta-
minant, les rénovant, parfois les augmentant par des inventions superbes, ravissant
le public, relevaient du même jeu, qui allait de soi, de la même manipulation douce,
tacitement admise ; ils appellent la même lecture. G. Murray l’avait dit il y aura
bientôt un siècle : l’allégorie n’est pas en Grèce un phénomène tardif, post-clas-
sique ; la mythologie se détache très tôt de la religion pratique ; « chez Pindare,
Eschyle et Xénophane elle est expurgée, refusée et allégorisée » (Five Stages of
Greek Religion, 3e éd. 1951, Doubleday Anchor Books, p. 72). Non sans consé-
quence si on généralise : l’approche des autres œuvres du Ve siècle, de Sophocle,
d’Euripide, restée parfois trop naïve, avec l’arrière-plan d’un état « religieux »
opaque, au mieux indistinct, pourrait en être encore améliorée.
Enfin, ayant reconnu qu’il fut un choix essentiel de Pindare, on ne pourra plus
juger historiquement de la nature, du développement de l’« orphisme » archaïque
(bien distinct nous l’avons reconnu du pythagorisme), et de l’extension de son
audience sans tenir compte de sa réélaboration au contact des pensers nouveaux, de
son interprétation noble – pure de tout ritualisme, de tout sectarisme –, du prestige
et de la résonance que lui conférait sa mise en scène, orchestrée, colorée par le plus
grand des lyriques grecs. Ni étudier, plus largement, la pensée « présocratique », que
des familles assez fermées de spécialistes n’ont cessé de sonder depuis un siècle,
scrutant avec passion le moindre lambeau labellisé et en discutant à l’infini, fascinées
par la moindre glose, sans traiter enfin avec la considération qu’elle mérite l’œuvre
pindarique, enchâssée dans son époque et répondant aussi pour elle. Sans la faire
258 FRANÇOIS SALVIAT

comparaître comme un témoin de choix, digne d’être interrogé, et non, comme ce


fut le cas, s’il n’était pas tout bonnement ignoré, presque toujours subsidiaire et fort
peu prisé, cité comme par condescendance. Sans l’appréhender comme un tout : on
refusera désormais d’en user comme d’épices relevant le discours, de la disloquer
toujours en notes de pied de page et morceaux choisis épars, qu’on ne débusque et
ne regroupe qu’en les traquant dans l’index final, s’il existe. Il est vrai que Pindare,
qui venait en tête d’une autre hiérarchie recensée, n’a pas été inscrit au canon des
philosophes ; sa biographie n’a pas été distinguée par l’estampille de sagesse apposée
par Diogène Laërce ; mais la 2e Olympique au moins, le 9e Péan, les fragments des
thrènes, dont celui qui nous est conservé dans le Ménon, auraient pu figurer dans le
recueil-Bible des Vorsokratiker – d’autres entrées n’y sont pas plus utiles – ou dans
le manuel universitaire, l’anthologie commentée de Kirk, Raven et Schofield. Il est
souhaitable que l’on remédie un jour à cet oubli ; et que l’on en tienne compte, à
l’avenant, dans les synthèses.
« Présocratique », vraiment, et à deux titres. Par ses affinités immédiates avec
les œuvres de précurseurs ainsi classées : il lit Orphée et Musée, les expurge et les
illustre ; il coudoie Xénophane, les Pythagoriciens, Parménide, annonce Empé-
docle ; il s’inspire surtout d’Héraclite, qu’il pénètre, intériorise, prolonge et une fois
même, en deux vers déconcertants, par malice, plagie ; le reconnaître en fait bouger,
en vivifie l’exégèse : mieux comprendre Pindare, c’est mieux comprendre
l’« Obscur ». Présocratique aussi par son influence propre à terme : en bien des lieux
nous avons relevé de Pindare à Socrate – à Platon – une continuité d’attitudes et de
convictions, et chez le maître de l’Académie une estime, comme une complicité
filiale ; si le « naturel philosophe » est bien celui de l’âme amoureuse et parente de
la vérité « qui toujours doit tendre à saisir le Tout et tout ce qui touche au divin et
à l’humain » (République 486 a) et qui de surcroît est dotée de la « grâce » (eucharis,
487 a), dans le socle du vaste monument platonicien, à l’euthyntèria, au niveau de
réglage de l’édifice, unissant raison et mysticisme, l’assise pindarique trouve sa juste
place.
François SALVIAT
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 259

DATES DES PRINCIPALES ŒUVRES CITÉES DE PINDARE

Pindare naît à Cynoscéphales (Thèbes) en août 518 av. J.-C.

Dédicataire Date retenue


Œuvres Maehler
et circonstances av. J.-C.

6e Pythique Xénocratès d’Agrigente 490 490


(char ; adresse à Thrasyboulos)
1re Olympique Hiéron de Syracuse 476 476
(cheval monté)
2e Olympique Théron d’Agrigente 476 septembre 476
(victoire au char, et consolation)
2e Isthmique Thrasyboulos 476 470 ?
= Xénocratès d’Agrigente
(char ; hommage posthume)
3e Olympique Théron d’Agrigente 475 printemps 476
(éloge repris, fête des Théoxénia)
3e [Pythique] Hiéron de Syracuse 474 474 ?
(échec aux Pythia ; ode-épître)
1re Pythique Hiéron dit alors d’Etna 470 470
(char  monument de l’aurige)
2e [Pythique] Hiéron de Syracuse 468 475 ?
(char olympique, hors-commande)
7e Olympique Diagoras de Rhodes 464 464
(boxe  ode affichée à Lindos)
9e Péan pour les Thébains 463 après éclipse 463
8e Pythique Aristoménès d’Égine 446 446
(lutte ; ode de retour)

Mort de Pindare à Argos : date inconnue

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