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Le rire, les larmes, le cri comme formes de vie


chez Marguerite Duras

Catherine Gottesman

Résumé : Partant d’un recensement des occurrences lexématiques du rire, des


larmes et du cri, et de leurs contextes d’apparition, le travail tente de construire
leurs significations et de vérifier l’intuition selon laquelle ils appartiendraient à
des univers différents, constituant des formes de vie porteuses d’axiologies et
d’esthétiques autonomes, voire antagonistes. Dans un premier temps, l’étude tente
de fonder une taxinomie des emplois et des fonctions du rire dans une perspective
pragmatique. Dans un second temps, elle aborde le niveau narratif pour proposer,
en dernier lieu, quelques éléments interprétatifs.

⎯ Vous aimez Bresson ?


⎯ Vous aimez Godard ?
⎯ Vous aimez Pialat ?
⎯ Et le roquefort, vous aimez le roquefort ?

Ainsi se succédèrent les questions posées à Marguerite Duras au Centre


culturel canadien de Paris, le 22 février 1982 – un très grand moment dans
ma vie, la seule fois où j’ai approché Marguerite Duras, qui présentait le livre
Marguerite Duras à Montréal, souriante, heureuse, nous envoyant des baisers
en partant (j’ai su plus tard la cause de ce bonheur des années 1980).
« Et le roquefort ? » J’avais trouvé fastidieuse, moi aussi, l’énumération
des cinéastes, mais son interruption abrupte par une jeune femme du public
n’était pas sans impertinence, même si elle visait les questionneurs et non
l’auteur interviewée, qui, pour sa part, se prêtait au jeu avec patience.
« Oui, j’aime son exquise odeur de pourriture ». Marguerite Duras avait
parlé sérieusement en pesant ses mots, plus encore que dans ses réponses
précédentes sur ses préférences cinématographiques. Personne n’a éclaté de
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rire dans la salle, une absence de réaction très étrange pour moi qui avais vu
Le Shaga et Yes, peut-être. Même surprise le lendemain, quand, racontant
l’histoire à une collègue, je n’ai pu la convaincre de l’humour de cette répar-
tie ; elle n’a pas ri non plus ! Pour elle, toute parole de Marguerite Duras ne
pouvait être considérée que comme sérieuse. La connivence avec la jeune
impertinente m’avait pourtant parue évidente.
C’est pourquoi il me paraît très difficile d’aborder le rire du côté de la ré-
ception, de l’évaluation du risible. J’ai donc choisi un chemin plus accessible,
en commençant par relever les occurrences du mot « rire » (et de ses syno-
nymes) dans les textes ; les vieilles habitudes de l’analyse structurale m’ont
ensuite amenée vers ce qui pouvait faire système avec « rire » : intuitivement,
je me suis arrêtée sur les verbes « pleurer » et « crier ». Autrement dit, partant
du niveau lexématique, j’élargirai mes observations au contexte pour interro-
ger les fonctions du rire dans la narration. Enfin, quelques tentatives
d’interprétation conduiront vers ce que la sémiotique nomme des formes de
vie, constituées ici, selon l’hypothèse initiale, par rire, pleurer, crier, ou leurs
nominalisations, le rire, les larmes, le cri.

Niveau lexématique

Repérage dans les textes


On constate avec surprise que le mot « rire » figure souvent dans les
textes de Marguerite Duras, y compris dans les romans de la pauvreté, de
l’échec, de la souffrance, et pas seulement dans le théâtre de l’absurde
comme on aurait pu le croire. Voici une liste quasi exhaustive des lexèmes
rencontrés dans l’œuvre, romans, théâtre, entretiens.

Verbes :
– Rire : Des centaines d’occurrences de « rire » se trouvent dans Le Marin de
Gibraltar, mais le verbe se rencontre aussi très fréquemment dans Un bar-
rage contre le Pacifique, Le Vice-consul, L’Amant, Les Yeux bleus cheveux
noirs, La Pluie d’été, L’Amant de la Chine du Nord, Yann Andréa Steiner, de
même que les expressions : « éclater de rire », « rire les yeux pleins de
larmes », « rire ferme », « rire doucement », « la mère rit de toute sa gorge »,
« pouffer de rire », « s’étrangler de rire ». On trouve également, « [t]u disais
pour rire » (YAS, 100), ainsi parle le petit Samuel mais aussi les adultes :
« ⎯ Tu veux rire », « c’est pour rire, que je dis ça » (MG, 225, 146). Dans
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 99

ces derniers cas, il s’agit d’un langage enfantin ; « pour rire » n’implique pas
qu’on rie réellement mais qu’on quitte le mode du réel ou du sérieux.

– Synonymes familiers et argotiques : « s’esclaffer », « se tordre » (plus


rarement), « rigoler », « se marrer », « ricaner » (ce dernier avec une connota-
tion péjorative : il s’agit de personnages désagréables, ridicules ou agressifs,
comme Jacqueline dans Le Marin de Gibraltar ; les personnages sympa-
thiques, eux, « rigolent » ou « se marrent »). On rencontre aussi, « se taper le
cul par terre » (BP, 58), « [s’]en payer une bonne tranche » (MG, 389).
« Sourire » est très fréquent aussi, mais ne donne pas lieu à la déclinaison de
paradigmes.

Adjectifs et noms :
– Rieur, moqueur, hilares, « hilarité vulgaire et assouvissante »
« Rieur » : il s’agit d’une qualité permanente, renvoyant à une attitude
existentielle attirante, qu’ont en commun l’enfant (la narratrice de L’Amant
parle ainsi d’elle-même) et le petit frère : « J’oublie tout, j’oublie de dire ça,
qu’on était des enfants rieurs, mon petit frère et moi, rieurs à perdre le
souffle, la vie » (Amt, 78), puis Yann Andréa et Jeanne, la monitrice de Yann
Andréa Steiner, qui a des « yeux à la fois tristes et rieurs » (YAS, 44) ; la
narratrice parle de même dans Emily L. des « yeux rieurs » (EL, 67) de son
interlocuteur, par ailleurs décrit par la périphrase : « L’homme aux yeux
rieurs et aux cheveux blonds » (EL, 129). En revanche, « hilares », qualifiant
les lépreux (VC, 34), produit un effet tragique, signalant le mal, la folie,
l’exclusion. L’« hilarité vulgaire et assouvissante » de la mère (BP, 92) est
fortement dépréciative et renvoie implicitement au jugement de Suzanne.
Le lexique durassien est donc assurément varié. Il lui manque pourtant,
par rapport à la liste fournie à l’entrée « RIRE » du Grand Robert, les élé-
ments suivants : « se bidonner, se fendre la pipe, rire comme des bossus, se
gondoler, se boyauter, se dilater la rate, se tenir les côtes, rire comme une
baleine, rire dans sa barbe, sous cape ». Constater ces absences n’est pas sans
intérêt : il s’avère que Duras parle peu du corps dans le rire ; pour elle, le rire
vient d’ailleurs et se ressent globalement, comme on le verra.

Emplois renouvelant des expressions courantes :


On rencontre des syntagmes dont le sens fait reconnaître des expressions
courantes figées, renouvelées par une formulation plus analytique. Rire aux
larmes est devenu : « Suzanne […], les yeux pleins de larmes, riait »
100 CATHERINE GOTTESMAN

(BP, 58). Mourir de rire : « ⎯ Ah ! j’étouffe […], je vais avoir une crise »
(BP, 51), « c’est ce rire qui l’avait fatiguée » (BP, 61). Rire à gorge dé-
ployée : « La mère rit de toute sa gorge » (BP, 49).
Bien souvent, la motivation est poétique : elle procède du signifiant,
créant une paronomase : « Les marins se marraient » (MG, 377). Ailleurs,
dans ce même roman, c’est une assonance en « i » qui est mise en valeur, « je
me mis à rigoler » (MG, 115), « je me mis […] à rire » (MG, 210), « [i]l rit
lui aussi » et « je ris aussi » (MG, 213), « cela me fit rire » (MG, 261), etc.
Pourtant, ce n’est pas cette vocalisation qui est retenue, mais « ah ah ah »,
quand le texte durassien propose une lexicalisation du son émis.

B : Ah ah ah.
A, informe : Elle rit. Ah ah ah, c’est quand elle rit.
H : Tiens
B : Ah ah ah.
A : Elle se tord, là, en ce moment. (Sh, 190-191)

Selon les travaux de Lecoq, Beaucour et Smadja sur la vocalisation du rire :

Le ‘A’ évoquerait le rire de la pleine joie et du triomphe narcissique […]. Le


‘I’ chez l’enfant […] serai[t] inhéren[t] au plaisir de la dérision associant plai-
sir de la maîtrise et plaisir pervers »1.

Les exemples relevés peuvent s’accorder avec cette affirmation.

Classement
On peut donc classer les lexèmes relevés :

– Par le niveau de langue


L’emploi de l’argot dépend, comme on s’y attend, du statut social et rela-
tionnel du personnage narrateur et des personnages qui rient (les marins et le
narrateur du Marin de Gibraltar). Les œuvres qui utilisent l’argot sont plutôt
celles du début, avant Moderato Cantabile (Chauvin, ouvrier des fonderies,
ne parle pas argot), situées dans des milieux sociaux modestes et dans les-
quelles l’effacement du regard auctorial n’est pas recherché. Le degré
d’intimité, le degré de réalisme, d’incarnation, de présence du personnage s’y

                                                           
1
Voir Éric Smadja, Le Rire (Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? », 1993), 42.
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 101

perçoivent. On en trouve de très nombreux exemples dans Le Marin de


Gibraltar et dans Un barrage contre le Pacifique.
Un effet comique provenant du brouillage des niveaux de langue peut in-
duire une lecture au second degré : « Nous nous marrâmes tous » (MG, 408).
L’emploi du passé simple pour un verbe argotique et du « nous » au lieu du
« on » attendu dans le contexte, l’amplification de l’effet de surprise par
l’assonance en « ou », créent une connivence avec le lecteur, constitutive de
l’humour.

– Par l’intention et le sens du rire


Selon Daniel Sibony : « Le rire est une secousse plaisante qui déstabi-
lise » 2 . « Rire, c’est s’altérer l’ego un instant ; […] c’est se secouer
l’identité »3, « le rire est une secousse d’identité où l’on se perd et se retrouve
– on s’aliène et se désaliène – à grande vitesse »4. En somme, le rire est un
ébranlement de l’être, qu’il soit moqueur, agressif, complice.
Pour évaluer le sens du rire, le niveau lexématique n’est pas pertinent. Si
un terme comme « ricaner » implique une certaine dépréciation de ce qui
provoque le ricanement en même temps que du ricaneur lui-même, et peut
donc prendre sens isolément, il n’en va pas de même pour les autres lexèmes
relevés, puisque nous avons vu que le rire accompagne toutes sortes d’états et
ne peut s’évaluer qu’en contexte.

– Par la perception du rire, soit proprioceptive (perception de son propre


corps par le rieur) soit extéroceptive (audition ou vision du rieur par les
témoins)
La perception de son propre corps par le rieur est surtout liée à
l’étouffement, « rieurs à perdre le souffle, la vie » (Amt, 78). Selon le témoi-
gnage de Michelle Porte, Marguerite adorait raconter des histoires drôles,
prenant les accents adéquats, et riait elle-même si fort qu’elle ne parvenait
pas souvent à les finir !5 De même, ses personnages suffoquent, s’étranglent
de rire. « Le fou rire de Joseph était contagieux. C’était un rire étouffant »
(BP, 48) ; « ⎯ Ah ! j’étouffe […] dit la mère » (BP, 51) ; « Joseph riait
tellement qu’il ne pouvait plus former ses mots (BP, 49) ; « Joseph avait

                                                           
2
Daniel Sibony, Les Sens du rire et de l’humour (Paris : Odile Jacob, 2010), 9.
3
Ibid., 19.
4
Ibid., 22.
5
Information recueillie dans une conversation privée avec Michelle Porte.
102 CATHERINE GOTTESMAN

atteint un tel degré d’hilarité qu’il en perdait la respiration et que son rire,
silencieux, le mettait au point mort du paroxysme » (BP, 50).
La posture du corps, beaucoup moins souvent évoquée, apparaît surtout
dans Le Shaga, il s’agit de la torsion : « Oui. Ça me prend la nuit tout aussi
bien. […] Je me réveille et je me tords. Oui » (Sh, 209)6. La description est
plus complexe lorsque les personnages A, B et H essaient de décrire le lieu de
survenue du rire dans leur corps :

H : Où riez-vous ?
B, montre sa tête, très douce : Là, là.
[…]
A, à H : Moi c’est plus bas (geste : le ventre). [sous l’ plexus]
H : Ah oui. [Dans votre tête, ah oui.]
[…]
H : Moi c’est … C’est là, là (il montre sa tête) et là, là. (Il montre sa poitrine.)
Ça monte d’un côté, ça descend de l’autre, ça se manigance ensemble, ça se
mélange, ça se bouscule, et puis hop ! ça sort. Alors je me marre, ça y est.
[qu’est-ce que j’me marre]
A, impressionnée : Eh bien dites donc…
H : Oui oui. Puis impossible de faire autrement. J’ai essayé… eh bien…
impossible de me marrer… alors…
A, enchaîne : … C’est pas marrant. » (Sh, 208-209)

Quant à l’audition par les témoins, elle donne aussi une image du person-
nage en train de rire, selon son âge, son caractère : ils entendent le « sourd
glouglou » (BP, 52) du père Bart ; le rire de Suzanne est « un peu sifflant,
plus aigu » (BP, 49) que celui de Joseph. « Et lui aussi il rit du rire de la mère
encore inégalé, immense. Un ‘rire du Nord’ disait le frère aîné » (ACN, 197).
Gloussement (de la mendiante de Vinhlong) :

[E]lle crie et elle rit à gorge déployée. Elle a un rire d’or, à réveiller les morts,
à réveiller quiconque écoute rire les enfants. […] Elle crie, elle rit de son
gloussement miraculeux d’oiseau. À cause du rire elle trouve à Chittagong
une jonque qui la traverse [la mer], les pêcheurs veulent bien la prendre. (Amt,
106-108)

                                                           
6
Nous donnons entre crochets des ajouts faits manuellement par Marguerite Duras sur
le manuscrit de Claire Deluca, lors des répétitions d’une reprise du Shaga en 1973,
afin que la pièce soit plus comique.
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 103

« Rire d’or » : le contexte permet de comprendre que l’or qualifie la beau-


té ou la pureté du son.
La vision permet aussi de caractériser le rieur mais de manière plus rare.
On ne trouve que l’indication de la couleur du visage rieur, le blanc ou le
rouge.
« [R]ire de craie » du chanteur de paso doble dans les dernières lignes de
Dix heures et demie du soir en été : est-ce la blancheur des dents dans la
lumière ? « Il a, plaqué sur le visage, tantôt un rire de craie, tantôt le masque
d’une ivresse amoureuse, langoureuse et nauséeuse qui fait illusion sur les
gens » (DHSÉ, 151). C’est le point de vue des trois personnages qui le
regardent.
« [T]rès rouge » est le visage de la mère qui a ri longtemps (BP, 51).

– Par les aspects (intensité, durée, itérativité, inchoativité, terminativité)


Selon les moments, les protagonistes peuvent rire soudainement, sans cal-
cul, ou bien en toute conscience, pour avertir d’un changement d’humeur en
l’anticipant, ou pour conclure un entretien, masquer leur embarras ; quant à
l’intensité, elle va du sourire au fou rire. Dans ces déclinaisons du rire, le
sémantisme des verbes (pouffer, éclater, s’esclaffer, etc., qui impliquent la
soudaineté) est utilisé de façon classique par Duras, de même que celui des
substantifs : le rire se distingue du fou rire par sa durée, son intensité et le
contrôle qui peut s’exercer sur lui. On aurait là de quoi mener une étude
pragmatique, en s’intéressant à la finalité du rire lorsqu’il est contrôlé ou à ce
qu’il révèle des personnages à leur insu, lorsqu’il est incontrôlé.
L’étude aspectuelle du rire des personnages peut utilement compléter
l’analyse de leurs actions et porte souvent le sens.
Ainsi, globalement, Le Marin est le roman des rires itératifs : à partir de la
rencontre du narrateur avec Anna et son équipage, on en trouve dans tous les
épisodes. À peine interrompus, les rires reprennent, à tel point qu’on garde
l’impression d’un rire continuel sur le bateau. En revanche, dans Un barrage
contre le Pacifique, le rire se concentre dans une scène où il est intense, celle
de la première rencontre avec le riche M. Jo : Joseph, qui vient de découvrir
la superbe voiture du riche étranger, lui décrit la vieille voiture familiale et
raconte l’histoire des inondations, soulignant avec force le dénuement de sa
famille. Son récit outrancier déclenche le rire puis le fou rire de la mère et de
Suzanne et exclut M. Jo, désarçonné par ces réactions incompréhensibles
pour lui (BP, 47-52 pour la description de la Citroën, 52-59 pour les bar-
rages). On ne rit guère ailleurs dans ce roman. « [L]a grande rigolade du
104 CATHERINE GOTTESMAN

grand malheur » (BP, 53) résume l’aventure de cette famille. Le titre du


roman et le récit de Joseph dans cet épisode en disent l’essentiel. Selon
Daniel Sibony,

[s]ouvent, dans l’humour, on exagère le malheur où l’on se trouve, façon d’y


échapper un peu en n’échappant qu’à sa forme exagérée. Façon d’être pour
quelque chose dans ce malheur, de se l’approprier, de briser son opacité.7

C’est bien ce que font les protagonistes du roman.

Agosti continua à se marrer. [...] Les barrages de la mère dans la plaine, c’était
le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours. C’était
la grande rigolade du grand malheur. C’était terrible et c’était marrant. Ça dé-
pendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en
l’air, ces barrages, d’un seul coup d’un seul, du côté des crabes qui en avaient
fait des passoires, ou au contraire, du côté de ceux qui avaient mis six mois à
les construire dans l’oubli total des méfaits pourtant certains de la mer et des
crabes. Ce qui était étonnant c’était qu’ils avaient été deux cents à oublier ça
en se mettant au travail. (BP, 52-53)

Ou encore, un peu plus loin : « ⎯ L’histoire de nos barrages, c’est à se taper


le cul par terre, dit Joseph » (BP, 58).
De manière très différente, le partage du rire entre un homme et une
femme annonce d’autres partages, amoureux ou complices et peut donc, à cet
égard, être considéré comme un marqueur inchoatif. C’est le cas entre le
narrateur et Anna dans Le Marin de Gibraltar, ou de la petite et du Chinois
dans L’Amant de la Chine du Nord (ACN, 41). « [Q]uand deux êtres sont
ensemble, deux corps sont présents et plus ils évacuent le sens, plus il y a du
rire possible »8, écrit Daniel Sibony qui poursuit : « Le rire frôle et sublime le
sexuel »9.

– Par les modalités


Les modalités sont davantage manifestées par le contexte que par le sé-
mantisme du verbe. Le déploiement de l’éventail modal sur l’acte de rire
nous signale son importance pour l’auteur. Le rire est ressenti par le person-
nage comme prescrit, interdit, indifférent, facultatif (etc.) et il agit alors
                                                           
7
Daniel Sibony, Les Sens du rire et de l’humour, 165.  
8
Ibid., 12.
9
Ibid., 13.
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 105

conformément à son analyse de la situation. Ainsi, M. Jo s’efforce de rire


pour se mettre à l’unisson de la mère, de Joseph et de Suzanne : « M. Jo
essaya de rire. Il se forçait un tout petit peu » (BP, 49). Le rire ou le fou rire
sont incoercibles (le personnage ne peut pas ne pas rire), même s’il fait
parfois effort pour les réprimer (il veut ne pas rire). Le rire de Joseph, un peu
forcé au début, qui se contente de se laisser aller (Joseph ne veut pas ne pas
rire) devient ensuite irrépressible pour lui, Suzanne et leur mère (ils ne
peuvent pas ne pas rire). « Joseph riait tellement qu’il ne pouvait plus former
ses mots. Le même rire invincible et mystérieux secouait la mère et Su-
zanne » (ibid.). Cette humeur commune les unit contre M. Jo qui ne décode
pas correctement le sens de la scène qu’on lui joue et essaie de rire (il veut
rire). Plus tard, au moment de quitter la maison, Joseph « regardait la mère
fixement et en même temps il riait, sans manifestement pouvoir s’en empê-
cher alors que peut-être il n’aurait pas voulu rire » (BP, 301).
On le voit, c’est tout un jeu d’alliances, d’agressions et de négociations
qui se dessine derrière les rires. Nous touchons aussi là à l’analyse pragma-
tique du rire, considéré comme un acte socialement réglementé.
Plus étonnante, l’idée « de rire de ce qui ne devrait pas faire rire » super-
pose les modalités :

Et elle [la mère] rit elle aussi. Joseph la tenait captive comme un oiseau.
C’était d’elle d’ailleurs qu’il tenait le don de rire comme ça, de pouvoir tout à
coup inventer de rire des raisons mêmes qui, la veille, la faisaient pleurer. (BP,
312).

Du point de vue modal, on peut aussi voir, dans L’Amant, la combinaison


suivante à propos d’un rire qui ne vient pas occuper sa place : « Et puis cette
tenue qui pourrait faire qu’on en rie et dont personne ne rit » (Amt, 29). Quel
est le sens de ce rire purement virtuel ? L’adjectif « risible » suffirait à
exprimer la modalité du possible. Mais la tenue de la petite n’est pas « ri-
sible ». Le conditionnel et le factitif mettent en évidence des modalités plus
subtiles, oscillant entre le possible, le probable et l’incertain ; l’affirmation,
« personne ne rit », insinue une sorte de reconnaissance d’une loi autre ;
personne ne rit parce que la petite porte cette tenue extraordinaire comme le
signe d’un destin extraordinaire, échappant donc aux règles.

– Par le type d’insertion dans le texte


On trouve toutes les formes d’insertion, d’une longueur variable : aussi
bien de brèves incises signalant le rire que des épisodes très longs de plu-
106 CATHERINE GOTTESMAN

sieurs pages dans lesquelles le rire est l’élément principal de la narration, en


passant par les types intermédiaires.
En incise, la courte notation, « en riant », fonctionne comme un émoticon
contemporain, ou une didascalie au théâtre. (On en trouve de nombreux
exemples dans Le Marin, 16, 26, 117, 177, 195, etc.)
En proposition juxtaposée, l’indication fonctionne aussi souvent comme
un indice d’humeur. C’est le cas le plus fréquent dans Le Marin aussi bien
pour le sourire que le rire. Ce dernier augmente graduellement dans de
nombreuses scènes, pour aboutir à des fous rires généralisés (ex. 205-207).
En événement narré plus longuement, formant presque un épisode auto-
nome : (épisodes déjà cité du Barrage, du Shaga, voir supra). On trouve
aussi dans Outside un récit complet, « L’Horreur d’un pareil amour », dont le
thème est le rire. Le récit autobiographique suivant est organisé comme une
quête : la mère perçoit le rire de son bébé, se met en position de le capter et
en commente la valeur. On a là les séquences du schéma narratif canonique,
avec détermination de la quête par le sujet, performance d’acquisition,
évaluation.

Celui qui est là maintenant et qui dort, celui-ci, tout à l’heure, a ri. Il a ri à une
girafe qu’on venait de lui donner. Il a ri et ça a fait un bruit de rire. Il y avait
du vent et une petite partie du bruit de ce rire m’est parvenue. Alors j’ai relevé
un peu la capote de sa voiture, je lui ai redonné sa girafe pour qu’il rie de nou-
veau et j’ai engouffré ma tête dans la capote pour capter tout le bruit de rire.
Du rire de mon enfant. J’ai mis l’oreille contre le coquillage et j’ai entendu le
bruit de la mer. L’idée que ce rire était dispersé dans le vent, c’était insuppor-
table. Je l’ai pris. C’est moi qui l’ai eu. Parfois quand il bâille, je respire sa
bouche, l’air de son bâillement. « S’il meurt, j’aurai eu ce rire. » Je sais que ça
peut mourir. Je mesure toute l’horreur d’un pareil amour. (O, 281-282)

Nous voyons déjà dans ces derniers classements se dessiner les éléments du
niveau narratif.

Niveau narratif

Le rire peut donc servir de démarcateur des séquences narratives, au


même titre qu’un changement de lieu ou de temps. D’ailleurs, il peut facile-
ment coïncider avec ces autres repères : le personnage, en changeant de lieu,
change aussi d’ambiance et d’humeur. On trouve donc naturellement des
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 107

séquences de rire, comme de pleurs ou de cris. Le rire peut aussi constituer


un programme d’usage, c’est-à-dire se mettre au service d’un objectif à plus
long terme. Ainsi, faire rire un personnage constitue la première phase d’un
programme de séduction, lui-même déployé pour atteindre le but final. Par
exemple, le narrateur du Marin rit avec Anna en vue de la séduire et de se
faire engager sur le bateau.
Mais le rire peut aussi, comme celui du bébé « capté » par sa mère, se lire
comme la valeur ultime, le signe de la vie triomphante qui efface le deuil
antérieur et, dans ce cas, donner lieu à tout un programme dont il est l’objet
de quête. Qu’il s’agisse de micro séquences ou de longs passages, les pro-
grammes narratifs assumés par le rire constituent des actions décodables.
Rire a, comme le dit Bergson, « une fonction sociale »10. On retrouve ces
fonctions chez Marguerite Duras : il s’agit d’exclure l’étranger du groupe
(dans Un Barrage, c’est, comme nous l’avons vu, l’exclusion de M. Jo par le
rire de Joseph). Dans le même roman, l’agression de l’agent cadastral venu
inspecter les barrages se fait par le rire qui ruine son pouvoir. Il n’est alors
préoccupé que « d’arrêter leurs rires, d’arrêter coûte que coûte cette dégrin-
golade inattendue de toute son autorité dans leurs rires » (BP, 312). Inverse-
ment, le rire permet d’intégrer le nouvel arrivant en suscitant son adhésion
par un rire contagieux ou en acceptant de rire avec lui. « Et je ris. Elle aussi.
Puis les marins aussi » (MG, 189), « l’épouvante de son ami le fit se marrer
très fort. Tout le monde se marra avec lui. Même l’ami » (MG, 373), ou
encore : « C’est alors qu’elle fut prise d’un long fou rire. Les deux Montbou-
tous, de la voir rire, rirent à leur tour, et Epaminondas et moi-même » (MG,
428). On rit également pour approuver, encourager, séduire, disqualifier, faire
taire, etc. L’effet comique dans Le Shaga vient justement de ce que A,
contrairement à notre attente, rit seule en racontant l’histoire de l’arête de
poisson sans parvenir à communiquer aux deux autres son humeur… De
même, des décalages comiques se trouvent dans Le Marin : « ⎯ C’est vrai,
dit tristement Henri, qu’est-ce qu’on se marre » (MG, 391). À la manière
d’une scie qui avait cours dans les années 1950-60, ces mots (« qu’est-ce
qu’on se marre ») sont systématiquement répétés, quelle que soit la situation
et justement quand elle ne se prête pas à leur profération. Ils n’en manifestent
pas moins le lien qui unit les personnages capables de l’entendre et… d’en
rire.

                                                           
10
Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique (Paris : PUF, coll.
« Quadrige », 1940), 6.
108 CATHERINE GOTTESMAN

Après ces premiers décodages du rire dans son contexte d’apparition,


nous pouvons maintenant nous pencher sur la forme de rapport au monde et à
l’existence qu’il implique, et comparer avec celle que supposent les larmes et
les cris.

Niveau interprétatif et formes de vie

Le rire, les larmes, le cri comme formes de vie


Dans la mesure où ils s’apparentent à des choix de postures existentielles,
on peut considérer le rire, les larmes, le cri (dans leurs formes paroxystiques,
c’est-à-dire dans les cas où l’insistance du texte les signale à notre attention et
en exhibe le caractère inouï, voire l’inconvenance), comme des formes de
vie : ils sont alors les emblèmes de tout un ensemble de comportements et de
valeurs.

– Description des cris et des larmes


Dans la société humaine, le cri et les larmes ont en commun avec le rire
d’indiquer des états affectifs et d’émaner du corps, de façon nettement plus
sensible que la simple voix. Cependant, Marguerite Duras ne leur donne pas
un ancrage corporel comparable. Dans son œuvre, on ne trouve pas de
description physique des cris ni des larmes. Seul le son du cri est décrit. Ainsi
le cri de l’amant chinois est-il qualifié de « hurlement à la mort » (ACN, 195).
Quant aux larmes, rien n’en précise jamais la nature : on ne sait si les person-
nages pleurent silencieusement ou non. On ne trouve pas non plus de descrip-
tion des visages de ceux qui crient ou pleurent. En revanche, plus étonnam-
ment, on trouve mention de l’odeur des larmes : « [O]n dirait […] que
l’odeur d’une femme, qui pleure, se répand » (VC, 196).

– Répartition générale des cris et des larmes


Les cris (et plus encore un cri unique) ou les larmes marquent des états de
perte de contrôle, différents du rire. Socialement moins régulés que le rire
(sauf les larmes du deuil et de la douleur), ils manifestent des degrés diffé-
rents de liberté et d’émancipation des personnages, allant jusqu’à l’exclusion
ou la marginalisation. De même que le rire sans raison appartenait aux fous, à
la mendiante, aux lépreux et aux enfants, les cris intempestifs stigmatisent
ceux qui les poussent. Ainsi, d’autant plus remarqués qu’ils sont incongrus
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 109

ou indécents, résonnent les cris du vice-consul ou ceux du jeune étranger des


Yeux bleus cheveux noirs, à la limite de l’inconvenance.

On crie un nom d’une sonorité insolite, troublante, faite d’une voyelle pleurée
et prolongée d’un a de l’Orient et de son tremblement entre les parois vi-
treuses de consonnes méconnaissables, d’un t par exemple ou d’un l.
La voix qui crie est si claire et si haute que les gens s’arrêtent de parler et at-
tendent comme une explication qui ne viendra pas. (YB, 11)

Moins choquantes mais tout aussi remarquables, les larmes coulent abon-
damment des yeux d’Anne-Marie Stretter, commentées par le vice-consul et
Charles Rossett : « ⎯ Vous avez de la chance, dit-il, faire pleurer cette
femme. […] ⎯ J’ai entendu dire ça… son ciel, ce sont les larmes » (VC,
171). De même, les larmes presque continuelles caractérisent le couple des
Yeux bleus cheveux noirs, dont certaines pages détaillent la réitération (par
exemple 16-20, 57-58, 90-91, etc.).

Il pleure.

Il ne pleure que lorsqu’elle est là, dans ce lieu qui est à lui seul et qu’elle a en-
vahi. Il ne pleure que dans ce cas, qu’elle soit là alors qu’il voudrait qu’elle ne
soit là que lorsqu’il l’ordonne. Très vite les pleurs deviennent sans raison
d’être aucune, de même que le sommeil. Il pleure comme, elle, elle dort. Par-
fois, elle, elle pleure dans la nuit, sans bruit. (YB, 57-58)

On ne relève pas moins de six occurrences des pleurs dans l’espace de huit
lignes. Le même roman présente aussi de nombreuses survenues des cris et
du rire, révélant ainsi leur affinité dans certains états proches du désespoir.

Quelques interprétations
– Le rire
Dans les trois romans familiaux, Un barrage contre le Pacifique,
L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord, nous avons vu comment la famille
exclut le prétendant étranger. Mais les membres de la famille ne sont pas tout
à fait unis : le rire de la mère la met à part. C’est un rire du nord, différent de
celui des enfants. Catherine Bouthors Cloarec11 nous a montré comment la
                                                           
11
Catherine Bouthors-Cloarec, « Le Fantasme de fraternité métisse, un barrage contre
l’inceste et la déliaison ». Conférence prononcée le 14 mai 2011 aux « Rencontres de
Duras », Château de Duras, autour du thème « Fils, filles, frères, sœurs ».
110 CATHERINE GOTTESMAN

peur de l’absorption par la mère trouve un rempart dans l’idée du métissage


(la petite aime se croire annamite alors qu’elle est blanche) et de l’inceste. La
nourriture française, la chair rose de la mère, son rire du nord, la différencient
de ses enfants et les sauvent de la fusion avec elle.
Si on compare les trois romans, on voit que le rire apparaît avec une tout
autre signification dans L’Amant de la Chine du Nord : la petite rit avec le
Chinois et leurs rires mêlés dessinent aussi leur entente sexuelle. Par ailleurs,
l’amant chinois, bien qu’il ne puisse être correctement intégré à la famille,
dialogue et rit avec la mère, dans une relative compréhension mutuelle. C’est
dire qu’au fil de l’élaboration romanesque, le rôle des rires a évolué et
propose finalement une image améliorée du personnage, devenu de plus en
plus beau et attirant.
Le rire est également l’expression du gai désespoir de l’inexistence de
Dieu. Dans Duras filme, Marguerite Duras s’exclame :

C’est pas parce que Dieu n’existe pas qu’il faut se tuer, je pense que c’est
parce que Dieu n’existe pas qu’il faut s’en foutre ! Et être joyeux ! Rien ne
remplacera Dieu. C’est une notion absolument irremplaçable et magnifique et
essentielle et, je ne sais pas, géniale complètement géniale. Bon, mais du mo-
ment qu’il n’existe pas, il n’existe pas. Donc soyons dans la gaieté, voilà,
donc dans le gai désespoir, le gai désespoir que Dieu n’existe pas et qu’en
quelque sorte on s’en réjouisse.12

Tel pourrait être finalement le sens du rire devenu forme de vie : un gai
désespoir face à l’absence de la transcendance.
Seuls les enfants accèdent à un rire d’une autre nature en raison de leur
pureté. « Le rire des enfants, leur gaieté, leurs fous rires, c’est la seule exi-
gence véritable, semblerait-il » (ME, 191). On peut penser aussi aux rires des
enfants de La Pluie d’été lorsque leur père plaisante et chante « La Neva » en
faux russe. Ils marquent des moments de grande harmonie dans cette famille
marginale.

                                                           
12
Transcription du dialogue de Duras filme (1981), produit et réalisé par Jean Masco-
lo et Jérôme Beaujour. Voir DVD Agatha et les lectures illimitées (Benoît Jacob
Vidéo, 2009). Le texte est retranscrit de façon légèrement différente dans Le Monde
extérieur (ME, 190).
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 111

– Les larmes du deuil et de l’invivable


Les larmes du deuil personnel, telles qu’on les voit couler en permanence
dans Les Yeux bleus cheveux noirs rejoignent les larmes versées sur la dou-
leur du monde. Anne-Marie Stretter pleure beaucoup, cela se sait, se com-
mente autour d’elle à Calcutta. Sa douleur perçue par le vice-consul est
l’équivalent de son geste à lui contre la misère à Lahore : il a tiré sur les
lépreux. La ressemblance secrète entre les deux personnages explique leur
facilité à se comprendre.
Les larmes sont aussi le signe de l’invivable. Duras qualifie Anne-Marie
Stretter de « messagère de l’invivable » (CM, 65).
Dans Yann Andréa Steiner, les deux amants pleurent après l’évocation de
Théodora Kats et des enfants juifs.

J’ai dit que je ne pouvais rien contre ces pleurs-là. Qu’ils étaient devenus pour
moi comme un devoir, une nécessité de ma vie. Que moi je pouvais pleurer de
tout mon corps, de toute ma vie. […] Qu’écrire pour moi, c’était comme pleu-
rer. […] Que le deuil devrait se porter comme s’il était à lui seul une civilisa-
tion, celle de toutes les mémoires de la mort décrétée par les hommes, quelle
que soit sa nature, pénitentiaire ou guerrière. (YAS, 33)

Ainsi, les larmes quittent la sphère des chagrins personnels pour devenir une
réponse possiblement collective à la culpabilité historique née après
Auschwitz : l’événement a engendré une civilisation du deuil.

– Le cri tragique du refoulé et de l’interdit


Lorsque la mendiante chassée du Laos comprend qu’elle risque de mourir
de faim, elle crie.

La jeune fille est sous la faim trop grande pour elle, elle croit que la vague va
être trop forte, elle crie. Elle essaie de ne plus regarder le Stung Pursat. Non,
non, je n’oublie pas, je suis ici où sont mes mains. (VC, 19)

Lorsque Yann ne sait plus dire ce qu’il veut, il crie :

C’est à cette époque-là que Yann entre dans une période de cris, de hurle-
ments […]. Il crie contre moi, il devient un homme qui veut quelque chose,
mais qui ne sait pas quoi. Il veut, mais il ne sait pas quoi. Alors, il crie, pour
dire qu’il ne sait pas ce qu’il veut. (PCN, 11)
112 CATHERINE GOTTESMAN

Plus loin, après avoir affirmé : « [I]l n’y avait rien dans ma vie qui avait
été aussi illégal que notre histoire, à Yann et à moi » (PCN, 18-19), l’auteur
comprend et admet cette violence survenue pendant l’écriture de La Maladie
de la mort dont Yann tapait le manuscrit en disant : « Vous êtes folle, vous
êtes la pute de la côte normande » (PCN, 16).
Lorsque le vice-consul est confronté à l’exclusion, il crie, mais ses cris,
objets d’un accord préalable avec Anne-Marie Stretter, font d’eux des amants
secrets et transgressifs (VC, 146 ; IS, 100-103, 109-111). Lorsque l’homme
voit s’éloigner l’être aimé qui traverse le hall des Roches noires, il crie (YB,
11). Lorsque l’amant voit partir définitivement la petite, il crie (Amt, 123 ;
ACN, 194). Lorsque Lol V. Stein voit partir son fiancé Michael Richardson
avec Anne-Marie Stretter, elle crie « sans discontinuer » (RLVS, 22). Lors-
que le narrateur du Marin de Gibraltar prend conscience de son amour pour
Anna, il crie (MG, 405). Lorsque le frère perçoit l’impossibilité d’empêcher
le départ d’Agatha, il crie (Ag, 41). Qu’ont en commun ces cris ? Ils sont liés,
semble-t-il, à la perception d’une limite, à la notion d’un franchissement
mettant en jeu la survie. Sauf dans le cas de la mendiante, ils sont en relation
avec la sexualité, l’interdit, le refoulement.

C’était un cri sombre, long, d’impuissance, de colère et de dégoût comme s’il


était vomi. C’était un cri parlé de la Chine ancienne.
Et puis tout à coup ce cri avait maigri, il était devenu la plainte discrète d’un
amant, d’une femme. C’est à la fin, quand il n’a plus été que douceur et oubli,
que l’étrangeté était revenue dans ce cri, terrible, obscène, impudique, illi-
sible, comme la folie, la mort, comme une folie illisible. (ACN, 194-195)

De même que les coups de feu sur les lépreux de Lahore sont équivalents
aux pleurs de l’ambassadrice, les cris solitaires du vice-consul dans Calcutta
désert sont équivalents aux rires ou aux pleurs partagés par d’autres person-
nages. En effet, ces cris scandaleux ont fait l’objet d’un accord préalable avec
celle dont il fait retentir le nom de jeune fille, Anna Maria Guardi, son nom
de Venise, dans les rues de la ville. Préméditer ensemble ces cris, c’est faire
advenir quelque chose entre eux, c’est leur façon de vivre une histoire
d’amour.
Dans Agatha, la mise en place d’un protocole chargé d’assumer l’amour
incestueux tout en empêchant son accomplissement fait crier :

LUI.⎯ Je vais crier. Je crie.


ELLE. ⎯ Criez
LE RIRE, LES LARMES, LE CRI COMME FORMES DE VIE… 113

Tous les paliers du désir sont là, parlés, dans une douceur égale.
LUI.⎯ Je vais mourir.
ELLE. ⎯ Mourez. (Ag, 41)

Alors que le rire et les larmes sont toujours effectifs, le cri peut rester virtuel,
être « parlé dans la douceur ».
Proche de la dislocation totale de son être, le personnage est capable de
préserver sa vie en passant au niveau symbolique, au cri virtuel, celui de
l’écriture aussi, dont Marguerite Duras a largement commenté le sens pour
elle.
Dans Marguerite Duras, l’écriture illimitée, après avoir cité les mots de
Claire Lannes : « Je ne pouvais pas crier, alors j’ai écrit » (TAA, 99), Joëlle
Pagès-Pindon commente ainsi la paronomase CRI / ÉCRIT :

La formule va bien au-delà d’un simple jeu de sonorités qui fait de CRIER
l’inverse d’ÉCRIT. Comme dans l’équivalence entre la mer et la mère, la pa-
ronomase dit la proximité poétique, métaphorique entre le cri et l’écrit, entre
la folie et l’écriture.13

En guise de conclusion :

Y.A. : Et le paradis, vous irez ?


M.D. : Non. Ça me fait rire. (CT, 10)

                                                           
13
Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, l’écriture illimitée (Paris : Ellipses, 2012),
159.
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