Préhistoire
Neandertal, premier
artiste de l’humanité ?
De nouvelles datations font de peintures pariétales espagnoles les plus
anciennes du monde. Stupeur, elles pourraient être l’œuvre de Neandertal !
Cette hypothèse révolutionnaire déclenche une tempête chez les préhistoriens.
C’est à un véritable concours
d’annonces sensationnelles que
semblent s’être livrées les re-
vues scientifiques dans le do-
maine de la préhistoire ces der-
niers mois. Pas une semaine
sans scoop. Dernier en date :
au terme d’une nouvelle cam-
pagne de datation de 11 grottes
ornées dans l’extrême nord
de la péninsule Ibérique, la re-
vue américaine Science (1) a
annoncé le 14 juin les résultats
spectaculaires obtenus par une
équipe hispano-britannique.
Soit -40 800 ans pour un disque
de pigment rouge et -37 300 ans
pour une empreinte de main né-
gative, peints sur les parois d’El
Castillo, et -35 600 ans pour un
« claviforme » – une figure géo-
métrique – dans la célèbre
grotte d’Altamira. De quoi dé-
trôner les 420 représentations
animales et symboliques de
la grotte Chauvet, en Ardèche,
présentées jusqu’alors comme
les plus anciennes manifesta-
tions pariétales du monde et at-
tribuées aux Aurignaciens*
(-37 000 ans) (voir Lexique).
Un mois plus tôt, le 14 mai, un
article de la revue américaine
Pnas (Proceedings of the Na-
tional Academy of Sciences)
était déjà venu bousculer cette
hiérarchie. Une poignée de gra-
vures retrouvées sur un bloc ro-
cheux de l’abri Castanet, en
Dordogne, avaient elles aussi
été datées de -37 000 ans par
l’archéologue américain Ran-
74  Sciences et Avenir - août 2012
dall White (voir S. et A. n° 785,
juillet 2012). Quelques jours
plus tard, c’était au tour du
Journal of Human Evolution
d’annoncer une nouvelle déter-
mination de l’âge des flûtes pré-
historiques taillées dans de l’os
de cygne sauvage et de l’ivoire
de mammouth exhumées il y a
quelques années sur le site de
Geissenklösterle, dans le sud
de l’Allemagne, par Nicholas
J. Conard et son équipe  :
-42 000 ans, ce qui en fait les
plus anciens instruments de
musique connus.
Toutes ces annonces – a priori
bien inoffensives – sont en fait
autant d’escarmouches dans la
bataille farouche que se livrent
en coulisses certains experts
repères
Neandertal : L’homme de
Neandertal a vécu en Europe
et en Asie occidentale au
paléolithique moyen, entre
-250 000 et -30 000 ans. Il
est l’auteur d’une riche culture
matérielle appelée moustérien.
On ne connaît toujours pas
les causes de sa disparition.
Certains représentants de
ce groupe ont survécu plus
longtemps du côté de Gibraltar,
à la pointe sud de la péninsule
Ibérique, alors qu’ils avaient
déjà totalement disparu
depuis longtemps
du reste de l’Europe.
des grottes ornées. Et les révé-
lations sur le site d’El Castillo
s’apparentent même à une
offensive en règle puisque les
chercheurs à l’origine de ces
datations inédites expliquent
faire reculer de plus de 4000 an-
nées pour les uns, et 10  000
pour les autres, les mesures
jusqu’alors reconnues. Ils
suggèrent de surcroît que les
peintures les plus anciennes
« auraient pu » être exécutées
par… l’homme de Neandertal.
Stupeur dans le monde des spé-
cialistes ! Que ce cousin de
l’homme moderne, dont la pré-
sence est attestée en Europe
depuis -250 000 jusqu’à -30 000 à
-40 000 ans pour ses derniers re-
présentants, puisse être crédité
Aurignacien : Décrit entre
-30 000 et -45 000 ans,
ce «faciès culturel » constitue
la première civilisation du
paléolithique supérieur en
Europe. C’est l’époque de
l’arrivée de l’homme moderne
sur le continent européen.
Celle où apparaissent
les premiers objets d’art
et les premières figurations.
Magdalénien : Dernière
phase du paléolithique
supérieur européen,
elle s’étend entre -17 000 et
-10 000 ans.
de telles créations, et c’est tout
l’édifice préhistorique qui
tremble ! En effet, pour la plu-
part des anthropologues, l’art
pariétal est l’apanage de
l’homme moderne, et le résultat
d’un processus psychique qui
s’est développé tout au long des
100 000 ans au moins d’évolu-
tion d’Homo sapiens sapiens,
comme l’explique Jean-Paul De-
moule dans La Naissance de la
figure (2). Même si l’on sait par
ailleurs que les derniers néan-
dertaliens utilisaient des pig-
ments rouges et noirs, comme
l’attestent des découvertes sur
des coquillages réalisées au sud
de la péninsule Ibérique…
La réaction ne s’est pas fait at-
tendre. A commencer par une
remise en question des nou-
velles datations. Les méthodes
utilisées dans le domaine de photos : images courtesy of pedro sauro - lionel bret/lookat sciences
l’art pariétal font en effet l’objet
Une des mains peintes
de vifs débats depuis de nom- dans la grotte d’El Castillo,
breuses années car aucune dans le nord-ouest de
n’est tout à fait incontestable, l’Espagne (ci-dessus) a été Allemagne
que ce soit la datation par car- datée de -37 300 ans avec
bone 14 au-delà de -40 000 ans, la méthode uranium- Geissenklösterle
ou par uranium-thorium, en- thorium, ainsi qu’un disque
rouge (-40 000 ans), France
core au stade expérimental ce qui les rendrait plus
(lire l’encadré p. 76). Seuls des anciens que les peintures Chauvet
faisceaux de datations recou- de la grotte Chauvet.
pés par l’application de diffé- Selon une étude parue
rentes techniques donnant des dans la revue Science, ces
résultats comparables font nouvelles datations
permettraient d’attribuer El Castillo
l’unanimité. Car toutes ces les réalisations à l’homme
méthodes sont indirectes. de Neandertal et non plus Espagne
Comme il n’existe toujours pas à l’homme moderne.
betty lafon
de moyens de dater les pig-
ments peints eux-mêmes 
août 2012 - Sciences et Avenir  75
Préhistoire

Deux méthodes de datation principales

P
our connaître l’âge des
peintures retrouvées dans
les grottes ornées,
les chercheurs ont longtemps
recouru à la seule datation
dite au carbone 14, ou
radiocarbone. Cette méthode
se fonde sur la mesure de
la quantité de carbone 14 (14C),
un isotope radioactif du
carbone, présent en infimes
quantités dans les éléments
de carbonate de calcium
(CaCO3) pénètre dans les
grottes. En effet, à l’air libre,
le carbonate dissous dans l’eau
contient une quantité constante
de carbone 14, car ce dernier
se forme continûment sous
l’effet du rayonnement
cosmique. Mais lorsqu’il
parvient sous terre, il ne subit
plus ce rayonnement,
et les quantités de 14C
on connaît donc l’âge du
carbonate. Néanmoins,
cette méthode a pour principal
défaut d’être de moins en
moins précise à mesure que
l’on remonte le temps car les
quantités de 14C deviennent
infimes, au point de ne plus
pouvoir être utilisée au-delà de
-50 000 ans. D’autre part, les
teneurs en 14C dans
l’atmosphère ont fluctué au
à la calcite, et fait paraître
l’échantillon plus vieux. C’est
pourquoi les chercheurs
ont aujourd’hui recours
à une autre méthode
complémentaire, la datation à
l’uranium-thorium. Là encore,
on utilise la calcite déposée sur
les peintures car l’eau qui
ruisselle contient aussi de
l’uranium 238, un élément
radioactif soluble dans l’eau,

jean clottes/ministère de la culture

d’origine organiques.
Les spécialistes d’art rupestre
analysent ainsi certains
pigments mais aussi la calcite,
ce minéral qui se forme sur les
peintures lorsque l’eau chargée
Comment compter les atomes d’uranium et de thorium
Spectromètre de masse
Atome lourd
Atome
moins lourd
Atome léger
diminuent régulièrement : cours des âges, ce qui qui se désintègre pour former
elles sont divisées par deux nécessite de corriger les de l’uranium 234 puis du
tous les 5730 ans. datations. Enfin, du carbone thorium 230. Or ce dernier
En mesurant la teneur en 14C, présent dans la roche que est insoluble dans l’eau, et
aujourd’hui à l’aide d’un traverse l’eau, ne contenant n’existe donc pas au départ
spectromètre de masse, plus de 14C, s’incorpore parfois dans la calcite, mais y apparaît
lorsque l’uranium se
désintègre. Ainsi, la quantité de
thorium dans la calcite
augmente régulièrement au
cours du temps. Le rapport
Calcite Solutions aqueuses entre la quantité de thorium et
1 eau + acide celle d’uranium permet de
déduire l’âge de la calcite.
Cette méthode fait, elle aussi,
2 appel à la spectrométrie de
masse pour compter la quantité
Peinture rupestre
ces atomes, avec une précision
de 0,4 pour mille, soit moins de
20 ans pour un échantillon
vieux de 40 000 ans. Pour un
échantillon riche en uranium,
6 on peut dater des objets vieux
3 de 300 000 à 10 ans environ.
Néanmoins, il reste une
Résine
échangeuse
dernière source d’erreur
possible. « L’eau, en s’écoulant
d’ions
constamment sur la calcite,
Aimant
peut la redissoudre en partie,
entraînant avec elle une partie
Le panneau des Lions de la grotte Chauvet (Ardèche). Il est attribué aux aurignaciens, -37 000 ans selon la datation au carbone 14.
 directement sur les pa-
rois (hormis quand ils sont d’ori-
gine organique comme le char-
bon), les spécialistes doivent la
plupart du temps passer par des
associations chrono-stratigra-
phiques incontestables. Dans le
cas des datations espagnoles, ce
sont quelques échantillons de
calcite – la forme cristallisée de
carbonate de calcium issue du
ruissellement de l’eau sur les pa-
rois – recouvrant des œuvres
pariétales qui ont été prélevés et
datés. «  La prudence est de
mise avec les analyses sur cal-
cite et la méthode uranium-
thorium utilisée pour ces nou-
velles analyses, prévient ainsi
le Laboratoire des sciences
du climat et de l’environnement
forte que parmi les signataires
de l’article de Science figurent
certains des plus farouches op-
posants aux datations an-
ciennes… de la grotte Chauvet
elle-même ! L’un d’eux, Paul Pet-
tit, chercheur à l’université de
Sheffield (Royaume-Uni), s’est
ainsi toujours refusé à recon-
naître les dates anciennes com-
munément admises pour la ca-
vité ardéchoise (-37 000 ans),
estimant – pour des raisons sty-
Ces nouvelles
datations
n’excluent pas
forcément
de guerre (en silex…) est donc
loin d’être enterrée !
Pourtant, si elles étaient avé-
rées, les nouvelles datations ne
surprendraient pas outre me-
sure les spécialistes. Tous sont
prêts à vieillir de quelques mil-
liers d’années la présence de
peintures sur les parois. Mais là
s’arrêtent leurs concessions  :
pas question de franchir le Ru-
bicon en attribuant ces œuvres
à Neandertal  ! Pour eux,
l’homme moderne en reste l’au-
teur, comme l’expose Jacques
Jaubert (laboratoire Pacea-uni-
versité Bordeaux-I), respon-
sable de l’étude de la grotte or-
née de Cussac : « Même si elles
sont très anciennes, ces nou-
velles dates correspondent en-
la grotta del Cavallo et datées de
-43 000 à -45 000 ans. De même,
un fragment de mâchoire vieux
de 41  500 à 44  200  ans a été
découvert dans la caverne de
Kent, en Grande-Bretagne (lire
S. et A. n° 779 p. 24).
Pour Jacques Jaubert, comme
pour d’autres experts, il est pré-
maturé d’évoquer Neandertal 
sur le site d’El Castillo en Es-
pagne. « Certes, c’est une hypo-
thèse séduisante, à laquelle il
faut porter une attention sé-
rieuse, mais il faut se garder de
conclusion hâtive. Je dirai
que pour l’heure, tout en conser-
vant l’esprit ouvert, rien ne
montre que ces marques aient
pu être réalisées par des néan-
dertaliens… », renchérit le pré-

5
de l’uranium, si bien que  
le rapport thorium/uranium
augmente. L’échantillon semble
alors plus vieux qu’il   de la grotte Chauvet. « En cas
Chambre n’est réellement », explique
4
7 d’ionisation Edwige Pons-Branchu,
du Laboratoire des sciences du
Détecteurs climat et de l’environnement,
U-238 Th-230 à Gif-sur-Yvette. Pour corriger
+ eau + eau la datation, il faut alors
comparer les carbonates
La calcite qui recouvre la peinture est prélevée , puis dissoute dans un mélange d’eau et d’acide  . au-dessus des peintures à ceux
La solution est séparée en deux, chaque échantillon passe à travers une résine échangeuse des stalagmites, qui sont
d’ions permettant de récupérer soit l’uranium, soit le thorium . On analyse alors la quantité
de chaque atome par spectrométrie de masse : les éléments sont ionisés à l’aide d’un plasma à près également constitués de calcite
mais qui ne subissent pas un
de 8000 °C , et aspirés vers un aimant qui les sépare selon leur masse et leur charge . Ils sont
betty lafon
(CEA-CNRS) de Gif-sur-Yvette
(Essonne), responsable des
principales mesures de datation
de lessivage des parois par des
eaux de ruissellement, des phé-
nomènes spécifiques à la géo-
chimie de l’uranium peuvent
en effet induire des âges plus
anciens qu’ils ne le sont en réa-
lité. Il aurait fallu procéder à
des datations complémen-
taires, au radiocarbone par
exemple, pour mieux apprécier
la fiabilité des mesures espa-
l’homme moderne
listiques – que les œuvres sont
beaucoup plus récentes puisque
sorties de l’imagination des
magdaléniens (-17  000/-
12 000 ans) et non de celle des
aurignaciens. Un article, publié
en 2008 dans Human Evolu-
tion, contestait déjà les résul-
tats du laboratoire français, d’où
l’allusion au « claimed age of the
art  » («  prétendus âges de
l’art ») de la grotte Chauvet que
core à ce que nous appelons les
“faciès culturels” de l’aurigna-
cien inférieur, voire du proto-
aurignacien  », autrement dit
aux industries (pierres taillées,
matériel en os, etc.) que trans-
portaient dans leurs bagages les
premiers hommes modernes à
leur arrivée en Europe. Une arri-
vée située désormais aux alen-
tours de -45 000 ans depuis que
la revue Nature a révélé en no-
vembre 2011 la découverte en
Italie des tout premiers restes
d’hommes anatomiquement mo-
historien du CNRS Francesco
d’Errico (Pacea). D’autant qu’a
contrario, si la présence de
Neandertal est bien attestée à
l’extrême sud de la péninsule
Ibérique aux périodes considé-
rées, les auteurs de l’article pu-
blié par Science n’apportent pas
la preuve formelle de sa pré-
sence au nord à cette époque.
On l’aura compris, la polémique
n’est pas près de s’achever…
 Bernadette Arnaud
(1) « U-series dating of Palaeolithic

Art in 11 Caves in Spain », Science,

ensuite captés à l’aide de détecteurs . On connaît ainsi la quantité de chaque atome. lessivage continu par les eaux. gnoles. » (Lire l’encadré page l’on retrouve au détour d’une dernes identifiés en Europe de 15 juin 2012.
 Cécile Michaut ci-contre.) phrase dans l’article de Science l’Ouest : des molaires d’Homo (2) La Naissance de la figure,
La méfiance est d’autant plus sur les sites espagnols. La hache sapiens sapiens exhumées dans Jean-Paul Demoule, Hazan, 2007.

76  Sciences et Avenir - août 2012 août 2012 - Sciences et Avenir  77