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DISCOURS, IMAGE, DISPOSITIF

En couverture: Albert Robida, Le Vingtième siècle. Texte et dessins, Paris, G. Decaux,


1884, entre la page 56 et 57.

@
L'Harmattan, 2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattanl @wanadoo.fr

ISBN: 978-2-296-05643-5
EAN : 9782296056435
CENTRE DE RECHERCHE«LA SCÈNE»
(Laboratoire LLA, Lettres, Langages et Arts)
Université de Toulouse-Le Mirail

DISCOURS, IMAGE,
DISPOSITIF

Textes réunis par

Philippe Ortel

Champs visuels
L'Harmattan
Nous dédions ce livre à Marie-Thérèse Mathet

Les auteurs:

Pierre ANCET, université de Bourgogne


Michèle BOCQUILLON, City University of New York
Christine BUIGNET, université de Toulouse-Le Mirai!
Catherine DOUSTEYSSIER-KHOZE, Durham University
Jean-Pierre DUBOST, université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand
Charles GRIVEL, Manheim Universitiit
Stéphane LOJIGNE, université de Toulouse-Le Mirai!
Ginette MICHAUX, université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve
Philippe ORTEL, université de Toulouse-Le Mirai!
Pierre PrRET, université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve
Mireille RAYNAL, université de Toulouse-Le Mirai!
Arnaud RYKNER, Institut Universitaire de France / université de Toulouse-Le Mirai!
Benoît TANE, université de Toulouse-Le Mirai!
Bernard VOUILLOUX, université Michel de Montaigne, Bordeaux 3
Edward WELCH, Durham University

Des mêmes auteurs:

TIGRE & LLA, Centre de recherche «La scène», L'Écran de la représentation,


dir. Stéphane Lojkine, Paris, l'Harmattan, «Champs visuels», 200 l.
LLA, Centre de recherche «La scène», La Scène. Littérature et arts visuels,
dir. Marie-Thérèse Mathet, Paris, l'Harmattan, 1999.
LLA, Centre de recherche «La scène», L'Incompréhensible. Littérature, réel, visuel,
dir. Marie-Thérèse Mathet, Paris, 1'Harmattan, "Champs visuels», 2003.
LLA, Centre de recherche «La scène», Littérature et brutalité, dir. Marie-Thérèse
Mathet, Paris, l'Harmattan, «Champs visuels», 2003.

Cet ouvrage est issu du colloque international "Discours, image, dispositif» organisé
par Arnaud Rykner et le laboratoire de recherche Lettres, Langages et Arts à l'univer-
sité de Toulouse-Le Mirai! du 31 mars au 2 avri12005.
Avant-propos
PHILIPPE ORTEL

Ce livre est le second tome des colloques jumelés des universités de Toulouse-Le
Mirail et de Louvain-La-Neuve, consacrés aux relations entre la création littéraire et
les différents dispositifs de représentation faisant la culture d'une époque. Le premier
tome, dirigé par Pierre Piret', envisage la façon dont la littérature se positionne par
rapport aux nouveaux médias, que ce soit par les commentaires qu'elle en donne ou
par le rôle qu'elle leur fait jouer dans l'espace fictionnel que construit l'œuvre.
D'orientation plus poéticienne, le livre qu'on va lire ici prolonge cette réflexion
«intermédiatique» en réfléchissant sur la notion de dispositif.
Depuis le commentaire par Gilles Deleuze du rôle que ce dernier joue chez Michel
Foucault (<<Qu'est-ce qu'un dispositif2?»), le terme a connu un beau succès en scien-
ces humaines. Peu de synthèses cependant, si on excepte le numéro de la revue
Hermès (Le Dispositif. Entre usage et concept) et la récente conférence de Giorgo
Agamben3. Pour leur part, les études littéraires s'intéressent, depuis la fin des années
1980, à des objets hybrides qui appellent, là aussi, spontanément l'usage du mot: le

1. La Littérature à l'ère de la reproductibilité technique. Réponses littéraires au nouveau dispositif repré-


sentatif créé par les médias modernes. Penser la représentation J, textes réunis par Pierre Piret, Paris,
L'Harmattan, «Champs visuels», 2007.
2. Gilles Deleuze, «Qu'est-ce qu'un dispositif?» (1988) repris dans Deux régimes de fous. Textes et
entretiens 1975-1995, éd. par D. Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 316 et suiv. Par ail-
leurs, vient de sortir, au moment où nous rendons les épreuves, Cahier Lauis Lumière, «Les disposi-
tifs », actes du colloque international «Les dispositifs» organisé par l'École nationale supérieure
Louis-Lumière et LISAAlUniversité de Marne la Vallée, dir. collective, 4, automne 2007.

3. Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif? [2006], trad. par Martin Rueff, Paris, Rivages poche,
«Petite bibliothèque», 2007.
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livre illustré, la peinture et sa légende, l'œuvre d'art et son commentaire (voir les
Salons de Diderot4 et de Baudelaire), le rôle du support dans la diffusion d'un mes-
sage, l'influence d'une pratique sur une autre (de la photographie sur la littérature par
exemple), autant d'assemblages associant du discursif à du non discursif, et, plus lar-
gement encore, du sémiotique à du non sémiotique.
Comment décrire ce type d'organisation? Avec le préfixe «dis », notre notion dit
bien cette unité dans la séparation caractéristique des objets composites, là où celles
de structure et de système, dérivées du modèle linguistique, uniformisent les choses,
en ramenant la diversité de leurs composantes à l'unité d'une sémiosphère homogène.
La crise du structuralisme, sensible dès le début des années 1980, ne marquait donc
pas la fin de la théorie littéraire, comme on l'a parfois cru: elle ne frappait qu'un
modèle théorique, celui du Texte, peu apte à rendre compte des objets d'étude qu'on
vient de citer, comme de l'ère visuelle dans laquelle la société se trouvait déjà plon-
gée. Les réalités composites sur lesquelles on travaille aujourd'hui appellent un reca-
drage théorique capable de penser les phénomènes d'organisation indépendamment de
l'idée de «système»: c'est à ce recadrage que s'emploie le livre qu'on va lire.
Dans son article de synthèse5, Bernard VouilIoux souligne la dimension pratique du
dispositif. Un dispositif est fait pour «servir»; son sens commence avec sa fonction.
Appliqué aux textes, il modifie sensiblement la perception qu'on s'en faisait
jusqu'ici: là où le structuralisme traite les œuvres comme des objets décontextualisés,
une critique des dispositifs s'intéresse aux objets actualisés par leur usage. La ques-
tion n'est plus seulement de savoir ce que «dit» un texte mais ce qu'il «fait» concrè-
tement, de sorte que l'analyse poétique s'élargit en amont et en aval du message litté-
raire: en amont parce que l'efficacité du message tient à des éléments non discursifs,
comme les stratégies éditoriales et le support sur lequel l'œuvre est diffusée; on croise
alors les préoccupations de la médiologie. En aval, parce que les effets du texte sur
l'imaginaire et la mémoire du lecteur s'ajoutent aux effets de sens. À défaut d'avoir
des connaissances précises sur le fonctionnement de l'imagerie mentale, du moins
peut-on repérer les éléments qui la sollicitent, comme une scène de roman.
Tentons, en prenant en compte les remarques de B. Vouilloux, une définition pro-
visoire: un dispositif est une matrice d'interactions potentielles, ou, plus simplement
encore, une matrice interactionnelle. Un livre illustré, par exemple, génère, chez le lec-
teur, des parcours de lecture multiples entre textes et images. De même, un thème lit-
téraire comme la fenêtre génère, en poésie, au théâtre ou dans un récit, des interactions
multiples entre le personnage et l'objet de sa contemplation. Une métaphore, enfin, en
associant deux réalités hétérogènes, déclenche dans l'esprit du lecteur le travail de
l'analogie, lui aussi infini étant donné l'irréductible singularité des termes comparés.
Que le dispositif soit éditorial, thématique ou stylistique, il contient à la fois l'idée de

4. Pour une approche des Salons de Diderot en tennes de dispositif voir Stéphane Lojkine, L'Œil révolté.
Diderot, Salons, Paris, Jacqueline Chambon, 2007.
5. Bernard Vouilloux, Du dispositif.

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AVANT-PROPOS

contrôle et l'idée d'ouverture: à l'intérieur du cadre fixé par la matrice, le nombre des
interactions est souvent imprévisible.
Malgré son austérité apparente, la notion entretient donc des affinités avec le pro-
cessus créateur: certains dispositifs contraignent, mais d'autres ouvrent simultané-
ment le champ des possibles, aussi bien pour l'artiste que pour le public. C'est pour-
quoi ils séduisent les artistes contemporains, dont les installations jouent avec la pré-
sence du spectateur. C'est aussi grâce à eux qu'un lecteur anticipe sur ce qu'il va lire:
une fenêtre, une scène identifiable (scène de rencontre par exemple), l'irruption d'une
métaphore facile à filer, sont autant de structures d'accueil pour son imaginaire. La
fenêtre à travers laquelle un personnage rêve aurait pu en faire un espion ou un
voyeur; la rencontre rapprochant les individus peut aussi les opposer, etc. L' œuvre
n'est pas seulement «ouverte» par la pluralité des signifiés qu'elle véhicule; elle l'est
aussi, plus concrètement, par les potentialités issues des dispositifs qui structurent son
univers fictionneI. Pour l'artiste comme pour le lecteur, la création commence quand
on sent la variable derrière la donnée, autrement dit, la possibilité d'un autre monde
derrière celui que l' œuvre actualise finalement.
Parce que la notion fait débat, le livre s'ouvre sur deux textes partiellement contra-
dictoires. Le premier est l'article de B. VouiIloux déjà mentionné. II procède à la
généalogie de l'idée de dispositif depuis les années 1970 et montre ce qu'a de contes-
table sa réduction à celle de «schème» organisant l'espace de la représentation. En
s'intéressant à la forme que prend une «scène6» dans un roman, ou aux écrans autour
desquels récits et tableaux s'organisent souvent1, le séminaire toulousain d'où émane
ce colloque aurait réduit le champ d'action d'une notion à laquelle les philosophes non
structuralistes avaient donné une extension bien plus grande.
L'article suivant répond à cette objection en distinguant le dispositif utilisé du dis-
positif représenté', La mimésis souligne naturellement les formes de l'instrument et le
trajet de la procédure qu'elle met en scène; elle révèle, en prêtant une certaine osten-
tation aux objets qu'elle manipule, leur puissance figurative et les entraîne, à partir de
là, dans un processus de symbolisation où ils sont souvent conduits à pointer une réa-
lité plus large que celle qu'ils maîtrisent dans la vie quotidienne. Une fenêtre ouverte
sur l'extérieur, comme celle du fameux tableau Femme à la fenêtre (1822) de Caspar
David Friedrich, est bien sûr faite pour regarder, comme dans la vie courante, mais elle
est aussi une figure de l'attente, ou de la méditation en général, thèmes trop généraux
ou trop immatériels pour être montrés directement. Tel un index, le dispositif et son
usage, réduits à une figure, pointent un champ référentiel auquel ils prêtent leurs for-
mes ou offrent un cadre, ici les aspirations infinies d'un personnage contemplatif. La

6. La Scène. Littérature et arts visuels, sous la dir. de M.-Th. Mathet, Paris, L'Harmattan, «Champs
visuels»,2oo],
7. L'Écran de la représentation, sous la dir. de Stéphane Lojkine, Paris, L'Harmattan, «champs visuels»,
2oo!.
8. Philippe Ortel,« Vers une poétique des dispositifs».

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mimésis convertit, dans ce cas, la fonction pratique de l'instrument en fonction figu-


rative et éventuellement herméneutique, s'il s'agit de donner sens, par la figure en
question, à des réalités complexes ou incompréhensibles. L'analyse de cette forme-
sens relève, plus largement, d'une poétique des univers fictionnels, démarche qui se
donnerait pour tâche, si elle se développait, d'examiner l'ensemble des dispositifs sur
lesquels la fiction construit ses mondes, en repérant, chaque fois, leur triple nature pra-
tique, figurative et symbolique.
Les sections suivantes du livre suivent globalement la chronologie, car chaque
époque produit ses dispositifs propres. Les objets que la notion implique sont datés,
même si elle-même peine à s'historiciser.
Les études réunies sous le titre «Les Lumières et l'image» examinent des œuvres
où discours et narration s'articulent à d'autres instances, discursives ou non discursi-
ves. Jean-Pierre Dubost confronte ainsi la rhétorique libertine et la rhétorique reli-
gieuse9, mais aussi la scène libertine dans le roman avec la tradition iconographique
issue des siècles précédents. Il envisage, pour finir, le «devenir image» de ces scènes
à l'intérieur des textes, en analysant leurs hypotyposes.
Dans la contribution suivante, Michèle Bocquillon examine la relation entre le
récit et son illustration dans deux romans érotiques de Claude-Joseph Dorat tO,
compare
ensuite ces deux romans, où textes et images sont distribués de la même façon, pour
constater des différences de contenu importantes. Leur commune structure fait figure
de variable appelant divers types d'actualisation, de sorte qu'analyser les dispositifs
d'une œuvre, c'est bien, comme on le suggérait plus haut, surprendre la création sur le
fait.
Benoît Tane réfléchit pour sa part, à propos des Liaisons dangereuses de Laclos,
sur la notion de distanceJ1. Elle aussi est une matrice interactionnelle, puisqu'elle
donne naissance à des possibilités d'action multiples, à tous les niveaux. L'article
envisage successivement la disposition des personnages dans les scènes racontées ou
illustrées, les rapports entre l'auteur et le destinataire de la lettre, enfin, à un niveau
supérieur, les va-et-vient du lecteur entre le texte et son illustration.
Dans l'étude de Stéphane Lojkine sur Le Neveu de Rameau, le discours est la matrice
d'interactions au cours de laquelle les rôles ne cessent de circuler entre le Maître et le
bouffon'2. Les échanges, cependant, ne s'effectuent pas seulement entre les positions
qu'occupent les personnages, mais aussi entre les thèmes de la conversation et les types
de performances s'y affrontant: la pantomime du neveu mime le discours du philosophe,
qui commente à son tour la pantomime. À ces trois niveaux (position des personnages,

9. Jean-PieITe Dubost, «Memoria, dispositio, hypotypose: piété impie de l'image libertine ».


10. Michèle Bocquillon, «Le dispositif: concept de <d'entre deux» ou ligne de partage entre discours et
image?».
II. Benoît Tane, «Les Liaisons dangereuses. Roman épistolaire illustré au XVIII'siècle et dispositif ».
12. Stéphane Lojkine, «Discours du maître, image du bouffon, dispositif du dialogue: Le Neveu de
Rameau».

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AVANT-PROPOS

thèmes, performances), la modalité de l'interaction est le chiasme, figure bien connue de


la critique diderotienne mais qui donne ici matière à de nouvelles analyses.
Ces quatre communications présentent la particularité de dédoubler à plusieurs
reprises leur objet, preuve qu'une œuvre se réduit rarement à un seul dispositif, mais
tire son existence de leurs stratifications.
À ce stade de la réflexion, on pourrait croire qu'un dispositif n'est jamais qu'une
structure vue sous un angle pragmatique: un cadre par exemple, ne se contente pas de
matérialiser la coupure sémiotique; il régule les relations entre le spectateur et ce qu'il
voit, comme dans «Le cadre» de Baudelaire, beau sonnet des Fleurs du mal où le
luxueux décor enserrant la femme aimée embellit celle-ci aux yeux du poète.
En réalité, le modèle du dispositif est plus complexe, car s'il décrit bien un mode
d'organisation, il porte en lui-même le principe de sa dissolution: on l'a vu en com-
mençant, la séparation habite son unité comme le ver habite le fruit. «Le dispositif est
dans le dis-, la fente qui crée le rapport. Il place en séparant 13» note avec force Mireille
Raynal. L'expérience actuelle le montre d'ailleurs bien: les «dispositifs» gouvernant
la vie sociale sont souvent très conjoncturels; ils mobilisent des moyens hétérogènes
dont l'association est prête à se défaire sitôt la mission remplie. Le dispositif est aussi
proche, étymologiquement, de l'idée de crise, qui contient aussi l'idée de séparation
(krinein, c'est« séparer» en grec). Quand on le repère quelque part, c'est que quelque
chose se construit ou se déconstruit, indifféremment. Découvrir un dispositif derrière
un phénomène quelconque, c'est mettre au jour le caractère composite du phénomène
considéré et révéler, éventuellement, son artificialité. Ce que fit Jacques Derrida dans
De la grammatologie (1967) par exemple, en montrant que tout message, fût-il oral,
dépend d'un agencement différentiel de signifiants constituant une écritureI4.
L'effet déconstructif du dispositif est particulièrement visible dans l'espace de la
représentation. À tous les niveaux, la scission menace, surtout depuis le xlx'siècle où
chaque changement esthétique prend des allures de crise. La troisième section du livre
envisage donc différents cas de «défaillances mimétiques».
Charles Grivel aborde ainsi la question de l'identité après la naissance de la pho-
tographie1s. La ressemblance physique devrait coïncider avec elle: or, il n'en est rien.
L'identité, qui devrait être une, se divise entre l'image visuelle de soi offerte par l'ap-
pareil photo et autre chose, difficile à définir. Plus la photographie prétend restituer la
vérité d'un visage, plus l'identité de chacun se révèle fuyante et complexe. Le sujet
n'a jamais été autant divisé que le jour où on lui a tendu une empreinte exacte de ses

13. Voir, dans ce même volume, Mireille Raynal, ««Ce sale œil de chair le fermer tout de bon» (Samuel
Beckett, Mal vu mal dit): l'entrevision chez quelques écrivains de M(m)inuit».
14. Derrida écrit par exemple: «La signification ne se forme ainsi qu'au creux de la différance: de la dis-
continuité et de la discrétion, du détournement et de la réserve de ce qui n'apparaît pas. Cette brisure
du langage comme écriture, cette discontinuité a pu heurter à un moment donné, dans la linguistique,
un précieux préjugé continuiste.» (De la grammatologie, Paris, Les éditions de Minuit, 1967, ch. 2,
p. lOI).
IS. Charles Grivel, <<Identifier. (Le Modèle photographique)>>.

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traits. Cette dualité est, en soi, un dispositif, puisqu'elle a généré de multiples straté-
gies, visant soit à rabattre l'identité sur la ressemblance iconique, comme le fit
Bertillon avec le portrait anthropométrique, soit, au contraire, à la situer dans un ail-
leurs infigurable, sans compter les cas intermédiaires envisagés par l'article, où l'effa-
cement de la ressemblance devint un critère de vérité. À partir d'un conte d'Ernest
Hello, Charles Grivel montre enfin comment la littérature a su dire le trouble identi-
taire moderne et l'exploiter à des fins fictionnelles.
Dans son étude sur les photos de ~~monstres» au XIX'siècle, Pierre Ancet repère un
autre cas de disjonction, dans la façon de recevoir un portrait 16:la duplicité de ces ima-
ges vient de ce qu'elles s'adressent au voyeurisme du spectateur au moment même où
elles prétendent traiter normalement l'anormalité, par exemple en respectant les codes
du portrait bourgeois. Toutefois, ce voyeurisme se nourrit lui-même d'une division
plus profonde: l'auteur montre comment le corps monstrueux, que son caractère com-
posite transforme en dispositif (désarticulation de la «femme-chameau», dédouble-
ment des frères siamois, morcellement de l'homme-tronc), porte atteinte à la représen-
tation harmonieuse et unifiée que le spectateur se fait de son propre corps.
C'est encore sur le mode de la scission et de l'hybridité que se présentent les pan-
tomimes fin-de-siècle analysées par Arnaud Rykner17: hypertrophie des didascalies
d'un côté, en partie injouables, performances inédites d'un Pierrot hystérique et déca-
dent de l'autre, donnant toute la place au corps, au détriment d'un récit finement arti-
culé. Invisible au spectateur, la césure exhumée par l'analyse entre l'hypertrophie du
discursif, côté manuscrit, et sa disparition côté performance, révèle la crise. Là encore,
le dispositif n'est pas donné d'avance: il faut le dévoiler et c'est en le montrant à l'œu-
vre qu'on révèle la complexité de la situation.
Ce qui vaut pour la représentation et pour sa réception vaut aussi pour le regard de
l'artiste ou du personnage: les taches de rousseur de Gilberte troublent le regard de
Marcel et, le désarçonnant, l'excluent du champ visuel au moment même où son désir
l'y attire. Ginette Michaux analysecette «schize de l' œil et du regard» chez Proust18.
De façon plus radicale encore, chez Samuel Beckett, si la description vire à la «foi-
rade» volontaire, c'est que le champ visuel dont elle est issue émane lui-même d'un
œil maltraité ou tourné vers le dedans, donc «opacifiant». Ce n'est plus une schize
mais un effondrement, dont Mireille Raynal montre qu'il se répercute, chez Claude
Simon, dans l'effet de mosaïque produit par le textel9.
Enfin, héritière du soupçon pesant sur le visible et sur la vue, la photographie
contemporaine aime semer à son tour le trouble chez le spectateur. Derrière des scè-

16. Pierre Ancet, «Le théâtre de la monstruosité. Exhibitions et mises en scènes fin xtX'-début XX' siècle ».
17. Arnaud Rykner, «La pantomime comme dispositif fin-de-siècle».
18. Ginette Michaux, «La schize de l'œil et du regard: la rencontre manquée. Analyse d'un passage de
Combray de Marcel Proust».

19. Mireille Raynal,« "Ce sale œil de chairle fermer tout de bon" (Samuel Beckett, Mal vu mal dit): l'en-
trevision chez quelques écrivains de M(m)inuit».

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AVANT-PROPOS

nes apparemment saisies sur le vif, plusieurs des photographies analysées par
Christine Buignet, dont celles de Jeff Wall, cachent, en réalité, une mise en scène, avec
acteurs, costumes et accessoires20. La quotidienneté des situations procède en fait
d'agencements soigneusement contrôlés, où de subtils décalages introduisent un effet
d'inquiétante étrangeté. Une fois de plus, le dispositif sous-tendant l'espace de la
représentation -
ici une mise en scène ne disant pas son nom - organise et désorganise
simultanément la mimésis, ainsi que le sens qu'il faut lui attribuer.
La dernière partie du livre, intitulée « contre- feux», révèle la dimension polémique
des dispositifs: leur présence dans l' œuvre vise souvent à déstabiliser symboliquement
ceux que la société institue. Catherine Dousteyssier-Khoze examine ainsi la façon dont
la poésie décadente détourne les caractéristiques énonciatives et l'organisation typo-
graphique des affiches publicitaires de l' époque21. Pierre Piret montre, de son côté,
comment Roger Vitrac, dans Victor, transforme le spectacle théâtral traditionnel en
performance22. Les dispositifs dramaturgiques et scénographiques subversifs qu'il
invente abolissent l'écran de la représentation classique, pour un rapport plus direct
entre les spectateurs et le spectacle. L'œuvre se libère ainsi des conventions de la fic-
tion, mais aussi des impératifs commerciaux qui aliènent le genre aux yeux des sur-
réalistes. Enfin, Edward Welch s'intéresse aux réponses esthétiques que Jean-Luc
Godard dans les années 1970, et Annie Emaux plus récemment, ont apportées aux pro-
blèmes sociaux posés par le plan d'urbanisation de la banlieue parisienne23. On voit
comment la mimésis, qu'elle soit cinématographique ou littéraire, réorganise à sa
façon l'espace urbain, soit pour le critiquer, soit pour l'humaniser, soit encore pour
faire les deux.
La vivacité des débats qu'a occasionnée, lors du colloque, la notion montre qu'en
dépit de son abstraction, elle s'ancre dans notre réalité la plus concrète. Par ailleurs,
même si sa définition reste instable, elle possède, en tant que concept, une vertu autant
pratique que théorique: malgré la diversité des sujets abordés, les études rassemblées
ici envisagent les choses sous le même angle, celui des effets ou conflits qu'occasion-
nent l'agencement d'éléments hétérogènes dans les œuvres, à quelque niveau que ce
soit. En ce sens, la notion fonctionne, dans le champ intellectuel, à l'image de sa défi-
nition: elle régule nos échanges avec nos objets d'étude, en cristallisant notre atten-
tion sur certaines de leurs propriétés.
Doit-on voir pour autant dans tout concept un «dispositif cognitif»? Ou l'expres-
sion ne convient-elle qu'à ceux désignant la façon dont le réel s'organise? La réponse,
cette fois, revient aux philosophes.

20. Christine Buignet, «De la narration à l'ellipse: nouveaux dispositifs dans la photographie contempo-
raine».
21. Catherine Dousteyssier. «Notes sur un dispositifjin de siècle: pub, parodie et poésie».
22. Pierre Piret, «Roger Vitrac et les paradoxes de l'énonciation surréaliste».
23. Edward Welch, «Godard, Emaux et la cartographie du quotidien».
Débat
Pour une critique des dispositifs?
Du dispositif
BERNARD VOUILLOUX
(Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3)

Le dispositif à r ère du post-structuralisme généralisé

On ne peut manquer d'être frappé par la singulière fréquence avec laquelle le terme
dispositif revient aujourd'hui dans les contextes les plus divers, et notamment par la
place qu'il occupe dans un certain nombre de productions théoriques ressortissant au
champ des études littéraires, ou plus largement à celui des sciences humaines, à com-
mencer par la «critique des dispositifs» littéraires et artistiques à laquelle en appellent
aujourd'hui Stéphane Lojkine, Philippe Ortel et Arnaud Rykner'. Le paradoxe étant que
ce terme indéniablement connoté de technicité ne relève en propre d'aucun vocabulaire
spécialisé et qu'il semble même désormais trop largement partagé pour distinguer une
discipline, voire une «école»: diffus dans toute la logosphère sociale, où il véhicule avec
lui l'affairement et le sérieux technocratiques qui s'attachent à toute «mise en place»-
car c'est à cela essentiellement que sert un dispositif: à être mis en place -, son singu-
lier destin théorique témoignerait pour certains de l'inféodation croissante des sciences
humaines et sociales à ce que l'on appelait naguère les appareils idéologiques d'État.
S'il convient assurément de faire la part des emplois «sauvages », spontanés, non
thématisés qui ont cours ici et là, ceux-ci ne sont pas «innocents» pour autant: cette

I. Les pages suivantes renverront à certaines des contributions dues à ces trois chercheurs dont les tra-
vaux sur les dispositifs ont trouvé leur premier cadre de référence dans le centre de recherche «La
Scène» créé à l'Université de Toulouse-Le Mirail par Marie-Thérèse Mathet. Dans la mesure où ils
sont souvent sur des positions très proches, il m'arrivera de négliger les différences qui les singulari-
sent pour leur attribuer collectivement la responsabilité de la «critique des dispositifs» explicitement
revendiquée par l'un d'entre eux (Ortel). Une version réduite du présent texte a paru sous le titre «La
critique des dipositifs» dans Critique, n° 718, mars 2007, p.152-168.
DISCOURS, IMAGE, DISPOSITIF

vaporisation sémantique, qui est comme la rançon du succès que connaissent certains
mots-concepts, est révélatrice en soi d'un tropisme généralisé. Or, par un nouveau para-
doxe, ce mot qui, dans ses occurrences les plus fréquentes, est un mot de l'ordre, voire
un mot d'ordre, doit sans doute son succès actuel aux courants les plus radicalement cri-
tiques de la pensée philosophique récente, dont il constitue une manière de «legs» -
mais on sait bien que ce type de transmission n'est jamais à l'abri des détournements ou
des retournements. De fait, le dispositif occupe une place centrale dans toute une série
de travaux menés au cours des années 1970, au premier chef ceux de Michel Foucault
(le «deuxième» Foucault, celui des recherches sur la prison, l'hôpital, le pouvoir, la
sexualité), mais aussi ceux de Jean-François Lyotard (le Lyotard des Dispositifs pulsion-
nels et de L'Économie libidinale) et de Gilles Deleuze, avec ou sans Félix Guattari,
depuis L'Anti-Œdipe. La théorisation de la notion de dispositif et l'émergence subsé-
quente du terme dans le vocabulaire contemporain seraient donc étroitement liées à ce
moment de la «théorie française» que sa réception nord-américaine a très tôt identifié
comme «postmoderne» ou, mieux, «post-structuraliste». Cette dernière dénomination
le suggère: le succès rencontré par la notion de dispositif aura été à la hauteur de celui
qu'avait connu peu auparavant la notion de structure, qu'en fait elle venait supplanter.
Ce rappel n'aurait qu'un intérêt somme toute limité s'il avait pour seul objectif de
resituer le terme dans le corpus auquel il doit sa fortune actuelle et s'il devait se bor-
ner à l'inscrire dans un chapitre de la récente «histoire des idées» - un type d'entre-
prise qui permet généralement de «dépasser», sitôt lu, le chapitre en question. Or, on
peut considérer que le retour sur ce moment théorique est au contraire d'autant plus
nécessaire que ce qu'il élabore sous la notion de dispositif appartient encore au pré-
sent de la pensée, quand bien même les usages auxquels ladite notion donne lieu sem-
blent fonctionner aujourd'hui sur l'oubli ou le déni de son «origine».

Dispositif et structure

Toute réflexion sur le dispositif commence par rencontrer le modèle machinique:


la machine permet de penser le dispositif - et réciproquement, du reste -, pour autant
que celui-ci désigne, dans son sens courant, la «manière dont sont disposés les orga-
nes d'un appareil». Par extension, la notion s'applique à tout agencement2 d'éléments

2. Terme que Deleuze préfère à celui de dispositif, retenu par Foucault et Lyotard. Voir, par exemple,
G. Deleuze, Foucault, Paris, Éd. de Minuit, 1986, p. 45, qui met en équivalence les «dispositifs» fou-
caldiens et ce qu'il nomme, pour sa part, des «agencements concrets». Cf. M. Foucault, Préface à la
traduction américaine de G. Deleuze et F. Guattari, An/i-Œdipe : Capitalism and Schizophrenia (1977),
Dits et Écrits, éd. sous la dir. de D. Defert et F. Ewald avec la collaboration de J. Lagrange, Paris,
Gallimard, «Quarto», 2001 (1" éd. 1994), t. II (1976-1988), p. 134, qui mentionne les «dispositifs»
guatlaro-deleuziens: «S'appuyant sur les notions en apparence abstraites de multiplicités, de flux, de
dispositifs et de branchements, l'analyse du rapport du désir à la réalité et à la "machine" capitalistes
apporte des réponses à des questions concrètes.»

]6
Du DISPOSITIF

à l'intérieur d'un ensemble, quel qu'il soit: c'est là le premier trait définitoire. La
machine, en tant qu'appareil automatisé, aura donc donné son premier modèle à la
théorie des dispositifs: l'appareil de prise de vues photographique ou cinématographi-
que en est, à ce titre-là, un bon exemple, qui non seulement requiert que soient correc-
tement disposées les différentes pièces de l'appareil, mais qui impose le placement les
uns par rapport aux autres, et sous des conditions plus ou moins strictement définies,
de l'appareil, de son utilisateur et de son objet. Ainsi, c'est ce terme même de dispo-
sitif qu'Alphonse Bertillon retenait, en 1909 déjà, pour désigner le protocole techni-
que de prise de vue (éclairage, distance, siège rotatif à appuie-tête, «porte-mire») qu'il
avait installé à la Préfecture de police de Paris pour l'identification des détenus au
moyen de clichés photographiques signalétiques: «Le dispositif adopté impose l'uni-
formité et la précision par l'impossibilité matérielle où se trouve l'opérateur de pro-
duire autre chose que notre type3.» Peuvent dès lors être légitimement décrits comme
des dispositifs trois autres types d'agencements optiques: d'une part, celui que requiè-
rent des appareils non automatisés, lesquels procèdent soit par exposition (lanterne
magique, diorama, panorama), soit par suppléance (longue-vue, lunette astronomique,
loupe, microscope), soit par démonstration (boîte de Brunelleschi, portillon de Dürer,
chambre noire) ; d'autre part, celui auquel font appelles cadres procéduraux mobilisés
dans la construction géométrique de la perspective linéaire à point central (d'Alberti
et Piero à Abraham Bosse) ; enfin, celui qu'induisent certaines «fictions théoriques»,
tels les récits de fondation qui rapportent l'invention de la peinture au geste de la fille
de Dibutade circonscrivant sur un mur l'ombre de son amant ou à Narcisse contem-
plant son reflet dans un miroir d'eau. Le rayon d'action des dispositifs dépasse, cepen-
dant, de très loin ces différents registres de l'appareil, de la procédure ou de lafable
tels qu'ils prennent effet dans le champ des technologies optiques: la fécondité d'un
modèle se mesure précisément à l'extension de son champ d'application.
De fait, si la machine permet de penser le dispositif, le dispositif lui-même n'est
pas celui des seules machines: en d'autres termes, la machine elle-même permet de
penser tout fonctionnement, lequel consiste fondamentalement dans la mise en marche
ou la mise en œuvre de l'ensemble considéré. Un dispositif, en effet, ne se laisse pas
reconduire à un agencement interne d'éléments - ou alors c'est qu'il est considéré
dans sa structure, et donc comme une structure'. Soit un appareil quelconque, automa-
tisé ou non; nous voyons qu'il nécessite un sujet, qui l'invente, le monte, l'utilise, un

3. A. Bertillon et Dr A. Chervin, Anthropométrie métrique [...], Paris, Imprimerie nationale, 1909, cité
dans C. Phéline, «L'Image accusatrice,>, Les Cahiers de la photographie, 17, 1985, p. 13.
4. En dissociant des images comme supports une fonction-image (un régime iconique) et en lui attribuant
une <<logique» qui peut aussi bien travailler les textes, Stéphane Lojkine tente d'opposer le dispositif
à la structure: «La logique iconique est fondamentalement la logique de la scène. Elle juxtapose les
éléments dans l'espace et les donne à voir d'un coup tous ensemble, en une image globale. [...J Le sens
est produit non plus par l'enchaînement, mais par la disposition de ces éléments les uns par rapport aux
autres. Le texte n'est plus gouverné par une structure, mais par un dispositif: il ne s'ordonne pas en
"parties" rhétoriques, mais par rapport à la disposition de la scène dans l'espace» (La Scène de roman.

17
DISCOURS, IMAGE, DISPOSITIF

matériau auquel s'appliquer, un résultat à produire, un destinataire du produit, enfin,


s'imposant à l'émetteur comme au récepteur, un certain nombre de règles procédura-
les - qui peuvent elles-mêmes donner lieu à des usages singuliers, voire déviants, ou
à des pratiques plus ou moins normalisées et légitimes. De cette description sommaire
se déduit un deuxième trait définitoire: un dispositif est un agencement qui résulte de
l'investissement ou de la mobilisation de moyens et qui est appelé à fonctionner en vue
d'une fin déterminée. L'apparition du terme dans le sous-titre de l'ouvrage que Jean-
Marie Schaeffer a consacré à la photographie a précisément pour fonction de signaler
la perspective «génétique» dans laquelle celle-ci est abordée: «l'image photographi-
que est, dans sa spécificité, la résultante d'une mise en œuvre du dispositif photogra-
phique dans sa totalité'.» Cette aspectualisation est présente, là encore, dans I'histoire
sémantique du mot: dispositif, anciennement comme adjectif, signifie «qui prépare»,
«qui est arrêté, réglé»; puis, comme substantif, dans le vocabulaire du droit, il dési-
gne l'énoncé final d'un jugement qui contient la décision du tribunal; enfin, passé
dans le vocabulaire militaire, il y a le sens d'« ensemble des moyens disposés confor-
mément à un plan». Un dispositif militaire, c'est un ensemble de moyens en hommes
et en matériels disposés en fonction d'un objectif à atteindre. Après le paradigme
machinique, qui fait droit à la topique du dispositif, le paradigme militaire permet d'en
dégager la dimension temporelle.
La double dimension, spatiale et temporelle, du dispositif n'a pas échappé aux pro-
moteurs de la critique des dispositifs, à commencer par Philippe Ortel qui note, par
exemple, que «le propre d'un dispositif est de maîtriser à la fois l'espace et le temps.».
Et c'est à juste titre qu'il peut opposer le dispositif à la structure, comme, du reste, le
faisait déjà Marie-Thérèse Mathet, quand elle plaçait en vis-à-vis la structure (visible,
spectaculaire) et le dispositif (visuel, spéculaire)? C'est à juste titre encore que le dis-
positif peut être assimilé à «une structure [qui] ouvre sur de la conjoncture, autrement
dit sur un élément hétérogène à toute structuration'». Faut-il en conclure que structure
et dispositif sont inscrits dans une relation ménageant une transition générative de

Méthode d'analyse, Paris, Armand Colin, 2002, p. 246). Dès lors que l'on convient que la structure
(dans sa définition forte) ne se réduit pas à ce que les structuralistes désignent comme l' «ordre de sur-
face» d'un texte (soit sa composition, son mouvement ou, pourreprendre le vocabulaire rhétorique, sa
dispositio), on ne perçoit plus très bien ce qui la distingue du dispositif: d'elle aussi on peut dire qu'elle
est définie par les positions que ses éléments occupent «les uns par rapport aux autres» - puisque c'est
précisément de leurs rapports fonctionnels réciproques qu'ils tirent leur valeur. En fait, Lojk:ine sem-
ble souscrire à quelque chose comme une «pensée visuelle» (théorisée avec Freud plutôt qu'avec
Arnheim et le courant de la Gestalt) - ce que confirme son avant -dernier ouvrage: Image et
Subversion, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2005.
5. J.-M. Schaeffer, L'Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 13.
6. Ph. Ortel, La Littérature à l'ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes,
Jacqueline Chambon, 2002, p. 96.
7. M.-T. Mathet, Avant-Propos à La Scène. Littérature et arts visuels, sous la dir. de M.-T. Mathet, Paris,
L'Harmattan, 200], p. 8.
8. Ph. Ortel, La Littérature à l'ère de la photographie, op. cir., p. 345, ainsi que ]a citation suivante.

18
Du DISPOSITIF

l'une à l'autre 7 Les fonnules employées sont éclairantes: «le "dispositif' [...] appa-
raît chaque fois qu'une structure ouvre sur de la conjoncture», ou «il y [a] dispositif
chaque fois qu'une configuration est débordée par les effets qu'elle produit9». Aussi
la référence à une scène romanesque ou poétique qui «se transfonne en dispositif»
conduit-elle nécessairement à poser la question des conditions de cette transfonnation:
«À quelle condition une structure devient-elle dispositipo 7» En somme, tout se passe
comme s'il pouvait ne pas y avoir de dispositif là où il y a pourtant de la structure,
comme si le dispositif était un avatar non nécessaire de la structure, un possible contin-
gent qui aurait pu aussi bien ne jamais advenir.
Sur ce point très précis, il semble que la critique des dispositifs soit victime d'une
illusion hennéneutique, ladite illusion consistant à reporter sur les objets des différences
qui sont dans les points de vue qui les organisent, c'est-à-dire dans les dispositifs théori-
ques eux-mêmes qui règlent toute activité conceptuelle, et afortiori toute «critique». En
clair, la notion de dispositif est l'artefact d'une théorie qui rompt avec la théorie structu-
raliste, au sens où Lyotard soutient que «les dispositifs langagiers que Benveniste décrit
sous le nom de récit et discours» renvoient à une linguistique de l'énonciation, et donc
à un «dispositif théorique Il>>clairement différencié de celui sur lequel s'est construite la
linguistique structurale. Dans un autre article, également recueilli dans Des dispositifs
pulsionnels, où il étudie les transfonnations «qui viennent substituer à la pellicule ten-
sorielle le volume théâtral d'un corps socialI2», Lyotard note aussitôt: «Ce groupe de
transfonnations est un dispositif. En l'appelant structure, non seulement on lui donne un
statut de consistance opératoire et de durée qu'il n'a sûrement pas, mais on le connote
en théorie de la connaissance, c'est-à-dire qu'on élimine sa fonction libidinale.» Même
si l'on ne souscrit pas à la théorie lyotardienne de 1'« économie libidinale» qui oriente
tous ses travaux depuis Discours, Figure jusqu'au retour post-kantien sur l'esthétique du
sublimel3, il peut être utile de méditer les développements qu'il consacre, dans le livre
de 1974 qui porte ce titre, à la fonnation (Gestaltung), au dispositif et à la structure:

«Un dispositif libidinal, considéré précisément comme stabilisation et même stase ou


groupe de stases énergétiques, est, formellement examiné, une structure. Inversement

9. Ibid., p. 346.
10. Ibid., p. 347. Voir aussi A. Rykner, Pans. Liberté de l'œuvre et résistance du texte, Paris, José Corti,
2004, p. 37, n. l, pour qui <de dispositif est une façon de dépasser la structure».

11. J.-F. Lyotard, «La peinture comme dispositif libidinal» (1972), Des dispositifs pulsionnels, Paris,
UGE, «10/18 », 1973, p. 248.
12. Id.,« Petite économie libidinale d'un dispositif narratif: la Régie Renault raconte le meurtre de Pierre
Overney» (1973), ibid., p. 190, ainsi que la citation suivante.
13. C'est après Discours, Figure (Paris, Klincksieck, 1971) que Lyotard introduit la notion de dispositif
dans son travail: préfaçant un recueil de ses textes écrits entre 1968 et 1970, il oppose à la pensée «cri-
tique», négative, dans laquelle la figure y est encore prise, l'idée «affmnative» du dispositif
«<Dérives», Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, UGE,« 10/18»,1973, p. 5-21), qui deviendra
dominante dans Des dispositifs pulsionnels.

19
DISCOURS, IMAGE, DISPOSITIF

ce qui est essentiel à celle-ci, quand on l'approche en tennes d'économie, c'est que sa
fixité ou sa consistance, qui pennettent de maintenir, dans l'espace-temps, des dénomi-
nations identiques à elles-mêmes entre un ceci et des non-ceci, travaillent les mouve-
ments pulsionnelscomme feraient des barrages, des écluses et des canalisations14.»

Ce texte montre bien que la différence entre structure et dispositif est moins objectale
que théorique, moins dans la chose que dans le point de vue que l'on prend sur elle:
le dispositif, c'est la structure sous un certain point de vue, c'est la structure «en ter-
mes d'économie». Le dispositif, en tant qu'il capte et canalise de l'énergie (concept
freudien repris par Lyotard) pour la redistribuer, à la fois suppose une généalogie
(concept nietzschéen repris par Foucault) et implique un devenir (concept nietzschéen
repris par Deleuze): il stabilise, certes, les processus qui l'ont engendré, mais il ne se
justifie que de son activation dans un fonctionnement. Le dispositif n'a pas la pureté
des structures: saforme n'est jamais que la disposition spatialement et temporellement
déterminée au sein de laquelle s'équilibrent et se stabilisent les flux (les forces) qu'il
traite. Un dispositif coupé des flux de forces qui le traversent n'est plus que l'ombre
d'un dispositif: une structure réifiée. C'est dire que si la structure répond à la question
«comment ça fonctionne?», le dispositif fait droit à la question «à quoi ça sert?»: si
la structure permet de localiser tel élément (où c'est?), le dispositif, «barrage» ou
«écluse» sur un flux, nous informe sur sa provenance (d'où ça vient?) et sur sa desti-
nation (où ça va ?).
Des conclusions identiques peuvent être tirées de l'entretien dans lequel Foucault,
en 1975, s'explique sur le fait qu'il a toujours préféré travailler sur les «documents»
plutôt que sur les «grands textes» (ce qui ne sera pas le cas de la critique des disposi-
tifs): «À la logique de l'inconscient doit donc se substituer une logique de la straté-
gie. Au privilège accordé à présent au signifiant et à ses chaînes, il faut substituer les
tactiques avec leurs dispositifs '5.» Le mot-clé ici est celui de stratégie, qui permet de
retrouver le paradigme militaire (et de mesurer, soit dit en passant, l'impact d'un
Clausewitz sur la pensée contemporaine): stratégique est tout ce qui consiste à ajuster
les moyens (hommes, matériels), et la logistique qui les appuie (vivres, munitions,
transports), à un objectif donné, compte tenu de la situation (position et forces de l'en-
nemi, terrain, circonstances atmosphériques). Si l'on définit en conséquence la straté-
gie comme le «choix des moyens employés pour parvenir à une fin» et comme «la
rationalité mise en œuvre pour atteindre un objectif6», alors, poursuit Foucault, «on
peut appeler «stratégie de pouvoir» l'ensemble des moyens mis en œuvre pour faire

14. Id., Économie libidinale, Paris, Éd. de Minuit, 1974, p. 36. La suite de ce développement introduit la
critique du modèle freudien: « Cette confusion des formations, Gestaltungen, qui rend les dispositifs
libidinaux identiques en principe avec des structures formelles, Freud en est la victime: elle fait écran
à son projet ou du moins à son idée d'une économique libidinale» (ibid., p. 37).
15. M. Foucault, «Des supplices aux cellules », entretien avec R.-P. Droit (1975), Dits et Écrits, op. cit.,
t. I (1954-1975), p. 1588.
16. Id.,« Le sujet et le pouvoir» (1982), ibid., t. II, p. 1060.

20
Du DISPOSITIF

fonctionner ou pour maintenir un dispositif de pouvoir». En mettant ainsi l'accent sur


ce qu'il appelle, dans un troisième texte, la «fonction stratégique dominante» des dis-
positifs17,Foucault entend prendre en compte les écarts entre les objectifs, qui règlent,
prescrivent, décident ou programment les dispositifs, et leurs effets réels 18,et donc
faire droit à ce qu'un autre vocabulaire nomme «praxis». Il faut insister en effet sur le
fait qu'en dépit du caractère machinique du dispositif, ses modalités de fonctionne-
ment sont exemptes de toute automaticité; comme Foucault le déclarait à propos de
son livre Surveiller et Punir, «l'automaticité du pouvoir, le caractère mécanique des
dispositifs où il prend corps n'est absolument pas la thèse du livre19». C'est aussi ce
que souligne Lyotard à propos du «dispositif machinique» de la narration2o et c'est
encore ce que feront valoir avec force Deleuze et Guattari dans Mille plateaux21.

Le modèle théâtral et la question de la technique

Dans son livre sur Foucault, Deleuze cherche à montrer en quoi le «diagramme»
expose les rapports de force qui constituent le pouvoir et, prenant pour exemple le dis-
positif panoptique, cite opportunément un passage de Surveiller et Punir: «Le dispo-
sitif panoptique n'est pas simplement une charnière, un échangeur entre un mécanisme
de pouvoir et une fonction, c'est une manière de faire fonctionner des relations de pou-
voir dans une fonction, et une fonction par ces relations de pouvoir22.» En récusant
aussi bien la transcendance de l'Idée que la vieille partition marxiste entre infrastruc-
ture économique et superstructure idéologique, Deleuze met en continuité «machine
abstraite» et «agencements concrets»: «[...] le diagramme agit comme une cause
immanente non-unifiante, coextensive à tout le champ social: la machine abstraite est
comme la cause des agencements concrets qui en effectuent les rapports; et ces rap-
ports de forces passent "non pas au-dessus" mais dans le tissu même des agencements
qu'ils produisent23.» En fait, comme cet exemple le prouve, la prégnance de ce que
Foucault appelle la «fonction stratégique» des dispositifs permet de dissoudre les reli-
quats attachés au problème du rapport entre dispositif et technique, sur lequel s'est
focalisée la critique des dispositifs. C'est l'exemple même du faux problème en ceci

17. Id., «Le jeu de Michel Foucault», entretien avec des membres de la revue Ornicar (1977), ibid.,
p.299.
18. Voir id., «La poussière et le nuage» (1980), ibid., p. 834; cf. «Table ronde du 20 mai 1978», ibid.,
p.847.
19. Id., «La poussière et le nuage», ibid., p. 837.
20. J.-F. Lyotard, «Petite économie libidinale d'un dispositif narratif», loco cit., p. 182, qu'il rapproche
un peu plus loin du portillon de Dürer (ibid., p. 183).
21. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 411.
22. M. Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 208, cité dans
G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 44.
23. G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 44.

21
DISCOURS, IMAGE, DISPOSITIF

qu'il ne doit d'exister qu'à une formalisation insuffisante des réquisits préalables à
toute question sur la technique. Si cette vieille question a pu prendre un tour crucial
dans la critique des dispositifs, c'est qu'elle y est introduite par le biais du modèle le
plus fréquemment convoqué en matière de dispositif, le modèle théâtral, auquel se rat-
tachent directement des notions comme ceIIes de scène et d'écran. Plus exactement,
c'est le modèle théâtral de la machinerie qui permet ici de construire la matrice machi-
nique du dispositif, moyennant un mouvement qui renverse l'une des thèses axiales de
la théorie princeps, notamment dans sa version lyotardienne, puisque le théâtre y était
régulièrement désigné comme le paradigme des totalités closes et hiérarchisées, jus-
que dans la métaphore freudienne de l' «autre scène».
Soit, donc, le dispositif instauré par le théâtre à l'italienne, avec la partition entre
la scène et la salle et avec le «refoulement» dans les coulisses, les cintres et le sous-
sol de toute l'infrastructure technique, laquelle fait fonctionner le spectacle scénique,
mais ne doit jamais être vue de la salle pour que puisse s'instaurer l'illusion miméti-
que. Cette double disposition dont les deux axes se recoupent à angle droit dans les
trois dimensions du volume théâtral (jardin/cour et sous-sol/cintres vs scène/salle),
l'efficace mimétique du drame, en tant que combinaison d'une histoire (le muthos
d'Aristote: intrigue et caractères) et d'un spectacle (l' opsis du même Aristote: décors
et costumes), a tout ensemble pour condition et effet de l'occulter en substituant à la
vérité de la fabrication la vraisemblance des apparences. L'effet d'empathie ou d'ab-
sorption qui s'exerce sur le spectateur, seuls peuvent le rompre des procédés comme
la mise en abyme baroque (le théâtre dans le théâtre) ou la distanciation brechtienne
qui, en attirant l'attention sur la procédure de fabrication des apparences, montrent le
dispositif théâtral.
Le succès du modèle théâtral dans la critique des dispositifs est dû au fait qu'il
donne à voir avec une parfaite lisibilité deux des traits qui passent pour constitutifs de
la notion, l'agencement et la technique, tout se passant comme si la technique était la
seule force qui mette en mouvement laforme de l'agencement. Les deux dimensions,
spatiale et temporelle, du dispositif étant de la sorte conciliées, le modèle théâtral peut
aussitôt passer pour le modèle même de tout dispositif et servir notamment une criti-
que de la représentation et de l'illusion mimétique24. Or, c'est sans compter avec les
nombreux paralogismes qui affectent insidieusement la mise en œuvre de la notion de
technique, dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'est jamais interrogée, alors
même qu'avec elle devrait toujours se poser la question de savoir où elle commence.
Commence-t-elle vraiment, au théâtre, avec la disposition architecturale des lieux,
avec les portants, les rails, les poulies qui servent à dresser et à mouvoir les décors?
Ou bien avec le masque et les cothurnes du comédien? N'est -elle pas déjà opératoire

24. Après avoir indiqué que la mimèsis s'institue sur la coupure (rampe, cadre, marges), Philippe Ortel
poursuit: «Il en va autrement de la scène et des dispositifs en général: qu'ils soient vus, lus ou contem-
plés sur une toile, ils organisent sur le mode de la coexistence ce que la mimésis institue sur celui de
la coupure» (<<Valences dans la scène. Pour une critique des dispositifs», in La Scène, op. cit., p. 307).

22
Du DISPOSITIF

dans le travail que celui-ci effectue sur le geste et la voix? Et privilégier les techniques
poétiques du drame, celles qui président aux choix énonciatifs, à l'histoire, aux péri-
péties, aux caractères, n'est-ce pas accréditer l'existence d'un état non technicisé du
discours? S'il est vrai que les moyens «techniques» qui ont rendu possible la radio-
diffusion ont marqué une coupure dans l'histoire des pratiques oratoires (puisqu'il est
devenu possible d'entendre l'orateur sans le voir) et que les grandes dictatures totali-
taires surent parfaitement en user, est-ce à dire que le corps de l'orateur antique, tel
que le décrivent les traités d'éloquence grecs et latins, serait un corps «atechnique»?
À lire Cicéron et Quintilien, il ressort bien pourtant que la technicisation passe non
seulement par la technè rhétorikhé qui régit l'invention, la disposition, l'élocution et
la mise en mémoire du discours, mais aussi par l'utilisation que l'orateur peut faire des
preuves dites traditionnellement «atechniques» (par opposition à celles qui résident
dans l'art de l'argumentation), comme l'ostension d'une pièce à conviction (toge
ensanglantée, poignard du crime.. .), des blessures qui couvrent la poitrine de son
client, d'un tableau représentant le délit, et par la technicisation de son propre corps-
mouvements, postures, expressions du visage, gestes des bras, des mains, des doigts,
jeu avec les plis de la toge, élaboration vocale25... De même la critique des dispositifs
a-t-elle tendance à valoriser démesurément dans les arts visuels la coupure historique
liée à l'émergence de la «reproduction mécanisée», avec la photographie et le cinéma,
et à reconduire en somme la fatale confusion de Baudelaire sur la «technique», qui,
d'être présente dans la photographie, exclurait celle-ci des beaux-arts. Le panorama,
la lanterne magique et quelques autres «dispositifs» optiques entérinent ainsi une
conception réductrice de la technique comme machine ou appareil. Or, l'apparition du
tableau (c'est-à-dire de la peinture de chevalet) et de la peinture à l'huile constituent
des seuils tout aussi importants - et peut-être même davantage si l'on en juge par la
prégnance du modèle pictural tabulaire dans la production et l'exposition photographi-
ques, bien au-delà du mimétisme complaisamment cultivé par la photographie picto-
rialiste. En outre, à s'interroger sur la technique picturale, on ne cesse d'en voir les
limites reculer. Où commence-t-elle, encore une fois? Aux outils du peintre, pinceaux,
brosses, truelle, couteaux, etc.? Mais qu'en est-il alors du geste qui achemine les pig-
ments vers le support et qui les dépose selon des modalités variables, par touche, par
brossage ou lissage, par jet? N'est -ce pas déjà avec la main que tout commence - ces
fameuses mains «négatives», par exemple, qui recouvrent tant de parois de l'époque
préhistorique? Encore faudrait-il se garder de considérer ces peintures comme des
tableaux: Leroi-Gourhan faisait observer que la plupart étaient sans doute conçues
pour fonctionner au sein d'un ensemble comprenant par ailleurs la voix du prêtre invo-
quant les esprits et le faisceau de lumière projeté par les torches sur la paroi peinte. Bel
exemple de dispositif, si du moins celui-ci n'est pas limité à la modélisation «techni-
que» d'un agencement d'éléments et si est préservé en lui cet équilibre instable qui,

25. Voir B. Vouilloux, Le Tableau vivant. Phryné, l'orateur et le peintre, Paris, Flammarion, 2002, p. 77-
135.

23
DISCOURS, IMAGE, DISPOSITIF

en branchant les uns sur les autres le support peint, la voix et le faisceau lumineux les
ouvre et les fait filer sur les processus de production économiques et symboliques de
la «horde primitive». En vérité, la technique ne se limite ni aux appareils, automati-
sés ou non, ni aux outils, mais semble se confondre avec le devenir prothétique du
corps, avec le dressage disciplinaire de ses membres et de ses gestes, dont les outils,
les appareils, les machines ne sont que des projections ou des extemalisations. En
somme, c'est par rapport à ce que Foucault nommait les «technologies humaines»
qu'il faudrait commencer par poser la question de la technique26.Aussi central qu'ait
pu être le modèle théâtral à certaines époques de la culture occidentale, il ne saurait
détenir à lui seul les conditions d'intelligibilité du dispositif.

Hétérogénéité et réseau

Si le dispositif peut se définir, à ce stade, comme un agencement actualisant et


intégrant des éléments en vue d'un objectif, une nouvelle question se pose: ces «élé-
ments », quels sont-ils? Foucault apporte une réponse très nette au début de l'entre-
tien capital qu'il accorde en 1977 à plusieurs collaborateurs de la revue lacanienne
Ornicar. L'un de ceux-ci, ayant relevé que Foucault dans le premier volume de son
Histoire de la sexualité renvoie régulièrement à un «dispositif de sexualité», l'in-
terroge sur «le sens et la fonction méthodologique de ce terme»; la réponse de
Foucault se décompose en trois points, dont le premier est celui-là seul qui doit nous
retenir:

«Ce que j'essaie de repérer sous ce nom, c'est, premièrement, un ensemble résolument
hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architectu-
raux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés
scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref: du dit,
aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif27.»

C'est précisément cette hétérogénéité constitutive qui fait toute la différence entre le
dispositif et l' épistémè, dont Foucault avait fait l'objet de ses grands livres de la décen-
nie précédente. Ce qu'il voudrait montrer à présent, c'est «que ce qu['il] appelle dis-
positif est un cas beaucoup plus général de l'épistémè. Ou plutôt que l'épistémè, c'est
un dispositif spécifiquement discursif, à la différence du dispositif qui est, lui, discur-
sif et non discursif, ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes" ». Le non-discur-
sif, l'ensemble de ce qui n'est pas énoncé, Foucault le subsume sous le nom d' «insti-
tution»: «Ce qu'on appelle généralement "institution", c'est tout comportement plus

26. Voir G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 47.


27. M. Foucault, «Le jeu de Michel Foucault», loco cit., t. II, p. 299.
28. Ibid., p. 300-301 (je souligne).

24
Du DISPOSITIF

ou moins contraint, appris. Tout ce qui, dans une société, fonctionne comme système
de contrainte, sans être un énoncé, bref, tout le social non discursif, c'est l'institu-
tion29.»
De même, Deleuze et Guattari, lorsqu'ils veulent expliquer, dans Mille plateaux,
la manière dont «les agencements machiniques effectuent la machine abstraite30»,
reprennent l'analyse foucaldienne de la dorme-prison3\» et convoquent la glosséma-
tique de Hjelmslev pour montrer comment un agencement concret mobilise deux types
de formes, une «forme de contenu», la forme-prison, et une dorme d'expression», la
délinquance -les deux entrant dans un rapport de «présupposition réciproque», et non
dans la relation entre mot et chose. De la même façon que les formes d'expression
recueillent des ensembles d'énoncés, les formes de contenu sont effectuées par des
états de choses complexes. C'est parce que les deux types de formes sont prises dans
des multiplicités qu'il ne saurait y avoir entre elles de relation bi-univoque, selon un
modèle de traductibilité intégrale: de même que chaque forme de contenu développe
des expressions autonomes, chaque forme d'expression possède ses propres contenus.
Voilà pourquoi la «machine abstraite» fait office de diagramme et non de signifiant
suprême. Voilà pourquoi les deux types de formes ne peuvent s'ajuster que par l'effi-
cace d'un «agencement concret à double pince ou plutôt double tête» assurant des
échanges dans les deux sens entre énoncés et visibilités, mais des échanges qui, encore
une fois, ne sont pas justiciables du modèle linguistique, comme le rappelle la citation
de cette formule si typiquement foucaldienne: «on a beau dire ce qu'on voit, ce qu'on
voit ne loge jamais dans ce qu'on dit32.» Car les échanges en question ne sont pas de
l'ordre de la traduction, de l'équation ou de la conversion, mais du mélange: «tout dis-
positif, rappellera Deleuze dans son livre sur Foucault, est une bouillie qui mélange du
visible et de l'énonçable33.» De fait, le dispositif est l'espace des rapports entre ces
hétérogénéités. Foucault, en 1977, concluait ainsi sur le dispositif comme «ensemble
résolument hétérogène»: «Le dispositif lui-même, c'est le réseau qu'on peut établir
entre ces éléments34.»
La critique des dispositifs ne méconnaît pas cette hétérogénéité comme telle. Par
exemple, Stéphane Lojkine, quand il définit ainsi la scène romanesque: «Le disposi-
tif d'une scène de roman est constitué par la superposition de son plan dans l'espace
(sa dimension géométrale) et de son sens (sa dimension symbolique)35. » Philippe
Ortel définit pour sa part l'élément conjoncturel sur lequel ouvre la structure comme

29. Ibid., p. 301.


30. G. Deleuze et F. Guattari. Mille plateaux, op. cit., p. 91.
31. Ibid.,p. 86, ainsi que les citations suivantes.
32. M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966,
p. 25, cité dans G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 87.

33. G. Deleuze, Foucault, op. cit., p. 46.


34. M. Foucault, «Le jeu de Michel Foucault», loco cit., 1. II, p. 299.
35. S. Lojkine, La Scène de roman, op. cit., p. 245.

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