philosophie et littérature
La Philosophie en commun
Col/ection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren
Dernières parutions
Gilles Deleuze:
philosophie et littérature
1./ an
BM0639373
© L'Harmattan, 2013
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
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Remerciements
« Les faiblesses d'un livre sont souvent la contrepartie d'intentions vides qu'on
n'a pas su réaliser », disait Gilles Deleuze dans l'avant-propos de sa thèse d'État. Ces
mots,je les tàis miens. Et je dois souligner que les intentions vides que je n'ai pas su
réaliser dans ce livre -lequel est le résultat de la thèse de doctorat soutenue le Il jan-
vier 2007, à l'université de Paris VIII - sont de ma seule et unique responsabilité.
Elles demeurent au-delà de tout le soutien que j'ai reçu tout au long de son écriture.
Ce livre est le résultat de plusieurs collaborations de différentes natures. Je veux donc
les remercier, bien que pour des raisons qui, quelquefois, surpassent l'univers académique.
Je commence par celui qui fut mon directeur de thèse, monsieur le professeur
Jacques Rancière, dont l'œuvre monumentale m'a inspirée dès le début. Ses textes
sur la littérature, le cinéma, l'image, ainsi que son originalité radicale dans la façon de
penser soit l'art, soit l'esthétique, toujours sur l'horizon d'une joie de réinvention du
politique, ont marqué chacun de mes regards sur Deleuze. Son exigence m'a obligé à
mettre Deleuze lui-même en cause, mais surtout à me surpasser moi-même. Toute ma
reconnaissance lui est donc acquise, pour avoir toujours accompagné mon travail avec
une grande amitié et une énorme patience, et m'avoir, en plus, fait l'honneur d'écrire
la préface.
Ensuite, je voudrais remercier mon père, Nuno Nabais, sur le dos duquel je suis
montée pour voir plus loin. Ses livres sur Nietzsche et sur Husserl ont contaminé
mon approche du programme de l'empirisme transcendantal. Je le remercie infiniment
pour les critiques qu'il a émises, ainsi que pour nos discussions, qui m'ont ouvert de
nouvelles perspectives dans mon propre chemin à l'intérieur de la pensée deleuzienne.
Je remercie de tout mon cœur ma mère, Olga Pombo, qui m'a toujours encouragée
et aidée, jusqu'à la dernière minute de cette publication, mais surtout en m'appuyant
chaleureusement dans les moments de crise. Malgré la différence de nos chemins phi-
losophiques, ses livres sur Leibniz et ses écrits sur Spinoza sont présents d'une façon
immanente à ma lecture de l'ontologie deleuzienne entre le possible et l'impossible.
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Le moment de la soutenance a été un événement inoubliable. Pendant tout un après-
midi, j'ai été bouleversée par la lecture attentive, l'exigence et la rigueur de Jacques
Rancière, de René Schérer, de David Lapoujade et de Raymond Bellour. Ce livre
essaie aussi d'intégrer leurs commentaires et leurs suggestions. Mais ce à quoi je reste
sensible encore aujourd'hui, c'est à leur amitié et à leur encouragement.
L'année à Amiens pour Inon DEA a été décisive pour établir une chronologie de
l'apparition/disparition des concepts d'événement et d'agencement dans l'œuvre de
Deleuze. À Laurent Bove, qui a dirigé mon DEA, je dois aussi ma première approche
d'une politique de la puissance.
Bien que moins continus que je l'aurais aimé, je ne peux pas oublier les rapp0l1s si
importants pour moi avec Ronald Bogue, Roberto Machado, Peter Pal Pelbart et Fran-
çois Zourabichvili (dont la disparition fut une pel1e profonde pour la philosophie).
Je les remercie de leur soutien à mon travail.
Je veux souligner, en outre, l'aide si affectueuse de Catherine et Bertrand Le Mon-
nier dans la correction du français de ma thèse de doctorat. À Sophie Verdet,je dois la
minutieuse attention à la fois professionnelle et amicale dans la révision finale de ce
livre qui a résisté pendant six ans à sa propre publication.
Un mot à ma sœur Patricia. Elle est peut-être celle qui comprend le mieux l'an-
goisse, la peur et l'impuissance d'agir qui ont été la cause de cette publication tardive.
Je lui donne aquele abraço très, très fort. Je veux aussi remercier mon grand-père
Antonio d'avoir lu toute ma thèse! À mes amis, mes collègues: merci pour m'avoir
écoutée, pour m'avoir entendue rire, parfois aussi pleurer. Je sais que ce n'est pas
facile de « domestiquer» quelqu'un qui habite plutôt le monde des incompossibles ...
Je veux remercier Graça Gois, qui m'a aidée à incorporer l'élément irrationnel dans
ma vie. L'effet est si actif que je me permets de lui manifester ici l'espoir qu'un de ces
jours, elle m'invite à nouveau à la plage!
Je ne voudrais pas oublier toutes les rencontres joyeuses qui font partie de mon par-
cours personnel. Événements dus au hasard, coïncidences/synchronies/agencements
monumentaux, conversations décisives avec des inconnus, petits détails inoubliables,
voyages inattendus, bref, une expérimentation de perspectives et de rencontres qui
m'a fait comprendre le sens le plus deleuzien de la vie et du vitalisme qui est condensé
dans la question « qu'est-ce que la philosophie? ». À tous, personnes, livres, affects,
percepts, musiques, peintures, visages, paysages, images, poèmes, instants qui font
partie de ma vie: merci! car ils font que ce livre est définitivement l'enfant d'une
non-ph ilosoph ie.
Au Portugal, entre 1998 et 2002, j'ai bénéficié d'une bourse de la Fondation pour la
science et pour la technologie qui m'a permis de réaliser la thèse de doctorat. Depuis
2007, la même Fondation m'a attribué une bourse de post-doc, dans le cadre de laquelle
j'ai pu rendre cette thèse dans le livre qui se présente maintenant. Je remercie vivement
la Fondation pour la science et pour la technologie du Portugal de sa générosité.
Toute ma reconnaissance va, enfin, au Centre de philosophie des sciences de l'uni-
versité de Lisbonne qui m'a accueillie pendant les dernières années, me permettant de
réaliser mon travail.
Je dédie ce livre à ma fille Alice,
mon véritable pays des merveilles, qui
est née au début de ce travail et dont le
« grandissement» a toujours été hanté
par lui. Tout mon amour pour elle
m'a fait rencontrer des lignes de fuite
intenses où le désir, l'humour et lajoie
circulent à vitesse absolue.
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Préface
qui dédoublent le sujet, les nouvelles qui lui créent des devenirs-animaux,
les romans qui l'annulent en un agencement collectif d'énonciation. Carmelo
Bene, Melville ou Beckett définiront de la même manière des expérimenta-
tions singulières de la pensée, soustrayant ses énoncés aux appareils de pou-
voir, faisant l'expérience de l'impossible ou découvrant un possible nouveau
au terme d'un exercice d'épuisement des possibles.
Suivre ces formalisations d'expériences, c'est aussi étudier les déplacements
de la pensée deleuzienne de l'expérience. Le temps est fini où le deleuzisme
imposait l'image d'une pensée unitaire. Les chercheurs sont maintenant sen-
sibles aux ruptures comme aux continuités paradoxales: comment la « pensée
sans image» de Différence et répétition trouve son accomplissement inat-
tendu dans deux livres sur L'Image-Mouvement et L'Image-Temps; comment
des concepts un temps centraux (le simulacre, le phantasme ou l'agencement)
s'effacent de la conceptualité deleuzienne ; comment tel autre (le virtuel)
s'efface au temps de Kajka- Pour une littérature mineure pour revenir en force
dans L'Image-Temps. Catarina Pombo Nabais a choisi d'inscrire les variations
de ces concepts au sein de trois grandes figures prises par la recherche deleu-
zienne d'une philosophie de l'expérience réelle: l'esthétique transcendantale,
la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit. Fidèle à son principe
de limitation, elle en a suivi les métamorphoses au sein des seules œuvres
que Gilles Deleuze a consacrées aux formes de l'expérimentation littéraire.
Elle est pat1ie pour cela, bien sür, des indications que nous offrent les trans-
formations de Proust et les signes. La première version, malgré son langage
platonicien, est clairement déterminée par la problématique transcendantale
des facultés, au prix de subvertir tout l'édifice kantien en faisant de l'expé-
rience de désaccord des facultés propre au sublime « le point d'engendrement
de tout le champ transcendantal ». Mais la dissociation sublime des facultés
n'introduit chez Deleuze à aucune théologie négative, à aucune pensée de
l'irreprésentable. Elle fait bien plutôt basculer l'expérimentation littéraire vers
l'expérience positive d'une nouvelle « nature », celle des multiplicités pures,
des boîtes closes et des transversales aberrantes où l'interprète des signes
proustiens est devenu un corps sans organes propageant les vibrations de la
toile d'araignée, une pure machine propre à capter le monde extérieur pour
découvrir en lui cette existence comme multitude qui fait de lui « un élément
de l'immanence de la Nature ». À suivre ces métamorphoses, on voit l'empi-
risme transcendantal se transformer en cette « philosophie de la nature» dont
les devenirs-animaux et les agencements collectifs d'énonciation du Kajka
explicitent les principes.
Le lecteur suivra le chemin qui mène cette philosophie de la nature à sa
limite dans les procédures d'amputation de Carmelo Bene avant de construire,
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Préface
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Préface
prix de laisser sans réponse la question que posent tous les voyages deleuziens
sur les territoires de la littérature ou du cinérna, de la peinture ou de l'histoire
de la philosophie: Deleuze nous parle-t-il « vraiment» du cinéma ou de la
littérature, de Kant ou de Bacon? Ou bien toutes ces incursions sont-elles
« des simples laboratoires de la métaphysique de Deleuze» ? Laisser la ques-
tion ouverte, ce n'est pas avouer son impuissance à y répondre, ce n'est pas
non plus la déclarer futile, c'est plutôt nous montrer pourquoi et comment il
est possible d'y donner non seulement deux réponses mais une multitude de
réponses qui, en la déplaçant sans cesse, ouvrent de nouveaux espaces pour
la pensée.
Jacques Rancière
INTRODUCTION
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1. Comme le dit René Schérer. « d'une certaine façon. toute l'œuvre de Deleuze peut être consi-
dérée comme une théorie de la littérature. de l'écriture». (SCHÉRER, R.. 1998a, p. 19.)
2. PATTON. P.. 1996, p. 41.
3. RANCI ÈRE. L 1998b. p. 525.
4. QPh. p. 155.
5. RANCIÈRE, L 1998b. p. 534.
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mais qui se développe à propos des œuvres et qui les prend seulement comme
témoins de questions qui les excèdent. Pourtant, comme ils l'ont montré, ce
projet même ne peut pas s'empêcher de retomber dans une esthétique comme
pensée des affects et des percepts, de même qu'il ne peut que reprendre une
ontologie de l'art, bien qu'elle soit une ontologie de la condition non orga-
nique de la vie des œuvres. La non-esthétique de Deleuze ne serait qu'une
permanente dérive entre une aisthésiologie de la sensation pure et une méta-
physique du virtuel immatériel.
Cependant, une autre question s'impose: cette retombée dans l'esthétique
en sa fonne la plus canonique ne serait-elle pas alors le trait le plus singulier
de la pensée deleuzienne sur l'ati ?
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la surface des agencements qu'une minorité réalise comme ligne de fuite des
dispositifs de codification et de territorialisation des désirs.
Les descriptions des procédés de déterritorialisation de la langue chez
Kafka ou de l'expérience proustienne d'être étranger dans sa propre langue
inaugurent ce que Deleuze définit comme une pragmatique des agencements
collectifs d'énonciation, laquelle prend chaque énoncé comme mot d'ordre,
comme formule 25. Ce qui intéresse Deleuze, c'est le rapport de tout énoncé
avec ses conditions sociales, avec des actes de paroles comme marqueurs de
pouvoir. L'opposition classique entre l'acte pur de l'écriture et la passion, ou
le contraste entre la gravité de l'expression et l'indifférence du thème - au
centre des analyses de la « frivolité» de Flaubert ou de la schizophrénie
d'Artaud sont renvoyés donc au caractère nécessairement social de l'énon-
ciation, c'est-à-dire à des agencements de la langue qui sont toujours collectifs.
Fictionnalité, fabulation, expression, tout dans l'œuvre littéraire est déplacé
vers le domaine d'une vie pré-individuelle, vers le domaine d'une pragmatique
des agencements d'énonciation en tant que forme machinique et collective de
la vie. Il faut bien souligner le fait que cette pragmatique de l'agencement est
toujours une singulière philosophie de la Nature. En effet, tous les agence-
ments d'énonciation sont doubles: s'il y a toujours quelque chose qu'on dit
dans un agencement, il y a aussi toujours quelque chose qu'on fait. Expression
et contenu, les agencements sont donc à la fois agencements d'énonciation et
agencements machiniques. Selon Deleuze, penser les énoncés littéraires, c'est
comprendre les modalités d'articulation de ces deux faces de l'agencement et
de leurs formes d'inscription dans les strates. L'agencement est l'effet d'un
territoire, lequel est, à son tour, un processus de décodage des milieux strati-
fiés. Ainsi, la pragmatique deleuzienne renvoie chaque fois à une théorie des
strates et de la stratification du monde et des codes, des milieux, des rythmes à
partir desquels l'agencement émerge. C'est donc une philosophie de la Nature,
une philosophie de la Nature pluraliste que cet hyperréalisme du sujet collectif
d'énonciation convoque. Des concepts qui appm1iennent à la géologie, à la
biologie, à la physico-chimie - comme ceux de coagulation, de sédimentation,
ou d'ensembles moléculaires - se mêlent avec des catégories sémiologiques
25. Comme dit Jacques Rancière, à propos du texte Bartleby ou la formule : « Loin de toute tra-
dition du texte sacré. il décrit volontiers l'œuvre comme le développement d'une formule: une
opération matérielle qu'accomplit la matérialité d'un texte. Ce terme situe la pensée de l'œuvre
dans une double opposition. D'un côté. la formule s'oppose à l'histoire. à l'intrigue aristo-
télicienne. De l'autre. elle s'oppose au symbole, à l'idée d'un sens caché derrière le récit. »
(RANCIÈRE. J.. 1998a. p. 179.) Rancière montre. dans cet article. dans quelle mesure cette méta-
physique de la formule comme dispositif littéraire alternatif conduit Deleuze à l'utopie d'une
littérature qui ouvre le passage à une politique. à ce que serait une justice de l'humanité frater-
nelle. Et. selon Rancière, c'est justement cette idée d'une littérature qui devient une politique
qui montre les impasses de la pensée de Deleuze. Nous reviendrons sur ce texte fondamental.
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pour décrire des phénomènes tels que la stratification d'un énoncé, la déterri-
torial isation d'une narrative ou d'un personnage.
Il n'y a de strates et de territoires qu'à l'intérieur d'un plan d'immanence ou
plan de consistance. Ce plan, de même que l'agencement, a deux faces, il est
Pensée et Nature. Il faut d'abord tracer ce plan, il faut construire les concepts
qui vont l'occuper, le peupler, pour faire apparaître la Physis qui le compose.
Or, ces concepts, surfaces ou volumes, difformes et fragmentaires, dont le plan
est l'absolu illimité, ne sont pas le corrélat d'un objet de contemplation ou le
produit d'un sujet de réflexion. Le concept, en tant que transformation incor-
porelle qui s'attribue aux corps ou aux contenus, c'est ce qui est exprimé par
un énoncé. Et ce qui est exprimé n'est pas le résultat d'une activité. Il n'est pas
fait par l'esprit, mais il se fait dans l'esprit, dans l'esprit qui contemple, pré-
cédant ainsi toute mémoire et toute réflexion. On comprend alors que Deleuze
se soit approché de plus en plus d'une philosophie de l'esprit. La philosophie
naturelle de l'expression devient une physique de la pensée-cerveau.
Le point de déplacement sera son travail sur le cinéma. Au moment où
Deleuze découvre dans les images du cinéma une pensée-cerveau qui existe
à l'écran, il déplacera de plus en plus le centre de l'immanence du plan de
l'actuel vers celui du virtuel. Et le vil1uel deviendra, à partir des livres sur le
cinéma, le cristal de temps, ainsi que l'événement d'une contemplation sans
connaissance, une âme. Cette âme, cette forme en soi qui ne renvoie à aucun
point de vue extérieur, qui « n'a qu'un seul côté quel que soit le nombre de ses
dimensions, qui reste co-présente à toutes ses déterminations sans proximité
ou éloignement, les parcourt à vitesse infinie, sans vitesse-limite 26 », elle est
le cerveau au moment où le cerveau est dans l'état de sensation vibratoire
contractée, devenue qualité, variété.
Ce que nous adoptons comme régime architectonique pour approcher la
pensée de Deleuze, c'est la découverte d'un permanent déplacement du regard
de Deleuze sur l'art littéraire. Ce déplacement se fait par trois couches: l'empi-
risme transcendantal, la philosophie de la nature et la philosophie de l'esprit.
Ce qui fait pourtant de ce déplacement un vrai dispositif de bouleversement
de notre expérience théorique, c'est le fait que, pour donner à voir chaque
couche, pour décrire exactement son régime de pensée et sa condition d'exis-
tence, Deleuze propose toujours la littérature comme la bonne image. Par
exemple, pour accéder à l'ontologie du virtuel (programme de l'empirisme
transcendantal qui a précédé le programme d'une philosophie de la nature),
l'analyse du fantasme-événement Œdipe, en tant que noyau fictionnel de tout
roman, est, selon Différence et répétition et Logique du sens, le bon chemin.
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Chaque mythe individuel d'un névrotique transpolie comme virtuel tous les
romans du monde, qu'il ne fait qu'actualiser. C'est la façon dont À la recherche
du temps perdu met en acte la formule proustienne « un peu de temps à l'état
pur» qui laisse vraiment voir les trois synthèses du temps - celles du présent
vivant, du passé pur et de la forme pure du temps. Dans Différence et répéti-
tion, les trois répétitions qui fondent les synthèses du temps répétition-lien,
répétition-tache, répétition-gomme - ont leur mode d'existence le plus origi-
naire dans l'œuvre littéraire. Et Mille plateaux reprend cette tripartition des
synthèses du temps, les renvoyant aux trois grands genres littéraires, le roman,
la nouvelle et le conte. L'art littéraire se révèle bien comme lieu de genèse des
formes du temps, des formes de la répétition 27.
Dans la couche de la philosophie de l'esprit, on trouve un pareil dévelop-
pement en miroir. Dans une interview à propos de ses livres sur le cinéma,
Deleuze dit: « Le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans l'image,
il le met aussi dans l'esprit. La vie spirituelle, c'est le mouvement de
l'esprit 28. » Avec le cinéma, Deleuze découvre des images qui font voir
l'activité de la pensée. Le cinéma, c'est une vie de la pensée, une vie spirituelle.
Et c'est avec L'Épuisé, ce texte presque clandestin sur le théâtre de Beckett,
que l'activité de l'esprit est présentée comme création d'images. Le mouve-
ment de l'esprit culmine dans la création sur scène d'images pures en auto-
dissipation. Comme nous essaierons de le montrer, c'est dans l'analyse des
pièces pour la télévision que Deleuze a pu montrer que le sujet central de
Beckett est de faire voir, par des images, des esprits qui ne se préparent qu'à
créer des images. Avec L'Épuisé, on touche à des images de la pensée, on
touche à la vie de l'esprit, lequel n'existe qu'en tant qu'il fait des images en
disparition. C'est alors avec Bèckett que Deleuze formule sa dernière vision
de la v ie, ce Ile de l'esprit.
Bref, chaque couche du travail théorique de Deleuze - soit la couche de
l'empirisme transcendantal, soit celle de la philosophie des agencements et
des strates, soit la couche de l'esprit est déjà une entrée dans le monde de
l'expérience littéraire. Chacune de ces couches transforme notre regard sur la
littérature. Et toutes font apparaître un énoncé, un événement fictionnel, un
personnage comme la matérialisation d'une expérience du temps, soit sous
l'image d'un bloc de nature, soit comme une manifestation d'un esprit.
Faire de Deleuze un moyen d'accès à une œuvre d'art, c'est se mettre à
l'école de l'éthologie, de la géodésie, de la topologie, de la neurologie, de
quelque chose qui est à la fois une biologie de l'inorganique, une cristallo-
graphie du virtuel et une anatomie des facultés pures. En un mot, c'est penser
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dans la faculté de création des images et des concepts. On peut donc dire que
Deleuze rencontre dans l'esprit le mode d'existence de la vie inorganique qui
s'exprime dans des micro-cerveaux. Sa dernière image de la vie de la pensée
est donc un neurologisme transcendantal ou un empirisme spirituel.
aptes à parler le langage de la vie. plutôt que du droit. [... J N'est-ce pas une certaine idée de la
Vie. un certain vitalisme où culmine la pensée de Foucault? » (F.. p. 97-98.)
32. « La littérature est, pour Deleuze. rétërence et source [... J. II a l'art d'accéder à la vie parce
qu'il a le secret des devenirs. dans la ligne où il s'engage, qui est dite ligne de fuite: non pas
parce qu'elle lui ferait irréaliser le monde par une évasion dans l'imaginaire. mais parce qu'il
sait s'engager. en dehors de la voie des identités pesantes. dans celles des rnétamorphoses. »
(SCHÉRER, R.. 1998a.. p. 19.)
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Les trois domaines de la pensée de Deleuze sur l'art n'ont donc pas eu
toujours le même poids. Le programme d'une nouvelle théorie des facultés
joue un rôle fondamental dans les livres sur Proust (1964) et Sacher-Masoch
(1967). À partir de Logique du sens (1969), surtout avec l'introduction du
concept de « corps sans organes» que Deleuze y présente pour la première
fois à partir d'Artaud, c'est une théorie de la Nature inorganique qui occupera
le centre de son travail sur l'art. Le corps sans organes est à la fois un champ
transcendantal, une forme pure non subjective de l'expérience, et une réalité
fondatrice de l'idée même de vie dans sa non-fonctionnalité, dans sa machina-
lité. Après la découverte de l'autonomie de l'image cinématographique en tant
qu'un cerveau matérialisé sur l'écran, le vitalisme acquiert la condition d'une
philosophie de l'esprit. L'interprétation empiriste de la théorie kantienne des
facultés est transformée dans une ontologie de la Pensée-cerveau. Le cerveau,
en même temps virtuel comme les concepts qu'il crée et actuel comme les
chaos qu'il recoupe avec ses concepts, est un esprit singulier. Il est la dimen-
sion la plus subtile d'une nature qui contemple, d'un sentir interne, comme
âme ou force, comme micro-cerveau ou vie inorganique des choses. Dans ce
sens, la philosophie de l'esprit du dernier Deleuze n'est qu'une version ultime
non seulement de son empirisme transcendantal, mais aussi de sa philosophie
de la nature.
Pour comprendre le rôle du programme d'une nouvelle théorie des facultés
dans les livres sur Proust et sur Sacher-Masoch, notre tâche n'était pas diffi-
cile. Il a suffi d'inscrire la pensée sur la littérature dans les textes d'histoire de
la philosophie de cette même période. Les livres sur Hume, Nietzsche, Kant et
Bergson nous donnaient l'accès aux enjeux kantiens de la théorie des signes
et de l'essence que Deleuze voulait découvrir dans À la recherche du temps
perdu ainsi qu'à la théorie de l'imagination fabulatrice dans son rapport au
phantasme pervers dans son analyse du masochisme.
L'entrée dans la philosophie de l'esprit n'a pas été non plus très compli-
quée. Elle a une date bien précise dans l'œuvre de Deleuze et, après son appa-
rition, elle deviendra de plus en plus son centre théorique. En effet, elle com-
mence dans les livres sur le cinéma en 1983-1985, où l'image pure donne à
voir une pensée-cerveau. Dans Le Pli, la philosophie de l'esprit rencontre la
figure de l'âme et de la doublure sur soi-même du monde exprimé comme
totalité virtuelle dans chaque monade. Là, c'est tout le leibnizianisme qui est
mis au service de la vision du baroque comme une architecture des plis de
l'âme, une vraie physique de l'esprit. La pensée-cerveau occupe le centre de
Qu'est-ce que la philosophie ? On y trouve l'idée selon laquelle le concept
se construit sur un plan d'immanence en tant que celui-ci recoupe une varia-
bilité chaotique (virtuelle) et lui donne consistance, c'est-à-dire la fait passer
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Introduction: pour une cartographie de l'art
Le cas le plus frappant, c'est celui qui existe entre le rôle joué par le concept
de « phantasme» dans les lectures des textes littéraires des années soixante
et la réfutation radicale de toute théorie du phantasme et de l'imaginaire
qu'on trouve comme déclaration de principe dès les premières pages de Kafka
(1975). Si, par exemple, dans le livre sur Proust, la fiction est expliquée à
partir de la dynamique même du signe, à partir de ce renvoi infini des choses
du monde, des affects ou de l'art, où l'écrivain n'est que le narrateur de cette
mémoire involontaire des choses avec les choses, Présentation de Sacher-
Masoch fait de la fiction le résultat du travail du phantasme. On ne peut pas
oublier que ce livre, apparemment sur le masochisme, est une recherche sur
la nature et le rôle de l'œuvre d'art littéraire. La toute première phrase du
livre est justement « À quoi sert la littérature? », et Masoch est analysé en
tant qu'exemple de ce que Deleuze appelle une « efficacité littéraire ». Les
fonctions érotiques du langage, les processus de négation chez Sade, ceux de
dénégation et de suspens chez Masoch, les rôles de la femme et du père dans
leurs romans, les éléments romanesques de l'institution et du contrat, tout cela
est approché à l'intérieur d'une tentative de penser la nature du roman. C'est
le phantasme, effet du processus de dénégation et de suspension de l'imagi-
nation, qui invente les scènes figées, les enjeux pénibles, bref, tout le monde
faux du roman, où le lecteur rejoint le plaisir ancien de déplacement de ses
objets de désir. Et, d'une façon surprenante, Logique du sens refusera cette
version analytique de la fiction. Le fantasme y sera aussi le lieu d'origine de la
fiction, mais le fantasme n'est plus le produit de l'imagination. Dans Logique
du sens, au contraire, le phantasme, mode d'incorporation de l'événement, est
pensé surtout comme le mouvement de la profondeur du corps à la surface de
l'énoncé. Il est l'objet virtuel, l'incorporation partielle de l'événement fantas-
matique par excellence: le drame d'Œdipe.
On peut dire, donc, qu'avec Kafka (1975), au moment où Deleuze élabore
l'exposé le plus systématique du concept d'agencement, il refuse tout le pro-
gramme d'une théorie de l'imagination et du phantasme qui fondait sa pensée
de la 1ittérature pendant les années soixante.
Quel genre de correspondances peut-on établir alors entre les disconti-
l1Uités dans la philosophie de la nature et celles dans la théorie de la litté-
rature? Est-ce qu'il y aurait des paradigmes spécifiques, ou au moins des
différences suffisantes, pour affirmer qu'à chaque concept d'événement, ainsi
qu'à chaque concept d'agencement, correspondrait une façon de penser la
littérature ? Quelle est, ou quelles sont les conséquences de cette hésita-
tion entre les concepts d'événement et d'agencement sur les questions, par
exemple, de la fiction? En un mot, dans quelle mesure le mouvement de
l'événement à l'agencement et le retour à l'événement, accompagné qu'il fut
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Introduction: pour une cartographie de l'art
Deleuze pensait toujours l'art par l'œuvre d'art littéraire. Ses points de repère sont toujours
les textes - de Proust. de Masoch. d'Artaud. de Klossowski. de Zola. Ce n'est qu'avec Mille
plateaux. justement dans ce livre où il établit pour la première fois cette reconduction explicite
de la question de l'art à une philosophie de la nature. que Deleuze construit une pensée de l'art
qui prend en considération d'autres domaines de la création (peinture. musique. architecture,
théâtre. cinéma). L'« agencement» serait-il le concept-clef d'une pensée plus générale sur les
multiples formes de l'art ?
PREMIÈRE PARTIE
Proust et Sacher..Masoch :
les catégories, la loi, la folie
Introduction
Quatre, trois, deux
Proust et les signes est le premier livre que Deleuze dédie à la littérature et
à un auteur littéraire. C'est peut-être pour cette raison qu'il reviendra deux fois
à ce texte. À la première édition de 1964, il ajoute en 1970 la deuxième partie
« La Machine littéraire », et, en 1973, la conclusion « Présence et fonction de
la folie, l'araignée », laquelle avait été publiée séparément auparavant dans un
volume collectif en Italie l . Proust et les signes constitue ainsi un laboratoire
unique pour accompagner les métamorphoses dans la pensée deleuzienne 2.
Ce procès de réécriture de Proust et les signes était presque inévitable.
Il s'agit de son premier livre sur la littérature - et Deleuze sait que chaque
déplacement dans les autres territoires de la pensée l'oblige à une reformu-
lation de son approche primitive de Proust. Proust et les signes est déjà ce
véritable livre-rhizome dont Deleuze définira les contours à propos de Kafka.
Les croisements avec différents modes de penser provoquent de nouvelles édi-
tions, dans un procès de changement permanent de paradigmes. À partir d'un
seul et même objet, La Recherche, Deleuze propose, en trois éditions distinctes,
des concepts, des modèles, des catégories tout à tàit différentes. Ces discon-
tinuités rendent manifestes des différences très subtiles, des déplacements,
des écmts microscopiques, lesquels sont l'effet des révolutions énormes dans
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les facultés qui définit, selon Kant, l'expérience de l'art sublime. Dans la deu-
xième édition, par contre, le regard psychanalytique impose l'explication de
l'unité de l'œuvre par son rapport à la loi, à l'interdit. C'est l'horizon de Dif-
férence et répétition et de Logique du sens qui fait revenir Deleuze à Proust
en 1970. Ce même horizon est à la base de Présentation de Sacher-Masoch
(1967). Nous allons voir dans quelle mesure ce livre ainsi que la deuxième
édition de Proust et les signes sont des cas limites d'une approche œdipienne
de la nature de la fiction littéraire. Dans la troisième édition du livre sur Proust
1973), donc après la publication de L 'Anti-Œdipe, c'est-à-dire au moment de
la rupture avec les catégories de Freud et de Lacan, Deleuze projette sur La
Recherche le point de vue de son nouveau programme schizoanalytique.
Malgré l'apparence d'une simple amplification en progrès qui se prolonge
pendant presque dix années, les trois éditions du livre de Deleuze sur Proust
expriment trois univers quasi non communicants. C'est comme si Proust et les
signes condensait, dans ces trois parties, presque toutes les grandes ruptures de
la pensée de Deleuze des années soixante et du début des années soixante-dix.
La lecture de Proust et les signes est devenue pour nous l'objet le plus obs-
cur et, par ce fait même, le laboratoire le plus transparent de la méthode qui
guide toute notre recherche. Commencer notre travail par ce livre n'est pas
seulement l'effet d'un respect pour la chronologie. C'est aussi l'essai de justi-
fication de notre regard sur la pensée de la littérature dans l'œuvre de Deleuze.
En effet, nous sommes bien consciente de l'excès de discontinuisme de notre
régime de lecture. Notre travail souligne trop les ruptures internes dans la
pensée de Deleuze. L'insistance sur l'apparition et la disparition de certains
concepts, sur la mutation de sens de quelques autres, sur le retour de formula-
tions que Deleuze lui-même avait désavouées, tout cela se bâtit sur le risque
du délire herméneutique. Il ne suffit pas de mettre en évidence une histoire
interne des concepts de Deleuze. Il faut, en même temps, montrer que cette
histoire fait système, c'est-à-dire qu'elle renvoie à d'autres histoires parallèles
de concepts et que, dans son ensemble, ce réseau s'illumine réciproquement.
Le lieu où la discontinuité dans Proust et les signes est la plus flagrante et,
en même temps, la plus symptomatique, est la typologie des signes - centre
fondamental de tout le livre. Dans les trois parties de Proust et les signes, le
système des signes est toujours un élément d'une constellation plus ample.
Les signes ne se laissent penser qu'en articulation avec le système des facul-
tés, les dimensions du temps, les degrés de vérités et les modes d'incarnation
de l'essence. Cette constellation, cependant, ne se fait pas toujours de la même
façon. Et, fait le plus frappant, la classification des signes ou, bien plus, sa
simple énumération changent comme dans un mouvement de réduction des
entités. En 1964, l'exposition du système des signes, des formes du temps, du
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jeu des facultés et des types d'incarnation de l'essence se fait selon un régime
à quatre termes. Ce n'est plus le cas dans la deuxième partie -« La Machine
littéraire» de 1970. Ici, Deleuze suit un modèle ternaire. Finalement, comme
on le verra par la suite, la « Conclusion» de 1973 se bâtit sur un régime à
deux termes, c'est-à-dire selon un modèle binaire. Sans que jamais Deleuze le
reconnaisse, il y a une frappante réduction du nombre des signes à considérer,
à mesure qu'on passe de la première à la troisième édition. Deleuze présente
quatre types de signes dans la première partie (mondains, amoureux, sensibles
et atiistiques). Dans la deuxième partie, ajoutée dans l'édition de 1970, il n'y
a que trois types, qu'il appellera « ordres de signes ». Deleuze ne refuse pas
les types antérieurs. 1\ regroupe les quatre types de l'édition de 1964 en deux
ordres (le premier, composé de signes naturels et artistiques, le deuxième de
signes mondains et amoureux), pour leur ajouter un troisième ordre (appelé
« l'universelle altération») auquel correspondent les signes de vieillissement,
de maladie et de mort. Il passe, en 1970, de quatre types à trois ordres de
signes. Finalement, dans la « Conclusion» ajoutée en 1973, il ne parle que de
deux ordres de signes, ou plutôt, de deux sortes de délire des signes - inter-
prétation de type paranoïa, et revendication du type érotomanie ou jalousie.
Peut-on dire que c'est la forme des objets pensés qui détermine les dif-
férents régimes de leur pensabilité ? Est-ce que, à mesure que les domaines
analysés se réduisent dans ces éléments, Deleuze est lui-même forcé à réduire
le nombre des catégories nécessaires à l'analyse des ces mêmes domaines?
Ces hypothèses, bien que séduisantes, n'ont aucune vraisemblance. L'objet
fondamental est toujours le même: la Recherche. Les domaines analysés sont
toujours les mêmes: les signes, les facultés, les degrés de la vérité, les modes
de l'essence, les dimensions du temps. 1\ s'agit toujours d'un essai visant à
dessiner la carte complète des signes de la Recherche, de faire le système
de la sémiologie de Proust. À chaque moment, Deleuze présente cette carte
comme exhaustive. Il faut souligner que, de la première à la deuxième partie,
l'ensemble des signes augmente - de quatre, Deleuze passe à cinq. Mais alors,
comment expliquer qu'il rassemble les cinq types de signes en trois ordres?
L'ensemble des objets augmente, mais la structure classificatrice diminue.
C'est, en effet, plus qu'une table. C'est une constellation, une cartographie.
À chaque niveau de cette constellation, le signe se dévoile de plus en plus, dans
un mouvement d'implication et d'explication avec chaque type de faculté ou
chaque ligne de temps. Les signes nous amènent à plusieurs univers et chaque
univers nous laisse percevoir un nouveau trait du signe. Deleuze a construit
pour les signes une véritable table des catégories.
Il ne s'agit donc pas d'une correspondance entre l'objet et son modèle de
pensabilité. Pourquoi, alors, présenter ce même système d'abord à quatre, puis
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3. Dans la première partie. précisément. Deleuze laisse surprendre ce parallélisme (de réson-
nance Ieibnizienne) avec Kant: « implication et explication. enveloppement et développement:
telles sont les catégories de la Recherche» (Iv! PS. p. 109).
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4. Il est très intéressant de voir que Deleuze. en 1970. pressentait d~jà le mouvement futur de
sa pensée. c'est-à-dire qu'il prévoyait la disparition du problème de I"unité de la Recherche.
Ainsi. comme dans un geste de désenchantement. il avoue: « nous avons renoncé à chercher
une unité qui unifierait les parties. un tout qui totaliserait les fragments [... ]. Mais il y a, il doit
y avoir une unité qui est l'unité de ce multiple-là, de cette multiplicité-là, comme un tout de
ces fragments-là: un Un et un Tout qui ne seraient pas principe. mais qui seraient au contraire
'"\'etlet" du multiple et de ses parties décousues» (PS. p. 195). En 1973. la question de l'unité
a complètement disparu. « La Recherche n'est pas bâtie comme une cathédrale ni comme une
robe. mais comme une toile. Le Narrateur-araignée. dont la toile même est la Recherche en train
de se faire. de se tisser avec chaque fil remué par tel ou tel signe» (PS. p. 218).
PREMIER CHAPITRE
Le Proust de 1964.
Pour une théorie kantienne
de la littérature
La première édition du livre sur Proust a une composition tout à fait clas-
sique. Bien que le signe soit le sujet annoncé de tout le livre, il s'agit plutôt
d'une théorie de l'art, laquelle est - dès le début -- bâtie sur une description des
formes de dévoilement des essences par l'expérience esthétique. Mais, alors,
ces essences, présentées parfois comme des Idées platoniciennes, exigent une
clarification épistémologique. Deleuze doit expliquer comment elles sont
appréhendées dans l'art, comment elles se laissent voir, par quelle modalité
d'expérience elles s'exposent - ce qui le va conduire à une théorie des facul-
tés. Par la distinction entre sensibilité, mémoire, imagination, intelligence et
pensée, Deleuze peut montrer une correspondance de nature entre l'essence,
qui se donne dans l'art, et la pensée (la pensée pure est même définie comme
la faculté des essences).
Quatre grandes couches, donc, composent le livre: une sémiotique, une
esthétique, une ontologie et une théorie de la connaissance. Leur enchevêtre-
ment se fait par une unique thèse: « L'Art nous donne la véritable unité: unité
d'un signe immatériel et d'un sens tout spirituel. L'Essence est précisément
cette unité du signe et du sens, telle qu'elle est révélée dans l'œuvre d'art.
Des essences ou des Idées, voilà ce que dévoilent chaque signe de la petite
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phrase 1. » L'art seul peut révéler l'unité d'un signe et de son sens, et par cette
unité, il donne l'essence à la pensée pure.
Plus que cette composition par couches, ce qui, surtout, donne à ce livre son
architecture classique, c'est le rôle attribué à la théorie de l'essence. En effet,
les signes, l'art et les facultés se définissent tous par rapport à cette essence.
C'est toujours l'essence qui établit le lien entre le signe et son sens, et ce lien
se dégage surtout dans l'expérience esthétique. Cette attache entre signe et
sens dans l'essence n'est pas homogène. Elle contient des degrés divers de
nécessité et d'intimité. Des signes sensibles aux signes mondains, amoureux
et artistiques, le lien entre signe et sens va de la contingence et de l'abstrac-
tion à la plus haute fusion et individuation, mais il est toujours donné par
l'essence 2. De son côté, l'art est expliqué comme un processus de dévoile-
ment des essences ou des Idées. L'incarnation d'une essence dans l'œuvre
(dans la toile, dans la petite phrase musicale ... ) lui donne son existence réelle,
indépendamment des instruments, des sons, des matériaux. D'un autre côté,
eest l'existence indépendante des essences qui explique l'ensemble des facul-
tés. Bien que seule la pensée pure appréhende, dans l'œuvre d'art, l'essence
dans son idéalité la plus individualisée, toutes les autres facultés, dans leur
exercice involontaire, n'existent que pour faire violence sur la pensée, pour la
forcer à penser l'essence 3.
Le concept d'essence est donc, dans la version de 1964, le premier lieu
d'évidence de l'ensemble de Marcel Proust et les signes. De sa détermination
procède l'intelligibilité de chacune des couches qui composent cette lecture de
À la recherche du temps perdu. Et pourtant, le concept d'essence est le concept
le plus obscur. Il se laisse diffIcilement penser en soi-même. Deleuze le pré-
sente toujours à propos d'autre chose. Si l'essence est, par exemple, ce qui
fait le lien entre signe et sens, apparemment elle n'est rien de plus que ce lien.
Deleuze définit l'essence comme le fondement du rapport entre eux. « Au-
delà du signe et du sens, il y a l'Essence, comme la raison suffisante des deux
autres termes et de leur rapport 4. » De même à l'intérieur du concept de l'art.
1. MPS, p. 53.
2. « Des signes mondains aux signes sensibles. le rapport du signe avec son sens est de plus
en plus intime. [ ... ] Quand nous sommes parvenus à la révélation de l'art, nous apprenons que
l'essence était toujours là. dans les degrés plus bas. Cest elle qui, dans chaque cas, déterminait
le rapport du signe et du sens. » (MPS, p. 108.)
3. « Le signe sensible nous fail violence: il mobilise la mémoire, il met l'âme en mouvement;
mais l'âme à son tour émeut la pensée. lui transmet la contrainte de la sensibilité, la force à penser
l'essence. comme la seule chose qui doive être pensée. Voilà que les tàcultés entrent dans un exer-
cice transcendant où chacune affronte et rejoint sa limite propre: la sensibilité qui appréhende le
signe: l'âme. la mémoire. qui l'interprète: la pensée forcée de penser l'essence. » (/vIPS. p. 123.)
4. /vIPS, p. 110-111. « L'Essence est enfin le troisième terme qui domine les deux autres, qui
préside à leur mouvement: l'essence complique le signe et le sens, elle les tient compliqués,
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sont toutes les couches de Marcel Proust et les signes qui sont réinventées.
Le signe devient l'unité de la Recherche précisément parce qu'il est la pierre
de touche de tout le systèrne de renvois, c'est-à-dire de tout le processus de
définition réciproque entre facultés, temps et essences dans l'expérience esthé-
tique. Il nous faut donc reconstituer ce système de signes pour comprendre
toute la nouveauté de la théorie de l'essence.
Comme on a vu, les signes sont, en même temps, l'unité et la pluralité de la
Recherche 8. Ils constituent l'objet central de la Recherche -l'œuvre est le che-
min de formation du Narrateur dans l'apprentissage des signes. D'abord il faut
savoir où trouver des signes, savoir quand une chose, un geste, un scénario, se
transforme en révélation d'autre chose, se transforme en dispositif de renvoi à
un autre sentiment, à un autre geste. L'apprentissage se présente après, comme
l'exploration même de ces différents mondes de signes, c'est-à-dire comme leur
interprétation. Cet apprentissage, c'est le fonctionnement du « récit de forma-
tion » qui constitue la Recherche. D'autre part, c'est par leur propre nature mul-
tiple que les signes sont cause du pluralisme de la Recherche. Les signes sont en
eux-mêmes pluraux, ils renvoient toujours à un système plus élargi d'éléments
d'autre nature, ne se réduisant pas à une sémiologie, disons, pure (où le signe
serait renvoyé à un autre signe, toujours dans un système conventionnel, dans
une langue construite). Le signe que Deleuze nous propose est un signe qui fait
partie d'un système de renvoi hétérogène 9. Ce sont les choses elles-mêmes qui
sont des signes. Elles renvoient à d'autres choses directement, mais aussi à des
sens - mémoires, sensations, pensées.
Nous pourrions même appliquer aux signes la présentation du concept de
rhizome de Mille plateaux. Aussi bien que le rhizome, les signes sont des
éléments d'un univers simple mais complexe par sa simplicité même. C'est
un univers à 11 éléments, à 11 relations et à 11 rencontres entre ses éléments.
Un univers où tout circule et se répète par sa différence même. Il s'agit d'un
univers transversal, dans lequel les rencontres se succèdent à elles-mêmes
dans la différence pure. « À l'ascension se substitue la circulation. Les signes
circulent, se répètent dans la différence pure, en elle-même, hors de toute pro-
gression, de toute dialectique intégrative, de toute finalité 10. »
L'apprentissage, c'est-à-dire la recomposition unitaire du monde par les
signes, se fait suivant des lignes. C'est ainsi que, par exemple, le côté de
Méséglise et le côté de Guermantes sont les lignes de l'apprentissage. Deleuze
8. Cf MPS, p. Il.
9. « Le signe implique en soi l'hétérogénéité comme rapport. On n'apprend jamais en faisant
cornme quelqu'un. mais en faisant avec quelqu·un. qui n'a pas de rapport de ressemblance avec
ce qu'on apprend. » (MPS. p. 32.)
10. SCHÉRER. R.. 1998a. p. 72.
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doctrine des facultés, pièce pourtant tout à fait nécessaire dans le système de la
philosophie, s'explique par la méconnaissance de cet empirisme proprement
transcendantal, auquel on substituait vainement un décalque du transcen-
dantal sur l'empirique. [ ... ] Notre sujet n'est pas ici l'établissement d'une
telle doctrine des facultés. Nous ne cherchons à déterminer que la nature des
ses exigences 15. »
Ce projet d'une nouvelle compréhension des facultés est plus ancien que
son travail sur Kant. Déjà dans son livre sur l'empirisme de 1953, Deleuze
essayait de présenter Hume comme celui qui, par le rôle attribué à l'imagi-
nation et à l'habitude, a inauguré le point de vue transcendantal 16. C'était un
petit déplacement, mais suffisant pour ouvrir un nouveau territoire de pro-
blèmes. À l'inverse de l'empirisme traditionnel, lequel dissout la subjectivité
dans les faits de l'expérience, il y a chez Hume la découverte que l'expérience
renvoie toujours déjà à quelque chose qui la rend possible et qui n'est pas
complètement contenu dans l'expérience _. elle renvoie donc à une faculté de
l'expérience. Dans le cas de Hume, cette condition serait l'habitude, la syn-
thèse de la répétition, en tant qu'activité de l'imagination 17. Kant peut même
être présenté comme un simple renversement du problème humien du rapport
entre le donné et le sujet 18.
Or, retourner à Hume à partir du programme critique, c'est construire en
parallèle une compréhension de la condition et de la genèse de cette même
condition à partir de ce qu'elle conditionne. Entre Hume et Kant, c'est-
à-dire entre d'un côté la question de la subjectivité et de l'imagination dans
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Il Y a des forces dom inantes actives. POUl1ant, des forces réactives, celles dont
l'action n'est qu'une réaction, peuvent aussi être dominantes. Et la différence
entre une force active dominante et une force réactive dominante n'est déter-
minée ni par la différence de quantité, ni par la condition de domination. Elle
renvoie à une qualité absolue interne, à une essence, à une lignée. Même
dominée, une force active ne devient pas, par ce simple fait, réactive. La diffé-
rence de qualité est presque innée. À côté des relations de domination, il y une
hiérarchie. Cette hiérarchie a une genèse, mais cette genèse est beaucoup plus
ancienne que les rapports de domination où chaque force est engagée à chaque
instant. À côté d'une genèse, il y a donc une généalogie des forces, un principe
de diffërenciation absolue entre types de forces, entre forces dont l'action est
affirmation et forces qui agissent par négation.
La volonté de puissance est ainsi un principe à trois dimensions: elle est le
principe qui détermine la différence (forte ou faible), le statut (dominante ou
dominée) et le type (active ou réactive) de chaque force. La volonté de puis-
sance explique et la genèse des différences et les rapports de domination et la
généalogie des forces 21. Du point de vue empirique, c'est l'élément différen-
tiel qui engendre l'élément génétique et le généalogique. Mais du point de vue
des principes, c'est la dimension généalogique qui fonde la dimension géné-
tique de la volonté de puissance et sa dimension différentielle. C'est parce
qu'une force est active qu'elle affirme sa qualité comme puissance de domi-
nation en établissant des différences de qualité et de quantité avec les autres
forces. Le lieu de naissance des forces est ainsi la différence entre forces, mais
cette différence est déterminée par leur genèse (dominantes ou dominées),
laquelle dérive de leur qualité de puissance (actives ou réactives).
Mais ce n'est pas seulement par cette condition de principe plastique que
la volonté de puissance est présentée par Deleuze comme le principe clé du
programme d'un empirisme supérieur. L'étude de la volonté de puissance selon
ses manifestations contient une nouvelle théorie des facultés, une théorie de
leur genèse, de leur différenciation, de leur dérèglement et de leur harmonie.
Par son caractère relationnel, chaque force est déjà, en soi-même, une
faculté. Parce qu'elle est toujours, déjà, un pouvoir d'être affecté par d'autres
forces, chaque force est une sensibilité. « Le rapport des forces est déterminé
dans chaque cas pour autant qu'une force est affectée par d'autres, inférieures
21. « La volonté de puissance est l'élément dit1ërentiel des forces, c'est-à-dire l'élément de
production de la dit1ërence de quantité entre deux ou plusieurs forces supposées en rapport. La
volonté de puissance est l'élément génétique de la force. c'est-à-dire l'élément de production de
la qualité qui revient à chaque force dans ce rapport. [ ... ] De la volonté de puissance comme élé-
ment généalogique, découlent à la fois la ditférence de quantité de forces en rapport et la qualité
respective de ces forces. D'après leur ditlërence de quantité. les forces sont dites dominantes ou
dominées. D'après leur qualité. les forces sont dites actives ou réactives. » (NPh, p. 59-60.)
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condition qui n'est pas plus large que le conditionné, son statut de principe
plastique qui change avec son objet 28. D'un autre côté, cette actualisation
instantanée prouve que chaque faculté ne s'effectue que dans le jeu, que dans
le désaccord avec d'autres forces - qui ne sont donc que d'autres facultés.
Il n'y a d'exercice de la sensibilité qui ne soit, de même, un accord dissonant
avec d'autres sensibilités.
Avec ce nouveau concept de faculté, à la fois primitive, pré-subjective et
actualisée à chaque instant dans le rapp0l1 avec d'autres facultés, Deleuze
est en possession d'un modèle naturaliste du projet post-kantien d'empirisme
transcendantal. Et tout le livre sur Nietzsche sera la description du système des
facultés à partir de cette faculté primitive, de cette volonté de puissance comme
pathos. La grande question sera alors typologique: dans chaque conflit entre
facultés, où le degré primitif de puissance est celui d'être affecté par d'autres
forces/facultés, laquelle est alors active et laquelle est alors passive?
À partir s1lI10ut d'un commentaire de La Généalogie de la morale, Deleuze
accompagnera cette longue histoire des métamorphoses de ce pathos primitif
qui définit la volonté de puissance. L'invention de l'homme est le long proces-
sus de production de nouvelles facultés comme la mémoire, l'imagination et
la raison. Toutes ces facultés ont leur genèse simultanée, et toujours dans un
rapport de conflit entre forces, dans des relations de violence. Il n'y a pas une
genèse linéaire des facultés. Dans le combat entre volontés de puissance se
produisent des types, des différences d'essence dans les facultés. Comme les
forces, il y a des facultés actives et des facultés réactives ou, plutôt, des usages
actifs et réactifs des facultés.
Cette approche généalogique permet à ce livre sur Nietzsche une perspec-
tive elle-même typologique ou, plutôt, « éthique », sur le domaine transcen-
dantal. Selon Deleuze, jusqu'à maintenant ce sont les forces réactives qui ont
inscrit leur volonté de négation dans l'histoire des facultés. L'imagination, la
mémoire, la raison, en un mot: la connaissance, a été surtout un organe du res-
sentiment, de la révolte contre la vie. De ce fait, la description génétique des
facultés doit, elle aussi, être doublée d'une description généalogique, d'une
symptomatologie des forces qui sont à l'origine de certaines formes réactives
de la connaissance. Le programme de l'empirisme transcendantal devient
un programme essentiellement nietzschéen: il doit produire une transvalua-
tion des valeurs dans la construction de la pensée, libérer les facultés de son
28. « On ne s'étonnera pas du double aspect de la volonté de puissance: elle détermine le rap-
port des forces entre elles, du point de vue de leur genèse ou de leur production; mais elle est
déterminée par les forces en rapport du point de vue de sa propre manifestation. C'est pourquoi
la volonté de puissance est toujours déterminée en même temps qu'elle détermine, qualifiée en
même temps qu'elle qualifie. » (NPh. p. 70.)
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vis inertiae comme le croient les esprits superficiels, mais [ ... ] une force plas-
tique, régénératrice et curative" 34. » La mémoire est la plus fragile des facul-
tés. Elle est doublement active: comme faculté de promettre et comme faculté
de l'oubli. Mais, en même temps, elle est à l'origine du ressentiment et de
la mauvaise conscience quand elle devient dispositif mnémonique des traces
et des excitations. Deleuze dit ainsi: « On remarquera la situation très par-
ticulière de cette faculté: force active, elle est déléguée par l'activité auprès
des forces réactives 35. » Le ressentiment, cette réaction qui, à la fois, devient
sensible et cesse d'être agie, est justement l'inversion du sens productif de ce
pouvoir d'être affecté qui constitue la volonté de puissance. Au lieu du mou-
vement qui va du pathos à l'invention de nouvelles possibilités de vie comme
mémoire de la volonté qui sait promettre, le ressentiment, c'est l'empire d'une
mémoire fixée, figée dans le pathos.
Selon Deleuze, le troisième essai de La Généalogie de la morale, l'essai sur
l'origine de l'idéal ascétique, cherche à déterminer les dispositifs de produc-
tion d'une troisième faculté: la faculté des règles et des impératifs, et surtout
la faculté du vrai, la faculté de la connaissance. Le troisième essai est alors
le lieu de compréhension de l'origine de la raison. Ici, Deleuze établit, plus
qu'une genèse de la raison, une opposition entre raison et pensée, ou entre
connaissance et pensée.
Nietzsche aurait été le premier à établir une opposition entre la connaissance
et la pensée. La connaissance est devenue une faculté réactive, déterminée par
le mythe du vrai et du bon. Elle condamne la vie, mais comme organe d'un
certain type de vie, comme instrument des volontés qui ne vont pas jusqu'à
leur limite. « La connaissance s'oppose à la vie, mais parce qu'elle exprime
une vie qui contredit la vie, une vie réactive qui trouve dans la connais-
sance elle-même un moyen de conserver et de faire triompher son type 36. »
L'opposition entre « connaissance» et « pensée », Deleuze le reconnaît, est
bien kantienne. « (Là encore, n'y a-t-il pas un thème kantien profondément
transformé, retourné contre Kant ?) Quand la connaissance se fait législatrice,
c'est la pensée qui est la grande soumise. La connaissance est la pensée elle-
même, mais la pensée soumise à la raison comme à tout ce qui s'exprime dans
la raison 37. » Maintenant, la question est: comment définir la pensée au-delà
de la connaissance, au-delà de la raison? Comment représenter le devenir affir-
matif du pathos de la volonté de puissance? C'est alors que, pour la première
fois, Deleuze introduit son grand thème d'une nouvelle image de la pensée. Il
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47. Nous pouvons formuler l'hypothèse que le subit intérêt de Deleuze pour Kant et pour sa doc-
trine des facultés. après avoir montré la faillite de son projet critique dans le livre sur Nietzsche.
est dû à la découverte de la théorie du sublime. Nous savons que, par exemple, dans le chapitre
« L'Art» de Niet:=sche et la philosophie. quand Deleuze oppose Nietzsche à Kant à propos du
concept de désintéressement. il ne réfère que la doctrine kantienne du beau - « Lorsque Kant
distingue le beau de tout intérêt. même moral. il se place encore du point de vue des réactions
d'un spectateur. mais d'un spectateur de moins en moins doué, qui n'a plus pour le beau qu'un
regard désintéressé. » (NPh. p. 116.) Deleuze semble n'avoir aucune connaissance de la doc-
trine kantienne du sublime. même quand il analyse la conception du tragique de La Naissance
de la tragédie. laquelle est. dès le début. le prolongement de la théorie du plaisir négatif et du
dérèglement de toutes les facultés formulée par la Critique dlljugement et que Nietzsche avait
reprise dans les chapitres sur le sublime de Le .\londe COllime volonté et comme représentation.
Le livre sur Nietzsche et sur la façon dont la doctrine de la volonté de puissance aurait accompli
l'idée d'une genèse des facultés aurait été tout à fait différent si Deleuze avait connu déjà le
chapitre sur 1'« Analytique du Sublime» de la troisième Critiqlle. En effet, si. un an après la
présentation de la solution généalogique pour le problème du transcendantal. Deleuze découvre
que déjà Kant. dans le concept de sublime. avait trouvé la bonne voie, quoi dire après coup sur
ce que serait l'empirisme supérieur de Nietzsche?
76
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Ceci est le thème central du livre sur Kant et de l'article<< L'Idée de genèse
dans l'esthétique de Kant ». Deleuze essaie de montrer qu'il y a déjà chez
Kant l'idée qu'un type singulier d'expérience - l'expérience esthétique du
sublime - peut être le point d'engendrement de tout le champ transcen-
dantal 48 . Nous savons que l'expérience esthétique est pour Kant l'endroit
où l'accord entre facultés s'élève à son expression maximale. D'ailleurs,
l'expérience esthétique n'est plus que l'accord libre et indéterminé entre
facultés. Elle est suscitée par la simple forme (ou absence de forme) de l'objet
de l'expérience. C'est dans l'accord libre entre facultés, lequel se manifeste
premièrement dans l'expérience d'un objet comme beau ou comme sublime,
qu'on trouve la condition de possibilité de l'accord lui-même entre facultés,
qui se vérifie dans la connaissance théorique ou dans la connaissance pratique.
L'art est ainsi le fondement, il contient la possibilité de la science et de la
morale. Mais, demande Deleuze, si l'accord libre des facultés est la condition
de possibilité de tout l'accord en général, comment supposer cet accord libre?
Comment montrer qu'il est le fondement de l'accord déterminé ou de l'accord
déterminant? « L'accord libre indéterminé des facultés est le fond, la condi-
tion de tout autre accord; le sens commun esthétique est le fond, la condition
de tout autre sens commun. Comment serait-il suffisant de le supposer, de lui
donner seulement une existence hypothétique, lui qui doit servir de fondement
pour tous les rapports déterminés entre nos facultés? Comment expliquer
que nos facultés, différant en nature, entrent spontanément dans un rapport
harmonieux? Nous ne pouvons pas nous contenter de présumer un tel accord.
Nous devons l'engendrer dans l'âme. Telle est la seule issue: faire la genèse
du sens commun esthétique, montrer comment l'accord libre des facultés est
nécessairement engendré 49. »
Selon Deleuze, dans Critique de la jàculté de juger, plus qu'avec le pro-
blème de l'accord entre les facultés, plus encore qu'avec l'harmonie entre les
plusieurs plans de la possibilité de l'expérience, Kant est surtout confronté
avec le problème de sa genèse. Ce qu'oriente l'investigation de Kant, c'est
précisément le mode d'engendrement de l'accord. Deleuze souligne le fait
48. « Les deux premières Critiques ne peuvent pas résoudre le problème originaire du rapport
entre les tàcultés. mais seulement l'indiquer, et nous renvoyer à ce problème comme à une
tâche ultime. Tout accord déterminé suppose en etfet que les facultés. plus profondément. soient
capables d'un accord libre et indéterminé. C'est seulement au niveau de cet accord libre et
indéterminé (sensus COl1l11l1tnis aestheticus) que pourra être posé le problème d'un fondement
de l'accord ou d'une genèse du sens commun. Voilà pourquoi nous n'avons pas à attendre de la
Critique de la raison pure. ni de la Critique de la raison pratiqlle. la réponse à une question qui
ne prendra son vrai sens que dans la Critiqlle du jugement. En ce qui concerne un fondement
pour l'harmonie des facultés. les deux premières Critiques ne trouvent leur achèvement que
dans la dernière. » (PhCK. p. 36.)
49./D. p. 85.
77
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
que c'est par la différence entre une déduction de l'accord et une genèse de ce
même accord que surgit la différence entre les deux premières Critiques et la
troisième. L' œuvre de Maïmon Essai sur la philosophie transcendantale -
datant de 1790, Deleuze peut défendre sa thèse que la Critique de lafaculté de
juger aurait été la réponse à la critique d'une absence de méthode génétique
dans la compréhension de l'accord entre facultés. Avec la théorie de l'expé-
rience esthétique, Kant incorporait les objections de Maïmon et inaugurait une
nouvelle dimension de la philosophie transcendantale 50. Celle-ci cesse d'être
une théorie du conditionnement, une théorie des conditions de possibilité
de l'expérience, « pour devenir une Formation transcendantale, une Culture
transcendantale, une Genèse transcendantale 51 ».
L'analyse de l'accord entre facultés est donc une analyse de leur genèse
réciproque. Et cette analyse se réalise en deux plans: dans l'Analytique du
Beau (en tant qu'accord libre entre l'entendement et l'imagination) et dans
l'Analytique du Sublime (accord libre et indéterminé entre l'imagination
et la raison). L'incomplétude de l'Analytique du Beau, le fait que Kant a
comme ajouté, en dehors de tout l'équilibre architectonique, une Analytique
du Sublime, aurait été le résultat de l'impossibilité du jugement du beau
d'offrir une compréhension génétique de l'accord lui-même entre imagination
et entendement. L'harmonie dans le jugement du beau serait, selon Deleuze,
elle-même dérivée, engendrée, par l'harmonie supérieure qu'il y a dans le
jugement de quelque chose en tant que sublime. L'accord entre l'imagination
et la raison qui se réalise dans le jugement sublime offrirait ainsi la description
génétique de l'harmonie entre l'imagination et l'entendement du jugement
du beau. Le jugement sublime devient pour Deleuze l'expérience cruciale.
Il explique et le sublime et le beau. C'est donc à lui que Deleuze dédie presque
tout le texte.
Mais ce que Deleuze veut SUliout souligner, c'est le fait que l'harmonie
produite avec l'expérience du sublime ne peut jouer ce rôle originaire de
source de toutes les facultés, et de source de leur accord, que par le fait qu'elle
est en elle-même une harmonie paradoxale, une harmonie qui se construit
sur une désharmonie, sur un désaccord. « Cette harmonie du sublime est fort
50. « Les postkantiens. notamment Maïmon et Fichte. adressaient à Kant une oQjection fonda-
mentale: Kant aurait ignoré les exigences d'une méthode génétique. [ ... ] Si l'on considère que
la philosophie transcendantale est de 1790. il faut reconnaître que Kant, en partie, prévenait
les objections de ses disciples. Les deux premières Critiques invoquaient des tàits, cherchaient
des conditions pour ces tàits. les trouvaient dans des facultés déjà formées. Par là même, elles
renvoyaient à une genèse qu'elles étaient incapables d'assurer pour leur compte. Mais dans la
Critiqlle du jllgement esthétiqlle. Kant pose le problème d'une genèse des fàcultés dans leur
libre accord premier. Il découvre alors l'ultime fondement qui manquait encore aux autres
Critiqlles. » (ID. p. 86.)
51. ID. p. 86.
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Bien que le signe soit son sujet central, la théorie de l'essence est la grande
innovation que le livre sur Proust introduit dans le programme de l'empirisme
transcendantal. Absente de tous les livres antérieurs, l'essence vient juste-
ment donner un contenu à ce point de convergence de toutes les facultés, à cet
accord supérieur, à cette harmonie au-delà du dérèglement de tous les sens que
Deleuze avait découverte dans la théorie kantienne du sublime.
Cependant, après le livre sur Nietzsche et sur l'inversion du platonisme, et
après le livre sur la philosophie critique de Kant, le concept d'essence ne peut
qu'avoir une définition timide. Il faut attendre Logique du sens et son concept
d'événement pour que cette ontologie de l'essence arrive à tout son épanouis-
sement. Dans ce livre sur Proust, Deleuze reprend tous les prédicats classiques
83
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
84
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
vité. C'est seulement au niveau de l'art que les essences sont révélées. Mais
une fois qu'elles se sont manifestées dans l'œuvre d'art, elles réagissent sur
tous les autres domaines; nous apprenons qu'elles s'incarnaient déjà, qu'elles
étaient déjà là dans toutes ces espèces de signes, dans tous les types d'ap-
prentissage 64. » L'essence existe en elle-même, comme réalité autonome, et
s'incarne dans les signes, dans tous les types de signes. Mais l'essence se
révèle seulement dans les signes de l'art. Ce privilège des signes de l'art vient
de leur condition ontologique: ils sont immatériels. Tous les autres signes sont
matériels. Les signes sensibles, mondains, amoureux sont encore pris dans les
objets qui les portent, dans le mode de leur émission. Toujours un visage, une
saveur, une odeur, viennent marquer l'apparition de leur sens. Sans doute, les
signes artistiques sont-ils aussi liés à des matières. La fameuse petite phrase de
Vinteuil s'échappe inévitablement d'un piano (ou d'un violon). Mais, comme
Deleuze le dit, « le piano n'est là que comme l'image spatiale d'un clavier
d'une tout autre nature; les notes, comme "l'apparence sonore" d'une entité
toute spirituelle 65 ». Ce qui est signe dans l'art de la musique, ce ne sont pas
les sons mais la phrase musicale. La phrase musicale existe en elle-même,
comme une entité non matérielle, et devient « apparente », elle apparaît dans
les sons. Elle est une réalité spirituelle. Cette spiritualité n'a rien à voir avec
la façon dont elle est appréhendée. La phrase musicale est spirituelle sans être
le contenu d'aucun esprit. Elle a, en elle-même, la réalité du spirituel. C'est
pareil avec le geste théâtral. Le comédien utilise son corps et sa voix pour don-
ner à voir quelque chose sans corps et sans voix, quelque chose de spirituel:
ce que Deleuze appelle un « corps transparent» «La Berma se sert de sa
voix, de ses bras. Mais ses gestes, au lieu de témoigner de "connexités mus-
culaires", forment un corps transparent qui réfracte une essence, une Idée 66. »
C'est pour bien souligner cette condition non matérielle du signe artistique qui
révèle l'essence que Deleuze lui donne le nom le plus terrible de toute l'his-
toire de l'ontologie: « Idée ». Il dira le même, à propos de la phrase musicale.
« Des essences ou des Idées, voilà ce que dévoile chaque signe de la petite
phrase. Voilà ce qui donne à la phrase son existence réelle, indépendamment
des instruments et des sons, qui la reproduisent ou l'incarnent plus qu'ils ne la
composent 67. »Cette équivalence entre essence et idée, bien qu'affectée d'une
tonalité kantienne, est bien platonicienne. En plus d'affirmer la condition non
sensible du signe de l'art, sa condition non matérielle, elle veut garantir le
statut absolument objectif de l'essence. « Faut-il conclure que l'essence est
85
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
subjective [ ... ] ? Ce serait négliger les textes où Proust traite les essences
comme des Idées platoniciennes et leur confère une réalité indépendante 68. »
Nous comprenons maintenant la dimension « spirituelle» du signe artis-
tique. Il est spirituel dans la mesure où il est lieu d'incarnation d'une essence
qui n'est pas la matérialité des sons sOliis du piano, qui n'est pas la texture de
la toile d'un tableau, ni la densité du corps ou de la voix du comédien. C'est
en tant que réalité sans matière que les signes de l'art sont saisis. La condi-
tion « spirituelle» du signe artistique ne dérive pas du fait d'être saisi par un
esprit, mais l'inverse. Celui qui contemple une œuvre d'art devient esprit.
Le moment subjectif de l'essence, l'impression qu'elle produit dans le sujet
qui la contemple dans l'œuvre d'art, sont totalement sans matière - « l'im-
pression même de la petite phrase est sine materia 69 ». Ce qu'une subjectivité
appréhende dans l'œuvre d'art est un signe immatériel en tant qu'incarnation
directe d'une essence. C'est ainsi que cette subjectivité acquiert la condition
d'un esprit, d'une pensée pure. Elle devient esprit dans la connaissance d'une
réalité spirituelle. D'olt la corrélation fondamentale de tout le livre sur Proust
entre l'art, l'essence et la pensée pure comme faculté des essences. Cette pen-
sée pure, la faculté ultime (au-delà de la sensibilité, de l'imagination, de la
mémoire, de l'intelligence), n'est possible que par les essences qu'elle saisit,
et elle ne les saisit que dans l'œuvre d'art, que dans des signes immatériels,
spirituels qui révèlent immédiatement les essences 70,
On est arrivé à la question peut-être la plus difficile. Quel est le mode
d'existence de l'essence? Deleuze multiplie les réponses. D'abord, l'essence
ou l'idée n'a d'existence que comme composante du signe. Elle est ce qui lie
le signe à son sens. « L'Essence est précisément cette unité du signe et du sens,
telle qu'elle est révélée dans l'œuvre d'art 71 .» Ensuite, l'essence est un point
de vue qui différencie la façon dont le monde apparaît à chaque sujet. Elle
individualise chaque perspective. S'incarnant dans l'œuvre, elle lui donne la
condition d'une expression singulière du monde. « À cet égard, Proust est
leibnizien : les essences sont de véritables monades, chacune se définissant
par le point de vue auquel elle exprime le monde, chaque point de vue ren-
voyant lui-même à une qualité ultime au fond de la monade 72. » Comme
conséquence, l'essence en tant que monade s'incarne aussi dans le sujet qui
contemple l'œuvre. Le sujet obtient même son individualité par l'essence qui
86
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Pour bien marquer cette condition d'une virtualité comme temps pur,
comme temps enroulé, compliqué, mais tout à fait indépendant des facul-
tés temporelles, des facultés qui travaillent sur le temps la sensibilité, la
mémoire ou l'imagination -, Deleuze présente les essences comme ne pou-
vant être saisies qu'au-delà de ce temps qu'on touche comme élargissements
du présent. Ce temps à l'état pur ne peut être capturé, actualisé, que dans une
situation particulière, hors des rythmes et des ordres du temps du mouvement
du futur vers le passé. Le temps pur, l'essence dans sa condition de réalité vir-
tuelle, se donne d'abord dans un état paradoxal: le sommeil. Là, seulement, le
temps apparaît enroulé, compliqué dans l'essence. « Si nous cherchons dans
la vie quelque chose qui corresponde à la situation des essences originelles,
nous ne la trouverons pas dans tel ou tel personnage, mais plutôt dans un état
profond. Cet état, c'est le sommeil 80. » C'est ainsi que Deleuze interprète le
début de À la recherche du temps perdu. « Le dormeur "tient en cercle autour
de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes" [ ... ]. Le sujet artiste
a la révélation d'un temps originel, enroulé, compliqué dans l'essence elle-
même, embrassant à la fois toutes les séries et ses dimensions 81. » Le temps
passé, le temps à l'état pur, n'est pas une affaire de la mémoire. Ce serait
le réduire à la contingence d'une subjectivité. Contre la mémoire volontaire,
Deleuze affirme la réalité du sommeil comme état subjectif du temps pur. L'art
reproduit cette condition. Mais, dans son cas, c'est la pensée pure, non pas
le sommeil, qui permet l'accès au temps compliqué, au temps enroulé dans
l'essence. « Comme le sommeil, l'art est au-delà de la mémoire: il fait appel
à la pensée pure, comme faculté des essences. Ce que l'art nous fait retrouver,
c'est le temps tel qu'il est enroulé dans l'essence, tel qu'il naît dans le monde
enveloppé de l'essence, identique à l'éternité 82. » Au-delà de la mémoire,
aussi bien qu'au-delà de l'imagination ou de la sensibilité, il y a la pensée
pure. Le dormeur saisit le temps originel, enroulé dans le passé pur. La pensée
pure le saisit dans l'art, tel qu'il est enroulé dans l'essence.
La théorie de l'essence commethéoriede la virtualité, c'est la façon d'exclure
la mémoire volontaire, ainsi que l'imagination et la sensibilité, de l'expé-
rience du temps pur. Seule la pensée pure, dans l'art, capte le temps pur, capte
les essences au-delà de toutes les autres facultés. « L'art dans son essence,
l'art supérieur à la vie ne repose pas sur la mémoire involontaire. Il ne repose
même pas sur l'imagination et les figures inconscientes. Les signes de l'art
toujours par celui de sens. Pourquoi alors ce retour en 1964 au concept d'essence. d'abord pré-
senté en tant qu'unité entre signe et sens. et après comme le virtuel de Bergson?
80. MPS. p. 59.
81. AlPS, p. 59.
82. M PS, p. 59.
89
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
s'expliquent par la pensée pure comme faculté des essences 83. » Le temps
retrouvé, ce temps viliuel, ce passé à l'état pur, saisi vaguement dans le som-
meil, ne se donne dans toute sa vérité que dans l'art, parce que seulement dans
l'art les essences se révèlent, ces essences où le temps pur existe enroulé,
compliqué, éternisé. « Voilà bien le sens du mot '"temps retrouvé". Le temps
retrouvé, à l'état pur, est compris dans les signes de l'art 84. »
Et l'art par excellence de ce temps pur, l'art du temps retrouvé, l'mi du
temps virtuel, c'est la littérature. Elle seule nous permet l'accès au passé pur,
elle seule nous conduit à un temps retrouvé dans le récit des fragments tem-
porels idéaux, compliqués, enroulés. C'est la littérature seule qui, adressée à
la pensée pure, lui offre l'essence d'une vie, d'un amour, d'une saveur, dans
ces signes spirituels, dans ce sens qui vient s'incarner dans la matérialité d'un
livre. Mais cette littérature n'existe, comme l'mi par excellence du temps, que
selon le modèle kantien des facultés et de leur harmonie. Une littérature où
la mémoire, l'imagination, la sensibilité, font violence sur la pensée pour la
-forcer à penser les essences. Une littérature qui n'existe que pour provoquer
la désharmonie entre les facultés et les conduire à leur point de convergence
ultime, à l'âme, à la pensée pure, faculté des essences, faculté qui saisit le
monde virtuel, le temps enroulé dans les signes immatériels du texte pur, dans
le roman, comme l'idée qui s'incarne dans les signes matériels du livre.
On comprend maintenant que le livre sur Proust ne fut possible qu'avec le
retour à Kant au-delà de Nietzsche.
83. MPS. p. 70
84. MPS. p. 59.
DEUXIÈME CHAPITRE
Sacher-Masoch: du phantasme à l'événement
1.« La Présentation de Sacher-Masoch s'ouvre sur une question sartrienne: "À quoi sert la litté-
rature T. Il fàut la prendre à la lettre. La littérature sert à quelque chose. elle a une positivité. une
force d'éclairage: elle produit quelque chose. Deleuze prend déjà dans ce texte de 1967 une posi-
tion très forte en tàveur d'un fonctionnalisme de l'écriture qui refuse vigoureusement le principe
d'une autonomie de la littérature, d'une clôture du texte. L'art n'est pas sa propre tin. et il sert à
quelque chose, non pas à lui-même ou à rien. » (SAUVAGNARGUES, A., 2005, p. 52.)
91
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
92
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
celui du rôle de la perversion dans une théorie de la civilisation. Plus que des
symptomatologistes, plus que la liaison de leur nom propre à un ensemble
de signes d'une perversion, c'est-à-dire plus que classification de deux per-
versions, Sade et Masoch sont aussi des anthropologues. En récupérant les
thèses de Nietzsche, Deleuze anticipe ici Critique et clinique et sa définition
de la littérature comme une affaire de santé. Présentation de Sacher-Masoch
est le premier livre où Deleuze prend un écrivain pour penser le problème de
la clinique comme essentiel à tout artiste, et cela non seulement au niveau
d'une critique littéraire mais également d'une affaire des minorités. « Toute
son œuvre reste influencée par le problème des minorités, des nationalités
et des mouvements révolutionnaires dans l'empire: contes galiciens, contes
juifs, contes hongrois, contes prussiens 3. »
La question sur l'efficacité clinique de la littérature de Sade et de Masoch
devient alors la question de l'expérience proprement esthétique. Et celle-ci se
présente non seulement au niveau des sens, c'est-à-dire de la réception par le
lecteur des signes pervers de l'auteur, mais aussi au niveau des institutions et
des contrats que les deux perversions impliquent. La question de l'expérience
esthétique devient, pour la première fois dans l'œuvre de Deleuze, une affaire
politique, du moins juridique 4. C'est dans Présentation de Sacher-Masoch
que Deleuze pose pour la première fois le problème politique dans sa relation
avec l'esthétique. En distinguant le contrat (comme sphère masochiste) de
l'institution (en tant que forme du sadisme), Deleuze est en train de rompre
avec Kant et toute la lignée contratualiste, selon laquelle toutes les institutions
se fondent sur les contrats de tous avec tous. Ainsi, Kant affirme que toute
l'expérience politique doit se fonder sur un contrat dans lequel chacun s'élève
en sujet universel. Ce que le masochiste laisse penser, c'est le contrat comme
affaire privée, individuelle, signée entre le masochiste lui-même et la femme-
bourreau. Masoch, Kafka et Melville sont les auteurs que Deleuze a choisis
pour mieux donner à voir comment des écrivains ont su renverser le système
établi en proposant le contrat, le pacte, l'alliance, comme nouvelle fraternité.
Sade et Masoch sont donc le laboratoire qui laisse le mieux voir la littéra-
ture comme une affaire de symptomatologie. Ils ont créé, par leurs livres, de
nouvelles formes de vie, de nouvelles formes de penser et de sentir. Chez eux,
le langage devient actif: littéral, en agissant directement sur les sens, sur la
3. PSM. « Avant-propos ». p. 9.
4. « Chez Masoch [ ... ]. tout est persuasion. et éducation [ ... ]. Nous sommes devant une victime
qui cherche un bourreau. et qui a besoin de le former. de le persuader. et de faire alliance avec
lui pour l'entreprise la plus étrange. C'est pourquoi les petites annonces font partie du langage
masochiste. alors qu'elles sont exclues du vrai sadisme. C'est pourquoi aussi le masochiste
élabore des contrats, tandis que le sadique abomine et déchire tout contrat. Le sadique a besoin
d'institutions. mais le masochiste. de relations contractuelles. » (PSM. p. 20.)
93
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
5. PSIt{ p. 114.
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
instituante ~ chez Masoch, elle se dépasse aussi vers une fonction dialectique,
mythique et persuasive 6. »
Le rôle et la valeur de la description diffèrent chez Sade et Masoch. Si Sade
utilise des descriptions obscènes et investit dans l'accélération et la conden-
sation des actes de violence, Masoch, au contraire, s'en abstient 7. Il suspend
la violence et investit plutôt dans la création des décors, des scénarios, des
atmosphères suggestives. « Comment expliquer ce double "déplacement" de
la description? Nous en revenons à la question: pourquoi la fonction démons-
trative du langage chez Sade implique-t-elle des descriptions obscènes, alors
que la fonction dialectique chez Masoch semble bien les exclure, ou du moins
ne les comporte pas essentiellement 8 ? » La réponse de Deleuze passe par la
différence entre « négation» et « dénégation ».
Selon lui, le sadisme est le conflit entre deux niveaux, le négatif de la nature
seconde et du moi, et la négation pure comme idée de la nature première.
Le sadique est celui qui habite la négation absolue et totale du monde. Il crée
une division entre une nature originelle, première, qui correspond à ses exi-
gences, c'est-à-dire une nature de la pure négation comme idée de la raison,
et une nature seconde où le négatif remplace la négation et surgit comme
l'envers d'une positivité et comme processus partiel de destruction. Or, la
nature première n'est jamais donnée, ne peut pas être donnée, car elle n'appar-
tient pas au monde de l'expérience. Elle ne peut donc être que démontrée, être
objet de description. Le grand problème que Sade se pose est celui de savoir si
une douleur du monde de l'expérience peut en droit se répéter à l'infini dans
le monde de la nature première.
Pour Deleuze, le sadique vit dans le décalage entre ces deux natures et en
permanente frustration car il se confronte toujours avec le fait que la nature
qu'il idéalise ne peut pas être donnée dans l'expérience et que la nature réelle
se manifeste comme moins douloureuse et cruelle que l'originelle. « C'est
pourquoi aussi les héros sadiques désespèrent et enragent de voir leurs crimes
réels si minces par rapport à cette idée qu'ils ne peuvent atteindre que par la
toute-puissance du raisonnement [ ... ]. Il s'agit donc, pour le libertin, de com-
bler l'écart entre les deux éléments, celui dont il dispose et celui qu'il pense,
le dérivé et l'originel, le personnel et l'impersonnel 9. »
6. PSM. p. 114.
7. « Il faut même rendre à l'œuvre de Sacher-Masoch en général l'hommage d'une extra-
ordinaire décence [... ]. Ce pourquoi Masoch fut un auteur non pas maudit. mais fêté et honoré;
même la part inaliénable du masochisme en lui ne manqua pas de paraître une expression du
folklore slave et de l'âme petite-russienne. » (PSM. p. 23-24.)
8. PSA,I. p. 24.
9. PSM. p. 26.
95
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Le libeliin crée alors un système pour savoir si et comment une douleur dans la
nature seconde peut se reproduire à l'infini dans la nature première. Ce système
passe par deux procédés. D'un côté, l'accélération, ou précipitation, laquelle
consiste dans la multiplication, dans la reproduction incessante des victimes et
de leurs douleurs. Sade a construit toute une cartographie détaillée des douleurs
et des victimes, laquelle doit être respectée minutieusement 10. De l'autre côté, la
condensation, ou accumulation, laquelle est l'exigence de la froideur de la vio-
lence, c'est-à-dire l'exigence d'une violence rationnelle, totale, impersonnelle,
apathique, qui ne se laisse dévier par aucun plaisir qui la conduirait à la nature
seconde. La violence sadique dérive de l'annulation de la nature seconde, du
moi sentimental qui ne connaît la violence que dans sa limite de partialité senso-
rielle. Elle est minutieusement descriptive pour prolonger, accélérer et conden-
ser la douleur partielle dans la nature seconde. La violence sadique est un acte
rationnel d'où dérive le plaisir d'une démonstration presque mathématique de la
répétition dans la nature prem ière Il.
- La répétition chez Masoch est complètement différente. Elle n'est plus rap-
pOli à la négation du monde comme nature seconde et répercussion à l'infini
de la douleur dans une nature originelle, mais rapport à sa dénégation, c'est-
à-dire à sa suspension dans un idéal phantasmé, le monde en tant que phan-
tasme. C'est que « le suspens esthétique et dramatique chez Masoch s'oppose
à la réitération mécanique et accumulatrice telle qu'elle apparaît chez Sade 12 ».
La répétition sadique est accélérante, mais la répétition masochiste est suspen-
sive. Elle suspend le réel pour le fixer dans le phantasme. C'est une répétition
qui porte sur l'imagination car elle répète une dénégation basée sur un idéal de
l'imagination. « Il ne s'agit donc pas de nier le monde ou de le détruire, mais
pas davantage de l'idéaliser; il s'agit de le dénier, de le suspendre en le déniant
pour s'ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme. On conteste le
bien-fondé du réel pour faire apparaître un pur fondement idéal 13. » Le maso-
chiste dénie le monde réel de façon à se fixer dans un idéal de son imagination,
1O. Comme l'explique Chantal Thomas, « six cents passions, c'est-à-dire en "Iangue de
libertinage" six cents manies sexuelles, sont ainsi répertoriées et décrites selon une gradation
qui va dans le sens d'une plus grande complexité et du franchissement de toutes les barrières
normatives. Entre le début du mois de novembre et la fin du mois de fëvrier, le "quatriumvirat"
des messieurs devrait avoir tout entendu sur ce qui se fornique dans le secret des alcôves [ ... ].
Par son souci déclaré d'exhaustivité et par l'énumération du catalogue sur laquelle s'alignent
les narrations des "historiennes", on a pu voir dans Les Cent Vingt Journées de Sodome un
texte précurseur des travaux de sexologie de Kraft-Ebing, au XIXe siècle. » (THOMAS, C.. 1994,
p. 116-117.)
Il. « Telle est la fameuse apathie du libertin, le sang-froid du pomologiste, que Sade oppose au
déplorable "enthousiasme" du pornographe. » (PSM, p. 26.)
12. PS,H. p. 31.
13. PSM. p. 30.
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Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
lui-même figé et incarné dans le phantasme. Le masochisme est ainsi une pure
contemplation, une contemplation mystique du réel. C'est ainsi que la répéti-
tion masochiste consiste en un processus de retardement à l'infini de cet idéal,
du phantasme, du plaisir. La douleur est répétée de façon à ne pas atteindre le
résultat, pour suspendre le moment de plaisir. « Le processus de dénégation
masochiste va si loin qu'il porte sur le plaisir sexuel en tant que tel: retardé au
maximum, le plaisir est frappé d'une dénégation qui permet au masochiste, au
moment même où il l'éprouve, d'en dénier la réalité pour s'identifier lui-même
à "l'homme sans sexualité" 14. » D'où l'importance dans le masochisme du féti-
chisme, des rites de souffrance avec de véritables suspensions physiques, des
poses figées de la femme-bourreau qui la font apparaître comme une statue,
portrait ou photo. Anticipant ses analyses de la répétition par elle-même dans
Différence et répétition, Deleuze reconduit sa distinction entre « négation»
et « dénégation » à deux formes de répétitions : « La répétition a donc dans
le sadisme et dans le masochisme deux formes tout à fàit différentes suivant
qu'elle trouve son sens dans l'accélération et la condensation sadiques, ou dans
le "figement" et le suspens masochistes 15. »
C'est cette double forme de la répétition qui permet de décrire le roman
porno logique comme une affaire perverse. Deleuze veut expliquer l'acte par
lequel le langage se dépasse lui-même en réfléchissant un corps de désir pour
former, avec les mots, un autre corps, un corps glorieux, plein de nouveaux
plaisirs pour de purs esprits. Il s'agit bien de l'acte de description de la chair
et de sa transgression, mais d'une une transgression du langage par le lan-
gage. Selon Deleuze, le dispositif pervers dans la littérature se confond avec
le mouvement même de la production fictionnelle. C'est une fiction du double,
de la répétition, de la réitération des faits, mais comme son archive impos-
sible, excessive. Cette fiction agit directement sur la sensualité. Elle cherche
à la « spiritualiser », pour la rendre un pur effet du langage. Sade et Masoch
fabulent des mondes, comme toute littérature. Mais ce ne sont pas des mondes
possibles, des mondes plus sombres ou plus glorieux. Ce sont des descriptions
détaillées de ce monde-ci, mais comme sa répétition excessive. « Avec Sade
et avec Masoch, la littérature sert à nommer, non pas le monde puisque c'est
déjà fait, mais une sorte de double du monde, capable d'en recueillir la vio-
lence et l'excès. [ ... ] Et les mots de cette littérature, à leur tour, forment dans
le langage une sorte de double du langage, apte à le faire agir directement sur
les sens 16. »
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Le transcendantal de la perversion
17. Deleuze suit de très près les analyses de Sade chez Bataille, Klossowski et Blanchot.
Cl PSM. p. 17, 35. 53. 56, 64 et 103.
18. « Il est injuste de ne pas lire Masoch. quand Sade est l'objet d'études si profondes qui
s'inspirent à la fois de la critique 1ittéraire et de l'interprétation psychanalytique, et qui contri-
buent aussi à les renouveler toutes deux. » (PSM. p. 113.)
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général est le temps, le temps en tant que forme pure, en tant que sens interne.
Si c'est dans le temps que toutes les liaisons et toutes les synthèses ont lieu,
alors le temps est la condition ultime de possibilité de la synthèse en général.
Selon Deleuze, Freud aurait même permis d'aller plus loin que Kant dans
cette stratégie transcendantale. Par l'idée d'une compulsion à la répétition,
c'est la répétition elle-même qui surgit dans Au-delà du principe du plaisir en
tant que forme pure du temps. « Il faut comprendre que la répétition, telle que
Freud la conçoit dans ces textes de génie, est en elle-même synthèse du temps,
synthèse '"transcendantale" du temps. Elle est à la fois répétition de l'avant, du
pendant et de l'après. Elle constitue dans le temps le passé, le présent et même
le futur 21. » Freud aurait ainsi produit une inversion dans la relation entre
répétition et plaisir à l'intérieur de l'analyse même du phénomène de la com-
pulsion à la répétition. « Au lieu de vivre la répétition comme une conduite
à l'égard d'un plaisir obtenu ou à obtenir, au lieu que la répétition soit com-
mandée par l'idée d'un plaisir à retrouver ou à obtenir, voilà que la répétition
se déchaîne, est devenue indépendante de tout plaisir préalable. C'est elle qui
est devenue idée, idéal. Et c'est le plaisir qui est devenu conduite à l'égard de
la répétition, c'est lui qui accompagne et suit maintenant la répétition comme
terrible puissance indépendante 22. »
Cependant, ce que, selon Deleuze, Freud ajoute de fondamentalement nou-
veau à une théorie transcendantale des synthèses du temps, c'est le dispositif
de négation de la liaison, le dispositif qui gomme la répétition, qui, comme
une nouvelle répétition, constitue le passé et, ainsi, coupe le flux continu
du passé, présent, futur. En un mot, la grande révolution de Freud aurait été
l'introduction d'une autre puissance au-delà du principe du plaisir, une autre
force au-delà d'Éros: Thanatos. « Comment l'excitation serait-elle liée, et
par là "résolue", si la même puissance aussi ne tendait à la nier? Au-delà
d'Éros, Thanatos. Au-delà du fond, le sans-fond. Au-delà de la répétition-lien,
la répétition-gomme, qui efface et qui tue 23. »
Mais il faut faire un pas au-delà, au-delà de Freud lui-même, pour empê-
cher qu'Éros et Thanatos soient interprétés comme une différence de nature
entre l'union et la destruction, entre la répétition qui lie et la répétition qui
efface, qui coupe. Deleuze veut garder la dimension « transcendantale» de
ces concepts. Éros et Thanatos doivent être pris comme des formes pures
de la répétition. Ils ne peuvent jamais être donnés dans l'expérience, mais
constituent la condition de sa possibilité, au mieux, de sa réalité. Il donnera
bien à Thanatos le sens d'« instinct de mort ». Mais, pour marquer son statut
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
d'a priori matériel, son statut de forme pure de la répétition en tant que répé-
tition qui coupe, qui efface la liaison, il propose de traduire le concept freu-
dien de Todestrieb par « instinct de mort », laissant l'expression « pulsion de
mOli» aux effets et aux représentants dans le « ça » des deux principes primor-
diaux 24. Il peut alors souligner le fait que seule une analyse elle-même trans-
cendantale de ce rapport Éros-Thanatos - inaugurée par Freud dans Au-delà
du principe du plaisir mais pas amenée jusqu'à à ses dernières conséquences
spéculatives - peut montrer le rôle fondamental de l'instinct de mOli dans la
compréhension du masochisme, aussi bien que le rôle du masochisme dans la
compréhension de la nature transcendantale de cette instance transcendante
et silencieuse. Avec l'introduction du concept d'« instinct de mort », Freud
a attribué au masochisme un statut plus original. Il admet l'hypothèse d'un
Urmasochisml/s, un masochisme primordial, ou d'un ursprünglicher Maso-
ch is 111 l/S , un masochisme original. Le masochisme doit être pris alors comme
plus ancien que le sadisme. Le sadisme serait l'instinct de mort orienté non
-vers soi-même, mais vers l'extérieur. Le masochisme devient ainsi le phéno-
mène psychique qui est le plus proche de ce principe transcendant et silen-
cieux que Freud désigne par Thanatos.
Le caractère originaire, et donc transcendantal, de la répétition va conférer
aux phénomènes de la perversion- au sadisme et au masochisme -- un statut
lui-même transcendantal. Dans un cas comme dans l'autre, le lien entre le
plaisir et la douleur se fait par un dispositif de réitération. Le mal est, chez
Sade, l'affirmation absolue de l'acte de souffrance, en rendant la répétition
libre de toute hypothèque, de toute rédemption. Comme dit Deleuze, « la souf-
france infligée, dans le système de Saint-Fond, ne vaut que dans la mesure
où elle est appelée à se reproduire à l'infini 25 ». Idem dans le masochisme.
La douleur masochiste est subordonnée à la suspension, à la sphère et à la
fonction de répétition et de réitération dans l'attente. « C'est là l'essentiel :
la douleur n'est valorisée qu'en rapport avec desformes de répétition qui en
24. « Les résultats de la recherche transcendantale sont qu'Éros est ce qui rend possible l'instau-
ration du principe empirique de plaisir. mais que toujours et nécessairement, il entraîne Thanatos
avec lui. Ni Éros ni Thanatos ne peuvent être donnés ou vécus. Seules sont données dans l'expé-
rience des combinaisons des deux le rôle d'Éros étant de lier l'énergie de Thanatos et de sou-
mettre ces combinaisons au principe de plaisir dans le ça. C'est pourquoi. bien qu'Éros ne soit pas
plus donné que Thanatos. du 1110ins se fait-il entendre et agit-il. Mais Thanatos. le sans-tond porté
par Éros, ramené à la surface. est essentiellement silencieux; d'autant plus terrible. Aussi nous
a-t-il semblé qu'il fallait en français garder le mot "instinct". instinct de mort. pour désigner cette
instance transcendante et silencieuse. Quant aux pulsions. pulsions érotiques et destructrices. elles
doivent seulement désigner les composantes des combinaisons données, c'est-à-dire les repré-
sentants dans le donné d'Éros et de Thanatos. les représentants directs d'Éros et les représentants
indirects de Thanatos. toujours mélangés dans le ça. » (PSM. p. 100.)
25. PSM. p. 103.
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conditionnent l'usage 26. » Mais, avant d'entrer dans l'analyse de cette condi-
tion originaire de l'expérience du sadisme et du masochisme, il faut exposer le
concept qui les unifie, c'est-à-dire le concept de perversion. Encore ici, pour le
fondamental, Deleuze suit Freud.
Le passage du plan du sans-fond, qui constitue la répétition, au plan du
principe du plaisir (le plan des « instincts» Éros et Thanatos) et, d'un autre
côté, du plan du principe du plaisir au plan des pulsions (pulsions érotiques et
destructives), quand il se réalise (non plus au plan du id, du ça, mais au plan
de l'ego et du superego), implique un dispositif de dé-sexualisation. Cela veut
dire qu'une certaine quantité de la libido (énergie de l'éros) est neutralisée,
devient indifférente et donc déplaçable. Freud indique pour cela deux proces-
sus de déplacement neutralisants: le processus d'idéalisation, qui constitue la
force de l'imagination dans l'ego, et le processus d'identification, qui consti-
tue la puissance de la pensée dans le superego. Ainsi, cette dé-sexualisation
a deux effets possibles: elle introduit des perturbations fonctionnelles dans
l'application du principe - lequel correspond à la névrose ; ou, alors, elle
promeut une transformation du plaisir, lequel surpasse le plaisir lui-même
pour des satisfactions d'un autre ordre la sublimation.
Alors, Deleuze demande: « N'y a-t-il pas encore une autre solution que les
troubles fonctionnels de la névrose et les extensions spirituelles de la subli-
mation ? N'y a-t-il pas une voie qui serait liée non plus â la complémentarité
fonctionnelle du moi et du surmoi, mais à leur scission structurale? N'est-ce
pas celle que Freud indique en la désignant précisément du nom de perver-
sion 27 ? » La perversion est ainsi découverte comme un mouvement para-
doxal. Elle est initialement équivalente au processus de désexualisation qu'on
trouve dans la névrose et dans la sublimation. Elle agit avec une force et une
froideur beaucoup plus grandes que dans ces deux cas de neutralisation de
l'éros. POUl1ant, la perversion se définit en tant que désexualisation qui vient
accompagnée d'une resexualisation. Ce deuxième moment ne dément pas le
premier, mais il potentie la désexualisation elle-même. « Tout se passe comme
si le désexualisé était resexualisé comme tel et d'une nouvelle manière. C'est
en ce sens que la froideur, la glace, sont l'élément essentiel de la structure per-
verse. Nous trouvons cet élément aussi bien dans l'apathie sadique que dans
l'idéal du froid masochiste: "théorisé" dans l'apathie, "phantasmatisé" dans
l'idéal 28. » L'essence de la perversion, c'est ce processus paradoxal: désexua-
liser pour resexualiser sur le même objet antérieurement neutralisé. Annu-
ler le plaisir pour le réinvestir avec toute l'énergie de sa propre annulation,
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est l'objet réel du désir. Selon Lacan, c'est ainsi que, pour Kant, la loi est une
forme pure, une expérience pure de respect. L'objet de la loi et l'objet du désir
sont un et le même, et ils restent également occultes. « En quoi se démontre
dira Lacan - que le désir soit l'envers de la loi 39. »
La loi, dans le masochisme, reçoit un contenu, elle est intra-maternelle, elle
s'identifie avec l'image de la mère, à la fois utérine, orale et objet d'amour.
Cette loi se manifeste non plus comme quelque chose à transgresser, à profa-
ner, comme dans le sadisme, de façon à atteindre une nature pure, primitive,
au-delà des normes et des institutions, mais comme quelque chose d'impos-
sible, d'intouchable. C'est en tant qu'impossible que la loi devient produc-
trice, qu'elle induit le désir. Mais un désir qui ne peut exister qu'en attente, en
suspension de son effectuation. Deleuze souligne alors l'attente et le suspens
comme caractéristiques de l'expérience masochiste. Toutes les scènes rituelles
de suspension physique, de crucifixion, d'apprivoisement dans les nouvelles
de Masoch restent incompréhensibles si elles ne sont pas mises en rapport
-avec la forme du suspens, et en particulier avec la forme temporale qui la
rend possible: le délai, rattente, le retard. Comme le dit Deleuze, « la forme
du masochisme est l'attente. Le masochiste est celui qui vit l'attente à l'état
pur [ ... ]. Qu'une telle forme, un tel rythme de temps avec ses deux flux, soit
précisément rempli par une certaine combinaison plaisir-douleur, c'est une
conséquence nécessaire. La douleur vient effectuer ce à quoi l'on s'attend, en
même temps que le plaisir effectue ce qu'on attend. Le masochiste attend le
plaisir comme quelque chose qui est essentiellement en retard, et s'attend à
la douleur comme à une condition qui rend possible enfin (physiquement et
moralement) la venue du plaisir 40 ». Suspension et attente ont comme objet
l'impossibilité de la mère et, en même temps, elles font de l'image de la mère,
en tant que fétiche, l'unique contenu de la loi de ce retard infini. À la loi
vide de Lacan, à la condition cruelle du nom du père qu'il faut transgres-
ser, Deleuze oppose la loi pleine comme image figée de la mère impossible.
Au symbolique qui produit du désir comme manque, il oppose le symbolique
qui produit du désir comme suspens et attente.
Ce nouveau concept de loi conduit Deleuze à une autre opposition entre
sad isme et masoch isme : l'opposition entre l'institution et le contrat. Le sad isme
suppose l'invention de l'institution contre la loi. Le masochisme suit le modèle
du contrat et de la soumission. Pour réaliser la dénégation qui transpose la
réalité en phantasme, le masochiste a besoin de l'établissement d'un contrat
avec quelqu'un qui adopte la fonction du bourreau, du tortureur. Ce contrat est
précédent ou même indépendant de la loi. Le contrat présuppose en principe le
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41. « Le contrat est vraiment générateur d'une loi, même si cette loi vient déborder et démentir
les conditions qui lui donnent naissance. au contraire l'institution se présente comme étant d'un
ordre très différent de celui de la loi. comme rendant les lois inutiles. et substituant au système des
droits et des devoirs un modèle dynamique d'action. de pouvoir et de puissance. » (PSM. p. 68.)
42. PSM.
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43. PSAI.
44. PSM. p. 31.
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Deleuze peut donc dire que la constellation masochiste tourne autour du phan-
tasme. « Le réel [ ... ] est frappé non pas d'une négation, mais d'une sorte de
dénégation qui le fait passer dans le phantasme. Le suspens a la même fonc-
tion par rapport à l'idéal, et le met dans le phantasme. L'attente elle-même
est l'unité idéal-réel, la forme ou la temporalité du phantasme. Le fétiche est
l'objet du phantasme, l'objet phantasmé par excellence 45. »
Ce n'est pas seulement du point de vue des dispositifs de fiction que le
sadisme et le masochisme se distinguent. La négation sadique des lois, d'un
côté, et la dénégation masochiste du réel, de l'autre, correspondent à des facul-
tés différentes. La première est l'œuvre de la raison. Le monde de la nature, le
monde sans lois, que le sadique veut atteindre par la transgression de toutes les
institutions, a la condition d'une fiction délirante produite non pas par les sens
ou par l'imagination, mais par la faculté des idées. Par contre, le processus de
dénégation et de suspension est l'effet fondamental de l'imagination. C'est
dans les images des décors, du clair-obscur des boudoirs que tout l'art du sus-
pens se bâtit. Le geste est interrompu au moment du passage à l'acte pour être
figé dans le phantasme, comme équivalent à l'intemporalité de l'idéal. Idée
sadique vis-à-vis de l'idéal masochiste. Ils sont donc des objets appartenant à
des mondes différents. L'idée a sa genèse dans la raison, l'idéal dans l'imagi-
nation. Deleuze condense la différence entre Sade et Masoch justement dans
cette différence entre raison pure et imagination pure.« Dans l'œuvre de Sade,
les mots d'ordre et les descriptions se dépassent vers une plus haute fonction
démonstrative; cette fonction démonstrative repose sur l'ensemble du négatif
comme processus actif, et de la négation comme Idée de la raison pure; elle
opère en conservant et en accélérant la description, en la chargeant d' obs-
cénité. Dans l'œuvre de Masoch, mots d'ordre et descriptions se dépassent
aussi vers une plus haute fonction, mythique ou dialectique; cette fonction
repose sur l'ensemble de dénégation comme processus réactif, et du suspens
comme Idéal de l'imagination pure 46. » L'idée sadique est spéculative. Par
contre, l'idéal du masochiste est du domaine du mythe. Le roman sadique
est présenté comme descriptif et analytique, tandis que celui masochiste est
« imaginaire 47 ».
Ces deux formes perverses de la littérature offrent ainsi une nouvelle for-
mulation du programme de l'empirisme transcendantal. Elles laissent voir non
seulement comment des expériences esthétiques sont à l'origine du système
des facultés, mais aussi dans quelle mesure ce système a sa condition ultime
dans les formes du rapport du désir à ses objets: la raison dans la négation
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La théorie du corps sans organes dépend ainsi, déjà dès le début de L'Anti-
Œdipe, de la critique de la corrélation entre masochisme et phantasme, lequel
organisait Présentation de Sacher-Masoch, Différence et répétition, et Logique
du sens. Et, ce qui est le plus frappant, c'est le fait que cette critique n'ajamais
eu un effet sur la façon dont Deleuze lit son propre développement. Deleuze
dénonce sa propre interprétation du masoch isme sans la reconnaître en tant
que telle. C'est comme s'il était uniquement en train de dénoncer quelqu'un
d'autre, dans ce cas, le regard psychanalytique sur la structure de la perversion.
De la même façon qu'il se débarrasse de la théorie du phantasme sans
reconnaître qu'il abandonne ses positions théoriques les plus fondamentales,
il semble aussi n'avoirjamais partagé avec Freud et Lacan le concept de« pul-
sion de mOli » pour expliquer le masochisme. « Quand on n'invoque pas la
ridicule pulsion de mort, on prétend que le masochiste, comme tout le monde,
cherche le plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humilia-
tions fantasmatiques qui auraient pour fonction d'apaiser ou de conjurer une
angoisse profonde. Ce n'est pas exact; la souffrance du masochiste est le prix
qu'il faut qu'il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le
pseudo-lien du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque 57. »
de tels devenirs. Dans le fétichisme et surtout dans le masochisme. qui ne cessent d'atTronter
ce problème. Le moins qu'on puisse dire est que les psychanalystes n'ont pas compris. même
Jung. ou qu'ils ont voulu ne pas comprendre. Ils ont massacré le devenir-animal. chez l'homme
et chez l'enfant. Ils n'ont rien vu. Dans l'animal. ils voient un représentant des pulsions ou
une représentation des parents. Ils ne voient pas la réalité d'un devenir-animal. comment il est
l'affect en lui-même. la pulsion en personne. et ne représente rien. Il n'y a pas d'autres pulsions
que les agencements eux-mêmes. Dans deux textes classiques. Freud ne trouve que le père dans
le devenir-cheval de Hans. et Ferenczi dans le devenir-coq d'Arpad. Les œillères du cheval sont
le binocle du père, le noir autour de la bouche. sa moustache, les ruades sont le « faire amour»
des parents. Pas un mot sur le rapport de Hans avec la rue. sur la manière dont la rue lui a été
interdite. ce qu'est pour un enfant le spectacle « un cheval est tier. un cheval aveuglé tire. un
cheval tombe. un cheval est fouetté ... ». La psychanalyse n'a pas le sentiment des participations
contre nature. ni des agencements qu'un enfant peut monter pour résoudre un problème dont on
lui barre les issues: un plan, non pas un fantasme. De même on dirait moins de bêtises sur la
douleur. l'humiliation et l'angoisse dans le masochisme. si l'on voyait que ce sont les devenirs-
animaux qui le mènent, et pas l'inverse. » (MP. p. 317.)
57. MP. p. 192. C'est très surprenant que Monique David-Ménard. dans son chapitre « Éloge
du masochisme. Critique de la notion de plaisir ». utilise ce même passage pour montrer non
pas une contradiction. mais la totale continuation entre Présentation de Sacher-Iv/asoch et Mille
plateaux. Comme elle l'écrit: « Masoch est donc. pour Deleuze. l'occasion d'une critique de
Freud sur le rôle que ce dernier accorde au plaisir dans l'analyse du désir. Le masochisme, au
contraire. est une organisation de symptômes qui. pour être saisie dans sa spécificité. oblige à
revoir complètement la notion de plaisir. à ne plus se contenter de son obscurité en psychana-
lyse. Dans Iv/ille plateaw::. en 1980. ce passage par l'analyse du masochisme sera résumé dans
sa portée conceptuelle de façon limpide. » (DAVID-MÉNARD. M.. 2005. p. 34.)
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Logique du sens a bien deux moitiés. La première est une immense méta-
physique de l'événement, en tant que ce que qui rend possible le langage.
La deuxième est une physique du phantasme, cette quasi-réalité, ni réelle ni
imaginaire, où l'événement devient expression. On peut dire que le chapitre
clef est le vingt-sixième, celui « Du langage ». Deleuze y fait le bilan des carac-
tères incorporels de l'événement - il résulte des corps, mais diffère en nature
de ce dont il résulte, il s'attribue aux corps, mais seulement comme un attribut
incorporel, comme l'exprimable ou l'exprimé de la proposition où s'énoncent
ces attributs. Après, il passe à la question de l'incorporation de l'événement,
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l'incarner dans l'idéal, et, de façon parallèle, on suspend le réel dans les images
idéelles ou dans des phantasmes parce qu'on imagine. Cette explication réci-
proque entre dénégation et imagination, entre suspension et phantasme, a une
inspiration clairement sal1rienne. Dans L'Imagination et dans L'Imaginaire,
Sartre définissait le plan des images, par opposition au plan des perceptions, à
partir de l'acte phénoménologique de négation ou suspension de la croyance
au réel. L'imagination est une conscience non positionnelle du monde, elle se
produit par une neutralisation de la thèse du réel 67. De cette façon, Sartre pou-
vait présenter la littérature comme fiction, c'est-à-dire comme double imagi-
naire du monde obtenu par négation de ce même monde. Deleuze reprend,
sans jamais s'y référer, la phénoménologie sal1rienne de l'acte négatif en tant
que constitutif de l'imaginaire. La seule diftërence est la distinction entre
« négation» sadique et « dénégation» masochiste à l'intérieur de cet acte
négatif. Cette différence n'existe pas dans le livre sur l'imaginaire. Mais
cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas une origine sartrienne. Elle sera décisive
dans L'Être et le néant. On la trouve dans le chapitre III de la troisième patiie
(Le pour-autrui), dans les paragraphes 1 et II dédiés, respectivement, au maso-
chisme et au sadisme 68.
En 1969, dans Logique du sens, Deleuze abandonne la perspective phéno-
ménologique de la négation. La position sexuelle-perverse n'a plus rien à voir
avec la dénégation. C'est vrai que la position perverse a un rapport fondamen-
tal avec la castration. Mais Logique du sens pense ce rapport non pas comme
dénégation du manque du phallus chez la mère, mais comme passage du mau-
vais pénis du père à un bon pénis réparateur de l'image maternelle. Et ce pas-
sage est fait non pas par un dispositif de l'imagination, mais par l'accession
au complexe d'Œdipe. C'est le roman familial œdipien, cet événement pur
d'Œdipe, qui produit le phallus comme image. Et l'image n'est pas un produit
de l'imagination. Elle est le corrélat d'une instance métaphysique, le corrélat
du phantasme-événement œdipien. Dans le livre sur Masoch, l'imagination
constitue le phantasme par la suspension du réel. Le phantasme pervers est
67. « Nous saisissons à présent la condition essentielle pour qu'une conscience puisse imagi-
ner : il faut qu'elle ait la possibilité de poser une thèse d'irréalité. Mais il faut préciser cette
condition. Il ne s'agit point pour la conscience de cesser d'être conscience de quelque chose.
Il entre dans la nature même de la conscience d'être intentionnelle et une conscience qui ces-
serait d'être conscience de quelque chose cesserait par là même d'exister. Mais la conscience
doit pouvoir former et poser des objets affectés d'un certain caractère de néant par rapport à la
totalité du réel. On se rappelle en effet que l'objet imaginaire peut être posé comme inexistant
ou comme absent ou comme existant ailleurs ou ne pas être posé comme existant. Nous consta-
tons que le caractère commun à ces quatre thèses c'est qu'elles enveloppent toutes la catégorie
de négation quoique à des degrés différents. Ainsi l'acte négatif est constitutif de l'image. »
SARTRE. J.-P., 1940. p. 351
68. CC SARTRE. J.-P.. 1943. p. 413-462
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donc du côté de l'imaginaire, il est le négatif du réel. Par contre, dans Logique
du sens, le pur événement qui constitue l'essence du phantasme n'est ni réel
ni imaginaire. « La distinction n'est pas entre l'imaginaire et le réel, mais
entre l'événement comme tel et l'état de choses corporel qui le provoque ou
dans lequel il s'effectue 69. » Il n'y a plus de distinction entre un vécu psycho-
logique (dénégation, suspension) et une extériorité physique. C'est pour cela
que « ni internes ni externes, ni imaginaires ni réels, les phantasmes ont bien
l'impassibilité et l'idéalité de l'événement 70 ». Ou encore « le phantasme,
à la manière de l'événement qu'il représente, est un "attribut noématique"
qui se distingue non seulement des états de choses et de leurs qualités, mais
du vécu psychologique 71 ». Le phantasme a des caractères toujours phéno-
ménologiques, mais d'une phénoménologie non plus psychologique mais
noématique. Le phantasme n'est pas le résultat d'un acte de négation ou de
dénégation de la réalité. Il est une réalité autonome et en soi. Deleuze le définit
comme impassible et comme idéel. Il est aussi idéel comme l'événement qu'il
représente, et aussi réel que le noyau noématique d'une conscience perceptive.
Ce déplacement dans la théorie du phantasme a des effets énormes pour la
compréhension de l'œuvre d'art littéraire. Nous avons souligné le fait que tout
le livre Présentation de Sacher-Masoch est une expérience de lecture de l'art
du roman comme une affaire perverse. Sade et Masoch sont toujours considérés
en tant qu'écrivains, en tant que grands écrivains 72. Approcher le processus
de fiction phantasmatique non pas à partir d'une théorie de l'imagination et de
ces dispositifs de dénégation et de suspension, mais comme expression d'une
théorie de l'événement, c'est fonder la fiction dans une ontologie, dans une
ontologie des événements idéels. La pensée de l'œuvre d'art littéraire devient
alors une description des épiphanies des événements, une phénoménologie
noématique des configurations romanesques du monde.
La loi
123
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
L'instinct de mort
1. PS, p. 158.
2. PS. p. 159.
124
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
3. « La première synthèse exprime la fondation du temps sur un présent vivant. fondation qui
donne au plaisir sa valeur de principe empirique en général, auquel est soumis le contenu de
la vie psychique dans le ça. La seconde synthèse exprime le fondement du temps par un passé
pur, fondement qui conditionne l'application du principe de plaisir aux contenus du Moi. Mais
la troisième synthèse désigne le sans-fond, où le fondement lui-même nous précipite: Thanatos
est bien découvert en troisième comme ce sans-fond par-delà le fondement d'Éros et la fonda-
tion d'Habitus. [... ] D'une certaine manière, la troisième synthèse réunit toutes les dimensions
du temps, passé, présent, avenir. et les tàitjouer maintenant dans la pure forme. » (DR. p. 151.)
125
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
retour dans le temps 4. » L'équivalence entre, d'un côté, la forme pure et vide
du temps et, de l'autre, l'instinct de mort, occupe déjà le centre de Différence
et répétition. C'est seulement l'idée de machine qui n'était pas encore pré-
sente dans ce livre de 1968. Elle apparaît pour la première fois dans Logique
du sens pour penser le rapport entre l'inconscient et le sens comme produc-
tion 5. Mais son introduction dans le texte de 1970 sur Proust va donner au
concept d'instinct de mort dans son rapport à la loi inconnaissable le rôle d'un
nouveau centre de la Recherche.
4. DR, p.160.
5. Deleuze y dit que Freud est « le prodigieux découvreur de la machinerie de l'inconscient par
lequel le sens est produit [... ]. Produire le sens est la tâche aujourd'hui. » (LS. p. 91.)
6. « C'est Maurice Blanchot qui a su poser le problème dans toute sa rigueur, au niveau d'une
machine littéraire: comment produire, et penser. des fragments qui aient entre eux des rapports
de diftërence en tant que telle. qui aient des rapports entre eux de leur propre diftërence, sans
rétërence à une totalité originelle même perdue. ni à une totalité résultante même à venir? »
(AG. p. 50.)
7. PS, p. 181.
126
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
plus aiguë: les deux premiers ordres étaient productifs, et c'est par là que leur
conciliation ne posait pas de problème particulier; mais le troisième, dominé
par l'idée de mort, semble absolument catastrophique et improductif. Peut-on
concevoir une machine capable d'extraire quelque chose à partir de ce type
d'impression douloureuse, et de produire certaines vérités? Tant qu'on ne la
conçoit pas, l'œuvre d'art rencontre "la plus grave des objections" 8. »
C'est l'idée de mort qui vient se révéler comme cette troisième machine.
Et, paradoxe des paradoxes, malgré sa condition catastrophique, elle est non
seulement productive, c'est-à-dire non seulement il est possible de fabriquer
du sens et des vérités avec la souffrance et l'angoisse devant l'idée de mort,
mais aussi c'est l'idée même de mort qui rend vraiment productives toutes les
machines. Selon Deleuze, le dernier volume de la Recherche ne peut qu'illus-
trer l'effet que l'appréciation du temps écoulé sur les faces des personnages
produit dans le besoin de finir ce livre en soi-même infini. Dans le salon de
Mme de Guermantes, la mort s'étale sur chaque regard, sur chaque geste.
C'est uniquement devant un nouveau type de signes, par-delà les signes sen-
sibles, les signes amoureux, les signes mondains et les signes de l'art, c'est-
à-dire c'est uniquement devant les signes de vieillissement, de maladie et de
mort que Marcel, le narrateur, découvre l'urgence - et le sens -- de son roman.
Et, de la même façon que, dans l'édition de 1964 de Proust et les signes,
l'essence, bien que ne se révélant que dans les signes de l'art, se laisse rétros-
pectivement découvrir comme étant toujours présente dans tous les autres
signes, comme étant ce qui établit le lien entre le signe et son sens, dans l'édi-
tion de 1970, l'idée de mort, bien que se donnant à voir seulement dans les
signes de la course vers le tombeau, est toujours déjà dans tous les autres
ordres de signes 9. L'idée de mort, cette perception d'un mouvement qui nous
pousse, malgré nous, vers la dissolution, vers le vieillissement, la maladie,
vers le néant, est alors le fondement ultime de l'acte même de l'écriture.
Au lieu d'être une objection, au lieu de lever un possible paradoxe contre le
sens de tout effort, contre le sens du combat pour l'art, elle est, au contraire, la
condition de l'œuvre littéraire, sa genèse réelle. « L'idée de mort cesse d'être
une "objection" pour autant qu'on peut la rattacher à un ordre de production,
8. PS. p. 190.
9. « Partout l'approche de la mort. le sentiment de la présence d'une ··terrible chose", l'impres-
sion d'une tin dernière ou même d'une catastrophe finale sur un monde déclassé qui n'est pas
seulement régi par l'oubli, mais rongé par le temps [... ] Sous les extases. n'y avait-il pas déjà
vigilante l'idée de la mort, et le glissement de l'ancien moment s'éloignant à toute vitesse?
Ainsi quand le narrateur se penchait pour déboutonner sa bottine, tout commençait exactement
comme dans l'extase, l'actuel moment résonnait avec l'ancien, faisant revivre la grand-mère en
train de se pencher; mais la joie avait fait place à une insupportable angoisse, l'accouplement
des deux mornents s'était défait au profit d'une fuite éperdue de l'ancien. dans une certitude de
mort et de néant. » (PS. p.188-189.)
127
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
donc lui donner sa place dans l'œuvre d'art. Le mouvement forcé de grande
amplitude est une machine qui produit l'effet de recul ou l'idée de mort. [ ... ]
Une machine du troisième ordre vient se joindre aux deux précédentes, qui
produit le mouvement forcé et, par celui-ci, l'idée de mort 10. » Et cette idée
de mOli a un nom: instinct de mort, Thanatos. Seule cette pure forme de la
loi comme néant anticipé qui s'inscrit sur chaque corps et le fait coupable
sans jamais se donner en tant que telle, seule cette catastrophe improductive
pouvait produire l'unité des machines et les mettre en marche. Thanatos est la
machine ultime et première.
Deleuze achève ainsi son système des machines de Proust. Il reprend, terme
à terme, la trinité de Lacan. « Toute la Recherche met en œuvre trois sortes de
machines dans la production du Livre: machines à objets partiels (pulsions),
machines à résonance (Éros), machines à mouvement forcé (Thanatos) II ».
Établi ce nouveau champ transcendantal, où pulsions, Éros et Thanatos ont
acquis la nature d'un CI priori ultime, Deleuze peut alors proposer une nou-
-velle déduction des conditions générales de l'expérience, non pas possible,
mais réelle. À chaque machine il tàit correspondre un type de signe, un
type de mouvement, une forme de temps, une façon de fonctionnement, un
monde spécifique comme son usage transcendant correspondant, un mode de
l'essence et un régime de décodage.
La machine à objets partiels produit des essences comme des lois géné-
rales, comme des vérités de groupe ou de série. Les signes correspondants sont
« signes mondains et signes amoureux, bref tout ce qui obéit à des lois générales
et intervient dans la production du temps perdu 12 ». Elle fonctionne par cou-
pure, par fragmentation. Elle a pour monde la transsexualité de l'être aimé, et sa
vérité ne s'obtient pas par déchiffrage ou par interprétation, mais par traduction.
La faculté qui les interprète est l'intelligence. La machine de résonance, elle
aussi, a son régime spécifique. Elle produit des essences qui sont « non plus une
loi générale, de groupe ou de série, mais une essence singulière, essence locale
ou localisante dans le cas des signes de réminiscence, essence individuante dans
le cas des signes de l'art 13 ». Les signes qui correspondent à la réminiscence
sont les signes sensibles ou naturels. Elle produit aussi les signes artistiques en
tant qu'incarnation de l'essence individuante. Dans la réminiscence et dans les
essences artistiques, elle produit le temps retrouvé. Elle fonctionne par enregis-
trement et par transmission d'un code ou d'une chaîne. Elle explique les mondes
possibles de la personne aimée. Sa faculté spécifique est la mémoire involontaire
128
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
pour les signes naturels dans la réminiscence, et la pensée pure dans les signes
artistiques. Son sens se laisse interpréter. Finalement, la machine à mouvement
forcé. Elle concerne toujours l'art, « mais se définit par l'universelle altération,
la mort et l'idée de la mort, la production de catastrophe (signes de vieillisse-
ment, de maladie, de mort) 14 ».
C'est un tout nouveau groupe de signes. Comme nous l'avons indiqué,
dans l'édition de 1964 Deleuze considérait quatre types de signes. Les sen-
sibles, les amoureux, les mondains et les artistiques. Cette structure à quatre
termes respectait la table des quatre fàcultés - en rapport avec quatre formes
du temps, quatre types d'essence. Maintenant, pour adapter sa sémiologie à
la tripartition lacanienne, il groupe deux à deux les quatre signes de l'édition
de 1964. Les sensibles et les artistiques sont mis du côté d'Éros, du côté de
l'imaginaire. Les signes mondains et amoureux correspondent ici à la machine
à objets partiels, c'est-à-dire au domaine des pulsions, au domaine du réel.
Pour la machine du mouvement forcé, Deleuze peut inventer un type différent
de signes, ceux du vieillissement, de la maladie, de la mort. Ce sont les signes
de Thanatos.
Si la machine des pulsions représente le temps vide contre le temps plein
d'Éros, et le temps perdu contre le temps retrouvé, avec la machine de Tha-
natos« c'est le temps lui-même qui devient sensible 15 ». Le temps lui-même
se donne dans Thanatos plusieurs formes. Il est d'abord l'horizon, le temps
infiniment dilaté qui acquiert la matérialité de tous ses contenus, où tout se
mélange et se confond, un temps occupé aussi bien par des vivants que par des
morts. Il est aussi la forme pure du temps, par-delà le présent vivant des objets
partiels et le passé pur des résonances. Par-delà l'habitus et par-delà Éros, par-
delà le temps perdu et le temps retrouvé, il est à nouveau un temps perdu, ou
mieux un temps de la perdition, de la disparition, du mouvement forcé vers le
tombeau. Mais ce temps perdu du Thanatos devient la forme pure de l'œuvre
littéraire, la loi de son unité ultime. Il y a alors trois dimensions du temps:
« le temps perdu, par fragmentation des objets partiels; le temps retrouvé, par
résonance ~ le temps perdu d'une autre façon, par amplitude du mouvement
forcé, cette perte étant alors passée dans l'œuvre et devenant la condition de
sa forme 16 ».
La machine Thanatos fonctionne par coupage des flux, par effàcement des
objets et des résonances. Elle conduit l'amant à la découverte des mondes
impossibles, comme des vases clos. Son sens se donne, non pas à interpréter
ou à traduire, mais à déchiffrer. Deleuze n'attribue aucune faculté spécifique
129
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
130
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Dans la dernière édition de Proust et les signes, il n'y a que deux régimes
de signes: les signes discursifs et les signes non discursifs. La différence se
fait à l'intérieur des deux niveaux de la réalité: d'un côté, la surface de la
normalité, où le discours est possible, et, de l'autre, la profondeur de la folie,
où il n'y a que non-langage. Deleuze nous dit aussi que les signes du logos se
divisent entre volontaires et involontaires, et que ceux-ci se divisent à leur tour
entre signes de violence et signes de folie, les derniers renvoyant soit au délire
d'interprétation, soit au délire de revendication de type érotomanie ou jalou-
sie. Charlus est considéré commele plus grand émetteur de signes, et toute
l'analyse que Deleuze fait des signes discursifs, illa rapporte à ce personnage.
C'est ainsi qu'on comprend la transformation successive de Charlus: en tant
que maître du logos, c'est-à-dire en tant que possédant une individualité impé-
riale l, Charlus est traversé par deux points singuliers, les yeux et la voix, qui
brisent cette première nébuleuse et laissent voir un mystère à découvrir.
Les points singuliers sont des éléments hétérogènes qui introduisent de
l'intensité dans le système, c'est-à-dire qui fonctionnent comme une diffé-
rentielle. Ces points (qui peuvent aussi être appelés des points aléatoires ou
points-zéro) sont les points de germination, les points de genèse. Dans l'ana-
lyse des trois discours de Charlus, c'est toujours le programme de l'empirisme
1. Il est intéressant de remarquer que. dans L'Anti-Œdipe. au moment d'analyser la relation
entre l'écriture et le capitalisme. Deleuze et Guattari qualifient le discours de Lacan d'« impé-
rial». (Cf AD. p. 290.)
133
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
transcendantal qui est en jeu. Mais, ici, il ne s'agit plus de la genèse des fàcul-
tés, mais de la germination de la folie. En effet, ces points servent à expliquer
la production de la folie, de l'anti-Iogos. Or, cette genèse est involontaire, car
elle est provoquée par l'intensité de la folie. Lors de ses discours, les yeux et
la voix de Charlus montrent un autre ordre dans l'ordre organisé du logos. Les
points singuliers sont des séries discordantes qui, du dedans et par leur inten-
sité moléculaire, fragilisent la machine molaire du logos. Charlus fonctionne
comme une machine molaire de signes discursifs. Il passe donc d'une nébu-
leuse verticale du logos à une nébuleuse qui se présente « comme un énorme
signe clignotant, grosse boîte optique et vocale 2 ».
D'où l'analyse des trois grands discours de Charlus, le maître du logos,
comme l'exemple le plus frappant du déchirement du logos et de la genèse de
la folie dans son intérieur. Il s'agit moins de la description des discours que de
leur déformation et leur corruption par les forces qui les traversent du dehors.
Et c'est cela l'expressivité, le domaine de la non-discursivité, la sphère de la
-visibilité des tensions qui travaillent la pensée.
Les trois discours que Charlus maintient avec le narrateur sont faits dans un
rapport que Deleuze suggère comme étant celui d'un prophète ou devin à son
disciple ou élève. Selon Deleuze, ces discours sont proférés par Charlus en sa
qualité de nébuleuse-boîte, d'où prolifère une série de discours (voix) rythmés
par un regard vacillant (yeux) -- les deux points singuliers, qui sont à la base de
la différence d'intensité entre les trois discours. Tous les discours sont révéla-
teurs d'une puissance qui les brise et qui est signe d'un nouvel ordre qui fonc-
tionne déjà en eux. Dès le début, l'apparente maîtrise du logos est agitée par
des signes involontaires qui la ruinent. Soit le cas du discours où un « contenu
viril coexiste avec un maniérisme efféminé de l'expression 3 ». Ainsi, si le
premier discours est dit d'une « noble tendresse », il laisse révéler néanmoins
une « conclusion aberrante », une « remarque canaille », quand Charlus dit:
« On s'en fiche bien de sa vieille grand'mère, hein? petite fripouille 4 ... ».
Au premier discours, correspond un temps de dénégation: « vous ne m'inté-
ressez pas, ne croyez pas que vous m'intéressez, mais 5 ... ». Le deuxième dis-
cours, s'il commence par l'attestation d'une distance infinie que Charlus veut
maintenir avec le narrateur, finit par la suggestion d'un contrat entre les deux
de façon à garantir un contact intime, lors d'une fantaisie de Charlus. Ce dis-
cours correspond au temps de distanciation. Le troisième discours, c'est celui
où « le logos se met à dérailler ». Le temps qui lui correspond, c'est le temps
inattendu. C'est le discours de la désorganisation, de l'irruption (inattendue)
2. PS. p. 207.
3. PS. p. 207.
4. PS. p. 208.
5. PS. p. 208.
134
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
135
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
9. Cette distinction était en rait celle qui régnait à la date de construction de la Recherche,
la schizophrénie étant un concept formulé seulement à la phase terminale de cette œuvre.
Ce n'est qu'en 1911 que le terme de schizophrénie est inventé, par Eugen Bleuler. Bien sûr,
Proust aurait eu le temps de connaître les développements de la psychiatrie. mais il est vrai aussi
que ces mêmes développements restaient encore trop enfermés dans leur propre cercle. C'est
donc ainsi que Deleuze lit en 1973 la Recherche. en considérant que Proust n'a tenu compte
que des deux délires connus jusqu'à l'époque. Comme il l'aftirme : « À la tin du XIXe siècle et
au début du Xxe. la psychiatrie établissait une distinction très intéressante entre deux sortes de
délire des signes [... ]. Nous ne disons certes pas que Proust applique à ses personnages une dis-
tinction psychiatrique qui s'élaborait de son temps. Mais Charlus et Albertine. respectivement.
tracent des chemins dans la Recherche qui correspondent à cette distinction, de manière très
précise. » (PS. p. 215.)
136
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
10.« Partout Proust oppose le monde des signes et des symptômes au monde des attributs.
le monde du pathos au monde du Logos. le monde des hiéroglyphes et des idéogrammes au
monde de l'expression analytique. de l'écriture phonétique et de la pensée rationnelle. Ce qui
est récusé constamment. ce sont les grands thèmes hérités des Grecs : le philos. la sophia,
le dialogue. le logos. la phoné. » (PS. p. 131.) Ensuite. Deleuze systématise l'opposition des
signes au logos par cinq points de vue: les parties. la loi. l'usage, l'unité et le style. (Pour cette
opposition. voir PS. p. 129-131.)
II. Comme il l'écrit. « on chercherait en vain chez Proust les platitudes sur l'œuvre d'art
comme totalité organique où chaque partie détermine le tout. et où le tout détermine les parties
[... ]. Comme nous le verrons. ce n'est pas par hasard que le modèle du végétal chez Proust a
remplacé celui de la totalité animale. tant pour l'art que pour la sexualité». (PS. p. 138-139.)
12. Ce sont des machines-monades: « Philosophiquement. c'est Leibniz qui posa le premier
le problème d'une communication résultant de parties closes ou de ce qui ne communique
pas: comment concevoir la communication des "monades" qui sont sans porte ni fenêtre?
La réponse truquée de Leibniz est que les monades fermées [sont] [... ] des points de vue dif-
férents sur le même monde que Dieu leur fait envelopper. La réponse de Leibniz restaure ainsi
une unité et une totalité préalables. sous forme d'un Dieu [... ] qui fonde entre leurs solitudes
une "correspondance" spontanée. » (PS. p. 196.)
137
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
138
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
le problème des rapports parties-tout reste aussi mal posé par le mécanisme
et par le vitalisme classiques tant que l'on considère le tout comme totalité
dérivée des parties, ou comme totalité originaire dont les parties émanent, ou
comme totalisation dialectique. Le mécanisme, pas plus que le vitalisme, n'a
saisi la nature des machines désirantes, et la double nécessité d'introduire la
production dans le désir autant que le désir dans le mécanisme 17. » L'art en
général, et la Recherche en patiiculier, se construit non pas par un mécanisme
ni par un vitalisme, mais par un machinisme où le désir est déjà introduit 18.
Déjà dans les deux éditions de Proust et les signes antérieures à 1973, la
notion de transversalité fonctionne en tant que machine, comme le point aléa-
toire de la Recherche. En effet, l'idée de mach ine, l'idée d' œuvre d'art moderne
comme machine, est introduite en 1970. La deuxième partie de Proust et les
signes est le monde de la transsexualité, de l'hermaphrodisme, de l'innocence
du végétal, « où l'homosexualité et l'hétérosexualité ne peuvent plus se distin-
guer 19 ». C'est aussi le monde de la machine et de la transversalité.
Mais seulement dans la troisième partie cette transversalité et cette machine
ont-elles un nom: la folie. La folie comme « conclusion» du croisement de la
nature avec l'histoire universelle de la machine artistique. La folie fonctionne
ainsi comme pièce motrice de cette fusion. C'est elle qui, en effet, en fait la
liaison dans sa manière la plus transversale. La machine littéraire qui constitue
la Recherche, c'est, donc, la folie. Deleuze et Guattari nous avaient déjà expli-
qué, dans L 'Anti-Œdipe, que la schizophrénie était la réalité même du désir et
que le désir était production. Le désir est d'abord machine, production de désir
non pas comme manque mais comme surabondance de désir. Il tàut souligner
que, dans ce livre de 1972, au moment de présenter la schizoanalyse, Deleuze
et Guattari sont confrontés avec le besoin de définir le plan théorique de fond
de cette nouvelle méthode d'analyse -- et ce plan n'est autre qu'une nouvelle
philosophie de la nature. La schizoanalyse correspond à un fonctionnalisme,
lequel est d'abord une alternative soit à un vitalisme, soit à un mécanisme.
Selon L'Anti-Œdipe, dans la machine littéraire de la Recherche on peut
dégager trois différences fondamentales sur la folie: la distribution de la folie,
sa fonction et son usage. On trouve la même approche dans la troisième partie
de Proust et les signes. La présence de la folie y est d'abord pensée par ces
trois questions: quelle distribution de la folie? quel usage de la folie? quelle
fonction de la folie? Ces questions peuvent être englobées dans la question
17.AO, p. 51-52.
18. Or, comme toute machine. la lecture de la Recherche. de la troisième édition de Proust et les
signes. est organisée d'une tàçon binaire. suivant la structure des machines de L'Anti-Œdipe :
« Les machines désirantes sont des machines binaires. à règle binaire ou régime associatif;
toujours une machine couplée avec une autre. » (AO. p. Il.)
19.AO. p. 381.
139
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
plus générale: quel fonctionnalisme? C'est ce plan de fond qui travaille dans
ce que Deleuze et Guattari appellent « la vraie question de la schizoanalyse :
qu'est-ce que c'est, tes machines désirantes pulsionnelles à toi ?, et quel fonc-
tionnement, dans quelles synthèses entrent-elles, opèrent-elles? quel usage
en fais-tu [ ... ] 20 ? ». Schizoanalyse, fonctionnalisme, folie, signes. Tout un
nouveau système sémiologique se dessine, toute une nouvelle philosophie de
la nature est en jeu. « Enfin un peu de relation avec le dehors ... Tout un alpha-
bet, toute une axiomatique avec des photos de fous 21. » Le sens, le signe et
l'interprétation sont moins importants que leur usage, leur fonction et leur
distribution. Sémiologie fonctionnaliste à échelle moléculaire. Signe investi
du dedans, dans sa chaîne génétique: signe économique, social, politique,
historique, culturel, religieux. Signe du dehors. Signe désirant, signe délirant.
La question de L'Anti-Œdipe : « Comment un délire commence-t-il ? »
seli donc à la perfection pour comprendre l'enjeu de Proust et les signes de
1973, c'est-à-dire l'enjeu du délire des signes, du délire d'interprétation du
narrateur-araignée. Encore une fois, le retour à Proust et les signes en 1973
se dessine comme l'exemplification littéraire de la théorie du désir et de la
schizophrénie de L'Anti-Œdipe.
Dans la question « quelle présence de la folie dans la Recherche? », il ne
s'agit plus ni du thème de l'apprentissage et de la vérité, comme dans la pre-
mière partie, ni du thème de la loi du monde fragmentaire, comme dans la deu-
xième partie. Certes, dès la prem ière édition, on perçoit un mouvement très
subtil d'apparition progressive de la folie 22. La caractérisation du logos est
un exemple, ad contrarium, très suggestif. En 1964, Deleuze ne ülÏt aucune
distinction entre la sphère du logos et celle du pathos, et s'il pense l'appren-
tissage de la vérité comme l'interprétation des hiéroglyphes, ce n'est pas dans
une perspective délirante, mais plutôt pour donner une griffe de nécessité au
procédé de l'apprentissage. Le logos est ici compris comme la bonne volonté
20. AD. p. 345. La production de la machine comprend une structure triadique, elle implique
trois opérations: la production, la consommation et l'enregistrement. Nous pensons que. dans
l'analyse de 1973 de la Recherche. Deleuze applique ces opérations à la folie comme processus
créateur du Narrateur. C'est ainsi qu'il dit que la présence de la folie étant le noyau d'analyse.
il fallait comprendre ses trois ditlërences fondamentales. Charlus et Albertine ont précisément
cette fonction. celle de donner à voir les trois diftërences de la présence de la folie, ou, en des
termes anti-œdipiens, les trois opérations de la production de la Recherche. Ainsi. respective-
ment. nous pensons que la fonction, c'est la production proprement dite, l'usage, ou la forme,
c'est la consommation. et la distribution, c' est l'enregistrement.
21. AD. p. 344.
22. Le seul moment où Deleuze touche au problème de la folie/clinique dans la première édi-
tion. c'est à la conclusion du chapitre « Le Pluralisme» : « Toutes les paroles sont des symp-
tômes [ ... ]. On ne s'étonnera pas que l'hystérique fasse parler son corps. Il retrouve un langage
premier. le vrai langage des symboles et des hiéroglyphes. Son corps est une Égypte. » (/vIPS.
p. 113.)
140
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
d'une pensée qui pense par amour du vrai, par une inclination naturelle pour le
vrai. Le logos appartient à la vérité logique et possible qui constitue le savoir
abstrait et qui n'arrive à l'identité que par la ressemblance.
C'est contre ce statut de la pensée que Deleuze propose le hiéroglyphe et le
hasard comme une pensée nécessaire, une pensée qui se construit sur la base
de la matière des signes, une matière qui instaure toujours de la différence.
Ceux-ci impliquent en eux-mêmes l'hétérogénéité et l'essence, définie comme
alogique ou supralogique 23. C'est la diffërence ultime et absolue. C'est ainsi
que Deleuze peut dire que tout apprentissage se fait dans le temps, l'apprenti
étant un menuisier et un amant qui souffre. Il ne s'agit pas d'imitation, de
faire comme quelqu'un, mais avec quelqu'un et en travaillant toujours la
matière des signes. N'est-ce pas précisément ce qui définit le devenir, la non-
ressemblance ou imitation? Nous sommes, en effet, en face d'une théorie
intensive des facultés, lesquelles ne portent plus sur la ressemblance comme
l'activité rationnelle par excellence de la conscience. Il s'agit des facultés
délirantes qui deviennent une avec la matière dont elles portent. Les facultés
deviennent ainsi non discursives et leur fonction machinique est imperson-
nelle: non plus les facultés d'un moi, même sans conscience (deuxième partie
du livre sur Proust), mais l'événement « facultés» qui font des multiplicités
avec la matière qu'elles perçoivent.
Quant au problème de la distribution de la folie, Deleuze distingue la folie
discursive de Charlus et la folie d'individuation d'Albertine. Charlus surgit
comme une individualité donnée, mais une individualité tellement supérieure
et impériale qu'elle laisse percevoir, comme un secret à découvrir, ses dis-
cours autant virils qu'efféminés, sa communication aberrante. De l'autre côté,
Albertine: ses communications étant données, son secret réside plutôt dans
son individualité même. La question ici ne concerne plus la violence des signes
non discursifs qui émergent dans les discours de Charlus, mais elle porte sur
l'individuation même d'Albel1ine :« Laquelle des jeunes filles est-elle? Com-
ment l'extraire et la sélectionner du groupe indivis des jeunes filles 24 ? »
Le problème de l'essence - si impol1ant dans les éditions précédentes -
se voit donc ici réduit à la question de l'individuation et de l'individualité.
Charlus est« l'individualité impériale» qui fonctionne comme une nébuleuse
construite autour de deux points singuliers: les yeux et la voix. Cette nébu-
leuse contient des secrets, des parties inconnues. Il s'agit d'une individuation
23. « Au-delà des vérités intelligibles et formulées; mais aussi au-delà des chaînes d'asso-
ciation su~jectives et des résurrections par ressemblance ou contiguïté: il y a les essences. qui
sont alogiques ou supralogiques. » (MPS. p. 50). Pour une approche complète de cette oppo-
sition logos possible/hiéroglyphe nécessaire. voir à ce propos. PS. p. 10. 24-25. 32. 41. 112, et
tout le chapitre « L'Image de la pensée ».
24. PS. p. 214.
141
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
142
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
aspect de distinction des deux délires de signes, celui qui concerne leur moda-
lité, c'est-à-dire le type de croyance qu'accompagne l'assignation du délire
à certains de ses aspects. Ainsi, la folie chez Charlus commence par être une
simple « probabilité» et devient une « quasi-certitude» à la fin du roman,
tandis qu'elle se présente chez Albertine rétrospectivement, comme étant une
« éventualité posthume 29 ».
Dans la troisième partie du livre sur Proust écrite en 1973, une nouvelle ques-
tion organise le travail sur la folie: quel mélange folie-crime-irresponsabilité-
sexualité? Le thème de la sexualité devient l'opérateur du rapport entre une
philosophie de la nature (qui s'exprime surtout dans le concept de territoire) et
une théorie de la folie. Nous avons déjà souligné le fait que les deux person-
nages que Deleuze analyse, Charlus et Albertine, sont l'exemple du mode de
construction de la Recherche en tant que loi d'interprétation des signes de la
folie. Charlus et Albertine fonctionnent comme un signe, lequel requiert d'être
interprété. Pour comprendre cette construction de la Recherche, Deleuze anti-
cipe, dans cette partie de 1973, un concept qui aura un destin décisif dans son
vocabulaire philosophique: le concept de « composition» (ou de« décompo-
sition ») ou, plus à la fin, le concept de « loi de composition 30 ».
La composition des deux personnages se fait par trois moments (asymé-
triques), toujours différents 31. Dans le prem ier, les personnages fonctionnent
comme organisation unifiable, totalisable et circonscrite en apparence, ce
que Deleuze appelle « nébuleuse ». Le concept de nébuleuse suggère tout de
suite l'idée d'une normalité de surface qui cache une profondeur différente,
de non-normalité. Les personnages sont comme « des ensembles statistiques
143
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
144
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
cette structure mêrne, car cette structure apparente fonctionne comme une
machine, dont le propre est de créer ses lignes de fuite. Il s'agit du fonction-
nement même des machines. Tout fonctionne ainsi, selon le machinisme du
plan d'immanence. C'est la loi de la sexualité qui constitue le secret à décou-
vrir au-delà de toute nébuleuse, au-delà de toute organisation molaire. Cette
loi détermine l'univers microscopique et moléculaire qui se présente en tout
amour. L'amour commence par avoir une forme statistique, c'est-à-dire un
contenu hétérosexuel (premier moment de la loi de composition), il devient
un amour homosexuel (deuxième moment), et finit par être un amour herma-
phrodite, c'est-à-dire transversal et moléculaire (troisième moment).
Or, la loi de la sexualité convoque le thème de la culpabilité et de l'inno-
cence en tant que degrés opposés de conscience morale. Ainsi, l'amour inter-
sexuel correspond à la normalité de surface, statistique ~ l'amour homosexuel,
c'est la sphère de la névrose, des angoisses et des souffrances œdipiennes;
finalement, l'amour transsexuel, c'est le règne de la folie et de son inno-
cence au-delà de toute responsabilité. Au niveau du transsexualisme micro-
scopique, de l'hermaphrodisme initial et universel, la folie se présente au-delà
de toute culpabilité, elle devient innocence. La culpabilité n'existe que dans
l'ensemble molaire. C'est un concept projeté par les empires individuants
avec l'objectif de maintenir la normalité de surface. La culpabilité ne sert qu'à
cacher la condition végétale perdue, dont la transversalité, qui parcourt les
séries discordantes, vient restituer l'innocence (troisième moment de la loi de
composition). La loi de composition, si elle se présente comme déterritoria-
lisation, n'est donc autre que la restitution, c'est-à-dire la recomposition, de
cette innocence retrouvée.
Au-delà de la culpabilité territoriale, il y a l'innocence de la nature et l'inno-
cence de la folie. Et Deleuze (et Guattari) énonce déjà cette innocence décou-
verte par Proust dans L'Anti-Œdipe : « On dirait que la culpabilité, les décla-
rations de culpabilité ne sont là que pour rire [ ... ]. Car les rigueurs de la loi
n'expriment qu'en apparence la protestation de l'Un, et trouvent au contraire
leur véritable objet dans l'absolutisation des univers morcelés [ ... ] c'est
pourquoi, au thème apparent de la culpabilité, s'entrelace chez Proust un tout
autre thème qui le nie, celui de l'ingénuité végétale dans le cloisonnement des
sexes [ ... ], là où règnent les fleurs et se révèle l'innocence de la folie 36. »
La loi est présente dans la troisième édition de Proust et les signes, avec
le même statut qu'elle aura dans Kafka Pour une littérature mineure. Elle
n'est là que pour faire rire. Creuse et vide, la loi est traversée par la folie qui
la défait. En elle-même, la loi n'est rien, elle est pure représentation. Elle
est corrompue de tous les côtés, elle est parcourue par une transversalité qui
36. AD. p. 51.
145
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
37. Comme Deleuze et Guattari l'expliquent dans L 'Anti-Œdipe.« nul autant que Kafka n'a su
montrer que la loi n'avait rien à voir avec une totalité naturelle harmonieuse. immanente. mais
agissait comme unité formelle éminent. et régnait à ce titre sur des fragments et des morceaux
(la muraille et la tour) ». (AO. p. 235.)
38. AO. p. 81-82.
146
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
Philosophie de la nature Il :
le délire du narrateur et le corps sans organes
147
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
39. Comme on peut le lire dans L'Anli-Œc/JjJe : « La Recherche du temps perdu comme grande
entreprise de schizo-analyse : tous les plans sont traversés jusqu'à leur ligne de fuite molécu-
laire. percée schizophrénique: ainsi dans le baiser où le visage d'Albertine saute d'un plan
de consistance cl un autre pour se défaire enfin dans une nébuleuse de molécules. Le lecteur
risque toujours. lui. de s'arrêter à tel plan. et de dire oui. c'est là que Proust s'explique. Mais le
narrateur-araignée ne cesse de défaire toiles et plans. de reprendre le voyage, d'épier les signes
ou les indices qui fonctionnent comme des machines et le feront aller plus loin. » (AG. p. 380.)
40. PS. p. 217.
41. PS. p. 217.
42. « Nous ne croyons guère cl la nécessité de distinguer le narrateur et le héros comme deux
sujets. sujet d'énonciation et sujet d'énoncé. car ce serait rapporter la Recherche à un système
de la subjectivité (sujet dédoublé. clivé) qui lui est étranger. » (PS, 217.)
43. En parlant de ceux qui ne savent pas lire son œuvre «( ceux qui crurent que mon roman
était une sorte de recueil de souvenirs. s'enchaînant selon les lois fortuites de l'association des
idées»). c'est Proust lui-même qui lance l'énigme sur le statut du narrateur: « Des pages où
quelques miettes de '·madeleine·'. trempées dans une infusion. me rappellent (ou du moins rap-
pellent au narrateur qui dit "je" et qui n'est pas toujours moi) tout un temps de ma vie. oublié
dans la première partie de l'ouvrage. » (PROUS r. M., 1999. p. 328. nous soulignons.)
148
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
tous les sentiments des personnages, c'est lui qui provoque toutes les amours,
toutes les jalousies.
C'est pour répondre à la nouvelle formulation de la question du narrateur
dans la Recherche que Deleuze convoque le concept, emprunté à L'Anti-
Œdipe, de « corps sans organes ». Le narrateur, c'est un immense réseau,
« l'universel schizophrène qui va tendre un fil vers Charlus le paranoïaque, un
autre fil vers Albertine l'érotomane, pour en faire autant de marionnettes de
son propre délire, autant de puissances intensives de son corps sans organes,
autant de profils de sa folie 44 ».
Deleuze fait du narrateur un corps très actif dans sa passivité même, dans
sa capacité de réception des signes. On pourrait dire que le narrateur est sur-
tout un lieu 45, un lieu de captation, une toile d'araignée qui attend des signes
pour les rendre en impressions. Deleuze le désigne alors comme « corps sans
organes» parce que énorme apparei 1 récepteur des signes, des sensations, des
parfums, des sons, des goüts. « En vérité le narrateur n'a pas d'organes, ou
n'a jamais ceux dont il aurait besoin, qu'il aurait souhaités. Il le remarque
lui-même dans la scène du premier baiser à Albertine, quand il se plaint que
nous n'ayons pas d'organes adéquat pour exercer une telle activité qui remplit
nos lèvres, qui bouche notre nez et ferme nos yeux. En vérité, le narrateur
est un énorme Corps sans organes 46. » Le corps sans organes a plutôt un état
liquide, qui lui permet de se fondre avec les choses, avec l'univers dans sa
totalité. C'est le corps à l'état pur, sans aucune actualisation molaire ou ter-
ritoriale. C'est la machine à capter le monde extérieur pour le créer, ensuite,
dans son propre délire. Faire son propre corps sans organes, c'est construire
un devenir universel et original. C'est se découvrir en tant qu'élément de la
149
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
150
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
La troisième patiie de Proust et les signes marque une autre révolution dans
la pensée de Deleuze. Elle est le lieu de naissance de l'application à la question
littéraire d'un concept qui deviendra fondamental dans les travaux des années
soixante-dix: le concept d'« agencement ». Ce concept avait eu une naissance
timide dans L 'Anti-Œdipe 49. Dans Proust et les signes, l'agencement ne vient
répondre qu'au problème du statut du narrateur dans À la recherche du temps
perdu. Comme nous l'avons vu, ce statut y fait particulièrement problème à
propos du rapport entre le narrateur et deux de ses personnages. D'abord, il
y a une jalousie du narrateur qui porte sur Albeliine, laquelle est elle-même
décrite comme jalouse de ses propres objets. Puis, l'érotomanie du narrateur à
l'égard d'Albeliine, érotomanie qui est confirmée comme le secret qui susci-
tait la jalousie du narrateur. Ce même mécanisme de fusion entre le monde des
affects du narrateur et la construction des personnages, on le trouve autour de
Charlus. Selon Deleuze, il n'est pas possible de distinguer le travail du délire
d'interprétation de Charlus et le travail d'interprétation du délire auquel le
narrateur se livre sur Charlus. Il faut donc refuser la distinction entre le nar-
rateur et le héros comme deux sujets, sujet d'énonciation et sujet d'énoncé.
C'est pour désigner cette indistinction que Deleuze va d'abord inventer le
concept d'« agencement ». Comme il l'écrit, « il y a moins un narrateur
qu'une machine de la Recherche, et moins un héros que des agencements où
49. Il surgit pour la première fois à la tin du chapitre « Sauvages. barbares. civilisés ». p. 324, et
une deuxième fois au chapitre « Introduction à la schizo-analyse », p. 352.
152
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
153
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
sa troisième édition, en 1976, c'est bien, donc, une ouverture sur cette grande
lecture de Kafka que Deleuze a publiée avec Guattari en 1975. Le concept
d'agencement, qui y est formulé pour penser le statut du narrateur dans la
Recherche, constituera le centre le plus spéculatif de l'idée d'une « littérature
mineure ».
De 1964 à 1976, Deleuze revient deux fois sur son livre sur Proust - pour
l'adapter à chaque nouvelle reformulation de sa pensée sur la littérature et, du
même coup, pour faire de l'univers littéraire de Proust le laboratoire des nou-
veaux concepts qu'il n'arrête pas d'inventer. Mais, ainsi, il brouille à chaque
fois les discontinuités de sa pensée, il fictionne l'unité d'un livre qui, pourtant,
est traversé par les ruptures les plus importantes dans son développement.
Reconstituer les coupes verticales de temps/pensée qui composent ce livre,
c'est ouvrir l'ensemble de son approche de la littérature à la façon dont elle
est marquée par d'autres programmes théoriques. Le livre sur Proust, dans
sa métamorphose à trois temps, laisse lire dans sa peau non moins que trois
moments de ce dehors. D'abord, par le programme d'un empirisme transcen-
dantal qui oriente les tout premiers livres de Deleuze. Après, c'est le complexe
débat avec Freud et Lacan qui commence à prendre forme dans l'introduction
de la pulsion de mort comme loi d'unité de la Recherche. La critique d'Œdipe,
qu'on trouvera au centre du combat contre la psychanalyse en 1972, se des-
sine déjà dans ce second retour à Proust. Finalement, c'est toute la philo-
sophie de la nature des années soixante-dix et quatre-vingt qui trouve ici sa
première version dans la question du statut du narrateur dans la Recherche.
Avec l'introduction, bien que timide, des concepts de « corps sans organes»
et d'« agencement », Deleuze convoque pour la dernière fois le monde de
Proust comme témoin d'une nouvelle compréhension de la vie. Si la pre-
mière « machine littéraire» avait été annoncée en 1970 comme celle de la
Recherche, le premier « agencement» littéraire fut annoncé en 1973 comme
celui de la vie du narrateur qui habitait, dans un non-lieu, cette machine lit-
téraire. Le noyau de l'immense machinisme de L'Anti-Œdipe germait déjà
dans la deuxième partie de Proust et les signes. La troisième partie portait
l'embryon de la physique des agencements collectifs d'énonciation de Kafka
Pour une littérature mineure.
Nous avons fini cette exploration vertigineuse, de presque une décade, du
travail de Deleuze sur la littérature. Proust et les signes, par ses propres coupes
de temps/pensée qui ont abouti à trois éditions, s'est révélé un séismographe
des ruptures les plus intimes de Deleuze. Le résultat est fragile: il nous a
donné surtout une reconstitution brève des concepts les plus marquants de
l'approche deleuzienne de l'art du roman, dans leur inscription dans l'horizon
d'un empirisme transcendantal, soit en tant que modèle kantien des facuItés,
154
Proust et Sacher-Masoch: les catégories, la loi, la folie
soit en tant que structure lacanienne de la loi, soit en tant que philosophie de
la nature. Peut-être le paysage global de l'esthétique de Deleuze entre 1964 et
1973 est-il devenu un peu moins obscur.
En 1975, le livre sur Kafka, écrit avec Félix Guattari, semble être
l'aboutissement de ce long parcours à travers Proust. Mais, comme nous
allons le voir, il est sa réfutation la plus radicale. Kafka - Pour une littéra-
ture mineure doit même se comprendre comme la démolition systématique
de chaque prémisse de la lecture que Deleuze avait proposée de la Recherche
dans les éditions de 1964 et 1970. Et, cependant, l'illusion de continuité
est totale. La troisième édition de Proust et les signes est publiée en 1976.
Un an après le livre sur Kafka, Deleuze fait sortir une nouvelle version du
livre sur Proust, en y ajoutant, comme conclusion, le texte de 1973, celui
précisément qui contient les grandes thèses du nouveau territoire théorique
ouvert avec L'Anti-Œdipe. Le lecteur qui venait de découvrir les instruments
schizoanalytiques de Deleuze et Guattari pour entrer dans le monde littéraire
de Kafka ne pouvait que se reconnaître, en revisitant Proust un an après, dans
cette conclusion autour des concepts de corps sans organes et d'agencement
d'énonciation. Cette proximité a obscurci les grands points de rupture que le
livre sur Kafka est venu instaurer.
DEUXIÈME PARTIE
Kafka et Bene:
le pouvoir de la littérature
PREMIER CHAPITRE
Kafka - Du réel pour en finir avec la loi
et l'imagination
1ntrod uction
159
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Les analyses de Marthe Robeli, aussi bien que celles de Maurice Blanchot
par exemple, nous montrent Kafka comme l'auteur par excellence de la fiction
comme moyen de salut par des archétypes imaginaires. Son œuvre y est lue
comme la réaction à des situations de sa vie réelle, comme des symptômes
d'un inconscient typique. Ainsi, Marthe Robert nous explique le travail de
l'écriture romanesque comme restitution d'un réel dérobé. Elle présente tou-
jours Kafka cornme radicalement perdu, « sauf que la souveraineté de décision
qui lui manque si cruellement dans la réalité lui est amplement restituée dans
l'ailleurs de la littérature l ». Pour Maurice Blanchot, aussi, le travail de Kafka
devient « comme un moyen de salut psychologique (pas encore spirituel) 2 ».
Kafka semble la confirmation point par point de l'inconscient tourmenté par
la loi qui s'évade dans le fantasme littéraire. Il appartient déjà à la vérité de la
psychanalyse.
Interrompre l'évidence de l'interprétation psychanalytique implique donc
~e tirer Kafka des mains d'Œdipe et de tous les regards psychologiques sur
son univers fictionnel. Mais cela est un programme presque impossible.
1\ fallait le libérer du « procès» de l'imaginaire, du symbolique et du réel
impossible olt Kafka ne peut que se déclarer coupable. Il fallait aussi réfuter
les méthodes d'interprétation par archétypes, par associations 1ibres, par for-
malisations structurales. Bref, il fallait changer de planète théorique. Or, c'est
justement le programme fondamental de tout le livre. Et Deleuze et Guattari le
déclarent au début, sur un vrai ton agit-prop. « Nous n'essayons pas de trou-
ver des archétypes, qui seraient l'imaginaire de Kafka, sa dynamique ou son
bestiaire (l'archétype procède par assimilation, homogénéisation, thématique,
alors que nous ne trouvons notre règle que lorsque se glisse une petite ligne
hétérogène, en rupture). Nous ne cherchons pas davantage des associations
dites libres (on connaît le triste destin de celles-ci, toujours nous ramener au
souvenir d'enfance, ou pire encore au fantasme, non parce qu'elles échouent,
mais parce que c'est compris dans le principe de leur loi cachée). Nous ne
cherchons pas non plus à interpréter, et à dire que ceci veut dire cela. Mais
1. ROBERT. M.. 1979. p. 160-161. Dans le même chapitre. nous pouvons lire: « La loi ne laisse
pas Kafka en paix [... ] : c'est elle qui s'énonce dans Le lerdict, par la voix terrible du père-
juge. à la fois grandiose et sénile: elle qui poursuit Joseph K. [ ... ] : elle qui. inscrite dans les
grimoires de l'Ancien Commandant de La Colonie pénitentiaire [ ... ] ne fait connaître la sen-
tence qu'en s'imprimant directement dans la chair vive du Condamné. Cette loi immanente qui
s'énonce dans l'automatisme du châtiment [ ... ], c'est d'elle encore que Kafka meurt, s'il est
vrai. comme il en est convaincu. que la blessure de ses poumons n'est que le symbole d'autre
plaie [... ]. Ses héros du reste le lui avaient bien prédit: dans un monde intérieur où le comman-
dement sans commandant a perdu la force de raire vivre. la loi devenue féroce n'a plus que le
pouvoir total de tuer.» (ROBERT. M.. 1979. p. 158-160.)
2. BLANCHOT. M.. 1955. p. 68.
160
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
surtout nous cherchons encore moins une structure, avec des oppositions for-
melles et du signifiant tout fait 3. ».
C'est un programme immense, mais pas complètement honnête. En même
temps qu'il rompt avec les modèles de critique littéraire des années soixante-
dix, il est l'abandon radical de l'univers théorique sur lequel Deleuze lui-
même avait construit ses livres sur Proust et sur Sacher-Masoch sans
que, pourtant, Deleuze le reconnaisse jamais. Peut-être l'enthousiasme de
la formulation de ce combat théorique exprime-t-i1 une crise interne. Peut-
être l'intelligence de Deleuze pour les abîmes de l'esthétique freudienne lui
vient-elle des ses propres évidences. On ne peut pas le savoir. De toute façon,
quelque chose de grand commence avec ce livre. En effet, il implique un
refus des concepts fondamentaux de l'esthétique lacanienne dans sa fonda-
tion sur la trinité de l'imaginaire, du symbolique et du réel. Il implique aussi
l'abandon des archétypes junguiens, de la méthode des associations libres et
de toute la psychologie du fantasme dans son rapport avec la loi cachée. Fina-
lement, il implique de laisser tomber l'idée même d'interprétation, soit dans
sa version romantique d'un sens spirituel profond, soit dans le modèle struc-
turaliste, avec des oppositions formelles. Mais ce qui rend ce programme
vraiment impossible est le fait que Deleuze et Guattari veulent l'imposer
de l'intérieur de Kafka, autrement dit à partir d'un voyage dans les laby-
rinthes de l'auteur le plus propice à une lecture psychanalytique. Comment
réfuter Œdipe avec Kafka? La réponse est formulée dans la même page où
l'on trouve le programme. « Nous ne croyons qu'à une politique de Kafka,
qui n'est ni imaginaire ni symbolique. Nous ne croyons qu'à une ou à des
machines de Kafka, qui ne sont ni structure, ni fantasme. Nous ne croyons
qu'à une expérimentation de Kafka, sans interprétation ni signifiance, mais
seulement des protocoles d'expérience 4. » Trois déformations de Kafka pour
sauver Kafka de la lecture œdipienne. Selon la ligne du politique, il s'agit de
refuser les concepts d'imaginaire et de symbolique. La littérature doit appa-
raître comme une affaire de production du réel par une communauté mineure
qui fait l'expérience d'étrangeté dans sa propre langue. La ligne machinique
s'oppose aux concepts de structure et de fantasme. Le travail d'écriture n'est
pas le rapport en miroir entre le sens comme forme et le sens comme contenu,
entre les lois et leurs effets en image. La machine littéraire, ce système de
coupure-flux qui s'enregistre sur un corps sans organes de l'écrivain, en
même temps que sur le réel social et historique qui l'agence, se définit par
3. K" p. 13-14. Il est très signilkatif que dans son moment le plus lié à la psychanalyse et
à Lacan Deleuze utilise « phantasme» et qu"après L'Anti-Œdipe et sa rencontre avec Félix
Guattari il écrit plutôt « fantasme ». Le passage d'un concept positif à un concept négatif
s"accompagnc donc d"une mutation graphique.
4. K" p. 13-14.
161
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
son travail sur la matérialité de la langue, sur ses rythmes, ses espaces, son
bégaiement. L'idée du travail littéraire en tant que machine permet de pré-
senter l'univers de Kafka comme l'opposé d'une esthétique. L'expression ne
renvoie pas à une subjectivité, à une aisthésis, mais à des connexions sociales
multiples. Comme le dit Deleuze, « personne mieux que Kafka n'a su définir
l'art ou l'expression sans aucune référence à quoi que ce soit d'esthétique.
Si nous cherchons à résumer la nature de cette machine artiste selon Kafka,
nous devons dire: c'est une machine célibataire, par là même branchée
d'autant plus sur un champ social à connexions multiples. Définition machi-
nique, et non pas esthétique 5 ». Finalement, en ce qui concerne la ligne
d'expérimentation, c'est la fin de la pratique de l'interprétation et de la signi-
fiance. Il n 'y a rien à déchiffrer dans les textes de Kafka, rien à rendre mani-
feste. Les pages de Kafka ne sont que des« protocoles d'expérience », faisant
de la littérature une affaire de santé 6.
Dans ces trois lignes d'approche de Kafka, Deleuze et Guattari condensent
aùssi le programme de la schizo-analyse. On a même l'impression, dans la
déclaration inaugurale de Kafka - Pour une littérature mineure, d'écouter
ce passage de L'Anti-Œdipe : « La schizo-analyse se propose d'explorer un
inconscient transcendantal au lieu de métaphysique, [ ... ] schizophrénique au
lieu d'œdipien, non-figuratif au lieu d'imaginaire, [ ... ] machinique au lieu de
structural, moléculaire, microphysique et micrologique au lieu de molaire et
grégaire 7. » Le livre sur Kafka sera justement le laboratoire du programme
de la shizo-analyse dans le domaine de l'inconscient littéraire. Ce n'est pas
seulement parce que ce livre fut le premier à être écrit après L'Anti-Œdipe
en tant que cas critique pour tester la validité d'une méthode non-œdipienne.
C'est que l'objet pratique de la schizo-analyse concerne par excellence l'objet
d'art littéraire. Deleuze et Guattari vont même jusqu'à penser que« la schizo-
analyse est comme l'art de la nouvelle. Ou plutôt elle n'a aucun problème
d'application: elle dégage des lignes qui peuvent être aussi bien celles d'une
vie, d'une œuvre littéraire 8. »Kafka Pour une littérature mineure deviendra
non seulement la preuve de la faillite de la théorie littéraire psychanalytique,
5. K. p. 128-129.
6. Il est significatif quc. après le livre sur Kafka. Deleuze n'abandonnera plus cette triple
approche de la littérature. Même son dernier grand texte programmatique. le chapitre « La Lit-
térature et la vie». publié en 1993 dans Critique el clinique. reprend la ligne politique. machi-
nique et d'expérimentation. Deleuze y énumère les six thèmes qui organisent son approche
de la littérature: 1) l'écriture en tant qu'expérience d'être un étranger dans sa propre langue;
2) la littérature comlne une atfaire collective: 3) la littérature en tant que machine littéraire;
4) la littérature comme travail sur la matérialité de la langue: 5) le devenir-minoritaire de l'écri-
vain et 6) l'écrivain comme médecin dll mondc.
7. AO. p. 130.
8. AIP. p. 249.
162
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Le rhizome-Kafka
Le thème qui oriente Kafka - Pour une littérature mineure est le mode
d'existence d'une littérature mineure, c'est-à-dire le travail littéraire qu'une
minorité fait dans une langue majeure. Tel est le cas de la communauté juive
et tchèque à laquelle appartient Kafka. À Prague, au début du siècle, cette
communauté doit écrire dans la langue allemande, et à l'intérieur d'une tra-
dition littéraire qui fut bâtie sur les grands mythes du christianisme. Selon
Deleuze, un tel travail implique trois dispositifs: a) déplacement de la langue
face à son ancrage d'origine de façon à la dire dans un territoire quelconque;
b) inscription de toute affaire individuelle (vie familiale, conjugale, etc.) dans
un arrière-fond économique, bureaucratique, juridique; et, c) investissement
collectif du travail littéraire, où tout énoncé prend une valeur d'action com-
mune. Deleuze et Guattari définissent ces dispositifs comme « la déterritoria-
lisation de la langue, le branchement de l'individuel sur l'immédiat-politique,
l'agencement collectif d'énonciation 9 ». Le dispositif clef est ce dernier: le
travail qu'une communauté mineure développe dans une tradition littéraire
dominante. À ce travail, ils donnent le nom d'« agencement collectif d'énon-
ciation », c'est-à-dire la transformation du travail littéraire en une affaire du
peuple, faisant de la littérature une« machine collective d'expression ». Selon
Deleuze et Guattari, c'est l'agencement collectif d'énonciation qui déplace la
langue par rapport au territoire et c'est lui qui inscrit l'histoire individuelle
dans un horizon collectif. Comprendre le mode d'existence d'une littérature
mineure, c'est donc comprendre cet agencement.
Sa détermination fondamentale, c'est son rapport à la question du sens.
Comme le concept d'« événement », le concept d'« agencement» appartient
à une théorie de l'énonciation ou théorie de l'expression. Mais, dans le cas de
l'agencement, le sens énoncé ou exprimé n'est plus pensé dans son rapport
aux états de choses, ni dans son statut ontologique. La question du sens dans
la théorie de l'agencement n'est plus ce qu'il dit ou ce qu'il est, mais comment
il est produit. La réponse renvoie aussi à une théorie des multiplicités. Le sens
est toujours le travail de séries divergentes de singularités. Cependant, tandis
que la théorie de l'événement approche cette multiplicité à partir des choses,
à partir de ce qui est énoncé, la théorie de l'agencement, comme nous allons
le voir, pense la multiplicité du côté du travail du discours, dans l'énonciation.
9. K. p. 33.
163
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
164
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
14. K. p. 151.
15. Deleuze donne d'autres exemples des agencements de Kafka: « L'agencement des lettres.
la machine à faire des lettres; l'agencement du devenir-animal. les machines animalières:
l'agencement du devenir-tëminin. ou du devenir-enfantin. les "maniérismes" des blocs de
femme ou d'enfance; les grands agencements du type machines commerciales. machines hôte-
lières. bancaires, judiciaires. bureaucratiques. fonctionnaires. etc.: l'agencement célibataire ou
la machine artistique de minorité, etc. » (K. p. 155.)
16. « L'idée d'expression travaille selon un rôle herméneutique. révélant un secret: à travers
ce concept nous sommes conduits à découvrir comment le discours linéaire de r Éthique fonc-
tionne selon deux dit1ërents niveaux. explicitement dans le niveau de la rationalité démons-
trative proclamant sa progression nécessaire. et au-dessus de la surface. implicitement. nous
trouvons le monde concret des affects qui traversent cette progression. » (MACHEREY. P.. 1996.
p. 143.)
17. « Le sens. c'est l'exprimé de la proposition. cet incorporel à la surface des choses. entité
complexe irréductible. événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition. » (L5. p. 30.)
18. Nous suivons ici la petite généalogie du retour du concept d' « expression ». après sa dis-
parition dans L'Anti-Œdipe. proposée par Philippe Mengue. « Il faudrait montrer comment
165
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
166
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
réel: on trouve là l'apparition de la cartographie. qui servira à définir le rhizome. et permet ici
de décrire l'activité critique [ ... ]. Le rhizome. comme théorie de la lecture. tient donc compte
de l'acte de lecture. et fàit de la réception une production active, une transformation véritable et
une capture de l'œuvre ». (SAUYAGNARGUES. A.. 2005. p. 119-120.)
21. Cf MP. p. 34.
22. MP. p. 10.
23. KAFKA. F.. 1998b. p. 279-80.
24. K. p. 7.
167
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
quelle est la carte du rhizome 25 ». Cependant, nous croyons qu'il faut privilé-
gier trois entrées: une entrée « Littérature et loi» qui porte sur la dimension
du symbolique; une autre qui porte sur la dimension du réel, « L'énoncé et le
désir» ; et finalement une dernière, qui porte sur la dimension de l'imaginaire,
sous le titre « Sans imagination ». Toutes les trois, comme nous essayerons de
le montrer, sont des déclarations de combats contre le canon psychanalytique.
25. K. p. 7.
168
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
ne pouvons donc obéir à la loi qu'en étant coupable [ ... ]. À proprement par-
Ier inconnaissable, la loi ne se fait connaître qu'en appliquant les plus dures
sanctions à notre corps supplicié 26. » Deleuze distingue alors deux formes
de conscience de la loi. La conscience dépressive et la conscience schizoïde.
La première, selon Deleuze, est celle qui apparaît de façon paradigmatique
chez Kafka. La deuxième organise l'œuvre de Proust. « La conscience
moderne de la loi prit une forme particulièrement aiguë avec Kafka: c'est
dans La Muraille de Chine qu'apparaît le lien fondamental entre le caractère
fragmentaire de la muraille, le mode fragmentaire de sa construction, et le
caractère inconnaissable de la loi, sa détermination identique à une sanction
de culpabilité. Chez Proust toutefois, la loi présente une autre figure, parce que
la culpabilité est plutôt comme l'apparence qui cache une réalité fragmentaire
plus profonde, au lieu d'être elle-même cette réalité plus profonde à laquelle
les fragments détachés nous mènent. À la conscience dépressive de la loi telle
qu'elle apparaît chez Kafka, s'oppose en ce sens la conscience schizoïde de la
loi selon Proust 27. »
Kafka et Proust sont les deux paradigmes clefs de la conscience moderne de
la loi. Cette modernité, par opposition à la tradition grecque, invertit le rapport
entre le Bien et la Loi. « La loi ne dit plus ce qui est bien; mais est bien ce
que dit la loi », comme l'écrit Deleuze dans ce même chapitre. Kafka illustre
cette inversion sur le corps supplicié où la loi se fait connaître comme sanc-
tion. Proust la donne à voir sur l'expérience de l'amour, comme expérience
de la division primordiale du regard de l'amant sur l'être aimé. Pour Proust,
selon Deleuze, aimer suppose la culpabilité de l'être aimé. Tout amour est une
investigation, une recherche et une discussion sur les preuves d'innocence de
la femme qu'on sait pourtant coupable. « L'amour est donc une déclaration
d'innocence imaginaire tendue entre deux certitudes de culpabilité, celle qui
conditionne a priori l'amour et le rend possible, celle qui clôt l'amour, qui
en marque la fin expérimentale. Ainsi le narrateur ne peut aimer Albertine
sans avoir saisi cet a priori de culpabilité 28. » Deleuze peut donc reconduire
l'unité de la Recherche aux formes de la culpabilité. Selon lui, il y a trois
niveaux de la culpabilité amoureuse. La culpabilité des séries hétérosexuelles,
celle des séries homosexuelles, et celle des séries transsexuelles. À ces trois
niveaux de la culpabilité correspondent les trois niveaux de la Recherche.
Le premier exprime la logique de lajalousie. Il se manifeste comme séquestrer
et emmurer l'être aimé. Le deuxième, c'est tout le mouvement de la décou-
verte de l'homosexualité comme la faute originelle de l'aimé, dont on le punit
169
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
170
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
une référence à ce que Deleuze et Guattari appellent les « thèmes courants des
interprétations de Kafka ». Et~ ce qui est surprenant, c'est que non seulement
ces thèmes sont justement tous rapportés à la question de la loi et de la culpabi-
1ité~ mais, surtout, qu'ils sont formulés dans les termes mêmes où Deleuze les
avait présentés en 1970 - avec une seule diftërence : maintenant il ne les recon-
naît plus comme étant des thèses à lui. Il faut reproduire dans sa totalité cette
première page du chapitre v. Face à l'intégralité de ce texte, on peut se rendre
compte du renversement que Deleuze opère à l'intérieur de sa propre pensée.
« La théologie négative ou de l'absence~ la transcendance de la loi, l'a priori
de la culpabilité sont des thèmes courants dans beaucoup d'interprétations de
Kafka. Les textes célèbres du Procès (et aussi de La Colonie pénitentiaire,
de La Muraille de Chine) présentent la loi comme pure forme vide et sans
contenu, dont l'objet reste inconnaissable: la loi ne peut donc s'énoncer que
dans une sentence, et la sentence ne peut s'apprendre que dans un châtiment.
Personne ne connaît l'intérieur de la loi. Personne ne sait ce qu'est la loi dans
la Colonie; et les aiguilles de la machine écrivent la sentence sur le corps du
condamné qui ne la connaissait pas, en même temps qu'elles lui infligent le
supplice. "L'homme déchiffre la sentence avec ses plaies." Dans La Muraille
de Chine, "quel supplice que d'être gouverné par des lois qu'on ne connaît
pas [ ... ] et le caractère des Lois nécessite aussi le secret sur leur contenu".
Kant a fait la théorie rationnelle du renversement, de la conception grecque
à la conception judéo-chrétienne de la loi: la loi ne dépend plus d'un Bien
préexistant qui lui donnerait une matière, elle est pure forme, dont dépend le
bien comme tel. Est bien ce qu'énonce la loi, dans les conditions formelles où
elle s'énonce elle-même 29. »
Cette première page du chapitre v est exemplaire. Sont ici présents chacun
des quatre traits de ce que Deleuze désignait en 1970 comme la « conscience
dépressive de la loi» dans l'œuvre de Kafka. 1. La loi est inconnaissable;
2. Elle se manifeste uniquement dans l'a priori de la culpabilité; 3. Elle se
déchiffre dans le corps supplicié; 4. Elle ne dépend plus d'un Bien mais,
depuis Kant, elle est pure forme, qui fonde le Bien.
Cependant, tout change. Ces traits de la loi sont bien évoqués mais, main-
tenant, pour être éloignés de ce que serait le regard de Kafka sur la loi. Selon
le Deleuze de 1975, l'interprétation courante qui fait de Kafka un penseur de
la loi est fausse, et elle est fausse parce qu'elle le prend à la lettre. Comme le
disent maintenant Deleuze et Guattari dans la continuation de ces lignes de la
première page du chapitre v: « On dirait que Kafka s'inscrit dans ce renverse-
ment. Mais l'humour qu'il y met témoigne d'une tout autre intention. Il s'agit
moins pour lui de dresser cette image de la loi transcendante et inconnaissable
29. K, p. 79.
171
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
que de démonter le mécanisme d'une machine d'une tout autre nature, qui a
seulement besoin de cette image de la loi pour accorder ses rouages et les faire
fonctionner ensemble "avec un synchronisme parfait" 30. » Tout d'un coup,
l'œuvre de Kafka n'est plus le lieu où « la conscience moderne de la loi prit
une forme particulièrement aiguë », comme Deleuze l'écrivait, en 1970, dans
la deuxième partie de Proust. Au contraire, Kafka ne s'inscrit pas dans ce
renversement inauguré par Kant. Il ne veut pas illustrer cette image d'une loi
vide et inconnaissable. Il veut plutôt démonter cette image même de la loi,
parce qu'il sait que cette image est ce qui fait fonctionner le mécanisme des
machines répressives.
Mais, alors, comment expliquer que Deleuze se mt trompé sur les textes
de Kafka? Comment prendre, en 1970, La Muraille de Chine, La Colonie
pénitentiaire, Le Procès, Le Château, comme l'illustration par la culpabilité
et par les corps suppliciés - du renversement kantien du rapport entre la loi et
le bien?
Deleuze ne se confronte jamais à ce changement radical de son propre point
de vue dans l'intervalle de cinq années. Il se limite à reconstituer cette pers-
pective et, tout d'un coup, à la dénoncer en tant que l'interprétation courante
de Kafka. Et, au moment d'expliquer cette erreur de lecture - qu'il attribue
génériquement aux lecteurs de Kafka -, il se fait rhétoricien. Selon Deleuze,
la réception de Kafka s'est trompée par un manque d'esprit. Les lecteurs du
Procès ont manqué le fait que tout n'était qu'une immense figure tropique:
l'humour. Comme il le dit: « On dirait que Kafka s'inscrit dans ce renver-
sement. Mais l'humour qu'il y met témoigne d'une tout autre intention 31. »
Kafka parle bien de loi et de culpabilité. Mais il ne se prend pas au sérieux 32.
Peut-t-on conclure que Deleuze lui-même, en 1970, avait pris Kafka comme
la conscience moderne de la loi parce qu'il n'avait pas compris que les pages
du Procès et de tous les autres contes et romans étaient pour rire? Fut-ce alors
par une nouvelle disposition herméneutique, par un surcroît d'esprit, que le
regard de Deleuze changea entre 1970 et 1975 ? Ou doit-on admettre que c'est
l'entrée de Félix Guattari dans le travail d'écriture de Deleuze qui est venue
apporter cette nouvelle sensibilité à l'humour chez Kafka? C'est peu pro-
bable. Guattari ajoué, sans doute, un rôle déterminant dans le changement de
perspective. Mais ce changement n'a rien à voir avec une nouvelle sensibilité
30. K. p. 79-80.
31. K. p. 80.
32. Deleuze et Guattari seront plus explicites dans leur « révolte» : « Les trois thèmes les plus
fâcheux dans beaucoup d'interprétations de Kafka. c'est la transcendance de la loi. l'intériorité
de la culpabilité. la subjectivité de l'énonciation. Ils sont liés à toutes les stupidités qu'on a
écrites sur l'allégorie. la métaphore. le symbolisme de Kafka. Et aussi à l'idée du tragique. du
drame intérieur. du tribunal intime. etc. » (K. p. 82-83.)
172
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
L'énoncé et le pouvoir
Il est devenu un cliché d'attribuer à Deleuze les propositions qu'il découvre
chez d'autres penseurs. Et malgré notre dégoût pour ce réductionnisme, nous-
même, tout au long de cet étude, nous nous sommes rendue un peu coupable
de cette déformation en cercle. Les livres sur Hume, Nietzsche et Kant, nous
les avons traversés pour y souligner surtout les premières formulations de
la version deleuzienne du programme de l'empirisme transcendantal en tant
qu'horizon d'intelligibilité de la théorie des facultés qui organisait les diffé-
rentes éditions de Proust et les signes. Et si nous avons presque ignoré les livres
sur Bergson et sur Spinoza de cette même période, ce n'était pas pour refuser
cette méthode de lecture en miroir. Il y a un immense réseau de concepts et
de décisions théoriques de Deleuze dont la vérité ne se laisse pas déterminer
sans le renvoi à ses images de Bergson et de Spinoza. Et chaque fois qu'on
essaie d'expliquer les thèses les plus singulières de Deleuze, comme celles
sur ce qu'il appelle un plan d'immanence, ou celles sur le virtuel, sur les syn-
thèses du temps, sur l'univocité de l'être, sur le sens ou sur l'événement, on
est tout de suite forcé de tomber dans ces abîmes que sont le Bergson ou le
173
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
33. DR. p. 4.
34. L'étude qui renforce le plus cette perspective est celle de Manola Antonioli (ANTONIOLl,
M .. 1999).
35. DR. p. 4.
174
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
175
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
NOlis respectons dans notre recherche cette approche en deux temps que
Deleuze a faite de Foucault. Comme introduction à la lecture Kafka - Pour
une littérature mineure, nous reconstituons les deux premiers chapitres du
livre Foucault, dédiés, respectivement, à Archéologie du savoir et à Surveiller
et punir. Nous croyons qu'il est possible d'y déceler les lignes primordiales
d'inspiration de la théorie des agencements collectifs d'énonciation ainsi que
de l'idée de pouvoir comme machine abstraite de désir. Ces concepts consti-
tuent peut-être les aspects les plus singuliers du regard de Deleuze sur la litté-
rature dans les années soixante-dix.
Les chapitres que Deleuze a dédiés aux deux derniers volumes de l'Histoire
de la sexualité seront visités dans notre recherche seulement dans la troisième
patiie. Ils appartiennent en effet à un nouveau paradigme dans la pensée de
Deleuze, celui qui gravite autour de la question de la subjectivation comme
plissement de la force sur elle-même, transformant la microphysique du pouvoir
el} une éthique du possible. Ce dernier regard de Deleuze sur Foucault doit donc
être approché à côté du livre qu'il a comme préparé, le livre sur Leibniz.
176
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
177
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
178
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
179
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
43. F. p. 19.
44. F. p. 17.
45. F. p. 17.
180
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
46. Le nouveau concept de pouvoir de Foucault est mentionné deux fois dans Kafka - Pour
une littérature mineure: c'est dans la note 20, p. 44, et surtout dans la note 3, p. 103, où on
peut lire: « Michel Foucault fàit une analyse du pouvoir qui renouvelle aujourd'hui tous les
problèmes économiques et politiques. Avec de tout autres moyens, cette analyse n'est pas sans
une résonance kafkaïenne. Foucault insiste sur la segmentarité du pouvoir, sa contiguïté, son
immanence dans le champ social (ce qui ne veut pas dire intériorité dans une âme ou un sujet
à la manière d'un surmoi). Il montre que le pouvoir ne procède nullement par l'alternative
classique. violence ou idéologie, persuasion ou contrainte. Cf Surveiller et punir: le champ
d'immanence et de multiplicité du pouvoir dans les sociétés "disciplinaires". »
181
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Deleuze dédie tout un article, publié en 1975 dans le numéro 343 de Cri-
tique, à la nouvelle cartographie du pouvoir dressée par Foucault. Cet article
sera repris dans le livre sur Foucault comme chapitre Il, avec le titre « Un
nouveau cartographe ». Dans cette version de 1986 de l'article de Critique,
Deleuze inclut aussi quelques références à La Volonté de savoir (livre publié
seulement en 1976), surtout en ce qui concerne la critique de l'hypothèse
répressive. Mais le fondamental de son regard sur le concept de pouvoir de
Foucault vient de sa lecture de Surveiller et punir établie en 1975. Ce n'est
pas tant la question de la vie ou des dispositifs de production du discours sur
les plaisirs qui intéresse Deleuze, mais plutôt la question de la nature des
rapports de forces en tant qu'exercice de stratégies intérieures aux formations
de milieux et de leur manière d'agir sur les corps (comme le milieu carcé-
ral, le milieu militaire ou le milieu scolaire). En d'autres mots, Deleuze se
reconnaît moins dans la bio-politique de Foucault que dans sa microphysique.
Et, comme nous le soulignerons par la suite, dans la microphysique, il cher-
cirera la confirmation de son concept de « machine », particulièrement celui
de « machine abstraite », ainsi que de celui d'« agencement» - que Deleuze
fera coïncider avec celui de « dispositif» qui occupait le centre du nouveau
regard de Foucault sur le pouvoir. Après la première exposition de la théorie
de l'agencement faite cette même année 1975 dans le livre sur Kafka, dans sa
dimension d'instrument pour penser la littérature mineure, le texte sur Sur-
veiller et punir se révèle le laboratoire des enjeux politiques de ce concept.
Rétrospectivement, on peut même croire que le rabattement du concept fou-
caldien de« dispositif» sur celui d'« agencement» avait travaillé déjà dans sa
genèse le 1ivre sur Kafka.
Deleuze souligne deux plans dans la cartographie de Foucault: celui d'une
carte critique des postulats qui ont marqué la position traditionnelle marxiste
sur la nature du pouvoir, et celui d'une représentation cartographique ou dia-
grammatique du pouvoir en tant que carte de rapports de forces. Ces deux
plans s'expliquent réciproquement. C'est par la démolition - exhaustive,
c'est-à-dire montrant son caractère systématique - des postulats sur le pou-
voir hérités de la tradition marxiste que Foucault rend vraisemblable son nou-
veau concept - diagrammatique - de pouvoir. Inversement, seul le modèle
diagrammatique permet en négatif le diagnostic des postulats traditionnels
sur le pouvoir. Deleuze reconstitue exemplairement cette carte, dressée par
Foucault, des illusions de la gauche vis-à-vis des questions comme la nature
de l'état, le mode d'existence des classes et de leurs luttes, le rapport entre
les régimes punitifs et les systèmes de production, ou les formes de domina-
tion symboliques, pour, en retour, faire apparaître la vérité du regard de Fou-
cault sur les « machines abstraites» du pouvoir. Ainsi, contre le postulat de la
propriété qui fait du pouvoir une propriété d'une classe qui l'aurait conquis,
182
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Foucault aurait montré, selon Deleuze, que le pouvoir est plutôt une stratégie,
qu'il s'exerce plutôt qu'il ne se possède. Il n'est pas le privilège d'une classe
dominante mais l'effet d'ensemble de ses positions stratégiques. Contre le pos-
tulat de la localisation du pouvoir dans des institutions particulières -l'État-,
Foucault fait voir l'État lui-même comme une résultante d'une multiplicité de
stratégies, comme l'effet d'une « microphysique du pouvoir» dont la disci-
pline est le type fondamental, en tant que technologie des corps, des gestes,
des temps, qui traverse toutes sortes d'appareils et d'institutions. Troisième-
ment, le postulat de la subordination. Il concerne la représentation de l'État
comme subordonné à des modes de production particuliers. La microphysique
de Foucault aurait rendu visibles, à l'intérieur même de l'économie, dans les
usines, dans les ateliers, des formes de domination semblables à celles en
marche dans les écoles, les casernes, les prisons et les hôpitaux, qui affectent
du dedans les corps et les âmes, rendant donc évident que c'est toute l'éco-
nomie qui présuppose les mécanismes du pouvoir. Le quatrième postulat
aurait été celui de l'essence ou de l'attribut. Comme Deleuze l'indique, il
s'agit de faire du pouvoir une essence qui qualifierait ceux qui le possèdent,
les instaurant comme dominants. Foucault aurait montré que le pouvoir n'a
pas d'essence. « Il n'est pas attribut, mais rapport : la relation de pouvoir
est l'ensemble des rapports de forces, qui ne passe pas moins par les forces
dominées que par les dominantes, toutes deux constituant des singularités 47. »
Le postulat de la modalité présente le pouvoir comme une réalité biface, tantôt
violence, tantôt idéologie. En d'autres mots, l'État tantôt réprime, tantôt fait
croire. Il est avant tout répression. S'il produit quelque chose, ce n'est que
des croyances, que de l'idéologie. Au contraire, selon Deleuze reprenant Fou-
cault, « le pouvoir "produit du réel", avant de réprimer. Et aussi il produit du
vrai, avant d'idéologiser, avant d'abstraire ou de masquer 48 ». Finalement, le
postulat de la légalité. Le pouvoir aurait la loi comme forme par excellence.
La loi serait soit la pacification des forces brutes, soit le résultat d'une guerre
gagnée par les plus forts. Cette fausse coïncidence entre état et loi a conduit la
pensée révolutionnaire à se réclamer d'une autre légalité, laquelle ne pourrait
que passer par la conquête du pouvoir et l'instauration d'un autre état.
Surveiller et punir aurait inverti radicalement ce rapport entre loi et pouvoir.
« Un des thèmes les plus profonds du livre de Foucault consiste à substituer à
cette opposition trop grosse loi-illégalité une corrélation fine illégalismes-loi.
La loi est toujours une composition d'illégalismes qu'elle différencie en les
formalisant 49. » Stratégie, technologie des corps, économie comme dispositif
47. F. p. 35.
48. F. p. 36.
49. F~ p. 37.
183
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
50. F. p. 40.
184
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
51. F. p. 40.
52. F. p. 44.
185
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
est dit« machine abstraite 53 ». Il n'est pas surprenant que les concepts de
« diagramme» et de « machine abstraite» soient utilisés indifféremment, dans
tout ce texte sur Surveiller et punir, comme des concepts synonymiques. C'est
en ce sens que Deleuze peut écrire: « Le diagramme ou la machine abstraite,
c'est la carte des rapports de forces 54. »
Il suffit que la machine abstraite (et le diagramme) soit présentée comme
la cause des agencements pour que le lien foucaldien entre diagramme et
dispositif soit transposé sur le lien entre machine abstraite et agencements.
Le principe de cette transposition est donné par le concept de « cause imma-
nente ». Elle existe, selon Deleuze, précisément entre la machine abstraite
et les agencements concrets -« la machine abstraite est comme la cause des
agencements concrets qui en effectuent les rapports 55 ». Et Deleuze pré-
sente une longue explication de ce concept de causalité, à la fin de laquelle
il établira l'équivalence fondamentale entre le concept d'agencement et celui
de dispositif. « Que veut dire ici cause immanente? C'est une cause qui
s'actualise dans son effet, qui s'intègre dans son effet, qui se différencie
dans son effet. Ou plutôt la cause immanente est celle dont l'effet l'actualise,
l'intègre et la différencie. Aussi y a-t-il corrélation, présupposition réciproque
entre la cause et l'effet, entre la machine abstraite et les agencements concrets
(c'est à ceux-ci que Foucault réserve le plus souvent le nom de "disposi-
tifs") 56. » L'agencement est l'actualisation de la machine abstraite, c'est-à-
dire l'actualisation du « diagramme» comme carte des rapports de forces
qui constituent le pouvoir. Deleuze réduit ainsi le « dispositif» de Foucault
à une actualisation du diagramme. Mais il ne le peut faire que parce qu'il
pense le lien entre la machine/diagramme et l'agencement/dispositif comme
un processus d'actualisation. Cela suppose une autre décision théorique: celle
de faire du pouvoir une réalité, non pas actuelle ou effective, mais virtuelle.
Le pouvoir, les rapports de forces, n'existent pas, en tant que tels, dans le
mode de l'actualité. Seuls les agencements qui actualisent le pouvoir sont
eux-mêmes actuels. « Si les effets actualisent, c'est parce que les rapports
de forces ou de pouvoir ne sont que virtuels, potentiels, instables, évanouis-
sants, moléculaires, et définissent seulement des possibilités, des probabilités
d'interaction 57. »
53. « Le diagramme. ce n'est plus l'archive. auditive ou visuelle. c'est la cat1e. la cartographie,
coextensive à tout le champ social. C'est une machine abstraite. [ ... ]. C'est une machine presque
muette et aveugle. bien que ce soit elle qui fasse voir. et que fasse parler. » (F, p. 42. F, p. 44)
54 .. F. p. 44.
55. F. p. 44.
56. F. p. 44-45.
57. F. p. 45.
186
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
58. F, p. 45.
187
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
188
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
60. F. p. 48. Deleuze explique ce recoupement entre les deux pôles à propos du cas des prisons:
« Et si les techniques. au sens étroit du mot. sont prises dans des agencements. c'est parce que
les agencements eux-mêmes. avec leurs techniques, sont sélectionnés par le diagramme: par
exemple. la prison peut avoir une existence marginale dans les sociétés de souveraineté (les
lettres de cachet). elle n'existe comme dispositif que quand un nouveau diagramme. le dia-
gramme disciplinaire. lui fait franchir "Ie seuil technologique" [... ]. Si l'on cesse d'aller d'un
pôle à l'autre. c'est parce que chaque agencement efJectue la machine abstraite. mais à tel ou tel
degré: c'est comme des coetlicients d'effectuation du diagramme.» (K. p. 146-147.)
61. F, p. 47. Il est très significatif qu'au moment d'écrire « Qu'est-ce qu'un dispositif? ». en
1988. c'est-à-dire à la même époque que Le Pli. une analyse exhaustive du concept de dispositif
dans l'œuvre Surveiller et punir. Deleuze Il 'utilise jamais le concept d'agencement. C'est une
preuve additionnelle que le concept d'agencement. bien que bâti sur le concept foucauldien de
dispositit: a cessé d'être nécessaire dans l'univers théorique des années quatre-vingt et quatre-
vingt-dix.
189
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
190
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
191
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
d'existence? S'agit-il d'un nouveau concept d'actualité ou, plutôt, d'une nou-
velle approche de la condition de l'effectivité?
Cette difficulté est au centre du livre sur Katka. À paliir du moment où
Deleuze a voulu sortir du modèle virtuel/actuel dans sa version structuraliste,
il a dO abandonner l'idée d'actualisation comme rapport entre la loi et son
application aveugle dans la culpabilité. Il remplace alors le concept de « loi»
par celui de « machine abstraite ». Cependant, dans le livre sur Kafka, le
concept de « machine abstraite» n'a pas la même fonction que nous avons
repérée dans le commentaire de Surveiller et punir. Dans Kafka - Pour une
littérature mineure, « abstrait» n'est pas un concept positif, il ne signifie
pas ce qui s'actualise dans un domaine concret, mais, au contraire, ce qui
s'oppose à l'actuel, au concret. C'est dans ce sens que tout le livre est construit
autour de la différence entre la loi et la justice. La première est une machine
abstraite dans le sens d'une transcendance feinte, tandis que la seconde est
présentée comme machine concrète, laquelle est agencement d'énonciation et
àgencement de désir. Pour Deleuze et Guattari, le fondamental des images ter-
rifiantes qui traversent les nouvelles et les romans de Kafka est la construction
d'une autre compréhension du rapport entre la loi et les agencements de désir.
Toutes ces images de punition et de souffrance absurde sont renvoyées, dans
le livre sur Kafka, à des machines abstraites de supplice. Plutôt qu'une loi
transcendante, ce qui se donne à lire dans la nouvelle La Colonie pénitentiaire
ou dans le roman Le Procès, ce sont des « machines abstraites », des rouages
de punition qui ne marchent pas, ou qui fonctionnent en autodestruction 68.
La loi n'existe que comme machine, mais machine abstraite dysfonctionnelle.
Deleuze et Guattari dédoublent cette définition machinique des rapports de
forces, entre, d'un côté la machine abstraite de la loi (qui ne marche pas ou
qui est autodestructive) et, de l'autre, la machine concrète de la justice. Les
milliers de fonctionnaires, de juges, de policiers, qui composent les appareils
de lajustice, avec ces tribunaux, ces prisons, ces inépuisables bureaux, ne sont
que des machines, des machines concrètes. Et celles-ci ne sont pas l'actuali-
sation ni l'incorporation de la loi transcendante. Il n'y a que du désir. « Là où
l'on croyait qu'il y avait loi, il y a en fait désir et seulement désir. Lajustice
68. « Des machines abstraites surgissent pour elles-mêmes et sans indices, toutes montées. mais
cette fois elles n'ont pas ou n'ont plus de fonctionnement. Telle la machine de La Colonie péni-
tentiaire, qui répond à la Loi du vieux commandant et qui ne survit pas à son propre démontage.
[ ... ]. Or il apparaît que la représentation de la loi transcendante, avec son cortège de culpabilité
et d'incogniscibilité. est une telle machine abstraite. Si la machine de La Colonie pénitentiaire,
en tant que représentante de la loi. apparaît comme archaïque et dépassée, ce n'est pas du tout,
comme on l'a dit souvent. parce qu'il y aurait une nouvelle loi plus moderne, mais parce que la
forme de la loi en général est inséparable d'une machine abstraite autodestructive et qui ne peut
pas se développer concrètement. » (K. p. 87-88.)
192
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
est désir, et non pas loi. [ ... ] Si tout le monde appartient à la justice, si tout
le monde en est l'auxiliaire, du prêtre aux petites filles, ce n'est pas en vertu
de la transcendance de la loi, mais de l'immanence du désir 69. » Kafka aurait
montré que le pouvoir n'est alors que rapports de désir, il n'est que le rapport
entre la machine abstraite d'une loi présumée transcendante et des agence-
ments machiniques de lajustice, où il en va seulement du désir 70. Deleuze et
Guattari peuvent donc voir ces descriptions de Kafka comme des anticipations
des analyses du panoptisme dans Surveiller et punir 71.
Les nouvelles et les romans se laissent lire comme le mouvement du per-
sonnage K. qui sort de la machine abstraite de la loi, laquelle se bâtit sur
l'opposition de la loi au désir comme l'esprit au corps, pour entrer dans l' agen-
cement machinique de lajustice, où il n'existe que l'immanence du désir.
Il faut souligner que, dans le livre sur Kafka, la machine abstraite comme
loi transcendante n'a pas la condition d'une réalité actuelle. En tant que fic-
tive, elle n'est même pas virtuelle. La loi de Kafka n'a pas d'actualisation. Les
agencements concrets de justice lui sont indiftërents. La machine abstraite de
la loi, selon Deleuze et Guattari, est condamnée à l'autodestruction, comme
la machine de La Colonie pénitentiaire, ou au ridicule pathétique des bureaux
infinis du Procès. La machine abstraite de la loi ne sert qu'à faire rire.
Ce qui est plus difficile à comprendre dans Kafka - Pour une littérature
mineure est le fait que cet épuisement, à la fois métaphysique et politique, du
plan de la loi, au nom de la machine concrète des agencements de la justice,
ne se conserve pas dans tout le livre. En effet, à la fin du dernier chapitre,
celui dédié au concept d'agencement, Deleuze et Guattari vont faire le ren-
versement de ce rapport. « Jusqu'à maintenant nous opposions la machine
abstraite aux agencements machiniques concrets. [ ... ] Transcendante et réi-
fiée, livrée aux exégèses symboliques ou allégoriques, elle s'opposait aux
agencements réels qui ne valaient plus que pour eux-mêmes et se traçaient
dans un champ d'immanence illimité- champ de justice contre construction
de la loi. Mais, d'un autre point de vue, il faudrait renverser ce rapport. En un
autre sens de '"abstrait" (non figuratif, non signifiant, non segmentaire), c'est
la machine abstraite qui passe du côté du champ d'immanence illimité et se
confond maintenant avec lui dans le processus ou le mouvement du désir:
alors les agencements concrets ne sont plus ce qui donne une existence réelle
69. K. p. 90 et 92.
70. « La transcendance de la loi était machine abstraite. mais la loi n'existe que dans l'imma-
nence de l'agencement mach inique de la justice. Le Procès. c'est la mise en pièces de toute
justitication transcendantale. Il n'y aurait rien à juger dans le désir. le juge est lui-même tout
entier pétri de désir. La justice est seulement le processus immanent du désir. » (K. p. 93.)
71. Le rôle de Surveiller et punir dans Kafka - Pour une littératllre mineure, comme nous
l'avons déjà indiqué dans la note 46. est explicitement reconnu dans la page 103. note 3.
193
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
72. K. p. 154-155.
73. « La machine abstraite. c'est le champ social illimité. mais c'est aussi le corps du désir, et
c'est aussi l'œuvre continue de Kafka. sur lesquels les intensités sont produites.» (K. p. 155.)
74. K. p. 157.
194
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Les agencements concrets ou dispositifs, comme les prisons, les casernes, les
écoles, semblent ne pas appartenir au domaine du pouvoir, ils ne font pas
partie des rapports de forces. Ils ne sont que leur actualisation dans le champ
de la visibilité. Il y a ainsi comme une vision angélique du pouvoir, toujours
extérieur, en tant que virtuel, à ses actualisations par des agencements de visi-
bilités et par des milieux lumineux. De même avec le concept de machine
abstraite dans le livre sur Kafka. La transcendance illusoire de la loi la prive
de tout rapport avec les agencements concrets du désir, soit dans le corps de la
justice, soit dans l'énonciation collective. Seule l'idée que l'œuvre de Kafka
est elle-même une machine abstraite (une machine littéraire qui mesure la
teneur d'existence des agencements d'énonciation qu'elle exprime parce que
directement branchée sur le champ social) vient sauver cette approche poli-
tique du littéraire fondé en même temps sur une pragmatique des agencements
collectifs d'énonciation et sur une microphysique des agencements collectifs
du désir comme justice.
75. « Les énoncés. ce n'est pas du tout les produits d'un système de signification. c'est le
produit d'agencements machiniques, c'est le produit d'agents collectifs d'énonciation. Ce qui
implique qu'il n'y a pas d'énoncés individuels. et à l'arrière des énoncés. quand par exemple
on peut assigner telle époque où les énoncés changent. une époque historique où un nouveau
195
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
s'intéressent à cette différence entre les lettres, les nouvelles et les romans
chez Kafka, c'est parce qu'ils y voient précisément la formation d'une écriture
du collectif, une écriture qui rompt avec les présupposés œdipiens et dont les
énoncés sont porteurs de désir.
Le deuxième problème peut se résumer à la question: comment démonter
le système social, c'est-à-dire comment, non pas renverser les rapports de
pouvoir, mais vivre d'une façon qui n'aurait pas d'appui sur le système actuel
majeur? Comment devenir-mineur? Ce que Deleuze et Guattari veulent souli-
gner, c'est que seul l'agencement collectif d'énonciation arrive effectivement
à renverser la machine sociale. Seul l'agencement collectif d'énonciation est
véritablement collectif, c'est-à-dire qu'il exprime une multiplicité moléculaire
en tant que meute, en tant que rhizome qui se crée au-delà de l'unité de l'indi-
viduation statique et molaire. Il faut devenir-particule, minuscule, impercep-
tible, pour libérer des lignes de fuite en permanent mouvement. C'est cela,
selon Deleuze et Guattari, la seule issue à toute forme de domination, car la
domination agit sur la base de l'atomisation molaire: la condensation dans
un même actuel de tout un ensemble de dimensions politiques, symboliques,
imaginaires provenant de la sphère sociale. Au contraire, l'intensité de la vie
se joue ai lieurs, dans des zones encore non formées, encore en formation
car elles sont toujours en devenir. Toute condensation, toute sédimentation
implique une reterritorialisation et conduit donc à la diminution de fuite et de
créativité.
Troisième problème: comment transformer Œdipe en une machine d'écri-
ture? Deleuze et Guattari montrent que la solution de Kafka est celle de l'hu-
mour. L'humour en tant que démontage de la machine sociale révèle tout un
agencement qui met en marche les rouages de la machine d'écriture. C'est ainsi
que, au lieu de la culpabilité, les lettres manifestent la peur du renversement
du pacte diabolique, les nouvelles, le devenir-animal et les romans l'agence-
ment collectif d'énonciation. « L'écriture a cette double fonction: transcrire
en agencements, démonter les agencements. Les deux ne font qu'un 76. »
C'est à partir de cet ensemble de problèmes qu'on peut comprendre la lec-
ture que Deleuze et Guattari font de Kafka. Kafka est exemplaire en ce qu'il
type d'énoncé se crée, par exemple les grandes coupures du type la révolution russe, ou bien du
type la phalange dans la cité grecque: un nouveau type d'énoncé apparaît, et à l'horizon de ce
type d'énoncé. il y a un agencement machinique qui le rend possible, i.e. un système d'agents
politiques d'énonciation. Collectif: ça veut dire ni peuple. ni société. mais quelque chose de
plus. Il faut chercher dans les agencements machiniques qui appartiennent à l'inconscient les
conditions de surgissement d'énoncés nouveaux. porteurs de désir, ou concernant le désir. »
(Deleuze. COllrs dll 12.02.73 à Vincennes. disponible sur Internet: <http://www.le-terrier.net/
deleuze/anti-oedipe 1OOOplateauxlI 0 12*02*73.htm>.
76. K. p. 86.
196
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
Les lettres
Ce que Deleuze et Guattari soulignent dans les lettres de Kafka, c'est le
rapport pervers et diabolique qu'il avait avec elles. Selon eux, les lettres
servent une exigence, celle de« déterritorialiser l'amour. Substituer, au contrat
conjugal tant redouté, un pacte diabolique 78 ». Par un mouvement infini qui
produit un différé permanent de la vue, de la rencontre, mais aussi par un
77. K. p. 74.
78. K. p. 53.
197
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
198
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
ne l'a vue qu'une fois. De toutes ses forces il veut lui imposer un pacte:
qu'elle écrive deux fois par jour. C'est cela le pacte diabolique [... ]. Énon-
cer d'abord, et ne revoir qu'ensuite ou en rêve 82. » L'objectif de ces lettres
est donc de différer la rencontre amoureuse.
Ce désir de flux infini de l'écriture des lettres crée un dédoublement du
sujet, il « transfère le mouvement sur le sujet d'énoncé, il confère au sujet
d'énoncé un mouvement apparent, un mouvement de papier, qui épargne au
sujet d'énonciation tout mouvement réel 83 ». L'usage pervers des lettres se
manifeste justement dans la dualité entre sujet d'énonciation et sujet d'énoncé.
Les lettres produisent un double du sujet. 11se manifeste dans le renversement
du rôle spécifique de chaque sujet, le sujet d'énoncé occupant la place du sujet
d'énonciation 84. Du fait de ce flux permanent des lettres, il y a une concentra-
tion sur la figure du sujet d'énoncé. Celui-ci devra occuper la place du sujet
d'énonciation, lequel veut éviter toute rencontre. Il s'agit alors d'exagérer,
de gonfler la fonction du sujet d'énoncé, de le rendre unique, car l'objectif,
c'est qu'il remplace le sujet d'énonciation et qu'il assume ses mouvements,
devenus fictifs ou apparents. « Au lieu que le sujet d'énonciation se serve de
la lettre pour annoncer sa propre venue, c'est le sujet d'énoncé qui va assumer
tout un mouvement devenu fictif ou apparent 85. »
Il y a pourtant une potentialité propre aux lettres : machiner les lettres.
Le pacte diabolique exige que Felice lui écrive deux fois par jour. Il s'agit,
selon Deleuze et Guattari, d'une prodigieuse opération, car non seulement
Kafka fait une topologie des obstacles à toute rencontre, mais aussi il énu-
mère une liste de conditions qui doivent être remplis par Felice pour qu'un
rencontre soit possible.
Les lettres comme désir, ou le désir des lettres, ont encore une autre façon
d'être perverses. Il s'agit de la méthode de trouver la culpabilité d'une situa-
tion dans la réalité du monde, dans la machine extérieure. C'est ainsi que
les lettres réussissent à excuser Kafka de son horreur pour la conjugalité.
En rendant la conjugalité impossible par sa liste exhaustive d'obstacles exté-
rieurs à toute rencontre, le sujet d'énonciation se libère de toute culpabilité,
et le sujet d'énoncé devient celui qui a la mission de vaincre J'obstacle 86.
82. K. p. 56.
83. K. p. 56.
84. Le désir des lettres « transfère le mouvement sur le sujet d'énoncé. il confère au sujet
d'énoncé un mouvement apparent. un mouvement de papier. qui épargne au sujet d'énonciation
tout mouvement réel. » (K. p. 56.) Ce premier caractère est présent dans Le Disparu, première
ébauche d'Amérique et de Verdict.
85. K. p. 56.
86. « Ce qui est la plus profonde horreur du sujet d'énonciation va être présenté comme un
obstacle extérieur que le sujet d'énoncé. confié à la lettre. s'efforcerait à tout prix de vaincre,
199
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
même s'il devait y périr. » (K. p. 57.) Prenons en considération Description d'lin combat et Le
Château.
87. K. p. 58.
88. K. p. 58. « La dualité des deux sujets. leur échange ou leur dédoublement, semblent fonder
un sentiment de culpabilité. Mais. là encore. le coupable. à la rigueur, c'est le sujet d'énoncé.
La culpabilité elle-même n'est que le mouvement apparent. ostentatoire. qui cache un rire
intime. » (K. p. 59.)
89. K, p. 59.
200
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
d'écriture se retourne contre celui qui a créé le pacte. C'est la peur que la
machine d'écriture soit, d'une certaine façon, plus perverse que la perver-
sion même des lettres. « La panique réelle, c'est que la machine à écrire des
lettres se retourne contre le mécanicien 90. » La peur que la machine d'écri-
ture se retourne contre Kafka, en tant que mécanicien de cette machine.
La peur de l'autonomie de la machine elle-même, non pas en termes de
culpabilité mais d'impasse dans le rhizome, d'un renfermement sans sortie,
sans issue. Kafka est tellement machinique (fonctionnement de la machine
d'écriture) qu'il a peur que la machine elle-même, par son fonctionnement
pervers, le prenne comme source de sang pour pouvoir fonctionner ou cesser
complètement de fonctionner. Le vrai danger des lettres, c'est, en somme,
la peur. Peur de ne plus écrire, de ne plus trouver les chemins pour que ses
lettres atteignent leur but.
Cette peur n'est pourtant possible que par la parfaite connaissance du
fonctionnement de la machine d'écriture, c'est-à-dire par une grande lucidité
quant au fonctionnement de la machine sociale. C'est une peur, donc, qui
n'est possible que par le fait que Kafka soit pervers, car c'est par sa propre
perversion qu'il a connaissance de la perversion de la machine. « Alors
l'innocence ne sert plus à rien. La formule du diabolisme innocent vous sauve
de la culpabilité, mais ne vous sauve pas de la photocopie du pacte, et de la
condamnation qui en résulte 91. » Le pacte est là, la machine a fonctionné.
Mais il peut arriver que la machine ne fonctionne plus. En effet, à cause de la
fatigue ou du manque d'invention, Kafka se voit dans l'impossibilité d'écrire.
Ce que lui fait encore plus peur, c'est l'imprudence: la présence des preuves
d'un tel pacte, par lesquelles Kafka se fait re-œdipianiser. Alors, il ne cesse
de brouiller les pistes qui peuvent le rendre coupable, le démasquer. Il envoie
en même temps deux lettres qui se démentent l'une à l'autre pour que - cette
fois à l'inverse du pacte original-la réponse ne vienne pas ou arrive trop tard.
Trop tard, car un procès l'attend déjà. Kafka, ou K., sait que les lettres à Felice
peuvent devenir« procès à l'hôtel» et qu'il sera toujours à la fois l'accusé et
la victime de la machine. En effet, selon la lecture de Deleuze et de Guattari,
Kafka le pressent, car il écrit Le Verdict en même temps qu'il commence ses
lettres à Felice. « Mais rien ne peut empêcher le retour de destin: de la rupture
avec Felice, Kafka sort non pas coupable, mais brisé. Lui, pour qui les lettres
étaient une pièce indispensable, une instigation positive (non pas négative) à
écrire pleinement, se retrouve sans envie d'écrire, tous les membres rompus
par le piège qui a failli se renfermer 92. »
90. K. p. 59.
91. K. p. 59-60.
92. K. p. 60. C'est le cas de La Colonie pénitentiaire. Le Procès. Le Châteall.
201
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Les nouvelles
Deleuze présente les nouvelles comme étant une solution aux impasses
des lettres, à savoir soit le flux infini des lettres, soit les pièges inhérents au
pacte diabolique. C'est donc en ces deux sens que les nouvelles vont plus loin
que les lettres. Non seulement elles ont pour objet principal le devenir-animal
(dans lequel l'animal cherche une issue, une ligne de fuite sans être jamais
attrapé par le travail de la machine elle-même, comme dans le cas des lettres),
mais elles représentent déjà le fonctionnement de la machine: elles ne sont
plus un mouvement apparent, un flux infini de correspondance, et elles ne
supposent aucun dédoublement du sujet. Les lettres avaient le rôle de déclen-
cher la machine, elles étaient une force d'initiation de la machine. Mais les
nouvelles font déjà partie du fonctionnement même de la machine, elles sont
déjà au niveau de la création 93.
L'exigence qui sous-tend les nouvelles est celle d'essayer de trouver une
li_gne de fuite et de conjurer les dangers des lettres. Or, toute issue sera rap-
portée à la figure de l'animal, car l'essence animalière est l'issue. L'animal
coïncide avec l'objet des nouvelles, l'issue. Toutes les nouvelles de Kafka
sont construites, selon Deleuze et Guattari, sur une urgence de fuite, non pas
au sens de libel1é contre une oppression, mais d'une création intensive, d'une
affirmation de vie. Le devenir-animal devient ainsi l'objet des nouvelles car il
est la forme même de cette issue.« Pour Kafka, l'essence animale est l'issue, la
ligne de fuite, même sur place ou dans la cage. Une issue et pas la liberté. Une
ligne dejitite vivante et pas une attaque 94.» Selon Deleuze, Kafka est l'auteur
d'une philosophie de la nature par excellence, car il pose l'essence animalière
non pas comme l'essence de l'attaque pour une liberté, mais comme l'issue,
ligne de fuite, ligne de vie intense. L'important, ce n'est pas de réagir contre
une oppression. C'est plutôt de trouver une ligne de fuite qui permet de vivre
intensément. La ligne de fuite surgit ainsi comme pure position d'un mode de
vie si intense qu'il ne se construit pas comme réaction mais comme affirma-
tion. Et l'animal, l'essence de l'animal, se place dans cette intensité vitaliste.
Non pas une machine de guerre mais une machine créative, une machine lit-
téraire. L'objectifde la fuite ou de l'issue, ce n'est pas d'atteindre à la liberté,
mais de franchir les seuils de l'intensité. La ligne de fuite est littérale, elle ne
veut rien dire d'autre qu'elle-même. Elle ne représente rien et ne symbolise
rien. Comme exemples, nous avons Le Verdict et La Métamorphose, mais le
plus frappant c'est Chacals et Arabes 95.
93. Cf K. p. 63.
94. K. p. 63-64.
95. Cf K. p. 64.
202
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
96. K. p. 65.
203
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
dimension symbolique que Kafka évite à tout prix. Les animaux chez Kafka
« oscillent entre un Éros schizo et un Thanatos œdipien. C'est de ce point
de vue seulement que la rnétaphore, avec tout son cortège anthropocentriste,
risque de s'introduire 97 ».
Les nouvelles sont toujours confrontées avec le caractère propre du deve-
nir-animai, lequel, malgré le fait qu'il soit bien programmé et certain d'une
bonne issue, oscille entre deux pôles: celui de son devenir-inhumain et celui
d'une familiarisation trop humaine. C'est justement la tension de ces deux
pôles qui fait que le devenir-animal n'est pas capable d'atteindre, par lui seul,
l'issue. Ou bien il est toujours pris dans le pôle humain et familial, et alors il
est trop territorialisé et individualisé, ou bien il rentre dans le devenir-molé-
culaire qui lui est propre et se multiplie et devient imperceptible. Comme le
résument Deleuze et Guattari, les animaux « ou bien ils sont rabattus, refermés
sur une impasse, et la nouvelle cesse ~ ou bien ils s'ouvrent et se multiplient,
creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et
à -des agencements machiniques qui ne sont plus des animaux, et ne peuvent
être traités pour eux-mêmes que dans des romans 98 ». L'échec des nouvelles
kafkaïennes résulte alors de cette alternative 99. C'est la question de l'issue qui
amène Kafka à recourir au roman. C'est dans la conception de l'agencement
en tant que machine, que la vraie issue, la vraie ligne de fuite, se crée.
Ce qui, dans la nouvelle, permet d'indiquer l'issue du devenir-animal ne
peut véritablement être dit que dans le roman. Le devenir-animal, dans la
nouvelle, encore pris dans la dualité des pôles familial et animal, se révèle,
dans le roman, capable de dépasser le caractère absolu de son devenir, ren-
contrant, pour cette raison même, l'issue. Dans les nouvelles, il y a encore
la présence des traits majeurs. On y peut percevoir l'influence, bien que déjà
fragile, de la famille, de l'humain. Malgré le fait d'être déjà un caractère d'une
molécularisation, d'un devenir-imperceptible, le devenir-animal dans les nou-
velles représente encore la territorialisation, l'individuation, la visibilité trop
humaines. Par exemple, dans Recherches d'un chien, l'agitation des sept
chiens musiciens, qui se produit dans tous les sens, rend le chien perplexe 100 ;
- - - - - - - - - - _.•---.---_._._------
97. K. p. 66.
98. K. p. 68-69.
99. L'échec est une question presque permanente dans les textes de Kafka. Marthe Robert va
même au point de penser cet échec comme symptôme d'une maladie de l'inachevé dans plu-
sieurs secteurs de sa vie. Étant un trait exclusif de la littérature kafkaïenne. il serait. selon cet
auteur. aussi présent. et d'une façon très gravc. dans la vie même de Kafka. (Cf ROBERT, M.,
1979. p. 126-127. 130-134. 137-142.151-152 et 168-169.)
100. « Bien que troublé par le vacanne qui les accompagnait. on les avait salués comme chiens» et,
plus loin. « la musique peu à peu envahissait tout. Elle vous empoignait littéralement, vous entraînait
loin de ces petits chiens bien réels. et bien malgré soi. quelque défense que l'on fît. malgré de véritables
hurlements de douleur. on était tout entier la proie de cette musique! » (KAFKA. F., 1998a, p. 229.)
204
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
ou, dans Le Terrier, l'animal angoissé devant les bruits, d'animaux sCJrement
plus petits que lui, mais qui se font entendre dans tout son terrier 101.
Pourtant, même en allant plus loin que les lettres, les nouvelles se trouvent
également compromises dans leur expression. Les nouvelles kafkaïennes
peuvent emprunter deux voies, les deux les condamnant à l'échec. En se
retrouvant déjà dans le plan de la création littéraire, les nouvelles peuvent être
vues comme machine littéraire. Elles fonctionnent déjà en tant que telle. Par
contre, elles ne sont encore que le stade initial de cette machine littéraire en
train d'être montée. On peut dire que les nouvelles comportent ce que Deleuze
appelle des« indices machiniques ». Ceux-ci sont des signes d'un agencement
qui n'est pas encore totalement démonté. Comme leur nom l'indique, ils sont
des indices, des signes, des indications de montage de l'agencement. Quand
l'agencement fonctionne comme indice machine, cela signifie qu'il n'est pas
encore branché sur le réel concret, qu'il n'est pas encore effectué. Il y a des
indices machiniques quand une machine est en train d'être montée et fonctionne
déjà sans que pourtant on connaisse les parties qui la constituent et leur propre
fonctionnement. Ils indiquent des machines en train de se monter mais avec
un fonctionnement mystérieux. « Ces indices machiniques (et non pas allé-
goriques ou symboliques) se développent particulièrement dans les devenirs-
animaux et dans les nouvelles animalières. La Métamorphose constitue un
agencement complexe dont les indices-éléments sont Grégoire-animal, la
sœur musicale, les indices-objets la nourriture, le son, la photo, la pomme et
les indices-configurations le triangle familial, le triangle bureaucratique 102. »
Un autre cas apparaît dans les nouvelles quand celles-ci sont déjà une
machine littéraire finalisée, totalement finie et montée: les machines abs-
traites. Celles-ci surgissent comme l'opposé des indices machiniques, car
ce sont des machines prêtes à fonctionner mais qui ne fonctionnent pas.
Si les indices suggéraient des machines en constitution, en montage, dont les
pièces et le fonctionnement restaient inconnaissables, les machines abstraites,
à leur tour, sont plutôt des machines qui, malgré leur état de complétude, n'ont
pas de fonctionnement. Ce sont des machines mortes, de pures abstractions
car elles ne sont pas branchées concrètement au réel. « Telles la machine de
La Colonie pénitentiaire, qui répond à la Loi du vieux commandant et qui
ne survit pas à son propre démontage, ou la bobine nommée Odradek [ ... ],
ou les balles de ping-pong de Blumfeld 103. » Ainsi, les nouvelles ou bien
sont parfaites et finies, mais fermées en elles-mêmes, tel le cas des indices
10 1. « C est un imperceptible sitllement qui y met fin. Je comprends tout de suite: les petites
bêtes que j'ai trop peu surveillées et trop épargnées se sont percé en mon absence un nouveau
chemin quelque part.» (KAFKA. F.. 1998b. p. 301.)
102. K. p. 87.
103. K. p. 87.
205
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
machiniques, ou bien sont inachevées parce que, à cause des machines abs-
traites, elles restent ouvettes sur le roman, développées dans le roman, lui-
même inachevé et interminable. Par rapport à la première hypothèse, les
nouvelles sont toujours confrontées avec le caractère propre du devenir-
animal, lequel, bien que bien programmé et ayant toujours une sortie, oscille
entre deux pôles: celui de son devenir-inhumain et une familiarisation trop
humaine. Deleuze explique que « non seulement le chien, mais tous les autres
animaux oscillent entre un Éros schizophrène et un Thanatos œdipien. C'est de
ce point de vue seulement que la métaphore, avec tout son cortège anthropo-
centriste, risque de se réintroduire 104 ». De cette façon, le mieux tracée que
soit la fuite, le plus évidente que soit l'issue, le devenir-animal est incapable
de la réaliser tout seul. De même pour la déterritorialisation du devenir-
animal: bien qu'absolu, l'animal se laisse reterritorialiser, retrianguler. Par sa
lenteur extrême, le devenir-animal reste une affaire familiale 105.
_ Deleuze et Guattari reconnaissent que la division entre les nouvelles et les
romans chez Kafka n'est toujours pas très précise, les nouvelles étant des essais
pour les romans interminables et les romans étant quelque fois des nouvelles
inachevées. Il faut donc comprendre alors pourquoi Kafka projette des romans.
« Qu'est-ce qui fait que Kafka projette un roman? et, y renonçant, l'abandonne
ou tente de le clore comme une nouvelle? ou bien, au contraire, se dit qu'une
nouvelle peut être l'amorce d'un roman, quitte à l'abandonner aussi 106 ? »
Les romans
Qu'est-ce qui fonctionne mieux dans les romans qui leur fait trouver l'issue
que les nouvelles n'ont pas su faire réussir? Il s'agit du fait que, dans la nou-
velle, ce qui permet d'indiquer la sortie du devenir-animal ne peut être vérita-
blement dit que dans le roman. C'est comme si la nouvelle était inspirée par
le roman et par ce qui est déjà le plus complexe chez lui: l'agencement. C'est
l'agencement qui, dans le roman, permet les lignes de fuite intensives. Et il
permet donc de trouver l'issue que, dans la nouvelle, l'animal, encore prison-
nier de la dualité des pôles familial et animal, n'était pas capable de surpasser.
Dans le roman, la figure de l'animal devient très secondaire et Kafka ne décrit
plus aucun devenir-animal. L'agencement machinique est la composante
d'expression qui agissait déjà dans les nouvelles mais qui ne pouvait vraiment
être dite que dans les romans. C'est ce qui va permettre de saisir de plein
fouet la violence de l'Éros bureaucratique, policier,judiciaire, économique ou
104. K. p. 66.
105. Cf K. p. 108.
106. K. p. 69.
206
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
207
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
109. K, p. 106.
110. K, p. 107.
Ill. « C'est un procédé beaucoup plus intense que toute critique. K le dit lui-même: « On est
supposé vouloir transformer ce qui n'est encore qu'un procédé dans le champ social en une
procédure comme mouvement virtuel infini, qui donne à la limite l'agencement machinique
du procès comme réel à venir et déjà là. L'ensemble de l'opération s'appelle un processus,
justement interminable.» (K, p. 89.) Et. plus loin, Deleuze et Guattari concluent: « C'est par la
puissance de sa non-critique que Kafka est si dangereux. » (K, p. 110.)
112. Pour les exemples, cf K. p. 110-112.
113. K. p. 89.
208
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
kafkaïens ont pour objet les agencements sociaux concrets, qui fonctionnent
comme des dispositifs de pouvoir. Personnellement, Kafka a l'expérience de
cet agencement machinique. Aux Assurances sociales, en tant que bureau-
crate, il s'occupe des accidents de travail, des coefficients de sécurité des types
de machines, des confl its patrons-ouvriers et des énoncés correspondants.
Si l'agencement machinique fonctionne aussi en tant qu'agencement social et
politique, c'est parce que la machine est avant tout désir. Désir, non pas de la
machine, mais désir comme machine. Or, ce désir « machinique » exprime le
fait que la machine soit surtout contiguïté, rouage à côté, connexion. Il permet
de comprendre dans quelle mesure le bureau ou le tribunal font partie de la
machine. Comme le résument Deleuze et Guattari, « l'essentiel chez Kafka,
c'est que la machine, l'énoncé et le désir fassent partie d'un seul et même
agencement, qui donne au roman son moteur et son objet illimités 114 ».
Kafka (qui était alors à la charnière des deux bureaucraties: la nouvelle et
l'ancienne) prétend attaquer la violence d'un éros bureaucratique, policier,
juridique, économique ou politique, comme un segment de pouvoir et une
position de désir 115. Pour ce faire, Kafka nous montre ces dispositifs par l'uti-
lisation des agencements littéraires. Cela signifie que nous avons deux genres
d'agencements, l'un qui concerne le pouvoir politique et qui est un élément de
coaction social, d'influence et de domaine social; l'autre un agencement lit-
téraire, créatif qui, en faisant partie de la machine littéraire, nous donne à voir
le premier genre d'agencement. Ainsi, deux règles: « un roman ne devient
roman, même s'il n'est pas achevé, même et surtout s'il est interminable, que
si les indices machiniques s'organisent en un véritable agencement consistant
par lui-même; [ ... ] en revanche, un texte qui comporte une machine explicite
ne se développe pourtant pas s'il n'arrive à se brancher sur de tels agencements
concrets sociaux-politiques 116 ». Deux règles, donc. Une première, qui porte
sur la consistance de l'œuvre d'art: il faut créer, par des indices machiniques,
un agencement consistant par lui-même. L'œuvre d'art, en tant que monu-
ment, comporte en elle des agencements eux-mêmes monuments. La consis-
tance de l'œuvre se construit donc par la consistance de ses agencements,
eux-mêmes consistants. C'est une endo-consistance. La deuxième règle, c'est
celle de la connexion des machines littéraires avec des agencements concrets.
Cette règle semble contrarier la première, car elle évoque le besoin de l'œuvre
de faire monument avec le concret social et politique. Pourtant, ce sont des
règles complémentaires l'une de l'autre: l'œuvre, en tant qu'objet artistique,
fait monument en même temps par une endo-consistance et en tant qu'objet
209
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
social et politique. Il s'agit des deux côtés d'un même agencement, car tout
agencement a deux modes de rapport au collectif: particulièrement et univer-
sellement. L'absence de critique sociale, d'ailleurs, fait du travail de Kafka un
travail politique. Le côté esthétique de l'œuvre d'art est pensé par Deleuze et
par Guattari en résonance avec le côté politique. Et c'est justement ce carac-
tère artistique qui fait la révolution, par le style de la sobriété. Relevant de
la première règle, nous avons par exemple les trois grands romans de Kafka
(Le Procès, Amérique et Le Château) ; relevant de la deuxième, nous avons
les trois romans inachevés de Kafka (La Colonie pénitentiaire, Odradek et
Blumfeld).
C'est parce que Le Procès est le reflet d'un système pénal indéfini que,
selon Deleuze et Guattari, il est un roman sans fin. Dans tous les romans de
Kafka, l'impol1ant est toujours ailleurs, l'important se passe toujours dans un
autre endroit, dans les couloirs, dans les salles d'attente, dans les chambres.
Comme Deleuze et Guattari l'expliquent: « Si les instances ultimes sont inac-
cessibles et ne se laissent pas représenter [ ... ], c'est en fonction d'une conti-
guïté du désir qui fait que ce qui se passe est toujours dans le bureau d'à côté:
la contiguïté des bureaux, la segmentarité du pouvoir, remplacent la hiérarchie
des instances et l'éminence du souverain 117. » Aussi bien dans Le Château
que dans Le Procès, personnes ou institutions font toutes partie de la même
machine, elles sont toutes des rouages internes de la machine, et la loi n'est
qu'une pure forme du désir qui se donne à voir par elle-même en tant qu'inhé-
rente à la machine. Celle-ci est la réalité de l'agencement social et politique,
lequel est le même que l'agencement littéraire de Kafka prétend démonter.
« Démonter un agencement machinique, c'est créer et prendre effectivement
une ligne de fuite que le devenir-animal ne pouvait ni prendre ni même créer:
c'est une tout autre ligne. Une tout autre déterritorialisation 118. » Le comique
est maintenant du côté de la fuite, de la sortie de l'impasse, du devenir-animal.
C'est la compréhension de ce que tous les systèmes comportent en eux-mêmes
leur propre abolition, dissolution, ligne de fuite. Tous les systèmes sont sys-
tèmes avec la possibilité d'issue du système. « Il y a "échec" de roman non
seulement quand le devenir-animal continue à prédominer, mais aussi quand
la machine n'arrive pas à s'incarner dans les agencements sociaux politiques
vivants qui font la matière animée du roman. Alors la machine reste une épure
qui ne peut pas non plus se développer, quelles qu'en soient la force et la
beauté 119. »
117. K. p. 92. Prenons l'exemple où K.. voyant l'inscription « Escalier des archives de justice »,
s'aperçoit que « les archives de lajustice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de
rapport ». (KAFKA. F.. 1999b. p. 99.)
118. K. p. \09.
119. K. p. 72.
210
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
120. K, p. 128-129.
12I.K.p.127.
211
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
122. « Sous son aspect matériel ou mach inique. un agencement ne nous semble pas renvoyer à
une production de biens. mais à un état précis de mélange de corps dans une société. compre-
nant toutes les attractions et répulsions [ ... ] qui atTectent les corps de toutes sortes les uns par
rapport aux autres [... ]. Les outils ne sont pas séparables des symbioses ou alliages qui défi-
nissent un agencement machinique Nature-Société [... ]. Et de même, sous son aspect collectif
ou sémiotique. l'agencement ne renvoie pas à une productivité du langage, mais à des régimes
de signes. à une machine d'expression dont les variables déterminent l'usage des éléments de
la langue. Pas plus que les outils. ces éléments ne valent par eux-mêmes. Il y a un primat d'un
agencement machinique des corps sur les outils et les biens. primat d'un agencement collectif
d'énonciation sur la langue et les mots. » (IHP. p. 114.)
212
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
213
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Nous pouvons voir aussi le refus du narrateur dans les énoncés du chien
chercheur qui, dans Recherches d'un chien 126, se résument aux énoncés de son
espèce canine, de sa collectivité, où la communauté canine est l'arrière-fond
toujours présent. C'est le cas aussi de Joséphine la cantatrice, où le peuple
des souris est l'exemple de la force de la communauté; ou de La Muraille de
Chine, où le peuple chinois travaille ensemble dans l'édification de sa propre
défense et où le peuple est la source et la garantie de toute la vérité. Nous
sommes en présence d'une de ses idées les plus constantes: celle qui pense
le peuple comme étant toujours enraciné dans une petite communauté. Com-
munauté qui est fondée non seulement sur la langue et l'histoire, mais surtout
sur les liens de la terre et du sang. Là où cette unité, à la fois biologique,
linguistique, territoriale et historique, a été entièrement préservée, l'individu
est comme justifié, sauvé par avance, car le peuple le protège, le soutient et il
est avec lui comme un tout. C'est ce que signifie l'expression kafkaïenne « un
seul peuple 127 ».
- La littérature comme affaire collective chez Kafka est aussi visible dans
l'importance que les gens les plus insignifiants, humbles et obscurs ont pour
lui. Cette importance donnée aux gens insignifiants découle du fait que Kafka
ne prend pas au sérieux le « sens profond» des thèmes majeurs tels que la
métaphysique, la religion ou l'histoire. Les gens sont pour Kafka ce qui vaut
la peine d'y penser et d'en parler. De là l'importance du peuple chinois dans
La Muraille de Chine, de la race canine dans Recherches d'un chien, du
peuple des souris dans Joséphine la cantatrice, et le rôle principal des person-
nages de Gregor, K., L'Arpenteur ou Joseph K. en tant que figures mineures
contre le système institué. Dit autrement, chez Kafka il y a une négation du
sens profond au profit de la réalité immédiatement visible. Partout dans son
œuvre, Kafka insiste et se focalise sur les gens, le peuple ou un personnage
spécifique, mais jamais sur une théorie métaphysique, sur une doctrine reli-
gieuse. Là où il y a des aspects théoriques, ils n'y sont présents que pour être
ridiculisés, ironisés et donc, diminués. Tel le cas du système juridique dans
Le Procès, du système humain dans Un compte rendu pour une académie, ou
de la légende du Golem.
126. Prenons l'exemple où le chien avoue que « rien ne me sépare pourtant même d'un pas
de la mentalité canine. Tout chien éprouve comme moi le désir de questionner ». (KAFKA, F.,
1998a. p. 243.)
127. Comme Kafka le dit dans Recherches d '1111 chien. « tous en un tas », ou comme il écrit dans
ses lettres à Milena. « un se1l1 peuple» (Cf KAFKA. F.. 1988. p. 99. probablement le 6 septembre
1920, souligné par Kafka).
214
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
128. « Pour tuer la langue maternelle. c'est un combat de tous les instants. ct d'abord contre la
voix de la mère. » (CC. p. 23.)
215
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
216
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
mineure est l'usage que les minorités font de la langue officielle, la langue
majeure est aussi la conséquence de son utilisation par les forces du pouvoir
et par la majorité des gens. « Kafka suggérait que les littératures "majeures"
maintenaient toujours une frontière entre le politique et le privé, si mouvante
fût-elle, tandis que, dans le mineur, l'affaire privée était immédiatement poli-
tique et "entraînait un verdict de vie ou de mOli". Et c'est vrai que, dans les
grandes nations, la famille, le couple, l'individu lui-même mènent leur propre
affaire, quoique cette affaire exprime nécessairement les contradictions et pro-
blèmes sociaux, ou bien en subisse directement l'effet 134. » De l'autre côté,
elle comporte en elle-même un usage mineur, c'est-à-dire des éléments hété-
rogènes 135. Langue mineure comme langue majeure, en d'autres mots, toute
langue est composée par des caractères hétérogènes, des variations inhérentes
et continues, de permanents croisements d'intensités.
Mais, alors, qu'est-ce qui distingue véritablement la langue mineure de la
langue majeure? Deux choses. En premier lieu, le fait que la langue mineure
n'a qu'un minimum d'homogénéité structurale et de constantes. Elle est
définie comme « langue à variabilité continue 136 ». Au contraire, la langue
majeure est construite comme un système homogène, standard, sur l'idée
d'une structure interne, avec des invariants, des universaux ou des constants.
Deuxièmement, le fait que seulement la langue mineure a la puissance de
création, la propriété créatrice. C'est ainsi que Deleuze écrit, dans Super-
positions, que « Kafka, juif tchèque écrivant en allemand, fait de l'allemand
un usage mineur, et par là produit un chef-d'œuvre linguistique décisif (plus
généralement, le travail des minorités sur l'allemand dans l'Empire autri-
chien). Tout au plus pourra-t-on dire qu'une langue est plus ou moins douée
pour ces usages mineurs 137 ».
L'invention d'une langue mineure implique la conduite jusqu'à l'extrême
de la langue maternelle, ou de la langue dans laquelle on écrit. Mais qu'est-ce
que peut signifier« conduction jusqu'à l'extrême» ? Prendre une langue au
sérieux, c'est l'équivalent de se soumettre aux normes, aux lois linguistiques
qui ont décidé le fonctionnement de la langue majeure. L'écrivain mineur en
cherche une issue, et l'issue se trouve au-delà de la langue. Il est donc néces-
saire de créer un autre usage de la langue. Pour constituer une issue, une fuite,
la langue mineure doit être profondément différente, c'est-à-dire sa différence
par rapport à la langue d'origine doit impliquer non seulement une diffërence
217
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
218
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
219
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
'''mineurs'', et qui sont les plus grands, les seuls grands: avoir à conquérir leur
propre langue, c'est-à-dire arriver à cette sobriété dans l'usage de la langue
majeure [ ... ]. Conquérir la langue majeure pour y tracer des langues mineures
encore inconnues. Se servir de la langue mineure pour faire filer la langue
majeure 146. » La langue mineure n'est donc pas une langue stabilisée, décidée
et finie. Au contraire, elle est virtuelle, passible de toutes les variations.
Deleuze et Guattari condensent cette lutte dans ce qu'ils appellent « figure
universelle de la conscience minoritaire 147 ». La création n'est possible que
dans un état de pré-individuation, où les figures de Personne, de Sujet, n'ont
plus de sens 148. La création atteint ainsi l'état de dissolution du Moi et du Je
pour rejoindre la figure d'une conscience universelle pré-singulière. Elle se
construit non pas par un processus de l'individuel par rapport au social, mais
par un devenir-tout-Ie-monde, un devenir-:heccéité face au néant. Ce devenir-
tout-le-monde a son double dans l'idée artaudienne d'écrire pour les analpha-
b~tes. « Mais que signifie '''pour''? Ce n'est pas ""à l'intention de ... ", ni même
"'à la place de ... " ». C'est "devant". C'est une question de devenir 149. »
Dans le cas de Kafka, écrire en allemand a la valeur d'écrire dans la langue
d'un pays étranger, dans un pays à l'étranger. Comme il l'avoue à Max Brod,
écrire en allemand, c'est pour un juif l'équivalent de la prise de possession
d'un « bien étranger qu'on n'a pas acquis, mais dont on s'est emparé en y
pottant une main hâtive (relativement) et qui reste un bien étranger quand
même on ne pourrait prouver la moindre faute de langage 150 ». Mais, d'un
autre côté, comme tous les écrivains juifs, Kafka se voit aussi pris dans
l'impossibilité d'écrire en allemand. Il s'agit du besoin de se sentir chez soi,
de sentir la possession d'une patrie, d'un vrai sol qui leur appartienne de droit.
Dans cette même lettre, nous pouvons lire sa description de ce qu'il appelle
des impossibilités de langage des juifs allemands: « l'impossibilité de ne pas
écrire, l'impossibilité d'écrire en allemand, l'impossibilité d'écrire autrement,
à quoi on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l'impossibilité
d'écrire (car ce désespoir n'était pas quelque chose que la littérature aurait
pu apaiser, c'était un ennemi de la vie et de l'écriture [ ... ], c'était donc une
littérature impossible 151 ».
220
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
221
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
C'est aussi ce que Kafka fait quand il prend des mots simples et des
locutions du langage commun pour leur faire dire autre chose. Il s'agit de
l'extraction de toutes les possibilités de sens hors du sens commun ou du
bon sens. Cela veut dire que Kafka enlève aux mots leur puissance absolue
de signification. Il les met en mouvement sur leur sens. Mais c'est surtout
dans leur sous-entendu, dans leur sens refoulé, que les mots sont doués d'un
dynamisme puissant et gagnent de la force. Ces mots renvoient à toutes les
significations historiques, philosophiques, politiques, sociales, et même reli-
gieuses. Le double sens, ou le sens refoulé, n'est évident et ne peut être dit et
compris que selon un contexte et une explication théorique. Cela montre com-
bien, chez Kafka, le plus évident, c'est le moins évident. Dans ces textes, les
métaphores condensent dans une même et seule image toutes les associations
d'idées suggérées par la locution. L'image réalise instantanément le souhait
latent contenu dans la façon de parler.
Dans ce processus linguistique, Kafka démonte l'agencement du langage
-quotidien. Il met en évidence comment ce langage est construit autour des
forces de pouvoir, des forces qui ne sont que des véhicules fétichistes d'une
vérité qui n'est que mensonge. En d'autres mots, ce que Kafka nous donne à
voir, c'est la vérité profonde du langage quotidien, une vérité qui, par le fait
de ne faire que cacher les doubles sens des mots, n'est qu'une contre-vérité 154.
Les images qu'il fait subtilement apparaître sont absolument nécessaires parce
que, étant elles-mêmes l'objet de ce refoulement du langage quotidien, elles
sont le seul moyen de montrer la« vraie» vérité du langage quotidien. Il s'agit
de montrer l'objet refoulé du langage dominant, le dévoilement de ce que le
pouvoir veut maintenir caché mais qui est toujours présent. Comme le disent
Deleuze et Guattari, « nul plus que Kafka n'a su dégager et faire fonctionner
ensemble ces deux axes de l'agencement. D'une part la machine-bateau, la
machine-hôtel, la machine-cirque, la machine-château, la machine-tribunal:
chacune avec ses pièces, ses rouages, ses processus, ses corps emmêlés, emboî-
tés, déboîtés (cf la tête qui crève le toit). D'autre part le régime de signes
ou d'énonciation: chaque régime avec ses transformations incorporelles, ses
actes, ses sentences de mort et ses verd icts, ses procès, son "droit" 155 ».
En déconstruisant le langage quotidien, les images que les noms donnent
maintenant à voir ne sont donc que des possibilités d'issues. Elles font partie
de cette opposition, de cette guerre des minorités contre le système, dans ce
cas linguistique, de pouvoir. Voilà donc la façon que Kafka a trouvée pour ne
pas être obligé d'utiliser la critique sociale. Il démonte la société, non seule-
ment par une question de langage, mais dans le langage, par les nombreuses
222
Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
images que les mots créent autour d'eux. Les images qui entourent ces mots
font aussi partie d'un jeu de dissimulation. En effet, les images multiples que
les mots donnent à voir ne sont pas plus vraies que cette prétendue vérité du
langage quotidien qu'elles démontent. C'est que ces images ne sont pas vraies
en elles-mêmes. Paradoxalement, toutes sont fausses et toutes sont condi-
tions de vérité. En même temps qu'elles démontent la vérité instituée, elles
dénoncent aussi l'illusion et l'erreur de leur propre part.
Kafka ne fait qu'exploiter cette ambiguïté des mots, enjouant avec ce qu'ils
donnent à voir, ce qu'ils ont de dépendances logiques, historiques, ou cultu-
relles. Il joue précisément avec ces dépendances et, donc, il joue avec les
valeurs de toute la société majeure, allemande, de Prague. En exploitant au
maximum la langue, et en particulier la grammaire et le sens des mots, Kafka
arrive à faire un véritable jeu de mots. Toutefois, ce jeu de mots est tellement
subtil et mineur qu'il reste inaperçu. C'est cela la puissance d'une langue éle-
vée à la limite.
Deleuze et Guattari soulignent aussi l'ironie de Kafka concernant son
propre nom et celui de certains de ses personnages. Kafka se sert de la relation
entre son nom et celui de François-Joseph 156 pour nommer ses personnages.
Ainsi, Joséphine la cantatrice et Joseph K. sont dérivés de François-Joseph, ce
qui lui permet de s'attribuer le double prénom de l'empereur. Encore à l'image
de son propre nom, il crée le personnage K., l'initiale symbolique de Kafka,
lequel est déjà justifié comme empereur. Il en est de même dans la façon dont
Kafka décrit son père 157.
Dans Préparatifs de noce à la campagne, Kafka utilise encore une fois
l 'humour pour démonter la réalité sociale et ses mécanismes de séduction.
Il montre le ridicule des juifs de Prague qui essaient de se faire passer pour
des Allemands d'origine, des Allemands purs, qui parlent même l'allemand
dans leurs maisons et qui élèvent leurs enfants comme des Allemands, mais
que, une fois hors de leurs quartiers, tout le monde reconnaît comme étant des
juifs tchèques. Pour donner à ce ridicule un élément littéraire, Kafka pense la
relation de K. l'Arpenteur avec les Messieurs du château. Le personnage K.,
l'Arpenteur, est un exemple de ce judaïsme germanisé. Toutefois, il a l'expé-
rience même que son assimilation ne peut se faire que par les gens du village,
c'est-à-dire jamais par les Messieurs du château. Il essaie alors de se faire
concitoyen de la population indigène. Pourtant, même en parlant la même
langue qu'eux, il ne sera pas accepté dans cette communauté linguistique.
156. Son père. Herman Kafka, fidèle à l'empereur. protecteur des juifs dans l'étendue de la
Double Monarchie. appelle son tils Franz Katka. « Franz» étant le dérivé de François-Joseph.
(Cf ROBERT, M., 1979, note p. 47.)
157. Cf KAFKA. 1954. p. 268.
223
Gilles Deleuze: philosophie et littérature
Comme l'histoire du nageur qui retourne chez lui, mais qui ne comprend rien
de ce que disent ses compatriotes.
La langue mineure, chez Kafka, n'est donc constituée que par des inten-
sités, des forces, des sons, des affects. Elle est différenciée par des affects.
L'affect brise les mots, annule le sens et renvoie tout au sujet. L'affect amène
jusqu'à la limite non seulement le sens des mots mais leur vocalisation même:
l'affect du cri. Cette marginalité de la langue mineure, une marginalité du vir-
tuel, est conséquence donc du dynamisme propre à l'affect. La langue mineure
n'est donc qu'un composé de sensations, et la sensation est une « zone
d'indétermination, d'indiscernabilité, comme si des choses, des bêtes et des
personnes [ ... ] avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l'infini qui
précède immédiatement leur différenciation naturelle. C'est ce qu'on appelle
un affect \58 ». L'affect est pure intensité positive qui n'exprime jamais un
état final comme l'équivalent de l'individu dans sa forme complète, en tant
qu'organisme, mais toujours un passage entre des états. C'est un senti-
ment de passage d'un état à un autre, d'un «je suis» à un «je sens ». C'est
l'expression du corps plein sans organes qui est pur devenir, qui est pré-
individuel et pré-singulier, uniquement traversé par des flux et des lignes.
L'affect est du côté de ceux qui inventent un peuple mineur. Ce n'est que par
la sobriété qu'on arrive à le faire. On sait que « les affects sont précisément
ces devenirs non humains de l'homme \59 ». L'affect du devenir (<<je sens que
je deviens une femme») est la quantité intensive à l'état pur. C'est un senti-
ment, une émotion primaire d'où dérivent les expériences hallucinatoires et
délirantes, en tant que secondes \60.
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Kafka et Bene: le pouvoir de la littérature
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Gilles Deleuze: philosophie et littérature
majeurs. La seconde, c~est le dire sans lefaire, dont l'effectivité est du côté du
lecteur, à qui l'écrivain n~a donné que des indications du bégaiement des per-
sonnages. Tel est le cas de Gregor, dont le piaulement, bien que plus constant
que le parler, n'est qu'indirect, c'est-à-dire n'est constaté que par ceux qui
l'écoutent. Enfin, la troisième possibilité, c'est quand dire, c'est faire ... ,
c'est-à-dire quand le bégaiement introduit de nouveaux mots, des mots qui
n'existent que dans et par le bégaiement. Ainsi, il y a une différence dans la
langue dans laq ue Ile on parle : ce n'est p lus une affectation de langage, c'est
la langue elle-même qui comporte maintenant de nouveaux mots, phrases,
sons. « Ce n'est plus le personnage qui est bègue de parole, c'est l'écrivain
qui devient bègue de la langue: il fait bégayer la langue en tant que telle 165. »
Dans ce cas, ce ne sont plus les personnages qui importent, mais les mots.
Ce sont les mots qui sont l'objet du bégaiement. À la forme d'expression
« bégaya-t-il » correspond maintenant une forme de contenu en tant qu'envi-
ronnement du bégaiement, en tant que milieu affectif des mots. Par exemple,
le piaulement de Gregor n'est pas indiqué extérieurement par Kafka, mais il
est déduit de facteurs qui l'entourent tels que les oscillations de son corps ou
le tremblement de ses pattes. Il ne s'agit donc plus d'une affection de la langue
mais des affects de la langue.
Quelquefois, à la place d'une langue extensive ou représentative où il y
a une relation entre le sujet d'énonciation et le sens, d'un côté, et le sujet
d'énoncé et la chose désignée, d'un autre, la langue mineure opère par inten-
sité, ce que Deleuze désigne par assignifiance. Dans ces procédés, la langue
mineure neutralise le sens, l'annule par des tonalités sans signification. C'est
le plan de la déterritorialisation du sens et du sujet, des notions de signifiance
et référence. « Il s'agit moins de produire un simulacre de langage ou une
métaphore de la voix, avec des pseudo-constantes, que d'atteindre à cette
langue neutre, secrète, sans constantes, tout en discours indirect, où le syn-
thétiseur et l'instrument parlent autant que la voix, et la voix joue autant que
l'instrument [ ... ]. Un immense coefficient de variation affecte et entraîne
toutes les parties phatiques, aphatiques, linguistiques, poétiques, instrumen-
tales, musicales d'un même agencement sonore - "un simple hurlement par-
courant tous les degrés" 166. »
165. CC p. 135.
166. MP, p. 122. On trouve une illustration de cette expérience chez Kafka dans les notations
de 1910 de son Journal. Elles se résument en plaintes de ce qu'il appelle une monstrueuse
incapacité. Nous pouvons y lire: « Pas un mot ou presque - écrit par moi ne s'accorde à
l'autre, j'entends les consonnes grincer les unes contre les autres avec un bruit de ferraille et
les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d'Exposition. Mes doutes font
cercIe autour de moi, je les vois avant le mot. allons donc! le mot, je ne le vois pas du tout, je
l'invente. » (KAFKA. F.. 1954, p. 17. 15 décembre -1910.)
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