Sunteți pe pagina 1din 738

Les séminaires

de Félix Guattari 06.02.1984


Félix Guattari
La Machine – Discussion
M - Par rapport à un mécanisme cartésien classique, la machine de Turing, c’est exactement la
même chose, si ce n’est que la transmission du mouvement qui existe chez la première est trans-
formée en transmission des instructions dans la seconde. Sinon c’est une machine dans laquelle,
finalement, il n’y a aucune intervention extérieure, sauf la construction par son créateur et l’im-
pulsion, le moteur, en l’occurrence le fait d’appuyer sur une touche, de donner une instruction ini-
tiale pour mettre en marche la machine. Apparemment, la machine n’a pas de temps propre dans
la mesure où son arrêt ou son non-arrêt est en quelque sorte programmé dès le départ et où il pour-
rait y avoir transmission dans le temps immédiat des instructions. Le problème du temps n’appa-
raît que lorsqu’on définit une machine de Turing comme pouvant déterminer si un problème peut
être résolu en un temps fini ou un temps infini. Le temps que l’on connaît n’intervient pas du tout
là-dedans.

C - Tu veux dire qu’il y a en quelque sorte un observateur idéal qui est là, à la sortie de la machi-
ne de Turing et qui attend. Et il attend jusqu’à ce que quelque chose tombe dans le panier des
résultats. Supposons que le problème en question soit de déterminer si quelque chose a une pro-
priété P. ou une propriété non-P. Deux paniers sont là, à la sortie : l’un recueille les P., l’autre les
non-P.
Le problème est décidable si, en attendant un temps fini – suffisamment longtemps – il y a
quelque chose qui tombe dans l’un des deux paniers.
Le problème est semi-décidable si en attendant suffisamment longtemps il y a quelque chose dans
le panier, mais qu’en revanche il pourrait très bien se faire que si rien ne tombe dans le panier,
c’est qu’on n’a pas attendu assez longtemps. On appelle cela une semi-décision parce qu’on ne
peut décider que dans un cas (si on a une réponse de type positif).

S - Pas décidable du tout, c’est quoi alors ?

C - C’est qu’on peut montrer (par des artifices purement formels en fait) qu’au bout d’un temps
fini on n’aura pas de résultat.

S - Si je comprends bien, une machine de Turing, tu attends que ça tombe. Alors, de deux choses
l’une : ou bien ça tombe et c’est décidé, et donc décidable. Ou bien tu attends et cela ne tombe
pas. Mais tu ne pourras jamais être sûr, rien qu’en attendant, que si tu n’attendais pas dix minutes
de plus, ça tomberait ! Je veux dire qu’une seule machine ne pourra jamais dire que semi-déci-
dable au pire, et non pas décidable.

C - Non, il y a des résultats qui sont des résultats d’indécidabilité. Tout à l’heure nous étions com-
plètement dans la métaphore en fait j’ai parlé de la machine de Turing comme si c’était une vraie
machine qui donnait des résultats. Mais en réalité ce n’est pas cela du tout. On n’attend pas devant
la sortie de la machine, pas du tout. Les résultats d’indécidabilité que l’on a se ramènent tous pra-
tiquement au théorème de Gödel, d’une manière plus ou moins évidente

S - C’est-à-dire qu’on calcule pour soi et hors de la machine que c’est indécidable et là, si on le
met dans la machine, on sait…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


C - Oui, c’est cela. Turing a montré qu’il n’existe pas de machine de Turing qui, pour n’importe
quelle machine de Turing donnée, pourra dire en un temps fini, si elle s’arrête ou non. Et cela c’est
directement ramenable au théorème de Gödel, enfin disons à la preuve du théorème de Gödel : on
code un certain nombre d’énoncés par des nombres de Gödel et, en particulier par des procédés
de diagonalisation assez complexes et abstraits, on montre que ce problème est indécidable au
sens – vraiment très formel – où dans un certain système mathématique parfaitement défini – un
système formel – on ne peut pas montrer la démontrabilité d’un certain type d’énoncé. Évidem-
ment, dès qu’on projette cela en dehors de ce cadre parfaitement défini, on est amené à dire des
choses telles que : on peut toujours poireauter devant la machine, on n’aura rien.

L - Cela me fait penser à ce que raconte Godard dans l’Histoire du Cinéma : l’ordinateur employé
par la police allemande pour dire si la machine pouvait savoir où est-ce que Schleyer était empri-
sonné par la bande à Baader a répondu oui, mais deux mois après que Schleyer ait été exécuté.

C - Les systèmes experts en intelligence artificielle sont des outils d’aide à la décision. Dans La
Recherche, du mois dernier il y a tout un article là-dessus. C’est très utilisé dans le domaine médi-
cal. Par exemple, les gens qui examinent au microscope les cellules essayent de déterminer sur
l’allure qu’elles ont si c’est tel type de maladie ou tel autre type et il y a une quantité de para-
mètres énorme. Disons que le paramètre A5, le paramètre B8 et le paramètre C132 diront que
c’est telle maladie et puis tels autres paramètres vont donner telle autre maladie. Et en fait les êtres
humains ont beaucoup de mal à gérer cela donc il y a des systèmes experts qui sont des aides à la
décision. On interroge l’ordinateur et on lui dit : voilà, je me trouve en présence de telle chose,
j’ai là une cellule qui a une forme irrégulière et puis elle a une drôle de petite tâche là, et puis elle
a telle chose ; la machine a des arborescences dans sa mémoire, elle les remonte et dit : si on a la
conjonction de tel et tel et tel phénomènes, ça pourrait être cela, et à ce moment-là elle pose une
question à l’utilisateur et c’est cela qui est intéressant : est-ce que par hasard vous n’auriez pas en
plus tel phénomène, ce qui permet de faire éventuellement des examens complémentaires. De
plus, les systèmes experts produisent des diagnostics avec des taux d’erreur.

X - C’est Sherlock Holmes !

S - Mais chez Sherlock Holmes, l’arborescence n’existe pas, elle est inventée en marchant.

C - Là elle est complètement préexistante et les systèmes experts sont faits par des experts. Ce qui
est très intéressant là-dedans, c’est que pour faire un système expert, la façon dont on rentre les
données dans le système est assez complexe.

F - Il n’y a pas de système expert qui invente le diagnostic ?

C - Non, les ordinateurs n’inventent rien. Les systèmes experts sont aussi utilisés pour la détec-
tion des gisements pétroliers. Ce ne sont pas les avions renifleurs mais ça marche beaucoup
mieux. Effectivement il y a un gisement qui a été trouvé par un système expert et qui était un gise-
ment non connu à ce jour. Mais ce ne sont pas du tout des machines. C’est totalement abstrait en
fait. C’est aussi très utilisé pour la classification par les zoologistes, les botanistes, etc. Et aussi
une des contraintes absolues lorsqu’on écrit un système expert, c’est qu’il puisse être modifié à
tout instant. Cela non plus, ce n’est pas très facile. Et la police, en particulier, c’est une certaine
forme de système expert.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


S - Pour le diagnostic les médecins parlaient toujours de leur flair, de leur intuition, de leur art.
Cet « art » est touché deux fois : on a explicité l’incorporation d’un savoir qui auparavant était
intuitif, et d’autre part les médecins sont en train de perdre à toute vitesse le cher art. L’art du dia-
gnostic se perd, la médecine est de plus en plus chère (analyses)…

C - Ils ont encore la ressource de devenir experts ! Chaque expert humain n’est qu’une toute peti-
te portion de connaissance de l’ensemble.

F - Dans les hôpitaux ils gardent les gens en supplément, avec tous les problèmes de prix de jour-
née que cela pose, pour pouvoir faire toutes les analyses. Finalement cela revient à la constitution
d’un système expert en cours de fabrication : le malade devient adjacent au système expert en
train de se constituer. Michel ? Que veux tu dire ? Le temps ?

M - Tu prends un mécanisme avec des rouages. En principe lorsque tu actionnes un rouage en un


temps instantané l’autre rouage devrait se mettre en mouvement. Et dans la machine de Turing,
c’est la même chose qui joue. C’est un temps impalpable qui joue.

C - Absolument. Dans la machine de Turing, ce n’est que la succession des opérations. Alors que
dans un ordinateur il y a un temps réel : il y a une horloge dans un ordinateur. Des opérations se
mesurent par un terme particulier pour dire que l’on passe d’un moment à un autre, d’un temps à
un autre, qui est le temps de la machine, qui est un temps physique.

F - Je voudrais vous interpeller sur une position peut-être paradoxale qui s’est imposée à moi
depuis longtemps concernant la machine. Il m’est apparu comme une évidence que quelque soient
les façons dont on pouvait décrire les machines en engageant des systèmes réversibles, reproduc-
tibles, falsifiables, etc., ce qui me paraissait caractériser spécifiquement l’ordre de la machine,
c’était un certain type de rapport d’irréversibilité dans le temps, et sur un plan phylogénétique.
Quelque soient les caractères de réversibilité qui peuvent exister ontogénétiquement dans une
machine, il n’est de machine que dans un phylum machinique. Une machine, un temps est tou-
jours marqué par une certaine position dans un phylum historico-logicotechnico-scientifique. À
un certain moment, à un temps donné T., une machine apparaît, compte tenu de ce qu’elle vient
après toute une série de systèmes machiniques et qu’elle peut potentiellement déboucher sur des
retombées machiniques ou une évolution machinique.
Cela me paraît permettre de repenser un certain nombre de notions telles celle du désir, d’où les
expressions sur les machines désirantes et un certain nombre de catégories telles celle des temps
machiniques – temps de l’irréversibilité, temps des phylums machiniques.
Cette position est une source de malentendus et en tous cas assez inconfortable, mais elle amène
notamment une distinction entre les structures mécaniques et les systèmes machiniques.
Ce qui caractérise les systèmes machiniques, c’est qu’ils ne peuvent jamais être totalement cir-
conscrits dans des coordonnées spatio-temporelles, dans des territoires et c’est seulement une
vision réductrice de la machine, notamment de la machine technique, d’un système clos, qui per-
met cela. En réalité il n’existe pas de systèmes machiniques en dehors des processus phylogéné-
tiques engageant un certain nombre de dimensions – dimensions de déterritorrialisation : il n’y a
pas coïncidence entre l’existence de rapports systémiques et un ensemble circonscrit dans un ter-
ritoire donné comme les structures données ; d’autre part, ces différents systèmes peuvent s’en-
trecroiser les uns par rapport aux autres sans interaction : un système machinique dans l’ordre
physique peut s’entrecroiser avec un système d’ordre mathématique, logique, éthologique. Les
systèmes machiniques ont cette capacité d’avoir des rapports transversaux sans que ce soit des
rapports d’interaction engageant des coordonnées énergético-spatio-temporelles. Et leur dimen-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


sion d’irréversibilité engage des temps qui sont hétérogènes, peuvent engager des modes de tem-
poralité historique, logique, ce qui va de soi, mais aussi peuvent inventer leur propre temps, déve-
lopper leurs propres dimensions temporelles.
Ce qui caractérise les ordres machiniques, c’est de produire des façons de battre le temps, soit :
les axiomatiser entre un temps donné et un autre temps donné, puis ouvrir un autre temps
possible.
En fait, pour dire le fond de la chose, ces différentes fonctions machiniques produisent des uni-
vers – univers d’altérité. En effet, les machines, bien qu’étant en acte dans certaines structures aux
coordonnées historiques datées dans le temps, l’espace, etc., dans une certaine position-carrefour
d’arborescence des différents phylums, n’en sont pas moins concernées par le fait qu’elles mar-
quent des coupures irréversibles comme cristallisation d’un nouveau type d’univers (univers de
valeur, univers d’altérité, etc.). D’où à ce moment-là la problématique du désir comme renvoyant
non pas à des systèmes pulsionnels, mais au système le plus détérritorialisé des machines qui ne
sont pas pour autant des universaux abstraits, qui sont des phylums machiniques effectivement
datés dans un certain type d’entrecroisement.
J’aimerais bien savoir, étant donné que vous avez amené cette problématique de la machine à ces
deux niveaux : la sémiotisation la plus abstraite avec le temps le plus déterritorialisé, et les phy-
lums, comment vous articulez ou non ce type de préoccupation.
Les systèmes machiniques excèdent tous les modes de territoire, de territorialisation, même
quand ils sont pris en acte dans une certaine mécanosphère, une certaine éthologie machinique et
qu’en même temps ils sont historiques, au comble de l’histoire puisqu’ils introduisent des dimen-
sions d’historicité multiples, diverses.

S - Ce que tu dis marche bien pour certaines machines, mais je ne suis pas sûre que cela marche
pour le levier par exemple, ou des outils pareils. Tu peux être d’un avis contraire.

F - Mais si ! Le levier et les machines de ce genre sont inséparables de l’invention de la main


comme machine et tout le dégagement d’un certain type de cerveau qui s’organise, avec toutes
les machines abstraites corrélatives. Comment y a t-il effectivement une déterritorialisation des
phylums machiniques ? Les machines en effet tendent à faire que le rapport s’inverse et que ce
soient les ensembles humains qui deviennent adjacents aux processus machiniques et c’est tout le
processus d’accélération dans lequel on est plongé et qui implique de repenser précisément les
agencements, les ensembles humains comme finalement étant en prise sur ces phylums machi-
niques. Ce qui me paraît très passionnant – et j’aimerais qu’on en parle – c’est de voir à quel point
la complexité des systèmes biologiques, des systèmes cérébraux, en tant que machine, représen-
te des exploits technologiques jusqu’à nouvel ordre infiniment plus riches et complexes que les
machines les plus complexes auxquelles on a à faire.

P - Ma question sera un peu teilhardienne : il s’agit de savoir si la machine du système nerveux


central, du cerveau, n’est pas justement une espèce de machine ultime, qui horizonne absolument
toutes les autres. Toutes les autres seraient comprises, ou limitées à l’extérieur par les possibilités
de fonctionnement de celle-là…

F - Mais comment peux-tu séparer celle-là de l’ensemble du système machinique constitué par
les systèmes de… bactéries, tout le contexte éthico…

P - On peut quand même donner un modèle de fonctionnement de celle-là, la formaliser sans faire
appel à…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


F - Sans faire appel au reste !

P - Oui. De même que…

F - Au bombardement des rayons cosmiques, aux mutations à dieu sait quoi !

C - Cella dépend dans quel milieu tu veux formaliser. Si tu veux formaliser au milieu du raison-
nement, par exemple, à ce moment-là, tu peux le faire…

P - Le formaliser comme ordinateur, par exemple, comme machine capable de résoudre des pro-
blèmes que la machine de Turing peut résoudre. Alors, au moins comme ça de façon instantanée,
tu peux te passer de tout cet environnement-là.

S - Tu peux ou tu ne peux pas. Tout le problème est de se demander si l’intelligence artificielle


est en train de remplir son programme, de mimer effectivement de manière fidèle ce cerveau, ou
bien, et il n’est pas tellement question de limites, ce qui m’intéresse c’est que maintenant on fait
des ordinateurs qui réussissent à gagner aux échecs contre des maîtres et l’on se rend compte que
plus on les rend de taille à rentrer en compétition avec eux, moins ils leur ressemblent. Ils jouent
tout à fait différemment, donc ce n’est pas une limite, c’est une divergence. Ce qui pose la ques-
tion : comment peut-on faire une machine, un cerveau – séparé du corps ?

F - Michel, maintenant tu es obligé d’intervenir !

M - Oui, dans la discussion de tout à l’heure, il y a une chose que je n’ai pas comprise : une machi-
ne et un instrument, ce sont des choses parfaitement différentes. J’ai l’impression que vous avez
tout identifié.

S - Mais non ! Quand je posais la question de la différence entre l’outil et la machine, c’est qu’ef-
fectivement on a maintenant une série de machines par rapport auxquelles on est adjacent. Elles
transforment toutes seules et, effectivement, pour concevoir machiniquement l’outil, il faut
concevoir la main, il faut concevoir un agencement machinique auquel les gens ne sont pas adja-
cents, mais complètement impliqués. Et à ce moment-là, à nouveau, la catégorie se réapplique.

M - Tout à fait d’accord. Mais la machine a un temps propre, ce qui n’est pas du tout le cas de
l’outil.

S - L’outil plus la main, oui.

M - L’outil plus utilisateur. Un outil a un usage. La différence entre une lessiveuse et une machi-
ne à laver, c’est que la lessiveuse on l’utilise pour faire la lessive, mais une machine à laver, on
la caractérise d’abord en tant que machine, c’est-à-dire qu’elle fait tout, elle a un temps propre.

L - On voit que tu n’as jamais fait trois machines par semaine ! Ça ne remplace pas la femme. Il
faut la remplir, il faut sortir le linge, il faut lui parler…

C - Oui, mais par rapport à une lessiveuse, ça remplace autrement plus !

L - Mais il y a des opérations humaines que tu ne peux pas remplacer, même avec la machine à
laver.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


M - La métaphore n’est pas faite pour être filée.

S - Tu as employé un mot un peu dangereux, c’est : utilisateur. Comme si, par rapport à un outil,
tous les utilisateurs étaient abstraits et interchangeables. Or, apprendre qu’une main manipule un
marteau, ce n’est pas simplement un rapport d’utilisation. Il faut apprendre un temps, qui n’est
pas le temps du marteau, il n’a pas de temps à lui, mais il faut apprendre un temps qui est dans la
main et le marteau, et tel clou et pas tel autre, d’ailleurs…

M - Cela dépend de quelles machines on parle. Là on parle métaphoriquement de machines qui


sont plutôt biologiques…

F - Non ! Je ne parle pas métaphoriquement du tout.

M - Non mais quand on parle de machines métaphoriquement, c’est celles-là qu’on entend en fait
ici, je pense, et ce sont des machines qui ont une finalité propre. Finalité que n’a pas un outil. Et
c’est pour cela que tout à l’heure je posais le problème du temps, en pensant à la machine de
Turing. Les machines de Turing sont des instruments. Elles n’ont pas de finalité sauf celle de l’uti-
lisateur qui veut résoudre un problème et qui demande à la machine de le poser. En cybernétique
V. Invente des machines qui font des boucles. Elles sont ouvertes sur l’extérieur d’abord (à la dif-
férence de la machine de Turing), reçoivent des informations, sont donc dans un égal équilibre
qui peut être remis en cause à chaque instant et ces machines cybernétiques ont, à un état de la
boucle, un moment de contrôle pendant lequel elles peuvent comparer leur état présent avec une
sorte d’état idéal qui est, en quelque sorte, le but à atteindre. Le thermostat, par exemple. Il y a
donc une sorte d’étalon interne qui permet de comparer son état avec l’état idéal qu’il cherche à
atteindre. Ce sont des machines qui ne sont pas réglées par le simple jeu de cause à effet, où l’on
part d’un problème et où l’on s’arrête sur la résolution du problème mais où au contraire l’effet a
une rétroaction sur la cause et où ces machines, en quelque sorte, plongées dans un monde où l’on
reçoit des informations qui peuvent être aléatoires, qui peuvent être extrêmement diverses, corri-
gent par des effets correctifs qui supposent évidemment une relation assez linéaire entre la cause
et les effets, ces fluctuations pour arriver à un état optimal. Donc ces machines sont très
différentes.

F - C’est très différent car effectivement, si tu prends un réveil, tu le prends dans sa totalité, dans
l’usage qu’on fait d’un réveil : il a une certaine façon de fonctionner, d’être remonté, d’être utili-
sé, de s’arrêter. Cela fait un certain volume, un certain ensemble. Par contre, si tu coupes le réveil
en deux, si tu prends une seule pièce, il n’y a pas le même type de comportement. Ce que je dis
c’est que ce que tu décris est pour moi l’équivalent d’un rouage de réveil en dehors du réveil dans
son contexte d’écologie machinique. Et l’on n’a toujours pas compris à ce moment-là pourquoi il
existe des systèmes électroniques et autres. Quel est le phénomène de rareté qui fait que d’un seul
coup, plutôt que du sable, des cailloux ou de la neige, voilà des roues dentées ou des micro-pro-
cesseurs. Bien entendu, ce genre de cristaux apparaît dans une certaine évolution phylo-génético-
machinique. La question est de savoir alors : quel est le statut des agencements sociaux, humains,
logiques, etc., par rapport à cet engendrement ?
L’attitude que tu décris tendrait à dire : il y a deux concepts fondamentaux : la machine d’un côté
(ce que j’appelle les mécaniques) et puis les utilisateurs. Et alors dualité totale. Des dei ex machi-
na sont devant des machines qui sont comme des esclaves, des robots. Mais ce n’est pas du tout
comme cela que ça se passe puisque précisément les agencements d’énonciation de ces machines
sont eux-mêmes dans un rapport comme celui que tu décris de feed-back constant considéré sur
une grande échelle de temps et il est impossible de séparer un agencement utilisateur d’un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


système mécanique objet, un agencement sujet et un objet machinique, puisque précisément,
l’histoire même, technico-scientifique, montre à terme que ces agencements humains tendent à
être pris dans une sorte de diminution tendancielle de taux de profit machinique, c’est-à-dire que
d’une certaine façon, il y a plus-value machinique appartenant de plus en plus aux phylums non
humains. Les agencements humains eux-mêmes réotractivement apparaissent comme lié à une
certaine formule généralisée des phylums machiniques, à savoir précisément les phylums que l’on
peut considérer être mis en œuvre dès lors que l’on conçoit la machine essentiellement comme un
phylum de machine abstraite et que les carrefours machiniques concrets sont différentes stases
machiniques à un moment ou à un autre. Autrement dit, dans cette conception-là on voit bien que
les machines abstraites des Walpiri, par exemple, sont traversées par des sortes d’explorations
collectives, et contribuent aux phylums machiniques au même titre que les agencements scienti-
fiques qui vont apparaître à la Renaissance, au XVIe siècle, au XIXe siècle, etc. Mais à quelles condi-
tions vont pouvoir se déterritorialiser des strates de phylums machiniques ? Quel type de nou-
velles constellations d’univers vont-elles pouvoir produire ? Là on peut dire que le travail sur les
machines abstraites que font les Walpiri n’est pas du tout de même nature que celui qui va se pas-
ser dans les empires asiatiques ou dans la Grèce d’Aristote. Et cela devient le problème. Ce n’est
plus du tout l’idée que d’un seul coup un objet machinique technique va être le modèle, le para-
digme de l’ensemble des opérations technico-scientifiques. On revient à la problématique que tu
évoquais tout à l’heure sur la chimie : sur les conceptions du temps contrôlées par hégémonique-
ment par les physiciens et puis finalement le temps des phylums industriels produisant des objets
chimiques qui débordent toute possibilité de totalisation de la part des chimistes. Et il y a toujours
des théories ayant l’idée qu’on pourrait ramener toute cette diversité à un atome standard, à un
corpuscule standard. Il y a toujours des gens qui sont là pour axiomatiser n’importe quelle
diversité.

S - Une singularité dans les machines de Turing donne à penser du point de vue du phantasme
qui les a accompagnées – puisque ce sont des machines phantasmatiques et des machines à par-
tir desquelles on a pensé deux problèmes qui ont à faire avec les phylums : c’est que la machine
puisse se reproduire elle-même c’est-à-dire que l’homme puisse être complètement expulsé, en
quoi est le défi : prouvez-moi que le cerveau n’est pas une machine de Turing ! C’est deux fois
l’homme écarté complètement. Les machines de Turing, c’est vraiment la mise en œuvre au
niveau du défi de : en quoi l’homme est-il encore utile dès lors que la machine de Turing peut être
produite ?

C - D’ailleurs c’est un problème qui a été posé par Turing lui-même en 1950 dans son article :
« Pensée et machine ». Il demande très clairement quelle est la différence entre une machine de
Turing et un homme et il imagine un jeu de simulation où il y a trois individus, le jeu bien connu
de la devinette où l’un des trois individus ne voit pas les deux autres et doit deviner lequel est un
homme et lequel est une femme en posant des questions. Bien entendu les autres sont libres de
chercher à le tromper par tous les moyens possibles. Turing a l’air de se référer à ce jeu comme
étant très connu et il dit : on pourrait imaginer la même chose en remplaçant l’homme par une
machine. On pourrait poser les mêmes questions et, en fait, la machine pourrait fort bien comme
l’homme donner des indications tendant à induire celui qui doit deviner la chose en erreur. À par-
tir de ce jeu, dit-il, on voit qu’il n’est pas possible de distinguer l’homme de la machine de Turing.
Et après il donne toute une série d’arguments de différents types (c’est assez long) et se fait lui-
même l’avocat du diable. Au fond, il a tendance à affirmer, qu’il n’y a pas de différence entre
l’homme et la machine de Turing, même si tout le monde sait bien que ce n’est pas la même
chose. Je vais revenir là dessus parce que Turing et les autres (cela fait partie d’un recueil

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


d’articles qui se répondent les uns aux autres) se situent dans une tradition philosophique qui est
celle de Wittgenstein, c’est-à-dire des jeux de langage. Tout le monde sait bien qu’à la question :
les ordinateurs peuvent-ils penser, la réponse est connue, la réponse est non. Donc il ne s’agit pas
de cela. Il s’agit plutôt de : qu’est-ce qui se passe quand on joue avec cette question et qu’est-ce
que ça met en branle à ce moment-là ? C’est cela qui m’intéresse.

S - J’ai l’impression que la question a été réellement posée, et encore maintenant.

C - Moi j’ai l’impression que c’est un débat qui est un peu vieux. Les années 50-60. En tous les
cas, on ne poserait plus la question comme ça.

P - La question de la ressemblance.

C - Non, beaucoup plus la question de la différence.

P - Ce qui me semblerait intéressant, c’est la question de la réverbération, de l’effet en retour (pas


forcément de feed-back) mais de l’interaction entre par exemples des « machines » de type bio-
logique avec de relatives constantes, des « machines » instinctuelles ou pulsionnelles et puis des
machines technologiques produites à l’extérieur, type les machines audiovisuelles, médiatiques,
etc. Quel serait l’effet de retour, relativement rapide, peut-être même sur une génération, de tel ou
de tel type de machine mass-médiatique (image, son, etc.). J’avais envie de prendre un exemple :
dans le premier tome de La Recherche du Temps Perdu, il y a une tentative de décrire un nénu-
phar entraîné par un courant d’eau et qui ne se détache pas, donc qui est à la fois poussé par le
courant et qui revient… Et à un moment donné, la métaphore qui s’inscrit pour faire que cette
description soit visible, c’est une métaphore complètement psychologique. Il prend le contre-pied
de la méthode classique : je me sentais comme un nénuphar à contre-courant. Là il fait exacte-
ment le contraire et il imagine une problématique d’obstination, de contrainte pour arriver à
rendre compte de ce mouvement. On a l’impression qu’il touche aux limites mêmes de la possi-
bilité de passer d’une sémiologie langagière à une sémiologie de type analogique et que cela jus-
tement c’est ce dont le cinéma est capable de façon immédiate, sans autre intermédiaire. Ce sont
des types d’effets que l’on n’a pas besoin de décrire, d’expliquer, pour lesquels il n’y a pas besoin
de grandes phrases. En une image, accompagnée d’un son, on les transmet de façon immédiate et
tacite – inconsciente, non nécessairement codable. Comment ce type d’effets pourrait-il modifier
le temps et l’espace de systèmes pulsionnels considérés jusque là comme des espèces d’univer-
saux ? En somme est-ce qu’il y aurait une historicité de l’inconscient qui pourrait s’écrire en fonc-
tion de la modification permanente des informations ?

F - Non seulement les machines s’autoproduisent dans un phylum machinique où les agence-
ments humains sont adjacents, mais ce n’est pas seulement un problème concernant la machine
en tant que forme machinante, mais c’est l’objet lui-même qui produit. Les physiciens commen-
cent maintenant peut-être à admettre que les quark sont produits par les agencements technico…
Pour produire de nouvelles bactéries ou des quarks, il faut peut-être qu’il y ait eu Proust précisé-
ment. Il faut peut-être qu’il y ait eu tout in dégagement de l’imaginaire collectif pour permettre
tel ou tel type de processus de machines abstraites qui permette d’envisager telle ou telle articu-
lation, sinon d’une façon strictement probabilitaire. Il n’y avait peut-être aucune chance qu’il y
ait production de telle particule qui dure un milliardième de seconde.
Là le cercle est absolument complet. Il n’est pas seulement celui de l’agencement des machines,
mais de l’objet même des flux traités à l’intérieur de ces machines. Le phylum évolutif lui-même
est concerné par le phylum même des objets ontologiques traités à l’occasion de ces phylum.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


M - Je pense que la question que posait P. est intéressante mais en même temps je ne pense pas
que l’on puisse répondre directement en terme de machines, de phylum. Je vais parler directement
d’animaux, cela évitera les confusions de langage, puisque quand on parle de machines, on pense
à un système qui peut être totalement asservi ou totalement contrôlé ou en rapport avec un milieu
extérieur qui est totalement étranger à la machine en question.
En ce qui concerne les animaux, c’est une position traditionnelle de penser comme cela. Un ani-
mal se trouve, on ne sait pourquoi, dans un environnement, cet environnement lui pose des ques-
tions, des problèmes ? L’animal les résoud et tout cela – par le mécanisme de la sélection natu-
relle – qui à l’origine était décrit de manière extrêmement mécaniste (Darwin comparaît la sélec-
tion naturelle à un régulateur à boules de machine à vapeur) – transformerait l’animal et le mène-
rait, pour utiliser ton langage, à transformer ses agencements machiniques.
Or ce n’est pas du tout ainsi que les choses se passent : un organisme vivant comme un animal
construit son environnement, il va le chercher : un castor va fabriquer son environnement,
construire des barrages, modifier les cours d’eau.
Quand je dis qu’une machine a un temps propre et qu’en fonction d’une espèce de schéma per-
sonnel, elle va répondre aux modifications de l’environnement pour se reconstruire elle-même,
pour se perpétuer elle-même, pour se reproduire elle-même, il faut bien voir que ce n’est pas un
environnement par rapport auquel l’organisme est passif, non il est actif. Donc c’est un peu une
machine au second niveau. C’est pour cela que les machines qu’on a à l’esprit lorsqu’on parle ce
sont des métaphores…

F - Cette discontinuité des territoires des individus et des territoires des espèces est marquée par
le fait, en particulier, si j’ai bien compris, qu’il n’y a pas de continuité entre les espèces, mais de
grandes ruptures qui font que l’évolution ne se poursuit pas de façon linéaire mais par d’im-
menses paliers, des mises en suspend. Je pense que cette problématique de la discontinuité des
territoires existentiels, soit individuels, soit des « territoires d’espèces » (dans une espèce donnée,
il y a l’utilisation maximale des différentes possibilités de l’axiomatique machinique portée par
cette espèce jusqu’au point où quelque chose doit se produire qui peut changer radicalement l’es-
pèce, ou permettre à une autre de recoloniser l’ensemble des interactions éthologiques) n’est pas
tenable – en effet, je crois que tu as raison de le souligner – seulement en restant à ce niveau.
C’est pour cela que je propose cette idée que les véritables ruptures ne se passent pas à ce niveau
territorialisé, pris dans les coordonnées d’une part énergético-spatio-temporelles, et d’autre part
des territoires existentiels (non discursifs puisqu’ils sont eux-mêmes le lieu où la discursivité
s’opère), mais ne sont articulables qu’au niveau machinique, l’autre niveau, à savoir celui où les
phylums machiniques rencontrent leur discontinuité qui est une discontinuité d’univers ou alors
peut-être discontinuité d’état. Pour moi la notion d’univers serait une généralisation des discon-
tinuités d’état.
Il y aurait trois notions autour desquelles j’aimerais qu’on jongle, qu’on brode ou qu’on délire :
la notion d’altérité (d’individu, d’espèce, d’état, d’univers), l’idée que l’altérité n’est jamais don-
née comme une catégorie a priori mais que l’altérité est toujours en œuvre dans un certain nombre
de dimensions, et pas seulement dans des dimensions d’interactions repérables dans des coor-
données énergético-spatio-temporelles, mais repérables dans des constellations d’univers qui
marquent l’irréversibilité des phylums machiniques. Dans le cadre d’une intégrale d’une constel-
lation d’univers, il y a N champs de possibilités qui sont ouverts et puis il y a un moment où, sauf
surgissement d’un nouveau type de constellation d’univers, rien d’autre ne se produira. Il y aura
circularité, impasse totale et même éventuellement disparition.
Pour en revenir à la question : est-ce que les machines pensent ? il est évident que les ordina-
teurs ne pensent pas mais l’ensemble des phylums machiniques sont de la pensée. Tout ce qui
est de l’ordre de la position de reconnaissance sémiotique d’une altérité, qui n’est pas pure

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


reconnaissance, qui est en même temps fabrication de cette altérité (car il n’y a pas d’un côté un
processus sémiotique qui va explorer l’altérité déjà là, mais il y a un processus comme celui de
l’intentionnalité qui à la fois construit et déchiffre son objet et le construit en le déchiffrant et le
déchiffre en le construisant). Dans le cadre d’un certain nombre d’équivalents de territoires mais
au niveau précisément déterritorialisé. Ce type d’évolutionnisme, on le voit dans un rapport
complètement lesté par les dimensions biologiques, géologiques, etc., mais c’est le même type
de problématique qui se pose dans l’évolution des arts, des sciences, etc.

S - Est-ce que tu crois qu’un autre univers ne peut se produire que parce que l’autre a atteint ses
limites ?

F - Ah non ! Il reste comme pure potentialité. Soit qu’il reste en acte, soit qu’il reste en pure
potentialité mais ce n’est pas un paradigme qui chasse l’autre. C’est bien ce qui se passe : des
espèces continuent à vivoter dans le fond des roches.

S - Du point de vue des paradigmes, c’est à mon avis une limite de la notion de paradigme qui
est grave, mais qui, en tant que telle, est fidèle à ce qui se passe et effectivement dans la politique
de la gestion de la science à l’heure actuelle est ce que dit K. : il va y avoir une révolution scien-
tifique dans la douleur. C’est dans la mesure où un paradigme a rencontré ses limites, ou un obs-
tacle, ou une anomalie, qu’il va essayer de continuer à se maintenir mais il y aura toujours bien à
ce moment-là l’un ou l’autre chercheur qui, dans cette douleur, trouvera une autre issue et fonce-
ra et donc, c’est dans cette douleur que se jouera le destin des deux paradigmes.

F - Il dit cependant qu’un ancien paradigme peut réapparaître.

S - Jamais le même.

C - Quand tu dis qu’il faut qu’il crève, c’est d’ailleurs tout à fait cela parce qu’il dit aussi que la
plupart du temps les paradigmes meurent car ce sont les vieux qui représentent l’ancien paradig-
me qui meurent, et les jeunes scientifiques prenant leur place n’embrayent pas forcément sur les
mêmes paradigmes.

S - J’aurais, pour ma part, beaucoup d’hésitation à penser cela abstraitement, hors des circons-
tances qui font que notre science moderne est notre science moderne, et que l’on n’a aucune chan-
ce de produire un univers nouveau si l’on ne s’embranche pas sur la douleur d’un univers exis-
tant et si l’on ne promet pas de résoudre cette douleur. Mais cela peut aussi se produire sans que
l’autre ait déjà montré ses failles, juste parce que c’était possible, parce que ça marche comme çà
(circuit d’univers).

F - Oui parce qu’une des caractéristiques du paradigme, c’est qu’il doit donner des problèmes à
résoudre et c’est comme si au fond ces problèmes sont les mêmes, transposables d’un paradigme
à l’autre. Si on en revient à l’exemple de la musique, on ne peut pas dire que les problèmes à
résoudre à partir du moment où Bach fait du clavecin bien tempéré, dans un certain type d’hy-
perrationnalisation de l’écriture musicale, sont du même type que ceux de la musique des
troubadours.

S - Je ne sais pas ce qu’il en est de l’histoire de la musique vécue comme histoire par les musi-
ciens eux-mêmes, mais en ce qui concerne la science moderne depuis le xviie siècle, une des

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


contraintes pour qu’un univers ait sa chance, c’est qu’il puisse reconstituer une histoire plausible
qui l’accrédite et qui produise une continuité. Donc c’est vrai que les problèmes changent, sim-
plement il faut que l’on puisse reproduire une continuité où ce qui est occulté devient illégitime
ou invisible, et où on reconstruit tout, mais c’est une contrainte jusqu’ici.

M - Justement chez K. il y a cette nécessité de la crise parce que, au moins au niveau primitif, il
tient compte de la dimension sociologique de la science. Il admet qu’à partir du moment où un
paradigme est dominant, il devient la science normale ; une caste scientifique qui détient la véri-
té se forme ; elle réécrit l’histoire, elle décide ce qu’il faut oublier, ce qu’il fait rappeler, et dans
de telles circonstances tout nouveau paradigme qui émergerait, serait marginalisé par rapport au
corps principal.

S - C’est pourquoi je disais qu’il ne faut pas alourdir le concept d’univers de dimensions socio-
logiques du paradigme.

F - Le problème serait de savoir ce qui effectivement constitue la rupture. Et c’est peut-être en


effet une rupture a-signifiante : l’inversion du vecteur qui va des territoires, des univers existants
vers une discursivité qui exploite l’ensemble des possibles, et puis d’un seul coup, c’est cet espè-
ce de point aveugle qui fait qu’on ne voit plus la même chose, qu’on n’entend plus la même
chose. Il y a un autre affect, un autre territoire s’est constitué, on ne s’en est pas aperçu : on est
dans un autre univers. Et je vais prendre un exemple : Barbara m’a emmené il y a trois mois voir
les danses des Walpiri. C’était l’hiver et eux n’étaient pas couverts, ils n’avaient pas chaud mani-
festement et le public là dedans était encore moins chaud. Tout à coup, c’était idiot, voyant que
les gens n’applaudissaient pas, on se met à applaudir tous les deux et on n’est pas du tout suivis.
On applaudissait à chaque danse. Et la deuxième fois qu’on a applaudi, les gens commençaient à
nous huer parce qu’on empêchait le spectacle. Une gêne terrible ! Finalement plus personne n’ap-
plaudissait au moment où normalement tout le monde aurait dû applaudir. Après nous avons
essayé de réfléchir au type de malentendu généralisé qui s’était créé à la venue de ces danseurs
aborigènes. On peut énumérer les malentendus dans la presse, chez les ethnologues, chez Lévi-
Strauss, enfin tout le monde. Il est évident que là on ne peut pas rendre compte de cette affaire
sans voir qu’on n’est pas dans le même type d’univers, de constellation d’univers.
Qu’est-ce qu’ils viennent faire là, quelle est cette démarche ? C’est incompréhensible parce que
l’affect ne correspond pas du tout. Or, si je prends cet exemple là, c’est que précisément, est-ce
que ce n’est as ce type de rupture qu’on verra jouer par exemple dans l’histoire du jazz ? Ou qu’on
vit actuellement dans le dégoût, la confusion complète, du moins chez un certain nombre de mes
amis peintres, avec tout le courant actuel des jeunes peintres qui font une peinture dégueulasse…
Alors d’un seul coup quelque chose, un succès commercial est complètement rejeté. On dit cela
c’est vraiment une opération de marchands de tableaux ! Mais on se dit : mais il faut faire atten-
tion, qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que précisément il n’y a pas, presque par définition, cet espè-
ce de passage à vide, point aveugle, quand il y a un phénomène de changent de référent ? On est
un certain nombre ici à se rappeler le passage à vide de février-mars 68. Qui parle ? Qui dit quoi ?
Cette question de la rupture a-signifiante est radicale parce qu’elle n’est pas dans le prolongement
des dispositifs de discursivation, de rationnalisation. Ce n’est pas une rupture à la Bachelard, mais
elle est dans le fait que, à un certain moment, c’est un autre agencement d’énonciation qui se met
en place. Et cet autre agencement, par définition, il est impossible de le circonscrire, ni dans ce
que sont ses agencements technico-expérimentaux, ni dans ses univers d’affect. Quand il y a un
nouvel agencement technique, par exemple un nouvel avion, c’est une sorte de paradigme dans
l’aéronautique. Ou quand il y a un nouveau créneau dans l’histoire de la peinture, c’est précisé-
ment le jeu de stratégie qui est en cause. Il est par définition impossible d’en saisir les éléments

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


dans l’ensemble des paramètres qui sont présentés dans l’équation. Par définition, on peut dire
qu’il y a un certain nombre de retombées, d’interactions, d’éléments qui vont rentrer dans l’éco-
logie machinique du système ; au moment où on peut déjà en articuler quelque chose, rediscursi-
ver quelque chose, on est déjà passé dans l’autre univers, paradigme, etc. Donc c’est bien la ce
point de rupture a-signifiant qui se pose comme articulation fondamentale de la dimension de
l’agencement d’énonciation.
Je voudrais faire juste une remarque : quand on parle de l’énonciation, on peut soit la considérer
du point de vue des pragmaticiens comme des catégories générales linguistiques, sémiotiques et
donc considérer qu’on a affaire à des universaux.
On peut la considérer dans la tradition phénoménologique (Merleau-Ponty, Husserl)- mais on est
là encore dans une conception universaliste de l’énonciation : on cherche des traits généraux de
la subjectivité tel que l’intentionnalité…
L’énonciation dont je parle ici n’a rien à voir avec celle des pragmaticiens ou des phénoméno-
logues puisqu’elle est foncièrement marquée par son caractère de rupture phylo-génétique dans
l’ordre des phylums machiniques. Elle est que d’un seul coup, ça se met à parler dans un certain
type d’agencement, de territoire, de machine, de procédure logique, de capital de savoir, d’affects
et ça se met à faire cristalliser des lignes de potentialité, à partir des constellations d’univers, là
où il n’en avait jamais été question avant.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Les séminaires
de Félix Guattari 10.02.1981
Félix Guattari
La pulsion, le trou noir
F : Les premières topiques de Freud étaient, vraiment, tout à fait scientistes, neurophysiologiques ;
puis, en cours de route, ces modèles sont devenus quasiment anthropomorphiques ; la deuxième
topique – le moi qui se bat avec le ça et le personnage grimaçant du surmoi… – se présente, d’une
certaine façon, comme une description que pourrait faire un délirant. Quant aux prolongements
kleiniens, et autres, sur la mauvaise mère, l’inconscient y est peuplé de tout un théâtre manichéen,
et ça ne marchait pas plus mal ; je crois que ça marchait plutôt mieux…
Le courant des gens « sérieux » – l’école française de psychanalyse – a nettoyé cet aspect anthro-
pomorphique, délirant en apparence, et les descriptions de l’inconscient aboutissent dans les
mathèmes et la structure. C’est devenu plus sérieux !
Moi, j’aurais plutôt tendance à prendre des plants dans les premiers semis, pour proposer un
modèle d’inconscient qui serait celui d’un curandero du Mexique ou d’un bororo, partant de l’idée
que les esprits peuplent les choses, les paysages, les groupes ; qu’il y a toutes sortes de devenirs,
d’heccéités qui traînent un peu partout, et donc, une sorte de subjectivité objective, si l’on peut
dire, qui se trouve ramassée, éclatée, remaniée, au gré des agencements. Le meilleur exposé en
serait, évidemment, dans la pensée archaïque.
Il me paraît, finalement, très légitime d’essayer de modéliser notre représentation à partir de cette
phénoménologie des puissances de l’inconscient, en particulier de celles qui ont été décrites dans
des sociétés archaïques précapitalistiques. Essayer d’échapper, quelque part, à l’inconscient
monothéiste triangulé, l’inconscient de la Sainte Trinité et de toute une série de dualismes essen-
tiels. Reprendre les conceptions freudiennes (première et seconde topiques pour voir, non pas ce
qu’on peut en garder, mais quelle sorte de translation est possible dans une autre conception,
disons, beaucoup plus panthéistique ; voir ce qu’on peut essayer de capitaliser de l’apport freu-
dien (effort louable, parce que, pendant une longue période, on avait plutôt tendance à vouloir tout
jeter par dessus bord).

Comment faire une translation de l’apport freudien (première et deuxième topiques) dans une
théorie des agencements.

Dans les conceptions freudiennes, on part de quatre dimensions de la pulsion :


– La poussée a un caractère quantitatif, suivant une topique qui est de mise en réserve quelque
part, par exemple mise en réserve dans le moi. Cette poussée – catégorie métapsychologique de
la libido – reste extrêmement difficile, en fait, à déterminer : qu’advient-il de la poussée, du
moment où l’on est en présence de deux pulsions fondamentales, Éros et Thanatos ? Problème
théorique : Thanatos, est-ce vraiment une seconde pulsion ? C’est peut-être une dé-compensation,
une décompression de l’Éros : une sorte de désunion qui travaille la pulsion, en tant que facteur
d’intrication ou d’union. Le dualisme pulsionnel chez Freud est, d’avance, assez complexe…
Mais ce n’est pas tellement là-dessus que je veux m’attarder.
– La source qui pouvait être, selon les conceptions, de différentes natures. (D’autres difficultés
se poseront entre la source et les objets car, souvent, ce sont des catégories qui se chevauchent ;
mais ici, on peut, de toute façon, les garder telles qu’elles ont été apportées dans le vocabulaire
freudien). La source – où il y a toutes les zones érogènes, mais dont certaines sont prévalentes –
implique aussi la notion d’étayage, qui concerne des objets complets (moi, objet parental). Nous
avons donc la poussée, et la source d’où vient la poussée. Comment la poussée s’incarne-t-elle ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


– L’objet : c’est le moyen par lequel se réalise cette poussée qui passe à travers cette source.
– Objets complets. L’objet complet peut être un étayage parental, ce qui va nous renvoyer à toute
la virgulation œdipienne, ou ce peut être l’objet complet du moi (problématique du narcissisme).
– Objets partiels. Ils nous renvoient à la problématique des zones érogènes, puis de toute l’éco-
nomie pré-œdipienne, chez Mélanie Klein, etc..
– Le but. Freud a toujours beaucoup insisté pour distinguer cette notion de but de la notion d’ob-
jet. C’est important car cela va nous permettre de séparer la notion de pulsion de la notion d’ins-
tinct, par exemple. Le but représente une sorte de finalité, de « destin de la pulsion ». De l’objet,
on peut dire que c’est un moyen, tandis que le but est une direction ; ce que, moi, je préférerais
appeler : un mode de valorisation (qu’est-ce que ça vaut, la pulsion ?). La pulsion est, donc, por-
teuse de valeurs.
Et c’est là qu’on trouvera la problématique des différents systèmes pulsionnels : suivant une
topique on aura une opposition entre la réalité et le plaisir, entre les pulsions du maintien de la vie
et de l’Éros. Puis, dans un autre système, ce sera une opposition plus fondamentale d’Éros et
Thanatos, Éros englobant les autres systèmes d’oppositions pulsionnelles. Finalement, ce sont des
modulations du but pulsionnel, ou des modes de valorisation pulsionnelle.
Reste un problème que je ne fais qu’évoquer : quel est le statut de la représentation dans cette
affaire ? Il est évident, globalement, qu’il y a opposition entre une infrastructure biologique dans
la pulsion et un système de représentation : en tant que poussée – en tant que source, en tous cas,
au minimum – la pulsion a besoin d’envoyer des représentants, de déléguer des députés, d’où
cette expression très complexe qui a été traduite sous forme de représentant de la représentation.
Or, il est très délicat de savoir si c’est toute la pulsion avec ses quatre dimensions qui délègue une
représentation, sous forme de deux choses qui sont :
– le représentant de la représentation ou, comme je préfère dire, la représentation déléguée.
– l’affect qui se délivre sous forme quantique (quantum d’affect).
Telle est la représentation. Mais, la poussée et la source sont-elles cette base infrastructurelle bio-
logique de la pulsion, s’exprimant à travers cela ? Ou bien est-ce tout, l’objet et le but ? Il y a une
certaine ambiguïté. Si vous avez une clarification là-dessus…

Quoiqu’il en soit, il est bien net que l’inconscient freudien – en tant qu’il véhicule des fantasmes,
des scénarios, des phrases complexes – ne concerne que la représentation. L’inconscient freudien
ne conserve pas la poussée, la source, la libido, en tant que telles.
Il importe de bien distinguer. Il n’est d’inconscient freudien que dans un espace de représentation.
Si l’on n’accède pas à cet espace, – par la performance linguistique, langagière, l’association
libre, toute la technique… – ce n est pas l’inconscient freudien.

Dans les quatre dimensions que j’ai essayé d’exposer, j’ai proposé un système où l’inconscient
(ou peu importe comment on l’appelle) ne serait pas foncièrement lié à un système représentatif
et notamment au fait qu’on ait à en parler avec du langage, des représentations de mots, d’objets.
C est aussi, comme je le disais au début, un inconscient qui traîne partout. On attrape de l’in-
conscient comme la grippe. On attrape de l’inconscient dans un paysage, dans une visagéité, dans
une animalité… et puis, on en fait quelque chose, ou on n’en fait rien, on se fait bouffer par…
Il n’y a pas de spécificité du fait d’avoir à le métaboliser dans une représentation. Alors, du même
coup, ce qui caractérisera ces « formations de l’inconscient » (maintenant, mieux vaut substituer
directement le mot et dire : agencements), c’est que les agencement ne sont pas des pulsions ; cela
peut être des pulsions, mais cela peut ne pas en être. En tous cas, ce n’est pas un système pul-
sionnel qui tombe dans la dichotomie de l’étayage des objets, des systèmes de zones érogènes, de
poussée, etc.. Il peut se faire, bien entendu, qu’un agencement s’accroche à des objets partiels,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


prenne l’allure de poussées compulsionnelles, ou des choses de ce genre, mais c’est une variante
comme une autre.

L’expression

Donc, au lieu de mettre à la base (avec toujours l’idée base opposition, base infrastructure et
superstructure représentative) la poussée, je mettrai, au contraire, le système de valorisation au
premier rang, qui sera l’expression. En rattachant ainsi toutes ces catégories (expression, but…),
les systèmes de représentation plutôt que d’être portés au sommet d’un système d’infrastructure,
passent au premier rang sous forme d’expression, et non sous forme de représentation.
L’expression étant : un certain type de composantes qui en retiennent un rapport d’expression
avec différentes composantes de contenu, mais sans aucune nécessité intrinsèque, puisqu’il peut
y avoir – selon l’expression de (inaudible) – un relativisme du rapport d’expression au contenu
(par exemple, une composante somatique : aujourd’hui, ce qui s’exprime, c’est mon mal à l’es-
tomac, qui représente tout le système…). Toujours est-il qu’il y a bien un niveau particulier d’ex-
pression qui noue l’ensemble des composantes de contenu. C’est donc l’expression qui devient le
mode de valorisation, et l’expression-valorisation qui devient première dans le système. Alors,
plutôt que de parler de libido, on parlera, cette fois, de désir ; en ce sens que cette expression a
ceci de caractéristique : sur la base de ce qu’elle engage comme exprimé, comme territoire et
comme déterritorialisation, elle produit quelque chose qui est l’équivalent de ce que (inaudible)
et (inaudible) décrivent comme formation loin de l’équilibre. L’expression met à jour, rend pos-
sible l’attribution d’heccéités, de devenirs, de toutes sortes de choses de l’inconscient objectif,
elle ramasse des esprits, des « rabs » (un vieux souvenir entre nous !), et fabrique avec, une sémio-
tisation loin de l’équilibre des strates. Le but, la finalité de ce qui n’est plus la pulsion libidinale,
mais de ce qui est la formation désirante, c’est une sémiotisation loin de l’équilibre. Dans un cas,
ça fait de la névrose, dans l’autre ça fait de la poésie, dans un autre cas un système comporte-
mental dans un milieu social donné, etc.. Cela fait autant de systèmes de valorisation qui, quelque
part, font tenir ensemble, agencent des formations déterritorialisées, et puis toutes sortes de flux,
idéologiques, économiques, etc..

Le contenu

Je disais la dernière fois que le contenu peut, lui aussi, parallèlement à la sémiotique dominante,
travailler à son compte. Certaines dimensions de contenu le font, et c’est ce qui nous faisait com-
parer la potentialité, dans cette deuxième dimension du contenu, d’un inconscient schizo, par
opposition à un inconscient névrotique ou normal. En effet, là, il engage des substances hétéro-
gènes, des modes de valorisation dissidents, contradictoires, antagonistes, ambivalents, pervers-
polymorphes, etc.. C’est aussi la dimension qui recèlera ce qu’on pourra appeler les singularités
extra-systémiques ou transystémiques… La dimension de contenu qui met en jeu des substances
hétérogènes (évidemment, à chaque fois faudrait articuler ce que sont les substances et ce que sont
les formes et les matières qui émettent des singularités échappant au rapport substance/forme)
correspond quelque part à la notion de source chez Freud ; en ce sens que ces substances hétéro-
gènes, ce peut être, par exemple, l’économie orale ou l’économie anale, l’économie du regard ou
de l’écoute – qui avait été ajoutée dans la liste des objets a par Lacan. Il avait fait, il y a déjà très
longtemps, à propos des objets a, une topologie d’enchaînement, avec le phallus au sommet, l’ob-
jet oral, le regard, etc.. À ce moment là, j’avais dit – et il en était un peu sidéré : « Mais, il y a

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


aussi les objets transitionnels de Winnicott, et puis aussi les objets institutionnels… » J’avais fait
une catégorisation des objets a, b, c, n. C’est, finalement la même idée.
Le cas particulier d’une réification – ou plus exactement d’un rapport trou noir – avec le sein, avec
la merde, avec le regard ou l’écoute, est possible – c’est ce qui fait la texture même de la cli-
nique – au même titre que les autres substances possibles, qui sont des substances : par exemple,
des sémiotiques économiques, éthologiques (on les mettra, peut-être, plutôt dans la dimension
suivante), ou toute autre composante pouvant rentrer dans ce type d’agencement, soit pour y être
prise dans une expression spécifique d’une certaine valorisation désirante, soit pour y faire un tra-
vail de dissidence, d’autovalorisation, un système d’ambivalence, d’ambiguïté, etc..
Donc, cette notion de contenu est bien l’extension – comme d’un rapport d’intégrale à une déri-
vée – de la notion de source.

Le territoire

Je disais, la dernière fois, que la notion de territoire était la troisième dimension. Au Mexique,
j’ai rencontré un monsieur, psychanalyste : « Enfin ! – me dit-il – vous avez réintroduit la validi-
té de toutes les recherches psychanalytiques sur le moi ! Parce que vous avez l’inconscient névro-
tique, l’inconscient psychotique, et puis toute l’exploration du moi en tant que système incons-
cient, les recherches d’Anna Freud, etc..
— Oui, si vous voulez, ça ne me dérange pas ! À la seule condition de considérer que ces terri-
toires peuvent être, en effet, le moi ; peuvent être tous les moi partiels à la Mélanie, donc des moi
trou noir, des moi d’abolition ; mais ils peuvent être la personne, les groupes, tous les modes de
territorialisation, la famille, tout ce qui se rapporte au socius, tout ce qui engage des systèmes de
traits de visagéité, de ritournelles, toutes les écritures possibles qui font des territoires. »
Vous voyez que l’on sort des difficultés majeures du Freudisme pour composer du socius à partir
des identifications du moi – notamment, dans Totem et Tabou et toutes les spéculations sur la psy-
chologie collective –, on y aboutissait à des choses complètement aberrantes, on perdait toute la
spécificité des modes de territorialisation du socius, ou des modes de territorialisation familiaux,
etc..
Tandis que là, le moi ou la famille – le triangle œdipien ou une famille plus large – sont des cas
particuliers de territorialisation, c’est même des cas très spécifiquement liés à l’hégémonie des
flux capitalistiques. Dans ce cas, on en est bien réduit à avoir du moi. Alors que, dans des socié-
tés primitives archaïques, les relations transitivistes sont telles que la problématique du moi ne se
pose qu’exceptionnellement : dans cet article de Clastres par exemple, au moment où le chanteur,
dans la nuit, va chanter tout seul, pour lui-même. C’est alors un rapport qui est, purement et sim-
plement, de face à face avec la mort, et où il est renvoyé à une sorte d’excommunication.
De toute façon, ces territoires du moi – comme on l’a dit et répété avec Deleuze – ne sont pas des
territoires qu’il faut considérer de façon réifiée : ce sont des territoires qui impliquent toujours une
certaine potentialité de dérerritorialisation catastrophique, qu’on a appelé trou noir. Ceci, évi-
demment, nous aidera considérablement, quand nous essayerons de réfléchir à ce qu’est cette
fameuse intuition de la pulsion de mort chez Freud ; à ce qu’est un certain rapport de la mort au
narcissisme ; à ce que sont les compulsions de répétition. En effet, un certain type de perte de per-
sistance amène inexorablement un trou noir : les différents agencements entrent en résonance les
uns par rapport aux autres dans leur décompensation. C’est une déterritorialisation où ils se pren-
nent dans un phénomène de résonance et d’écho. (cf. tableau : consistance de l’expression des
différentes substances de contenu, des différentes persistances de territoire ; ces catégories – objet
et territoire – sont en correspondance.)

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


La dimension machinique

Il s’agit essentiellement d’un machinisme abstrait. En même temps que la dimension de déterri-
torialisation, c’est celle qui, précisément, me faisait dire au début que là, vraiment, il y a tout, les
esprits, les « rabs », tout ce qui peut hanter les paysages, tous les autres agencements non-
humains, tous les devenir non-humains : pris, là, dans ce mode de valorisation.
Cette dimension machinique se rapporte à la transistance, puisqu’à chaque fois, il y a l’équiva-
lent d’un trou noir possible, au niveau de la consistance, de la substance, de la persistance et de
la transistance. C’est, précisément, ce qui fait cette opération d’attribution – d’idéalité objective –
de tout ce qui traîne comme devenirs, comme esprits : toutes les idéalités magiques possessives,
mais aussi toutes les idéalités mathématiques (un mathématicien qui ramasse une idéalité mathé-
matique et l’attribue à un agencement expérimental, fait bien le même type d’opération expressi-
ve.), esthétiques, sociales, etc..
Cette dimension machinique ne relève pas d’une économie générale ; elle met en jeu des singu-
larités, des devenirs ; fait monter des singularités des différentes matières d’expression.
Et c’est précisément ce qui vient au lieu et place de la poussée libidinale.

Voilà. Au départ, on avait l’idée d’un inconscient fondé sur une quantité générale abstraite, qui, à
travers une source, un objet, des buts, donnait des représentants de la pulsion : soit des délégués
représentatifs ; soit des affects, quelque part, comme trop-plein, comme incapacité de faire pas-
ser dans la représentation. Cela impliquait une décharge, un certain type d’économie pulsionnelle.
Là, on n’a pas du tout d’économie générale de poussée, donc pas de thermo-dynamique. Mais,
bien plutôt ce que j’ai appelé : une sémiotique loin de l’équilibre, capable de travailler directe-
ment avec les incorporels, par définition inquantifiables, puisque ce sont, en tant que tels, des sin-
gularités. Il n’est pas question de quantifier des esprits ni des idéalités mathématiques : ce sont là
de pures singularités qui, cependant, rentrent dans une certaine économie d’expression, pour
fabriquer, non pas des poussées libidinales, mais une certaine valorisation de désir. (Ceci n’est pas
du tout à assimiler aux interprétations analogiques, comme celles de (inaudible), ou à des arché-
types jungiens.)
Cette perspective ôte le rapport du désir à la représentation. Le désir n’est pas fantasmatique. Il
procède d’un mode de sémiotisation loin de l’équilibre. Les sources sont multiples, hétérogènes ;
les objets différentiés à l’infini. Il n’est pas question de parler de relation d’objet : il peut exister
une prévalence des relations d’objet, ou d’économie intra-familiale, mais il s’agit de cas particu-
liers d’une économie des différents modes de territorialisation des agencements entre eux. Il n’est
pas question, non plus d’une psychogénèse dans les rapports d’objet.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


— POUSSEE (LIBIDO) — EXPRESSION

(CONSISTANCE)
– quantitative – valorisation
– en réservé dans le moi – désir
– sémiotique loin de l’équilibre

— SOURCE — CONTENU

– zones érogènes prévalentes substance hétérogènes


– étayage singularités

— OBJET — TERRITOIRE

(PERSISTANCE)
(TROU NOIR)
– objet complet – moi
– moi (narcissime) – personne
– parental (Œdipe) – groupe
- objets partiels

— BUT — MACHINIQUE

réalité
– direction plaisir
– valorisation
(CONSTANCE) Eros
Thanatos
(TRANSISTANCE)
REPRENSATION

– représentation déléguée
– affect quantique
M : Je comprends que tu veuilles comparer les agencements aux première et deuxième topiques,
mais cela me semble rabattre beaucoup trop tôt ce que tu dis par ailleurs.

F : C’était l’objet ! Le système de conclusion sur les quatre dimensions de l’agencement dans
Mille Plateaux peut être appliqué à n’importe quoi : les machines de guerre, etc.. Le problème
était, ici, d’essayer de voir si ce type de modèle peut nous servir pour développer une conception,
finalement très pratique, de cette question : « Que recherche-t-on dans l’analyse ou la thérapie,
qu’elle soit familiale, individuelle, ou autre ? »
Dans la ligne de ces quatre catégories freudiennes – qui, si l’on y réfléchit bien, se retrouvent par-
tout, dans toutes les dissidences : on pourrait refaire un autre modèle, lacanien –la clef, c’est l’idée
qu’il y ait quelque part un inconscient représentatif (que tu l’appelles « inconscient signifiant »
ou autre, peu importe !) Et c’est ce qui permet d’attribuer toutes les fantaisies, les rêves, les actes
manqués, tout ce qui procède du processus primaire à une subjectivité individuelle dont tu ne sor-
tiras plus jamais : tu ne vois pas du tout comment un inconscient communique avec un incons-
cient, à travers le transfert, la suggestion, l’hypnose, les identifications… Tu n’en sortiras jamais !
Ou alors, tu n’en sortiras qu’à la condition, justement, d’éjecter toutes les singularités. Prenons
l’exemple dont tu me parlais tout à l’heure, en rentrant : cet homme qui était depuis huit ans en
analyse…?

M : Il a 33 ans, vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans, seul ; son analyste me l’a envoyé, effecti-
vement, après huit ans d’analyse. C’est quelqu’un qui a ce qu’on appelle classiquement une
névrose obsessionnelle : extrêmement scrupuleux, à tel point qu’il ne peut exercer le travail de
psychologue, il est réduit à faire pion. Et même là, dans le dortoir des élèves, il fait un travail
invraisemblable, vérifiant par exemple s’il traîne deux ou trois « moutons » par terre, il se deman-
de à partir de quel diamètre du « mouton » il va devoir engueuler les étudiants. Alors, c’est le gros
problème : il faut mesurer le diamètre de ces petites accumulations de poussière avec un instru-
ment spécial pour les cylindres. Le matin, quand il se lève, il réfléchit pour savoir ce qu’il va
mettre comme habits : quel est le coefficient étant donné qu’un tricot de peau, c’est 1/4, une
chemise 1/2… ?

F : Quelle est l’unité ?

M : Pour lui, c’est une sorte d’unité théorique par rapport au coefficient de réchauffement. Par
exemple, un jour il se dit « Ah ! ce matin, c’est 2.3/4 ! », alors, il s’habille à 2.3/4 (tricot de peau
= 1/4, etc.). À la radio, le matin, il écoute la météo : « Ah ! Ah ! mais hier soir ? La météo était
de combien ? Je ne sais plus les chiffres d’hier au soir ! » et il panique complètement. Il faut, abso-
lument, qu’il sache les chiffres de la veille au soir pour se repérer par rapport à ceux du matin,
qu’il sache si c’est monté, descendu, etc.. Ce type a une vie incroyable !
Il veut aller à la messe. Problème : il va communier mais, donc, il faut qu’il aille se confesser
avant de communier et qu’il n’ait pas de sales idées dans l’intervalle. Alors, il va raconter au
confesseur qu’il a caressé le ventre de son chien, et dans quelle mesure n’aurait-il pas approché
la place du pénis, inconsciemment, pour que le pénis du chien se dresse ?… La confession se ter-
mine : il ne doit penser à rien jusqu’au moment de la communion. C’est malheureux, il a une vie
comme ça ! (rires)
Pour s’habiller, il met jusqu’à une heure et demie de temps pour choisir : il y a le coefficient, mais
après, quoi mettre ? Il faut choisir.

Alors, en fin de compte, j’ai commencé avec lui un travail de type systémique classique, en
employant d’abord ce que tu appelles l’aspect stratifié d’agencement. J’ai reçu sa mère et je l’ai

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


reçu, lui. La mère a répondu très clairement quand je lui posais des questions. Elle ne peut pas se
passer de lui financièrement : comme femme assez âgée, elle touche une somme très limitée ; elle
dépend de lui affectivement : non seulement comme centre d’intérêt, sans lui, elle ne peut pas s’en
tirer, mais en plus elle ne peut pas imaginer qu’il la quitte.

Première séance. Je proclame ce qu’il fait : il est un bon garçon, un garçon qui aide sa maman,
en lui permettant d’avoir, financièrement un équilibre ; en lui permettant d’avoir quelqu’un qui
est proche, affectivement, d’elle, et qui est centre d’intérêt. Donc, il ne faut rien changer.

Le mois suivant, j’apprends que, au cours de ce mois, il a voulu sucer les seins de sa mère et aussi
coucher avec elle. Il l’a emmenée au cinéma voir un film qui raconte une histoire d’inceste, lui a
pris la main…

(Fin d’une bande)…

La mère : Vous avez voulu qu’il soit un bon garçon, mais il a même voulu être un bon mari…
Lui : Mais qu’est-ce qui se passe ?
M. : Pourquoi ?
Lui : C’est pas normal qu’à 33 ans je vive avec ma mère comme ça !
M. : Pourquoi pas ? Depuis quand n’est-il plus normal de vivre seul avec une femme, et sa mère
toute seule ?
Lui : Mais c’est pas normal !
M. : C’est quoi, la normalité ?
Lui : Mais je vais chez vous pour que vous me changiez !!!
M. : Je n’ai rien à voir de très particulier avec ça. Excusez-moi. Faut qu’il reste comme il est.

Il retourne alors chez son analyste.


Lui : L’autre type, c’est un fumiste ! Il se moque de moi ! Vous vous rendez compte : il me dit
qu’il ne faut pas changer !
Analyste : Écoutez, moi je ne veux pas me mêler de ces machins.

Il revient avec sa mère.


Lui : Je sais ! C’est un truc que vous me faites, comme ça, vous me dites : « Ne changez pas ! »
pour que je change. La preuve, c’est que je ne vais plus à la messe ! Alors ? Je vais à la messe,
maintenant, ou pas ?
M. : Pas changer.
Lui : Pas changer ! Mais je ne sais pas, moi ! Comme je ne suis pas allé à la messe, est-ce que…
si je vais à la messe je vais… changer ou pas changer ?
M. : Mais c’est très bien ! Restez hésitant comme ça. Ne changez pas !
Lui : Mais mais mais mais mais !!!!!!
M. : Mais c’est très bien ! Félicitations ! Bravo ! C’est exactement ça !
La mère : En fin de compte, c’est très bien, parce que, avant vous, parmi les gens qui l’ont vu, un
psychanalyste lui avait dit qu’il ne fallait pas que ça change pour le moment, et qu’après, il chan-
gerait. Et vous, vous lui dites : “ Faut pas que ça change jamais ! » très très bien. (rires)

Donc là, c’était l’aspect stratifié d’agencement, ce que nous appelons : la partie contre-paradoxe,
qui empêche le type d’être contraire à ce qu’il fait. Et, au milieu de ce type de travail que j’ai fait
avec lui, on se met à bavarder ensemble : on parle de météorologie, brouillard, température ; moi,
de brouillard, de phare tout seul ; lui, de phare et de brouillard. Puis, nous parlons de clarté,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


d’obscurité, de choses qui se repèrent et de choses qui ne se repèrent pas. Pour lui, c’est la confu-
sion de la vie quotidienne et la clarté des chiffres ; les chiffres, quelque chose qui apporte réelle-
ment la concision.
Brusquement, il me dit que ses chiffres (coefficients, etc.) sont ce qui introduit une clarté et un
phare dans la vie quotidienne, une vie de brouillard affectif. Et, à ce moment, cela change radi-
calement la séance : brusquement, il s’est assis différemment, pour me décrire son monde de
coefficients, de 1/4, etc., comme quelque chose qui était fondamental. Et plus j’écoutais, plus il
m’expliquait.
Lui : Vous comprenez, c’est comme un phare antibrouillard, dans un monde où tout est foutu, où
tout est mélangé, là je me repère : pan ! pan ! pan ! Mais seulement, quand un chiffre me manque,
c’est la panique !
M. : Marquez les chiffres.
Lui : Ah ! C’est une bonne idée ! Vous voulez dire : prendre en notes ce que dit la météo à la
radio ?
M. : Oui. Pourquoi pas ?
Alors, il s’est senti plus à l’aise, d’une part reconnu dans toute sa singularité à propos des chiffres,
d’autre part encouragé même, à prendre note de ces chiffres, pour pouvoir faire sa carte.

La séance suivante, il était parti pour la première fois, de lui-même, (et sans sa mère) en vacances
avec des copains ; et pour la première fois, il est allé tout seul danser :
Lui : Les filles m’ont refusé et je ne me suis pas senti rejeté ; après tout, elles ont le droit de refu-
ser aussi !
Il ne prend plus de médicaments, a arrêté tous les antidépresseurs et dort sans problèmes. Alors
moi, évidemment, je me suis arraché les cheveux :
M. : Bon dieu ! N’allez pas trop vite… Il faut absolument sauver ce qui est bon du passé et les
choses négatives que vous aviez…
Et ce fut l’humour et Woody Allen : il était un peu (inaudible) à son avis. Le (inaudible) , c’est
celui qui est malheureux parce qu’il fait tout tomber, qu’il est gauche et mal foutu des deux
mains ; celui qui n’a pas de chance : le jour où il achète des bougies, le soleil ne se couche plus
(c’est un malheureux poète du Moyen Âge qui a dit cela). Celui qui n’a plus de chance, il a beau
faire, ce n’est pas le problème.
Lui : Je sais ce qu’il faut faire !
M. : Ah ! Quoi ?
Lui : Je vais raconter mes histoires, avec humour ! Ne vous inquiétez pas, la prochaine fois, vous
allez voir ça !

La prochaine fois, il est venu avec un texte ! Sa mère et moi, nous croulions de rire durant toute
la séance. Il racontait ses paniques, ses problèmes d’angoisse, il riait.
En discutant, on a proposé qu’il en fasse un montage, comme Woody Allen un film. Tout fut chan-
gé : la camera se rapproche, on voit des visages, le sien, et comment tout ceci se passe.
Commentaires, voix off : on se marrait absolument.
Lui : Maintenant, je sais ce que je vais faire : je vais aller draguer une fille, en sachant qu’elle ne
voudra pas de moi (rires). Tout de même, je ne la choisirai pas trop belle, parce que je ne veux
pas gaspiller mes chances… avec les belles. Je préviens les copains ou je ne les préviens pas ?
S’ils le savent, ils risquent de se moquer de cette fille, ce n’est pas juste ! Moi, ce n’est pas pour
me moquer d’elle, rien que pour me renforcer un peu… dans mon histoire.

Bien sûr, il y a là des éléments de contre-paradoxe, ou des aspects stratifiés d’agencements, on


fait la carte des redondances, mais il y a aussi des éléments purement singuliers à ce garçon-là.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Un autre cas, beaucoup plus beau, c’est celui d’une fille qui est devenue extrêmement suicidaire
et boulimique…

F : Il vaudrait peut-être mieux discuter d’abord du premier cas, parce que le second, tu t’en rap-
pelleras, non ?

M : O.K. Mais le second, ça vaut le coup ! Boris Vian, L’écume des jours et Carolyn Carlson ! Et
ça a fait complètement changer le niveau ! Je m’en rappellerai ! Mais parlons du premier cas, si
vous voulez.

F : Ce qui me frappe tout de suite, c’est ceci : les analystes qui ont vu ce garçon-là ont – sous une
forme ou sous une autre – nécessairement mis l’accent sur son rapport au sein, à la mère, à la
situation répressive, à la forclusion du père, etc.. C’est évident ! Considérant que, quelque part
dans cette dimension territoriale, il y avait une économie de trou noir, narcissique, soit de nature
œdipienne, soit… Peu importe !
Des choses – que, d’ailleurs, tu n’as pas expliquées – me semblent être la phase inductrice d’un
autre agencement. Tu fais rentrer la mise en œuvre d’un certain nombre de composantes de conte-
nu : je crois comprendre que la mère est présente, donc un flux d’expression, de présence…, un
flux d’une autre nature complexifie le système. D’autre part, il y a toi-même qui t’efforce de com-
plexifier ce que tu es par rapport à ce qu’il attend que tu sois. En outre, la composante d’argent
est un autre élément – « Après tout, moi j’ai besoin qu’il soit malade ! ». C’est sans doute une
denrée classique dans votre cuisine de thérapie familiale, mais enfin ! (rires) Cela joue, de fait,
comme complexification du modèle, du point de vue des composantes d’expression mises en jeu.
Évidemment, l’essentiel est ailleurs ! Le véritable phénomène de décompensation (trou noir ?) au
niveau d’un appauvrissement général des composantes se trouve au niveau positif de l’investisse-
ment d’une composante d’expression qui semble obsessive : une jouissance, une passion mons-
trueuse d’exprimer quelque chose avec une certaine rigueur, toutes ces choses extraordinaires que
tu as décrites avec la mesure. Là, une composante de valorisation te propulse à la limite de l’ab-
surde, à la limite de l’abolition. Mais l’abolition de quoi ? L’abolition de tout le reste des autres
composantes d’expression, sauf celle-là. Mais le désir est vraiment là, il est positivement là, alors
que dans cette économie, il serait négativement pris dans une relation de manque : manque de la
mère, manque du sein maternel, manque de l’étayage pulsionnel, manque de la relation d’objet,
etc..
Quant à la reconnaissance, elle n’est rien d’autre que : « Je m’en fous ! Que tu fasses ceci ou que
tu fasses autre chose… » C’est cela, la démarche bêtico-politique : reconnaître l’autre, c’est se
foutre profondément de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas ; ni d’être pour, ni d’être contre. Ce
que tu ne peux attester qu’en te manifestant, toi, dans ton économie d’expression de désir, ton
envie de déconner avec tes trucs authentiques, qui ne te viennent pas de codes universitaires. D’où
le scandale, quelque part : « Oh ben ! celui-là alors ! Qu’est-ce que c’est que cet agencement d’ex-
pression ou les gens s’exprimeraient vraiment selon leur économie de désir, et non pas selon ce
pour quoi ils sont payés dans une relation contractuelle économique ? Mais alors, où allons-nous !
Psychanalyse sauvage ! Scandale ! À la limite, appeler l’ordre des médecins ! Cet homme est, soit
pervers, soit complètement fou : de toute façon, cet homme est dangereux ! »

Dans un troisième temps, il y a un agencement d’une complexité telle que ne pourrait la saisir
aucune analyse lacano-freudienne. Il faudrait un travail énorme pour explorer la possibilité de
faire un agencement d’énonciation dans lequel s’insèrent : vos différents modes d’expression
+ celui de la maman + la vidéo – ici, c’est un des éléments machiniques essentiel – + l’église
– qui, du même coup, nous renvoie à une quatrième dimension machinique…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Comment des machines abstraites – et non pas un quanta de libido sublimée dans des investisse-
ments religieux – peuvent, effectivement, intervenir dans un certain type d’agencement d’infor-
mation pour lui donner une consistance d’agencement collectif d’énonciation, avec les trois per-
sonnages, la vidéo et dieu sait qui ! Ce qui me fait penser ça, c’est (inaudible), des histoires de
juiverie ou de je-ne-sais-quoi qui manifestent bien qu’il y a eu là transformation : qu’est-ce qu’ils
ont été raconter là, tiré du Talmud ou d’ailleurs, qui, d’un seul coup, fait que le phénomène de
transistance transforme la consistance d’expression. Et c’est cela – ce n’est pas une quantité de
transfert de libido qui va s’investir sur la personne de l’analyste – quelque part, coup de chance
ou de génie ou de connerie, je n’en sais rien, le fait de trouver une sorte de vitamine machinique,
de mettre le (inaudible) dans cet agencement là, qui lui donne une consistance d’expression, le
fait fonctionner, justement, comme une chapelle, un petit machin, comme mon curandero.
Cela métabolise des dimensions machiniques inconscientes qui, en tout état de cause, n’avaient
aucune chance d’être métabolisées dans une prestation… À la limite, effectivement, pour ce gar-
çon-là, ça aurait peut-être pu s’arranger en faisant des exercices de Zen ou en allant à Lourdes
– non ! pas à Lourdes ! Certainement pas, justement ! (rires)

M : En réalité, le (inaudible) and C° travaillait à travers Woody Allen, qui a servi de pont entre les
deux églises ; et c’est à partir du cinéma et d’un texte cinématographique avec voix off et toute
une série de mouvements que ce garçon-là a commencé à jubiler dans une distance par rapport à
sa situation et qu’il m’a dit, pour la première fois, avoir du plaisir ouvertement sans en souffrir.
La mère : Je suis tellement contente ! Vous allez enfin lui permettre d’être heureux, comme il est
et sans que rien ne change ! (rires)
Lui : Mais enfin…
La mère : On verra bien ! Pour le moment, je suis contente !

F : Ce que tu es en train de dire, c’est que le but chez Freud, dans les différentes topiques, est ce
qu’on peut appeler : un principe de constance. Cela varie suivant les topiques – notamment avec
l’introduction de la pulsion de mort – mais finalement, cela revient, en quelque sorte, à une éco-
nomie thermo-dynamique de retour à l’état initial, qu’il s’agisse du principe de plaisir et du prin-
cipe de réalité, ou qu’il s’agisse du rapport économique entre Éros et Thanatos.
Tandis que là, ce n’est pas le principe de constance, c’est le « que rien ne change ». Mais quoi ?
Une consistance de l’agencement d’énonciation. On voit bien que le « que rien ne change » est
de l’ordre de la répétition, c’est-à-dire de ce que j’appelle une économie de valorisation loin de
l’équilibre : que rien ne change dans cette structure de changement qui a intégré ses éléments de
singularité. Que ça tienne ! Exactement comme, quand tu fais une poésie, une musique ou un ryth-
me, tu cherches à faire tenir là, loin de l’équilibre du langage ordinaire, des choses extrêmement
singulières, qui ne tiendraient absolument pas ailleurs.

M : La mère, elle, a une lecture plutôt au niveau du territoire. Elle comprend cela ainsi : c’est un
bon médecin qui maintient mon fils dans la famille. Mais, pour le moment, il se passe ceci : l’ex-
traordinaire mouvement dans lequel il est, fait éclater complètement sa relation à elle, telle qu’el-
le s’attendait à ce qu’elle continue d’exister, mais sans du tout être quelque chose qui a un sens
forcément à ce niveau-là : ça passe par ailleurs.

F : Je ne sais pas du tout si cela a un intérêt de chercher à décrire avec ce type de modèle, finale-
ment, ton comportement et ce que tu fais, comment tu te débrouilles quand tu agences tes inter-
ventions et tes énoncés. Je ne sais pas ! À mon avis, cela devrait simplement avoir l’intérêt de don-
ner peut-être plus d’assurance et plus d’audace pour se détacher d’introjection de représentations
qu’on a attrapées avec des conceptions psychologisantes.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


D : J’ai l’impression, M., que, lorsque tu dis : « Il faut que rien ne change », cela te permet de
dériver complètement avec ce garçon-là, sur ses propre singularités à lui, et les tiennes aussi,
n’est-ce pas ? Parce que finalement, tu es un groupe à toi tout seul, donc tu arrives à décoller sur
ces registres et ça te rassure complètement. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais compris pour-
quoi. Ce que tu as pu en expliquer ne me satisfait pas. Bon ! je vois que ça marche, alors j’adhè-
re ! Moi, jamais je n’ai compris cela autrement qu’en te voyant le faire, mais j’ai l’impression que,
tout cela te permet de décoller avec les gens que tu vois et d’exploiter à fond la valorisation d’une
puissance d’expression.

M : F. aussi m’a beaucoup aidé là-dedans. En réalité, pendant longtemps je travaillais d’une
manière telle que je me censurais constamment, c’est-à-dire : je travaillais… moi. (rires)

D : Et tu y arrivais ?

M : Peu. Pendant longtemps, je travaillais en essayant de suivre mes cartes. Un jour, F. a vu une
bande, comme ça, de moi, et il m’a dit : « Mais M., ce qui se passe, ce n’est pas ce que tu racontes,
c’est autre chose ! » Il m’a raconté aussi une histoire de valise que je n’avais absolument pas vue :
« Dans quelle mesure cette histoire d’ouvrir ta valise et de la fermer et de parler de ta valise avec
ce type… ? » C’était vrai. Puis, j’ai arrêté ma censure, qui s’exerçait peu de toutes manières,
parce que je ne suis pas capable de me censurer beaucoup. Ce qui fait que mes succès thérapeu-
tiques étaient en dehors de ma volonté thérapeutique : ils étaient liés au fait que je me laissais
aller, et non pas au fait que j’essayais d’être un bon thérapeute. Et maintenant, c’est ce que je fais :
je me laisse aller, effectivement, à ce que tu appelles : délirer ; et je vois que des choses se pas-
sent, mais qui me laissent complètement éberlué.
La seconde histoire est celle d’une fille qui, lorsqu’elle arrive, est boulimique et…

D : que tu ne peux pas abandonner ! (rires)

F : Attends ! Certains ont peut-être d’autres questions à poser. Je crois que ça vaut le coup de voir
ce que ça fait dans la tête de tout le monde, l’histoire de ce garçon-là. Non ? Pas de commentaires ?

M : C’est l’histoire d’une fille qui est boulimique, elle fait de la danse et c’est vraiment un gros
problème. Elle vient avec sa maman et sa sœur. Dès le début, elle prend la parole avec une remar-
quable clarté, une remarquable chaleur dans la relation et, peut-être quelque chose, en réalité,
entre elle et moi se constitue à ce moment-là.
Très sommairement, c’est une famille qui a une carte classique : le père a quitté la mère qui n’est
pas arrivée à le croire et s’imagine qu’il va revenir. L’une des filles – celle qui était boulimique –
était partie, sa sœur était restée avec la mère. Puis, voici que maintenant, il apparaît très claire-
ment que le père ne va plus revenir : la mère va devoir déménager bientôt, et ça va moins bien.
L’aînée revient et devient boulimique. (en aparté à D. : il se peut que tu les connaisses mais tu
gardes ça pour toi, hein !) C’est à ce moment-là qu’elle vient chez moi : je regarde alors en quoi
cette fille – qui est une fille remarquable – est venue détourner sur elle l’attention, pour permettre
à la mère et à la sœur de respirer.
Seconde séance : Elle se présente comme extrêmement bien, très-très clairement bien. Mais je ne
la crois absolument pas. Je ne sais pas pourquoi. Et je lui dis qu’elle ne doit pas aller bien parce
qu’elle sait pertinemment ce qui va arriver à sa sœur si elle va bien et part ; sa sœur en sera com-
plètement déglinguée, et davantage. Or, en deux séances, la boulimie est tombée, plus de bouli-
mie ! Et elle a commencé à quitter la maison. Je lui demande : « Que va-t-il arriver à votre
sœur ? » Elle : « Effectivement ce sera la panique le jour où je m’en irai. »

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Troisième séance : la sœur est partie de la maison. Arrive, toute mince, l’ex-boulimique : « Vous
aviez raison quand vous m’avez dit que, mon histoire, dès le début vous n’y croyiez pas. C’est
vrai, je passe mon temps à rouler les gens et moi-même, en disant que je vais bien, alors qu’en
fin de compte, depuis l’âge de quatorze ans, je ne pense qu’à me flinguer. Et c’est vrai qu’en réa-
lité, même dans les moments où je dis que je vais bien, je ne vais pas bien. Alors, quand vous
m’avez dit ça, je me suis demandé, ce n’est pas possible ! Comment le sait-il ?
Je lui demande de me parler, puis de me dire tout ce qu’elle aime : Boris Vian ; je parle de
Boris Vian moi aussi, de L’écume des jours, de choses que j’aime, de danse, de Carolyn Carlson.
Elle l’aime beaucoup ; moi, j’ai une amie à Genève qui aime beaucoup Carolyn Carlson : alors je
lui ai parlé de ce que mon amie m’avait raconté.
Et j’ai vu cette fille – extrêmement déprimée au début de la séance – se mettre à fonctionner tout
à fait différemment et me dire des choses et des choses au sujet de la danse, de la musique, des
mouvements du corps. Elle m’a raconté… Qu’est-ce qu’elle m’a raconté ? Que le corps était le
cerveau de la tête, des choses de ce style-là. Et alors, ça se développait de plus en plus comme
cela, à un point vraiment exponentiel. Puis elle m’a dit : « C’est extraordinaire comme je me sens
bien ! » Puis elle est partie.

Un mois plus tard (je la vois tous les mois), je l’ai revue. « Je ne sais pas ce qui s’est passé à la
dernière séance, me dit-elle, mais je ne me sens plus la même : je me sens beaucoup plus sûre de
moi ; je ne fais plus face aux choses de la même manière. Je commence aussi à vivre cela par rap-
port à la danse et toute une série de choses qui m’appartiennent vraiment. Jusqu’alors, ce dont je
vous ai parlé, c’étaient des choses sur lesquelles je glissais je n’avais pas prise. Maintenant, je ne
sais pas, ça fait partie de moi. »
Moi, je ne sais pas très bien ce qui s’est passé. Mais très visiblement, peut-être est-ce le fait
d’avoir moi-même parlé de Carolyn Carlson, et elle aussi : c’est une danseuse ; d’avoir parlé de
Boris Vian, de Charlie Parker, de beaucoup de sujets de ce style, à bâtons rompus, comme ça, avec
la mère qui ne dit rien ? Est-ce quelque chose, aussi, au niveau de ce que tu appelles toi, matière
d’expression, qui a fait…? En tous cas, le fait est que maintenant, moi, je continue – c’est ma carte
habituelle – de dire que je ne vois pas pourquoi elle changerait – ce qui me mettait dans une situa-
tion un peu difficile au début. Par exemple, dans un cas comme celui-là, il y a eu au cours de la
séance un changement ultra-visible, et en fin de compte, ce qui s’est passé simplement, c’est
– apparemment – parler de ce qu’on aime, c’est tout.

F : À priori, en raison même de tout ce que tu as raconté, je serai sceptique sur ce genre de… Il
s’est passé quelque chose, mais est-ce que ça se résume dans le « parler de ce qu’on aime »?
C’est justement là ce qu’il faudrait savoir. Je ne pense pas.

D : Elle n’est pas tombée amoureuse de toi ?

M : Je ne pense pas. Je ne crois pas que ce soit à ce niveau là. Je crois que réellement autre chose
s’est passé : quelque chose, visiblement, où elle s’est sentie elle-même dans ce qu’elle vivait et
dont elle ne parlait pas, en fin de compte. C’est comme si d’être acceptée comme une fille qui
veut se tuer depuis l’âge de quatorze ans (au lieu de m’en inquiéter, j’accepte ça, et ne veux pas
le changer) et de parler de ce qu’elle aime et de ce qu’elle n’aime pas… Au début, je parlais de
cette histoire de vouloir se tuer et surtout de ça, c’est progressivement qu’elle m’a amené, elle-
même, à ce qu’elle aimait…

D : Cela me fait penser un peu au travail que je fais en face à face : tu es là, bon, tu as des trucs
en commun, et puis ça marche… C’est ce qu’on appelle le transfert, et ce n’est ni plus ni moins ;

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


cela me semble moins intéressant que le premier cas, où il y avait un grand nombre d’éléments
plus hétérogènes, plus différenciés.

M : C’est peut-être moins intéressant. Malgré tout, il y a ce changement dans la séance.

F : J’avais commencé à dire que ce qui m’intéressait dans la comparaison des deux modèles,
c’était, éventuellement, de pouvoir récupérer des mécanismes au modèle freudien, qui ne les a pas
inventés, qui ne les a pas sortis de son chapeau, mais qui les a trouvés : il s’agit seulement de les
situer dans un système d’intégrale. Précisément, il semble bien, dans ce que tu dis, qu’il y ait en
jeu, au moins deux mécanismes-pièges classiques : tu as déjoué le premier piège, mais il ne t’était
tendu que pour que tu le déjoues de façon à te faire tomber dans un autre piège. C’est un piège
de piège : « Ah ! comme tu es fort ! Tu as déjoué ce piège ! » (rires). En le déjouant, tu t’es pris
le pied dans un second piège, qui est – effectivement – un piège de transfert. En effet, si on t’écou-
te comme – je crois – tout le monde t’a écouté ici, il est bien évident que tu t’es mis à parler de
Carolyn Carlson comme avec la fille à qui – si j’ai bien compris – tu es très attaché, ton amie en
Suisse. En plus, quand tu l’as raconté, il y a eu un transfert sur D. : « Je te le dis pour que tu ne
la reconnaisses pas, mais – te le disant – je suis sûr qu’aussitôt tu la reconnaîtras puisque… » ; tu
as reproduit le double mécanisme (rires). Là, on est vraiment – me semble-t-il – dans la catégo-
rie des identifications, des relations amoureuses. Elle tombe amoureuse de toi : donc, tope là ! On
peut faire l’amour avec toutes sortes de choses, on peut faire l’amour avec des paroles où il est
question de danse, de corps…

X : Devant la mère.

F : En plus ! oui. Si c’est vrai, on comprendrait, évidemment, très bien pourquoi tu es emmerdé
et pourquoi tu dis non : parce qu’il y a la mort derrière, et qu’il y a aussi toute une série d’enga-
gements et d’intérêts narcissiques. Alors là, vraiment, dans cet autre type d’économie, il y a inté-
rêt à ne pas… C’est un petit peu le procès que tu avais fait à P. la dernière fois, en lui disant :
« Mais enfin ! Dans quoi tu t’es embranché ! Pourquoi en es-tu venu à cette situation où tu étais
paniqué à l’idée… ‹ téléphonez-moi au moment de passer par la fenêtre ›, quoi ! » Finalement,
peut-être. On peut être conduit à une interrogation comme celle-là. Pourquoi, par principe, sur la
simple hypothèse – purement théorique, comme un axiome – qu’il ne saurait se passer quelque
chose de l’ordre de la transistance (changement de persistance, de consistance), si l’on a affaire à
une composante unique, non-hétérogène.
L’intérêt de ton premier exposé est que là, on avait une multiplicité, une complexité de compo-
santes : la vidéo, le machin, l’église, la mère, etc.. Mais ici, on a une mère muette et un pur exer-
cice de parole signifiant, qui pourrait nous permettre d’interpréter ton affaire en termes lacano-
freudiens. Donc, ce n’est pas ça. C’est tout simple : il faut chercher autre chose.

M : ... C’est ça aussi.

F : C’est dangereusement ça ! C’est vraiment le piège à cons ! Parce que, si on en vient à l’idée
qu’il a suffi qu’on parle de Carolyn Carlson pour que tout soit bien, bon ! D’accord. Arrêtons
tout !

X : Je ne crois pas que ce soit ça. Je crois qu’il y a une autre question qui est : « Qu’est-ce que
l’intuition ? » Et en fait, si cette fille a commencé à parler, c’est parce que, quand elle a dit : « Je
vais très bien », M. lui a rétorqué : « Il y a quelque chose qui ne va pas. » Alors, qu’est-ce que
c’est que ça ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


D : Ça, c’est un coup de drague !

F : Oui, c’est ça !

X : Mais pour lui, où se situe…?

M : À la vérité, ce n’est pas un coup de drague. Comme je l’ai vécu, moi, il y avait quelque chose
d’un peu trop beau. Pas possible ! Cette femme est tellement heureuse quand elle arrive, que je
me suis dit : « Ce n’est pas possible ! » Là, ce n’était pas purement systémique, c’est vrai que je
n’y croyais pas. Félix et moi d’ailleurs, on fait ça souvent entre nous deux, sans que ce soit for-
cément le coup de drague : « Tu me racontes des histoires ! » On sent quelque chose et, pour
l’autre, au bout d’un quart d’heure, ce n’est pas si clair que ça… Là, je crois effectivement qu’il
s’est passé quelque chose, non pas du type coup de drague, mais plutôt du type trop beau.

F : Arnaque. Imaginaire.

M : Absolument. Mais moi, je ne suis pas convaincu… Ensuite, ce qui m’a accroché à propos de
Carolyn Carlson, c’est que, en réalité, moi j’en sais extrêmement peu, mais cela évoquait chez
moi ce que mon amie m’avait raconté. C’est effectivement important, mais…

F : C’est elle qui t’a arnaqué ! C’est elle qui a saisi un truc à toi !

M : Absolument. Mais moi, je ne suis pas convaincu que ces éléments n’existent pas aussi : ce
n’est pas aussi pur que ça, on n’est pas uniquement les fauteurs d’expression. Je crois que cela se
passe à différents niveaux.

F : Rappelles-toi ce que tu as expliqué à P. qui, lui, a vécu comme cela le Parnasse, jusqu’au
moment où il s’est aperçu que toutes les dimensions d’agencements étaient complètement rétré-
cies. Ah ! Tout va bien ! tout va bien ! Et il n’y avait plus de prise…

M : Sauf que… c’est différent.

F : parce qu’il n’y avait pas de possibilité de prolifération des substances de contenu dans de nou-
veaux agencements. Ton agencement d’expression dans le premier cas : on voit bien ce garçon-là
s’emmancher dans un groupe de théâtre, de vidéo ou autre et aller draguer la copine avec machin,
etc.. On voit bien que ça peut partir dans toutes les directions. Mais dans ce que tu viens de nous
exposer, c’est une telle relation de transfert quasi-religieux sur toi ! Ça va déboucher sur quoi,
cette histoire-là ? Tu vas continuer comment ? Au bout de quinze séances, tu vas arrêter ? Tu n’ar-
rêteras pas, tu ne pourras pas ! À un moment, tu risqueras d’être piégé.
Il y a bien un destin – non pas le destin des pulsions de Freud – mais un destin machinique : si tu
commences à gagner – c’est comme au casino, si tu joues avec très peu de fric – eh bien ! tu es
sûr de perdre ! C’est sûr parce que tu ne pourras pas continuer à jouer au moment où tu com-
menceras à perdre. Donc, l’intérêt est d’être capable de perdre pendant un certain temps : c’est le
principe élémentaire de toutes les montantes. Mais toi, tu t’es mis à tellement gagner dès le début
que c’est là qu’il faut te dire : « Ah bon ! Alors là ! Je vais me ramasser à terme, de toute façon. »

M : C’est là que notre outil est intéressant. Je lui ai dit : « Vous allez beaucoup trop vite, je n’ai
pas confiance en ce qui se passe. Il faut revenir au passé pour retrouver ce qu’il y avait de positif
dedans… » Au fond, là nous disposons d’un outil qui nous sauve (rires) parce qu’il ne s’intègre

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


pas dans cette carte. C’est, par ailleurs, un outil très au niveau du code dominant, mais notre chan-
ce est que ces codes ne se recouvrent pas complètement, ce qui, parfois, nous tire d’affaire mal-
gré nous, dans quelque chose dont on ne se rend pas compte et même, je crois, affectivement.
Lorsque j’ai raconté cette histoire à Félix, ma première phrase a été : « Quelque chose s’est passé
entre elle et moi et nos deux réalités ». D’emblée, j’ai envoyé le message au niveau de elle et moi.
Donc effectivement, il y avait quelque chose de l’ordre de l’identification ; et c’est vrai qu’il y a
tout un aspect d’elle auquel je suis extrêmement sensible : son intelligence, sa sensibilité et beau-
coup d’autres choses qui font que ton analyse n’est pas fausse du tout.

F : Et la sœur, qu’est-elle devenue ?

M : Elle a foutu le camp !

F : Mais tu ne l’as pas convoquée ?

M : Non. J’analyse le fait qu’elle soit partie comme extrêmement positif, parce qu’elle était com-
plètement mangée par la mère.

F : Oui mais, qu’elle soit mangée par la mère, c’est une chose ; mais que toi, tu la voies, avec ou
sans la mère…

M : Pour moi, tant qu’elle s’en tire et qu’elle est dans quelque chose à elle, il n’y a pas lieu for-
cément de la voir.

F : Oui, d’accord.

M : Parce qu’autrement, je refamilialise quelque chose…

F : Ce n’est pas sûr : familialiser ne veut pas dire recevoir la famille.

Y : Mais, elle est quand même partie au moment où l’autre est revenue, ou un peu après ?

M : Non. L’autre est revenue. La mère devait déménager et voulait déménager avec sa petite. Elle,
celle de vingt ans. Celle-ci a dit : « Non. Je vais ailleurs. »

Y : Mais l’autre était revenue ?

M:
L’autre : Tu as peur !
La sœur : Oui, j’ai peur d’aller chez M. parce qu’il fait apparaître quelque chose en moi dont j’ai
peur.
L’autre : C’est bien que tu ne sois pas revenue. M. m’a dit de te dire que, ainsi, tu aides la famil-
le à ne pas avoir à affronter une série de choses. (rires)

« Écoutez, vous allez bien trop vite, votre machin je ne le comprends pas et je ne vous suis plus »,
c’est mon diapason !

F : Ça, c’est très important !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


M : Ce qui fait qu’en réalité, même quand il se passe des choses qui pourraient me piéger, comme
de toutes manières, je refuse aux gens le changement, comme je leur refuse l’histoire du but, je
remaintiens.

F : Non mais, tu vois, quand même, on pourrait essayer de penser à ces histoires de transfert, de
contre-transfert et tout ça. On peut dire : par principe, quand il y a transfert, contre-transfert, c’est
qu’on est dans la résistance, c’est qu’on est dans la merde. Justement, ce qui me semblait formi-
dable dans l’autre exemple, c’est de dire : « Écoutes mon vieux, fais ce que tu veux, je m’en
fous ! » Ce n’est pas le transfert, c’est le degré zéro du transfert.
— Vous vous en foutez vraiment ? Oh !
— La preuve ! c’est que moi, voilà comment je fais !
Alors, quand tu as ce degré zéro, cela veut dire qu’effectivement, tu peux agencer quelque chose
sur une sorte de tabula rasa de l’intersubjectivité : « Ah bon, comme tu veux ! Tu viens, tu ne
viens pas ; tu baises, tu ne baises pas : tout va bien ! »
Tandis qu’ici, dans le deuxième cas, tu vois tout de même bien les bénéfices, puisque tout le
monde l’a senti ici – Ah ! Carolyn Carlson ! – Attention ! Qu’est-ce que tu es en train de prendre
comme profit, comme plus-value libidinale là-dedans ? Que ce soit une plus-value positive ou
négative, peu importe ! C’est autant, bien entendu, qui risque, exprimé comme phénomène de trou
noir, de répétition, de bloquer dieu sait quel autre type d’agencement. Je disais, la sœur, mais cela
peut être quelque chose d’autre, parce que l’idéal là-dedans, c’est justement que ça ne s’agence
pas du point de vue de l’énonciation avec toi : « Allez vous agencer ailleurs ! Et moins j’en enten-
drai parler, mieux je m’en porterai, parce que je pourrai enfin me consacrer à ma petite amie de
Suisse ou dieu sait quoi, à la mienne de Carolyn Carlson, mais pas à la tienne ! » Et c’est peu pro-
bable alors, vraiment, que l’on tombe sur la même !

M : Autre chose ; à propos de l’heure et de l’argent, il se passe fréquemment ceci :


Les gens : C’est déjà fini !
M. : Mais bien sûr !
Les gens : Mais ça a duré seulement cinq minutes !
M. : Oui, j’ai besoin de gagner un maximum d’argent dans un minimum de temps ; vous com-
prenez bien que, dans ces conditions, il faut que ça aille vite.
Les gens : (regards fous, ils n’en reviennent pas)

F : C’était aussi l’attitude de Freud vis-à-vis de l’argent.

M : Dans ce cas-là, je joue sur le fait que je m’en fous !

F : Ce n’est pas pour ça que ça marche à tous les coups !

M : Non non ! Je joue sur le fait que je travaille à la pièce comme un tailleur et que je ne peux pas
me payer le luxe de garder les gens cinq heures. L’autre jour, quelqu’un – qui est dans le textile –
me répond qu’il est prêt à payer un prix de gros ! Mais je lui dis : « Il faut que je me distraie, vous
comprenez, au bout de 45 minutes, j’en ai réellement ras-le-bol ! Alors vraiment, je ne peux pas
continuer avec les mêmes deux séances de suite, il faut que je me distraie. » Je joue de cet élé-
ment : mon plaisir, ce qui compte le plus, ou mon profit. Je le retraduis.

F : Moi, je n’en suis pas sûr, parce que c’est encore le traiter en termes de système quantitatif :
quantité de plaisir, quantité d’argent. Cela fait partie des contenus. Je préférerais, pour ma part,
une formulation beaucoup plus fonctionnaliste, c’est-à-dire de la quatrième dimension : quand ça

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


marche, ça marche ; mais quand ça ne marche plus ou quand ça ne marche pas au-delà, il vaut
mieux s’arrêter. « Si ça marche, continuons ; si vous préférez vous en aller, je m’en fous. »

M : Ceci dit, pour moi, le problème n’est pas : beaucoup d’argent, mais la manière dont je l’utili-
se. En réalité, avec l’argent, on joue, on module selon les situations. Par exemple, aujourd’hui, on
a reçu une famille où le père, conseiller financier d’une grande banque, est extrêmement riche, en
plus très méprisant : « Qui êtes-vous ? Êtes-vous médecin ? Qui est le directeur ? » Cela a duré
deux heures, c’était insupportable à la fin !
Le père : Combien je vous dois ?
M. : 1 Franc.
Le père : Vraiment ! 1 Franc ! Il cherche une pièce de 1 Franc, nous la tend comme si c’était une
pierre précieuse, finit par la poser sur la table et partir. (rires) 2 heures = 1 Franc ! Voilà qui a dû
faire un chamboulement intéressant dans sa tête !

X : Vous auriez dû lui demander de payer en pièces de vingt centimes, ou de faire un chèque !
1 Franc ! (rires)

F : Son argent ne vaut pas un clou ! C’est ramener toute son économie mentale à néant ! C’est
comme si tu demandais à un musicien dans un concert : « Tu me fais une note ? »

M : Ce que tu as dit pour le second cas m’a beaucoup intéressé : je crois qu’effectivement, il
s’agissait là d’éviter le premier piège pour tomber dans l’autre. Si ce n’est qu’il semble que je
m’en soit tiré, sans le faire exprès, avec mon refrain : « Vous allez trop vite, ça m’a l’air un peu
louche, il faudrait revenir au passé. »

F : Il y a aussi un problème – que je ne veux pas introduire, parce que ce serait trop théorique –,
c’est l’idée de destin, Szondi et C°. C’est une conception de l’inconscient qui doit calculer, non
pas sur les fixations antérieures, mais sur ce qui va se passer à la… (FIN)

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


Les séminaires
de Félix Guattari 13.01.1981
Félix Guattari
Les quatre inconscients
F : Je suis toujours un peu pris par la pression de M. qui demande, aussi fréquemment que pos-
sible, des exemples. D’un autre côté, mon souci serait plutôt d’essayer d’approfondir un certain
nombre de thèmes théoriques. Je vais essayer de conjuguer les choses : partir d’un point d’appli-
cation de catégorisation que je propose sur les agencements, pour, ensuite, lire un texte déjà écrit
qui sera une petite introduction ; puis commenter, et peut-être proposer d’autres exemples.

On pourrait, à partir des quatre dimensions (1) des agencements, simplement évoquées la dernière
fois, avoir comme perspective la délimitation de quatre types d’inconscients (2) :
– l’inconscient subjectif
– l’inconscient matériel
– l’inconscient territorial
– l’inconscient machinique.

L’inconscient subjectif

C’est celui du sujet personnel de l’individuation de l’agencement d’énonciation (ou éventuelle-


ment, d’un agencement collectif sujet d’énonciation). Dans le type de catégorisation que je pro-
poserai, on verra que, à chacune de ces dimensions, il y a plusieurs éventualités, plusieurs types
de projections machiniques : une éventualité trou noir, éventualité d’abolition, de collapsus
sémiotique ; des éventualités diagrammatiques, c’est-à-dire de modes de fonctionnement, de com-
posantes de passage ; puis, un autre statut qu’on définira après.
L’inconscient subjectif peut basculer dans un type de trou noir névrotique, œdipien, etc., mais
plus spécifiquement, on en trouvera une illustration avec la névrose obsessionnelle comme for-
mation de reterritorialisation, en réponse à une perte de consistance d’expression.
Dans cette première dimension des agencements appliquée au champ de l’inconscient, au niveau
de la composante d’expression, on aura un système de territorialisation des signes qui, éventuel-
lement, pourrait aussi déboucher sur les névroses hystériques, comme autre mode de rabat de ces
trous noirs d’expression sur des champs territorialisés. Le premier rabat serait sur un certain type
de structure linguistique – structure de fonctionnement de la langue en tant que telle ; et dans
l’autre cas, ce serait plutôt l’établissement, non pas d’un métalangage, mais de ce qu’il faudrait
appeler un protolangage, incluant des éléments de toute nature, à la fois somatiques mais aussi
situationnels, transférentiels, d’image, de rapports familiaux, etc..
Cette première dimension d’expression de l’agencement dans le champ inconscient peut, donc,
passer dans un registre de trou noir, mais peut aussi passer dans un registre diagrammatique : il y
a possibilité de le modifier en tant que tel, c’est-à-dire de modifier le mode de sémiotisation par-
ticulier de l’agencement, ou le mode de codage (ou de ce qui en est l’équivalent). Et c’est là qu’on
peut avoir un certain travail de l’agencement au niveau de sa composante d’expression. Je prends
un exemple qui m’est le plus familier, celui de Kafka, avec ses techniques d’éloignement ou de
grossissement sémiotique, d’accélération ou de ralentissement, de corporéisation, d’incarnation,
d’entrée dans des devenirs, en particulier dans des devenir-animaux : toute une politique de pos-
sibilisation des agencements.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Dans cette dimension de l’inconscient, soit subjectif, soit engagé dans ces devenirs de modes de
subjectivation différents, il y a, sur un versant, une potentialité d’entrer dans des systèmes névro-
tiques, des systèmes de trou noir ; sur un autre versant, des possibilités de créationnisme au niveau
de la composante d’expression (qu’on trouvera, évidemment, dans la création littéraire, artistique,
etc.) qui, tout naturellement, auront un certain rapport avec les formations psychopathologiques,
névrotiques. Elles pourront coexister. Ce n’est pas tout ou rien. On peut très bien avoir un pro-
cessus diagrammatique dans un processus névrotique, et vice-versa.

L’inconscient matériel

La deuxième dimension de l’agencement projetée sur une théorie de l’inconscient, c’est l’in-
conscient matériel. Il engage différentes composantes, susceptibles de proliférer en tant que telles,
de prendre leur autonomie ou d’engendrer des alliances inédites. On se rapproche beaucoup, cette
fois, d’une possibilité de lecture de l’inconscient psychotique, en ce sens que, tout simplement,
certaines composantes (n’étant plus, ici, dans la situation de la composante d’expression en tant
que clef de l’agencement qui métabolise l’ensemble des autres composantes) se mettent à tra-
vailler à leur propre compte. Dans ce registre, on peut tout imaginer, qu’il s’agisse de compo-
santes d’élaboration fantasmatique ou de composantes perceptives, qui se mettent à proliférer en
tant que telles (3).
Là, on a affaire à une sorte d’inconscient processuel schizo par rapport à l’inconscient représen-
tatif, qui était celui de l’inconscient subjectif, au moins dans sa tangente, dans son option trou
noir.

L’inconscient territorial (ou corporel)

C’est celui de la corporéisation des champs, des territoires, des ritournelles, des paysages, des
constellations micro-sociales, intra-familiales, des réseaux…
Sur le versant des entités trou noir, il bascule du côté, suivant le domaine de références considé-
ré, par exemple, des objets partiels. Et là, on retrouve une série d’intuitions autour desquelles
Lacan a longtemps tourné : le Phallus est en même temps un trou noir, le regard autre est un trou
noir, pour le narcissisme, etc.. On pourrait donc indexer tous les systèmes d’objets partiels de
cette perspective de trou noir, considérer que toute la théorie de l’objet a de Lacan – comme ten-
tative de dépassement des objets partiels – tend vers quelque chose qui est point d’abolition ; mais
point d’abolition de quoi ?
Justement, d’une certaine dimension d’un agencement. Cela impliquerait de se détacher complè-
tement des théories de l’étayage. L’objet partiel n’est pas partiel par rapport à une totalité qui
serait celle du corps, ou celle de toute une topique libidinale, mais il est objet partiel d’une dimen-
sion d’un agencement qui comprend toutes les autres, et déjà pour commencer, celles que j’ai énu-
mérées précédemment (4).
Donc, mise au premier plan d’un certain type de problématique, par exemple celle des objets par-
tiels, qui ne destitue en rien le fonctionnement des autres dimensions de l’inconscient ; indexer, à
chaque fois, voir en quoi un objet partiel implique toujours une certaine décompensation, une cer-
taine politique de collapsus sémiotique. Il ne fonctionne jamais en tant que tel, en tant qu’objet
total ou partiel, mais en tant qu’il indique une cessation d’un processus. Et si on était amenés à
refaire une phénoménologie des objets partiels avec ces critères de territorialité, et sans doute
aussi avec des critères éthologiques (ce serait absolument nécessaire), on n’arriverait certaine-
ment pas à une ordination psychogénétique des objets partiels, telle celle avancée par Freud. En

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


particulier, sur un problème précis : le sein, pour être beaucoup plus éloigné d’un machinisme trou
noir, apparaîtrait comme objet partiel beaucoup moins « régressif » que le Phallus. L’objet anal,
sans doute aussi, serait dans une position « beaucoup moins régressive », si on prenait strictement
des critères de territorialité, puisque, précisément, la restitution, soit comme substitut, soit dans
une situation réelle, d’une territorialité à partir d’une fixation au sein maternel est, certainement,
d’une tout autre nature – du point de vue de cette politique de l’effondrement des territoires, des
phénomènes de trou noir, ou de catastrophe, territoriaux – que ce qui peut se passer dans une fixa-
tion anale, ou dans une fixation de castration phallique.
À mon avis, c’est une indication à suivre, parce que, en particulier, pour en revenir à la question
de la névrose obsessionnelle et de l’hystérie, cela nous amènerait très certainement à considérer
que la névrose obsessionnelle est, par définition, beaucoup plus proche d’un processus psycho-
tique, donc des dimensions de l’inconscient que j’évoquais précédemment, celui du contenu.
Alors qu’une névrose hystérique est peut-être d’une nature radicalement différente. Il faudrait
faire, peut-être, une carte des différentes névroses ; il faudrait reprendre tout, les phobies, etc., et
même en inventer d’autres, pour essayer de se libérer de cette espèce d’arrière-pensée psychogé-
nétique néo-freudienne, qui tend à nous donner une datation (comme on va dater le Carbone
14…) des objets partiels.

J’ai parlé des objets partiels, mais j’aurais pu parler des ritournelles, des traits de visagéité, des
traits de paysage, etc., qui sont, aussi, susceptibles de connaître des phénomènes de trou noir. Et,
puisqu’on évoquait tout à l’heure le cas de Francis Bacon ou de Turner, voilà des peintures où le
trou noir n’est pas à chercher, il est tout de suite là : chez Francis Bacon, il est dans le support
même de toutes ses peintures, support-trou noir sur lequel, toujours, les personnages sont plantés,
sans qu’on sache comment ils surnagent dans le tableau ; et dans les tableaux de Turner, toujours
cette fente centrale où s’engouffrent, non seulement le contenu du tableau, mais aussi toute l’ex-
pression : à certains moments, le tableau fuit, littéralement, de l’intérieur…

4 / L’inconscient machinique

Ce serait celui des champs possibilistes, celui des micro-politiques moléculaires, et aussi – puis-
qu’on ne se gêne pas, ici dans les formules à l’emporte-pièce – l’inconscient loin des équilibres
stratifiés. Ce en quoi il diffère des autres : le premier inconscient, lié aux structures d’expression,
cherche un certain type d’équilibre, d’expression, de mode de sémiotisation, d’où ses affinités
avec les structures névrotiques ; le deuxième inconscient, tourné plutôt vers les dimensions de
contenu, et de composantes hétérogènes que j’ai baptisées de psychotiques, est, quelque part, en
contre-dépendance de l’inconscient névrotique ; l’inconscient territorial, celui de la famille, des
champs territoriaux, des corps, des objets partiels, des rapports systémiques de famille, etc., est
aussi, quelque part, à la recherche d’une pseudo-identité, même si cette identité est déterritoriali-
sée à bien des égards, ne serait-ce que dans son fonctionnement systémique.
Tandis que l’inconscient machinique n’a pas de clef sémiotique en tant que telle ; il n’est pas
hanté non plus par une sorte de paradis perdu, qui serait celui de l’inconscient psychotique, ni par
des territoires. Il est fait de l’ensemble des possibles qui peuvent habiter toutes les dimensions de
l’agencement.
Si vous voulez, par exemple, pour ceux qui ont lu l’Anti-Œdipe ce serait une dissociation de la
notion d’inconscient schizo. Avec Gilles, on s’est débattu pendant des années, pour dissiper des
malentendus terribles : « Quand on parle d’une entité schizophrénirque ou d’un schizophrène
d’hôpital, c’est différent du processus schizo », répétions-nous. On nous disait : « Ouais, vous
avez découvert une nouvelle race de révolutionnaires, les schizophrènes d’hôpital, vous nous

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


faites bien rigoler, ce sont des gens qui sont malheureux comme les pierres ! ». Nous disions :
« Oui, oui, on sait bien », mais ça tournait toujours assez mal.
L’inconscient psychotique est celui du deuxième niveau dont j’ai parlé, celui de la dimension de
contenu des agencements.
Tandis que le quatrième, l’inconscient machinique, est l’inconscient schizo, en tant qu’incons-
cient processuel.

Il y a la même possibilité, là aussi, d’une politique trou noir. Par exemple, on pourra trouver un
certain type d’inconscient machinique, ayant un possible de trou noir d’une portée quasiment infi-
nie. L’inconscient machinique du Christianisme primitif porte un trou noir qui s’appelle le
Capitalisme ; c’est la possibilité de cumuler tous les phénomènes de trou noir dans les domaines
les plus hétérogènes. Il y a certaines clefs comme ça, certaines problématiques possibilistes qui
se nouent dans des registres les plus différents qui soient.
À mon avis, cette quatrième dimension de l’inconscient est absolument nécessaire si, précisé-
ment, on ne veut pas que cette théorie des agencements inconscients se referme sur une nouvelle
problématique systémique dans le cas de l’inconscient territorial sur une nouvelle problématique
revue et corrigée par madame Pankow ou je-ne-sais-qui, et puis une schizoanalyse de rechange
pour l’inconscient névrotique !
Il n’y a aucune sorte de priorité : il s’agit de quatre dimensions (5) des agencements qui, de toutes
façons, sont toujours, en tant que dimensions, articulées les unes aux autres. Mais, effectivement,
dans une cartographie donnée, c’est tel type de dimension, tel type de trou noir dans telle dimen-
sion, qui mènera la danse, qui prendra le contrôle de la politique de l’agencement (6) ; à l’inverse
donc, d’un trou noir de type religieux, politique ou social, car il n’y a pas que cette dimension
sociale dans l’inconscient machinique, il y a aussi, justement, tout ce qui relève des sémiotiques
machiniques, des sémiotiques a-signifiantes (qu’il s’agisse de la musique, de la religion, des
mathématiques, des sciences, etc.), et qui est porteur de dimensions de l’inconscient ; qui peut
donc s’appliquer à n’importe quel autre type d’agencement.
En opposition à ce type de trou noir, des dimensions comme celles de nomadisme, d’embranche-
ment, de créativité, de rhizome machiniques, peuvent apporter des retournements de situations,
en particulier dans celles que nous connaissons, ayant affaire à des névroses, à des problèmes
familiaux, et autres… On voit bien que les gens n’avaient plus la même névrose, ni familiale, ni
individuelle, en mai 68, par exemple, ou pendant la révolution d’octobre. Et là, c’est bien l’inci-
dence de l’inconscient machinique qui intervient comme telle, ce n’est pas parce que l’on a fait
un transfert sur papa-Lénine ou sur Jésus-Christ-D. Cohn-Bendit, sûrement pas ! Ce n’est pas une
identification, ni rien de cette nature.
Après ce point d’application, je vais maintenant en venir à la notion générale d’agencement, et
reprendre ces différentes catégories, non plus en les appliquant à l’inconscient, mais en en don-
nant une formule qui nous servira aussi bien à des problèmes très différents, des problèmes
économiques…

(Fin d’une bande)…

…Un exemple économique, c’est celui de mon départ au Mexique, voilà, pour prendre des choses
très différentes, voir si ce genre de notions peut servir comme instruments d’exploration.

Comment est-ce que je me représente, explicitement ou implicitement, les agencements ? Cela


correspond-il à la réalité des choses ? Y a-t-il un parallélisme des « tableaux » (7) ? Comme lors-
qu’on contrôle sur un écran vidéo les opérations de téléguidage ? Par exemple, quand on fait des
manipulations génétiques avec un appareillage téléguidé, et qu’on en contrôle sur un écran vidéo

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


les opérations, il y a un certain type de projection diagrammatique – une expression d’un certain
agencement. Peut-on parler de parallélisme ? Je laisse la question en suspens… En tous cas, il y
a un rapport entre ce qui se passe sur l’écran vidéo et ce qui se passe dans la manipulation géné-
tique. Mais quel est ce type de rapport ?
Cela dit, même dans ce cas là, il faut bien qu’il y ait quelque part une sorte de prise directe, un
passage : il faut bien que quelque chose passe. Et ce que je mets en cause, c’est l’indépendance
dans la linguistique classique, du registre d’expression linguistique et du référent. La linguistique
Saussurienne la plus élémentaire, c’est que : si je dis le mot T.A.B.L.E. ou les deux phonèmes
TA-BLE, cela n’a rien à voir avec la table ; il y a donc une coupure, il y a un mur. Oui.
Mais, ce que j’opère sur mon écran de lecture vidéo, ce n’est pas du tout comme le mot TA-BLE
et la table : il faut bien qu’il y ait quelque chose qui soit en interaction, d’une façon ou d’une autre,
avec l’opération qui se fait effectivement à tripatouiller les gènes d’une souris (ou de je-ne-sais-
pas-trop-qui, maintenant !).
Ce passage s’effectue nécessairement entre des niveaux hétérogènes, cela va de soi. Alors, que
peuvent être des niveaux hétérogènes ? Dans mon exemple, une surface de représentation for-
melle ou formalisée, un processus mécanique ou électro-mécanique, et ce qui se passe au niveau
d’un objet particulier.
Il y a quelque chose qui passe. Il y a quelque chose qui se passe entre ce niveau de la représenta-
tion diagrammatique et le référent lui-même (ou : la chose elle-même).C’est le fait que quelque
chose se passe entre ces niveaux hétérogènes, que j’appellerai : la matrice machinique.
La matrice machinique implique que quelque chose de cette matrice appartienne à chacun des
niveaux hétérogènes considérés ; ceux-ci ne sont pas, d’ailleurs, en rapports d’opposition, ou dis-
tinctifs (contenu/expression), parce que, là, dans l’exemple que j’ai pris, il y a au moins quatre ou
cinq niveaux (il y a aussi ce qui se passe dans la tête de l’opérateur…). La matrice machinique
implique que ces niveaux, justement, soient hétérogène, parce que, sinon, ce que je raconte n’a
aucun sens.

X : Sinon, c’est un dictionnaire !

F : Sinon, c’est un codage, un décodage, du type phénomène dictionnaire ! L’idée d’hétérogénéi-


té est corrélative de l’idée de composante de passage ou de matrice machinique. Si on veut être
tout à fait vicieux, on voit qu’on a des niveaux hétérogènes ; on a quelque chose qui traverse ces
niveaux hétérogènes, qui est, disons, un mécanisme d’expression. Maintenant, je vais l’appeler
ainsi : la composante d’expression, c’est la première composante dont j’ai parlé précédemment,
dans mon application. La deuxième, c’est l’existence d’éléments componants : ce sera un incons-
cient componentiel.
C’est l’existence de composantes hétérogènes et qui, quelque part, sont hétérogénéisées par
l’existence de la composante d’expression – car, en tant que telles, elles ne sont ni hétérogènes ni
rien du tout : elles ne sont rien du tout.
Et il y a l’incidence de cette opération d’hétérogénéisation sur chaque composante elle-même.
C’est-à-dire que ce n’est pas en vain que les différentes composantes sont prises dans une matri-
ce machinique.
On a déjà, là, trois degrés de déterritorialisation : la déterritorialisation entre l’expression et le
contenu ; quelque chose qui constitue des composantes comme contenu ; le degré de déterrito-
rialisation qui est le rapport entre ce contenu et chacune de ces composantes.
On a déjà deux couples de déterritorialisation : un couple expressif comme phénomène de liaison
entre les composantes substantielles ; et un couple machinique comme phénomène de promotion
d’entité machinique d’une autre nature que celle des composantes discursivables.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


En effet, l’existence d’une composante d’expression, rapportant les unes aux autres les compo-
santes substantielles, implique celle d’un fait de passage, ou entité de passage (8).
Cette expression passage délimite un champ spécifique d’efficience : ce rabat-là détermine une
sorte de clivage à l’intérieur de chaque composante, puisqu’il n’y a qu’une partie de chaque com-
posante qui est composée par ce fait de passage. Pour reprendre l’exemple précédent, ce n’est pas
tout l’opérateur qui est pris dans le processus de matrice machinique, mais seulement un certain
nombre de neurones, de montages perceptifs, dieu sait quoi ! Par ailleurs, il peut rêvasser, penser
à autre chose, faire ce qu’il veut. Une partie de la composante n’est pas prise dans la matrice
machinique. Il me vient à l’esprit que c’est la même chose pour les chaînes d’A.D.N. : les cher-
cheurs ont découvert, récemment (cf. article du Monde) que seulement une partie de la chaîne
fonctionne pour le codage. Quant à l’autre partie, ils s’arrachent les cheveux : à quoi sert-elle ?
Et ils sont en train de faire l’hypothèse la plus fantastique, la plus audacieuse ! Peut-être, cela ne
sert à rien. Ce n’est pas une découverte, c’est une révolution !

Donc, une sous-ensemblisation délimite une déterritorialisation particulière, qui va déboucher sur
des coordonnées spatio-temporelles intrinsèques, comme territorialités (des territorialités de
toutes natures) :
Qu’est-ce qui, dans le visage, fonctionnera comme trait de visagéité ? Évidemment, pas tout le
visage. Certains traits de visagéité seront pris dans la composante matricielle (par exemple : dans
un agencement névrotique, ou autre). Il y a donc un rapport de déterritorialisation qui se rabat sur
le visage : je constitue certains de tes traits de visagéité, malgré toi, par-devers toi, dans cette opé-
ration matricielle. Avant que tu ne me rencontres, tu n’avais pas ce trait de visagéité ; mais, depuis
que nous avons fait un agencement transférentiel, eh bien ! que tu le veuilles non, je t’ai collé des
traits de visagéité, je t’ai arraché des traits de visagéité, et depuis, ni toi ni rien ne pourra faire
qu’il n’y ait pas eu cette extraction ! C’est ce que j’appelle une territorialité qui est, en fin de
compte, une déterritorialisation (9). Cette extraction des traits de visagéité crée une nouvelle terri-
torialité. Jusqu’à quel point tes traits de visagéité vont fonctionner dans ce champ d’une autre ter-
ritorialité d’agencement ?
Si jamais je prends ta photo, puis que j’écarte trop loin tes sourcils, peut-être cela ne fonctionne-
ra plus ? Il y a des seuils. Là, ça va encore. Je pourrai changer le grain de la photo et puis ça ira
encore mieux ; et puis, à un moment, ça n’ira plus du tout. À un moment, il y aura un phénomè-
ne de trou noir et la territorialité s’effondrera (là, on peut renvoyer à Proust, Un amour de Swann
en particulier à ce que j’ai essayé de trouver sur ces rapports de visagéité et de ritournelle).
La territorialité de l’agencement – le fait que ce soit applicable dans un territoire donné, jusque
là, et pas au-delà, ou suivant tel rythme ou telle ritournelle – est liée aux autres composantes.
C’est, peut-on dire, le champ d’efficience inter-agencements. C’est ce que j’appelle déterritoria-
lisation d’inter-action, et on retrouvera cela quand on prendra des exemples de thérapie familia-
le, ou des choses de ce genre. Les inter-actions de la thérapie familiale (j’avais déjà attiré l’atten-
tion de M. là-dessus), là il faut faire très attention : ce n’est pas le fait qu’il y a le père et la mère
– ce qui n’a, littéralement, aucun sens – mais certains types de traits de singularité de sous-
ensembles de ce qu’on appelle, par ailleurs, le père, la mère, et puis peut-être d’autres choses…
(ce peut être le rictus du patron qui s’est collé sur le visage du père, en quelque sorte) qui inter-
viennent dans une inter-action systémique. Et ne jamais croire que c’est la personne en tant que
telle, qui intervient dans les inter-actions, ou l’agressivité de la personne en tant que telle.
Justement, la question est de savoir : qu’est-ce qui intervient quand, effectivement, quelque chose
se passe ? Il s’agit des phénomènes de champs, des phénomènes d’inter-action. Cet inconscient
on pourrait, donc, le dire : inconscient inter-action, car les autres dimensions ne fonctionnent pas
sur le registre de l’inter-action.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Parallèlement à cette déterritorialisation actuelle de l’agencement, le territoire, la ritournelle, le
champ d’inter-action doit considérer une déterritorialisation virtuelle.
Les trois déterritorialisations précédentes peuvent être dites onto-génétiques. C’est comme si elles
nous donnaient trois dimensions d’existence de l’agencement :
– ce qui permet de le sémiotiser (10), de dire : il y a sémiotisation spécifique, ou codage, ou quelque
chose qui fait qu’on peut parler d’un agencement.
– des composantes sont prises là-dedans, avec des choses qui échappent de ces composantes, avec
des résidus de singularité qui pourraient (re-)passer le bout du nez et psychotiser l’agencement,
avec le fait que l’hétérogénéité peut perdre plus ou moins de substance.
– un certain champ d’application : les agencements, c’est comme tout, ça dure le temps que ça
dure, et puis après c’est mort, ou avant ce n’est pas né ; et cela marche dans un espace donné, au-
delà cela ne marche pas.
Ce sont les trois catégories onto-génétiques des agencements.

La quatrième catégorie, elle, peut être dite phylogénétique : elle pose la question des phylum
machiniques, des phylum possibilistes, en rapport avec l’agencement considéré ; du champ des
possibles passés et futurs, à savoir qu’il peut y avoir un lissage rétroactif et prospectif des temps.
L’agencement Christianisme primitif, quelque part, modifie toutes les religions antérieures, il
reprend le problème autrement. Ce mode de mutation d’agencement n’est pas pris dans un temps
discursif : il a ses propres ritournelles, ses propres temps. Mais le jour où l’on découvre une nou-
velle formule mathématique pour rendre compte de la surface du cercle, ce sont tous les cercles
antérieurs qui se trouvent, d’un seul coup, avoir « attrapé » la formule π R2 (11), tout ce qu’il y a pu
avoir comme cercles et cerclages dans l’humanité avant la formule de Pythagore, s’en trouve
affecté. La formule déterritorialisée se colle, surgit : il y a un lissage rétroactif de la formule
sémiotique.
Le champ des possibilités actuelles, des déterminations en acte est « doublé ».On a, ainsi, une
causalité qui est près de l’équilibre des différentes dimensions onto-génétiques et opposée à une
causalité loin de l’équilibre, c’est-à-dire loin des stratifications. C’est que (12), une découverte, un
agent technologique nouveau, modifie le champ actuel des possibilités technologiques de son
phylum (par exemple, un microprocesseur). On n’aura pas les mêmes types d’instruments, cela
va faire une révolution, là, dans un temps immédiatement calculable. Mais, cela fera aussi une
révolution dans l’ensemble des possibles à venir, c’est-à-dire des choses qui ne sont pas en acte,
dont on ne peut pas avoir une représentation immédiate. C’est un arbre d’implications possibi-
listes virtuelles sur le futur, mais aussi sur le passé : des formules antérieures de sémiotisation
d’autres agencements sont aussi remises en question.

Cette déterritorialisation phylogénétique, ou machinique, implique, elle aussi, d’être prise en


compte par les entités machiniques nouées au sein des machines abstraites : en effet, ce qui relie
ces quatre dimensions de l’agencement – d’expression, de contenu, de territoire, de déterritoria-
lisation –, c’est le même système machinique. Un certain type de machine abstraite est porteur
des quatre dimensions de l’agencement, sous toutes ses modalités, aussi bien ses modalités trou
noir que ses modalités diagrammatique. Bien entendu, je le répète : il s’agit de quatre dimensions,
il ne s’agit pas de quatre agencements séparés.
Quel est le statut de ces entités machiniques abstraites qui, au sein du noyau abstrait de l’agence-
ment, « doublent » ces dimensions concrètes ? Justement, pas celui du double : les machinismes
abstraits ne constituent nullement des mondes parallèles aux agencements concrets. Il n’existe pas
de co-rres-pon-dance d’inter-action entre les abstraits machiniques et les concrets manifestes. On
parlera plutôt, ici, de système de projection.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


Divers types de projections vont être distingués (13) :
– des projections machiniques
– des projections diagrammatiques
– des projections représentatives.

Les projections ne sont pas à sens unique, elles peuvent aller dans le sens de l’incarnation d’un
machinisme abstrait vers des agencements concrets, ou dans le sens de la déterritorialisation pos-
sibiliste des agencements concrets vers les machinismes abstraits. Ce ne sont pas des entités plan-
tées dans le ciel des idées, comme les idées platoniciennes.

X : C’est dialectique.

F : On verra que ce n’est dialectique que dans un cas particulier, justement !… Mais c’est que l’on
travaille ces machinismes abstraits comme on travaille des composantes, comme on travaille telle
ou telle dimension d’agencement. Les machines abstraites, ce n’est pas un mystère du Saint-
Esprit, hein ! C’est un instrument comme un autre.
Les projections représentatives et les projections diagrammatiques introduisent des niveaux inter-
médiaires, des media, entre les machines abstraites et les agencements contingents. Ce qui diffé-
rencie les projections représentatives des projections diagrammatiques, c’est que les premières
engagent des media signifiants passifs (par exemple, des icônes, ou des systèmes de redondance
renvoyant à des paradigmes abstraits non-machiniques, des systèmes de signes iconiques, digi-
taux…) et les secondes (projections diagrammatiques), des media a-signifiants actifs : opposition,
donc, media signifiants passifs/media a-signifiants actifs (du type informatique, par exemple, ou
écran vidéo de téléguidage ; l’ordinateur est un media en tant qu’ordinateur – directement – en
tant que machine de signes incarnés, mais un media a-signifiant actif.)

Les projections machiniques procèdent par une mise en acte directe, sans recours à un media, des
quanta machiniques abstraits inscrits sur le plan de consistance, au sein des dimensions de l’agen-
cement. C’est le troisième type de projections. Donc – on le verra – certaines de ces dimensions-
là sont issues d’un machinisme abstrait, à partir de différents types de projections – projection
étant opposée à inter-action ; en effet, dès qu’il y a inter-action, il y a opposition de l’un, du mul-
tiple, du sujet, de l’autre, etc. ; il y a une discursivité, du temps, de l’espace, toutes sortes de caté-
gories. Le machinisme abstrait est immanent aux différentes dimensions de l’agencement – ce qui
ne veut pas dire que, par ailleurs, il n’y ait pas un accès transcendant à ces différentes dimensions :
un accès dialectique, représentatif.
Des machinismes abstraits s’incarnent dans des dimensions de l’agencement, ou inversement, des
agencements transforment des machinismes abstraits, les font muter : cela marche dans les deux
sens. Cela donne :
– La mise en œuvre des faits intensifs propres aux composantes (faits intensifs : donc, dans le
registre des composantes de contenu).
– La mise en œuvre d’articulations machiniques inter-composantes et de calculs systémiques rela-
tifs à la dimension d’expression.
– Des effets de champs, de territorialités, d’interactions entre les agencements (dimension de ter-
ritoire).
– Une prospective possibiliste.

En fait, les trois systèmes de projections sont étayés les uns sur les autres. Les projections repré-
sentatives, pour autant qu’elles peuvent avoir des incidences pragmatiques, impliquent l’existence

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


des projections diagrammatiques ; elles-mêmes impliquent la mise en œuvre des projections
machiniques.
Les projections représentatives et les projections diagrammatiques sont des variantes, animales,
humaines, de systèmes d’agencements vivants beaucoup plus larges : le fait qu’il y ait représen-
tativité, expression, système passif de signes, c’est une variante de systèmes d’expression qui peu-
vent fonctionner par des modes sémiotiques, des modes diagrammatiques, sans le détachement de
systèmes de signes – qui. représentent un alourdissement considérable (cf. l’Inconscient machi-
nique) ; mais qui peuvent, aussi, représenter des possibilités de déterritorialisation, de lancement
de systèmes de signes d’une autre nature.
Le fait qu’elles conduisent à des agencements d’énonciation – donc, une sorte de stérilisation,
quelque part, du diagrammatisme – a pour conséquence…

(Fin d’une bande)…

Y : ... et une autre territorialité, œdipianisée depuis toujours, où quelque chose est, aussi, analy-
tique. Je me demande comment ça passe de l’une à l’autre, avec, en plus, un effet thymique déplo-
rable, conduisant à la seule hypothèse de pouvoir, elle-même, en terminer avec elle-même, si la
place que toi, tu occupes pour elle, n’est pas plus déterminée que cela : quand tu as pris la place
de tous les éléments qui s’additionnaient les uns aux autres, quelque chose aboutit à une impasse
pour elle.

Z : Ah oui ! Absolument.

Y : Et je me demandais, surtout, comment tous les agencements étaient-ils reliés entre eux, pour
qu’au bout d’un certain temps…(inaudible) En fait ce ne sont pas les agencements eux-mêmes qui
sont foutus, mais comment ils s’articulent dans le discours qu’elle te rapporte ; comment ils sont
reliés entre eux et qui fait que quelque chose, ne passe plus, est complètement éculé. C’est sa per-
ception à elle en fait, qui est éculée, et qui vient se rapporter, là, sur le divan ; à mon avis, c’est
lié, probablement, au fait qu’on ne comprend pas du tout pourquoi elle passait de l’un à l’autre,
ni comment ça pouvait marcher comme ça. C’est peut-être là que les grilles de Félix pourraient
enrichir ta question d’analyse qui est…

F : en somme, définir des critères de productivité.

Y : Sinon, cela fait un rabattement analytique classique, quasiment névrotique, où elle rêve de son
analyste, et tu vas être embringué dans cette analyse de rêve, de production œdipienne, qui, appa-
remment, marche moins bien dans ce que tu as envie de faire avec elle.

M : ... Au fond, il serait intéressant de prendre une situation qui, brusquement, fonctionne ; et
ensuite, parallèlement, une situation de thérapie rituelle – d’analyse ou de thérapie familiale – au
moment même où les choses bougent, étudier : qu’est-ce qui fait proliférer ?
Dans nos réunions de staff, c’est la même chose : on se fait chier, on parle on parle, on tourne en
rond, on craque, on crame, et puis… Paf ! quelque chose démarre ! Qu’est-ce qui l’a fait démar-
rer ? Qu’est-ce qu’étaient ces croisements multiples ?

F : Mais ce n’est pas le « qu’est-ce que » ! À mon avis, il faudrait formuler autrement le critère
de productivité. On peut le formuler ici, pour nous-mêmes, maintenant : on ne se réunit que pour
autant – tous, à un degré ou à un autre – qu’on est engagés dans une productivité ; de quoi ? Là,
justement, il y a toutes sortes de registres de productivité : ce peut être une productivité de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


plaisir… pourquoi pas ? une productivité intellectuelle (moi, la dernière fois, cela m’a stimulé à
réfléchir dans l’intervalle), X registres sont possibles.
La règle (analytique) serait qu’il y ait des signaux, des clignotants pour dire : « Non, là, ça ne pro-
duit pas. » À ce moment, on serait, alors, renvoyés à la constitution du noyau d’agencement
d’énonciation : « mais je m’excuse, il n’y a rien, ce que vous dites, je vois bien que c’est très inté-
ressant, enfin je suis cultivé, je sais bien ces choses là, c’est très passionnant, mais C’EST RIEN.
Alors qu’est-ce qu’on fait ? il faut voir : peut-être est-ce au-delà, il faut peut-être que vous discu-
tiez avec quelqu’un d’autre qu’avec moi… je n’en sais rien » ; ou : « moi, je préférerais parler de
tel sujet, mais je sens bien que vous, ça ne vous paraît pas important de parler de ça… alors ? ».
Mettre sur le tapis l’instrument de production comme tel, avec la possibilité toujours, soit d’un
remaniement, soit d’une cessation, etc.. Sinon, on crée, effectivement, une situation qui est une
moulinette à fromage, les choses intéressantes deviennent con, et puis les choses non-intéres-
santes, on fait comme si elles étaient intéressantes, c’est affreux…

Y : Cela m’évoque complètement ce qui s’est passé hier, avec la réunion du Collectif de Patients,
où il y a eu une situation de ce genre. On préparait… ça avance un peu concrètement… il y a un
local ; il fallait faire une réunion pour en causer un peu. Cette réunion, moi en tous cas, j’en atten-
dais beaucoup. Avec D. on en avait parlé, on s’était même dit que, pour la première fois, il fau-
drait, pour que ça marche, tel type de personnes et pas tel autre. Et hier, on s’aperçoit qu’on n’a
pas du tout maîtrisé ça : en fait, tous les gens, dont nous pensions que ça ne serait pas tellement
bien qu’ils soient là, sont venus. Du coup ! On ne sait pas par où ; depuis hier soir, on se deman-
de : mais comment sont-ils venus ? (rires) On avait essayé d’être moins de dix, en se disant que
davantage, on n’y arriverait jamais. En fait, ils devaient être vingt. Effectivement, au bout du
compte, on a assisté passivement à un truc, mais qui a foiré. Donner des informations qui per-
mettent que les gens soient au courant, après tout, on peut leur téléphoner pour faire ça pas besoin
de se faire chier trois heures à vingt ! C’était vraiment une perte totale de… Eh bien ! On n’a tou-
jours pas découvert l’élément qui permette de ne pas se retrouver, à chaque réunion future, dans
ce piège à fromage – comme tu disais – avec vingt personnes autour. On n’a même pas pu méta-
boliser, non plus, au sein de ce groupe de gens qui venaient pour la même chose, qui venaient tous
avec un intérêt là-dessus, un truc qui fasse avancer, y comprendre quelque chose, qu’on va tra-
vailler ! Et puis, on se retrouve là…

Z : Je suis moins pessimiste que toi, moi je l’ai perçu autrement… Je m’excuse, on fait référence
à quelque chose…

F : Non, j’ai connu cette cuisine avec toi, au moment du Grand Groupe, il y avait le même type
de problèmes, quel cocktail on avait monté !

Z : Exactement ! Hier, j’ai eu l’impression que c’était très réussi, d’un certain point de vue, cette
réunion : il y avait des gens qui avaient envie de tenir la place, tout de suite, là, des psychiatrisés,
des patients, des usagers, et de commencer, tout de suite à fonctionner. Untel, nommément, est
arrivé, a fait son numéro hyperparano, associatif, interprétatif, provocatoire… et a réussi, plus ou
moins, à paralyser, à relancer, etc.. Mais c’était ça, on était dans le boulot, ça commençait. À mon
avis, c’était cela qu’il voulait, avec son biais : « Mais commençons tout de suite, quoi ! » Une
espèce d’avidité de nous faire manger avec lui, d’amener sa femme, son gosse, et puis d’être « le
premier cas ». Alors, je n’ai pas trouvé ça tellement négatif, car j’ai l’impression, en plus (rires),
que les réunions qu’on va se payer… vont être tout à fait comme ça !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Y : La conclusion qu’on en a tiré, c’est que : c’était la première réunion du Collectif de Patients.
On est d’accord ?

Z : Absolument. C’est parti, là !

Y : De ce côté là, c’est vrai, peut-être faut-il dire que c’était bien, mais n’empêche qu’on n’avait
pas du tout prévu de faire cela au départ !

Z : Je crois que ce qui est très important, c’est l’éclectisme ; ce que tu disais sur le choix, le repé-
rage… bon ! Qu’est-ce que veut dire analyser dans le vrai ? À la « Fatras », si tu veux…

M : ... Ce gars qui a présenté sa femme et son gosse, et offert toute une série d’axes dans lesquels
il estimait qu’il était légitime de vous accrocher, crée en fin de compte une sorte de méthodolo-
gie implicite… travailler avec lui… Ce n’est pas si simple que ça ! Vous proposez quelque chose,
et puis les gens proposent des choses qui recoupent certaines de leurs attentes… Et la difficulté,
c’est d’arriver à voir comment travailler avec des cultures différentes.
Golo et Franck sont des gens qui font des bandes dessinées remarquables dans Charlie mensuel.
Dans le numéro de ce mois-ci, c’est l’histoire d’un Nord-Africain saoul qui est dans un bus blo-
qué par un embouteillage. Et le Nord-Africain se promène dans le bus, en disant qu’il est fran-
çais, en montrant sa carte, et comme il est rond, il s’écroule sur une femme enceinte… Il y a aussi
une vieille bouchère, il veut acheter sa vie pour 500 Francs « Ta vie ! Ta vie ! », elle le renvoie,
alors il lui dit qu’après tout, elle n’est qu’une esclave depuis que le monde est monde !
Ce gars est, apparemment, complètement délirant, mais il y a toute une série de pouvoirs extrê-
mement clairs, sur lesquels il offre la définition d’une relation avec lui, et de ce que cette relation
peut devenir.
Jusqu’au moment où le conducteur du bus en a assez et lui dit : « Mais foutez le camp d’ici ! ».
L’autre, d’une petite voix aiguë lui répond : « Mais nous ne sommes pas à l’arrêt » ; l’arrêt est à
trois pas et s’il descend ici, en cas d’accident (rires), la Sécurité Sociale ne remboursera rien. Le
conducteur de l’autobus est fou de rage qu’il y ait cet embouteillage : attendre 1/4 d’heure pour
arriver à l’arrêt qui est à trois pas, et pendant ce temps là…
L’intérêt de cette bande dessinée, ce sont les lignes que propose le Nord-Africain saoul : lignes
qui, toutes, et dans tous les sens, font proliférer des machines mortifères. À un point tel que,
même Golo et Franck n’ont rien pu trouver qui puisse les tirer vers autre chose ! Tous les fan-
tasmes de viol, d’assassinat, de mort et d’explosion…
C’est comme de proposer un duel ? Ce n’est pas faux, sans doute. Je pense, effectivement, en
termes de cycles et de courbes où les gens te proposent des voies autres. Et très fréquemment, les
voies qu’on propose dans les deux sens sont du même type de groupe épistémologique. Elles
coincent et l’un et l’autre. C’est là où, très fréquemment, le début d’une relation avec un contex-
te qui puisse être un contexte qui fonctionne et qui produit, c’est de changer vraiment et radica-
lement tout le cadre et les codes de référence. Évidemment, ceci nous fait perdre la richesse des
différentes possibilités, des différents niveaux et strates, qu’on propose. Mais dans un second
temps, après tout ce ménage, cela fonctionne.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Notes

1. Par rapport au texte antérieur, j’ai inversé l’ordre (qui a peut-être, malgré tout, son importance) des deux pre-
mières dimensions.

2. Évidemment, je fais toutes les réserves possibles et imaginables sur la notion d’Inconscient, mais cela impor-
te peu : finalement, c’est une sorte de mot, comme ça, global, qui a l’intérêt de cerner à peu près dans quel champ
on se situe. Étant donné que, par ailleurs j’essayerai de proposer des points d’application de cette théorie des
agencements sur le domaine économique, quand je parlerai, par exemple, de la notion d’agencement économique,
de marché ou des villes, je ne définirai pas plus ce que sont les marchés ou la ville. Mais, en tous cas, il suffira
de le dire pour voir qu’on parle d’autre chose ! Cela n’a pas d’autre prétention.

3. Cela impliquerait, d’ailleurs, une définition extrêmement large de la psychose, en ce sens que des phénomènes
comme ceux auxquels on a affaire dans une manie sont de ce type. Alors, doit-on rattacher la manie à une psy-
chose ? Peut-être… Mais je ne rentre pas du tout dans ce type de débat !

4. Voir aussi, dans ces dimensions, le mode d’abolition fécal.

5. Je dis : de quatre inconscients, mais l’inconscient… ça n’existe pas ! (cf. J. Prévert, N.D.L.C.)

6. Ou deux, ou trois : c’est justement là que le problème de la cartographie se pose.

7. Notion de tableau, en référence à Wittgenstein.

8. Introduire, peut-être, ici le face à face aristotélicien entre la substance et ses accidents – sauf qu’ici, la sub-
stance n’a pas de priorité sur les accidents.

9. Là, il y a une petite difficulté : il faudra inventer d’autres termes.

10. Et pas du tout à partir des catégories kantiennes universelles et a-priori.

11. De même pour ce que je disais sur le visage.

12. On le verra peut-être plus spécialement dans le domaine économique.

13. Au niveau de ce texte, j’en distingue trois, mais ultérieurement, je les regrouperai en deux catégories.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Les séminaires 17.03.1987
de Félix Guattari
Annexes :
Suite des discussions portant sur le séminaire
« Processus initiatiques » par Michaël Houseman
F. Guattari : … C’est à la condition de casser un certain type d’usage des chaînons sémiotiques dans
leurs références ordinaires qu’on pourra cercler et faire fonctionner un certain type de constellation
des éléments pour qu’il cristallise dans un autre champ, dans une autre scène d’énonciation. Ce cas-
sage de cerclage, on le perçoit très bien dans ce que sont les fonctions de rupture des chaînons sémio-
tiques, par ex. dans le théâtre où il ne suffit pas de dire que ce sont des conventions, parce que ce ne
sont pas des conventions. C’est qu’il y a une certaine façon de briser les espaces, de changer les traits
de visage, d’articuler, d’inventer un autre type de langue qui font qu’à un certain moment l’univers
de référence du théâtre aura sa consistance. C’est la même chose qui arrive au cinéma : il peut adve-
nir que, si vraiment on est dans un film complètement horrible, on ne soit pas au cinéma, qu’on
regarde l’écran et qu’on s’emmerde et sorte, que ça ne marche pas.

Mais, s’il y a un minimum de prise de consistance de l’agencement existentiel d’énonciation d’être


en train de regarder un film, eh ! bien ! il y a une série de mutations du rapport énonciatif au film
qui fait qu’on est dans un autre type de références existentielles qui ne joue pas seulement sur le
mode de la convention, à savoir de dire : mais je n’ai pas besoin d’avoir peur parce que je suis au
cinéma. Ce n’est pas ce genre de signification. Mais, c’est qu’effectivement on est dans une pro-
duction de subjectivité complètement différente, aussi différente que d’être dans un rapport à la
drogue ou au rêve simplement. On a constitué, cristallisé un autre mode d’énonciation. Ce type de
procédure est en quelque sorte œuvré, travaillé par des techniques d’initiation, du secret, par ces
usages particuliers des différents chaînons ordinaires du langage ou des pratiques ordinaires.

C’est à la condition qu’il y ait cette cassure sur un certain nombre de repérages ordinaires et réorga-
nisation, pour faire une prise de consistance d’agencements subjectifs qu’il y a en effet un nouveau
recadrage et que les anciennes significations se trouvent reposer par rapport à une autre subjectivi-
té. Or, la question, c’est qu’il y a une toute une série de caractéristiques, que ca n’est pas donné. On
pourrait prendre tous les traits que Houseman avait commencé à énumérer, ça n’est pas donné, c’est
quelque chose d’irréversible qui crée un événement, en même temps complètement différentiel par
rapport aux situations antérieures, et aussi d’un point de vue synchronique par rapport aux autres,
par rapport à l’altérité sociale. C’est quelque chose qui fait que l’ensemble des autres systèmes
d’agencements antérieurs – s’il y a antériorité – sera complètement réinterprété et recadré. À ce
moment-là, le franchissement du seuil, le fait qu’à un certain moment il y a un corpus existentiel, un
nouveau corpus qui se trouve constitué, à ce moment-là peut-être, la problématique du mythe va en
effet se retrouver posée sur un autre statut. À ce moment-là, quand il y a effectivement production
d’un nouveau type d’agencement d’énonciation, quand on a obtenu un certain type de résultat, par
exemple quand on a réussi à inventer l’opéra mozartien, c’est définitivement l’opéra qui est changé
une fois pour toute, pour l’avenir et pour le passé. Encore faut-il avoir atteint ce type de mutation.

Le mythe peut être l’expression de ce changement mutationnel d’une constellation de références,


alors qu’on peut dire qu’il y aurait une phase, en deçà du mythe qui consisterait à avoir une certai-
ne plasticité des éléments, puisque ce qui est visé, c’est la discernabilisation du deuxième temps,
c’est-à-dire d’obtenir un certain type d’effet d’ordre rituel, un certain type de repérage, de discerna-
bilisation, ce que sont les agencements en question, à travers lesquels on passe. Il peut advenir qu’un
mythe, par contre, cristallise en tant que tel une nouvelle figure d’agencement d’énonciation qui va

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


se situer à un niveau beaucoup plus général, c’est-à-dire que, en un sens, dans le deuxième temps,
on est dans un système de modélisation rituelle, tandis que le mythe représente une métamodélisa-
tion qui va ouvrir une autre problématique. Un mythe réussi, un mythe qui va cristalliser un nouveau
mode de subjectivation, peut créer des dimensions historiques complètement originales, complète-
ment sui generis, qui va en effet réouvrir des dimensions historiques qui ne se posaient absolument
pas au niveau antérieur. Alors, il faudrait repenser à ce que sont les mythes du cargo qui, d’un seul
coup, vont marquer qu’il y a une articulation entre le monde blanc et les anciens mythes locaux, et
à ce moment-là, il y a une sorte de consistance propre. Au contraire, d’une certaine façon, ce sont
les rituels antérieurs qui entretiennent à présent une certaine dépendance, qui sont en quelque sorte
surcodés par cette mutation. Mais, ce n’est pas du tout quelque chose qui va de soi, c’est quelque
chose qui implique un franchissement de seuil et la production d’un nouveau type de subjectivité,
quelque chose qui peut se détruire, s’oublier, qui peut être renvoyé à quelque chose à laquelle on fera
une référence venant des origines. C’est quelque chose qui peut entraîner et s’inscrire sur un phylum
spécifique, sur un phylum mythique spécifique, c’est-à-dire qu’on voit bien qu’il y a une certaine
cristallisation mythique, par exemple dans les grandes révolutions mythiques qui ont eu lieu en
Égypte, dans tous les pays de Mésopotamie, etc. qui, ayant fait cette cristallisation, ont ensuite entre-
tenu, les uns par rapport aux autres, une évolution transmythique qui va reconditionner, surcoder
l’ensemble des autres systèmes, et qui va en effet rentrer dans un phylum historique tout à fait spé-
cifique. Voilà ce que je voulais dire.

M. Houseman : Il y a quelque chose sur laquelle je voudrais revenir. Il me semble que tu insistes
beaucoup sur la possibilité d’aboutir à de nouvelles énonciations, à de nouvelles subjectivités.
Seulement, ce que je vois là, c’est la nouvelle énonciation à laquelle on arrive, complètement vide.
Elle est vide ou elle contient tout, ça revient au même, c’est-à-dire que ça aboutit à des positions
d’énonciation pour des individus qui n’en disposaient pas auparavant, c’est-à-dire que quand ils sont
initiés, ce qu’ils ont, et cela rejoint ce que Félix disait avant, ils acquièrent une situation où les choses
ne sont pas telles qu’elles sont. Ceci dit, du coup, le problème est qu’ils n’acquièrent aucun savoir,
ils ne peuvent rien dire, sauf, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est d’initier d’autres individus.

X. : Je ne crois pas que ça soit étranger au débat, c’est à propos de l’intervention de Félix. Je l’ai cru
entendre décrire la thérapie, le processus de la thérapie. À bien des égards, moi, je l’entends un peu
comme l’irruption, la rupture d’une séquence, qu’elle soit logique, comportementale, affective, etc.
La rupture d’une séquence (c’est un petit peu emprunté à l’exposé d’Isabelle Stengers sur
Whitehead), tirer un élément d’une séquence, le sortir comme insolite avec effet de surprise et le
replacer dans une autre séquence : ça me paraît être le processus même de la thérapie, ça me paraît
être l’espèce de divine surprise du thérapeute, en particulier en thérapie familiale quand on parle de
recadrage, cette sortie et cette rentrée. Alors, les caractéristiques de ces deux lignes séquentielles,
c’est qu’elles ne sont pas alternatives, c’est que la deuxième n’est pas alternative à la première, elle
n’est pas une réponse qui serait plus vraie que la première, elle ne s’offre pas en alternative ; et ce
qui est joué ici, c’est une juxtaposition vertigineuse entre deux systèmes logiques dont le deuxième
n’est pas à adopter plus que le premier, et la coexistence, au cours de l’initiation ou de la thérapie,
de l’univers précédent.

Dans l’espace métaphorique de la séance de thérapie, il y a aussi présence continuelle et sous-jacen-


te de l’autre réalité, et c’est cette espèce de jeu, non pas d’alternative, mais d’incompatibilité jouée,
vécue qui, semble-t-il, se joue là. Alors, ça me paraît se rapprocher de ce qu’on pourra appeler la dis-
tinction problème/problématique. Le problème étant ce qui peut se passer dans un village ou dans la
vie courante et la problématique étant ce qui est sans solution. Qu’est-ce qui est sans solution ? C’est
l’incompatibilité des logiciels de lecture du monde, c’est effectivement le jeu d’échec avec la mort,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


dans le Septième sceau de Bergmann. Ce sont des choses qui n’auront pas de solution, qui ne sont
pas de l’ordre du problème, mais qui sont de l’ordre de ce qu’on joue. C’est ce jeu vertigineux, de
va-et-vient entre des facettes de la réalité, peut-être sur lequel on débouche dans la thérapie et, alors
là, je ne peux pas le dire, peut-être dans l’initiation…

F. Guattari :… Mais aussi dans la constitution du mythe, du mythe comme métamodélisation, c’est-
à-dire qui n’aura pas à rendre comte de ce que seront les modules de rituels de base qui, d’une cer-
taine façon, sont presque de l’ordre de l’éthologie : on ne peut pas faire autrement, comme, lorsqu’on
part de chez soi, on se dit que je sais très bien que j’ai fermé le gaz, mais il faut que je retourne pour
vérifier, pour ainsi dire il n’y a rien à faire.

X. : Le mythe serait le surgelé de la problématique qu’on pourra dégeler pour, effectivement, le


rejouer autrement.

F. Guattari : Le mythe serait la possibilité que d’autres types d’univers déterritorialisés s’instaurent,
mais pas pour les surplomber, pour trôner dessus, comme un ordinateur primaire donnerait toutes les
réponses et recadrerait toutes les situations, mais au contraire pour créer, d’un seul coup, quelque
chose qui peut être totalement mutationnel, par exemple, quand le visage du Christ s’impose comme
mutation de traits de visagéité qui, jusque-là, n’était jamais apparu. Il y a un certain type de visage,
de position où on retrouve notamment les traits de la douleur, une position sacrificielle qu’on ne
connaissait pas, à savoir que c’est un sacrificateur qui sacrifie. Alors, évidemment, ça crée une situa-
tion très nouvelle. Quand cela apparaît, du coup, ça ouvre la possibilité immense, qu’une histoire
rend à partir de là, que quelque chose advienne dans cette lignée, qui va entièrement rééclairer autre-
ment les autres situations, qu’elles connaissent directement cette acculturation ou qu’elles ne la
connaissent pas ; elles ne pourront pas faire d’être confrontées avec ce type de révolution.

Prenons, par exemple, d’autres domaines. Quand Pollock fait son « dripping », il crée une situation
qui, dans l’ordre de la peinture, est un événement parce que, jusque-là, ça ne pouvait pas être de la
peinture de faire cela, en admettant que ce soit lui qui soit cette coupure – je ne suis pas sûr, mais
prenons cela par hypothèse. Du coup, ca implique une relecture de ce qui s’est fait antérieurement
comme peinture, de tout ce qui pourra se faire, et même en dehors de la peinture, ça implique une
mutation d’univers esthétiques qui vont travailler aussi à leur propre compte et qui vont là, non pas
recadrer, mais créer, engendrer des univers de références qui seront opérationnels directement et qui
auront cette interaction. Je crois donc qu’il est tout à fait légitime de prendre la position que tu prends
pour relativiser les mythes et surtout pour ne pas s’embarrasser avec ces lectures structuralistes for-
cenées qui voudraient finalement nous faire sortir les mythes comme d’un ordinateur, ce qui est com-
plètement absurde. Donc, relativité du mythe par rapport au rituel, mais dans un deuxième temps,
les mythes étant reçus comme systèmes de métamodélisation dont justement tout est fait pour qu’ils
soient aussi distants que possible, aussi altérifiés et même altérés relativement aux faits dont ils
auraient à rendre compte. À partir de là, les mythes créent la possibilité qu’il y ait d’autres systèmes
de lecture, et pas seulement un système de lecture, mais un phylum de systèmes de lecture, tout un
entrecroisement, toute une ouverture d’autres mutations. Ce qu’on dit dans les mythes, ce qu’on dit
dans l’art, on pourrait le dire aussi dans le domaine scientifique.

Mony Elkaïm : Puisqu’on parle vocabulaire, j’ai un problème avec le terme « métamodélisation ».
Quel est mon problème ? C’est le terme « méta ». Une des plaies dont nous a affublés Whitehead et
Russel, et puis Bateson, c’était l’idée des mariotchka, l’idée d’un univers avec une poupée dans une
poupée et puis dans une autre poupée, avec une histoire à deux niveaux logiques différents, mais de
position « méta » par rapport à la position précédente. Une des choses intéressantes dans l’aspect

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


autoréférentiel, c’est que, si singularité il y a, elle est toujours autoréférenciée. C’est l’importance de
cet aspect d’autoréférence qui fait qu’on n’en sort pas, mais où il n’y a pas quelque part une posi-
tion « méta » par rapport à une autre, il n’y a pas un aspect du problème qui est « méta » par rapport
à un autre, mais c’est dans une situation de renvoi constant qui fait qu’on ne s’en tire pas et qu’on
vit avec ça. Comme on est des fous de vocabulaire, Félix et moi. D’ailleurs, je suis un fou que tu as
engagé à devenir fou, parce qu’avant je n’étais pas fou comme ça, mais enfin tu m’as mis là-dedans,
je n’en sors plus, moi non plus je n’arrive pas à faire « méta », du coup, ça devient important pour
moi cette référence-là. Maintenant, j’essaie de faire un retour aux assemblages assez rapide.
D’abord, je n’ai pas fait croire qu’assemblage et double contrainte viennent de moi. Quand on
reprend l’histoire de double contrainte, cela a commencé en 1956. Cette année, il y avait un premier
texte où on parlait de la mère qui piégeait – il y avait le terme « qui piégeait » et il y avait la victi-
me. La victime était l’enfant qui était piégé par une mère qui envoyait deux messages contradic-
toires, un oral et un non-verbal. Deux années plus tard, G. Hilly, du groupe de Palo Alto, qui avait
créé ce concept de double contrainte, écrit un second article s’intitulant « La double contrainte redis-
cutée » où il dit que ce qu’on découvre, quand une mère dit à son enfant : « Mon chéri, viens sur
mes genoux » et qu’elle se raidit quand il se met sur ses genoux, donc, elle envoie un message ver-
bal contredit par un message non-verbal, c’est que l’enfant va dire : « Oh ! Maman ! Quel beau truc
noir tu as là ! Comme c’est joli, ce truc de tes lunettes ! », et la mère ne sait plus si l’enfant vient
pour elle ou pour ce « truc », ce fil qui attache ses lunettes. La mère est dans une situation où elle ne
sait pas ce que répond cet enfant. Qu’est-ce qu’il dit là ? Il dit quelque chose d’intéressant. Il dit en
fin de compte : il n’y a pas un qui envoie un message qui coince un autre, il y a une situation qui les
prend tous les deux dans une sorte de bain où ils font des choses ensemble. Cette histoire est fonda-
mentale, parce que, déjà, le groupe de Palo Alto commençait à sentir la difficulté de limiter un indi-
vidu à une relation entre deux individus, quelque chose de l’ordre de « je te coince, tu me coinces
par la bartichette… » Ça ne tenait pas, le groupe de Palo Alto n’est pas allé loin là-dedans, il a arrê-
té là, mais c’est extrêmement passionnant comme idée de se dire comment faire, d’autant plus que
Bateson a eu des intuitions superbes, il a passé son temps à dire : on ne peut pas réduire un indivi-
du à sa peau, c’est ridicule. Comment va-t-on parler d’un bûcheron ? Est-ce que le bûcheron s’arrê-
te à sa main, à sa cognée, à l’arbre qu’il abat ? Bateson a toujours eu des problèmes sur « comment
intervient le sujet… » Les gens, comme Bateson, ont été pris constamment dans ce genre d’histoi-
re ; c’est drôle que cette interrogation soit restée complètement avortée. On n’a pas osé pousser plus
loin. La politesse me pousse à parler d’agencement, mais, d’un autre côté, j’ai créée le terme
« assemblage » pour des raisons qui me sont propres. Dans une histoire comme celle-là, on se rend
compte que, à partir du moment où le groupe de Palo Alto continuait sur cette voie, il débouchait sur
une histoire qui en finissait avec les relations, avec la théorie de l’information, avec la communica-
tion et ouvrait vraiment un sac de Pandore. C’est une histoire invraisemblable où il faudrait puiser
d’autres outils, un autre vocabulaire, une autre manière de voir le monde. Et alors, pour des raisons
pragmatiques, le groupe de Palo Alto s’est arrêté là, je crois essentiellement.

Mais, dans toute une série de choses pratiques qui rejoint ce que dit Félix sur l’importance d’une
expérience non réductible en termes de sens, mais de fonction, ce qui est fascinant, c’est que, aussi
bien chez Félix que dans toute une série de pratiques de ces braves gens de la thérapie familiale, on
retrouve l’aspect complètement limité du sens, de la structure et de la fonction même si des écoles
se sont développées autour. Mais, il y a eu cet arrêt-là, on n’osait pas aller au-delà du sens, de la
structure et de la fonction. Dès qu’on touchait à une série hétérogène, c’était la panique totale. Et ce
qui reste à développer maintenant, c’est une histoire où on accepte que ce qui limite l’histoire d’un
système d’individus, c’est un concept d’individu monolithique ramené dans une peau, régi par des
règles grossières de relations hors de l’individu. Mais, depuis quand l’individu est de l’individu ?
Quand tu réfléchis un petit peu, peut-on réduire un échange de personnes uniquement en Michaël

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Houseman et Mony ? Il y a toute une série de choses : ta figure et ma figure, ce qui fait qu’on s’est
rencontré dans un contexte particulier. C’est une singularité à moi que ce besoin de résonance
constante.

Prenons par exemple le cas de la thérapie familiale. Si je vais dire à quelqu’un que ce qu’il fait sans
se rendre compte, il protège sa famille en créant une situation de trouble de l’attention, c’est un lap-
sus que je commets parce que je manque d’autres pistes évidemment, ce n’est écoutable que dans
une culture judéo-chrétienne où le sacrifice est bon, la protection est bonne. Mais, si tu sors de cette
culture judéo-chrétienne, ça ne donne plus rien, tu parles alors un discours creux qui n’accroche rien
du tout. Les histoires d’assonance, ça marche. L’assonance intervient lorsque tu as deux termes qui
sonnent « pareil », ça marche dans un contexte particulier où il y a une règle sur le fait que « Ah !
ça marche ! c’est l’assonance. » Mais, dans un autre contexte, ça ne vaut rien du tout. C’est un jeu
de mots, c’est tout. Ça ne veut rien dire. Ce que je veux dire, c’est que, dans ces histoires se passant
entre deux personnes, il y a (si relation il y a) des relations pas entre toi et moi, mais des relations
entre des éléments liés à moi au niveau de ma culture, de mon histoire, au niveau de toute une série
de choses liées à moi et non réductibles à moi, et de choses liées à toi et non réductibles à toi. Et,
dans cette histoire, c’est comme dans les histoires où il y a des intersections à différents niveaux, en
différentes facettes de toi et de moi, et si interaction il y a, ce n’est pas entre toi et moi, mais entre
ces éléments liés à nous et non réductibles à nous.

M. Houseman : Tant qu’on restait simpliste avec des relations entre des individus, on arrivait à for-
maliser, à décrire avec précision ces relations. Mais, lorsqu’on a les assemblages, est-ce qu’on ne
perd pas l’aptitude à pouvoir les décrire ?

X. : (S’adressant à F. Guattari) Ce qui m’amusait beaucoup, c’est quand tu parlais des mythes. Il me
semblait effectivement que tu avais une perspective individualiste, d’ailleurs tu te référais toujours
à des individus : Pollock, Mozart. Or, il me semble qu’on est dans une perspective qui crée l’histoi-
re, on est dans l’attente d’individus spéciaux qui vont nous apporter, qui vont créer des modifica-
tions. Maintenant, en ce qui concerne justement les aborigènes, l’attente est légèrement différente.
Mais, en ce qui concerne les récits dont parle Barbara, ce n’est pas du tout du mythe. Moi, les
mythes, je ne les ai jamais rencontrés. Je les ai rencontrés dans les textes de Lévi-Strauss qui rend
mythes les récits en les structurant d’une certaine façon. Ce qui se passe chez les aborigènes – c’est
en tout cas mon interprétation du rêve – est qu’on a toujours interprété le rêve aborigène en rapport
avec un présupposé. Disons qu’on avait quelque chose du genre : les primitifs valorisent le passé par
rapport au présent. D’ailleurs, c’est bien pour cela qu’ils rendent compte de leurs pratiques par
conformité avec ce qui était avant. C’est pour cela, aussi, qu’ils n’avancent pas au niveau de la tech-
nologie. Du coup, les aborigènes, étant plus primitifs que les autres, valorisent le passé par rapport
au présent. Du coup, ce concept qui a valeur de concept, chez les aborigènes, est réduit à ces fameux
temps primordiaux hypervalorisés qu’on répète tout le temps. Moi, je pars de quelque chose dont on
n’a pas parlé, c’est l’objet cultuel. Je travaille à partir d’un objet cultuel. Et là, je suis face à une opa-
cité qui ne le cède en rien. Ce n’est pas une forme, ça ne représente rien. Sinon que c’est quelque
chose qui est couru sur le paysage, qui a valeur de paysage, mobile par rapport au paysage qui, lui,
est fixe, donc déplaçable et qui porte sur lui des trajets et bouge effectivement en fonction des gens…
Et, à ce moment-là, je me rends compte de tout ce qui va se passer : la référence qui crée et donne
au concept du rêve la notion d’éternité sur laquelle le temps est posé. Ce n’est pas du tout une réfé-
rence à un temps au sens historique. C’est une temporalité, au sens de mouvement qui s’autogénère
lui-même, sans origine d’ailleurs. La référence qui va nous importer est la référence à l’espace. C’est
l’espace qui est considéré comme permanent, mais où il y a des possibilités permanentes de bouger

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


à l’intérieur, ceci est constamment recréé au moment du rite. On raconte des récits qui, comme par
hasard, renvoient à des êtres qui ne sont pas du tout des ancêtres, qui sont support comme les objets
qu’ils sont censés avoir, qui sont support de la représentation de quelque chose qui n’est justement
pas représentable, qui est justement ce mouvement autoperpétuel, mais qui n’est pas historisé. Je
veux dire que l’historiser, c’est-à-dire à la limite le figer dans ces représentations, on rate complète-
ment le sens que leur donnent les aborigènes.

F. Guattari : Ce qu’on peut légitimement essayer d’exploiter, pour le sortir de son expérience d’ori-
gine, appelée pompeusement l’expérience analytique, c’est, au fond, au niveau le plus irréductible,
l’idée qu’il y a quelque chose d’actif dans la rupture, dans la rupture de sens, dans la rupture symp-
tomatique. La rupture n’est pas quelque chose de forcément uniquement déficitaire. Elle n’est pas
seulement à interpréter en termes d’échec, mais, d’une certaine façon, elle peut être une façon, non
de représenter, mais d’existentialiser un point de processualité, de singularisation, un point à partir
duquel quelque chose peut advenir dans le mouvement et dans l’espace. Au bout du compte, il y a
du possible qui se crée là où tout cela était ritualisé et balisé.

Comment adviennent ces points de rupture ? Ils peuvent advenir dans la catastrophe, ils peuvent ne
pas être saisis. Toute la question est de savoir qu’on peut faire une culture de ces points de rupture,
mais dans les deux sens du mot culture. On peut en faire une culture, mais on peut les cultiver, c’est-
à-dire que ça se travaille, c’est quelque chose qu’on ne va pas maîtriser comme un exploit à la maniè-
re d’un acrobate, mais quelque chose qu’on peut, non pas cadrer dans des procédures pseudo-scien-
tifiques, mais qu’on peut cerner et saisir comme affect, comme effet-affect qui fait que, d’un seul
coup, on aura bien un franchissement de seuil. Ce franchissement est que ce qui était là, dans ce
contexte plus ou moins proximal, se met à être non pas là devant, mais c’est moi-même, c’est le moi
qui se fait exproprier. Je ne suis plus, moi, là mais je suis là où ça se passe là. Prenons l’exemple du
mouvement « Arc-en-ciel » : il y a le projet de faire ce mouvement vers l’alternative – un accou-
chement non sans douleur qui dure depuis deux ou trois ans. Des gens se réunissent, « essayent »,
s’engueulent, puis se posent la question : est-ce qu’on y est ou pas ? Est-ce que va avoir lieu cette
mutation qui fait que, d’un seul coup, ça va effectivement exister et ça sera vérifiable. On vérifiera
dans l’immédiat, puis on en parlera. Mais ça sera aussi vérifiable dans la mesure où un certain
nombre de gens seront « Arc-en-ciel », pourtant ils le seront au niveau onirique, ils le seront en eux-
mêmes, ils ne seront pas les mêmes. C’est une mutation subjective qu’on vit, c’est-à-dire : est-ce
qu’on pourra, nous en France, faire exister quelque chose de l’ordre de ce qui existe en Allemagne
Fédérale avec les Verts. Ce genre de « truc », c’est un objet, un objet social, un objet de travail. C’est
un objet exactement de l’ordre de celui qui le vit : on est en train de faire un coup d’initiation pour
peut-être essayer de faire ce « truc » de mutation.

Je voudrais revenir juste au problème du contexte pour tenir le contrat du vocabulaire. Le contexte
implique par définition quelque chose de central. Il y a dénotation et connotation Le contexte per-
mettra d’interpréter, de faire retour sur quelque chose. Il y a l’idée d’une proximité opérationnelle,
puis au-delà de cette continuité, si on va trop loin il n’y a pas de contexte. Finalement, ce n’est pas
le contexte, puis ça rentre dans le contexte, puis ça n’est plus dans le contexte. À la place de ce carac-
tère trop territorialisé du contexte, je crois qu’il faudrait essayer de réfléchir sur ce qu’est la réfé-
rence. Celle-ci n’est pas contextuelle. Quand il y a du contexte, il y a un cadre qui va définir des
contraintes intra-extra-contextuelles. Quand il y a une référence, elle s’impose, d’un seul coup, sans
limite. Par exemple, je pense à cette émission de Michel Polac, avec des types qui tordent des four-
chettes en mettant la main dessus… Alors, ça marche ou ça ne marche pas. Là, c’est un effet bien
circonscrit. Mais, lorsqu’on passe dans une référence de type religieux, ça n’a aucune importance de
savoir si le miracle marche ou ne marche pas ; ce n’est pas le problème, puisque c’est quelque chose

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


qui change complètement l’ensemble des dimensions d’univers. Il y a là, absolument, un renverse-
ment. Cela signifie qu’il n’y a plus de problème de proximité, de rapports presque spatialisés, de rap-
ports gestaltistes entre un sens, un syntagme et son contexte. En fait, l’ensemble de la position du
problème redonnera ensuite une position possible à tel élément et un sens au rapport contexte/objet
à contextualiser. Dans l’univers de référence, il y a l’idée d’une déterritorialisation par rapport aux
différents territoires contextualisés. Quand un univers de références mathématiques se développe sur
la peau, pour ainsi dire, d’opérations de calculs concrets, on sort alors d’un contexte de pratiques
arithmétiques locales pour développer un univers mathématique qui travaille actuellement à son
propre compte. L’univers de références mathématiques n’est pas la sommation de différents algo-
rithmes des différents objets mathématiques. C’est un univers englobant toutes les possibilités pour
que puisse advenir tel ou tel concept, telle ou telle opération. Il y a alors cette rupture, c’est-à-dire
qu’on passe à un niveau d’incorporels impliquant une rupture tout à fait totale. Les incorporels,
d’une certaine façon, on les travaille, on les produit ou on les engendre. Et tandis qu’une fois qu’ils
sont engendrés et produits, on n’y a pas alors accès. C’est toujours ce paradoxe-là qui surgit. La
question est de savoir alors si on fonctionne sur un système dual (ou dualiste) et si on admet qu’il y
a là les univers, les régions de la contingence et puis une référence générale abstraite que j’appelle
capitalistique. C’est-à-dire comme s’il y avait une seule catégorie de l’équivalence et de la référen-
ce, une sorte de forme de contextualisation de toutes les opérations dont on peut rendre compte avec
des schèmes discursifs, binarisables, etc. Donc, on peut se demander si une interprétation de type
logiciel et informatique s’applique à tous les univers de référence incorporels ou si, au contraire, il
n’y a pas des univers de référence. C’est un peu autour de cela qu’on tourne, quand on donne ce mot
d’ordre du retour aux compréhensions animistes du monde, à savoir qu’il n’y a pas un monothéisme
de l’univers de référence, qu’il n’y a pas une âme en général, une âme essentielle de type aristotéli-
cien qui traverserait finalement toutes les entités existantes. Mais, est-ce qu’il n’y a pas des âmes et
des univers ? Est-ce que ces univers de référence ne sont pas marqués par des singularisations, par
des processus historiques, par des pratiques, par des ruptures, par des avancées, par des reculs, etc. ?
Ne faut-il pas réenchanter les univers de référence ? Je dis cela, parce que la façon de les réenchan-
ter était de parler de contexte.

M. Houseman : À propos de monothéisme et d’univers de référence, l’action ne fournit-elle pas


quelque chose de ce genre ? Ne fournit-elle pas sa propre référence de façon à ce que les jeux ou les
assonances interviennent beaucoup plus difficilement ? On arrive là à un degré zéro où l’action four-
nit sa propre référence, même si ça n’a pas de sens. Il suffit alors d’avoir les techniques de désigna-
tion de l’action. Pour moi, il ne peut s’agir que de contextes relationnels pour désigner des actions.
Je ne vois pas comment on peut faire d’autre. Mais, du coup, je suis très embarrassé parce que, dans
le schéma où les individus entretiennent des relations, j’arrive à imaginer un schéma de désignation
d’actions.

Carlo Severi : J’ai l’impression, en suivant le débat, qu’il manque un chaînon. C’est-à-dire que les
choses dont vous parlez sont des choses qui ont un univers d’existence là où on définit ce qu’est la
subjectivation. Cet univers de subjectivation est un univers de différence qui, en quelque sorte, se
réplique. Donc, on a ce jeu de renvoi qui n’est pas un jeu de méta ; le problème est de savoir ce qui
se passe là. Les choses dont vous parlez s’appliquent à des changements. Mozart arrive : il reformule
une tradition et constitue un unicum qui devient exemplum pour tout le reste. Mais, ici, on n’est pas
dans ce cas-là. Il y a un changement dans la chose, mais, ça, on va le questionner après. D’abord, la
chose elle-même (le rituel) reste toujours la même. On n’est pas en présence d’une modification
d’une tradition, mais bien de la tradition. On est donc en face de quelque chose où on donne un
modèle fictif et traditionnel d’une expérience individuelle. Les gens qui sont là, toi (s’adressant à

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


Michaël Houseman), tu dis qu’ils font des actions, mais je me demande si des actions obligées sont
des actions. Il y a peut-être un chaînon : il est possible qu’il y ait des contextualisations ou des ter-
ritoires d’existentialité par rapport à cette expérience-là, mais, en tout cas, ils ne coïncident pas avec
cette expérience-là. Pour ainsi dire, je voyais comme un problème anthropologique le fait de croire
à ce que dit la société, c’est-à-dire que c’est ainsi qu’on devient adulte. Mais, ce n’est pas du tout
comme cela que ca se passe. Je pense qu’il y a, de l’autre côté, un problème jumeau et psycholo-
gique, d’une naïveté terrible, dans le fait de penser que les garçons deviennent des adultes à la fin.
Pas du tout ! Ce n’est pas ainsi qu’on devient un adulte. C’est beaucoup plus compliqué que cela.
C’est vrai que ces exemples résonnent, non pas avec vos propres expériences thérapeutiques, mais
avec une certaine idéologie de la thérapie. C’est-à-dire qu’on prend des gens qui sont perdus et puis
on les remet plus ou moins en place, mais ça coûte cher et il faut souffrir. Dans le cas de rituels, ça
coûte cher, il faut souffrir et puis on les remet en place. Mais, il suffit d’aller dans une société comme
celle-là pour bien voir que le garçon (a) – avant le rituel – et le garçon (b) – après le rituel – sont
bien le même garçon. Je veux dire que ce n’est pas pour cela qu’il est devenu adulte. Ce n’est pas
parce qu’il a eu peur et qu’il a tremblé comme un fou, à travers une expérience incontrôlable, qu’il
est devenu, pour cette raison, adulte. Si on veut résister au réflexe fonctionnel – que nous, anthro-
pologues, appelons fonctionnaliste – de prétendre que les instructions de la société transforment
vraiment les gens, ce qui est une grande blague à mon avis, eh bien ! ce qu’on a en réalité là-dedans,
c’est quelque chose qui ressemble, de façon fictive, à la représentation d’un état indécidable de l’ex-
périence, en quelque sorte. On ne s’y retrouve plus, ce n’est pas une alternative. Alors, ça se
bifurque. D’un côté, on construit un monde par la négative, donc un monde de l’incertitude, au-
dehors en quelque sorte. Aux garçons à initier, on leur dit que l’arbre à fourmis est l’arbre à cola,
puis, d’un autre côté… bon. Pour cela, je n’ai pas d’explication, mais il se trouve que dans nombre
de situations évoquées, là où les cultures élaborent la souffrance, on a une situation d’affects incon-
trôlables d’une part, et des demandes définies par la négative d’autre part. En fait, que font ces gens ?
Ils ne font pas devenir les garçons adultes. Ça, je ne le pense pas. Ils mettent, en quelque sorte, chez
les gens un point, une espèce de cicatrice sur une expérience…

F. Guattari : Pitié ! C’est comme tu disais : c’est facile de jouer du piano, comme s’il suffisait de
mettre les doigts sur les touches pour savoir jouer… Par ailleurs, ça ne veut rien dire « devenir adul-
te » ; tu transbahute un concept d’adulte. Peut-être qu’ils deviennent enfants plutôt qu’adultes. En
tout cas, comme les gens à initier restent les mêmes, pèsent le même poids après le rituel, ils ont pour
ainsi dire une greffe de virtualité, bien plus une greffe de possible qui les a changés totalement…

M. Houseman : Ce qui est étonnant, lorsqu’on questionne les gens qui ont passé l’initiation, c’est
qu’ils n’arrivent à rien dire. Ils disent seulement : « Ah ! que c’était dur ! »

F. Guattari : Ce n’est pas parce qu’ils n’arrivent à rien dire qu’ils ne sont pas changés pour autant.

M. Houseman : Changer, pour eux, revient seulement à avoir un repère par rapport auquel ils se
situent vis-à-vis des autres.

Marika Moissefff : Pour rejoindre les deux points de vue, celui de Félix et de l’anthropologue, il me
semble que le problème est le suivant : (à Félix) quand tu parles des mathématiques, tu prétends qu’il
y a un univers de référence qui est extérieur, puis les gens cherchent à trouver l’univers de référen-
ce. Pour ma part, je ne le pense pas. Selon moi, la référence qui donne un sens à l’extérieur c’est
l’action de chercher. Dans le rituel, la référence est l’acte qui donne sens à quelque chose à l’exté-
rieur. Nous, nous avons toujours un processus, c’est-à-dire que nous écrivons un raisonnement qui

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


s’est effectué, par exemple, en mathématiques, en disant : c’est ça la référence. Mais, pas du tout !
la référence, c’est ce que tu fais dans l’action, quand tu cherches. Je crois que c’est là qu’il y a une
différence de point de vue.

M. Elkaïm : (à M. Houseman) Dans ta problématique où il y a les initiateurs, les initiés et les non
initiés, que faire de cette trilogie ? Et comment lier tout cela ? Puisqu’on parle de monothéisme, cela
m’a rappelé une chanson de mon enfance sur le sacrifice d’Isaac (ou Ismaël) par Abraham. Dans cet
événement, il y a, disons le sacrificateur, celui qui a failli être sacrifié, mais le troisième terme est
l’autel où allait se dérouler le sacrifice. C’est amusant que Michaël pense aux non initiés et que, dans
la chanson, on pense à Isaac (ou Ismaël) avec une histoire d’autel entre eux et Abraham. Moi, ce qui
me fascine, ce n’est pas le troisième terme, c’est bien au contraire l’assemblage qui fait les termes.
La question est de savoir qui fait les termes, notamment celui constitué par l’autel qui est comme
une sorte de trait entre un numérateur et un dénominateur, dans une histoire de tiers et dans deux
mondes d’initiés. Qu’est-ce qui fait que c’est ça qu’on choisit comme éléments à lier, et quel est cet
assemblage auquel on est pris et qui fait que ça s’impose ainsi ? Évidemment, le piège, là-dedans,
est la double contrainte ; parce que si on pense en double contrainte on a les deux termes initia-
teurs/et initiés pris en double contrainte, et les autres : où sont-ils ? Sauf avec eux, ils sont là, en l’air,
ils flottent. Mais, si tu repenses autrement cela, non en termes d’initiateurs et d’initiés, mais en
termes d’un assemblage où sont engagées différentes choses à la fois dans cette histoire, alors
d’autres possibilités peuvent surgir.

X. : La société va garder ce qu’elle fait toujours. Elle ne va pas rénover et faire casser. Je ne com-
prends pas l’idée de créativité dans cette histoire, quand il s’agit, dans cet agencement, de garder ça,
comme cela, pour que ça puisse se répéter l’année suivante…

M. Jolivet : C’est peut-être complètement à côté, ce que je veux dire, mais c’est Mony qui m’y a fait
penser. Au fond, Dieu dit à Abraham : il ne faut pas tuer le fils, il faut tuer l’agneau. Il me semble
que la peinture fonctionne un peu comme cela. C’est-à-dire que c’est complètement fait d’illusions,
complètement métaphorique et dérisoire. Dérisoire, mais en même temps difficile. Comme disent les
initiés, au retour de leur parcours initiatique : c’est difficile et c’était dur. Pour les peintres, on conti-
nue à faire fonctionner cette illusion, cette chose dérisoire qui est la peinture et qui marque une dis-
tance justement par rapport à cette métaphore : tu ne tueras pas ton fils, tu vas tuer un agneau sym-
boliquement. Mais la chose reste présente : il s’agit bien du fils.

F. Guattari : Quand on dit que la référence est au niveau du processus mis en œuvre, n’y a-t-il pas le
risque d’en faire, à ce moment-là, une sorte de mini deus ex machina, de mini opérateur dans le sujet
de mutation qui s’ouvre ainsi à des procédures possibles ? Alors que précisément cette charge de pro-
cessualité – je pense, par exemple, à des opérations mathématiques, rituelles ou musicales – est évi-
demment liée à une initiation, à un indécidable. On a créé un indécidable, là où normalement tout
était décidé, téléguidé. Il y a, pour ainsi dire, un coefficient de liberté, un jeu, une façon de dis-poser
tel ou tel type d’élément. Mais, alors, ne faut-il pas justement des éléments disposés en dehors de
l’individu ? Ne faut-il pas une scène, et même un oubli actif des anciennes scènes, pour pouvoir faire
que, d’un seul coup, ce nouveau mode de subjectivation soit porté par ça ? Il y a, bien sûr, une sorte
de fonction d’oubli, même du processus productionnel mis en œuvre. On voit, bien là, que les élé-
ments de mise en place de cette nouvelle scène mettent en conjonction, en disposition les dimensions
totalement hétérogènes par rapport à la représentation qu’on a ordinairement de la subjectivité. C’est
à mon avis, là, qu’il faut, d’une certaine manière, revisiter l’animisme. Ce qui peut faire office de
charge d’indécidable, de noyau catalytique de cette processualité, c’est quelque chose qui peut être
simplement de voir un tronc d’arbre mort à tel endroit, quelque chose de l’ordre du satori et du zen.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


La mémoire existentielle qui va faire que tout va changer, ce n’est pas forcément quelque chose qui
est intériorisé comme processus dont on pourrait tenir un discours : depuis que je suis allé voir ce
film, je ne pense plus la même chose du cinéma. Mais, ce n’est pas ça, parce que, là, tu peux tenir
au moins un discours sur ce qui est advenu. C’est plutôt quelque chose à cristalliser, comme dans
une expérience psychotique : et quand j’ai vu, je n’ai rien à en dire, mais en tout cas plus rien n’est
pareil, le monde n’a plus la même couleur, n’est plus porteur des mêmes possibilités, il n’est plus
dans les mêmes champs de virtualité. Donc, on voit que l’opérateur de subjectivation peut advenir,
à ce moment là et absolument, dans des agencements, dans des ensembles qui sont extra…

M. Moisseeff : Je crois que nous sommes relativement d’accord. Dans l’exemple pris, typiquement
celui du rêve australien, avec la référence à l’arbre, quand on voit l’arbre et on en fait quelque chose,
il s’est passé quelque chose, il y a eu naissance d’un enfant. C’est à ce moment-là que ça prend sens.
Quelque chose s’est effectivement réalisé qui à nouveau va donner sens à quelque chose…

F. Guattari : Je veux bien admettre que vos différents agencements a (le village), b (espace intermé-
diaire, sorte de sas social) et c (la forêt) tournent en rond. Ça ne me dérange pas du tout qu’ils soient
pris dans un circuit qui ne soit pas créationniste. Le problème est qu’ils sont discernabilisés. Il est
possible qu’il y ait d’autres systèmes d’agencements qui soient plus ouverts et plus créatifs.
Autrement dit, qu’il soient refermés sur le cycle des naissances et sur la recomposition sociale, pour
moi, ce n’est pas une objection, parce qu’effectivement c’est un cycle d’historicité courte, et dans
d’autres configurations, les agencements s’ouvriront sur une historicité ouverte avec de grands phy-
lums historiques Très bien, je vous l’accorde. La question est de savoir ce qui est producteur de sub-
jectivité, ce qui rentre comme composante de production de subjectivité au sein de chacun de ces
agencements. C’est beaucoup mieux visibilisé, là, que dans nos sociétés où il y a un dualisme tel
qu’on ne voit plus du tout ce qui engendre la subjectivité.

X. : D’après l’exemple développé par Michaël, l’initiation vise à faire passer les garçons (êtres de
sexe masculin) à l’état d’homme. C’est cela qui se passe aux termes de l’initiation.

M. Houseman : Ça les habilite à faire ce que font les autres : se marier…

X. : Ce processus de changement a des significations complexes qui se jouent dans ce rite d’initia-
tion, c’est-à-dire qu’il y a un garçon qui meurt et puis il y a un état d’homme qui naît. Cet état d
homme a un sens qui n’est probablement pas réductible au synonyme « devenir adulte ». Ça veut
peut-être dire être humanisé par rapport au cosmos, aux animaux etc. C’est dans tous les éléments
signifiés par l’état d’homme dans cette société que l’initiation intervient dans le processus où les
états antérieurs meurent et où, symboliquement et à travers ces épreuves, cet état nouveau se joue.
Je pense que cet état n’a peut-être pas le même sens que devenir adulte ou autonome dans la théra-
pie ou ailleurs.

X. : Il me semble qu’on retrouve les quatre éléments. Restant toujours dans le modèle thérapeutique,
il y a d’abord la surprise, tout à fait essentielle, puis le secret, ensuite l’irréversible, à savoir qu’après
avoir traversé cette existence, plus jamais comme dans la gestaltpsychologie, on ne peut voir le vase
qu’on avait vu, sans revoir le visage. Le vase et le visage : ça c’est irréversible. On ne peut plus
jamais ne revoir que le vase. Et, enfin, il y a le point de risque, c’est-à-dire qu’il y a toujours – au
contraire des fusillades où il n’y a qu’un fusil vide – onze fusils vides, mais le douzième est chargé.
Il y a cela aussi, mais ce n’est pas la répétition, parce que la répétition serait que personne ne meure.
Il n’y a pas de répétition, parce qu’effectivement il y a risque, comme en thérapie où on peut laisser

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


aussi sa peau. Je pense que ces quatre éléments sont indispensables : la surprise, le secret, l’irréver-
sible de la perception qui est de la création – la création irréversible de la possibilité de ne voir
qu’une chose –, et puis cette dernière chose qui est quand même le risque : il y a une chance sur n
d’y rester. C’est possible d’y rester. Là, on est dans quelque chose qui est décidé et non répétitif, c’est
une chance sûre d’y rester. Je ne suis pas certain qu’on ira au bout, ni en thérapie ni ailleurs.

C. Severi : En effet, c’est une bonne objection de dire qu’une représentation, donnée comme tradi-
tionnelle et artificielle, est en fait un point réel, un épisode réel. Ceci dit, il y a comme un piège,
comme une épreuve offerte à l’univers vécu des personnes, par une procédure autour de laquelle il
y a en quelque sorte, des stipulations et des contrats. Or le point de vue selon lequel le type peut y
rester, que ça puisse en réalité passer dans la chair, c’est comme si on intensifiait au maximum la
menace. On peut dire que la menace est, elle, traditionnelle, alors que le risque ne l’est peut-être pas.
Il me semble qu’adulte ou enfant sont des mots-valise. Du point de vue simplement formel, il me
semble que, dans le discours qu’on est tenté de faire – et qui n’est peut-être pas celui qu’on fait – il
y a le risque de déplacer le point de vue, c’est-à-dire que, lorsqu’on décrit les épines, l’arbre à cola,
en un mot les épreuves elles-mêmes, on est en train de parler des points de vue de l’initiant et de
l’initiateur. On parle de ce qui se passe dans leurs contextes, dans leurs territoires, etc. Quand on dit
que la transformation est arrivée et réalisée, on glisse en fait dans le discours de la société sur elle-
même. Personnellement, je n’ai pas une théorie de la cicatrice. Pour ainsi dire, je n’ai aucune idée
de ce que ça peut donner.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


PHILIPPE ADRIEN

L’improvisation

« C’est bien, je fais grand cas du génie et de l’art, usez-en,


mais laissez quelque chose au hasard. »
(Goethe)

F ÉLIX GUATTARI M’A DEMANDÉ DE TRAITER de l’improvisa-


tion, alors que j’avais envisagé de parler d’un acteur qui
récemment jouait une pièce de Witkiewicz que j’ai mise en
scène. Mais je comprends que l’improvisation soit un sujet
qui paraisse plus attrayant. On pourrait se demander comment
aborder ce thème-là, c’est-à-dire en lisant un exposé ou jus-
tement en tâchant d’en parler en improvisant ; soit à peu près
la question qui se pose à l’acteur : va-t-il interpréter un texte,
ou bien se livrer à une improvisation ?
Je serais tenté, pour ma part, d’essayer de parler. Il me semble
qu’ainsi j’aurai plus de chances de toucher à l’essentiel de ce
qu’est improviser et jouer, improviser ou jouer, ce que c’est :
jouer. La formule de Goethe est évidemment parfaite. L’art
et le hasard… L’art ne suffit pas. Tout artiste est menacé de
sombrer dans l’académisme, s’il n’y prend garde, s’il perd le
goût du risque. Mais sans doute, à l’origine de cette pratique,
il y a une passion commune : le désir d’explorer, de s’aven-
turer… L’improvisation, c’est l’appel de l’inconnu. On y
court bien sûr le risque du faux pas, de ce qu’on appelle « le
trou », mais c’est peut-être là ce qui fascine. Quand on
improvise on se déplace au bord d’un gouffre. Je dois dire

CHIMERES 1
PHILIPPE ADRIEN

cependant que ce moment, où le comédien a un trou et sort


du rôle, est généralement exemplaire d’une vérité plus grande.
Je m’attache toujours à faire repérer ce phénomène aux gens
avec lesquels je suis amené à travailler, et spécialement à ceux
qui essayent de se former à cet acte de jouer la comédie. Au
moment où ils se trompent, où ils oublient le texte, où ils ne
savent plus la suite, il y a quelque chose, là, qui est plus vrai.
Cette sorte de tâche dans le jeu appliqué d’un comédien débu-
tant vaut mieux que tous ses efforts pour bien faire…
Je serai probablement amené à essayer de distinguer l’impro-
visation théâtrale et le psychodrame. Mais il y a bien sûr
quelque chose de commun entre les deux qui tient au fond à
notre condition. Nous sommes à la base des improvisateurs
et nous ne cessons d’avoir à inventer la suite. Ce qui du reste
nous met assez souvent dans l’embarras. Dans la pratique
théâtrale, évidemment, c’est pareil. Il y a comme de juste des
gens pour dire le contraire et soutenir un point de vue magis-
tral sur la mise en scène ou le travail de l’acteur. Il n’empêche
que c’est bien par tâtonnement, soit en « laissant quelque
chose au hasard » que l’acte théâtral singulier parvient à s’éla-
borer. L’improvisation est la base du travail de théâtre.
Cependant, c’est aussi autre chose : une sorte d’impossible
qui consisterait dans une représentation qui, justement, au lieu
d’avoir été élaborée puis apprise, serait produite immédiate-
ment. Ce soir on improvise…
Diderot, qui pourtant avait sur le jeu de l’acteur un point de
vue qu’on pourrait qualifier de froid, préférait « l’ivresse du
jeu à l’italienne au raide, au pesant et à l’empesé du théâtre
francais ». Du bon comédien italien, un certain Gérardy écri-
vait que c’est « un homme qui a du fond, qui joue plus d’ima-
gination que de mémoire, qui compose en jouant tout ce qu’il
dit, qui sait seconder celui avec lequel il se trouve sur le théâtre,
c’est-à-dire qui marie si bien ses paroles et ses actions avec
celles de son camarade, qu’il sait entrer sur-le-champ dans tout
le jeu et dans tous les mouvements que l’autre lui demande ».
Évidemment, ce qui s’improvisait, dans ce cas de la comédie
italienne, c’était non seulement le jeu, mais aussi le texte, le
dialogue. Nous y reviendrons : ce qui caractérise l’improvisa-
tion dramatique par rapport à toute autre forme de travail théâ-
tral improvisé, ce qui l’autorise aussi, c’est l’interlocution.

CHIMERES 2
L’improvisation

Il n’y a pas d’époque qui ne voie revenir cette question de


l’improvisation. Et même quand elle est abandonnée comme
fin en soi, il faut encore expliquer pourquoi.
Au XXe siècle il y a eu deux grandes flambées. La première,
dans les années 1910-1920-1930, avec Copeau, Dullin et
Jouvet. Il y a une correspondance entre Jouvet et Copeau tout
à fait intéressante à ce sujet-là. Soit dit en passant, ces
hommes étaient animés par une passion qui, aujourd’hui, ne
se rencontre pas souvent, au moins sur ce mode de l’épan-
chement épistolaire. Jouvet écrit qu’il a enfin compris ce que
Copeau veut faire, avec ce qu’il appelle « la nouvelle comé-
die » (c’est-à-dire une commedia dell’arte moderne) et il
manifeste un intérêt passionné pour cette recherche qui va
consister, selon lui, dans la découverte et l’étude de tous les
types possibles de personnages… Pour Copeau, l’objectif est
clair : « sortir de la littérature, raviver la commedia dell’arte,
mais avec des types nouveaux… » À la sortie du répertoire
doit s’ajouter « la création d’un nouveau style de jeu. L’habi-
tude de l’improvisation rendra au comédien la souplesse,
l’élasticité, la vraie vie spontanée de la parole et du geste, le
vrai sentiment du mouvement, le vrai contact avec le public,
l’inspiration, la fougue, l’audace du farceur, et quel ensei-
gnement pour nos poètes ! » Remarquons que le terme de
« vrai » revient à plusieurs reprises. Ainsi, pour Dullin, il
s’agissait de « développer l’instinct dramatique, non pas cher-
cher des types de personnages, des modèles de comportement,
mais un état créatif ». Ce n’est déjà plus tout à fait la pers-
pective d’un théâtre improvisé. Il y aurait ainsi deux ten-
dances opposées, et une oscillation entre les deux : soit on
définirait des modèles de dramatisation qui seraient ensuite
exploités de manière immédiate, soit on chercherait un
accord, une vérité plus grande, une sorte de plénitude. Un peu
ce que Cézanne appelait un « écho parfait ». Peter Brook est
encore plus radical, puisque, traitant de l’improvisation, il a
évoqué une « rencontre avec le vide ». Ce que nous avions
jadis avec Jean-Claude Fall cerné à la fois comme moyen et
comme fin en reprenant les termes du sorcier de Castaneda :
« le ne pas faire. » À frôler cette zone où le théâtre se trouve
sur le point de disparaître, l’acteur atteindrait à ce que son art
comporte de proprement ineffable !

CHIMERES 3
PHILIPPE ADRIEN

La seconde flambée d’improvisation date d’une vingtaine


d’années – Mai 1968. Mais en fait, pour le théâtre, elle com-
mence avant. Dès 1965, tout le monde est averti que quelque
chose se passe. Il y a de nouvelles révélations et quelques
prophètes.
Pour ma part, quand j’ai commencé à faire du théâtre, ce qui
m’a frappé, en fait, ce n’est pas l’improvisation, c’est plutôt
le contraire. C’est l’aspect de « maîtrise » qui a cours aussi
dans la pratique théâtrale. « Maîtrise » équivoque, bien sûr,
avec « mettre en scène »… Ce qui rappelle autrement le
caractère démiurgique de la pratique en question. Ce qui m’a
frappé d’abord, c’est l’ordre de la mise en scène, cette possi-
bilité qu’a le metteur en scène d’ordonner ce qui va se trou-
ver constituer la représentation.
Tout ce que j’ai pu faire, par la suite, a consisté à renoncer à
l’illusion qui s’ensuit : celle de tout contrôler. La première
fois où j’ai mis en scène, j’indiquais tout, non seulement les
actions physiques et les déplacements, mais les inflexions et
les intensités des voix. Le contraire de l’improvisation. Mais
c’était ce point de vue-là qui gouvernait le théâtre. Si l’impro-
visation se manifestait, c’était comme particularité, voire
comme travers de certains tempéraments artistes. Je pense en
particulier à Jean-Marie Serreau. Ce qui frappait chez lui,
c’était son talent d’improvisateur et l’embarras où cela le met-
tait dans la profession. On disait qu’il eût gagné à être plus
ordonné. En tant que producteur, c’est possible en effet. Dans
ces années 60, on voit donc réapparaître ce qui avait cours
chez des gens comme Copeau et Dullin, c’est-à-dire une sorte
d’entraînement quotidien qu’à ce moment-là on a appelé
« training ». En fait, cela nous venait autant de l’Est que de
l’Ouest. De l’Est par Grotowski et de l’Ouest par le Living
Theatre et ses différents épigones. Mais Grotowski et le
Living Theatre représentent deux tendances différentes
concernant le travail théâtral partant de l’improvisation. Chez
Grotowski, elle était destinée à mener une « partition » com-
plexe, voire savante ; au Living elle avait pour fonction de
préparer à un acte en quelque sorte incontournable. À l’arri-
vée, dans un cas comme dans l’autre, les spectacles étaient
assez fixés. Ce n’est pas mon propos, mais il faudrait sans
doute examiner de plus près la fonction exacte de l’improvi-

CHIMERES 4
L’improvisation

sation dans la pratique de cette avant-garde des années 60.


Plus généralement, que se passe-t-il lorsqu’on improvise plu-
sieurs fois sur le même thème ? Quelle est la nature de
l’objectif poursuivi ? Veut-on découvrir, inventer d’autres
choses ? Ou bien faire tomber – à l’usure – ce qui dépasse ?
Canaliser, enfermer ce qui déborde ? Ces questions sont
importantes pour ce qui concerne la création de spectacles de
théâtre par improvisations successives, sans aucune forme de
procès. Et puis voilà mai 68 dont on a dit que ce fut une
magnifique improvisation, ou encore un gigantesque psycho-
drame. La fête ou la chienlit. Avec l’improvisation on a tou-
jours affaire à cette espèce de battement positif/négatif.
En 1969, j’ai eu la veine de découvrir le travail d’un metteur
en scène suisse, Alain Knapp, aujourd’hui directeur de l’École
Nationale de Strasbourg et qui alors pratiquait l’improvisa-
tion avec sa compagnie le Théâtre-Création de Lausanne.
Sans cette rencontre, il est possible que l’improvisation ne
m’eût jamais concerné que de façon accessoire. Dans le mou-
vement où allait le monde à ce moment-là, cette équipe a joué
un peu partout… Ils pratiquaient l’improvisation en public.
Les comédiens étaient entraînés, formés pour cela. Pas du tout
sur le mode où ils se seraient livrés à une sorte de happening,
ce qu’on avait vu depuis le début des années 60… Non, ce
qu’ils faisaient consistait à présenter, à réaliser en public,
immédiatement, des actions dramatiques structurées, c’est-à-
dire des sortes de pièces de théâtre improvisées. Cela suppo-
sait évidemment une formation tout à fait particulière, une
pratique et un entraînement quotidiens. J’ai d’ailleurs, à ce
moment-là, pris le risque de vouloir pousser des gens avec
lesquels je me trouvais travailler dans cette démarche et ça
s’est très mal passé, probablement parce que j’avais mal pré-
senté les choses, parce qu’ils n’avaient pas choisi de venir
avec moi pour ce motif-là, mais sans doute aussi à cause des
difficultés intrinsèques de ce travail. Le groupe s’est dissous
et j’ai laissé tout cela de côté quelque temps pour faire de la
mise en scène. En fait, c’est au moment où nous nous sommes
rencontrés, avec Félix Guattari, que ces questions sont reve-
nues me préoccuper directement. Il y a quatre ans. Certes, de
l’improvisation au théâtre, je le répète, on ne cesse d’en faire
et on ne cesse d’en découvrir la nécessité. En effet, ce qui est

CHIMERES 5
PHILIPPE ADRIEN

important pour un acteur, ce n’est pas ce qu’il sait. C’est, bien


sûr, non seulement ce qu’il ne sait pas, mais ce qui va lui
échapper tout à coup. Donc, dans la position du metteur en
scène, on a tout avantage à créer des conditions de travail qui
fassent que les acteurs s’abandonnent, se laissent aller à
improviser. Mais disons que pendant un certain temps je n’ai
pas mené de recherche ou de travail particulier concernant
l’improvisation.
Il est probable que cette affaire m’est revenue, pour la raison
que, dans mon travail de metteur en scène, j’étais amené à
faire valoir de manière récurrente un point de vue qui
consiste, en gros, à dire aux gens qui sont ainsi embringués
dans la représentation : « Et si c’était un rêve… » C’est-à-
dire, en fait, à recentrer l’action dramatique, qui peut être plus
ou moins diffuse, sur un personnage. Il y a des pièces qui s’y
prêtent particulièrement bien et qui sont assez exemplaires de
ce type de dispositif. Je pense, par exemple, à la comédie de
Molière intitulée Georges Dandin. La preuve que Dandin
rêve, c’est que dans l’action même de la pièce, il va se trou-
ver égaré dans la nuit, confondant qui avec qui, à la porte de
sa maison, littéralement hors de lui. Il ne peut rien contre ce
qui lui arrive et presque jusqu’à la fin, il est trimballé, et sans
défense. Au lieu d’agir, il est agi.
Il serait bien sûr tout à fait abusif de réduire toute la drama-
turgie à ce point de vue-là. Mais, à tout moment à propos
d’une action dramatique, on peut dire à un acteur : « Et si ton
personnage, au lieu de pouvoir exercer une quelconque maî-
trise sur ce qui se passe, en était strictement incapable, si
c’était un rêve, si tu te trouvais là, à la fois dedans et dehors,
plutôt agi qu’acteur de cette histoire… » Ce point de vue a
poussé dans mon travail sans que j’y puisse rien, moi aussi.
Il y avait quelque chose par quoi il fallait que je passe si bien
qu’en 1977, au Conservatoire, j’ai fait une première recherche
sur le traitement scénique du rêve. Les difficultés que j’ai ren-
contrées alors tenaient, en grande partie me semble-t-il
aujourd’hui, à ce que ce n’est pas si intéressant que ça, pour
un acteur, de se dire qu’il est le personnage d’un rêve, je dirais
pour un acteur moderne. Comme de juste, il y a un rapport
entre la position de l’acteur moderne et un certain type de
revendication égotique du pékin citadin contemporain : savoir

CHIMERES 6
L’improvisation

où on en est, savoir ce qu’on fait du temps qui passe, savoir


ce qu’on fait de sa vie, et vouloir tenir tout ça en main. Or,
précisément, ce dont il s’agit dans un rêve, c’est de s’aban-
donner à une action dont la raison, la plupart du temps, vous
échappe. J’ai longtemps buté sur les mêmes difficultés qui,
pour une part, tenaient au peu d’intérêt que cette démarche
suscitait. Ça a changé le jour où j’ai eu l’idée de proposer aux
acteurs de travailler sur leurs propres rêves. À partir de ce
moment-là, ils ont vu les choses autrement. Attelés à leurs
propres affaires, ils se sont trouvés, les uns après les autres,
passer par une position particulière qui a été qualifiée de
« position du rêveur », c’est-à-dire justement de celui qui,
comme Georges Dandin tel que je le décrivais tout à l’heure,
est à la fois spectateur, acteur, metteur en scène, auteur – c’est
tout de même assez complexe –, mais à qui en plus tout
échappe. Ce travail évidemment donne lieu à des improvisa-
tions d’un genre très particulier dont la limite technique tient
au fait qu’il s’agit – en principe – de coller au récit du rêve.
Partant de là nous nous sommes avisés, avec Dominique
Boissel qui depuis quatre ans partage avec moi la responsa-
bilité de ce travail, qu’il y avait une analogie entre cette
« position du rêveur » et ce qu’on pourrait dire la « position
du poète ». Le poète et le rêveur ont en commun d’être
comme des aveugles : ils avancent à tâtons [n.d.l.r. Ph. Adrien
a mis en scène Les Aveugles d’après le roman d’Hervé
Guibert]. Il nous a semblé qu’il y avait là quelque chose qui
coïncidait et cela nous a justifiés de partir du rêve pour aller
plus loin. Essayer de progresser sur le plan de la capacité des
acteurs, ensemble, à créer quelque chose qui ne soit pas for-
cément un rêve ou la reproduction ou l’illustration ou la repré-
sentation d’un rêve. C’est à ce moment-là aussi que je me suis
mis à collaborer avec quelques écrivains. Nous animions avec
Enzo Corman un atelier d’écriture dramatique à Belfort, avec
de jeunes écrivains qui venaient un peu de partout. Je me suis
spécialement bien accordé avec deux d’entre eux, Olivier
Lorelle et Jean-Daniel Magnin que j’ai associés à différents
ateliers sur cette question de l’improvisation. L’idée étant bien
sûr d’opérer une sorte de va-et-vient entre l’écriture et le jeu,
entre les écrivains et les acteurs. Pour ce qui est de l’écriture :
réécriture d’improvisations, ou composition de canevas

CHIMERES 7
PHILIPPE ADRIEN

destinés à être ensuite improvisés. Pour ce qui est de l’impro-


visation, travaux au canevas plus ou moins préparés et aussi
travaux sur les textes résultant de ces différents processus.
Entendons-nous, ce dont je parle à l’instant comme objectif,
c’est bien de ce que j’ai appelé précédemment l’improvisa-
tion dramatique, ou encore la création immédiate d’actions
dramatiques structurées. C’est pourrait-on dire l’improvisa-
tion au sens strict qui se distingue de tout ce qui a cours
comme improvisation – tous les modes de répétition-à-peu-
près, mais aussi les pantomimes, les style « grommelo » ou
« chants du monde », faire l’arbre, le tigre, la porte ou
l’avion… – dans le travail théâtral en général. À mes yeux,
celui qui de nos jours a le mieux cerné le problème tant théo-
riquement que pratiquement, c’est Alain Knapp. Il m’a sem-
blé aller de soi de faire appel à lui au moment de m’engager
dans cette voie. Je ne saurais exposer sa méthode, mais je puis
essayer d’en présenter les aspects qui me paraissent les plus
caractéristiques.
Tout part de l’hypothèse – assez folle – selon laquelle il serait
possible, sans s’être concertés, de se lancer à plusieurs dans une
improvisation et de parvenir ensemble à théâtraliser une fiction
dramatique avec un début et une fin – soit le rêve de faire « un »,
même s’il s’agit de mettre en scène des conflits, à plusieurs ;
« un » c’est-à-dire l’auteur dont l’existence est ici virtuelle.
Mais, pour une part, cette approche méthodique de l’impro-
visation se fonde sur un repérage correct du dispositif conven-
tionnel qui fait fonctionner le théâtre. Ainsi de la fonction du
dialogue dramatique ou encore de l’interlocution. Il en sera
de même en improvisant. En parlant, en se parlant, les acteurs
constituent et révèlent l’identité des personnages, ainsi que
les enjeux qui les animent.
De fait, on est loin de la Commedia dell’arte qui met en scène
des types, des masques. Avec Arlequin, Pantalone,
Matamore, Polichinelle on est en quelque sorte prévenu,
même si le jeu consiste à créer malgré tout la surprise. Je dis
bien « malgré tout » dans la mesure où cette improvisation de
la Commedia a eu tendance à se figer peu à peu dans ce qu’on
appelle « des traditions ». Non, ici, ce dont il s’agirait, c’est
d’un théâtre improvisé au point de complexité et de précarité
atteint par la dramaturgie écrite du XXe siècle.

CHIMERES 8
L’improvisation

Évidemment on songe à Ionesco et Beckett dont il a été assez


dit, au point que c’est devenu une tarte à la crème – voilà une
tradition – qu’ils traitaient de l’incommunicabilité. Or, ici en
improvisation il faut d’abord : s’entendre – ce qui ne va pas
de soi – ou s’exercer en se contraignant à s’écouter – ce qui
a pour conséquence de responsabiliser celui qui parle :
« Puisqu’il parle, c’est qu’il a quelque chose à me dire, je
l’écoute. »
« Je t’écoute. Tu vas me dire non seulement qui tu es, mais
aussi ce que je suis pour Toi. » Aussi étrange que cela puisse
paraître, le plus diffıcile est bien d’écouter, car dans l’igno-
rance où sont alors les deux protagonistes de ce qui est la rai-
son de leur rencontre, de ce qui les unit et aussi bien les
oppose, la pente naturelle, où ils glisseraient, s’ils n’étaient
armés des rudiments de cette méthode, serait bien évidem-
ment de se précipiter à prendre la parole pour s’en débarras-
ser aussitôt par une question, à peu de chose près : « Peux-tu
me dire ce que je fais là ? » Il faut d’emblée viser l’inverse,
soit fournir des réponses, constituer une situation, faire appa-
raître des personnages, s’engager dans une action.
Chacun est responsable de son écoute et de sa parole. Toute
information doit être impérativement prise en compte autant
par celui qui la reçoit que par celui qui la donne, de façon à
éviter la faute ou refus de proposition, sous forme d’infor-
mation contradictoire qui ferait capoter la situation.
L’angoisse suscitée par l’improvisation est légitime. L’acteur
craint d’avoir une mauvaise idée et que son jeu en pâtisse…
Il faut l’amener à se situer autrement, à se dégager de ce souci
de la « bonne idée », lui faire admettre qu’il n’y en a pas de
mauvaise et que toutes nos « idées » nous viennent par asso-
ciation. Il faut donc se saisir rapidement et sans réticence du
matériau qui se trouve là, devant soi à portée de main.
Concrètement, nombre d’exercices consistent à préparer à
plusieurs en un temps très bref des improvisations qui doivent
mettre en jeu un petit stock d’informations réunies de façon
plus ou moins automatique.
Après s’être ainsi exercé pendant quelque temps, et en obser-
vant avec soin les consignes de base, on parvient à des résul-
tats intéressants. Le danger est toujours là, mais on est entré
dans un processus qui consiste à faire avec : un jeu.

CHIMERES 9
PHILIPPE ADRIEN

Cet aspect de jeu n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux,


même si le « ludique » a fait fureur sur nos scènes au cours
des vingt dernières années… Manœuvres de séduction et
complaisance de la mise en scène à l’égard de l’Université
qui, elle, y retrouve ses petits, ses petits enfants. Non, au
théâtre, nous avons plutôt le goût de ce jeu sérieux, serré et
exigeant qui consiste à mentir en vérité, à « mentir-vrai »
(Aragon), je dirais même à mentir-toujours-plus-vrai.
En fait, il y aurait probablement, dans le cadre scolaire et uni-
versitaire justement, quantité d’applications productives de
cette pratique de l’improvisation ou jeu dramatique sans que
le côté thérapeutique soit au premier plan comme dans les
psychodrames et autres sociodrames… Le problème est dif-
férent pour des artistes de théâtre qui, s’étant initiés aux rudi-
ments d’une telle méthode, ne peuvent manquer de se
demander comment réintroduire dans cette perspective de
l’improvisation un projet et une exigence esthétiques, com-
ment progresser, par quels moyens et dans quelle direction.
On va retrouver ici le clivage que faisaient apparaître les
options respectives de Dullin et de Copeau, ou mieux encore
de Brook et de Jouvet…
D’un côté bien sûr, comme toujours, la mystique des valeurs
essentielles que l’impro permettrait de redécouvrir, et de
l’autre une curieuse tentation encyclopédique-scientiste-struc-
turaliste qui, il faut l’avouer, ne manque pas de séduction
intellectuelle.
Le raisonnement est le suivant : puisque, pour parvenir à
improviser, les acteurs ont été conduits à intérioriser et à assu-
mer ensemble le dispositif conventionnel de la création dra-
matique, il y a tout lieu de supposer qu’ils gagneraient à se
préoccuper de repérer, puis d’expérimenter et d’intégrer les
figures, les modèles, les structures qui opèrent dans le réper-
toire de la dramaturgie – c’est délirant, et cependant l’idée
n’est pas tout à fait neuve. A la fin du XIXe siècle, un certain
Polti, provoqué par une réflexion de Goethe – encore lui ! –,
s’était attelé à démontrer qu’il n’y avait pas plus de 36 situa-
tions fondamentales dans toute la littérature dramatique.
Pour en faire la preuve, il avait tout de même compilé
quelques douze cents tragédies, comédies et drames… Tout
récemment, un psychanalyste, songeant à Lacan qui un temps

CHIMERES 10
L’improvisation

fut, paraît-il, en quête d’un fantasme inédit, s’est amusé à


reprendre ouvertement les 36 numéros de Polti en les quali-
fiant de « fantasmes ». Ce qui n’est pas étonnant. En effet, ce
point de vue sur la création dramatique qui serait ainsi réduc-
tible à une certaine quantité de figures n’est pas sans rapport
avec le projet de la psychanalyse, lorsqu’elle introduit des
repères considérés comme obligatoires. Œdipe, c’est bien sûr
une situation fondamentale. Et comment ! ? Trente-six, on se
dit qu’il y aurait moyen de s’y coller et du reste nous avons
commencé. Hélas ! Polti n’est pas à la hauteur de son projet,
et puis il y a un autre ouvrage paru plus récemment intitulé
Les Cent mille situations dramatiques…
Par-dessus tout, il faut ici écouter un peu les principaux inté-
ressés : les acteurs.
Pour la plupart, ils se situeraient plutôt de l’autre côté. C’est-
à-dire que même s’ils sont engagés dans une recherche por-
tant spécifiquement sur cet aspect de création dramatique
immédiate, ils en attendent d’abord un supplément d’être. Ils
se refusent à devenir des spécialistes de l’improvisation, se
méfient des « trucs », et au fond de toute technique qui ris-
querait de les éloigner de cette quête de l’acteur moderne
d’une authenticité toujours plus grande. Le paradoxe tient
bien sûr au fait qu’on ait le sentiment de pouvoir aller plus
loin dans ce sens en jouant Molière, Shakespeare, ou
Tennessee Williams qu’en inventant soi-même son rôle. Mais
c’est probablement que l’acteur manifeste de manière émi-
nente à quel point l’être et le paraître sont pour tout un cha-
cun intriqués.
C’est ce rapport entre, disons « ce qui est de l’âme », et la pré-
sence concrète, qui se met au point avec chaque acteur, et
entre les différents acteurs d’une distribution pendant les répé-
titions d’une pièce : dialectique complexe de l’intérieur et de
l’extérieur. Le metteur en scène ayant tendance – selon les
acteurs – à se préoccuper surtout de cette dernière part, tan-
dis qu’eux-mêmes se targuent de privilégier l’aspect d’inté-
riorité qui les concerne. Il faut néanmoins les entendre si la
robe ou le costume ne leur convient pas. Mais c’est clair : le
vêtement incriminé empêche tout simplement que s’effectue
de manière adéquate cette rencontre entre l’extérieur et l’inté-
rieur, le paraître et l’être. Nous sommes devenus à cet égard

CHIMERES 11
PHILIPPE ADRIEN

très exigeants. Le cinéma et tout ce qui s’ensuit n’y sont pas


pour rien. Nous avons aujourd’hui le goût extraordinairement
« vériste », ce qui serait risible si une certaine qualité d’émo-
tion ne semblait dépendre en effet de cet accord sur lequel la
représentation moderne ne cesse de raffiner.
Néanmoins, est-ce là le problème sur lequel butent les acteurs
en ce qui concerne l’improvisailon ? Ils disent que non. Que
les moyens de la représentation improvisée soient sommaires
leur est bien égal – ce serait plutôt en effet une problématique
de metteur en scène. Ce qui les gêne peut-être en improvisa-
tion, c’est de devoir sans arrêt réajuster leur jeu à une fiction
qui, du fait qu’elle s’invente en route, ne cesse de se dérober,
de fuir devant soi… L’improvisation provoque un déséqui-
libre, un porte-à-faux qui la rend suspecte aux acteurs.
En revanche, il semblerait bien que le public, pour les mêmes
raisons, prenne à la représentation improvisée un plaisir par-
ticulier, du fait que ce ne soit ni perdu ni gagné d’avance, et
qu’une performance soit en cours. Il y a toujours eu un peu
de cirque et de sport dans le théâtre et c’est ce que les
Québécois du théâtre expérimental de Montréal ont parfaite-
ment compris lorsqu’ils ont fondé, en se référant au hockey
sur glace, la première ligue d’improvisation. Le succès popu-
laire et l’ambiance de ces joutes de théâtre improvisé nous
font mesurer à quel point notre théâtre, lui, se fonde d’une
séparation toujours plus accentuée entre la scène et la salle,
entre ce qui est représenté et le public. Il n’est pas sûr que ce
soit mal, ni que tout ce qui se joue dans le cadre des ligues
d’improvisation soit de grande qualité, loin de là !… Je pense
même que d’avoir ainsi encadré cette pratique artistique est
une erreur, mais certains acteurs, certaines actrices qui prati-
quent l’impro comme sport avec la ligue française sont aussi
préoccupés de voir les choses autrement.
Pour ma part, dans le travail que j’ai engagé avec un petit
groupe de comédiens, j’ai voulu après une phase intensive
d’initiation, réduire autant que possible la « pression » que
par définition suscite l’improvisation. On dit parfois qu’il ne
faut pas chercher le résultat. En l’occurrence, il vaut peut-être
mieux ne pas vouloir à tout prix réussir l’impro. Au reste,
pour qui la réussir, puisque nous sommes, toute cette année,
restés entre nous ?

CHIMERES 12
L’improvisation

La vraie question porte évidemment sur le vrai et le faux,


c’est-à-dire le sentiment que c’est vrai ou bien cette abomi-
nable impression de fausseté. C’est Marie de l’Incarnation,
Marie Guyard, une mystique du XVIIe qui parlait d’un « cen-
seur impitoyable » et Marcel Bozonnet qui avait incarné ce
personnage me disait qu’il fallait selon lui, pour parvenir à
bien jouer, faire taire cette instance. Je crois que pour impro-
viser avec bonheur, c’est pareil.
Mais c’était prévisible, cette manière de faire un peu relâchée,
que j’ai voulue, a provoqué peu à peu une sorte de torpeur…
Si bien qu’il va falloir à un moment ou un autre réintroduire
de l’urgence, de l’exigence, soit tout ce qui empêche l’acteur
en improvisation d’être exactement dans son « assiette »,
comme on dit dans la cavalerie. Or, c’est cela l’objectif-clef
pour l’acteur moderne, cette « assiette », soit la meilleure den-
sité de présence. Il est clair qu’elle n’est pas sans rapport avec
une certaine tranquillité tant de l’esprit que du corps dont des
disciplines orientales, comme l’Aïkido, donnent aussi une
idée.
C’est donc paradoxal, mais à mon sens, parmi les bénéfices
qu’on est en droit d’attendre d’une pratique systématique de
l’improvisation, il y a précisément ce qui touche à cette
« assiette », cette « présence » de l’acteur qui, pour avoir été
d’abord en déséquilibre, acquiert ensuite un placement plus
assuré. Débarrassé de son vertige, il trouvera dans l’improvi-
sation le lieu par excellence d’émergence de son être dans le
jeu.
Il faut ici revenir sur la différence entre jouer le personnage
d’une pièce, et jouer en improvisation.
Le personnage de la pièce préexiste à la représentation. Le
texte déjà laisse deviner son existence. Puis, lorsque la pièce
a été répétée, tout se passe comme s’il attendait dans un pla-
card dont l’acteur le sort une heure avant de jouer. En
s’habillant, en se maquillant, il révise sa relation avec lui, et
au moment d’entrer en scène, si l’on peut dire, « ça colle »,
oui, comme la moustache postiche, ou la perruque.
En revanche, lorsqu’une improvisation s’engage, tout se passe
comme si l’acteur était nu, non pas sur la scène, mais au
milieu d’un vestiaire, d’un magasin ou d’une réserve de cos-
tumes. Il a alors deux possibilités : ou bien il file du côté des

CHIMERES 13
PHILIPPE ADRIEN

masques, il en enfile un et ne le quitte plus, mais il court alors


le risque d’un jeu stéréotypé ; ou bien alors il avoue sa per-
plexité et commence à procéder à des essais. Hélas ! c’est trop
tard, l’improvisation est commencée, et nous avons, sur la
scène, un acteur, éventuellement plusieurs – et c’est pire,
lorsque l’intersubjectivité s’en mêle – qui se racontent confu-
sément des bribes d’histoires correspondant aux personnages
qu’ils croisent en essayant des bouts de costumes…
C’est évidemment quelque chose de cet ordre qui le plus sou-
vent se produit en psychodrame. Mais les incertitudes, les
ratés, les contradictions, sont la matière même de ce qui sera
ensuite analysé. Ils ont autant de valeur que l’assomption d’un
rôle préalablement choisi par tel ou tel sujet engagé dans le
jeu.
En psychodrame, on définit un thème ou une situation, on
joue et pour finir on parle de ce qui s’est passé, c’est-à-dire
de ce qui a été vécu « en réalité » durant la fiction. Le pro-
cessus est censé révéler de l’inconscient. Ce dont il tient sa
valeur thérapeutique.
Dans l’improvisation dramatique, seul compte le temps du
jeu, et tout se passe au fond – si l’on tient à cette hypothèse
de l’inconscient – comme si les acteurs avaient en charge,
dans l’urgence de l’improvisation, de tirer de l’inconscient,
de cette matière brute, le meilleur parti, de le rentabiliser. Ce
qui se produit de temps à autre de manière aussi éblouissante
qu’imprévisible… Alors, comme par enchantement, chacun
est à sa place, le jeu se développe de telle manière que les his-
toires les plus compliquées paraissent limpides, tandis que les
plus simples touchent au cœur ; les paroles et les silences tom-
bent juste, « c’est comme si la pièce était écrite, une écriture
au milieu des êtres, une musique, un rythme ; on adhère à la
fiction, elle s’incarne, la parole cesse d’être indispensable ;
on a un sentiment de plénitude »… Ainsi s’exprimaient hier
les acteurs avec lesquels je travaille et que j’ai interrogés sur
ce qu’ils ressentent.
La ligue française d’improvisation est bien le seul théâtre
improvisé qui fonctionne dans ce pays. Aucune école
publique, nationale ou régionale, n’enseigne l’improvisation.
Pourtant, il y a là quelque chose qui continue de fasciner – les
raisons tiennent probablement au rapport originel du théâtre

CHIMERES 14
L’improvisation

et du sacré, de l’acteur et du possédé… Notre théâtre se veut


profane. La coupure m’a toujours semblé se situer au XVIIe
siècle à cause de Tartuffe et de l’affaire des possédées de
Loudun. Urbain Grandier est brûlé vif, mais Molière s’en tire
et Tartuffe est démasqué. Alors, tout paraît simple : les nonnes
de Loudun étaient des simulatrices, Grandier n’était pas un
sorcier, Molière était un honnête homme et Tartuffe un hypo-
crite. C’est vrai, sauf pour l’acteur, puisqu’il va devoir dès
lors assumer les choses – ce qu’il y a à jouer – dans leur com-
plexité réelle, soit à la fois le point de vue de Mme Pernelle
pour qui Tartuffe a Dieu sur lui, et celui de Dorine qui le
considère comme une crapule, jusqu’au point où il sera
conduit aujourd’hui, jouant Tartuffe, à nous le faire éprouver
comme un menteur-de-bonne-foi, c’est-à-dire un être possédé
de quelque folie…
Outre qu’elle constitue l’antidote indispensable à l’acadé-
misme et à la lourdeur de la production théâtrale de
l’Institution culturelle, l’improvisation dramatique met à vif
ces questions.

CHIMERES 15
Les séminaires
de Félix Guattari 13.12.1983
Trois figures du temps
Eric Alliez
Le temps. C’est un thème qui revient souvent ici. Aujourd’hui je voudrais vous présenter trois
figures du temps à travers trois philosophes qui sont Aristote, Plotin et Saint-Augustin. Je n’ai pas
du tout la prétention de faire un exposé exhaustif sur chacune de ces trois figures. Mon point de
départ est de dire que dessiner le montage de l’univers capitalistique a quelque chose à voir avec
essayer de faire l’histoire de la conquête du temps. Il y aurait donc un lien entre temporalisation
et capitalisation.

Je partirai d’Aristote où l’on trouve cette fameuse définition canonique, à savoir : le temps est le
nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ; avec toute la critique qu’en a fait
Bergson, disant : oui mais en fait on parle toujours de l’espace, on ne parle jamais du temps et la
grande inconnue c’est le temps. Or Aristote apparemment ne l’ignorait pas puisque le Livre IV de
la Physique s’ouvre sur un certain nombre d’apories avec cet objet, ce concept aveuglant qui est
le temps.
Dans l’Éthique à Nicomaque on se trouve confronté à un tout autre objet, la monnaie, et apparaît
cette autre définition : la monnaie est le nombre du besoin. On se trouve donc avec deux objets,
on ne voit pas du tout a priori ce qui peut les unir : le temps, la monnaie. Or là où l’histoire s’ac-
célère un peu chez Aristote, c’est quand il parle de la chrématistique qui a le pedigree du fameux
univers capitalistique. On est dans l’âge où la propriété commence à être complètement décodée,
l’argent circule, la dette, l’obligation, c’est l’affaissement de la polis grecque ; or il réfère mysté-
rieusement cette chrématistique et l’usure à une toute autre figure du temps c’est-à-dire non plus
une figure du temps-mouvement avec un certain type de présent, mais un temps cette fois-ci abs-
trait, qui n’est plus cardinal, mais qui est un temps ordinal, un temps de la série, un temps qui s’af-
fole, un temps qui s’emballe, un temps qui n’est plus nombré et que ne nombre plus le mouve-
ment des corps, que ces corps soient des marchandises ou que ces corps soient de bons citoyens,
les fameux citoyens de la polis, de la cité grecque. Donc là il y a manifestement chez Aristote un
lien entre la capitalisation (qu’il appelle la chrématistique) et les processus de temporalité.
Donc, d’un côté un temps-mouvement qui est ce temps physique et d’un autre côté un temps abs-
trait qui aurait immédiatement quelque chose à faire avec le socius.
Ce qui est intéressant, c’est que cette émergence de la figure du temps abstrait est synonyme
d’une nouvelle figure du temps que j’appelle un temps-puissance c’est-à-dire une certaine puis-
sance machinique du temps qu’Aristote réfère au phénomène de l’usure, c’est-à-dire, pour parler
moderne, au phénomène du crédit.
Je ne veux pas du tout dire que le crédit moderne soit la même chose que l’usure dans le monde
antique, ce serait complètement absurde, ni même que le monde antique révélerait les formes les
plus modernes de l’économie fiduciaire.
Trois figures du temps donc : temps-mouvement, temps abstrait, temps-puissance.
Temps cardinal : le temps est, d’une certaine manière, subordonné au mouvement, est un attribut
du mouvement. Avec tout de suite d’ailleurs un problème que pose Aristote : quand on dit le
temps est le nombre du mouvement, c’est que quelqu’un nombre ce mouvement ; donc quelle est
à ce moment-là la place de l’observateur ? du sujet nombrant le temps ? S’agit-il du nombre nom-
brant ou du nombre nombré ? Cette représentation physique du temps pose d’autres problèmes et
c’est là qu’il faut revoir la vieille opposition que l’on trouve dans tous les manuels de philo, à

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


savoir : le temps grec serait un temps cyclique, le temps chrétien serait un temps linéaire, recti-
ligne, irréversible. Or, il s’agit bien là aussi d’un temps linéaire même s’il est référable à ce
qu’Aristote appelle : la sphère des fixes (donc un mouvement circulaire).
C’est donc si vous voulez une ligne : passé, présent, avenir. Le temps coule, le temps passe et
l’observateur se borne à enregistrer ce passage objectif, d’où le fait qu’on puisse effectivement
parler d’un temps physique et l’on sait l’importance qu’accordait Aristote à la physique.
Ce type de mouvement (et c’est là qu’il y a aussi un autre type de conjonction, on n’est pas sim-
plement dans l’histoire des sciences) est bien sûr un mouvement naturel et c’est un mouvement
uniforme. Ce n’est surtout pas un mouvement artificiel ou un mouvement convulsif.
Si l’on essaye de comprendre ce qui se passe entre le temps-mouvement et le temps abstrait, c’est
bien sûr l’irruption d’un certain type de mouvement convulsif qui est le mouvement même du
socius, c’est-à-dire l’accélération de l’histoire, l’histoire d’un certain type d’organicité qui est
l’organicité politique grecque ; c’est un mouvement convulsif qui implique l’émergence d’un
temps abstrait où le temps abstrait se dégage du mouvement et va même pouvoir le gouverner, à
savoir que par le phénomène de l’usure, je vais effectivement gouverner, agencer le mouvement
des marchandises à la surface de la cité.
Il est relativement clair que cette continuité linéaire du temps venu du passé, allant vers l’avenir,
n’est bien sûr qu’une image de la continuité cyclique, dont je crois que le rapport n’est pas du tout
d’opposition mais de complémentarité.
Le mouvement et le temps, on les retrouve au niveau de l’Éthique puisque le présent est déter-
miné par ce qui se passe entre l’émergence du besoin et sa satisfaction, étant dit qu’il n’y a pas
du tout émergence de nouveauté. Il y a une stabilité, une clôture, et cela aussi Bergson l’avait très
bien vu en étudiant la physique aristotélicienne.
J’avais conclu, il y a quelques mois en disant que la chrématistique vide donc la cité de sa pré-
sence à elle-même, en affranchissant le signe monétaire de tout rapport à son référent naturel, à
savoir le besoin et la répétition du besoin qui marquait les limites du présent et condensait la
mémoire collective de la communauté, qui exprimait le temps propre de la polis, donc le temps
politique.
Donc ce temps physique, ce temps-mouvement, c’est proprement le temps politique grec.
Il est évident qu’il y a un mouvement d’anticipation et de conjuration (pour reprendre un concept
qui appartient à Deleuze et à Félix) dans ce rapport entre temps abstrait, temps-mouvement et
temps-puissance. Pourquoi l’émergence de ce temps-puissance au niveau de la chrématistique ?
Sinon parce que l’usure, le crédit ne sont autre que le futur s’escomptant en valeur actuelle.
D’une certaine manière le mouvement est inversé : la marche du temps vient du futur pour aller
vers le passé, en passant par le présent qui, à ce moment-là, n’est plus que le médiateur du futur.

Passons à Plotin. J’explique un peu pourquoi je pose cette ligne : selon moi, l’émergence de l’uni-
vers capitalistique passe effectivement par l’histoire de la conquête du temps. Mais quel est le
grand moment de cette conquête ? C’est le processus de subjectivation temporelle, c’est-à-dire
que le temps n’est plus un attribut du mouvement, mais s’autonomise et rentre dans un étroit rap-
port avec l’émergence de la subjectivité. Et il n’est pas indifférent, bien évidemment que la sub-
jectivation du temps coïncide avec les grands penseurs chrétiens, en particulier Grégoire de
Niepce et Saint-Augustin, et que ce soient ceux-là même qui posent le problème d’un temps sub-
jectif.
Si on essaye de trouver une composante de passage entre Aristote et Augustin en tant que (comme
dit Klossowski) l’une des premières figures ou la première figure de la conscience moderne,
immédiatement on rencontre Plotin.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


Sur le problème spécifique du temps, ce qui est intéressant c’est que pour Plotin le temps ne se
réfère plus au mouvement, c’est un temps dérivé qui n’a pas grand intérêt, mais par contre, com-
prendre la nature du temps c’est rentrer en rapport étroit avec la nature de l’âme du monde. Il ne
s’agit pas encore de l’âme impersonnelle, de l’âme subjective.
Et ce rapport est un rapport d’écart. Le temps est véritablement pour Plotin un écart qui se traduit
par une aspiration perpétuelle et un désir infini. Donc le mouvement pour lui, la kinésis grecque
devient le mouvement du désir de l’âme du monde qui s’écarte de la contemplation de l’Un, de
l’intelligible, régi évidemment par l’Éternité, pour aller vers le sensible et créer dans ce mouve-
ment même d’écart et de détournement de l’univers sensible.
Là aussi il y a véritablement une chute. Il y a les trois premières hypostases chez Plotin, qui sont
l’un, le nous (l’intellect) et l’âme du monde. C’est évidemment la troisième qui est la plus impor-
tante, parce qu’elle implique véritablement création et génération, alors que dans les deux pre-
mières, ce sont toujours des mouvements réflexifs, des mouvements circulaires, des mouvements
qui sont auto-centrés. Plotin introduit donc cette notion irrationnelle de chute pour justifier l’exis-
tence du temps.
(Plotin c’est le néo-platonisme. Très précisément sur le problème du temps il faut faire un peu
attention parce que pour Platon le temps était, suivant cette fameuse définition du Timée, l’image
mobile de l’éternité, alors que Plotin a besoin d’une déchéance par rapport à l’éternité pour intro-
duire le temps.)
Je vais vous lire un passage de Plotin que je trouve très beau sur la chute et expliquant le problè-
me de la création du temps.
« De quelle chute est donc né le temps ? On ne peut sans doute le dire pour invoquer les Muses
puisqu’elles n’existaient pas encore. Sans doute on le pourrait si elles existaient à ce moment.
Peut-être peut-on demander au temps lui-même comment il est apparu et comment il est né. Et
voici ce qu’il nous dirait de lui-même : avant d’avoir engendré l’antériorité et de lui avoir lié la
postérité qu’elle réclame, il reposait dans l’Être, il n’était pas le Temps, il gardait sa complète
immobilité dans l’Être. Mais la nature curieuse d’Action qui voulait être maîtresse d’elle-même,
et être à elle-même, choisit le parti de rechercher mieux que son état présent. Alors elle bougea et
lui aussi se mit en mouvement. Ils se dirigèrent vers un avenir toujours nouveau, un état non pas
identique à leur état précédent mais différent et sans cesse changeant. Et après avoir cheminé
quelque peu, ils firent le temps qui et une image de l’éternité. Il y avait en effet dans l’âme une
puissance agitée qui voulait toujours faire passer ailleurs les objets qu’elle voyait dans le monde
intelligible. Mais l’âme se refusait à ce que tout l’être intelligible lui fut présent d’un coup. Elle
fait comme la raison spermatique qui sort d’un germe immobile, se développe en évoluant peu à
peu, semble-t-il, vers la pluralité et manifeste sa pluralité en se divisant. Au lieu de garder son
unité interne, elle la prodigue à l’extérieur et perd sa force dans ce progrès même. De même,
l’âme fit le monde sensible à l’image du monde intelligible et elle le fit mobile, non pas du mou-
vement intelligible, mais du mouvement semblable à celui-ci et qui aspire à en être l’image.
D’abord elle se rendit elle-même temporelle, en produisant le temps à la place de l’éternité. Puis
elle soumit au temps le monde engendré par elle et le mit tout entier dans le temps où elle ren-
ferma tout son développement. En effet, comme le monde se meut dans l’âme, il se meut aussi
dans le temps qui appartient à cette âme. L’âme produit ses actes l’un après l’autre dans une suc-
cession toujours variée. Avec un nouvel acte, elle engendre ce qui suit. Et en même temps qu’un
autre acte de pensée suit le précédent, se produit au jour un événement qui n’existait pas aupara-
vant. C’est que ni sa pensée n’est en acte, ni sa vie actuelle n’est semblable celle précédente. Et
en même temps et par là même c’est une vie différente, elle occupe un temps différent. La partie
de cette vie qui avance occupe à chaque instant un temps nouveau. Sa vie passée occupe le temps
passé. Dire que le temps est la vie de l’âme, consistant dans le mouvement par lequel l’âme passe
d’un état de vie à un autre état de vie, ne serait-ce pas dire quelque chose ? »

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Donc si on veut résumer ce texte assez dense, il y a évidemment un processus de subjectivation.
Encore une fois ce n’est pas l’âme personnelle, c’est l’âme du monde et il y a surtout cet indice
de l’importance de l’avenir qui, finalement, marque le décrochage de l’éternité. Deuxième chose :
le mouvement même de l’âme, se détournant de la contemplation de l’intelligible, de l’éternité,
est défini en tant que dissociation. C’est la fameuse diastasis plotinienne, c’est-à-dire l’écart, le
délai, l’ouverture, la différence, la béance. Or on sait et là on comprend tout de suite ce qui se
passe entre Plotin et le christianisme, ce qui fait que parmi les pères de l’Église on n’arrête pas
de lire et de relire Plotin, c’est que évidemment pour le christianisme, en fait, le temps c’est une
éternité différée, et cette différence c’est une béance où l’homme est d’une certaine manière pensé
par le temps.

En fait, dans le christianisme, si on prend Augustin, il y a un double mouvement. Le premier mou-


vement c’est de dire : le temps appartient à Dieu. Clair, net, précis. Pourquoi ? Parce que le temps
est créé par Dieu en même temps que le monde. Le temps comme tout créature est par essence
bon. Jusque là pas de problème. Effectivement, si on prend le Livre IX des Confessions
d’Augustin, qui est véritablement le centre des Confessions et pas du tout une sorte d’étrange
appendice comme on l’a souvent lu, tout le début est marqué par cette comparaison entre le temps
et l’éternité, où l’on essaye de ne pas avoir une vision trop manichéenne du temps. Le temps est
bon, il a été créé par Dieu en même temps que le jour et la nuit, etc. Sur ce, ce temps bon par
excellence a été déchu par la Chute, le Péché. Et là intervient une définition du temps en tant que
distension. Distensio en latin, et il est évident que le rapport entre ce que Plotin appelle la disso-
ciation de l’âme et ce qu’Augustin appelle distension est très étroit.
Tout le problème d’Augustin c’est de transformer une doctrine éminentiste (des hypostases) en
une doctrine de type créationniste, puisque pour Plotin Dieu n’a pas créé le monde.
Avec le temps créature de Dieu, avec ce temps de la déchéance, ce qui est étrange c’est qu’il y ait
comme un sujet pour le temps, au lieu que ce soit l’inverse. C’est-à-dire que le sujet dans sa prio-
rité symbolique, est en quelque sorte forcé, c’est-à-dire qu’il est temporalisé par la distension. Et
la distension de l’âme, puisque c’est la définition même du temps pour Augustin, prend la place
du support cosmologique qui était présent chez Aristote : le temps comme nombre du mouve-
ment, le temps-mouvement. Et en fait, ce sujet schizé, ce sujet d’après la chute, d’après le péché
originel, devient chez Augustin une sorte d’inégal en soi qui est lui-même comme un savoir anti-
nomique du temps, donc comme distension, écart et délai. Avec ce sujet déterritorialisé, schizé,
que va faire Augustin ? Il va insister sur le rôle de la mémoire, en disant que la mémoire est la
butée fondamentale de Dieu en l’homme. Thème de la memoria Dei.
Sur le thème de l’irréversibilité et de proche en loin de l’équilibre, visiblement chez Augustin, il
y a une double temporalité. La première est une temporalité cosmique, physique en quelque sorte,
c’est le temps immédiatement après la création qui, bien sûr, est un temps irréversible.
Simplement ce temps est aussi un temps proche de l’équilibre puisque c’est le temps, disons, de
la béatitude fondamentale d’Adam, sans événement, dans histoire, un temps non historique. Par
contre, après la Chute, ce temps est toujours un temps irréversible mais c’est un temps loin de
l’équilibre. Et ce qui est intéressant également, c’est qu’il y a une double figure du futur chez
Augustin. Une première figure du futur serait un futur, disons, eschatologique, c’est le fameux
thème du christianisme en tant que religion de l’espérance ; c’est un futur qui se borne à boucler
le cercle du temps, c’est-à-dire qu’on va retrouver d’une certaine manière la béatitude première.
Le deuxième futur, qu’en fait il faudrait appeler avenir, même si c’est une catégorie qui émerge
beaucoup plus tard, rythme de manière très inquiétante ce Livre XI des Confessions. En effet, une
boucle est crée par Augustin. Pour lui, en fait, face au temps il y a deux possibilités. Soit l’ex-
pectatio futurorum, c’est-à-dire l’attente de l’anticipation perpétuelle du futur et là on pense tout

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


à coup à nouveau au temps puissance aristotélicien. C’est cela la dispersion, c’est le fait non pas
d’user des choses terrestres mais d’en jouir, la grande opposition entre fruti et uti ; et d’un autre
côté ce qu’il appelle l’extensio ad superiora, c’est-à-dire le fait d’aller vers l’Éternel, donc dans
un sens non plus horizontal mais vertical. Ce qui est important c’est le terme extensio : retrouver
une figure de l’espace, fermer le mauvais cercle du temps, conjurer les puissances machiniques
du temps et retrouver la co-éternité, retrouver l’espace.
Pour ce passage entre temps cosmologique et temps historique chez Augustin, on a envie de dire :
c’est le temps de l’entropie (cf. Pascal : dès que je nais, je commence à mourir). Simplement la
manière dont il fait jouer la catégorie du futur dans son Traité du temps tendrait à montrer que
c’est infiniment moins simple que cela.
En particulier il va parler de l’usurier comme d’un magicien, comme de celui qui joue avec les
puissances magiques du temps. Rappelons aussi qu’au niveau de toute la théorie de la prohibition
de l’usure qui parcourt le Moyen-Âge, la première chose est : vous n’avez pas le droit de jouer
avec le temps car le temps n’appartient qu’à Dieu. Or au XIIIe siècle, avec l’émergence de la ville
et des puissances capitalistiques en première personne, ce sont précisément des augustiniens qui
vont avoir une position particulièrement latitudinaire par rapport à l’usure, d’acceptation tacite,
en faisant jouer en fait Augustin contre Augustin. En disant : d’accord, le temps n’appartient qu’à
Dieu. Simplement il y a un temps propre à l’homme et qui est la définition même du sujet.

Félix Guattari

Pour éviter toute cette histoire de temps répétitif, de pulsion de mort, de retour à l’état initial – je
crois d’ailleurs que c’est ce qu’Éric amorce – pour faire éclater coûte que coûte la notion du temps
(on le voit bien dans la description précédente : les catégories de temps physique coexistent avec
le temps historique, le temps subjectif, catégories qui, phénoménologiquement, n’ont rien à faire
les unes avec les autres), une première remarque déjà : il n’y a de temps que dans la mesure où il
y a sémiotisation. C’est à la fois 1°/ un principe et 2°/ une constatation : 1°/ il n’y a de temps que
dans la mesure où il y a un énonciateur qui est hanté par le temps ; 2°/ on voit bien que dans toutes
sortes d’expériences, en particulier l’expérience du rêve, du sommeil, soit une suspension du
temps, soit une inflexion, une modification profonde. Donc, il existe bien des dimensions
qualitatives.

On peut proposer 4 dimensions du temps :


Reprenons les catégories d’axe de discursivité et d’axe de déterritorialisation. Dans l’axe de
déterritorialisation, il peut y avoir des différences entre ordre et succession, mais cela ne veut pas
dire qu’il y a une successivité. On peut discernabiliser des choses sans pour autant discursiver ?
Cela veut dire que l’on fait des opérations de différence qui ne vont pas s’inscrire dans un mou-
vement, c’est-à-dire dans le débit d’une quantité d’énergie.
La première dimension du temps qui paraît la plus proche, la plus simple sera donc celle qui va
du niveau unaire (deux parties : unaire et pluriel), dimension qui articulera du discursif, du plu-
riel à partir de l’unaire.
On pourrait distinguer deux dimensions, suivant qu’on se situe dans une discursivité et dans
l’ordre des coordonnées énergético-spatio-temporelles ; avec le fait qu’ici sur ce secteur unaire
qui bat le temps physique, il faut quelque chose qui marque l’inscription, la dimension minimale
unaire par rapport à la discursivité. Et là on a le fait que le temps est un complexe discursif par
rapport à quelque chose.
Sur l’autre axe, on aura une discursivité qui n’est plus dans l’ordre des notions physiques, mais
qui est celle que je mets dans les dimensions déterritorialisées (par exemple la discursivité qui

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


peut exister en musique, en mathématiques, dans les intelligibles, dans n’importe quel autre type
d’univers). On a toujours les quatre catégories : univers, phylum, flux, territoires existentiels.
Là on voit bien qu’il y a une discursivité qui sans doute va s’incarner matériellement avec des
signes qui sont bien inscrits quelque part et qui implique bien des transferts d’énergie, mais ce qui
compte à ce moment-là n’est pas le fait qu’ils soient inscrits sur une bande magnétique ou sur un
discours avec des mots, des mâchoires et de la parole, c’est le fait qu’il y a bien une discursivité
parallèle à celle-là, mais à un niveau déterritorialisé.
On a donc :
- un temps physique territorialisé
- un temps machinique déterritorialisé
Une fois que l’on a dit cela, on va retourner à la situation : pour qu’il y ait une articulation entre
ces deux types de temps, il faut qu’il y ait un articulant. Donc il y a bien un autre type de temps
qui va dans l’autre sens et qui est le fait que ce même type de discursivation implique une repri-
se, une capitalisation.
C’est-à-dire que cette fois, au lieu de capitaliser du divers (ce premier temps on va l’appeler I)
cela peut être capitaliser de l’énergie ou de l’information, et là (III) on va capitaliser du sujet.
Ce n’est pas du tout la même chose.
Je suis frappé de voir à quel point il y a des choses très intelligentes dans les toutes premières
démarches de Freud (Traumdeutung). Au niveau du processus primaire, il y a des phrases très
intéressantes de Freud quand il dit : dans les pensées du rêve, ce n’est jamais la vérité du rêve.
D’une part, elles sont prises dans des surdéterminations, des condensations, des déplacements.
D’autre part, plus fondamentalement, même quand le rêve se sert d’un discours constitué, il ne
s’en sert pas du tout afin de donner un message, il s’en sert comme des objets, c’est-à-dire qu’il
se sert des mots et des significations elles-mêmes pour un autre usage.
Dans cette approche complètement novatrice, Freud distingue très bien le fait qu’il y a d’abord la
discursivité pour la discursivité, pour la capitalisation mais que, à travers ce même mouvement-
là, il peut y avoir quelque chose de tout à fait différent qui s’opère.
Par exemple, sans parler de la paranoïa, ni même du délire, une scène de jalousie : où étais-tu ?
Donne-moi des informations ! La capitalisation de l’information dans la jalousie, ce n’est pas
pour en savoir plus, parce qu’à la limite plus tu m’en diras et moins cela me satisfera, car la ques-
tion n’est pas de multiplier soit les informations du temps machinique, soit les données spatio-
temporelles, elle est précisément à l’inverse d’avoir une ressaisie subjective : qui es-tu ? qui suis-
je ? à travers cela. Et plus je vais demander des informations dans le sens de cette discursivité et
plus je vais approfondir au contraire un certain type d’appropriation unaire, qui est l’impuissan-
ce même de cette appropriation. C’est-à-dire plus je vais travailler dans ce sens-là, plus en fait je
vais travailler dans cet autre qui sera le fait d’une saisie unaire qui est totalement instable, totale-
ment insaisissable.
Dans ce tableau, je pourrais faire la même remarque pour ce qui est appropriation d’un univers :
dis-moi ce qu’est l’essence de la musique de Debussy ? Je pourrais décrire toutes les composantes
machiniques de cette musique mais évidemment jamais je ne pourrais saisir ce qu’est dans son
unarité la constellation « musique de Debussy ».
Là on serait amené à distinguer :
- d’une part des catégories dans ce régime-là qui seraient les parties de temporalisation qui relè-
vent de processus loin de l’équilibre.
- d’autre part celles qui sont à l’équilibre.
Ils sont loin de l’équilibre ici car ils introduisent une discontinuité absolument radicale. C’est-à-
dire qu’une nouvelle constellation d’univers c’est quelque chose qui ne s’inscrit pas dans les sys-
tèmes déjà existants.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Il y a un phénomène de rupture quand on veut saisir le caractère d’unarité de l’existence à travers
la jalousie. On n’a jamais l’équilibre. C’est un temps à un seul temps et qui pourtant ne garantit
absolument pas que ce temps soit acquis. Et comme en plus c’est un temps mortel et de naissan-
ce, on a tous les paradoxes d’un déséquilibre foncier de cette façon de battre le temps existentiel
territorialisé.
Il en va de même avec la temporalité des incorporels. Ils sont à la fois évidents, à savoir qu’on en
a un rapport d’affect de vérité incontournable, et pourtant on a rien à en dire du tout puisqu’ils
n’ont pas d’affirmation, on ne peut pas les coordonner, les saisir. Jamais on ne pourra saisir ce que
c’est que l’essence de la rose, de la folie, de la musique, etc. Ils sont donc dans un rapport de désé-
quilibre total et c’est même ce déséquilibre qui permet de faire qu’ensuite il y a rediscursivation
pour renvoi, production de processus loin de l’équilibre. Et il y a toujours cette coupure, cette
fêlure totale dans ce rapport loin de l’équilibre.
Reprenons les catégories de réversibilité et d’irréversibilité – réversibilité dans le carré des rap-
ports énergético-spatio-temporels, cela va de soi, à savoir qu’il y a des systèmes de réversibilité
relative dans le temps, à savoir que précisément on peut les enregistrer sur une ligne de temps, on
peut les calculer, les mémoriser, et on peut, du moins théoriquement, faire passer la bande à
l’envers.
Ceci dit, dans les processus machiniques, dans toute la physique non-linéaire, on voit que cette
réversibilité de notre représentation ne correspond pas à une série de processus machiniques qui
impliquent des mutations d’irréversibilité.
Mais alors ce qui est intéressant, c’est de ne pas faire coïncider (comme Stengers et Prigogine le
font) la réversibilité avec l’équilibre et l’irréversibilité avec loin de l’équilibre.
Ils nous semblait amusant, jusqu’à plus ample réflexion, de décoller les notions et de considérer
qu’il y a là en effet un carré de flux qui sont régis par des rapports d’équilibre dans la discursivi-
té et de réversibilité dans la territorialisation. Par ailleurs, on a aussi bien un carré qui est à la fois
irréversible et loin de l’équilibre. Donc on retrouverait les catégories classiques. Seulement on les
découpe en faisant apparaître une catégorie qui est à la fois en équilibre et en irréversibilité, qui
serait précisément tous les exemples physiques de le Nouvelle Alliance et qui nous montrerait que
ces exemples dans les phylum scientifiques ne sont pas du tout assimilables à ceux qui existent
dans les problématiques des incorporels. Car le risque à mon avis dans le systémisme prigogy-
nien, c’est d’assimiler ces deux dimensions et de considérer que les processus incorporels et tous
les engendrements de valeurs, d’univers soient assimilables à des processus loin de l’équilibre.
Donc, cela permettrait de faire éclater la dimension avec toujours le malaise de rabat un eu
scientiste.
Voilà : on aurait une dimension existentielle loin de l’équilibre et réversible. C’est le processus
que je disais : c’est réversible en ce sens que c’est l’éternel retour du temps battu pour soi-même,
mais celui que l’on ne peut pas mémoriser. Je suis toujours mon présent tel que je l’articule. Il
vient sans arrêt dans une réversibilité complète et pourtant il est en déséquilibre total donc je ne
peux pas l’inscrire, je ne peux même pas avoir une mémoire de mon existence, je peux avoir la
mémoire de mes souvenirs, de ce qui s’est inscrit dans toutes sortes de coordonnées, mais la
mémoire de mon existence, non.
Capitalisation du futur : capitalisation de la puissance potentielle de la répétition même, s’empa-
rer du processus mutationnel. C’est l’affirmation de la mutation en tant que telle, avant même
qu’elle soit articulée.

E - Et cela rejoint la différence donc entre plus-value de code et plus-value d’ordination.


Capitalisation du passé et capitalisation du futur.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


F - Exactement. Là on pourrait dire un capital d’existence qui est vide ; qui est à la fois complè-
tement désarmant et en même temps capital de coupures possibles, de processus loin de l’équi-
libre. C’est pour autant qu’il sera retourné dans l’autre sens qu’il sera processualisé.
Tous ces schémas-là ne sont, pour mémoire, que le bout de mes 4 triangles sémiotiques entre les
flux, les territoires sensibles, objets partiels ou contenu sémantique matériel et puis les dia-
grammes. Le schéma marche toujours avec un premier tenseur d’expression et un deuxième ten-
seur sémiotique. Un effet de représentation. Là on a donc cette ligne de temps qui se joue entre
une sorte de circonscription existentielle de flux qui va se discursiviser dans des schèmes.
Inversement, ici, on aura un territoire existentiel qui va dans un premier tenseur d’expression
emprunter des faits de code (de discursivité) mais il s’en fout parce que son objectif n’est pas d’en
arriver à cette discursivité pour elle-même et de la compléter sous une forme d’effet, mais il la
rabat immédiatement sur une territorialité sensible qui lui sert de représentation de son existant.
Par exemple, l’objet transitionnel de Winnicot. Vous avez un territoire existentiel qui va accro-
cher une discursivité, un bout de discours, un bout de tissu, quelque chose qui s’inscrit effective-
ment dans des systèmes signalétiques, mais pas pour leur finalité en tant que telle, peu importe
(comme dans le délire de jalousie) ce que tu m’en dis, ce qui compte, c’est que je puisse moi en
faire usage d’objet partiel ou d’objet transitionnel et que ce rapport, à ce moment-là, à un objet
paranoïaque transitionnel ou autre me représente mon existence en tant que territoire existentiel.
On pourrait continuer les 4 triangles pour voir que ces 4 axes de temporalisation sont en rapport
avec ces 4 types d’articulation de ces notions de flux, de territoires, etc.
Autrement dit, si l’opération marchait, on aurait fait éclater littéralement la notion de temps par
rapport à ces catégories de déterritorialisation et de discursivité. Et donc finalement, complète-
ment éclater les dimensions du temps physique et du temps subjectif puisqu’on aurait des sub-
jectivités relatives (et non pas une subjectivité molaire globale) qui s’inscrivent à ce moment-là
dans une certaine économie des flux, de territorialisation existentielle, avec tous les passages, les
inversions, les glissements possibles.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Les séminaires de Félix Guattari / p. 9
Les séminaires
de Félix Guattari
Eric Alliez
L’or de B. Cendrars
Il s’agit d’essayer d’animer – littéralement – le schéma qu’a représenté Félix, à partir d’un livre
de Cendrars qui s’appelle L’Or. C’est vraiment plus un scénario qu’un livre, le scénario, disons,
d’un néo-western. Je vais donc distinguer – assez arbitrairement – un certain nombre de temps et
de plans, un peu comme si l’on était dans une salle de projections et que, à un moment donné, on
arrêtait la machine.

C’est une histoire, et c’est l’histoire du dénommé Johann August Suter, un général. Le sous-titre
en est :
« La merveilleuse histoire du général Johann August Suter » et je vais vous lire la dédicace :
« San Francisco
C’est là que tu lisais l’histoire du général Suter qui
a conquis la Californie aux États-Unis
et qui, milliardaire, a été ruiné par la découverte de
mines d’or sur ses terres
Tu as longtemps chassé dans la vallée du Sacramento
où j’ai travaillé au défrichement du sol. »

1/ Le premier temps de l’histoire (étant dit que comme dans toutes les bonnes histoires, le pre-
mier et le dernier temps appartiennent à un ordre différent) s’ouvre sur un homme dont on ne sait
pas très bien ce qu’il fait mais qui fuit… On ne sait pas très bien non plus ce qu’il fuit mais il
n’arrête pas de traverser. Il commence par traverser un petit village suisse, ensuite il traverse la
France où il va jusqu’au Havre.
Il va surtout traverser l’Atlantique pour aller, bien sûr, aux États-Unis, à New York. Cendrars note
très brièvement qu’il est issu d’une grande famille, une dynastie de papetiers, les Suter. C’est le
petit-fils et l’on ne comprend pas d’ailleurs pourquoi tout naturellement il ne s’inscrit pas dans
cette lignée capitalistique (échanges avec les villes d’Allemagne, du Sud, etc.). Mais lui, d’em-
blée, est absolument déterritorialisé par rapport à cette tradition, à ce phylum.
Dans ce premier temps on est vraiment au niveau de l’axe de persistance pure, c’est la redondan-
ce absolument vide, flux, territoire, la Suisse. Fuite, déterritorialisation, il n’y a littéralement rien.
Voici la seule et très brève présentation du personnage que fait, dans ce premier temps, Cendrars :
« À bord, il y a Johann August Suter, banqueroutier, fuyard, rôdeur, vagabond, voleur, escroc. »
Il fuit donc sans que l’on sache vraiment quoi : fuir, une aspiration comme ça, il n’y a rien, aucun
univers. Quand il traverse ce petit village suisse pour obtenir un passeport (que d’ailleurs il n’ob-
tiendra pas), tout le monde le regarde véritablement comme l’étranger, l’intrus, comme l’incon-
nu, celui qui est sans racines.
Donc, un premier temps dont il n’y a vraiment pas grand-chose à dire, si ce n’est que l’on est au
premier niveau : axe de persistance, flux, territoires. Il s’embarque et arrive à New York.

2/ Le deuxième temps est cette phase initiatique qui aboutit au point fort, la constitution de pola-
rités, d’objets : l’Ouest dans toute sa mythologie, la Californie.
Suter va faire 10 000 métiers dans la pure tradition des émigrants qui arrivent sans un sou… et
l’on est à nouveau sur un flux de déterritorialisation mais un peu différent parce que c’est immé-
diatement le voyage vers l’Ouest qui commence à l’intérieur même de la ville de New York : du

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


port il va s’enfoncer progressivement dans la ville elle-même, en allant d’un petit métier à un
autre : « comme toute la civilisation américaine, il se déplace lentement vers l’Ouest. » Puis com-
mence à apparaître cet objet mythique, l’Ouest. On ne sait pas encore très bien ce que c’est, si ce
n’est que c’est vraiment l’Eldorado, la Terre Promise et l’on sait, à ce niveau de l’histoire, qu’il
va falloir traverser des déserts.
Et là que fait Suter ? - Il passe son temps à écouter les gens ; il passe son temps à écouter des his-
toires sur l’Ouest et très lentement se constitue cet objet. Là on est au niveau des boucles sémio-
tiques. Cendrars insiste beaucoup sur le fait que ces gens racontent tous la même histoire, mais
avec des intonations différentes. Dans la partie droite du tableau – les incorporels – on est au
niveau des boucles sémiologiques, et puis bien sûr : matière signalétique à tous les niveaux pos-
sibles et imaginables, ne serait-ce qu’au niveau des « métiers » qu’il fait. C’est donc le triangle
de la syntagmatique existentielle, étant dit – et c’est tout l’objet de cet exposé – qu’il faut prendre
ce tableau de manière absolument non statique ; ce qui est important, c’est que la ligne hylémor-
phique n’est pas fixe. Le point où elle rencontre les machines concrètes et les idéalités est abso-
lument mouvant, et l’on voit bien qu’à ce premier niveau la ligne hylémorphique est au niveau
des points-signes, et là au niveau du signifiant – signifiant qui commence à se former comme tel :
l’Ouest, un flux de déterritorialisation. Alors, Cendrars écrit :
« Enfin il en sait le nom
La Californie
…………………………
Il est hanté. »

Dans cette phase initiatique, petit à petit, les boucles sémiologiques vont devenir redondances
sémantiques, et au niveau de la matière signalétique une répétition intensive commence à appa-
raître. Il s’agit de collecter un certain nombre de renseignements, pour y arriver, savoir que faire
là-bas, quels contacts prendre, quels types de machines commerciales créer pour se lancer dans
un ranch ; c’est vraiment le Far-West, c’est vraiment le Western !
Les boucles se retrouvent à un autre niveau car pour aller de New York à la Californie le trajet
n’est pas linéaire du tout : il va falloir passer par la Nouvelle Orléans, par le Missouri, remonter,
redescendre… donc, les boucles se retrouvent du côté des énergétiques.

3/ Le troisième temps, c’est le temps de la constitution d’une communauté primitive, avec là aussi
une hyperbole, à savoir le branchement sur des flux capitalistiques, mais à un niveau très élevé
puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, de l’économie mondiale : lettres de crédit sur des banques en
Europe, branchement sur le commerce des esclaves et sur un certain type d’importation et d’ex-
portation de matières premières. C’est vraiment le délire capitalistique dans toute son actualisa-
tion. Et c’est aussi la loi de l’Ouest : la constitution d’une communauté, d’une totalité. « Six
semaines plus tard, la vallée offre un spectacle hallucinant. Le feu est passé là, le feu qui a couvé
sous la fumée âcre et basse des fougères et des arbrisseaux. Puis le feu a jailli comme une torche,
haute, droite, implacable, d’un seul coup. De tous les côtés se dressent maintenant des moignons
fumants, l’écorce tordue, les branches éclatées. Les grands solitaires sont encore debout, fendus,
roussis par la flamme.
Et l’on travaille. Les bœufs vont et viennent. Les mulets sont à la charrue. Les semences volent.
On n’a même pas le temps d’arracher les souches noircies et les sillons les contournent. Les bêtes
à cornes pataugent déjà dans les prairies marécageuses, les moutons sont sur les collines, les che-
vaux paissent dans un enclos entouré d’épines. - Au confluent des deux rivières on élève des ter-
rassements et le ranch s’édifie. Des arbres à peine équarris, des planches de six pouces d’épais-
seur entrent dans sa construction. Tout est solide, grand, vaste, conçu pour l’avenir. Les bâtiments
s’alignent, granges, magasins, réserves. Les ateliers sont au bord de l’eau ; le village canaque dans
une ravine. » (p. 61-62)
Les séminaires de Félix Guattari / p. 2
Il faut préciser que toute l’économie du ranch repose sur l’esclavage ; ce qu’a combiné Suter à
New York, c’est d’envoyer des esclaves canaques en Californie. Quand il arrive là, la Californie
n’est pas une terre sans histoire, au contraire, mais déjà une terre qui, au niveau de son agence-
ment, est en pleine décomposition : le Mexique est en train de s’effondrer, on y lutte pour le pou-
voir au sommet de l’appareil d’état. Et des communautés religieuses faisaient travailler (jésuites,
puis franciscaines) essentiellement des Indiens mais ces grandes propriétés tombent en décaden-
ce. C’est à ce moment-là qu’intervient Suter et il va pouvoir jouer sur ses rapports avec
Mexicains, Indiens, desperados et bandes rivales. C’est l’Ouest dans toute sa splendeur !
« Suter s’occupe de tout, dirige tout, surveille l’exécution des travaux jusque dans leurs moindres
détails, il est sur tous les chantiers à la fois et n’hésite pas à donner personnellement un coup de
main quand un homme fait défaut dans telle ou telle équipe. Des ponts sont jetés, des pistes tra-
cées, des marais desséchés, des étangs creusés, un puits, des abreuvoirs, des canalisations d’eau.
Une première palissade protège déjà la ferme ; un fortin est prévu. Des émissaires parcourent les
villages indiens, et 250 anciens protégés des Missions sont occupés dans les différents travaux
avec leurs femmes et leurs enfants. Tous les trois mois arrivent de nouveaux convois de Canaques
et les terres cultivées s’étendent à perte de vue. Une trentaine de Blancs établis dans le pays sont
venus se mettre à son service. Ce sont des Mormons. Suter les paie trois piastres par jour.
Et la prospérité ne tarde pas.
4 000 bœufs, 1 200 vaches, 1 500 chevaux et mulets, 12 000 moutons s’égaillent autour de la
Nouvelle-Helvétie, à quelques journées de marche à la ronde. Les moissons rapportent du 530 %
et les greniers sont pleins à crever.
Dès la fin de la deuxième année, Suter achète aux Russes qui se retirent les belles fermes sur la
côte, près de Fort Bodega. Il les paie 40 000 dollars comptant. Il se propose d’y faire de l’éleva-
ge en grand et, particulièrement, d’y améliorer la race bovine. » (pp. 62-63).
Là un certain nombre de machines concrètes sont montrées et se machinent. Des idéalités com-
mencent à apparaître, ne serait-ce que la manière dont il va dénommer ce ranch, la Nouvelle-
Helvétie, et déjà un principe d’ordre tout à fait phalanstérien est là.
Donc, évidemment on passe à un autre triangle. La ligne hylémorphique cela veut dire littérale-
ment : la ligne d’information de la matière. Donc, une tension diagrammatique se fait et l’on voit
bien cette connexion avec les flux capitalistiques et avec tout ce que ça implique.
Deux types de consistances se mettent en place : résonance signifiante de la Nouvelle-Helvétie,
mais aussi bien sûr, un certain type de consistance axiomatique, parce que tout cela marche, fonc-
tionne et un certain principe d’organisation « axiomatique » se met en place.
De l’autre côté, il est évident que cela implique un certain type de consistance pragmatique : des
contacts, des agencements, des transformations de matière, etc. Mais aussi, bien sûr, un certain
type de consistance machinique qui va former le triangle diagrammatique dont Félix a parlé tout
à l’heure.
Voyons un peu le principe d’ordre et d’organisation qui se met en place :
« Malgré les luttes, les batailles, les complications politiques, l’état de révolution latente, les
assassinats, les incendies, Johann August Suter réalisait son plan méthodiquement.
La Nouvelle-Helvétie prenait tournure.
Les maisons d’habitation, la ferme, les principaux bâtiments, les réserves de grain, les dépôts
étaient maintenant entourés d’un mur de cinq pieds d’épaisseur et de douze pieds de haut. À
chaque angle s’élevait un bastion rectangulaire muni de trois canons. Six autres pièces défen-
daient l’entrée principale. La garnison permanente était de 100 hommes. En outre, des patrouilles
et des rondes parcouraient toute l’année l’immense domaine. Les hommes de troupe, racolés dans
les bars d’Honolulu, étaient mariés à des femmes californiennes qui les accompagnaient dans tous
leurs déplacements, portant le bagage, pilant le maïs et fabriquant les balles et les cartouches. En
cas de danger tout le monde se rabattait sur le fortin et venait renforcer la garnison. Deux petits

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


bateaux armés de canons étaient à l’ancre devant le fort, prêts à remonter soit le Rio de los
Americanos, soit le Sacramento.
Les directeurs des moulins, des scieries où se débitaient les arbres géants du pays, des innom-
brables ateliers, étaient pour la plupart des charpentiers de bord, des timoniers ou des maîtres
d’équipage que l’on faisait déserter des voiliers en escale sur la côte en leur promettant une solde
de cinq piastres par jour. » (pp. 66-67).

Voyons un peu le genre de trafic auquel se livre Suter : « Des chevaux, des peaux, du talc, du fro-
ment, de la farine, du maıs, de la viande séchée, du fromage, du beurre, des planches, du saumon
fumé étaient journellement embarqués. Suter expédiait ses produits à Van Couver, à Sitka, aux
îles Sandwich, et dans tous les ports mexicains et sud-américains ; mais il approvisionnait surtout
les nombreux navires qui venaient maintenant jeter l’ancre dans la baie. C’est dans cet état de
prospérité et d’activité que le capitaine Frémont trouva la Nouvelle-Helvétie quand il descendit
des montagnes après sa mémorable traversée de la Sierra Nevada. Suter s’était porté à sa ren-
contre avec une escorte de 25 hommes splendidement équipés. Les bêtes étaient des étalons.
L’uniforme des cavaliers, d’un drap vert sombre relevé d’un passepoil jaune. Le chapeau incliné
sur l’oreille, les gars avaient l’allure martiale. Ils étaient tous jeunes, vigoureux, bien disciplinés.
D’innombrables troupeaux paissaient dans les grasses prairies, des bêtes de choix. Les vergers
regorgeaient de fruits. Dans les potagers, les légumes du vieux monde voisinaient avec ceux des
contrées tropicales. Partout des fontaines et des canaux. Les villages canaques étaient propres.
Tout le monde était à son travail. Il régnait partout le plus bel ordre. Des allées de magnolias, de
palmiers, de bananiers, de camphriers, d’orangers, de citronniers, de poivriers, traversaient les
vastes cultures pour converger vers la ferme. Les murs de l’hacienda disparaissaient sous les bou-
gainvillers, les roses grimpantes, les géraniums charnus. Un rideau de jasmin tombait devant la
porte du maître. » (pp. 67-68).

Suter finit par présider un immense banquet, entouré de ses collaborateurs et, ajoute Cendrars
« parmi les convives était le gouverneur Alvarado » (p. 69).
Tout va trop bien, on le sent, c’est la logique de l’accumulation dans toute sa splendeur ; Suter est
en passe de devenir l’homme le plus riche du monde. Son état est plus grand que la France, car
pour loyaux services, les Mexicains lui donnent sans arrêt des terres nouvelles. Est-ce une spira-
le sans fin ?

4/ Le quatrième temps ne peut être qu’un tremblement de terre et ce tremblement de terre, c’est
l’or ! Une toute autre composante, donc, intervient. La ligne hylémorphique va se coller au niveau
de la ligne de transistance (univers et phylum) et évidemment, à ce point il y a éclatement abso-
lu de l’ancienne configuration territoriale. La déterritorialisation s’accélère au maximum. Des
devenirs machiniques fuient de partout et l’on passe d’une logique de l’accumulation à une
logique de pillage. Là nous ne sommes plus au niveau d’un triangle diagrammatique équilibré
mais il y a littéralement un court-circuit diagrammatique :
« Johann August Suter, je ne dirai pas le premier milliardaire américain, mais le premier multi-
millionnaire des États-Unis, est ruiné par un coup de pioche. » (p. 80).
« Il a quarante-cinq ans.
Et après avoir tout bravé, tout risqué, tout osé et s’être fait “une vie”, il est ruiné par la découverte
des mines d’or sur ses terres.
Les plus riches mines du monde.
Les plus grosses pépites.
C’est le filon. » (p. 81)

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Alors là on a envie de dire : c’est vraiment le phylum ! Il n’y a aucune ambiguïté possible et l’on
va voir quels types de télescopages vont s’opérer. À la suite du fameux coup de pioche des cen-
taines de milliers d’émigrés déferlent sur ses terres californiennes, et même si les 2/3 crèvent en
route, il en reste quand même beaucoup. Ce merveilleux ranch de la Nouvelle-Helvétie est alors
complètement détruit, déstructuré, ravagé, il n’en reste rien, il y a des toiles de tentes partout, plus
rien ne fonctionne, les ouvriers, les esclaves s’en vont parce que, évidemment, ils ne vont pas
continuer à travailler pour cinq piastres par jour. C’est la désorganisation totale, et la belle logique
de l’accumulation progressive, telle que pouvait nous en parler Max Weber, est détruite ; et l’hy-
perbole de ce quatrième temps, c’est l’apparition d’une espèce humaine un peu spéciale, diffé-
rente de ce qu’on avait vu jusqu’à présent dans l’Ouest : ce sont les hommes de loi, c’est-à-dire
aussi les hommes de l’Est que Suter déteste : « Johann August Suter s’est retiré dans son ermita-
ge. Il a ramené ce qu’il a pu de ses troupeaux. Malgré les événements, la première récolte lui rap-
porte encore 40 000 boisseaux. Ses vignobles, ses vergers semblent bénis. Il pourrait encore
exploiter tout cela, car il y a dans la contrée disette de vivres, l’importation ne va pas de pair avec
l’immigration folle, et la nuée des chercheurs d’or est plus d’une fois menacée de famine. »
(p. 100). Donc, au niveau d’une économie capitalistique, on pourrait tout à fait imaginer une
conversion de Suter, mais on va voir que, au niveau des idéalités qui l’habitaient, ce n’était pas
exactement ça :
« … Il n’y a plus de bras pour les cultures, il n’y a pas un seul berger.
Il pourrait encore refaire fortune, spéculer, profiter de la hausse vertigineuse des denrées alimen-
taires ; mais à quoi bon ?
Il voit maintenant tomber ses réserves de grains et bientôt la fin de ses provisions.
D’autres feront fortune.
Il laisse faire.
Il ne fait rien.
Il ne fait rien.
Il assiste impassible à la prise en possession et au partage de ses terres. On établit des titres de
propriété. Un nouveau cadastre s’enregistre. Les derniers arrivants sont accompagnés d’hommes
de loi. » (p. 101).
La Californie, cet espèce de territoire sauvage, subit les rigueurs du cadastre, des hommes de loi
qui arrivent de Washington. Un autre univers apparaît, d’autres phylums et il y a court-circuit dia-
grammatique.
Parallèlement à l’effondrement de l’horizon et du plan qu’il a créé pour lui, ce temps est celui de
la remontée de la ligne hylémorphique.
« En septembre 1850, la Californie entre régulièrement dans la confédération des États-Unis.
C’est un État enfin doté de fonctionnaires et de magistrats, un corps constitutionnellement au
grand complet.
Alors commence une série de procès prodigieux, coûteux, inutiles.
La Loi.
La Loi impuissante.
Les hommes de loi que Johann August Suter méprise. » (p. 103).
Que fait alors Suter ? Il va se lancer dans un procès perdu d’avance parce qu’on ne voit pas très
bien quelle est sa force, quelle est sa puissance face à ce nouvel univers et aux phylums qui se
mettent en place.
De nouveau il y aura un grand banquet avec tous les représentants, le gouverneur et Suter y sera
fêté comme le héros national, l’homme qui a découvert la Californie, celui qui a lancé la prospé-
rité sur ses terres, etc. Et là on est vraiment à droite du tableau au niveau du triangle sémiotique.
Fêté, il entend des discours, il ne comprend pas du tout ce qui se passe. C’est vraiment au niveau

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


du triangle sémiotique la consécration totale et c’est intéressant parce qu’on voit donc l’affaisse-
ment de cet univers qui n’empêche absolument pas qu’au niveau sémiotique. ça tienne.
Sur ce, il se lance dans ce procès fou parce qu’alors cela veut dire qu’il est le propriétaire légal
de cinq villes, dont San Francisco, des 9/10 des mines d’or puisqu’il se trouve que c’est sur sa
propriété qu’est le plus gros filon. Il a des prétentions qui peuvent paraître folles mais dans une
logique américaine et plus particulièrement de droit de propriété, l’affaire est justifiable et
logique. Mais on se doute bien que cela pose quand même quelques problèmes au niveau de la
consistance générale du nouvel agencement qui vient de se mettre en place.
Le feu, dans ce nouvel agencement, prendra une toute autre signification. On se rappelle que
lorsque Suter est arrivé, le feu participait quelque part de cette logique d’accumulation : c’était
bien, ça servait à faire brûler la terre, à la rendre fertile, etc. Maintenant, au contraire, le feu
devient une machine de guerre contre lui, tuant concrètement son fils (il faut dire que, entre-
temps, la famille est arrivée pour assister à l’effondrement de l’univers-Suter, sa femme est déjà
morte en arrivant). Deux jours après le banquet (sémiotiquement triomphal), Suter pour son pro-
cès trouve un homme de loi fou qui prend les choses à la lettre, au niveau du triangle sémiotique.
Sans comprendre qu’il était passé ailleurs, il lui donne raison.
Suter saute de joie, enfourche son cheval et arrive dans le ranch du juge qui lui a donné raison.
Celui-ci lui dit « heureusement que vous arrivez parce qu’il y a des lueurs étranges à l’horizon,
j’avais peur que vous soyez pris là-dedans » : c’est la Nouvelle-Helvétie qui est en train de flam-
ber ! Suter se précipite pour trouver un tas de ruines fumantes… Le diagrammatisme a changé de
registre, il n’y a plus rien, pour Suter c’est l’effondrement.
Alors là on se dit : il va revenir comme au début, ça va être le retour à l’axe de persistance, à la
redondance, mais on va voir que pas du tout. Suter va se brancher sur un autre univers et se mettre
à délirer, comme par hasard, sur l’Apocalypse.
« Johann August Suter ne peut oublier le coup qui l’a frappé. Il est en proie à une sombre terreur.
Il s’éloigne de plus en plus des travaux de la ferme et cette nouvelle mise en train n’absorbe plus
comme autrefois toutes ses facultés (l’économie de la terre au niveau de l’imaginaire ne fonc-
tionne plus du tout). Tout cela ne l’intéresse plus guère et ses enfants peuvent très bien y suffire
et réussir en suivant ses indications. Lui se plonge dans la lecture de l’Apocalypse. Il se pose des
tas de questions auxquelles il ne sait comment répondre. Il croit avoir été toute sa vie un instru-
ment entre les mains du Tout-Puissant. Il cherche à deviner dans quel but, pour quelle raison. Et
il a peur. Lui, l’homme d’action par excellence, lui qui n’a jamais hésité, hésite maintenant. Il
devient renfermé, méfiant, sournois, avare. Il est plein de scrupules. La découverte des mines d’or
l’a blanchi barbe et cheveux ; aujourd’hui, l’inquiétude secrète qui le ronge courbe et ploie sa
grande taille de chef. Il va vêtu d’une longue robe de haine et porte un petit bonnet en peau de
lapin. Sa parole devient trébuchante. Ses yeux fuyants. La nuit, il ne dort pas.
L’Or.
L’Or l’a ruiné
Il ne comprend pas. L’or, tout cet or extrait depuis quatre ans et tout l’or qu’on extraira encore lui
appartient. On l’a volé. Il cherche d’en estimer mentalement la valeur, de formuler un chiffre.
100 millions de dollars, un milliard ? Dieu, la tête lui tourne à la pensée qu’il n’en aura jamais un
sou. C’est une injustice. À qui s’adresser, Seigneur ? Et tous ces hommes qui sont venus détrui-
re ma vie, pourquoi ? Ils ont incendié mes moulins, pillé et dévasté mes plantations, volé et abat-
tu mes troupeaux, ruiné mon immense labeur, est-ce juste ? Et maintenant, après s’être assassinés
entre eux, ils fondent des familles, des villages, des villes et s’organisent sur mes terres, à l’abri
de la Loi. Si c’est dans l’ordre des choses, Seigneur, pourquoi ne puis-je moi aussi en profiter et
pourquoi ai-je mérité un si total malheur ? Toutes ces villes, toutes ces villes m’appartiennent
après tout, et les villages, et les familles, et les gens, leur travail, leurs bestiaux, leur bonheur. Mon

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Dieu, que faire ? Tout s’est fracassé entre mes mains, biens, fortune, honneur, la Nouvelle-
Helvétie et Anna, cette pauvre femme. Est-ce possible et pourquoi Suter cherche une aide, un
conseil, un appui autour de lui ; mais tout se dérobe au point qu’il croit par moments ses maux
imaginaires. Alors, par un étrange retour sur lui-même, il songe avec honte à son enfance, à la
religion, à sa mère, à son père, à ce milieu d’honneur et de travail, et surtout à son grand-père, à
cet homme intègre, à cet homme d’ordre et de justice.
Il est victime d’un mirage.
Il se retourne de plus en plus vers sa lointaine petite patrie ; il songe à ce coin paisible de la vieille
Europe où tout est calme réglé, à sa place. Tout y est bien ordonné, les ponts, les canaux, les
routes. Les maisons sont debout depuis toujours. La vie des habitants est sans histoire : on y tra-
vaille, on y est heureux. Il revoit Rünenterg comme sur une image. Il pense à la fontaine dans
laquelle il a craché en partant. Il voudrait y retourner et mourir. » (pp. 119-121).
Ce qui est important ici, c’est cette petite chose : « la vie des habitants est sans histoire », parce
qu’évidemment, ce qui apparaît dans ce court-circuit diagrammatique, c’est véritablement l’ir-
ruption de l’histoire et l’irruption du temps de l’histoire : jusque là on était dans un temps
mythique, éthéré, dans un temps de Terre Promise.

5/ Cinquième temps. On est passé dans un monde tout à fait kafkaïen, le monde de la loi, le monde
de l’Est ; l’État est partout et l’on se ré-envoie ce pauvre Suter d’un bureau à un autre, on se
moque de lui, il devient un clochard, un certain nombre d’escrocs se sont greffés sur lui pour sou-
tirer une pension qu’avait réussi à lui faire obtenir le petit juge qui lui avait donné raison au début.
Dans son délire apocalyptique, Suter va enfin se brancher sur une secte adamite tout à fait capi-
talistique, avec trafic en grand ; cette secte, elle, a vraiment bien compris la mutation, c’est
Moon…

F - Ce qui me semble intéressant dans cette approche, c’est que, effectivement, on a une compo-
sante pathologique : un type fout le camp comme ça et, au lieu d’aller à l’asile, il traverse
l’Atlantique. Là il tombe dans un treillis d’anciens bagnards, de cinglés et là il est bien adapté.
Là-dessus il attrape au passage (et je crois qu’Eric l’a très bien montré) les mythes locaux, qui
sont fragiles et peu consistants. Et il attrape le mythe qui monte, qui prend une consistance para-
digmatique, le mythe de l’Ouest. En même temps il accumule des technologies (argent, voyages,
déplacements) très précises, car c’est extrêmement complexe de franchir les Rocheuses, etc. et de
survivre dans ce type de pays. Il attrape les technologies politiques – que les communautés reli-
gieuses n’avaient pas et il trouve le moyen d’associer une force militaire, une force politique,
d’importer un nouveau type d’esclavage (ce qui semble un coup de génie). Donc, il stabilise un
territoire, il stabilise un agencement – mais qui fait quoi ? C’est là qu’il faut tout à fait changer
de registre : puisque là on a un inconscient psychotique, là on a l’inconscient névrotique ou l’in-
conscient normal, les bip qui fonctionnent ça va, ça va pas, ça va à peu près… Là, on a toutes les
machines concrètes et ce qui se passe là, c’est une montée irrésistible du miracle économique.
Que représente ce fonctionnement ? Ce miracle avait existé un petit peu du temps des commu-
nautés franciscaines, avant les Mexicains qui avaient dévasté toutes les territorialités existantes
(alcool, esclavage, maladies, etc.). Lui a trouvé une formule institutionnelle concrète et mythique
– et aussi axiomatique comme tu le soulignais un mode de fonctionnement permettant que ça
marche.
Mais alors ! là je crois qu’il faut le souligner d’une autre façon, il y a un autre élément. C’est que,
si vous mettez ça dans ce schéma, tout est parfait, ça peut croître indéfiniment selon les perspec-
tives de Max Weber (logique de multiplication). Mais une seule chose manque dans ce schéma :
c’est le triangle machinique abstrait de la situation – à savoir qu’il y a des phylum de toutes
natures, des univers qui se profilent là, avec leur consistance machinique qui cristallise à ce
moment-là.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 7
Il y a le problème des phylum d’or et le problème – objectivement – des flux d’or qui sont requis
au niveau de l’économie du marché mondial à ce moment-là : il y a une demande d’or. Il y a le
fait que la Californie est d’ores et déjà, du point de vue géopolitique, un carrefour stratégique
considérable (d’après une chronique, des gens qui viennent de Chine passent maintenant par la
Californie ou le Mexique) et déjà des implantations économiques, des flux s’instituent. Déjà le
terme de l’Ouest prend sa consistance objective, indépendamment du fait que les gens en aient
conscience, et que concrètement il y a déjà des voyageurs, des machines.
Donc lui, que fait-il avec son agencement là ? La seule chose qui ne va pas dans son truc, c’est
que cela marche trop bien ! C’est qu’il percute un univers capitalistique mutant à très grande
échelle (flux démographiques, économiques, flux d’or, etc.). C’est à ce moment-là qu’il y a ce
court-circuit. Son agencement a cette brusque mutation qui le conduit, lui, à zéro, à redevenir pour
de bon psychotique, pour de bon cinglé, mais il fait un point d’attraction, un grand Autre de désir
incroyable, à savoir que ce sont des milliers de gens du monde entier qui sont polarisés vers la
Californie, vers Suter, vers le miracle. Il est identifié à ça. Maintenant encore la Californie reste
un domaine moteur…
Cette dimension du triangle machinique abstrait est une dimension fondamentale de l’inconscient
de cette situation puisque c’est elle qui lui donne sa consistance (sinon, il y aurait très bien pu
avoir une nouvelle Nouvelle-Helvétie…).

P - De l’or, il y en avait dans bien d’autres endroits qu’en Californie, mais il a bien fallu donc
ce… « capitalisme de vauriens » (F.)… Il fallait que ça vienne nécessairement se greffer sur
quelque chose de préexistant qui en fournissait une image mythique. Pourquoi sont-ils venus don-
ner leurs coups de pioche là, alors qu’il y avait beaucoup plus d’or au Canada, en Alaska, etc ?
Parce que là, il y avait de la prospérité déjà, des formes sociales…

F - Il y avait déjà les consistances incorporelles et les consistances machiniques réelles et elles
ont créé une sorte de « terrain » (terrain à la fois dans les incorporels et dans les flux énergétiques,
sémiotiques, etc.) qui mettait la situation en état de surfusion. Lui est venu s’y prendre les pieds.
Il y avait vraiment trop de connexions comme disait A. Il a fait vraiment ce qu’il fallait pour
déclencher tout le système qui a totalement basculé sous ses pieds.

P - Autre chose m’a frappé dans cette histoire : il est parti de Suisse pour fuir, finalement, un sys-
tème bancaire et financier. Là-bas il construit quelque chose qui est probablement antérieur, qui
est de l’ordre de ses parents, grands-parents ou arrière grands-parents, et il se retrouve brutale-
ment confronté à un retour en force fantastique de ce qu’il a voulu fuir.

A - Tout à fait ! Moi je dis que, dans la psychose, il y a un décalage de générations.

E - Ce qui est important, c’est que le triangle du haut, quelque part, est là depuis le début. Je
prends par exemple une ambivalence dans le terme or qui est tout à fait centrale. Quand cet objet
commence à se former pour lui – la Californie, l’Ouest – c’est essentiellement « des fruits d’or et
d’argent qui poussent partout ». Donc, c’est effectivement là depuis le début, en état de surfusion
de potentialité.
Il faut aussi encore insister sur l’autonomisation possible et vraiment jusqu’à l’antagonisme des
deux parties du tableau (d’un côté logique de type énergétique, de l’autre de type incorporel).
- Et donc maintenant, dernières phrases du scénario : « Par un chaud après-midi de juin, le géné-
ral est assis sur la dernière marche de l’escalier monumental qui mène au palais du Congrès. Sa
tête est vide comme celle de beaucoup de vieillards, c’est un rare moment de bien-être, il ne fait
que chauffer sa vieille carcasse au soleil.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


— Je suis le général. Oui. Je suis le général, ral.
Tout à coup un môme de sept ans dévale quatre à quatre le grand escalier de marbre, c’est Dick
Price, le petit marchand d’allumettes, le préféré du général.
— Général ! général ! crie-t-il à Suter en lui sautant au cou, général ! tu as gagné ! Le Congrès
vient de se prononcer ! Il te donne 100 millions de dollars !
— C’est bien vrai ? c’est bien vrai ? tu en es sûr ? lui demande Suter tenant l’enfant étroitement
embrassé.
— Mais oui, général, même que Jim et Bob sont partis, il paraît que c’est déjà dans les journaux.
Ils vont en vendre ! et moi aussi je vais en faire des journaux ce soir, des tas !
Suter ne remarque pas 7 petits voyous qui se tordent comme des gnomes sous le haut portique du
Congrès et qui rigolent et font des signes à leur petit copain. Il s’est dressé tout raide, n’a dit qu’un
mot : « Merci ! » puis il a battu l’air des bras et est tombé tout d’une pièce.
Le général Johann August Suter est mort le 17 juin 1880, à 3 heures de l’après-midi.
Le Congrès n’avait même pas siégé ce jour-là.

Les gamins se sont sauvés.

L’heure sonne dans l’immense place déserte et comme le soleil tourne, l’ombre gigantesque du
palais du Congrès recouvre bientôt le cadavre du général. »

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


GILLES CHATELET

L’enchantement du virtuel

J E VAIS VOUS PARLER UN PEU DU VIRTUEL et de ce que j’ai


appelé « l’enchantement du virtuel », formule provocatrice.
C’est beaucoup plus ambigu que cela ne paraît. Ce n’est pas
du tout « enchanteur ». Je vais essayer simplement de déga-
ger comment la virtualité permet d’intervenir dans la
construction des concepts physico-mathématiques. Je me res-
treins à ce domaine (qui est déjà considérable !), avec
quelques exemples seulement. Pourquoi la virtualité est-elle Ce texte a été rédigé
liée à la physique mathématique ? Je vais expliquer très briè- d’après l’exposé du
3 juin 1986 au Collège
vement comment j’en suis venu là. International de
Rappelons que la métaphysique d’Aristote distingue deux Philosophie.
types d’êtres : les êtres mathématiques qui sont dans l’éter-
nité et qui n’ont pas d’existence par eux-mêmes (1) ; à 1. Ils ne sont pas
« séparés ».
l’extrême opposé, les êtres physiques qui, eux, ont une exis-
tence séparée, mais ne sont pas éternels. Donc on a deux
natures qui s’affrontent, une nature mathématique et une
nature physique. Et pourtant la physique mathématique a été
construite, elle est possible, et de plus elle fonctionne, et
même très bien. Avec Aristote, il y avait la théologie : les
natures mathématiques étaient là, les natures physiques étaient
là et vous aviez des êtres au-dessus, d’un ordre supérieur, qui
permettaient d’assurer la cohésion des deux choses. Sinon
c’est le chaos. Seule, il faut bien le dire, la civilisation occi-
dentale a compris qu’on peut maîtriser ce chaos qui résulte de
la confrontation des êtres physiques et des êtres mathéma-
tiques. En tout cas, il faut voir là un enjeu métaphysique tout

CHIMERES 1
GILLES CHATELET

à fait fondamental ; en quoi cela intéresse-t-il la virtualité, je 2. Le véritable


vais le dire tout de suite. scandale galiléen :
Géométrie et Physique
Je vais centrer la chose. Un tout petit concept comme la vir- sont homologues.
tualité engage tous les rapports entre la physique et les Bien plus important
mathématiques. que la terre qui
Il y a bien sûr cette « épistémologie » qui rôde, qui voit les tourne !
mathématiques comme étant « abstraites ». Quand j’entends
cela, ça me fait bondir au plafond, les mathématiques « abs-
traites » ! Ce que ce terme peut avoir l’air odieux. Abstrait !
La physique, elle, serait concrète, étant censée s’appliquer,
être dans la nature, dans le réel. Je résume un peu les banali-
tés que les gens racontent sur ce domaine.
En fait si on regarde comment se construisent les grands
concepts de la physico-mathématique, on voit que ce n’est pas
du tout comme cela que ça fonctionne. Effectivement, si on
regarde constamment deux êtres l’un en face de l’autre : des
êtres qui relèveraient de l’esprit, qui seraient les êtres mathé-
matiques, construits avec la seule intelligence ; d’autre part
les êtres physiques qui seraient complètement transcendants,
déjà complètement immergés dans l’actuel, il y a nécessaire-
ment un paradoxe. C’est consternant ! on est pris dans un
dilemme.
Pour Aristote l’espace abstrait n’existait pas, c’était simple-
ment l’espace « entre » les choses. À partir du moment où une
théologie était possible, qui groupait les deux ordres d’êtres,
l’espace n’avait pas à être un espace abstrait, tel que nous le
connaissons. C’était simplement immergé entre les choses,
déjà actualisé. Donc pour arriver à faire une physique mathé-
matique, il fallait d’abord construire un espace abstrait, homo-
gène, dans lequel pouvaient ensuite s’immerger les choses.
La physique mathématique implique déjà l’obligation de
construire un espace abstrait pour arriver à dire quelque
chose. Que les êtres physiques ne soient pas complètement
transcendants et que déjà la géométrie « apprivoise » (2) les
êtres physiques, ça c’est la grande idée de Galilée. Et ce n’est
pas du tout une hypothèse au sens d’une « hypothèse de tra-
vail », c’est un coup d’audace, (il dit cela sur un ton extrê-
mement violent) il a raison car c’est un coup d’état. Il dit, je
le transcris en termes modernes : de toutes façons, s’il y a un
espoir, si on veut garder l’intelligibilité en disloquant la méta-

CHIMERES 2
L’enchantement du virtuel

physique d’Aristote, il faut qu’il y ait une espèce de rapport


entre la genèse des concepts mathématiques et celle des
concepts physiques.
Alors comment s’inscrit la virtualité là-dedans ? Je vais aller
très vite en passant à Leibnitz, car je crois que c’est Leibnitz
qui a compris tout l’enjeu de cette virtualité. Où en était-on à
ce moment-là ? Il y avait les « Cartésiens », mais subsistait
encore une sorte de domination de la « géométrie », prise dans
son mauvais sens, au sens des figures, des choses fixes
comme points dans l’espace. (Même si à l’époque de
Descartes c’était un progrès considérable !) Mais en tous cas
Leibnitz dit « ça ne va pas parce que les sphères ne brûlent
pas » ; ça paraît idiot mais c’est génial. Effectivement les
sphères ne brûlent pas. Les points, ça ne pèse rien ! Leibnitz
considère que le cercle ce n’est pas une chose qui est immer-
gée dans un espace, ce n’est pas un ensemble de points
comme on le définit dans les manuels. Il dit qu’au fond les
points, ce sont déjà des sources de choses. Il faut les com-
prendre, mathématiquement même, comme des créateurs de
« possibilités ». Je préfère le terme de virtuel. Un point, pour
Leibnitz c’est l’intersection de droites. Il avait déjà tout à fait
l’idée du dualisme projectif. Il veut faire vivre ces points ! :
les sphères commenceront à brûler ou les points commence-
ront à peser si on sait les capter correctement, non comme des
« figures géométriques », mais bien comme des puissances
d’explosion. C’est ainsi qu’il faut comprendre le calcul diffé-
rentiel. Pour Leibnitz et pour les géomètres algébriques
modernes, une figure, je prends une courbe par exemple
(quelqu’un qui ne connaît pas les maths voit ça comme un
dessin), on y voit tout de suite un croisement et une possibi-
lité d’organiser la structure à partir de ce croisement. Les

points ne sont plus des points en tant qu’ils sont le résultat


d’une désignation une manière de pointer une chose ; la dési-
gnation assassine toute virtualité… au moment même où j’ai
désigné la chose ; ce qui est très drôle dans la désignation

CHIMERES 3
GILLES CHATELET

c’est qu’effectivement il y a un côté sensible, quelque chose


d’extrêmement riche et en même temps d’extrêmement
pauvre : à partir du moment où j’ai désigné un point, tout est
dit. « J’en ai trop dit ! » Il doit y avoir une théorie du texte
assez proche… Il y a un roman de la géométrie à écrire.
Le point ce n’est pas effectivement seulement une manière de
désigner, pour un géomètre algébriste (et cela va expliquer
après comment la physico-mathématique est possible), c’est
un quotient de polynome… etc. Systématiquement comme le
comprend Leibnitz c’est une manière de voir cela (la géomé-
trie) comme des puissances de mouvement, des puissances
d’explosion. Les points sont des puissances d’explosion de
droites, des intersections de droites, et d’un point de vue
moderne dans la géométrie algébrique, ces points-là sont des
intersections de courbes.
J’ai l’air de dévier si je parle d’Abel mais c’est lié à cette his-
toire de points de Leibnitz. Abel a démontré un grand théo-
rème, (les mathématiciens disent que c’est génial). Si on
regarde profondément la démonstration, on voit que c’est tout
à fait lié à ce genre d’idées.
Pour Abel, il s’agit d’une courbe quelconque et pour étudier
un certain nombre d’intégrales (les relations entre des inté-
grales prises sur la même courbe), je ne vais pas rentrer dans
le détail, c’est quelque chose de compliqué, il ne considère
plus la courbe comme étant fixée, (on disait « proposée »,
c’est prodigieux !), il ne voit plus la courbe comme proposée
mais comme puissance à recevoir des intersections, ce qu’on
appelle des faisceaux de courbes (tout le monde connaît les
faisceaux de cercles, je ne vais pas revenir là-dessus !). Mais
cela n’est jamais enseigné dans les manuels au lycée. Moi je
me rappelle très bien, en « taupe », on dit : vous avez un
cercle, des figures, des ensembles de points, c’est la façon
dont c’est enseigné maintenant même, des ensembles de
points dans le plan, etc. Eh bien là, il y a des quantités de
choses qui sont justes et en même temps qui déforment
l’esprit. On voit cela comme un ensemble, quelque chose qui
a un côté amorphe et abstrait (effectivement j’ai été très
méchant avec le mot « abstrait », ici c’est « abstrait » au sens
où on a littéralement soutiré la détermination, ce qui par
conséquent laisse une espèce de cadavre !). Cette courbe, le

CHIMERES 4
L’enchantement du virtuel

mathématicien en sortira telle équation mais n’en sortira pas


le théorème d’Abel qui, lui, voit cette courbe comme une pos-
sibilité de faire passer des faisceaux de courbes à travers eux.

Je ne donne pas du tout la raison des choses, mais en tous cas


retenez cette idée extraordinaire de provoquer, de démanger
la courbe. La courbe « proposée », c’est celle-là et voilà la
courbe « adjointe » ou le faisceau de courbes adjointes.
Démanger les courbes, il y a vraiment provocation, provoca-
tion rationnelle. En quoi cela m’intéresse particulièrement,
c’est que j’essaie de couvrir comme Bachelard, le rationa-
lisme qui accompagne la physique mathématique, et je crois
que c’est un des secrets de la chose, effectivement cette
manière qu’a la mathématique, de façon complètement expé-
rimentale, de gratter certains points, qu’on appelle des sin-
gularités. Il faut vraiment comprendre comment les objets
naissent de cette démangeaison. Et je crois que c’est là.
Cette manière de démanger les êtres les plus abstraits est en
fait une espèce de schème expérimental « physique ». Par
conséquent, dans ce cas, la physique mathématique est pos-
sible puisqu’effectivement c’est la même démangeaison. Il ne
s’agit pas de dire que la mathématique, « c’est abstrait » et
que la physique on peut la comprendre ensuite a posteriori.
Pas du tout ! Ce que je prétends, c’est qu’effectivement, il y
a une manière de démanger le réel mathématique avec les sin-
gularités, comme je l’ai expliqué là systématiquement, en
considérant telle courbe comme une puissance de choses à
croiser (des tas de courbes qui se déforment et un certain
nombre d’invariants qui peuvent subsister, par exemple).
L’idée directrice de ma recherche est la suivante : essayer de
montrer qu’il y a une homologie rationnelle entre la

CHIMERES 5
GILLES CHATELET

démangeaison, la provocation du « réel » mathématique et


puis la provocation « expérimentale » de la physique. En effet
que fait la physique ? La physique des particules, par
exemple, prend des particules, frappe, fait des collisions et
provoque des apparitions, des émergences, des fulgurations.
Puisqu’effectivement on ne peut pas espérer faire une phy-
sique mathématique avec des choses « réelles », des choses
qui sont déjà là. Tout le sens commun a une vision a poste-
riori, actualisée des choses. C’est comme cela effectivement
qu’on apprend la physique et la mathématique dans les classes
et c’est comme cela que les enseignants retransmettent ce
pathos, mais les gens qui cherchent ou les gens qui essayent
de penser la physique mathématique, ce n’est pas du tout
comme cela qu’ils procèdent, sinon on aurait constamment
deux êtres qui se regarderaient comme des sphinx, comme des
chiens en faïence, et là Aristote nous attend toujours au coin
du tournant : pas de théologie, vous êtes foutus !
Effectivement, d’une part vous avez le réel en face et puis
vous avez vous qui pensez dans votre coin ! C’est bloqué !
Alors pour faire peser les points et brûler les sphères ou pour
faire des symphonies avec les courbes, il faut effectivement
ne plus considérer les points comme étant dans le plan, mais
étant déjà des puissances algébriques en quelque sorte. Je ne
vais pas donner de détails, mais, en tout cas, c’est cela que
feront certains plus tard qui considèrent le point ici, ce n’est
plus un point x = 1 ou je ne sais quoi, justement ce n’est plus
un x =, et voilà donc un point du cercle ! Quand j’ai dit cela,
je n’ai plus qu’à aller me coucher. Quel intérêt d’avoir mis un
x = ! J’ai un point « abstrait » du cercle, ça n’a strictement
aucun intérêt. J’aurai dit vraiment des choses sur le cercle
quand j’aurai construit des fonctions sur le cercle ou par
exemple mis des sinus, quand je pourrai par exemple enrou-
ler une droite sur un cercle avec le sinus, un point de vue
constamment dynamique dans la mathématique, et par consé-
quent comme il y a cette dynamique, je dis, et cela c’est le
coup d’audace de Galilée, que cette dynamique est en cor-
respondance rationnelle avec la dynamique expérimentale de
la physique, et là je crois avoir trouvé un levier pour com-
prendre la physique mathématique moderne.

CHIMERES 6
L’enchantement du virtuel

Donc la virtualité… ce n’est pas le possible ! Dans le possible 3. La virtualité permet


il y a encore un côté « abstrait » de considération « exté- de contourner la
critique de
rieure », de gestion de l’« étant » mathématique (3). Quand Heidegger : la science
Abel fait sa démonstration, il ne se pose pas la question de moderne réduit l’Être
savoir si telle courbe croise telle autre, si c’est possible ou pas. à l’« étant ».
De toutes façons il n’hésitera pas, quand il y a deux cercles
4. L’innocence
qui sont disjoints, à dire qu’ils se coupent dans des points ima- « efficace » du
ginaires. De toutes façons, quand ça ne se coupe pas, quand virtuel !
ce n’est pas possible, on crée le possible. Le mathématicien
ne va pas se gêner avec le possible ou l’impossible, et
d’ailleurs à la limite le physicien non plus. On le verra tout à
l’heure. J’entends déjà les cris, « la physique c’est du réel »,
« Vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez ». C’est l’argu-
ment du réalisme odieux, l’argument réactionnaire par excel-
lence : « Vous n’êtes pas dans le réel, vous ignorez le
réalisme. » Effectivement, il se trouve que tout ce qu’on a
découvert jusqu’à présent, depuis la découverte du feu
jusqu’au théorème d’Abel, à chaque fois c’est quelqu’un qui
a eu l’idée de mettre en rapport deux choses et ce n’était pas
dans le réel ! C’est cela qui est extrêmement difficile parce
que les conservateurs vont me répondre tout de suite : dans
ce cas-là vous vous fichez du réel, vous n’y êtes pas ! Non, il
y a justement cette espèce de chose intermédiaire qui est uti-
lisée en art ou dans la pensée, et dans la « vrai » politique et
qui s’appelle le virtuel, et c’est une chose qui ne tient sa
consistance que de lui-même, quelque chose d’extrêmement
fragile, c’est une fragilité absolue, et c’est pour cela que c’est
difficile à expliquer, difficile à comprendre, et en même temps
c’est quelque chose d’implacable. Cette impression extraor-
dinaire que ça laisse une trace et qu’on ne peut plus revenir
après ; beaucoup plus que le réel ou le possible ; le réel, on a
l’impression que ça change tout le temps, les hommes poli-
tiques, ça change tout le temps (les hommes politiques, c’est
le réel typique !), il y a Giscard, il y a machin, effectivement
c’est du réel, mais en même temps on a l’impression que ce
n’est rien du tout. Mais dans le théorème d’Abel, cette courbe-
là, depuis 1826, on ne peut plus la voir de cette manière. C’est
irréversible ! il y a une puissance irréversible dans le vir-
tuel (4), alors que le possible laisse toujours un sorte de côté

CHIMERES 7
GILLES CHATELET

réversible, il y a ambiguïté dans le possible. On a l’impres-


sion que le réel est irréversible, et en fait c’est la chose la plus
réversible qui soit, il y a des choses qui, effectivement, étaient
pensées comme réelles à un moment donné et qui sont deve-
nues complètement irréalistes ; alors que le virtuel avec son
côté fragile, est une des choses les plus décisives, les plus
implacables qui soient. Et c’est parce qu’il n’a pas peur des
choses et il les fait exploser.
C’est Leibnitz qui a vu tout l’enjeu métaphysique, physique
des mathématiques, puisqu’il a médité Aristote et qu’il a dit :
oui, il faudrait quelque chose qui soit entre l’acte et la puis-
sance. Là c’est une allusion directe aux cartésiens, puisque
Descartes disait : qu’est-ce que c’est donc que cette phrase de
ce pauvre Aristote : « le mouvement est l’acte en puissance
en tant qu’il est (encore) en puissance » et Descartes dit : moi
je n’y comprends rien, ce n’est pas « clair » ! La clarté de
Descartes peut être odieuse et Leibnitz avait très bien com-
pris ce que voulait dire Aristote. Il a médité cette histoire de
premier moteur, qui peut se comprendre comme une pensée
de la virtualité. Le premier moteur est quelque chose qui est
complètement immobile et qui, en même temps, est l’essence
même de la motricité. C’est une chose qui est avant toute dis-
sipation de puissance, toute actualisation, qui peut mouvoir
tout précisément parce qu’il ne se meut pas, parce qu’il ne se
déplace pas. Il y a une espèce de perfection de la sagesse dans
le premier moteur (qui est probablement le concept central
d’Aristote) qui est à la fois un concept éthique, métaphysique
et physique et Leibnitz a pris cela très au sérieux et n’a pas
du tout dit que c’était du délire de vieux Grec. La notion de
calcul différentiel est un instrument typique de premier
moteur. Effectivement. Le premier moteur n’est pas une
chose qui se déplace, il faut saisir cette espèce de nouveau
caractère ; quand un concept métaphysique s’inscrit dans une
grande révolution scientifique, on peut dire que ça correspond
toujours à une précipitation de la métaphysique et non pas
contre la métaphysique. En effet le calcul différentiel n’a pas
été inventé contre les choses mais au contraire comme une
appréhension opératoire du Premier Moteur. Il faut dire que
chez Leibnitz il y avait non seulement possibilité de calculer,
mais par-dessus le marché il y avait toute une théorie méta-

CHIMERES 8
L’enchantement du virtuel

physique très cohérente. La virtualité ce n’était pas quelque 5. Cf. Hegel : Science
de la logique (Théorie
chose comme ça en l’air ! de la Quantité).
Pourquoi cette histoire de premier moteur est-elle liée au cal-
cul différentiel ? Pour Leibnitz, ce triangle, par exemple, ce
n’est plus ça, il veut le voir comme quelque chose qui peut se
déplacer infiniment peu. Mais justement, c’est là toute l’ambi-
guïté. C’est là où l’on voit comme les théories du réel et du
possible sont absurdes, parce que d’abord un triangle qui se
déplace infiniment peu ce n’est pas possible, ce n’est certai-
nement pas réel non plus, et pourtant Leibnitz ne voit pas ce

triangle comme étant fixe mais il le voit comme bougeant


« un peu ». Mais attention, c’est là l’erreur classique qu’on
fait dans l’enseignement, en général, « pour faire com-
prendre » soi-disant ! D’ailleurs c’est extrêmement curieux à
quel point cette notion de virtualité est massacrée dans
l’enseignement, cela consiste à rabattre un concept extrême-
ment subtil comme la virtualité sur des catégories d’actuali-
sation, de réel et de possible : on dit toujours, oui il faut voir
ça comme un accroissement petit. C’est la pire erreur qui
soit ! Il faut dire exactement le contraire : il faut dire que le
triangle n’existe qu’en tant qu’il y a des triangles virtuels
autour de lui. Le triangle n’existe pas en tant que figure rigide
comme signe perché dans l’espace mais il existe en tant que
mobile. Ce n’est pas une position, ce n’est pas un x = 1, il
n’existe qu’en tant qu’il y a des triangles infiniment proches
et c’est toute la génération des concepts de la géométrie dif-
férentielle, comme par exemple pour la courbure. À ce
moment-là il y a une floraison de choses qui correspondent à
cette inscription de la catégorie métaphysique du virtuel. Les
cercles infiniment voisins… Il faut attendre le début du XIXe
siècle pour que les infiniment petits soient maîtrisés en méta-
physique (c’est exaspérant cette situation d’une chose qui est
sans être et qui existe par son évanouissement) (5). L’élément

CHIMERES 9
GILLES CHATELET

différentiel n’existe qu’en tant qu’il s’évanouit. Donc ce n’est


plus une différence xl - x2 posée, c’est une chose qui est com-
plètement différente du possible et du réel, qui est du virtuel,
le Dx. Dans un certain sens, il y a ce paradoxe qui veut que
le virtuel soit ce X, il y a bien quelque chose de profondément
interne au point, mais justement en tant que c’est interne, ce
n’est pas un point pris comme x = 1, mais comme une petite
flèche qui est là, qui jaillit du point : c’est une fulguration.

Et c’est en quoi la théorie des monades a un rapport direct


avec le calcul différentiel. Effectivement, pour Leibnitz, les
monades ne sont pas des points ou des atomes, il les appelle
des « points métaphysiques », ce qui est prodigieux. Ce ne
sont pas des entités en elles-mêmes, mais elles existent
comme des intersections de points de vue et il y a quelque
chose de profondément vivant dans la monade.
Quand je prends un point x = 1 par exemple, il y a une science
en mathématiques qui s’appelle l’analyse fonctionnelle. Les
mathématiques, ce n’est pas du tout la théorie des ensembles,
je définis 1, je pose ça, c’est terminé, je n’ai plus qu’à crever !
Par contre, le monsieur qui fait de l’analyse fonctionnelle,
dira : ce point-là n’est rien en tant que tel, ce qui m’intéresse
1
c’est x-1 . C’est le point comme pôle. Je ne triche pas du tout.
Vous allez me dire qu’il ne s’est rien passé du tout alors que
tout s’est passé là. Pourquoi ? Parce que je ne dis plus x = 1,
mais je forme ici, je condense l’impossibilité d’un problème.
1
Effectivement x-1 quand x = 1, ce n’est pas défini, mais c’est
ce qui fait vivre le point. Pratiquement, je crois que ma confé-
rence tient là-dedans en fait. Elle tient au fait qu’un point n’est
rien en soi, comme ça, pris extérieurement, mais que
construire des mathématiques, c’est construire, en quelque
sorte, une manière de faire « fleurir les points » ; de diffé-

CHIMERES 10
L’enchantement du virtuel

rentes façons, on peut avoir une botanique de topologie algé-


brique ou une botanique d’analyse fonctionnelle. D’une cer-
taine manière c’est une botanique où l’on peut faire des
implants. (…) Mais il ne faut pas voir cela comme une espèce
d’équivalence plate : quand on dit qu’à l’ensemble des points
de la droite correspond l’ensemble des fonctions qui s’annu-
lent en un point donné, ce n’est pas comme cela qu’il faut
voir, il faut voir cela comme une nouvelle façon de prendre
la virtualité de ce point, de prendre les virtualités et de les faire
exploser. Et c’est ainsi qu’opèrent les mathématiciens (Abel).
On dira que c’est un miracle… Comment ça se fait que ça
s’incarne ? Mais quand on pense un peu à la chose, c’est bien
évident, puisqu’effectivement quand je fais une expérience
sur le réel, qu’est-ce que je fais ? Il faut que je m’intéresse à
ce point. Mais je m’y intéresse vraiment. Je ne dis pas seule-
ment que x = 1. Il faut que j’aie tout un processus expéri-
mental qui détecte ce point. Le point n’est rien que l’ensemble
des détections. L’objet qu’on a en face de soi, ce n’est jamais
un objet « physique », ce n’est jamais un objet mathématique,
c’est toujours un objet physico-mathématique. Et faire de la
physico-mathématique c’est trouver une forme d’adéquation
entre les virtualités mathématiques de la chose et les com-
plexes expérimentaux avec lesquels je peux faire exploser ce
point.

Prenons un autre exemple : je prends un point dans le plan.


Ce point-là c’est rien, c’est vraiment rien en soi. Comment a
fait Cauchy pour lui donner de l’importance ? Il a décidé que
c’était important ce point-là. Eh bien, tout de suite il fait ça,
il fait un circuit comme ça, et puis il imagine qu’on a enlevé
le point, et puis il tire, ça va se resserrer, c’est ce qu’on appelle

CHIMERES 11
GILLES CHATELET

la théorie des lacets, des résidus. Le point est un résidu.


Effectivement le résidu c’est ça : c’est une manière de résis-
ter, le point n’est plus un point dans l’espace, c’est une cer-
taine manière d’empêcher des lacets de se refermer. Ce n’est
plus vu comme des positivités béates, mais au contraire
comme des résistances.

Ma manière de radoter, qui est la seule façon de poser le truc,


c’est savoir, quand j’ai un concept mathématique, qu’est-ce
que j’ai provoqué pour le faire surgir. Les mathématiques,
technique de surgissement de la virtualité. Pour Heidegger,
mathemata, c’est une position fondamentale envers les
choses. Effectivement la chose n’est rien et n’existe qu’en tant
que je la provoque, que je l’exaspère, que je la rends exubé-
rante. Un grand mathématicien en général ne s’arrête pas aux
« objets », il sait les provoquer, les manipuler, les faire explo-
ser. Il ne fait que ça d’ailleurs ! (C’est déjà beaucoup !). Il ne
faut pas croire qu’en mathématique « on trouve des choses »,
qu’on « établit des vérités », ce n’est pas vrai. On fait surgir
des virtualités. Et c’est pourquoi la physique mathématique
est possible.
Quelques années après, que font messieurs Oerstod et
Ampère ? Ils considèrent un fil dans l’espace et font tourner
l’aiguille autour du fil ! Je crois que tout le monde a compris !
Le fil, si je le retire, si j’ai un autre lacet qui est là, en tirant
je ne pourrais pas l’enlever. Autrement dit Ampère et Oersted
pensent qu’il y a des théorèmes de résidus « électriques ». Ce
n’est jamais dit comme ça dans les manuels, je reconnais. La
théorie des circuits électromagnétiques d’Ampère, c’est vrai-

CHIMERES 12
L’enchantement du virtuel

ment cela, il y a des tubes et des choses qui tournent autour


de tubes, mais évidemment ce n’est pas un hasard si avant il
y avait la théorie de Cauchy sur les résidus. Toutes les théo-
ries électromagnétiques du XIXe siècle et une partie des
études géométriques, toutes ces théories où effectivement
vous avez des trous, toute cette théorie des trous avait été pré-
vue par Leibnitz.

Les deux points de Leibniz.

Pour Leibnitz, un point, ce n’est pas seulement une intersec-


tion de droites. Quand il voit deux points, tout de suite il dit :
ça c’est une virtualité. Pour lui, deux points, ça n’existe pas
comme ça. Ce n’est pas donné béatement, non, tout de suite
c’est la possibilité (je dis bien la possibilité car du coup c’est
du domaine de l’actuel) de remplir ça avec un objet comme
ça. (Intervalle)

Alors maintenant, on comprend pourquoi les particules ce ne


sont plus des petites masses comme ça, mais effectivement ce
sont des résidus. Les particules de la physique mathématique
maintenant sont des résidus de choses, des explosions topo-
logiques. Mais ce n’est pas par je ne sais trop quelle fantas-
magorie. Le problème de l’épistémologie vulgaire, c’est
qu’effectivement on dira : c’est très compliqué parce qu’il y
a le calcul algébrique et que paradoxalement les théories les
plus arbitraires « semblent s’appliquer aux particules » ! On
ne comprend pas le calcul algébrique comme étant une
manière de poser des problèmes de trous, on le voit simple-
ment comme quelque chose de donné et on voit les particules
comme des petits points matériels, on a des images complè-
tement fausses, des représentations de sens commun, qui cher-
chent toujours à tirer vers le bas, une régression épouvantable,
à ramener dans le « faire comprendre » qui engendre une débi-
lité profonde. J’ai entendu des profs de fac dire que le spin
c’est l’électron qui tourne sur lui-même. Pas du tout. (…)

CHIMERES 13
GILLES CHATELET

Vous savez qu’il y a un théorème de Gauss qui dit que (élec-


trostatique) le potentiel de ce point est déterminé par ce qui
se passe sur la surface. Vous avez un potentiel ∆U = O, en
fait, la valeur ici ne dépend que de la valeur sur la surface. Le
grand miracle, et c’est valable aussi pour une courbe dans le
plan, si on a des fonctions telles que ∆U = 0, eh bien la valeur
en ce point-là est complètement déterminée par la valeur de
la fonction. Et comment on démontre ça ? Le point que je
choisis là, c’est moi arbitrairement qui l’ai choisi. Il n’est rien
que par moi. C’est moi qui décide de son existence comme ça
donc, effectivement je pourrais rester des siècles en face de
ce point, ça ne ferait rien. Et l’idée géniale de Poisson, c’est
de le faire vivre, ce point. Il a fait sa petite greffe. Il trace un
cercle autour du point et puis il retire. Qu’est-ce qui se passe
quand on retire ? Eh bien précisément après il y a un calcul
très simple parce que quand on a retiré ça a fait un trou. Cette
méthode – qu’on appelle la chirurgie – consiste à littéralement
démanger, faire des effets de prurit, de virtualité.

Alors évidemment la physique ! La nature fait apparaître les


objets comme ça. Et je crois que c’est comme ça qu’il faut
voir la physique mathématique. Puisque les objets physiques,
c’est pareil, ils sont construits, ils sont provoqués. Si effecti-
vement (dans le cas de Cauchy et d’Ampère je pense l’avoir
montré de façon claire) les provocations sont en double cor-
respondance homologique, eh bien on a une provocation phy-
sico-mathématique et ça donnera un très grand théorème. À
chaque fois ça marche. Tout le monde commence à percevoir
cette puissance du virtuel. Le virtuel c’est une certaine
manière de capter la négativité mais d’une façon complète-
ment créatrice. Il n’y a pas de côté destructeur de la négati-

CHIMERES 14
L’enchantement du virtuel

vité, ce côté « empêcheur-de-tourner-en-rond », il y a juste-


ment au contraire cette puissance de provocation. En tout cas,
manifestement, dans le cas de la physique mathématique, j’ai
bien pris soin de prendre des exemples relativement simples
et extrêmement précis, je n’ai pas du tout fait de la « méta-
physique » mais j’ai pris des objets et j’ai montré que ces
objets ne sont pas donnés comme ça (même certains mathé-
maticiens seraient réticents à comprendre cela), quand je
prends le point x = 1, je peux rester des siècles devant x = 1,
mais l’analyse fonctionnelle commence au moment où je dis
que le point n’existe qu’en tant qu’il est pôle de. Évidemment
c’est une vérité de La Palice ! Mais tout commence là et tout
n’est que là. Cela montre aussi que la virtualité n’est pas du
domaine de la déduction logique mais il n’empêche que j’ai
l’impression de conditions profondes quand dans un certain
sens j’ai plus ou moins fait exploser toute la virtualité que je
soupçonnais là.
Je ne vais par parler des particules virtuelles parce que je n’ai
pas encore établi clairement comment elles sont traitées phy-
sico-mathématiquement. C’est extrêmement difficile.
Ce que j’ai horreur de faire, c’est donner une « prestation
informative », une prestation scientifique pour « faire com-
prendre ». Je trouve beaucoup plus important que l’on com-
prenne cela, puisqu’effectivement vraiment la question c’est
de savoir comment se fait-il que la physique, que les « mou-
vements réels » viennent toujours de principes virtuels. Et je
dis que le physicien mathématicien c’est celui qui précisé-
ment parvient à déceler un certain type d’homologie, qui non
seulement décèle mais force la situation pour voir que la pro-
vocation rationnelle mathématique est exactement identique,
d’une certaine manière (et c’est ce « d’une certaine manière »
qui est important) à la « provocation expérimentale ».
Par exemple le microscope, c’est extraordinaire, l’image est
virtuelle. Vous savez comment ça fonctionne : il y a deux len-
tilles, il y a un objet, il ne faut pas croire qu’on a un objet réel
quelque part qui est plus gros, pas du tout ! Il y a simplement
un œil qui est là qui reçoit… C’est le fameux « tout se passe
comme si ». Mais il se passe quelque chose. C’est très mau-
vais de dire « tout se passe comme si » parce que précisément
ça ne fait pas comprendre le phénomène. Ça se passe comme

CHIMERES 15
GILLES CHATELET

si mais dieu merci ça ne se passe pas comme si non plus parce


que si ça se passait comme ça, on n’aurait rien ! C’est un
théâtre, une révélation, proche du romanesque. On a l’impres-
sion qu’il ne s’est pas vraiment passé quelque chose, ce point-
là est toujours là mais pourtant il est apte à faire changer
quelque chose et d’une certaine manière il y a déjà quelque
chose.

Prenons un autre exemple. Ici j’ai un champ magnétique B,


des choses très concrètes, un aimant par exemple ; et ici
j’envoie des faisceaux d’électrons ayant la même phase.
Grossièrement disons que les phases sont des espèces de pen-
dules, des petites flèches attachées là, ce ne sont pas des
choses réelles, c’est une méthode de pensée, ça. Pour le
mathématicien classique de la réalité, il fait passer quelque
chose par ici, il fait passer quelque chose par là. Je vais vous
montrer comment le virtuel est extrêmement puissant, vous
allez voir pourquoi. D’un point de vue, comme on dit, géo-
métrique (géométrie classique) rien n’est distinct. Si je suis
en 1890 par exemple, avant l’invention de la topologie par
Poincaré, si je fais ça, la vision canonique de la chose d’un
point de vue géométrique (voyez à quel point la physique
mathématique disloque les concepts, il n’y a pas de géomé-
trie pure), je n’aurai rien, il ne se passera rien, il n’y aura pas
d’événement. La physique c’est pareil ; si je vois ça comme
des particules au sens de points matériels, il y aura des chocs
ici, mais il n’y aura rien, il y aura une parfaite symétrie entre
les choses. Et ce qui se passe réellement, si on fait l’expé-
rience, ce qui se passe ce sont les interférences. C’est-à-dire
que d’une certaine manière il y a eu dislocation des deux caté-
gories, qu’on ne peut pas interpréter comme étant les catégo-

CHIMERES 16
L’enchantement du virtuel

ries du possible et du réel puisqu’elles ne donneraient rien et


qu’il n’y a pas d’événement dans ce cas-là. Par contre, si
maintenant on comprend cela d’une façon virtuelle, il y a un
événement. Effectivement, virtuellement, si j’imagine que je
déforme (il faut tout de suite commencer à balayer les
choses), cela, ce n’est pas possible. Mais ce n’est pas une caté-
gorie géométrique au sens classique, c’est une catégorie de
calcul algébrique par rapport aux situations. Ce n’est pas un
rapport de figures (…). N’empêche que jusqu’en 1957 on ne
savait absolument pas si (et cela c’est typique d’un concept
important), il y a une chose qui s’appelle en physique le
potentiel, et les physiciens disent alors B = Rot A ; pour les
gens qui ne savent pas ce que c’est que Rot, disons que j’ai
un vecteur ici qui s’obtient à partir de tripotages différentiels,
ce n’est pas important, ce qui importe c’est qu’il y a une rela-
tion comme ça, une relation, comme disent les physiciens
« purement mathématique ». Ce qu’ils croyaient ! Et pourtant
ça les tracassait car les grands physiciens soupçonnent tou-
jours l’enjeu des soi-disant astuces de calcul. Ils disent par-
fois : oui, j’ai introduit cela à des fins « purement
mathématiques », c’est là qu’il commence à y avoir des polé-
miques. Ampère avait vu l’enjeu mathématique du potentiel.
En tout cas on savait que si ça tournait autour d’un fil, il se
passait quelque chose ! Mais on voulait savoir, c’était peu
clair, si le potentiel avait un sens physique. Et il se trouve que
la question est ni oui ni non. La notion de tourner autour ?
Mais quand je parle de « tourner autour », quand je parle de
déformation, ce ne sont plus des points, ce ne sont plus des
séquences de points pris isolément, ce sont déjà des chemins,
des cohésions, des trajectoires (des expériences de pensée).
L’espace ici n’est plus un espace géométrique mais un espace
qui est virtuellement rempli par les trajectoires. C’est tout à
fait différent. Ce ne sont plus des points matériels comme ça
pris en séquences discontinues ou point par point, où par un
pur fantasme je déciderais effectivement que ce sont des
points qui se balladent à l’instant T ou T’. Mais il s’agit de
penser cela désormais comme un chemin virtuel ou comme
des déformations virtuelles et à ce moment-là le concept de
potentiel est un concept physico-géométrique et ce n’est pas
un concept physique au sens où il aurait telle ou telle valeur.

CHIMERES 17
GILLES CHATELET

Il n’existe pas par ses valeurs, il n’existe que par ses diffé- 6. Cf. La critique
rences. La différence bien comprise n’est pas la différence au hégelienne comme
« pure manifestation »
sens de la virtualité. Ce qui est extraordinaire c’est qu’à
chaque niveau de virtualité, cela se dégrade en un possible et
un réel, mais il y a toujours un écart à un moment donné, il y
a un concept métastable qui crée une nouvelle zone de vir-
tualité qui elle-même s’incarne. C’est là que se développe
toute une dialectique de la virtualité.
Les particules virtuelles… Je peux quand même expliquer
l’enjeu de la chose.

Alors ça c’est un neutron, ça c’est un proton, je suis en train


d’écrire ce que l’on appelle le diagramme de Feynmann, une
transformation de deux particules. Disons que je vais donner
une information style « Science et vie », je n’aime pas telle-
ment faire ça mais c’est vous qui me le demandez ! J’ai un
neutron, il y a un proton, alors là vraiment je fais de la phy-
sique comme on fait en Taupe, et on interprète en disant que
le neutron a émis un pion et l’on s’aperçoit évidemment que
c’est fait de façon à respecter la charge ici. On dit que – c’est
important pour en revenir à la virtualité – N et P sont des par-
ticules réelles, réelles au sens où elles sont bien là, effective-
ment on les a construites, elles sont massives, on ne peut pas
les toucher mais en tout cas on peut les détecter et elles sont
rentrées en interaction avec un autre système de particules,
aussi N et P. Alors ce que je voudrais dire c’est qu’avant on
disait il y a quelque chose qui se produit, il y a une force (6).
Et Leibnitz n’aimait pas cette conception de la force même si
Newton l’employait. Cela a effectivement un côté occulte : il
se passe des choses parce qu’il y a de la force. Si les théories
fascistes s’appuient sur des théories de force, ce n’est pas un

CHIMERES 18
L’enchantement du virtuel

hasard. Pour le fascisme, la virtualité c’est le scandale, ce 7. Par définition du


n’est pas « tangible » ; le fascisme ne comprend rien à la vir- fascisme comme
prestation volontariste.
tualité (7), donc pour lui l’événement est nié ; or il y a une
impatience d’événement dans le fascisme, il faut qu’il se
passe quelque chose à tout prix, c’est la théorie de la volonté.
Donc il faut qu’il y ait une force qui soit incrustée quelque
part. Paradoxalement on peut dire (ça restera entre nous) que
la conception de la force de Newton implique une sorte de
volontarisme d’implantation dans la matière. Il n’y a pas une
compréhension de la matière par une tendresse virtuelle mais
comme une implantation occulte. Et c’est très clairement dit
par Leibnitz et Hegel (et ils avaient raison !). C’est très intel-
ligent ce qu’ils racontent là-dessus et la critique que fera
Einstein sur la conception de Newton est calquée sur ce que
disent ces deux métaphysiciens. Puisqu’effectivement on a
l’impression qu’on a, une fois de plus, écarté physique et
mathématique entre deux transcendances hostiles et puis
qu’on a implanté cette chose qui s’appelle la force et que ça
marche très bien. Pour les classes, les « taupes » et la pratique
habituelle, ça marche très bien, la force est bien commode.
Seulement quand on regarde la mécanique, ça ne s’est pas du
tout passé comme ça. En fait les grands théorèmes méca-
niques ne parlent jamais de la force mais ils parlent de vitesse
virtuelle. Lagrange qui s’inspirait directement de Leibnitz, a
très bien compris que le secret de la matière, ce n’était ni dans
la « force », ni dans la « réalité », bref dans les « forces
réelles » (on ne les connaît jamais), mais par contre on peut
toujours énoncer ce qu’on appelle le principe des vitesses vir-
tuelles : et à ce moment-là le miracle c’est qu’une chose
pleure de bruit et de fureur (la force c’est bien cela, c’est bien
la fureur prisonnière des choses déchaînées), se transforme :
le principe des vitesses virtuelles permet au contraire de thé-
matiser la physique mathématique ou la mécanique sous
forme d’un équilibre entre les travaux d’inertie et les travaux
des forces extérieures. L’enchantement du virtuel est un
enchantement qui contourne la magie. La force, c’était
comme si les objets possédaient encore de par eux-mêmes
toute une puissance occulte, un être qui se manifestait, alors
que le virtuel évite ça. Effectivement, si on essaye de penser
d’une façon purement métaphysique, quand on disloque

CHIMERES 19
GILLES CHATELET

Aristote, quand il n’y a pas de théologie, on retourne à la


magie, les objets sont mûs par quelque chose de terrifiant.
Ainsi s’explique l’hostilité à Galilée. Car si l’univers n’est pas
mathématisable, il ne peut être que magique ou théologique.
Il n’y a pas tellement de choix. On ne dit jamais cela, mais
c’est ce qui est important. Là quelque chose a basculé, qui est
gigantesque.

CHIMERES 20
ENZO CORMANN

Sous une jupe de velours noir


(des dessous du théâtre)

F ÉLIX GUATTARI M’A DEMANDÉ DE DÉCRIRE ce qui fondait pour moi l’activité théâ-
trale. En quoi cette activité s’entendait pour mon propre compte comme la mise
en rituel d’une certaine sujectivité. Comme processus de singularisation. Quels me
semblaient en être les moteurs, les enjeux. D’évoquer en somme ce qu’il nomme les
« agencements d’énonciation » singuliers où s’origine selon moi la pratique théâtrale.
Je préciserai d’emblée qu’il m’a été demandé de m’exprimer ici « avec mon cœur »,
bien davantage que sous couvert d’un affublement conceptuel dont vous ne tarde-
riez pas à sentir les limites dans la bouche de quelqu’un dont la seule ambition est
somme toute de faire une honnête carrière de ravi du village. J’ai écrit à ce jour une
douzaine de pièces de théâtre. La plupart d’entre elles ont été jouées, traduites.
J’effectue actuellement ma deuxième mise en scène. C’est là tout mon bagage. Les
quelques opinions qui vont suivre se fondent d’une rêverie sur cette pratique. Elle
n’ont pas d’autres prétentions que celles d’un envoyé spécial de l’autre côté du qua-
trième mur. À vous de me dire par la suite ce qu’il faut entendre à tout ce fatras. Et
si même on peut y entendre quelque chose.

Du mieux vivant théâtral

Que le théâtre fut un plus à vivre, j’ai senti ça à l’âge de dix ans. Des circonstances
scolaires (j’étais alors en classe de sixième) m’amenèrent la première fois sur la
scène pour y interpréter Monsieur de Pourceaugnac dans la pièce du même nom.
Je n’ai pour ainsi dire aucun souvenir des six longs mois de répétition, ni même du
texte, que je n’ai pas relu depuis. Une simple anecdote : le metteur en scène — dont
je garde l’image, mais dont j’ai oublié le nom —, soixante-dix ans, blanche crinière,
lavallière, était un ancien pensionnaire du Français, où il ne fit jamais que des uti-
lités. Il avait, en la circonstance, poussé l’audace jusqu’à faire sortir Pouceaugnac

CHIMERES 1
ENZO CORMANN

de la cage de scène lors de sa poursuite par la ribambelle d’apothicaires armés de


clystères. Et c’est d’ailleurs le seul souvenir que je conserve des trois représenta-
tions que nous avons données (le vendredi à 20 h. pour les internes, le samedi à
18 h. et le dimanche à 19 h. pour les parents) : moi, perruqué, vêtu de satin pourpre,
brodequins aux pieds, courant autour de la salle en braillant, suivi de près par une
douzaine de marmots dangereusement outillés et revenant à la scène pour plonger
dans les dessous — comme convenu — par une trappe des coulisses, dans le but de
ressurgir au proscenium par la cage du souffleur… Las, on avait oublié d’éclairer
les dits dessous de scène, et nous voilà soufflant, suant, progressant à l’aveuglette
dans la poussière et les croisillons de bois… et finalement nous égarant dans la
direction opposée à l’avant-scène, quelque part à l’arrière-jardin, criant qu’on nous
éclaire.
Durant quelques minutes, la scène est restée vide, à l’instant même où chacun, parmi
les spectateurs, s’attendait légitimement à ce qu’elle fût le plus remplie.
Interminable panne, sympathiquement ponctuée de rires et d’applaudissements, tan-
dis que sous les planches une terreur panique s’emparait de moi. La panique que
connaît tout acteur confronté à un dérèglement majeur de la représentation, à la
panne de théâtre. Et cependant, s’il pouvait, l’instant de cette panne, en prendre la
mesure relative, ce même acteur hausserait simplement les épaules. Car, la panne
de théâtre n’est qu’apnée, déraillement mineur dans cette façon de musique
d’accompagnement du réel, les gens n’étant somme toute assis face à la cage de
scène que pour se distraire un peu du monde. Seulement l’acteur, en cela même qui
le fait acteur, ne saurait prendre la mesure relative des enjeux de la représentation.
Cérémoniaire possédé, il est totalement engagé dans le rituel de mise en présence
du monde et de sa représentation. Il est dans la terreur où se trouvait jadis l’enfant
de chœur lors de la communion de laisser une hostie tomber au sol de quelque
bouche maladroite — aussi leur fourre-t-il sa patène sur la gorge comme le bra-
queur d’impasses avec sa lame. Des gens sont venus regarder des gens représenter
des gens. La panne révèle l’imposture. L’acteur est saisi dans le ridicule de l’office,
à l’instar du prêtre qui perdrait sa soutane en pleine messe. Ici, le sacrilège consiste
à dévoiler au public l’extrême crédulité que suppose d’assister avec quelque inté-
rêt au spectacle d’eux-mêmes. Aussi, le ridicule qui saisit l’officiant à l’instant de
la panne n’est-il sans doute que l’extrême ridicule du principe même de la repré-
sentation vivante (jouée par des acteurs en chair et en os, et non mécaniquement
reproduite).
Et cela, le jeune Pourceaugnac gueulant dans les dessous est en train de l’éprouver
furieusement. S’il ne remonte pas sur scène à l’instant, le monde va s’arrêter d’être
monde. D’ailleurs, le vieux metteur en scène — qui en a pourtant vu bien d’autres
en quarante ans de métier — ne s’arrache-t-il pas les cheveux, le visage empour-
pré, les bajoues tremblantes, quand Pourceaugnac, ayant rebroussé chemin, ressort

CHIMERES 2
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)

dans les coulisses tout couvert de poussière et de toiles d’araignées ? C’est qu’au
théâtre l’enfant de dix ans peut être le partenaire d’un adulte, d’une organisation
adulte. Et cela, le petit Pourceaugnac le ressent avec quelques battements de cœur
mêlés de honte, avant de se ruer sur scène où l’attendent — délicieuse surprise —
les applaudissements bon enfant des adultes, l’encourageant dans son travail de bon
adulte. Je venais de sauver le monde, je n’étais plus le prêtre, j’étais Dieu (ou Zorro,
ou pompier). Non content de sauver le monde, je le vengeais de l’affront. Je me
déchaînais avec ostentation, cabotinant près de la rampe avec quelques outrances
de vieux briscard ; l’acteur en moi exultait, négligeant tout le reste — à commen-
cer par son personnage. Je jouais l’acteur jouant Molière jouant Pourceaugnac.
Dans mon ivresse bravache, je n’étais plus ni le fils de mon père, ni l’enfant, ni
l’élève, j’étais autre. J’étais plus. Et je décidai in petto, entre deux répliques, de
m’octroyer à vie ce plus à vivre en me faisant dès que possible acteur. Puis, le rideau
tomba sur la scène finale, et avec lui le diagnostic du vieux metteur en scène :
« C’était nul. Si tu continues comme ça, tu finiras au guignol. »

D’une overdose de réel

J’ai fait l’acteur jusqu’à l’âge de 21 ans. À 22 ans, je suis un peu journaliste. À
25 ans, beaucoup. Le chômage, l’urbanisme, mais aussi le tout venant, correspon-
dant à Grenoble ou à Lyon pour un quotidien du matin en perpétuelle restructura-
tion. Les conseils municipaux, les projets de ZAC, les dossiers de ZI, les bavures
policières, les squatters, les crimes passionnels, les stars de passage, les problèmes
de MJC, Creys-Malville, les violeurs aux Assises, les quatre cents coups de la Cité
Paul Mistral, la nouvelle scène rock, le ghetto italien. J’ai cru un temps que le
monde ne serait plus pour moi que ce tourniquet tapageur, cette machine à décer-
veler dont je serais le croc à merdre. J’ai bouffé, dégueulé du réel avec une passion
de l’exactitude, un souci de coller à l’état des choses qui n’avaient d’égal que mon
dégoût croissant pour ce fatras tout à la fois rétif et fonctionnaliste qu’était devenu
pour moi le langage : avec mon paquet de mots censés au jour le jour raisonner une
indicible folie factuelle, je participais, à ma mesure, dans mon petit coin de vie, à
la vociférante superproduction de la prose du monde.
Il me semblait que j’y prenais goût. Mes dents poussaient. Et puis, un jour, presque
sans y penser, j’ai commencé à mentir. Ça a démarré insensiblement : une citation
(j’allais dire : une réplique) un peu améliorée ; un témoignage plus supputé que for-
mellement recueilli ; des figures jamaıs vues, cependant évoquées ; mes propres
sentiments, trop longtemps bâillonnés, qu’exposaient d’imaginaires interviewés,
jusqu’à des témoignages entiers, des rencontres, des péripéties, inventés… Du
reportage-fiction, en somme, du mensonge vrai ; et plus que vrai, me semblait-il :
du réel nouveau-né, comme vierge, sans plus aucun non-dit, puisque tout né du dire.

CHIMERES 3
ENZO CORMANN

De l’inédit, enfin, du jamais-vu ! Fort d’un ultime papier dans un journal local que
je titrais : « Inouï ! Aujourd’hui tout se passera comme d’habitude. » Je me dépê-
chais de me ranger des chats écrasés avant d’être démasqué comme écraseur, et
j’entrepris d’écrire ma première pièce avec la sensation grisante d’être passé de la
prose du monde à la poésie du cœur, renouant avec la jubilation infantile du collé-
gien Pourceaugnac s’emparant en une façon de putsch des rênes du cérémonial.
Non plus servir le réel, mais le chahuter. Et encore ce chahut-ci avait-il quelque
chose d’infiniment respectable. Infiniment marginal (auteur inconnu, gribouillant
dans un coin du monde), mais infiniment intégré (un jour, des gens paieraient pour
venir s’asseoir à une table et lire, comme au-dessus de mon épaule, ces lignes
hachées de biffures, ce mot à mot d’un rêve inventé, ce pieux, ce Saint mensonge
dont seraient un jour faites de grandes messes populaires)… Anachorète narcis-
sisme dont je palliais mon inexpérience.
Fou d’un art déifié, j’étais Saint Siméon stylite sur ma colonne de faits divers à
replacer dedans mes chairs les vers tombés de mes plaies infectées, quand d’autres
couraient à confesse sur des divans plus ou moins orthodoxes. Je me ruais en alchi-
miste sur la page pour muer toute douleur en douleur d’autres pour, piquant dans
une cuirasse à coups furieux de bic, mettre à bas sur la page les spectres fous qui
me hantaient. Le premier de ces spectres s’appelait Gretl Schüler.

Du comment je suis devenu femme

Ici prend fin l’aveu en quelque sorte scénarisé constituant jusqu’à présent mon inter-
vention. En premier lieu parce que — nombreux sont parmi vous ceux qui l’ont
sans doute éprouvé — le travail à la table n’est guère producteur de péripéties ; de
ces péripéties qui font le sel, la crédibilité-même, de tout aveu. Pour convaincre ses
exorcistes, Mère Jeanne des Anges n’a-t-elle pas dû fournir le nom des sept démons
qui la turlupinaient ? En second lieu, mes textes sont imprimés. Ils ont, sont et
(j’espère) continueront d’être joués. Comme le disait Faulkner : « Si ce que
quelqu’un a pensé, espéré, tenté et manqué n’est pas suffisant, si cela doit être expli-
qué, excusé par ce qu’il a éprouvé, fait ou souffert (…) alors lui et celui qui le juge
ont tous deux échoué dans leur entreprise. »
En dernier lieu, parce que je m’aperçois, alors même que j’écris ces lignes, qu’une
certaine linéarisation (et donc fictionnalisation) de mon expérience réduit celle-ci
à une série anecdotique de voies de conséquence, quand j’éprouve si fort qu’elle
fut bien davantage un monstrueux embrouillamini de contingences et de nécessi-
tés, mais aussi d’actes manqués, de connexions inaperçues, de décervelantes équa-
tions, dont quelque récit, en eût-il le sincère projet, ne saurait être à même
d’accoucher.
C’est pourquoi la tentative de narration cède ici même le pas au bavardage incon-
séquent, à ma protéiforme logorrhée, au fil de laquelle j’espère qu’il vous sera loi-

CHIMERES 4
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)

sible de piquer quelque manne — à tout le moins quelques indices.


Gretl Schüler a 20 ans en 1933. Je la rencontre aux débuts des années 70, dans un
cours de Jean-Michel Palmier sur l’expressionnisme allemand, entre un volume de
Georg Trakl et quelques vers de Else Lasker-Schüler. Je ne lis ni ne parle l’alle-
mand. Quelques jours à Berlin, à la recherche de la rue de la Belle Alliance,
aujourd’hui perdue. Autoportrait de Grosz au deuxième étage du Musée de la Ville
regardant avec force par la haute fenêtre le terrain vague hérissé de décombres.
Petite punk frôleuse au bar de 1’XS. Tour de la ville et visite guidée du mur enneigé,
une nuit de l’hiver 79, par un taxi dealant de l’herbe turque et du speed-ball en dé
à sniffer. Gretl Schüler la toute naïve aux prises avec l’événement du nazisme, aime
Nelle la Berlinoise, rompt, compagnon en exil, trouve refuge auprès d’un négociant
en vins membre des SA, nuit des longs couteaux, accouche sept mois plus tard
d’une fille, retrouve Nelle, fin de la guerre, dénazification, vit dans une cave avec
sa fille et son amante, recluse par le souvenir indicible d’un crime commis sous la
contrainte. Une guerre est passée par là et je me coule dans l’imaginaire d’une
femme imaginaire, aimant une femme imaginaire, et mère d’une femme imaginaire,
en sorte que je suis trois femmes et que ces trois femmes sont aussi l’image de la
guerre dans un pays étranger.
La pièce finie, je cours la lire à un ami comédien — cela se passe le soir des élec-
tions présidentielles de 81. Ivre de mots, la voix défaite après trois heures de lec-
ture, je vais à la patinoire municipale, mon manuscrit de cent vingt pages dans une
petite valise, voir la fête quasi spontanée qui s’y donne. Près de vingt mille per-
sonnes s’y bousculent. Ma valise s’ouvre, les feuillets s’éparpillent, une farandole
les piétine en cadence, aux cris de « on a ga-gné ! On a ga-gné ! » Parano. Je sauve
in extremis six mois de travail.
Bilan provisoire : Un : je suis trois femmes. Deux : on a ga-gné. Trois : l’une de ces
femmes a commis un meurtre. Quatre : l’orgueilleuse jubilation a cédé le pas à la
sourde inquiétude. Cinq : laquelle suis-je, de ces trois femmes ? En réponse à cette
question : Credo. Trente pages de monologue de femme, expliquant le meurtre d’un
mari qu’elle n’a jamais eu. Françoise Bette sur la scène de l’Athénée, éperdue, aveu-
glante. Un plus elle égale moi. Ce qui suppose : Un moins elle égale deux. Deux
bouts de moi inassemblés que l’absurde rituel me paraît seul à même de cadrer
ensemble. Me cadrer en tant que moi, et non plus céder à la langueur de l’être, de
l’être étale à la surface du monde ; cadrer ce qui paraît valable pour moi, trancher
dans le vif. En quoi faire théâtre semble bien constituer d’abord, en un cadrage sub-
jectif de la perception, le choix d’une focale singulière pour l’être. Focale me ren-
voie à photo. À quel moment, pour moi, l’instantané du théâtre, la seconde de la
sensation vraie ?
À la table ? Aux répétitions ? Quand le noir se fait dans la salle ? À la première
réplique ? Quelque part au milieu de la représentation ? Au noir final ? Au salut ?
Aux discussions qui suivent ? Je dois avouer que la représentation m’est un

CHIMERES 5
ENZO CORMANN

supplice. Aussi la plupart du temps je n’assiste aux premières de mes pièces


qu’abruti d’alcool. Totalement crispé aux suivantes, désespéré à la dernière. Petits
plaisir par-ci par-là : quelques rires, une certaine qualité d’écoute, une réflexion
entendue dans le flot des spectateurs sortant de la salle. Travail préparatoire, répé-
titions : c’est l’agrément du faire. Manière d’étourdissement à base de rendez-vous,
de problèmes concrets ou de dossiers à concocter, de comédiens à rassurer, de
débats parfois difficiles. Me voici ramené à la table. Car je soupçonne que c’est
peut-être là, en définitive, que je jouis du théâtre. Comme si le théâtre n’était qu’une
disposition particulière de l’âme, un simple jeu mental, constitué de règles
aujourd’hui assez vagues, néanmoins explicites (un lieu scénique, des acteurs) de
contraintes et d’aléatoires liées à l’interprétation et d’un cérémonial précis. Cadre
donné dans lequel on tracera d’autres cadres. Spécialisation du rêve, comme déjà
un partenaire. Nul doute que le théâtre soit physiquement présent à la table et là
encore image mentale. Je veux dire incertain, pile et face, élastique, revu et corrigé.
Boîte mobile où vient s’étendre le rêve, par strates. Voilà, je sais : une terrine d’être.
Constituée par couches de sédimentation successives (écriture), puis décapée trans-
versalement (répétitions) avant recollage approximatif (mise en scène achevée).
Comment faire d’une terrine un canard aux olives ? — Problème du metteur en
scène.
J’ai de l’ironie toute prête sur le sujet. Mais je sens bien que le problème n’est pas
tant le malentendu qui fonde nécessairement la relation auteur-metteur en scène,
que justement la suspicion que tout a déjà été joué (joué !) dans ce qui la précède :
quand le théâtre n’était qu’une péripétie nouvelle dans un phantasme récurrent. Je
veux dire cette activité privative, largement indicible, qui consiste à convoquer
autour d’une table les acteurs d’un rituel ancestral et à les diriger selon ses vœux,
comme le libertin dirige l’action. En quoi cela importe-t-il ? En ceci que le
« théâtre », tout à la fois catégorie de la littérature, architecture, pratique singulière,
technique, usage, coutume, axe de la culture universelle, etc., mais aussi théâtre des
opérations, du crime, toute géographie de faits spécifiables, le théâtre serait, avant
le premier mot jeté sur la première page, organisation particulière, réseau décliné
de connexions, machine spéciale, trieuse, filtreuse, dispatcheuse, usine de retraite-
ment. Matière première : le rêve. On pourrait dire, le théâtre c’est un rêve trans-
formé en songe. Un rêve éveillé, pour ainsi dire délibéré. Rêve dirigé, mastiqué puis
recraché entre deux couches des technique, architecture, organisation, stylisation,
etc., idoines : à chacun sa terrine. Et justement, j’étais une femme, donc.

Notre fiche cuisine

Incidemment, je me suis dépêché de redevenir un homme. Et cela sans doute à cause


d’un malentendu général sur la nature de la parole théâtrale. Voilà qu’on me par-

CHIMERES 6
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)

lait de « parole de femme ». Des femmes vantaient la qualité de ma parole de


femme. Comme si j’avais voulu tenir un certain propos de LA femme. Dire son
oppression mais sa force, sa solitude mais son universalité, sa nature de femme mais
son humanité. En sorte qu’on m’entendait tenir un discours quand je ne produisais,
moi, que de l’aventure psychique. Le délibéré de l’écriture, elles me le faisaient
marcher sur la tête ! Je ne tenais pas un discours délibéré sur LA femme. J’en était
délibérément UNE. Elle auraient pu me trouver fière, ou gentille, moche, ou conne.
Mais non : elles me trouvaient super-représentative ! Aussi ai-je pris délibérément
la route, avec mes nippes de bidasse et mes tatouages, armé d’un cran et d’un fau-
con, en quête de nouvelles sensations. Je m’appelais Jo, profession : rôdeur. Les
Éditions de Minuit ont rassemblé les deux textes en un même ying-yang volume.
Jean-Paul Wenzel fut Le Rôdeur, une année durant. C’est-à-dire moi. Lequel des
deux était l’autre — le rêve machiné de l’autre ? Singulière sensation que de mode-
ler à coups de mots la vie d’un autre. Pendant un an, les cheveux teints, les favoris,
une barbe de huit jours, des centaines d’heures à raconter meurtres, faucon, flicaille,
baises. Pendant un an à se faire interpeller à la sortie des théâtres pour délit de sale
gueule ; à trimballer avec soi un faucon baptisé Demain par son propriétaire, du
nom de l’oiseau de la pièce ; à porter partout ces mots d’homme seul, ces peut-être
mensonges et donc vivre une année sur cette incertitude : Jo a-t-il ou n’a-t-il pas
commis les meurtres dont il se dit l’auteur ? Sans doute le rêve était-il là en défini-
tive : moins dans la représentation que dans cette diffusion des effets. Dans la façon
qu’a le théâtre d’engager durablement le corps de l’acteur — et spécialement du
double, dans la toute relative dichotomie : rêveur/rêvant.
Sans doute frôle-t-on la complétude dans l’événement de cette géographie péri-
phérique du drame. Dans cette socialisation du rêve, sa mise en voix, en œuvre, en
route, en vente, en critique, en souvenirs. Tout m’apparaît comme si la seule concré-
tude du théâtre lui était en effet périphérique, comme si la représentation elle-même,
procédait d’un degré tel de ritualisation qu’elle confinerait à l’abstraction. Qu’elle
adviendrait elle-même comme un rêve, comme un retour obscur — vaguement
menaçant à la matrice du rêve. Comme si elle n’était elle-même qu’un songe, qui
placerait l’auteur-rêveur dans la position d’un rêvant-secondaire se voyant en
rêvant-principal paraissant ignorer qu’il agit son rêve en public. Raison pour
laquelle la part de rêvant de l’auteur dans la salle éprouve un sentiment mêlé de
fierté et de honte, mais de fierté honteuse d’elle-même puisqu’aussi bien il assiste
impuissant aux frasques de son double, donc de son imposteur. Et donc il sent
confusément que sa fierté n’est alors qu’une défense. Mais cette schize-là n’est
encore qu’une vue générale, quelque chose comme la photo aérienne de l’instant
théâtral. Il y manque justement une géographie. Une géologie, peut-être. Une
archéologie. On voit bien ce que pourrait être une archéologie du drame. On devine
de quelle nature seraient ses scènes primitives. Rituels, totémisme, usage du

CHIMERES 7
ENZO CORMANN

masque, fêtes, cérémonies jusqu’à la spécialisation des cultes spectaculaires de


l’antiquité classique en tragédies. Et cela s’ordonnant tant par glissements que par
ruptures, se spécifiant ici en Nô, ailleurs en boulevard, etc. On voit moins bien ce
que ferait une géologie théâtrale. Ce qui la distinguerait de l’étude pour ainsi dire
ordinaire de l’inconscient ; (back ground du texte et de l’image. Back ground de
l’acteur, mimesis, et puis quoi ? La situation particulière du spectacle ? Vague reste
de rituels religieux, cadrage social d’une scène psychique, petit sujet de thèse.) À
évoquer tant bien que mal tout à l’heure l’organisation singulière de cette machine
à rêves du point de vue de l’auteur dans la salle, je me prends à frémir du dédale
susceptible de configurer à son tour la position de l’acteur. Le paradoxe évoqué par
Diderot a servi de base à toutes les méditations sur la réalité de l’acteur. Qu’il ne
croit pas réel ce qu’il joue n’enlève rien à sa sincérité. Suggère tout au contraire un
engagement de corps qui double de l’adhésion au personnage l’ordinaire passivité
de l’être. L’acteur est bel et bien requis d’imiter. L’artiste en lui de conscientiser,
de repérer, de fixer, d’orienter cette imitation, de la rendre reproductible par lui, de
l’investir de lui. Il y a là un flux constant, peuplé d’une infinité d’informations dis-
parates, entre le subjectif et le spectaculaire. Et ce flux, nous pourrions lui donner
la forme d’un regard. La présence du double, tout acteur la ressent. Totalement
engagé dans son rôle, il n’en est pas moins le juge, l’appréciateur froid.
Secondairement, la réalité même de l’organisation spectaculaire le requiert à son
tour de « garder la tête froide ». Il est à la fois dans l’abandon et le calcul. Ne lui
faudra-t-il pas prendre telle place à telle réplique ? Il devra se souvenir d’emporter
tel accessoire ou d’attendre tel signal, ou de prendre garde au faisceau de tel pro-
jecteur, etc. Mais bien sûr l’acteur est aussi engagé comme individu dans les caté-
gories de l’être. Il se voit faire l’acteur. Mais aussi être « acté ». Ce que je veux dire
en déployant au petit bonheur tous ces regards-gigognes, c’est que l’acteur aussi
est saisi dans l’architectonique du rêve. Il produit des images qui ne produiront pas
seulement des effets sur la salle mais d’abord sur lui-même. Il est moins dans la
transe que dans le songe, en ce que le songe serait un effort de conscience sur le
rêve. Il est tout à la fois dans le songe de l’auteur, (ce rêveur que paralyse le spec-
tacle de son double rêvant en public), et dans son propre songe consistant dans le
spectacle plus ou moins confus d’un incessant transfert d’affects entre un lui-jouant
et un lui-étant. Il me semble qu’ici le rêveur constitue l’instance froide, sa subjec-
tivité étant entièrement capitalisée par le jeu en cours. Et ce serait peut-être cette
instance froide du jeu qui disparcherait les flux en provenance de l’auteur et de la
mise en scène (texte, indications de jeux, etc.). Un corps froid relierait donc ces
deux points chauds. Dispositif auquel s’agglomère encore — et principalement
puisqu’il en est le destinataire naturel — le public. J’arrête là ce très intuitif défri-
chage, faute d’outils plus synthétiques, en tout cas plus dynamiques en ce qu’ils
permettraient de colliger toutes les couches de la terrine, au lieu de les exploser à

CHIMERES 8
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)

mesure et de farfouiller piteusement dans leurs éclaboussures comme je m’échine


à le faire.
Il reste qu’on aura certainement compris qu’il y a là selon moi ce que Félix Guattari
nomme un « agencement d’énonciation » singulier, pour ainsi dire autonome et dont
une première exploration dit assez fort qu’il serait une manière de concrétion et de
socialisation du rêve.

De ce que j’écris à défaut de peindre et de tout ce qui traîne

Car en effet j’écris à défaut de peindre. Et sans doute je n’écris spécialement du


théâtre qu’à défaut de peindre des bonshommes. J’ai parlé de mes trois premières
pièces. Je n’ai nullement l’intention de gloser sur celles qui ont suivi. Peut-être ne
parlerai-je justement pas de mes préférées. Peut-être n’ai-je pas de préférée, je veux
dire : d’expérience principale. Plus principale que les autres. Il convient de dire que
je ne suis absolument pas à la recherche du magnum opus, quelque part, là-haut,
dans les nuages. Le théâtre, s’il est mon chevalet, est aussi bien mon saxophone.
Compositions lentement mûries sur le papier, et/ou : faire le bœuf (écorché sur
option) avec quelques autres instrumentistes. Je crois sincèrement que l’art est à
l’heure du mouvement. Ou l’inverse : l’heure est à l’art du mouvement. Ou encore
le mouvement est à l’heure de l’art. Je veux dire que ce qu’on croit discerner dans
la configuration générale d’un art doit également structurer la pratique de l’artiste,
en constituer l’éthique. Aussi je ne crois pas trop à la valeur éthique des œuvres
bien menées ; à l’économie de l’œuvre, en ce qu’elle consisterait à penser par
avance le voyage, à lui donner une forme, quand on ne sait encore rien des décou-
vertes qui viendront le ponctuer. Et cela je l’ai spécialement éprouvé lors justement
d’un travail théâtral sur les rêves, et tout particulièrement les rêves de Franz Kafka.
Produire du rêve donné comme tel, dans une machine à rêve qui ne veut pas, elle,
dire son nom, voilà Une circonstance singulière. Je ne m’étendrai pas tant sur la
question du traitement scénique des rêves qui a structuré tout le travail accompli en
la circonstance avec Philippe Adrien et quatorze comédiens durant près de six mois
que sur la nature même de ce travail, participant principalement de ce que
Witkiewicz nommait « la logique interne du devenir scénique ». Il s’agit là tout
bonnement de prendre le théâtre à la lettre. De se comporter avec lui, à l’intérieur
de lui, comme dans un xième et singulier rapport au réel développant de façon auto-
nome ses effets aussi bien que ses causes. Considérer par exemple que la place
d’une chaise à l’issue d’une scène est un élément constitutif majeur au même titre
qu’un élément du texte. Et que ce que l’emplacement de cette chaise est susceptible
de générer comme possible ou contrainte pour la suite, vaut toutes les bonnes rai-
sons qu’on se donnerait sans elle de poursuivre l’action de telle autre manière. Aussi
la logique interne du devenir scénique procède-t-elle de proche en proche, de corps

CHIMERES 9
ENZO CORMANN

en corps, par association libre, pourrait-on dire, et imite en cela la dynamique du


rêve. Et cela, c’est à la fois très excitant et très effrayant. Jouer ce jeu, c’est dénier
toute borne culturelle, cultureuse au théâtre, c’est se défier du bon goût, raisonneur
en diable, rallier même le mauvais goût, tant il est vrai que l’Autre scène est rare-
ment exempte de salissures. Il me paraît qu’il y a là dans ce travail d’improvisa-
tion, d’écoute, d’écriture, de montage, de tâtonnement, de tripatouillage, dans cet
assemblage incertain des errances singulières, le corps même du théâtre, mère tout
à la fois gracieuse et monstrueuse tant accoucheuse que dévoreuse, et dont les jupes
de velours noir dissimulent aux regards étrangers les facéties de sa progéniture. Et
cette mère tonitruante c’est à la fois le groupe et l’autre. La conscience autre du
groupe. Grand Autre, si l’on veut, aussi bien ogre que nourrice et dont le public
n’est somme toute qu’une… représentation. Une représentation, oui, conventuelle,
qui est comme le songe collectif des faiseurs de théâtre. Ainsi qu’on le dit parfois
plaisamment : le spectacle est dans la salle. D’un certain point de vue, on ne croit
pas si bien dire ! Le spectacle est tellement dans la salle que le groupe vit la repré-
sentation, le temps de la représentation, dans la fiction de la salle, dans cet effet de
retour dont parlent si souvent les acteurs, cet « écho ou pas », cette densité ou cette
absence, qui selon leur propre aveu modifie au fil des soirs si sensiblement le spec-
tacle, l’infléchit, le rature. Et quid de la peinture dans tout ca ? Simplement qu’elle
est un arrêt sur image, tandis que le théâtre va. Et s’en va, même. Ne cesse de se
faire comme de se défaire. Peut à tout instant prendre force, pâlir, se décadrer. Les
couleurs peuvent se mettre à couler, les carrés s’arrondir, les ronds se hérisser. Et
voici donc que mon amour du théâtre dit tout crûment son paradoxe : tout le vif en
lui que j’adore est aussi ce que je hais le plus. Rien à faire : c’est rétif, ça se cabre.
C’est fragile. Ça meurt. Et dans le même temps, ca n’arrête pas de naître, ça pal-
pite, c’est ici et maintenant. Ça ne se binarise donc pas, ça ne se digitalise pas, ça
ne se synthétise pas, ça ne se laisse même pas filmer (au sens qu’un filmage de pièce
est comme une fiction particulière, la fiction seconde d’un spectacle), ca ne se
stocke pas, etc. Disons le mot : c’est archaïque. Et peut-être est-ce dans son
archaïsme même que le théâtre trouve sa nécessité, son urgence et, paradoxalement,
sa modernité. Il trouve sa nécessité dans son archaïsme en ce qu’il constitue une
poche de résistance au tout machinique. Il y trouve son urgence en ce qu’il est le
dire-là, tout de suite. Qu’il est de ce fait le presque seul art spectaculaire à pouvoir
être produit par ce que Robert Fripp appelait lors de la dissolution du groupe mam-
mouth King Crimson « de petites unités, mobiles, indépendantes et intelligentes ».
Il trouve enfin sa modernité en son archaïsme par une mise en rapport tout à fait
singulière du sémiotique et du subjectif, outil comme on l’a vu pétri de subjectivité
et produisant du sens, il n’est pas moins spectacle de sens produisant par sa nature
vive et fugitive de principaux effets subjectifs. Ne dit-on pas d’ailleurs couramment
du théâtre qu’il est d’une consommation moins passive que tout autre spectacle ?

CHIMERES 10
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)

(À commencer naturellement par les spectacles liés à la reproduction mécanique.)


Eh bien, il me semble que cette moindre passivité tient à ce que le théâtre peut jus-
tement être considéré comme le rituel de transversalité par excellence entre la
machine abstraite et les territoires existentiels.
Tirant à la méditation par ses racines religieuses, à l’émotion partagée, à l’inouï
même, en tant qu’il est rêve éveillé (littéralement il met les consciences en éveil),
il est une pensée singulière.

Séminaire du 7 avril 1987.

Enzo Cormann est l’auteur d’une quinzaine de pièces de théâtre, dont Credo, Le Rôdeur, Noises,
Rêves de Kafka, publiées tant aux éditions de Minuit, qu’aux éditions Autrement, Edilig,
Papiers/Actes Sud, Théâtre Ouvert.

CHIMERES 11
Les séminaires
de Félix Guattari 07.12.1982
Marie-Odile Suppligeau et Gisèle Donnard
Les rêves
Gisèle et moi allons vous parler du rêve. Nous avions pris des engagements un peu inconsidérés
et nous nous sommes retrouvées toutes les deux : par quel bout commencer ? Nous avons évoqué
nos expériences de rêves réciproques en se demandant par quelle méthode les prendre, avec l’idée
de ne pas faire de la psychanalyse, de l’interprétation.
Notre échantillonnage allait des rêves gris, rêves quelconques, banaux, un peu ennuyeux et ordi-
naires du genre : rêver que l’on boit si on a soif ; ou rêver que l’on fait une tâche ennuyeuse pré-
vue pour le lendemain matin ; ou s’offrir en rêve un plaisir que la veille avait exclu.
L’autre versant de cet échantillonnage de rêves que l’on commençait à partager, on l’a appelé :
les grands rêves. C’est surtout Gisèle qui en parlera. Ce mot de grand avait surtout une connota-
tion très subjective : des rêves qui ont un impact violent, qui demeurent, qui mobilisent, des rêves
qui font quelque chose. Et en bavardant d’une manière informelle, on s’est aperçu que l’on était
déjà en train d’opérer une sélection de nos expériences et dans nos récits ; de dire : on va parler
de tel rêve parce que. On va parler de tel rêve en raison de. Et l’on finissait toujours par trouver
que le rêve, c’était politique, infiniment politique. Alors nous avons essayé de le dire autrement
et faute de trouver d’autres mots, j’ai tenté, pour ma part, une démonstration.
Ce premier décalage, cette opération sélective (les rêves gris-les grands rêves) vectorisait quelque
chose par rapport à l’orthodoxie freudienne. Et cela m’apportait beaucoup parce qu’on introdui-
sait une sorte de restriction à la libre association qui, à mon avis, n’a de libre que le temps ou
l’espace où elle n’achoppe pas encore sur un corpus théorique ou idéologique. Mais il vous fau-
dra faire preuve de tolérance car, malgré nos bonnes intentions, nous avons quand même beau-
coup utilisé la libre association.
Nous cessions donc de référer exclusivement le rêve au rêveur et le rêve au sujet. Et nous avons
un petit peu forcé là-dessus par la suite. Nous nous sommes dit : nous allons faire du hors sujet.
Gisèle, donc, va parler de grands rêves et moi de rêves qui seraient plutôt à l’autre bout de l’éven-
tail, rêves gris. Je n’ai pas seulement retenu pour critère de sélection la banalité du rêve. Mais
d’une part ce sera une série de rêves, six ou sept. Et d’autre part, ce seront des rêves circonstan-
ciés (non par rapport à la rêveuse, mais ce seront des rêves de circonstances).
Donc ces trois décalages que je viens de signaler par rapport à l’abord habituel des rêves sont des
décalages minimum que nous avons juste esquissés parce que perçus dans la foulée du travail qui
était déjà engagé. Ils mériteraient à mon avis d’être cultivés, forcés, approfondis à l’avenir. On
pourrait imaginer de collectionner des rêves hors sujet, des rêves résolutifs, de femmes, de
voyages, des cauchemars, des rêves politiques. Un jour, au groupe du 125, on s’était dit : les rêves
du 10 mai 81 ? La liste reste ouverte aux goûts et aux vices de chacun.
Aux trois décalages qui étaient pour rappel : la substitution de sélection et de vectorisation volon-
taires à l’association libre et l’abandon de la référence exclusive au sujet, j’ajouterai que l’on pro-
pose la formule « il y a du rêve » à la place de « j’ai rêvé que » ou « j’ai rêvé à ».
Mon hypothèse de départ quand, il y a plus d’un an, j’avais dit « je voudrais bien qu’on parle du
rêve », c’est cette interrogation initiale : « Mais quelle peut bien être l’utilité du rêve ? », on pour-
rait peut-être dire sa valeur d’usage si le terme n’était pas déjà connoté par ailleurs. À quoi ça peut
servir ? Quelle est sa fonction. Quelle est sa positivité ? Un questionnement d’opposition, en
quelque sorte, au champ et aux principes psychanalytiques qui affirment que le rêve ça veut dire,
que le rêve ça représente, ça signifie, ça cache ou ça révèle et c’est quelque chose qui s’interprète.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Donc je vais m’attaquer non pas tant à l’interprétation même s’il faut traverser cette zone-là et ce
champ-là qu’aux effets du rêve. Je proposerai deux entrées : la première va être l’étude d’un de
ces effets (il y en a de multiples !) que je peux formuler ainsi : « le rêve sert à rêver. » Et la deuxiè-
me touche plus au comment de ces effets du rêve : « comment un rêve est-il efficient ? » Je vais
appeler cela de manière un peu indéterminée pour le moment des seuils de pertinence, soit des
seuils d’efficience ou des seuils d’effectuation, ce n’est pas tout à fait la même chose, mais je ne
vais pas détailler ce soir.
D’autres thèmes m’apparaîtraient intéressants à traiter mais je n’ai pas eu le temps du tout de les
aborder et je les dis pour mémoire il faudrait reparler un jour du temps dans le processus du rêve
et réévaluer la notion de transfert qui, dans l’état actuel, me paraît un concept à usage très occlu-
sif, voire concentrationnaire.

Donc j’affirmais : le rêve sert à rêver. Lorsque avec Gisèle on a commencé à se demander : le
rêve, ça sert à quoi, ça a fusé, l’on s’est dit des dizaines de choses. Des gens disent : le rêve, ça
réveille. Freud disait : le rêve, ça sert à maintenir le sommeil. C’est très contesté aujourd’hui. Il
y a des effets de mémoire, on se réveille en disant : j’ai rêvé de et l’on peut faire un récit du rêve.
Et il y a l’inverse, l’oubli : je suis sûre que j’ai rêvé mais je suis incapable de dire de quoi. Il y a
des effets que j’ai appelés de « comme si » : c’est l’impression que le scénario du rêve, que les
images, les personnages ont réellement été vécus. On se réveille, on ne sait plus très bien où on
en est, si ça s’est passé, si ça ne s’est pas passé ; on est angoissé, réjoui, on est imprégné d’émo-
tions, d’images, de sensations, etc. Ou à l’inverse, l’impression de certitude que c’était vraiment
un rêve, un autre monde, une autre scène.
Gisèle était partie, elle, dans la direction : le rêve sert à créer. Elle en parlera un peu différemment
et plus longuement tout a l’heure : créer, communiquer, c’était son impression première.
L’usage privilégié que je fais, moi, des rêves, c’est un usage de déresponsabilisation. Je trouve
que quand on a rêvé, ce n’est pas de notre faute. Cela me donne un certain culot, un peu d’auda-
ce : entre autres, cela m’a donné l’audace d’engager un travail d’écriture sur le rêve qui me per-
met de vous parler ce soir.
J’ai donc choisi de développer un constat qui s’est imposé à moi pendant ce travail. D’effets sta-
tistiques à force de répétitions et de hasards étranges. J’avais à travailler une masse de rêves (une
centaine) de huit mois environ, rêves circonstanciés de la période de ma première grossesse. Et
quand j’ai relu ces rêves qui étaient vieux de 5, 6 ans, j’ai eu l’impression qu’il y avait une ligne
tout à fait cohérente, logique qui se dégageait des récits que j’avais notés. Et cette ligne, je me
suis dit : c’est autour de la paternité. J’ai très vite déchanté d’ailleurs mais c’est un peu cela qui
m’a retenue à une relecture. C’était évidemment faux, parce que c’était un thème qui me préoc-
cupait à l’époque, alors… Mon projet était de ne pas faire de psychanalyse, d’interprétation, et
j’ai eu comme recours, ou comme échappatoire, une espèce d’arbitraire : écrire à partir de ce qui
me fait plaisir ou plutôt de ce qui est possible. C’est un peu différent de l’association libre. D’où
un développement tout à fait justifié, tout à fait cancéreux de certaines données de ces rêves, en
laissant complètement tomber les autres qui avaient autant de mérite.
Puis, après beaucoup d’hésitations méthodologiques, je me suis décidée à travailler non plus sur
le récit du rêve mais sur les inductions que j’avais notées – le récit du rêve – et ce que j’appelle-
rai le suivi, c’est-à-dire les associations premières qui viennent comme cela au réveil. Non pas les
associations analytiques, mais les premières idées, qui quand on sait qu’on a rêvé, vous tournent
dans la tête.
Le constat qui s’est imposé à moi quand j’ai commencé à écrire, c’est d’abord que cela n’avait
rien à voir avec mon idée première, avec la paternité, en tout cas pas au sens sociologique, histo-
rique, psychanalytique ou idéologique. À ce moment-là j’employais le vocable « paterniser ».
C’était la paternité peut-être au sens très politique du terme, mais pas au sens où on l’emploie

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


habituellement. Cela, n’est pas très important pour nous. Ce qui est plus important, c’est le
deuxième constat : si l’on se met à travailler ainsi sur des rêves en série et non plus sur des rêves
isolés – c’est là que j’ai fait retour aux inductions – on peut affirmer et j’espère que je vais pou-
voir en faire la démonstration, que le rêve sert à rêver. C’est-à-dire que cet espèce de bloc, cette
induction – rêve – et suivi immédiat, ou une part quelconque de ce bloc, un morceau d’induction,
une image du rêve ou une idée qui a suivi immédiatement après, conditionne, sélectionne, induit
les inductions qui vont provoquer les figurations des rêves à venir.
Donc j’ai six rêves à vous proposer. Je vais vous en donner le récit. À part le premier rêve que je
vais conter et qui est un rêve ayant un impact affectif important (il m’avait émotionnellement
beaucoup bouleversée au réveil, une sensation qui m’est restée pendant des mois), tous les autres
sont des rêves extrêmement banaux, dont je n’avais rien à dire. Pour les situer, parce que cela va
courir sur 10-15 jours un peu tout au long de ces rêves, c’était la fin du mois d’août, en pleines
vacances, je rentrais à Paris, j’allais reprendre le travail, j’étais enceinte de quatre mois environ.

Premier rêve :

Je m’aperçois que je souffre d’une écharde de bois implantée dans le gros orteil gauche. Je m’ap-
prête à la retirer avec une pince à épiler et découvre qu’il s’agit en fait d’un cœur de coquelicot
desséché dans mon doigt de pied. Je perçois très bien les alvéoles vides qui ont contenu les
graines. Je retire ce corps étranger de l’orteil mais c’est la moitié de l’orteil qui part avec en lais-
sant une cavité creuse qui est due à l’infection qui a détruit tout l’intérieur et l’intérieur du gros
orteil est tapissé d’écailles de conifères que je reconnais comme du cèdre du Liban. Je suis sur
une espèce de pont métallique très haut, genre tour Eiffel, et je dois aller prendre un bain de pied
pour me soigner dans un petit bol en grès qui contient de l’eau. Mais j’en suis sans cesse empê-
chée à de multiples reprises. Je réussis enfin à me tremper le pied dans l’eau. L’eau du bol se
trouble et ça m’inquiète énormément.

Deuxième rêve :

Je suis dans la rue avec un achat que je viens de faire, qui est très encombrant : c’est un service
à verres, verres-pichet en gros verre avec des bulles d’air dedans, qui est posé sur un chariot de
fer forgé comme dans les halls de gare les chariots métalliques. L’achat est enveloppé dans un
papier kraft de façon très sommaire. Par l’ouverture je m’aperçois que le service comprend un
verre jaune et que je n’ai pas voulu du tout acheter cela. J’en suis très mécontente. Je retourne au
magasin. Je me plains de l’erreur par rapport à ma commande initiale. Je demandais paraît-il dans
le rêve des verres bleu, vert et brun. Et je parle avec beaucoup d’assurance, beaucoup de véhé-
mence car, soit l’attente qui m’a été imposée, soit l’importance de ma commande, j’estime que
j’ai le droit d’être exigeante et d’exiger un échange.

Troisième rêve :

Je suis dans le village où j’ai été élevée étant petite fille. Je suis assise sur une marche de la mai-
son de ma grand-mère pour remplir un dossier de sécurité sociale. C’est un peu ennuyeux et je
parle toute seule en disant : « l’administration c’est compliqué » et ma grand mère me demande
un peu comme pour m’aider « quel âge avais-tu quand ta mère a rempli ton dossier de bourse pour
rentrer au lycée ? ». Et à ces mots, mon père qui était là aussi dans le rêve entre dans une colère
effroyable, hurle, frappe sur la table, fait les cent pas dans la cour, en répétant sans arrêt avec une
grande violence une espèce de phrase qui est : « il faut bien que je me défende ! » Il y a dans mon
rêve parmi les dossiers à remplir une série de ronds de carton dur, de la taille à peu près d’un pion
de jeu de dames. C’est cela qui constitue le dossier de sécurité sociale.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 3
Quatrième rêve :

(Il correspondra à la fin des vacances, à mon entrée au travail). Je suis en classe à l’école primaire
de mon village. Il y a un problème de nourriture avec une jeune élève qui est la plus jeune fille
de Mr. Dupont (c’est un monsieur dont je vous reparlerai). Je ne sais plus dans le rêve si elle a
refusé de manger son repas à la cantine ou chez elle, toujours est-il que la famille au grand com-
plet arrive pour conter à l’institutrice l’insolence de la gamine, l’installe sur une table avec son
repas froid et la maîtresse est chargée de la forcer à manger et elle se prête à ce jeu, etc. Je suis
scandalisée par la scène : cette fille qui pleure devant la nourriture froide et qu’on force à man-
ger sous la contrainte.

Cinquième rêve

Je l’ai pratiquement oublié. Il me reste au réveil une image de deux barques sur un très large fleu-
ve, avec accroché à l’arrière des barques un sac de nylon contenant des poissons argentés, et dans
l’eau des bars, des daurades, tout plein de poissons. Tout est en reflets métallisé argent, les reflets
de l’eau, etc. Les barques se mettent à tourner sur elles-mêmes à une vitesse vertigineuse et ce
mouvement dans le rêve est un symbole de jouissance et de victoire.

Sixième rêve :

La scène se passe à l’entrée de l’appartement de mes parents, mon appartement d’enfance donc.
Cela c’est ce que je sais dans le rêve mais les images que je vois sont celles de la sortie d’un hôpi-
tal de jour où je travaillais à l’époque, au Nord de Paris, un hôpital de jour pour enfants. Il fait
très beau, l’humeur est très joyeuse, tout le monde est content. La plupart des gens, adultes et
enfants sont arrêtés là, bloquent un peu la porte. Conversations, plaisanteries, on bavarde. Il y a
eu visite dans cet hôpital d’une ancienne directrice qui est partie quelques mois ou années avant,
elle est venue comme ça pour nous dire bonjour et entre autres choses il est question de ma gros-
sesse. Je me tourne donc vers elle que je n’ai pas vue depuis des mois et je lui dis « vous êtes au
courant ? », elle me dis oui d’un air entendu et j’estime qu’il n’y a pas à en dire plus, et à ce
moment-là deux enfants se mettent à agresser une collègue, crachent sur sa jupe, tapent, et elle ne
réagit pas du tout. Je m’étonne de son calme et je me dis que je n’en supporterais pas le dixième.
L’agressivité des enfants redouble. Un petit garçon qui s’appelle Barthélémy prend une baguette
de bois, se met à frapper tout le monde, les adultes essayent de s’interposer. Il saisit une collègue
aux poignets et s’ensuit une extraordinaire bagarre : trente personnes en train de se battre dans la
cour. Une collègue qu’on appellera Judith est tombée au sol et paraît souffrir énormément des poi-
gnets. Ils sont blancs comme si le sang ne circulait plus. Elle reste de longues minutes plaquée la
face contre terre et semble souffrir beaucoup, puis un sanglot la secoue. Un éducateur intervient.
Appelons le Constant. Il dit d’un ton impératif « Ne pleurez pas ! » J’approuve son intervention
et le Barthélémy continue à s’exciter beaucoup en disant « je fais ce que je veux, on n’a rien à me
dire. »

Dernier rêve :

Je suis sur une route qui mène de l’endroit où j habitais étant enfant, du bourg à un village des
environs et je suis avec un groupe d’enfants et un adulte. Ce n’est pas très précis. C’est un peu
genre promenade d’enfants comme on peut en faire dans les établissements d’enfants. Les enfants
marchent sur une petite murette avec un grillage devant un jardin, devant un pavillon, et moi je
bavarde avec l’adulte qui m’accompagne (il reste complètement non-identifié) et notre conversa-
tion se déroule sur le thème « se faire élire maire ».
Les séminaires de Félix Guattari / p. 4
Je voudrais reprendre ces rêves un par un, et voir à partir des récits, que je vous ai faits, des induc-
tions que je vais vous rapporter, et des premières associations qui vont suivre, comment tout cela
s’enchaîne.

Premier rêve : c’est le rêve de l’orteil malade. Je vais vous raconter un peu dans les jours précé-
dents les éléments qui ont pu composer ce rêve. J’avais dîné la veille avec un copain, A. qui ren-
trait du Chili. A. c’est aussi le prénom d’un de mes grands oncles, ce qui va fonctionner. Ce grand
oncle était conseiller municipal et avait fait la guerre quelque part dans notre empire colonial, en
Cochinchine ou au Tonkin. C’est donc un des éléments inducteurs.
Le mal aux orteils. Je partageais à l’époque mon appartement avec un copain qui avait réellement
mal aux orteils, un petit mal blanc qui commençait à se dessiner au coin de l’ongle, et je l’avais
menacé, s’il ne se soignait pas, en lui disant que cela allait s’infecter, qu’on allait lui couper l’or-
teil, le pied, la jambe. Je pense que c’est aussi un des éléments qui a induit le rêve.
J’étais enceinte de quatre mois, l’enfant commença à bouger les jours précédents et j’avais lu la
veille dans Le Monde des spectacles un article sur Pinocchio qui sortait à Paris et, à la lecture de
cet article je m’étais dit : Tiens, à la rentrée, j’ai envie de reprendre un atelier que j’avais fait avec
des enfants et qui m’avait beaucoup intéressée. C’était un atelier histoires et avec Pinocchio, pen-
sais-je, cette marionnette qui s’anime, ce serait une bonne manière de reprendre cet atelier.
Et puis je rentrais d’Angleterre. J’étais allée quelques jours à Londres pour retrouver une amie
qui était en stage de thérapie familiale. Un week-end, nous avions pique-niqué dans un parc où il
y avait beaucoup de cèdres du Liban. Avec A. j’avais entre autres évoqué ces arbres.
Là dessus le rêve arrive pendant la nuit. Maintenant les associations. Le cèdre du Liban me ren-
voie à un cèdre du Liban qui se trouvait au musée des beaux-arts de Tours. C’est un des plus
beaux arbres que l’on possède en France, un des buts de promenade des touristes. Et dans ce
musée j’avais deux autres intérêts : un éléphant empaillé. C’est un éléphant qui, il y a très long-
temps, est devenu fou. Il y avait un cirque à Tours et puis l’éléphant est devenu fou, il a com-
mencé à tout casser, on a été obligé de l’abattre, il est maintenant dans un vieux hangar et les
petits enfants aiment bien le dimanche aller voir l’éléphant empaillé. Et moi j’ai un autre éléphant
dans ma vie qui est celui que le grand oncle A. a ramené des colonies, un petit éléphant en ébène
qui traîne dans un fond de tiroir.
Le plus important, c’est l’atelier histoires que j’avais envie de reprendre à partir de Pinocchio.
Alors je vais vous raconter l’histoire de l’atelier histoires, son avant et son après. Il faut imaginer
un petit hôpital de jour pour enfants psychotiques à Paris, à petits effectifs, cinq à sept éducateurs
et trente gosses et cela se passe tout à fait au début de mon travail. Là j’avais en charge avec une
autre éducatrice douze enfants et puis est arrivé un stagiaire, très dynamique, barbu, gauchiste.
Très vite au bout de deux, trois jours il nous dit : Ah j’ai bien compris, les enfants veulent savoir
comment on fait les enfants, ils me l’ont demandé et puis si l’on interprète un peu… Il faut faire
des ateliers pédagogiques, on va leur expliquer comment on fait les enfants. Moi, je n’étais pas
très d’accord, mais c’était un garçon très sympa, on avait des alliances compliquées passées
ensemble et je dis : oui, oui, tu as raison. Il organise tout. On fait une réunion pour dire aux
enfants que l’on va les diviser en trois groupes, en prendre chacun quatre… mais il y a quatre
bambins qui disent : nous on ne veut pas ! Ça m’arrangeait bien, je dis : bon, moi je prends ce
groupe-là. Cela c’est très vieux, ça remonte à 6 ans avant le rêve. Nous manquions de locaux, je
me mets dans un couloir avec une table et quatre chaises et je demande aux enfants ce qu’ils veu-
lent faire. Nous avions deux mois devant nous. Nous commençons à discuter et un gamin dit qu’il
veut savoir quand on plante des graines, ce que ça fait ! Très bien ! on va faire du jardinage, de
la culture et tout. On a donc planté des haricots, découpé de catalogues de grainetiers, planté des
lentilles, puis on a regardé comment ça poussait. On a parlé de l’eau, du soleil, du ciel, du jour et

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


de la nuit, et cet atelier est devenu un véritable atelier de philosophie. Les enfants se sont mis à
demander comment la terre tournait, qu’est-ce que c’était que la vie, la mort. Pendant deux mois,
c’était une sorte de discussion autour du cosmos, de la naissance, de la mort, des animaux, des
végétaux, de comment l’homme était apparu sur la terre. J’en ai gardé un souvenir ébloui.
Alors Pinocchio, on peut l’utiliser avec la question : comment on fait les enfants ?
L’année suivante, quand on a commencé à faire un programme et dire chacun ce que l’on avait
envie de faire, j’ai voulu reprendre et j’ai fait deux choses : un atelier histoires et un atelier d’ap-
prentissage du temps. J’étais fascinée par la manière dont les enfants s’intéressaient à la lune, au
soleil… et j’ai donc fait un atelier pédagogique pour travailler le temps avec les enfants. Cet ate-
lier marche pendant un an et la psychologue de l’établissement me dit un jour : Vous ne voudriez
pas faire un atelier temps mais avec des enfants non scolarisés ? Je suis O.K. et l’on commence
à voir comment cela pouvait se faire et la formule qu’on retient, c’est un atelier-circonstances (ou
atelier qu’est-ce qui t’arrive ? ou atelier événement) où je vais travailler avec les enfants sur les
événements qui leur arrivent et qui leur font quelque chose. C’est un atelier qui a fonctionné pen-
dant un an officiellement, quelques semaines en réalité. L’hôpital évoluant entre temps, c’est un
atelier qui avait une entrée libre, c’est-à-dire ne venaient que les enfants qui avaient quelque chose
à raconter. Il t’est arrivé quoi ? Tu viens le dire, en parler et puis on va voir ce qu’on va en faire.
C’était presque un groupe de parole.
Et puis cet atelier, au bout de quelques semaines, ça a été un vrai cauchemar : les enfants qui sont
venus ont commencé à raconter leurs expériences sexuelles, à apporter le portefeuille qu’ils
avaient piqué à l’éducateur d’à côté pour ne pas qu’on le trouve, à demander d’où venait l’argent
de l’hôpital, pourquoi ils n’avaient pas les clefs du portail, pourquoi ils étaient là parce que l’autre
était plus fou et pas eux. Ils ne voulaient pas aller à des ateliers, alors je convoquais les éduca-
teurs en disant « elle ne va pas aller à ton atelier ». – « t’es pas un juge de paix ! » Enfin ça a très
mal tourné au bout de quelques semaines, je ne savais plus par quel bout prendre les choses. On
approchait de Noël, j’ai tout arrêté, j’ai dit : on prépare la fête de Noël. Je ne pouvais vraiment
plus faire face à ce qui arrivait là. On s’est donc mis à préparer la fête de Noël et puis on a fini
l’année en fêtant les anniversaires, les départs de stagiaires. J’ai fait des charlottes au chocolat,
des tartes aux pommes, plus question de l’atelier circonstances mais de l’atelier fête. J’étais très
malheureuse là.
L’année suivante, toujours dans cette lignée-là, je reprends l’atelier histoires et plus ou moins
intéressée par le temps, la formule que je propose, mais cette fois d’autorité, sans en parler aux
enfants ni aux adultes, c’est un atelier à partir de l’histoire d’Alice au pays des merveilles, qui me
semble recouvrir beaucoup de ce qui s’était passé là. Il faut quand même dire le plus rapidement
possible et avec beaucoup de pudeur qu’Alice au pays des merveilles avait à voir avec une gran-
de histoire d’amour pour moi. Une histoire dont je vais vous raconter simplement un rêve qui l’a
sanctionné : dans ce rêve j’étais une bouteille, la tête en bas, les pieds en haut comme quand on
fait le poirier, les jambes en forme de goulot, et le monsieur pour qui battait mon cœur était un
verre à liqueur plein d’eau-de-vie qui me remplissait. Voilà. On peut dire que là ça s’est terminé
et qu’Alice renvoie à un rêve d’eau-de-vie. L’eau-de-vie ayant elle-même à voir avec d’autres his-
toires, entre autres, devenir analyste, et dans ma propre psychanalyse à un phantasme de « com-
ment on fait les enfants ». Je ne vais pas tout vous détailler mais juste vous montrer comment
c’était une plaque tournante. J’ai raconté en analyse qu’on faisait les enfants en mettant des
cerises à l’eau-de-vie puisque ma grand mère faisait des cerises et mon père de l’eau-de-vie…
L’eau-de-vie fonctionne dans deux autres directions : devenir analyste et les fleurs de pécher.
Toujours dans cet hôpital, j’avais une collègue qui un jour où je partais en week-end me dit : Tu
vas en Touraine, rapporte moi donc des feuilles de pécher parce que j’en fais de la liqueur. Je lui
réponds : O.K., je te rapporte des feuilles de pécher mais tu me donnes la recette. Puis, en ren-
trant, sur cette foulée-là, je rêve que je suis dans une vigne en Touraine et que je fauche avec une

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


grande faux comme on en avait autrefois, les pêchers, tous les pêchers ! Alors j’ai commencé à
accuser mon analyste de me faucher, j’ai beaucoup parlé sur les pêchers, et puis je me suis dit :
l’analyse a pris un virage, D’accord ! vous continuez à me faucher mais vous me donnez la recet-
te. C’est en cela que je dis que les feuilles de pécher ont à voir avec mon devenir analyste. On
peut s’arrêter là pour ce rêve.

Deuxième rêve : Le rêve suivant, c’est le rêve cul de sac. Je ne vais rien vous en dire. À mon
avis, il est une impasse sur la bouteille, l’eau-de-vie, le verre, etc.

Troisième rêve : C’est le rêve de dossier de sécurité sociale. dossier de bourse, colère de mon
père.
Les éléments inducteurs, c’est que dans la réalité j’avais à refaire toute ma déclaration de gros-
sesse, parce que on l’avait fait au nom du père de l’enfant et comme on ne cohabitait pas ensemble
l’administration n’en voulait pas, il fallait tout recommencer à mon nom, je me retrouvais mère
célibataire.
Quand même il y a un petit rapport avec A. Quand je l’avais vu trois jours avant, on avait parlé
un peu de tout et je lui avais dit que j’allais déménager, habiter le XXe toute seule et il m’avait
dit : ce n’est pas sérieux d’habiter toute seule, tu vas accoucher, tu ne vas pas avoir le téléphone,
je viens mettre ma tente devant ta porte parce qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui veille sur toi !
Déjà là avec la sécurité et la non-cohabitation, on peut dire qu’un élément inducteur est venu
d’autres éléments inducteurs ou qu’ils se sont conjugués.
Avec cette histoire de sécurité sociale, je me retrouvais donc mère célibataire, quelque chose qui
a à voir avec les régimes spéciaux et dans mon enfance, étant fille de vigneron, on avait aussi des
régimes spéciaux, c’est-à-dire que ce n’était pas la sécurité sociale du régime général, pas les allo-
cations familiales du régime général ni les allocations prénatales, rien ne marchait comme pour
les autres – ce qui mettait ma mère en général fort en colère. Un jour, elle demande à l’institutri-
ce si je ne pouvais pas avoir un dossier de bourse pour entrer en sixième. On lui répond : Mais
madame, les filles d’agriculteurs, ça ne peut pas avoir une bourse. Et puis comme ça en bavar-
dant avec des voisins, en prenant des renseignements, elle s’aperçoit que tous les enfants des envi-
rons qui sont au lycée ont une bourse pour faire leurs études. Donc elle retourne voir l’institutri-
ce qui lui explique qu’elle ne peut pas perdre toutes ses bonnes élèves parce que sinon qui va-t-
elle présenter au Certificat d’études ! Là-dessus on fait un dossier de bourse et je finis par entrer
en internat, un petit peu tard, au lycée du coin. L’internat ayant à voir avec une expérience plus
ancienne qui est les colonies de vacances, pas les mêmes que celles du grand oncle, mais les colo-
nies. Pour ce rêve, on s’arrête là, les colonies vont être reprises plus tard.

Quatrième rêve : directement induit par les bourses et l’internat, c’est le rêve (de rentrée à l’hô-
pital) où on force une enfant à manger. Ce qui s’était passé c’est que nous avions repris le travail
à l’hôpital mais seulement le personnel, les enfants étant encore en vacances, et on avait plusieurs
réunions pour faire le programme de l’année et on avait décidé de prendre notre repas ensemble
à la salle à manger des enfants pour gagner du temps. C’est l’internat qui fonctionne. En juillet
j’avais été en congé maladie, la moitié des gens ne savait pas que j’étais enceinte. À midi, j’étais
à table avec 4, 5 collègues et l’une d’elles (appelons-la Judith) me dit : « Alors, Robert et vous,
vous préférez une fille ou un garçon ? » Tous les autres s’étranglent à côté, car presque personne
ne me savais enceinte, et le Robert en question, médecin à l’hôpital, n’était pas du tout un père
supposé possible, personne ne savait qu’on couchait ensemble, enfin ça a fait floc au milieu du
repas. Moi j’ai eu un nœud à l’estomac, je n’ai plus pu rien avaler, j’ai annoncé la grossesse
comme ça à tout le monde.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


Dans le rêve, c’est Mlle Dupont qu’on force à manger. C’est la deuxième fille de Mr. et Mme
Dupont, des voisins que j’avais complètement oubliés. C’est une fille qui est née très tardivement,
elle a une grande sœur qui est un petit peu plus âgée que moi, et tout le monde attendait un gar-
çon, le père, la mère, le village, la grande sœur, tout le monde attendait un garçon qui devait s’ap-
peler Pierre et là-dessus est arrivée une fille qu’on a appelée Pierrette. C’est elle qui dans le rêve
est martyrisée par l’institutrice. Une autre chose que j’ai oublié de vous raconter, c’est que quand
j’ai dit au repas aux collègues de travail : et bien oui, je suis enceinte ! une des réflexions que l’on
m’a faite c’est : Oh ! comment ! tu es enceinte de quatre mois, mais tu n’es pas grosse ! Reprends
donc à manger ! Et l’on m’a repassé le plat et cela est revenu dans le rêve sous forme de : on mal-
traite les enfants, on les force à manger.
Les Dupont sont des voisins qui étaient agriculteurs et qui eux dans la crise d’après-guerre, des
années 55-60, lors de l’exode rural, se sont bien débrouillés. Le monsieur est devenu transporteur
grossiste. Il a continué à cultiver un peu sa terre et le soir il allait ramasser les légumes et les fruits
et il partait les vendre aux Halles le matin. C’est-à-dire qu’il n’a pas quitté son milieu contraire-
ment à d’autres.
Je pense que l’image du transporteur grossiste est une équivalence de l’internat, c’est-à-dire une
manière de sortir du milieu rural. Moi je m’en vais en internat, lui devient transporteur grossiste.
C’est en même temps une image de la maternité. Donc à la question : comment on fait les enfants,
on voit qu’il y a toute une série de possibilités : on les fait en faisant des cerises à l’eau-de-vie,
on les fait en entrant en internat, on les fait en devenant transporteur grossiste. Après cela va réfé-
rer complètement à autre chose.
Et puis nous enfants on avait à voir avec ce monsieur transporteur grossiste une fois par an au
mois de mai pour la fête des mères. C’était une fête très importante, il fallait faire un beau cadeau
et c’est par lui qu’on avait de l’argent. On allait cueillir des bouquets de fleurs ou des cerises, il
nous les vendait au marché, il nous ramenait l’argent et l’on se faisait ainsi un gros pécule pour
la fête des mères.
Des choses comme devenir transporteur grossiste au lieu d’être paysan ou entrer en internat ont
à voir avec la même instance – ici économique : la crise des campagnes.

Cinquième rêve : c’est le rêve des barques, un rêve tout argenté (l’argent !). Beaucoup d’éléments
inducteurs pour une toute petite image qui reste.
- Dans la revue Elle que j’avais feuilletée, il y avait un procédé de décoration à partir d’algues
marines qui donnait comme conseil : conservez les algues dans un sac en plastique avec de l’eau
de mer.
- Je lisais un livre de Fourdaine qui disait que les nominations de la folie pouvaient se faire sur
un tout autre registre que le registre médical.
- J’avais lu dans Le monde des livres un commentaire sur le dernier livre de Régis Debray.
- Et puis j’avais reçu une lettre d’un copain Marcello de Barcelone, un catalan qui m’informait
d’un congrès de psychothérapie institutionnelle à Barcelone dans 3 à 4 mois et me demandait de
venir. En fait toutes ces inductions fonctionnent autour de cette lettre parce que je pensais de
toutes façons ne pas pouvoir aller à Barcelone dans quelques mois, car je serais alors trop prête à
accoucher. Je pense écrire à Marcello en lui faisant part de ma grossesse. Faire part. Ce copain a
à voir avec plein de choses : travailler avec T. (psychothérapie institutionnelle). Congrès de
Barcelone. Voyages antérieurs et quinze jours après un précédent voyage la famille de ce garçon
vient à Paris pour le salon du prêt à porter. Une dizaine de catalans débarquent à la maison pour
manger, dormir, aller voir ce salon (ils travaillent dans la couture) et, entre autres, on va voir avec
eux avant qu’ils ne repartent le film : Aguirre ou la colère de Dieu. Le rêve reprend complète-
ment les dernières images du film. Et j’avais lu dans une critique de cinéma que c’était un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


symbole de folie. Quand la famille catalane part de Paris pour regagner Barcelone, ils me fau-
chent tous mes numéros de Elle pour leur atelier de couture, je leur donne pour mon copain plu-
sieurs livres de Foucault, les Cahiers pour la Folie, les papiers du Réseau, enfin ils repartent avec
tout cela dans leur voiture, plus une bouteille d’eau-de-vie. J’avais raconté au copain que mon
père avait le privilège de bouilleur de cru et que ça s’éteindrait à sa mort.
Autre chose aussi : lors de mon premier séjour à Barcelone (cela fait suite aux images de la mater-
nité) un jour dans un restaurant, Marcello me fait goûter de petites anguilles du coin, transparentes
et très argentées une fois cuites. Je lui dis : qu’est-ce que c’est que ça, Et le copain qui avait déjà
bien bu me répond : tu as déjà vu des spermatozoïdes, c’est pareil ! C’est donc en rapport avec :
comment on fait les enfants. Aguirre a à voir avec l’empire colonial, donc avec les colonies pré-
cédentes et avec un rêve qui n’est pas dans cette série-là, mais j’étais avec Félix à Barcelone au
congrès de psychothérapie institutionnelle au bord de la mer dans mon rêve en train de bavarder
et au cours de la conversation je m’aperçois que j’ai connu ses enfants en colonie de vacances. Je
pense que les colonies aussi ont à voir avec ça.

Sixième rêve : c’est le rêve de la bagarre à l’hôpital. Inductions : J’avais entendu la veille au
cours d’un jeu télévisé une question sur les massacres de la Saint Barthélémy. Et j’avais à l’hô-
pital un conflit avec un instituteur à propos de ce Barthélémy qu’il voulait faire entrer dans notre
atelier d’imprimerie. Moi je ne voulais pas que cet enfant y vienne. Je ne pouvais pas le suppor-
ter. On avait aussi un conflit à propos du contenu et de la nomination de cet atelier que je voulais
appeler : technique de reproduction et lui atelier impression. Donc on a Barthélémy et son entrée
ou non à l’atelier technique de reproduction qui fait suite, à mon avis, aux spermatozoïdes, au
transporteur grossiste, etc.
Autre chose qui m’arrive dans la journée, c’est la scène du faire part que j’attribue dans le rêve à
une directrice qui avait quitté l’établissement et qui a eu lieu en réalité avec un médecin de l’éta-
blissement à qui je dis à une sortie de synthèse : Tu es au courant ? - Oui. Quant à ce médecin il
y a beaucoup de choses à en dire. J’avais fait avec lui, un ou deux ans auparavant, un groupe de
parents qui avait été une chose très compliquée dans l’institution parce que moi j’y étais comme
éducatrice et les éducatrices n’avaient pas le droit de voir les parents. C’était réservé aux méde-
cins et aux assistantes sociales. Alors ça avait été le moment où notre bagarre sur la division du
travail en psychiatrie avait achoppé au niveau de l’administration. Beaucoup de choses avaient
été tolérées avant, et quand on a voulu faire ce groupe de parents, plus possible, blocage, convo-
cations au bureau du directeur, etc. J’ai fini par faire ce groupe de parents avec ce médecin qui se
nomme Jean-Claude à condition que ce soit lui le responsable, à condition que ce soit sur mes
temps libres. Bon. J’avais accepté un certain nombre de choses comme cela. Mais ce groupe de
parents, c’était déjà une technique de reproduction parce que je voulais reprendre une chose que
j’avais déjà fait autrefois dans un autre établissement et qui m’avait beaucoup intéressée avec les
parents.
Ce médecin Jean-Claude était toujours habillé en noir, systématiquement comme l’instituteur de
Barthélémy. Ce sont deux personnes qui étaient en pantalons et pulls noirs 365 jours par an. Et il
était en plus (c’est un élément qui va revenir dans le rêve suivant) petit-fils d’un de nos anciens
présidents de la République. Un jour, je l’avais rencontré en dehors du travail à l’enterrement de
Pierre Overney. Comme d’habitude je ne savais pas où me mettre dans le cortège, j’étais avec
quelques copains, on est rentrés dans les rangs des anars. Tout à coup on me tape sur l’épaule et
c’était lui qui était derrière. Moi je n’avais aucune idée sur ses appartenances politiques.
Je pense que le noir fonctionne là aussi.
Enfin l’éducateur, appelons le Constant cela lui va bien, qui intervient dans la bagarre en disant :
Ne pleurez pas ! est un éducateur qui venait de perdre son père, donc quelqu’un qui était en deuil,
c’était un pied noir. C’était quelqu’un que je n’aimais pas beaucoup dans mon travail mais il était

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


un allié intéressant. Avec lui à l’hôpital j’ai fait un journal et j’ai pu mettre un peu d’argent en cir-
culation au niveau d’une caisse pour enfants. Quelques jours avant le rêve, je surveillais une
récréation avec lui et il me dit : « tu sais je vais me présenter aux élections. » Je lui réponds : « Ah
bon ! sur quelle liste ? » - « le C.E.R.E.S. » J’ai failli m’évanouir, ayant toujours pensé que c’était
un type d’extrême droite, qui avait un frère C.R.S. en plus ! et j’étais complètement malade qu’il
y ait des gens comme ça au C.E.R.E.S. Donc il m’annonce qu’il va devenir conseiller municipal.
Et le rêve suivant, c’est la conversation : se faire élire maire.

Dernier rêve : Là je vais vous parler d’une chose que j’ai complètement négligée dans les rêves
précédents : l’espace. La scène de ce rêve se passe dans une petite rue devant un pavillon où habi-
tait une dame que je connaissais vaguement et qui était nourrice de la D.D.A.S.S. et un jour un
gamin a traversé la rue et est allé jouer sur un tas de bois qui s’est écroulé sur lui : il est mort tué
par les bûches. Et ça a été un grand enterrement (délégation d’école, etc.). Donc on retombe sur
un enterrement et une mère d’élection (nourrice).
On était à quelques semaines des municipales et j’avais entendu à la radio, rapportés par un jour-
naliste, des propos de François Mitterand et je m’étais dit : mais il se trompe complètement ! Il
n’y a que Marchais qui ait pu dire ça ! En fait c’était Mitterand qui tenait des discours très com-
munisants. Donc j’ai attribué au journaliste un lapsus qu’il n’a pas fait sur Marchais-Mitterand et
l’union de la gauche. À propos, le discours portait sur l’importance des collectivités locales.

À travers tout ce décorticage que je vous ai imposé, j’espère que l’on a touché, cerné, que l’on a
une première perception de ce que j’avais appelé la dimension politique du rêve, dont je pourrai
dégager deux axes :
1/ Les outils, les machines, les formations de l’inconscient prennent des options sur les événe-
ments, les couleurs, les sons, les perceptions, les situations, les personnages. Et l’on peut émettre
l’hypothèse d’un chantier de l’inconscient, d’un état des travaux. Actualité inconsciente. Voire
même mots d’ordre. Le rêve lui-même n’étant qu’une modalité de ce travail-là, une modalité
toute particulière de ce processus, une singularité qui opérerait :
- le rêve, par changement de régime
- les inductions, par greffes de morceaux pris dans la réalité et sélecteurs.
- et ce que d’habitude on appelle associations et que moi je préfère appeler des effets (parce que
ce n’est pas uniquement au niveau verbal) du rêve, procédant par relais, c’est-à-dire par distance
et propulsion. On verra dans le travail de Gisèle que la distance y est extrêmement grande, alors
que dans le mien ce sont des petites choses qui se touchent. Des relais donc qui fonctionneraient
pour combler une distance entre rêve – inductions – et les choses à venir.
Si je propose ainsi d’autres termes, c’est que l’on pourrait peut-être sortir du débat ancestral de
savoir si le rêve continue le travail de la veille ou s’il s’en détourne. Je pense que l’on peut
répondre oui aux deux propositions et qu’il faut prendre cela par un autre bout.

2/ Deuxième axe pour affirmer que le rêve est politique. C’est que ses composantes ne sont pas
exclusivement référables au sujet rêveur. Dans ce que j’ai fait là, j’ai beaucoup référé à moi. Mais
on va voir comment on pourra dégager d’autres côtés. Il faut que toutes ces composantes (les
récits des rêves, les inductions et le suivi) puissent être référées à leurs conditions d’émergence
et à leurs conditions d’existence et pas uniquement au niveau de la personne, de l’individu qui a
rêvé.
Je pense à un rêve de Freud qu’il rapporte dans l’Interprétation des rêves qui est induit par un
livre de botanique qu’il voit chez un libraire. On peut dire : Freud a à voir avec les plantes. C’était

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


un livre sur les cyclamens qui étaient la fleur préférée de sa femme. Il avait rencontré la femme
d’un collègue à qui il avait dit : vous avez une mine florissante, madame. On peut dire tout cela,
on peut complètement référer son rêve à ses données personnelles et individuelles.
- Mais on peut dire aussi qu’il faut que Gutenterg soit passé par là, que l’imprimerie existe, qu’il
y ait eu un éditeur intéressé, un auteur, des circuits de distribution, des lecteurs potentiels. Ainsi
moi, dans mon rêve de l’institutrice qui force à manger encore faudrait-il que l’Éducation
Nationale existe, que Jules Ferry soit passé par là, les lois sur la scolarité, les bourses d’études,
etc. Et l’on peut tout prendre comme ça.
On peut donc penser négliger assez sérieusement les replis habituels sur le sujet, sur l’individuel,
sur les structures personnelles pour privilégier un vecteur d’ouverture systématique à des
ensembles plus larges, plus denses, plus abstraits.
En pratiquant comme j’ai pratiqué avec vous, je suis tombée sur des strates réfractaires au sens,
des temps où l’interprétation faisait figure de dérisoire, où la signification s’avérait tourner à vide.
Un moment donné, c’est signifiant. Puis à un autre moment, il y a une espèce de mur où ce n’est
plus par ce bout là qu’on peut le prendre.
Ces ensembles complexes, ces lignées que j’ai plus ou moins bien fléchées sont comme des
plaques d’embrayage où l’extérieur, le contexte vient buter, vient se greffer, vient relayer, vient
s’effectuer et c’est cela que je vais évoquer par la notion de seuils d’effectuation ou seuils de
pertinence.
Pour conclure ce premier point (cf. schéma I) on pourrait dire que l’on peut nommer politiques
les strates réfractaires qui vont référer aux conditions d’émergence d’un donné (donné du rêve,
des inductions ou du suivi), qu’on peut nommer politique l’espace qui est balayé ou qui est
embrassé par ce chantier de l’inconscient, par ces actualités inconscientes, par ces préoccupa-
tions. Si on schématise à partir d’un récit de rêve quelconque, ce rêve a des inductions. C’est là
où je voulais parler du temps dans le rêve parce que les inductions on n’en a connaissance
qu’après. Elles ont eu lieu avant. Donc un rêve et ses inductions et puis on va avoir un certain
nombre soit de points soit d’espaces qui vont venir immédiatement au niveau du rêve : les asso-
ciations, ce que moi j’appelle le suivi ou les effets. Et moi j’appelle politique le champ qui est
embrassé là à partir du moment où ca prend un tout petit peu sens.
Le premier axe que j’ai appelé politique, je dis : ça il faut que ça existe. Il faut qu’il y ait l’Édu-
cation Nationale, Gutenterg et l’imprimerie pour que ces rêves soient possibles.
C’est déjà un état économique, idéologique et politique de la société qui doit exister pour que les
éléments du rêve soient possibles. Je ne sais pas si le donné/donnant dont Félix a parlé la derniè-
re fois a à voir avec cela. Peut-être.
Deuxième axe Politique : le terrain conquis, l’espace conquis par l’enchaînement inductions,
rêve, effets qui vont autour et surtout les propulsions qui vont se faire dans les rêves suivants.
Ce que j’ai essayé de démontrer, c’est que soit les inductions directement, soit des images du rêve,
soit des associations vont entrer en jeu pour sélectionner les inductions suivantes.
Dans le champ signifiant à un moment donné on rencontre une strate réfractaire, à un moment
donné ça ne passe plus. On va voir comment elle va bouger, pas bouger, comment le passage peut
se faire.

Je vais essayer de définir la ligne des seuils d’effectuation en quatre points :

- D’abord par la négative : on peut appeler seuil d’effectuation ce qui met fin au sens, le moment
où en toute bonne foi ça ne peut plus signifier ou ce serait de l’abus de pouvoir. Et c’est à diffé-
rencier de ce que la psychanalyse appelle les résistances auxquelles c’est souvent amalgamé.
C’est la fin des déplacements, des substitutions, des métaphores, des métonymies. On fabrique-
rait en insistant – et la psychanalyse en général insiste – du sens inutilisable, une espèce de sur-
plus qui pollue tout. Ce serait de l’exploitation frauduleuse, voire du colonialisme.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 11
- Les seuils d’effectuation jouent indifféremment sur les trois rouages (inductions, rêve, suivi)
d’une manière complètement ; indifférenciée. Je dirai même plus : ils les indifférencie. Alors que
dans la première partie de cet exposé j’avais dit : il y a des inductions, il y a un rêve, il y a des
effets, même si c’est beaucoup plus perméable, beaucoup plus interpénétré, polyvalent qu’on ne
le pense d’habitude, j’ai dit il y a trois temps, trois composantes avec des particularismes plus ou
moins accentués, les seuils de pertinence ou d’effectuation ne tiennent absolument pas compte de
ça, c’est indifférencié. Le rêve n’a plus aucune spécificité à ce moment-là. La première partie de
mon exposé exaspérait les différences, permettait d’isoler le rêve non plus en tant qu’expérience
où on se réveille en disant « j’ai rêvé » mais en tant que passage, épreuve d’un autre régime, d’un
autre état, transmutation avec ses effets de rupture, composantes de passage, résultantes. Je ne
parlerai plus du tout maintenant du rêve comme un événement. L’indifférenciation est complète.

- Contrairement au sens dont on a bien du mal à enrayer les glissades et les engrenages une fois
qu’on est parti dedans, les effets du rêve ont eux une limite précise, une positivité. Cette limite
est mobile, elle peut se déplacer dans un sens ou dans un autre.
À un moment donné, les effets du rêve vont stagner sur une ligne, vont cumuler, vont s’affaisser,
vont composer cette ligne et c’est cela que j’appelle seuil d’effectuation. Cela introduit une troi-
sième dimension, un volume.
Le premier point est linéaire (inductions, rêve, suivi), et là on arrive à conquérir un plan à travers
le sens. Avec ces seuils d’effectuation, on y gagne un plan : sorte de coupure disant : le sens n’ira
pas plus loin, ou alors il faut des conditions pour passer.
Zone de rencontres, partage, échanges, transformation avec le contexte, l’histoire et avec du hors
individu, du hors sujet qui va entrer en relation avec le rêveur, avec des éléments, des sélecteurs
qui vont faire la percée.
Pour la deuxième fois, on approche, on touche, on cerne cette intuition initiale que le rêve est poli-
tique, que le seuil d’effectuation est la forme, l’incarnation, les circonstances selon lesquelles une
extériorité (le hors sujet) va s’imposer au sujet, va s’opposer à lui, va le composer.
Comment, à travers quoi va se faire le passage ? Comment vont se faire les traversées, les échap-
pées par lesquelles l’individuel va accéder au collectif, va participer à l’histoire se conjuguer à un
contexte ?
Le caractère de mobilité de ce seuil a une double origine :
- À force de travailler les effets du sens, les interprétations sauvages vont faire bouger cette ligne,
la repousser par exemple ou inversement vont faire un effet de blocage.
- Mais cela peut aussi se faire par des modifications des données extérieures, qu’il s’agisse de
micro-politique ou de macro-politique, qui vont bousculer, déranger, modifier les territoires, les
sélecteurs, les thèmes d’actualité. Une image, une impression, un personnage, un scénario qui sert
à quelque chose à un moment donné, le lendemain ou trois mois après ne va plus servir à rien ou
il va servir à autre chose. Il va encombrer, il va être repris pour un usage plus intensif, plus exten-
sif, pour un usage rénové ou perverti.
Le rêve peut aussi devenir tardivement pertinent ou il peut avoir une efficience foudroyante mais
éphémère.

- À l’opposé du sens qui comme son nom l’indique n’est vectorisé que d’un seul côté, le seuil
d’efficience est vectorisé des deux côtés. C’est un élément paradoxal qui travaille avec deux sens
à la fois. C’est un élément dissociatif et non plus du tout associatif. Un élément placentaire.
Comme on pourrait dire que le placenta est l’élément qui fabrique d’un côté de la mère, de l’autre
côté de l’enfant, le seuil d’efficience travaille en poussant des deux côtés, en différenciant au
maximum.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


C’est donc ce travail de poussée (que l’on a bien vu sur les rêves que j’ai exposés) qui fait la
mobilité des seuils quand cèdent des résistances personnelles (en analyse, par exemple). Mais il
bouge aussi quand à l’extérieur se passent des choses. Reprendre avec les outils de Félix ce qui
s’est passé en 68. À ce moment-là les données extérieures ont complètement fait bouger les pos-
sibles individuels, qu’ils soient oniriques ou quotidiens.
Donc ce seuil peut bouger par rapport à des éléments individuels : on déménage, on se marie, on
prend un métier, on se casse la jambe, on interprète un rêve… Mais cela peut aussi bouger par
rapport à des données extérieures. Des pans vont s’effondrer, s’élaborer ou glisser : les conditions
de travail, la maladie, l’évolution des techniques. L’écographie dans la maternité est une tech-
nique extérieure qui fait complètement bouger ça.
Donc, la définition principale du seuil d’effectuation, c’est le paradoxe.
Les sélecteurs qui vont aider à faire le passage de ce seuil et le faire éventuellement bouger, fonc-
tionnent comme des moyens d’accès privilégiés, comme des percées, comme des passerelles,
comme des échappées, comme des mots de passe peut-être, vers du plus systématique, du plus
abstrait, vers du plus politique, vers des concepts. Gisèle disait : c’est les univers de Félix. Moi
je ne sais pas. Donc cela fonctionne en captant des morceaux de réalité, en les incorporant, en les
greffant.

Gisèle Donnard

« Le travail du rêve n’est jamais créateur. Il n’imagine rien qui lui soit propre qu’il ne juge, qu’il
ne conclue pas. Son action consiste à condenser, déplacer et remanier en vue d’une représentation
sensorielle tous les matériaux du rêve. Il s’y ajoute en dernier lieu le travail accessoire d’ordon-
nance que nous venons d’indiquer. »
Sigmund Freud

Malgré Freud nous avons pensé parler de rêves créateurs tout en étant quand même obligé de dire
que l’on n’avait pas d’autres critères pour les définir que l’impression qu’on a en se réveillant.
L’impression qu’il s’est passé quelque chose, que quelque chose a changé, qu’on a compris
quelque chose, découvert quelque chose et que souvent c’est quand même un certain nombre de
rêves que l’on garde dans la tête la plus grande partie de sa vie et auxquels finalement on fait réfé-
rence comme ça, même si comme disait Marie-Odile, à des périodes différentes on y voit surgir
d’autres possibilités d’effectuation. Et aussi on ne peut pas affirmer comme ça que l’on ait décou-
vert des effets probants ou immédiats. Ce n’est pas racontable comme cela : après avoir fait tel
rêve, tiens ! je suis devenue ci, ou je suis devenue ça. Ce n’est pas comme cela que ça se passe.
Plus que d’autres, pour moi, ces rêves semblaient opérer à la manière plutôt d’une peinture, d’une
musique ou d’un film, en particulier par la rapidité, par l’immédiateté des connexions percutantes.
On a l’impression que des composantes circulent tout à coup différemment, provoquent des
connexions qui ne s’étaient pas faites avant, introduisent un ou des désordres, des entrechocs, des
ruptures et qu’il y a apparition d’inattendu, et d’un inattendu qui laisse trace.
Et c’est ce laisse trace qui fait dire au réveil qu’on a vraiment l’impression qu’il s’est passé
quelque chose. On pourrait dire aussi qu’il semble que ces rêves portent en eux une force de
déplacement qu’on a connecté tout de suite à ce qu’on a appel le politique dont on avait cerné (je
crois que c’est assez net dans les deux exemples que j’ai choisis) que les composantes historiques
y ont un rôle extrêmement important. Et des rêves ne sont pas possibles en dehors d’un certain

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


contexte historique, politique. À ce sujet nous avions pensé au rôle que, inversement, les rêves
avaient dans l’histoire. Là on essaye de voir surtout l’impact des composantes extérieures sur le
rêve mais on peut penser aussi à l’inverse, c’est-à-dire au rôle qu’avaient les rêves dans l’histoi-
re, en particulier au niveau de la prise de décision (par exemple, le rêve de Constantin).
J’ai choisi deux rêves qui ont été faits à plusieurs années d’intervalle et qui, malgré tout, entrent
complètement en résonance parce que c’est très évident : par exemple, quand je me suis réveillée
du second rêve, immédiatement c’est le premier qui m’est revenu en tête.

Premier rêve : le rêve de la machinerie fasciste-machiste.


Je fais une promenade avec une amie très proche dans un ensemble d’immeubles et de jardins et
notre promenade n’est pas sans but, on cherche à traverser les immeubles, donc on passe dans les
jardins, on franchit différents appartements, et on cherche à parvenir sur le devant de l’immeuble.
Mais ce qui est très curieux, c’est que chaque fois que l’on progresse, en faisant d’ailleurs toutes
sortes de circonvolutions assez compliquées, on n’arrive pas à trouver un appartement vide. On
ne trouve que des appartements où déjà les hommes sont installés. Et on n’arrive pas à trouver sur
la façade un espace libre pour nous. Voilà le premier tableau du rêve.
Le rêve se poursuit et à ce moment-là je me trouve dans une sorte de salle de classe ou de réunion,
pas très éclairée, ou on pourrait plutôt dire que l’on a du mal à voir clair. Et dans cette salle, je
me trouve face à des adolescents, ou des jeunes gens, ou des élèves, ou des participants à une
réunion (ce n’est pas très clair). En tous cas, ce sont tous des hommes et ils sont extrêmement
agressifs, désagréables, très blessants, je me sens complètement agressée.
Et puis tout à coup ces mêmes personnes sont dehors, devant la façade de la salle, en train de faire
une espèce de manifestation Ils ont des drapeaux et sur ces drapeaux il y a une croix gammée.
Alors je suis très rassurée, je me dis c’est très clair, finalement c’étaient des fascistes.
Troisième tableau du rêve : Le décor change complètement. Les couleurs sont assez lumineuses.
C’est une sorte de pont. Ciel très bleu. Et sur ce pont, il y a un gigantesque échafaudage métal-
lique avec des parties qui tournent et qui avancent. Cela pourrait ressembler à un énorme tourni-
quet de métro, cette espèce de machine infernale qu’ils ont mis là pour que les gens ne puissent
pas passer sans payer.
Alors je me trouve prise dans ce mécanisme. Je suis enserrée dans des espèces de machins de
tourniquet qui me forcent complètement. Je suis obligée d’avancer sous peine d’être broyée. Mon
corps est complètement tordu dans ce mécanisme. Je suis courbée, enserrée, tordue, etc. C’est un
supplice absolument épouvantable que d’avancer et en même temps je ne peux pas ne pas avan-
cer sinon je vais être broyée. Je ne peux ni m’arrêter ni supporter l’idée de continuer. Et à ce
moment-là s’inscrit une espèce de phrase dans ma tête, une phrase très claire : c’est cela le
fascisme.
Immédiatement après ressurgit cette amie qui se promenait avec moi au début du rêve. Elle
revient et elle est à côté de moi. Et elle me dit : il faut casser tout ça. Je lui dis : ce n’est pas pos-
sible, j’ai essayé, je n’y arrive pas. Et elle me répond très assurée : mais si c’est possible, c’est
dans les coins que ça casse.
Alors j’ai une espèce de confiance soudaine qui surgit. Effectivement je suis entourée d’échafau-
dages métalliques autour de moi. Je repère scrupuleusement un angle. Je prends les deux mon-
tants et, miracle, ça casse absolument comme du verre, et à partir de ce moment-là je continue et
des pans entiers de l’échafaudage s’écroulent complètement. Des pans entiers chavirent avec une
jouissance absolument extraordinaire.
Et une dernière phrase me traverse la tête avant que je me réveille, c’est : il ne faut quand même
pas que ça tombe sur les enfants.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


J’ai essayé de voir un peu comment ça fonctionnait à travers ce rêve. Bien évidemment je n’ai fait
aucune interprétation psychanalytique.
Au début, ça me parait une histoire assez simple, mais pas si simple que ça quand même, pas ano-
dine : deux femmes, malgré beaucoup de circonvolutions, et beaucoup de bonne volonté n’arri-
vent pas à trouver un cheminement sur la façade de ces immeubles, à trouver un espace qui ne
soit pas déjà occupé par des hommes. C’est une vision d’un parcours compliqué, tordu. Cela peut
plus ou moins dessiner un univers féministe, d’autant plus que cette femme était une amie très
proche qui était dans le même groupe M.L.F. que moi.
Alors tout à coup s’accroche la composante fasciste, au milieu du deuxième tableau, au moment
où se dévoile en quelque sorte l’agressivité des hommes que j’avais en face de moi. Cette com-
posante fasciste me paraît extrêmement importante, elle me paraît surtout extrêmement peuplée
– à la fois de personnages, de formes, de couleurs, drapeaux, croix gammée, la fameuse machi-
nerie infernale et les phrases écrites noir sur blanc.
Je me suis demandé comment les choses étaient arrivé à s’accrocher pour fonctionner, pour arri-
ver à produire une rupture qui me semblait ouvrir des choses à la fin. Alors comment ça s’ac-
croche, qu’est-ce qui fait fonctionner ces composantes et qui a mis en circulation ces mots, ces
formes, ces personnages, qu’est-ce qui a amené cette connexion jusqu’à rupture ?
Il m’a semblé que ce pourrait être : corps ou espace tordu. Un corps, un espace féminin tordu, une
torsion, une contrainte, une déformation insupportable. Il me semblait que c’était cela qui faisait
fonctionner le rêve en s’accrochant aux deux grandes composantes que je trouvais. Et c’est
quelque chose qui me faisait immédiatement penser par exemple aux pieds bandés des chinoises
ou aux femmes des tableaux de Léonor Eini. Et cela me rappelait aussi une phrase qui m’était res-
tée dans la tête d’un ouvrage féministe américain : « dans la vie les femmes sont toujours obli-
gées de se présenter de biais, elles ne peuvent pas vivre de face. »
Donc en fait il me semblait que le mot fascisme se greffait, s’accrochait à cette espèce d’image
d’espace, de corps tordu, ça circulait comme ça. Et cela finissait par faire apparaître la scène de
l’échafaudage, engrenage monstrueux, et à son tour cette connexion faisait apparaître la rupture.
La phrase un peu magique, avec l’extraordinaire surprise que c’est opérant, que ça marche « c’est
dans les coins que ça casse » fait à la fois une rupture et un déplacement parce que ça ne se rompt
pas comme cela d’emblée, il faut trouver le truc.
J’avais l’impression d’un jeu dans l’espace entre les coins, les façades, l’être de face, l’être de
biais et que ce jeu arrivait à faire exploser tout ça.
Il y avait aussi une phrase d’Artaud « une chose peut être opérante à condition qu’elle opère de
biais ».
Une autre composante extérieure : quand j’avais été aux États-Unis, cette histoire de biais, de
face, je l’avais reprise aussi. J’avais l’impression que dans certains lieux, grâce aux mouvements
de femmes, il y avait des possibilités qui n’existaient pas ailleurs, en Europe, de vivre de face.
Pour que ce rêve ait eu lieu, il faut que le fascisme ait existé, qu’il ait une certaine réalité pour
chacun, chacune d’entre nous, il faut que les mouvements de femmes aient existé. Cela permet
aussi à ce rêve de dégager cette énergie de rupture, d’idée d’un possible à la fin.

Deuxième rêve : le rêve de la sorcière japonaise.


Ce sont toujours des scènes assez collectives. Au début, une assemblée assez indéfinissable se
tient dans une très grande salle. Il y a beaucoup de monde. Au centre de la salle il y a un combat :
deux hommes s’affrontent. L’un est très caricatural, il ressemble à un personnage de mauvais film
de karaté, il est extrêmement menaçant et il a le visage éclairé par les sunlights. L’autre se bat en
tenant par la main un enfant qui est un petit garçon. Et le combat consiste en fait à ce que le pre-
mier essaye de faire tournoyer le second très vite et lui faire lâcher prise pour le jeter par terre.
Dans ce rêve je n’ai pas une existence individuelle très claire : à la fois je vois le combat et à un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


certain moment je suis aussi ce personnage qui se bat avec l’enfant à la main, pour la simple rai-
son que je me souviens de sentir la main de l’enfant dans la mienne.
Et puis l’enfant devient une petite fille avec un visage aux joues très larges, des pommettes trans-
lucides et roses et la petite fille se met à parler et alors le personnage de karaté est très irrité et il
répond sur un ton encore plus menaçant.
Dans la salle une femme se dresse. Une femme qui a commencé à se maquiller avec des couleurs
vives, beaucoup de rose, beaucoup de vert et elle parle, elle dit qu’elle n’est pas d’accord. Je ne
me souviens absolument pas des phrases et puis je crois même qu’on ne les distingue pas très
bien. Et à ce moment-là le personnage de karaté fait une réponse extrêmement menaçante, écra-
sante et définitive. Une tension extrême règne sur toute la salle.
Et tout à coup l’obscurité se répand avec une telle soudaineté qu’elle dissout toute menace. Il est
évident que le personnage de karaté a perdu la partie.
Alors avec une intensité extraordinaire un son absolument suraigu s’élève. Dans un éclair surgit
un visage très grand, un visage de sorcière japonaise, puis la voix devient très grave et l’intensi-
té est telle que cela provoque le réveil.

Dès le réveil j’avais pensé au rêve précédent… En fait ce deuxième rêve commence par un affron-
tement classique, une logique de combat très binaire. On se bat, il y aura un vainqueur et un vain-
cu. Et il semble bien que ce soit ce personnage de film de karaté qui impose en quelque sorte cette
logique par la force, par les menaces qu’il profère. Est-ce aussi la logique des sunlights, ça je ne
sais pas très bien.
Ce qui m’a paru important, c’est que dans ce combat, l’autre camp se mettait tout d’un coup à
proliférer, à se multiplier, et finalement commençait à échapper un peu à cette logique binaire. Il
y a un homme et un enfant et non pas une seule personne. Cet homme peut aussi devenir une
femme parce qu’à un moment j’ai l’impression que c’est moi qui me bats. Le petit garçon devient
une petite fille. Et interviennent dans cet affrontement les couleurs, les maquillages, mais aussi la
nuit et puis les voix, et puis les sons et finalement la sorcière. Cette prolifération arrive à produi-
re le déplacement. Comment cela s’accroche-t-il ? Il me semble que dans ce rêve il y a aussi une
composante qui est accrochée au passage et qui fait fonctionner la dynamique des connexions :
un Japon qui émerge à chaque instant…
On peut même dire que ce rêve fonctionne comme un jeu de théâtre.
L’on saisit dans ce rêve la charge croissante d’intensité des éléments.
Et là aussi il faut des composantes extérieures pour que le rêve existe : le Japon, sa connaissan-
ce, un contexte féministe.
Dans les deux rêves, il y a des jeux d’intensité qui arrivent à faire surgir une intensité nouvelle
qui laisse trace. Il y a une composante collective et à chaque fois ouverture sur un possible qui
sort d’une logique qui a été figée au début (binarité) et cette ouverture sur un possible ne surgit
pas sous la forme d’un discours.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


Les séminaires
de Félix Guattari 01.10.1985
Mony Elkaïm
Whitehead et Russel

Je veux dire deux ou trois mots seulement sur cette histoire de Whitehead et Russel. Je raconte
cette histoire là dans la perspective du champ dit systémique. Pour les gens qui s’intéressent un
peu aux thérapies dites systémiques, un leitmotiv revient constamment à travers les travaux de
Bateson aussi bien qu’à travers les travaux de ce groupe de Palo Alto, avec Watzlawick,
Weakland, Jackson et autres. Ce leitmotiv c’est la théorie des types logiques. C’est quoi, cette his-
toire ? Il semble qu’à un moment donné, quand Russel a essayé de penser une sorte de mathé-
matique logique, il a eu d’énormes problèmes avec les paradoxes ; et un des paradoxes que vous
connaissez tous, par exemple, c’est : celui qui dit, « je mens ». Est-ce que quand il dit qu’il ment,
il dit la vérité ? S’il dit la vérité, il ment et s’il ment, il dit la vérité.
Un autre type de paradoxe sur lequel avaient beaucoup insisté à l’époque des gens comme
Watzlawick, en reprenant les travaux qu’avait faits Russel, c’est le paradoxe suivant : imaginons
qu’on divise le monde entre la classe des chats et la classe des non-chats. Passons au niveau supé-
rieur : imaginons qu’on a la classe des concepts et puis la classe des chats, par exemple ou la clas-
se des concepts et ce qui n’est pas un concept . Passons au niveau supérieur : imaginons la clas-
se des concepts qui appartiennent à eux-mêmes et la classe des concepts qui sont différents d’eux-
mêmes. A partir de ce moment là, si on appartient à la classe des concepts qui ne s’appartiennent
pas, on s’appartient. Et si on s’appartient, on ne s’appartient pas. Cette histoire présente un aspect
rigolo, paradoxal, etc. En réalité, ce problème est assez enquiquinant, parce qu’à partir du
moment où il y a des paradoxes pareils, il faut arriver à trouver une solution. Ce qu’on a trouvé a
été une solution qui a consisté à mettre les paradoxes au zoo. On a fait comme si c’étaient des
sortes de créatures exotiques qui n’avaient rien à faire avec le monde sérieux des gens normaux.
Alors on a exhibé ces paradoxes dans une sorte de foire.

D’une certaine manière, je dirai que les paradoxes créent le même problème à ces braves
Whitehead et Russel que la folie crée pour une bourgeoisie insistant sur l’aire du contrat. De la
même manière qu’un type comme Castel peut insister sur l’animisme comme issu d’une
recherche d’un statut particulier donné à des personnes qui, par leur être même, ne sont pas des
gens qu’on peut plier au contrat, on peut dire que cette « solution » qu’a trouvé Russel au pro-
blème des paradoxes était une sorte de solution du même type : il fallait éviter que les paradoxes
fichent la merde. Alors qu’est-ce qu’on a inventé ? On a inventé cela : une classe est différente au
niveau logique de ses propres membres et l’erreur consistait à penser comme si le membre et la
classe étaient la même chose. A partir de ce moment là, ces braves gens ont dit : et bien, voici ce
qui arrive au schizophrène. Les schizophrènes reçoivent deux messages contradictoires. Par
exemple, au niveau verbal, le message qui est : « viens sur mes genoux, mon chéri ». Et parallè-
lement, le corps de la mère se raidit – message non verbal qui dit : « ne m’approche pas ». Et le
malheureux schizophrène, déchiré entre deux messages contradictoires, l’un par exemple appar-
tenant à la classe, l’autre à un membre de cette classe, incapable de différencier la classe et les
membres de la classe, est dans une situation où il est complètement paumé, complètement confus.

A partir de ce moment là, ils ont systématiquement essayé d’utiliser cette théorie des types
logiques pour trouver une solution à tout problème, en changeant de niveau. Il y a dix ans, Mr
Varela, qui est un biologiste chilien, élève de Maturana, a fait un travail mathématique, à partir

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


des travaux de Spencer Brown, et en utilisant l’algèbre pour essayer de donner un statut aux para-
doxes qui ne soit pas réductible en termes de : je mens/je dis la vérité par exemple, mais qui soit
un statut spécifique, différent des deux autres termes et qui intègre toute une série d’aspects
contradictoires à la fois.

Et ce qui est intéressant, c’est que ce travail progressivement se met à devenir quelque chose de
très-très pressant dans le domaine systémique. Pourquoi ? Parce qu’au début, dans ce domaine,
ce qui s’est passé, c’est que les gens disaient il y a des règles, des règles valables pour des sys-
tèmes ouverts – systèmes ouverts à l’équilibre ou systèmes ouverts à l’écart de l’équilibre ; on
peut considérer les systèmes humains comme s’ils obéissaient aux mêmes lois ou aux mêmes
règles que ces systèmes physico-chimiques, logiques ou autres ; et nous allons essayer de créer
un type d’approche où l’on pensera en termes, par exemple, de fonction d’un symptôme ou en
termes de s’aider (N.D.L.C. Mony déforme le mot en le prononçant et dit sur l’enregistrement :
« sadiser un système » !) d’un système quand on voit une famille.
Effectivement, les résultats thérapeutiques ont été extrêmement intéressants mais ce qu’on avait
fait, cela avait été de faire l’impasse sur le paradoxe autoréférentiel ; faire l’impasse sur le fait
qu’on avait quelqu’un, en l’occurence le thérapeute, qui décrivait une réalité qu’il construisait en
même temps. On a fait l’impasse sur ce qui faisait comme si quelqu’un pouvait dessiner une carte
d’un territoire dans lequel il existe à la fois.
Comme ce Korsinsky, le premier à avoir fait la référence à la carte et au territoire quand il parlait
du langage. Il parlait du langage comme une carte qui ne correspond pas à un territoire et qui donc
fausse ce dont on parle, mais désigne bien à l’époque déjà que la seule carte idéale est une carte
qui ne se réfère qu’à elle-même. Ce qu’il y aura à développer maintenant est une situation – dans
l’approche dite systémique – où les gens commencent à se rendre compte qu’on ne peut plus
maintenir la question du paradoxe – la situation du paradoxe auto-référentiel aux marches du
royaume, à l’extérieur, par une sorte d’exil forcé et que le psychothérapeute veut se situer au cœur
de cette question du paradoxe, sans pour autant retomber dans des histoires de contre-transfert,
chères à la psychanalyse, etc.

Alors ce qui n’est pas inintéressant effectivement, c’est ce mouvement où il n’y a plus de vérité
du sujet ni de vérité du système (…).
C’est quelque chose qui fera un assez grand changement parce qu’on abandonne toutes sortes de
critères scientifiques. Parce qu’après tout, un type comme Bateson, de la même manière qu’un
type comme Freud, est à la recherche d’une sorte d’archéologie qui allait faire apparaitre quelque
chose qui était sous-jacent, caché, qu’on allait mettre à jour, qui expliquait enfin ce qui se passait.
Bateson est à la recherche d’une carte qui rendrait mieux compte du territoire.
Voici que maintenant on ne parle plus du tout de carte et de territoire mais on parle d’intersection
entre des cartes. Ce qui fait que quelque chose change ne veut pas forcément dire qu’on a fait
quelque chose qui était lié à une quelconque vérité, mais simplement à une sorte d’intersection, à
une sorte d’assemblage, à une sorte de rencontre de différentes manières de construire le réel ou
ce qu’on s’imagine du réel. Cette histoire me semblait intéressante parce que, pendant des années
et des années, cette histoire de théorie des types logiques a été assénée constamment comme solu-
tion à tout type de problèmes, en disant aux gens : vous tombez dans un paradoxe qui n’est pas
un vrai paradoxe. Le paradoxe n’existe que si vous confondez la classe et ses membres. Et je crois
qu’aujourd’hui ce qui est très important dans cette situation, c’est que l’on se dise : comment pou-
voir tenir un discours à partir d’une situation où l’on sait qu’on construit ce qu’on décrit à la fois.
Voilà. C’était une sorte de résumé extrêmement rapide.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


Les séminaires 10.12.1985
de Félix Guattari
Mony Elkaïm
Lois générales, règles intrinsèques,
singularités et construction du réel

Intervention faite aux « Troisièmes Journées de Thérapie Familiale Systémique » organisées par
le « Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Approche Systémique », Grenoble, juin 1985.

Bonjour. Je propose de travailler avec vous ce matin à partir d’un échange autour d’une famille
simulée.
Je parlerai du thème général de ces journées : la créativité à partir de celle qui surgira ici… Je vais
vous demander non tant d’écouter que de regarder et d’observer ce qui se passe… Ce qui se passe
au niveau non verbal est extrêmement important en thérapie familiale.
Certaines danses non verbales peuvent avoir pour un thérapeute systémique la même importance
qu’un lapsus pour un thérapeute d’inspiration analytique.
Je citerai comme exemple un extrait de bande vidéo d’une thérapie de famille.
Il y avait de gauche à droite, le thérapeute, la fille, la mère, la grand-mère et le père. L’observateur
pouvait remarquer un comportement qui se produisait plusieurs fois en une quinzaine de minutes.
La mère adoptait une position corporelle apparemment séductrice en regardant le thérapeute puis,
brusquement, croisait les bras, baissait la tête et semblait se désintéresser de ce qui se passait.
Quand on voyait la bande à nouveau, on remarquait que chaque fois que la mère adoptait la posi-
tion apparemment séductrice, la fille et la grand-mère croisaient les jambes devant elle et ce n’est
qu’alors que la mère croisait les bras et baissait la tête.
Lors d’un nouvel examen, il apparaissait qu’entre le moment où la mère se montrait comme
séductrice et le moment où la fille et la grand-mère croisaient les jambes, le thérapeute avait rajus-
té son noeud de cravate.
Puis on découvrait que le père bougeait le pied entre le moment ou son épouse regardait le théra-
peute et le moment où celui-ci était aux prises avec son noeud de cravate.
On avait ainsi la séquence suivante : la mère regarde le thérapeute en manifestant un comporte-
ment apparemment séducteur, le mari bouge le pied, le thérapeute touche sa cravate, la fille et la
grand-mère croisent leurs jambes devant la mère. Celle-ci croise les bras et d’un air apparemment
renfrogné baisse la tête.
Il est bien sûr possible de partir d’une autre ponctuation. Mais ce qui est intéressant, ce sont les
aspects redondants d’une séquence qui apparaît régulièrement.
Nous avons donné une énorme importance au langage sans insister suffisamment sur les ballets
dans lesquels nous sommes pris. Essayons de voir la danse que nous allons exécuter la famille et
moi.
Comment construisons-nous ce que nous voyons ? Il y a une voie unique entre chacun d’entre
nous et cette famille. Bien sûr, il existe des.règles intrinsèques du système thérapeutique qui peu-
vent être étudiées, règles qui ne sont pas forcément uniques. Mais la manière dont vous allez
construire ce système thérapeutique, dont vous allez faire des hypothèses, dont vous allez inter-
venir, est liée à votre propre histoire, à votre propre contexte et à ce qui se passe pour vous dans
ce système thérapeutique.
J’essaierai, dans le processus de simulation, d’expliquer concrètement ce que je veux dire par
« lois générales, règles intrinsèques et singularités ».
Pour moi, il n’y a pas de voie royale. Il n’y a qu’une voie unique pour chacun d’entre vous. Je
donnerai l’exemple d’un énorme rocher au travers du chemin. Ce rocher a plusieurs facettes :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


génétique, neurophysiologique, etc. mille facettes. Je pourrais essayer de bouger ce rocher en
mettant un levier a un endroit particulier. Je serais forcément réducteur car le levier n’est appli-
qué qu’à un seul point du rocher. Mais quand le rocher bouge, tout bouge, moi y compris.
Une intervention qui met l’accent sur un point particulier ne signifie pas pour autant que l’inter-
venant refuse de reconnaitre la multiplicité des paramètres en Jeu. Quand je vois la famille d’une
anorexique mentale, je ne parle pas de choses extrêmement importantes pour l’anorexique comme
l’image du corps, être femme, la nourriture, etc... Pourtant, au fur et à mesure que le système thé-
rapeutique va évoluer, l’anorexique va bouger. Elle racontera un jour « je suis revenue d’une sur-
prise-partie, j’ai mis la clé dans la serrure et mes règles sont revenues », … belle métaphore ! Le
problème n’est pas de comprendre de manière exhaustive toutes les règles d’un système, il est
aussi d’accepter qu’à un moment donné se crée un pont spécifique entre le système familial et
nous, membres du système thérapeutique et c’est sur ce pont spécifique que nous jouons. Une fois
que le système thérapeutique change, tout change. Le système thérapeutique modifie ses règles
d’évolution et nous recommençons à travailler à partir d’un nouveau niveau de fonctionnement
du système. Le fait que la famille évolue « positivement » ne signifie pas que ce que nous avons
fait est correct ou que notre analyse a été juste. Nous avons été opératoires. Cela ne dit rien quant
à l’intersection entre notre analyse et je ne sais quelle vérité du système. Le modèle sous-jacent
à la manière dont je travaille est un modèle où est importante l’intersection entre ma construction
du réel et celle des membres de la famille.

Quelqu’un annonce que la famille simulée est prête. Mony Elkaïm reçoit alors sur l’estrade les dif-
férents membres de la famille en leur serrant la main à tour de rôle. La disposition adoptée est la
suivante : assis sur des chaises un homme et une femme, un assez grand espace puis trois femmes
assises également. Le thérapeute s’installe en face, à égale distance des différentes personnes.
A peine la famille est-elle assise que Mony se relève et demande à l’audience : « Que voyez-
vous ? ».

Un participant : « Il y a deux camps ».


Mony : « En apparence, oui… Mais ne confondez pas ce qu’ils vous montrent et ce qu’ils sont.
Ils vous montrent qu’apparemment il y a deux camps ; il peut y avoir chez eux une entente pour
montrer cela ».

Sinon, vous ressembleriez à ces personnes qui attendent à la sortie du théâtre le traître du.mêlo-
drame pour le prendre à partie. C’est ajouter l’injure à la blessure. Je ne suis pas sûr que le traître
est tellement heureux de son rôle et il n’est pas évident qu’il n’aurait pas préféré jouer le rôle du
jeune et beau héros.
Il ne faut pas confondre ce qu’ils présentent et ce qui se passe. Ils vous montrent comment ils
fonctionnent et déjà vous fonctionnez avec eux.
A partir du moment où je me suis assis avec eux, il n’y a plus eux mais nous. Je n’ai jamais vu
en thérapie une famille, un couple ou un individu. Je n’ai vu que des familles, des couples, des
individus dans un système thérapeutique auquel j’appartiens. C’est moi qui les construis. Je
construis le réel avec vous dans le processus même de demander ce que vous voyez de cette famil-
le simulée.

Mony (à la famille simulée) : « Que puis-je faire ? »


Madame : « Nous venons vous parler de Catherine mais je crois que j’aimerais mieux que mon
ex-mari vous explique ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


On réalise alors que, de gauche à droite. sont assis le père, sa nouvelle épouse, il y a un espace,
puis la patiente désignée, la mère qui est la première épouse puis.une autre fille.

Mony (à l’audience) : « Que pensez-vous ? »


Un participant : « je pensais que c’étaient trois soeurs et je suis étonné de découvrir l’ex-femme ».
Mony : « Quand on travaille en formation avec les étudiants, il ne faut.pas tomber dans une lec-
ture simpliste qui consiste, à relever systématiquement en quoi l’étudiant projette sa famille d’ori-
gine sur la famille qu’il voit ».
Par contre, il est passionnant de se dire : « Qu’est-ce qui naît en moi, qui est amplifié en moi par
ce système thérapeutique auquel j’appartiens ? ». Ce que je vais vivre est quelque chose que ce
système thérapeutique me fait vivre et qui a une fonction dans ce système. Ce que vous allez vivre
comme colère, irritation ou autre n’est pas uniquement ce.qui a été amplifié en vous par rapport
à votre passé mais c’est aussi ce qui, dans ce système thérapeutique, a été amplifié en vous, en
fonction du grain du bois qui vous constitue mais aussi parce que cela a une fonction, en général
d’ailleurs celle de maintenir l’homéostase du système. Ainsi ce que l’on sent ne doit pas être reje-
té. Il est plus utile de se demander quelle est l’utilité pour ce système thérapeutique que je vive
ce que je vis. En général, l’utilité est d’aider à maintenir ce système dans un état stable.
L’assemblage qui se constitue entre vous et la famille n’est pas uniquement l’assemblage entre
votre famille d’origine, vous et la famille. En fait, toute une série d’éléments sont en jeu : les
règles de l’institution dans laquelle vous voyez cette famille, les règles de cette famille, les règles
de votre propre famille, les règles du système de supervision dans lequel de cas particulier est dis-
cuté sans compter toute une série d’assemblages constitués d’éléments apparemment extérieurs :
mass-médiatiques, politiques ou autres. Tout joue ensemble dans ce processus qui apparaît à un
moment donné. Il est impossible d’être exhaustif dans le travail que l’on fait. Nous ne pouvons
pas savoir quels sont tous les éléments en jeu. L’acte réducteur de l’intervention ne signifie pas
forcément que l’on se prend au jeu de croire que seuls un ou deux paramètres jouent. Dans la
simulation, le thérapeute a donné la parole à quelqu’un qui donne la parole à un autre pour par-
ler de quelqu’un d’autre.
Il peut être dit aussi : « Le groupe des femmes délègue le pouvoir à l’homme ».
Ce que nous sentons dans un système thérapeutique est pour moi fondamental. Le système thé-
rapeutique est un système fait d’intersections entre univers. Il est important de travailler sur ces
interfaces.
Le formateur doit créer le contexte où l’étudiant peut utiliser ce qu’il sent comme outil pour
explorer ce nouveau domaine qu’est pour lui le système thérapeutique. Ceci n’exclut pas, par
ailleurs, l’hypothétisation au niveau des règles de ce système que nous construisons.
Il existe des lois générales valables pour différents systèmes ouverts et des règles plus spécifiques,
plus uniques, plus singulières, valables uniquement pour ce système particulier à ce moment-là,

Les lois générales sont des lois valables pour tout système ouvert. Ces lois sont celles qui ont été
avancées par Ludwig Von Bertalanffy qui a crée la « Théorie Générale des Systèmes ». Elles ont
été appliquées aux thérapies.de familles.
Ce sont par exemple :
– la totalité ; un système est plus que la somme de ses composantes.
– les rétroactions.
– l’homéostase ou le maintien du comportement du système à l’intérieur de certaines.normes.
– l’équifinalité ; des élèments semblables dans le présent peuvent être liés à des éléments diffé-
rents dans le passé.
– etc.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Ces lois valent pour les systèmes ouverts à l’équilibre. Quand un système est poussé hors de
l’équilibre, ce qui compte, si l’on s’intéresse aux analogies entre le monde physico-chimique ou
biologique et les systèmes humains, ce sont les règles intrinsèques, spécifiques à ce système et
non les lois générales. L’histoire se met à jouer un rôle important sans pour autant être ramenée
à une vision linéaire.
En effet, lorsqu’un système est poussé hors de l’équilibre, a un moment donné, une fluctuation va
s’amplifier au hasard. Cette amplification peut, à travers une bifurcation, mener ce système à un
nouveau niveau de fonctionnement.
Prenons l’exemple d’un système hydrodynamique, d’un liquide qui est chauffé. Au dessous d’une
certaine température rien de particulier ne va apparaître à la surface du liquide. Mais à un moment
donné, pour un changement infime de la température, la chaleur n’est plus transportée par
conduction mais par convection. Apparaissent alors à la surface du liquide des cellules hexago-
nales appelées cellules de Benard. C’est ce qu’Ilya Prigogine appelle une structure dissipative
c’est-à-dire une structure qui dissipe l’énergie qui est appliquée au champ. Cet exemple nous
apprend que lorsqu’un système est poussé hors de l’équilibre, pour un changement très limité
d’un paramètre (en l’occurence ici la température), à partir d’un seuil particulier, une fluctuation
peut s’amplifier et une structure nouvelle apparaître. Cette structure peut avoir une nouvelle fonc-
tion laquelle va amener ce système loin de son équilibre vers une nouvelle structure donc nou-
velle fonction etc Nous avons alors un feed back évolutif. Une sorte d’histoire nouvelle apparaît.
Dans le monde des systèmes à l’équilibre, l’histoire compte très peu : ce n’est que l’histoire de la
promenade d’une fluctuation entre certaines normes.
Dans un système à l’écart de l’équilibre, l’histoire se met à jouer un rôle fondamental mais
comme c’est le hasard.qui quelques fois décide de l’amplification des fluctuations, l’histoire n’est
pas forcément causale. Nous restituons au système l’histoire sans revenir à une vision linéaire des
choses. Grâce à cette approche, une place est non seulement redonnée à l’histoire mais aussi au
hasard. C’est pourquoi le thérapeute ne sait pas toujours à l’avance ce qui va arriver. Il sait com-
ment s’utiliser pour pousser le système hors de son équilibre, il ne sait pas forcément quel est
l’élément qui va s’amplifier.
Même des gens comme Minuchin qui ont insisté énormément sur les structures familiales et qui
font apparemment un travail de restructuration, insistent beaucoup sur la crise comme partie inté-
grante du travail avec la famille. Il écrivait,avec Barkaï dans son article « La crise comme outil
thérapeutique », longtemps avant que nous ne nous intéressions à Ilya Prigogine, l’importance
d’une crise pour permettre au système d’expérimenter de nouvelles transactions qui peuvent
s’amplifier et gagner le système entier. Ainsi, les lois générales sont les lois valables pour les sys-
tèmes à l’équilibre. Les règles intrinsèques deviennent cruciales lorsqu’il s’agit de systèmes hors
de l’équilibre. Les éléments singuliers, ce que j’appelle les singularités, sont des éléments uniques
que nous allons faire surgir au fur et à mesure à travers cette simulation de famille.

Retour à la simulation

Monsieur : « je veux bien parler. Mon ex-femme m’a demandé de venir parce qu’elle est inquiè-
te de l’état de Catherine avec laquelle elle vit. Je suis assez périphérique à cette situation. Mais
bien sûr, si je peux vous être utile, je suis la ». Mony : « Madame, je vous voyais regarder
Monsieur pendant que nous parlions ».

Mony (à la salle) : « Qu’avez-vous vu ? »


Un premier participant : « Catherine baissait les yeux pendant que le thérapeute parlait avec les
parents ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Un deuxième participant : « Mais si X (le premier participant) a vu Catherine baisser les yeux
pendant l’interaction, c’est que lui-même la regardait et ne suivait pas l’interaction entre Mony et
les parents ».
Mony : « Bien sûr, X n’est pas en dehors du système thérapeutique puisqu’il se découvre regar-
dant des gens regardant comme lui ». Cette histoire est le paradoxe dans lequel nous sommes tous
pris. Nous sommes dans une histoire où l’on tente de faire sens d’un contexte comme s’il était
extérieur à nous alors que nous sommes à l’intérieur.
Nous ressemblons à quelqu’un qui décide de faire la carte du territoire dans lequel il se trouve et
qui se dessine dans la carte qui est la carte du territoire où il est. Ce paradoxe est un paradoxe fon-
damental, incontournable dans lequel nous devons nous installer pour travailler.

Un participant : « X pourrait être le superviseur. Il voit des choses que toi le thérapeute tu n’as
pas vues. Il a vu que Catherine baissait les yeux pendant que tu parlais avec les parents ».
Mony : Ton intervention est importante parce qu’elle pose le problème de la supervision en direct.
Quand est-il important d’écouter et d’apprendre sur les règles intrinsèques du système grâce au
superviseur qui est derrière le miroir sans tain et quand devons-nous tenir compte de ce qui est
singulier entre le système et nous ?
Ce que X a vu, peut être son pont vers la famille, pas forcément le mien. Comment sortir de ce
dilemme ? Comment utiliser à la fois la richesse de la supervision et ce que je sens ? Il est impor-
tant pour le superviseur d’aider l’étudiant à mieux comprendre les règles intrinsèques du système
auquel il appartient tout en l’aidant à développer ce pont unique entre la famille et lui.

Une participante : « Je me suis mise à penser… »

Mony est frappé par,la manière de s’exprimer de la participante et réfléchit avec elle sur ce qui
s’est passé entre elle et le système thérapeutique sur la scène. Un débat s’instaure avec la salle
qui permet de faire apparaître les éléments singuliers qui ont permis l’assemblage entre les sin-
gularités de la participante et les singularités du système thérapeutique.

Mony : L’exemple de cette phrase qui m’a accroché nous permet de parler de singularités pouvant
être signifiantes c’est-à-dire compréhensibles dans le contexte. Ceci se découvre d’ailleurs en un
second temps. Dans d’autres situations, les singularités ne sont pas réductibles en termes de com-
préhension ou de logique.
Nous pensons quand nous voyons une famille ou un couple en thérapie, dans les termes du modè-
le que nous avons créé pour comprendre le problème. La psychothérapie ou la supervision consis-
te, en partie, à nous mettre hors de l’équilibre, à faire que nous n’arrivons plus à penser de la
même manière Cependant, si l’on est trop distant de moi, si l’on parle trop différemment de moi,
le contact peut être perdu.
Ainsi, il fut une époque où j’ai dirigé un centre de santé mentaledans le sud du Bronx, à New
York. La population servie par ce centreétait essentiellement portoricaine. Pour les problèmes de
santé mentale, elle s’adressait surtout aux spiritualistes, aux églises pentecôtistes. Un jour, un
patient est venu me consulter et je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour lui, quel était son
problème. Il.m’a répondu que je devrais le savoir et, devant mon ignorance, a fini par partir. J’ai
découvert plus tard que les médiums portoricains décrivaient d’abord à ceux qui les consultaient
leurs symptômes avant de les en libérer. Dans ce contexte précis, le patient était perdu car il n’y
avait pas eu entre lui et moi le minimum d’accord culturel pour que je sois acceptable comme psy-
chothérapeute. Il a suffi que le Révérend Père de l’église pentecôtiste annonce qu’il s’occupait
des éléments spirituels et que je m’occupais des éléments matériels, pour que, dans cette constuc-
tion-là, ce patient revienne me voir. Il existait de nouveau un minimum d’accord entre nos visions

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


du monde. L’important est de créer un alliance telle que, bien qu’étant à distance, nous ne per-
dions pas les individus qui nous consultent. Etre trop proche ne sert à rien non plus : si l’on pense
comme eux, quelle perspective autre pouvons-nous offrir ?
Qu’est-ce que la psychothérapie si ce n’est d’élargir le champ du possible, si ce n’est d’amener
d’autres alternatives en plus ? C’est sur cette corde raide que se constitue la psychothérapie, dans
ce contexte à la fois de distance et de proximité, Pour expliquer ce que sont ces singularités, je
donnerai deux exemples : le premier concerne les singularités signifiantes, l’autre les singularités
qui ne sont pas réductibles à quelque chose de signifiant.

Les singularités signifiantes

Une étudiante me parle un jour d’une famille où le père a un problème métabolique, la mère est
une diététicienne. Ils se sont rencontrés dans un centre spécialisé. C’est une famille aux pro-
blèmes physiques constants. La famille a consulté originellement pour un problème de langage
chez une des filles. Dans cette famille, une des règles semble être « Il faut aider ». Le père dira
« Sans aide il n’y a pas de communication », la mère dira « Sans aide il n’y a que la solitude »,
les filles diront « Sans aide il n’y a pas de vie ». Mais, parallèlement à cette règle, en existe une
seconde : « On ne doit jamais demander de l’aide ». Le père dit « Pour demander de l’aide il faut
être extrêmement limité », la mère « Il faut être a la dernière extrémité », les filles « Ca ne se fait
pas ». Ceci explique la double contrainte dans laquelle le thérapeute est pris : « Aidez-nous mais
nous ne pouvons pas vous demander de l’aide ». Dans quelle mesure les problèmes physiques de
cette famille ne peuvent-ils pas être considérés comme une manière de demander de l’aide à
l’autre sans la demander ? Ceci n’est qu’une élaboration purement opératoire de ma part. Je ne
prétends pas que c’est ce qui se passe.
Je propose à l’étudiante de rentrer en séance pour recadrer positivement des symptômes.phy-
siques comme ayant pour fonction d’aider les autres sans avoir à demander d’être aidé. C’est un
échec. Je rentre dans la salle de thérapie pour aider l’étudiante. Je dis bonjour aux membres de la
famille, me prends les pieds dans les fils du micro et commence à tomber. Je suis rattrapé de jus-
tesse par le père.
Je me suis allié ainsi, sans le faire exprès, aux deux niveaux à la fois : « Aide-nous » et « Ne nous
aide pas » puisque venu pour aider on m’a aidé. Voilà un élément singulier qui me permet de ren-
trer dans un système thérapeutique en m’alliant à deux niveaux, apparemment contradictoires, à
la fois.
Ce type d’assemblage d’éléments singuliers, nous le faisons tous dans notre travail, au niveau ver-
bal ou non verbal. Ceci est tellement en dehors de ce que nous voulons en général consciemment
faire que nous ne le retenons pas.
Nous découvrons quelques fois ces assemblages uniquement sur la bande vidéo. C’est un assem-
blage de singularités signifiantes, car ma chute est très compréhensible dans le contexte des règles
contradictoires de la famille.

Les singularités non réductibles à un contexte signifiant.

Je prendrai un exemple tiré de la correspondance de Kafka. Kafka était dans un sanatorium. Un


homme d’origine tchèque lui demande de venir lui rendre visite. Il a une laryngite tuberculeuse.
Il montre à Kafka le grand miroir qu’il utilise pour voir le fond de sa gorge, le petit miroir qui sert
à irradier grâce aux rayons solaires ses ulcérations, les dessins qu’il a faits des lésions. Kafka
décrit la sorte de syncope qui le prend et se trouve défaillant sur le chemin de sa chambre. Qu’est-
ce qui fait ce changement d’état chez Kafka ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, lui qui était là en train de voir ces miroirs, ce dessin,
se sent envahi par un état qu’il ne comprend pas, qu’il ne contrôle pas ? On peut bien sûr dire qu’il
y a un lien avec cet homme qui lutte conte la mort, on peut parler de la lutte dérisoire avec ce
miroir comme arme, mille histoires pour rendre compréhensible ce qui est arrivé à Kafka. On
pourrait aussi parler de l’assemblage d’éléments singuliers qui ne font pas forcément référence à
d’autres niveaux mais qui, par des couplages d’ordre surtout esthétique, peuvent créer un chan-
gement d’état. A mon avis, il n’est pas impossible qu’en psychothérapie, à coté de ces niveaux
que nous mettons en branle, le niveau des lois générales, le niveau des règles intrinsèques, le
niveau d’assemblages d’éléments singuliers entre les individus et nous, existe aussi un niveau de
singularités esthétiques qui créent la différence. Car comment pourrais-je appeler le choc qui vous
saisit à la vue d’une peinture ou à l’écoute d’un concerto ? Est-ce réductible uniquement a des
éléments compréhensibles ?
Ce problème me semble d’importance.

La famille venant en thérapie attend de nous que tout soit possible. Ce qui est très difficile est
qu’un travail de psychothérapie n’est pas seulement un travail où nous élargissons le champ du
possible, c’est aussi un travail sur nos propres limites, sur la finitude, la mort, sur toutes une série
de choses qui ne sont pas uniquement ce qui nous réduit mais ce qui nous grandit. Pour moi, il
n’est pas possible de penser en termes de psychothérapie sans penser en termes de condition
humaine, de qui nous sommes, de ce que nous sommes, de comment nous voyons le monde… Je
me rends compte que quelques fois le plaisir que je prends à mon travail peut donner une certai-
ne impression d’aisance. En réalité, mon travail est celui de quelqu’un qui utilise ses limites.
Lorsque vous ressentez pendant la séance de la colère, de l’irritation, un sentiment d’impuissan-
ce… cela n’est pas uniquement une limite mais aussi une force. Pour la famille aussi d’ailleurs,
une évolution nouvelle peut surgir quand ses membres découvrent que ce dont ils se plaignent
peut être à l’origine de leur force. Je sens profondément que ce sentiment de limite, incontour-
nable, fait notre richesse. La mort est ce qui fait notre tourment et notre grandeur. J’ai réussi dans
une certaine mesure des psychothérapies lorsque j’ai renoncé à croire aux modèles classiques de
psychothérapie, lorsque j’ai cru que je ne pouvais plus y arriver. Ceci a relancé le changement
chez la famille que je voyais. Lorsque j’ai dit à cette famille que le problème me sembait être celui
de la condition humaine et non un problème de psychothérapie ou de psychiatrie, je l’ai pensé,
sans que ce soit une astuce.ou une stratégie pour tirer les gens de je ne sais quelle impasse.

Ce travail que je fais à partir de cette simulation de famille, ce prétexte est une illustration. Ce
n’est pas parce que nous avons une peau qui limite notre corps que la limite du système est là. La
limite n’est pas non plus la famille.
Ce qui est important quand vous vivez quelque chose dans un système thérapeutique, est que ce
que vous y vivez vous dit énormément de choses sur les intersections entre les cartes des membres
du système thérapeutique et c’est là-dessus que vous travaillez. Je ne pense pas forcément en
termes de transfert ou de contre-transfert. L’analyse des constituants du système thérapeutique ne
peut être réductible en ces termes. Vous n’avez que ce que vous sentez, vous êtes le baromètre,
l’outil, membre du système, qui s’étudie dans le système.
Vous n’êtes pas à ce point tout puissant pour réduire tout uniquement à vous, à votre propre his-
toire. Vous êtes pris dans un système qui est à la fois la scène thérapeutique présente et le contex-
te beaucoup plus large dans lequel baigne ce système thérapeutique. Il est important de ne pas
simplement se dire « c’est tellement compréhensible ce que je vis par rapport à ma famille
d’origne ». C’est ce qui se passe aussi. Ce.n’est pas par hasard peut-être que c’est cet aspect qui
va être amplifie et non un autre. Mais c’est amplifié également parce que cela a une fonction dans

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


ce système, pas uniquement.c’est votre marotte. C’est la conscience de la limite d’un être qui
n’est qu’une corde d’un instrument dont le système joue pour maintenir son thème à l’abri de cer-
taines variations. Vous construisez le réel tout en étant construit par ceux que vous construisez
dans le.processus de cette construction mutuelle. De nouveau apparaît le paradoxe qui m’em-
pêche de différencier le dehors et le dedans, dans ce mouvement où je ne connais de moi que moi
connaissant. Le moi connaissant n’est pas séparable de comment on me connaît. C’est dans l’in-
terface entre ces constructions que se créée le système thérapeutique sur lequel nous travaillons
en étant travaillés par lui. L’important est de s’utiliser de la meilleure manière possible pour
débloquer les systèmes dans lesquels nous sommes pris. La façon dont cela est nommé, le dogme
de référence ne sont pas cruciaux. Les théories que nous annexons au fur et à mesure de notre
démarche le sont pour élargir nos champs d’intervention, pour nous permettre de devenir plus
créatifs, plus ouverts.
Il me semble important de ne pas se préoccuper constamment d’orthodoxie.
Ce que je fais peut être appelé « analyse moins réductrice » ou « approche, systémique » dans la
mesure où le système n’exclut pas d’autres niveaux, que ces niveaux soient génétiques, neuro-
physiologiques, culturels ou autres.
« Où vais-je mettre mon levier pour remettre ce rocher en route ? ». La réponse n’est pas fonc-
tion d’une théorie uniquement mais fonction du mariage entre la théorie, le système et moi en tant
que partie de ce système. Ce que je vais faire n’est pas ce que vous allez faire, d’où à chaque fois
un travail différent dans un système particulier.

Retour à la simulation

Mony (s’adressant à l’actuelle femme du père) : « Madame, vous avez l’air triste ».
Madame : « Triste ? Je ne comprends pas… ».
Mony (à la deuxième fille qui n’a pas encore parlé) : « Et vous, vous comprenez ? Comment vous
appelez-vous ? »
Eric : « Eric. J’ai 28 ans. Je suis leur fils ainé et le frère de Catherine ».
Mony : « où êtes-vous, Catherine ? »
Catherine : « Je suis avec mes copains, ils m’appellent. Je les entends. J’entende leur voix ».
Mony (à l’audience) : Tout d’abord il n’est pas inintéressant que la famille simulée ait choisi une
jeune fille pour jouer le rôle d’un jeune homme.
Par ailleurs, on peut penser que la patiente désignée, lorsqu’elle dit être ailleurs, nous montre ici
et maintenant ce qu’elle fait toujours : « Je suis d’autant plus ici que je suis ailleurs ». Mais com-
ment être ici sans être ici tout en étant ici ? En disant : « je ne suis pas ici car si je dis que je suis
ici, je devrais être ici ». Par contre, si je.ne suis.pas ici, je peux être à la fois ici sans être ici »
S’il y a une double contrainte réciproque « Sois là mais n’y sois pas », j’y réponds en y étant sans
y être. Une des hypothèses à vérifier est : « Quelles sont les règles.de la famille qui font qu’il faut
qu’elle soit là sans y être ? Quelle est la fonction non seulement du fait qu’elle soit.psychôtïque
mais aussi du sens des éléments qu’elle livre à ce moment-là ?
Faire un travail au niveau d’un système, au niveau de là fonction d’un symptôme ne signifie pas
pour autant abandonner le sens de ce qui se dit.

Retour à la simulatlon

Mony : « Monsieur, je ne comprends pas. Que Puis-je faire ? »


Monsieur : « Je ne peux rien faire ».
Mony : « Moi non plus et je suis bien ennuyé ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Mony (à l’actuelle épouse) : « Madame, vous pouvez peut-être nous aider. Votre mari et moi nous
ne savons pas quoi faire Qu’est-ce que vous avez comme collier ? »
Madame : « C’est le disque de Cnossos ».
Mony : « Monsieur, vous vous rappelez de Cnossos ? »
Monsieur : « C’est un Dieu de l’antiquité à la fois positif pour les humains et à la fois dévorant,
qui détruit ce qu’il engendre… Je suis sculpteur. Pour vivre, je fais des choses figuratives qui ne
me plaisent pas tellement… !
Mony : « Que faites-vous des sculptures que vous faites et qui ne vous plaisent pas ? »
Monsieur : « C’est un problème. On navigue entre les sculptures dans la maison ».
Mony : « Catherine, qu’en pensez-vous ? Papa parle de naviguer… »
Catherine : « A mon avis, il s’est un peu planté entre Cronos et Cnossos. Cnossos est un roi. Non,
c’est plutôt une histoire de minotaure et de labyrinthe.

Mony (aux participants) : Voici un exemple de la façon dont se construisent les assemblages de
singularités. La médaille que l’épouse porte me rappelle des pièces que j’ai vues dans mon enfan-
ce au Maroc.

Le mari confond Cnossos, en Crête, où se trouvaient le Palais du Roi Minos ainsi que le
Labyrinthe construit par Dédale, avec Cronos, fils d’Ouranos, qui dévorait les enfants que lui avait
donné la Titanide Rhéa pour éviter, comme le lui avait prédit Gaia sa mère, d’être détrôné par l’un
d’eux. Ceci n’empêcha pas Zeus, le plus jeune de ses enfants, d’échapper au sort que lui réservaït
son père et de le vaincre plus tard.
Le père, qui ne sait que faire de ce qu’il crée et qui ne lui plait pas, « il navigue entre », me parle
d’un Dieu qui détruit ce qu’il engendre.
La patiente désignée me propose.un mythe plus optimiste, celui où Ariane tire d’affaire Thésée
grâce a une pelote de fil magique que lui avait remise Dédale.
Apparemment, ce sont deux approches contradictoires mais vous.risquez fort si vous suivez
Ariane de découvrir que les choses ne sont pas si simples que cela et que ce système n’est pas for-
cement prêt au changement que vous voudriez lui imprimer. Après tout, le Minotaure que tue
Thésée est le demi-frère d’Ariane et le mythe ne nous raconte-t-il pas qu’après s’être sauvé
du.Labyrinthe, Thésée abandonna Ariane endormie sur le rivage de Naxos ?
De surcroît, le Labyrinthe, d’après certains, doit son nom à la « Labrys » ou hache double des crê-
tois qui figurait les deux aspects de la lune et qui symbolisait la puissance créatrice et destructice
de la déesse.
Cronos, de la même manière, sous le nom de Saturne, n’est-il pas associé à un Age d’Or où il fit
fleurir la paix et l’abondance ? Par ailleurs, c’est en Crête également que Rhéar avec la compli-
cité de Gaia, trouva asile et c’est là que, dans une caverne, elle confia le petit Zeus aux Nymphes
et aux Curètes.
Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le traître du mélodrame peut très bien réciter ses lignes
comme le fait le jeune héros. Derrière l’antagonisme apparent, ils interprètent la même pièce.

Mon problème est de marier Cnossos et Cronos : un lieu et un Dieu. L’intérêt de ce genre de tra-
vail est d’oser rêver car du coup on s’inclut. Ce qui se construit, se construit avec moi comme par-
tie prenante…
Je suis confronté à des cartes. Pendant longtemps nous avons essayé de construire des cartes à
partir d’un territoire, par exemple « comment fonctionne un système ouvert à l’équilibre ou hors
de l’équilibre ? ». Des cartes ont ainsi été élaborées pour rendre compte du fonctionnement des
systèmes ouverts. Aujourd’hui, nous sommes passés a une seconde étape. Ce qui compte, c’est la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


relation entre les cartes, pas entre le territoire et les cartes Ce qui s’est construit ici est l’intersec-
tion entre les cartes de cette famille, mes cartes et les vôtres. C’est à l’intersection de ces cartes
que se situe le système thérapeutique. Le thérapeute est le liant entre les cartes et crée de nou-
velles intersections pour élargir le champ du possible.

La transcription que les organisateurs de la rencontre m’ont transmise s’arrête ici. Il manque la
manière dont j’ai essayé d’élargir le champ du possible de cette famille simulée et je voudrais la
décrire ci-après.
J’étais confronté à deux positions possibles : l’une consistait à m’allier au non-changement en
reprenant le mythe que proposait le père quitte à amplifier en second temps l’aspect positif de
Cronos. Je pouvais aussi tenter de changer de niveau.
Il est.évident que des dizaines d’autres voles s’ouvraient mais à ce moment précis de la simula-
tion, ce sont les deux qui n’étaient les plus proches.
J’ai alors changé de place, je ne suis assis dans la famille entre l’épouse et Catherine et j’ai pro-
posé une minute de silence.
Catherine m’a demandé : « Pour faire le deuil de qui ? ». J’ai répondu que je ne savais pas et
j’ai demandé aux membres de la famille de me dire pour qui cette minute de silence pouvait être
faite. C’est alors que le père a commencé à parler des morts dans sa famille d’origine et de la
très grande distance entre lui et le reste de sa propre famille. Peu à peu, une lecture nouvelle de
la situation de Catherine pouvait se faire, un autre possible s’ouvrait.

J’ai commencé ce texte en m’adressant à une audience que j’ai rencontrée. Je le finis en m’adres-
sant à des personnes que je ne peux qu’imaginer.
Un élément constant demeure cependant : ce que je raconte n’importe que s’il vous touche.
Ce qui naîtra de cette intersection de cartes : les vôtres et ce que j’ai décrit des miennes, vous
appartient.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


M. : C’est un texte d’une intervention faite à un congrès de thérapie familiale, un texte que j’ai-
merais modifier avec vous. Je vous propose ceci : vous arrêtez à tout moment si vous avez un
commentaire à faire.
J’ai été invité à parler de créativité. Mon idée était de créer toujours avec eux ensemble. Je vais
vous lire, en faisant de temps en temps des remarques.
…« famille simulée » : notre jargon veut dire les personnes de l’auditoire qui se proposent comme
volontaires pour simuler une famille.
(cf page 2, dernier paragraphe) : l’image du rocher n’est pas belle, je préfère dire : je suis dans un
bateau avec vous tous, les copains, et je veux avancer, j’appuie ma gaffe quelque part pour faire
démarrer le bateau et ça marche ou ça ne marche pas. Si le bateau avance, on avance tous
ensemble. Avec le rocher, ce qui ne marche pas, c’est que je suis en dehors, moi, je préfère être
« avec », autrement je suis tout seul.

F. : Je voudrais qu’on relise tout le texte en mettant « scène » à la place de système.

M. : Pourquoi scène ?

F. : Une idée, comme ça

M. : Je préfèrerais évidemment que ça soit moins réducteur. Tu vois, chaque religion a ses petits
dieux. Il y a la religion des scènes et la religion des systèmes. Cela n’est pas évident. La scène
renvoie à des histoires comme la scène primitive, à l’objet théâtral ou à l’avant-scène.

F. : Pourquoi n’y aurait-il pas un système sur une scène ?

M. : Il y a des systèmes partout, y compris dans les scènes. (cf page 2, avant dernier paragraphe).

F. : La première remarque se situe dans le prolongement de cette histoire de scène. Je veux signi-
fier par scène qu’il s’agit de mise en existence. Je pense que l’existence est toujours articulée par
un enchevêtrement de scènes ou de fragments de scènes. L’intérêt de cette perspective systémis-
te est qu’elle peut s’inscrire à un certain carrefour de scènes existentielles différentes. C’est-à-dire
que quand on se réveille le matin, on se met en scène, on pose une scène ou on ne la pose pas.
Quand on avait fait des travaux sur les rêves, on avait démontré que l’entrée dans un rêve est sou-
vent le retour sur une scène antérieure de rêve. On s’aperçoit alors qu’il y a plusieurs scènes de
rêves qui coexistent les uns avec les autres ; certaines de ces scènes correspondent à des événe-
ments fantasmatiques qui peuvent imprégner d’autres sujets, d’autres personnes. Du point de vue
de l’écoute de ton texte (ou de cette simulation), ce qui doit être systématiquement mis en alerte,
c’est le caractère spécifique de chacune des scènes qui:se profile, dans la perspective d’une part
de la reconnaitre comme telle, mais aussi dans la perspective d’accentuer d’autre part leurs spé-
cificités, de les cerner, de trouver leurs règles intrinsèques de scènes, c’est-à-dire que là où il y
aurait peut-étre dans cette perspective, je ne dirais pas qui la tienne, du courant théorique à l’ho-
rizon duquel tu te situes ou tu te situais, il y a l’idée de régles intrinsèques générales, tandis que
là, il y aurait l’idée de la saisie de règles intrinsèques spécifiques avec l’idée que cette spécificité
n’est pas garantie à partir d’universaux qui seraient ceux de la famille, des relations du Maîtres,
des communications, des systèmes homéostatiques, etc. mais qui seraient le fait qu’on doit arri-
ver a conquérir la spécifité des niveaux. Alors, prenons un autre exemple avant de venir à celui-
là. Si on joue de la musique, on peut être pris dans un premier niveau de scène qui est moi ou un
peu ma partenaire quelquefois à savoir qu’on est collé, le nez à la partition, donc on est dans un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


rapport d’asservissement à ce qui est écrit, l’ensemble de l’agent d’énonciation est collé au texte.
Il est évident que c’est seulement dans la mesure où se profilent d’autres scènes qui sont les
scènes de l’interprétation musicale, qui sont les.univers déclenchés : Schubert ou un autre musi-
cien, qu’il va y avoir un certain jeu de création s’ajoutant à l’interprétation et un passage éventuel
à la subjectivité de l’autre. Mais cela implique bien, à ce moment-là, qu’on saisisse les traits spé-
cifiques de ces autres scènes qui trouvent leur cohérence, disons, leurs règles intrinsèques. En
l’occurence, lorsque tu as demandé : « ça correspondrait à quoi ? » tu as déjà dégagé un premier
niveau, au début, représenté par les scènes de danses. Cela signifie que, là où généralement toute
une série d’éléments corporels ou incorporels existent et ne sont pas pris en compte, tu as mis un
projecteur pour les éclairer. Dans ma perspective, il importe peu que ce soit seulement le projec-
teur qui est dans le regard du thérapeute ou des types avec la vidéo qui regardent la scène. En tous
cas, il y a discernabilisation d’un certain type de compsantes, d’agencements, de subjectivations,
peu importe comment on les nomme. Ensuite, il y a un autre élément de composantes existen-
tielles qui apparait, c’est le fait qu’il y a cette pièce où des gens viennent s’asseoir, où il y a une
famille qui se réunit, alors qu’une famille ne se réunit pas dans ces conditions-là. Elle se réunit
pour manger ou pour faire autre chose. En tous cas, c’est un cérémonial en rupture qui tient à la
présence, à l’intrusion de ce metteur en scène qu’est le thérapeute. Voilà un deuxième élément
dont il faudrait saisir les dimensions spécifiques, le cas échéant. S’il est générateur d’un proces-
sus de singularités, ça peut aller depuis : quelle est la disposition de cette pièce, quelle caracté-
ristique elle a, qu’est-ce qu’elle a à offrir comme lieu de singularités ? Est-ce quelle est éclairée,
sombre, etc. ? Il y a donc un certain nombre de traits existentiels spécifiques qui vont pouvoir
l’habiter, exactement comme fera un metteur en scène qui se dira : qu’est-ce que je fais dans ce
théâtre-là plutôt que dans un autre. Plus les trais spécifiques des personnages à leur disposition.

Alors, maintenant, on distingue un troisième niveau, je les dis au fur et à mesure, car on va en
trouver d’autres. C’est la constitution d’une matrice narrative du système, c’est la phrase : « il y
aurait deux camps ». Cette polarité introduit une autre dimension de composantes, en raison de
quoi on va décider qu’il y a deux camps. Dans la cour d’école, lorsque j’étais gosse, c’était une
chose très importante de déterminer qu’il y ait deux camps. Et moi qui était un organisateur de
bandes, j’avais ma bande, mon camp. Par ailleurs, j’étais obligé d’organiser l’autre camp, sinon
on ne pouvait pas organiser la bataille, donc il y a deux camps.
Cette dualité, cette polarité des deux camps, sans doute, va rentrer en surdétermination avec toutes
sortes d’autres systèmes de dualité. Exactement comme dans les sociétés archaïques où il y a,
heureusement, en général non pas deux camps mais quatre ou plus, où il y a une organisation du
village, de l’espace selon différentes polarités pour pouvoir justement spécifier ce champ d’une
certaine discursivité dans les rapports. Voilà : ces trois éléments de scènes existentielles avec leurs
traits spécifiques, en essayant de voir ce qui va s’introduire d’autre.

M. reprend la lecture à partir, du dernier paragraphe de la page 2.

M. : « Madame » c’est la nouvelle épouse de Monsieur…


Evidemment, quand on fait une simulation, les gens dans la salle n’ont pas l’âge des adolescents.
Là, vient un passage rituel qui., à la fois, marque quelque part mon flirt avec un mouvement dit
systémique et sert de tremplin à un type de logique. C’est la référence à une série de valeurs qui
sont communes à ce type de mouvement. C’est d’ailleurs une grande illusion : les gens savent que
ce sont des tremplins, mais non pas la Véritée.

M. s’arrête au dernier paragraphe de la page 3 (cf.. « Les lois générales… »)

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


M. : Je veux faire une parenthèse. Pour ceux qui sont, parmi vous, étrangers au domaine dit « sys-
témique », je vous résume rapidement l’intérêt de cette histoire.
C’est de pouvoir dire qu’il n’y a pas de lien causal direct. En médecine, si quelqu’un vient chez
moi avec un oedème alvéolaire, je vais réfléchir au lien oedème alvéolaire/problème cardiaque.
Quelque part, il y a une sorte de filière qui fait qu’il y a différentes hypothèses possibles par ce
symptôme.
Dans la théorie des systèmes, des éléments semblables sont liés à des éléments passés différents,
ce qui rend inutile la recherche de la causalité. La causalité elle-même est complètement limitée
par les rétroactions dans le système qui font qu’on ne sait plus à quoi est lié l’élément qui surgit.
Par ailleurs, cette théorie des systèmes avancée par Bertalanffy a mis l’accent, surtout, sur le
maintien de l’équilibre d’un système, pour que ce système reste compatible avec une vie. Et ceci
a été extraordinairement utilisé par les thérapeutes de famille qui ont essayé de penser à un symp-
tôme qui n’a pas une fonction de symptôme, non seulement en termes de la force de symptôme
au niveau d’une économie personnelle, mais au niveau d’une famille. Par exemple, ils se sont mis
à voir un symptôme chez un patient comme si c’était une manière aidant ce système familial à
geler le temps, comme pour maintenir une sorte de temps anachronique. Ceci a permis une série
de choses intéressantes quand on redécrivait aux familles que celui qu’elles amenaient couvert de
plaies – il était devenu comme le lépreux pour reprendre la phrase d’Isaie – était, en fin de comp-
te, celui qui, d’une certaine manière, portait leurs péchés, comme diraient les vieux thérapeutes
familiaux en 1956. Après 1956, il n’était plus sale. Ils disent simplement : d’une manière ou d’une
autre, ce type s’imagine qu’il les aide ou les protège par le fait qu’il joue le rôle qu’il joue, sans
se faire aucune illusion sur le fait qu’il y ait une protection ou quoi que ce soit.

Ces « théories des systèmes », en tous cas, ont permis à plusieurs théoriciens de thérapeutique
familiale de penser en termes de jeu très simple qui est la chose suivante : un symptôme qui sur-
git chez quelqu’un, cela ne veut pas dire que c’est lié à ce sujet. Cette notion du sujet est com-
plètement décentrée, elle n’est plus liée à l’individu qui n’est même pas lié à famille, mais à un
système assez large. L’individu est agi et le lieu où çà arrive n’en est pas la source. Et en cela,
l’intérêt est que Bateson, par exemple, qui pourrait être vu comme un monsieur familialisant,
parce qu’il a essayé de penser la schizophrénie en termes familiaux (parlant d’une double
contrainte) était en réalité un homme qui pensait en termes beaucoup plus larges. Il a constam-
ment essayé de penser en termes d’écologie de l’esprit, de situations. Il se demande où est la limi-
te de l’individu. La limite, en ce cas, se situe pour le bûcheron à sa cognée, ou à un arbre qu’il est
en train d’abattre, pour l’aveugle au bout de sa canne. Bateson a remis totalement en question
l’idée que le sujet est enfermé dans une situation, qu’elle.soit individuelle ou.familiale. Ces
contradictions apparentes ne sont pas inintéressantes chez quelqu’un comme Bateson, parti d’un
groupe de recherches qui nous intéressent au morcellement du schizophrène et à la richesse de
tout ce qu’on pourrait lire dans cet aspent qui va passer, pour reprendre un certain langage, par
l’ordre symbolique. Bateson, proposant une lecture apparemment très réductrice, très familialis-
te, en parlant d’une contrainte, indique bien quelque chose de plus large, puisqu’il remet en ques-
tion l’idée même que ce qui surgit chez quelqu’un est lié à une clinique ou peut être compris en
termes cliniques. Je vous raconte tout ce qui précède pour vous montrer que ces histoires, chez
Von Bertalanffy, même si cela paraît très simpliste, ont permis beaucoup de rêverieset de
réflexions au niveau des théories systémiques.

M. reprend la lecture de l’exposé à la page 4 (« Ces lois valent pour les systèmes ouverts… »)
M. s’arrête page 4, ligne (« Retour à la simulation »).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


F. : Ce que je trouve intèressant, c’est la description des ruptures entre les systèmes qui s’opèrent
à partir du point des singularités. Maintenant, je crois que la.comparaison avec les « structures
dissipatives » de Prigogine selon moi, induit un modèle qui perd l’essentiel, disons,.la dimension
d’autoréférenciation intrinsèquement liée à celui de la singularité. Là, dans le système physique
de Prigogine, système thermodynamique, au fond on décrit des passages d’un état à un autre état,
qui ne sont pas programmés avec la même rigidité causaliste que les changements d’état, entre
l’état liquide, solide, gazeux, etc. Mais on arrive à. des états qui, à partir d’un désordre, recrée un
système d’ordre différent. A la limitece sont les mêmes types de problèmes que l’on rencontre
dans la cristallographie et la chimie organique, etc. Or là, ce qui me semble totalement différent,
c’est que la singularité n’est pas du tout l’équivalent de la poussière qui, dans un état de surfusion
par exemple, va faire basculer un changement d’état ou l’élément catalytique, microscopique qui
va induire ce changement d’état. La singularité se constitue comme processus de repérage, de car-
tographie de l’ensemble du contexte et de l’ensemble des entités reautoréférencées. C’est-à-dire
que, lorsque surgit un symptôme ou un malade symptôme, il ne faut pas, à mon avis, le voir
comme un phénomène parasite, ce qui induit, pour les conceptions réductionnistes en particulier
de la psychanalyse, sur les symptômes considèrés comme un moyen d’expression, faute d’autre
chose, faute d’une meilleure intégration symbolique ou faute d’une bonne interprétation. Il y a là
une sorte de stase symptômatique ou de métastase symptômatique qui se met en place. Là, au
contraire, dans cette perspective, il faudrait admettre qu’un certain nombre d’objets sont en effet
des objets catalytiques, de changement d’états mais le sont de façon positive et beaucoup plus
créationniste que dans les images thermodynamiques et dans l’utilisation de singularités qui en
est faite.

Un noeud problématique, c’est quelque chose qui reprend un carrefour d’univers. Il pourrait y
avoir quelque chose qui modifie la situation de circularités, par exemple, dans laquelle se trouve
le petit Hans. La phobie du petit Hans est à la fois l’expression d’une inhibition, d’une paralysie,
et un blocage… mais c’est, en même temps l’indication, je reviens toujours à la même image,
d’univers qui frappent à la porte. Donc, c’est cet aspect de plus-value de possibles qui se trouvent
injectés à travers la singularité qui fait qu’il y a littéralement une gestion des entités actuelles, du
monde actuel, tel qu’il est, de ses impasses, etc. Mais, en même temps, il y a ce profil des champs
de possibles qui sont dans une sorte de rapports d’oscillation.
Autre remarque sur les singularités : à mon avis, le danger d’une description comme celle qui se
réfère aux cellules de Benard, etc., c’est que ces objets catalytiques, disons ces objets existentia-
lisants, instaurant un niveau d’existence, le maintenant à la force du poignet peuvent être opérés
dans des coordonnées de la représentation pour être compréhensibles. Mais, quand ils le sont,
c’est que précisément ils ne le sont pas dans leur fonction essentielle, existentialisante. Ils le sont
dans leurs rapports de dénotation. En fait, à l’endroit où cet objet existentialisant fonctionne, il est
rigoureusement incompréhensible. On ne peut pas en rendre compte dans les coordonnées ordi-
naires. C’est le fait de la fragilité, de la précarité de cet objet, la part visible de la singularité, c’est
celle qu’on peut filmer à la vidéo et qu’on pourrait montrer avec toutes les descriptions de ce que
tu appelles la danse, les exemples de Laing, etc.
Ce n’est évidemment pas cette part visible qui nous permettra de rendre compte pourquoi préci-
sément est intervenue une rupture catalytique, une rupture singulière qui lui a permis, sans s’en
apercevoir, presque inconsciemment, d’enclencher une sorte de répercussion de cet effet insigni-
fiant dans toutes sortes d’autres registres : pisser au lit, battre son frère, agacer tout le monde, etc.
En réalité, nous avons affaire à un objet hypepcomplexe qui, comme tu racontais, sans doute au
sujet du caillou ou du bateau, a une face visible, comportementale s’exprimant dans le fait qu’il
ne fait pas comme les autres, qu’il m’emmerde, qu’il est caractériel, mais aussi qu’il a une face,
pour ainsi dire invisible, problématique, se traduisant par le fait que, lorsque en effet on joue là-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


dessus, toutes sortes de conséquences en découlent par ailleurs. C’est par conséquent une machi-
ne tout à fait ambiguë qui, sur une face est une machine concréte repérable, mais qui est aussi une
machine abstraite jouant dans des registres non rapportables à aucune chaines signifiante à aucu-
ne description repérable. Cela veut dire que dans ce cas-là, c’est un objet qui enclenche un pro-
cessus de singularisation à tête multiple, mais il pourrait être un objet symptômatique, fantasma-
tique, ayant, au contraire une fonction d’inhibition. Dans tous les cas, ce qui est en cause, c’est
que ce type d’objet prend le pouvoir sur la subjectivité, devient un objet catalytique de subjecti-
vité répondant à la définition que tu as donnée, à savoir qu’il ne coïncide pas avec la totalité cor-
porelle de l’individu, qu’il peut déborder ; mais c’est en même temps un objet qui prend en gelée
différentes dimensions.
Ce serait comme un objet surréaliste, un collage où on aurait dans le même tableau une clé à mol-
lette, une machine à coudre, un paysage, etc. Ça fait une sorte de boule. Et c’est là que « pète »
l’action catalytique. D’une certaine façon, chacun des éléments dont on peut faire la description
de cette boule est mutilé par rapport à sa fonctionnalité ordinaire : c’est une clé à mollette, mais
elle est tordue, elle est coudée, elle ne sert pas, elle ne pourra pas servir par ailleurs à déboulon-
ner des trucs mais elle est posée là. Il y a la moustache de papa, mais ce n’est pas vraiment le père,
cette moustache ne renvoie pas à la totalité du père, on voit qu’elle a fait une dérivation vers tel
ou tel autre type de visage ou d’animal. C’est une moustache du père, mais en même temps c’est
quelque chose qu’on trouve sur un cheval. On voit bien que finalement ce type d’objet existen-
tialisant ne retrouve dans la névrose, dans toutes les productions, en particulier de subjectivité
religieuse. Il y a toujours une ambigulté totale, une multivalence de l’objet parce qu’on voit bien
que Jésus-Christ n’est pas dans l’hostie, mais pourtant il est vraiment dans l’hostie, la preuve c’est
que ça marche précisément, moi ça me transforme quand je prend l’hostie, il y a une efficience
existentielle.
C’est donc bien ce type d’objet qui peut prendre le pouvoir catalytique sur la subjectivité et ainsi
changer un état. C’est un processus sans cesse relativé, repris. Cette dimension d’objet hypercom-
plexe, sans arrêt menacé d’être repris dans les coordonnées de significations et de perdre sa fonc-
tion asignifiante de répétition existentialisante, cette précarité qui est en même temps sa richesse.
Cette singularité réactivée en permanence et pouvant être resérialisée, c’est cette dimension d’ob-
jet actif de subjectivation dont je crains qu’elle soit un peu mutilée par ce type d’analyse.

M. reprend la lecture page 4 ligne (« Retour à la simulation ») et s’arrête au passage : « Bien sûr,
X n’est pas en dehors du système thérapeutique.puisque’il se découvre regardant des.gens regar-
dant comme lui ».

M. : Cette phrase..ne veut rien dire, mais je l’ai laissée telle qu’elle est, dans le contexte. Ce n’est
pas ce qui se passe, pourtant cela m’a semblé juste et tellement incompréhensible que si je l’ai
dit, c’est que ça avait un sens. Pourtant, je l’ai laissée comme telle, mais je suis incapable de dire
si elle a du sens.

A. : C’est ce que Deligny appelle l’interlocution.

M. : Que veux-tu dire ?

A. : D’après Deligny la.situation typique de parole entre le thérapeute et les parents de l’enfant
psyghotique, c’est qu’on parle en la présence de l’enfant, comme s’il nétait pas là, et pendant ce
temps-là, l’enfant regarde, il est pour ainsi dire comme interlocuté – comme « électrocuté » – par
un courant de paroles qui le traversent.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


M. à F. : Que penses-tu de cette histoire qui m’a, comme elle dit interlocuté, qui m’a laissé étonné ?

F. relit le passage en question.

F. : Elle a le sens qu’on est tous sur une scène, on est en train de se regarder, comme dans une
scène mondaine.

J.C. à M. : Je crois que tu fais allusion à une scène existentielle, de cartes existentielles. Cela me
rappelle l’exemple que prend Sartre. Il parle du type qui regarde par le trou de la serrure où il voit
une scène dans une chambre, et à un moment donné, il y a quelque chose de bizarre, le type se
tourne et voit que dans le couloir, il y a quelqu’un en train de le regarder par le trou de la serru-
re, et à cet instant ce qu’il voit à travers le trou de la serrure, ce n’est pas du tout ma même chose.

M. : C’est très juste.

M. poursuit l’exposé page 5 au troisième paragraphe (« un participant... »). Puis il s’arrête à


l'avant dernier paragraphe de la page 6 (« Les singularités non réductibles à un certain contexte
signifiant. »).

M. : Il y a là une différence entre ce que F. appelle asignifiant et ce que j’appelle non réductible à
un contexte signifiant. F., quand il parle d’asignifiant, parle de quelque chose qui ne renvoie pas
à un signifiant mais à un référent, comme les notes de musique par rapport à la musique, comme
un plan d’une machine par rapport à une machine, ce qui se branche et crée une production. C’est
cela n’est-ce-pas ? en termes de sémiotique et d’automatisme, plus ou moins.

F. : Diagrammatique, oui.

M. : Pour moi, ce sont des histoires qui ne renvoient pas forcément à un signifiant.

M. poursuit la lecture à partir du dernier paragraphe de la page 6 et s’arrête au deuxième (« Retour


à la simulation ») de la page 8.

M. : Discutons, si vous voulez, ce dernier passage.

A. : Moi, je trouve épouvantable de dire que c’est fonctionnel d’être psychotique.

M. : Dans ce système,.ça.à une.fonction et un sens.

A. : Je veux insister. Parce que, quand on dit quelles sont les régles de famille qui font que (…)
soit là sans y être, justement c’est tout ce système judéo-chrétien, où il y a une sorte de respon-
sabilité, de sens en dernier ressort, qui fait que ce sont bien les règles du système qui font que
même s’il y a un canard boiteux, son boitage est fonctionnel dans le système. Or, je ne suis pas
si sûre que cela soit vrai.

M. : Tu as raison. Le problème est là-dedans. Comme moi, je ne crois pas que ce que je dis est
vrai sur aucun problème. Comme ce que je dis est opératoire et n’est pas vrai, cela m’est com-
plètement égal. Je n’aime pas me situer, ni par rapport à la vérité du sujet ni par rapport à la véri-
té du système. Je me situe uniquement par rapport à : comment, moi, l’artisan, je vais mettre un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


levier à un moment donné pour que ça marche. Et si, dans la combine particulière, cela amuse les
gens de s’imaginer qu’il y a des règles systémiques qui font que les gens doivent être et ne pas
être, tant mieux, marchons là-dedans.

M. reprend la lecture à la page 8, à partir du deuxième « Retour à la simulation » jusqu’à la fin


de l’exposé.

Discussion faisant suite à l’exposé

J.C. : En ce moment, je suis en train d’essayer de comprendre quelque chose à ce que je fais avec
un patient. Il est beaucoup question de cartes justement. Mais, pas tout à fait, dans les mêmes
termes, parce que je n’ai pas réglé mon compte aux territoires. Il y a, par exemple, des territoires
figurés, me servant beaucoup dans mon travail, qui sont d’une part la géographie et d’autre part
le corps. Moi, j’ai l’impression de m’appuyer sur ces deux cartes : la cartographie imaginaire du
corps et la carte planétaire, géographique. Bien plus, une carte géologique abstraite. Le terrain, en
un mot.

M. : C’est intéressant. Pour revenir à l’histoire, j’aurais une pièce d’or et je pars sur une histoire
complètement loufoque, je pense à des choses qui me sont familères. Puis on me parle de
Cnossos, de Cronos, on fait des malentendus. On me raconte des mythes, mais moi, je pense que
ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Cette histoire de mythes n’est pas inintéressante, car après tout,
le brave Thésée tue le Minotaure qui est le demi-frère d’Ariane et qu’il va lui-même abandonner.
Par ailleurs ce brave Cronos est décrit comme une sorte de dieu qui dévore ses enfants. Tout le
monde sait que c’est un dieu plein de gentillesse. C’est extrêmement intéressant cette double face
qui me fait penser justement à la « labrys », à la hache crétoise. Alors, pour moi, la minute de
silence, comment m’en tirer ? Comment ne pas rester au niveau de cette apparente indifférence.
Ce qui est étrange, c’est que j’ai eu le sentiment pénible que ce qui se disait était important pour
les gens à ce moment-là, pour le type qui jouait le père, pour tous. Ils m’avaient compris.

J.C. : Moi, je pense au commencement de catalogues que j’avais essayé de monter à propos de ce
cas dont je parlerais peut-être plus tard dans l’année. J’avais décrit toute une série de séances, de
situations très compliquées. Dans cette pratique, j’ai essayé de diviser mon travail en trois caté-
gories de « trucs ».
Il y avait évidemment l’interprétation – ça m’arrive de temps en temps de dire quelque chose. Je
m’aperçois tout d’abord que ça marche. Je me dis que je sais pourquoi ça marche, mais ça ne veut
pas dire que je sais pourquoi cela marche. Je crois savoir pourtant pourquoi cela marche. Ça, c’est
une intervention de sécurité. Je me dis : ça porte ses fruits, je sais pourquoi. Le deuxième « truc »
est de l’ordre de l’intuition. Je dis quelque chose, je ne sais pas pourquoi et ça marche. Donc, ça
fonctionne mais je ne sais pas pourquoi, contrairement à la première démarche. Le troisième ordre
d’intervention, c’est : j’essaye quelque chose, ça marche ou ça ne marche pas. Alors là, c’est l’in-
sécurité totale. Puis, je m’étais aperçu que les premières interventions sont souvent à caractère
pourtant verbal et signifiant, ce sont souvent des phrases.

Au bout d’un certain temps, je me suis rendu compte que les les deux premiers types d’interven-
tion appartiennent à un ordre discursif et le troisième plutôt à quelque chose de justement beau-
coup plus autoréférencé où il se crée un régime de signes ou tout simplement des matériaux au

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


fur et à mesure qu’un mode d’existence a 1ieu. Ça c’est quelque chose qui est de l’ordre du chan-
gement de registre. A ce moment-là, je n’ai pas le sentiment de faire quoi que ce soit en conti-
nuité ou consecutif à, ou pris dans une chaîne quelconque de significations. Il s’agit plutôt d’une
autre procédure. A ces moments-là, j’ai l’impression de faire jouer un peu plus ma carte, mes
cartes. De ranger un certain nombre de « trucs » dont je ne me.sers jamais habituellement dans
une cure psychanalytique, où, là au contraire, si je ne m’en sers pas, je vais me trouver vraiment
dans de très grandes difficultés. A d’autres moments, je me sens requis de faire n’importe quoi,
en faisant confiance à ce « n’importe quoi » qui va avoir affaire avec ma carte et pas du tout avec
celle du patient. En revanche, dans les deux premiers types d’intervention, j’ai pourtant le souci
d’être en relation avec ce que je crois être ses matières, ses objets.

F. : Ces expressions revêtent une connotation d’angoisse et de culpabilité, lorsque tu as recours à


ces atouts.

J.C. : C’est qu’à ce moment je me sers de tout un système de justifications théoriques d’une part
et de justifications imaginaires d’autre part. C’est un sacré « truc » : passer sans arrêt à autre
chose, desserrer l’étau, faire de l’espace, pour ainsi dire, élargir les possibles. Parce que sinon
c’est vite terminé. Et l’autre « truc », en effet, c’est de me dire de temps en temps, travaillant dans
mon bureau, qu’il n’y a aucune raison de penser que mon bureau est différent de Laborde. C’est
que c’est un vaste espace où il ne passe beaucoup d’évènements, où interviennent beaucoup d’ob-
jets qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le mieux est de me servir de plusieurs atouts qui
sont là. Je me laisse facilement aller à un certain nombre de choses.

F. : Je me demande si ce type de déclenchement – comme si tu branchais un programme de sécu-


rité, un programme existentiel – vient en réponse à un certain nombre de signaux d’inquiétude et
d’angoisse.

J.C. : Bien sur, tout à fait.

F. : Mais y-a-t-il aussi des signaux de culpabilité ?

J.C. : Il s’agit plutôt de perplexité : je ne sais pas quoi faire, je n’ai aucune idée. Quand je n’ai
aucune idée, le mieux est que je fasse quelque chose qui n’a rien à voir avec la situation ou qui
n’a plus du tout le souci d’être cohérente, un tant soit peu, avec ce qui se passe là.

A. : Je pense qu’il y a un être physique de l’analyste. Je voudrais revenir sur l’exposé, sur ce que
Marc Augé, ethnologue africaniste, appelle le symbole. Pour lui, le symbole est une concaténa-
tion de sens dont le langage ne peut rendre compte d’aucune façon. Selon Marc Augé, interpréter
revient à changer le centre de gravité. Or, la minute de silence où tu vas (s’adressant à M.) entre
la femme et la fille, cela revient à changer le centre de gravité de la famille tel que tu l’as énon-
cé au début de ton exposé. La gravité correspond un peu au sens de la composition sociale. Pour
ma part, je pense qu’un des enjeux fondamentaux de l’analyse, c’est que le centre de gravité est
« mal foutu » et qu’il y.a besoin de savoir où il est. De ce point de vue, le choix de l’analyste, en
tant que personne physique et sociale, est fondamental pour entendre ce qu’il va dire.

F. : Je reviens à ce problème de la différence entre la cartographie concrète et la cartographie spé-


culative. Au fond, on peut se noyer totalement dans la description d’une cartographie concrète. Il
y a un rapport très particulier entre les cartographies spéculatives servant de métamodélisation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


Ce rapport doit être le plus distant possible, le plus abstrait, le moins référencé. J’avais cité
l’exemple de cartographies spéculatives théologiques. Elles ont d’autant plus d’intérêt, dans une
période d’histoire de la religion qu’elles se rendent moins compte de ce qui se passe effective-
ment au niveau, par exemple, du travail d’un curé de campagne. C’est ce qui garantit leur exten-
sivité et les différents champs de possibles, précisement, pour, que puissent coexister d’autres
types de cartographies. Les développements théologiques, les grandes révolutions théologiques
ont toujours ouvert les possibilités de réarticulation de dispositions nouvelles, de nouvelles
réformes, de champs pragmatiques religieux, disons, de cartographies concrètes. Je pense, avec
l’affaissement du freudisme, l’incapacité du lacanisme à proposer des visions oecuméniques,
qu’il faudrait savoir quel type de description, d’instruments peut nous permettre de rendre comp-
te de ces méthodes de production de subjectivité dans ces cartographies concrètes qui tendent à
sortir ou à appeler une sortie en dehors des descriptions cliniques classiques (celles se passant
dans la cabinet du psychiatre, du psychanalyste ou du thérapeute de famille). Le problème est
beaucoup plus généralisé. Ces questions de cartographies concernent ce qui se déroule dans les
dispensaires, les écoles, etc. Il y a un appel à rendre compte des productions de subjectivité géné-
ralisées, y compris dans les médias, et partout.
Les références structuralistes et systémiques sont, à mon sens, des mythes trop pauvres, puisque
précisément il sagit de réintroduire des dimensions mythiques plus larges. Comme s’il y a un
appel de narrativité, de volonté de faire rentrer des catégories de subjectivation ne cadrant plus
avec le syle rationaliste, positiviste, behavioriste, etc. D’où ces recours au candomblé, aux méde-
cines parallèles, aussi bien aux Etats-Unis que dans les pays du Tiers-Monde, etc. Je pense que
nous sommes obligés de construire des systèmes qui, tout en représentant un maximum d’abs-
tractions, de déterritorialisations, permettent de faire rentrer toutes ces dimensions de singularité,
tous ces comportements atypiques pour un thérapeute en blouse blanche ou pour un type ayant
subi son cursus ou sa cure didactique, etc.
Or, il est évident que ce n’est pas un mythe de référence – comme « Totem et Tabou », comme
ces mythes freudiens oedipiens, des mythes de contenu. Parce que, manifestement, ils ne per-
mettent pas de faire rentrer tous les parcours subjectifs. En revanche, le mythe systémiste unifie
incontestablement un certain nombre de scènes, notamment des scènes familiales, corporelles
sociales, à la limite, des réseaux. Mais, il fait une évacuation des contenus qui reste finalement
dans la tradition behavioriste. Toi (s’adressant à M.), par une espèce de miracle, tu réintroduis les
contenus par la fenêtre de l’édifice systémiste. Pour cette raison, ils s’accrochent à tes basques.

M. : C’est vrai, je suis resté associé à ce champ systémiste, à cause de son aspect complètement
impossible. Son impossibilité ? C’est qu’il n’y a pas d’orthodoxie. Il y a pratiquement une ving-
taine de manières de faire, de travailler. C’est vraiment un champ où tout est possible. Par ailleurs,
comme champ pragmatique, constitué par des théoriciens qui ont rationalisé leurs pratiques, c’est
un champ ou poison et contre-poison sont là en même temps. D’après moi, tout cela va sonner le
glas de cette situation où la non-théorisation et l’aspect « débile » d’une théorie, dans le domai-
ne systémique, a permis une créativité extraordinairement riche, avec la coexistence de personnes
venues d’horizons différents. Je crois, hélas, que l’aspect riche des thérapeutes familiaux, liés non
pas à leurs théorisations mais à leurs pratiques, va se terminer. Nous serons, alors, dans une situa-
tion où on aura eu simplement une théorie de plus.

J.C. : Tu vois, tu parles déjà du futur !

F. : Pour ma part, je remarque ceci : L’Ecole freudienne a basculé sur le problème des histoires de
qualification, d’instance. On peut dire que ça tournait autour d’une phrase célèbre de Lacan, à
savoir que « l’analyste ne s’autorise que de lui-même ». Somme toute, il y a bien un transfert

Les séminaires de Félix Guattari / p. 19


d’une problématique de contenus, donc, d’une métamodélisation. Nous avons affaire à des
mythes freudiens fondamentaux. Tu t’arranges pour les retrouver dans le détail. Le second élé-
ment qui ne fonctionne plus, ce sont les clés systémiques que tu viens de décrire. Le problème, à
mon avis, n’est pas de s’abandonner à je ne sais quelle irrationalité absolue où tout est n’impor-
te quoi. Mais, il est de repenser la problématique de l’énonciation, et en particulier, on pourrait
dire, non plus, de la légitimité globale, en soi, massive : qui autorise qui ? Je m’autorise…, mais
revenir aux niveaux relatifs, transitoires d’autorisation.
Je reviens à un passage du texte de M. qui m’a beaucoup intéressé. C’est l’espèce de discours
humaniste qui est une réintégration d’une dimension d’assumation humaine. Selon moi, un des
instruments de lecture physique, corporelle, c’est souvent sur les traits du visage. Pourquoi cet
exemple ?
Parce que cela renvoie à la même question que je te posais à propos de l’angoisse et de la culpa-
bilité. Il me semble que cela implique la gestion de différents niveaux logiques parallèles, de dif-
férente registres de discursivité, d’encodage, de moulage, d’empaquetage, de noyade, pour
reprendre toutes les images qu’on veut. Cette gestion polyphonique d’une différente composition
de production de subjectivité implique une sorte de théorie généralisée du transfert, alors que le
transfert est conçu en termes manichéistes, complètement chosifiant, réifiant, en plus ou en moins
(par exemple : je t’aime, je te hais, etc.). Dans ce cas, il faudrait élaborer une gamme de transferts
jouant sur des registres tout à fait multiples, c’est-à-dire au lieu de faire du transfert avec une flûte
à deux notes, il faudrait l’envisager dans une orchestration très complexe.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 20


Les séminaires
de Félix Guattari 13.12.1983
Notes de la claviste
Françoise Garbarini
Le séminaire de Félix Guattari. Enregistrer, décrypter, remettre en bon français, taper à la machi-
ne, faire des photocopies. Voilà ce qui me fut proposé un jour de décembre 1980. J’exultai, j’ac-
ceptai. Dans ma chambre de bonne au septième étage d’un immeuble du boulevard Raspail, je
passai plusieurs nuits blanches à traquer un sens, des nuances, une clarté à ces phrases abstraites
qui semblaient s’adresser directement à moi. C’était Noël, j’étais seule et sans eau courante mais
je m’en foutais. Le soir du réveillon, j’allai voir un film de Stanley Kubrick où il y avait un laby-
rinthe, de la neige, un enfant, la folie et la mort. Je grignotais un sandwich à la sortie mais j’avais
une boule dans la gorge et je remontais vite mon escalier de service pour terminer ce long travail.
Mon travail ! Enfin j’ai un travail ! Les marches me semblaient moins rudes à monter, les murs
de ma mansarde moins étroits, les fissures du toits moins menaçantes.
Félix, je l’avais bien connu au temps de ma folie en 65 à La Borde. Pendant sept ans, je l’avais
croisé dans les sentiers, à la cuisine, dans les salles à manger. Je l’aimais bien parce qu’aux fêtes
et aux spectacles que nous donnions souvent dans la grande selle, il riait et applaudissait de bon
cœur, sans réticence ni charité. Au S.C.A.J (Sous Commission des Activités Journalières), tous les
midis, il savait donner la parole aux délires et susciter des projets d’animation assez grandioses.
Entre temps, des livres de lui étaient sortis, avaient eu du succès, mais je ne parvenais pas à l’ima-
giner à Paris, faisant un séminaire.

J’étais un peu essoufflée quand, un soir à 19h., je sonnai au troisième étage de la rue des Quatre-
vents, encombrée par mon paquet de textes.
Félix m’ouvrit, me déchargea.
Je traversai un couloir, une petite pièce avec un bureau et débouchai dans le salon où déjà
quelques personnes discutaient entre elles.
Je fus d’abord très embêtée parce qu’il n’y avait pas de chaises et j’hésitais sur le canapé où m’as-
seoir. Je voulais avoir l’air naturel mais c’était un handicap de plus. Je ne sais plus comment dans
un brouhaha qui m’assourdissait, je parvins à vendre mes textes, puis à installer le magnétopho-
ne. L’argent pleuvait à droite et à gauche, il fallait cacher ma joie et j’en étais incapable.
Soudain le silence se fit. Félix s’installa près d’un tableau blanc. Il avait une chaise lui et le sémi-
naire commença.
Dans un premier temps, ce fut horrible : je ne comprenais rien. Rien à voir avec ces phrases qui
me parlaient dans ma mansarde, que j’arrêtais, reprenais à mon gré, au gré du magnétophone et
de ma vitesse. Je me dis : tout le monde va s’apercevoir que je ne suis pas. Je regardais les autres :
très attentifs, certains prenaient des notes et tous semblaient au courant. J’eus envie de rire car je
me demandais s’ils n’étaient pas tous en train de faire semblant.
J’avais chaud, je m’inquiétais du moment où il faudrait changer la cassette. Je n’osais regarder
ma montre. Alors, je décidais, faute de comprendre, de voir et d’observer.
La pièce était vaste et ses murs tapissés de photos, dessins, affiches. Certains se reflétaient dans
le miroir et c’était d’autant plus fascinant qu’on distinguait mal les contours. Face à moi, un
piano. Sur le canapé le plus large débordaient de gros coussins dorés et quelques personnes étaient
dessus à même le sol. Cela faisait un peu Mille et une nuits et j’espérais bien que Félix par son
inventivité répétée saurait échapper au châtiment mortel de l’aube. Voilà, il était condamné en
quelque sorte à nous faire ces exposés, sa vie était en jeu, ce n’étais donc pas sa faute si je ne com-
prenais pas.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


À première vue, ce qui régnait ici semblait une relation maître/disciples. Par instants, je m’y lais-
sais prendre, et certaines interventions semblaient le corroborer, tant elles paraphrasaient l’expo-
sé du maître de céans. Pourtant c’était plus compliqué, je m’en aperçus rapidement. Car il y avait
aussi de multiples relations invisibles à l’œil nu, entre les auditeurs ici présents. D’ailleurs Félix
faisait tout pour briser la passivité de chapelle, exhortant chacun à faire un exposé, à prendre la
parole, à ne plus être dépendant de la sienne. Ce qu’ils firent. C’était un travail en commun, une
recherche aux dimensions multiples.
Je connaissais déjà quelques-uns, quelques-unes des personnes qui participaient. C’étaient des
souvenirs très anciens des temps glorieux du Réseau International d’Alternative à la Psychiatrie,
des Cahiers pour la Folie, ou plus récemment de Radio Tomate. Le collectif de psychiatrisés
Trames, qui absorbait beaucoup de ma vie et de mon temps avait été crée avec Alain, Danielle et
Jean-Claude qui gisaient là, dans cette pièce transformés par les discours abstraits parcourant l’air.
En fait je ne reconnaissais plus personne, quelque chose avait été bouleversé, je devais tout réin-
venter de ma perception des autres.
Et brusquement ce fut visible : plusieurs lignes de lumière en pointillés dessinaient l’espace de
l’un à l’autre, de l’une à l’autre, s’entrecroisant dans un réseau extraordinaire. Elles s’éteignaient,
se rallumaient dans une autre direction, c’était terrible tout ce que j’apprenais ainsi. Je n’en reve-
nais pas ! Comment elle ! reliée si impunément à ce visage hautain et recueilli. Et lui ! Qui eût
cru ! Les réseaux ainsi dénoncés n’étaient pas seulement de couples traditionnels et c’est cela qui
m’émerveillait. Mais ici l’obligation de réserve m’incite au silence et d’ailleurs je dus arrêter
assez vite ce jeu de la vérité rayonnante car mes pupilles s’irritaient, les paupières me brûlaient.
La vérité était aveuglante. Elle crevait mes yeux.
Quelque chose bougea. C’était Félix qui s’était levé de sa chaise et se dirigeait vers le tableau
blanc. Il prit un marqueur, le rejeta, en prit un autre et sautillant d’un pied à l’autre, se retournant
brusquement face à nous, dessina un schéma des plus complexes. Et le miracle se produisit en
moi. Ce que j’avais cru ne pas comprendre s’éclaira alors au fil des traits, lignes, points et carre-
fours. Cela était devenu vivant, je suivais, j’avais suivi, j’étais au courant !
Les mains de Félix, dans leur danse folle sur fond de tableau blanc, me parurent comme détachées
de son corps, accomplissant quelque chose pour elles-mêmes, libres et perdues à la fois.
Mais cette fois quand il reprit le fils de son exposé, je ne dérivais plus en solitaire. Un mot m’avait
frappée, qui revenait souvent : les agencements. Je constatais qu’il parlait aussi de la folie, mais
pas comme d’un phénomène exclusif et surtout, ce qui rejoignait mes certitudes les plus pro-
fondes, sans l’enclore dans une chaîne de causalité linéaire. Tout cela se rattachait à ma vie, au
projet de Trames, aux sillons les plus labourés et ensemencés de ma pensée.
Pendant presque une heure je me laissais porter par ces phrases qui s’enregistraient à jamais sur
la bande de mon petit magnétophone. Parfois j’avais peur : et s’il finissait, comme les autres,
comme tous les autres jusqu’ici par s’enfermer dans son propre système. Mais non ! Une phrase,
un mot rebondissaient et tous les possibles s’ouvraient à nouveau.
J’eus une impression étrange et qui me reste, quoiqu’inexplicable. À ces sommets de théorisation,
et d’abstraction, je ne me sentais pas en processus idéaliste d’élévation. Mais ce qui ressortait
intensément, c’est cette sensation presque physique de propreté. Un certain exercice de la pensée,
ici même, me lavait. Cependant il n’y avait pas de scories. C’était un mouvement qui tendait vers
l’infini renouvellement de soi-même, on se demandait même si cela pouvait s’arrêter un jour.
C’était un peu effrayant.
Dans ces latitudes-mêmes je voyais bien aussi l’énorme jouissance collective qui menait le jeu.
Penser peut être un acte et le dire un orgasme. Parfois l’excitation était à son comble. Puis quelque
chose retombait, laborieusement.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


C’est ce moment-là que Mony choisissait pour déballer sur la table ronde et blanche des bouteilles
de Whisky, de coca et de jus d’orange. Il y avait aussi des cacahuètes, des noisettes, et c’était la
pause. On discutait alors de tout et de rien, du dernier film, de la prochaine émission de radio.
Puis c’était le débat. Mony intervenait souvent et par la grâce d’un défaut de prononciation qui
me donnait du fil à retordre quand je décryptais, il me promenait dans des terres lointaines où la
langue est vitesse et l’espace rythme.
Les autres se lançaient, faisaient eux aussi des exposés. Les thèmes les plus divers était abordés
et développés : la thérapie familiale, le rêve, les esquimaux, le jeu d’échec, la charcuterie, etc.
Parfois, très rarement, un silence glaciaire accueillait la fin de l’exposé. Je n’aimais pas beaucoup
car j’y discernais une cruauté définitive et j’estimais que tout ce travail méritait bien une
discussion.
Les femmes surtout avaient de la peine à se faire une place à part égale. Ce n’est pas nouveau.
Mais c’est dommage. J’avais remarqué chez elles une certaine élégance difficile à définir mais
qui n’était certes pas un hasard. Elles se battirent et peu à peu, dans que l’affrontement fut mani-
feste, nous firent plusieurs exposés très passionnants.
Je n’oublierais jamais ce que l’une d’elles nous raconta des Aborigènes d’Australie, pour qui le
rêve est un travail et un territoire. Ce fut un de mes meilleurs voyages.

J’avais gagné un peu d’argent, suffisamment pour changer de logement et je m’installai dans un
studio près de la rue Lepic. Là j’aimais mon quartier, ses marchés, ses commerçants et ses gar-
çons de café, sa pègre et sa butte.
Je n’écrivais plus car j’avais cherché la limite des mots et du sens et je craignais bien de m’y être
heurtée définitivement. Je ramassais des morceaux de bois dans la rue, à la scierie de la rue
Constance, des plaques de verres, j’achetais des couleurs et je me mis à peindre. Mon studio était
encombré de morceaux aux couleurs étranges, j’étais heureuse et je restais tout de même bran-
chée sur le sens des mots et l’écriture une fois par mois quand je décryptais Félix. Parfois l’an-
goisse me prenait et le non-sens m’envahissait : y arriverai-je ? Cela signifiait un exil provisoire
d’une semaine environ ou dix jours, entre mes quatre murs, ne voir personne, et me donner à fond
à ces guirlandes de phrases dans de rudes et longues journées de travail.
Taper à la machine était le plus déconcertant. Je passe sur les maux de dos et de reins qui s’en-
suivent et me jettent, dolente, sur mon lit. Non, ce qui était scandaleux, c’était cette déconstruc-
tion signe par signe d’une pensée cohérente. L’automatisme n’est pas une évidence et c’est dan-
gereux de devenir une machine. Mais ce qui me ravissait, c’était ce travail, tout en finesse, qui
consiste à transformer un langage parlé en langage écrit sans en trahir la moindre nuance. J’aimais
cela. Je l’aime encore. Reproduire les schémas, les clarifier m’enchantait aussi, car ils avaient eu
tant d’importance pour moi.
enfin quelle joie quand tout était terminé et que j’allais dans une boutique du sixième faire des
tirages photocopiés. Là régnait une machine digne des Temps Modernes de Chaplin, qui repro-
duisait, classait et agrafait. Les exemplaires photocopiés étaient presque plus beau que l’original.
Et surtout deux jeunes garçons, très grands et beaux comme des dieux, m’accueillaient avec un
sourire sybillin de reconnaissance quand je leur lançais d’une voix autoritaire, en sortant mon
chéquier : « Tarif thèse, s’il vous plaît. »

Jusqu’ici les mardis soirs, j’étais restée muette durant tout le temps que durait le séminaire. Mais
il m’en coûtait et j’avais de plus en plus le désir d’intervenir, de poser mille questions.
Par exemple pourquoi, tous les soirs à 23h40, sous ma fenêtre et dans ma rue, passait un cheval
ponctuel, claquetant ses sabots d’Est en Ouest sur les pavés humides. Oui, pourquoi ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


En fait, un jour, Félix fit un tour de paroles en nous demandant quels sujets nous aimerions trai-
ter. Je pensais chaque jour à la mort, à cette transformation en matériel, et ici me semblait-il on
n’y pensait pas ou du moins on parlait comme si cela n’existait pas. Je demandai donc qu’on par-
lât de ma mort ici et bientôt. Deux personnes se proposèrent et mon cheval de 11h. du soir cessa
de passer dans ma ruelle. Je dormis mieux. J’eus moins de mal à vivre.
Lorsque je sortais des séminaires j’étais enrichie et je me payais toujours un taxi. Mais pour m’y
rendre, j’étais accoutumée au 68, un autobus fabuleux, un vrai transport en commun. À l’arrêt,
place Blanche, je le guettai fébrilement et m’arrangeai toujours pour grimper avant tout le monde.
Mon cœur battait. Ma place était-elle libre ? Oui, grâce aux dieux, et je m’installai, rayonnante,
juste derrière le chauffeur dans un fauteuil individuel. J’avais alors l’impression de conduire cet
énorme insecte à travers la ville et les carrefours ; je ralentissais, j’accélérais et surtout je pensais.
Par bribes. Une pensée à la fois. Et je l’approfondissais au prochain parcours. C’était toujours une
question. Parfois elle me fulgurait. Je cherchais une morale pratique, un mode d’emploi car il me
fallait vivre et pour moi ce n’était pas évident. Très difficile même. Le réel, ça me tarabustait. Et
un jour, au détour du boulevard Raspail et du boulevard Saint-Germain, à Bac-Saint-Germain
pour être précise, je compris. Pour être bien dans sa vie, il fallait une distance entre le réel et soi.
On ne pouvait pas vivre le nez dans le réel, car alors il s’abolissait ou vous engloutissait, ce qui
est la même chose. Mais quelle est la bonne distance ? Est-elle variable ? Je poserai la question
au prochain séminaire, décidai-je et apaisée, je continuai mon parcours.
Je ne la posai pas, mais je conçu le projet d’écrire ce petit texte et de le lire un mardi soir, comme
les autres, parmi les autres.
La nuit même je fis un rêve : je marchais dans la froidure d’une route de campagne. Mes pieds
étaient lourds, la route déserte. La nuit tombait. Je m’arrêtai devant une ferme très modeste qui
ne comprenait qu’une salle. J’étais devant chez Félix. Je poussai une lourde porte de chêne :
Assise devant une table rurale une jeune fille aux cheveux courts vomissait. La table n’était nul-
lement tachée par ses vomissures, intacte, et c’était beau. Je dis bonjour et me réveillai.
Les séminaires de Félix, agencement ou univers ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Les séminaires
de Félix Guattari 01.03.1983
Félix Guattari
Réhabilitation du symptôme
Au moment où l’on renoncerait à vouloir qualifier les systèmes de valeur à partir des flux, et inver-
sement, le régime des flux à partir des modes de qualification des valeurs, on se retrouverait comme
dans l’exemple de la position de Solon ou l’exemple des accords de Grenelle en 58. C’est ainsi dans
toutes les périodes de transition très fortes. D’accord ! vous dit-on, ne vous inquiétez pas, on va
changer les flux. Mais, bien entendu, on ne va pas changer les territoires, on va même les aménager.
C’est ce qu’on voit très bien dans les faillites actuelles de pays comme le Mexique, le Brésil, etc.
Inflation de 500 %. On se dit alors : tout le monde est ruiné, la monnaie ne vaut plus rien ; et fina-
lement les transactions se font en dollars. Quelque part cela ne change rien. Quelque chose se retrou-
vera ultérieurement qualifié par d’autres flux. En Russie, en Pologne, ou pendant la dernière guerre,
on échange des morceaux de sucre, une autre monnaie s’instaure, mais ce qui est au départ l’agen-
cement de valorisation, c’est justement ce que moi je rapporterai alors à différents systèmes et il me
semble qu’il faut les agencer entre eux pour rendre compte des modes de valorisation. On retombe
alors sur la question du départ : l’économie sacrificielle. Ce sont des constellations d’univers. Dans
la mise en place des aristocraties, des fonctions peuvent dégénérer, peuvent devenir inutiles. Par
exemple, à une certaine époque, certaines fonctions de l’aristocratie féodale ne rentrent plus en ligne
de compte et les classes bourgeoises ont beaucoup mieux à faire. Donc il y a un certain moment où
les privilèges aristocratiques se trouvent dans des constellations en déséquilibre. Il est possible qu’un
certain niveau des aristocraties grecques se trouve devoir être remanié en fonction d’une situation
qui implique un rééquilibrage au niveau de la « polis ». Mais alors, à ce moment-là, ce qu’il faudrait
essayer d’articuler, c’est précisément l’économie entre ce que sont les processus machiniques irré-
versibles, le fait qu’à un certain moment il y a de nouveaux types d’échanges : un nouveau type
d’échanges maritimes, un nouveau type de machine militaire, un nouveau type de métallurgie, un
nouveau type d’instrument qui changent, de fait, le système de production, de relations sociales, de
production de biens, le système d’équilibrage, de régulation non seulement de la production de biens
matériels, mais dans la production de biens rituels, de prestige, etc. C’est à partir de là, je crois, que
se date l’histoire ou qu’apparaissent les faits d’irréversibilité historique, qui ne sont pas d’ailleurs en
position d’infrastructure, en position de détermination mécaniste, mais qui sont eux-mêmes dans un
rapport de multiple articulation comme j’essaye de le montrer dans mes schémas, avec des mutations
de constellations d’univers. Par exemple, on voit bien qu’à un certain moment, en Russie, il y a une
constellation d’univers de mode de valorisation qui craque. On le comprend bien, à mon avis, en
visitant Léningrad. C’est une telle mégalomanie dans les palais que l’on visite que l’on a l’impres-
sion d’un certain seuil au delà duquel ça ne correspond plus à grand chose. Ensuite, un nouveau type
de constellation se reconstitue et, grosso modo, les bureaucraties reprennent les mêmes fonctions,
moins celles qui étaient relativement superfétatoires dans le système, et en intégrant un certain
nombre d’éléments, de phyllum machiniques. Mais la machine d’État a réapproprié ses différentes
composantes dont, d’une part, les composantes irréversibles des processus machiniques, phyllum
machiniques, et d’autre part les constellations qui, elles, sont synchroniques et pas du tout diachro-
niques, et qui n’impliquent donc pas une économie du temps, qui sont celles des constellations
d’univers.
Tout cela se joue à deux niveaux, au niveau des modes de territorialisation et au niveau de déterri-
torialisation. Si l’on prend cette double économie, on voit en effet que ce sont eux qui président aux
régulations des flux – les flux n’étant (exactement comme des flux d’impôts ou des flux d’hom-
mages rituels) que des moyens transoriels, des moyens d’articuler ce qui était réversible dans les

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


phyllum machiniques et ce qui est un principe de coexistence de synchronie totale dans les positions
hiérarchiques, dans les modes de territorialisation des positions subjectives.

N– Il n’y a pas de vraie redistribution des cartes ?

F– C’est cela, et c’est une illusion de penser qu’il y a une économie infinie des flux. C’est simple-
ment un artifice d’écriture. En ce sens que, dans ma façon de voir les choses, je pense qu’il y a un
primat des modes de territorialisation subjectifs qui fait que, de toutes façons, les flux tourneront en
rond, seront pris dans des systèmes de répétition. Mais de deux choses l’une : ou il y aura remanie-
ment de ces rapports d’équilibrage territoriaux, déterritorialisés, subjectivés… ou alors territoriaux
avec réforme agraire, finalement c’est tout pareil. Auquel cas il y aura un nouveau régime des flux,
mais l’idée que les flux échangistes en tant que tels puissent changer les positions subjectives, les
rapports structuraux, les rapports systémiques, etc., est une illusion totale. Tu peux mettre des flux
artificiellement en excès, cela ne change rien. De même on raconte, ce n’est peut-être pas vrai mais
c’est indicatif, que la concierge qui gagne au loto, un an après est au même point. Cela ne change
donc rien, retour à l’état initial. Inversement, des types ruinés de l’aristocratie, on les retrouve deux
ans après : ils se sont arrangés, ils ont reconstitué leur fortune. Moi, je crois beaucoup à une telle
économie. Ce qui ne veut pas dire non plus – ce qui serait cette fois une vision totalement réaction-
naire – que rien ne change et que c’est toujours les mêmes qu’on retrouve, ou qu’il n’y a pas de chan-
gement entre la bureaucratie soviétique et les aristocraties tsaristes. Pas du tout. Mais ce qui change,
ce sont justement ces facteurs de phyllum machiniques qui introduisent les vraies irréversibilités. À
condition que l’on saisisse ce que sont les remaniements de constellations, de territoires, d’univers,
etc. Ce n’est pas l’économie d’équivalence des flux, ce n’est pas la traductibilité des flux.

Je vais essayer de rejoindre ce que je considère être un traitement capitalistique des productions
machiniques et des productions de subjectivité, et justement c’est le problème autour duquel on tour-
ne. Mais évidemment, on est toujours tributaire de sa trajectoire et j’aurais voulu reprendre un peu
les propos antérieurs à partir d’un exemple de psychopathologie de la vie quotidienne me
concernant.
J’ai aussi un autre objectif, mais je crois que je ne pourrai pas remplir tous ces objectifs en même
temps, c’est de reprendre un peu mes questions, au niveau où j’en étais la dernière fois sur les
synapses, au niveau synapsique de mon modèle d’inconscient.
Je propose un modèle d’inconscient, d’agencement à trois niveaux. J’ai un peu simplifié. D’abord il
y a le domaine des phyllum machiniques, le domaine des flux, le domaine des univers incorporels et
le domaine des territoires existentiels. À l’intérieur de cela, je dis : il y a trois niveaux d’inconscients
qui s’instaurent entre des entités qui sont en présupposition réciproque mais qui ne sont pas en
conflit. C’est-à-dire que ce n’est pas un inconscient basé sur la notion des conflits et des résolutions
de conflits comme chez Freud, mais ce sont des entités qui s’organisent selon différents niveaux
d’agencement, ce qui fait que l’on peut très bien passer d’un agencement à un autre, sans pour autant
dire qu’il y a eu levée d’un refoulement ou refoulement primaire, ou refoulement secondaire, ou
technique d’interprétation.
Le premier niveau est celui que j’appelerai de manifestation, qui d’un côté sera systémique. C’est un
double rapport entre des matières de contenu (des flux matériels) et un rhizome machinique. D’une
certaine façon donc, les flux rentrent dans des systèmes de codage, rentrent dans des systèmes de
régulation (par exemple, régulation par A.D.N. et des flux hormonaux trouvent leur propre régula-
tion dans des systèmes donnés). C’est là où il y a l’économie des rapports énergétiques, spatio-tem-
porels, et là c’est l’hypothèses d’une économie énergétique déterritorialisée, où effectivement on
peut avoir des signes de transmission de propositions machiniques qui ne respectent pas les lois
d’Einstein, à savoir se déplacer à une vitesse égale ou inférieure à la lumière, mais l’idée qu’il puis-
se y avoir une transmission infiniment rapide.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 2
Par contre, dans le domaine déterritorialisé et territorialisé mais incorporel, on a aussi le même type
d’opposition entre ce que j’appelle les constellations d’univers incorporels (univers mathématiques,
univers musicaux, univers religieux, etc.) et ce que j’appelle des matrices existentielles. Matrice
existentielle, c’est-à-dire que ces constellations d’univers sont effectivement dans un rapport essen-
tiel dans un mode d’internation, à savoir que quand on dit qu’il existe un certain type de constella-
tion d’univers engageant une composante d’écriture musicale, composante orchestrale, composante
vocale, etc., ce n’est pas simplement un pur possible en soi, c’est qu’effectivement il existe un ter-
ritoire existentiel qui marque ce rapport de constellation et donc qui marque un certain rapport d’ap-
propriation existentielle, de grasping existentiel correspondant à cette constellation.
C’est, disons, d’un côté les systèmes, de l’autre côté les structures. Pour l’instant c’est une conven-
tion de langage mais on va trouver sa justification après. Alors, à l’intérieur de ces carrés, on voit
donc que d’un côté on a des flux (matières de contenu) et on peut aussi avoir des flux de matières
signalétiques, que j’appellerai diagrammes. Ce sont des flux de signes qui ne sont pas dans un rap-
port machinique systémique, ce sont des flux libres par rapport au système.
De même au niveau des phyllum, on aura des propositions machiniques qui représentent donc des
potentialités. Ce sont des systèmes qui ont des valences libres.
Là on mettra : noèmes, des représentations, des formes, et là : territoires sensibles.
Le premier niveau d’inconscient est cela. Si on voulait le reporter à l’inconscient freudien, ce serait
celui du refoulement primaire. L’endroit où, quand quelque chose se produit, il faut bien qu’il y ait
eu un accrochage préalable de quelque chose parce qu’effectivement on ne voit pas pourquoi des
événements du refoulement proprement dit iraient s’accrocher à quelque chose. Donc, il y a un
niveau systémique, un niveau structural, qui sont des référents intrinsèques, des référents en dehors
du fait qu’ils soient agencés ou non.
Par contre, dans le deuxième niveau de l’inconscient, on voit des tenseurs qui traversent dans le sens
de l’axe de discursivité les différentes entités. Eux partent d’une situation systémisée ou structurée
pour aller vers des points de potentialisation, des points de possible. C’est-à-dire que vous avez une
matière de contenu qui, elle, s’incarne dans un territoire existentiel qui est juste possible. Territoire
existentiel possible, il faudrait je crois imaginer des exemples : par exemple, une représentation qui
traverse les systèmes différents, des systèmes qui sont structurés complètement différemment, peut-
être justement dans l’ordre de l’éthologie. On pourrait avoir une découpe d’un territoire qui n’a pas
son codage intrinsèque dans des systèmes machiniques, mais pourtant qui crée une entité. C’est
comme une vision que l’on peut avoir d’un horizon, d’un paysage ou de traits de visagéité qui ne
correspondent pas pour autant à un codage intrinsèque d’une entité qui les articule.
Là, c’est un territoire sensible. Proposition machinique, c’est la même chose, il y a une constellation
d’univers qui s’incarne dans une proposition et qui n’est pas pour autant prise dans un rapport de
référent intrinsèque. C’est une proposition en suspens. Une proposition potentielle. Correspondant
au rhizome, un noème, disons par exemple un concept. Il existe un certain état des phyllum machi-
niques qui se profile dans une idée, dans un système d’univers incorporels mais qui ne sont pas pour
autant incarnés existentiellement. Il serait possible de faire de la musique avec… le carbone 14 ou
l’uranium, sauf que jusqu’à l’événement historique de cette musique, il est dans une potentialité
d’univers qui n’est pas pris dans un irréversible existentiel, qui n’engage pas ces quatre éléments sys-
témiques et structuraux.
Les tenseurs sensibles et les tenseurs diagrammatiques, pris dans une économie des flux énergétiques
et ce sont vraiment des signes qui ont un effet énergétique, exactement comme les signes marqués
sur la carte de crédit ont un effet ou pas d’effet quand on la met dans la machine pour retirer les
billets. S’ils sont mal disposés, les billets ne sortent pas, mais s’ils sont bien disposés… Il y a effec-
tivement une fonction signalétique qui intervient au même titre que les autres éléments matériels de
la machine.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


J’appelle celui-ci tenseur noématique et celui-là tenseur machinique. Les tenseurs du deuxième
niveau traversent, donnant des temporalisations spécifiques, donnant une discursivité. Elles sont
d’ailleurs très différentes les unes des autres. Il y a le temps du déterminisme, le temps machinique,
pris dans des coordonnées spatio-temporelles, disons dans les systèmes fermés, et il y a le temps
machinique, disons Prigogyne et Stengers, c’est-à-dire le temps des systèmes ouverts, avec des
bifurcations. Et voilà le temps qui est le contraire d’un temps, puisque c’est un temps unaire, battant
toujours la même répétition : ça existe ! hélas ! hélas ! hélas ! C’est le temps de l’instinct de mort
freudien : il n’y a rien à dire d’autre. Et là, c’est le même type de temps mais multiplié à l’infini,
c’est l’infinité des possibilités de répétition qui se superposent à elles-mêmes, dans l’ensemble des
divers possibles. Je ne sais pas s’il doit y avoir un temps leibnitzien correspondant. Peu importe.

Le troisième niveau est celui des synapses : synapse d’effet et synapse d’affect qui font que ces
potentialités peuvent composer un certain type d’effet ou un certain type d’affect, mais qui seront de
deux natures : dans un certain cas, les deux potentialités aboutissent à la production d’une entité qui
n’entre pas dans un champ de garantie intrinsèque, dans un champ systémique, elles sont finalement
une sorte de potentialité de ces deux types de rapport et n’entrent pas dans une déterritorialisation
intrinsèque. C’est ce qu’on appellera alors la synapse à deux valences par opposition au fait que cette
synapse peut être à quatre valences, c’est-à-dire faire que ce diagramme, par l’intermédiaire de cette
synapse, se convertisse en matière de contenu, et que cette proposition machinique, par l’intermé-
diaire de cette synapse, se transforme en rhizome machinique, et que, de ce fait, par délégation de
référent systémique, cette proposition machinique qui était en suspens, et ce diagramme qui était
aussi en suspens, trouvent leur garantie. La potentialité se trouve prise dans une réalisation, dans une
incarnation systémique. Inversement au niveau structural, ce noème, cette représentation, cette
forme et ce territoire sensible qui étaient complètement disjoints, ce signifiant/signifié qui flottait
complètement, vont trouver leur référent sur un terrain plus linguistique, soit ne vont pas le trouver
dans une synapse subjective, une synapse d’affect simplement comme point de fuite, comme point
de mirage, soit au contraire dans une synapse tétravalente, c’est là qu’ils trouveront leur référent. Le
noème sera en rapport avec les constellations d’univers, elles-mêmes référées sur un territoire exis-
tentiel, et le territoire sensible, par le même biais, trouvera cette référence.
C’est seulement ces systèmes de synapses que je voulais illustrer pour leur donner un nom qui vous
est familier et pour situer un certain nombre de composantes de l’inconscient.
Quand il y a les synapses bivalentes (affect), il y a un phénomène d’angoisse, le tenseur sensible se
prolonge au-delà de l’objet étrange, au-delà de ce territoire qui est là en suspens, sans garanties, dans
un phénomène d’angoisse. La culpabilité correspond à quelque chose qui s’objective dans un conte-
nu noématique. L’angoisse est sans objet, elle est unaire sur un territoire vide, la culpabilité pouvant
accrocher une série de thématiques, étant entendu que ces thématiques elle les réduit toujours à zéro
et qu’elle se conjoint avec l’angoisse, c’est-à-dire que le terme de la culpabilité, c’est la culpabilité
en soi, une sorte de fusion avec l’angoisse sans objet. Il faudrait reprendre tout cela, voir ce que sont
toutes les modalités du conflit qu’on résoud ainsi, c’est-à-dire au lieu de prendre le concept de cul-
pabilité sur des objets donnés, au lieu de fonder le conflit sur le désir machinique et sa répression,
on verra qu’il s’agit simplement de déconnecter un moment de synapse ou de prendre option sur tel
ou tel tenseur.
D’un autre côté, on aura là le symptôme entre la proposition machinique et la synapse d’effet, et là
l’automatisme de répétition. Je signale au passage que cela implique une attitude totalement nouvelle
par rapport au symptôme, une réhabilitation complète du symptôme au lieu du mépris psychanaly-
tique habituel. À partir du moment où dans ce système on récuse totalement le système d’interpré-
tation, aussi bien les automatismes de répétition que les symptômes deviennent une matière tenso-
rielle analytique au même titre que les autres et ceci implique de repenser la dangereuse efficience
des gens qui traitent de l’automatisme de répétition en tant que behaviouristes, ou des gens qui

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


traitent du symptôme, car précisément ils les traitent dans une fonction capitalistique, sans tenir
compte de la problématique des agencements tels qu’ils peuvent être réappropriés, et non pas pris
uniquement dans des perspectives qu’il faudrait justement définir. Quelle est la pratique capitalis-
tique de ces trois niveaux de l’inconscient ? Qu’est-ce qui la spécifie par rapport à ce que serait une
politique schizo-analytique de révolution moléculaire ? Comment peut-on, à partir de là, se réap-
proprier une tétravalence des synapses plutôt que de toujours faire cette politique d’isonomie,
d’équivalence des synapses d’effet, des synapses subjectives, disons une fonctionnalisation des sin-
gularisations des systèmes… Donc là je vous le signale, parce que le symptôme comme l’automa-
tisme de répétition sont dans une nouvelle noblesse, sont traités comme un matériel particulier.

Voilà, j’ai juste posé cela pas du tout pour le développer, je crois que j’y reviendrai ultérieurement,
mais pour raconter maintenant un élément personnel montrant un phénomène d’angoisse. Comment
situerai-je un phénomène d’angoisse sans le rapporter au système de signaux d’angoisse freudiens
ou d’angoisse de castration qui posent l’angoisse comme réponse, comme système de défense.

On pourrait intituler cet épisode d’une phrase énigmatique qui consiste à dire : « c’est ton désir ! »
Depuis plus d’un an j’avais travaillé en détail et de façon assez intense un projet de scénario de scien-
ce-fiction avec K. Et entre temps, K., comme vous le savez peut-être, a été sélectionné à Cannes, il
avait alors autre chose en tête, on avait laissé tomber le scénario, il n’avait plus le même investisse-
ment. Alors, j’étais peut-être un peu vexé, je ne sais pas. J’ai fini mon scénario et puis j’ai dit à D. :
Tu n’as qu’à le déposer à la Commission d’avances sur recettes. Évidemment je n’avais pas mis le
nom de K. puisqu’il ne travaillait plus sur ce projet. Et puis je n’y ai plus pensé.
Au bout d’un an et demi, quelqu’un me téléphone : Il faut veni à la Commission parce qu’on a lu
votre scénario et… Très détendu je discute avec eux. « On ne peut pas vous donner l’avance sur
recettes (des sommes extravagantes) mais on peut peut-être envisager de vous donner “aide à l’écri-
ture” ; mais vous comprenez, il faut qu’on sache, parce que tout de même vous n’avez jamais fait de
film, comment vous comptez réaliser celui-ci ? » Je réavance alors timidement le nom de K. et je
sens que les oreilles se dressent (au téléphone) : « Il faut que vous passiez devant deux personnes de
la Commission pour expliquer ce que vous voulez faire, vous avez une demie-heure et les deux per-
sonnes seront votre avocat devant la Commission. » Là-dessus je ne téléphone pas directement mais
je fais reprendre contact avec K. qui aussitôt acquiesce très content, parce qu’on était quand même
un peu fâchés, pas fâchés, non, mais on ne se voyait plus. On se retrouve : grandes effusions. Parfait !
on est d’accord, on retravaille ensemble.
Puis je passe devant la Commission et cela se passe très bien. Ils étaient très contents : K ?
Formidable ! et cette dame me dit alors : de toutes façons, vous choisissez quelqu’un mais il faudra
bien le tenir en mains, il faudra bien qu’il vous obéisse ! (grands dieux !) Oui, parce que c’est vous
le réalisateur.
Et je me rends compte que je suis en position de réalisateur. J’avais téléphoné à S. qui m’avait dit :
Fais très attention, dis bien que tu es réalisateur, parce qu’il y a deux collèges dans cette commission
d’avances sur recettes, il y en a un pour le premier film et un pour les réalisateurs confirmés, alors
dans ce dernier tu n’as aucune chance parce que c’est tout partagé d’avance, mais sur les premiers
films tu as une chance.
Donc, cela se passe très bien et à ma grande surprise, la Commission m’accorde généreusement trois
millions de centimes pour réécrire mon scénario.
C’est alors que se déclenche un phénomène d’angoisse et caractérisé, en ce sens que je me dis : Mais
enfin ! Je me dis un tas de choses mais tout ce que je me dis… J’y pense sans arrêt. Zut ! Qu’est-ce
que je vais faire dans cette histoire ? Sur quoi je me suis mis encore ?
Je consulte des gens : Mais qu’est-ce que je dois faire, je suis le réalisateur, mais d’un autre côté, je
m’en fous complètement, mais… Je veux bien être coscénariste mais comment l’être en restant
devant la Commission le seul réalisateur ?
Les séminaires de Félix Guattari / p. 5
Et deux personnes me disent : mais c’est ton désir ! d’être réalisateur… Alors là j’ai cette espèce de
sensibilité de dire, comme quand un psychanalyste vous embête en disant cela, est-ce que c’est mon
désir ? En tous cas, les équations traditionnelles y seraient, puisqu’il y a cette angoisse qui pourrait
être effectivement le signal, cette angoisse correspondant à un désir.
Mais cela ne me satisfait absolument pas.
Je me dis : Ah ! Comment je vais faire avec cette histoire là ? Je vais proposer à K. qu’il prenne cet
argent, ou bien j’en garde juste une partie, un tiers pour les frais d’édition, taper à la machine et puis
il va gérer tout ça. Et en même temps je me dis : mais cela ne va pas, il ne va pas marcher, qu’est-
ce que je vais lui dire, que je veux réaliser avec lui ?…
Et il y a toujours cette dimension lancinante, asignifiante. C’est-à-dire que je pouvais me dire de
toutes façons ce que je voulais, je continuais à avoir une sorte d’angoisse impossible à circonscrire
et imbécile parce que j’ai d’autres choses à penser quand même ! ça m’énerve, ça me tourne dans la
tête.
Donc le premier énoncé, « c’est ton désir » est là. Culpabilité, très peu je dois dire. Mais en tous cas
angoisse, c’est-à-dire que cet énoncé noématique, « c’est ton désir » correspond à un territoire sen-
sible, d’objet d’angoisse, sans aucune réponse au niveau machinique : que va-t-il advenir de cela ?

Que vais-je proposer concrètement comme mise en train machinique, comme praxis sur ce projet ?
C’est à ce moment là qu’apparaît un deuxième énoncé, qui pourrait être dans la tradition psychana-
lytique un énoncé interprétatif, mais justement à condition de le situer par rapport à l’ensemble des
huit ou dix pôles qui sont sur ce tableau là : « De toutes façons, si tu prends l’hypothèse de la co-
réalisation, il faut que tout soit à égalité. Donc tu ne peux pas dire que tu répartis les trois millions
de centimes en en gardant un tiers, il faut que cela soit à égalité. »
Là l’énoncé me fait sursauter. Parce que je me dis : oui, c’est logique, si c’est une co-réalisation, il
faut partager à égalité, mais d’un autre côté, je sais bien que K. n’a pas d’argent et c’est lui qui va
faire le travail. Mais d’un autre côté, si je dis aux autres qu’on ne partage pas, c’est que je ne suis
pas en position de co-réalisateur, et alors il faut bien amorcer la co-réalisation par la co-écriture,
même à titre symbolique, disons. Et je me dis Non, non ! cela m’embête de plus en plus ! Jusqu’au
moment où ce point de subjectivation qui ne se jouait au départ que dans ce triangle : culpabilité-
angoisse-objet louche, d’un seul coup s’éclaire et la constellation d’univers (cinéma…) s’éclaire
complètement différemment. Pourquoi ? Parce que ce tenseur de flux se trouve discernabilisé du fait
de cet énoncé. D’un seul coup, il m’apparaît que cette problématique toute simple de l’argent chan-
ge complètement la nature de la constellation de désir qui est en question. Et je réalise ce que je ne
voyais pas. La constellation d’univers s’éclaircit en raison du fait d’avoir bien mis en relief le pro-
blème de l’argent, à savoir que ce n’était pas du tout parce que j’étais un génie de l’écriture du film,
c’était que dans cette constellation il y avait le fait que parmi la Commission des nouveaux réalisa-
teurs j’étais un peu connu, qu’il y avait ceci, qu’il y avait cela, qu’il y avait peut-être des rapports
avec L., le CINEL, des choses comme ça, et que tout cela faisait une espèce de micmac où on se
demande quelle est la place au juste du scénario et du cinéma, et que cela avait pesé dans le rapport
structural, dans le référent, à savoir que ce qui n’était qu’une vague idée : Ah, si je faisais un scéna-
rio…, d’un seul coup avait pris valeur d’existence puisqu’on me téléphonait, c’était incontestable,
mais cela rentrait bien dans ces univers-là, un univers politico-économico-prestige, ce qui faisait
que, bon, si on mettait Guattari + K., oui peut-être une magouille de la Commission d’avances sur
recettes.
Immédiatement il y a eu levée du point d’angoisse. Je me disais : voilà, c’est tout simple, ce n’est
pas moi qui décide, puisqu’il y a cette problématique de l’argent qui est posée, pour pouvoir rester
dans ce collège, je l’explique à K. Du coup, je me trouvais désubjectivé, désengagé individuelle-
ment. Voilà, qu’est-ce qu’on fait ? Ça c’était dans ma tête avant que je le vois.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Donc, 1°/ on partage l’argent.
2°/ on décide en fonction de l’opportunité économique, puisque c’est beaucoup plus cela qui joue
qu’une opportunité seulement esthétique ou fonctionnelle pour pouvoir faire ce film.
En tous cas l’effet est immédiat, il y a la désubjectivation de ce point d’angoisse.
Dernier retour de la proposition machinique : K. me dit qu’il faut que l’on reparle parce que co-réa-
lisation… Là on arrive à la synapse d’efficience : qu’est-ce qu’on fait effectivement ? Qu’est-ce qui
se passe ? « Dis-moi, tu comprends, j’aime mieux te dire tout de suite, je suis d’accord absolument
pour tout ce que tu veux, co-écriture du scénario, co-réalisation, mais il y a une chose : sur le pla-
teau, c’est moi qui dirige », ça c’est une convention entre nous, parce qu’on ne peut pas être deux.
À ce niveau vraiment machinique, cela renvoie cette fois à des dimensions de phyllum qui impli-
quent effectivement ce qui se passe comme rhizome machinique, et dans le domaine de gestion des
flux, à un certain niveau, d’existence. Là ce n’est plus un certain type de pouvoir existentiel pris dans
ce rapport là qui joue, mais c’est un rapport d’efficience.
Autrement dit, quand ça se jouera à un certain niveau subjectif, tout est négociable, et puis là il faut
qu’il y ait une autre répartition.
Donc avec ce phénomène-là, j’ai fait tourner complètement les quatre termes du problème sans
qu’on puisse dire à aucun moment qu’il y ait eu phénomène d’identification, levée de répression, etc,
alors qu’il y en avait la tentation avec cette espèce de circuit d’automatisme qui correspondait à la
disjonction, à savoir qu’il n’y ait pas de retour, qu’il n’y ait pas de dissymétrie entre ce point qua-
drivalent de la synapse subjective et le point de fonctionnalité : qu’est-ce qu’on fait ? Comment cela
va-t-il se passer effectivement ?
Voilà, je voulais juste prendre cet exemple-là pour essayer de montrer comment on peut passer donc
de différents niveaux d’implicite, soit implicite systémique/implicite structural au premier niveau de
l’agencement. Quant au deuxième niveau, les tenseurs de potentialisation restent eux en suspens et
peuvent engendrer des objets persécutifs, des objets angoissants, avec des circuits qui tournent en
rond, et qui peuvent se trouver levés par ce qu’on pourrait appeler la troisième dimension de l’in-
conscient d’agencement, ou l’inconscient synapsique, ou l’inconscient pragmatique si on admet qu’il
y a, ce troisième niveau étant un inconscient productif, deux versants de cette production possibles :
un versant d’effet et un versant d’affect, c’est-à-dire une production de subjectivité d’un côté et une
production machinique de l’autre.
À l’avenir, dans la suite de cette élaboration j’essayerai d’amener des éléments, de tester le système
pour voir jusqu’à quel point il résiste à la relecture de données psychopathologiques, cliniques.

J’aurais voulu aborder un dernier point. Il y a eu en somme deux types de micro-politiques à ce troi-
sième niveau des agencements. Dans un certain cas, l’introduction de subjectivité trouve son renvoi,
trouve sa fondation dans des univers qui, eux, sont pris sur un régime d’équivalence, dans des modes
de territorialisation qui n’impliquent en rien la possibilité d’une production synapsique singulière. Et
c’est un peu ce qui s’est joué dans mon histoire un peu de mauvaise foi de résolution. Levée de l’an-
goisse : il n’y a rien de plus simple, c’est d’aller voir le curé, de se confesser, de demander un expert.
De même, à mon avis, le système des flux capitalistiques serait celui qui chercherait à résoudre les
problèmes de synapse subjective et de synapse d’effet au moindre coût, sans faire référence aux
constellations d’univers ni aux systèmes d’appropriation existentielle, que pour autant qu’ils per-
mettent le renvoi minimum sur les synapses d’effet, et qu’en tous cas ils évitent tous les effets de
plus-value d’univers, de plus-value existentielle, de plus-value de flux et de plus-value machinique.
Il y aurait donc une sorte d’économie qui tendrait à instituer une double limite, tendant toujours à
rapprocher, à faire (puisque j’ai appelé cela l’axe de déterritorialisation par rapport à l’axe de dis-
cursivité) la déterritorialisation minimale.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


On emploie les mutations scientifiques, technologiques de phyllum machiniques au minimum et seu-
lement pour autant qu’on ne peut pas faire autrement pour que le système continue dans son évolu-
tion phylogénétique. Mais jamais le capitalisme, en tant que capitalisme, n’a poussé à l’utilisation
du machinisme : machine à vapeur, machine à tissage, etc. Ils ont adopté ces mutations technolo-
giques et scientifiques que parce qu’ils étaient adossés au mur et qu’ils ne pouvaient pas faire autre-
ment. C’est cela qui spécifierait pour moi l’économie des flux capitalistiques.
De même le caractère bourgeois de la gestion des flux capitalistiques sur le plan subjectif. Ce que je
viens de dire est vrai pour l’économie machinique mais les religions capitalistiques ne veulent pas
d’un certain type de mysticisme, en particulier celui des premiers chrétiens, des anachorètes. Ils ne
veulent pas d’un certain type d’aristocratisme qui va dans ces lignes de singularité et c’est un mode
de subjectivation qui évidemment postule des rapports aristocratiques internes, dans son économie
structurale, mais juste dans les limites nécessaires et suffisantes.
Il serait donc intéressant de voir les deux modes de déterritorialisation, sur le plan de la production
de subjectivité, et sur le plan des productions machiniques, pour savoir si on répond bien à un prin-
cipe général des flux capitalistiques.

P - C’est une variation par rapport aux thèses de l’Anti-Œdipe, car je ne l’ai pas relu récemment mais
il y a quelque chose de contraire à cela, à savoir qu’il y a toujours plus de déterritorialisation dans
le capital comme dans la schizophrénie et que, à terme, le mouvement est le même.

F - Non. Mais c’était surtout dans cette polémique avec Fourquet dans le numéro de Recherches où
il présentait la différenciation du Capital comme un moteur de déterritorialisation. Chaque fois on se
heurtait. Si tu veux, le Capitalisme est foncièrement conservateur et foncièrement reterritorialisant.
Il est toujours en train d’essayer de reterritorialiser, de rattraper des flux qui partent de tous les côtés.
Mais ce qui le spécifie, c’est son mouvement de reprise, de réinstauration, d’axiomatisation, ou de
refondation de nouvelles castes.

P - Ce qui spécifierait la position schizophrénique, c’est que justement elle ne reterritorialise pas et
par conséquent elle montre toute l’expansion du mouvement possible.

F - Nous avions fait une distinction entre le processus schizo et la schizophrénie précisément qui
serait une reterritorialisation du processus schizo. C’est curieux que tu parles de cela parce que j’y
avais un peu réfléchi et je crois en effet que l’on sera amené avec ce recentrage, à un primat du symp-
tôme comme formation synaptique entre proposition machinique, dans un rapport direct avec des
constellations d’univers, le symptôme étant porteur de remaniement des constellations d’univers. Et
l’on sera amené à décentrer complètement le rapport entre symptôme, syndrome, formation névro-
tique, formation schizophrénique, psychotique, etc. À considérer que ce qui compte, c’est le symp-
tôme comme processus de mise en suspens de potentialisations d’un certain nombre d’effets, au
niveau du fonctionnement biologique, familial, social. Donc le symptôme comme pragmatique blo-
quée, comme pragmatique suspendue.
La formation, par contre, d’un territoire névrotique relevant par exemple, d’un automatisme de répé-
tition qui correspond au niveau territorialisé à un (…) machinique ou à une situation d’angoisse ou
à un certain type de schize, par exemple entre une plus-value d’univers qui va s’exprimer au niveau
du processus primaire freudien, et puis au niveau, disons, de l’économie narcissique de la deuxième
topique. Il y a toujours cette contradiction chez Freud entre un inconscient extrêmement riche et dif-
férencié dans ses premières perspectives et d’un inconscient complètement indifférencié avec la
perspective du ça. Ce qui est très gênant parce qu’on ne sait plus dans quel type d’inconscient on est.
En fait, il s’agirait de faire coexister ces deux types d’inconscients, à savoir que tu peux être à la fois
complètement catatonique, complètement pris dans un rapport de répétition vide et en même temps,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


par une superposition des modes de sémiotisation, pris dans des modes d’univers incorporels haute-
ment différenciés, hautement en prise sur l’ensemble des univers incorporels portés par une situa-
tion. Et je crois que cela correspond bien à une description clinique. Simplement, il s’agit de constel-
lations d’univers et de modes de grasping existentiel qui ne sont pas pris dans des rapports synap-
tiques. C’est-à-dire que cela ne fait pas un effet subjectif, cela fait autant d’effets de subjectivité dis-
joints. Ce qui renverrait à ce moment-là aux descriptions de Mélanie Klein et des choses comme ça.
Il n’y a pas en tous cas une synapse subjective qui renvoie l’ascenseur et qui réarticule avec des
synapses d’efficience. Ce fait que tu es sur deux pistes à la fois est un renversement radical métho-
dologique. C’est différent avec la formation symptômatique qui au moins est là. Elle est complète-
ment en automatisme de répétition ou en symptômes ou en scénarios, etc. C’est une matière direc-
tement prise dans l’économie des propositions machiniques, dans l’économie territoriale, dans l’éco-
nomie même énergétique des flux biologiques, des flux de toutes natures.
Évidemment là il y a une prise directe à partir du symptôme, à partir de l’automatisme qui est sus-
ceptible de permettre la réarticulation des rhizomes machiniques, de permettre la discernabilisation
de nouveaux flux qui, ultérieurement, pourraient donner un accès indirect sur les constellations
d’univers, car, bien entendu, on n’y a jamais accès qu’à travers des flux ou qu’à travers des proces-
sus machiniques. Un pur noumen… Qu’il s’agisse de l’existence en temps qu’existence incorporel-
le ou comme constellation d’univers, c’est tout à fait illusoire de penser qu’on a un accès transfé-
rentiel aux constellations d’univers alors qu’on n’a jamais accès qu’au système, qu’aux situations
très délimitées, il ne faut pas se raconter d’histoires. Y compris l’économie des identifications sur les
systèmes noématiques qui peuvent prendre une très grande importance, dans la mesure où l’on est
dans le système synaptique seulement triangulaire, à savoir que c’est toujours la même chose, tou-
jours le père, toujours la mère, c’est toujours l’économie binaire de la subjectivité, c’est toujours des
territoires sensibles qui sont objets partiels ou objet a, qui font qu’on tourne complètement en rond,
et puis en même temps ça n’est rien du tout, c’est comme dans l’exemple que je donnais, je ne savais
même pas pourquoi j’y pensais, ça me tournait dans la tête. Et puis, à un moment, il y a eu une muta-
tion de flux, il y a eu plus-value d’univers, terminé. Alors qu’on aurait pu aussi bien me dire : oui,
mais qu’est-ce que c’est que cette fixation, ce complexe de castration, on aurait pu m’accrocher à K.
cent cinquante choses, et plus on m’en aurait accrochés, plus je serais resté là-dessus : mais alors,
c’est mon frère, c’est la culpabilité, tenir la caméra c’est le Phallus… J’y serais encore.

Je vous ferai remarquer, à ma décharge, qu’il y a eu très peu de modifications dans ma présentation
quant aux schémas. Cela se stabilise un peu…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Légende :

F = flux
T = territoires existentiels
F = phyllum machiniques
U = univers incorporels
Mc = matière de contenu
Me = matrice existentielle
Rm = rhizomes machiniques
Su = constellations d’univers
Diag = diagrammes
Ts = territoires sensibles
Pm = propositions machiniques
N = noème
Se = synapse d’effet
Sa = synapse d’affect

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Les séminaires
de Félix Guattari 01.06.1982
Félix Guattari
Ligne hylemorphique
Nous sommes ici arrivés à cette idée de quatre domaines machiniques :
– Les machines d’appropriation existentielle, machines binaires de syntagmatique existentielle qui
affirment une simple persistance et dont la question est toujours quelque part celle de la réalité de
l’existence mais au niveau inqualifiable, au niveau où il n’y a rien à en dire.
– Un autre niveau de consistance est le domaine des machines abstraites qui affirme une transistan-
ce se jouant entre les phylum machiniques, les possibles machiniques et les univers.
– Puis deux dimensions processuelles relient cet univers complètement réducteur, binaire qui fait
penser au trou noir, à la pulsion de mort et cette zone de différenciation absolue : l’ensemble de tous
les possibles dans la prolifération même des possibles. Ces zones sont reliées par un système cur-
seur que j’ai appelé la ligne hylémorphique qui, par son mouvement, actualise la mise en rapport de
ces quatre domaines.
– Une zone processuelle machinique est la zone des machines concrètes.
– Une autre zone est celle des significations et des emboîtements sémantiques de tous les systèmes
de valeur, de tous les systèmes d’incorporels.

Mais la dernière fois nous avons été amenés à couper cette zone en deux et à dire qu’une partie de
cette zone se joue sur une économie énergétique, et une autre partie sur une économie incorporelle.
C’est là-dessus que je voudrais revenir et poser simplement quelques questions, j’espère, d’avenir.
Une première remarque : pour toute approche schizo-analytique de l’inconscient, il faut opérer une
procédure d’anthropomorphisation systématique des représentations que l’on veut faire de l’incons-
cient ; c’est-à-dire, à partir du moment où l’on se propose une cartographie des formations de l’in-
conscient qui n’ait pas prétention scientifique, qui ne se veut pas caricature d’un répondant scienti-
fique, on prendra toujours par priorité (c’est une question de méthode) les représentations issues du
rêve, de l’art, des sociétés archaïques, etc. En suivant cette inspiration un des éléments que l’on aura
toujours à rencontrer comme obstacle, c’est le système des équivalents, et dans tous les domaines
(équivalents monétaires, équivalents structuraux dans les rapports de parenté) mais avant tout dans
notre domaine les équivalents énergétiques. Nous classerons ces systèmes d’équivalents dans ce que
nous appellerons : les appréhensions capitalistiques de ces différents domaines : proposant un équi-
valent, une réduction, ils sont cependant aussi une fausse déterritorialisation car ils aboutissent tou-
jours à une reterritorialisation des systèmes d’équivalents. Je veux dire par là que la déterritorialisa-
tion monétaire ne s’arrête pas à une déterritorialisation : elle n’aboutit pas à un pur système d’équi-
valence qui aurait uniquement une portée fonctionnelle. Elle s’est reterritorialisée sur l’or, elle aurait
pu se reterritorialiser sur des monnaies fiduciaires ou sur des monnaies extrêmement abstraites mais
elle se reterritorialise bel et bien sur les formations de pouvoir qui incarnent ce système d’équivalent.

Je laisse maintenant cela de côté pour dire simplement que dans notre cartographie schizo-analy-
tique de l’inconscient, nous ne partirons jamais d’une notion générale d’un équivalent général
comme la libido. De même, pour un autre mode d’abord, nous ne partirons jamais d’un équivalent
général qui serait celui d’une énergie, et Dieu sait laquelle ! qui se jouerait par exemple dans les dif-
férents systèmes.

Au contraire, nous chercherons à démultiplier les moyens de rendre compte des états et des systèmes
de transformation. En particulier, nous reviendrons à une conception en apparence préscientifique

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


mais qui a été aussi scientifique dans différents registres sémiologiques ; plutôt que de parler de
transformation générale, par exemple dans le domaine énergétique, nous chercherons à spécifier ce
que sont les effets chimiques par rapport aux effets thermiques. Dans le livre de Prigogyne il y a déjà
des distinctions extrêmement importantes : parallèlement au principe général d’équivalence, il y a
des spécificités de ces énergies, par exemple dans leur caractère de réversibilité ou de non-réversi-
bilité ; des transformations cinétiques sont – nous disent Prigogyne et Stengers – réversibles idéale-
ment, tandis que des transformations thermiques ou d’autre nature, impliquant une fonction entro-
pique, sont non-réversibles mais essentiellement. L’on pourrait continuer la différenciation des éner-
gies pour les rapporter à des transformations et à des systèmes d’effets spécifiques. On redivisera
donc à nouveau les effets magnétiques, électriques, la biologie et tout ce que j’avais appelé la chi-
mie à 37° ainsi que tous les systèmes du développement loin de l’équilibre jusqu’aux systèmes quan-
tiques pour aboutir enfin à cette idée : au bout du compte il y a aussi ces univers, cette sémantique
des incorporels et les mondes des machines abstraites qui, bien entendu, sont sans équivalent éner-
gétique. Il n’y a pas de clef générale qui nous rendra compte des systèmes de passage ou plus exac-
tement on dira que s’il n’y a pas d’équivalent, par contre il y a des voies de passage, des voies de
métabolisme d’un système à un autre.

Là, toujours dans la même inspiration de La Nouvelle Alliance, nous pourrions essayer de reprendre
cette notion d’état et de changement d’état. Il faudrait se poser le problème de l’élargissement de
cette notion d’état en ce sens que non seulement les états impliquent la prise en compte de bien plus
que des systèmes d’équivalence abstraits. Par exemple, la notion d’état dans une fonction d’état
comme l’entropie ne prend pas seulement des simples rapports de masses dans un univers à quatre
dimensions d’espace-temps, mais prendra des dimensions comme la pression, le volume, la tempé-
rature, la quantité de chaleur, amenant des déterminations d’états, à savoir qu’un corps à une tem-
pérature donnée n’est pas dans le même état qu’un autre corps à une autre température, bien que, par
ailleurs, d’un point de vue formel, cinétique, on pourrait imaginer qu’il est pris dans les mêmes
systèmes.

D’autres systèmes d’états impliquent non seulement la prise en compte de dimensions thermiques et
autres qui complexifient considérablement les modèles cinétiques ; ce sont par exemple les com-
plexions de B. qui aboutissent à une vision probabiliste de la thermo-dynamique. Là il rentre dans
les complexions d’agitation moléculaire non seulement trois cordonnées spatio-temporelles, trois
paramètres de vitesse, mais aussi une définition probabilitaire de l’état : non seulement on a les
dimensions actuelles (celles qui relèvent de l’appropriation existentielle – cette éternelle réponse de
soi-même à soi-même, à savoir que quelque chose existe là), non seulement on a les systèmes pro-
cessuels qui se développent selon des systèmes de machines abstraites, on a les représentations qui
peuvent en être faites dans des systèmes soit perceptifs soit d’appréciation théorico-expérimentaux,
mais en outre entrent en ligne de compte les possibles, l’ensemble des possibles qui se jouent à tra-
vers les systèmes de probabilité.
On voit donc qu’un état n’est pas seulement un état de faits ou alors, si on veut reprendre un glisse-
ment à travers les intuitions de M. c’est un état de choses en ce sens où il définissait l’état de choses
comme engageant, prenant en compte non seulement l’existence des états de choses actuels, mais
aussi l’inexistence impliquée par ces états de choses actuels : la réalité est constituée non seulement
par les états de choses présents mais aussi par les systèmes de possibilité et d’impossibilité qui sont
attenants à ces états de choses actuels.
On arrive alors à une notion d’état qui nous fait dériver d’objets strictement pris dans des coordon-
nées d’espace et de temps avec cet espèce de simplisme que cela génère qui est la division du corps
et de l’esprit, de l’étendue et de l’esprit. Finalement on va avoir affaire non pas à de l’étendue, du
corps et de l’esprit mais à toutes sortes d’esprits, à toutes sortes d’étendues et à toutes sortes de voies
de passage différenciées.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


Cette notion d’état devrait impliquer quelque chose qui est aussi l’un des thèmes fondamentaux des
livres de Prigogyne et Stengers, à savoir que la représentation, le protocole technico-expérimental
peut aboutir à une incertitude, mais il ne s’agit pas du tout d’une incertitude accidentelle, mais l’état
même de faits, l’état de choses participe de ce système de représentation.
Autrement dit, dans ce que je proposerai de cet élargissement de la notion d’état, c’est qu’il n’y a
pas de système machinique, soit de machine concrète, soit de machine d’appropriation existentielle,
soit de machine de contenu sémantique, soit de machine abstraite qui puisse être appréhendé autre-
ment que dans un rapport d’agencement. (C’est le fameux losange qui est sur mes derniers dessins).
Autrement dit, l’état implique nécessairement le point de vue qui est pris sur cet état de choses, qui
est opératoire, descriptif à la fois sur le plan d’une expérimentation concrète, descriptive, expéri-
mentale, mais aussi sur la prise en compte des systèmes de possibles.

Cette question devrait lever l’ambiguïté sur le débat qui dure depuis des décennies : Les relations
d’incertitude, notamment d’Eisenberg, certaines interprétations de la physique quantique relèvent-
elles d’une vision idéaliste de la physique ou d’une vision positiviste ? En effet, là dans cette qua-
dripartition, on voit que pour une part l’agencement constitue un événement qui ajoute quelque
chose, qui ajoute un élément de subjectivation, et que, pour une autre part, il prend en compte des
éléments d’ordination qui sont tout à fait indépendants du phénomène de subjectivation. C’est-à-dire
qu’on a toutes les entrées possibles : les agencements de représentation et de signification qui sont
quelque part en dehors des encodages intrinsèques ; un processus d’appropriation existentielle qui
lui donne un cachet d’actualité, un cachet d’événementiation nouant quelque part l’agencement ; et
les différents systèmes de processus qui peuvent se développer sur les strates.

On arrive donc à cette idée que dans un système d’agencement quel qu’il soit on a toujours affaire
à au moins quatre types d’ordination et quatre types de mémoires : une mémoire incarnée comme
incarnation existentielle, c’est la mémoire de l’existence, la pure persistance vide, pure persistance
de l’être à lui-même ; une mémoire incarnée processuellement, donc dans des rapports énergétiques
particuliers, dans des coordonnées spatio-temporelles repérables, avec des systèmes d’attraction
d’équilibre, avec une probabilité attestable directement dans un champ donné ; un ordre incarné
sémantiquement avec toutes les combinaisons logiques que l’on peut inventer sans pour autant qu’il
y ait une logique universelle qui surcode cet univers ; et un ordre, une mémoire du pur possible
machinique le plus abstrait.

Ces univers, ces systèmes portent leurs coordonnées comme les escargots portent leur coquille sur
le dos :

– système de coordonnées processuelles,


– système de coordonnées selon les différentes logiques,
– production, mutation d’un certain nombre de systèmes sur lesquels nous allons revenir tout à
l’heure.

Donc, ce n’est pas l’observateur qui invente l’ordre de référence, ce qui serait une position purement
idéaliste – encore qu’il puisse aussi l’inventer –, mais tout en étant en même temps en prise sur des
processus actualisés, et en outre il peut inventer même l’existence de ces processus. Non seulement
ce n’est pas un pur rapport de correspondance comme justement le tractatus entre le tableau et l’état
de choses mais il y a aussi possibilité de création purement et simplement des objets et des réfé-
rences machiniques. Les machines abstraites ne sont pas un ciel transcendant d’idées, elles peuvent
être aussi créées, inventées avec tous les paradoxes que j’ai dit sur le fait qu’une fois qu’elles ont été
inventées, elles ont été toujours déjà été inventées, et qu’elles se développent à une vitesse infinie,
bien au-delà de la vitesse de la lumière. L’existence même peut être inventée. Il y a donc une possi-
bilité de créationnisme sui generis. Dans ce cas là, en prenant ces quatre types d’abords, je crois

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


qu’on lève toutes les ambiguïtés du schématisme entre le corps, l’esprit et tous les systèmes méca-
nistes qui sont attenants.

Pour en finir avec les quatre mémoires et les quatre types d’ordination, voici à ce niveau le degré
zéro de la mémoire existentielle. Que dit cette mémoire ? — « Je ne me souviens que d’une chose,
c’est que j’existe », il n’y a pas d’autres types de contenus : c’est la mémoire sans contenu, ce qui
la rend effectivement attenante au vide, à la mort, à la pulsion de mort, au trou noir, etc. On a donc
là les flux et les territoires sans mémoire. Puis on a la ligne hylémorphique qui va elle balayer ce
champ, traverser donc dans les mémoires négentropiques d’une part, et d’autre part dans les
mémoires d’univers incorporels. Et c’est là que l’on va nécessairement devoir compliquer le modè-
le, car il n’y a pas de mémoires négentropiques homogènes, mais il y en a différentes. La traversée
de la ligne hylémorphique se fait dans ces différentes mémoires. De même il n’y a pas un univers
des incorporels ; il n’y a pas une vérité transcendante qui en tant que valeur transcenderait toutes les
autres valeurs, valeurs esthétiques… C’est un vieux débat. Il y a autant d’univers de valeur qu’il y
a d’univers et l’actualisation hylémorphique fait, permet le passage, la jonction entre ces divers éner-
gétiques et ces divers univers incorporels, avec le passage absolu qui est cette ligne de transistance
où la question des énergétiques et la question des incorporels se dissout dans la pure consistance de
tous les possibles, à savoir que ce qui paraît l’univers le plus abstrait, le plus fou quelque part ou le
plus invraisemblable, à ce niveau de cette ligne-là se conjoint avec le possible le plus concret, avec
le machinisme le plus concret.
C’est une thèse absolue. C’est-à-dire que l’on peut prendre, par exemple, les scénarios de science-
fiction les plus élaborés et à partir de là imaginer tout ce que devraient être les composantes pro-
cessuelles pour pouvoir les rendre compatibles. Il faut quelque part – c’est à mon avis une thèse
essentielle – postuler une consistance de tous les possibles d’univers et de tous les possibles pro-
cessuels concrets pour pouvoir ensuite rendre compte de ce que sont effectivement les lignes de pas-
sage, les lignes de possibles agentes.

Quatre types d’univers existent donc quelque part dans leurs diverses modalités mais en même
temps ils ne sont attestables que dans des agencements – agencements avec les systèmes de point –
signes, les systèmes de signifiant, les systèmes de contenu sémique ou signifié et les systèmes de
machines abstraites (le point diagrammatique).

Cela permet de métaboliser, de faire tenir ensemble les différentes composantes relevant d’énergé-
tiques et les différents univers incorporels. Donc, un système de quatre types de déterritorialisations :
une déterritorialisation vectorisée dans ce sens sur l’ensemble du plan de consistance qui est une
déterritorialisation qu’on peut dire d’effets, c’est-à-dire que là on va vers des effets processuels dans
la mesure où il y a passage des systèmes sémiotiques, des syntagmatiques existentielles vers des sys-
tèmes de points-signes et des machines concrètes : il y a un effet machinique. À l’inverse, dans
l’autre sens, il y a une déterritorialisation incorporelle (tout le champ a été balayé). Par contre, cette
direction-ci va dans le sens d’une déterritorialisation réductrice, binaire, trou noir, et dans l’autre
direction, c’est une déterritorialisation processuelle.
Donc, ces différents types de machinismes qui ont chacun leur mode d’être, leur mode d’hétérogé-
néité totale, se trouvent en fait articulés par l’agencement qui lui non seulement se développe dans
ces quatre directions, mais qui ensuite capte ou ne capte pas, s’associe à telle ou telle des compo-
santes énergétiques et des composantes incorporelles.

Il faudrait, pour essayer de tester, de valider ou d’invalider cette représentation qui nous servira aussi
bien pour n’importe quel type d’appréhension des formations de l’inconscient, revoir tout le débat
concernant les rapports entre l’information et la négentropie. Pour moi, voilà ce que j’ai compris :
le rapport au départ vient de ce que l’on a découvert qu’il y avait même formule de calcul des quan-
tités d’informations qu’avec les relations entre l’entropie et la probabilité thermo-dynamique ; on

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


retrouvait le même algorithme. Voilà les faits. De cela il y a eu l’inférence de ce que la connaissan-
ce et l’information d’un état d’ordre ou de désordre avaient un certain type de rapports. Donc l’in-
formation d’un état d’ordre ou de désordre pouvait jouer comme capacité de dégagement du rapport
entre flux utile et flux dissipé au point de vue thermo-dynamique.

Sur cela se greffe le débat que j’ai évoqué précédemment, à savoir qu’un Max Brown dit : Mais là
à ce niveau on mélange la connaissance des faits mécaniques et une ignorance de détail. C’est-à-dire
qu’en fait il y a un déterminisme complet qui joue sur l’ensemble du système mais il se trouve que
l’on n’a pas la connaissance de détail, donc finalement ce problème de la connaissance quelque part
dans l’absolu se dissipe et n’est qu’une donnée de faits.

Là-dessus il y a un autre type de critique qui m’a aussi semblé intéressante mais dont je ne suis pas
capable d’apprécier la validité et je l’ai simplement collectée pour la soumettre ici à la discussion et
peut-être à d’autres travaux à venir, c’est la position de(…) : il critique l’idée qu’il y a une conver-
tibilité entre la connaissance et la négentropie (ce qui paraît, dit ainsi, tout à fait de bon sens) et
notamment il se moque de (…) en disant qu’il tente de faire un mariage entre des termes qui sont
complètement hétérogènes. À priori, c’est aussi ma position : on ne voit pas exactement en quoi la
problématique par exemple de la connaissance du nombre de molécules excitées dans un cylindre
divisé en deux (c’est toujours la même expérience théorique qu’ils donnent) a un effet énergétique ?
Effectivement, si l’on regroupe des molécules excitées, cela peut avoir un effet énergétique. C’est à
peu près comme si dans une population paisible comme en Suisse, on concentrait des éléments exci-
tés, par exemple un groupe d’autonomes à Zurich, ça casse les carreaux ! C’est un bon exemple à
mon avis. Mais alors il faut avoir une connaissance : savoir quels sont ces éléments excités pour que
cela fasse cet effet, même s’il y a un système d’entropie où tout le monde s’en moque, où personne
n’est décidé. Le fait d’avoir cette connaissance n’implique en rien qu’il y ait eu cette appropriation
existentielle, à savoir qu’ils aient été mis en effet d’exister ensemble, d’être pris dans une relation
d’appartenance et dans un système processuel : avoir un effet loin de l’équilibre, loin de l’entropie
générale. Ce ne sont plus tout à fait des Suisses, mais ce sont des autonomes suisses ou des suisses
autonomes et cela a des conséquences. Donc il y a là déjà une sorte de monstruosité incroyable. Je
suppose que ce problème a été vu par tout le monde mais je le dis naïvement : cela m’étonne que
l’on continue d’assimiler la problématique de l’information et la négentropie parce que si c’est vrai-
ment les chiens et les chats, les torchons et les serviettes, alors dans ce cas, c’est bien : que l’on sache
que l’on est bien dans des représentations comme celles que je disais, c’est-à-dire tout à fait
anthropomorphiques.

J’avais signalé un dernier argument à M. mais il m’a dit que c’était tout à fait insuffisant ; c’est un
argument que j’ai trouvé chez T. Il disait la chose suivante : l’entropie met en jeu dans ses paramètres
la représentation des molécules dans l’espace mais aussi les niveaux d’énergie. En fin de compte, le
seul argument pertinent pour apprécier la variation d’entropie, ce ne sont pas des répartitions de
molécules dans l’espace, mais c’est leur niveau d’énergie. Dans ces conditions, il n’y a aucune dif-
ficulté à considérer qu’un état d’équilibre correspond en effet à un désordre maximum mais ouvre
la possibilité au développement de situations singulières locales qui peuvent, dit-il, si on reprend
notre terminologie, se développer loin de l’équilibre.

M. – Toute l’histoire en fin de compte, c’est que pour les gens qui, par exemple, sont les tenants
d’une dynamique loin de l’équilibre, il faut aller hors de l’équilibre pour que se crée un nouvel ordre.
Lui parle de structures cristallisées… cas spécifique. Au niveau de la négentropie, je propose,
qu’après des lectures sur le sujet, on en parle une prochaine fois…

F. – Je pose cette question-là car c’est important pour moi : doit-on maintenir l’idée qu’il y a deux
types de fonctionnements : un fonctionnement d’état qui correspond en effet à des énergétiques

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


sémiotiques avec des petites énergies et avec des sémiotiques totalement incorporelles et avec les
voies de passage que cela implique. Alors il va de soi que l’information – pas l’information mais ce
qui est à englober et simplifier dans l’information serait en effet tout à fait différente, ne serait pas
du même monde que les rapports énergétiques pris dans des coordonnées spatio-temporelles. C’est
simplement pour cela que je dis qu’il faut revoir cette question.

M. – Il y a quelque chose que tu sautes rapidement, c’est que l’entropie a été amenée comme cri-
tique de l’énergie. Bateson, par exemple, ne parle d’entropie que pour critiquer ceux qui parlent
d’énergie.

F. – Lacan a fait la même chose, je te le fais remarquer : il a critiqué la libido de Freud pour dire que
ce n’était pas du tout comme cela, que ce n’était en réalité que du signifiant. Mais le résultat – j’ai
essayé de le démontrer la dernière fois, textes en main – c’est d’avoir bel et bien gardé la notion
d’équivalent général libidinal et il en va de même, je suppose, avec tous les systémistes qui vont
faire maintes critiques mais qui vont garder cette idée qu’il y a une énergie (quoi ? laquelle ? où ?
comment ?) qui traverserait les différents niveaux. Alors on a beau sophistiquer le modèle autant que
l’on veut, on est toujours sur le même terrain de l’équivalent généralisé.

Un autre problème pour quelqu’un qui est un spécialiste de la logique : dans le modèle que je pro-
pose, cet univers de syntagmatique pourrait dans le domaine de la logique (signe d’appartenance
logique) être considéré comme ce qui est élément de. Sans aucun autre type de qualification. Tandis
que cette dimension-là pourrait être celle de l’inclusion logique, notamment qui permet dans la théo-
rie des ensembles de faire traverser les individualités, de faire des systèmes d’inclusion qui ne coïn-
cident pas avec des systèmes complètement déterminés dans des coordonnées spatio-temporelles.
Dans cette dimension-là, il faudrait envisager ce qu’on pourrait appeler les validations objectives ou
les validations probabilistes. Là aussi c’est un vieux débat. Tandis que, à ce niveau là on parlera sim-
plement de la vérité d’agencement. En arrivant à Londres, il est très possible que vous voyiez à la
suite trente rousses. Probabilité. Ce sera une certaine tractation de quelque chose. Il y aura loi disant
qu’il y a beaucoup de rousses mais cela n’ira pas dire pour autant que toutes les anglaises sont
rousses. Les différentes conceptions, soit de vérité par correspondance, soit de vérité au niveau du
système de représentation, soit de vérité pragmatique, disons les différentes théories de la vérité
quelque part doivent être conjointes puisqu’il n’y a de vérité que d’agencement. Il n’y a pas d’uni-
versalité au niveau du texte, il n’y a pas d’universalité aussi bien pragmatique que sémantique et que
syntaxique, mais il y a le fait que, un système d’agencement étant donné, il est porteur de ses cor-
données, de ses systèmes de validation statistique et de consistance abstraite. Voilà un sujet qui n’est
pas rien.
Maintenant une autre question qui concerne plus spécialement ce losange. Il s’agit de voir comment,
alors qu’on a divisé les différents domaines, on va les faire travailler ensemble dans ce noyau
d’agencement. Si l’on garde bien cette division : domaine énergétique/domaine incorporel, les sys-
tèmes de passage seront que des systèmes joueront sur les deux registres. Par exemple, on pourra
parler de rapports énergétiques au sein de la matière signalétique (dépôts d’énergie narratifs). C’est
plus une métaphore à ce moment-là, on peut considérer en effet que dans un système matériel un
système de signalisation joue un rôle de déclencheur. Par exemple, quand tu vois un film, il y a toute
une énergétique de la perception, toute une cinétique, etc. On peut se poser le problème d’une éner-
gétique des perceptions, mais aussi au niveau d’une cinétique cinématique mentale, il y a tout lieu
de penser qu’il y a des déplacements énergétiques qui peuvent être tout à fait de micro-énergie. Et
cela devient très intéressant de voir ce que sont les interventions, ce que sont les phénomènes de
saturation, ce que sont les matières d’expression propres à ces différentes énergétiques sémiotiques.
C’est quelque chose que l’on risque de totalement passer sous la table avec une théorie générale du
signifiant, en disant : mais nous on ne parle pas du tout du signe, on parle du signifiant ! Donc, on
laisse complètement tomber toute la matérialité phonématique, graphématique, etc. Cela devient

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


alors un champ ouvert. Mais en même temps, comment une matière signalétique va-t-elle jouer
comme déclencheur processuel pour une part ? C’est comme si on avait une flèche, comme si on
rebondissait sur un agencement et qu’on dérivait dans deux directions : là il y a une catalyse pro-
cessuelle une petite énergie sémiotique déclenche un effet qui peut être alors un effet processuel très
complet. Une petite énergie sémiotique à ce moment-là, ce peut être un effet perceptif, un effet figu-
re/fond, voir apparaître un danger-accident et du coup ça déclenche le pied, quelque chose qui est
un processus dans des rapports énergétiques infiniment plus importants. Mais ce même effet, un peu
comme une particule qui heurte quelque chose, déclenche un effet incorporel. Ce serait donc un des
thèmes : comment un procès de concaténation sémiotique existentielle déclenche une catalyse éner-
gétique là, et une catalyse formelle ici. Et comment, au terme du processus énergétique et au terme
de la composition des boucles sémantiques, il y a une consistance de ces univers par le système des
machines abstraites.
Là encore en parlant je simplifie cette problématique car je fais toujours l’opposition
énergétique/incorporel, mais je le répète : il y a autant d’énergétiques que l’on a besoin et autant
d’univers que l’on a besoin. Donc, on voit que ce qui est mis en jeu dans cette cinétique sémantique,
ce n’est pas une simple collection de possibles (soit des possibles sémantiques, soit des possibles
processuels), c’est aussi la consistance de ces possibles au fur et à mesure qu’il y a une actualisation
qui ouvre des possibles loin des équilibres stratifiés.
Castoriadis dit des choses intéressantes dans un article de l’Encyclopédie « Sciences modernes et
interrogations philosophiques » : il fait remarquer que la catégorie d’information ne peut pas per-
mettre de rendre compte de ce que sont les automates complexes. Pour en rendre compte, il faudrait
qu’à côté de la notion d’information, ou à l’intérieur de cette notion, on développe les dimensions
de pertinence de l’information, de poids de l’information, de valeur de l’information, de significa-
tion du message, etc.

Voilà à peu près le point où j’en suis, car finalement ce qui me semble intéressant c’est d’essayer de
développer une instrumentation cartographique qui réponde à deux exigences en apparence contra-
dictoires : complexifier les modèles, refuser tous les systèmes réductionnistes capitalistiques, tous
les systèmes d’équivalent qui font complètement décoller de ce qu’est la phénoménologie même des
systèmes auxquels on a affaire, mais en même temps être minimaliste. L’exigence est contradictoi-
re. Les exigences maximalistes sont celles de Freud, Lacan, Jung, etc., en ce sens que pour faire leur
cartographie de l’inconscient, ils en mettent beaucoup trop et ils imposent, de par leur modèle, une
distorsion de la description phénoménologique. C’est beaucoup moins sensible dans les œuvres de
début de Freud (Traumdeutung, ou Psychopathologie de la vie quotidienne) parce qu’effectivement
là il amène sa cartographie au fur et à mesure. Mais ensuite, à partir du moment où il y a une carto-
graphie générale (la topique de l’inconscient) et à la limite cosmologique (avec Éros et Thanatos),
toutes les formations singulières de l’inconscient rentrent dans des voies quasiment institutionnali-
sées du point de vue théorique et pratique.
Donc exigence minimaliste : si j’en suis venu là c’est que je ne pouvais pas faire autrement (je m’en
serais bien passé) que d’apporter au moins ces quatre dimensions fondamentales de l’inconscient,
car sans cette dimension de l’appropriation existentielle on ne comprendra rien en particulier à des
choses si évidentes pour soi-même dans le domaine clinique comme la pulsion de mort, tous les sys-
tèmes de répétition que l’on a évoqués avec la névrose obsessionnelle, etc. Sans la dimension des
machines concrètes on sera totalement coupé des réalités dans lesquelles les gens vivent, car ils sont
aussi dans des machines concrètes, matérielles, ils prennent le métro, ils sont dans des familles qui
fonctionnent comme des machines et dans des systèmes économiques qui fonctionnent comme des
machines concrètes.
Sans le système de l’économie des composantes incorporelles, on ne rend absolument pas compte
(…) et de ce qui établit une consistance entre les phylums énergétiquement pris dans des coordon-
nées spatio-temporelles et des coordonnées historiques irréversibles et des univers qui eux sont

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


consubstantiels à tout et à n’importe quoi, au futur, au passé, etc. Dans ce registre-là on ne peut pas
faire tenir les trois autres dimensions.
Donc je propose cela et je dis que c’est minimaliste. Pourquoi ? C’est qu’à mon avis, dans un pro-
cessus analytique, en oubliant tout, nécessairement à un moment ou à un autre on risque d’être obli-
gé de prendre de telles catégories d’appui, pour ne pas tomber dans les systèmes réductionnistes.
Cela ne sert à rien d’autre. Ce n’est donc pas une définition, une topique alternative aux topiques
freudo-lacaniennes. Mais ce sont des points de repère méthodologiques. Si jamais tout en croyant
parler avec quelqu’un qui est complètement coincé dans telle ou telle situation ou qui est pris dans
tel processus, ou quelqu’un qui enfile des perles sémantiques, arrive un problème de transistance
pure, arrivent des machines abstraites qui n’ont rien à voir avec ces différents registres, il faudra
alors leur donner priorité, leur donner leur droit d’entrée dans la composition de l’agencement. Dans
tel ou tel système, on pourra voir la ligne s’effondrer dans une ligne de décomposition, d’éclatement,
de réduction dans cette direction de trou noir, etc. C’est cela que j’appelle une position minimaliste
en ce sens que tant qu’on peut s’en passer, on s’en passera, rien de tout cela n’existe. Mais il est pos-
sible qu’on en ait absolument besoin pour rendre compte d’une cartographie schizo-analytique.
C’est donc sur ce point-là que je voulais conclure.

E. – J’aurai juste une question à poser puisque ton débat tournait largement autour de La Nouvelle
Alliance. Pourquoi as-tu, spontanément ou pas, privilégié la notion d’état plus que celle d’ordre par
fluctuation qui me paraît peut-être beaucoup plus riche au niveau même de ta démarche ?

F. – C'est, je crois, le nerf de la question. Parce que j’ai peur que cet ordre par fluctuation ne soit uni-
versalisant d’une autre façon et joue une fonction réductrice, aboutissant à ce que les recherches de
toute l’équipe Prigogyne ne finissent à un moment ou à un autre par tourner en rond aussi. Mais ce
qui me paraît tout à fait intéressant par contre, c’est la façon dont, dans son domaine propre,
Prigogyne a fait la critique historique et épistémologique de la conception d’entropie, en particulier
pour montrer comment historiquement les notions énergétistes simples – les notions d’équivalence –
ont amené cet enrichissement de la notion d’état. Il faudrait peut-être que quelqu’un examine toutes
les implications au niveau de la mécanique quantique, de la physique quantique, notamment avec
toutes ces questions de l’observateur, etc. En effet, encore une fois, il s’agit de spécifier ce que sont
les matières d’expression telles qu’elles se présentent à un moment donné objectif et telles qu’elles
se présentent dans les moments d’agencement, dans les états successifs c’est-à-dire quelque part qui
absorbent les composantes introduites par l’agencement. Et aujourd’hui dans la physique, on nous
parle de particules qui n’ont jamais existé ailleurs que dans l’agencement technico-expérimental qui
les produit. Après on dira : mais si elles ont été produites, il fallait bien qu’elles existent quelque
part. Oui, où ? Précisément dans ce registre d’une affirmation de la consistance de tous les possibles
actuels et virtuels. Donc, c’est toujours cette même préoccupation : j’ai peur que cette notion d’ordre
par fluctuation soit une notion impérialiste, alors qu’il me semble beaucoup plus important de tou-
jours réintroduire les singularités telles qu’elles apparaissent à un moment comme mutation d’état,
compte tenu de ce que dans ces états il y a un facteur historique. Toujours cette notion d’histoire
affleure dans les textes de Prigogyne et Stengers… sauf qu’ils ne parlent jamais vraiment de l’his-
toire, ils évoquent l’irruption de l’histoire dans ces processus. Or aujourd’hui aussi bien dans l’ordre
de la physique que dans l’ordre de l’engineering biologique, enfin dans tous les domaines – révolu-
tion informatique et autres – on voit qu’il y a production de composantes qui modifient totalement
les états existants.

M. – Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans ton compte-rendu. Tout d’abord, les chan-
gements d’états ne se font pas automatiquement par bifurcation : tantôt ils se passent d’une maniè-
re graduelle classique, tantôt ils sont par bifurcation. Ce qui est intéressant c’est que quand un état
change abruptement, la fluctuation qui va s’amplifier est complètement imprévisible. Ce qui est inté-
ressant, c’est qu’un Bateson qui ne connaissait rien aux travaux de Prigogyne dise aussi la même

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


chose apparemment en parlant d’autres situations où l’on peut prévoir à l’avance un événement,
mais pas exactement comment il se déroulera. Et parmi les travaux du groupe Prigogyne D.a repris
les travaux de G. sur les termites : les termites transportent de petites parcelles de terre avec eux
qu’ils déposent au fur et à mesure. Dès lors une termitière va se construire par des piliers qui, à un
moment donné, vont être unis entre eux et c’est à ce moment-là que les termites bouchent cet arc qui
formera le début de la termitière. D. pense que les termites déposent au hasard les petites boulettes
de terre et par exemple, il y aura tantôt ici, tantôt là une boulette, trois boulettes, deux boulettes, une
boulette. Imaginons le chiffre 4 : à 4 l’hormone dont est imprégnée la boulette par le termite devient
assez importante pour que ce soit là et pas ailleurs qu’aillent les termites. On peut prévoir à l’avan-
ce qu’il y aura un pilier, on ne sait pas où il se situera : il se situera là où par hasard 4 boulettes se
sont accumulées. Je donne cet exemple simple où l’on sait qu’il y aura un pilier mais on ne sait pas
où il sera. Un autre exemple beaucoup plus sophistiqué montre ceci : alors que dans les théories ther-
mo-dynamiques à l’équilibre les fluctuations frappent à la porte des normes, on leur dit : porte fer-
mée, retournez d’où vous venez, dans des situations à l’écart de l’équilibre une fluctuation dont on
ne sait pas à l’avance laquelle ce sera brusquement peut s’amplifier. Amplification en général posi-
tive, mais pas forcément, elle peut aussi être liée à un phénomène assez complexe de différentes
rétroactions négatives mais qui sont créées par le cycle. Dans ce contexte précis par exemple, l’am-
plification peut être prévue à l’avance (système loin de l’équilibre) mais on ne peut pas prévoir quel-
le sera la fluctuation qui va s’amplifier. Ce qui est intéressant là, c’est cette approche sur le singu-
lier, sur l’imprévisible, ou sur ce qui ne peut pas être ramené en termes de déterminisme. T. dit à
Prigogyne qu’il ramène la science au Moyen-Âge, qu’il réintroduit le hasard.

F. – Tout ce que tu dis là me semble parfaitement valable dans ce registre-là. C’est qu’il y a effecti-
vement l’ordre des flux : les flux de matière sémiotique, les N. flux énergétiques possibles qui vont
dans cette direction des singularités vers les phylum machiniques et qui articulent des machines
concrètes à un certain niveau d’actualisation. Mais il n’y a pas que l’ordre par fluctuation, c’est ce
que j’essayais de dire précédemment. Il y a aussi l’ordre par univers qui n’est pas un ordre par flux :
c’est un ordre qui ne connaît pas les coordonnées spatio-temporelles, qui ne connaît pas les dimen-
sions énergétiques, c’est un ordre qui est avant, après, partout et nulle part. Cette qualité d’univers
soit que tu la considères au niveau de l’univers, soit que tu la considères au niveau du territoire vide
– la pure existence du territoire comme territoire – avec toutes les graduations dans ce sens-là dans
l’ordre de la différenciation et toutes les articulations dans ce sens-là dans l’ordre de la mise en
œuvre, la mise en rapport de machines concrètes, c’est quelque chose qui compte. Et je ne vois pas
du tout comment dans le système d’ordre par fluctuation tu pourras introduire le fait qu’un beau jour,
par exemple, dans l’histoire concrètement, non seulement on a inventé un nouveau type de flux de
signes pour écrire la musique, de rythmes qui s’articulent, de matière sonore, matière instrumenta-
le, matière vocale pour faire un autre univers musical. Là il y a un cap total parce que c’est une muta-
tion brusque.

E. – Je comprends très bien ta protestation. Je pense en particulier au dernier livre de Serres qui
tombe tout à fait dans ce travers que tu enregistres, à savoir que le concept d’ordre par fluctuation
devienne une nouvelle catégorie universaliste, une espèce de concept fourre-tout qui explique tout
et n’importe quoi. Sur ce, la question que je me pose et c’est peut-être une interprétation très hété-
rodoxe, ça l’est sûrement, c’est de savoir si on ne peut pas faire travailler ce concept d’ordre par fluc-
tuation en tant que catégorie qui nous permette peut-être de mieux saisir le problème des compo-
santes de passage, par exemple entre énergétique sémiotique et énergétique des incorporels. On sort
alors complètement du champ de Prigogyne : on expérimente un concept, on le fait fonctionner
autrement, mais il me semble que ce serait peut-être plus intéressant, et en tous cas plus riche, que
d’expulser purement et simplement ce concept à cause du risque dont tu parles.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


F. – Je ne l’expulse pas du tout, je le localise. Là il y a les processus près de l’équilibre ; ils sont tota-
lement dans l’équilibre au niveau des flux ; il n’y a rien à en dire, c’est la singularité pure. Ils se
montrent comme processus dans certains rapports stratifiés à l’équilibre, puis ils prolifèrent jusqu’à
un éloignement total de l’équilibre puisque c’est l’ensemble des possibles qui se trouve collecté.
Cette « processuelle » des flux, du pur flux et du pur phylum, avec toutes les actualisations proces-
suelles jamais ne rendra compte d’un certain nombre d’autres catégories. À savoir la conscience vide
existentielle, ce que j’ai appelé l’appropriation existentielle, la sémiotique existentielle. On ne voit
pas, par exemple, comment tu vas faire sortir le cogito ou l’être à soi, l’être pour soi d’un processus,
c’est totalement absurde.
Tu as une prolifération des logiques qui ne correspondent absolument pas à des systèmes proces-
suels du type des fluctuations, tu as tous les imaginaires qui peuvent se développer, tu as ensuite les
mutations d’univers comme telles, c’est-à-dire que tu as des univers qui répondent à des systèmes
de coordonnées mais ce ne sont pas des coordonnées spatio-temporelles. Tu peux avoir autant d’en-
gendrements, autant de carrefours que tu veux, mais tu as bel et bien une mutation d’univers à un
moment. La mutation d’univers, c’est le surgissement du vivant quelque part comme nouvelle caté-
gorie, ce que j’appelle la chimie à 37°, ce sont les univers de valeurs esthétiques, etc. Comment
veux-tu les articuler avec ces fluctuations ?

M. – Je suis d’accord : toute théorie qui devient une théorie dans laquelle on intègre des éléments
différents risque de devenir impérialiste et elle crée sa propre tombe, toute théorie, y compris la théo-
rie des fluctuations, qui veut tout expliquer se condamne. Toute théorie n’est qu’un outil.
Reprenons les travaux de (…) Il a une idée sur les évolutions ponctuées, sur le fait qu’à un moment
donné d’une mutation, la mutation fait que quelque part aux franges d’une zone où existait tel type
d’animal, à nouveau l’animal apparaît, lequel se développe. Comme il est par hasard le mieux adap-
té à toute une série de contextes, il va manger la pâture d’autres animaux qui, eux, vont en crever.
Alors que normalement il n’y a pas de problème, ils pourraient subsister. Là c’est l’aspect d’une
mutation non liée à un flux. Brusquement tu as quelque chose qui est passé au niveau de l’A.D.N.
et… N’empêche que ces gens-là ne se démarquent pas forcément par rapport à une vision de bifur-
cation, de sauts qualitatifs. J’entendais E. dire quelque chose d’intéressant, c’est que autant tu as
absolument raison de te méfier de toute forme d’approche qui voudrait tout expliquer, autant tu as
raison de dire : qu’est-ce qui fait qu’une mutation apparaît ? Et c’est quoi le contexte d’une muta-
tion ? Est-ce un flux dans un système physico-chimique ou dans un autre système ? Ou est-ce
quelque chose d’autre que tu appelles, toi, changement d’univers ? Quelque chose qui ne suit pas
cette mise hors de l’équilibre. Pour moi en tous cas reste importante l’idée de bifurcation et l’idée
de saut qualitatif. Mais il y a un second temps : une fois qu’on a fait une nouvelle manière d’écrire
la musique, ce n’est pas évident que ça va marcher ; c’est que quelque chose s’est passé là à ce
moment aussi.

E. – Je crois que tu tiens quelque chose sur cette lecture. Je me rappelle que quand j’avais lu La
Nouvelle Alliance, quelque chose m’avait beaucoup frappé et inquiété d’une certaine manière. C’est
un passage qu’a particulièrement travaillé Stengers quand elle parle de l’histoire des sciences et en
particulier de la philosophie et de la physique ; il y avait un concept qu’elle n’arrivait pas à dépas-
ser, c’était celui de résonance ; ils disaient : il y a une résonance certaine entre un certain type de
processus capitalistique et la découverte d’un certain type de cinétique, de problème, de mesure du
temps, etc. C’est vrai que cette catégorie de résonance, c’est tout et n’importe quoi. Parce que pré-
cisément, ce que l’on n’arrive pas à repenser, c’est ce problème de la mutation d’univers.

M. – Je suis plus nuancé à ce niveau-là. Justement avant qu’on ne se réunisse, je discutais en petit
groupe d’un texte d’un épistémologue américain post-batesonien qui composait une vision du
monde anhistorique où le problème c’est simplement : comment on décode la réalité ? Comment est-
ce qu’on peut décoder une réalité ? Pour lui, la grande différence ce n’est pas le passage d’une vision

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


linéaire A.B. à une vision circulaire ou systémique ; la grande différence c’est le passage du monde
de la physique qu’il assimile au monde de la substance, au monde de la forme, qu’il assimile à l’in-
formation-l’organisation. Et alors il fait une sorte de petit saut très agréable où il fait comme si
d’abord on pouvait différencier le monde de la physique du monde de la réalisation. Stengers nous
rappelle d’ailleurs que ce n’est pas évident : partie d’un contexte physico-chimique où à un moment
donné une réalisation apparaît. D’abord il relève bien que c’est une dichotomie binaire un peu sim-
pliste mais aussi elle porte un aspect anhistorique d’une vision du monde où du moment qu’on a
ponctué valablement on est tranquille. Le problème est : Où je ponctue ? Où suis-je ? Du côté de
Newton ou du côté de l’information ? Elle insiste, elle, sur l’aspect historique qui est l’aspect de
l’outil et de l’homme en interrogation devant un contexte spécifique. Et sur cet aspect où l’on
découvre la partialité et la limite de la ponctuation qu’on en a faite dans le processus se heurtant à
la situation. Et justement son article finit sur une critique d’une vision anhistorique et apolitique.
Alors je dirais que la critique que tu fais est en partie juste, mais elle manque de moyens simple-
ment, je crois que cette approche que Prigogyne a développée est une approche qui n’exclue pas la
possibilité d’intégrer des visions historiques, le tout c’est que tu n’as pas les moyens de le faire,
simplement.

F. – La seule recommandation, exigence que j’aurais par rapport à leur type de description, c’est que
tu risques de faire entrer la forme de l’extérieur dans les systèmes qui sont pris dans ce que j’appel-
le les coordonnées énergétiques. Mais tu as aussi l’inverse et ça je crois que c’est très important dans
les systèmes évolutifs et même pour nous toujours. C’est que tu as la capture par un univers de pro-
cessus ou de syntagmatique existentielle. Tu as un univers qui attire à lui – exactement comme ils
disent qu’il y a à un moment un état d’équilibre qui absorbe les systèmes probabilitaires – une névro-
se ou un système, comme le système japonais attire à lui les formes d’art, les formes politiques, les
formes de névrose qui sont en rapport avec cette transistance particulière. Donc tu as toutes les
entrées : tu n’as pas seulement la forme qui va s’incarner dans la matière suivant le schéma aristo-
télicien traditionnel mais tu as aussi la matière qui va s’approprier une forme et l’inverse. Tu as
toutes les entrées : tu as l’entrée par le territoire, l’entrée par la singularité, l’entrée par l’univers et
l’entrée par les phylums actuels.

M. – Là je suis d’accord avec eux parce qu’ils ponctuent ce cas précis : une forme particulière qui
en général est une forme d’agrégation par exemple comme la forme qui attire des formes probabi-
listes. Ce n’est pas évident du tout. Imaginons que l’on décrive l’évolution de ces amibes. Ce sont
des amibes qui sont partout dans les sous-bois. Si on les prend et qu’on les fourre sur une sorte de
petite boîte pleine de vaseline, sans aucune nourriture, brusquement apparaît un phénomène d’agré-
gation, ce sont des centres chez les amibes qui émettent de l’A.M.P. cyclique, lequel attire d’autres
amibes, ce qui donne un corps multicellulaire et une tête multicellulaire dans un second temps,
laquelle tête dans un autre temps redonnera des amibes. Eux vont partir de l’agrégation, voici la
forme qui va attirer. Mais pourquoi ponctuer là ? On peut très bien partir d’ailleurs. Ce sont eux qui
choisissent que le point de probabilité est un point d’agrégation. Là je suis d’accord avec toi, et les
critiques, j’en fais aussi.

F. – Ce qui m’avait toujours naïvement frappé et l’on en faisait état très souvent avec Gilles depuis
l’Anti-Œdipe, c’étaient les captures d’univers. Quand on capture un univers, on ne le prend pas en
partie : quand l’orchidée capture l’univers de la guêpe, ou vice-versa, ce n’est pas un des éléments
de cet univers, mais c’est l’ensemble des implications de cet univers et non seulement c’est fait
ensemble mais ensuite il y a une mutation tierce de l’univers qui crée un nouveau champ de pos-
sibles – ce qui me paraît très naïvement la seule façon de comprendre la haute différenciation, le fini
des systèmes évolutifs. Non seulement je prendrai l’ensemble de cette actualisation de l’univers,
mais d’autres possibles, et il va y avoir une mutation, un saut qualitatif pur et simple, ce qui évite,
en effet, tout enchaînement linéaire puisqu’on peut avoir des traversées.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Par exemple, quelqu’un est pris dans un devenir animal. Dans la vision classique, c’est une régres-
sion, un système objectal, un système pervers puisque c’est surhumain. Mais un devenir animal peut
au contraire, en tant qu’il véhicule avec lui comme un escargot sa coquille un univers mutant, peut
totalement transformer des éléments hautement différenciés. Quand Kafka est pris dans un devenir
animal, cela ne veut pas dire qu’il régresse, mais cela veut dire qu’en particulier son écriture, son
rapport au monde fait une mutation prodigieuse. Son devenir animal va lui permettre de comprendre
ce que sera la bureaucratie soviétique cinquante ans après. On voit bien alors qu’il n’y a pas additi-
vité ou causalité simple. Voilà qui condamne toute idée de stade, de régression.

E. – Je me posais la question : Est-ce qu’implicitement on n’a pas tendance à reconstruire une com-
binatoire qu’on peut remettre totalement derrière ?

F. – C’est exactement ce que je pense. De toutes façons, on n’a pas le choix. Alors, prenons la pour
ce qu’elle est, c’est-à-dire un agencement. Quand tu es devant un type paumé ou un groupe, peu
importe, tu es bel et bien devant une combinatoire en acte qui implique des processus existentiels
d’appropriation, de représentation, une certaine consistance. La question est de toujours savoir :
Qu’est-ce que ça veut dire d’intervenir, d’interpréter soi-disant ? Cela veut dire qu’à cette combina-
toire ou cette ordination (cette description, ce tableau), on va en superposer une autre. Mais la carte
modifie le territoire ou alors ne le modifie pas. Si elle ne le modifie pas, c’est ce qui peut arriver de
mieux parce que ça n’a aucune importance. Un psychanalyste va faire une cartographie qui n’a aucu-
ne prise sur l’agencement. Mais à partir du moment où il y a un effet, une interaction sémiotique
entre la cartographie ou la combinatoire et l’agencement en question, alors c’est là que se pose le
problème. Est-ce qu’il va y avoir une appropriation, une dérivation qui, loin de permettre une car-
tographie qui fera fonctionner les processus et fera monter la ligne hylémorphique, pourra l’effon-
drer complètement.
C’est en ce sens que j’interprète les névroses du sixième ou huitième mois. Si on enquêtait auprès
des gens qui rentrent en psychanalyse, grosso modo tout va toujours très bien lorsque ça embraye
entre 6 et 8 mois, parce qu’il y a une sorte d’exterritorialité des modes de représentation. Mais à par-
tir du moment où ça se noue, où l’analysant entre dans l’agencement analytique, on observe fré-
quemment, souvent dramatiquement, une chute totale de la ligne, c’est-à-dire que vraiment l’ancien
mode de repérage s’effondre et c’est une liquidation des singularités, des processus etc. C’est
quelque chose que l’on observe aussi, par exemple, quand une société archaïque tombe artificielle-
ment sous le coup d’une religion monothéiste : c’est ce qui se passe avec les sociétés animistes afri-
caines qui se font absorber avec les musulmans ou un système capitalistique développé. On voit
alors un effondrement, une clochardisation généralisée, des rapports aux rituels, à la pratique, à la
relation, etc. C’est comme si quelque part, les interactions cartographiques de représentations
avaient pour effet de désorganiser les noyaux d’agencement qui fonctionnaient concrètement avec
des hauts, des bas, toutes sortes de fluctuations. C’est cette problématique qu’il est très important de
considérer : savoir ce que cela veut dire qu’il y ait une sorte de mariage, de croisement monstrueux
entre deux cartographies sous prétexte de science, de bien-être, de n’importe quoi.

O. – C’est complètement vrai pour les enfants que l’on fait entrer dans l’Éducation Spécialisée. Il y
a un moment donné où l’on dit : c’est formidable, ils vont bien et tout et ils ne sortent jamais assez
tôt, quoiqu’on fasse. Et à un moment, il y a concordance entre ce qui les a amenés et le fonctionne-
ment de l’institution qui fait que ça ne colle plus, tout redégringole. Ce n’est pas simplement lié à la
psychanalyse.

F. – C’est vrai notamment des couples, il y aurait des lois. Il y a des histoires formidables, des coups
de foudre, etc., et puis à un moment, notamment quand c’est ce triangle d’appropriation existentiel-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


le, le narcissisme, tout ce que vous voulez qui se trouve en prise, alors là ça devient ce que vous
savez tous et toutes.
Alors dans ces histoires de cartographies, c’est comme un leitmotiv, le garant ce n’est pas seulement
ce que j’ai trop tendance à dire intérieurement : c’est quand ça marche ou quand ça ne marche pas.
Oui c’est vrai, c’est un des éléments, mais c’est aussi le fait de voir apparaître des composantes tota-
lement irréductibles, le fameux « roc » dont parlait Freud à la fin de sa vie, vraiment rien à faire,
rien à dire, rien à bouger, le roc de la castration et tous ces machins-là. Et puis c’est aussi de voir
qu’il y a un pur effet de prolifération, de travail, qui quelque part amène par devers soi des éléments
indépendamment de tout transfert qui peuvent jouer dans un registre ou dans un autre ; et puis c’est
aussi alors cette sorte d’objectivité abstraite, cette sorte de chose qui se joue au niveau des univers
machiniques abstraits, c’est-à-dire qu’il y a des systèmes mutationnels qui apparaissent en dehors
des systèmes processuels, que ça marche ou que ça ne marche pas, que ça interprète ou que ça n’in-
terprète pas, que ça s’existentialise ou pas : il y a des systèmes mutationnels qui traversent complè-
tement les agencements dans un sens ou dans un autre. C’est donc cela l’appréciation d’une carto-
graphie, c’est l’appréciation de savoir : Qu’est-ce qu’on fait quand on parle avec un psychotique,
aveu un môme, ou avec son comparse, son compagnon ou sa compagne, qu’est ce qu’on fait ? Est-
on seulement dans ce registre des repérages systémiques attestables, est-on seulement dans des sys-
tèmes identificatoires qui risquent de s’effondrer, un seul système binaire existentiel qui fait que l’on
ne sait plus qui existe, ou ni quoi ni comment avec un effondrement d’autres systèmes de consis-
tance qui doivent être pris en considération.
Les ethnologues le disent cela, avec un sentiment de manier des choses mortelles, des destins mor-
tels ; des ethnologues ont dit souvent : on sait par avance que quelques soient nos bonnes intentions,
nos méthodologies, nos précautions, de toutes façons on tue la société à laquelle on est connecté,
c’est irréversible. On ne les tue pas forcément parce qu’on porte des maladies avec nous et des médi-
caments, on tue parce qu’il y a une interaction cartographique qui va faire exploser l’agencement.

A. – C’est le problème général de la recherche en sciences sociales, c’est-à-dire qu’il n’y a produc-
tion de connaissance que sur ce qui est en train de cesser d’exister.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


Les séminaires de Félix Guattari / p. 14
Les séminaires de Félix Guattari / p. 15
FÉLIX GUATTARI

De la production
de subjectivité

L A PENSÉE CLASSIQUE TENAIT L’AME ÉLOIGNÉE de la matière


et l’essence du sujet à distance des rouages corporels. De
leur côté les marxistes opposaient les superstructures subjec-
tives aux rapports de production infrastructuraux. Comment
peut-on parler aujourd’hui de production de subjectivité ? Un
premier constat nous conduit à reconnaître que les contenus
de la subjectivité dépendent toujours plus d’une multitude de
systèmes machiniques. Aucun domaine d’opinion, de pensée,
d’images, d’affects, de narrativité ne peut désormais prétendre
échapper à l’emprise envahissante de « l’assistance par ordi-
nateur », des banques de données, de la télématique, etc. Dès
lors, on en vient même à se demander si l’essence du sujet
— cette fameuse essence, après laquelle la philosophie occi-
dentale court depuis des siècles — ne se trouve pas elle-même
menacée par cette nouvelle a machino-dépendance » de la
subjectivité. On sait le curieux mélange d’enrichissement et
d’appauvrissement qui en est résulté jusqu’à présent : une
apparente démocratisation de l’accès aux données, aux
savoirs, associée à une refermeture ségrégative de leurs ins-
tances d’élaboration ; une démultiplication des angles
d’approche anthropologiques, un brassage planétaire des cul-
tures, paradoxalement contemporains d’une montée des par-
ticularismes et des racismes ; une immense extension des
champs d’investigation technico-scientifiques et esthétiques
se déployant dans un contexte moral de grisaille et de désen-
chantement. Mais plutôt que de s’associer aux croisades à la

CHIMERES 1
FÉLIX GUATTARI

mode contre les méfaits du modernisme, plutôt que de prê- 1. Nano-seconde :


cher la réhabilitation des valeurs transcendentales en déroute 10-9 seconde ;
pico-seconde :
ou de s’abandonner aux délices désabusés du post-moder- 10-12 seconde.
nisme, on peut tenter de récuser le dilemme du refus crispé Sur tous les thèmes
ou de l’acceptation cynique de la situation. prospectifs évoqués
ici, voir « Rapport sur
1’état de la
Que les machines soient à même d’articuler des énoncés et technique », C.P.E.
d’enregistrer des états de fait au rythme de la nano-seconde Numéro spécial de
et peutêtre demain, de la pico-seconde (1), n’en fait pas pour Science et Technique
autant des puissances diaboliques qui menaceraient de domi- dirigé par
Thierry Gaudin.
ner l’homme.
En fait, celui-ci est d’autant moins fondé de se détourner
d’elles qu’elles ne sont, après tout, rien d’autre que des formes
hyperdéveloppées et hyperconcentrées de certains aspects de
sa propre subjectivité et, soulignons-le, justement pas des
aspects qui le polarisent sur les relations de domination et de
pouvoir. On aura lancé un double pont de l’homme vers la
machine et de la machine vers l’homme et, à travers cela se
laisseront mieux augurer de nouvelles et confiantes alliances
entre eux, quand on aura établi :
1. que les actuelles machines informationnelles et communi-
cationnelles ne se contentent pas de véhiculer des contenus
représentatifs mais qu’elles concourent également à la confec-
tion de nouveaux agencements d’énonciation (individuels
et/ou collectifs) ;
2. que tous les systèmes machiniques, à quelque domaine
qu’ils appartiennent — techniques, biologiques, sémiotiques,
logiques, abstraits — sont le support, par eux-mêmes, de
processus protosubjectifs, que je qualifierai de subjectivité
modulaire.

Je n’évoquerai ici que le premier volet de ces questions, me


réservant d’aborder le second, qui tourne autour des pro-
blèmes d’auto-référence, d’auto-transcendance, etc., dans
d’autres circonstances.
Avant d’aller plus avant nous devrons nous demander si cette
« entrée en machine » de la subjectivité — comme on disait
autrefois « entrer en religion » — est vraiment d’une absolue
nouveauté. Les subjectivités « précapitalistiques » ou
« archaïques » n’étaient-elles pas, elles aussi, déjà engendrées

CHIMERES 2
De la production de subjectivité

par diverses machines initiatiques, sociales, rhétoriques,


enchassées dans des institutions claniques, religieuses, mili-
taires, corporatives, etc. ? qu’ici je regrouperai sous la déno-
mination générale d’Équipements Collectifs de subjectivation.
Il en allait par exemple ainsi des machines monacales, qui
portèrent jusqu’à nous les mémoires de l’antiquité, en fécon-
dant au passage notre modernité. Qu’étaient-elles d’autre que
les logiciels, les « macroprocesseurs » du Moyen-Âge — les
néo-platoniciens ayant été, à leur façon, les premiers concep-
teurs d’une processualité capable de traverser le temps et les
stases. Et la Cour de Versailles, qu’était-elle d’autre, avec sa
gestion minutieuse des flux de pouvoir, d’argent, de prestige,
de compétence et ses étiquettes de haute précision, sinon une
machine délibérément conçue pour secréter une subjectivité
aristocratique de rechange, beaucoup plus soumise à la
royauté étatique que ne l’étaient celles des seigneuries de tra-
dition féodale et amorcant d’autres rapports d’assujettisse-
ment aux valeurs et aux mœurs des bourgeoisies montantes ?

Je ne puis ici, en deux temps trois mouvements, retracer l’his-


torique de ces Équipements Collectifs de subjectivation.
D’ailleurs, ni l’histoire ni la sociologie ne seraient, à mon
sens, vraiment en mesure de nous livrer les clefs analytico-
politiques des processus en jeu. Je voudrais seulement mettre
à jour quelques voi(x)(es) fondamentales — ici, le francais
permet de nouer homophoniquement le chemin et l’énoncia-
tion — que ces équipements ont produites et dont l’entrela-
cement demeure à la base des processus de subjectivation des
sociétés occidentales contemporaines. J’en distinguerai trois
séries :
1. Les voix de pouvoir, circonscrivant et circonvenant, de
l’extérieur, les ensembles humains, soit par coercition directe
et emprise panoptique sur les corps, soit par saisie imaginaire
des âmes ;
2. Les voix de savoir, s’articulant de l’intérieur de la subjec-
tivité aux pragmatiques technico-scientifiques et écono-
miques ;
3. Les voix de l’auto-référence, développant une subjectivité
processuelle, auto-fondatrice de ses propres coordonnées,
autoconsistancielle (que j’avais rapportée, naguère, à la

CHIMERES 3
FÉLIX GUATTARI

catégorie de « groupe-sujet ») ce qui ne l’empêche pas de


s’instaurer transversalement aux stratifications sociales et
mentales.
Pouvoirs sur les territorialités extérieures, savoirs déterrito-
rialisés sur les activités humaines et les machines et, enfin,
créativité propre aux mutations subjectives : ces trois voix,
bien qu’inscrites au cœur de la diachronie historique et
durement incarnées dans les clivages et ségrégations sociolo-
giques, ne cessent donc de s’entremêler dans d’étranges bal-
lets, alternant luttes à mort et promotion de figures nouvelles.

Relevons au passage que, dans notre perspective schizoana-


lytique d’élucidation des faits de subjectivation, il ne sera fait
qu’un usage très réservé des abords dialectiques, structura-
listes, systémistes et même généalogiques, au sens de Michel
Foucault. C’est que, selon moi, d’une certaine facon tous les
systèmes de modélisation se valent, tous sont acceptables,
mais uniquement dans la mesure où leurs principes d’intelli-
gibilité renoncent à toute prétention universaliste et admettent
qu’ils n’ont d’autre mission que de concourir à la cartogra-
phie de territoires existentiels, — impliquant des univers sen-
sibles, cognitifs, affectifs, esthétiques, etc. — et cela, sur des
aires et pour des périodes de temps bien délimitées. Ce rela-
tivisme n’est d’ailleurs nullement infamant d’un point de vue
épistémologique : il tient à ce que les régularités, les confi-
gurations plus ou moins stables, que les occurrences subjec-
tives donnent à déchiffrer, relèvent précisément et avant tout
des systèmes d’auto-modélisation évoqués plus haut avec la
troisième voix de l’auto-référence. Ici les chaînons discursifs
— d’expression comme de contenu — ne répondent plus que
de loin en loin, ou à contresens, ou par défiguration, aux
logiques ordinaires des ensembles discursifs. C’est dire, qu’à
ce niveau, tout est bon ! Toutes les idéologies, tous les cultes,
même les plus archaiques, peuvent faire l’affaire, puisqu’il ne
s’agit plus que de s’en servir à titre de matériaux existentiels.
La finalité première de leurs chaînes expressives n’est plus de
dénoter des états de fait ou de sertir dans des axes significa-
tionnels des états de sens, mais, je le répète, de mettre en acte
des cristallisations existentielles s’instaurant, en quelque
sorte, en decà des principes de base de la raison classique :

CHIMERES 4
De la production de subjectivité

ceux d’identité, de Tiers-exclu, de causalité, de raison suffi-


sante, de continuité… Le plus difficile à faire ressortir ici,
c’est que ces matériaux, à partir desquels peuvent s’enclen-
cher les processus d’auto-référence subjective, soient eux-
mêmes extraits d’éléments radicalement hétérogènes, pour ne
pas dire hétéroclites : rythmes de temps vécus, ritournelles
obsédantes, emblèmes identificatoires, objets transitionnels,
fétiches de toute nature… Ce qui s’affirme, lors de cette tra-
versée des régions de l’être et des modes de sémiotisation, ce
sont des traits de singularisation — sortes de coups de cachet
existentiels — qui datent, événementialisent, « contingen-
tent » les états de fait, leurs corrélats référentiels et les agen-
cements d’énonciation qui leur correspondent. Cette double
capacité des traits intensifs de singulariser et de transversali-
ser l’existence, de leur conférer, d’une part, une persistance
locale et, d’autre part, une consistance transversaliste — une
transistance — ne peut être pleinement saisie par les modes
rationnels de connaissance discursive : elle n’est donnée qu’à
travers une appréhension de l’ordre de l’affect, une saisie
transférentielle globale. Le plus universel s’y trouve conjoint
à la facticité la plus contingente ; le plus détaché des amarres
ordinaires du sens s’y trouve ancré à la finitude de l’être-là.
Mais diverses traditions de ce qu’on peut appeler un « ration-
nalisme borné » continuent d’entretenir une méconnaissance
systématique, quasi-militante, à l’égard de tout ce qui, au sein
de ces méta-modélisations, peut ainsi se référer à des univers
virtuels et incorporels, à tous les mondes flous de l’incerti-
tude, de l’aléatoire, du probable… Ce « rationnalisme borné »
a longtemps pourchassé, au sein de l’anthropologie, les modes
de catégorisation qu’il qualifiait de « pré-logiques », alors
qu’ils n’étaient, en réalité, que méta-logiques, para-logiques,
leurs objectifs étant essentiellement de donner consistance à
des agencements de subjectivité individuels et/ou collectifs.
Or il faudrait ici parvenir à penser un continnum qui irait des
jeux d’enfants, des ritualisations de bric et de broc, lors des
tentatives de recompositions psychopathologiques de mondes
« schizés », jusqu’aux cartographies complexes des mythes
et des arts, pour rejoindre, enfin les somptueux édifices spé-
culatifs des théologies et des philosophies qui ont cherché à
appréhender ces mêmes dimensions de créativité existentielle.

CHIMERES 5
FÉLIX GUATTARI

(Qu’il me suffise ici d’évoquer les « âmes oublieuses » de


Plotin ou le « moteur immobile » qui, selon Leibnitz, pré-
existe à toute dissipation de puissance.)

Mais revenons à nos trois voix primordiales. Notre problème


devient désormais de positionner convenablement la troi-
sième, celle de l’auto-référence, par rapport à celles des pou-
voirs et des savoirs. Je l’ai définie comme étant la plus
singulière, la plus contingente, celle qui ancre les réalités
humaines dans la finitude, et aussi la plus universelle, celle
qui opère les traversées les plus fulgurantes entre des
domaines hétérogènes. Il faudrait dire autrement : elle n’est
pas universelle au sens strict, elle est la plus riche en univers
de virtualité, la mieux fournie en lignes de processualité. Et
je vous prie, à ce point de mon exposé, de ne pas trop me faire
grief d’une pléthore de qualificatifs, d’un débordement de
sens de certaines expressions et, sans doute, d’un certain flou
de leur saisie cognitive : il n’y a pas, ici, d’autres recours
possibles !
Les voix de pouvoir et de savoir s’inscrivaient dans des coor-
données d’exo-référence qui en garantissaient un usage exten-
sif et une circonscription précise de sens. La Terre était le
référent de base des pouvoirs sur les corps et les populations,
tandis que le Capital était le référent des savoirs économiques
et de la maîtrise des moyens de production. Le Corps sans
organe, sans figure ni fond, de l’autoréférence, de son côté,
nous ouvre l’horizon tout différent d’une processualité consi-
dérée comme point d’émergence continue de toute forme de
créativité.
Je tiens à souligner que cette triade : Pouvoir territorialisé,
Capital de savoir déterritorialisé et Auto-référence proces-
suelle n’a d’autre ambition que d’éclairer certains problèmes
comme, par exemple, l’actuelle remontée des idéologies néo-
libérales ou d’autres archaïsmes encore plus pernicieux. Il
reste donc bien entendu que ce n’est pas à partir d’un modèle
aussi sommaire qu’on pourrait prétendre aborder les carto-
graphies de processus concrets de subjectivation. Disons qu’il
ne s’agit là que d’instruments d’une cartographie spéculative,
sans aucune prétention à l’égard d’une fondation structurale
universelle ni d’une efficience de terrain. Ce qui est une autre

CHIMERES 6
De la production de subjectivité

façon de rappeler que ces voix n’ont pas toujours existé et


qu’elles n’existeront sans doute pas toujours, du moins sous
une forme identique. Dès lors, il n’est peut-être pas sans per-
tinence de chercher à localiser leur émergence historique et
les franchissements de seuils de consistance qui devaient leur
permettre de se placer durablement sur l’orbite de notre
modernité.
On peut s’attendre à ce qu’une telle prise de consistance
s’appuie sur des systèmes collectifs de « mise en mémoire »
des données et des savoirs, mais également sur des disposi-
tifs matériels d’ordre technique, scientifique et esthétique. On
peut donc tenter de dater ces mutations subjectives fonda-
mentales, d’une part, en fonction de la naissance de grands
Équipements Collectifs religieux et culturels et, d’autre part,
de l’invention de nouveaux matériaux, de nouvelles énergies,
de nouvelles machines à cristalliser le temps et, enfin, de nou-
velles technologies biologiques. Je ne dis pas qu’il s’agisse là
d’infrastructures matérielles conditionnant directement la
subjectivité collective, mais seulement de composantes essen-
tielles à sa prise de consistance dans l’espace et le temps en
fonction de transformations techniques, scientifiques et
artistiques.

Ces considérations m’amènent donc à distinguer trois zones


de fractures historiques à partir desquelles, au cours du der-
nier millénaire, les trois composantes capitalistiques fonda-
mentales virent le jour :
A. L’âge de la chrétienté européenne, marqué par une nou-
velle conception des rapports entre la Terre et le Pouvoir ;
B. L’âge de la déterritorialisation capitalistique des savoirs
et des techniques, fondé sur des principes d’équivaloir géné-
ralisé ;
C. L’âge de l’informatisation planétaire, qui ouvre la possi-
bilité qu’une Processaalité créatrice et singularisante devienne
la nouvelle référence de base.
Précisons d’emblée, en ce qui concerne ce dernier point, que
peu d’éléments objectifs nous permettent encore d’escomp-
ter un tel virage de la modernité mass-médiatique oppressive
vers une ère postmédia qui donnerait toute leur portée aux
agencements d’autoréférence subjective. Il m’apparaît pour-

CHIMERES 7
FÉLIX GUATTARI

tant que ce n’est que dans le contexte des nouvelles


« donnes » de production de subjectivité informatique et télé-
matique que cette voix de l’auto-référence parviendra à
conquérir son plein régime. Évidemment, rien n’est acquis
d’avance ! Rien, dans ce domaine, ne saurait suppléer aux
pratiques sociales novatrices. I1 ne s’agit, ici, que de faire le
constat, qu’à la différence d’autres révolutions d’émancipa-
tion subjective — Spartakus, la Révolution francaise, la
Commune de Paris... —les pratiques individuelles et sociales
d’auto-valorisation et d’auto-organisation de la subjectivité,
aujourd’hui à portée de nos mains, sont en mesure, peut-être
pour la première fois dans l’histoire, de déboucher sur
quelque chose de plus durable que de folles et éphémères
effervescences spontanées, à savoir sur un repositionnement
fondamental de l’homme par rapport à son environnement
machinique et son environnement naturel (qui tendent
d’ailleurs à coïncider).

A. L’âge de la chrétienté européenne

Sur les ruines du Bas-Empire et de l’Empire carolingien s’est


érigée, en Europe occidentale, une figure nouvelle de subjec-
tivité qui peut être caractérisée par une double articulation :
1. avec des entités territoriales de base relativement auto-
nomes, de caractère ethnique, national, religieux, qui
devaient, au départ, constituer la texture de la segmentarité
féodale mais qui ont été appelées à se maintenir, sous d’autres
formes, jusqu’à nos jours ;
2. avec l’entité déterritorialisée de pouvoir subjectif portée par
l’Église catholique et structurée comme Equipement Collectif
à l’échelle européenne
À la différence des formules antérieures de pouvoir impérial,
la figure centrale du pouvoir n’est plus ici en prise directe,
totalitaire-totalisante, sur les territoires de base du socius et
de la subjectivité. La chrétienté, beaucoup plus précocément
que l’Islam, aura dû renoncer à constituer une unité orga-
nique. Mais la disparition d’un César en chair et en os et la
promotion, qu’on n’ose dire substitutive, d’un Christ déterri-
torialisé, loin d’affaiblir les processus d’intégration de la sub-
jectivité, les auront, au contraire, renforcés. Et il me semble

CHIMERES 8
De la production de subjectivité

que de la conjonction entre l’autonomie partielle des sphères


politique et économique propres à la segmentarité féodale et
ce caractère hyper-fusionnel de la subjectivité chrétienne
(manifeste avec les croisades ou l’adoption de codes aristo-
cratiques tels que « La Paix de Dieu » décrite par Georges
Duby) soient résultés une sorte de faille, d’équilibre méta-
stable, favorables à la prolifération d’autres processus égale-
ment partiels d’autonomie, qu’on retrouvera dans :
— la vitalité schismatique de la sensibilité et de la réflexion
religieuse, caractéristique de cette période ;
— l’explosion de créativité esthétique, en fait ininterrompue,
depuis lors ;
— le premier grand « redécollage » des technologies et des
échanges commerciaux, qualifiés par les historiens de « révo-
lution industrielle du XIème siècle » et qui fut corrélatif de
l’apparition de nouvelles figures d’organisation urbaine.

Qu’est-ce qui aura donné à cette figure ambiguë, instable, tor-


turée, le surcroit de consistance qui devait lui permettre de
survivre aux épouvantables épreuves historiques qui l’atten-
daient : les invasions barbares, les épidémies, les guerres per-
manentes ? Schématiquement, six séries de facteurs :
1. la promotion d’un monothéisme, qui devait se révéler, à
l’usage, assez souple, évolutif, relativement capable de
s’adapter aux positions subjectives particulières des barbares,
des esclaves, etc. Le fait que la souplesse d’un système de
référence idéologique devienne un atout fondamental pour lui
permettre de perdurer constituera une donnée de base qu’on
retrouvera à tous les carrefours importants de l’histoire de la
subjectivité capitalistique. (Que l’on songe, par exemple, à la
surprenante capacité d’adaptation du capitalisme contempo-
rain qui lui permet de littéralement phagocyter les économies
dites socialistes.) La consolidation des nouveaux patterns
éthico-religieux de l’Occident chrétien aboutira à la constitu-
tion d’un double marché parallèle de subjectivation : l’un de
refondation permanente, quels que soient ses déboires, de ter-
ritorialités de base, et de redéfinition des filiations et des
réseaux de suzeraineté ; l’autre de prédisposition à une libre
circulation des flux de savoir, de signes monétaires, de figures
esthétiques, de technologie, de biens, de personnes, etc.,

CHIMERES 9
FÉLIX GUATTARI

frayant l’assomption de la seconde voix capitalistique


déterritorialisée.
2. la mise en place d’un quadrillage culturel des populations
chrétiennes par un nouveau type de machine religieuse, repo-
sant, en particulier, sur les écoles paroissiales créées par
Charlemagne et qui survecurent à la disparition de son
Empire ;
3. l’instauration, dans la longue durée, de corps de métiers, de
guildes, de monastères, d’ordres religieux… comme autant
de « banques de données » des savoirs et des techniques de
l’époque ;
4. la généralisation de 1’usage du fer et des moulins à éner-
gie naturelle ; le développement de mentalités artisanales et
urbaines. Mais ce premier essor du machinisme, il faut le sou-
ligner, ne s’implanta que de facon en quelque sorte parasi-
taire, « enkystée », au sein des grands agencements humains
sur lesquels continuèrent de reposer l’essentiel des grands sys-
tèmes de production. En d’autres termes, on ne sort pas
encore ici d’un rapport fondamental homme/outil ;
5. 1’apparition des premières machines opérant une intégra-
tion subjective beaucoup plus poussée :
— les horloges qui battent, dans toute la chrétienté, les mêmes
heures canoniales ;
— l’invention, par étapes, de musiques religieuses asservies
à un support scriptural ;
6. les sélections d’espèces animales et végétales, qui seront à
la base de l’essor quantitatif des paramètres démographiques
et économiques et, par conséquent, du redimensionnement
des agencements en question.
En dépit, ou à cause, des colossales pressions — de refoule-
ment territorial mais aussi d’acculturations enrichissantes —
exercées, d’un côté, par l’Empire byzantin relayé par l’impé-
rialisme arabe et, d’un autre, par les puissances barbares et
nomades — porteuses, en particulier, d’innovations métallur-
giques — le bouillon de culture de la chrétienté proto-capita-
listique parviendra à une stabilisation relative (mais de longue
durée) de ses trois pôles fondamentaux de subjectivation aris-
tocratique, religieux et paysan, régentant les relations de pou-
voirs et de savoir. Ainsi les « poussées machiniques » liées au
développement urbain et à l’essor des technologies civiles et

CHIMERES 10
De la production de subjectivité

militaires se trouveront-elles à la fois encouragées et endi-


guées. Cette sorte d’état de nature des rapports entre l’homme
et l’outil continuera de hanter jusqu’à nos jours les paradigmes
de reterritorialisation du type « Travail, Famille, Patrie ».

B. L’âge de la déterritorialisation capitalistique


des savoirs et des techniques

Cette seconde composante de la subjectivité capitalistique


s’affirmera principalement à partir du XVIIIème siècle. Elle
sera marquée par un déséquilibre croissant des rapports
homme/machine. L’homme y perdra des territorialités
sociales qu’il pensait être, jusque là, inamovibles. Ses repères
de corporéité physique et sociale s’en trouveront profondé-
ment bouleversés. L’univers de référence du nouvel échan-
gisme généralisé ne sera plus une territorialité segmentaire,
mais le Capital comme mode de reterritorialisation sémio-
tique des activités humaines et des structures bouleversées par
les processus machiniques. Auparavant, c’était le Despote
réel, ou le Dieu imaginaire, qui servait de clef de voûte opé-
rationnelle à la recomposition locale de territoires existentiels.
À présent, ce sera une capitalisation symbolique de valeurs
abstraites de pouvoir, portant sur des savoirs économiques et
technologiques, articulés à deux classes sociales déterritoria-
lisées et conduisant à une équivalence généralisée entre tous
les modes de valorisation des biens et des activités humaines.
Un tel système ne parviendra à conserver une consistance his-
torique que pour autant qu’il restera engagé dans une sorte de
perpétuelle course en avant et par une relance constante de
ses enjeux. La nouvelle « passion capitalistique » balayera
tout sur son passage : en particulier les cultures et les territo-
rialités qui avaient réussi, tant bien que mal, à échapper aux
rouleaux compresseurs du christianisme. Les principaux fac-
teurs de consistance de cette composante sont :
1. Une pénétration générale du texte imprimé dans l’ensemble
des rouages de la vie sociale et culturelle, corrélative d’un cer-
tain affaissement des performances de communication orales
directes, mais qui, en contre-partie, autorisera une beaucoup
plus grande capacité d’accumulation et de traitement des
savoirs ;

CHIMERES 11
FÉLIX GUATTARI

2. le primat de 1’acier et des machines à vapeur qui démulti-


plieront la puissance de pénétration des vecteurs machiniques,
aussi bien sur terre, sur mer, dans l’air, que dans l’ensemble
des espaces technologiques, économiques et urbanistiques ;
3. une manipulation du temps qui se retrouvera littéralement
vidé de ses rythmes naturels par :
— des machines chronométriques, qui conduiront au qua-
drillage taylorien de la force de travail ;
— des techniques de sémiotisation économique, par exemple
par les moyens de monnaies de crédit, qui impliquent une vir-
tualisation générale des capacités d’initiative humaine et un
calcul prévisionnel portant sur les domaines d’innovation —
sortes de traites tirées sur le futur — qui permettent d’élargir
indéfiniment l’imperium des économies de marché ;
4. les révolutions biologiques, à partir des découvertes pasto-
riennes, qui lieront de plus en plus l’avenir des espèces
vivantes au développement des industries biochimiques.

Dès lors l’homme se retrouve dans une position d’adjacence


quasi parasitaire à l’égard des phylum machiniques. Chacun
de ses organes, de ses rapports sociaux se verront, en somme
redécoupés, pour être ré-affectés, surcodés, en fonction des
exigences globales du système. (C’est dans l’œuvre de
Léonard de Vinci, de Bosch et surtout d’Arcimboldo que l’on
trouvera les représentations les plus saisissantes et prémoni-
toires de ces remaniements corporels.)
Ce qui est paradoxal, avec ce fonctionnalisme des organes et
facultés humaines et son régime d’équivaloir généralisé des
systèmes de valorisation, c’est que, tout en se référant obsti-
nément à des perspectives universalisantes, il n’a jamais pu
aboutir, historiquement, à autre chose qu’à des replis sur lui-
même, des reterritorialisations d’ordre nationaliste, classiste,
corporatiste, raciste, paternaliste… le ramenant inexorable-
ment et, quelquefois, caricaturalement, aux voies de pouvoir
les plus conservatrices. L’« Esprit des Lumières », qui a mar-
qué l’avènement de cette seconde figure de la subjectivité
capitalistique devait, en fait, rester doublé d’un indécrottable
fétichisme de profit — formule libidinale de pouvoir spécifi-
quement bourgeoise qui, pour s’être démarquée des anciens
systèmes emblématiques de contrôle sur les territoires, les

CHIMERES 12
De la production de subjectivité

personnes et les biens par le recours à des médiations plus


déterritorialisées, n’en a pas moins secrété l’arrière-fond sub-
jectif le plus oblus, le plus asocial et le plus infantilisant.
Quelles que soient donc les apparences de liberté de pensée
dont le nouveau monothéisme capitalistique a aimé se draper,
il a toujours présupposé une emprise archaïsante et irration-
nelle sur la subjectivité inconsciente, par le biais, en particu-
lier, de dispositifs de responsabilisation et de culpabilisation
hyper-individués qui, poussés à leur paroxysme, conduisent
aux compulsions auto-punitives et aux cultes morbides de la
faute, parfaitement répertoriés dans l’univers kafkaïen.

C. L’âge de l’informatique planétaire

Ici, les pseudo-équilibres précédents se trouveront rompus


dans un tout autre sens. Maintenant c’est la machine qui va
passer sous le contrôle de la subjectivité, pas d’une subjecti-
vité humaine reterritorialisée, mais d’une subjectivité machi-
nique d’un nouveau genre. Quelques caracteristiques de la
prise de consistance de ce nouvel âge :
1. Les médias et les télécommunications tendent à y « dou-
bler » les anciens rapports oraux et scripturaux. Il est à noter
que la polyphonie qui en résultera n’associera plus seulement
des voix humaines mais aussi des voix machiniques, avec les
banques de données, l’intelligence artificielle, etc. L’opinion
et le goût collectif, de leur côté, seront travaillés par des dis-
positifs statistiques et de modélisation tels que ceux qui sont
produits par la publicité et l’industrie cinématographique.
2. Les matières premières naturelles s’effacent peu à peu
devant une multitude de nouveaux matériaux fabriqués sur
commande par la chimie (matières plastiques, nouveaux
alliages, semi-conducteurs, etc.). L’essor de la fission
nucléaire et, demain, de la fusion, laisse augurer un élargis-
sement considérable des ressources énergétiques, à moins
qu’il ne conduise à des désastres irréversibles pour causes de
pollution ! Ici comme ailleurs tout dépendra des capacités de
réappropriation collective des nouveaux agencements
sociaux.
3. Avec la temporalité mise en œuvre par les micro-proces-
seurs des quantités énormes de données et de problèmes peu-

CHIMERES 13
FÉLIX GUATTARI

vent être traitées dans des laps de temps minuscules, de sorte


que les nouvelles subjectivités machiniques ne cessent de
prendre de l’avance sur les défis et les enjeux auxquels elles
sont confrontées.
4. L’engineering biologique, de son côté, ouvre la voie à un
remodelage indéfini des formes vivantes, qui peut également
conduire à modifier radicalement les conditions de vie sur la
planète et, par conséquent, toutes les références ethnologiques
et imaginaires qui lui sont afférentes.

La question qui ici revient de facon lancinante, c’est de savoir


pourquoi les immenses potentialités processuelles portées par
toutes ces révolutions informatique, télématique, robotique,
bureautique, biotechnologique… n’aboutissent encore,
jusqu’à présent, qu’à un renforcement des systèmes antérieurs
d’aliénation, à une massmédiatisation oppressive, à des poli-
tiques consensuelles infantilisantes. Qu’est-ce qui permettra
qu’elles débouchent enfin sur une ère post-média, les déga-
geant des valeurs capitalistiques ségrégatives et donnant leur
plein essor aux amorces actuelles de révolution de l’intelli-
gence, de la sensibilité et de la création ?
Diverses variétés de dogmatismes prétendent trouver une
issue à ces problèmes en affirmant violemment, au détriment
des deux autres, l’une de ces trois voix capitalistiques. Il y a
ceux qui rêvent, en matière de pouvoir, d’en revenir aux légi-
timités d’antan, aux circonscriptions bien délimitées de
peuple, de race, de religion, de caste, de sexe…
Paradoxalement, les néo-staliniens et les sociodémacrates, qui
ne peuvent penser le socins que dans le cadre d’une insertion
rigide au sein des structures et des fonctions étatiques, sont à
classer dans cette catégorie. I1 y a ceux que leur foi dans le
capitalisme conduit à justifier tous les ravages de la moder-
nité — sur l’homme, la culture, l’environnement… —parce
qu’ils estiment qu’en dernier ressort, ils sont porteurs de bien-
faits et de progrès. Il y a ceux, enfin, que leurs phantasmes de
libération radicale de la créativité humaine finirent par relé-
guer dans une marginalité chronique, dans un monde de faux-
semblants, ou qui retournèrent chercher refuge derrière un
socialisme ou un communisme de façade.

CHIMERES 14
De la production de subjectivité

Il nous appartient, au contraire, de tenter de repenser ces trois


voix dans leur nécessaire intrication. Aucun engagement dans
les phylum créateurs de la troisième voix n’est tenable sans
que ne se créent, concurremment, de nouvelles territorialités
existentielles qui, pour ne plus relever de l’ethos post-caro-
lingien, n’en appellent pas moins des dispositions protectives
à l’égard de la personne, de l’imaginaire et la constitution
d’un environnement de douceur et dévouement. Quant aux
méga-entreprises de la seconde voix, aux grandes aventures
collectives industrielles et scientifiques, à la gestion de grands
marchés de savoir, ils conservent aussi, à l’évidence, toute
leur légitimité. Mais à la condition, toutefois, que soient redé-
finies leurs finalités, qui demeurent aujourd’hui désespéré-
ment sourdes et aveugles aux vérités humaines. Suffit-il
encore de prétendre que ce soit seulement le profit ? Quoi
qu’il en soit, la finalité de la division du travail, comme celle
des pratiques sociales émancipatrices, devra bien finir par être
recentré sur un droit fondamental à la singularité, sur une
éthique de la finitude, d’autant plus exigeante à l’égard des
individus et des entités sociales qu’elle est moins capable de
fonder ses impératifs sur des principes transcendants. On voit
ici que les univers de référence éthico-politiques sont appelés
à s’instaurer dans le prolongement des univers esthétiques,
sans que personne ne soit pour autant autorisé à parler ici de
perversion ou de sublimation. On remarquera que les opéra-
teurs existentiels portant sur ces matières éthico-politiques,
au même titre que les opérateurs esthétiques, impliquent
d’inévitables passages par des points de rupture de sens, des
engagements processuels irréversibles, dont les actants, le
plus souvent, sont incapables de rendre des comptes à qui que
ce soit, pas même à eux-mêmes, ce qui les expose y compris
à des risques de folie. Seule une prise de consistance de la
troisième voix, dans le sens de l’auto-référence — le passage
de l’ère consensuelle médiatique à une ère dissensuelle post-
médiatique — permettra à chacun d’assumer pleinement ses
potentialités processuelles et peut-être de transformer cette
planète, vécue aujourd’hui comme un enfer par les quatre cin-
quièmes de la population, en un univers d’enchantements
créateurs.

CHIMERES 15
FÉLIX GUATTARI

J’imagine que ce langage sonnera creux à nombre d’oreilles


blasées, et que les moins mal intentionnés taxeront mes pro-
pos d’utopiques. Oui, I’utopie n’a pas bonne presse
aujourd’hui, même quand elle acquiert une charge de réalisme
et d’efficience, comme celle que lui confèrent les Grünen en
Allemagne. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces questions de
production de subjectivité ne concernent plus seulement une
poignée d’illuminés. Regardez bien au Japon, le modèle des
modèles des nouvelles subjectivités capitalistiques ! On n’a
pas assez souligné qu’un des ingrédients essentiels du cock-
tail-miracle qu’on y présente aux visiteurs, consiste dans le
fait que la subjectivité collective, qui y est massivement pro-
duite, associe les composantes les plus « high tech » à des
archaïsmes hérités de la nuit des temps. Là aussi on trouve la
fonction reterritorialisante d’un monothéisme ambigu — le
shinto-boudhisme, mélange d’animisme et de puissances uni-
verselles — qui concourt à l’établisæment d’une formule
souple de subjectivation, laquelle, il est vrai, nous fait sortir
bien loin de l’épure triadique des voies chrétiennes-capitalis-
tiques. Il faudrait creuser !

Mais considérons plutôt, à un autre extrême, le cas du Brésil.


Voilà un pays où les phénomènes de reconversions des sub-
jectivités archaïques ont pris une tout autre tournure. On sait
qu’une proportion considérable de la population y végète dans
une telle misére qu’elle échappe, de fait, à l’économie moné-
taire, ce qui n’empéche pas son industrie d’être classée au
sixième rang de celles des puissances occidentales. Dans cette
société, duale s’il en est, on assiste à un double balayage de
la subjectivité : d’un côté par une vague yankee passablement
raciste — n’en déplaise à certains — qui se trouve véhiculée
par un des réseaux télévisuels les plus puissants du monde et,
d’un autre côté, par une vague de caractère animiste, avec des
religions syncrétiques comme le Candomblé, plus ou moins
héritées du fond culturel africain, et qui tendent à sortir de leur
cantonnement originaire au sein des populations noires pour
contaminer l’ensemble de la société, y compris les milieux les
plus huppés de Rio et Sao Paolo. Il est impressionnant de voir
combien, dans ce contexte, l’imprégnation mass-médiatique
précède l’acculturation capitalistique. Et savez-vous ce qui

CHIMERES 16
De la production de subjectivité

s’est passé quand le Président Sarnay a voulu porter un coup


décisif à l’inflation qui avait atteint jusqu’à 400 % par an ? Il
est allé à la télévision ; il a brandi un papier devant les camé-
ras et il a déclaré qu’à partir de l’instant où il signerait le
décret-loi qu’il tenait en main, chacun de ceux qui le regar-
daient deviendrait son représentant personnel et aurait le droit
de mettre en état d’arrestation les commerçants ne respectant
pas les tarifications officielles. I1 paraît que ça a été redouta-
blement efficace. Mais au prix de quelle régression en matière
de droit !

L’impasse subjective du capitalisme de la crise permanente


(le Capitalisme Mondial Intégré) paraît totale. I1 sait que les
voix de l’auto-référence sont indispensables à son expansion
et donc à sa survie ; mais tout le porte, cependant, à enrayer
leur prolifération. Une sorte de Surmoi — la grosse voix caro-
lingienne — ne rêve que de les écraser en les reterritorialisant
sur ses images archaïques. Mais, pour essayer de sortir de ce
cercle vicieux, tentons, à présent, de resituer nos trois voix
capitalistiques par rapport aux coordonnées géo-politiques en
usage pour hiérarchiær les grands ensembles subjectifs, en
premier, second et tiers-monde. Pour la subjectivité de
l’Occident chrétien tout était (et, inconsciemment, reste)
simple : elle ne souffre aucun cadrage ni de latitude, ni de lon-
gitude. Elle est le centre transcendant autour duquel tout est
tenu de tourner. De leur côté, les voix du Capital n’ont cessé
de filer en avant, d’abord vers l’Ouest après d’insaisissables
« nouvelles frontières » et, plus récemment, vers l’Est à la
conquête de tout ce qui est advenu des anciens empires asia-
tiques — Russie comprise. Seulement cette course folle
touche à son terme avec la Californie d’un côté et le Japon de
l’autre. La seconde voie du Capital est bouclée, le monde s’est
referrné et le système est saturé. (La dernière puissance à s’en
apercevoir, ce sera sans doute la France, perchée sur son atoll
de Mururoa !) Dès lors, c’est peut-être sur l’axe Nord-Sud que
se jouera le sort de la troisième voix de l’auto-référence. C’est
ce que j’aimerais appeler : le compromis barbare. L’ancien
limes de délimitation de la barbarie s’est irrémédiablement
délité, déterritorialisé. Les derniers bergers du monothéisme
ont perdu leurs troupeaux car la nouvelle subjectivité n’est

CHIMERES 17
FÉLIX GUATTARI

plus d’une nature telle qu’on puisse la rassembler. Et puis


c’est maintenant le Capital qui commence à éclater en poly-
vocité animiste et machinique. Ne serait-ce pas un retourne-
ment fabuleux que les vieilles subjectivités africaines,
pré-colombiennes, aborigènes… deviennent le recours ultime
de la réappropriation subjective de l’auto-référence machi-
nique ? Ces mêmes nègres, ces mêmes indiens, ces mêmes
océaniens dont tant d’ancêtres choisirent la mort plutôt que la
soumission aux idéaux de pouvoir, d’esclavagisme puis
d’échangisme, de la chrétienté et du capitalisme ?

Et, pour finir, je souhaite qu’on ne me fasse pas non plus


objection du caractère par trop exotique de mes deux derniers
exemples. Même dans un pays du Vieux Continent, comme
l’Italie, on constate que, depuis quelques années, au sein d’un
triangle Nord-Est-Centre, une multitude de petites entreprises
familiales se sont mises à vivre en symbiose avec les filières
industrielles de pointe de l’électronique et de la télématique.
C’en est au point que si un Silicon Valley à l’italienne doit
voir le jour, ce sera grâce à la reconversion d’archaïsmes sub-
jectifs ayant leur origine dans les antiques structures patriar-
cales de ce pays. Et peut-être n’ignorez-vous pas que certains
prospectivistes, qui ne sont nullement des fantaisistes, pré-
tendent que certains pays méditerranéens, comme l’Italie et
l’Espagne, sont appelés à dépasser, en quelques décennies, les
grands pôles économiques de l’Europe septentrionale. Alors,
voyez-vous, en matière de rêve et d’utopie l’avenir reste lar-
gement ouvert ! Mon vœu est que tous ceux qui demeurent
attachés à l’idée de progrès social — pour qui le social n’est
pas devenu un leurre, un « semblant » — se penchent sérieu-
sement sur ces questions de production de subjectivité. La
subjectivité de pouvoir ne tombe pas du ciel ; il n’est pas ins-
crit dans les chromosomes que les divisions du savoir et du
travail doivent nécessairement aboutir aux atroces ségréga-
tions que connaît aujourd’hui l’humanité. Les figures incons-
cientes du pouvoir et du savoir ne sont pas des universaux.
Elles sont attachées à des mythes de référence profondément
ancrés dans la psyché, mais qu’on peut aussi infléchir dans
des voies libératrices. La subjectivité demeure aujourd’hui
massivement contrôlée par des dispositifs de pouvoir et de

CHIMERES 18
De la production de subjectivité

savoir qui mettent les innovations techniques, scientifiques et


artistiques, au service des figures les plus rétrogrades de la
socialité. Et pourtant, d’autres modalités de production sub-
jective — celles-là processuelles et singularisantes — sont
concevables. Ces formes alternatives de réappropriation exis-
tentielle et d’auto-valorisation peuvent devenir demain la rai-
son de vie des collectivités humaines et des individus qui
refusent de s’abandonner à l’entropie mortifère caractéristique
de la période que nous traversons.

CHIMERES 19
Les séminaires
de Félix Guattari 01.10.1985
Félix Guattari

Donc moi je reviens toujours à mon problème depuis des années, je ne sais pas si vous en avez
pris votre parti, j’essaye toujours de poser la question : qu’est-ce que ça veut dire cette histoire
d’analyse, analyse de quoi ? et, au fur et à mesure qu’on avance (ou qu’on fait du sur place, je ne
sais pas…), ma référence à Freud ne fonctionne plus du tout comme référence à un corps de savoir
mais cela apparait plutôt comme référence à un événement. un événement, la création d’un nou-
veau genre, comme un genre littéraire, genre de performance théâtrale, un nouveau paradigme de
production de subjectivité.

Le cadrage de cette problématique évidemment ne se fait pas uniquement dans l’expérience ana-
lytique mais cette expérience analytique, ce nouveau genre à mon avis éclaire, a un effet d’éclai-
rage rétroactif sur d’autres problématiques de la subjectivité, à d’autres niveaux dans le champ
social, institutionnel, au niveau des finalités économiques, etc. C’est disons la problématique de
ce que pourraient être des producteurs et des analyseurs de subjectivité qui prennent en compte
un certain nombre de dimensions de singularité. De proche en proche la problématique s’enrichit :
qu’est-ce qui peut spécifier une production de subjectivité qui ne soit pas sous le coup de la
logique de l’équivaloir généralisé, des valeurs de redondance, d’une sorte d’égalitarisme, de
« communisme » des explications, et qui donne place à la dimension productive de subjectivité,
qu’il s’agisse de production dans le domaine linguistique, poëtique ou de l’art lyrique, etc.

C’est d’ailleurs un problème, on le sent bien, qui n’est pas exprimé toujours dans ces termes de
la problématique analytique mais qui existe y compris au niveau très flou, très vague des équipe-
ments collectifs. On voit, par exemple, les crédits fantastiques qui sont alloués à des institutions
comme l’opéra pour maintenir un certain type d’art lyrique qui, sans cela, s’affaisserait et dispa-
raitrait. Il y a un certain nombre de productions de subjectivité qui relèvent du patrimoine, mais
d’un patrimoine complètement gélé, alors qu’au fond la question est de savoir comment on peut
faire encore aujourd’hui de l’art lyrique ? est-ce que cela a encore une singularité au niveau de la
production elle-même ? Mais on gèle le problème. D’une certaine façon, les instituts de psycha-
nalyse sont comme des consevatoires. où des musées : on essaye de maintenir dans un bloc de
glace un certain type de production de subjectivité, car ils désignent un événement qui les a vu.
naître, mais cet événement n’est pas opératoire, il n’est pas en position d’être producteur d’un
processus de singularisation.

Une deuxième remarque : une de mes intuitions – et je m’aperçois que je tourne toujours autour
du même problème – , un des premiers articles que j’avais écrit, c’était au sujet d’une réunion qui
s’appelait, à La Borde, le S.C.A.J. (Sous Commission des Activités Journalières), et j’avais pris
le thème de l’appel à cette réunion qui consistait à passer dans les salles-à-manger, les chambres
et partout, en disant :.« le scaj messieurs-dames ! » et je disais qu’au fond, l’efficace de cette
réunion, le fait qu’elle persistait pendant des années et qu’elle présentait un attrait de libido col-
lective résidait beaucoup plus dans le caractère de parole vide ou de ritournelle (je n’avais pas
l’expression à ce moment là) que dans les enjeux ou le contenu qui, la plupart du temps, étaient
complètement stéréotypés. Ou vous avez aussi une formule que j’aime bien dans le jeu des 1.000
francs de Lucien Jeunesse : « Si vous le voulez bien, à demain… ». « Si vous le voulez bien… »,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


on voit que la formule est reprise ailleurs. On voit donc le rôle de ritournelle qui déclenche une
sorte d’univers, de cadrage, de scène et qui correspondent à une production de subjectivité d’ordre
collectif. Mais alors ce serait intéressant de faire une « zoologie » de ces ritournelles. Il y aurait
des ritournelles qui sont même inarticulées, les grognements de Lacan, « Hen » ! Ses grognements
ça remplaçait toutes les interprétations possibles, et ils ont essaimé, les soupirs lacaniens , chez
tous les analystes de l’Ecole Freudienne, de proche en proche. Cela, c’est vraiment le degré zéro
de la ritournelle ; il y a des ritournelles plus élaborées : par exemple, Archibald de la Cruz, les
petites musiques déclenchantes. C’est intéressant, parce que là vraiment c’est un niveau psycho-
pathologique très bas, mécanique, presque pavlovien. Il y a des ritournelles beaucoup plus sophis-
tiquées comme celle de Vinteuil qui débouche sur une multiplicité, un carrefour, beaucoup plus
insaisissable qui se déroule de façon diachronique. Ritournelles militantes, etc. Ce qui fonction-
ne dans la ritournelle, ce n’est pas un message, la transmission d’un message, ce n’est donc pas
la fonction de la discursivité en tant qu’elle se développe dans des axes syntagmatiques, paradig-
matiques, mais c’est un déclenchement diagrammatique existentiel. C’est autour de cela que je
voudrais parler aujourd’hui.

C’est un « on y est ! », indépendamment de la quantité de discursivité, de la quantité de message


qui est allouée par ailleurs. Je prétends essayer de repenser l’ensemble des expériences analy-
tiques à travers cette problématique de la diagrammatique existentielle, et la déblayer de tout cet
enrobage interprétatif. Et même plus, je prétends que le travail analytique consiste précisément à
défaire les dimensions interprétatives herméneutisantes de l’analyse pour construire ce type de
ritournelle. Toute la question est de savoir que ce type de ritournelle n’est pas, en tant que tel, por-
teur d’un processus de libération. Ce peut être aussi une ritournelle qui aboutit à un microfascis-
me affectif ; et en particulier, on pourrait ainsi interpréter que l’accomplissement analytique c’est
la technique du silence, ou à la limite la technique de la séance qui dure une minute, puisque fina-
lement la séance est affectée dans la plus grande concentration discursive possible. Seulement il
faut voir à ce moment là toutes les implications micropolitiques.

Je voudrais autour de cette diagrammatique existentielle aborder quelques points, je ne suis pas
sur de les aborder tous là : – Je voudrais poser sur ces problèmes de ritournelle diagrammatique
la question des matériaux dont on a besoin pour soutenir cette question, à mon avis . D’abord, du
concept de déterritorialisation et d’étagement de cette déterritorialisation ; autrement dit, de la
déterritorialisation différentielle. – Deuxièmement, de repenser la problématique du sens en
termes de sens machinique ou de noeud machinique de sens qui englobe l’ensemble des produc-
tions sémiotiques et qui ne se rabat pas, ne se résume pas sur des productions sémiologiques lin-
guistiques. Troisièmement, la problématique des synapses, synapses d’univers (et c’est là que je
vais insister plus particulièrement aujourd’hui) ; et ensuite la question des deux logiques du réfé-
rent la logique du référent sémiotique et la logique du référent des pragmatiques existentielles,
qui pose précisément la question des paradoxes que Mony avait posée.
– Ensuite la question des seuils de consistance existentielle, transistance-persistance, ensuite les
problématiques que j’appelle les subjectités, et ensuite les problèmes de cartographie et de trans-
fert , et en dernier lieu ce que j’appelle le cycle diagrammatique, qui à partir des quatre entités,
toujours les mêmes (flux, phylums, territoires et univers) aboutit à cette problématique spécifique
diagrammatique. Je donne l’ensemble des questions, je ne sais pas si je pourrais tout traiter mais
enfin c’est pour le signaler.

Premièrement, étagement des niveaux de déterritorialisation. La problématique des ritournelles


dans la psychanalyse était celle, peut-on dire, qui a abouti à l’objet partiel. En un sens, l’objet par-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


tiel joue comme une ritournelle corporéisée, un point irréductible où la question du sens reste en
suspens, qui joue comme un ombilic, et à partir duquel se réorganisent les constellations, les stra-
tégies symptômatiques, les transferts, toute l’économie subjective. Le problème pour moi, c’est
justement de ne pas en rester à ce niveau du type territorialisé de l’objet partiel, de ne pas rabattre
les formations symptômatologiques, sublimatoires ou autres sur l’objet partiel, de réhabiliter le
symptôme et de les faire fonctionner dans leur registre particulier de déterritorialisation et de les
faire jouer les uns par rapport aux autres dans des rapports que j’appelle de déterritorialisation
relative. Coefficient relatif de déterritorialisation. Cela veut dire que, à côté des objets partiels, le
problème c’est de faire rentrer tous les autres types possibles d’objets partiels, que j’appelle donc
ritournelles, le problème c’est de faire rentrer aussi les objets hyper-complexes, qui seront des
objets problématiques, micropolitiques, etc., et qui jouent exactement dans ce même type de fonc-
tion d’objet partiel, c’est-à-dire dans le système de ritournelle, à savoir que elles ne sont pas éche-
lonnées, elles ne sont pas prises dans le même registre de déterritorialisation et qu’elles jouent les
unes par rapport aux autres entre ces registres, dans des rapports de transversalité qui seront pré-
cisément la problématique des synapses et des machines abstraites.

J’avais, si vous vous souvenez, posé un tableau avec les champs du possible, les champs des réels,
l’actuel et le virtuel. Virtuel non discursif, l’actuel discursive, les coordonnées d’espace, de temps,
d’énergie, des champs de possible, des champs d’actuation réels et cela nous donnait les catégo-
ries : territoires existentiels, phylums machiniques, flux, univers incorporels. Vous vous souvenez
que cette machine qui, pour moi, joue aussi comme machine problématique, ne jouait pas seule-
ment dans mon discours ici, mais jouait aussi dans mes productions oniriques et je me suis heur-
té pendant des séances et des séances au fait que je cherchais une dissymétrie dans ce système et
que cela a été tout un problème. Ce passage dissymétrique que j’évoque puisque ça a été un peu
le travail de l’année dernière, c’est le rapport modulaire, le rapport de contrainte qui s’inscrit entre
les territoires existentiels et les flux, et les rapports, alors deux types de rapports : les rapports soit
de noeuds machiniques, soit de synapses entre les phylums et les univers, de sorte que j’ai fait
casser la symétrie de ce schéma et qu’on a abouti à un système où on a les rapports territoires et
flux, ces types de rapports que j’appelle modulaires vous les retrouvez là, c’est la façon dont des
territoires existentiels partiels articulent des flux, qui sont les uns par rapport aux autres en sys-
tèmes multiples d’articulation. Par exemple, la première articulation c’est une articulation entre
un système de monème et un système de phonème, étant bien entendu qu’il y a aussi N systèmes
d’articulation sémiotique, N modules de sémiotisation qui vont faire l’actuation de la réalité ; ça
veut dire le fait que des territoires subjectifs, existentiels, virtuels s’articulent sur les flux. Il y a
donc autant de modes de territoires existentiels qu’il y a de systèmes modulaires. Le développe-
ment dans cette direction de la composition d’effets de sens, ça donne le domaine des flux, (des
« phi »), par détachements successifs selon une logique que j’ai qualifiée comme celle des
ensembles discursifs.

Tandis que de l’autre côté, il n’y a aucun régime de profondeur, il n’y a aucune structure profon-
de, mais il y a un plan de consistance qui rend immédiatement coalescent les territoires existen-
tiels et leurs pseudo-référents que constituent les univers.

Maintenant le problème se trouvera posé de savoir quels types de rapports entretiennent ces phy-
lums machiniques et ces univers. Et c’est là qu’on trouve la dissymétrie puisque l’on a deux types
de problèmes : soit des rapports contraints qui sont ceux des noeuds machiniques, à savoir qu’une
formule machinique contrôle l’agencement de tel module biologique, sémiologique de telle natu-
re, à la limte urbanistique, socio…, etc., et donc organise, a mis sous sa coupe l’équation des arti-
culations modulaires, exactement comme, par exemple, une cellule de direction dans une entre-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


prise contrôle les différents ateliers. Pour aboutir à un certain type d’objets, à un certain type de
fabrication.

Ces systèmes là sont donc, disons, pyramidaux, donc directement organisés comme cela. La pro-
blématique des synapses va apparaitre selon une toute autre logique, et on reviendra sur les pro-
blématiques logiques que ça pose tout de suite après. on va avoir (Cf. schémas) des niveaux de
déterritorialisation. Ça c’est un niveau de territorialisation existentielle : c’est le rapport flux/ter-
ritoire; et l’on va avoir des niveaux de déterritorialisation : une déterritorialisation, par exemple,
biologique, ou d’ordre social, d’ordre linguistique, d’ordre esthétique, déterritorialisations qui
vont s’établir par strates et l’on va avoir des noeuds de déterritorialisation qui vont contrôler cer-
tains modules, certains se chevauchant, d’autres se croisant, etc. Le module ultime étant un point
d’articulation capitalistique qui tend à contrôler de façon binaire l’ensemble de toutes les articu-
lations de ces systèmes modulaires.

Mais que se passe-t-il avec une petite phrase comme celle de Vinteuil, avec une ritournelle ? C’est
qu’elle participe d’une proposition machinique, d’un énoncé ; elle participe d’un contenu, d’un
contenu sémantique. Mais elle ne fonctionne pas pour organiser de façon pyramidale l’ensemble
des systèmes d’expression, elle peut fonctionner dans ce registre, mais en outre elle fonctionne
comme mode de constitution d’un autre type d’univers qui lui va complètement changer les (…)
et va apporter une plus-value de possible. Comment peut-on concevoir ce fonctionnement alors
qu’il y a distinctivité, extrinséité (coordonnées extrinsèques) des points, des entités profondes,
elle elle va fonctionner selon un autre type de logique et la ritournelle va s’instaurer, par exemple
entre trois noeuds machiniques, sur un mode qui n’est pas de composition référencée par rapport
à un point général, mais par ces points là que je vais détailler : je fais la distinction entre logique
sémiotique et pragmatique ontologique. Là on est dans le registre de la référence extrinsèque, cela
veut dire qu’un élément est enveloppé par son référent ; il entretient des rapports avec lui. Dans
mon schéma on verra qu’il entretient deux types de rapports ; des rapports modulaires, c’est-à-
dire que un point, ici, dans ce champ de profondeur machinique, y engage plusieurs types de
modules, donc c’est ce qui fera qu’il aura des coordonnées modulaires dans ce sens là et dans ce
sens là, et il entretiendra des rapports de déterritorialisation, à savoir qu’il se situera sur différents
niveaux relatifs de déterritorialisation ; ça il le définira dans des coordonnées énergético-spatio-
temporelles et substantielles de déterritorialisation : on pourra situer chaque point.

Tandis que, dans l’autre système logique, l’entité ne sera pas enveloppée par son référent ; elle
sera auto-référente, autoproductrice de référence ; cela veut dire que c’est la répétition par rapport
à elle-même qui sera la référence. Dans le cas précédent, le sujet a une position transcendentale
de la subjectivité, et là il y a immanence du processus de subjectivation. C’est comme ce que tu
disais sur la carte, il faut, à chaque fois que la carte produise sa subjectivation parce que si elle
s’arrête, le sujet s’arrête. Tandis que là, il y a représentation, il y a un cadre subjectif, il y a un
objet qui est positionné.

Là maintenant, je voudrais apporter des choses nouvelles. Dans ces logiques sémiotiques, il y a
nécessité que le cadre de re-présentation soit linéarisé (là on va trouver des intuitions de Chomsky,
et la machine de Thuringe…). Pourquoi linéarité ? Il doit y avoir positionnalité successive, répé-
tition de la référence de façon distincte par rapport à elle-même. La subjectivité se posera toujours
en position tierce et sa continuité sera affirmée comme ligne transcendante de subjectivité. Cela
implique bien qu’il y ait linéarité de la présentation. Dans le temps, en particulier, comme clé de
la spatialisation. C’est la subjectivation qui assure le passage. Il s’agit d’une subjectivation extrin-
sèque. Il y a une ligne de représentation qui est une ligne d’expression.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Tandis que là, il n’y a pas du tout cette linéarité puisque, au contraire, quand un point se réfère à
un autre point, il se réfère d’abord à lui-même, il accroche l’autre point et tout autre point qu’il
va rencontrer aboutira à cet éternel retour sur lui-même qui n’implique pas une linéarité, mais qui
implique un univers diffus, une sorte de rhizome de points, il n’est absolument pas cadré dans ce
rapport linéaire.

Autre point qui me parait essentiel, je crois que pour moi c’est une découverte (que je ne maîtri-
se d’ailleurs pas du tout pour l’instant), c’est le caractère de discrétion des figures d’expression
de la batterie des enjeux. C’est un des traits de la linéarité (Cf. schémas), à savoir qu’il faut qu’il
y ait une série de signes discrets en nombre délimité, à la limite deux qui constituent une batterie
qui établit un rapport arbitraire, définissant une relation d’expression et de contenu. Il y a donc
une dissymétrie entre cette gamme discrète, délimitée en un nombre précis de termes, qui va créer
une ligne de figure asignifiante et le contenu qui, lui, n’est pas du tout délimité. Donc, là on a un
référent ouvert linéaire et là un gamme finie, un code finalement. La finitude de la gamme est la
garantie de la séparation du sujet, la finitude de la gamme est la garantie de la transcendence du
sujet par rapport à la ligne de représentation. C’est l’éternel retour du sujet comme sujet qui se
vide lui-même pour donner la possibilité de la plénitude du développement des coordonnées dans
l’autre système. A partir de là, on aura les autres caractéristiques qui sont les N articulations des
systèmes sémiotiques les uns par rapport aux autres, à partir du moment où ils sont pris comme
(lignes ?…) on peut en effet en articuler N, qui ne sont pas du tout dans le (cadre ?…) puisqu’il
y a toujours agglomérat avec constitution d’univers mais qui ne représentent pas une opposition
distinctive d’un univers à un autre, qui entretiennent un autre type de rapports qu’on appelle
constellation ou autre, avec des interactions, et avec des modes de consistance, des modes d’in-
sistance qui donneront des caractéristiques complètement différentes de ce qui se passe à ce
niveau là.

Ensuite, il restera la question des coefficients de déterritorialisation. Dans les références intrin-
sèques, l’élément enveloppe sa référence, le sujet n’est plus transcendant mais il est immanent. Il
n’y a plus de traits distinctifs représentatifs, donc de gamme discursive, mais des traits intensifs
Les traits sont des traits d’insistance existentielle qui aboutissent à une refondation existentielle
qui n’est plus une fondation représentative. Il n’y a plus de linéarité, il y a circularité, éternel
retour du processus, il n’y a plus de gamme discrète des figures d’expression : il y a donc ruptu-
re du rapport entre expression et contenu. Tout est contenu, tout est expression. La discrétivité
relative, transitoire qui ne peut plus s’opérer. Alors c’est une prolifération des figures d’expres-
sion qui s’opère comme dans les sémiotiques asignifiantes où l’on voit bien qu’il n’y a pas quan-
tité discrète de matière signalétique dans la musique, dans la peinture, même si au départ il y a
des codes qui prétendent régenter, donner une batterie… Mais la signalétique tend à être entrai-
née dans le processus même de prolifération.

Quelles entités sont répétées ? Je l’ai dit, les entités qui sont répétées là sont des valences inten-
sives. Ce ne sont pas nécessairement des valences qui sont liées à un degré d’actuation dans les
rapports flux/territoires, mais ce peut être des valences intensives de différents degrés de déterri-
torialisation.

Par exemple, la ritournelle, je le répète, peut être une ritournelle de style, et pas forcément une
ritournelle territorialisée au niveau d’un rapport, par exemple, de fascination imaginaire sur un
objet partiel, etc. Cela peut être une ritournelle d’impact économique ou autre.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Maintenant le problème qui se trouvera posé, c’est comment peut-il exister une consistance géné-
rale entre des entités qui peuvent se présenter comme emblématiques, incarnées mais aussi qui
peuvent se présenter comme très sémiotiques, très stylistiques, très problématiques, très micro-
politiques. Il y a donc un problème de consistance entre ces différents niveaux. Et là je reviens à
la nécessité de ce que je vais montrer comme cycle diagrammatique. Qu’est-ce qui va permettre
d’articuler la petite phrase de Vinteuil, phrase musicale, avec un paysage, avec le sentiment de
machouiller la madeleine, avec un certain rapport au sexuel, avec une problématique aristocra-
tique d’une époque de transformation des salons… Qu’est-ce qui fait que tout cela tient ensemble,
alors que c’est incarné par des matières complètement différentes, et ce qui fait pourtant que c’est
cette clé là qui tient le système. Qu’est-ce qui fait que c’est cette clé inconsciente qui noue ce sys-
tème là ? Je dis ce n’est évidemment pas à ce niveau de déterritorialisation qu’on trouvera. Parce
que précisément ils sont caractérisés par le fait qu’ils sont pris dans des référents qui les autono-
misent mais qui leur donne des stratifications différentes. Il faudra donc imaginer, faire la théorie
d’un système qui prend en compte différents noeuds machiniques et qui les fait travailler
ensemble sur un mode transversaliste pour produire un nouveau type de référent. Jusque là, les
référents étaient contraints. La ritournelle musicale, en tant que telle, implique les différents
modules d’expression qui sont le type qui vient toujours à la même heure jouer du piano, le céré-
monial, Verdurin qui dit : attention, la petite phrase…

Tout cela, c’est complètement pris dans un scénario, mais à un moment il y a une plus-value, c’est
que cette ritournelle, dans la mesure où elle va travailler avec d’autres éléments machiniques,
engendre une plus-value d’univers. Elle va mobiliser d’autres modules et de ce fait elle va créer
une plus-value pragmatique de code. C’est-à-dire que jusque là on pensait qu’elle ne travaillait
que dans le registre de la musique, à partir du moment où effectivement elle engage d’autres
registres esthétiques ou d’autres registres pragmatiques, de fait il y a accaparement de subjectités,
mais qui sont des objectités qui sont des blocs de subjectivité objectiques si l’on peut dire. La
ritournelle attrappe des éléments.

C’est par exemple ce qu’on voit aujourd’hui avec Le Pen. Le Pen c’était un étudiant que certains
d’entre nous ont connu, un pauvre con ; il était complètement cantonné dans ses propres noeuds
machiniques ; et puis à un moment il y a un phénomène d’agglomération : il attrape, comme
Hitler à une autre époque, il attrape des formations subjectives, non pas qu’il les agglomère sur
un mode simple, il n’en fait pas un front commun, un front uni des différentes subjectivités réac-
tionnaires, mais il les fait travailler de l’intérieur, il y a une machine abstraite qui travaille les dif-
férents segments lepenistes et qui les met en oeuvre, qui met en oeuvre de nouveaux modules
sémiotiques auxquels on ne pensait pas. Il y a des modules sémiotiques économiques, esthétiques
aujourd’hui qui se mettent en oeuvre dans le lepenisme en deça du fait qu’il contrôle l’affaire avec
son appareil, avec son parti, en deça vraiment de sa conscience ; c’est vraiment une formation
subjective inconsciente qui se met en marche.

Là, les éléments de discursivité représentent une capitalisation ouverte de la complexité des diffé-
rents éléments qui sont sous leur contrôle, jusqu’aux éléments modulaires de manifestation exis-
tentielle. D’une certaine façon, le plus complexe ici surplombe les éléments relativement moins
complexes. Il y a donc une bande de complexité au niveau de la proposition machinique qui tient
un certain nombre de systèmes. Or, d’un seul coup, le paradoxe de la synapse, c’est que elle a
constitué une entité qui n’utilise pas ce caractère de complexité discursive, mais qui n’en prend
que des traits, qui emprunte des traits d’expression partiels à chaque proposition machinique. Et
c’est ce prélèvement, cette partialité qui fera cette traversée entre les différentes propositions
machiniques, cette traversée intensive. Et cela on y sera sensible aussi bien dans la névrose que

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


dans le microfascisme ou le fascisme de Le Pen. C’est une sorte de scotome de mauvaise foi, on
sait très bien que ce n’est pas comme ça, on sait très bien qu’il y a une mauvaise foi dans les sys-
tèmes religieux, on sait très bien que c’est quand même compliqué l’histoire du Christ et de la
Vierge, mais… nous on sélectionne, on ne prendra que ces éléments emblématiques et on aura
même la politique du « roi est nu » justement on se construira sur cette limitation, sur ce caractè-
re réductionniste de la ritournelle emblématique avec cette sorte de capital de mauvaise foi qu’on
voit par exemple dans toutes les sectes. Pourquoi ? Parce que cette réduction, cette césure réduc-
tionniste est une arme de traversée modulaire. Et là ce n’est pas une vision progessiste de l’his-
toire, comme on disait c’est l’option la plus con qui l’emporte ; et là en effet c’est l’option la plus
con qui donne une prise intermodulaire, qui permet de passer d’un registre à un autre et qui abou-
tit à une plus-value de code.

La question, en tous cas, est que il ne s’agit plus que le capital le plus complexe continue d’être
au sommet d’un système pyramidal qu’on trouve dans le centre de l’organisation discursive, mais
qu’elle opère une traversée entre différents points de déterritorialisation, d’où le caractère de
ritournelle, de répétition vide, « le scaj, messieurs-dames ! », et de ce fait, cette répétition, cette
extraction de sous-ensembles partiels de figures d’expression engage une autre référence qu’on
appellera univers pour la séparer des territoires existentiels. L’univers représente une plus-value,
il représente une autre disposition, une autre configuration des territoires existentiels existants.
Tout est toujours en place mais ça ne fonctionne plus de la même façon.

Exemple : le problème du style de l’interprétation en musique. Vous avez des modules d’exécu-
tion pianistique, par exemple, ou orchestrale, des modules de lecture musicale, des modules
sémiotiques de toutes sortes, y compris des modules de sémiotisation matérielle, la façon de pla-
cer les micros, etc. et même on peut y adjoindre des modules annexes. Tout cela est mis en ordre,
et puis ça produit un certain type d’objet, qu’on peut meme encoder, un ordinateur peut capitali-
ser l’ensemble des opérations qui sont en jeu pour produire ce type de musique. Et puis à ce
moment là problème de synapse : il y a un type qui est bizarre, mais ça ça n’appartient plus-au
domaine musical, il est bizarre, il a une drôle de façon de vivre le temps, etc. Il y a un phénomè-
ne synaptique qui s’opère et qui remanie tout, la même musique tout à coup change de registre,
il y a une plus-value, mais une plus-value de style alors, il y a un remaniement d’univers, un uni-
vers qui mute et le même type d’éléments sémiotiques complètement articulés les uns par rapport
aux autres et bien, d’un seul coup ce n’est plus exactement du Bach, une transformation s’opère.

La problématique sur laquelle je voudrais réfléchir, c’est celle des choix de finitude. D’une cer-
taine façon, dans cette organisation des structures profondes et machiniques du sens, on est dans
une organisation de la complexité qui relève disons de la raison, qui relève d’un certain nombre
de coordonnées qui se constituent selon des paradigmes. Mais là on a une dimension de surgis-
sement, de création ex nihilo d’un autre type de référent qui n’est soutenu que dans l’auto-pro-
duction de subjectivité, dans le créationnisme subjectif qui fera qu’il va y avoir, ou il n’y aura pas
cette mutation de référent.

Ce qui m’intéresse c’est la différence qu’il y a entre cette production de subjectités, cette constel-
lation d’univers de référents et comment ils vont se réaccrocher dans tel ou tel module, c’est-à-
dire que je crois que c’est là qu’on trouvera la problématique que j’appelle de la finitude, de la
singularité. Ces références subjectives sont évidemment insoutenables en tant que telles puis-
qu’elles n’ont pas de référent, elles ne relèvent pas d’une référence extrinsèque, elles ne relèvent
que d’une intrinséité de la référence d’une répétition, elles ne peuvent pas se soutenir par elles-
mêmes, elles ne se soutiennent que dans une réamorce de discursivité, et pas dans n’importe
laquelle justement.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 7
Mon hypothèse c’est que la finitude modulaire (c’est celle de la vie : d’être mortel, d’être limité
dans l’espace, d’être singularisé dans une position) me semble parallèle à la finitude de la discré-
tion, de la discrétivité dont je parlais tout à l’heure à propos des lignes d’expression. Il est néces-
saire que la contingence d’une finitude affecte les systèmes modulaires au même titre qu’il y a
des nécessités pour arbitrariser le rapport entre l’expression et le contenu au niveau élémentaire
des chaînes d’expression. On retrouve cette même problématique mais cette fois à un autre niveau
qui est un niveau modulaire.

Du coup, ces choix de finitude nous situent complètement différemment la problématique du


transfert. Puisque, en tout état de cause, la question n’est plus de savoir si le transfert est une for-
mation parasitaire dans le décours d’une discursivité, mais on passe toujours d’un transfert à un
autre transfert. Il y a toujours une problématique de production de subjectivité, de choix de fini-
tude dans un individu, un groupe social, un style, etc ou un autre, donc le problème n’est pas de
savoir si transitoirement il va y avoir une formation affective, une formation transférentielle, mais
de toutes façons c’est cette formation affective, ou cette autre là ; c’est-à-dire que d’une certaine
façon, c’est cette articulation modulaire de points de subjectivité qui va rendre compte de ces
mutations des univers de référence, mais il n’y a absolument pas de vide possible au regard des
univers.

J’avais noté aussi la notion de bloc problématique, qui nous renvoie en effet à des références de
pensée animiste, car on attrape dans cet univers de référence des subjectités-objectités, qui se
trouvent prises dans les champs du possible et dans des choix de finitude.

Pour terminer je parle de ce que j’appelle le cycle diagrammatique, simplement pour résumer les
problèmes de cartographie. Dans la nomenclature linguistique traditionnelle on distingue la pro-
blématique de l’articulation signifiant/signifié, problématique de la signification la problématique
de la dénotation qui met en jeu le référent et la problématique de l’énonciation. On va retrouver
ces catégories dans cette tentative cartographique (signifiant/signifié étant recoupé dans les caté-
gories expression/contenu) . Mais le signifiant/signifié ou expression/contenu, c’est cette structu-
re modulaire. Comment des territoires existentiels partiels articulent des flux ? ça c’est une machi-
ne d’expression/contenu (Cf. schémas) et l’on va avoir deux types de contenus : un contenu dis-
cursif et un contenu non discursif. Ce contenu discursif va s’étager selon des systèmes de coor-
données et l’on peut dire qu’il va engendrer des phénomènes de sens (plutôt que de sig-nifica-
tion). Je prends sens pour dire sens machinique, la signification étant un cas particulier des for-
mations de sens. Le référent subjectif, lui, vous voyez qu’il n’est plus seulement un référent par
rapport à une énonciation subjective, parce que j’ai dit que il y avait en effet des productions
d’énonciations dans le retour des univers par les choix de finitude, mais c’est aussi l’accrochage
d’objectités-subjectités. C’est-à-dire que l’objectité, la subjectité sont des blocs de référence
intrinsèque qui se trouvent accrochés dans cette problématique. Donc le rapport de dénotation au
référent se pose dans des termes complètement différents : ce n’est pas du tout un rapport d’ex-
tériorité, c’est un rapport d’extériorité tant qu’on se situe au niveau des structures profondes où
en effet d’un certain point de signification on contemple le référent ; ça dénote quelque chose.
Mais quand il y a le problème synaptique qui se pose, on ne contemple plus, on est dans un rap-
port pragmatique, on l’articule ou on l’agglomère effectivement. C’est le passage à l’acte, c’est le
fait que des systèmes signalétiques entrainent, des processus matériels entrainent des mutations
sociales, économiques, subjectives. Donc on a là un rapport de dénotation qui s’instaure par rap-
port aux univers, et ainsi on peut établir des systèmes d’équation qui donnent : les rapports
flux/territoires, on peut les qualifier de rapports d’expression ; les rapports de phylums/flux, eux,
ce sont les rapports de dénotation ; ce sont des rapports qui sortent des cadres modulaires : ce sont

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


des rapports de profondeur, des rapports de déterritorialisation relative des uns par rapport aux
autres. Ensuite, les rapports phylums/univers, ce sont des rapports d’énonciation : il y a énoncia-
tion d’un référent, dont on ne peut pas poser le problème de savoir s’il est objectif ou subjectif,
puisque précisément il est auto-référent, il est production de référence. Et enfin le rapport T/U,
c’est le rapport diagrammatique (le rapport U/T, plus exactement) : c’est le fait qu’il y a réappro-
priation, incarnation, choix de finitude pour que tel type de plus-value possible s’organise dans
un champ pragmatique. On a donc l’ensemble des transformations F/T, Phi/F, Phi/u, U/T, les rap-
ports d’expression, d’énonciation, d’énonciation et de diagrammatisation qui constituent ce que
j’appelle le cycle diagrammatique. Dans un premier cas, on développe des champs de possibles
actuels, des potentialités, comme exactement les potentialités qui sont étudiées dans le domaine
scientifique (tel type d’élément étant mis en note, quelles sont les possibilités dans les axes de
coordonnées ?) Alors simplement on multiplie les axes de coordonnées, ça revient au même. Dans
le niveau suivant, on cherche à saisir des noeuds machiniques, disons les systèmes axiomatiques
locaux qui s’articulent les uns par rapport aux autres, c’est-à-dire ce que les territoires existentiels
dénotent. Les synapses articulent des rapports auto-référentiels, l’appropriation de
subjectités/objectités et de ce fait articulent des possibles virtuels et des possibles actuels ; et enfin
l’effet diagrammatique consiste à capitaliser cette plus-value de possibles ; faire passer dans des
choix de contingence, dans des rapports de finitude, des rapports de singularisation ces éléments
de subjectivation qui sont inaffectables.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Schémas I et II

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Schémas III

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Schémas IV

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Schémas V

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


Les séminaires
de Félix Guattari 03.04.1984
La crise de production de subjectivité
Félix Guattari
F - La crise, le problème de reconversion, non pas de reconversion industrielle, mais de recon-
version institutionnelle va se poser de plus en plus à grande échelle et là on va bien voir qu’il n’y
a pas du tout de réponse. Il n’y a pas de production de subjectivité de rechange. C’est un film
d’épouvante la télévision maintenant. On voit bien les lorrains : « ce qu’on veut, c’est produire
de l’acier ! » Des masses, des régions entières qui sont dans le délire total. Faites-leur faire de
l’acier, tans pis ! C’est incroyable de voir çà. Et les mineurs. Et les autres qui disent : puisque c’est
comme ça, on construira un bateau tout seul. Vous avez vu les chantiers navals ? Ils construisent
un bateau. On ne leur a rien demandé. Ça ne fait rien. On verra après.
C’est donc une sorte de désastre continental et la question qui, à mon avis, est posée en filigrane,
c’est : est-ce qu’il est bien nécessaire qu’il y ait des instruments spécifiques de production de sub-
jectivité dans le cadre d’un tel désastre généralisé ? La réponse générale c’est non : il faut bien
faire des choses, il faut être humain, il faut faire des programmes sociaux, mais tout cela ça va
tout seul, ça suivra ! Et il y a une confiance totale dans la suite historique. Sauf qu’il y a quand
même des exemples historiques où il n’y a pas du tout de reconversion subjective, sinon totale-
ment catastrophiste comme la reconversion subjective au poste crise de 23 en Allemagne. Alors
oui il y a toujours quelque chose qui apparaît. Mais attention !
Je pense beaucoup, ces temps-ci, au miracle japonais. C’est vrai qu’il y a un miracle japonais tout
à fait paradoxal, en ce sens que là il y a eu une capacité de reconversion des structures archaïques
quasiment féodales dans le tissu social, qui ont immédiatement été utilisées dans des schémas de
reconversion industrielle. De même, sans doute, aux États-Unis, il y a eu des facteurs de produc-
tion de subjectivité liés à des structures. Une sorte de niveau primaire d’intégration dans le fou-
toir général des États-Unis se jouait au niveau éthique, au niveau de recomposition subjective très
segmentaire. Ce qui fait que l’on peut avoir la coexistence de misère totale dans certains ghettos
et de groupes qui trouvent leur propre réalimentation sociale et subjective. Mais en fin de comp-
te, il y a quand même une perspective de désastre généralisé qui s’affirme et alors, à mon avis, il
n’est pas du tout évident qu’à l’échelle sociale il n’y ait pas un problème de potentiel de réagen-
cer des systèmes de production de subjectivité. Faute de quoi, non seulement tu as les lorrains, tu
as tous les gens qui sont dans la misère, mais tu as le système lui-même qui ne fonctionne pas. Le
capitalisme lui-même ne peut pas se reconvertir. Sans ce type de reconversion subjective, il n’y a
pas non plus d’autre reconversion.
Je crois qu’il y a une homothétie entre la problématique qui se pose là et celle qui se pose au
niveau de la schizoanalyse. Quand il y a les va et vient en Italie : on supprime les hôpitaux psy-
chiatriques, puis maintenant la campagne pour les réouvrir, ça se fait quand même sur un fond (il
est vrai qu’il n’y a plus de mouvement social porteur) et aussi sur un tissu relationnel, un tissu
social qui reste très structuré au niveau de l’économie souterraine, au niveau d’activités (une ges-
tion sociale de toute une série de problèmes). De même en Allemagne, il y a un certain nombre
de tissus marginaux qui ont continué d’exister à un certain niveau. Les verts dans certaines villes
représentent non seulement 10 % de l’électorat mais représentent aussi un certain type de tissu.
Or cela, c’est quelque chose qui semble complètement dévasté, en creux, en France en particulier.
L’idée qu’il y ait une problématique des opérateurs spécifiques, cela devient un problème théo-
rique dans tous les registres à la fois. Cela devient un opérateur de théorie pour savoir : est-ce que
c’est utile les syndicats, les partis politiques ? est-ce que c’est utile qu’il y ait un certain nombre

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


de choses qui jouent les fonctions similaires à cela ? est-ce que c’est utile qu’un enfant voit quel-
qu’un pour parler ? est-ce qu’il faut que ce soit un psychologue, un psychanalyste ? non peut-être
pas, mais en tout cas… ? est-ce que c’est utile qu’il y ait des institutions psychiatriques ? Mais y
a-t-il un problème spécifique d’opérateurs ?
Là maintenant, cette problématique que l’on se posait à petite échelle avant la crise de 73-74, se
pose de façon généralisée en ce sens que, si l’on regarde aujourd’hui comment fonctionnent les
mécanismes de régulation et bien c’est assez extravaguant parce que non seulement tu n’as plus
de parti ou de syndicats, ou bien tu as des syndicats complètement schizophréniques, en dehors
de tout, les partis politiques n’existent quasiment plus, sauf à faire des clowneries comme celle
de Marchais, le parti socialiste lui-même est un parti de cireurs de bottes, mais le Parlement
n’existe pas non plus, le gouvernement lui-même on voit que c’est devenu une maffia autour de
Mitterand qui dirige directement, il me semble qu’il y a une déconnection de ce type d’instrument
régulateur producteur de subjectivité, dans même que la problématique d’une réforme, d’un chan-
gement, d’une transformation, d’une substitution soit posée. À l’époque du Léninisme, il fallait
renverser le pouvoir, les syndicats étaient économistes, trahissaient, il fallait le pouvoir aux
Soviets, enfin il y avait une idée, il y avait quelque chose.
Là vraiment il n’y a aucune idée de rien du tout. Il y a l’idée de la macro-économie, d’un certain
nombre de facteurs : le chômage, le marché, la monnaie, un certain nombre d’abstractions qui ne
s’accrochent pas du tout sur la réalité sociale. Je me demande s’il n’y aurait pas intérêt, dans ce
public-là, à reposer les problèmes de l’histoire des institutions psychiatriques, l’histoire des agen-
cements producteurs de subjectivité comme problèmes théoriques.

P - Moi je pensais, pour revenir un peu dans le domaine psy, ceci : au plan théorique il y une
annexion de toute la pensée psychiatrique, au sens de la pensée institutionnelle, même éventuel-
lement pensée clinique, une annexion par la politique étonnante dans les problématiques de pou-
voir. Autant les questions de pouvoir et les questions de la folie ou de la psychose étaient distantes
au XIXe siècle (et on pouvait les réunir par toute une série de médiations, de maillons intermé-
diaires), autant maintenant il apparaît, en U.R.S.S. c’est complètement évident, que ce sont des
choses complètement coalescentes, superposables et qu’on peut effectivement écrire un livre qui
s’appelle : Nouvelle maladie mentale, l’opposition. Cela devient effectivement clair. Et en France
il y a un phénomène du même ordre, à savoir que supprimer l’hôpital, ça revient à essayer de faire
coïncider le plus possible les dynamismes de la psychose sur le quadrillage socio-administratif de
la société française, de l’appareil d’État avec ses rouages particuliers. Il faut que la folie se terri-
torialise sur le socius directement à travers la sectorisation qui est vraiment une tentative de
départementaliser la schizophrénie. Faire que la schizophrénie et le problème de la rue, de l’ha-
bitation, du commissariat de police et de l’hôpital coïncident. Territorialité et même cartographie
de la folie qui se moulent sur les réalisations centralistes, jacobines ou napoléoniennes.
Et par cet espèce de choc extraordinaire culpabilisé lié à la découverte que le phénomène asilai-
re aurait une parenté très étroite avec le phénomène concentrationnaire, du fait même de cette
annexion, il y a eu une ruée de toute la psychiatrie catholique, communiste, tous les gens de bonne
volonté se sont engouffrés, côte à côte d’ailleurs, dans l’esprit de la Résistance tout le monde
mélangé ; après ils se sont séparés mais en tout cas à la Libération tout le monde était d’accord
qu’il fallait en finir avec ça et du côté positif et il y avait l’idée que la meilleure façon c’est de
diluer littéralement le phénomène psychiatrique dans tous les pores de la société telle qu’elle était,
et dans son organisation telle qu’elle était.
C’est un peu à quelque chose comme cela que l’on est confronté à Trames. Tentative de créer un
espace, un lieu, on ne sait pas comment appeler cela car ce n’est pas une institution, qui ne soit
pas uniquement préoccupé de pallier à l’hospitalisation, d’être une alternative à l’hospitalisation,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


mais qui ne soit pas non plus un réajustement, une réadaptation presque mécaniste aux rouages
de la société, de l’administration telle qu’elles sont, un rabattement. Donc c’est là où fonctionne
quelque chose qui peut être de l’ordre de l’utopie mais qui peut être un point de subjectivation
nouveau. Voilà un aspect du problème.
L’autre aspect c’est (le discursif et le non discursif) qu’on a l’impression que cette prise de posi-
tion des psychiatres et des théoriciens, mais aussi de la psychanalyse pourquoi pas, a fait que tout
le non discursif à l’œuvre dans le délire mais aussi dans le travail thérapeutique a été complète-
ment laissé en plan au profit d’une perspective essentiellement sociologisante qui est bien expri-
mée d’ailleurs, à mon avis, par Castel, et par Basaglia bien entendu.
Alors maintenant, qui est là pour parler au nom de cette subjectivité non discursive, du Corps sans
Organe, des objets partiels ? Ce sont les nouvelles thérapies, ce dont parle Gentis (Lowen, le cri
primal) ou alors carrément les sectes, reprises communautaires relativement délirantes sur un
mode plus religieux, et aussi les médias d’une certaine manière parce que des histoires comme
Psy-show, ça donne aussi à réfléchir : quelque chose de nouveau apparaît, on passe presque la
publication à cinq millions d’exemplaires de cas de folie que tout le monde doit voir (N.D.L.C.
Pas si fous que ça !) et auxquels tout le monde peut être confronté. On est parti du huit-clos de
l’asile : pas question qu’on parle de la folie, relation duelle, etc. et là tout d’un coup les drames
des gens sont offerts en spectacle et pris dans un mouvement de participation : des millions de
gens participent à cette aventure. Ce serait comme des tentatives qui viennent d’un peu partout
pour retrouver justement toutes ces dimensions.

F - Dans l’espace de quelques dizaines d’années il y a eu une formidable tentative d’intégration.


C’est très difficile à mesurer. On ne peut donner que des impressions monographiques mais je ne
sais pas, moi, quand j’étais petit il y avait des épilepsies, de la violence. Beaucoup de cela s’est
résorbé, d’une part par le quadrillage médical, par la chimiothérapie, mais aussi toute autre forme
de rupture, de dissidence se sont aussi résorbées et cela c’est un phénomène de parti pris : Oui,
notre région est foutue, notre branche d’industrie est foutue, il y a une sorte de passivation, de
prédisposition, d’acceptation de l’idée de je ne sais quel type de reconversion. Quelqu’un me
disait : quand les même les Japonais, ce n’est pas si bien que ça, regardes tous les suicides ! C’est
exactement le contraire parce que quand on voit les statistiques des suicides au Japon – qui sont
effectivement considérables – ce sont les mômes et les types de 50 ans qui se font mettre à la
retraite. C’est un processus de régulation merveilleux. C’est le comble de l’intégration. Ce ne sont
pas du tout des suicides d’inadaptation. Ils sont superadaptés. C’est le cas extrême mais il y a
quelque chose de cette nature : tous les instruments même complètement symboliques, formels,
qui servaient à enregistrer en détournant las choses, toutes les méthodes de révolution trahie, il
n’y a même plus rien à trahir du tout. Il y a en effet là une conjugaison de la production de sub-
jectivité par les mass-médias, du quadrillage par les équipements collectifs, de la chimiothérapie,
etc., – une démultiplication des fonctions d’État qui aboutissent à cela.
Une fois que l’on a dit cela, il y a deux facteurs qui posent problème. C’est d’une part, évidem-
ment, les pays du tiers-monde, où ce travail n’est pas fait du tout et quand on voit au Brésil cette
inversion du mécanisme, quand on voit le poids de choses comme le candomblé, religions qui
sont en principe afro-américaines, mais en fait qui contaminent toute la population, facteurs
incroyables de production de subjectivité. Et d’autre part, il n’est pas du tout évident que le sys-
tème lui-même, que les phylums machiniques industriels, scientifiques, techniques puissent fonc-
tionner compte tenu de cet état-là. Mais je voudrais qu’on discute, qu’on teste l’hypothèse que la
crise c’est précisément, pour une part considérable, la conséquence de cet affaissement des modes
de subjectivation. C’est-à-dire que la crise, avant d’être économique, c’est le fait que précisément
il n’y a pas de relais de subjectivation. Pour illustrer ce que je veux dire, je vais prendre un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


exemple qui pour moi est un exemple repère : après la guerre, après la libération, toutes une série
d’immenses efforts nationaux ont été faits en France, en Allemagne, au Japon… C’était la recons-
truction. Sur la base de pays qui étaient totalement détruits, il y a eu une reconstitution, une
modernisation fantastique des industries. Tout a servi à la relance d’une constitution de tous les
facteurs de production (de force de travail, de capital, de savoir). Cela s’est fait dans les cadres
institutionnels et les idéologies généralement progressistes à un degré ou à un autre qui étaient
celle de la période post-fasciste : il fallait construire une société qui, que… avec d’ailleurs à un
niveau international tous les mythes onussiens, les plans Marshall, l’idée de coopération
internationale.
Or dans ce contexte, on voit que les pays qui n’ont pas décollé, ce sont précisément les pays où
il n’y a pas eu de grandes luttes ouvrières, c’est l’Espagne, ce sont des pays où il n’y avait pas eu
de processus de social-démocratisation, syndicats, etc. Et en un sens, il m’apparaît établi que c’est
l’absence des luttes de classes de type traditionnel, cette absence de relations antagonistes, de
revendications sociales qui créait cette vacuité, cette impossibilité de faire décoller. Je pense que
l’exemple est à peu près assuré, je le prends seulement à titre d’illustration. Je pense que la pro-
blématique d’un New Deal aujourd’hui ne serait pas la problématique de réanimer l’économie,
que le vrai New Deal c’est d’abord un New Deal de production de subjectivité. Et que le New
Deal a été une hyperproduction de subjectivité artificiellement relancée avec des programmes,
une incitation de production de subjectivité à partir de l’État. C’est ainsi que Mussolini, Hitler ont
sorti – au moins partiellement – l’Italie et l’Allemagne de ma crise.
Et il me semble qu’aujourd’hui c’est le même type de problème qui se pose : l’essence de la crise
c’est le fait qu’il y ait une démotivation subjective, un affaissement généralisé qui fait qu’il n’y a
plus les rapports de segmentarité, les rapports d’étayage, d’antagonisme.
Aujourd’hui il est certain que l’intégration mondiale est telle qu’une série de programmes essen-
tiels ne peuvent se concevoir qu’à l’échelle transnationale. Ce qui fait qu’il y a un décalage total
entre la capacité d’organiser des entités subjectives (même pas revendicatives mais d’existence
simplement : qui est qui et demande quoi à qui ?), il y a un décentrage complet des interlocuteurs.
On veut faire de l’acier. D’accord, mais à qui vous demandez ça ? On veut faire des bateaux. Oui,
mais pour qui ? Vous demandez ça à Mitterand mais il n’y peut rien du tout. Qu’est-ce que vous
voulez qu’il en fasse de l’acier ? des bateaux ? Alors qu’auparavant il y avait quand même un
minimum de… On voulait des logements. C’est là, c’est à tel endroit. Il y avait un certain nombre
de flux et puis la perspective d’agencer ces flux dans un territoire, tandis que là il y a un décen-
trement total. Alors c’est à ce moment-là que se posent ces symptômes à la fois d’atonie généra-
lisée de production de subjectivité et à la fois ces perspectives en pointillés de redéfinition d’une
production de subjectivité tout à fait internationale (redéfinition des rapports Nord-Sud).

P - Je suis frappé par le fait que l’on retrouve le thème de la partition Nord/Sud dans les schémas
psychiatriques. Effectivement toute cette psychiatrie qui se fait d’une manière atopique, donc
beaucoup plus disponible à tout ce que la folie a de non-rabattable sur des territoires organisés,
se réfugie en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie. Des thérapies qui sont non pas des modèles
mais quelque chose qui apparaît comme œuvrant dans un espace qui n’est ni l’espace de la socié-
té dans son ensemble, ni un espace reclus, fermé, clos. On peut citer le candomblé, mais il y a
effectivement des centaines de thérapies de ce type.

F - Ce n’est plus le problème des thérapies spécifiques. Cela le dépasse complètement. Quand je
propose la formule : la subjectivité est métamodélisation, je le prends de façon tout à fait radica-
le : il n’y a pas de subjectivité qui ne soit pas métamodélisation (sinon le trou noir). Cela veut dire
que dans les conditions de production de subjectivité actuelle, il n’y a pas de subjectivité qui ne
soit armée.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


De deux choses l’une : ou tu as des instruments de production de subjectivité qui s’articulent à un
champ social, à un système de production donné, ou ils sont forcément pathologiques (dans un
sens large). Mais il n’y a pas de nature, de bon sens, d’état d’équilibre. Tu as un état d’équilibre
parce que tu l’obtiens par étayage, tu t’arranges pour qu’il y ait environ 30 à 40 % de classe
ouvrière, puis un système de matelas de 20 à 30 % de classes moyennes et des classes aristocra-
tiques. Bon, tu as un étayage comme ça, tu fais vivre une société industrielle pendant 150 ans, très
bien ! Et puis maintenant, qu’est-ce que tu fais ? Là il y a un rapport paradoxal parce qu’il est évi-
dent que maintenant l’aristocratie ça va être les gens qui occupent des postes de travail, les gens
qui sont en position d’être garantis dans un certain type de rapport de poste de travail. Mais atten-
tion ! Il ne s’agit pas de revenus. Parce que le revenu, ça peut toujours s’arranger (un S.M.I.G.
social quelconque) mais c’est la subjectivité elle-même. Or c’est extraordinaire : on appelait hos-
pitalisme après la guerre les enfants qui avaient été complètement paumés, avaient perdu leurs
parents, etc., mais maintenant il y a une sorte d’hospitalisme généralisé. C’est inouï l’affaissement
dans toute une série de générations. On ne voit plus du tout à quoi se raccrocher.
La sectorisation il ne faut pas la concevoir simplement comme hygiène mentale. J’avais bien aimé
la formule de Castel sur la « gouvernabilité ». Les instruments de gouvernabilité c’est bien autre
chose que de s’occuper d’une minorité de malades, de marginaux.
Quand je dis que les mineurs, les Lorrains sont fous, je le pense vraiment. Et les vignerons…
Parce qu’en plus, ils ne défendent pas leur niveau de vie, non, l’acier, ils veulent fabriquer de
l’acier !

X - Ça me donne le cafard.

F - C’est à la fois complètement noir et complètement euphorique, en ce sens que je ne vois pas
du tout – à la différence d’autres qui mettent l’accent sur l’Europe – d’issue en dehors de boule-
versements tels que de fait se posent, sur un terrain réel, des problèmes de production de subjec-
tivité qui traversent cette situation. Il y aura un moment ou un autre où ça ne se posera plus en
termes de « on veut fabriquer de l’acier » mais ça se posera en d’autres termes où les gens devien-
dront vraiment zoulous ou katangais. Je pense à une génération d’un autre type de tiers-monde :
il va y avoir une tiers-mondisation des 4/5 des pays européens aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, avec
par contre hyperhiérarchisation. Je pense qu’il va y avoir un étirement de plus en plus accentué
des hiérarchies intérieures, avec des espaces réservés, protégés (la sécurité, la mort). C’est cette
clochardisation partielle, cette lumpenisation qui créera des problématiques communes entre des
populations de l’Est et de l’Ouest du tiers-monde. Moi je pense à ça. Parce que l’idée qu’il puis-
se y avoir une gestion globale… Un des plus beau exemple c’est celui de l’Argentine. C’est là
qu’on voit apparaître la naissance d’un nouveau syndicalisme. Quand un certain nombre de pays
d’Amérique Latine disent au Fonds Monétaire International : Arrêtez de nous pressurer comme
ça, parce que non seulement on ne va pas vous rembourser le capital qu’on vous doit mais il n’y
aura même pas les intérêts et ça va déclencher une réaction en chaîne fantastique sur les banques.
Alors il y a une négociation internationale : Bon, on vous redonne encore un peu d’argent pour
que vous payiez les intérêts, pour qu’au moins la façade soit sauve. Alors ça c’est très impres-
sionnant parce qu’on voit qu’il y a une sorte d’unification a minima des catastrophes. La gestion
du gouvernement socialise actuel en France c’est une gestion des catastrophes et je pense qu’à
l’échelle mondiale c’est quelque chose comme cela qui est en train de se produire. Voyez cette
situation hyperparadoxale entre la Pologne et l’U.R.S.S. C’est quelque chose de cet ordre.

V - Cela permettrait que quelque chose émerge ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


F - C’est une situation de l’abaissement de l’entropie qui permettrait à ce moment-là un redé-
marrage de processus loin de l’équilibre. En effet, le processus ne pourra partir loin de l’équilibre
qu’à la condition qu’il soit transnational. Alors évidemment, tant que tu as les cadres nationaux,
tu n’as aucune chance qu’il apparaisse rien. Il faut donc arriver à ce qu’il y ait une sorte de pau-
périsation généralisée, comme chez les marginaux, comme à la belle époque hippie parce que
finalement il y avait tout de même là une préfiguration dans un milieu restreint d’une clochardi-
sation qui permettait un certain nombre d’effets, à petite échelle de laboratoire.

P - La question que je voulais poser, c’est : est-ce qu’on est là dans une sorte d’hypothèse fon-
cièrement marxiste qui consiste à dire : après le prolétariat-classe-sujet, il y a une autre classe
– qui se définit peut-être par le fait d’être hors le processus de production, ce sont les chômeurs,
les gens qui n’ont rien à perdre ni à gagner…

F - Sauf que dans le marxisme ils étaient dans le processus de production. C’est une grosse dif-
férence.

P - C’est donc une « classe » qui devient classe-sujet et qui va produire sa propre culture, ses
idéaux, ses utopies, ses valeurs, sa morale, sa sexualité et tout le reste (y compris sa notion de
folie et de normalité), est-ce de cela qu’il s’agit ?
Où s’agit-il de l’hypothèse que c’est par là que doivent apparaître finalement des modes de sémio-
tisation complètement différents ?
J’essaye d’y penser en d’autres termes en disant que peut-être il existe du côté des usages du corps
ou de la musique ou des modes de vie une préfiguration de modes de sémiotisation complètement
différents.
Je suis très frappé par le fait que les marginaux, mes pauvres, les gens qui ne mangent pas à leur
faim sont probablement, en majorité, pris dans les réseaux d’un certain type de subjectivation, de
consommation, des usages du corps, de rythme, de rapport au temps et à l’espace encore très
étroitement contrôlés par les zones fortement hiérarchisées et concentrées du Capital. À savoir
que ce qui marche c’est quand même le transistor, le football ; c’est le grand phénomène de masse
qui touche effectivement les gens les plus déshérités et qui sont pour le moment un mode de com-
munauté et de rassemblement très discutable, très équivoque. Je suppose quand tu fais allusion à
quelque chose qui trouerait le système de part en part, il ne s’agit pas de cela ; mais pour le
moment on a quand même l’impression que ce sont ces modes-là, ces religions-là, ces espèces de
liens là qui sont totalement évidents.
Ce qui serait intéressant, ce serait d’essayer de repérer quel type d’objet, ou quel type de phylum,
quel type de matériau peuvent apparaître là qui ne soient pas déjà totalement pris dans ce systè-
me de quadrillage. Ainsi la passion argentine pour le football m’a exaspéré en un temps. Cette
classe, ce groupe de gens que tu désignes comme d’où peut-être peut venir quelque chose, com-
ment peut-on imaginer qu’il se déprenne de cette…

F - Ce que tu décris là, c’est en terme de flux et de phylums. C’est-à-dire que, bien entendu, l’en-
semble des flux d’information, de connaissance, que tu les prennes au niveau où ils sont, jouent
toujours à sens unique. Ils discursivent toujours.
Là on ne peut absolument pas attendre, dans cette logique des systèmes tels qu’ils sont organisés,
qu’aucun objet ne se détache puisque tous lés événements, précisément, sont pris dans le systè-
me de circularité.
Dans l’autre type de logique que je superpose à celui-là, les mêmes éléments de discursivité
sémiotique sont pris à contresens, et à ce moment-là, c’est en tant qu’ils produisent non pas des

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


discursivités comparées les unes aux autres, soit dans le domaine matériel, soit dans le domaine
des phylums machiniques, mais c’est en tant qu’ils produisent de l’existence, des territoires sen-
sibles et des univers. Dans cette logique-là les constellations qui émergent il est vrai qu’elles
conservent les mêmes éléments, mais dans un cas tu as des productions sémiotiques et dans
l’autre des productions subjectives. Par exemple les mêmes phrases qui vont signifier quelque
chose dans le rêve sont prises dans un agglomérat subjectif qui leur donne non pas une significa-
tion, mais une portée existentielle. C’est-à-dire que dans ce registre-là tu as une véritable inven-
tion, production de subjectivité. Tandis que là tu as une production de sens et les productions de
sens par définition, sont toutes prises dans un quadrillage paradigmatique.
Ces productions existentielles, de deux choses l’une, ou elles sont articulées dans un effet qui va
faire qu’il y aura correspondance, ajustement, stratification des différents niveaux de déterrito-
rialisation, ou il y aura un certain rapport d’effet entre les déterritorialisations, entre les niveaux
subjectifs (entre ce que j’appelle les niveaux d’affects et les niveaux d’effets) ; auquel cas, régu-
lation du système : les effets du système auront les affects qu’ils méritent. Ou il y aura – ce qui
je pense est l’essence de la crise actuelle – un décalage entre ces niveaux-là. C’est-à-dire que là
où il y a un certain type de discursivité, il y aura bien une correspondance, un minimum d’orga-
nisation des territoires sensibles, et d’un autre côté ce n’est pas ce type d’éléments qui servira de
relais pour produire de la subjectivité. Et ce décalage-là forcément fait un dérèglement général
puisque le niveau de déterritorialisation n’est rien d’autre que le type de double jeu, de contresens
qui fait que la phrase qui me sert pour vous dire des choses, pour articuler quelque chose, mais
me sert aussi à me constituer comme entité subjective à travers le phrase que je dis. Donc ce serait
sous une forme mieux élaborée – du moins je le pense – ce que Lacan disait en parlant du désir
de l’autre. Mais là ce n’est pas une altérité transcendantale, ce n’est pas un grand Autre, c’est de
deux choses l’une : ou tu l’as l’autre ou tu ne l’as pas. Si tu ne l’as pas, tu n’as pas le sujet non
plus. Et pour l’avoir il faut le construire, dans des systèmes de flux et de phylums qui doivent te
permettre à la fois d’être dans des effets matériels, de production économique, mais en même
temps doivent te donner la production de subjectivité. À partir du moment où tu n’as palus la pro-
duction de subjectivité c’est un dérèglement foncier dans l’économie des flux énergético-spatio-
temporels. Alors on arrive à des situations… prérévolutionnaires ! Tu avais une économie bien
régulée sous l’Ancien régime, qu’est-ce que tu voulais de plus ? Mais il y a eu un certain moment
où un certain nombre de flux capitalistiques (des flux de monnaie, des flux technico-scientifiques)
ne pouvant se subjectiver nulle part, n’ayant nulle part où s’intégrer, ça a fait claquer le système.
Quel système ? TOUT. Tous les systèmes de subjectivation ont claqué, aussi bien les systèmes
ancestraux de régulation au sein des aristocraties que les systèmes ancestraux de la paysannerie.
Les paysans n’étaient pas du tout révolutionnaires pendant la Révolution française. On a bien vu
les Chouans. Mais n’empêche que leur subjectivité était foutue par terre parce qu’elle n’avait
jamais été autonomisée. Elle était produite comme le reste par l’église, par les mythes, par la
royauté.
Or il semble qu’on ait une situation identique. Le système actuel peut parfaitement marcher.
Regan et les autres ont raison. Ils disent : qu’est-ce que vous voulez de plus ? Ils en bavent mais
il n’y a pas d’autre moyen pour motiver les gens à produire, à travailler que d’avoir un tel systè-
me. Oui en effet tout va bien. Ce n’est pas très moral, c’est un peu dégueulasse, mais enfin l’his-
toire en a vu d’autres !
Sauf que tout ne va pas bien du tout. La preuve d’ailleurs c’est qu’on est en pleine crise. Parce
que du point de vue de l’économie des flux, ça coûte cher, mais enfin c’est comme ça. Sauf qu’il
n’y a pas de production de subjectivation correspondante. Ce type d’économie peut fonctionner
pour une aristocratie qui va maintenant se concentrant, en se réduisant comme une peau de cha-
grin. Produire quoi pour qui ? Et maintenant cela devient à l’échelle planétaire. Ce n’est même

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


pas du tout la question du chômage : donner du travail à tout le monde. C’est simplement qu’il y
a une dérégulation de l’ajustement de la production de subjectivité. Mais ce n’est pas vrai. C’est
vrai pour l’Iran, c’est vrai pour des pays qui retombent dans des mythes démocratiques transi-
toires comme l’Argentine, le Brésil. Mais jusqu’à quel point est-ce que, à travers ces archaïsmes
de production de subjectivité, ça va résoudre la question ? Ils n’ont pas résolu le problème en Iran
et non plus en Amérique Latine.
De deux choses l’une : ou quelqu’un, qui que ce soit, produira de nouveaux instruments de pro-
duction de subjectivité qu’ils soient bolchéviques, maoïstes ou n’importe quoi ; ou de toutes
façons la crise continuera de s’accentuer. Alors la question n’est plus de savoir s’il y a d’autres
instruments de production de subjectivité. C’est de savoir qu’il y en a. Ou s’il n’y en a pas. Pour
l’instant il n’y a que des emplâtres. Il y a la vieille religion catholique, la vieille religion marxis-
te. Et puis il y a surtout ce que tu décris : cette immense efflorescence de mythes locaux, c’était
la fonction de toutes les religions asiatiques dans le Bas-Empire. Et puis il y en a un qui en effet
a eu son phénomène d’amplification et a servi de référence de subjectivation fantastique avec le
christianisme. Mais il a fallu quelques millénaires pour que ça décolle.
Tout cela c’était pour revenir au problème que tu posais. Pour moi, dans cette description, il n’est
pas du tout entendu que du traitement des flux va apparaître une nouvelle idéologie, une nouvel-
le sexualité, une nouvelle culture, tout ce que tu as dit. Bien sûr que non. Ou il y aura un déclin
dans un certain type de rapport de production avec une production de subjectivité, avec le fait que
ce n’est absolument pas donné et qu’il y a une coupure… Alors le problème est d’ajustement
exactement comme en chimie quand tu cherches un cristal qui va faire catalyse. Tu l’as ou tu l’as
pas. Si tu ne l’as pas, la réaction n’a pas lieu. C’est simple.
Alors à ce moment-là c’est : quel est le processus, l’agencement, la concaténation singulière (elle
ne peut être que singulière au départ puisqu’elle n’existe pas) productrice d’un processus qui sin-
gularise l’ensemble des composantes (et puis après elle n’est plus singulière, bien sûr) qui réali-
mente cette situation productive.
La question qui me paraît être cruciale c’est : est-ce que le système existant, qui est quand même
très élaboré, très sophistiqué, d’abord dans le domaine technico-scientifique où incontestablement
il y a un décollement prodigieux, la société capitalistique gère de façon exceptionnelle et il y a
une gestion assez habile de la sémiotisation économique (dollar F.M.I.). Dans cette crise il y a
quand même une sorte de virtuosité, il faut bien le dire (économie monétaire) et même il n’est pas
exclu qu’au niveau de la gestion écologique, gestion sanitaire, des familles… Et cependant c’est
une crise majeure. Une crise de quoi ? À mon avis c’est une crise majeure parce que la question
qui est presque sur le bout de la langue de tout le monde est celle-ci : Merde, il faut quand même
une religion une idée ! Personne n’ose le dire mais on ne peut pas rester en suspend comme ça.
la guerre, on a essayé de relancer ça comme grande religion. Des millions de gens ont dit : À bas
la guerre ! Mais ils ne sont pas très convaincants. Ils ne la font pas, la guerre depuis longtemps.
Il y a quand même quelques petites guerres, tout le monde s’intéresse. Pas trop d’ailleurs. Sauf
quand elles donnent des images à la télé.
Ça ne donne pas une consistance mythique ; ça ne donne pas envie de partir aux Croisades ou de
faire la Révolution d’Octobre !

P - Autre question : est-ce que la psychose appartiendrait plutôt à cette zone cinquième mondis-
te dont tu parles. Est-ce que tu penses qu’elle a une quelconque connivence avec ça ?

F - C’est-à-dire est-ce qu’il y aurait une production générale de psychose, autrement dit, ou est-
ce qu’il y aurait une part de la psychose qui créerait des conditions pour que des processus de sub-
jectivation émergent ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


P - Je regardais les phénomènes de smurf. Tu vois les mômes de 13-14 ans qui se mettent à dan-
ser comme les catatoniques en fait. Alors plus ils sont robotisés, mécanisés et mieux c’est. Déjà
à l’école ils sont branchés sur l’informatique, etc. On retrouve effectivement des processus de
schizophrénisation gestuelle, musculaire. Alors est-ce que ça va dans le sens de cette déterrito-
rialisation schizophrénique généralisée qui fait que, à terme, il y a sans doute des points de ren-
contre, des territoires sensibles à la jonction des gens paumés du tiers-monde, de ceux qui survi-
vent comme ils peuvent dans l’hémisphère Sud…

F - Sauf qu’on est bien d’accord que ce n’est pas des gens. Ce sont des phylums machiniques, des
univers qui eux se transmettent, se captent. Alors à ce niveau-là c’est la joie. À la limite plus c’est
cette espèce de merde, plus je pense, en effet, qu’il y a beaucoup de gens qui ont une perception
différente.

P - Il y a des territoire comme ça du côté de la science-fiction où il n’y a plus rien d’humanoïde,


couleurs, gaz qui se rencontrent…

F - Le problème n’est pas de trouver une hypersingularité schizophrénique en soi, le problème est
qu’il y ait concaténation entre les processus qui concourent à faire marcher les machines (tech-
niques, sociales, économiques) et les processus de subjectivation. S’il n’y a pas cette quadruple
articulation, ça ne marche pas. Il faut prendre des exemples énormes : par exemple l’Iran ça
marche comme en 14. La Belgique ça ne marche pas. La Lorraine ça ne marche plus du tout. C’est
à ce niveau-là. Qu’est-ce qui ferait que le Brésil ça marche ? Pour ma part, je ne suis pas du tout
convaincu que ce soit la démocratisation actuelle qui marche. C’est possible que je me trompe.
Ceci dit pour l’instant ça marche. Qu’est-ce qui va se passer après ?
Il faut changer les grilles de lecture de l’histoire. Qu’est-ce qu’ils regardent, les gens ? Ils regar-
dent et ils voient des choses.

A - J’ai remarqué quelque chose en Algérie. Avant l’introduction de la télé il y avait traditionnel-
lement les soirées avec les veillées. Puis le jour où la télé a été installée, le relais ne faisant pas
parvenir les images, les gens commençaient à ouvrir le poste, puis de temps en temps voyaient
une image passer, tiens ! De plus en plus de gens rentraient de bonne heure du travail. Puis le jour
où la télé a commencé, les longues soirées avec les contes, c’était fini. C’est comme le phéno-
mène de Dallas. Les gens regardent avec passion. Ils sont fascinés par l’ameublement des salons.
On a même crée de très beaux tissus qui s’appellent « Dallas »…

F - C’est ça tu vois, le truc. Quand on disait avec Deleuze que Kafka avait saisi un certain niveau
d’appauvrissement de la langue allemande dans le contexte très particulier qui était celui des Juifs
à Prague, à la fois aristocrates et à la fois complètement pris dans des rapports d’oppression racia-
le. Ou pour Beckett… Il faut arriver à un certain niveau et à partir de là… Et ce qu’il vient de dire
me semble très intéressant et c’est pour cela que je dis : ça au moins c’est de la poésie ! Ils font
un tissu : Dallas. Ils regardent… C’est comme s’il y avait un point de réversion. À partir de là,
d’accord ! C’est embêtant, ils ont foutu en l’air les contes orientaux… C’est cela que je vois
comme point de subjectivation qui à un certain moment anticipe le processus de subjectivation, à
savoir qu’il est vraiment transethnique, transnational.

P - Est-ce que ce ne sont pas des productions plutôt immobiles dans leur universalité même, sté-
réotypées, sérielles, à l’opposé de ce qu’on pourrait penser être des points de départ de quelque
chose ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


F - Dans la référence de gauche FPh, oui bien sûr, mais dans la référence TU, ce sont des chaînes
a-signifiantes. La question c’est que ce sont des chaînes a-signifiantes qui sont productrices de
subjectivité. C’est-à-dire qu’effectivement, à ce moment-là, il y a un phénomène qui n’est plus au
rendez-vous de l’existence. Et si jamais par contre, à partir de ce point de re-subjectivation se met
à fonctionner quelque chose, ton catatonique smurf, si tu le mets sur la scène de l’opéra, ça donne
Bob Wilson. Il semble que c’est cela la notion de singularité. Tu recrées un alphabet existentiel.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Les séminaires
de Félix Guattari 04.05.1982
Félix Guattari
De l'efficience sémiotique
Une véritable pollution mentale s’est développée à partir des métaphores dynamiques, énergé-
tiques et thermo-dynamiques… Un curieux consensus s’est fait depuis plusieurs décennies de
l’histoire psychanalytique pour passer sous la table cette problématique énergétique ; il ne date
pas d’ailleurs de la naissance des structuralismes en psychanalyse, mais remonte à l’époque de
Freud. Cependant des axiomes énergétiques demeurent implantés dans la façon de poser la pro-
blématique de l’inconscient mais on les a « forclos » et ils sont tout-à-fait repérables.

Cela reste une conception fondée sur des notions de conflits psychiques, avec une axiomatique
implicite où l’on a cette idée de représentations réprimées – dans le cas des affects, plus spécifi-
quement, inhibés – et l’on garde toujours comme définition implicite de l’inconscient que c’est le
lieu du refoulé. La théorie du refoulement – que je sache – n’a été récusée par aucune des ré-écri-
tures de la psychanalyse.

Pour s’arrêter déjà à cette notion de refoulement, il faut voir que les deux conceptions freudiennes
– celle qui constitue le refoulement comme portant sur des représentations de l’inconscient (pre-
mière topique), ou celle qui le recentre sur les défenses du moi – aboutissent, sans doute, à rema-
nier la description dynamique et les métaphores thermo-dynamiques de l’économie freudienne,
mais ne remettent pas en question ces postulats énergétiques de base.

Dans la première topique est cette idée qu’il existe un noyau pathogène de représentations exclues
de la conscience qui se comporte comme un noyau développant un champ magnétique négatif
– un noyau refoulé, une fixation, un noyau de représentations qui repousse toute intrusion d’un
processus quelconque de remémoration. On peut donc s’approcher de ce noyau par couches
concentriques, mais plus on s’en approche et plus il y a une puissance de rejet. Les tentatives de
levée de ce refoulement (qui, suivant les époques, procédaient par suggestion, puis par technique
d’interprétation) marchent toujours dans ce sens : pour pouvoir faire la levée du refoulement
– l’atteinte de ce noyau – il convient de procéder par l’analyse des résistances, par leur interpré-
tation ou l’interprétation du transfert qui est, en quelque sorte, la résistance des résistances.

Dans la deuxième topique, ce noyau a toujours la même puissance de refus, d’éjection, mais il ne
fonctionne plus du tout de la même manière. Au lieu que ce soit un noyau négatif, cela devient un
noyau positif, un noyau d’attraction : le noyau pathogène issu du refoulement originaire attire à
lui, au contraire, les représentations et a toujours tendance à les réexpédier dans les systèmes
conscients et préconscients. Par contre, ce qui devient l’énergie de refoulement, c’est le moi :
voilà donc toute la problématique des défenses du moi. On a inversé les vecteurs mais en gardant
cette même problématique énergétique vectorisée : ce noyau envoie des rejetons, des symptômes,
il intervient au sein des rêves, des actes manqués, etc. On a alors un double système d’interaction
et pas du tout un système simple comme dans la première topique.

Ultérieurement, la problématique du moi, des identifications (représentation beaucoup plus


anthropomorphique de l’inconscient et beaucoup moins dynamique), l’entrée sur scène des per-
sonnages de l’inconscient, la familialisation, la personnologisation semblent, en effet, mettre au

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


second plan cette problématique énergétique. Reprenons la conception de la pulsion de Freud. Je
rappelle ici ses quatre dimensions :
— la poussée qui était vraiment la charge énergétique (avec l’ambiguıté totale de savoir si c’était
l’équivalent d’une charge instinctuelle…), charge instinctuelle sexuelle, poussée de nature biolo-
gique, libido…
— la source, organique là aussi mais représentant certains types de territoires corporels, etc.
— les objets qui deviennent ensuite la problématique des objets partiels.
— les buts.
Progressivement la poussée, la source et le but sont laissés entre parenthèses, mis à l’écart : oui,
c’est biologique, oui il y a des sources organiques, d’accord, mais ce n’est pas cela qui compte !
Ce qui compte, c’est que la pulsion envoie des délégués dans l’ordre de la représentation. Quant
à cet aspect de dynamique biologique, finalement on fait l’impasse là-dessus.

Pour le reste, différents accents seront mis selon les courants : dans la tradition « classique » en
France, en particuliez chez Lagache, c’est le but qui importe et il se trouve transformé en rela-
tion ; la psychanalyse devient, en quelque sorte, une psychologie de la relation. Ce qui compte ce
sont les inter-relations. Et chez Lagache sont même mises en question la notion de stade et la
notion de maturation psychogénétique.

Par contre, chez Lacan c’est la notion d’objet qui devient prévalente, avec une problématique de
l’objet totalement différente du courant anglo-saxon. Mais là aussi nous allons voir que toutes les
notions héritées de cette conception énergéticienne biologique sont mises entre parenthèses et
quasiment récusées de façon explicite. Chez Freud lui-même, si on y réfléchit bien, la notion de
pulsion est totalement transformée avec l’introduction de la pulsion de mort. Il n’y a plus du tout
l’idée de conflit pulsionnel pris sur des principes de plaisir et des principes de réalité mais, à la
notion de pulsion – d’opposition dynamique, de tension, de conflit – se substitue la notion de
mélange : la pulsion devient un mélange de deux pulsions – pulsion d’Eros et pulsion de mort qui,
selon qu’elles sont intriquées ou désintriquées, mélangées ou non d’une certaine façon, vont faire
basculer l’économie libidinale dans un sens ou dans un autre. Je vous ferai remarquer que, d’un
point de vue strictement métaphysique, la notion de mélange n’a rien à voir avec une notion de
tension dynamique.

Revenons à quelques formulations de Lacan sur la pulsion. Je les ai prises uniquement dans Les
Écrits car je crois que ces textes sont suffisamment clairs – du moins pour l’objet que je me pro-
pose aujourd’hui. Quand il parle de la pulsion, Lacan met en question aussi bien la pulsion que
la libido, que le ça. Il dit que la pulsion est comme « un couteau de Jeannot, aux pièces indéfini-
ment échangeables » ; il parle de « métamorphisme », d’intervertions possibles entre « l’organe »
de la pulsion, « la direction » de la pulsion et son « objet » (1).
Ailleurs, il dit qu’il y a une réversion possible de « son articulation à la source comme à l’ob-
jet » (2), ce qui est très important car cela implique bien quelque part que l’on a plus la coupure
source pulsionnelle biologique (énergie biologique) et représentation au niveau de l’objet.
Il dit aussi qu’au fond la pulsion dans le système freudien est uniquement un système d’équiva-
lences énergétiques où l’on réfère les échanges psychiques (3). Là il part de cette position : c’est
un système d’équivalence et rien d’autre, qu’il ne faut jamais prendre en tant que tel au niveau de
poussée énergétique mais uniquement en tant que système d’équivalence (et non pas de support)
pour avoir une capacité de comparaison, d’appréciation économique de ce qui se passe au niveau
de la représentation – du représentant de la représentation de la pulsion, c’est-à-dire au niveau
psychique.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


On peut dire alors : s’il y a un équivalent, au moins la pulsion sert à quelque chose ! Cet équiva-
lent c’est la libido, définie par ailleurs par Freud comme énergie pulsionnelle Elle avait donc des
caractéristiques de la pulsion mais était détinie essentiellement comme pulsion sexuelle. Dans le
système freudien il y a des pulsions et il refuse toujours une universalité de la pulsion – se démar-
quant en cela de Jung, etc. Une pulsion particulière est celle qui joue un rôle majeur dans l’in-
conscient : la pulsion sexuelle et c’est ce qui fait la différence entre le concept de libido et le
concept de pulsion. Puis cette libido est prise dans une différenciation libido du moi, libido d’ob-
jet, etc. Il y a donc la qualification suivante : la libido est sexuelle, puis elle donne des rapports
d’équivalence, des rapports économiques entre les investissements qui se portent sur les objets, et
ultérieurement on retraduira cette problématique en termes d’Eros et de pulsion de mort.

L’abord de Lacan veut en apparence cautionner les formules freudiennes, puisque toute sa vie il
a prétendu être fidèle à la lettre même du texte de Freud. Mais dès les Écrits, il dit ceci : la libi-
do n’est pas l’instinct sexuel… D’accord puisqu’il y a cette critique de l’instinct déjà au niveau
de Freud. Mais voici qu’il fait une curieuse opération en disant : sa réduction à la limite au désir
mâle indiquée par Freud suffirait à nous en avertir. On peut peut-être comprendre cela ainsi : s’il
n’y a qu’une libido mâle, c’est donc qu’elle n’a rien à voir avec la différence des sexes.
Admettons ! Mais ce qui compte, c’est la suite : « la libido dans Freud est une énergie susceptible
d’une quantimétrie, d’autant plus aisée à introduire – en théorie – qu’elle est inutile, puisque seuls
y sont reconnus certains quanta de constance ». Vous comprendrez au passage pourquoi m’inté-
resse beaucoup cette idée de quanta de constance. Cela nous amène en effet dans la probléma-
tique qui pour moi est celle des machines abstraites à un certain type non pas de quantification,
mais de consistance. Cette expression, quanta de constance, est précisément ce à quoi je voudrais
substituer la notion de consistance qui fera basculer tout le système.
Lacan ajoute alors : « sa couleur sexuelle si fortement maintenue par Freud comme au plus inti-
me de sa nature est couleur de vide, suspendu à la lumière d’une béance »… C’est beau mais
disons que c’est un vidage sémantique total de la notion de libido.
Le ça dans la deuxième topique est à la fois le réservoir de la libido au point de vue quantitatif et,
du point de vue topique c’est le pôle des pulsions par rapport auquel se fera la différenciation du
moi, du surmoi, etc. Lacan est très gêné aussi avec cette notion parce que, évidemment, pour
avancer dans sa redéfinition de la pulsion il faut qu’il prenne – comme il dit – « de plein fouet » (4)
les paradoxes de la définition freudienne. Or, voici trois caractéristiques de la définition
freudienne :
— le ça est inorganisé, c’est un chaos. Oui, Lacan est d’accord : en même temps c’est inorgani-
sé mais ça reçoit, attire le refoulé originaire, donc c’est très structuré quelque part. Les noyaux du
refoulé, les fixations sont dans le ça et, en outre, les automatismes de répétition.
— le ça ne connait pas la négation. Et Lacan écrit : « il n’y a pas de contradiction qui vaille entre
les pulsions » (5). C’est parfait, seulement :
— c’est le lieu où il y a l’intrication entre l’Eros et la pulsion de mort.

Faire tenir tout cela ensemble est effectivement difficile ! Mais qu’à cela ne tienne, Lacan dit : il
n’y a que le signifiant qui permette de faire tenir ensemble ce type de paradoxe. Pourquoi : parce
que le signifiant, dit-il, qu’on le prenne comme on veut d’ailleurs, au niveau de la matérialité de
sa structure (= le signifiant saussurien), qu’on le prenne comme jeu de Loto (5), il n’y a que cela
qui puisse supporter de telles contradictions. Lacan a, à ce propos, une formule assez obscure :
« … et l’évidence apparaîtra qu’il n’y a au monde que le signifiant à pouvoir supporter une
coexistence – que le désordre constitue (dans la synchronie) – d’éléments où subsiste l’ordre le
plus indestructible à se déployer (dans la diachronie) » (5).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Synchroniquement donc des agrégats de chaînes complexes sont pris dans les systèmes de contra-
diction concernant l’organisation, l’inorganisation et les contradictions pulsionnelles ; il n’y aurait
alors que le signifiant qui pourrait faire cette double politique de signifiance et d’a-signifiance.
Là, c’est moi qui traduis. Et Lacan écrit cette phrase en toutes lettres : aussi laisserons nous main-
tenant de côté le statut énergétique de la pulsion. Finalement, dit-il, la pulsion n’est pas du tout
ce que l’on croit, elle n’a rien à voir avec l’instinct, mais le ça est « un réservoir oui, dit-il, si l’on
veut, voilà ce qu’est le ça, et même une réserve. Mais ce qui s’y produit, de prière ou de dénon-
ciations missives, y vient du dehors, et s’il s’y amasse c’est pour y dormir » (6). Prenant la com-
paraison avec les lettres que l’on mettait à Venise pour dénoncer les gens de la Cité, il dit que le
ça est un réservoir dans lequel on met des lettres. Mais son propos va beaucoup plus loin qu’une
métaphore : en effet, le ça et les pulsions ne sont devenus rien d’autre que le trésor des signifiants.
Dans ses mathèmes, la pulsion c’est : le sujet s’évanouit dans la demande : « Que la deman-
de disparaisse aussi, cela va de soi, à ceci près qu’il reste la coupure, car celle-ci reste présente
dans ce qui distingue la pulsion de la fonction organique qu’elle habite : à savoir son artifice
grammatical… » (7). C’est une formulation curieuse parce qu’un peu malheureuse du point de vue
même de la théorie du signifiant mais, en tous cas, elle dit bien ce qu’elle veut dire. Nous sommes
donc passés d’une définition de la pulsion (et donc de la libido et du ça) avec ses quatre dimen-
sions (la source, la poussée, l’objet et le but) au fait que – purement et simplement – le signifiant
c’est la pulsion, la pulsion c’est le signifiant. C’est du moins ce qui reste de toute cette économie
de la demande, ce qui reste de la déhiscence organique et de toutes les images qui partent depuis
la famille jusqu’à la fin : essentiellement du signifiant. Mais alors ? S’il faut éjecter toute notion
de dynamique, de thermo-dynamique, de conflit, alors comment peut-on encore parler de répres-
sion, de refoulement ? Comment peut-on encore parler de conflit psychique, de transtert, de
contre-transfert ? Cela veut-il dire qu’on fout tout ça en l’air et que l’on est plus que dans… une
économie du signifiant. Mais qu’est-ce que cela veut dire une économie du signifiant ? ou une
économie libidinale – terme cher à Lyotard ? Qu’est-ce qu’une économie ? Cela veut-il dire que
les signifiants véhiculent vraiment de l’énergie ? Ou est-ce une simple métaphore ? Cette histoi-
re est très ambiguë : a-t-on besoin d’un concept quelconque d’énergie pour rendre compte de l’in-
conscient ? Si l’inconscient est structuré comme des mathèmes, y a-t-il besoin de l’énergie ? De
l’énergie passe-t-elle entre des mathèmes ? entre des signifiants ? C’est une vraie question.
Y a-t-il besoin d’un équivalent quelconque énergétique entre un signifiant inconscient, entre des
mathèmes marquant les différentes instances en question ?
Quant à moi, je réponds tout de suite : oui ! Non seulement il n’y a pas à avoir de pudeur d’éco-
nomie sur la poussée, le but, la source et l’objet : oui, il y a de l’énergie dans l’inconscient par-
faitement ! – ce qui ne veut pas dire qu’il y en ait dans le signifiant parce que l’inconscient ne
s’identifie pas au signifiant. La question est justement de reformuler non pas une théorie de
l’énergie mais si possible N théories énergétiques, c’est-à-dire N modes de fonctionnement éner-
gétiques pour rendre compte à la fois de là où il y a effectivement de l’énergie dans les processus
inconscients et de là où il n’y en a pas.

Le concept d’énergie est un concept d’équivalence en physique qui traverse aussi bien la physique
des particules que la physique atomique, la chimie, la thermo-dynamique, etc. Ce concept s’ins-
titue sur la base d’un fonctionnement régional de l’énergie : l’énergie électrique et l’énergie calo-
rifique, par exemple, ce n’est pas du tout la même chose. Il y a effectivement des équivalences
(principe de Carnot, etc.), mais l’utilisation de l’énergie chimique ou de l’énergie électrique, c’est
très différent de l’énergie atomique ! Tout le monde sait cela – ne seraient-ce que les gens qui
reçoivent des bombes atomiques ! Ce n’est pas parce qu’il y a des équivalences – et il y en a effec-
tivement – et que l’on passe de l’une à l’autre que c’est la même chose, cela ne s’exprime pas sur
les mêmes terrains : le terrain des particules n’est pas le même que celui des atomes ou que celui

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


des échanges énergétiques biologiques (la chimie à 37°). Il y a des machines concrètes à petites
énergies : par exemple les énergies circulant dans une machine informatique sont de toutes petites
énergies par rapport à ce qui circule dans une machine à vapeur. Il n’empêche qu’il y a une loi
d’équivalence générale énergétique : on peut toujours, en effet, faire des calculs. Mais sur le ter-
rain des machines concrètes, c’est très différent. Je pense donc qu’au niveau de la diversification
des composantes de l’inconscient, nous avons intérêt à ne jamais parler d’énergie « en général »
(type libido ou autre), mais à respécifier quel type d’énergie – s’il y a une problématique énergé-
tique qui se passe – travaille dans tel type de région de machine concrète ; quitte à en inventer de
spécifiques, car il est possible que l’on trouve utile dans une cartographie de dire : dans un grou-
pe particulier c’est tel type d’énergie qui fonctionne, dans un système éthologique, tel autre, etc...
On a toute liberté d’inventer autant d’énergies que l’on veut. Il n’y a pas de religion de l’Énergie
avec un E majuscule ! Il n’y en avait pas plus pour Einstein que pour Newton qui ont bel et bien
inventé leur cartographie d’énergie quand ils en ont eu besoin. Il nous faut faire la même chose,
je crois, mais dans l’autre sens précisément : retrouver les concepts d’énergie tels qu’ils sont
manipulés chez les Bororo, les psychotiques, etc. pour pouvoir comprendre ce que sont les com-
posantes de passage et les phénomènes d’équivalence.

Venons en aux schémas : l’inconscient rentre dans un plan de consistance ; ces deux domaines ne
représentent pas des coupures mais des zones de passage, puisqu’il s’agit du même plan. Il y aura
donc des zones de passage au niveau de l’intensité entre :
— d’un côté, le domaine des consistances énergétiques. Il ne s’agit pas de consistance universel-
le mais de zones de consistance énergétique : parfois ça passé, ça pousse un peu, et puis non, ça
ne sert à rien, ça oscille, et parfois ça passe – transformant une énergie en une autre.
— et de l’autre, des zones de consistance incorporelle.
Au fond, Freud a parfaitement vu la nécessité de faire tenir ensemble ces deux domaines même
si c’est, en effet, « un paradoxe de plein fouet ». Il voit les pulsions mais il voit bien précisement
quand il traite une hystérique ou un phobique :
— des problèmes d’investissement de zones érogènes, de fixations libidinales.
— et puis aussi des représentations qui sont totalement incorporelles, des fantasmes où manifes-
tement il n’y a pas une dose d’énergie correspondante à cette inscription mnésique pour déclen-
cher pareils automatismes de répétition, etc. Donc : représentation, représentant de la pulsion, et
il fait tenir tout cela ensemble.
Seulement, toute l’histoire du Freudisme et de la psychanalyse jusqu’au structuralisme contem-
porain, c’est d’effacer ce scandale – que Freud ait eu la folie au départ de faire cette affirmation
paradoxale ! En tous cas, un montage s’est imposé : éliminer purement et simplement ce domai-
ne des consistances énergétiques, c’est-à-dire éliminer toute problématique du
corps, du socius, du rapport de forces économiques – toute problématique des machines
concrètes.
— Mais oui, tout cela existe bien sûr mais ce n’est pas de l’inconscient !
— Si ! justement c’est aussi l’inconscient.
— Alors si c’est ceci l’inconscient, ce ne peut pas être cela !
— Mais si ! c’est les deux.
— Et c’est les deux alternativement, successivement, pendant, après ? Voilà justement la ques-
tion : comment va s’incarner ce rapport entre les deux domaines ?

Considérons ce domaine des intensités, des consistances. Nous l’avons divisé en deux.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Maintenant voyons ce qui se déploie dans cette surface :
— D’abord, une problématique de la déterritorialisation partant (à la base du schéma) d’un axe
de persistance – répétition vide, répétition pure… – pour arriver à un axe de transistance qui sera,
lui, totalement déterritorialisé.
— Puis, une ligne mobile : la ligne d’actualisation hylémorphique. Elle peut partir de la base du
schéma et c’est la pulsion de mort, la limite du Fort-Da freudo-lacanien, c’est la répétition vide,
le trait unaire lacanien ; s’incarner ensuite dans le triangle syntagmatique existentiel, qui se
différenciera.
— quand la ligne remonte, elle fait cette actualisation hylémorphique, c’est-à-dire qu’elle remon-
te comme ligne qui – du côté des consistances énergétiques – traite les choses à partir de machines
concrètes, et du côté des incorporels, de ce que j’appelle des idéalités.

La ligne hylémorphique est la ligne d’incarnation des formes – formes concrètes et non pas pla-
toniciennes, mais formes qui fonctionnent et que l’on trouve, par exemple, dans les définitions
génétiques de telle formule de vie, de telle mutation, de telle spéciation.
Quand cette ligne remonte totalement, il y a effectivement à ce moment là passage total entre les
consistances incorporelles les plus différenciées – les univers – et, sur le plan des consistances
énergétiques, les phylum et l’ensemble du système : c’est-à-dire qu’il y a de nouvelles constella-
tions d’univers, et… problématique du possible loin de l’équilibre.
Quand cette ligne redescend, des stratifications intermédiaires, des métabolismes coupent la pro-
blématique des consistances incorporelles et la problématique des consistances énergétiques – ce
qui ne veut pas dire qu’elle les coupe totalement mais elle négocie à travers les systèmes des
triangles.

Là-haut, plus de négociation, passage total. En bas, impasse totale parce qu’il n’y a rien ; il y a
rien qui discute avec rien : ils ne se racontent pas grand’chose !
Tandis que dans la situation intermédiaire, on est dans un seuil ou dans un autre, cela pulse d’un
côté ou de l’autre.
Dans ce système en mouvement la problématique de la syntagmatique existentielle prend des flux
énergétiques de toute nature pour en faire de la matière signalétique (et c’est toujours de la matiè-
re : flux d’encre, flux d’électricité…) et pour en faire des boucles sémiotiques. Et là on est déjà
dans les incorporels. Cela commence avec le trait unaire, avec la quantité d’information mini-
mum. Voilà : c’est cela que ça fait et rien d’autre. Et quand ça ne fait rien d’autre, encore une fois
ça ne dit pas grand’chose et c’est la pulsion de mort, l’affaissement total. Cette foutue théorie de
l’information – pour autant qu’elle hante toutes les sciences humaines – les hante comme la mort
quelque part hante l’ensemble de nos sociétés.

Il y a donc fabrication de ce que l’on peut appeler – hommage à notre maître à tous et à toutes,
Jacques Lacan le trait unaire. Que se passe-t-il donc quand il se prend dans un noyau d’agence-
ment ? Il fonctionne alors de ce côté, de l’autre ou des deux côtés et le problème ne se pose plus.
Quand il fonctionne de ce côté, il fait du signifiant et amorce un triangle sémiotique (8).

Ce qui se passe en réalité renvoie au noyau d’agencement. Pour reprendre Chomsky, ce serait la
structure profonde. Et ce qu’on voit, ce sont des machines concrètes et des idéalités (il faut être
complètement myope pour ne pas les voir, ces idéalités concrètes, abstraites, il y en a de toutes
sortes : la musique, les mathématiques, les nations…).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Nous avons donc la syntagmatisation, la fabrication d’une matière-signe mais qui ne dit rien. Le
territoire minimum ( « Fort-Da »…« c’est moi ! »… « ho ! je suis là »), c’est le primat du rapport
de syntagmatique existentielle sur toutes définitions. On en a bien la représentation chez Sartre :
quelque part l’autre ne se déduit pas des représentations, ne se calcule pas à partir des coordon-
nées spatio-temporelles, il y a un donné de l’autre minimal (9). Ce territoire minimum s’articule à
des concaténations de signes, à des redondances sémantiques qui font des résonances signifiantes
au fur et à mesure qu’elles se constituent en idéalités et c’est donc ce que j’appelle : le triangle
sémiologique, à partir d’un curseur paradigmatique, c’est-à-dire ce qui fait monter plus ou moins
la ligne hylémorphique – cela pouvant s’abattre sur ce qui semble une pulsion de mort irréduc-
tible, et puis il suffit de réintroduire telle ou telle boucle paradigmatique pour que d’autres objets
soient accrochés.
Si vous voulez, c’est comme ce qui apparaît dans la sémantique générative : vous avez une boucle
sémantique et puis une autre et puis, d’une boucle à une autre, apparaît un autre niveau
sémantique.
Pour prendre une comparaison, c’est comme si l’on disait : il y a une scène mais sur la scène on
parle, on chante, il y a de la musique, ça fait de l’opéra ; et à chaque fois se développe ainsi un
nouveau type d’idéalité, un nouvel univers potentiel, une constellation d’univers.
Il y a donc un curseur – avec aussi possibilité d’affaissement.

De l’autre côté, ce même fonctionnement peut se faire au niveau cette fois des consistances éner-
gétiques comme triangle des machines concrètes : cette fois, les signes ne font pas des boucles et
des redondances de signification, ne développent pas une économie paradigmatique, mais une
économie praxique ; c’est donc le triangle des machines concrètes avec ce que j’appelle : la ligne
des tenseurs processuels. Des signes sont en acte cette fois même si par ailleurs ils sont dans la
signification.
Par exemple, madame Tatcher dans la télévision tient des discours… aucune importance. Et puis
à un moment, ses discours font pleuvoir des bombes sur les bateaux argentins. Ce n’était pas évi-
dent ! Pendant un temps on pouvait se dire : cela a de la consistance pour les media… mais résul-
tat zéro. Et à un moment il y a eu prise de consistance au niveau des machines concrètes, rendant
toutes les possibilités envisageables. Que ce ne soit que de la redondance sémiotique, représenta-
tion, pur discours, ça tombe. Que ce ne soit pas du tout de la redondance mais que ça fasse direc-
tement des bombes sans qu’elle en parle, c’est une autre éventualité, c’est ce qu’Hitler faisait, lui :
il commençait par bombarder, il discutait après ; il commençait par occuper, après il faisait un dis-
cours. Ou bien autre éventualité, les deux en même temps : phénomène de seuil, les redondances
qui ne sont, n’attrapent, ne produisent que des incorporels, d’un seul coup agissent dans le systè-
me. C’est exactement comme le « sésame ouvres-toi », mais au niveau presque informatique : tu
cherches la formule pour ouvrir le coffre, tu ne l’as pas, tu es donc dans ces redondances là, et
puis à un moment…

Le triangle diagrammatique. Des propositions machiniques fonctionnent sur un versant comme


des consistances axiomatiques (mais au sens large, non pas seulement l’axiomatique mathéma-
tique, mais la consistance d’une écriture musicale, d’une écriture économique, toujours dans cette
partie du schéma de l’économique des incorporels). Une consistance axiomatique est donc néces-
saire pour qu’il y ait ce passage là ; et sur l’autre versant une consistance machinique ; car tu peux
très bien avoir les propositions machiniques, les énoncés et que ça ne passe pas. À la limite, c’est
la consistance même du système, la consistance du matériau qui est en jeu : tout devrait marcher
mais le système ne rentre pas dans la ligne hylémorphique.

Le court-circuit diagrammatique se passe partiellement quand la ligne hylémorphique est à ce

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


niveau. Et quand elle est là, de véritables mutations se font, les machines concrètes touchent
quelque chose du phylum, sortent d’elles-mêmes comme machines concrètes pour se trouver un
futur, rentrer dans le rhizome des machines concrètes (pour cette idée de rhizome machinique je
vous renvoie à mes publications antérieures) ; et ce qui n’était qu’idéalité d’un seul coup percu-
te, peut rentrer au niveau de mutation d’univers (ceci devant être entendu plutôt comme constel-
lation d’univers ou : création de nouveaux univers). J’en ai parlé fréquemment ici à propos de la
musique baroque, etc. Il peut y avoir nouvelle constellation d’univers ou abolition d’un univers,
ce qui change tout. À ce moment là, cette ligne des machines abstraites fait un triangle avec les
propositions machiniques ; le phylum machinique fait un triangle : phylum machinique-univers-
proposition machinique, qui donne la consistance de ce passage où, cette fois, la limite est abolie
(quitte à ce qu’ensuite…).

Il y a au-delà des tenseurs processuels, devenir machinique : c’est alors l’au-delà de la machine
actuelle, l’au-delà de la situation actuelle ; on voit bien qu’il y a telle ou telle retombée, telle ou
telle projection machinique, et parallèlement devenir incorporel. Il nous faudra revenir là-des-
sus… Quant aux tenseurs diagrammatiques, c’est la distance entre le noyau d’agencement au
niveau des propositions machiniques et des machines abstraites.

Notes :

1. J. Lacan, Écrits, éd. du Seuil, Paris 1966, p. 147.

2. Ibid., p. 817.

3. Ibid., p. 147-148.

4. Ibid., p. 657.

5. Ibid., p. 658.

6. Ibid., p. 659.

7. Ibid., p. 817.

8. Cf. schémas en annexe.

9. On pourrait aussi à partir de là reprendre la problématique du moi, du petit autre et du grand Autre…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Les séminaires de Félix Guattari / p. 9
Les séminaires de Félix Guattari / p. 10
Les séminaires
de Félix Guattari 05.05.1987
Félix Guattari
Référence et consistance
1 - Le Plan d’immanence chaotique

Il convient, en premier lieu, d’entretenir une certaine méfiance à l’égard des représentations
trop statiques du chaos, celles en particulier, qui tenteraient de l’illustrer sous forme de mélan-
ge, de trous, de cavernes, de poussières, voire même d’objets fractals. Le chaos de la « soupe
primitive » du Plan d’immanence a ceci de particulier qu’il ne se maintient à l’existence qu’en
train de se « chaotiser » et de telle sorte qu’il soit impossible de circonscrire en lui, et de tenir
pour consistante, une configuration stable. Chacune de celles qu’il peut esquisser a le don de
se dissoudre à une vitesse infinie, pour ne pas dire absolue. Dans son essence, le chaos est
rigoureusement insaisissable. Ne pouvant être affecté d’aucun sous-ensemble, on peut consi-
dérer qu’il échappe aux logiques des ensembles discursifs.

Est-ce à dire que le chaos est une chose toute simple, toute binaire et aléatoire ? Certes non,
car le processus de protofractalisation qui le travaille génère tout autant du désordre que des
compositions complexes virtuelles : celles-là mêmes dont je viens de dire qu’elles s’esquissent
et se dissolvent à une vitesse infinie. (Relevons au passage que, dans une telle perspective, le
statut du virtuel consisterait, pour une entité, à se trouver pris entre deux infinis : celui d’une
absolue intensification existentielle et de son immédiate abolition.)

On partira donc de l’idée que les puissances actuelles du désordre se déclinent concurremment
à des potentialités virtuelles de complexification. Le chaos devient ainsi une matière première
de virtualité, l’inépuisable réserve d’une déterminabilité infinie. Ce qui implique qu’en y fai-
sant retour, toujours il sera possible de retrouver en lui matière à complexifier l’état des choses.
Ainsi chaque ordination se trouve doublée de tensions entropiques, tandis que, symétrique-
ment, chaque séquence aléatoire est susceptible de bifurquer vers des attracteurs virtuels de
complexification processuelle.

Mais peut-être serait-il préférable de dire que le chaos est porteur d’hyper-complexité, en vou-
lant marquer par là qu’il recèle non seulement la complexité discursive propre aux états de
choses mais qu’il est également capable d’auto-générer les instances de discursivation de cette
même complexité-instances qui seront ici qualifiées de crible. En d’autres termes, en surplus
des déclinaisons logicielles de l’ordre et du désordre, on devra considérer que le chaos tient en
réserve les opérateurs existentiels et les matières optionnelles de leurs manifestations.

Fig. 1 : les deux états du chaos

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Mais une fois dit que l’hyper-complexité chaotique (virtuelle, non discursive et constamment
en voie d’être défaite) sera distinguée de la complexité ordinaire (laquelle est le propre des
Flux réels et des Phylum possibilistes), il conviendra de ne pas confondre : chaos et catas-
trophe, car, précisément, ce qui spécifie une catastrophe, c’est l’affaissement de la dimension
« énonciatrice » des agencements qui s’y trouvent impliqués et la défection de leurs cribles de
discursivation. Le chaos n’est pas seulement porteur de morphogenèses potentielles « pré- pro-
grammées », il recèle les embryons processuels permettant la mise à jour de morphogenèses
mutantes ; il est ensemencé de « points de bifurcation », de « cribles mutants » dont aucun cal-
cul ne pourra jamais prédire la position et les potentialités.

Retenons seulement pour l’instant que c’est à partir d’un état non discursif virtuel de la
« matière » chaotique que se constituera ce qu’on appellera ultérieurement le rapport d’endo-
consistance entre les Territoires existentiels et leurs Univers de références.

2 - Le croisement des dimensions entitaires

Deux types de relations sont susceptibles de s’établir au sein de la « soupe primitive » du Plan
d’immanence chaotique : les relations de référence et les relations de consistance. Considérée
à ce premier niveau d’auto-référenciation, la référence n’est encore que pure connectivité pas-
sive d’instances d’être-là – qu’elles soient territorialisées ou déterritorialisées. Elle fonctionne
alors sur le mode du : « se tenir ensemble », étant bien précisé qu’il n’y a personne, aucun
sujet, pour tenir qui que ce soit ! « Il y a » dis-position d’un « il y a » et d’un « il y a » et d’un
« il y a » etc… sans que soit jamais décidable s’il s’agit du même ou d’un autre « il y a ». La
référence est ici répétition, itération. Avec elle, quelque chose tient en place par un incessant
retour à la même place, laquelle se trouve constituée, à cette occasion, de sorte que la glue exis-
tentielle suintant du chaos devient corrélative d’une ex-position d’ordre proto-spatiale. Espace
essentiellement glischroïdique, sans limite, sans contour, sans déplacements internes possibles
ni découpe de sous-ensembles. L’existence n’est encore là que co-existence, trans-existence,
transitivité existentielle, transversalité. Pour ne pas manquer ses caractéristiques spécifiques,
il est nécessaire de découpler radicalement l’idée de référence de celle d’interaction. Pour qu’il
y ait action, réaction, il convient que soit constitué, en préalable, un rapport objetcontexte ou,
à tout le moins, une structure multipolaire, toutes choses qui n’ont pas cours dans ce genre de
lieu. À la différence de ce qu’il en est, par exemple, avec une perception ou une prise de
conscience, rien n’est ici transmis, rien ne « passe » entre le référé et le référent. Ce mouve-
ment de la référence, en tant que prise d’être, auto-affirmation existentielle nous impose d’as-
sumer la double aporie d’un changement d’état s’opérant :
- 1) sans transfert énergétique (du fait que nous sommes confrontés à l’état même du change-
ment, au processus en train de se processualiser),
- 2) à une vitesse infinie de transformations qui transgressent le sacro-saint principe de la phy-
sique contemporaine qui consiste à fixer, avec la vitesse de la lumière, un seuil limite à la
gamme de l’ensemble des vitesses possibles.

Ainsi redéfinie, la consistance se verra affectée de deux types foncièrement différents d’itéra-
tion celle de vitesse infinie et celle de vitesse « ralentie ». Le « ralentissement » (ou reterrito-
rialisation) nous amène à dégager une nouvelle dimension fondamentale des agencements
œuvrant à partir du chaos : celle de la consistance qui nous permettra de mieux étayer les caté-
gorisations déjà antérieurement évoquées d’Univers référentiels (U), de Phylum possibilistes
(F), de Territoire existentiel (T) et de Flux matériels et/ou sémiotiques (F).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


- 1) Les vitesses infinies de référence dont il a déjà été fait état à propos du « principe d’éva-
nescence » qui préside aux destinées du chaos, vont se trouver désormais reconverties dans les
transferts de complexité et d’hypercomplexité entre les domaines (F) et U. Cette vitesse infi-
nie est synonyme de labilité absolue de l’itération et, par conséquent, de consistance nulle. Les
séquences de réitération étant ici infiniment courtes, on dira des arrangements entitaires consi-
dérés qu’ils ont une capacité de jauge/ou de rupture de symétrie interne/infiniment faible.
- 2) D’un autre côté, ce sont des vitesses de référence ralenties et modulées qui seront à l’œuvre
dans des modules de territorialisation associant les domaines T et F. Cette structure modulai-
re tient à l’existence de seuils de discontinuité dans les phénomènes de ralentissement du
« grasping » existentiel (ou agglutination auto-référentielle). Il se produit, en quelque sorte, un
striage de la reterritorialisation tandis que se constituent des zones distinctes d’être-déjà-bel-
et-bien-là. Dès lors, ces vitesses « ralenties » sont synonymes d’intensification de la consis-
tance. Lorsqu’elles descendent à une vitesse presque nulle les séquences de remise en cause
peuvent devenir d’une longueur quasi-infinie. On dira alors de la capacité de jauge de tels
arrangements qu’elle prend une valeur forte.

Fig. 2 : Croisements des dimensions de référence et de consistance

D’ordre plutôt temporel la consistance exprime la fragilité, la précarité des processus connec-
tifs, leur densité relative, mais aussi leur finitude, leur caractère transitionnel et séquentiel,
tenant, je le répète, à ce que leur statut de distinctivité existentielle soit essentiellement tribu-
taire d’arrangements contingents de niveaux hétérogènes. C’est aussi à des fractures de consis-
tance que nous devrons – dans certaines conditions sur lesquelles nous reviendrons lorsqu’il
sera question des synapses d’agencement – la capacité de dispositifs entitaires à s’ouvrir à
d’autres formules d’arrangement, d’autres axiomatiques, d’autres machinismes abstraits, bref,
à quitter un régime de connectivité passive pour accéder à une conjonctivité active et
processuelle.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Une telle association entre le concept d’existence et celui d’une consistance, porteuse d’hété-
rogénéité et de précarité, implique un renoncement aux oppositions massives binaires du type :
essence/existence, Être/Néant, etc. Alors que, par exemple, dans l’ontologie sartrienne, la déto-
talisation demeurait indissociable de la néantisation, elle s’inscrit ici, au contraire, sur un axe
de référence proto-spatial (endo-référence U et T) foncièrement hétérogène à l’axe des consis-
tances proto-temporel sur lequel s’instaurent les paliers de déterritorialisation. À la césure bru-
tale Être/Néant se substitue la gamme ouverte des intensités existentielles. D’une autre maniè-
re, elle nous amène à nous déprendre des mythes ancestraux relatifs à la pérennité de l’être ou
à ceux, plus récents et plus tenaces, de la conservation de l’énergie. Il n’existe aucune forme
d’être brut, planté là, une fois pour toutes, indépendamment des agencements qui l’appréhen-
dent pour en subir les effets ou en infléchir la trajectoire et le destin. L’être est modulation de
consistance, rythme de montage et de démontage. Sa cohésion, sinon sa cohérence, ne tient ni
d’un principe interne d’éternité, ni à un cadrage causaliste extrinsèque qui ferait tenir ensemble
les existants au sein d’un même monde, mais à la conjugaison de processualités de consistan-
ce intrinsèque, engageant elles-mêmes des rapports généralisés de transversalité existentielle.
Pour une part, c’est cette exigence de transversalité qui appelle le recours à des vitesses de
référence infinies, à un balayage de tous les espaces et à un lissage récursif de toutes les tem-
poralités possibles, alors que, pour une autre part, c’est le caractère de processualité qui impo-
se le striage des vitesses relatives de référence.

Afin d’illustrer ces questions de vitesse de référence, considérons un instant ce qui sépare un
catalyseur ordinaire de la chimie minérale d’un catalyseur enzymatique de chimie organique.
Essentiellement la vitesse de la réaction catalysée, sa spécificité et ce que j’appellerais ses
implications processuelles. Les enzymes peuvent accélérer les réactions par des facteurs consi-
dérables de l’ordre de 109 à 105 fois dans des conditions douces (milieux aqueux, température
et pression ambiante). Par exemple, la molécule d’un enzyme spécifique sera capable d’hy-
drater 100 000 molécules de gaz carbonique, alors qu’il aurait fallu 10 millions de secondes
pour obtenir le même résultat sans le le recours au génie enzymatique. En outre, chaque enzy-
me catalyse un type de réaction, s’exprimant en un point précis de la molécule substrat, et elle
constitue un crible stéréospécifique, reconnaissant sélectivement une molécule parmi d’autres,
même de structure très proche, comme les isomères optiques. Par exemple, le nickel ou le pal-
ladium pourra catalyser l’hydrogénation des doubles liaisons de molécules très différentes,
tandis qu’un enzyme comme la thrombine ne pourra opérer cette même réaction que sur un
substrat extrêmement spécifique ( ). On pourrait multiplier à l’infini les illustrations d’une telle
1

associations de ces trois fonctions de lissage, d’accélération et de spécification d’effet consé-


cutivement à la mise en œuvre d’opérateurs catalytiques, de polarisation, … regroupés ici sous
le terme générique de crible. Dans notre perspective, ces trois fonctions sont le corrélat d’une
perte de consistance ontologique, synonyme d’une ouverture déterritorialisante à de nouveaux
phylum possibilistes : ici, en l’occurrence, avec cette déterritorialisation enzymatique, à l’ac-
cession à rien moins qu’aux champs de possible (F) et aux mutations de virtualité (U) propres
à la matière vivante.

3 - Les cribles

La soupe primitive du Plan d’immanence est, donc peuplée de deux types d’états entitaires :
– les multiplicités chaotiques, composant et décomposant à des vitesses infinies des arrange-
ments complexes,
– les cribles existentiels sélectionnant des ensembles relativementment homogènes d’arrange-
ments caractérisés par des ralentissements itératifs locaux et localisants.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Les cribles se présentent ainsi comme un premier temps d’« accroche » des multiplicités chao-
tiques. S’engendrant l’un l’autre de façon continue, ces deux états assurent le croisement et le
décroisement des dimensions de référence et de consistance précédemment décrites. Il appar-
tient aux cribles de conférer une stabilité relative aux séquences de prises de consistance, tan-
dis que les multiplicités ont pour tâche, lors des stases de décroisement, de « recharger » en
référence d’hyper-complexité les agencements considérés. Tant qu’on demeure sous un régi-
me de décroisement, les cribles n’ont de cesse de retourner au chaos, alors que, sous un régi-
me de croisement, des mariages s’opèrent, de nouvelles compositions entitaires peuvent proli-
férer à l’infini. Cela étant, il ne faudra jamais perdre de vue que les régimes croisés et décroi-
sés ne cessent de s’envelopper l’un l’autre de sorte qu’une suprématie du croisement nous fait
entrer dans le domaine du possible et, qu’à l’inverse, une suprématie du décroisement nous
confine dans celui du virtuel. Sous l’espèce des filtres, des barrages, des moules, des modules,
des attracteurs ponctuels, circulaires, étranges (ou fractals) des catalyseurs, des enzymes, des
codages génétiques, des perceptions gestaltistes, des étayages mnémotechniques, des
contraintes poétiques, des procédures cognitives, mais aussi des échangeurs routiers, des ins-
titutions boursières, publicitaires, … partout, dans tous les registres, les cribles se constituent
en inter-face entre 1) les virtualités virulentes du chaos, les prolifération stochastiques et 2) les
potentialités actuelles dûment répertoriables et consolidables.

Ce n’est donc que sous le régime du croisement que les dimensions de référence et de consis-
tance parviendront à acquérir leur identités respectives. La référence ne prend une « portée »,
ne conquiert un espace vital et la « consistanciation » ne manifeste ses stances – substance sou-
tenant les qualités et trans-stance ou transistance « transversalisant » ces mêmes qualités – qu’à
la condition que s’amorce le croisement des dimensions entitaires, à titre d’étape inaugurale
du cycle des agencements. Mais il faut insister sur le fait que ce striage du Plan des références
immanentes par les valeurs de consistance ne procède pas par alternatives binaires exclusives,
ni même par oppositions distinctives de caractère systémique. La consistance existentielle relè-
verait plutôt des catégories pathiques que Viktor von Weiszäcker oppose aux catégories
ontiques. Les premières, relatives au vouloir, au pouvoir et aux diverses modalités du devoir
se masquant les unes les autres en se travestissant mutuellement et les secondes, relatives à des
rapports de temps, d’espace, de nombre et de causalité découpant des entités non dialecti-
sables. On trouve également, dans l’idée que von Weizsäcker se fait de la subjectivité comme
mouvement de « rapport au fond » (Grundverhältnis), l’amorce d’une théorie de l’appropria-
tion existentielle et du transfert pathique généralisé telle que nous la proposons ici avec nos
catégories de référence non discursives, à savoir cellec de Territoire existentiel et d’Univers de
référence (2).

Non seulement une même concaténation entitaire peut engager des consistances de définitions
antagonistes, mais c’est le jumelage et la mise en adjacence de consistances nulles, infiniment
« rapides » et absolument déterritorialisées, avec des consistances ralenties et relativement
déterritorialisées, qui caractérisent ce qui sera ultérieurement défini comme agencement col-
lectif d’énonciation. À nouveau s’impose à l’esprit une autre série de paradoxes de la physique
contemporaine lorsqu’elle incarne un même quantum énergétique sous des formes concur-
remment corpusculaire et ondulatoire, discontinue et continue, séparable et non-séparable. À
leur manière, les schizo-analyses, elles aussi, se mettront en mesure de cartographier les com-
posantes disjonctées, par exemple, d’une psychose, sous les espèces apparemment
contradictoires :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


– d’un territoire moïque et corporel de consistance « lente », et
– d’univers déterritorialisés, associés à ce territoire à titre de « référent », mais cependant de
consistance « rapide » ; ce qui pourra éventuellement s’exprimer par les charges de vérité que
peut recéler un délire.

Comme dans la physique quantique, il sera impossible de saisir à la fois, pour les observer, les
mesurer, ou les faire interagir, les dimensions exo-référées de la consistance (les Flux et les
Phylum) et ses dimensions endo-référées d’auto-agglutination existentielle (les Territoires et
les Univers).

La déterminabilité discursive occulte les fractures génératrices d’intensification existentielle


et, en contrepartie, les processus de fractalisation désagrègent les circonscriptions attestables,
de sorte qu’on ne pourra jamais saisir d’un seul tenant :
– les positions exo-référées serties dans des co-ordonnées de potentialités dis-stancées
– et ses dis-positions virtuelles endo-référées incarnées dans des ordonnées d’in-stanciation.

Fig. 3

Dans la combinaison (1) une position est donnée sur fond de coordonnées stables, les univers
d’énonciation demeurent flous (perte des intensités qualitatives). Dans la combinaison (2)
c’est, au contraire, la position qui devient floue, et le rapport figure/fond qui s’estompe, tandis
que l’instance existentielle de référence devient la donnée première du transfert existentiel.

4 - Les processus proto-énonciatifs

Le travail du criblage ne se résume pas à de simples lissages passifs du divers pulvérulent, à


partir duquel sera possible le striage des vitesses de référence en composantes de consistance
hétérogène. Il procède également au dégagement d’une plus-value existentielle dont nous sui-
vrons ultérieurement la portée et la capitalisation en examinant plus en détail le cycle des agen-
cements d’énonciation. Nous verrons alors que les rapports entre les domaines de Flux, de
Territoire existentiel, de Phylum machiniques abstraits et d’univers de référence ne sont pas
seulement linéaires, mais sont aussi matriciels et mettent en jeu, par conséquent, une gamme
plus complexe d’opérateurs et de cribles de transformation trans-entitaires. À titre d’anticipa-
tion, la figure 8 présente la forme accomplie de ce que sera alors le croisement entre la réfé-
rence et la consistance.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Fig. 4 : Le croisement matriciel référence/consistance dans le cadre d’un agencement

Avant de nous engager plus avant sur ce terrain, nous devons faire retour sur les considérations
précédentes afin d’essayer, à partir des quelques schémas suivants, de mieux préciser la genè-
se des processus proto-énonciatifs lors de leur dégagement aux toutes premières étapes com-
positionnelles des redondances entitaires de la« soupe primitive ».

Exo-référence/endo-référence

Soit une multiplicité de raison n. On appellera exo-référence l’arrangement sériel résultant de


la mise en connexion discursive des n termes de la multiplicité. On appellera endo-référence
l’opérateur proto-existentiel intensif, c’est-à-dire non discursif duquel résulte l’arrangement
précédent.

Fig. 5 :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


On a vu que la glue existentielle propre au rapport exo/endo référence peut être de consistan-
ce froide, de pure connectivité, passive, territorialisée, ou de consistance chaude, déterritoria-
lisée et impliquant, de surcroît, des régularités, des algorithmes, des formules, des lois qui peu-
vent être de la plus grande complexité. Mais, les phylum (F) de consistance déterritorialisés
n’en demeurent pas moins consubstantiels aux séries et au flux F. Toute la question devient,
dès lors, de faire tenir ensemble les vitesses de redondance infinies des premiers avec les ralen-
tissements absolus des seconds, tout en rendant possible les striages intensifs discontinus au
croisement des deux dimensions entitaires. Une fois encore on retrouve le paradoxe du conti-
nu qui enveloppe le discontinu et l’intensif, le discursif.

Fig. 6 :

Pour nous en tenir, pour l’instant, au domaine exo-référé nous distinguerons donc par rapport
à la consistance connective de base, à savoir, l’endo-consistance de série et de flux :
1) un domaine exo-consistant, caractérisé par sa capacité d’ouvrir de nouveaux champs de pos-
sible F consécutivement à la mise en acte de nouvelles constellations d’Univers de référence

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


2) un domaine trans-consistant (ou transistant) au sein duquel sont à l’œuvre des processus de
criblage et de striage (du type : mélange, croisement, moulage, catalyse, fusion, etc) entre les
Phylum d’exo-consistance machinique abstraite et les Séries et Flux d’endo-consistance plus
ou moins « ralentie ».

Fig. 7 :

La ligne Fnm d’exo-consistance est composée de tous les points de bifurcation propres aux
champs de possible. Les lignes F composent des rhizomes de possibles machiniques abstraits.
Celle de la figure 5 autorise le passage d’un arrangement de raison n à un arrangement de rai-
son m.

Les séries sn, sm ... possèdent chacune un répondant énonciatif tn, tm ... dans le domaine T de
l’endo-référence-endo-consistante. Mais, de leur côté, les lignes déterritorialisées de type Fmn,
qui sont tressées à elles pour leur faire la loi, pour les coder, les situer dans des champs de pos-
sible et leur assigner une consistance différentielle, elles aussi disposent de répondants énon-
ciatifs dans ce même domaine d’endo-référence. Seulement ces derniers sont d’une nature
toute différent. Les répondants territorialisés des séries (et des Flux) sont modulaires. De ce
fait, leurs opérateurs existentiels sont attachés à leur être-là comme des crustacés sur un rocher.
Les répondants déterritorialisés des Phylum abstraits habitent partout et nulle part. Leur exis-
tentialisation, produite par des cribles mutationnels, cesse d’être cadrée territorialement pour
devenir tributaire de co-ordonnées processuelles qui leur confèrent un caractère d’ubiquité et
de traductibilité absolu. Leur contingence n’est plus de l’ordre d’un contingentement, d’un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


être-déjà-légitimement-là, mais relève d’un « retour-là où ca pourrait être », d’une répétition
artificiellement processuelle. Nous reviendrons plus loin sur cette question, quand, à l’imma-
nence modulaire nous devrons substituer une pseudo-transcendance de rupture a-signifiante
des rhizomes relationnels et significationnels.

Ainsi, les plus-values existentielles ne parviennent à être capitalisées dans des Univers de réfé-
rence incorporels que par la médiation, aléatoire et contingente, de cribles mutationnels (les
synapses). Il est postulé, je le rappelle, que ce type de référenciation déterritorialisée ne s’opè-
re qu’à une vitesse infinie, c’est-à-dire sans légitimité ontologique, quoique selon un principe
de nécessitation irréversible (mode de référenciation pathique).

Fig. 8 :

Tout se passe comme si, durant le temps de passage du croisement de l’arrangement n à l’ar-
rangement m, la ligne d’exo-consistance Fmn retournait à la pêche dans la soupe des consis-
tances chaotiques, pour mieux repartir dans de nouvelles directions processuelles. Ce monta-
ge théorique présupposant une « rechute » toujours latente dans les matières d’expression à
l’état d’hyper-complexité chaotique, me paraît nécessaire si l’on veut rendre compte valable-
ment de ce que Freud a décrit sous l’appellation de « processus primaire » ou de « moments
féconds », rémanences d’être à la fois labiles et fulgurantes, qui ponctuent la prime enfance,
la catastrophe schizophrénique, l’expérience de la drogue, les transes fusionnelles archaïques
ou l’inspiration créatrice.

Notes :

1. Biochemistry, Lubert Stryer, W. H. Freeman and Company. (San Francisco, 1981), p. 103-104 et les « réacteurs
biologiques », La Recherche, n° spécial sur l’avenir des biotechnologies, n° 188, mai 1987, p. 614 et suivantes.

2. CF : Jacques Schotte, « Une pensée du clinique » – L’œuvre de Victor von Weiszäcker, Université de Louvain,
faculté de Psychologie et des Sciences de L’Éducation, mai 1985. Notes de cours rédigées par Ph. Lekeuche et
revues par l’auteur.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Les séminaires
de Félix Guattari 04.10.1984
A propos d'un rêve : systruc
Félix Guattari
Je me disais depuis un certain temps qu’il fallait que j’illustre mes desseins théoriques et je pen-
sais le faire, puisqu’on en avait déjà évoqué les dimensions, sur le thème du rêve. Aussi m’a-t-il
semblé intéressant de faire un rêve – un rêve sur commande – très près de la chose elle-même.
C’est ce que je voudrais vous livrer aujourd’hui.

C’est un rêve en deux parties, la première étant divisée en deux, et la seconde en quatre. Les deux
premières parties de la seconde partie étant relativement symétriques aux deux parties de la pre-
mière partie.
Je donne d’abord le texte du rêve, avec selon la tradition d’usage, certains points dans les déve-
loppements qui ne seront pas tellement expliqués, parce que, comme d’habitude, cela renvoie à
des systèmes assez personnels.
Pour les noms, je vous précise tout de suite que j’ai un fils aîné qui s’appelle B., un deuxième fils
qui s’appelle S., et une fille qui s’appelle M.

I.

A/ Je suis avec M. et sa mère dans une pièce qui évoque un lieu de ma propre enfance. M. me fait
des reproches sur ce que fut mon manque de disponibilité durant son enfance.
Dans un premier temps, je l’écoute avec application, estimant que c’est tout à fait positif qu’elle
s’exprime ainsi, que cela ne peut que lui faire du bien… Sa mère l’approuve silencieusement.
B/ Je me mets en colère. Je me déclenche délibérément, d’une façon un peu théâtrale, un peu arti-
ficielle. Je lui explique que si j’avais procédé autrement, si j’avais été un « bon père de famille »,
je serais resté un pauvre type et personne n’aurait rien eu à y gagner.
Alors là, une coupure dans le rêve, sans doute un début de réveil et on rentre dans la deuxième
partie.

II.

A/ C’est une pièce en rez-de-chaussée (un peu comme à D. pour ceux qui connaissent) et le lieu
ressemble plutôt à une maison qu’occupaient L. et sa copine près de D. Plusieurs personnes sont
là debout dans la pénombre en train de regarder une émission de télévision. Je suis un peu en
arrière-plan, sur le côté gauche. Je vois deux ou trois enfants, qui sont par ordre croissant de taille,
éclairés en contre-jour par l’écran de télévision. Il me semble que j’aperçois un jet de pisse qui
part de l’un d’eux. J’hésite à le croire. Je m’approche : oui, c’est bien un des enfants qui est en
train de pisser sur la moquette. J’engueule le petit qui est le premier de mon côté. Il se tourne vers
moi, me dit que ce n’est pas lui, que c’est le second un peu plus grand à côté de lui et qui est peut-
être son frère. J’interpelle alors celui-ci et je lui dis, d’abord tu vas finir dehors, ensuite tu reviens
et tu nettoies tout.

B/ Je l’accompagne vers l’entrée. C’est un lieu différent. Un peu comme celle d’un film de
Lubitch, Ménage à trois. En sortant, l’enfant me regarde de façon un peu provocante. Après un
temps d’hésitation, je lui mets une tape sur la joue.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


C/ L’enfant est sorti dans la nuit. Je m’inquiète de ce qu’il n’est toujours pas revenu. Je me dis
que j’aurais dû l’accompagner. Je surveille sa rentrée éventuelle.
Et le lieu a changé. On est à présent dans une très grande salle rectangulaire, quelque chose
comme un bal parquet. Cela évoque la période où l’on faisait de grands bals à La Borde. Je sens
que les gens autour de moi ont parlé entre eux du fait que j’avais frappé l’enfant. La rumeur s’am-
plifie. Tout le monde trouve cela un peu scandaleux.

D/ À l’autre bout de la salle, j’aperçois un mouvement des personnes qui contrôlent la porte. Je
réalise que ce doit être l’enfant qui essaye de rentrer. Je veux traverser la foule pour aller le
rejoindre. Mais il y a trop de monde. Je prends le parti de sortir par la porte qui est de mon côté
et je cours à l’extérieur tout le long du bâtiment pour rejoindre l’autre porte. Je rentre. Il y a deux
rangées de micros, d’appareils électroniques. Je rentre avec assurance mais en même temps il est
entendu que je dois être reconnu par les gens qui sont à l’entrée, car je n’ai pas de ticket. On me
laisse entrer, quoiqu’avec un peu de suspicion. Le temps que j’ai mis à entrer, l’enfant est repar-
ti à l’intérieur dans la foule. J’essaye de le rattraper.

Je voudrais vous livrer maintenant un certain nombre de développements analytiques sur ce rêve
et traiter de la question des scènes d’agencement, des références intrinsèques qui sont mises en
cause.
Dans le schéma habituel, les scènes sont les structures subjectives intrinsèquement référées entre
des univers incorporels et des territoires. Les quatre dimensions de sens sont toujours coales-
centes, liées les unes aux autres, pour autant qu’il s’agisse d’un agencement. Comment une de ces
dimensions de sens – à savoir celle des territoires sensibles (ou dans la terminologie classique,
celle des « objets partiels » ou « objet a » lacanien) comment s’articule-t-elle ou pas avec ces réfé-
rences intrinsèques ?
Nous allons donc uniquement travailler les rapports entre cette dimension, disons d’objet partiel,
et celle de la scène, la scène étant ce type de références intrinsèques – scène structurale.
Mais je traite d’abord des différents développements du rêve.
La première partie est composée de deux sous-parties qui se rythment comme : provocation-
répression. Nous verrons que les deux premières parties de la seconde partie se rythment aussi sur
provocation-répression, mais non par rapport au même type de scène structurale de référence.

I.

A/ Les reproches de M. en présence de sa mère. Il s’agit d’un système triangulaire. Mon ex-
femme dont j’ai divorcé est là silencieuse et M., environ 17-18 ans, plus jeune qu’actuellement.
Le développement est celui d’une culpabilité œdipienne classique, sur le thème : tu n’as pas joué
ton rôle de père ; pourquoi m’as-tu abandonnée ? Pourquoi le divorce ? Et il y a le silence de la
mère.
Un affect se constitue qui est un point d’abolition virtuelle de tous les énoncés : aussi bien le silen-
ce de la mère que ma propre hésitation à répondre. Tous les énoncés qui pourraient se développer
dans les quatre dimensions de sens se résorbent dans un point d’abolition que l’on peut considé-
rer être un point virtuel de collapsus de toutes les dimensions qui peuvent s’articuler au niveau
familial, social, et autre. Il n’y a rien à dire, c’est comme ça, je suis coupable.
On peut l’articuler comme réduction. Tous les univers se réduisent en une fonction phallique
binaire, à savoir qu’ils ne se développent pas justement comme univers. La seule chose c’est :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


coupable/pas coupable, oui/non, ou la référence au verdict de Kafka : et alors ? Rien à dire, c’est
comme ça. Point de mal être. Tout ce qui est relatif aux flux se résorbe dans un territoire sensible
qui est le point de culpabilité. Tout ce qui est des systèmes de propositions machiniques se réduit
dans un système binaire pour aboutir à ce point d’angoisse.
Il faut dire que cet affect a été réactivé la veille par la remarque d’une amie brésilienne qui me
disait que je n’arrêtais pas de penser. Et c’était un peu synonyme du fait que au fond j’étais tou-
jours dans mes histoires et que je ne faisais pas tellement attention à ce qui se passait dans le
contexte.
Donc, il est bien évident que l’affect ici ne s’associe à aucun type d’effet. Tout le système d’agen-
cement se résoud là et il n’y a pas de développements des autres dimensions.

B/ Avec la seconde séquence de cette première partie, que j’appelle la colère hystérique, on va
avoir un certain type de développement de ce point d’abolition. Là il y a une ligne de récession,
de dédiscursivation (et de procession dans l’autre sens). Il y a une amorce de procession avec le
discours hystérique où j’essaye quand même de dire quelque chose : non, ce n’est pas possible,
qu’est-ce que je serais devenu, etc. (… )
Le discours défensif ne se constitue pas réellement comme diagramme qui redeviendrait opéra-
teur par une mise en rapport avec une scène elle-même qui pourrait se réarticuler avec un effet et
un territoire, avec la double composition de l’effet articulé à un affect et articulé à un territoire
intrinsèquement référé.
On a les quatre dimensions de sens et l’amorce processuelle (Cf. schémas). Il faut noter que ce
discours n’est pas totalement de parole vide car il va générer deux éléments de singularité. Il va
être l’amorce de deux processus de singularisation.
Je vais maintenant donner un certain nombre de développements. Ce sont des éléments qui pro-
viennent du réveil, de la veille.
Quand je repense à l’énoncé « je serais devenu n’importe qui », j’associe aussitôt sur l’Homme
sans qualités de Musil, ce qui ne manque pas de prétention. C’est aussi une façon de clôturer
l’énoncé sur lui-même : « je serais devenu n’importe qui, mais en même temps ce ne serait déjà
pas mal », et l’on voit bien que l’énoncé est d’une mauvaise foi totale : quelles que soient les
options que l’on prend, le narcissisme a toujours gagné.
Cette référence à l’Homme sans qualités renvoie immédiatement au fait que je l’ai employée dans
une lettre à une amie qui est actuellement en Italie et qui se plaignait parce que je n’avais pas
répondu à ses lettres à temps, et je lui avais dit : je suis un homme sans qualités ! Le problème se
posait alors pour moi d’aller à Rome et j’avais différé ce voyage depuis un certain temps.
Il se trouve que le nom de cette personne est homophone par rapport au nom de Felice Bauer.
Donc la référence à cet Homme sans qualités de Musil par l’intermédiaire de cette personne ren-
voie à Kafka, les lettres à Felice. Mais pourquoi y a-t-il un élément de singularité et de rupture,
de non-sens. C’est que quand j’ai écrit ce commentaire du rêve, précisément le nom de M.B. était
censuré et il m’a fallu faire un certain travail de recomposition pour retrouver ce nom.
Cet élément M.B.-F.B. va se confirmer par un autre élément sur lequel on reviendra plus tard.
Voilà donc la première dimension de singularité. Une ligne qui aboutit à une impasse.
Il y a déjà toute la thématique mégalomaniaque Kafka, Musil, le voyage de Freud à Rome. On
n’est plus directement dans le rapport binaire-phallique : je suis coupable. Des univers Musil,
Kafka se profilent mais ils ne sont pas résolutifs du tout, ils restent ainsi en suspens.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


II.

La deuxième partie du rêve va être une façon de reprendre cette question en suspens et de déve-
lopper ces éléments de singularité. Elle est plus riche, elle est en quatre parties et elle se déve-
loppe en quatre territoires différents, c’est-à-dire en quatre scènes différentes pour reprendre les
éléments de structures de références intrinsèques.
La question théorique que je voudrais poser est celle du rapport entre le métabolisme des terri-
toires sensibles dans la mesure où ils se constitueront comme agencement quadripolaire et ce qui
se passe au niveau de la scène.
D’abord simplement les scènes :
Dans le premier rêve on avait une scène qui était un territoire assez indifférencié qui pouvait être
un territoire de mon enfance, alors qu’il s’agissait de l’enfance de M.
Maintenant dans les quatre territoires de la deuxième partie, on commence par une pièce ambi-
guë qui est l’endroit où j’habite actuellement mais qui renvoie à un autre territoire, une autre
période de ma vie, il y a dix ans, avec A., un La Borde antérieur, des choses au-delà de la pério-
de du divorce.
Le deuxième territoire sera celui d’un hall dont j’ai dit qu’il avait quelque chose à voir avec le
cinéma, mais il a aussi à voir dans mon phantasme avec les hôtels particuliers chez Proust.
Le troisième c’est cette grande salle rectangulaire qui se donne d’abord comme telle.
Et le quatrième territoire, c’est la même salle rectangulaire considérée selon ses deux pôles de
droite et de gauche, avec le fait que je sors sur la droite et que je rentre sur la gauche ; c’est un
développement du territoire précédent.

A/ L’enfant pisse en public. Reprise de la provocation. Quand je pense à ce thème évidemment,


immédiatement il y a dans ma tête quelque chose que j’avais relu les jours d’avant. En effet je
m’étais remis à feuilleter la Traumdeutung et je me rappelais qu’il y avait une histoire comme
cela. J’ai cherché et en même temps dans la recherche je ne me souvenais plus de quoi il s’agis-
sait au juste. Mais ce dont je me souvenais, c’est que Freud disait qu’il ne se relevait pas pour pis-
ser la nuit mais que dans un de ses rêves il s’était relevé. Puis j’ai retrouvé le rêve qui s’appelle :
le rêve du comte Thun. Je ne le raconte pas parce qu’il est très long, mais je résume les points qui
m’intéressent :
Freud part en voyage. Ce n’est pas le rêve, mais quelque chose qui s’est passé la veille du rêve.
Il voit ce comte Thun, qui a une attitude provocatrice (style aristocratique) et qui se fait réserver
d’office un compartiment de première classe avec W.C.
Comportement aristocratique. Une ouverture supplémentaire sur le K., la fille de Robert Kramer
qui va rentrer indirectement dans mon rêve. J’y reviendrai, je finis d’abord la référence à Freud.
Devant la provocation du comte Thun, Freud est furieux et il dit au contrôleur qu’on devrait au
moins percer un trou dans le plancher du compartiment pour pouvoir pisser ; il est réveillé à trois
heures du matin par une envie de pisser, alors que justement il dit que d’habitude cela ne lui arri-
ve jamais. Cette nuit-là il est réveillé au milieu d’un rêve qui est très long. Le comte de Thun dit
que le tussilage est la fleur préférée des allemands et Freud écrit : « je m’emporte, je m’emporte
donc » ; il y a une note en bas de page : « cette répétition est soulignée en note parce que je revien-
drai dessus, etc. » Je m’emporte mais je suis tout étonné de ces dispositions. Voilà que je retrou-
ve ici la structure de ma colère artificielle de la première partie mais je ne le retrouve évidemment
qu’en lisant le texte après. Et que Freud ait fait cette sorte d’acte manqué de répéter : je m’em-
porte, je m’emporte, m’évoque aussitôt le fait que j’ai eu cette rupture de remémoration sur le
nom de M. B. Donc je l’associe immédiatement à ce point-là il y a un blocage, un arrêt, un point
de singularité, un point de non sens. Et pour moi c’est comme si j’avais décollé inconsciemment

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


la phrase de Freud, je m’emporte, je m’emporte, je m’étonne de m’emporter et que je l’avais rap-
portée dans le rêve en tant que point non explicitable.
Ensuite le rêve de Freud continue et il se termine lui étant infirmier et tendant un urinal à un
vieillard aveugle.
Parmi les associations de Freud, je retrouve enfin l’élément de mon rêve. Il s’agit d’un souvenir
d’enfance de Freud : un soir avant de me coucher, dit-il, j’eus l’inconvenance de satisfaire un
besoin dans la chambre à coucher de mes parents en leur présence. Et le père dit : on ne fera
jamais rien de ce garçon. Cela avait beaucoup frappé Freud enfant et ensuite il énumérait, adul-
te, tous les travaux qu’il avait faits, en se disant à lui-même et s’adressant à son père intérieure-
ment : tu vois, je suis tout de même devenu quelqu’un !
On retrouve donc la même thématique : je suis devenu quelqu’un et si je suis devenu quelqu’un,
je ne suis pas un homme sans qualités ou bien je suis un homme sans qualités, cela revient au
même.
Là s’introduit un élément qui est la fille de Robert Kramer, K. Ils étaient à la maison, on se voit
assez régulièrement, et elle, K., a un style particulier, elle se prend un peu pour une princesse. Elle
était venue avec sa copine et comme d’habitude elles criaient, faisaient du bruit. Je ne sais pas ce
qui m’a pris, je lui ai dit soudain : est-ce que tu ne vas pas arrêter de gueuler ! Elles faisaient un
boucan de tous les diables dans le salon. Donc dans ce même type d’endroit où il y a la moquet-
te. Je l’ai regardée et je lui ai dit : oui, et puis tu as laissé un tas de seaux en plastic dehors sur le
chemin, il faut que tu ailles les ranger ! On retrouve donc les deux éléments : tu arrêtes ! et puis
tu fais quelque chose dehors et tu reviens : dedans, dehors, retour.
Or, la veille, cette même amie brésilienne m’avait dit : c’est terrible en France, c’est inouï, les
gens battent leurs enfants ! Est-ce que tu battais tes enfants quand ils étaient petits ? J’ai fait une
réponse humoristique : oh oui, oh non, en pensant d’ailleurs que mon fils B. à toute occasion
disait aux gens : oui, mon père me battait quand j’étais petit pour m’apprendre à lire. Évidemment
je ne lui ai pas dit cela, mais j’ai répondu à sa question : c’est une tradition culturelle… Elle
n’était pas contente du tout !
Vous voyez qu’avec ce K. là, le K. de Kramer, peut-être de sa fille, s’introduit l’élément cinéma.
Et dans cette autre figure il y a le marquage du pénis. En effet il y a là une chose très curieuse :
dans la première partie du rêve, c’est M. Mais dans la seconde partie du rêve, au réveil je me suis
interrogé un certain temps pour savoir si c’était une fille ou un garçon. Ce n’était absolument pas
évident. Il a fallu une certaine reconstitution et que je m’aperçoive que cela ne pouvait être qu’un
petit garçon puisque cela se référait à mon fils (dans une scène que je vais raconter après). Et puis
il y a eu l’évidence que de toutes façons avec la façon qu’il avait de pisser, ce ne pouvait être
qu’un petit garçon. Mais il y a eu d’abord une ambiguïté sur le sexe et le pénis se précise – pénis-
pisse – et se consolide vers la phase du réveil.
Dans la première figure là où il y avait la zone de malaise hystérique qui tombait dans ce point
d’abolition, entraînant tous les systèmes structuraux à se résoudre à rien (phallus binaire, hysté-
rie, angoisse, culpabilité, inceste), maintenant c’est le pénis de l’enfant qui s’installe et toute une
stratégie se dispose autour. Le sexe se délimite, donc la fonction incestueuse s’efface relative-
ment. L’opération est aussi beaucoup plus bénéficiaire que celle de la première partie du rêve,
puisque là j’ai été capable de m’incorporer un morceau du texte de Freud, ce n’est quand même
pas rien ! J’ai pris un morceau du texte de Freud sur sa rupture textuelle dans son écriture et j’ai
pris en plus la référence du pénis du petit enfant qui pisse sur la moquette.

P- Est-ce que tu as bien dit que dans le rêve les enfants tu les voyais d’abord de dos, et dans
l’ombre ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


F- La télé est là et ils sont là, un, deux, trois, et moi je suis par-là.

P- Autrement dit, c’est le cadrage cinéma ou télé qui te permet…

F- Je vois un filet de pisse en contre-jour. Alors je pense que c’est le premier, le premier se tour-
ne vers moi et puis c’est le deuxième. Il faut dire que l’on est trois frères dans la famille et que
j’ai trois enfants et que je suis le petit dernier, et que M. est la dernière, etc. Donc la structure ter-
naire se retrouverait là.
Donc plus-value considérable : le point d’angoisse est quand même beaucoup mieux étayé. Ce
n’est pas vraiment une structure d’agencement avec un rapport affect/effet mais enfin c’est quand
même autre chose que de se faire une comédie hystérique. Là on a sorti les grosses batteries : on
a sorti Musil, Kafka, Freud. C’est une amorce de référence intrinsèque. C’est quand même du
solide, de grosses batteries d’intimidation.
Lors du travail sur le rêve de Marie-Odile et de Gisèle, on avait dit : au fond la psychanalyse, la
thérapie familiale sont des mythes actifs que l’on réalimente. Exactement comme les Evangiles
autour de Jésus-Christ, au fond on part du texte freudien, ce sont presque des éléments aléatoires
que ces textes d’origine, le problème est de savoir quels types de processus vont se mettre sur le
Talmud ou les Écritures. Nos saintes écritures, c’est Freud. Pourquoi pas ?
L’amorce de références intrinsèques qui est renvoyée à partir de là, c’est la scène freudienne tra-
ditionnelle, les mythes freudiens, les textes sacrés. Au lieu d’appeler la vierge Marie ou le Saint-
Esprit, pour conjurer le point de subjectivation, je fais cette introduction d’une rentrée de ces réfé-
rences-là. Cela correspond à une double montée, d’une part une montée noématique et d’autre
part une amorce de procession.

B/ Autre référence freudienne : on bat un enfant. Je vous rappelle simplement qu’un des thèmes
fondamentaux, surtout revu et corrigé par Lacan, c’est le thème de la construction. Dans la des-
cription de Freud il y a les différents thèmes, il reconstitue le fantasme. Le premier temps, c’est :
mon père bat un enfant que je hais, donc n’aime que moi, c’est la phase sadique du fantasme qui
change de composition s’il s’agit d’une fille. Le deuxième temps est un temps de construction
dont Freud dit qu’il ne peut jamais être remémoré : je suis battu par mon père (phase masochis-
te). Et le troisième temps qui est, disons, le temps d’arrivée, le temps manifeste, c’est ce : on bat
un enfant qui correspond à une satisfaction masturbatoire.
Mais ce qui est intéressant pour moi dans mon rêve, c’est que c’est une mise à nue théorique évi-
dente de la problématique de la construction. Pour Freud, la construction, il la fait dans le deuxiè-
me temps. Pour moi, finalement, il la fait dans tous les temps depuis le début jusqu’à la fin ; toutes
ses interprétations, toutes ses références sont des constructions et des reconstructions perma-
nentes. L’Œdipe est une fabrication de subjectivité. Pourquoi pas ? Mais il ne s’agit pas d’une
référence structurale en soi ancrée dans la subjectivité, dans le rapport du signifiant avec dieu sait
quoi !
Donc quand j’amène « on bat un enfant », quand j’esquisse le fait de battre un enfant, je m’auto-
rise de moi-même à véhiculer le thème de la construction. Je serai à moi-même celui qui construit
sa subjectivité.
Dans cette deuxième figure, à la place du pénis, ça va être la tape. On a une constellation d’uni-
vers qui est bien autre chose que le phallus binaire, l’opposition binaire du départ où il n’y avait
rien à dire. C’est toute la thématique de ce qu’on pourrait appeler l’assurance freudienne. Avoir
la capacité de construire ses thèmes de référence en imposant ainsi le silence au doute, à
l’angoisse.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


C/ La scène a complètement changé. J’étais chez moi dans mon hall et je suis passé dans le hall
de cinéma à la Lubitch, d’où les entrées de Kramer, etc., univers parallèles qui se profilent, et là
je suis dans une grande salle rectangulaire, qui est évidemment le résultat de la construction,
puisque je rentre dans cette assurance de construction des références, alors il ne faut pas se gêner.
On voit donc là la thématique : on était dans un objet partiel qui était celui de la somatisation hys-
térique (je ressens ma culpabilité mais je n’ai rien à en dire) et l’on y a substitué le mythe freu-
dien de la triangulation œdipienne, le pénis de l’enfant, on bat un enfant, le complexe de castra-
tion. On est passé à la tape pour construire un certain cinéma psychanalytique et je ne l’ai pas dit,
mais il y a aussi dans la scène de la télévision la référence au Psyshow de Leclaire puisqu’au fond
qu’est-ce qu’ils regardaient tous ces gens-là debout dans la pénombre ? Ce n’est pas dit dans le
rêve mais ce n’est pas loin.
Dans ce changement de scène il y a le La Borde d’il y a 10 ans avec ces grands bals que l’on orga-
nisait et il y avait X. dans cette salle de Villesavin, des pianos préparés, etc. De multiples univers
s’engouffrent. Le rapport objet partiel et structure de référence est quand même beaucoup plus
solide, plus construit.
Puis à partir du moment où il y a le jeu et cette nouvelle scène du rêve, les personnages implici-
tement changent. Dans la grande salle, la rumeur publique monte (ah ! quand même il exagère !),
le petit môme est sorti. Aussitôt il n’y a plus aucune ambiguïté sur son sexe, c’est mon second
fils, S. quand il venait (c’était assez pénible) après le divorce, le W. E. avec A. Une fois il devait
avoir 7/8 ans, A. lui disait : mange ! déjà ça l’énervait de préparer à manger, et S. est parti.
Il est parti, il reviendra. Il n’est pas revenu. Où est-il ? J’ai pris la voiture et je l’ai retrouvé sur la
route à 8 kms et je lui ai dit : mais qu’est-ce que tu fais ? – je m’en vais ! – Écoutes, reviens !
Donc là c’est S. et une problématique actuelle de S. Il part, il revient quand même mais… je ne
le rejoins pas tout à fait : je le retrouve mais sans le retrouver complètement. Et j’avais regardé
avec l’amie brésilienne des photos de cette époque-là ; il y a quand même catalyse des restes.
Les bénéfices sont : un enrichissement de la matière d’expression considérable puisqu’à ce
moment-là, parmi les univers, s’introduit la musique, la danse, le piano préparé, Tusc, etc.
S’introduit aussi l’époque de X. et l’association de quelque chose qui m’est revenu à propos des
bals : à l’un d’eux où je n’étais pas allé d’ailleurs et que La Borde organisait, les frères de mon
ex-femme s’étaient fait casser la gueule en faisant le service d’ordre. L’un d’eux avait été sale-
ment amoché et cela m’évoque la mort du troisième frère.
Donc au lieu de me trouver face à face avec un truc incestueux, j’ai commencé par introduire B.
oui, mon père me battait quand j’étais petit, et puis S., et puis voilà maintenant les trois oncles :
cela fait beaucoup de monde ! Les références intrinsèques ne sont plus seulement la conception
freudienne, mais aussi la matière d’expression très riche de la thérapie institutionnelle, des
groupes, de cette façon qui est telle que, quand il y a toute cette activité, il n’y a pas les mêmes
points d’angoisse, pas les mêmes points d’abolition que dans ce type de contexte.
Il ne s’agit pas d’une régression mais plutôt d’un couple récession-procession, car cette matière
d’expression va permettre un passage très important dans la sémiotisation.

Le point de subjectivation, au départ c’est une culpabilité, angoisse, rien à dire. Ensuite c’est
quelque chose qui se transforme, bien qu’il y ait toujours le couple provocation-répression, mais
je ne l’intériorise pas directement, puisque cette rumeur quand même de tous ces gens qui sont là,
ce n’est pas vrai, je ne l’ai pas frappé ! Cela se développe comme une rumeur hystérique des
autres et n’a pas du tout le même poids d’affect. En effet des structures de références intrinsèques
supportent tout cela.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


D/ Je cours le long du bâtiment, je reviens, je rentre et ô surprise ! qu’est-ce que je retrouve ? Mon
système que j’appelle systruc (système/structure). Voilà que mon schéma est devenu ce bâtiment :
quand on sort de la structure, on rentre dans le système (ce qui introduit d’ailleurs un élément de
symétrie sur lequel je m’interroge). Il y a là des points de différenciation, des points de discursi-
vité.
Dans un schéma antérieur, je disais : voilà, on a N points de discursivité là qui aboutissent à une
récession, à un point global de territoire si on est dans le domaine territorialisé, ou à un point glo-
bal d’univers déterritorialisé si on est dans le domaine des phyllums.
Or, je rencontre justement cette représentation diagrammatique des points de la discursivité. S.
rentre par la système, rentre dans la discursivité. Moi, je sors de la structure, en ce sens que c’est
le point de subjectivation. De deux choses l’une : soit on en sort par des vecteurs qui vont per-
mettre de repartir là et ainsi cela fait un système. Soit on est pris dans un rapport complètement
en impasse dans l’affect (Cf. première partie du rêve). Soit au contraire, de là on passe à une dis-
cursivité de diagramme qui renvoie à une référence intrinsèque et à ce moment-là on est effecti-
vement renvoyé à la possibilité d’une recomposition qui renvoie à un système.
Il faut sortir de la structure pour aller au système. Inversement, on ne fonde un système en tant
qu’agencement que pour autant qu’on l’articule à une structure.
Donc je reconnais là la rentrée dans un système. Curieusement je peux aller de l’extérieur de la
structure vers le système tandis que S. traverse l’intérieur. Moi je n’ai pas pu aller à l’intérieur de
la partie structure vers la partie système, et là une dichotomie s’instaure : ici, ce sont des gens
familiers, des gens que je connais mais qui font une certaine rumeur hostile ; et là ce sont des gens
que je ne connais pas, non familiers, et qui sont indifférents.
Cela veut dire que quand je reprends la problématique de mon angoisse, de la culpabilité œdi-
pienne, etc., quand je sors de la structure pour rentrer par le système, je ne retrouve pas – juste-
ment – j’ai largué toute la dimension de culpabilité, d’angoisse, d’inceste, etc.
Mon propos était de faire un rêve qui illustre cette articulation système-structure et cela s’est
développé ainsi.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Les séminaires de Félix Guattari / p. 9
Les séminaires
de Félix Guattari 08.12.1981
Félix Guattari
Agencements. Transistances. Persistances

Quelques transformations

Deux types d’oppositions bipolaires tranchées, l’une entre le sujet et l’autre – dans la psycholo-
gie et, en particulier, dans le Lacanisme avec la théorie de l’autre spéculaire et du grand Autre –,
la seconde entre le signifié et le signifiant, le représentant de la représentation et la représentation,
étant repris dans la théorie des agencements, éclatent et sont démultipliées de sorte qu’on trouve-
rait du sujet dans les choses et des relations objectales dans le sujet.
En tous cas, je voudrais tenter de dissoudre complètement le caractère massif et globalisant des
conceptions relatives à la subjectivité et à l’altérité.

Des oppositions im-pertinentes

Je vais – pour reprendre des choses plus anciennes – d’abord repartir de la question du signifiant.
Cette catégorie d’une certaine époque de la linguistique est remise en question sur deux axes :
— celui de l’opposition relative entre l’expression et le contenu.
— celui des différentes théories de l’énonciation (l)
Le représenté peut désigner le représentant (2) ou, dans certains agencements, c’est la chose qui
désigne le signe et non pas le signe qui est dans un rapport de désignation avec l’objet visé ; et,
d’une façon générale, on a affaire à des situations où cette catégorie – signifiant/signifié – n’est
absolument pas pertinente, puisque les rapports entre l’expression et le contenu peuvent être
réversibles et, surtout, n’ont jamais un caractère d’opposition nécessaire, immotivée (3).

Le rêve et le cinéma

Prenons le rêve et le cinéma. On voit que dans ces exemples là – aussi bien dans le rêve que dans
le cinéma – on n’a jamais directement une opposition expression/contenu.
En fait, il y en a toujours une mais elle peut changer, elle peut être réversible et – en tous cas –
elle ne met pas en jeu deux composantes mais N composantes : non seulement un texte signifiant
– un texte linguistique – mais plusieurs textes avec le sous-titrage ; donc, un texte écrit et un texte
oral ; mais aussi un texte musical et en outre un texte d’images.
Et, dans certains cas, cela peut être justement le texte d’images qui désigne le texte musical ou
inversement ; c’est-à-dire que, suivant la nature de l’agencement, il y a une prise de pouvoir, en
tant que composante d’expression, d’une composante ou d’une autre, ce qui donne différents
agencements de lecture, de vision d’un film : on peut le voir à travers les couleurs ou les rythmes,
on peut le voir à travers les images, à travers la chaîne des affects engendrés et il n’y a absolu-
ment pas de rapport univoque, nécessaire, immotivé entre une chaîne signifiante et les contenus
signifiés.
Il en va de même dans le rêve où il n’y a pas de rapport bi-univoque entre un contenu latent et un
contenu manifeste ou un primat des représentations d’objet sur les représentations de mots
puisque, dans certains cas, c’est exactement le mot qui désigne l’objet ou l’objet qui désigne le
mot, ou encore un système de relations, ou un système de translation d’espace, etc.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Pour une réhabilitation du contenu

Toute référence à des mécanismes primaires tendrait à instaurer une logique qui transcenderait ces
différents mouvements et qui les pré-fixerait. Je n’insiste pas là-dessus car nous en avons déjà
beaucoup parlé. Mais, à ce niveau-là, je parlerai purement et simplement d’une réhabilitation du
contenu, d’une réhabilitation du signifié. Le signifiant n’est qu’une catégorie limite. La mathé-
matique formelle des syntaxes de l’expression ne se constitue qu’à travers un méta-langage.
Quant au signifié, les contenus sont toujours, quelque part, porteurs d’une fonction diagramma-
tique et c’est là qu’est remise en question l’opposition entre les sémiotiques iconiques et les
sémiotiques discursives, linguistiques et autres : toutes les icônes sont porteuses de discursivité,
c’est l’intuition de Pierce quand il situait les diagrammes – y compris les algèbres – comme des
cas particuliers de systèmes iconiques. Et ce même dans les cas les plus simples.
La vision d’un tableau implique la discursivité de la lecture de l’image suivant le type d’agence-
ment d’énonciation : un enfant, un primitif, un amateur naïf ou un amateur éclairé n’ont pas du
tout le même type de perception discursive d’une même icône. Je parlerai donc à cet égard de
ritournelle perceptive.

Ritournellisations

Donc, il y a différents types de modes de temporalisation, différents modes de ritournellisation


dans un rapport iconique et non pas une opposition massive entre une icône qui se donnerait
comme ça globalement et des systèmes discursifs.
Par exemple, il y a un temps immuable de la peinture mais cette immuabilité résulte du fait que
le temps se rabat sur lui-même – comme si les séquences, les ritournelles se neutralisaient elles-
mêmes pour donner l’apparence d’une image fixe. Mais, dans certains cas, précisément quand il
y a un désajustement des ritournelles, comme dans le film de Vigo, Zéro de conduite, une icône
peut se mettre comme ça à grimacer, à partir en morceaux et à libérer ses ritournelles potentielles.

Un autre temps double, et même plus que double, multiple, c’est le temps de la musique. Le temps
perceptif – temps de la perception de la musique, temps de l’audition – est doublé par divers
temps machiniques : ceux de l’harmonie, de la mélodie, de la polyphonie, les temps rythmiques
qui se plaquent, s’articulent les uns aux autres.

C’est l’agencement…

Alors, plutôt que ces oppositions nécessaires, structurales – soit-disant immotivées ou pas –
entre le signifiant et le signifié, à la place de cette barre traditionnelle, Saussurienne et reprise
par Lacan entre le signifiant et le signifié, je dirai : c’est l’agencement. Il y a agencement de
contenu et agencement d’expression, avec toute la contingence, la singularité de ces différents
types d’agencements :
— Agencements de composantes relativement plus territorialisées,
— Agencements de composantes relativement plus déterritorialisées, avec réversibilité possible.
Par exemple, le même texte français lu par un anglais et lu par un français inverse précisément les
rapports de signifiant et de signifié…
Un autre exemple : les sémiotiques somatiques. La somatisation hystérique ou autre : les repré-
sentations dites d’objet peuvent être en position relativement plus territorialisée (par rapport aux
autres composantes) mais elles peuvent être aussi en position plus déterritorialisée par rapport aux
autres composantes, par rapport au langage. Elles peuvent donc être en position d’expression,
c’est-à-dire qu’il peut se faire que ce soit le corps qui exprime le langage ou qui exprime des

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


relations complexes de stratégie familiale, sociale, etc…, plutôt que d’être une sorte de surface
d’inscription sur laquelle les signes discursifs s’inscriraient.

Le rapport expression contenu n’est pas structural, systémique ou mathématique (dans le sens des
mathèmes de Lacan), il est d’abord et fondamentalement une opposition micro-politique liée à la
nature des agencements qui en font la concaténation ou la mise en fonction diagrammatique.

Une opposition micro-politique

Donc, à la place du rapport signifié/signifiant se substitue l’agencement de N composantes d’ex-


pression et de N composantes de contenu. Il s’agit là de l’articulation de deux types de redon-
dances : des redondances relativement plus territorialisées qui seront (4) les anciennes redondances
signifiantes. Le plus territorialisé devient le signifiant à l’inverse de la conception lacanienne du
symbolique ; et les redondances machiniques, les redondances a-signifiantes deviennent les com-
posantes les plus déterritorialisées – avec toujours un accent mis, dans un agencement, sur un de
ses pôles, sur un de ses vecteurs ou sur un autre. I1 y a toujours mixité de ces deux types de com-
posantes, expression contenu, mais ceci dit, il n’y a pas nécessité d’une articulation égale, équi-
librée entre le signifiant et le signifié, l’expression et le contenu. Des agencements peuvent être
lestés par les contenus et d’autres par l’expression.

Un agencement contingent

Pour reprendre les anciennes terminologies, on peut donc dire que là (5) on a une ligne de conte-
nu (signifié) et une ligne d’expression qui va se trouver articulée et cela va être un agencement.
La ligne qui fait cette articulation n’est pas une ligne de correspondant structural, c’est un agen-
cement contingent. C’est agencé ou ce n’est pas agencé. En effet, les sémiotiques du contenu peu-
vent travailler à leur propre compte, ou en faisant exploser l’agencement. Ce sera le cas du déli-
re, du symptome.

Expression

Reprenons les catégories de Hjelmslev – que j’aime bien retrouver parce qu’elles nous permet-
tent, ensuite, d’explorer certains types de problèmes.
Au niveau de l’expression, l’on distinguera des matières d’expression, des substances d’expression.
Les matières d’expression, ce sont les flux matériels, les flux énergétiques – flux de phonie, flux
scripturaux, flux de peinture, toutes les perspectives sont ouvertes…
Au niveau de la substance d’expression, ce seront des corps, des territoires.
Les rapports entre les matières d’expression et les substances, nous les avions appelés : rapports
de persistance ; ou pour ceux qui se souviennent de l’Anti-Œdipe, cela correspond à l’ancien type
de rapports entre les flux et les codes. En effet, il y a un certain découpage de corps et de terri-
toires parmi les flux. Ce peut être des territoires comme cette pièce, des territoires sensibles ; ce
peut être un découpage d’objet, voilà le rapport de persistance : quelque chose persiste à travers
ce type de sémiotisation qui crée des redondances – signifiantes, de territoire. Voilà un rapport
d’expression.

Au lieu d’une forme transcendante

Ce qui caractérisera un agencement, c’est qu’un autre type de couple – matière et substance – y
sera en position d’expression. Ce couple territorialisé sera dans un rapport métabolique, agencé

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


avec un couple déterritorialisé de contenu qui lui, s’apellera phylum (des phylum machiniques) et
avec des univers déterritorialisés (6).
Donc, matière et substance, mais souvenez-vous, dans les catégories que j’avais reprises de
Hjelmslev, il y avait toujours : matière, substance et forme. La Forme.
Mais la forme des formalistes et des structuralistes s’abattant sur la matière constituait des sub-
stances. Au niveau de l’expression, au niveau du contenu. La Forme, comme un filet sur la matiè-
re crée des substances.
Par exemple, la forme de la structure de répartition des phonèmes, ou des répartitions syntaxiques
se rabat sur les matières d’expression, les différents flux phoniques ou scripturaux ; et pour créer
des substances d’expression avec. Il parlait aussi du même mécanisme au niveau des contenus (7).
L’intéressant, c’est qu’il disait qu’au niveau de la forme, par contre, c’était le même type de forme
qui unissait les substances du contenu et les substances d’expression. C’est cette intuition que je
reprendrai. Mais, au lieu d’en faire une forme transcendante reprise dans des universaux du lan-
gage, de la syntaxe ou du découpage du contenu, cette concaténation-là ne sera pas une forme
comme ça, se fusionnant n’importe comment, mais ce sera un agencement. Autrement dit, au lieu
d’une forme transcendante, ce sera l’agencement contingent qui permettra cette articulation.

Pour schématiser…

Donc, pour éclairer un peu ce tableau (8), à la place du rapport signifiant signifié, on va parler au
niveau du contenu des phylum machiniques qui seront des matières du contenu, s’articulant à des
univers.
Ce seront des univers subjectifs, des univers de valeur, toutes ces catégories d’incorporels, de
devenirs dont nous avons parlé l’année dernière.
Pour schématiser, nous aurons là, dans l’expression, des flux qui s’articuleront à des territoires.
Et, pour articuler le tout, des agencements. Donc, à la place d’une théorie de la Forme ou de la
Structure, ce sont des agencements – des agencements d’énonciation – qui permettent d’articuler
ces quatre positions – ou qui ne les articulent pas, d’ailleurs, ce qui donnera une souplesse très
grande au système.
Par opposition à des consistances machiniques, on voit là le monde des consistances
référentielles.
On va retrouver là, si vous voulez, le triangle sémiotique traditionnel – en cachant ceci (9). Vous
avez un certain type de rapports entre des flux, des codes, des référents sémiotiques. Ils vont créer
des systèmes de coordonnées découpant des territoires. Et vous aurez là des rapports de segmen-
tarité entre ces différents territoires, et là vous aurez des rapports de mélange entre ces différents
flux.
La sémiotique est là pour articuler ces mélanges et ces rapports segmentaires entre les territoires.
Ce qui veut dire simplement que tous les territoires s’emboîtent les uns dans les autres dans des
rapports systémiques.
Tandis que là, la consistance est totalement différenciée. En effet, les phylum développent chacun
leur propre univers. Qu’est-ce que cela veut dire ? Prenons, par exemple, un phylum musical : un
certain type de signes musicaux ou d’objets musicaux développent leur univers qui s’appelle la
musique. À côté de cela, vous avez un phylum mathématique qui, à partir d’un certain signe va
développer des idéalités mathématiques. Mais entre les mathématiques comme univers et la
musique, il n’y a pas de rapport, il n’y a pas de mélange, pas de segmentarité. Et pourtant, il y a
bien un rapport, puisqu’on peut faire des mathématiques avec de la musique…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Un amour – univers de Swann

Un amour – l’amour de Swann pour Odette, par exemple – toutes sortes d’univers le constituent :
un univers de demi-mondaines, un univers d’un certain type de visage, d’un certain type de réfé-
rence aux jeunes filles, de ritournelle musicale – la phrase de Vinteuil –, un certain univers plas-
tique. Puis, tout cela s’appelle un amour, cela fait : l’amour de Swann. Mais alors ! Proust s’ar-
rache un peu les cheveux : comment tout cela tient-il ensemble ? Ce n’est pas dans des rapports
d’espace, d’énergie qui… et pourtant, cela fait un certain type d’agencement.
Chacun de ces univers renvoie à des phylum, renvoie à ses propres possibilités, lignes, renvoie à
son propre passé, à son propre futur, à sa propre productivité machinique. Comment ces univers
tiennent-ils ensemble ? Et bien précisément parce qu’ils sont agencés avec des flux, bel et bien
matériels et énergétiques, et avec des territoires bel et bien référencés.
Autrement dit, c’est par le détour de ces lignes de persistance que la transistance s’institue entre
des univers totalement hétérogènes. De fait, leur caractéristique est d’être totalement hétérogènes
et d’avoir là des rapports de filiation très particuliers avec toutes les catégories à la fois d’irré-
versibilité et de lissage du temps (10).
Ce qui fait tenir ensemble les différents univers qui constituent l’amour de Swann, c’est que les
segmentarités, les mélanges de flux sont métabolisés à travers une sémiotique qui, au lieu de les
faire travailler dans le sens de l’équilibre, dans le sens de la répétition, de la redondance, des ter-
ritoires, des corps, des sensibilités, etc., les font travailler loin de l’équilibre pour, précisément,
articuler des univers hétérogènes ; pour accrocher des univers qui sont eux-mêmes dans un plan
de consistance totalement en dehors des références : la musique, la science, les mathématiques et
tout ce que vous voulez… sont dans des univers qui pourraient être totalement coupés des agen-
cements concrets, mais les agencements, là, les articulent.

Travailler selon des lignes d’univers

Et il s’agit alors de faire travailler les mélanges et les segmentarités selon des lignes d’univers,
selon des hétérogénéités, selon des lignes de phylum machiniques, selon des univers hétérogènes
qui, sinon, continueraient de tourner en rond avec toujours le risque d’un affaissement, d’un trou
noir, d’une inhibition, de tous les systèmes dont nous avons parlé l’année dernière.
Un agencement, c’est donc le fait qu’il y a des flux matériels ou énergétiques, des rapports de
segmentarité, de territoire, des coordonnées, des références qui s’articulent avec des phylum
machiniques, qui travaillent, quelque part, à leur propre compte et qui développent des univers.
C’est donc le fait que, à un degré ou à un autre, ces quatre types d’éléments sont articulés
ensemble.
Les univers sont des univers subjectifs, des univers de valeur – espèces d’objets dont je disais
qu’ils ont pour caractéristique de ne pas rentrer dans les coordonnées à tel point qu’ils vont infi-
niment plus vite que la vitesse de la lumière, qu’ils sont tout et partout dans l’univers, qu’ils sont
tout et partout avant, pendant et après les coordonnées temporelles.

Et l’autre ?

L’intérêt de ce schéma par rapport aux schémas antérieurs est que l’on va pouvoir développer une
multiplicité, une hétérogénéité totale des facteurs de subjectivité.
Une subjectivité, il y en a ou il n’y en a pas. Il peut se faire que Odette, ça ne soit pas du tout un
autre, et pendant tout un temps, ce n’est pas un autre. À un moment, il y a un des univers qui se
déclenche : Tiens ! elle a un visage lourd ou… elle est moche… Un univers; bon, cela ne suffit
pas pour déclencher un grand amour ; mais il y a un autre univers : Tiens ! Botticelli ! ça

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


commence… et puis encore il y a… le salon Verdurin, etc. Et l’autre à ce moment là, au lieu d’en
faire une catégorie absolue, l’autre c’est le fait qu’une série de possibles portés par les univers
en question s’articulent les uns aux autres. À force de mettre ainsi des possibles, de les faire fonc-
tionner dans des rapports transistants, cela fait quelque chose, cela fait un certain autre type d’ob-
jet qui se met à fonctionner à travers cela.
Ce n’est pas parce qu’on a un individu vivant devant soi qu’on a un autre, pas du tout, et inver-
sement, un autre, ça n’est pas forcément un individu vivant. Cela peut être un tableau, une repré-
sentation, un paysage qui se met à fonctionner comme univers machinique.
Donc, éclatement, comme je le disais au départ, de cette catégorie massive d’altérité et de sub-
jectivité. La subjectivité est totalement décollée du territoire de l’individu, du territoire de l’ima-
ge, de l’identification.

Risques de catastrophes

Les mélanges, eux-mêmes, peuvent fonctionner comme phylum machiniques ou pas. Mais, je
vous ferai remarquer une chose : il n’y a pas de rapports d’infrastructure/superstructure dans ce
schéma. Car, s’il est vrai qu’une économie persistantielle peut décoller de l’équilibre par une
sémiotique loin de l’équilibre, s’accrocher à des phylum machiniques et à des univers hétéro-
gènes, l’inverse est vrai aussi. C’est que le fonctionnement de phylum machiniques et d’univers
peut accrocher, engendrer de nouveaux flux, de nouvelles segmentarités.
L’exemple qui nous venait à l’esprit en parlant avec E. tout à l’heure, est celui de la chimie : vous
pouvez avoir un agencement machinique avec différents phylums : phylum d’écriture, phylum de
mathématiques, phylum de physique, phylum expérimentaux, etc., qui développent et articulent
entre eux des univers physiques, chimiques, mathématiques, etc. Agencés entre eux, ils créent de
nouveaux flux et de nouveaux territoires chimiques, de nouveaux territoires perceptifs, de nou-
velles couleurs, de nouvelles matières – qui ne préexistaient pas à la mise en œuvre de ces phy-
lum et de ces univers. Donc, le schéma n’est pas forcément dans un sens ou dans un autre. Ce qui
va nous permettre, dans une perspective d’analyse schizo-analytique, de considérer que nous
aurons à envisager toujours la potentialité de l’existence de chacun de ces quatre triangles (11). Car
il peut se faire qu’il y en ait qui soient totalement dégénérés, totalement restreints avec des risques
de catastrophes. Nous étudierons les quatre types de catastrophes – et comment les désigner – qui
arrivent quand un agencement perd un ou, nécessairement, trois de ces triangles. Que se passe-t-
il quand ces triangles s’affaissent ?

— Premier cas de figure :

Il y a le triangle référentiel, des flux, des codes, il y a une sémiotisation, un agencement. Il y a


une petite boucle, un petit triangle machinique dégénéré. Mais rien. Il n’y a pas de consistance
des phylum machiniques, pas de consistance des univers. Un exemple : Je pianote… Je pianote…
Je prends mes flux musicaux, des flux d’incitation nerveuse… Je me fais des petits territoires…
Je chantonne… Je pianote, j’ai un milieu de sémiotisation mais en aucun cas je n’accroche des
phylum d’écriture, des phylum et des univers musicaux. Alors, je peux pianoter toute ma vie (12).
C’est un agencement musical mais bien particulier : lesté au niveau de la consistance référentiel-
le, cela peut devenir une ritournelle obsessive et l’on peut tout imaginer de ce type de ritournel-
le. Le risque est que, la sémiotisation étant tellement stratifiée, tellement loin d’être loin des équi-
libres, le système peut éclater, déclencher un effet de trou noir et qu’il n’y ait plus d’agencement
du tout : il y a… Je voudrais retrouver la ritournelle, mais je l’ai perdue. Il pourrait y avoir une
ritournelle mais il n’y en a même plus. La sémiotisation, l’agencement lui-même peuvent
exploser.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


— Deuxième cas de figure :

Il y a une consistance machinique. Il y a un très joli système, obsessionnel ou marxiste-léninis-


te… ça fonctionne, il y a des phylum, une tradition, il y a des univers, des univers religieux, etc.
Il y a une sémiotisation mais ça n’accroche sur rien. Cela déclenche un rapport d’effusion avec
des univers, des branchements schizo-merveilleux et, quelque part, totalement justes, totalement
vrais. Ce pourraient être les flux schrébériens qui sont totalement rigoureux au niveau de l’in-
conscient machinique, mais il n’y a pas de territoire – ou alors en pointillés – et les flux foutent
le camp dans tous les sens. Voilà donc un autre type de figure, psychotique pourrait-on dire, mys-
tique ou théorico-débranchée.

— Troisième cas de figure :

Il y a des univers, il y a des territoires. Alors là, ça marche dans les deux sens. On pourrait appe-
ler ce cas de figure celui des devenirs incorporels. Le primat de l’agencement, c’est qu’existent
des relations territorialisées et puis de la production, de l’engendrement. C’est ce que Freud appe-
lait la sublimation – qui est une catégorie totalement floue.
Mais cette « sublimation » peut marcher aussi dans l’autre sens le devenir incorporel, ce peut être
aussi qu’un univers engendre un territoire. Au lieu de ce rapport bilatéral incompréhensible entre
une économie territorialisée de la libido qui va se sublimer dans l’art, dans des valeurs, dans des
univers, ce sera exactement l’inverse : le fait d’accrocher ce type d’univers permet de reconstituer
ou de constituer ou d’inventer d’autres territoires sensibles, d’autres corps…

— Quatrième cas de figure :

(celui-là est dédié à M.). Là on a des phylum machiniques, des flux, on a un agencement. Quand
on fera un tableau des catégories, on situera les singularités dans les flux. Les singularités, c’est
presque le contraire des redondances. Quant aux flux, le fait qu’ils soient flux et mélanges de flux,
c’est qu’ils n’ont pas de caractère de redondance. Ils sont héraclitéens. Ils se fluent à eux-mêmes.
Et puis on a des phylum machiniques. Alors dans un cas, on a un flux, une singularité qui se met
à proliférer et à travailler comme un phylum machinique. Ce sera par exemple un certain élément
territorialisé de flux qui va se mettre à travailler et à proliférer, à faire un texte musical ou un élé-
ment de singularité qui va se produire et engendrer une logique impliquant un univers.
Inversement, on a le fait que les phylum, quelque part, sont toujours accrochés à des points de sin-
gularité. Alors là, ce serait plutôt la théorie de l’objet a lacanien, c’est-à-dire qu’il y a toujours un
en-deça singulier…

La schizoanalyse

La schizoanalyse consistera donc à savoir ce qui fonctionne, quel est le primat de ce type d’élé-
ments ayant le mérite d’introduire des caractères et un classement totalement différents.
Elle consitera ou bien à savoir si l’on a affaire à des singularités, à des flux dont littéralement il
n’y a rien à dire (c’est du « comme ça » et puis tu peux toujours y aller, tu peux tout mélanger, tu
peux faire ce que tu veux, tu n’atteindras pas à ce type de flux) ; ou bien à faire une stratégie dans
les territoires. Ce seront alors toutes les interactions systémiques tu prends un bout de territoire,
tu en prends un autre, et puis tu essayes de déclencher quelque chose qui fasse un compromis,
consolide un territoire… Là c’est une logique particulière d’interactions, là c’est une logique par-
ticulière de mélanges ; ou bien elle consistera à voir si, au contraire, on a affaire à un système
machinique. Alors là, c’est tout-à-fait autre chose : quelque part il y a un primat de la machine et

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


des machines abstraites dont les machines sont porteuses. Entraînant et faisant fonctionner la
sémiotique loin de l’équilibre, il remet en question, relativise, réarticule, extrait des singularités
ou déterritorialise des territoires : c’est le primat de la machine ou le primat d’un univers qui va
développer des potentialités. C’est la contingence des flux machiniques qui apparaissent. Les flux
machiniques pourraient être des flux scientifiques, des flux musicaux qui interviennent dans un
agencement. Mais là, c’est le monde du possible, le monde d’une potentialité qui, d’un seul coup,
surgit tout habillé, tout dressé. Avant même que les flux se soient manifesté, un monde du pos-
sible apparaît qui ouvre et contamine avec ce possible les differents autres elements.
Mais ces systèmes intra-agencements – vous l’avez bien compris – ne sont jamais à prendre en
tant que tels, chaque terme entretient toujours des rapports rhizomatiques avec des termes simi-
laires et l’on a ainsi des systèmes de correspondances qui font que ces différents pôles entretien-
nent d’autres pôles : les différents systèmes machiniques, comme je le disais précédemment, sont
dans des rapports avec d’autres machines, hétérogènes
– rapports d’hétérogénéité des univers –, les rapports de flux sont dans des rapports de mélanges,
les rapports de territoires sont dans des rapports de segmentarité et les rapports d’énonciation
constituent des agencements d’énonciation, car – bien entendu – on ne pourra jamais cerner un
agencement d’énonciation. Là, j’en reviens à nos premières références à la Mutuelle où je disais
toujours : qui parle ? Ce n’est jamais un individu. Le ministre, lui-même, s’il parle, c’est peut-être
un individu, mais c’est une institution. Chaque élément d’agencement d’énonciation que l’on sai-
sit est renvoyé à d’autres systèmes de rapports d’énonciation. La question est de saisir : qu’est-ce
qui est pertinent à un moment ou à un autre ? Qu’est-ce qui est cerné ? Quel type d’agencement
fait-on soi-même quand on est articulé avec un agencement concret ? Par où est-ce qu’on
l’attrape ?

Si on l’attrape par les flux, on peut être sûr qu’on n’attrape rien parce qu’on n’attrape pas des flux.
Si on l’attrape par les codes, on peut être sûr qu’on le reterritorialise, qu’on le consolide.
Si on l’attrape par les phylum, alors tant mieux ! mais il est préférable de se laisser porter et en
dehors parce que…
Si on l’attrape par les univers, il se peut alors que des possibles inondent, irriguent le système,
toute la question étant : qu’est-ce qui se joue au niveau de la praxis ? au niveau des agencements
d’énonciation ? Qu’est-ce qui se modifie, puisque, après tout, les différentes articulations passent
toujours par ces agencements d’énonciation ?

Comment articuler des agencements les uns aux autres

Voilà, j’ai donc survolé là les catégories de l’année dernière en les représentant un peu autrement.
Ce que je peux faire maintenant, c’est simplement reclasser une série de notions sur ce schéma (13),
et illustrer ceci de quelques exemples totalement différents les uns des autres pour voir comment
essayer d’articuler des agencements les uns aux autres sans faire de phénomènes de surdétermi-
nation, de rapports infrastructures/ superstructures, puisque précisément on aura des entrées
d’agencements totalement hétérogènes qu’il faudra choisir pour rendre compte de leur compati-
bilité.
Là, comme catégorie ou clef d’effectuation, il y a un phénomène de matérialisation, là il y a des
phénomènes de structure (j’y ai fait allusion), là il y a des phénomènes d’ordination a-signifian-
te, toujours la mise en jeu de schémas signifiants qui annoncent la possibilité d’une entrée des
systèmes machiniques.
Là, ce sont des processus, et là des organisations tourbillonnaires, en ce sens qu’il y a une vites-
se absolue qui ne délimite pas le cercle du trou noir et les systèmes inter-relationnels.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Donc : singularités, redondances signifiantes ou redondances territorialisées ; redondances a-
signifiantes, redondances machiniques ou énergétiques (loin de l’équilibre) et éternel retour des
devenirs.
Au niveau des catégories chroniques pourrait-on dire, là c’est la répétition dans le vide. Là, c’est
Chronos : ce sont les durées signifiantes, les temps vécus ou les temps striés. Là, ce sont les
séquences – l’économie séquentielle des sémiotiques a-signifiantes – un temps d’ajustement, un
temps de transistance – ou alors, un temps signifiant si ça se rabat par là. Là, c’est l’ordination
machinique et là c’est l’aion – l’hétéro-temporalité, le temps lisse (étérnel retour, etc.)

J’évoquais plus haut le cas de la catastrophe. Quand l’agencement saute, qu’arrive-t-il aux diffé-
rents termes ?
Ce qui arrive quand il y a une catastrophe ici, c’est la mort au niveau des flux : c’est l’économie
de l’équilibre total sur lequel Freud a insisté dans Au-delà du principe de plaisir.
Au niveau des territoires, c’est le trou noir : les territoires s’effondrent ou bien on lutte d’une
façon obsessionnelle pour éviter cet effondrement en appréhendant et en investissant ce trou noir.
Là, les relations rhizomatiques entre les phylum machiniques ne sont plus rhizomatiques mais
arborescentes et, quelque part, se rabattent dans des stratifications.
Et là, c’est un univers à soi-même de la catastrophe qu’on pourrait appeler le néant ou le nirvana
– catégorie du vide absolu.
Quant aux consistances, si l’on reprend les catégories de l’année dernière, ce serait la subsistan-
ce des flux, la persistance des territoires, l’existence : les agencements sont ex-istants, c’est-à-dire
qu’il n’y a d’existant, de mise en coordonnées et de mise en effectuation machinique que par un
agencement. La clef de l’existence est là.

Agencements musicaux

Prenons un agencement musical :


Les flux sont de toutes sortes ; ce sont des vibrations, des flux de voix, des ondes hertziennes, des
disques, ou bien tout ce qui, quelque part, peut matérialiser les flux engagés dans l’agencement
musical.
Les territoires musicaux sont dans des rapports multiples : rapports structuraux, segmentaires et
autres ; ce peut être les ritournelles, les rythmes, les timbres, les résonnances, les séquences, les
harmoniques, les œuvres, les genres.
Les phylum varient en raison des différents types d’agencements musicaux : il y a des phylum
d’écriture, des phylum d’instrumentation liés, par exemple, à l’économie de la déterritorialisation
du métal dans l’histoire des instruments musicaux ; l’histoire de la voix, sa déterritorialisation
donnent un autre phylum ; il y a aussi la déterritorialisation des rythmes, des normes profession-
nelles ; une certaine utilisation de la musique dans le champ social et dans la religion ; et enfin…
toute autre composante prise dans des phylum historiques qui pourront concourir à un moment ou
à un autre à l’agencement d’existence d’un certain agencement musical, à sa mise en existence.

P. : Est-ce que le vent rentre dans cette catégorie ?

F. : Certainement. Dans la musique antique, oui. Le vent dans les cordes, bien sûr.
Les univers musicaux sont hétérogènes mais articulés les uns aux autres : l’harmonie, avec ses
catégories du juste et du faux, du dissonant ; les modes : mode mineur, mode majeur ; les affects
musicaux ; c’est tout ce qui peut produire quelque part l’effet, la subjectivité musicale et ses dif-
férents modes de valorisation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Les agencements musicaux – en fonction de ces différentes catégories qui, elles-mêmes, com-
muniquent comme tu le dis avec le vent, un mythe religieux ou une pratique sociale (musique
militaire, hymne, chantonner, etc.) – seront tout-à-fait multiples. En effet, dans l’agencement
musical on trouvera aussi bien des institutions, des équipements collectifs, tout ce que Michel
Rostain (14) a étudié : les conservatoires, les commanditaires, les concerts, etc. ; le fait de chan-
tonner, le fait de jouer en orchestre, le fait de jouer en musique de chambre sont des dimensions
de l’agencement au niveau de l’exécution ; d’autres éléments rentrent aussi dans l’agencement qui
sont les médias, le fait que la musique soit en direct ou en différé ou le fait qu’elle soit prise dans
un film, dans un opéra ou dans un message publicitaire. Voilà ce qui nous donnera des agence-
ments musicaux.
Cela peut aussi donner de grandes catégorisations comme l’Ars Nova, la musique classique ou le
jazz, mais chaque fois on pourra préciser quels types d’agencements rentrent à l’intérieur ; et, au
lieu de parler de façon restrictive d’une des catégories de la musique, on cherchera à les articuler
les uns aux autres, ces agencements musicaux, en comprenant que cette articulation-là, même dis-
cours que ce que j’ai dit pour la linguistique n’est pas donnée une fois pour toutes, car il peut y
avoir un affaissement des dimensions machiniques de la musique (par exemple, l’affaissement du
Wagnérisme dans le Nazisme), puisque ça fonctionne là avec un trou noir pas très loin.
Inversement, on peut avoir une musique qui, au contraire, perd sa territorialité : c’est l’opération
de Proust. Il parle d’une musique de Vinteuil qui n’a jamais existé mais alors il la développe et il
en donne la filiation avec toutes sortes d’autres musiques. Une partie de l’agencement peut dis-
paraître et cela peut être en position d’expression par rapport à un nouveau type de contenu.

Beaucoup d’autres exemples

On pourrait multiplier les exemples. J’en avais imaginé sur les machines de travail, les différents
types de valorisage. Je les énumère simplement et puis on retiendra ceux qui vous intéressent.
En ce qui concerne les niveaux de l’inconscient (le niveau des pulsions, des objets partiels, le
niveau des zones érogènes) dans le rapport qu’on avait étudié l’année dernière (la machine dési-
rante, les pulsions, l’inconscient machinique et le désir, l’économie non-énergétique de la libido),
on pourrait essayer de réarticuler ces notions pour voir les différents types d’entrée, ce qui dans
les théories de l’inconscient a été mis sur le registre du moi, ce qui a été mis dans le registre des
flux et enfin l’économie psychotique, ce qui a été mis dans les pulsions avec la capacité qui est
leur d’engendrer des univers…
J’avais imaginé aussi qu’on puisse mettre un agencement militant avec les leaders, les groupes
primaires, les partis, le flux de paroles, d’attitudes, de violences, d’ondes hertziennes, les zones
où ça prend dans le territoire mais aussi dans les affects ; et puis tous les différents phylum qui
concourrent à faire un agencement militant – à la fois des phylum sociaux, des phylum démogra-
phiques mais aussi des phylum théoriques ; et puis la lutte, le politique, le changement, l’appar-
tenance, les grands univers qui se trouvent pris ainsi.

P. : Par exemple, le tableau périodique de Mendeleïev, qui produit quelque chose comme un agen-
cement, comment le situerais-tu ?

Le tableau de Mendeleïev

F. : La table de Mendeleïev est une sémiotique a-signifiante. C’est un agencement d’énonciation


qui, au lieu d’énoncer constamment les signifiants chimiques pour les reterritorialiser sur les
corps tels qu’ils sont produits, etc., d’un seul coup s’ouvre comme sémiotique loin de l’équilibre
– à savoir que c’est la sémiotique qui précède l’existence des corps. Voilà une sémiotique qui parle

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


de corps qui n’existent pas ! Non seulement ils n’existent pas dans un premier temps mais elle va
les faire exister par un autre type d’agencement.
Ceci implique donc que cet agencement du tableau de Mendeleïev puisse être articulé – entrer
dans des rapports de transistance – avec des flux qui ne sont pas manifestes – actualisés là – mais
qui sont des flux potentiels. Des conditions expérimentales, techniques, étant réunies, feront que
ces redondances a-signifiantes, on ne peut pas dire s’incarnent, mais s’articulent machiniquement
pour permettre la complétude, la prolifération de cet agencement.
Donc, la prolifération est à la fois machinique, a-signifiante et en même temps concrète, dans la
matérialité même des choses. Du coup, cela veut dire que le tableau de Mendeleïev va produire
non seulement des choses, engendrer de nouveaux territoires chimiques, de nouvelles qualités des
choses et émettre de nouveaux flux, mais il va produire aussi une nouvelle religion chimique. À
la limite, il produit la Métallurgie, avec un M majuscule, la Chimie Organique, des choses comme
celà. Il accroche un univers.
Jusque là, la chimie, c’était de la cuisine ou de l’alchimie et, d’un seul coup (15), de nouveaux uni-
vers chimiques sont accrochés.

Un drôle d’exemple

L’intérêt serait aussi de prendre des exemples qui soient des situations dans lesquelles vous êtes
accrochés pour voir comment on peut en sortir pour comprendre les accrochages. Voilà, pour
l’instant, un drôle d’exemple, une équation très curieuse : le 10 mai, François Mitterand, un agen-
cement, le parti socialiste. Et puis, étrangement, un des changements scientifiques, expérimentaux
auquel on assiste, c’est que les chroniqueurs du Matin, de Libération, de Paris-Match changent et
on voit apparaître Bernard-Henri Lévy, Glucksmann, Hallier… Depuis que la gauche est au pou-
voir, c’est la droite qui écrit dans les journaux de gauche, c’est curieux quand-même !
Ce serait un agencement intéressant à creuser. En effet, si cet agencement – Mitterand – n’entraî-
ne pas, n’est pas corrélatif de la diagrammatisation de phylum machiniques et d’univers dia-
grammatiques, il y a tout lieu de penser que cela va faire une reterritorialisation à tour de bras.
C’est-à-dire que la droite sera d’autant plus la droite qu’il y aura cette tentation, cette tentative de
sémiotique loin de l’équilibre et qui avorte. On a tellement affolé en vain les capitalistes, les petits
bourgeois avec le changement – mais avec un changement abstrait et qui n’est pas un univers du
changement parce que si c’était un univers du changement, on serait dans le changement, on ne
pourrait pas s’y affoler ! Du coup, on voit effectivement se reterritorialiser la droite dans la
gauche, la gauche dans la droite, pour pouvoir redonner une persistance au système. Voilà com-
ment on pourrait faire des points d’entrée.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Discussion

F. : Qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?

M. : Je t’écoute de plus en plus comme j’écouterais un poème. J’apprends plein de choses…


Depuis que j’ai renoncé à comprendre, je commence réellement à avoir du plaisir… (rires)

F. : Mais ce qui me semble intéressant, ce n’est pas tellement cette présentation plus qu’une autre.
Evidemment, je la trouve plus commode pour essayer d’articuler les choses ensemble ; mais, c’est
cette idée d’une réappropriation, en effet, de la poésie, du délire, de la religion, des idéaux, etc.,
qui ne soit pas sur le mode des superstructures, de la sublimation, mais sur celui d’en comprendre
le carctère opératoire, qui m’intéresse.
Pourquoi, d’un seul coup, tomber dans un univers amoureux ou musical, cela change-t-il com-
plètement tout ? Et ce n’est pas un raisonnement marxiste ou freudien qui en rend compte. Cela
change tout parce que cet univers-là est support de potentialités de systèmes machiniques qui eux,
effectivement, travaillent et changent tout. Mais cela ne se voit pas, l’amour ou la musique, alors
comment les faire entrer avec des éléments très visibles – des territoires, des flux, des corps ?
Comment faire, quelque part, qu’on puisse entrer dans ce sens là aussi bien que dans l’autre et
dans toutes les catégories ? Parce qu’on vit sur une stupide tradition matérialiste – ou idéaliste,
c’est tout-à-fait identique – réductrice, qui ne nous permet pas de comprendre l’efficience radica-
le de données de l’inconscient machinique qui n’ont rien à voir avec des individus, avec des enti-
tés repérables – données d’univers de valeur, d’univers de désir, etc. Et c’est comme s’il y avait
une sorte de myopie totale qui s’était abattue sur une certaine façon de voir les choses, alors que
les enfants, les fous, les primitifs n’ont pas du tout cette myopie. Eux ne se trompent pas du tout,
ils voient bien qu’à un moment « mais qu’est-ce que c’est que cet esprit qui perturbe le systè-
me »… Eux n’ont pas d’hésitation, de préjugé. Ils ont raison en plus : ils ne doutent pas de cette
entrée possible.
De même, il y a un certain rapport d’entrée dans la création, dans la production dont on peut voir
qu’il change tout. Dans les relations concrètes, quand quelqu’un engage un processus, qu’est-ce
que cela veut dire que de vouloir essayer de quadriller, reprendre, situer, interpréter ce processus ?
Et bien ! marche par là, on verra bien ! Simplement, ce processus, vers quelle micro-politique va-
t-il aller ?
C’est en même temps une possibilité de mettre en question radicalement le concept d’interaction.
C’est aussi un peu dans ce but que j’ai reforgé ce système-là. C’est-à-dire que, c’est vrai, cela
existe les interactions, mais il n’y a pas que les interactions, il y a aussi les mélanges, il y a aussi
l’hétérogénéité totale, il y a aussi les filiations, il ne faut pas mettre de l’interaction partout !

M. : Depuis que l’on raconte nos histoires, je me rends compte que les gens que j’écoute me par-
lent différemment. Récemment, une dame est venue pour me parler mais elle n’arrivait pas à par-
ler et elle finit par me dire :
« Est-ce que je peux enlever mes chaussures ?
— Je vous en prie. »
Elle est montée sur la chaise, et parce que la lumière frappait alors ses yeux avec un angle diffé-
rent, elle s’est mise à parler. Je crois que c’est possible ce genre de choses qui ne m’arrivaient
jamais avant, depuis que je t’écoute.

F. : C’est possible, c’est un agencement à têtes multiples ! (rires)

C. : à pieds multiples ! (rires)

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


P. : Je crois que ce qui serait important ou dramatiquement urgent, ce n’est pas tant de se réap-
proprier – au sens d’en reconnaître l’existence – ces agencements, mais de voir comment ils pour-
raient rentrer dans des rapports de réversibilité ou, justement, d’interconnection, d’articulation.
Parce que, au fond, on a l’intuition de ce genre d’agencements mais, en même temps, on les tient
pour complètement séparés, c’est-à-dire que, une fois qu’on plonge du côté de… en haut à gauche
avec quelques tentatives du côté de… en haut à droite (16), c’est à peu près pour toujours. Et la
question est de savoir s’il existe des moyens – des agencements, justement – susceptibles de faire
que cela ne soit pas, au fond, des positions d’isolat.

F. : Moi, je ne dirai pas : pour toujours ; je vais prendre un exemple monographique et le mieux,
c’est de prendre le mien, si vous voulez.
La Borde – Oury… Tous les flux tournent en rond pour moi pendant un certain temps et tournent,
entre 50 et 65 autour d’un trou noir conjugal produisant des mômes. Cela tourne jusqu’à la
Mutuelle des étudiants, jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. Il y a des identifications…, des
coliques néphrétiques, des cailloux. Tous les cailloux que j’ai, ils datent de là. C’est ce que m’a
dit le Professeur X. : Vous les avez tous faits en même temps, cinq d’un côté, quatre de l’autre
(rires), c’est comme ça. Et je me souviens très bien de ma première colique néphrétique, vraiment
un trou noir menaçant ! Un jour, il y a eu une scène qui a tout cristallisé : j’étais dans le train que
je prenais toujours le jeudi et j’allais au wagon-restaurant ; le serveur vient me trouver et il me
dit : « Monsieur, je vous serre la main parce que c’est la dernière fois, je vais prendre ma retrai-
te » (rires). Mon Dieu ! Effrayant !
Arrive la Mutuelle. Arrive le fait que mon père, avant de mourir, insiste et me file un billet de cin-
quante francs pour passer mon permis de conduire (ce n’est pas rien de passer le permis de
conduire, je l’ai passé très tard !) Arrive donc tout cela et toute cette bande, R. et les autres qui
m’entraînent, qui me chopent là, dans un autre agencement.
Il se passe beaucoup de choses, j’en passe… changement de territoire, A., divorce, 68 et puis
Deleuze. Une machine, différents phylum qui travaillent… Et, suivant les nécessités, les urgences,
les agencements, ce phylum ne travaille pas de la même façon : période du début, rupture CERFI
– FGERI… et puis, à un moment une autre séquence, je me retrouve tout seul, séparation d’avec
A. Bon. Cela peut s’arrêter, cela peut repartir. D’autres univers apparaissent plus ou moins consis-
tants ; et là je fais plusieurs rêves du visage d’Oury : notamment un rêve où il est par terre, sous
une chaise, et puis il cherche quelque chose, il cherche quelque chose, et puis je suis coupable de
ce qu’il cherche quelque chose, il y a Brivette et tout-ça. Et je dis : « Mais qu’est-ce qu’il m’em-
merde ! Il cherche quelque chose ! Je m’en fous ! Mais qu’il cherche ! qu’il cherche ! »
C’est comme s’il y avait un décollement là de l’image avec l’univers Ouryen qui est plus par là.
Mais enfin ! la consistance de cet univers-là, mais pourquoi ça se colle, pourquoi ça se rabat ?
Pourquoi est-ce qu’il y a une sorte de culpabilité a-priori qui apparaît ?

Il est évident qu’un certain fonctionnement des visages, de l’image, de l’identification est totale-
ment différent suivant le type de consistance. Mais cette consistance n’est pas garantie. Elle peut
se décrocher. L’univers peut s’éteindre. Je le vérifie régulièrement : Pourquoi je voyage tout le
temps ? C’est sûr, je ne dis pas du tout la même chose à l’extérieur, dans d’autres pays qu’ici !
Parce que dans le contexte parisien, c’est un miracle qu’il y ait toute une bande de copains ici pour
qu’on discute… Et puis ailleurs, il y a un autre agencement, alors tous les phylum politiques, psy-
chanalytiques, tout cela repart. Il n’y a pas non plus de permanence : quand ça se rallume, ça se
rallume d’un seul coup, avec une rémanence, un lissage rétroactif et prospectif… Est-ce que ça
répond un peu à ce que tu disais ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


On l’a vérifié avec le CINEL : avant, Pain, Piperno, on tournait comme ça, c’est le cas de le dire !
et puis il y a des profils, certains types particuliers de gens qui sont dedans.
Mitterand.
C’est sûr qu’il y a des faits actuels : la sainte trinité dont je parlais prend le pouvoir sur la presse.
Mais qui voit-on arriver dans des réunions du CINEL, sans qu’ils se soient donné le mot ? – des
gens pré-68, des gens de la FGERI réapparaissent ! Là, il y a une problématique de l’inconscient
machinique, quelque part, un certain type de flux, de possibilités se réagencent. C’est une pro-
blématique de ce type d’agencement. Il faut apprécier quelle est le type d’entrée : peut-être un
désir de se reterritorialiser, le hasard des flux, des rencontres, une volonté de réagencer quelque
chose ? Pas du tout ! C’est un certain type d’univers, de phylum machinique pré-68 qui réappa-
rait et qui, précisément, s’était affaissé en 68 où, à la limite, lire, penser, c’était scandaleux, il fal-
lait être idiot…

P. : Je vais formuler simplement ma question autrement : ce que tu signalais comme étant les
catastrophes, tout-à-l’heure, la question est de savoir si, au lieu d’être, disons, des manifestations
contingentes de ce tableau, de cette représentation, elles ne sont pas la règle, justement, dans le
système que tu décris ? Auquel cas, on retomberait dans des découpages, des territorialisations,
des systèmes structuraux – à savoir que la catastrophe psychotique, une fois qu’on y est, il n’est
pas possible de faire retour… ?

F. : À mon avis, c’est la règle à ce niveau, en ce sens que toujours un territoire, toujours une sémio-
tisation qui individue, toujours un système d’encodage, une sémiotisation près de l’équilibre sont
hantés par la catastrophe, par le trou noir, peu importe comment on l’appelle, néant ou forclos.
Toujours.
Mais le rhizome ne connait pas la catastrophe en ce sens qu’il est plus qu’immortel parce que le
problème du temps ne se pose pas. Ce sont des séquences machiniques, il n’y a pas de coordon-
nées, pas de temps, pas d’espace. En fait, on peut faire exploser toute la terre, dans une guerre
atomique totale, la musique – phylum machinique – reste, je ne sais pas où, mais en tant que phy-
lum machinique, n’est pas entamé.

P. : Pour en revenir aux catastrophes, elles avaient quand-même en commun que c’est là, au
centre, du côté des machines asignifiantes… Ce que je voulais te demander tout-à-l’heure, c’est :
est-ce que cela a à voir avec la diagrammatisation ?

F. : Evidemment ! C’est exactement ça.

P. : Elles avaient donc, ces quatre catastrophes ceci en commun, c’est de s’arrêter par là.
J’aimerais que l’on en parle un peu plus, parce que, par exemple, pour reprendre un exemple
concret que l’on connait tous, la Philadelphia, de Laing, à Londres, avec ses appartements théra-
peutiques, etc., c’est, je pense, une tentative de mettre sur pied – sans le savoir – une espèce
d’agencement diagrammatique pour articuler ces différents… à partir d’un univers métanoïaque,
de l’analyse existentielle et d’un brin d’hindouisme boudhique.

F. : Oui, c’est intéressant. Parce qu’on voit bien, par exemple, le délire d’Oury ; comment ce type
qui n’est rien, dans aucun territoire, qui ne sait rien à la limite, d’un seul coup, lance un univers !
C’est scandaleux, cette entrée ! (rires) En effet, je crois qu’il faudrait creuser en quoi est-ce, dans
les agencements, l’émergence de sémiotiques a-signifiantes qui permet la diagrammatisation,
c’est-à-dire le passage à l’acte, l’actorisation, l’injection de nouveaux possibles.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


Là, tu as des possibles qui sont programmés et puis, d’un seul coup, tu te mets… à faire un opéra
avec les voitures qui circulent sur la place de la Concorde. Ce n’est pas prévu dans les territoires
musicaux mais si tu réussis ce coup-là, cela change tout quelque part. C’est quelque chose de cet
ordre : la mise en entrée d’un certain possible d’univers machinique là où ce n’était pas. John
Cage par exemple : ce qui se passe là, maintenant c’est de la musique. Il n’a rien dit mais il a fait
rentrer un univers…

P. : Ou Mary Barnes, l’histoire de la merde, non ? un espèce de passage…

F. : La question est de savoir comment, en effet, portée par des redondances signifiantes – des
redondances territorialisées –, une économie a-signifiante s’agence avec des redondances machi-
niques. Mais c’est là-dessus que je tourne en rond depuis vingt ans ! Qu’est-ce qui fait qu’un plan,
une équation, s’ils sont convenables, s’ils sont adéquats, pertinents, s’ils ont la bonne consistan-
ce a-signifiante, permettent cela avec des seuils, avec des catégories de dimensionnement. Il ne
suffit pas de dire que le plan est quelque chose qui permet d’ajuster des éléments matériels pour
que cela fonctionne, parce que, quelque part, il y a un fonctionnement purement machinique
abstrait – ou purement théorique, si vous voulez – qui existe indépendamment du retour à
l’expérimentation.
Là, on reprendrait une vieille discussion épistémologique : tu as une pure théorie, par exemple le
tableau de Mendeleïev, qui n’a pas tellement besoin de l’actualisation pour s’affirmer comme
machine, qui n’a pas besoin d’être vérifié expérimentalement, qui le sera ou qui ne le sera pas…
On peut prévoir une chimie des énergies à très haute puissance ou une chimie organique à 37°,
mais sans avoir du tout les moyens de. Et pourtant, ça peut fonctionner comme machinisme. Ou
pas. Evidemment, il y a une dialectique en réalité, parce que les choses ne se développent pas
comme ça unilatéralement.
Mais il est évident que, par exemple, dans un rêve, dans un fantasme, dans un jeu de scène, etc.,
tu peux produire une dimension machinique indépendamment du fait qu’il y ait sa mise en acte
possible. Simplement, tout est changé. J’ai rêvé ça et puis… Alors, qu’est-ce que c’est que ce
fonctionnement a-signifiant ? Là, il serait intéressant de réintroduire sérieusement le concept de
machine abstraite. C’est la machine abstraite, la consistance abstraite qui fonctionnent à ce
moment là. Là cobérence machinique portée par les équations et le plan du Concorde font voler
le Concorde. Mais il n’y a pas de consistance économique, on s’en moque, personne n’en veut,
d’accord, mais enfin, ceci dit, au moins à ce niveau technique, ça vole ; ça ne vole pas concrète-
ment parce que ce n’est pas possible, il n’y a pas la consistance économique, il n’y a pas les uni-
vers de désir pour faire voler le Concorde mais n’empêche qu’il a sa consistance machinique. Il
pourrait aussi bien ne pas l’avoir. Car, inversement, tu pourrais avoir tous les éléments et puis que
ça ne vole pas, faute de consistance machinique.

D. : Est-ce que les radios libres, ce n’était pas un peu ainsi, avant le 10 mai ? Il y avait une radio,
tout le monde venait, tout le monde parlait et cela n’avait aucun effet nulle part.

F. : Ce n’est pas tout-à-fait exact, cela n’avait pas d’effet nulle part, cela avait un petit effet, par
exemple cela servait à ce que Untel et Untel aient des relations homosexuelles. On faisait des
réunions, des machins, c’était le bon temps… Et puis tout d’un coup, il ya a eu l’entrée d’autres
composantes, la C.G.T., etc. Eclatement total des relations, ils se sont mis à se haïr, à faire des
déclarations… (rires) mais ce n’était plus les mêmes individus, les mêmes territoires, plus le
même langage. Je ne sais pas si X a le même nez rouge, il faudrait voir, ah oui, toujours ! une sin-
gularité est restée… non proliférante, mais il peut se faire qu’à une autre étape des radios libres,
il n’ait plus le nez rouge !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


Sur cet exemple des radios-libres, on voit bien que cette machine abstraite (relativement abstrai-
te) – l’univers Alicien – fonctionne tout d’abord comme ça, pour nous occuper. Mais l’entrée
d’autres composantes l’articule, transforme la problématique, met en jeu toutes sortes d’his-
toires… Jusqu’à Chirac maintenant qui monte sur la Tour Eiffel !

G. : Comment se fait cette… , soit à rabattre et territorialiser les uns, soit à ce que les autres aillent
vers le trou noir. Comment se passe tout cela ? C’est ça qui m’intéresse.

P. : Juste une ébauche de réponse : cela tient peut-être au fait que justement les modes de struc-
turation bipolaires du type signifiant/signifié ne sont pas du tout les mêmes, ou pas du tout ache-
vés ou même carrément embryonnaires. Je pense à toute une série de langues orales africaines où,
effectivement, cette bipartition n’existe pas ou est très précaire, et chez les gosses évidemment on
le sait très bien.

F. : Tu as raison. Savoir la signification d’un rituel dans les systèmes africains, cela n’a pas de
sens : Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu me poses la question ? Qu’est-ce que tu veux dire quand
tu fais ça ? Qu’est-ce que tu veux dire quand tu poses la question ? La question ne se pose pas.

P. : Umberto Eco citait dans un article une histoire d’un gosse à qui il demandait ce que c’était
qu’un hélicoptère et qui était incapable, effectivement, de le lui dire. Il lui montrait, je crois un
dessin et lui demandait « Qu’est-ce que c’est ? » en montrant l’hélice, mais le gosse était inca-
pable de lui dire quoique ce soit à partir de l’image. Par contre, il lui a nommé parfaitement ce
que c’était et il lui a expliqué avec son corps à quoi servait la fameuse hélice.

F. : ça, on le fait constamment : on s’explique à soi-même des choses qui ne passent pas par la dis-
cursivité du langage. Il n’y a pas de consitance d’univers. Notre problème, c’est de savoir à quoi
tiennent les consistances. Elles peuvent tenir à ce niveau intra-agencement, elles peuvent tenir à
ce niveau extra-agencement. Le discours que je tiens de façon répétitive sur la Révolution molé-
culaire, si je le tiens au Mexique, ça va : il y a la consistance, parce qu’il y a d’autres univers, les
bidonvilles, la merde et toute une autre tradition de composantes sémiotiques qui donne la consis-
tance des univers en question. Mais si je tiens ce discours en France, là, aujourd’hui, ça ne tient
pas, ce n’est pas consistant. Mais de quoi parle-t-il Cela, c’est au niveau de la consistance d’uni-
vers. Mais au niveau des consistances des phylum machiniques, c’est la même chose. On a des
bouleversements complets parce qu’un autre phylum machinique apparait, par exemple le phylum
machinique de l’informatique. Ce qui est intéressant, c’est justement
d’avoir des catégories suffisamment élaborées pour ne pas repartir avec la même batterie inter-
prétative d’infrastructure/superstructure.

P. : En somme, ce qui permet au psychotique de se mouvoir à l’aise là-dedans, c’est justement la


forclusion du nom du Père.

F. : C’est-à-dire ! (rires)

E. : Allez, jette-toi !

P. : C’est la même chose que ce que j’ai dit avant, mais en reprenant les catégories d’usage.

F. : Forclusion des pôles territorialisés, familialistes…, oui.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


E. : Pour revenir au problème que posait G., c’est aussi l’histoire du cinéma muet par rapport au
cinéma parlant. Je pense, par exemple, à ce film : Sunset Boulevard où cette vieille actrice déchue
fait un plaidoyer extraordinaire pour le « muet » : « Mais, dit-elle, on avait tout et on n’avait pas
besoin de tous ces artifices, maintenant vous avez des artifices, mais vous n’avez plus rien, ça
n’accroche pas ! Il y a en effet une batterie a-signifiante qui se donnait au niveau des plans,
d’images-affections, etc.

F. : Oui, et puis cela a fait rentrer des territoires hollywoodiens, des flux d’argent, tout un cinéma
de consommation – c’est ce qu’on disait pour les radios-libres – qui changent totalement
l’agencement.

E. : Et c’est contemporain de l’entrée du parlant.

P. : Oui ; d’ailleurs la connerie des gens qui ont introduit le langage dans le cinéma, on la voit très
bien dans le dernier film de Pabst qui ressort en ce moment, l’histoire de la jeune fille perdue, où,
à un moment donné, elle commence une lettre : « Cher père » en allemand : alors, on voit la tra-
duction en français l’image suivante : « cher père » ; et puis, elle prend son crayon et elle barre :
alors on voit « cher père » en allemand, barré ; et après une autre image : « cher père » en fran-
çais, barré. Vraiment, comme si on n’était absolument pas capables de traduire une rature, vous
avez remarqué ?

E. : Moi, ce que je trouve extraordinaire, c’est que je crois qu’enfin, quelque part, tu viens de
régler tes comptes avec Lacan, parce que ce que tu nous as dit au début, mine de rien, c’est qu’en
fait la subjectivité c’était l’autre. C’est effectivement en même temps « l’axiome n° 1 » de la schi-
zoanalyse, à savoir déterritorialiser la catégorie de subjectivité, la retirer de celle de territoire, ne
pas se borner à une application bi-univoque, mais essayer de la penser comme un problème…

F. : Et ne pas la penser comme dépendante d’une pseudo-catégorie du signifiant qui engendrerait


le sujet, et introduire la multiplicité des entrées de production de subjectivité : la production de
subjectivité, ce n’est pas seulement tel type de signifiant.

N. : En fait, la multiplicité de l’autre.

F. : C’est cela, l’autre conçu comme univers de possibles, c’est-à-dire qu’il n’y a justement pas
une catégorie de l’altérité qui traverserait les espaces et les temps. Il y a des altérités qui se com-
posent, d’autres qui ne se composent pas. Il est évident que l’altérité à l’époque grecque ou romai-
ne ne concerne pas les esclaves, très peu les femmes ou les enfants. La question ne se pose pas.
Ce sont des univers qui existent, mais par ailleurs. L’entrée de l’univers de la dame, de l’univers
de l’enfance dans un certain type de concaténation des phylum machiniques, par exemple, à par-
tir de la Renaissance, alors là, en effet, il y a une autre subjectivité. C’est cela qui est très inté-
ressant dans les histoires d’Aries et compagnie : il montre que des subjectivités, des altérités ou
des valeurs surgissent, qui n’étaient pas là dans les territoires ; on peut dire alors qu’elles sont, en
même temps, totalement inventées historiquement et que, d’un autre côté, elles ont une consis-
tance machinique, elles ont « pris ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


Notes :

1. Je laisse de côté tout le courant Chomskyen qui draine lui aussi des remises en question relativement importantes.
En effet, je ne reprendrai pas les choses sous cet angle-là.

2. Barthes avait insisté sur ce point.

3. Toute la théorie Saussurienne, durcie par la théorie du signifiant Lacanien.

4. On verra pourquoi par la suite.

5. Cf. schémas en annexe.

6. On y reviendra par la suite.

7. Différents contenus. Il en envisageait toute une série.

8. Cf. schémas en annexe.

9. Cf. Schémas en annexe.

10. Qui sont, d’ailleurs, deux concepts complémentaires.

11. Cf. schémas en annexe.

12. Ça existe : on entend ça ici avec la voisine du dessus !

13. Cf. schémas en annexe.

14. Cf. par exemple : « Aujourd’hui l’opéra », Revue Recherches, n° 42.

15. J’exagère ! Cela, ce serait plutôt au niveau de Lavoisier…

16. Cf. schémas en annexe.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


Annexes :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 19


Les séminaires de Félix Guattari / p. 20
Les séminaires de Félix Guattari / p. 21
Les séminaires
de Félix Guattari 10.03.1981
Félix Guattari
Des problèmes

Une fois de plus, je vous demande d’accrocher vos ceintures car je voudrais développer des
choses assez problématiques. Je souhaite que, par la suite, notre discussion accède, selon le vœu
de M., à des références beaucoup plus concrètes, mais pour l’instant, je crois encore nécessaire
de faire quelques détours théoriques.

Phénoménologie des problèmes

J’essayerai d’approfondir le statut des singularités contingentes, du type de celles mises en cause
dans la précédente discussion, à propos des interventions de M.. Quels éléments peut déclencher
une intervention dans une psychothérapie institutionnelle ou une interprétation dans une thérapie
analytique ? Comment peut-on gérer de telles singularités contingentes et quel sens cela a-t-il ?
C’est la question que je voudrais tenter d’examiner et de fonder. On ne peut arriver à fonder de
telles interventions qu’à partir d’un certain couple que j’appellerai : l’univers des problèmes et
l’univers des machines abstraites. J’aimerais qu’on réfléchisse aujourd’hui sur cette distinction.
Comment un événement singulier – un événement rare, contingent – peut-il être transformé en
singularité machinique efficiente, qui se mette à proliférer dans un champ, moteur de transfor-
mation. Donc, phénoménologiquement, on part du fait, simplement, qu’il y a des problèmes.
Il y a des problèmes, non seulement dans la tête, dans la représentation, mais aussi dans la réali-
té des choses. Je disais la dernière fois, qu’il faudrait se convertir, en quelque sorte, à une philo-
sophie de type dogon, pour s’imprégner d’un certain réalisme des idées, des valeurs ; accepter
l’existence des idéalités, des concrétions problématiques, comme étant quelque chose qui se ren-
contre aussi ordinairement que les objets de la vie quotidienne.
Il existe des concrétions problématiques de toute nature : une ethnie, un clan, une structure fami-
liale ou un mythe technologique, ces problèmes sont des existants particuliers ; on peut les attra-
per, buter dedans ; on peut chercher à les réduire, à les résoudre ; on peut les amplifier ; on peut
créer de nouveaux problèmes. Il faudrait, en somme, avoir une conception virale des problèmes :
quelque chose qui peut faire des souches, muter, quelque chose qu’on peut transporter de toutes
sortes de façons.
Un premier examen – très superficiel – de la phénoménologie du problème nous permettrait déjà
de ventiler ces existants problématiques en fonction des quatre types de dimensions de l’incons-
cient, proposées précédemment :

– Au niveau de l’inconscient subjectif, on peut être à soi-même un problème, avoir une existence
globalement problématique. Ce peut être, sur un plan clinique, le cas de la mélancolie, de la schi-
zophrénie. Le statut différent : être réactionnaire, est aussi quelque part, être à soi-même un pro-
blème ; ou bien : être mystique, angoissé ou timide, quelque chose qui concerne la totalité du
mode de subjectivation.

– Au niveau de l’inconscient matériel – l’inconscient des contenus –, ce serait plutôt : avoir des
problèmes. On les attrape un peu comme des morpions… On les a ! Ce qui conduit à des formules
du genre : « C’est quoi ton problème ? », « Ce n’est pas mon problème ! ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


– Au niveau de l’inconscient territorial, faire problème. On fait des problèmes un peu comme on
fout la merde. Il y a des enfants à problèmes : « Cet enfant nous crée beaucoup de problèmes »,
ou : « dans notre institution… ». Cela diffère des autres modes de rapports (être soi-même un pro-
blème, avoir des problèmes) ; alors, il y a des vieux problèmes, des faux problèmes…, on peut
déplacer le problème. On voit bien qu’il y a quelque chose ici, concernant des existants problé-
matiques dans un champ donné (territorial, institutionnel).

– Au niveau de la composante de l’inconscient déterritorialisé – l’inconscient machinique –, on


peut être devant un problème, le rencontrer, se heurter à un problème : « Il y a comme un pro-
blème », dit-on, « Il y a un os ».
Une tendance vraiment déplorable des psychanalystes – et généralement des thérapeutes – est de
mélanger ces quatre modes d’abord des problèmes, sur le plan de l’avoir : de penser que tout le
monde a priori, « a des problèmes » ; ou, une conception beaucoup plus totalitaire de la problé-
matique de l’autre – faisant l’impasse sur le fait qu’on peut se heurter à des problèmes sur les-
quels on n’a aucune sorte de prise. Il faut une reconnaissance minimum du type de problématique
à laquelle on a à faire.

Zoologie des problèmes

Une zoologie des problèmes est à établir puisque, outre le rapport d’énonciation qu’on peut avoir
aux problèmes, les problèmes ont des consistances différentes, en raison même des différents
agencements porteurs de problèmes. Recenser les problématiques les plus différentes… Une ins-
tance poétique – un certain ordre de mots, de phrases, de contenus significatifs ou non-significa-
tifs de rythmes, de ritournelles – est une ordination et, en tant que telle, une problématique ; elle
n’est pas donnée comme un fait, mais comme étant à agencer ou à réagencer, ou à assumer dans
un agencement donné ; ce peut être extrêmement fugace, avoir différentes consistances : le même
être problématique poétique peut apparaître comme une intuition, ou être agencé dans une per-
formance d’expression – orale, écrite ou rentrant dans quelque genre littéraire, etc.. La problé-
matique, suivant son mode d’agencement, peut se déployer suivant toutes sortes de territoires : lit-
téraires, micro-sociaux, et autres. Il serait donc intéressant de faire la classification en fonction
des différents types de consistance proposés précédemment. Une faible persistance de champ
d’une problématique peut être corrélative d’une forte transistance machinique : ainsi, une idéali-
té poétique très délimitée, secrète, ne concernant qu’une chapelle, a cependant une très forte tran-
sistance machinique. L’exemple est devenu faux au fil du temps, mais au départ, le Surréalisme
pouvait ne concerner qu’une toute petite chapelle et impliquer une transistance machinique consi-
dérable, concerner les domaines les plus diversifiés. Une problématique mathématique – une idéa-
lité mathématique, coordination et valorisation particulières sur des agencements donnés – peut
avoir une très forte persistance, être enseignée dans toutes les universités du monde et cependant,
avoir une transistance très faible, voire nulle. Des théories ou des concepts mathématiques ne sor-
tent pas d’un espace donné et n’ont aucune espèce d’application dans le domaine physique ou
autre, car, entre les sémiotiques mathématiques et les modes de sémiotisation des sciences dites
appliquées, les liens sont d’une grande complexité. L’on pourra aussi prendre toute une série
d’exemples sur la perversion capitalistique, les types de problématiques posés au niveau des
modèles d’urbanisme, etc..
Où logent les problèmes ? Les problèmes habitent les agencements, sous toutes sortes de statuts :
problématiques réelles, problématiques imaginaires, problématiques potentielles, problématiques
actuelles ; mais dans tous les cas, il n’y a de problème que lié à un agencement problématique,
un agencement de valorisation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


Éthologie des problèmes

Ces existants particuliers que sont les problèmes sont des êtres grégaires, vivant, la plupart du
temps, en colonies. Trois types généraux de colonies problématiques peuvent être repérés :

– Les concrétions problématiques. Leur particularité est de vivre autour d’un trou noir, qui est un
profond désir qu’il n’y ait pas de problème. Toute la problématique est focalisée autour de cette
passion : non seulement qu’il n’y ait pas de problème, mais qu’il n’y en ait jamais eu, et qu’il n’y
en ait jamais – ce qu’on pourrait appeler : l’état initial et terminal de tout problème, ou la pulsion
de mort des concrétions problématiques. D’où une entropie maximum de la problématique et une
production tendanciellement nulle de la déterritorialisation : tout ce qui fait problème s’éteint,
avec un attrait considérable vers ce retour à l’état initial. À terme, il reste « les données objec-
tives » de l’agencement : la singularité contingente – le fait qu’il n’y a rien à dire. Le trou noir est
absolument corrélatif de l’être-là, des conditions problématiques. C’est quelque chose que nous
rencontrons souvent dans nos professions : « c’est comme ça parce que c’est comme ça ». Que
voulez-vous dire de plus ! Et quoi que vous disiez, que vous tentiez de faire proliférer, c’est aspi-
ré de façon prodigieuse… Les singularités contingentes sont ce qui subsiste dans la concrétion ;
mais toujours, elles sont hantées par un ombilic-trou noir ; sa caractéristique fait que tout systè-
me d’expression, de valorisation, d’ordination est lui-même hanté par un système d’idéalités for-
melles ; les couples d’idéalités formelles – en particulier, les couples de référence de valeur : le
bien/le mal, le vrai/le faux – sont des machines fonctionnant comme des systèmes d’oscillations
autour d’une opération trou noir, toujours pour aller dans le sens de l’extinction d’une probléma-
tique vers cet état de trou noir.

– Les complexions problématiques. L’ensemble de l’agencement précédent tendait à abolir le


problème. Ici, au contraire, le problème tend à habiter dans l’agencement – avec une caractéris-
tique particulière : l’agencement prime sur le problème, en est porteur, le gère, le contrôle, le
structuralise, etc.. Il s’agit là d’une stabilisation à une certaine distance de l’état initial précé-
demment décrit. Et, toujours en référence aux conceptions thermo-dynamiques, on peut parler de
l’existence d’un état stationnaire problématique, cristallisant autour d’un état attracteur, à distan-
ce de l’état initial, constitué par des boucles de catalyse, d’inhibition, de rétroaction probléma-
tique, nous permettant, quelque part, de saisir le refoulement primaire problématique : l’oubli de
l’état initial, la négation de l’état-trou noir problématique qui tend à aboutir à la concrétion
problématique.
Cet état stationnaire des complexions problématiques fonctionnerait, disons, sur un taux minimal
– une entropie minimum de réordination problématique : il s’agit d’en faire le moins possible
pour maintenir la problématique à l’état stationnaire. On reconnaît là un certain nombre de for-
mulations de la théorie des systèmes homéomorphiques (tendant à faire le juste minimum pour
rétablir un certain état stationnaire). C’est une politique de défense des équilibres redondants :
moins il y a de problèmes et mieux on se porte ! Un certain conservatisme et une politique de l’in-
dividuation des agencements conduisant à une interdiction aux composantes d’agencement d’en-
gendrer des fluctuations catastrophiques.
Les composantes d’agencement – et notamment, de contenu, du niveau II – sont hantées quelque
part, par la problématique de l’abolition du niveau I – agencement d’expression ; mais le sont, lit-
téralement, sur un mode inconscient : il ne faut surtout pas que la problématique même du trou
noir soit posée. Dans un exemple de thérapie familiale, cela consisterait en des structures fami-
liales telles que, évidemment, on veuille maintenir l’homéostasie de l’état stationnaire, à la
condition que jamais n’apparaisse le fait que c’est de la mort de la famille qu’il s’agit ; en effet,
le faire éclairer comme tel, précipiterait le risque d’un retour à l’état initial ; il faut donc faire une

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


politique de territorialisation, de méconnaissance systématique de cette menace du trou noir, un
agencement de valorisation d’équilibre, des négociations minimales autour de la conception d’un
état stationnaire.

– Les agencements problématiques loin des équilibres redondants. Cette fois, les conditions de
l’agencement ne priment plus sur les productions problématiques ; c’est au contraire, la problé-
matique qui est, quelque part, porteur de l’agencement. Alors que, précédemment, il y avait refus
de la déterritorialisation :
– soit en se précipitant dedans,
– soit en la négociant de façon relative, pour qu’elle soit minimale, là, il y a une acceptation
de la déterritorialisation ; donc, des phénomènes d’amplification problématique, de prolifération
– avec le risque, toujours, de retomber brutalement dans un état initial problématique, style trou
noir, ou la tentation de retour à un état stationnaire. C’est, à ce moment-là, la problématique des
devenirs, des lignes de fuite. Ici, les singularités sont porteuses de nouveaux champs probléma-
tiques possibles.
Comment un événement rare – une singularité – peut, effectivement changer complètement toutes
les conditions de l’immense majorité des événements constitutifs d’un agencement stratifié ou
d’un état stationnaire ? Il faudra revenir là-dessus.
Le problème, maintenant, est porteur d’agencement, de renouvellement d’agencement, d’aboli-
tion d’agencement ; porteur de composantes de passages, de revalorisation machinique, de plus-
values, de codes, etc.. Il y a, donc, valorisation ouverte par rapport à la valorisation d’équilibre ou
à l’abolition de tout système de valorisation, dont je parlais précédemment.
Éventuellement, il serait intéressant d’étudier comment cette conception des agencements pro-
blématiques loin des équilibres redondants nous permet de sortir d’un certain nombre de difficul-
tés relatives à tous les systèmes qui – qu’on le veuille ou non – mettent implicitement en position
de superstructures, les phénomènes de création, de logique (et autres), par rapport aux phéno-
mènes économiques. Par exemple, l’éclosion d’un certain type de musique baroque à Venise – la
musique de Monteverdi, l’opéra, etc. – est liée, bien évidemment, à une certaine explosion des
sémiotiques capitalistiques dans cette ville. Quels rapports entretiennent ces modes de sémiotisa-
tion ? Y a-t-il une priorité des uns sur les autres ? Il me paraît difficile de dire que le capitalisme
est né de la musique de Monteverdi ! (rires) Il me paraît tout aussi difficile de dire le contraire !
À partir du moment où l’on part de l’idée qu’il y a des agencements problématiques se dévelop-
pant loin des équilibres redondants, c’est que, littéralement, la question ne peut plus se poser dans
ces termes-là : en effet, ces différents champs problématiques sont corrélés par quelque chose qui
n’a rien à voir avec des rapports d’étayage sur des agencements infra-structuraux. Et cela, c’est
quelque chose d’assez précieux, effectivement, et de transposable dans toutes sortes de registres.

Le Sphinx pose plus d’une question

Les problèmes peuvent se déplacer et entretenir des rapports de champs. Qu’une problématique,
quelque part, traverse différents segments de ces champs, implique une persistance et des rapports
de segmentarité avec ce qui n’est pas le champ, avec les autres types de problématiques. Une pro-
blématique – bien qu’étant dans des registres segmentaires séparés – est liée par l’existence de
ces rapports de segmentarité dans un fonctionnement machinique abstrait, mettant en jeu le même
type de problématique.
La façon de lier l’économie du narcissisme et l’économie œdipienne me semble en être un
exemple amusant. En principe, ces économies sont dans des territorialités distinctes, avec toutes
sortes de niveaux intermédiaires – l’oralité, l’analité, etc.. L’économie des personnes mise en jeu

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


dans l’Œdipe, et l’économie du moi et des identifications dans le narcissisme, me paraissent être
des univers séparés – voire quelque part, antagonistes, pouvant donner lieu à des oppositions de
phases et autres.
Mais, regardons le mythe de référence de l’Œdipe : on a à faire à la problématique d’un agence-
ment Sphinx. À la fois homme, femme et animal, il se présente comme un agencement de passa-
ge. Rite de passage : si vous passez sur cette route-là, vous avez accès à un certain type de socia-
lité, d’entrée dans un agencement-ville (Thèbes). Sinon, vous ne passez pas. Rite d’initiation.
Pour débrouiller les catégories segmentaires superposées : homme/femme - humain/animal, il est
nécessaire de passer par une sélection concernant les questions de générations : c’est, bien enten-
du, la question qui aboutit à distinguer enfant/adulte/vieillard (à quatre pattes, à deux pattes et à
trois pattes).
Mais, dans le mythe de référence, précisément, il y a une autre question, qu’on oublie toujours ;
le Sphinx pose deux questions (il devait en poser beaucoup plus de deux, mais enfin ! Il n’y en a
eu que deux de retenues !). La seconde question (« Quelles sont ces deux sœurs qui peuvent s’en-
gendrer l’une l’autre ? — Le jour et la nuit ») concerne un problème tout à fait différent, qui ne
relève plus du tout de la triangulation œdipienne et des générations, mais de ce qu’on pourrait
appeler la parthénogénèse et donc, quelque part, du narcissisme de la genèse de l’image de soi.
Alors, on voit bien que les discriminants de la génération filiative et de la génération de l’indivi-
duation sont tout à fait impliqués dans le Sphinx. La problématique du Sphinx, c’est précisément
la question qui noue ces différents agencements – permettant l’entrée dans un fonctionnement
social, permettant de déterminer les interdits –, ce qui fera persister des objets dans un certain
champ social donné.

Jusqu’à quelle vitesse un problème peut-il se déplacer ?

S’il peut y avoir ces rapports de territorialité, c’est qu’il y a une certaine relativité de l’extensivi-
té des problèmes. Par exemple, pour en revenir à Braudel, les problèmes des mutations capitalis-
tiques dans le proto-capitalisme de Venise, Gênes, Amsterdam, ne se posent pas avec la même
intensité à la périphérie des économies-mondes qu’il décrit, et au centre. C’est même cela qui
constitue l’économie-monde. Alors, jusqu’où cela va-t-il ? Jusqu’où cela sort-il du champ ? La
question sera posée en termes de relativité restreinte de la problématique, et nécessairement
– nous le verrons – en termes de relativité générale.
Relativité restreinte : « Jusqu’à quelle vitesse un problème peut-il se déplacer ? » La réponse est,
axiomatiquement : « Au maximum, à la vitesse de la lumière » (rires). Oui, c’est un axiome ! Si
quelqu’un veut faire une autre théorie, il ne faut pas vous gêner, allons-y !

P : De toute façon, tu es dans la métaphore !

F : Pas du tout ! On peut dire aussi : « Au maximum, à la vitesse des médias… » (brouhaha)…
Non, les médias ne vont pas plus vite que la vitesse de la lumière, non ! Il faut qu’on se mette
d’accord sinon ce n’est pas la peine de continuer la discussion…(silence)… … Donc, il y a une
question d’inertie problématique, liée aux dimensions des agencements, aux modes de territoria-
lisation dans le temps, dans l’espace, dans les différents modes substantiels ! Je l’appellerai :
vitesse de persistance. Toujours pour rester dans Braudel, je vous signale une chose à laquelle je
n’avais jamais pensé auparavant, et qui me parait extraordinaire : cette nécessité absolue pour le
capitalisme de ne pouvoir décoller que dans des territoires relativement délimités et restreints
– dans de petites entités curieuses comme Venise, les économies-mondes, puis dans des provinces
de Hollande, ultérieurement dans la région de Londres, moyennant une certaine carte des dis-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


tances qu’il établit. Ainsi, le capitalisme pouvait décoller. Par contre, cela lui était très difficile,
voire impossible – ou alors, c’était de façon très retardée – dans de trop grandes entités, comme
la France, l’Espagne, etc.. Donc, pour que les problématiques fonctionnent, il faut tenir compte
de la vitesse de persistance : si l’on n’est pas dans les seuils de vitesse de persistance, l’agence-
ment n’est pas producteur d’une sémiotique loin de l’équilibre, et ses modes de sémiotisation
dépendent d’un autre type de machinisme. Évidemment, ce n’est pas donné une fois pour toutes :
il y a des dilatations, des rétrécissements de ce niveau de territorialisation et de rythme ; ce qui,
d’ailleurs, serait une formule générale concernant les crises. Il y a des conditions pour amplifier
ou rétrécir un problème, pour préparer le terrain. On rencontrerait ceci comme règle de problé-
matique schizoanalytique : à quelles conditions peut-on considérer que les éléments territoriaux
d’une problématique la rendent viable, susceptible de muter, d’entrer dans des sémiotiques loin
de l’équilibre ? En deçà de telles conditions, il est tout à fait inutile de se casser le citron, car rien
ne changera, on restera dans des états stationnaires, voire dans des états-trou noir.

Les problèmes se déplacent, au maximum, à la vitesse de la lumière,

ils entretiennent toutes sortes de modes de vie, individuels, collectifs, physiologiques, risquent de
s’abolir, de prendre le dessus… Pourquoi donc affirmer qu’ils ne peuvent pas se déplacer plus vite
que la lumière ? Simplement pour montrer qu’il n’y a des problèmes que dans des champs pro-
blématiques, dans des modes de territorialisation spatio-temporels, de substance, de matière d’ex-
pression, etc..
Mais alors, si les problèmes ne peuvent pas se dégager des agencements, comment est-il possible
qu’un problème se déplace ? passe d’un agencement à un autre, d’une composante à une autre ?

Les machines abstraites se déplacent à une vitesse infinie

Pour assumer ce type de passage, une autre instance – et à mon avis, cela a des conséquences pra-
tiques considérables ! – est nécessaire : les machines abstraites qui, elles, ne répondent pas à cet
axiome de relativité. Les machines abstraites se déplacent à une vitesse infinie. Elles n’ont pas de
problème – c’est le cas de le dire ! – avec les coordonnées et les territoires. Leur vitesse de tran-
sistance est soit infinie, soit nulle.
Quand la vitesse de transistance est nulle, c’est le trou noir la machine abstraite est non-opératoi-
re, n’existe pas. Et quand elle est opératoire, sa vitesse est infinie. Voilà qui nous permettra de
fonder une dimension de décisionnalité – dimension de fondation de singularités opérant loin des
équilibres.
Cela veut dire que, quelle que soit la vitesse de transfert des conditions d’une problématique, les
machinismes abstraits mis en jeu sont toujours – eux – arrivés avant.
Prenons des exemples ; imaginons de transporter des conditions physico-topologico-terrestres à
une quantité infinie d’années-lumière dans la galaxie. Tant que ces conditions ne sont pas trans-
portées, décalquées (par quelque moyen qu’on imagine), la problématique ne se pose pas.
Mais les machinismes abstraits relatifs à ces espaces topologiques sont arrivés, eux. En effet, une
fois que les conditions y seront, les solutions y seront déjà : la même consistance problématique
que dans les conditions terrestres, se retrouvera là-bas – comme un équivalent, en quelque sorte,
du principe de conservation des machines abstraites : les conditions problématiques peuvent être
différentes ou non-pertinentes, cependant, à tous les points des coordonnées, existe le même type
de consistance au niveau des machines abstraites.
Car, poser des problèmes de topologie, de chimie organique ou autre, dans des galaxies où il n’y

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


a vraiment aucun type d’équivalent de relations énergétiques, quel sens cela a-t-il ? Aucun. Cela
ne se pose que si des conditions similaires existent. Et pourtant, la problématique donnera le
même résultat. C’est un axiome : les mêmes conditions problématiques étant réunies, donneront
le même type de consistance abstraite, le même type de problématique.

L’axiome du plan de consistance

Il existe un champ universel des machines abstraites qui couvre l’ensemble de toutes les problé-
matiques. C’est une garantie de consistance, hors toutes les coordonnées et hors tous les terri-
toires. C’est l’extensivité absolue de la déterritorialisation qui nous permet de générer des pos-
sibles flous.
Fondant le temps de la coupure, le temps de la rupture problématique, c’est aussi ce qui nous garan-
tit que le temps permet, en effet, de remanier quelque chose et de refonder une problématique.
Autrement dit, l’économie du possible peut être, effectivement, innovatrice. Le temps d’une rup-
ture permet de réagencer des solutions inédites, non calculables en termes de trajectoire détermi-
niste, et répondant à un plan de machinisme abstrait.
Les champs problématiques échappent aux démons de la place, ils peuvent toujours aboutir à une
possible remise en question radicale de toutes les problématiques calculables. Et cette éruption
des champs problématiques est le fait des machinismes abstraits : porteurs des événements les
plus rares, ils peuvent court-circuiter les champs problématiques et faire des connexions là où
toutes les conditions antérieures, tous les calculs possibles des trajectoires d’objets, de relations
du déjà-donné et du déjà-prévu sont vains. Une coupure machinique abstraite peut donc – quelle
que soit la problématique – toujours surgir. Les événements rares – singuliers – ont cette capaci-
té d’apporter, en quelque sorte, une anti-entropie, une énergie innovatrice, une puissance d’ordi-
nation nouvelle, quels que soient les niveaux de stratification et de transfert des problématiques.

Un champ des possibles flous

Un champ des possibles flous, porteur de devenirs hétérogènes au niveau des machines abstraites,
s’oppose aux trajectoires déterministes des champs problématiques porteurs d’objets homogènes,
identifiables, reproductibles.
Les machines abstraites sont des êtres absolument déterritorialisés, existant hors de toutes les
coordonnées d’agencements.
Les idéalités problématiques sont des déterritorialisations relatives, toujours prises dans le méta-
bolisme des agencements.
La consistance des idéalités est relative à des champs territorialisés – manifestes ou potentiels –
alors que les machines abstraites ne relèvent pas de processus possibilistes ; et c’est parce qu’elles
échappent aux processus possibilistes qu’elles sont, précisément, une coupure dans les champs de
possibles calculables : elles postulent une pure consistance hors de toutes coordonnées. À cet
égard, le machinisme abstrait, porteur de toutes les puissances d’innovation intégrales, représen-
te une potentialité.
C’est pourquoi le niveau des machines abstraites se trouve substitué au niveau énergétique de la
libido : il met en question, radicalement, toute idée d’économie quantitativiste, pulsionnelle.

Au cours d’un débat avec (inaudible), (inaudible) a repris une idée très intéressante : les dia-
grammes de bifurcation n’ont pas une existence transcendante. (ils n’existent pas indépendamment
des populations fluctuantes d’événements dont les équations déterministes décrivent seulement la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


résultante). Ils sont décrits comme des résultantes, comme des approches statistiques. On saisit les
points de bifurcation, les points de singularité à travers cette approche statistique. Mais cela ne
veut pas dire pour autant que ces diagrammes sont réductibles aux inter-actions et aux intractions.
D’où précisément, mon hypothèse de machines abstraites qui ne sont pas transcendantes par rap-
port aux problématiques, mais transistantes : en ce sens qu’elles transitent à une vitesse absolue,
qu’elles sont partout à la fois, en étant quelque part nulle part, en pouvant toujours être pré-
sentes/absentes dans un statut de l’abolition non-efficient, ou s’allumer à tout moment.
Si vous réalisez les conditions problématiques, voilà ! Oui, la machine abstraite était là :
Pythagore, √ b2 -4ac, c’était là depuis toujours ! Il suffisait d’amener la persistance en question.
Revenons sur ces questions d’événement rare, de singularité, d’opposition entre les champs sta-
tistiques et les trajectoires déterministes. À mon avis, l’intérêt de ce type de terminologie et de
problèmes est de donner à la singularité un statut qui ne soit pas celui de l’événement rare – qui
condamne à l’épaisseur, à la concrétion, et ne permet pas d’expliquer comment le singulier peut
changer de statut et prendre une efficience universelle – étant partout et nulle part dans le registre
des machines abstraites.

Déterritorialisations relatives et déterritorialisations absolues

Dans le dernier schéma, les composantes n’étaient encore placées qu’en ordre successif. Où en
sommes nous, maintenant, dans la topologie du dispositif ?
Le niveau I des agencements – composantes d’expression loin de l’équilibre – implique l’exis-
tence de composantes de contenus stratifiés : états stationnaires, concrétions, complexions. Une
composante diffère des autres : elle se met à produire du problème et à le faire proliférer. C’est
en ce sens que, phénoménologiquement, on peut dire : « Il se passe quelque chose. »
Puis, à un autre niveau, on peut toujours se retourner dans tous les sens, se raconter des choses, il
ne se passe rien ! On est toujours dans des composantes de contenus stratifiés.
« Il se passe quelque chose » quand une sémiotisation loin de l’équilibre se déclenche. C’est une
dimension bien spécifique. Et, même s’il se passe quelque chose par la mise au premier rang
d’une sémiotisation globale d’expression, cela ne veut pas dire du tout que ça vienne de là :
Un garçon vient me voir ; il me raconte sa vie et me fait un discours extraordinaire : il va bien,
son travail, la fille avec qui il vit, etc., tout cela va très bien. Il y a une seule chose qui est terrible :
dès qu’il se trouve avec des gens qu’il ne connaît pas, il est pris d’une formidable angoisse et
s’isole ; cela déclenche quelque chose d’effrayant. C’est un garçon turbulent, caractériel, marrant
et dynamique. Il raconte toutes sortes de choses et, en parlant, localise de lui-même, le moment
où s’est déclenché ce rétrécissement de champ, provoquant d’extrêmes difficultés (rougeurs,
angoisses, etc.) ; il localise, donc, un point de singularité sur : « C’est un jour… voilà… un type…
au cinéma, justement, me met la main… et je ne m’en suis aperçu qu’après… parce qu’il s’était
déboutonné… » Bon, c’est parfait ! Alors… il y a un affect homosexuel qui est resté coincé…
séduction précoce étant enfant… C’est tellement parfait ! C’est vraiment du proto-freudisme !
Magnifique ! On ne peut pas refuser de tels cadeaux ! (rires)
Mais, il est bien évident que, si l’on examine de bonne foi tout le reste, ça n’a rien à voir.
Vaguement, un fantasme pédé, comme tout le monde, mais après… quoi ?

P : Un jour, il y a une bombe qui est tombée sur Hiroshima, mais ça n’a aucun rapport ! (rires)

F : La problématique n’est, évidemment, pas à chercher dans les champs territoriaux des diffé-
rentes composantes.
L’ensemble des composantes de contenu, quelque part, met en cause cette dimension globale

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


d’expression : là, il y a un être-problème, qui n’est absolument pas réductible à la somme des pro-
blématiques territorialisées – au niveau des problèmes sexuels, des problèmes d’argent, etc.. Et si
l’on veut, à tout prix, investir cet être problématique territorialisé, on peut faire, alors, une gabe-
gie pas possible ! Parce que, d’abord, on se fixe des objectifs de valorisation, de changement, et
cela n’a vraiment aucun rapport ou bien l’on pousse ce garçon à devenir, effectivement, pédé, sans
s’en rendre compte, par transfert ou autre, ou à ne pas l’être, mais à tous les coups, on est sûr de
passer à côté. Le jour où il y aura une mutation au niveau de la composante d’expression loin de
l’équilibre, cela ne fera pas de doute et on le saura ! Et il le saura avant tout le monde, ce garçon !

D’un carrefour à l’autre

Quel est donc l’intérêt de la dichotomie : problème-machine abstraite ? C’est que cette compo-
sante d’expression peut développer ses propres dimensions d’inconscient territorial. Pour ce
genre de mutation, je rappelle un exemple antérieur : une chanteuse très douée perd sa mère, et
son registre vocal rétrécit de deux octaves. Allez expliquer ce qui se passe de l’une à l’autre des
composantes territoriales ! Ce n’est pas une laryngite, mais l’ensemble des composantes territo-
riales – en tant que composantes d’expression – qui fait un rétrécissement général de toutes les
territorialités.
Là se posent vraiment les problèmes de transmission problématique, de champs problématiques,
d’aménagement, de dilatation, de rétrécissement : « et il faut qu’on se parle à deux, et il faut qu’on
se parle à dix, et il ne faut pas qu’on se parle du tout, écrivez-moi » …, toutes les possibilités d’en-
trées pour changer les modes d’expression, de territorialisation de la problématique. C’est ce que
j’appellerai les déterritorialisations relatives.
À l’autre carrefour, au niveau des déterritorialisations absolues – des effets machiniques –, nous
sommes dans le registre des singularités où, tout compte fait, il se passera quelque chose, ou il ne
se passera rien. Vous aurez beau avoir soi-disant compris, fait des cartographies, ou tout ce que
vous voulez, un certain nombre de singularités contingentes se mettront à proliférer pour déclen-
cher un phénomène de sémiotisation loin de l’équilibre ; ou non – et vous pouvez toujours conti-
nuer à faire ce que vous voudrez !
Ce carrefour-là est très important. Ce qui compte, c’est que les champs problématiques, évidem-
ment, soient explorés. Ils existent ! Mais, ce qui compte aussi, c’est qu’existe le processus de
déclenchement machinique abstrait : ça se passe, ou ça ne se passe pas. Car, de toute façon, rien
ne sera pertinent à cet égard. Cela implique une toute autre nature de règles et de stratégies :
autant il était question de savoir, d’exploration, de cartographie, autant ici, il y a une sorte de rap-
port-Zen, d’écoute Zen, je dirais de modestie absolue : on rencontre la machine abstraite ou on ne
la rencontre pas.
Et tout ce qui tendra à faire perdre le caractère incisif de cette rupture (on pourrait évoquer le saut
Kierkegaardien, le Religieux B.), tout ce qui, au compte des autres registres analytiques, tendra à
stratifier ce type de surgissement, d’émergence des machines abstraites, rend nulle et non-avenue
toute possibilité de transformation.

On n’écope pas les trou noirs

Comment gérer les singularités, sans tomber dans des systèmes dichotomiques du type alternati-
ve pulsionnelle (pulsion de mort/Éros) ? En réalité, ce n’est pas si facile, parce qu’il ne suffit pas
de le savoir pour éviter le manichéisme de la bonne, de la mauvaise intervention.
L’opposition que je fais au niveau de cette déterritorialisation, qui peut avoir soit le statut de trou

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


noir, soit la vitesse infinie diagrammatique, n’est pas une opposition dualiste simple, renvoyant à
deux pulsions fondamentales : à tout moment, une déterritorialisation diagrammatique peut écla-
ter, se heurter de plein fouet dans un trou noir, ne pas passer le mode du diagrammatisme et s’in-
verser complètement. La singularité machinique peut se casser net et faire exactement l’effet
inverse. C’est quelque chose qu’on rencontre en clinique, malheureusement.
Donc, il ne s’agit pas de grandes catégories. On ne se consolide pas dans le diagrammatisme ; on
n’élimine pas le trou noir avec une petite cuillère, ou – comme dans un bateau – avec une écope.
Les trous noirs peuvent vraiment tomber à tout moment, en raison même du statut qu’ils ont au
niveau des singularités.
Les sémiotiques loin de l’équilibre permettent de créer, dans les champs problématiques, des rup-
tures. Ainsi, les passions mortifères ou les Éros problématiques ne sont pas des choses stratifiées
massivement, qui impliquent un long travail de transformation, mais ce sont des choses qui peu-
vent avoir une puissance de changement, d’innovation, absolument radicale.

Lorsqu’on fait quelque chose dans ce domaine-là, que fait-on ? À un moment, on va être amené
à manier ces singularités machiniques mais on le fait toujours avec d’énormes garanties théo-
riques, religieuses, institutionnelles, transférentielles : « Si je m’aventure à manier une singulari-
té, croyez bien que…ce n’est pas au hasard, n’est-ce pas ? ». C’est dire qu’on ne le fait qu’en les
reterritorialisant de telle sorte que l’on prend vraiment des chances de les amputer, de les lester,
quelque part, de leur efficience.

Singularités en prise de transistance.

À quel point les interprétations de Freud étaient provocatrices, c’est une chose qui m’a frappé
depuis longtemps, avec le sentiment qu’il disait vraiment n’importe quoi ! Et plus il disait n’im-
porte quoi, plus il avait de l’assurance ; et plus – je suppose – cela marchait parfaitement ; du
coup, il fallait pomper la théorie à fond !
Dans ses prolongements, c’est en même temps une époque assez bénie de mise en question, abou-
tissant aux ruptures du Surréalisme, de l’Art Moderne, avec toujours des Freud et des Breton
disant… « Heu… mais sûrement pas n’importe quoi ! » (rires), et refondant des religions d’au-
tant plus despotiques qu’il y a des coupures machiniques, des objets singuliers. Je mets à part des
hommes absolument prodigieux comme Roussel et Artaud qui prennent vraiment des singularités
et les font fonctionner, sans aller vouloir leur donner un statut scientifique ou métaphysique.

Ce que je trouve formidable dans les interventions de M., c’est cette impression qu’on a parfois :
« Mais qu’est-ce qu’il raconte… » et ça marche à fond ! Seulement, en même temps, là on sent
bien que, profondément, il n’y croit pas du tout : il invente tout et ça marche !
L’efficience de la singularité n’était pas déjà-là et, cependant, on accepte que, à un moment, elle
se mette en état de fonctionner. Ces caractères de fonctionnalité, de prise d’universalité, de prise
de transistance me paraissent importants car il s’agit là de fonder théoriquement, le plus sérieu-
sement du monde, le fait que, justement, quelque chose de non-fondé quelque part, de singulier,
de contingent, peut brusquement changer de statut et devenir l’événement rare qui va transformer,
remodeler, cristalliser une sémiotique loin de l’équilibre.
Ce n’est pas du tout l’apologie de l’acte fou, du spontanéisme mais surtout le repérage que, en
tout état de cause, l’élément qui déclenchera une sémiotique loin de l’équilibre est nécessairement
une rupture par rapport aux différents équilibres redondants ; il doit être cerné et reconnu comme
tel, au risque même de devenir une clef redondante et d’instituer de nouveaux systèmes, de nou-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


velles formations stratifiées.
Cela peut provenir du fait de dicernabiliser une singularité, mais pas nécessairement : cela peut
provenir du fait qu’on la rencontre, tout simplement, ou qu’elle percute le champ. L’attente, la dis-
ponibilité au sérieux du fonctionnement des singularités déclenchant des effets loin de l’équilibre,
garantit la possibilité que quelque chose – une rupture, une création – soit un changement radical
d’une problématique.
Une singularité devient universelle, en ce sens qu’elle devient transportable dans tous les points
de l’univers problématique.

M : Dans le groupe de formation, deux copains voient une famille, dont un gosse a la maladie de
(inaudible). La première séance a été pénible comme ce n’est pas possible ! Lors de la seconde
séance, j’étais fatigué, plutôt endormi. Les copains travaillant à côté, au bout de dix minutes, sont
venus me demander : « Que faut-il faire, on ne comprend rien ! » Après, ce fut un extraordinaire
feu d’artifice : la mère est intervenue pour parler de son fils, et le thérapeute a découvert toute une
série d’ingéniosités incroyables.
Le père disait que la mère n’arrivait pas à aider leur gosse à trouver les médianes ; on parle des
familles divisées en deux ; c’est bête, c’est systématique : on parle constamment de ce qui remet
l’axe, alors tout platement je dis : « Peut-être pourriez-vous demander au père et à la mère de par-
ler de mort au gosse ; comme ça, tous les deux jours, cinq minutes, ça fait du bien, parler de la
mort. » Les copains me regardent, stupéfaits, comme si j’étais complètement fou… C’est marrant,
parce que ce truc est sorti d’un esprit à moitié éteint par le sommeil, la fatigue et la chaleur.
Quelque chose du même genre est arrivé avec une tâche donnée, il y a quelques mois à un théra-
peute : demander à une femme délirant de manière un peu paranoïaque si elle est d’accord ou pas
sur des trucs complètement saugrenus qui sont dits, tandis que son mari et ses gosses essayeraient
de prendre note de ce que ça signifie. Le thérapeute n’avait jamais voulu le faire ; or, la famille,
quand elle est revenue, pas à pas, l’y a amené.
Ainsi, mes copains retournent avec les parents de ce gosse malade, qui parlent toujours de média-
ne : « Et quand votre enfant est anxieux ? Parlons un peu d’anxiété. » Le père : « Et si on parlait
de la mort ? »
Eux, n’auraient jamais osé parlé de la mort. Comment se fait-il que ce petit machin – apparem-
ment délirant – brusquement, recoupe quelque chose du côté de la famille ? que la mort ait
quelque chose à voir avec la médiane, et que moi… ça prolifère ? (rires)

F : La question est de savoir s’il y a des règles de conduite, non pas pour analyser, mais pour faire
le moins de conneries possible. Parce que, son intuition – inconsciente – sur la mort, il aurait pu
la présenter de trente-six manières…

P : Ce que je trouve intéressant, dans la présentation que tu en fais – je ne sais pas comment cela
s’est passé dans la réalité –, c’est que tu mets en relation des systèmes de codes différents : la
médiane, elle, renvoie à des codes spatiaux – figuratifs ou géométriques – très particuliers ; la
mort, à de tout autres codes : métaphysiques ou affectifs… C’est le télescopage, à un moment
donné, de ces registres différents qui est déclenchant…

F : C’est très important. En effet, les éléments transémiotiques relèvent de différents codes sémio-
tiques stratifiés.
Mais il ne suffit pas de faire ce jeu – qui pourrait être repris par les Lacaniens (ou autres), comme
une sorte de surgissement signifiant. Car, c’est, bien entendu, l’incarnation au niveau de l’agen-
cement d’énonciation – avec le rôle, la fonction, les gens, le fait que ce soit dit de telle manière–
qui permet, un espace de temps donné – ne serait-ce qu’un instant – de faire une sémiotisation

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


loin de l’équilibre ; et notamment, de faire que les différents énoncés des uns et des autres se croi-
sent. Cela n’a peut-être aucune importance, mais en tout cas, c’est un fait notable.
Voilà qui nous rapproche encore d’une philosophie Bororo ou Dogon : que font-ils d’autre dans
des systèmes d’agencements, de conjuration, religieux ou autres ? Ils prennent une série d’élé-
ments pour les faire fonctionner ensemble ; ce sont des éléments du niveau de l’agencement
d’énonciation, des éléments transémiotiques (un sacrifice, une formule, une danse, un machin,
etc.). Et là, leur attitude est, finalement, très scientifique : si cela ne marche pas, ils disent : « Il
faut faire autre chose ! » (rires) sans se tourmenter avec des références théoriques. Ce qui veut
dire que l’on peut, au moins, avoir l’idée que, dans une procédure donnée, on ne trouve pas des
sémiotiques loin de l’équilibre, alors… il faut faire autre chose ! C’est toujours la même règle :
ça ne marche pas ? Prends-en acte, d’abord ! C’est le minimum que tu puisses faire ! Arrête de te
raconter des histoires (« Oui, mais si on s’était mis en groupe, si… »)
Ne pas tomber dans la multiplicité des pièges qui nous sont tendus, toujours pour éviter, en
quelque sorte, ce scandale : quelque part, cela fonctionne selon des modes de sémiotiques a-signi-
fiantes quelquefois, cela fonctionne avec vraiment pas grand chose, et il y a bel et bien des pro-
blématiques de machinisme abstrait qui…

X : Mais tu en parles dans les mêmes termes où toujours, les religieux les plus connus parlaient
de la grâce. Alors, à défaut d’une mécanique de la grâce, on pourrait peut-être rêver d’une asep-
sie de la grâce. Je crois que ce serait plutôt quelque chose comme ça (rires). Au point où l’on en
est, il s’agirait plutôt d’écarter ce qui ne permettrait pas cette rencontre que tu décris, pratique-
ment, comme complètement miraculeuse. Une asepsie… Là aussi, il y a des références reli-
gieuses, permettant de dépoussiérer…

F : Parfait !

M : En réalité, je pense encore à mon histoire : les copains sont arrivés en pensant que la mort
pouvait être un des éléments-médiane… ce qui fait que les gens l’ont repris. J’ai trouvé remar-
quable d’être arrivé avec ça…

Je vais vous raconter une autre histoire : à Bruxelles, le lundi matin, j’ai une heure à la clinique
où je forme des étudiants. En général, pendant les cours, les gens amènent des familles qu’ils
voient ; je suis à côté (vidéo-son).

Ce lundi matin-là

La femme de ménage : Monsieur M., il y a des gens qui se sont trompés de jour : ils sont venus
un jour qui visiblement n’était pas le bon !
Je sors et je vois un couple.
M. : Madame ?
Lui : Non, elle ne parle pas.
M. : Monsieur ?
Lui : Untel. Monsieur M. ?
M. : C’est moi.
Lui : On est envoyé par l’hôpital universitaire.
M. : Pour quoi ?
Lui : Je ne sais pas.
M. : Vous avez téléphoné ?
Lui : Non.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


M. : Il y a quelque chose qui ne va pas ?
Lui : Non.
M. : Elle ne parle pas ?
Elle : Si !
M. : Écoutez, quand vous saurez ce que vous voulez, téléphonez-moi, je suis à votre disposition.

Je rentre dans la salle où sont les étudiants.


M. : Drôle d’histoire… ça m’arrive rarement ! Il y a un couple qui veut me voir : ils ne savent pas
pourquoi ils veulent me voir, ils n’ont pas téléphoné…
L’étudiant : Est-ce que ce ne serait pas Untel ?
M. : Oui.
L’étudiant : Ah ! Mais tu sais ! Ils ont rendez-vous la semaine prochaine à 10 h 30 à la clinique :
ils viennent consulter avec leurs enfants, et la mère est une femme qui, depuis deux ans, ne dit ni
les noms propres, ni les dates.
M. : Comme ces résistants qui se mettent à devenir mutiques, complètement mutiques, de peur
d’être interrogés un jour ! « Rien à dire »… ça m’énerve !

Le lundi suivant

10 h 30 : Personne.
10 h 45 : arrivent la fille et son mari.
Par hasard, ce jour-là, la caméra était en panne, mais le son marchait toujours. La fille et son mari
agressent à fond les thérapeutes qui se défendent mollement. Je les entends dire que je suis seul
de l’autre côté, puis sortir tout le baratin classique : système familial, ne rien bouger, le père, la
mère, il faut leur écrire, pour leur dire à quel point c’est bien de ne pas être venus. Puis, la fille et
son mari sortent, les thérapeutes viennent de mon côté.
M. : Eh les copains ! Que se passe-t-il ? C’est marrant, ça ; vous dites que je suis seul derrière le
miroir des fantasmes (de l’autre côté), alors qu’on est dix ! Vous faudrait-il des secrets comme à
cette famille ? Et puis, ces machins complètement confus pour vous défendre !

11 h 20 : arrivent le père et la mère.


Le père : Je croyais que le rendez-vous était à 10 h !

Finalement, les étudiants leur donnent rendez-vous « dans deux semaines, le lundi 15 mars ». Or,
c’était : dans trois semaines et le lundi 16 mars, non pas le 15.

Je pense aux copains et je me dis :« Ils sont complètement avalés par cette famille, je vais aller
les aider ». Je me lève, je sors, je vais à ma porte, je frappe (rires) ; c’est comme si on m’atten-
dait dans le couloir, vous comprenez ! Je frappe : « Merde ! Je suis dans le couloir ici ! Ils sont,
eux, confus dans le temps comme je le suis dans l’espace ! ». Finalement, je rentre.
M. : Je ne vous ai même pas vus, car la caméra est en panne : je n’ai eu que le son et vous m’avez
déjà avalé ! Ce n’est pas possible ! Et j’ai entendu les copains (ce sont des gens de Louvain, très
précis, incroyablement minutieux, ponctuels.) donner rendez-vous dans trois semaines, le lundi
15… Ce n’est pas possible !
Lui : Ah ! Je me disais bien que le lundi 15 n’existait pas ; donc, c’était le-lundi-dans-15-jours
alors, on serait encore venus en avance !
Elle : Vous êtes perdu dans l’espace et moi dans le temps.

Un matériel invraisemblable, donc. C’est assez extraordinaire ! Et Je n’ai même pas vu, donc je

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


ne peux pas dire que c’est quelque chose au niveau de l’écran-vidéo qui est passé et qui m’a…
Voilà.

Y : (inaudible)… Et dès qu’il se passe quelque chose, on déplace toutes les coordonnées vers ce
qui se passe et, en fait, tout le système se redéfinit autrement. Il me semble que c’est cela qui a
réussi dans ce que nous a raconté M. (…) À la limite, cela ne s’appellerait même plus, « loin de
l’équilibre » : l’équilibre, il est complètement mis à la poubelle, et puis hop ! Et il me semble aussi
que la singularité, telle qu’elle apparaît, est plutôt entre les gens… dans la situation… les théra-
peutes, que dans la famille elle-même, qu’on reconnaîtrait à travers une singularité.

Je repense à ce qui s’est passé dans la très brève expérience de schizoanalyse que j’ai faite, il y a
cinq ans, avec A., B. et C.
Une femme est arrivée, en nous disant : « Voilà, je viens vous voir parce que j’étais en analyse et
j’ai été mise à la porte par S.L. parce que j’ai fait un acting-out, c’est-à-dire que j’ai divorcé. Je
suis une mauvaise mère, parce que, évidemment, pour mon gosse, divorcer c’est dégueulasse,
etc.. » Et pendant vingt minutes, elle développe ce thème de la mauvaise mère.
A. lui dit alors : « Tu nous ennuies : on n’en a rien à faire que tu sois une mauvaise mère, cela ne
nous intéresse pas, parle-nous d’autre chose, de ton travail, par exemple ?
— Voilà, je suis la secrétaire de V. et je n’aime pas du tout ce travail, etc..
— Mais à part ça, qu’aurais-tu envie de faire ? » Or, il y avait là, par ailleurs, un copain arménien,
C. Qu’il soit arménien lui a tapé dans l’œil, peut-être, et elle nous dit : « Je ne rêve que des pays
de l’Est », et de fait, elle avait une documentation fantastique sur les pays de l’Est, était en rela-
tion avec de nombreux mouvements dissidents, et tout ! À ce moment-là, C. lui précise : « Mais
moi, les Arméniens, l’U.R.S.S., les pays de l’Est, cela ne m’intéresse pas ! » Mais cette femme,
par la suite, a développé tout un trip Arménie-Pays de l’Est, a fait un film, monté une salle de ciné-
ma, et en est complètement sortie. Entre temps, elle est revenue nous dire, affolée : « Non ! Ce
n’est pas possible que j’aille aussi bien ! », voulant littéralement replonger. Elle en est sortie, mais
alors, A., B., C. et moi, nous avons été pris de panique, car là, une seule schizoanalyse, cela mar-
chait, mais si elles devenaient plus nombreuses, nous n’avions absolument pas l’appareillage pour
produire des quantités de branchements à la chaîne. Par ailleurs, juste à ce moment-là, B. nous a
lâchés, virant de bord. Mais c’était assez passionnant ! (inaudible)… Ta réflexion sur les pro-
blèmes a complètement à voir, il me semble, avec ce que disait Deleuze sur l’individu chez
Spinoza… L’individu comme rapport entre des ensembles infinis d’infiniment petits… Un rap-
port abstrait donc, dont il donne, d’ailleurs, une expression mathématique…Les individus n’étant
pas nécessairement des personnes… Mais il me semble que cela a quelque chose à voir…
Tu as parlé aussi de la vitesse. Alors là, moi je ne comprends pas cette volonté d’être du côté des
très grandes vitesses, de l’infini ou de zéro, nécessairement. Et pourquoi pas n’importe quel autre
stade ?… parce que justement, l’individu se composant aussi des rapports de la vitesse et de la
lenteur, du mouvement et du repos…

(Fin d’une bande)…

X : Je voulais demander si tu penses qu’il y a une homogénéité chimique des molécules problé-
matiques ? Est-ce que c’est un exemple de la chimie, la problématique ? Est-ce que c’est à la fluo-
rescine de savoir où l’on en est – un milliard de problèmes dans un coin, et ça diffuse sur l’en-
semble de la planète ? Ou alors, qu’en est-il de la catalyse des problèmes ? Comment ça se
dégrade ? Comment ça s’associe ? Qu’est-ce que c’est, les catalyseurs des problèmes, pour que
cela fasse des molécules problématiques plus grosses, etc..
F : Justement, vu que ça parait complètement pataphysique, moi je pense qu’il faut faire une hypo-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


thèse méta-psychologique ou méta-phénoménologique : il y a des modes spécifiques de trans-
mission, de diffusion des idéalités, des problématiques, des devenirs, etc.. Donc, il y a une his-
toire, il y a des phylum de problèmes ; il y a des blocages, des spasmes. Et cependant, il faut
rendre compte de la capacité, toujours possible de croisements, de mariages monstrueux, de
courts-circuits extravagants entre les ordres les plus disjoints. Cela repose sur un principe très
général, celui-ci : il y a une probabilité infinie à ce que l’événement infiniment rare soit la clef
– une clef catalytique –, soit en puissance d’engendrement de transformations.
Les gens qui, dans leur vie, ont joué au casino avec un peu de continuité, vont comprendre tout
de suite ce que je veux dire : on part toujours avec un bon sens des probabilités, qui fait que l’on
croit pouvoir s’installer dans une sorte de confort de jeu, dans une estimation moyenne. Mais jus-
tement ! Il y a toujours l’événement rare – d’une façon ou d’une autre, d’ailleurs – qui fera la
remise en question et, par exemple, la ruine absolue d’une martingale.
C’est quelque chose de très concret, de très précis. Quand on pense au degré de complexité mis
en jeu par des agencements cérébraux, sociaux, culturels, intellectuels, économiques et autres, qui
se déplacent, tous les ordinateurs, tous les systèmes analytiques sont d’une pauvreté extraordi-
naire par rapport aux opérations qui sont menées au niveau de la vie biologique et spirituelle, alors
on se dit : « Mais ce n’est pas possible ! C’est un miracle ! C’est un scandale ! »
Mais pas du tout ! Cela va autant de soi que la solution la plus complexe – notamment celles que
l’on voit dans le registre de l’évolution et qui sont, finalement, des choses encore relativement
simples par rapport à tout ce qui peut être mis en nombres dans d’autres registres culturels.
Il y a autant d’évidence à ce que l’événement le plus rare devienne la ligne, fasse la loi sur les
agencements. Donc, toutes les situations statistiques – les agencements de particules, de molé-
cules, dans tel ou tel contexte – sont toujours susceptibles de tomber sur la série qui va faire la
complexification relativement absolue, et qui va pouvoir, en effet, déclencher des processus loin
des équilibres stratifiés. En astrophysique d’ailleurs, on fait une série de calculs statistiques pour
estimer les probabilités qu’il y ait des phénomènes similaires à ceux de la vie ailleurs que sur la
planète terre !

N : Il parait que la probabilité est à peu près la même que pour qu’un singe s’installe au piano et
joue une sonate de Beethoven !

Y : Non mais attends ! Je crois me souvenir que quand (inaudible) parle de cela, il faut que le
milieu soit défini par une différence de potentiel – en fait, une puissance – pour qu’il puisse se
produire de tels phénomènes.

F : Non, tu sais, je prends du vocabulaire thermo-dynamique, mais il ne s’agit évidemment pas de


ça. Il ne s’agit aucunement d’équilibre entre des niveaux de fréquences énergétiques, il s’agit
d’événements, de conjugaisons, de rencontres d’événements hétérogènes. Alors que toute com-
paraison énergétique implique une homogénéité, par définition, des éléments qui entrent en
concaténation : c’est la définition même de l’invariant énergétique.

P : J’aimerai revenir sur un exemple dont j’ai déjà un peu parlé ici : l’histoire de la folie d’un
homme, dans le film de Stanley Kubrick, Shining.
Dans la tête et dans le corps de cet homme – qui fait un accès paranoïaque, passionnel et crimi-
nel – il semble se passer quelque chose qui s’est déjà passé avant, et peut-être pas seulement une
fois. Une répétition, en quelque sorte, un rythme : il y a de nombreuses années déjà, le gardien a
tué ses deux gosses, cela va se passer encore. On assiste donc, dans ce film, à la genèse d’une
folie.
Quelles sont les conditions, les agencements, les méandres à réaliser pour qu’un homme, plongé

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


dans un certain type de situation devienne fou ? Stanley Kubrick n’a pas les moyens de les expo-
ser tous ; lui qui est un visuel essentiellement, va jouer sur les images, le décor, et un peu sur les
sons – puisque le cinéma le permet –, et beaucoup moins, à mon avis, sur les significations, le
signifiant, le langage.
Mais ce qui est très intéressant, c’est que cette histoire n’est pas simplement celle d’une répéti-
tion pathologique, c’est aussi un processus de transformation auquel on assiste, à partir d’un cer-
tain type d’organisation sociale – et notamment d’organisation familiale. La place du père y est
particulière, comme la place de l’argent, de la circulation de l’argent, des usages vestimentaires,
des rapports entre sexes et entre âges. Cet ensemble est situé du côté de 1920, dans une certaine
période du capitalisme américain, très particulière aussi : un peu avant la crise, un peu après la
première guerre mondiale.
Kubrick essaye de montrer comment on peut passer de cette situation, qui n’est pas du tout une
folie, mais une situation normale pour des millions d’américains à un moment donné, à une situa-
tion individualisée complètement pathologique – une situation singulière d’après coup, dans un
autre temps, dans un autre monde.

Du point de vue d’une réflexion sur la genèse d’une psychose – qu’est-ce qui rend fou ? –, les
hypothèses passent par :
– des séries d’objets constituées comme telles – des instruments, au sens Lévi-Straussien. C’est
un monde déjà très formé, une substance déjà très travaillée.
– mais ensuite, des choses plus abstraites : un certain type de décor, de découpage des couloirs,
de proportions entre les couloirs et leurs coudes ; la succession des couloirs, la largeur de l’esca-
lier ; l’utilisation des volutes, des angles droit ou des angles aigus dans la décoration ; et bien sûr,
les couleurs.
– Le découpage de l’espace. La fin du film le confirme complètement : c’est un découpage très
particulier de l’espace – labyrinthique – qui va permettre, finalement, au gosse de déjouer la folie
du père et de le mettre à mort.

Autrement dit, la genèse de cette folie a lieu, d’abord et avant tout, comme une transmission topo-
logique et figurale d’un univers – idéologique, moral, esthétique, économique, etc. – qui induit
successivement un certain nombre d’étapes :
1/ Une première étape hallucinatoire.
Ayant quitté le monde pour aller là-bas dans les Rocheuses, lui qui est déjà loin de tout parce qu’il
se veut écrivain, donc solitaire, cet homme se retrouve dans un espace vide, déshabité, loin de la
situation d’équilibre.
L’hôtel lui-même est dans une position anormale par rapport à sa situation d’équilibre : il est
vide ; il n’y a, effectivement, personne, et tout cela ne sert à rien qu’à l’enclore, cet homme.
On entend des bruits et des voix qui parlent. C’est l’entrée déjà dans un premier niveau de psy-
chose hallucinatoire.
2/ Puis, les hallucinations deviennent carrément visuelles : c’est la rencontre, dans la salle de
bains, de personnages qui sont morts, et même pourris.
3/ Ensuite – chose très intéressante –, la mutation porte sur l’hôtel lui-même. C’est la scène où
l’ascenseur saigne. Du sang sort de l’ascenseur, non que le crime soit tellement sanglant que cela
finisse par couler à travers l’ascenseur, mais tout simplement, cette chose qui est de pierre, de bois
et d’éléments métalliques, peut saigner exactement comme un corps humain. Une sémiologie du
corps humain vivant, biologique – avec la circulation sanguine et le reste – s’est littéralement
introduite dans l’hôtel pour en faire un corps. Jack n’est pas dans un hôtel, mais dans un immense
corps, qui saigne, où il y a des tuyaux – et peut-être bien que les couloirs sont des tubes digestifs

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


ou des uretères, on a cette impression.
4/ La transformation temporelle.
Tout d’un coup, cet homme se retrouve exactement dans la situation de 1920 : il entre dans le
salon, et les gens qui se tenaient là en 1920, sont là et se comportent avec lui de façon très
anachronique.
Il y a des signes précis : le dollar qui n’est plus le même, le barman de 1920, la façon de parler.
Mais, il y a aussi des signes beaucoup plus imprécis, et néanmoins très pertinents : ainsi, les types
de rapports de complicité entre les hommes. Brusquement, cet homme retrouve un univers dans
lequel le statut de l’homosexualité et la place du père dans la famille et la société étaient très dif-
férents. Les voix lui disent : « Tu ne vas pas te laisser faire par ta femme et ton gosse ! Qu’est-ce
que cela veut dire ! On ne te délivre (du garde-manger où il est enfermé à un moment du film, par
sa femme) que si tu promets de ne pas te laisser faire et de reprendre à ton compte le XIXè siècle,
l’aube du capitalisme et nous-mêmes. Reprends-nous à ton compte ! »
5/ Se retrouver en 1920, c’est quand même faire 60 ans en arrière, et là se déclenche la folie meur-
trière, qui porte sur tout ce qui limite.

Genèse, donc, de cette folie et enchaînement d’articulations très insolites de codes, de séries, d’es-
paces et de substances, complètement hétérogènes les uns aux autres, dans lequel Kubrick – parce
qu’il est cinéaste – privilégie l’aspect topologique. À la fin, une solution : tuer ; il n’y en a pas
d’autre ; il est vraiment fou, cet homme, et la solution, c’est d’en finir avec ça.

Mais d’une certaine manière, la solution sera, elle aussi, topologique : la communication avec le
nègre qui vient de très loin pour essayer de sauver femme et enfant, ça ne marche pas. La seule
chose qui marche, c’est d’entraîner le père dans un espace de rupture avec le fameux hôtel
(Château - Procès - Kafka, etc.). Dans une tout autre topologie, évoquant différemment.
C’est un espace labyrinthique où le gosse introduit – par une astuce consistant, à un moment
donné, dans la neige, à reculer dans ses propres traces, et à se mettre de côté – une autre dimen-
sion, qui est la dimension verticale. Le père arrive, suit les traces. Tout à coup, les traces s’arrê-
tent. Il ne comprend pas. Son visage se relève, comme s’il pensait à ce moment-là que le gosse
s’est envolé, littéralement, à cet endroit. Le surgissement de cette troisième dimension signe la
mort du père ; déjà, il était blessé par la mère, mais dans une mythologie beaucoup plus œdi-
pienne : elle lui avait donné un coup de couteau sur la main. Il y avait, donc, tout ce qu’il fallait
pour qu’il meure. Mais il ne serait pas mort s’il n’y avait pas eu ce bouleversement, tout à coup,
de l’espace. C’est peut-être là, effectivement, le point de singularité sur lequel le gosse sauve sa
vie.

Shining… Kubrick, lorsqu’on l’interviewe sur ce film, dit que ces histoires de communication, en
fait, ne l’intéressent pas du tout ; il sait que les américains achètent cela beaucoup, alors il a fait
un film sur les communications extra-psychiques. Ce qui, semble-t-il, l’intéresse vraiment, c’est
aller le plus loin possible dans la vraisemblabilité (tout ce qui peut marcher, mais sans faire appel
au Bon Dieu : la seule concession qu’il fait au surnaturel dans ce film, c’est au moment où les
fantômes disent à Jack : « Si tu reprends la tradition des hommes qui savent se faire respecter, on
t’ouvre le garde-manger et tu vas pouvoir sortir. » Effectivement, après, on le voit sorti du garde-
manger. Alors là, mystère ! C’est le seul moment où intervient un phénomène inexplicable, ou
inexpliqué.) Tout peut être analysé dans ce film, même s’il manque des chaînons. Stanley
Kubrick, par ce souci effectif du vraisemblable, est un clinicien à sa manière.
Je trouve des plus intéressante cette idée que les murs, les figures, les lignes, les couleurs, toutes
ces choses qui n’ont absolument rien à voir avec…, ont quand même à voir avec. Comme une
contagiosité, la saleté, l’infection passent aussi, tout simplement, par les traits, la pente, l’organi-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


sation des lignes.

F : Autre chose ?

E : La seule chose sur laquelle j’aurais voulu que tu mettes davantage l’accent, c’est ce rapport
entre machinisme abstrait et trou noir : essayer d’analyser le problème, en fait, des composantes
de passage entre les deux, parce que je pense que c’est la clef qui nous permet d’éviter le problè-
me du dualisme. Je crois que c’est un très gros morceau, et cela rejoint le problème que tu posais
entre concrétions problématiques et complexions problématiques. Il faudrait, je pense, insister
beaucoup là-dessus, la prochaine fois : d’une part, cela permet de voir un certain nombre de situa-
tions au niveau clinique, au niveau historique, etc. ; et surtout d’approfondir ton hypothèse de
base : sortir complètement du problème énergétique et de toute cette économie libidinale qui
fonctionnerait – pour reprendre ton idée – sur les quantités extensives.

P : Mais, cela veut-il dire que tu abandonnes définitivement la possibilité de parler aussi en
termes, non pas d’interprétation, mais de… « comprendre » ? Tu fais toujours référence à « ça
marche », « ça ne marche pas » : effectivement, du point de vue du thérapeute, par exemple, ou
de l’homme politique, cela peut être très suffisant. Mais, on peut penser aussi que cela ne suffit
pas : il arrive, parfois que l’on ait envie – rétrospectivement et non pas, justement, pragmatique-
ment – d’y comprendre quelque chose. Par exemple, un jour, ne serait-il pas intéressant de
réfléchir (ce qui est inutile du point de vue pragmatique) sur les phénomènes de contamination
qui, en mai 68, ont mobilisé des gens n’ayant rien à faire ensemble et des problématiques très dif-
férentes, selon ta description taxinomique ? Quels ont été les types de machinismes abstraits – ou
les plans de consistance – qui ont pu, finalement, passer d’une problématique à une autre et faire
qu’il y ait « recrutement », comme on dit en physique (si vous préférez : cristallisation, catalyse
ou contagiosité.)

X : … une recherche de l’ordre philosophale ; une recherche de l’universalisation du singulier, le


rare étant la forme la plus extrême du singulier. À partir de quand ce singulier extrême bascule-t-
il dans l’universel ? C’est là quelque chose d’assez alchimique.

P : Mais, ce sont des choses dont tu as déjà parlé dans de tout autres termes. Pourquoi ne pas
essayer d’en parler avec les termes que tu utilises maintenant ? Ou alors, se poser ce type de ques-
tions serait-il complètement contraire à ta démarche ?

F : Non. Cela ne fait aucune difficulté, en ce sens que, pour moi, la dimension pragmatique – ça
marche ? – est simplement, comme disait X., une démarche aseptique pour dégager le « ça
passe ». « Il se passe quelque chose » n’est pas forcément à incidence pragmatique : il est évident
qu’il s’est passé une multitude de choses en mai 68, et « ça a passé » d’un registre à un autre, alors
que ça n’a pas marché. Là n’est pas la question : simplement, – et au nom même d’un pragma-
tisme – on peut ne pas voir qu’il se passe quelque chose. Il faut une propédeutique pour arriver à
reconnaître le « il se passe quelque chose » (il se passe quelque chose dans l’ordre de l’affect ou
d’une idéalité poétique, etc.), comme si une loi d’efficience capitalistique l’interdisait : « mais
enfin ! cela n’a pas à entrer en ligne de compte ! » – ce qui compte devant être attesté dans des
systèmes de valorisation, de coordonnées, etc.. Donc, toute une population d’idéalités n’a pas
droit de cité.
Or, quand il se passe quelque chose et qu’on le reconnaît, c’est justement toujours en connexion
avec ce type d’idéalité ; et s’il y a un travail analytique à mener, c’est par ce détour. Les exemples
les plus magnifiques sont ceux de Joyce et Proust… De quoi est faite la dynamique de leur œuvre,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


sinon de cette poursuite des idéalités machiniques ? Ce sont les usines diagrammatiques et le
moteur des transformations. Le pire est que, ces pierres philosophales, ces miracles-là, on est
constamment dedans et on ne veut pas le savoir !

X : C’est vraiment la démarche mystique, Dieu étant ce qui reste quand on a écarté ce qui est
contingent ! C’est la recherche de la non-contingence.

F : Plutôt de ce qui, dans la contingence, fonctionne en ex-strates. Je ne peux pas dire « en ex-
tase » ! (rires)

Y : À un niveau sociologique plus général, le livre qui a été publié récemment par les éditions
Recherches, La famille contre la ville (Richard Sennett, Collection Encres), démontre que le capi-
talisme américain est monté à partir d’une minorité de familles qui étaient anormales, c’est-à-dire
non intégrées aux années 1870-1930. En fait, ce capitalisme a réussi à partir de familles complè-
tement archaïques ou mal foutues. Ce livre démontre donc, avec toutes les statistiques à l’appui
(on ne peut vraiment rien lui reprocher sur le plan historique), l’inverse de ce qui a toujours été
raconté : la famille qui développe le capitalisme n’est pas la famille fonctionnelle par rapport à
l’état stationnaire.

P : Ce sont des mutants !

F : On en parlait l’autre jour, des vrais barons : certains sont des fous, des idéalistes, de vrais
mutants, oui… Il faudrait faire une clinique pour les barons ! (rires)

Y : Et je pense que, une fois qu’il y a eu un mouvement de lancé, le Capital doit être – c’est une
hypothèse –, au contraire, entretenu par ce qui est traditionnel dans…

F : Reterritorialisation.

Y : Si tu veux, il y a l’aspect étatique du Capital qui est le maintien en « état » et, effectivement,
la création d’États stationnaires (rires) !

X : À l’inverse, c’est intéressant, aussi, d’étudier le champ de la reproduction des modèles comme
condition nécessaire de changement : c’est le terreau faute duquel il ne peut y avoir de saut.

Y : Un ami a étudié les rapports de propriété et de pouvoir dans les multinationales et autres ; il
montre ceci : le fait que, de plus en plus, le pouvoir dans l’entreprise ne soit plus associé à la pro-
priété du Capital, en soit disjoint, et qu’en outre, la propriété du Capital ne soit faite que de toutes
petites parts ridicules, conduit à une espèce de propriété étatique complètement stabilisant à peu
près égale à la propriété démocratique soviétique – avec moins de fous !

V : Plus de place pour ces malheureux barons !

P : Au contraire, il y a une extension de la notion de folie, non ?

F : Je voudrais vous faire une proposition : il me semblerait important de refonder une…

P : Internationale ! (rires)
F : … une nosographie – et par la même occasion, une internationale. Essayer de reprendre les

Les séminaires de Félix Guattari / p. 19


différentes technologies nosographiques ; voir quelle utilité aurait alors le décentrage des problé-
matiques sur cette théorie des agencements – dépsychologisation, désindividuation, dépersonna-
lisation, déstabilisation, etc..
Dans le type de monographie que tu as amorcé sur Shining, tu dis par exemple : « C’est une hypo-
thèse de modèle paranoïaque. » Il faudrait, maintenant, presque mettre côte à côte d’autres types
de modèles ; voir ce que cela englobe comme champs et met en jeu. En effet, tu as mis énormé-
ment l’accent sur ce que j’appelle la dimension III des territorialités, avec peut-être des surgisse-
ments lors des mutations des systèmes de subjectivation…
Mon idée est que l’on devrait arriver – peut-être complètement – à faire éclater toutes les catégo-
risations, telles : hystérie, phobie, obsession, etc.. S’apercevoir que ce n’est pas du tout dans les
mêmes types de composantes d’agencements, dans les mêmes positions à l’égard des phéno-
mènes de trou noir.

P : Szondi – de façon très timide, certes – a ébauché une démantibulation du cadre nosologique,
en faisant rentrer des composantes très étranges que Freud n’aurait jamais acceptées ! (compo-
santes de socialité, d’espace, de territoire, etc.)

F : En même temps, cela nous amènerait à définir pourquoi, précisément à telle époque, telle
nosographie a triomphé, et ce qu’impliquait la nécessité de tel découpage nosographique dans tel
contexte.
Il faut surtout aussi sortir de toutes les bêtises qui ont été dites à cet égard, comme si c’était des
erreurs : pas du tout !

V : L’inéluctabilité des définitions.

F : Exactement ! On sera peut-être amené, en effet, à faire rentrer des composantes, par exemple,
de perversion capitalistique nécessaires pour rendre compte de tel type de névroses (sémiotiques
monétaires, mais aussi sémiotiques de l’espace, du transport) : tel homme (aux rats) aurait une
fixation anale, voilà ce qui est dit. Or, cela peut être complètement l’inverse : une fixation capi-
talistique fait qu’il y a tel fonctionnement de l’économie anale ; de même, il ne s’agit pas de dire
que Untel est agoraphobique parce qu’il y a telle fixation, etc., mais c’est peut-être tout à fait l’in-
verse : des composantes de transport, de rapport au bâti, aux circulations sont constitutives de…
Ce qui fait partie des dimensions II et va transformer les modes de subjectivation.

X : Sortir du linéaire, et d’autres modèles nous inviteraient à penser qu’il y a une complémentari-
té nécessaire qui n’est pas forcément linéaire et globale, justement ! Une complémentarité
inévitable !

F : Je ne sais pas du tout, d’ailleurs, comment aborder cela : il faudrait peut-être retravailler tous
les textes de Freud sur l’hystérie : ils sont nombreux et riches ?

P : Écoutes, je pensais même à des choses plus simples : des accoucheurs ont étudié le dévelop-
pement des enfants nés par la méthode de l’accouchement sans douleur ; que la mère ait eu un
certain type de grossesse et qu’elle ait accouché de telle manière peut changer quelque chose,
finalement, au développement de l’enfant, à sa façon de penser, d’imaginer, je trouve cette idée
passionnante.
Et voici ce qui m’intéresse beaucoup : un gosse est mis en présence de sa photo, des bruits de sa
voix quand il a un an, ou de l’échographie (sa photo dans le ventre de sa mère, par exemple). Cet
ensemble de matériaux – auquel de plus en plus, maintenant, l’enfant va être confronté – ne rema-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 20


nie-t-il pas complètement le statut de la mémoire, de l’amnésie, du refoulement et des processus
hystériques eux-mêmes ?

F : Et puis, il y a aussi le fait que les médias se soient substitués au roman – familial, bourgeois,
populaire – et au conte. Non seulement cela a changé la nature des romans, mais qu’est-ce qui est
introjecté et fonctionne là-dedans ? Une névrose avec B.D. et une névrose sans B.D., ce n’est pro-
bablement pas la même chose : voilà une hypothèse qui n’est pas extraordinaire, mais pourtant !
Des lapins dans un clapier et des lapins libres de courir la campagne ne sont pas les mêmes
lapins ! J’aimerais bien qu’on amorce une remise en question totale de tous les acquis ; pas du
tout pour les rejeter stupidement (« Ouais, nosographie = piège à cons ! »), mais pour voir quel-
le logique a présidé à cette instauration des visions nosographiques. Comment allons-nous
procéder ?
J’ai bien aimé ce que tu as amené aujourd’hui, et il faudrait l’approfondir. Qu’est-ce qui a fait que
toi, tu as sélectionné ces éléments, alors que peut-être, quelqu’un des Cahiers du cinéma, ou autre,
ne l’aurait pas fait ?

P : Oui, c’est très passionnant de travailler là-dessus ; en plus, Michel Ciment (qui fait aussi par-
tie de l’équipe du Masque et la Plume, émission hebdomadaire de radio) vient de sortir un livre
sur Stanley Kubrick, où il fait une analyse freudienne et structuraliste très serrée de Shining. C’est
aussi parfait dans son genre que Bellour analysant les films d’Hitchcock. On pourrait donc s’ap-
puyer là-dessus pour travailler à dégager d’autres éléments et d’autres dimensions.

F : Oui ! Très bien ! Évidemment, il serait plus difficile de reconvoquer le petit Hans ou Schreber
pour faire une étude différentielle ! À moins que nous montions un théâtre pour les faire rejouer
avec l’homme aux loups, Dora et les autres…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 21


Les séminaires
de Félix Guattari 12.03.1985
Félix Guattari
Machine abstraite et champ non discursif

J’aurais moins de scrupules du fait qu’on est en petit comité pour repartir sur les dimensions rela-
tivement abstraites de ma réflexion, qui tourne toujours un peu autour des mêmes points et qui
peut-être se stabilise relativement et qui, j’espère, s’approfondit.

Donc, mon souci c’est de faire qu’on ne se prenne pas les pieds dans l’analyse des contenus, sans
pour autant tomber dans des repérages structuraux. D’où l’idée d’un dépistage de modèles qui
sont des modèles contingents. Voir quelles sortes d’opérateurs se dénoncent dans des comporte-
ments, dans différentes formes de discours sémiotique pour indexer ces opérateurs contingents.
C’était déjà la même démarche autour des ritournelles, traits de visagéité, etc. Les points autour
desquels j’essaye de tourner – qui d’ailleurs tournent davantage autour de moi que je ne tourne
autour d’eux – c’est d’essayer de voir comment dans le donné, disons le donné analytique, à
quelque niveau qu’on le considère (duel, de groupe ou à des niveaux collectifs plus larges) , com-
ment des séquences, des éléments fonctionnent à la fois dans des champs de discursivité, donc
de sens, et renvoient d’une référence de sens à une autre, tout en même temps en fonctionnant
dans un autre registre, une autre logique (machinique) ; en tous cas quelque chose qui ne fonc-
tionne pas du tout dans la logique des ensembles discursifs mais qui joue une fonction que j’ai
appelée, tout récemment, d’existentialisation (faute d’un autre terme, la terminologie pour moi
n’ayant jamais grande importance).

Alors dans ce parcours on était amené déjà depuis longtemps à faire une sorte de mot d’ordre, à
le lancer, de réhabilitation de l’image, de l’imaginaire contre tous les réductionnismes structura-
listes, systémistes qui remontent en réalité à bien avant la vague des années 60, qui remontent à
Freud lui-même. Et c’était à cette occasion que j’étais intéressé, parce que je ne connaissais pas
du tout, de voir qu’il y avait une logique de cet imaginaire, qu’on appelle un art topique, chez
Vico, et qu’il présente comme un accès tout-à-fait privilégié et quasiment univoque à la subjecti-
vité historique. Cela me semble une objectivité ethnographique, c’est une sorte d’inventeur de
précurseur de l’ethnographie. J’aimerais bien si quelques uns voulaient travailler là-dessus.

Et alors a priori ma perspective, tout-à-fait de loin, serait que, dans une position un peu para-
doxale, ce retour à l’image , ce rapport aux tpoï (topos) n’est pas du tout synonyme d’un recul par
rapport au concept et à l’abstrait, car il y a toujours le risque de faire.l’alternative : bon et bien
plutôt que l’abstrait, des concepts, la rationalité, il faut avoir un abord par le mythe, les fusions
mystiques, etc. Donc c’est alors un antagonisme entre l’imaginaire et le rationnel. Là pas du tout !
Il s’agit d’établir, de montrer en quoi cette iconicité est porteuse de la plus haute abstraction.

Il s’agit donc, à travers tout le parcours sur lequel je reviens sans arrêt, de montrer que les pra-
tiques rituelles, les inscriptions corporelles telles que celles que nous avons pu voir la dernière
fois grace à Barbara, ne sont pas une pensée territorialisée, lourde, qui serait carentielle par rap-
port à des voies d’intelligibilité plus rationnelles, pas du tout, il s’agit d’une autre forme d’hyper-
rationalité, mais ne passant pas du tout par les mêmes voies (Cf. le précédent séminaire sur les
Walpiri).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


C’est qu’on voit que ces formes d’inscriptions rituelles, corporelles, mythiques engagent par
exemple, des systèmes hautement abstraits, par exemple de rapports de parenté, et Barbara nous
a évoqué un changement de rapports de parenté, qui sont deux systèmes abstraits. Elle nous a
montré donc un passage d’un système abstrait à un autre système abstrait qui s’incarne par un
mode d’abord qui parait d’une autre sorte de rationalité.

Donc là le problème, pour l’instant, c’est d’essayer de théoriser comment cette iconicité, ce rap-
port de topos, ou cette corporéisation (qui dans ma perspective est plus qu’un iconicité au sens
ordinaire puisqu’elle n’est pas discursive du tout, quand on pense à une icone, on pense à un rap-
port figure/fond, là il ne s’agit même pas de ça, il s’agit de traits intensifs qui sont auto-référen-
cés et qui s’affirment, comme dans ton rêve d’une couleur qui en elle-mème est la totalité de tout
ce qui peut exister et s’impose comme telle). Comment est-ce que cette iconicité peut-être por-
teuse d’abstraction ? C’est sur ce paradoxe que je voudrais, une fois de plus, revenir.

Comment peut-on concevoir une machine abstraite dans un champ non discursif ? C’est quand-
même difficile à soutenir. Avec toutes les déductions que ça implique. C’est-à-dire que c’est un
système, une certaine façon d’intelligibilté existentielle qui ne repose pas sur des structures inter-
actives, mais qui s’organise en constellations contingentes, qui s’organise en positions existen-
tielles. Il n’y a pas de discursivité, il n’y a pas de translation énergétique, donc il y aura le pro-
blème de savoir comment cependant il y a non pas représentation mais intelligibilté existentielle.

Cela posera à nouveau le problème de définir une voie de transfert machinique (conception géné-
ralisée du transfert) ou de transversalité, c’est-à-dire comment est-ce que ces machines abstraites
traversent des zones différentes, tandis que, par ailleurs, elles ne sont pas affectables à aucun de
ces ordres sur un mode, donc, d’un rapport discursif.

J’avais, avant d’aller plus loin une incidente sur le genre de problème que ça peut nous amener à
poser. Quand on considère un problème psychopathologique, on a tendance à lui donner une
affectation individuée : on dit « telle personne est malade », on peut faire une affectation indivi-
duée ou subindividuée « non, ce n’est pas la personne qui est maladee c’est tel organe qui est
malade », ou alors on peut corriger le tir en disant « ce n’est pas telle personne ou tel organe qui
sont malades, mais c’est la famille ou les interactions » ; mais finalement, on cible toujours une
affectation univoque, on cherche à cadrer un trouble pour l’affecter, pour le rapporter. Dans la
perspective que je propose, la situation est toute différente. Prenons l’exemple non pas d’une per-
sonne hospitalisée à La Borde mais d’une personne qui travaille à La Borde, le modèle, de la
sorte, est plus compliqué. Quelqu’un a un trouble, dans le personnel à La Borde. Ce même trouble
peut être rapporté comme si c’était une malade. Ah ! bien voilà, elle est tombée malade à La
Borde, membre du personnel mais finalement elle est comme une malade, et on reprend la même
logique d’affectation. Mais on peut aussi corrélativement dire : il y a une place, comme sur un
échiquier, place à prendre (de même qu’il y a une place de cuisinier ou de chef d’entretien), place
psychopathologique qui s’est déterminée. Il y a un certain nombre de cases, les choses étant ce
qu’elles sont, structuralement et il y a donc des troubles, là, qui sont en voie d’affectation comme
ces âmes errantes qu’on trouve dans les sociétés archaïques qui sont là, prêtes à se fixer : « ah ben
le p’tit il a attrappé ça parce que forcément l’âme du grand’père qui est en train de courir par ci
par là, s’est logée là. On peut faire un procès de sorcellerie ensuite pour faire partir cela. On peut
aussi imaginer d’autres niveaux. C’était un petit peu notre souci avec Mony de trouver les diffé-
rents niveaux psycho-sociaux, tous les troubles similaires qui existent dans un quartier donné dans
le même type de familles ; là ce n’est plus seulement l’institution, ça peut être tout un ensemble

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


social. On peut imaginer une névrose des cadets ou des aînés. Dans la perspective que je vous pro-
pose, il n’y a aucun primat d’une de ces affectations sur les autres. C’est qu’elles sont rigoureu-
sement de même importance ontologique. C’est suivant le type d’agencement d’énonciation
qu’on prendra en compte un accès plutôt qu’un autre, mais à aucun moment on ne pourra dire :
finalement c’était l’institution qui l’a rendu malade, finalement c’était bien un trouble de. Il y a
une sorte de relativisme généralisé de l’affectation existentielle. C’était une incidente.

Qu’est-ce que c’est que ces machines abstraites dont je parle toujours ? Même quand on a à faire
à un trouble somatique, à une représentation fantasmatique, à un rapport territorialisé comme dans
l’hystérie ou dans la phobie (l’agoraphobie par exemple), et bien, ce qui se présente comme ter-
ritorialisé, en fait est porteur de machines abstraites qui peuvent être hyper complexes. C’est en
effet quelque chose qui reste formidable dans la découverte du Freudisme, c’est que si jamais on
se met à creuser un rêve ou quelque chose de parfois très simple, alors on détricote des choses
d’une complexité inouïe. Il y a donc un rapport entre le simple et le complexe qui fonctionne
d’une façon totalement différente et sur lequel je reviendrai un petit peu après.

L’hypothèse que je fais, c’est que il y a possibilité de saisir les points de réversion entre ces
niveaux de fonctionnement.

Il y a les fonctionnements où ces niveaux rentrent en correspondance, sont traductibles les uns par
rapport aux autres, sont dénommables ; et puis il y a certains de ces niveaux qui, au contraire, tout
en étant dénommables, ne fonctionnent plus sur ce même registre.

Dans les sociétés archaïques c’est formidable parce que c’est cerné de façon beaucoup plus
visible, puisque précisément au moment où ils se mettent à fonctionner sur cet autre mode, quel-
quefois ils ne sont plus dénommables, ils sont interdits de séjour dans la langue. Le nom du mort
ne doit plus être prononcé pendant deux ans. C’est bien dire qu’on n’est plus dans le même
registre : il pourrait fonctionner puisque tout le monde l’a plus ou moins à l’esprit, mais non.
Nous, on ne s’abandonne pas à de telles facilités, on a tort, d’ailleurs mais le résultat est le même.
Lapsus, coupures, faux-mouvements, etc., des évitements, des sortes de contractions comporte-
mentales, des contractions de la conduite, des mutations des univers de référence.

Donc cette perspective analytique des agencements d’énonciation, consiste donc à essayer de
repérer ce que sont ces points de virement, le fait que quelque chose, dans la logique ordinaire de
la vie, dans une relation conjugale, par exemple, change : à partir d’un certain moment, il n’y avait
pas de raison, mais ça ne fonctionnait plus, à chaque fois que je le regardais, il y avait ça qui se
passait ou alors je ne bande plus, mais qu’est-ce qui s’est passé ? On peut toujours échafauder des
explications. Là, attention il faut aller lentement ! Evidemment qu’on échafaude des explications
et c’est même un problème fondamental ; mais bien aussi évidemment, ce n’est pas ces explica-
tions qui rendront compte de ces mutations existentielles. Il y a donc là tout-à-fait un rapport para-
doxal, c’est que on ne peut pas faire autrement que sécréter ces explications, cette rationalité, cette
discursivité explicative, dans le même temps qu’on a l’appréhension immédiate que cela ne sert
absolument à rien. Et plus ça ne sert à rien et plus on le fait. On connait bien ce mécanisme là,
c’est un mécanisme vraiment fondamental, on en trouve une illustration dans le plan politique, il
se trouve que je suis amené à voir des gens que je n’ai pas vus depuis logtemps comme Krivine.
Un type comme Krivine qui est remarquablement intelligent, et pas seulement avec sa tête est
manifestement totalement conscient que ce qu’il fait depuis quinze ans est totalement con, que ça
ne sert à rien mais il ne peut pas s’empêcher de le faire ! C’est quand-même quelque chose ! Ce
n’est pas seulement des problèmes psychopathologiques, c’est interindividuel cela concerne des
ensembles beaucoup plus larges. Je reviendrai là-dessus.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 3
Avec les systèmes dont j’ai proposé une description, on peut saisir déjà une première distinction.
Dans les systèmes que je propose, il y a l’idée de codage intrinsèque entre un ensemble et un autre
ensemble. Ils sont dans un rapport de discursivité, donc qui développe potentiellement des vir-
tualités de coordonnées de temps, d’espace et de rapports énergétiques.

Potentiellement, cette mise en rapport de deux ensembles pose un énonciateur potentiel. C’est
comme s’il y avait un énonciateur qui fait cette mise en rapport. C’est comme s’il y avait un petit
deus ex machina qui tape maintenant sur l’ordinateur pour régler le code génétique. Vous pensez
bien qu’il n’y a pas un petit bonhomme dans notre chimie organique… mais enfin c’est comme
si ! Ça fait des mises en rapport et s’il y a un gène qui est mal foutu, alors ça fait telle distorsion.

Ça c’est disons un certain nombre de systèmes modulaires d’énonciation de codage intrinsèques.


Ce sont donc des rapports qui sont motivés intrinsèquement (Cf. premier schéma). Et puis il y a
d’autres modules comme ça qui eux ne sont pas motivés intrinsèquement entre eux. C’est, par
exemple, l’immotivation (rapport arbitraire) qui peut exister entre, par exemple, un système
d’écriture (des signes) et un système de contenus. Il y a un certain codage qui aboutit à certains
résultats. Il y a par exemple une idée de discontnuité de signes, il y a des rapports syntaxiques
potentiels, il y a des discontinuités de descriptions, et puis il y a une mise en rapport, cette fois,
là, un phénomène de sens qui nait d’un rapport, lui, immotivé.

C’est à la condition qu’il y ait eu cette première extraction d’un sens intrinsèquement codé et que
ces deux types d’extractions de sens intrinsèques soient mis en rapport, d’une certaine façon arbi-
traire, qu’il y a cette possibilité de produire un autre phénomène de sens qui est beaucoup plus
déterritorialisé, parce qu’il y a une sorte de jeu de composantes : on avait mis telle et telle batte-
rie mais on peut en mettre une autre, et j’avais souligné la dernière fois dans l’intervention de
Barbara le fait que il y ait un paysage référé, que les signes corporels sur les seins des femmes
décrivaient telle chose, des rapports de parenté, etc., mais qu’on pouvait d’ailleurs changer. Cette
liberté là, cette arbitrarisation permet de s’emparer, par des moyens sémiotiques, d’un contenu,
donc c’est déjà un plaisir de posséder quelque chose, je joue sur cette gamme discursive et puis
je m’empare des sons qui sont produits, mais en outre ce n’est pas seulement de s’emparer d’un
codage avec un autre codage.

(FIN DE BANDE)

C’est donc une plus-value qui se crée parce qu’il y a ce rapport d’arbitrarisation. Donc il y a une
liaison fondamentale entre le caractère d’agencement de dimension arbitraire et le caractère de la
plus-value de sens produite. J’insiste beaucoup là-dessus parce que c’est à travers cela qu’on va
trouver une dissymétrie avec l’autre dimension. Là je l’ai dit quarante fois, donc je le signale et
je ne le développe pas, bien entendu il ne s’agit pas pour moi de faire une théorie de la double
articulation mais de la multiple articulation, car je prétends que de toutes façons il n’y a jamais
simplement une double articulation mais il y en a toujours beaucoup plus, il y a toujours N arti-
culations. Donc quand je mets deux systèmes c’est simplement comme ça, mais en fait il y en a
d’autres, il y a des compositions de sens dans un axe de déterritorialisation qui engendre des plus-
values de possibles.

E. : Au niveau de cette critique immanente que tu fais de la double articulation, tu penses aux his-
toires : sujet d’énoncé, sujet d’énonciation, etc., ou c’est complètement en dehors ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


F. : Non, j’y viens tout de suite, justement. Donc, vous voyez, les composantes ont chacune leur
plus-value de sens, elles font des articulations. ça c’est disons, des rapports de flux, ce sont des
flux qui sont mis en correspondance (Cf. schémas). Cette autre catégorie est celle des phyllums,
machiniques abstraits, ce sont des structures profondes qui traitent de ces flux qui, eux, se font sur
un axe ou plutôt sur une zone d’actualisation, d’actuation (mise en actualisation, mise en être-là).

Seulement, ça, ça ne nous permet pas justement de saisir une énonciation. Il y a des proto-énon-
ciations virtuelles, qui sont là. Qu’est-ce qui va faire qu’il y a un agencement de l’énonciation de
cette discursivité riche, avec ses possibles ? Avec ça on peut monter des réflexes, on peut monter
des machines sur des machines informatiques, ça ne nous donne toujours pas une énonciation ;
l’énonciation commence quand il y a une plus-value de possibles, quand il y a, à partir de là, pos-
sibilité de jouer des airs inédits, quand il y a des champs relatifs de créativité potentielle qui s’ins-
taurent. Là on ne l’a pas.

C’est précisément ces retournements synaptiques, qui peuvent se situer aussi bien là que là que
n’importe où, qui vont, eux, déterminer une certaine reprise de ces énonciateurs potentiels, et qui
vont, eux par contre, faire l’opération à contre-sens : un chainon, par exemple sémiotique, a pour
fonction pas seulement d’être relais de cette construction de mise en rapports de rapports à la
puissance N, mais tout en ayant cette fonction là, il joue aussi comme moyen de constituer un ter-
ritoire existentiel. Il joue comme moyen, on ne peut pas dire de faire une double articulation,
parce que c’est justement là qu’il faut inventer une autre catégorie, car ce n’est pas une articula-
tion puisqu’il n’y a pas de discursivité ; en ce sens que les territoires énonciateurs, les territoires
existentiels sont bien pris dans une concaténation, une agglomération, une constellation, il faudra
voir d’ailleurs si on n’a pas intérêt à sérier ces différentes catégories et elles vont fonctionner
comme territoires existentiels mutant. Alors des exemples simples : si je dors, je mets en rapport
un certain nombre de modules de sémiotisation qui se chevauchent les uns par rapport aux autres
et puis ça met en jeu un certain nombre de gammes d’instruments ; mais si je me réveille j’en mets
d’autres, j’en éteins certains, j’en mets d’autres et puis ça ouvre un certain nombre de champs
d’interaction avec des individus, avec des machines. Seulement cette fois là, je vous ferais remar-
quer que la différence, cette fameuse dissymétrie dans mon schéma que je cherchais depuis des
années (notamment à travers les rêves, je disais : il y a une dissymétrie entre les rapports de phy-
lums, de flux, et puis les rapports de territoires existentiels et d’univers), consiste en cela, c’est
qu’il n’y a pas de plus-value existentielle, il n’y a pas de plus value de l’énonciation, il n’y a pas
cette petite flèche là (Cf. schéma) qui va créer ce niveau là. C’est que les différentes aggloméra-
tions qu’on va trouver là, sont complètement collées les unes aux autres. C’est ce que les phéno-
ménologues ont vu, Husserl par exemple : on voit bien que l’altérité elle rentre dans ma propre
subjectivité ; mon monde c’est tout ce qu’il y a partout ; mon rapport existentiel est totalement
impérialiste par rapport à l’existence. C’est à l’intérieur de mon appréhension existentielle que va
se creuser quelque chose qui apparaitra comme rapport à l’autre ; mais il n’y aura pas de construc-
tivité discursive du rapport d’altérité comme il y a dans les ensembles discursifs. Il y a principe
d’agglomération. Il n’y a pas d’autre moyen d’accéder à l’existence que celui-là, d’accéder au
rapport d’auto-existentialisation.

Ce qui fait que quand, cependant, on fera la différence entre je dors et je marche, je parle ou je
suis pris dans un phénomène intégriste qui me soulève avec les foules, on ne le fera jamais à ce
niveau là, on le fera toujours dans un certain repérage discursif ; à ceci près que ce repérage ne
saurait être scientifique, ne saurait être en correspondance binivoque, puisque précisément il ne
s’agit pas d’ensembles discursifs. C’est ce rapport mythique, mythologique, cette mise en scène,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


cette théâtralisation, le fait que ce n’est pas sans rapport mais ce n’est pas un rapport, c’est ce
paradoxe qui fera que c’est seulement dans un certain usage des catégories discursives qu’on aura
accès à ces affects existentiels et à ces mutations et transformations de constellations existen-
tielles. Dès lors qu’on traiterait ces mutations transférentielles en termes de logique discursive, on
les perdrait aussi tôt. C’est donc à la condition qu’il y ait cette distance, cette rupture entre la mise
en scène et l’appréhension existentielle qu’il peut y avoir effectivement un rapport d’intelligibili-
té à cette existentialisation.
Et là j’arriverai peut-être à rejoindre une énigme que nous posait Barbara l’autre fois concernant
l’âme morte, cette espèce d’âme vide sur laquelle on n’arrivait pas du tout à se mettre d’accord
ensemble.

C’est que rien n’est donné immédiatement, dans ce renversement Ce n’est pas un renversement
codé. Rien n’implique qu’il y ait cette prise de conscience existentielle. Elle n’existe que pour
autant qu’elle est engendrée dans ce que j’appelle une métamodélisation. Mais avant de passer à
cette métamodélisation, il y a ce contresens, ce passage, qui est un passage purement vide, qui est
une façon d’évider la procédure de signification.

Et c’est ce temps d’évidage qui est peut-être cette représentation justement du corps mort. C’est
une marque contingente de ce changement de statut, de ce renversement, c’est le point de réver-
sion qui se propose comme point de réversion ; à partir de là ce qui est en question, c’est que ce
ne sera plus la logique des ensembles discursifs qui fonctionnera : je suis mon corps ou le corps
de Dieu, d’Allah, ou le corps magique ou le corps totémique et l’endroit où il va y avoir ce glis-
sement. C’est encore trop dire qu’il en est le support, il en est simplement la découpe et c’est une
découpe vide qui annonce que l’on est dans une appréhension auto-existentielle et que l’on n’est
plus dans une appréhension discursive. Encore que c’est le même matériau qui fait ce double
emploi, et ce serait ce passage de point de réversion qui serait ce corps sans organe, ce corps de
bascule entre ces deux logiques.
Donc, là, quand il y a un certain niveau d’abstraction, de mise en correspondance (Cf. schéma),
on ne peut pas du tout passer n’importe comment d’un endroit à un autre. Il y a une logique arbo-
recente, il y a une rationalité qui implique que si on veut passer de là à là, et bien il faut faire le
détour par tel système déductif, il y a des lois, il y a des catégories spatio-temporelles, énergé-
tiques ; tout peut être mis en rapport en principe mais pas par n’importe quelle voie.

A la différence, dans l’autre phénomène existentiel, tout est en agglomération et tout rapport
d’existentialisation rentre en correspondance, percute indépendamment de toute catégorie ; et
cependant il existe des découpes (...) Donc on voit que les niveaux d’abstraction qui sont organi-
sés, qui sont structurés dans des niveaux d’abstraction profonde, où il y a des noyaux de rationa-
lité qui contrôlent ces articulations, là il n’y a pas ces structures en profondeur, organisatrices. On
peut passer d’emblée, comme on le voit dans le rêve à quelque chose qui peut être un rapport com-
plètement contingent à un objet et que ce même objet soit mon grand’père, ma patrie (…) Et
cependant il s’agit d’un niveau complètement ordonné, il n’est pas coordonné mais il a des
niveaux d’organisation à savoir que ça marche ou ça ne marche pas, on est dans telle subjectivi-
té et pas dans telle autre, telle subjectivité qui va permettre de développer dans un champ para-
digmatique pragmatique ou pas, qui va faire des inhibitions, des ruptures, etc. Cette correspon-
dance, c’est celle des machines abstraites qui sont précisément prises dans des territoires dont je
disais qu’ils sont discursifs. On en aura une appréciation – je ne veux pas dire métaphorique parce
que ça a été tellement galvaudé par les lacaniens, il faudrait trouver autre chose – une apprécia-
tion scénique ou de l’art topique de Vico, compte-tenu de ce qu’elle est arbitraire, asignifiante,
etc. ; et c’est à travers ça qu’on peut dire que, en effet, il y a un certain type de machines abstraites,
transférentielles qui traversent des ordres totalement disjoints dans l’odre de l’appréhension
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
existentielle. C’est ce genre de machine abstraite dont on dira : et bien on trouve ça dans le
Debussysme mais on le trouve en même temps dans l’impressionisme, ou dans tel problème éco-
nomique de telle époque ; alors que, bien entendu, il n’y a aucun rapport de translation dans l’es-
pace, il n’y a aucun rapport énergétique, il n’y a aucune influenciation en causalité directe, et
pourtant ce n’est pas sans rapport ça va faire des constellations existentielles.

Du coup, vous comprenez que ça change complètement le niveau d’importance (comme Vico le
montre) qu’on peut conférer au culte, aux mythes, à tous les modes d’accès à ces objets (qu’il
s’agisse d’objets partiels à un certain niveau ou d’objets religieux). Mais qu’est-ce qu’ils ont sans
arrêt à revenir à des trucs irrationnels, religieux, etc. ? Pourquoi ? Dans un état donné de la sub-
jectivité, c’est qu’il n’y a pas d’autres moyens, il n’y a que les moyens du bord. Si pour exister,
on est absolument obligé d’avoir recours à ce type de topique, il n’y a pas lieu de s’étonner pour-
quoi les gens se précipitent là-dessus, même s’ils savent, par ailleurs, que rationnellement ça ne
tient pas la rampe. Si moi, par exemple, je me mets à remettre en cause les catégories de repéra-
ge de J. dans ces histoires qu’elle pratique sans arrêt, comme elle m’aime beaucoup, elle le sup-
porte, mais d’une autre façon, elle sait bien que ça ne sert à rien du tout, parce que qu’est-ce que
ça peut lui faire puisque c’est son rapport à sa pratique, à son existence même qui est en question.
Disons plutôt qu’on n’est pas sur la même religion. Mais alors elle serait plutôt en droit de me
dire : dis-moi, toi comment tu fais ton alchimie ? Comment toi tu fais ton acupuncture ? Parce
que c’est tout ce qu’on peut se dire Comment est-ce que tu te fais ton corps sans organe ? Il n’y
a pas de dialectique possible à ce niveau là.

Je refais encore un petit pas en plus pour ramener ma différence entre les cartographies concrètes
et les cartographies spéculatives. Je crois qu’il faut absolument renforcer cette distinction et lui
donner un statut encore bien plus puissant qu’on ne lui avait donné antérieurement. Les cartogra-
phies concrètes, c’est les descriptions qui sont de ce niveau d’un comment est-ce que tu fonc-
tionnes ? Comment est-ce que tu te repères. Là je voudrais qu’on généralise la notion de speach-
act, qui serait une sorte de sémiotic-act. Quelles sont les ritournelles les trucs qui déclenchent.
Moi j’avais donné cet exemple qui est très vulgaire mais il dit bien ce qu’il veut dire, c’est que,
quand je ne peux pas me mettre au travail le matin, je prends toutes sortes de procédés… pour
reprendre mon travail en cours : je prends la méthode assimil de portugais, je me dis tiens je vou-
drais bien apprendre le portugais, je n’y arriverai jamais, mais enfin ça ne fait rien, ou je vais me
faire un café ; et puis si j’arrive à embrayer par cette cartographie, chacun se débrouille comme
il peut, chacun a ses difficultés, c’est plus facile d’être obligé de prendre le métro et de partir à
telle heure parce que là tu as tous les systèmes qui fonctionnent tout seuls mais dans certains cas
ce sont des cartographies beaucoup plus compliquées que de prendre le métro. Et puis au moment
où ah ! ça y est ! je reprends mon travail, j’écrivais un truc, à la seconde même j’ai envie de pis-
ser ! c’est le signal ! c’est ça la cartographie concrète. Alors il faut savoir qu’est-ce qui s’articule
. On voit bien dans la sexualité, c’est sans arrêt des cartographies concrètes qui fonctionnent. S’il
fallait que les gens se disent exactement ce qu’ils mettent en oeuvre pour arriver à baiser, on aurait
des surprises et généralement on ne le dit pas ce qui fonctionne. Quelles sont les cartographies
concrètes, ça pourrait peut-être créer toutes sortes d’embarras. Cartographies concrètes… j’ai pris
un exemple sexuel, un exemple d’écriture… mais pour militer. Pour faire quelque chose, pour dire
« on n’est pas d’accord », il faut des dispositifs déments, des réunions qui ne servent à rien, des
discours, des machins : alors on va faire ça ! et au prix de tous ces dispositifs complexes, peut-
être qu’on le fait ! Quel événement ! On pourrait multiplier les exemples. ça c’est les cartogra-
phies concrètes et les analystes, il faut qu’ils s’intéressent à ces cartographies concrètes. Donc,
eux, ils amènent aussi leurs propres dimensions. Parce que le fait d’aller parler à un analyste, à
un systémiste, ça introduit une composante de plus et ça peut être un de ces déclencheurs comme

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


celui qui consiste à prendre le métro et à se dire : attention je vais me faire foutre dehors si je suis
en retard encore cette fois-là !

La cartographie spéculative peut prendre une importance particulière à partir du moment où on


va bien comprendre que les déclencheurs ne sont pas seulement « j’ai envie de pisser » parce que
ça c’est vraiment un codage tout-à-fait au ras des marguerites, mais ça peut être un déclencheur
hautement abstrait. C’est à la condition que je pense à Dieu que je peux en effet avoir le courage
(à Dieu ou au Roi) de marcher au pas et d’aller à la guerre et d’aller me faire tuer, sinon, non, je
ne peux pas y aller, je ne veux pas mourir, ça ne m’intéresse pas. Et ça peut être des opérateurs
vraiment abstraits (Dieu est relativement concret !) beaucoup plus comme des idéalités abstraites ;
ça peut être des chaines très abstraites qui se déclenchent pour faire ce passage pragmatique de
passage à l’acte, passage à l’existentialisation, à la mise en acte d’un niveau existentiel. C’est pour
dire que ce ne sont pas des modules élémentaires empiristes.

Cartographies spéculatives. Le niveau maximal des références les plus abstraites n’est pas donné
dans le ciel des idées, dans des universaux, platoniciens ou autres. Lui-même dépend d’une cer-
taine cartographie puisqu’il est possible de mettre en acte comme machiniques les plus abstraites,
à un moment donné.

Elles sont les plus abstraites mais elles n’en sont pas moins contingentes. Les machines les plus
abstraites qui ont fait partir les gens en cohortes pour aller faire de grandes expéditions pour
reconquérir la terre sainte, étaient quand-même très contingentes. J’ai bien dit : ce sont des
machines abstraites qui ont une certaine incarnation contingente, à savoir que c’est sur un texte
précis, c’est sur un individu précis ou c’est sur une moustache d’Hitler, c’est un certain matériau
de sémiotisation très précis qui va servir de support à cette organisation d’un champ
d’existentialisation.

La cartographie spéculative, c’est celle qui développe les conditions de possibilité de ces niveaux
machiniques les plus abstraits. D’où l’importance fondamentale des débats théologiques, poli-
tiques, idéologiques et autres, philosophiques. Suivant qu’on participe d’une philosophie capita-
listique qui prétend couvrir l’ensemble des catégories, suivant qu’on met en oeuvre une cartogra-
phie spéculative dans des paradigmatiques beaucoup plus locales, qui ne prétend pas faire une
universalisation des références, on change évidemment ces différentes (cartographies). Les carto-
graphies spéculatives, comme celle du Freudisme à un moment donné, ou comme celle du
Fondamentalisme, ce sont celles qui donnent les champs de possibles des différents éléments mis
en jeu dans les cartographies concrètes. Elles ne sont pas le référent des cartographies concrètes.
Elles ne sont pas en position d’une théorie scientifique par rapport à ces cartographies concrètes ;
ça c’est une vision déjà de la philosophie, de la science capitalistique qui prétend à un envelop-
pement, à une abstractification complète des différents niveaux modulaires, mais elles créent les
champs d’articulations possibles, tandis que elles mêmes sont exposées à toute une mutation
possible.

Donc, quand on essaye de travailler la théorie, la cartographie spéculative, on peut dire que d’une
certaine façon la théorie, à ce niveau, n’est jamais assez spéculative, et je dirai, n’est jamais assez
coupée d’une cartographie concrète et dans ce cas théorique on peut faire rentrer des formes d’art,
des formes de création de toutes natures, pour autant qu’elles sont précisément coupées d’avoir à
rendre compte, d’avoir à se présenter comme référent des cartographies concrètes. Elles n’en met-
tent pas moins en circulation des machines abstraites qui feront servir le système mutationnel.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Je partirai donc de cette idée qu’il s’agit de pseudo-référents, les cartographies spéculatives sont
des pseudoréférents et ce qui est important c’est le terme pseudo, c’est qu’elles ne sont jamais
assez pseudo.

Maintenant des remarques de développement :

Le simple et le complexe. Là on peut avoir l’idée que les modules élémentaires sont des modules
sensualistes au sens de Locke, Condillac, etc, et puis qu’on va monter là à du social, à des niveaux
de plus en plus abstraits. Ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit, car il ne s’agit pas de modules,
de codages qu’on va pouvoir hiérarchiser en niveaux d’intégration, ça peut être ça à ce niveau de
description tant qu’on ne fait pas le mouvement de réversion, mais les modules sont élémentaires
pour autant qu’ils sont élémentarisés. Alors là il faudrait qu’on ait un jour un exposé philoso-
phique conséquent sur le simple et le complexe dans l’histoire de la philosophie. Disons simple-
ment qu’il y a deux types d’abord global, il y a les gens qui veulent construire le complexe à par-
tir d’éléments simples et puis il y a les gens qui construisent du simple à partir du complexe.

Par exemple, je crois qu’on peut dire que Descartes a construit du complexe à partir du simple,
une idée claire et distincte, tandis que Newton va prendre des ensembles totalement complexes,
comme les marées, le mouvement des planètes, la chute des corps, etc., pour extraire du simple
qui sera : les lois de la gravitation. Ça ne l’empêche pas d’être alchimiste, ça n’embête personne
qu’il soit alchimiste puisqu’il fait le mouvement inverse, ce qui serait terrible c’est si Descartes
était alchimiste, alors là ! Mais Newton peut bien être alchimiste au départ puisque, de toutes
façons, il veut saisir des articulations. C’est un rapport où ce qui est élémentaire, modulaire est
élémentarisé.

Dans ces conditions qu’est-ce que c’est pour nous un module élémentaire ? Ça peut être des
choses qui sont élémentaires au point de vue somatique : j’ai envie de pisser. C’est un niveau
qu’on peut parfaitement hiérarchiser par rapport aux fonctions mentales, discursives, l’intelligen-
ce, le rapport social, etc. Mais ce qui peut être élèmentarisé, ce sont des discursivités aussi d’une
toute autre nature, par exemple c’est les phénomènes de groupe qui deviennent élémentaires : le
Lepenisme c’est un phénomène modulaire qui est là (schéma). Les autres déterminations corpo-
relles (se déterminer, avoir des attitudes, rapport homme/femme, sexualité), il faut être déterminé
par quelque chose qui ne serait pas hiérarchiquement élémentaire dans une vision comme ça qui
veut mettre la matière en bas, le biologique au-dessus et qui veut entasser comme ça, faire toute
une pyramide. Des attitudes élémentarisées venant du socius ou venant d’une conception reli-
gieuse ou de sagesse, des oppositions telles que le Yng et le Yang dans la philosophie chinoise,
etc., peuvent devenir modules élémentaires qui contrôlent les autres modules. Donc vous voyez
qu’il n’y a pas une hiérarchie X entre les modules mais qu’il y a des remaniements entre les sys-
tèmes modulaires.

Alors là, ça va nous permettre de faire peut-être un pas très important. C’est que ce module là ou
là , il peut se faire qu’il passe là (Cf. schéma). Il y a donc ce qu’on pourrait appeler une expro-
priation modulaire. Ce qui fonctionnait comme système modulaire, disons déterminant dans mon
comportement (j’ai faim, tel individu joue tel rôle… ) , il peut se faire que les composantes chan-
gent de niveau et qu’il y ait un autre système d’intégration. Parce que ce point qui était là, sous
le contrôle d’une subjectivation qui était là, il peut se faire que ce soit lui qui s’installe à sa place
là, et puis qui refoule celui-là.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Donc c’est une théorie, à ce moment-là du refoulement des énonciations, des composantes
d’énonciation qui nous donnera une théorie du refoulement. Mais plus du tout une théorie du
refoulement basée sur une hiérarchie des infrastructures pulsionnelles et des différents montages
superstructuraux au niveau idéique, mais c’est une théorie du refoulement qui n’implique plus du
tout des rapports énergétiques et des rapports dynamiques. C’est une théorie du refoulement pure-
ment topique, cette fois. Les ordonnées existentielles changent, ce qui était en position de contrô-
ler mon comportement change d’économie. Il faudrait reprendre des exemples comme celui de la
description que j’avais déjà esquissée avec le petit Hans.
Le fait que le discours entre le père et le professeur Freud qui copie tout ça, alors que le petit Hans
n’a aucune phobie au départ, il va très bien, la seule maladie qu’il a, c’est que son père s’intéres-
se beaucoup à l’intérêt que Freud porte à la sexualité infantile. Le petit Hans il est avec ses petits
copains, il va très bien. Mais n’empêche que cette petite composante dans un coin prend le pou-
voir et il devient pour de bon phobique ! parce que c’est une façon pour lui de se rendre de plus
en plus intéressant dans le rapport entre Freud et son père. Toujours est-il que les différents terri-
toires (le territoire du lit, le territoire de la masturbation…), il y a des remaniements successifs
qui donnent des figures successives, dont en particulier la figure de la phobie. On voit qu’il n’y a
pas hiérarchie entre un objet partiel, le pénis, qui serait une clef générale de l’ensemble du systè-
me et d’où il n’y a pas lieu de qualifier par avance sur un plan structural le père qui doit être la
grande girafe… C’est que précisément la position d’objet partiel qui va faire le point de réversion
existentielle peut être occupée littéralement par n’importe quoi. Ça peut même être en effet le
pénis et le complexe de castration. Mais il faut bien dire que quand vient au pouvoir de la sub-
jectivation, le corps, le pénis, des objets partiels, c’est que ça va déjà rudement mal ! C’est un sys-
tème modulaire qui a instauré sa dictature sur l’organisation subjective, alors qu’il n’est pas du
tout évident que ça ne soit pas d’autres éléments beaucoup plus déterritorialisés par rapport au
corps… En tous cas il n’y a pas de rapports nécessaires, infrastructuraux entre des modules sen-
sualistes et des compositions abstraites des synapses.

Donc voilà une théorie du refoulement qui n’est plus énergétique parce que, à ce niveau là, on est
dans la logique du plat, la logique du sens de Deleuze, Alice au pays des merveilles, tout est à plat
comme des jeux de cartes successifs.

Pourquoi est-ce que tout est à plat ? Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de rapports discursifs, de rap-
ports dynamiques, de rapports conflictuels avec ça ? Il n’y en a pas parce que, dans la logique des
ensembles discursifs, il y a une échangeabilité des termes qui repose sur le fait que des éléments
déterritorialisés peuvent rendre compte des mises en rapport des ensembles. Il y a toujours un
résidu qualitatif, il y a en effet une construction de niveaux d’abstraction successifs qui permet-
tent de piloter des grands ensembles discursifs. Là je dis : pas du tout ! il n’y a pas ce type de
plus-value de sens, parce que là il y a une échangeabilité de forme, il y a une extraction de formes
comme dans Hemlslev quand il dit que le rapport entre la forme d’expression asignifiante et la
forme de contenu signifiant, et bien c’est finalement la même forme à un certain niveau. Il y a des
saisies de formes, il y a des transferts de formes qui s’opèrent. Il y a une échangeabilité de formes
qui peuvent traverser des niveaux biologiques, machiniques, sociaux, etc. C’est ça qui permet de
construire la vie, la société, les arts, etc.

Mais l’existence, elle, elle n’est pas du tout échangeable. Les territoires existentiels ne connais-
sent pas du tout ce caractère d’échangeabilité. Je crois que c’est une caractéristique importante.
L’existence est accrochée à son topos, totalement, sans qu’on puisse jamais décoller une forme
qui serait une forme de l’existence. Tu y es ou tu n’y es pas. Et si tu es mort, on ne peut même
pas dire que c’est une négativité de ce que tu y étais, ça n’a rien à voir avec une négativité. Il n’y

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


a pas de négativité existentielle. Donc il n’y a pas d’échangeabilité possible. Donc c’est ce qui
interdit totalement ces possibilités de construction de plus-values, d’échangeabilté de formes et
de déterritorialisation de formes.

Seules sont translationnelles, à ce niveau, des machines abstraites qui sont une pure postulation
métaphysique ou métapsychologique, dont on rend compte d’une façon pseudo-référentielle ça
c’est en effet translationnel, on voit bien qu’il y a des formes existentielles qui sont distinctes mais
elles ne sont absolument pas dans des rapports d’échangeabilité. L’amour voudrait, je voudrais
échanger, rendre échangeable mon existence pour la tienne, ça serait un idéal formidable, sauf que
vraiment la question ne se pose pas, ce n’est pas possible, il n’y a pas d’échangeabilité de l’exis-
tence. L’existence est à elle-même tout l’existant. Et puis si elle n’est pas, il n’y a rien à en dire,
on ne peut pas la dénommer comme non-existant..On ne peut donc pas.la situer dans un rapport
figure/fond, dans un rapport référencé, dans un rapport de non-existence. Il n’y a pas d’être et
néant, il n’y a pas de fond de néant pour situer cet être-là.

Corollaire aussi du caractère non-discursif, non échangeable des territoires existentiels, c’est qu’il
y en a une intelligibilité par transfert. C’est-à-dire que paradoxalement on ne peut pas en avoir
une représentation intelligible discursive, on ne l’a que par pseudo-référenciation, modélisation
concrète et métamodélisation ultime, mais du même coup on a une intelligibilité dont il faudrait
parler en termes de théologie négative, c’est-à-dire qu’on en a une intelligibilité de fait, c’est que
l’intelligibilité de l’existence de l’autre constellation est donnée d’emblée ; c’est comme si on
habitait dans l’existence de l’autre, bien qu’on n’ait aucune représentation de cette habitabilité. Et
ça aussi, à mon avis, c’est une clef anthropologique, à savoir que il est tout-à-fait légitime que
dans les sociétés archaïques il y ait le participationnisme dénoncé par les autres : c’est eux qui ont
raison. Bien entendu, on participe existentiellement d’une connaissance de l’existence de l’autre,
de toute forme d’altérité, aussi bien de devenir-animaux que devenir-végétaux, devenirs-musicaux
et autres. A ceci près que, bien entendu, on ne peut rien en dire. Voilà le paradoxe de la connais-
sance par transfert. Il y a une vérité de l’existence qui est donnée mais c’est une vérité non
discursivable.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Les séminaires de Félix Guattari / p. 12
Les séminaires de Félix Guattari / p. 13
Les séminaires
de Félix Guattari 15.09.1987
Ritournelles et affects existentiels
(Discussion)
F. Guattari : La fractalisation joue sur des plans. Vous vous souvenez de la transformation du bou-
langer : on étale la pâte sur laquelle on dessine un chat, le chat est coupé en deux, on colle les
deux morceaux l’un sur l’autre, on recommence l’opération, ce qui fait que le chat éclate en mille
morceaux, de façon d’ailleurs aléatoire. Théoriquement, on peut le recomposer à l’inverse.
N’empêche qu’on a un passage d’une forme continue, congruente à une forme complètement
aléatoire. C’est une sorte de transition entre l’aléatoire et la compacité. Tout cela est bien joli,
mais c’est sur la même pâte à modeler. Imaginez, maintenant, que les signes soient sur des pâtes
à modeler différentes et complètement hétérogènes. Il y a une pâte à modeler qui soit de la
musique, par exemple, et une autre qui soit de la sculpture, il n’y a donc pas de rapport d’oppo-
sitions distinctives entre la musique et la sculpture : ce sont des champs de valeurs hétérogènes.
Il n’empêche que, quand on considère l’opération proustienne de passage entre les ritournelles
très hétérogènes de choses plastiques, musicales, d’affects, Proust fait bien une opération de rabat
et non d’identification, mais il y a bien un passage de quelque chose, puisque toute la Recherche
est consacrée à trouver un fil conducteur énonciatif entre tout cela qui va donner la recomposi-
tion du temps retrouvé. Il y a donc une sorte de décomposition fractale de l’énonciation à travers
des registres hétérogènes dont on peut dire qu’elle est non discursive. Cette décomposition sera
discursive quand elle viendra à s’exprimer dans des chaînons homogènes où il y a en effet une
mémoire, une rétroaction, etc.

A. Querrien : Je ne connais pas très bien la transformation du boulanger. Mais à travers ce que tu
en dis, j’ai l’impression qu’on peut appeler ça de la fabrication volontaire d’entropie. C’est-à-dire
qu’à partir d’une figure qui est claire, organisée par une transformation apparemment interne,
mais en même temps extérieure, petit à petit on disperse tout. Je perçois plutôt Proust comme
quelqu’un qui, trouvant le « truc » totalement dispersé, va reconstituer le chat à travers une série
de tentatives et faire un peu le chemin inverse…

F. Guattari : Mais ce qui est reconstituable, c’est l’énonciation, ce n’est pas le contenu.

A. Querrien : C’est effectivement plutôt le processus de travail ou d’écriture ou de tout ce qu’on


voudra. Je connais mal le « truc » de Mendelbrot, mais il est celui qui a eu l’audace de se deman-
der comment ça se fait qu’on ait utilisé des puissances entières (X2, X3 X4, etc). Que se passera-t-
il si on commence à analyser, décrire et représenter l’espace en mettant X1/3, X1/2, X1/4…, donc des
puissances fractionnelles, ce que personne n’avait jamais fait. On se trouve avec un univers effec-
tivement fractalisé, parce que, à ce moment-là, les courbes, au lieu d’être continues, naviguent par
petits fragments qu’on peut en effet saucissonner de plus en plus, et de même qu’on réutilise en
images synthétiques par ordinateur pour construire des images artificielles, produites à partir de
tout petits fragments et qui refont des globalités, comme aussi dans l’holographie où, à partir de
gouttes microscopiques (de molécules microscopiques) on reconstitue une image globale. En
revanche, il y a une tendance très grave dans le postmodernisme (Eisenmann et Cie) qui consis-
te à transformer la fractalisation en un contenu littéralement, c’est-à-dire à prendre ton chat en
petits morceaux pour le néo-contenu qu’il faudrait adorer comme le Veau d’Or précédent. C’est
pourquoi il faudrait être plus précis sur les termes.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


F. Guattari : Moi, je suis contre les signes. Bien au contraire, plus c’est surdéterminé, mieux ça
va. Ton exemple m’a donné une idée qui me paraît prometteuse, c’est que, dans les dimensions
par exemple, le point est de dimension zéro, la ligne de dimension 1, la surface de dimension 2,
le volume de dimension 3. Mendeltrot trouve des systèmes qui sont à cheval, entre 0 et 1, c’est
un point qui est en même temps une ligne sans être tout à fait un point, mais qui commence à être
une ligne, il trouve aussi des passages entre la ligne et la surface, etc. C’est l’exemple de la Côte
de Bretagne : si on en fait le tour en voiture, il y a tant de kilomètres au compteur, mais si on se
met à faire le tour en étant une fourmi, d’un seul coup la distance change, et si on se met au niveau
des particules élémentaires, ça devient une distance infinie jusqu’au moment ou on arrive dans les
quantas où il n’y a plus de distance du tout, puisqu’il n’y a plus de continuité. On voit donc que
la notion de dimension est complètement relative à une dimension d’énonciation. Parce que, ce
qui compte dans ces dimensions intermédiaires, dans ce 1 virgule quelque chose de fractal, ce
sont précisément les opérations de fractalisation. Ce qui est désigné par l’opération de fractalisa-
tion, ce ne sont pas les contenus, comme tu dénonces l’utilisation qui en est faite, mais c’est bien
le fait qu’il y a un opérateur énonciatif qui opère cette fractalisation. Quand j’étais petit, j’avais
toujours cette espèce de fantasme curieux : comment est-ce qu’on peut tourner ? À quel moment
on tourne ? Il y a toujours un point intermédiaire. D’une certaine façon, on ne peut aller que tout
droit, parce qu’on peut toujours intercaler un point, au niveau infinitésimal. Il est impossible de
tourner pour la bonne raison qu’à ce niveau infinitésimal, il n’y a plus de dimension de surface
ni de volume. Donc, ce qui prime à ce moment-là – on retourne alors aux catégories de Bergson –
c’est effectivement qu’on tourne parce qu’on tourne, parce qu’il y a un mouvement. Et si on
s’amuse à vouloir mesurer, on reste sur place, comme Zénon, dans une position obsessive com-
plète.

E. Alliez : J’ai l’impression que tu as franchi un seuil, à force de tourner précisément. Ce que je
ne comprends pas bien, c’est pourquoi au niveau même de l’exposition – je sais qu’il y a là une
raison de fond – tu n’as pas commencé sur le problème de la forme, de l’énonciation et des affects
problématiques. Cette chose intervient à plus de deux tiers de ton exposé, alors qu’il me semblait
que c’était un angle d’entrée.

F. Guattari : Ça vient tout de suite la distinction entre affect sensible et affect problématique.
J’annonce tout de suite la couleur, au lieu de construire les affects problématiques à partir des
affects sensibles. Si tu veux, la mauvaise lecture de Proust, c’est de le prendre dans le sens de la
lecture normale qui consiste à penser qu’il commence par parler de la « madeleine » pour arriver
à reconquérir le temps ; en fait c’est exactement l’inverse qui se passe. Ce qu’il dit à la fin, au
moment où il a saisi l’affect problématique qui serait l’espèce d’harmonique extraordinaire qu’il
y a entre Guermante et le pavé dans la Cathédrale de Venise où tout se joue. C’est à ce moment-
là seulement qu’il arrive à disposer d’un moyen d’écrire les autres ritournelles, puisqu’en cours
de route, il raconte que, toute sa vie, il a cherché à saisir ce qui se passait. Il n’a jamais été foutu
de saisir ces histoires de moments féconds. C’est à partir du moment où il a cette clé d’affect pro-
blématique (qui est l’instrumentation) qu’il peut en effet dire n’importe quel affect sensible. Il me
semble que c’est important pour la psychose. Au lieu de construire le délire, les syndromes psy-
chopathologiques de façon mécanique, en partant du simple pour arriver à une formulation
concrète, au contraire il y a d’emblée une sorte de façon d’intuitionner une problématique qui est
donnée d’emblée et qui est la catastrophe existentielle. Puis à partir de là, on se débrouille. À par-
tir de là, Schreber va ramasser tout ce qu’il trouve dans sa mémoire, dans sa culture, dans ses réfé-
rences de souvenirs d’enfance, pour faire face à cela, parce que c’est donné comme ça. Dans la
création artistique, phénoménologiquement, c’est toujours donné comme ça. C’est donné avant
qu’il y ait la construction, ensuite on dira : d’accord, il y a le jeune Debussy, le vieux Debussy,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


etc. Il y a d’abord la cristallisation existentielle qui fait qu’il y a une certaine énonciation organi-
sant une disposition entre la façon de mettre des signes, de voir les formes plastiques, de sentir le
temps : ça s’organise comme ça, préalablement à toutes les autres constructions. Cela implique,
tout d’abord, qu’on renonce à l’idée de subjectivité générale, d’énonciation générale qui subsu-
merait l’ensemble d’une situation énonciative, mais qu’il y a des énonciations qui se datent, qui
se créent à partir de telle date. Il y a un nouveau type de subjectivation de la musique : par
exemple, la musique baroque s’invente, se crée, puis définitivement cette mode de sémiotisation
de la musique est donnée, alors qu’elle n’existait pas avant. Autre exemple : à partir de telle date,
il y a un affect christique qui naît, mais on n’aura plus alors le même rapport à l’autre, au sacri-
fice qu’auparavant. D’où, à la fois, l’immense refus de cette chose venant bouleverser toutes les
modalités énonciatives qui existent et, en même temps la puissance extraordinaire de diffusion,
parce que, d’un seul coup, quelque chose est cassé irréversiblement, on ne pourra pas revenir en
arrière. On ne pourra pas faire qu’il n’y ait eu cette cristallisation énonciative – ce que j’appelle
cette constellation d’univers de références. Dans le domaine scientifique, c’est pareil. Cela per-
mettrait de réfléchir aux histoires de paradigmes de Thomas Croon, etc., parce qu’à un moment
il y a une cristallisation énonciative qui va déterminer un paradigme qui fait que finalement tout
ce qui a été écrit rentre dans ce paradigme-là ou est rejeté. C’est pourquoi j’essaie de parler d’une
catégorie de propos d’énonciation que j’ai développée d’une autre façon dans les autres schémas.
C’est-à-dire qu’au fond – ce sera intéressant du point de vue philosophique il y a la couleur du
rideau : on ne peut pas dire qu’elle parle, mais en tout cas elle énonce quelque chose, elle n’énon-
ce pas avec des paroles, avec des signifiants. Mais ce qui est dans le rideau, ce qui est dans tel
autre type le soir qui tombe, ce qui est dans ma mémoire, ça se prend en nœuds énonciatifs.
Pourtant, on ne peut pas dire que c’est de la représentation. Celle-ci n’est là que comme agent
d’une fonction existentielle. Cela ne l’empêche pas non plus d’être une représentation ou une
dénotation. Cette fonction existentielle s’organise sur un mode totalement différent de celui de la
dénotation et de la signification, ainsi que de la diagrammatisation.

A. Querrien : Moi, j’avais travaillé sur l’exemple de la force de travail. À partir de quand a-t-on
commencé à évaluer la force de travail des hommes ? Pratiquement, l’Académie des Sciences a
été fondée en grande partie pour cela. Une bonne partie des travaux de cette Académie, à partir
de 1666, consiste à faire des expériences pour évaluer le travail des hommes. C’est le fondateur
du corps des Ponts et Chaussées qui a trouvé la solution, presque par hasard, en voulant payer les
ateliers des chantiers de travaux publics : il voulait payer les paysans qu’il mettait dessus de telle
manière que ce ne soit que des chômeurs et pas des gens qui auraient fui des travaux existants.
Pour cette raison, il fallait trouver le salaire minimum possible pour qu’à la fois les types se repro-
duisent – c’est le fameux théorème de Marx. La force de travail est payée au niveau de sa repro-
duction. C’est en fait un travail social qui a pris comme une traînée de poudre et est devenu une
énonciation scientifique à peu près immédiate, comme quoi le travail était ce qui se payait dans
la force. Cela est extraordinairement visible dans les manuels de physique de la fin du XVIIIe
siècle. On voit donc un énoncé qui va se matérialiser dans toute une organisation générale et
aboutir à Karl Marx et Cie, avec les effets extraordinaires sur l’organisation sociale et sur le chan-
gement radical de l’économie de travail que cela a représenté. Est-ce que ça rentre dans ton
analyse ?

F. Guattari : Tout à fait, sauf qu’il faudrait maintenant développer tout cela.

X : J’ai l’impression que tu me parlais d’un roman policier à énigme qu’il faudrait écrire complè-
tement à l’envers. C’est-à-dire que c’est comme ça qu’on comprendrait les morceaux. On pour-
rait prendre une autre image : celle de l’archéologie, à savoir connaître une civilisation pour com-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


prendre ce que signifie telle pièce qu’on trouve. J’ai l’impression que ça mélange le champ de
l’explication. Dans les sciences sociales, on fait des hypothèses, on ramasse des matériaux, puis
on voit l’explication. C’est un peu comme si tu avais la clé du problème à partir d’une vision glo-
bale d’un phénomène observé où tu résous dans ton explication tous les phénomènes d’hétérogé-
néité échappant à l’observation. Il y a peu, dans ton analyse, la démarche qui consisterait à dire :
supposons le problème résolu pour chercher les explications. C’est cela qui me perturbe un peu
dans ce que tu dis.

F. Guattari : Il est vrai que c’est pourtant lié à une pratique, mais dans le cursus des psychothéra-
peutes et des jeunes psychanalystes qui se trouvent dans la position d’avoir à entendre des choses
de gens qui viennent et qui attendent quelque chose d’eux, il faut être complètement armé, blin-
dé et se dire : entrez sur cette scène. De même pour un acteur, ce n’est pas rien. Il y a tout un pro-
blème de consistance, quasiment mythique. Il faudrait avoir un certain tonus extérieur et intérieur,
et même tout un environnement : vous êtes dans un endroit où il est licite d’avoir des problèmes.
Il est vrai que le fait d’accepter qu’il y ait du sujet supposé savoir, comme disait Lacan, qu’il y
ait du savoir, que ça soit en raison d’une compétence de savoir qu’il y aurait légitimation que
quelqu’un vienne ou X (un groupe ou un problème) à être traité, c’est quelque chose qui mène à
des impasses quelques fois dramatiques. Parce que, précisément, ce qui se noue dans ces relations
de transfert n’est pas du tout de cet ordre du savoir, de cet ordre discursif. Cette dimension dis-
cursive du savoir peut faire obstacle et créer une situation d’accélération, pour le coup de fracta-
lisation catastrophique qui fait qu’il y a des situations qui se nouent, des espèces de grumeaux
énonciatifs, et qu’on continue dans un bluff connu de l’un et de l’autre : on est alors dans une
situation en impasse complète. Quelqu’un vient, déprimé et suicidaire, est là et attend de toi
quelque chose : que fais-tu maintenant ? Il y a une sorte de culpabilité qui signifie alors : tu es en
position de m’aider à ne pas être déprimé, à ne pas être suicidaire. Il y a une sorte d’ineffable, là.
Alors, on imagine tous les faux-semblants, tous les faux-fuyants, toutes les astuces, toutes les
façons de gagner du temps. La situation est complètement différente. Et là, je pense que sur le
plan méthodologique, ce n’est pas tout à fait inutile de marquer, dès le début, ceci : il y a effecti-
vement des processus qui apparaissent, des énonciations partielles, des singularités qui se mettent
à proliférer. Sinon, il n’est pas question d’attendre que, de cette seule situation, puisse advenir
quoi que ce soit, il n’est pas absolument légitime d’entretenir cette idée-là. Plus tu entretiendras
cette idée d’un savoir, d’une manière de faire, d’une expérience pouvant piloter la cure, plus, à ce
moment-là tu vas être complètement dans l’impasse… Je pense à cela, parce que quelqu’un me
disait : « Bon, alors, je suis déçu, très déçu. » Je lui dis : « Repose toi et à la semaine prochaine. »
Mais, dit-il, la semaine prochaine, je ne serai peut-être pas là. Je lui réponds : « Moi non plus,
peut-être… » Et cela a déclenché, chez cette personne par ailleurs dans un état difficile, un éclat
de rire. « Vous êtes indifférent », me dit-il, « Pas du tout, je ne suis pas indifférent », et là-dessus
la personne me dit, pour boucler complètement le paradoxe « oui, mais enfin quand même, vous
m’aviez dit que ce serait peut être bien qu’on se voit dans cette période actuelle difficile pour moi,
plusieurs fois par semaine », « oui, j’ai dit ça, mais pour quoi faire dans l’état actuel des
choses ? », il me répond : « on peut se revoir le mois prochain ou la semaine prochaine, s’il se
passe quelque chose ». Moi, alors, je deviens complètement victime, je m’ennuie, si je me lais-
sais aller, je serais angoissé, inquiet, coupable… et puis, zut, bon ça va. Ça change complètement,
parce que la visée, à ce moment, signifie : est-ce qu’il y a cristallisation d’une matière énonciati-
ve, du fait que je suis porté dans le mouvement ? C’est cela l’agencement d’énonciation ? c’est
la chaîne qui parle à ta place.

X. : Tu as parlé deux fois d’intuition. Une première fois, parce que ça relance, ça décoince quelque
chose, alors tu peux passer à autre chose. Mais comment tu la (l’intuition) situes par rapport à ce

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


que tu viens d’ajouter, par rapport à la compétence, au sens linguistique ? C’est quelque chose
d’important : que mets-tu là-dedans et comment tu l’inscris ?

F. Guattari : C’est vrai que ce n’est pas une catégorie qu’on utilise fréquemment. C’est-à-dire qu’à
ce niveau de proto-énonciation, d’affect problématique, le donné est atmosphérique, il se donne
d’emblée, ensuite dans un deuxième temps, dans un temps discursif, on se dira : qu’est-ce qu’on
s’ennuie ici ? Que c’est angoissant ! C’est une ambiance formidable… Bon, c’est dans un deuxiè-
me temps. Mais le premier donné, c’est celui qui va constituer une disposition ou une situation
qui est que si je suis là, dans la salle, il y a une sorte de prise de consistance d’énonciation. À mon
avis, ça doit être la même chose dans le théâtre. Le trac est une espèce de disjonction de ces com-
posantes énonciatives, même si j’ai la perception de mon devoir qui est de lire mon texte. S’il n’y
a pas cet intuitionnement d’un affect d’ensemble qui va me porter, la situation est alors totalement
éclatée. Mais le problème de l’accès à cette intuition est quelque chose qui pose un problème
méthodologique. En principe, quand on dit intuition ou inspiration, on attend que ça vous vienne
dessus. C’est comme Dieu qui vous parachute : eh bien ! ça y est, etc. L’idée, un peu plus com-
pliquée, c’est que ça se travaille, c’est que cette matière énonciative se travaille comme une autre.
Je pense que pour les plasticiens, il y a le petit miracle qui fait que j’ai trouvé le « truc » : on
attend pendant dix ans devant sa toile ou est-ce qu’il y a des procédures permettant cette chose
dont Fromanger, à la suite d’autres, disait que le travail devant la toile consiste à non pas ajouter
quelque chose sur une toile blanche, mais à effacer tout ce qui est dessus… ?

Ce problème d’affect problématique, c’est qu’avant de pouvoir dire à quelqu’un : mais, écoutez,
ce n’est pas que je m’en fous que vous allez vous suicider ou que c’est la catastrophe, mais vrai-
ment je n’y peux rien. Par contre, faire ce nettoyage-là demande un exercice extraordinaire, pour
pas que ça apparaisse comme quelque chose de traumatique ; c’est-à-dire que là, il y a un pro-
blème de parachèvement éthico-esthétique. Esthétique, parce qu’il y a une évidence de l’énon-
ciation, quand il y a une relation d’amour ou de haine. C’est la formulation de Spinoza : on ne s’y
trompe pas, comme je dis toujours : même un chien a tout de suite compris de quoi il s’agit, il ne
fait pas de phrases, il voit bien si on veut lui taper dessus ou si on veut le caresser. Donc, il y a
un parachèvement de l’énonciation, on ne s’y trompe pas, c’est dur comme tout, bien que ça soit
complètement atmosphérique (« je suis sûr que c’est cela »), c’est de l’ordre de l’intuition. Et, en
même temps, il y a la dimension éthico-politique, parce que cette matière-là n’est pas seulement
une matière esthétique, c’est aussi une matière qui rentre dans des rapports de transversalité avec
d’autres niveaux complètement hétérogènes, ce que j’appelle l’hétérogenèse des composantes.
Car, dès lors que, par exemple, un musicien trouvait juste la façon d’articuler cette mesure-là, il
a tout le morceau d’un coup, toutes les autres difficultés, toutes les autres dimensions. Imaginons
que ça soit une histoire de temps, mais ce n’est plus seulement le temps qui est en cause, c’est
complètement la lecture d’autres dimensions harmoniques, parce que c’est là qu’il y a une sorte
de fractalisation : ce qui va s’opérer au niveau d’une des composantes énonciatives est en rapport
de congruence, de consistance existentielle dans les autres registres, ce qui serait incompréhen-
sible dans l’ordre des logiques discursives, parce que ce qui s’opère à un niveau de la structure
peut se répercuter là, à condition qu’il y ait tous les éléments de passages intermédiaires, puisque
dans l’énonciation, ce n’est pas cela qui se passe. Dès lors qu’il y a un jeu de bascule qui va faire
qu’une seconde auparavant j’avais envie de l’étrangler, qu’une seconde après j’ai envie de l’em-
brasser, c’est quelque chose qui embrasse toute la situation.

J. C Polack : Je réfléchissais a l’affect comme quelque chose dont on parle beaucoup, effective-
ment dans le milieu des psychothérapeutes, c’est-à-dire quelque chose qui vous arrive, qui arrive

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


à l’autre. C’est ainsi que tu as commencé ton exposé. Je me disais que c’est en tout cas avec les
psychotiques que la grande masse des choses se passe dans la séance. Il n’y a pas beaucoup de
communication, pas beaucoup de significations ou alors elles sont d’une complexité telle que
finalement ce qui se passe vraiment, c’est de l’affect. Je me rends compte que si je vois deux ou
trois psychotiques dans la journée, cela m’épuise complètement. Par rapport à ça, l’attitude des
psychothérapeutes consiste à dire : tout cela est indexé sur des effets de sens. On est ému parce
qu’il y a eu le mot, le phonème ou la fraction de mot qui a déclenché quelque chose, ça nous a
fait bouger ou ça l’a fait bouger, ça peut vérifier la portée d’une interprétation : j’ai vu juste puis-
qu’il a rougi, a été ému ou a pleuré, etc. J’ai bien compris la valeur cathartique de l’affect. Ou
bien c’est une attitude au contraire de protection, d’autoprotection nécessaire qui consiste à être
aussi lacanien que possible, c’est-à-dire à se taire ou à se rembourrer au fond de son fauteuil, puis
à attendre que ça se passe. Alors, par rapport à ça, si on considère que c’est une matière déterri-
torialisée d’énonciation qui se joue là, que peut-on en faire ? C’est-à-dire, comment travailler
avec ça, au même plan ou sur un autre plan, avec les matériaux signifiants. Il ne suffit pas de dire
qu’on peut en tenir compte comme de quelque chose avec quoi on travaille, mais d’imaginer ce
que serait un stratégie et une cartographie de cette matière-là, de ces signes-là ou de ces éléments-
là. Par exemple, Searles, Rosen ou Rosenfeld qui travaillent beaucoup avec l’affect, s’ils ressen-
tent quelque chose au cours d’une séance, considèrent comme très important de le dire tout de
suite au patient. S’ils ont imaginé quelque chose comme ça ou s’ils l’ont ressenti, la première
chose est de s’en libérer immédiatement, donc de le porter au crédit de ce qui se passe là, de ce
qui se joue et puis d’essayer d’en faire quelque chose avec le patient. Je ne suis pas sûr que cela
soit la bonne méthode, mais ça n’est qu’une méthode justement, qu’une recette. Il s’agit de savoir
comment on peut tenir ça, comment le capitaliser, l’utiliser plus tard, dans quels types de relations
avec d’autres événements de la séance. C’est un peu ça qui fait problème pour moi.

F. Guattari : Ce que je dirai, c’est que Searles, Rosen et Rosenfeld ont leur cartographie. On voit
bien aussi que Mony Elkaïm a son système cartographique, même si on ne peut pas le décrire
comme un mythe explicite. La question qui se pose alors est que les cartographies ou les systèmes
mythiques peuvent être complètement refermés sur eux-mêmes et servir à voir cette fonction de
défense, fonction de maintien d’un état des différents statu quo entre les composantes énoncia-
tives. Au contraire, ces cartographies et ces systèmes mythiques peuvent travailler dans le sens
des machinismes abstraits selon des lignes que j’appelle des phylums machiniques, c’est-à-dire
qu’il y a quelque chose à refaire et que le niveau déterritorialisé d’expression donne des possibi-
lités qu’il y ait différents phylums expressifs, comportementaux, pragmatiques, etc. Au nom de
cela, tu peux avoir une refermeture systématique. C’est pour cette raison que pour le peintre ou
pour n’importe qui, la question n’est pas seulement d’attendre l’affect libérateur qui va donner
une ligne de fuite, mais qu’il y ait un travail. On a dit qu’une première dimension du travail est
déjà de nettoyer le terrain, donc de se faire nettoyer soi-même. Comme tu dis, je suis complète-
ment épuisé, parce que, eux, comme ils sont à nu du point de vue de ces résistances, les psycho-
tiques, dans le face à face, ont tendance à te foutre à poil par la même occasion. Mais l’autre
dimension du travail qui n’est pas seulement cette mise à jour d’une surface d’accueil d’une sin-
gularité, c’est ce que j’appelle affiner les facettes assignifiantes des singularités. C’est comme si
le travail de discernabilisation des singularités, des ritournelles en particulier, des coupures pou-
vait permettre qu’à un certain moment la cristallisation s’opère.

J’aime assez bien cette image des cristaux, car j’imagine bien qu’un cristal qui serait émoussé et
dans la vase ne puisse pas permettre le développement de la ligne de déterritorialisation qui fait
que le cristal va partir dans ces directions. Par exemple, Alfred Cortot composait à partir des
Études de Chopin, c’est-à-dire que, sur une seule difficulté minuscule, il développe des pages

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


entières de travail, comme s’il composait des études et des variations sur une seule difficulté. Il
est évident qu’après quand tu repasses sur cette difficulté tu ne t’en aperçois même plus, elle a
complètement disparu, parce qu’elle a été tellement traité par ailleurs. La discernabilisation de la
coupure est quelque chose de cet ordre. On le voit bien quand on cherche à se débrouiller d’un
rêve : je ne comprends pas pourquoi j’ai rêvé ça, mais c’était tellement important ; mais si tu
reprends le rêve, si tu l’écris déjà, si tu en prends une partie et si tu le travailles, il peut advenir
qu’à un moment ça part et que toute la chaîne se reprend, parce que tu as juste ressaisi ces élé-
ments généralement assignifiants : ce que Freud appelle l’ombilic (cf. La science des rêves). Il
faut travailler ces dimensions d’assignifiances, plutôt que de passer dessus, parce que ces fonc-
tions existentielles portées par les ritournelles et par les dimensions assignifiantes sont totalement
enrobées comme dans une pâte de loukoum par les significations et les dénotations. Ce qui fait
que parfois on a des trésors sous la main, des trésors de cristaux assignifiants, mais qui sont com-
plètement enrobés. On ne les met pas dans la position de proliférer, de travailler à l’état naissant,
c’est-à-dire d’établir des connexions, des filières de productions associatives ou des tranverses,
des passages à d’autres registres. Un exemple déjà donné ici et constituant pour moi un repérage
coutumier : c’est quand on est avec quelqu’un et qu’on parle, et puis à un moment on se dit : oh !
oui, ça y est, je sens que ça c’est collé sur le visage…, parce que le visage prédispose l’ensemble
des significations. « Alors, ça va, bonjour ! » Il y a tout ce préalable énonciatif qui peut totale-
ment obturer ces champs de possibles qui sont là devant moi. Je prends l’exemple du théâtre : je
me fais tous les exercices, c’est un peu comme tout ce nettoyage de ces cuirasses corporelles,
visagéitaires, etc.

E. Cormann : À l’inverse, ce qui est assez curieux, c’est que toute la conduite d’acteurs, la majeu-
re partie des pratiques de conduite d’acteurs soient issues plus ou moins de Stanislavaki. Tout à
l’heure, tu tirais la métaphore avec l’acteur, moi, je la tirerai plutôt avec le metteur en scène, c’est-
à-dire que le directeur d’acteurs est dans cette position bizarre qui serait le pendant curieux de
l’analyste, parce qu’il est censé constituer des affects sur la scène. Il semble que cette majeure
partie des pratiques issues de Stanislavaki, reprises par l’Actor’s Studio soit plus ou moins assi-
milée, plus ou moins avouée. En définitive, le directeur d’acteurs est aussi dans la position de ne
pas savoir très bien quoi faire. Son savoir-faire, il peut le faire fonctionner, plus sur une écono-
mie générale du spectacle s’il y a un savoir-faire permettant de mettre ensemble de la lumière et
du son, une plastique et puis des mouvements d’acteurs, etc. Par contre, sur la conduite d’acteurs,
le savoir-faire est très incertain, puisque chaque acteur a une expérience particulière. En fait, l’ex-
périence de Stanislavaki consiste précisément à ne pas se nettoyer, puisqu’il s’agit, pour produi-
re un affect donc artificiel et n’étant pas vécu dans l’instant de la représentation, d’aller chercher,
de fouiller dans sa propre expérience des affects produisant des effets équivalents. Par exemple,
si on a un souvenir extrêmement vif d’avoir pleuré fort à l’âge de 5 ans, parce qu’on avait cassé
un objet auquel on tenait beaucoup, c’est peut-être ce qu’il faut réactiver à l’instant de mettre en
branle une grande émotion dans un rapport qui n’aura strictement rien à voir avec cela, peut-être
qu’il sera question de drame considérable. D’autre part, le metteur en scène est censé organiser
justement des circulations d’affects, une concaténation qui n’existe que sur le papier et qui n’a
que son formulaire, c’est-à-dire qu’elle n’a que les mots pour le dire. Déjà, il faut que l’acteur, en
disant ces mots, ait l’intuition de quel affect il est question là-dedans, puis de savoir comment va
s’organiser la circulation des affects entre l’un et l’autre. Quand Jean-Claude Polack disait que
l’affect est ce qui nous arrive dans la relation de partenaires entre acteurs, il y a circulation d’af-
fects dont, à chaque instant, ils sont simultanément dans la position de se dire : Ça m’arrive, et ce
que je donne à voir dans ma relation aux partenaires doit être le signe que ça m’arrive et qu’en
même temps j’ai la conscience que ça ne m’arrive pas puisque c’est faux. Il serait curieux et inté-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


ressant de reprendre les écrits de Stanislavaki et les différents exercices pour voir en quoi cela
serait une espèce de pendant antithétique, mais en même temps tout à fait illustratif de ce qui peut
se passer dans la relation avec un psychotique. C’est-à-dire, à l’inverse, là, on essaie de consti-
tuer une certaine situation, alors que vous êtes en situation d’essayer de faire avancer le « schmil-
blic » dans la relation à un psychotique. Autre chose : une remarque faisant écho à un point déjà
évoqué dan. mon intervention sur le théâtre. Il s’agit de la logique interne du devenir scénique au
sujet, justement, de ces passages assignifiants, de ces effets de rupture qui, à un moment donné
dans la constitution du jeu, interviennent dans la façon dont va s’organiser la présence mutuelle
d’acteurs sur un plateau, susceptibles de raconter une histoire, de faire circuler des affects, de
rendre intelligible ce qui est en jeu dans la représentation. Certes, il y a des moments où ça coin-
ce, c’est-à-dire que cela arrive, peut-être parce qu’on est trop conscient de ce qu’on est en train
de faire ou qu’on comprend trop bien ce qu’on est en train de raconter. À un moment, la signifi-
cation se disperse et devient semblable à du sable. La représentation, pour ainsi dire se défait. Ce
sont des termes qu’on emploie souvent. Je ne comprends plus du tout ce tu es en train de faire,
dira le metteur en scène, alors qu’on sait bien ce qu’il est en train de faire. La signification ne
fonctionne plus. Les faits sont là, pourtant les mots sont dits, les attitudes sont vraisemblables…
Mais à la fois c’est une question de rythme, d’indications personnelles, puis d’absence d’inouï et
de trouvaille véritable, c’est-à-dire de réactivation de l’affect dans ce qu’il peut avoir d’inatten-
du, de surprenant et de giflant. Comme ça n’existe plus, la signification se défait alors.

F. Guattari : Juste un point : une idée qui ne me paraît pas recevable, c’est l’idée que l’affect serait
faux.

E. Cormann : C’est-à-dire que l’affect est vrai, mais en même temps on l’organise, l’objective, le
désigne. On est là et on se dit : c’est la matière sur laquelle on travaille, alors que probablement
ça nous échappe totalement. Mais l’affect est vécu à la fois dans son authenticité, c’est-à-dire dans
son immédiateté. L’acteur a toujours la pensée qui continue à se développer, qui consiste à pen-
ser son propre spectacle et à le gérer. Est-ce là finalement aussi la conduite au quotidien de qui
que ce soit ? C’est possible.

J.-C. Polack : L’exemple est caractéristique, parce que quand tu dis qu’il s’agit d’évoquer une
émotion ou un affect passé, c’est donc qu’on joue déjà sur cette espèce d’antinomie ou de rapport
entre l’affect et sa représentation. Il est question de trouver une espèce de représentant de l’affect
suffisamment général pour valoir pour toutes sortes de situations d’affects très singulières mais
très différentes. Le rôle de l’acteur étant d’en choisir une qui convienne à une multitude de situa-
tions. Il pourra la reproduire autant de fois qu’il voudra. La problématique de la psychothérapie
serait justement de ne pas se poser le problème en termes de rapports de résolution ou de vases
communicants entre la sphère des affects et la sphère des signifiants. Il ne faudrait pas trop et sans
arrêt se poser la question : est-ce qu’il y a trop d’affects, parce que ce n’est pas assez dit ? Ou est-
ce que, quand ça sera dit, il y aura un affect, soit pour souligner que ça était bien dit, soit il n’y
aura plus rien du tout. Enfin on sera débarrassé de cette charge d’émotions terribles et destruc-
trices. Le problème est de savoir s’il existe une stratégie ou une cartographie possible, dans l’es-
pace par exemple d’une séance de psychothérapie, qui traite cette matière-là, évidemment sur un
autre mode que sur le mode de l’interprétation. Il ne s’agit plus de parler d’une certaine manière,
il s’agit peut-être de concevoir, de voir des choses qui ne se voient pas, d’avoir un certain type de
modèle qui puisse fonctionner et intégrer ces données-là, mais au même titre que les autres, pas
du tout dans un rapport dialectique avec la sphère des représentations. Sinon, on est repris dans
le schéma freudien classique, à savoir on souffre parce qu’on n’arrive pas à dire pourquoi.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


E. Cormann : Je pense qu’on en souffre aussi dans la représentation. Je pense qu’on est précisé-
ment, mais confusément à la recherche d’autre chose, que là, il y a quelque chose qui se joue
d’une façon infime au fil des représentations ou des spectacles qu’on peut voir, mais qui se
cherche dans l’ordre d’une modernité de la représentation et qui essaierait de s’émanciper de ce
modèle-là.

J.C. Polack : Comment situer Grotowski par rapport à cela ?

E. Cormann : Grotowski est vraiment la rupture pour ainsi dire sémantique dans cette histoire.
C’est une réflexion différente sur la représentation. Chez lui, l’acteur est un outil différent, parce
que déjà la représentation est pensée comme différente. Probablement, le spectacle, le fait théâ-
tral lui-même est pensé comme différent. Grotowski a beaucoup insisté sur la catharsis et en a tiré
les ultimes conséquences, si bien qu’aujourd’hui il ne fait plus de théâtre, je veux dire qu’il anime
des stages aux États-Unis et qu’il a complètement rompu avec sa pratique. Il y avait sans doute
là une forme d’impasse.

J.C. Polack : Justement, il me semblait qu’il y avait cette recherche de mise à jour d’un monde à
la lumière d’un texte, sans aucune volonté d’en donner une quelconque représentation, aussi
directe que possible.

E. Cormann : Grotowski avait une très grande technicité, mais je crois qu’il y a eu une dérive. Je
l’ai rencontré une fois. Il n’était plus du tout dans les préoccupations de l’époque du Prince
Constant. Il ne parlait plus que d’une seule chose : il ne s’intéressait plus qu’à la voix, en soignant
les voix malades, non pas seulement des acteurs – car les acteurs l’ennuyaient mais par exemple
de l’institutrice qui a des problèmes vocaux, parce qu’elle parle très fort et tout le temps, ou des
gardiens de musée. Ce qui l’intéressait au plus haut point était notamment les résonateurs crâ-
niens, c’est-à-dire comment développer les capacités physiques de la voix. C’est-à-dire qu’à un
moment donné il y a instrumentalisation totale de l’acteur, une sorte de dérive machinique. Je ne
connais pas suffisamment son travail pour en parler au-delà de ça. Je me demande s’il n’y a pas
eu une hésitation entre une direction qui aurait été totalement mythique, totalement abîmée dans
la perspective de renouer avec l’irruption des grands mythes dans un lieu rituel, comme ça pou-
vait être le cas (époque, circonstances et culturation différentes) dans la Grèce antique, et puis en
même temps l’idée que l’acteur n’est qu’un simple véhicule, une matière la plus malléable pos-
sible. D’où ces exercices pour pouvoir répondre à des injonctions minimales, en les amplifiant au
maximum jusqu’à une dérive, une spécialisation machinique de son théâtre, au point qu’il s’est
lui-même désintéressé de faire du théâtre.

À l’inverse, Forman a complètement instrumentalisé l’acteur – ce qui le fait ressembler à


Grotowski – sur la base d’une idolâtrie de la grille analytique, à la manière d’un peintre qui pein-
drait sempiternellement la même topique. C’est-à-dire ce sont des fils qu’on tire. Ce sont des
figures, des apparitions emblématiques, ce sont des événements dont l’onirisme est même signa-
lé, c’est l’auto-ironie de l’analysant malin. Il y a ainsi une série de tentatives qui ont, à chaque
fois, très spécialisé la fonction de l’acteur. Bien plus, je dirais quelque chose de beaucoup plus
général, moins visible et moins éclatante qui consisterait à trouver une modernité du jeu. Ce souci
crée parfois des maniérismes inquiétants, cette espèce de faux naturel censés déjouer les méca-
nismes de la représentation : une sorte d’inquiétude à la fois post-brechtienne, avec un bon vieux
mélange de post-moderne, et puis d’autre part une préoccupation de certains metteurs en scène
qui ne savent plus comment échapper justement à ce système de la modélisation, c’est-à-dire en
fait de l’uniformisation du jeu de l’acteur pour lui-même. L’acteur, pour ainsi dire, joue toujours

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


pareil tous ses rôles puisque ses référents sont toujours les mêmes. D’ailleurs, ses référents étaient
traditionnellement considérés comme valables, dans la mesure où ils avaient un caractère d’uni-
versalité. L’acteur était d’autant meilleur qu’il n’était pas singulier, alors qu’en effet ces histoires
de processus de singularisation sont aujourd’hui au centre de la réflexion.

X. : Je voulais demander tout à l’heure si le fait de définir l’intérêt d’une position éthique et esthé-
tique n’est pas en fin de compte contradictoire avec la quête d’un modèle de quelque chose de
repéré. Pour moi, cela me semble contradictoire. C’est-à-dire que si on a une position éthique et
esthétique, quelque part on est dans une position d’ouverture, de pouvoir être traversé par des
choses qu’on n’avait pas du tout repérées, des choses nouvelles qui, à chaque fois, ne peuvent que
venir et faire quitter les modèles ou fonctionner sans, a priori.

F. Guattari : C’est en effet contradictoire, mais je crois inévitablement contradictoire. Tu ne peux


pas viser le parachèvement esthético-éthique d’un affect. En disant cela, je pense à Deligny : on
voit bien l’idée de parachèvement chez lui, c’est-à-dire qu’au fond chez lui, c’est au niveau du
moindre geste, il n’y a pas la moindre parole. En même temps, Deligny a une sorte d’élégance
énonciative, à la manière d’une élégance de l’écriture. La dimension éthique est évidente aussi.
N’empêche que Deligny développe par excellence des mythes de référence. Toute sa vie, il a écrit
des romans, même une sorte de mythologie, à une époque, du délinquant primaire, à une autre de
l’enfant autiste, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen.

C’est pourquoi je pense qu’il y a un phénomène de seuil très important dans le théâtre, parce que
là les seuils sont à l’état nu, ils sont beaucoup plus difficiles à masquer que dans un rapport aux
psychothérapies qu’on noue avec un psychotique. Parce que là, d’un seul coup, si tu es en-deçà
du seuil, tu n’es vraiment plus rien du tout. Tandis que, dans une relation ordinaire quand l’affect
énonciatif fait que quelque chose se passe, on se décroche, disons que tu as de la marge (on a des
tas de choses à faire, à dire, avec des faux-fuyants), parce que là tu te retrouves vraiment désar-
çonné devant ton public. Alors, cette consistance éthico-esthétique me semble la matière même
de nos histoires. Est-ce que nous ne sommes pas avec des blouses blanches à l’extérieur et à l’in-
térieur de la tête ? Ne sommes-nous pas comme des palotins qui finalement n’atteignons pas cette
vérité même de l’affect qui fait qu’à un moment une processualité pourra naître de cette vérité ?
Pour retrancher la question avec ce qu’a dit Enzo Cormann, c’est quelque chose qui ramène au
problème des affects problématiques, parce que le travail de Grotowski visait un affect relative-
ment plus complexe, pas tellement des choses élémentaires (thèmes d’enfance, etc.), mais c’est
encore au niveau d’un fantasme relativement faux ce matériel modulaire dont on parlait.

Je pense que dans la tragédie antique les moyens pouvaient peut-être aussi employer des média-
tions tout à fait instrumentales, distantes d’une emprise suggestive. Mais c’est l’affect probléma-
tique (le mythe, etc.) qui va déclencher cette disposition existentielle qui fait que le public va être
absolument pris. Il ne peut pas être pris par un effet de suggestion à partir de ritournelles sen-
sibles. Il va être pris, parce que la procédure très complexe d’affects problématiques va jouer en
effet, son rôle de mise en machine, de mise en fonctionnement d’un affect existentiel.

E. Cormann : Pour revenir au trac, je me suis fait la réflexion suivante. Je ne saurais comment
l’analyser, mais on a toujours voulu dire, voulu croire, peut-être à raison, que le trac était une
angoisse bien particulière. C’était quelque chose d’assez spécial à la position de l’acteur où se
donne le spectacle. Et, essayant d’analyser ces composantes, j’ai l’impression qu’il y a deux
choses. D’une part, il y a purement et simplement la peur du public, la peur de ce qui va au public

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


de la représentation, des pannes éventuelles de la représentation, de la fragilité de ce qui va adve-
nir. Mais il y a aussi une espèce de vide qui surgit. Paradoxalement, c’est comme si, à l’instant
où on avait vraiment conscience de soi acteur, on perd les pieds. Voilà la remarque que je voulais
faire.

F. Guattari : C’est un peu comme lorsqu’on regarde ses pieds en montant un escalier.

E. Cormann : Quelque chose comme ça ou comme si on se concentrait trop sur l’idée qu’on va
monter un escalier. Si on y pense trois heures, il y a un moment certainement où…

F. Guattari : Ce serait le passage des ritournelles problématiques aux ritournelles sensibles.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


FÉLIX GUATTARI

Ritournelles et
affects existentiels
« QUAND AU COURS D’UN REVE J’AI PEUR DES BRIGANDS, les
brigands sont imaginaires, mais la peur, elle, est bien réelle »,
relevait Freud, dans L’Interprétation des rêves (1). Le contenu
d’un message onirique peut être transformé, maquillé, mutilé,
mais pas sa dimension affective, sa composante thymique.
L’affect colle à la subjectivité, c’est une matière glischroï-
dique, pour reprendre un qualificatif que Minkowski
employait pour décrire l’épilepsie. Seulement, il colle aussi 1. L’interprétation
bien à la subjectivité de celui qui en est l’énonciateur qu’à des rêves, P.U.F., P.,
1967.
celle dont il est le destinataire et, ce faisant, il disqualifie la
dichotomie énonciative : locuteur-auditeur. Spinoza avait par- 2. Spinoza, Œuvres
faitement repéré ce caractère transitiviste de l’affect (« … il complètes, Pléiade,
nous est impossible de nous représenter un être semblable Gallimard, P., 1954.
éprouvant une certaine affection sans éprouver nous-même
cette affection ») et dont résultent ce qu’il appelait « une ému-
lation du désir » et le déploiement de compositions affectives
multipolaires. Ainsi, la tristesse que nous ressentons à travers
celle de l’autre devient commisération, tandis qu’« il est
impossible que nous nous représentions la haine envers nous,
chez notre semblable, sans le haïr à notre tour ; et cette haine
ne peut aller sans un désir de destruction qui se manifeste par
la colère et la cruauté » (2). L’affect est donc essentiellement
une catégorie pré-personnelle, s’instaurant « avant » la cir-
conscription des identités, et se manifestant par transferts illo-
calisables, tant du point de vue de leur origine que de leur
destination. Quelque part, il y a de la haine, au même titre que,

CHIMERES 1
FÉLIX GUATTARI

dans les sociétés animistes, circulent des influences béné- 3. La psychiatrie


fiques ou nocives à travers l’esprit des ancêtres et, concur- phénoménologique
préconise, à l’égard de
remment, des animaux totémiques ou, à travers le « mana » l’aliénation
d’un lieu consacré, la puissance d’un tatouage rituel, d’une schizophrénique, un
danse cérémonielle, le récit d’un mythe, etc. Polyvocité, donc, diagnostic fondé sur le
des composantes de sémiotisation qui, cependant, n’en sont vécu précoce (Rümke)
ou sur le sentiment
pas moins en quête de leur parachèvement existentiel. (Binswanger),
Couleur de l’âme humaine aussi bien que celle des devenirs l’intuition
animaux et des magies cosmiques, l’affect demeure flou, (Weitbrecht).
atmosphérique (3) et pourtant parfaitement appréhendable pour Tellenbach envisage
un « diagnostic
autant qu’il est caractérisé par l’existence de seuils de passage atmosphérique »,
et de renversements polaires. La difficulté réside ici dans ce comme constat de la
que sa délimitation n’est pas discursive, c’est-à-dire n’est pas dissonance entre les
fondée sur des systèmes d’oppositions distinctives se décli- atmosphères propres
aux deux
nant selon des séquences d’intelligibilité linéaire et se capita- « partenaires », sans
lisant dans des mémoires informationnelles compatibles les chercher à cumuler
unes avec les autres. Assimilable en cela à la durée bergso- des symptômes isolés.
(Cf. Phénoménologie
nienne, l’affect ne relève pas de catégories extensionnelles,
des psychoses, Arthur
susceptibles d’être nombrées, mais de catégories intensives et Tatossian, Masson, P.,
intentionnelles, correspondant à un auto-positionnement exis- 1980.)
tentiel. Dès lors qu’on s’avise de quantifier un affect, on perd
4. « Toutes les liaisons
aussitôt ses dimensions qualitatives et sa puissance de singu- verbales syntaxiques,
larisation, d’hétérogenèse, en d’autres termes les composi- pour devenir
tions événementielles, les « hecceïtés » qu’elle promeut. C’est compositionnelles et
ce qui est arrivé à Freud quand il a voulu faire de l’affect réaliser la forme dans
l’objet artistique,
l’expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle doivent être pénétrées
(la libido) et de ses variations. L’affect est processus d’appro- par l’unité du
priation existentielle par la création continue de durées d’être sentiment unique
hétérogènes et, à ce titre, nous serons certainement mieux avi- d’une activité de
liaison, visant l’unité
sés de renoncer à le traiter sous l’égide des paradigmes scien- réalisée par elle, des
tifiques pour nous tourner délibérément vers des paradigmes liaisons objectives et
éthico-esthétiques. sémantiques de
C’est à quoi nous invite, me semble-t-il, Mikhaïl Bakhtine caractère cognitif ou
éthique, sur l’unité du
quand, pour spécifier l’énonciation esthétique par rapport à sentiment de tension
l’évaluation éthique de la connaissance objective, il met et d’englobement
l’accent sur son caractère d’« englobement par l’extérieur du formateur
d’englobement
contenu », de « sentiment de valeur » et sur le fait qu’elle
extérieur du contenu
conduit à s’éprouver soi-même comme « créateur de théorique et éthique. »
forme » (4). En tirant ainsi l’affect du côté de l’objet esthétique, (Mikhaïl Bakhtine,
ce que je voudrais souligner, c’est qu’il n’est aucunement le Esthétique et théorie

CHIMERES 2
Ritournelles et affects existentiels

corrélat passif de l’énonciation, mais son moteur, il est vrai du roman, trad.,
quelque peu paradoxal, puisque non discursif, n’entraînant Gallimard, P., 1978.)
pas de dépense énergétique — ce qui nous a conduit ailleurs 5. Ibid., p. 81.
à le qualifier de machinisme déterritorialisé.
La finitude, le parachèvement, la singularisation existentielle 6. Ibid., p. 74.
de la personne dans son rapport à elle-même, tout autant que
7. Ibid., pp. 71 et 74.
la circonscription de son domaine d’altérité, ne vont pas de
soi, ne sont donnés ni de droit ni de fait, mais résultent de pro-
cessus complexes de production de subjectivité. Et la création
artistique, dans des conditions historiques bien particulières,
a représenté une excroissance et une exacerbation extraordi-
naires de cette production. Aussi, plutôt que de réduire la sub-
jectivité, comme le souhaitaient les structuralistes, à n’être
que la résultante d’opérations signifiantes — on est encore
sous le coup, à cet égard, de la célèbre formule de Lacan selon
laquelle un signifiant était censé représenter le sujet pour un
autre signifiant —, préfèrera-t-on cartographier les diverses
composantes de subjectivation dans leur foncière hétérogé-
néité. Même dans le cas de la composition d’une forme litté-
raire qui semble pourtant entièrement tributaire de la langue,
Bakhtine souligne combien il serait réducteur, pour en rendre
compte, de ne s’en tenir qu’au matériau brut du signifiant.
Opposant la personnalité créatrice, organisée de l’intérieur (à
laquelle il assimile le contemplateur de l’œuvre d’art), à la
personnalité passive, organisée de l’extérieur, du personnage,
objet de la vision littéraire (5), il est amené à distinguer cinq
« côtés » du matériau linguistique, pour dégager un ultime
niveau d’affect verbal assumant le sentiment d’engendrer à la
fois : le son, le sens, les liaisons syntagmatiques et la valori-
sation patique d’ordre émotionnelle et volitive (6). L’activité
verbale d’engendrement d’un son signifiant est donc corréla-
tive d’une appropriation du rythme, de l’intonation, des élé-
ments moteurs de la mimique, de la tension articulatoire, des
gesticulations intérieures de la narration (créatrices de mou-
vement), de l’activité figurative de la métaphore et de tout
l’élan interne de la personne « occupant activement par le
moyen du mot, de l’énoncé, une certaine position axiologique
et sémantique » (7). Mais Bakhtine tient à bien préciser que ce
sentiment ne peut être réduit à celui d’un mouvement orga-
nique brut, engendrant la réalité physique du mot, mais qu’il

CHIMERES 3
FÉLIX GUATTARI

est aussi celui de l’engendrement et du sens et de l’apprécia- 8. Ibid., p. 74.


tion : « autrement dit, le sentiment d’un mouvement, d’une
prise de position qui concernerait l’homme entier, d’un mou-
vement dans lequel sont entraînés à la fois l’organisme et
l’activité sémantique, car ce qui est engendré, c’est à la fois
la chair et l’âme du mot dans leur unité concrète (8). »
Cette puissance active de l’affect, pour être non discursive,
n’en est pas moins complexe et je la qualifierai même
d’hyper-complexe, voulant marquer par là qu’elle est instance
d’engendrement du complexe, processualité à l’état naissant,
lieu de prolifération de devenirs mutationnels. Avec l’affect
se pose désormais la question d’une dis-position de l’énon-
ciation à partir de composantes modulaires de proto-énoncia-
tion. L’affect me parle, à tout le moins il parle à travers moi.
La couleur rouge sombre de mon rideau entre en constella-
tion existentielle avec la tombée du soir, entre chien et loup,
pour engendrer un effet d’inquiétante étrangeté dévaluant les
évidences et les urgences qui s’imposaient à moi il y a encore
quelques instants en faisant sombrer le monde dans un vide
qui semble irrémédiable. En revanche, d’autres scènes,
d’autres territoires existentiels pourront devenir le support
d’affects hautement différenciés — par exemple les leitmo-
tive de « L’Or du Rhin » induiront en moi d’innombrables
références sentimentales, mythiques, historiques, sociales ; ou
bien l’évocation d’une problématique humanitaire déclen-
chera un sentiment complexe de répulsion, de révolte et de
compassion. Dès lors que de telles dis-positions scéniques, ou
de territorialisation, tout en persistant à exister à leur propre
compte, dans leur propre cantonnement, se mettent à débor-
der hors de mon environnement immédiat et à engager des
procédures mémorielles et cognitives, je me trouve tributaire
d’un agencement d’énonciation à tête multiple ; la subjecti-
vation individuée qui, en moi, s’autorise à parler à la première
personne n’étant plus en fait que l’intersection fluctuante, et
le « terminal » conscientiel, de ces diverses composantes de
temporalisation. Avec le rideau et l’heure tardive, l’affect,
qu’on pourrait appeler sensible, se donnait comme être immé-
diatement là, tandis qu’avec les objets problématiques, sa
congruence spatio-temporelle se dissout et ses procédures
d’élucidation menacent de partir en tous sens.

CHIMERES 4
Ritournelles et affects existentiels

Mon idée, cependant, est que les affects problématiques sont 9. La virtualité est ici
à la base des affects sensibles et non l’inverse. Ici, le com- corrélative d’une
déterritorialisation
plexe cesse d’être étayé sur l’élémentaire (comme la concep- fractale, qui est à la
tion en prévaut dans les paradigmes scientistes) pour fois de vitesse infinie,
organiser, au gré de sa propre économie, les distributions syn- sur un plan temporel,
chroniques et les devenirs diachroniques. et génératrice d’écarts
infinitésimaux, sur un
Reprenons successivement ces deux aspects. Résultat précaire plan spatial. (Cf. mon
d’une composition de modules de sémiotisation hétérogènes, texte à paraître :
son identité étant en permanence compromise par la prolifé- « Le cycle des
ration des phylum de problématisation qui le travaillent, agencements ».)

l’affect, dans sa version « riche », est constamment en quête 10. Cité par Tatossian,
d’une ressaisie de lui-même. C’est d’ailleurs essentiellement op. cit., p. 169.
de cette fuite ontologique « en arrière », consécutive d’un
mouvement infini de fractalisation virtuelle (9), que résulte sa 11. Ibid., p. 117.

puissance d’auto-affırmation existentielle. Sur un plan phé- 12. Ibid., p. 103.


noménologique, cette question d’un franchissement de seuil
par l’affect, en vue d’atteindre une consistance suffisante,
nous est posée par la plupart des syndromes psychopatholo-
giques. En-deçà d’un tel seuil, c’est la sphère du « temps
pathique » — selon l’heureuse expression de Von
Gebsattel (10) — qui se trouve menacée. On rappellera égale-
ment ici le chiasme percutant de Binswanger relatif à
l’autisme, qui serait moins caractérisé par un temps vide—
type ennui — que par un vide de temps (11). Les syndromes
psychopathologiques révèlent, sans doute mieux que
n’importe quel autre agencement, ce que j’appellerai les
dimensions inchoatives inhérentes à l’affect, dont certaines se
mettent littéralement à travailler à leur propre compte. Ce qui
ne signifie nullement qu’on devrait caractériser la normalité
comme un équilibre harmonieux entre les composantes
modulaires de temporalisation. La normalité peut être tout
autant « déréglée » que les autres tableaux ! (Certains phéno-
ménologues ont même fait état d’un syndrome d’hyper-nor-
malité dans la mélancholie (12).) La discordance entre les
façons de battre le temps — ce que j’appelle ses ritournelli-
sations —n’est pas spécifique d’une subjectivation anormale.
Ce qui caractériserait plutôt cette dernière, c’est qu’un mode
de temporalisation y prenne, temporairement ou définitive-
ment, le dessus sur les autres ; tandis que la psyché normale
serait toujours plus ou moins à même de passer de l’un à

CHIMERES 5
FÉLIX GUATTARI

l’autre. Comme le faisait dire superbement Robert Musil : 13. Robert Musil,
« L’homme sain a toutes les maladies mentales, l’aliéné n’en L’homme sans
qualités, trad., Seuil,
a qu’une » (13). L’exploration des niveaux expressifs des tem- P., 1956, T. II, p. 400.
poralisations pathiques n’a pas encore été sérieusement entre-
prise. I1 me semble pourtant que les retombées qu’on pourrait 14. Tatossian, op. cit.,
en escompter déborderaient largement du champ strict de la p. 186.
psychopathologie et seraient particulièrement significatives
dans le domaine linguistique. J’imagine que l’analyse des
conséquences modales et aspectuelles de la retenue obsessive,
ou mélancholique, du temps pourrait conduire à la formula-
tion d’une fonction plus générale d’inhibition de l’énoncia-
tion et, symétriquement, celle de la folle accélération
maniaque (Ideenflush) à une fonction de liquéfaction. (« Le
maniaque est continuellement saisi par un éventail infini de
renvois, toujours actuels, fugaces et interchangeables. » Sa
temporalisation est « réduite à une momentanéisation abso-
lue » (qui) ignore toute durée et disparaît comme la tempora-
lisation mélancholique (14).) J’imagine également le parti que
des sémioticiens pourraient tirer d’une étude, celle-là sans
doute beaucoup plus ardue, du décalage entre l’expression
muette du catatonique et la fantastique « gesticulation inté-
rieure » — pour reprendre l’expression de Bakhtine — dont
elle est le masque. D’une façon plus générale, on devra
admettre que le dérèglement des mythes de l’énonciation et
les discordances sémiotiques qui en résultent ne peuvent être
saisis dans un registre homogène de production de sens. Ils
renvoient toujours à des prises de pouvoir de composantes
extralinguistiques : somatiques, éthologiques, mythogra-
phiques, institutionnelles, économiques, esthétiques, etc.
L’affaire est moins visible lors de l’exercice « normal » de la
parole, du fait que les affects existentiels s’y trouvent plus dis-
ciplinés, assujettis à une loi d’homogénéisation et d’équiva-
lence généralisées.
Sous le terme générique de ritournelle je rangerai des
séquences discursives réitératives, fermées sur elles-mêmes,
ayant pour fonction une catalyse extrinsèque d’affects exis-
tentiels. Les ritournelles peuvent prendre pour substance des
formes rythmiques, plastiques, des segments prosodiques, des
traits de visagéité, des emblèmes de reconnaissance, de leit-
motive, de signatures, de noms propres ou leurs équivalents

CHIMERES 6
Ritournelles et affects existentiels

invocatoires ; elles peuvent également s’instaurer transversa- 15. Voir dans mon
lement entre différentes substances — c’est le cas avec les livre L’inconscient
machinique,
« ritournelles du temps perdu » de Proust, qui entrent le chapitre « Les
constamment en correspondance (15). Elles sont aussi bien Ritournelles du Temps
d’ordre sensible (la madeleine trempée dans la tasse de thé ; perdu », Recherches,
les pavés disjoints de la cour de l’Hôtel de Guermante ; la P., 1979.
« petite phrase » de Vinteuil ; les compositions plastiques
autour du clocher de Martinville…), problématique
(l’ambiance dans le salon des Verdurin) que visagéitaire (le
visage d’Odette). Pour situer leur position carrefour entre les
dimensions sensibles et problématiques de l’énonciation, je
propose d’« encadrer » le rapport significationnel : f. (sign),
(c’est-à-dire le rapport de présupposition réciproque, ou de
solidarité, selon la terminologie de Hjelmslev, entre la forme
d’Expression et la forme de Contenu) de quatre fonctions
sémiotiques se rapportant au Référent et à l’Enonciation. On
aura ainsi :
1. une fonction dénotative : f (dén), correspondant aux rap-
ports entre la forme de Contenu et le Référent ;
2. une fonction diagrammatique : f (diag), correspondant aux
rapports entre la matière d’Expression et le Référent ;
3. une fonction d’affect sensible (ritournelle), correspondant
aux rapports entre l’Enonciation et la forme d’Expression ;
4. une fonction d’affect problématique (machine abstraite),
correspondant aux rapports entre l’Enonciation et la forme de
Contenu.
Le triangle sémiotique et le triangle énonciatif :

CHIMERES 7
FÉLIX GUATTARI

Notons que, pour autant qu’on peut concevoir de tenir les 16. Hjelmslev,
fonctions significationnelles, dénotatives et diagrammatiques Nouveaux essais,
P.U.F., P., 1985,
dans le cadre traditionnel des domaines sémantiques et syn- pp. 74-75.
taxiques, il n’est pas ici question d’enfermer les deux fonc-
tions d’affect existentiel dans un troisième tiroir qui serait
étiqueté : pragmatique. Comme Hjelmslev l’a fortement sou-
ligné, la linguistique (pas plus que les autres systèmes sémio-
tiques) ne saurait relever d’une axiomatisation autonome (16).
Et c’est par ce versant des concaténations de territoires énon-
ciatifs partiels que s’opère une fuite généralisée des systèmes
d’expression du côté du social, du « pré-personnel », de
l’éthique et de l’esthétique.
Que peut-on attendre de notre biface ritournelle-machine abs-
traite ? Essentiellement un repérage et un déchiffrement des
opérateurs praxiques existentiels s’instaurant au carrefour
Expression-Contenu. Carrefour où, j’y insiste, rien n’est
jamais joué dans une parfaite synchronie structuraliste, où tout
est toujours affaire d’agencements contingents, d’hétéro-
genèse, d’irréversibilisation, de singularisation. Avec
Hjelmslev, nous avons appris la réversibilité foncière entre la
forme d’Expression et la forme de Contenu surplombant
l’hétérogénéité des substances et des matières qui en sont le
support. Mais, avec Bakhtine, nous avons appris à lire le
feuilletage de l’énonciation, sa polyphonie et son multicen-
trage. Comment concilier l’existence de cette intersection uni-
fiant formellement l’Expression et le Contenu, et de cette
multivalence-multifluence de l’Énonciation ? Comment
entendre, par exemple, que les voix hétérogènes du délire ou
de la création puissent concourir à l’agencement de produc-
tions de sens hors-sens commun qui, loin de s’instituer dans
une position déficitaire d’un point de vue cognitif, permettent
parfois d’accéder à des vérités existentielles hautement enri-
chissantes ? Les linguistes ont trop longtemps refusé de regar-
der en face l’énonciation dont ils ne voulaient prendre en
compte que ses effractions dans la trame structurale des pro-
cessus sémantico-syntaxiques. En fait, l’énonciation n’est nul-
lement une lointaine banlieue de la langue. Elle constitue le
noyau actif de la créativité linguistique et sémiotique. Et, s’ils
étaient véritablement disposés à accueillir sa fonction de sin-
gularisation, il me semble que les linguistes seraient avisés,

CHIMERES 8
Ritournelles et affects existentiels

sinon de substituer des noms propres aux symboles catégo- 17. Walter Benjamin,
riels qui dominent les arbres syntagmatiques et sémantiques Essais, trad., Denoël-
Gonthier, P., 1983.
qu’ils ont hérités des Chomskyiens et des post-Chomskyiens,
mais à tout le moins de les bouturer aux rhizomes de ritour- 18. Roland Barthes,
nelles s’accrochant à ces noms propres. I1 nous faut ré- La chambre claire,
apprendre les jeux de ritournelles qui fıxent l’ordination Seuil, P., 1980.
existentielle de l’environnement sensible et étayent les scènes 19. Christian Girard,
de méta-modélisation des affects problématiques les plus abs- Architecture et
traits. Survolons-en quelques exemples. Le porte-bouteille de concepts nomades,
Marcel Duchamp fonctionne comme déclencheur d’une éd. P. Mardaga,
Bruxelles, 1986.
constellation d’univers de référence engageant aussi bien des Philippe Boudon (dans
réminiscences intimes — la cave de la maison, cet hiver-là, « La ville de
les raies de lumière sur les toiles d’araignées, la solitude ado- Richelieu », éd. par
lescente —que des connotations d’ordre culturel et écono- 1’AREA, 28 rue
Barbet de Jouy, 75007
mique— l’époque où on lavait encore les bouteilles à l’aide Paris, 1972)
d’un goupillon… L’aura benjaminienne (17) ou le punctum de distinguait vingt types
Barthes (18) relèvent également de ce genre de ritournellisation d’échelles considérées
comme espace de
singularisante. C’est encore elle qui confere son dimension-
référence de la
nement d’échelle aux agencements architecturaux (19). À quels conception
détails, quelquefois minuscules, s’accroche la perception d’un architecturale :
enfant qui traverse les allées mornes d’un ensemble H.L.M. ? technique,
fonctionnelle,
Comment, à partir d’une sérialité désolante, parvient-il à nim- symbolique formelle,
ber sa découverte du monde d’auréoles magiques ? Sans cette symbolique
aura, sans cette ritournellisation du monde sensible — qui dimensionnelle de
s’établit d’ailleurs dans le prolongement déterritorialisé des modèle, sémantique,
socio-culturelle, de
ritournelles éthologiques (20) et archaïques (21), les objets envi- voisinage, de visibilité
ronnants perdraient leur « air » de familiarité et basculeraient optique, parcellaire,
dans une angoissante étrangeté. géographique,
Les ritournelles d’Expression priment dans les affects sen- d’extension,
cartographique, de
sibles : l’intonation, par exemple, d’un comédien fixera la représentation,
tournure mélodramatique d’une action, ou la « grosse voix » géométrique, des
du père déclenchera les foudres du Surmoi. (Des chercheurs niveaux de
américains sont même parvenus à démontrer que le sourire le conception, humaine,
globale, économique.
plus contraint entraînera, sur le mode des réflexes pavloviens, On peut concevoir
des effets biosomatiques anti-dépresseurs !) En revanche, la d’autres classements
prévalence des ritournelles de Contenu, ou machines abs- et d’autres
regroupements, mais
traites, s’affirmera avec les affects problématiques qui opè-
c’est le respect de
rent aussi bien dans le sens d’une individuation que d’une l’hétérogénéité des
sérialisation sociale. (D’ailleurs, les deux procédures ne sont points de vue qui
pas antagonistes ; les options existentielles, dans ce registre, importe ici.

CHIMERES 9
FÉLIX GUATTARI

ne sont pas exclusives les unes des autres, mais entretiennent 20. Voir le chapitre
des rapports de segmentarité, de substitution et d’aggloméra- intitulé « L’éthologie
des ritournelles
tion.) Par exemple, une Icône de l’Eglise Orthodoxe n’a pas sonores, visuelles et
pour finalité première de représenter un Saint, mais d’ouvrir comportementales
à un fidèle un territoire d’énonciation le faisant entrer en com- dans le monde
munication directe avec celui-ci (22). La ritournelle visagéitaire animal », dans
L’inconscient
tire alors son intensité de ce qu’elle intervient comme shifter machinique, op. cit.
— au sens de « changeur de décor » — au sein d’un palimp-
seste superposant les territoires existentiels du corps propre 21. Marcel Granet
et ceux de l’identité personnologique, conjugale, domestique, montre la
complémentarité entre
ethnique, etc. Dans un tout autre registre, la signature, appo- les ritournelles de
sée sur un effet bancaire, fonctionne, elle aussi, comme ritour- délimitation sociale,
nelle de normalisation capitalistique : qu’est-ce qu’il y a dans la Chine
derrière cette griffe ? Pas uniquement la personne qu’elle archaïque et les
affects, ou les vertus,
dénote, mais aussi les assonances de pouvoir qu’elle comme il les appelle,
déclenche dans la société des « gens en place ». portées par des
Les sciences humaines, en particulier la psychanalyse, nous vocables, des
graphies, des
ont trop longtemps accoutumés à penser l’affect en terme
emblèmes, etc. : «…
d’entité élémentaire. Mais il existe aussi des affects com- Ia vertu spécifique
plexes, inauguraux de ruptures diachroniques irréversibles, d’une race
qu’il faudrait appeler : affect christique, affect debussyste, seigneuriale
s’exprimait par une
affect léniniste… C’est ainsi que, durant des décennies, une danse chantée (à motif
constellation de ritournelles existentielles a donné accès à une animal ou végétal).
« langue-Lénine » engageant des procédures spécifiques aussi Sans doute convient-il
bien d’ordre rhétorique et lexical que d’ordre phonologique, de reconnaître aux
anciens noms de
prosodique, visagéitaire, etc. C’est d’une certaine concaténa- famille la valeur d’une
tion et prise de consistance de ces composantes, ainsi ritour- sorte de devise
nellisées, que dépend le franchissement de seuil — ou musicale — laquelle,
l’initiation — qui légitime une relation de pleine appartenance graphiquement, se
traduit par une espèce
existentielle à un groupe-sujet. J’ai naguère essayé de mon- de blason — l’entière
trer, par exemple, que Léon Trotski n’était jamais parvenu à efficace de la danse et
véritablement franchir le seuil de consistance de l’agencement des chants demeurant
collectif qui fut le Parti Bolchévique (23). aussi bien dans
l’emblème graphique
L’énonciation est comme un chef d’orchestre qui accepterait que dans l’emblème
quelquefois de perdre le contrôle de ses musiciens : à certains vocal. » (« La Pensée
moments, c’est le plaisir articulatoire ou le rythme, à moins chinoise », coll.
Évolution de
que ce ne soit la boursouflure du style, qui se met à jouer son
l’Humanité, Albin
solo et à l’imposer aux autres. Soulignons que si un agence- Michel, pp. 50-51, P.,
ment d’énonciation peut comporter de multiples voix sociales 1980.)
il engage également des voix pré-personnelles susceptibles

CHIMERES 10
Ritournelles et affects existentiels

d’amener une extase esthétique, une effusion mystique, ou 22. Cela n’est vrai que
une panique éthologique — par exemple, un syndrome ago- pour les icônes dont la
fabrication
raphobique —aussi bien qu’un impératif éthique. On voit que, s’échelonne entre le
toutes les émancipations concertantes sont concevables. Un IXème et le XVIéme
bon chef ne prétendra pas surcoder despotiquement siècle, centrées sur
l’ensemble de ces composantes, mais veillera au franchisse- une visagéité
mystérique, quasi
ment collectif du seuil de parachèvement de l’objet esthé- sacramentelle. Par la
titque désigné par le nom propre inscrit en tête de sa partition. suite, les icônes se
« Vous y êtes ! » Tempo, accentuation, phrasé, équilibre des surchargent de détails
parties, harmonies, rythmes et timbres : tout concourt à la vestimentaires, les
personnages se
réinvention de l’œuvre et à sa propulsion sur de nouvelles multiplient, elles se
orbites de sensibilité déterritorialisée… trouvent surchargées
L’affect n’est donc pas, comme le veut sa représentation ordi- de revêtements
naire chez les « psy », un état passivement subi. C’est une ter- métalliques (oklad).
Cf. article « Icônes »,
ritorialité subjective complexe de proto-énonciation, siège par Jean Blankoff et
d’un travail, d’une praxis potentielle, portant sur, deux dimen- Olivier Clément, in
sions conjointes : « Encyclopaedia
Universalis »,
1. un processus de dissymétrisation extrinsèque qui polarise
pp. 739-742, Corpus,
une intentionnalité vers des champs de valeur non-discursifs T. IX, P., 1984.
(ou Univers de référence) ; une, telle « éthisation » de la sub-
jectivité étant corrélative d’une historicisation et d’une sin- 23. Psychanalyse et
Transversalité,
gularisation de sa trajectoire existentielle ; Chapitre « La coupure
2. un processus de symétrisation intrinsèque, évoquant non léniniste »,
seulement le parachèvement esthétique de Bakhtine, mais pp. 183-195, 2ème éd.,
aussi la fractalisation de Benoit Mendelbrot (24) et qui consiste Maspéro, P., 1974.
à conférer à l’affect une consistance d’objet déterritorialisé et 24. Benoit
une prise d’autonomie énonciative auto-existentialisante. Mendelbrot, Les
Écoutons à nouveau Bakhtine : « Par ses propres forces, le objets fractals,
mot translate la forme parachevante en contenu : ainsi, dans Flammarion, 2ème éd.,
P., 1984.
la poésie, l’imploration, esthétiquement organisée, commence « Les Fractals », in
à se suffıre à elle-même et n’a plus besoin d’être satisfaite, « Encyclopaedia
l’étant, en quelque sorte, par la forme même de son expres- Universalis »,
sion ; la prière n’a plus besoin d’un dieu qui pourrait Symposium,
pp. 319-323.
l’entendre, la plainte n’a plus besoin de secours, le repentir
n’a plus besoin de pardon, etc. À l’aide du seul matériau, la
forme comble l’événement, toute tension éthique, jusqu’à leur
accomplissement plénier. À l’aide du seul matériau, l’auteur
adopte une attitude créatrice, productive par rapport au
contenu, c’est-à-dire aux valeurs cognitives et éthiques. C’est
comme si l’auteur entrait dans l’événement isolé et y devenait

CHIMERES 11
FÉLIX GUATTARI

créateur, sans en être participant (25). » Cette fonction de par- 25. Bakhtine, op. cit.,
achèvement comme disjonction du contenu — au sens où il pp. 73-74.
arrive que le compteur électrique se mette à disjoncter — et 26. Ibid., p. 47.
cette sui-génération de l’énonciation me semblent tout à fait
satisfaisantes. Mais les autres traits par lesquels Bakhtine 27. Ilya Prigogine et
caractérise la forme esthétiquement signifiante, à savoir : Isabelle Stengers,
La nouvelle Alliance,
l’unification, l’individuation, la totalisation et l’isolation (26) Gallimard, P., 1979.
me paraissent appeler quelques développements. Isolation : Ivan Ekelard,
oui, mais active, allant dans le sens de ce que j’ai autrefois Le calcul, l’imprévu,
appelé une mise en a-signifiance processuelle. Unification, Seuil, coll. Science
ouverte, P., 1984.
individuation, totalisation : certes ! mais ouvertes, « multipli-
cantes ». C’est ici que je voudrais introduire cette autre idée
de prise de consistance fractale. L’unité de l’objet n’est, en
réalité, que mouvement de subjectivation. Rien n’est donné
en soi. La consistance ne se gagne que par une perpétuelle
fuite en avant du pour-soi, qui conquiert un territoire existen-
tiel, dans le temps même où il le perd et où, cependant, il
s’efforce d’en garder une mémoire stroboscopique. La réfé-
rence n’est plus là que support de ritournelle réitérative. Ce
qui importe, c’est la coupure, le gap, qui la fera tourner en
rond sur elle-même et qui engendrera non seulement un sen-
timent d’être — un affect sensible —, mais aussi une facon
active d’être — un affect problématique.
Cette réitération déterritorialisante s’effectue également selon
deux axes synchronique et diachronique non plus, cette fois,
séparés en coordonnées extrinsèques autonomisées, mais tres-
sés en ordonnées intensives :
1. les unes intentionnelles, selon lesquelles chaque territoire
d’affect est 1’objet d’une fractalisation — que l’on peut illus-
trer par la transformation mathématique dite du boulanger
développant des rapports de symétrie interne (27). J’entends par
là que c’est par une tension inchoative, un permanent « work
in progress », que la « prise d’être » de l’affect se renouvelle,
prend sa consistance ; aucune de ses partitions, fussent-elles
infinitésimales, n’échappant aux procédures d’homothétie
existentielles déployées, hors des registres d’extensité discur-
sive, par les ritournelles sensibles et problématiques. Non seu-
lement tous les angles d’approche spatio-temporels se trouvent
ainsi explorés et subsumés, mais également l’ensemble (ou
l’intégrale) des points de vue d’échelle, pour en revenir encore

CHIMERES 12
Ritournelles et affects existentiels

à cette catégorie fondamentale de l’architecturologie.


2. Un axe trans-monadique, ou de transversalité, qui confère
son caractère transitiviste à l’énonciation, la faisant constam-
ment dériver d’une territorialité existentielle à une autre et
générant, à partir de celle-ci, des datations et des durées sin-
gularisantes. (À nouveau, l’exemple princept sera ici celui des
ritournelles proustiennes.)
La subjectivation est chevauchement de points de vue énon-
ciatifs actuels et virtuels. Elle veut être tout sans partage et
n’est en fait rien, ou presque rien, parce qu’irrémédiablement
fragmentaire, en perpétuel décalage, à côté de ses pompes et
de ses œuvres… La finitude, le parachèvement existentiel
résultent d’un franchissement de seuil qui n’est en rien un bor-
nage, une circonscription. Le soi et l’autre s’agglomèrent au
sein de l’intentionnalité éthique et de la promotion esthétique
d’une fin. Ce qui fausse complètement la lecture des auteurs
psychanalytiques, quand ils traitent du moi, c’est que, littéra-
lement, on ne sait pas de quoi ils parlent ; parce qu’ils ne se
sont pas donné les moyens d’entendre que le moi n’est pas un
ensemble discursif entretenant des rapports de gestalt avec un
référent. Aussi ne peut-on valablement accepter les décou-
pages qu’ils en proposent. Certes, il est toujours possible de
s’en faire une représentation « déplacée », de construire, à son
propos, une scène de méta-modélisation et de décréter qu’il
s’identifie précisément à cette scène. De toutes les manières,
on n’a guère d’autres moyens pour en parler, pour dessiner,
pour écrire quelque chose à son propos. I1 n’en demeure pas
moins que le moi c’est tout le monde tout entier : je suis tout
ça ! Pas plus que le cosmos, je ne me reconnais de limite. Si,
d’aventure, il en allait autrement, si je devais me « rabattre »
sur mon corps, alors c’est le malaise. Le moi relève d’une
logique du tout ou rien. I1 existe toujours une part de moi-
même qui tolère mal que quiconque puisse décréter, qu’au-
delà de ce territoire, ce n’est plus moi. Non ! Au-delà, ce sera
toujours moi ; même si un territoire-autre prétend s’imposer
à moi, à moins que la question du moi ne vienne à cesser de
se poser et que s’abolisse toute possibilité d’auto-énonciation.
Epouvantable et innommable perspective, qu’on préfere ne
pas trop regarder en face, et qui nous conduit généralement à
parler d’autre chose…

CHIMERES 13
FÉLIX GUATTARI

C’est parce que l’affect n’est pas une énergie massivement 28. Emmanuel
élémentaire, mais la matière déterritorialisée de l’énonciation, Lévinas : « Je pense
que l’accès au visage
une intégrale d’insight et d’« outsight » hautement différen- est d’emblée
ciés, qu’on a quelque chose à faire avec lui, qu’on peut le tra- éthique… » (Ethique
vailler. Pas à la façon des psychanalystes traditionnels, et infini, P., p. 89).
c’est-à-dire à coup d’identification modélisantes et d’intégra- « La signification du
visage n’est pas une
tions symboliques, mais en déployant ses dimensions éthico- espèce dont indication
esthétiques par la médiation des ritournelles. (Sur ce point, je ou symbolisme serait
rejoins Emmanuel Lévinas, lorsqu’il associe intrinsèquement le genre. » (Heidegger
visagéité et éthique (28).) Considérez, par exemple, les ritour- ou la question de
Dieu, p. 243, livre
nelles symptomatiques peuplant les automatismes psycholo- collectif, Grasset, P.,
giques de Pierre Janet, les expériences délirantes primaires de 1981.) « La
Karl Jaspers ou l’inconscient fantasmatique de Freud. Deux responsabilité pour
attitudes sont possibles : celles qui en font un état de fait autrui n’est pas
l’accident arrivant à
inamovible et celles, au contraire, qui partent de l’idée que un sujet, mais précède
rien n’est joué d’avance, que des pratiques analytico-esthé- en lui l’Essence,
tiques et éthico-sociales sont susceptibles de leur ouvrir de l’engagement pour
autrui. » (Humanisme
nouveaux champs de possible. Le freudisme, à ses origines,
de l’autre homme,
fut une véritable mutation d’agencement d’énonciation. Ses Bibliothèque Essais,
techniques d’interprétation, ses interventions sur les ritour- Livre de poche, P.)
nelles oniriques et psychopathologiques ne portaient qu’en
apparence sur des contenus sémantiques — l’illusoire révé-
lation d’un « contenu latent ». En fait, tout son art a consisté
à faire jouer ses ritournelles sur des scènes d’affect inédites :
l’association libre, la suggestion, le transfert… — autant de
nouvelles façons de dire et de voir les choses ! Mais ce que la
psychanalyse a manqué, au cours de son développement his-
torique, c’est l’hétéro-genèse des composantes sémiotiques
de son énonciation. À l’origine, l’inconscient freudien prenait
encore en compte deux matières d’expression, langagière et
iconique ; mais avec sa structuralisation, la psychanalyse a
prétendu tout réduire en terme de signifiant, voire de
« mathème ». Tout me conduit à penser, au contraire, qu’il
serait préférable qu’elle multipliât et différenciât, autant que
faire se peut, les composantes expressives qu’elle met en jeu.
Et que ses propres agencements d’énonciation ne soient plus
nécessairement disposés en adjacence d’un divan et de telle
sorte que la dialectique du regard en soit radicalement for-
close. L’analyse a tout à gagner à élargir ses moyens d’inter-
vention ; elle peut travailler avec la parole, mais également
avec la pâte à modeler (comme Gisela Pankow) ou avec la

CHIMERES 14
Ritournelles et affects existentiels

vidéo, le cinéma, le théâtre, les structures institutionnelles, les 29. Cf.


interactions familiales, etc., bref, tout ce qui permet d’aigui- Jean Delumeau,
Le péché et la peur —
ser les facettes d’a-signifiance des ritournelles qu’elle ren- La culpabilisation en
contre et de sorte qu’elle soit mieux à même d’enclencher Occident, Fayard, P.,
leurs fonctions catalytiques de cristallisation de nouveaux uni- 1983.
vers de référence (fonction de fractalisation). Dans ces condi-
30. Max Weber
tions, l’analyse ne reposera plus sur l’interprétation des associait l’idée d’un
fantasmes et le déplacement des affects, mais elle s’efforcera désenchantement
de rendre les uns et les autres opératoires, de leur donner une (Entzauberung) du
nouvelle « portée », au sens musical. Son travail de base monde à une
dévaluation
consistera à détecter les singularités enkystées — ce qui (Entwertung) des
tourne en rond, ce qui insiste à vide, ce qui refuse obstinément sacrements comme
les évidences dominantes, ce qui se met à contresens des message de salut et à
intérêts manifestes… —, et à exploiter leurs virtualités une perte de la magie
sacramentelle,
pragmatiques. consécutivement à la
À quoi peut tenir la pente signifiante réductionniste sur montée de la sub
laquelle n’a cessé de glisser l’affect psychanalytique, avec ses jectivité capitalistique.
L’éthique protestante
transferts de plus en plus vides, ses échanges de plus en plus
et l’esprit du
stéréotypés et aseptisés ? Elle est inséparable, à mon sens, capitalisme, Plon, P.,
d’une courbure beaucoup plus générale des univers capitalis- 1967.
tiques dans le sens d’une entropie des équivalences significa-
tionnelles. Un monde où tout se vaut, où toutes les singularités
existentielles sont méthodiquement dévaluées, où en particu-
lier les affects de contingence, relatifs à la vieillesse, la mala-
die, la folie, la mort, sont vidés de leurs syntagmes existentiels
pour ne plus relever que de paramètres abstraits, gérés par un
réseau d’équipements d’assistance et de soins — le tout bai-
gnant dans une ineffable, mais partout présente, atmosphère
d’angoisse et de culpabilité inconsciente (29). Désenchantement
wébérien, corrélatif, on s’en souvient, d’une dévaluation,
d’une « antimagie sacramentelle » (30) ou ré-enchantement tous
azimuts des productions de subjectivité, par la dépolarisation
des univers de référence collectifs à l’égard des valeurs de
l’équivaloir généralisé et au bénéfice d’une infinie démulti-
plication des prises de valence existentielles ? Bien que
l’actuelle inflation des logiques informationnelles et commu-
nicationnelles ne semble guère aller dans ce sens, il m’appa-
raît que c’est bien de la promotion de pratiques analytiques,
sociales et esthétiques préparant la survenue d’une telle ère
post-média, que dépend notre avenir, à quelque niveau qu’on
le considère. ❏

CHIMERES 15
Les séminaires
de Félix Guattari 16.02.1982
Félix Guattari
Flux. Synapses. Composantes de passage
Disposer de moyens d’analyse des données – de quelque registre que ce soit (psychopathologie
individuelle ou analyse d’un processus collectif…) – qui déjouent un certain nombre de pièges
portés par l’analyse freudienne ou d’autres types d’analyses (marxiste, sociologique, etc.), telle
est l’idée de cette recherche.

La notion la plus banale qui pollue notre possibilité d’une analyse des données, réelle, effective,
est peut-être une certaine conception des communications. Ce qui me paraît devoir être souligné
au passage, c’est que l’illusion du signifiant dans la théorie lacanienne – directement héritée d’une
certaine période de la linguistique structurale – est tout-à-fait parallèle à l’illusion de l’informa-
tion, notamment de l’abus qui est fait de la théorie de l’information dans les théories systémiques
ou, pour remonter plus avant, de l’illusion de l’être – de la notion d’être telle qu’elle a pu large-
ment être utilisée dans l’existentialisme de la belle époque de Sartre…

Je cherche donc un système d’analyse de données, qui ne partirait pas des préjugés relatifs au
signifiant, à la théorie de la communication – une certaine conception de l’information –, ni même
d’une théorie implicite de l’être.

Il s’agirait d’articuler quatre types d’entités différentes, se recoupant évidemment avec les autres
dimensions, mais de façon à se mettre non pas dans une position scientifique, philosophique,
transcendantale ou critique, mais dans la position phénoménologique la plus proche de celle qui
est la nôtre dans un monde enfantin, dans un monde onirique ou de société archaïque…

La cartographie que je propose n’a aucune prétention scientifique. C’est simplement un moyen
pour voir si, par ce type d’échafaudage sémiotique, on peut rendre compte de façon plus serrée
des processus relatifs à l’économie du désir inconscient.

Ces quatre types d’entités sont les puissances machiniques actuelles – éléments repérables dans
le mouvement, la dialectique des choses, qui se développent en rhizomes. Repérer un rhizome de
points-signes sans chercher à distinguer ce qui est sémiotique ou ce qui est chose, mais au niveau
le plus naïf, ce qui bouge, ce qui vit, ce qui remue…

1. L’analyse de ces éléments peut être réduite, en effet, en quantité de mouvements, en systèmes
d’enveloppements topologiques – quelque chose de quantifiable, réductible à une analyse de type
cybernétique, par exemple : cela peut rentrer dans une description scientifique, voire dans un ordi-
nateur. On retrouverait là la catégorie de quantité d’information, sa pertinence.

2. La dimension d’appropriation, d’incarnation, par contre, n’est pas quantifiable : c’est une caté-
gorie qui ressemble davantage à celle de l’être – l’être-là qui se donne en même temps comme
être-pour-soi, comme être-pour-l’autre, etc. C’est une dimension que, justement, on ne peut faire
rentrer dans un ordinateur. C’est là ou ce n’est pas là, c’est donné ou ça ne l’est pas.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


3. Un autre type d’entité pour cette analyse des données est celle des incorporels (voir : catégo-
rie des formes). C’est quelque chose qui a été décrit depuis les Stoïciens : un certain nombre
d’existants, un certain nombre de choses qui peuvent être dites à propos des choses et des êtres,
mais qui n’ont pas la consistancc d’existence de la catégorie antécédente.

4. La dernière catégorie est, elle, tout-à-fait insaisissable, hypothétique : c’est la catégorie d’effi-
cience machinique, hors coordonnéss, que j’appellerai aussi : catégorie d’efficiences potentielles
ou de machines abstraites.

C’est avec ces quatre types d’entités – dont l’une est hypothétique, dont une autre colle à la réa-
lité d’existence, une autre aux descriptions scientifiques (par exemple, aux réductions quantitati-
vistes de l’information), une autre enfin aux fantasmes, aux idées, aux représentations incorpo-
relles – , c’est avec ces quatre types de dimensions que j’essaye de reconstituer une topique pour
rendre compte, entre autres, de l’économie de désir, de l’inconscient, etc.

Une première catégorie est celle qui part de flux matériels, énergétiques. À partir d’un système
de points-signes, de codages intrinsèques (1), elle fait fonctionner des machines concrètes. Cette
première triangulation, nous la nommerons : triangulation pragmatique, car il y a une pratique,
une praxis, un donné de flux qui, en tant que tels, suivent leur propre logique, leur inertie de flux,
qui se mélangent mais, quelque part, n’interagissent pas ; et puis, il y a un système qui les fait
fonctionner proche ou plus loin de l’équilibre (2).

Voilà déjà une première utilisation de cette entité de machine car il y a – qu’on l’exprime dans
une philosophie ou dans une autre – des systèmes de vie, des systèmes de machines, etc. qui fonc-
tionnent indépendamment de la conscience qu’on peut en prendre. C’est un donné que l’on trou-
vera, d’une part, à des niveaux qui – dans cette direction là – seront mécaniques. Partant des flux
à travers des systèmes de points-signes pour animer des machines concrètes, je parlerai de spin
positif et là, l’économie sera machinique.

Si, à l’inverse, une machine perd ses systèmes de signalisation ou de codage intrinsèque, je dirais
qu’elle marche dans un spin négatif qui sera mécanique.

On aura donc un vecteur qui va dans le sens de la machine désirante, de la vie… et, à l’inverse,
un système qui se délite et qui fonctionne dans un sens mécanique : une machine qui tombe en
pièces détachées ou qui se met à faire un automatisme de répétition, une machine qui n’est plus
créatrice ; tournant sur elle-même, elle n’engendre plus la possibilité que d’autres machines – à
partir d’elle – produisent… C’est comme un artiste qui ferait toujours le même tableau (3).

M. : La machine c’est ce qui branche, la mécanique c’est ce qui est fermé.

F. : Un autre type d’objet que j’ai évoqué, c’est que le même type de flux subit une autre utilisa-
tion : il est pris dans des systèmes de signes, dans des systèmes de syntagmes. Ce ne sont pas for-
cément des syntagmes verbaux, d’écriture, mais ce peut être une écriture avec des traits de visa-
ge et tous les syntagmes perceptifs. Là, je vous renvoie à Merleau-Ponty. La perception est tou-
jours un système de signes, mais pas nécessairement un système de signes comme ceux du lan-
gage, de l’écriture, des phonèmes et graphèmes…

Les flux sont pris, organisés et disposés, répartis en territoires, en corps. Ce qui m’importe au
niveau de cette dimension – spin positif – c’est que là, il y a une opération d’appropriation. Je

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


parlerai plutôt de conscience que de sujet, parce qu’on peut penser à l’expression de Lacan où des
signifiants s’articulent comme subjectivité, où un signifiant représente le sujet pour un autre signi-
fiant. Il y a une subjectivation des flux qui constituent des territoires, notamment des territoires
au sens éthologique, mais aussi bien des territoires perceptifs, des corps. Et tous les territoires per-
çus, quelque part, appartiennent au corps, le corps est dans la perception des objets et les objets
sont dans la perception : transitivisme total dans les rapports perceptifs. C’est cette dimension qui
m’intéresse : la conscience, indépendamment de son objet (on verra à quel type d’objet, à quel
type de contenu sémantique elle peut s’articuler), la conscience non-thétique – comme disent les
phénoménologues – est appropriation.

Il advient à un système de flux qu’ils soient territorialisés organisés, disposés dans un espace,
dans des coordonnées spatio-temporelles. Voilà le deuxième type d’objet, bien différent, à mon
avis, du premier. Par exemple, là,c’est une dimension qui a été décrite dans une catégorie,très
pénible à mon gré, par Lacan, mais qui vise quelque chose de très intéressant : ce qu’il appelle
« Lalangue », c’est quelque part la langue avant qu’elle ne soit parlée, la langue qu’on reconnait
pour sienne, soit qu’on la parle, soit qu’on l’entende : sa langue propre, sa langue maternelle, sa
langue idiosyncrasique, indépendamment du fait que l’on sait quelque chose de cette langue.
Toutes les relations, donc, d’appartenance, toutes les relations de territorialisation.

Ici, je voudrais faire remarquer qu’il ne s’agit pas de la catégorie du signifiant. Une multitude de
flux, en effet, sont pris dans cette opération de la conscience perceptive – à laquelle est liée la
dimension d’appropriation – mais cela n’implique pas pour autant une catégorie transcendante de
signifiant ; cela ne veut pas dire que le signifiant se plaque sur les flux (matériels…) Au contrai-
re, cette opération de conscience perceptive (de conscience syntagmatique, de syntagmatisation
de territoires, de corps… tombe sur les systèmes de flux, découpe à travers les flux ce qui devien-
dra des flux signalétiques. Mais les flux signalétiques restent les flux signalétiques et ce n’est que
dans cette économie de territorialisation, de syntagmatisation, qu’ils sont sémiotiques. En tant que
tels, ils restent flux – matériels ou énergétlques.

L’illusion signifiante – l’être ou les quantités d’information sont la même illusion – viendra
comme unification des flux, comme unification du processus de conscientialisation. Mais c’est la
conscience pure, à ce niveau, qui constitue la catégorie de signifiant et les flux comme tels n’exis-
tent pas en tant que flux signifiants. Ils existent comme flux signalétiques extraits, sélectionnés
par la conscience non-thétique. Cette conscience non-thétique, je fais remarquer qu’on la retrou-
vera comme catégorie de l’inconscient absolu. C’est là un paradoxe que j’ai déjà évoqué : la
conscience, pour autant qu’elle est conscience en deçà de l’objet, est toujours conscience d’objet
pour s’apparaître à elle-même, mais en tant que conscience c’est l’inconscient absolu,et cette
structure conscientielle – cet inconscient absolu je le distingue d’une autre stucture qui est celle
de la subjectivation. Elle a comme caractéristique de ne pas être foncièrement individuelle mais
elle ne se pose pas le problème de savoir si elle est individuelle ou collective. Elle est appropria-
tion sémiotique de flux. Le procédé de la conscience – qu’elle soit conscience collective ou
conscience individuelle – ne se pose pas, pour la bonne raison qu’elle n’a pas à elle-même le
moyen, à ce niveau là, de trouver sa propre identité.

Les flux, eux, ne sont pas affectés intrinsèquement par cette opération de conscience syntagma-
tique. Ce type d’accrochage – le signifiant, l’être, la découpe des territoires – leur advient, ce qui
ne veut pas dire pour autant qu’ils ne rentreront pas dans les processus d’agencement. Ils n’y ren-
treront pas par l’intermédiaire de cette catégorie générale du signifiant qui serait comme une âme
venant les habiter. Ils y rentreront quand ce même type de flux pourra sortir de son inertie, de sa

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


passivité, de son être-là, et se mettre à proliférer en tant que singularité individuelle et, notam-
ment, à travailler en tant que système machinique. C’est par ce branchement sur des systèmes de
points-signes machiniques que les flux sortiront d’eux-mêmes et, à cet égard, on verra dans le sys-
tème total que vous connaissez déjà un peu, comment les flux peuvent être dits à la fois en soi
non mixables, totalement hétérogènes les uns aux autres et pourtant, potentiellement rentrer dans
des systèmes machiniques qui les font sortir loin de l’équilibre. L’exemple est toujours celui de
la chimie à 37° : un certain nombre de flux – flux de matière, flux chimiques, flux de carbone,
flux d’énergie, etc. – ne sont pas « vivants » en tant que tels, mais leur concaténation et leur entrée
dans un certain type de système les fait produire quelque chose, les fait développer d’autres sys-
tèmes machiniques et d’autres univers.

La dimension que j’appelle : la sémantique des incorporels est d’une autre nature. Elle part des
incorporels, justement. Là, on a les corps, les territoires, et là on a une autre entité : les incorpo-
rels, c’est-à-dire quelque chose qui advient sur les corps sans être corporéisé. Ce sont les heccéi-
tés, toutes les catégories d’incorporels décrits par les Stoïciens, et qui sont pris dans les sèmes ;
des figures a-signifiantes font la médiation dans cette opération qui, cette fois, aboutit à des
univers.
Ces incorporels – paradoxe – ne sont pas des entités évanescentes. C’est là que je renvoie à une
philosophie Borroro ou Aztèque… Il serait tout-à-fait erroné de penser que les esprits n’existent
pas : ils existent, mais sur un autre mode d’existence ; ils ont un autre mode de consistance. Les
incorporels non seulement existent mais ils disposent d’une organisation syntagmatique. Les
contenus sémantiques ne sont pas n’importe quoi, et ils constituent des référents qui sont des uni-
vers déterritorialisés, non sécables, qui sont des qualités sensibles. Par exemple, des impressions
musicales qui sont des incorporels – quelque chose d’autre que des notes perçues à travers une
oreille – peuvent constituer un univers musical parfaitement précis, daté, etc. Donc, les impres-
sions musicales ne sont pas seulement des êtres incorporels évanescents mais des incorporels qui
peuvent se structurer, s’organiser selon un mode qui n’est pas celui de la segmentarité des terri-
toires, ni celui du phylum des machines concrètes, mais à partir duquel on voit se construire un
certain type d’univers.

Le dernier type d’élément que j’ai évoqué est celui qui part de phylum machiniques : ces systèmes
de machines qui – au delà des machines concrètes – font qu’il y a une logique des enchaînements
machiniques. Si, en effet, aujourd’hui il y a une « génération » d’ordinateurs, une « génération »
d’appareils photographiques, cela veut dire qu’il y a une filiation : telle machine résulte du maria-
ge de telle autre, de la rencontre de telles théories, etc. Il y a des rhizomes – comme des rhizomes
évolutifs de machines.
Mais les phylum machiniques ne sont pas tout et n’importe quoi, partant d’une inventivité floue
dans n’importe quelle direction. Cette catégorie répond à une certaine économie qui est celle des
machines abstraites et répond à un certain type de référent totalement déterritorialisé que j’ap-
pelle : le plan de consistance.

Ce sont ces quatre types d’objets dont je voudrais me servir pour faire une analyse des données.
Soit une situation concrète, individuelle, collective ou autre… On dit quelque chose, on présente
quelque chose… On le présente, généralement avec du langage ; on peut faire un mime, on peut
faire du tam-tam, mais, habituellement, on le présente dans un texte écrit ou parlé. Il s’agit alors
de savoir à quoi l’on a affaire. Première dimension analytique : qu’est-ce que c’est ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


— Est-ce que cela relève de l’économie des corps, des territoires, des être-là – en tant qu’ils se
donnent avec une dureté, une inertie qui fait que l’être lui-même s’accroche à lui-même pour per-
sister à être ? Rapports de persistance.

— Est-ce que ce sont des incorporels ? Dans ce cas, attention ce n’est pas parce que ce sont des
incorporels que ce n’est pas sérieux et qu’il ne faut pas en tenir compte. En effet, toutes ces
dimensions sont aussi sérieuses les unes que les autres. Les incorporels ont leur logique singuliè-
re, ils n’ont pas le même type de référent : notamment, ils ne se découpent pas dans des coor-
données spatio-temporelles ou kantiennes. Ils ont leurs propres lois d’univers, leurs propres mon-
tages et leur propre vie.

— Si ce sont des systèmes machiniques, nous avons affaire là à un autre type d’objet qui relève
de la mécanosphère : rhizomes de machines, ce sont des systèmes différents des être-là, différents
des incorporels, c’est encore autre chose.

— Quant aux machines abstraites, il n’y a pas grand’chose à en dire, sinon qu’il faudra un cer-
tain détour pour pouvoir essayer d’en donner une justification, pour distinguer leurs projections
sur les machines concrètes et sur les incorporels, rendre compte, enfin, de leur existence.

J’ajouterai encore ceci : au niveau des processus de syntagmatisation perceptive, on a affaire à des
structures (4). Au niveau des pragmatiques machiniques, on a affaire à des systèmes. Au niveau des
sémantiques des incorporels, on pourra prendre (puisqu’il y a le terme « sémantique ») le systè-
me des formes – avec les différentes options philosophiques suivant la consistance de ces sys-
tèmes de formalisation (Aristotéliciennes ou toutes autres). Quant au dernier système, c’est celui
de machines. On a donc des formes, des systèmes, des structures et des machines. Voilà : au lieu
de se battre entre structuralistes, formalistes, systémistes et autres, nous prenons là chacune de ces
théories pour essayer de construire quelque chose (5).

Etant donné ces types d’objets, deux éventualités sont possibles : soit ces éléments, chacun pour
eux-mêmes, renvoient à des agencements différents, soit ils s’organisent comme agencement.

Une première distinction à établir, c’est que les agencements peuvent avoir une partie actuelle et
une partie virtuelle. Quand un de ces quatre éléments – systèmes, structures, formes, machines –
entre en connexion avec un autre, il constitue un agencement actuel. C’est là qu’intervient une
première loi ou axiome : Si se constitue un agencement actuel par la liaison entre deux ou trois
des éléments précités, il y a toujours virtuellement la présence des autres dimensions. Un systè-
me pragmatique rencontre un système de conscience syntagmatique Une machine qui existe là est
prise en compte par un groupe social… Par exemple, la machine à tisser ou la machine à vapeur…
et puis un groupe de capitalistes : Tiens ! Pourquoi pas ? se disent-ils. C’est alors que va se faire
un certain type de synapse : la façon dont les territoires capitalistes se constituent à cette époque
là se connecte avec quelque chose de très différent – les systèmes de points-signes fonctionnant
dans cette machine à vapeur ou à tisser. Mais alors, dans cette hypothèse, cela implique tout aus-
sitôt que soient mis en cause potentiellement des problèmes de subjectivité paradigmatique ou de
machines loin de l’équilibre. C’est d’ailleurs évident dans l’exemple choisi : une telle opération
ne peut se produire que pour autant qu’existe une représentation quasiment « mass-médiatique » :
il faut que cela fasse quelque chose aux gens, présente un intérêt, une valeur esthétique ou de pres-
tige, que cela évoque un désir concret, un fantasme ; en outre, cela doit s’insérer dans une certaine

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


cohérence du système d’ensemble, trouver sa consistance dans l’ensemble des développements
industriels, économiques, esthétiques, etc. Donc, le premier court-circuit qui intervient engage les
autres éléments. C’est une des deux lois constitutives des noyaux d’agencement.

L’autre loi, c’est que, à chaque fois, dans chacun de ces niveaux (de la pragmatique, de la syn-
tagmatique, de la paradigmatique ou de la sémantique, et de la machinique) ce n’est pas une
composante sémiotique, mais N composantes qui sont en cause.
Par exemple, la conscience syntagmatique ne se produit pas seulement avec le langage. On ne fait
pas son territoire seulement avec du signifiant, avec du langage : si l’on est un oiseau, on le fait
avec des chants, avec de la merde, avec un tas de matières d’expression et la territorialisation
résulte des accollements, feuilletages et conjugaisons de différentes composantes.

D’autre part, il suffira qu’une sous-composante rentre dans un rapport avec un de ces trois autres
éléments pour qu’aussitôt l’ensemble des sémiotiques feuilletées considéré rentre dans ce même
type de rapport : la composante de passage qui est en position de point de déterritorialisation
engendre le mécanisme du noyau d’agencement. Par exemple, toujours la musique : il suffira
qu’une mutation musicale se passe sur un de ces éléments, cela pourra se faire sur une de ses sous-
composantes ; une mutation de musique baroque pourra se faire ainsi sur l’écriture des lignes
mélodiques, sur l’harmonique, les timbres ou la composition d’ensemble de la musique, mais il
suffira que l’un des systèmes de mutation rentre, par exemple, dans un nouveau type de machine
musicale pour que, du même coup, cela entraine l’ensemble des autres composantes du système
musical – y compris des composantes totalement passives (les conservatoires, les écoles, etc.)
Il y a donc des composantes de passage, des composantes-pilotes qui, premièrement, nouent
l’ensemble de l’économie de l’agencement et, deuxièmement, entrainent l’ensemble des sous-
composantes.

Un dernier type d’élément sur la composition d’un noyau d’agencement est le suivant : ces tri-
angles (6) sont pris dans un noyau d’agencement, mais avec une plus ou moins grande consistan-
ce déterminée par la capacité à rentrer en interaction avec les autres systèmes. On peut imaginer
cette loi : quand il y a une perte de consistance d’une structure, d’un système, d’une forme, d’un
système machinique et d’une machine (quand, par exemple, la ligne passe en deça du noyau), il
y a inversion de son spin. Le fait qu’il y ait ce mouvement d’appropriation, ce mouvement de
machinisation, ce mouvement de sémantisation, de constitution des phylum dans une homogé-
néité globale, tient à ce que les systèmes entre eux sont pris et s’étayent les uns sur les autres dans
les agencements. Si un de ces éléments saute, il se retourne sur lui-même et, pris dans une éco-
nomie de trou noir, dégénère littéralement. Par exemple, un système de conscience syntagmatique
qui n’est plus branché sur une pragmatique, une sémantique, une machinique, deviendra une
conscience trou noir, un vide, une angoisse, une catastrophe.
Donc, le spin qui va des flux de matière signalétique, des figures a-signifiantes à la constitution
de corps, territoires, etc., s’inverse : il y a un spin négatif, c’est-à-dire un phénomène de déstrati-
fication, quand le système – la structure, en l’occurrence – sort du noyau d’agencement.

Quand ce même phénomène d’inversion se produit au niveau sémantique, les univers se décom-
posent, les sèmes prennent leur autonomie et l’on assiste à une prolifération comme une boite de
Pandore, avec d’ailleurs parfois une sorte d’équilibrage, de pulsation comme dans l’œuvre de
Kafka où cette décompensation sémantique prolifère en devenir animaux cependant que des deve-
nir incorporels et machiniques compensent le système. Dans le même temps où l’on a des deve-
nir animaux (devenir insecte), on a des devenir incorporel (devenir balle de ping-pong, devenir
processus totalement machinique). À ce niveau, le système machinique dans le spin positif

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


s’inverse et devient système mécanique, automatisme de répétition, machine qui tourne à vide, à
la limite totalement absurde, déconnectée (bureaucratie, etc).
De même, plutôt que tous les phylum machiniques concourrent à une sorte de créationnisme
généralisé d’engendrement de constellations d’univers, le plan de consistance peut s’inverser et il
peut y avoir arrêt, être-là des systèmes de phylum qui sont ce qu’ils sont et c’est ce que j’appel-
le : les stratifications historiques. L’histoire, en tant qu’on la vit à un arrêt donné, nous présente
un certain nombre de phylum machiniques dans l’état où ils sont, dans l’état actuel. Alors que
l’histoire en train de se faire – l’histoire machinique – n’est jamais arrêtée, elle, mais toujours
prise dans des processus de lissage rétroactif du temps et de traversée problématique des espaces.

Prenons deux exemples de ce mécanisme d’arrêt historique :


— L’État. On peut dire qu’un certain type d’état surgit dans l’histoire à la sortie du néolytique ou
des empires – un certain type d’unité apparaissant avec les empires asiatiques. On peut imaginer
une datation de l’état et, dans ce cas, les différents phylum concourrent à donner une certaine date,
un certain profil, un certain seuil d’entrée dans l’état. C’est la notion de classes, de sociétés avec
ou sans état.
Mais d’un autre côté, dans l’autre spin, on peut aussi considérer que l’état a toujours été déjà là
avant même qu’il y ait des sociétés humaines : s’il y a dû y avoir état dans l’histoire, c’est que
toujours l’état était déjà là. Il est déjà là chez les Indiens, dans les tribus les plus dissociées, il hori-
zonne toutes les stratifications historiques au niveau du plan de consistance. Et pourtant, au niveau
de l’arrêt historique, il est là.

— Les fixations complexuelles, dans l’histoire individuelle, datent de telle époque précise. On
peut dire : quand il a eu deux ans, il a subi tel traumatisme et il a eu tel complexe. Très bien !
Mais, en fait, on s’aperçoit que le complexe en question balaye le temps et qu’il perdure : il exis-
tait avant, il a toujours été déjà là.

Il y a donc un niveau de transistance, de trans-historicité du plan de consistance et un niveau


d’arrét de l’état-là des flux.

J’ai dessiné dans ce schéma (7) ce qui se passe au niveau du noyau d’agencement et je proproserai
un système de notations, dont nous nous servirons, éventuellement, dans l’avenir.
Il ne me paraît pas inutile pour une analyse des données de savoir ce qu’on met en œuvre dans les
rapports inter-composante. Lorsque l’on passe d’un système de conscience syntagmatique à un
système de subjectivité paradigmatique, il y a un double mouvement. Quand on y passe dans le
sens des figures a-signifiantes vers les sèmes, c’est une dimension que j’appellerai : la synapse de
la représentation. Elle fonctionne dans deux sens :

— Quand les être-là, les fantômes, les représentations, les incorporels, etc. sont pris dans un jeu
formel, une syntaxe, des syntagmes de figures a-signifiantes (phonèmes ou taxèmes), il y a syn-
taxisation corporéisante. En fait – et on le voit aussi bien dans les névroses que dans les sociétés
primitives – , il y a urgence de mettre de l’ordre dans toute cette faune paradigmatique, dans toute
cette faune sémantique. C’est alors qu’on la fait rentrer dans une syntaxe, dans un rituel. Et il
importe que ce rituel soit lui-même hiérarchisé pour que tous les fantômes, tous les fantasmes,
tous les morts en particulier et tous les incorporels soient quelque part syntaxisés. Rapportés à
cette conscience syntagmatique qui se veut, en même temps, conscience religieuse, conscience
sociale, les fantômes se mettent à habiter. L’on peut donc appeler cette opération une habitation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


— Quand à l’inverse, c’est la conscience syntagmatique qui, les captant, va s’accrocher à des
sèmes, il y a sémantisation décorporéisante : les corps qui sont là, les corps de l’appropriation
sont, d’un seul coup, doublés, surdéterminés. Un corps, un territoire, des coordonnées se mettent
à vibrer et entrent en résonnance avec d’autres corps. C’est tel objet tabou, c’est un arbre, mais
en même temps c’est tel ancêtre, tel dieu, tel animal… Toute une logique paradigmatique, toute
une constellation d’univers s’organise.

Travail sémiotique, indexation

Entre les figures a-signifiantes et les points-signes des systèmes machiniques, c’est le même prin-
cipe. Quand ce sont les signes qui vont organiser, prendre en charge des rhizomes machiniques,
des rhizomes de points-signes, je dirai qu’il y a alors travail sémiotique. C’est le cas de la scien-
ce : des signes chimiques (tableau de Mendeleïev) rentrent en connexion avec toutes sortes de dis-
positifs, de protocoles expérimentaux et de systèmes machiniques.

Quand à l’inverse, une structure pragmatique, des systèmes de flux, de machines concrètes se pro-
jettent sur un système syntagmatique, c’est un index : les choses elles-mêmes, les machines elles-
mêmes, s’inscrivant, vont bouger quelque part quelque chose dans les systèmes sémiotiques.
Indexation.

Jeu des synapses

Quand les systèmes de points-signes s’organisent avec la machinique loin de l’équilibre, on par-
lera alors de prolifération machinique. C’est l’idée même du phylum que l’on retrouve et ce sont,
par exemple, les retombées scientifiques.

Des propositions machiniques s’ouvrent sur d’autres dimensions que les dimensions actuelles du
système pragmatique (8). Les synapses machiniques jouent alors comme propositions machiniques
dans ce sens-ci et comme proliférations machiniques dans ce sens-là, développpant des phylum.

Il y a un au-delà des machines actuelles, des prolongements, des possibles scientifiquement déter-
minables, que l’on peut calculer selon des lois, selon toute une sémiotique convenable : c’est la
science à proprement parler.

Et inversement, quand le vecteur tombe d’une machinique pour engendrer une pragmatique, je
dirai alors que c’est une projection machinique. Le système de retombées entre en jeu.
Par exemple, dans la machinique loin de l’équilibre de la Renaissance, un certain nombre de
machines pragmatiques ont effectivement entrainé l’« esprit » de la Renaissance, mais à l’inver-
se, ce machinime abstrait étant en place, va engendrer des machines concrètes et des phylum
machiniques.

Sur la ligne des synapses affectives, il n’y a pas que la discursivité des machines abstraites (9), mais
il y a un abord subjectif – non discursif – que j’appelle : affectif des machines abstraites. C’est la
qualité même des choses : les qualités sensibles. On peut analyser ce que sont les éléments d’une
musique, d’une peinture, on peut les discursiver (en faire des syntagmes, des machines musicales,
etc.), mais ce qui ne peut être fait que par affect – avant même de dire comment se découpe cette
musique – c’est le « ça c’est de la musique ! » ou « c’est de la merde ! ». Car cela ne relève pas
du tout d’une discursivité ou d’une pragmatique, mais c’est directement un rapport d’affect.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Quand on passe d’une subjectivité paradigmatique donnée, d’un univers donné, vers une machi-
nique loin de l’équilibre, c’est ce que j’appelle : une sublimation, mais ce terme impliquera ici
qu’il y ait prolifération d’univers. Ce qui est parfaitement décrit dans La recherche du temps
perdu, cet accès très partiel à des objets paradigmatiques comme les clochers de l’église, la made-
leine… qui sont en soi des incorporels assez insignifiants, mais ont pour effet de déclencher une
prolifération d’univers, renvoyant comme tels à l’ensemble de l’univers musical, pictural de
l’époque ainsi qu’à celui des relations sociales de salons, etc.

À l’inverse, il peut y avoir des retombées : un certain type de phylum machiniques, pris dans un
plan de consistance, peut engendrer un nouveau type de subjectivité paradigmatique, un nouveau
type d’objet et avoir des retombées incorporelles.

Notes :

1. Exemples de points-signes, de codages intrinsèques : les codages biologiques, chimiques ou cristallographiques.

2. Là, il faudra voir, étant donnée l’objection très intéressante de M., la dernière fois, sur cette utilisation de la notion
« loin de l’équilibre ».

3. Cf. Kafka.

4. Reprendre le terme de « structure » ne fait de mal à personne

5. quelque chose… d’autre ! (N.D.L.C.).

6. Cf. schéma en annexe.

7. Cf. schémas en annexe.

8. Cf. schéma en annexe : il y a des propositions machiniques, des énoncés diagrammatiques, des phrases et des
affects. D’où : les synapses affectives, les synapses représentatives, les synapses diagrammatiques et les propositions
machiniques.

9. C’est pourquoi il n’y a pas de rapport direct entre les figures a-signifiantes et les machines abstraites.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Annexes :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Les séminaires de Félix Guattari / p. 11
FÉLIX GUATTARI

Les schizoanalyses
J’avais besoin de votre assistance pour me clarifier les idées.
Je me suis aperçu – cela fait d’ailleurs partie de ce que je vou-
drais aborder ici – que, dans certaines situations, il n’était pas
possible de procéder à une telle clarification sans le secours
d’un agencement collectif d’énonciation. Sinon, les idées
vous tombent des mains ! Depuis déjà pas mal de temps,
j’étais à la recherche d’un polygône de sustentation pour cir-
conscrire ce qui traîne dans ma tête. Je ne sais si, à nous tous
ici, nous constituerons un tel polygône. On verra bien ! Nous
avions commencé de le mettre en place, Mony Elkaim et moi,
au cours de discussions antérieures ; seulement c’était de
façon épisodique, toujours « à la sauvette », dans les coulisses
de congrès et de rencontres, où j’étais amené à discuter ses
références systémistes en thérapie familiale. Mais, jusqu’à
présent, nous ne nous étions jamais vraiment donné les
moyens de raccrocher ces réflexions au travail critique que
j’ai mené par ailleurs, avec Gilles Deleuze, sur la théorie et la
pratique psychanalytique.
Ce que je propose aujourd’hui, après un certain déblayage,
une certaine « tabula rasa », c’est de dégager ce qui pourrait
encore tenir debout dans les décombres psychanalytiques et
qui mériterait d’être repensé à partir d’autres échafaudages
théoriques – si possible moins réductionnistes que ceux des
freudiens et des lacaniens.

CHIMERES 1
FÉLIX GUATTARI

Je souhaite évidemment que ce séminaire permette les débats


les plus larges, les plus ouverts. Mais je dois vous avertir
d’emblée que mes positions seront quelquefois difficilement
« discutables ». Non pas que je prétende les imposer ! Mais
elles s’aventureront sur un terrain, disons, solitaire, où il me
sera peut-être un peu difficile de me faire entendre de façon
exhaustive. Il va de soi qu’il ne saurait s’agir ici ni de péda-
gogie ni de confrontation scientifique, mais uniquement d’un
support pour le travail de chacun, d’un agencement d’énon-
ciation qui devrait permettre, si tout va bien, d’amplifier nos
processus respectifs d’élucidation. Avec l’espoir que ceux-ci
seront l’objet, en cours de route, d’intersections, de recoupe-
ments qui leur permettront de se développer en rhizome.
Ce séminaire sur « les schizoanalyses » ne trouvera donc son
propre régime que s’il se met à fonctionner lui-même sur un
niveau que je qualifierais de « méta-modélisation ».
Autrement dit, s’il nous permet de mieux cerner nos propres
agencements d’énonciation – mais il vaudrait mieux dire : les
agencements d’énonciation auxquels nous sommes adjacents.
À ce propos je tiens à répéter que je n’ai jamais conçu la schi-
zoanalyse comme une nouvelle spécialité, qui serait appelée
à se mettre sur les rangs du domaine psy. Ses ambitions
devraient être, selon moi, à la fois plus modestes et plus
grandes. Plus modestes parce que, si elle doit exister un jour,
c’est qu’elle existe déjà un peu partout, de façon embryon-
naire, sous diverses modalités, et qu’elle n’a nul besoin d’une
fondation institutionnelle en bonne et due forme. Plus grande,
dans la mesure où elle a vocation, selon moi, de devenir une
discipline de lecture des autres systèmes de modélisation. Pas
à titre de modèle général : mais comme instrument de déchif-
frement des pragmatiques de modélisation dans divers
domaines. On pourrait m’objecter que la limite entre un
modèle et un méta-modèle ne se présente pas toujours comme
une frontière stable. Et, qu’en un sens, la subjectivité est tou-
jours plus ou moins activité de méta-modélisation (dans la
perspective proposée ici : transfert de modélisation, passages
transversaux entre des machines abstraites et des territoires
existentiels). L’essentiel devient alors un déplacement de
l’accent analytique qui consiste à la faire dériver des systèmes

CHIMERES 2
Les schizoanalyses

d’énoncé et des structures subjectives préformées vers des


agencements d’énonciation capables de forger de nouvelles
coordonnées de lecture et de « mettre en existence » des repré-
sentations et des propositions inédites.
La schizoanalyse sera donc essentiellement excentrée par rap-
port aux pratiques psy professionnalisées, avec leurs corpora-
tions, sociétés, écoles, initiations didactiques, « passe », etc.
Sa définition provisoire pourrait être : l’analyse de l’incidence
des agencements d’énonciation sur les productions sémio-
tiques et subjectives, dans un contexte problématique donné.
Je reviendrai sur ces notions de « contexte problématique »,
de scène et de « mise en existence ». Je me contenterai, pour
l’instant, de signaler qu’elles peuvent se référer à des choses
aussi diverses qu’un tableau clinique, un fantasme inconscient,
une fantaisie diurne, une production esthétique, un fait micro-
politique… Ce qui compte ici c’est l’idée d’un agencement
d’énonciation et d’une circonscription existentielle, qui impli-
quent le déploiement de références intrinsèques – on dira aussi
d’un processus d’auto-organisation ou de singularisation.
Pourquoi ce retour, comme un leitmotiv, aux agencements
d’énonciation ? Pour éviter de s’embourber, autant que faire
se peut, dans le concept d’« Inconscient ». Pour ne pas réduire
les faits de subjectivité à des pulsions, des affects, des ins-
tances intra-subjectives et des relations inter-subjectives. À
l’évidence, ce genre de chose tiendra une place dans les pré-
occupations schizoanalytiques, mais seulement à titre de com-
posante et toujours dans certains cas de figure. On relèvera,
par exemple, qu’il existe des agencements d’énonciation ne
comportant pas de composantes sémiologiques signification-
nelles, des agencements qui n’ont pas de composantes
subjectives, d’autres qui n’ont pas de composantes conscien-
tielles… L’agencement d’énonciation sera amené ainsi à
« excéder » la problématique du sujet individué, de la monade
pensante consciemment délimitée, des facultés de l’âme
(l’entendement, la volonté…), dans leur acception classique.
Il me semble important de souligner d’emblée que l’on aura
toujours affaire à des ensembles, au départ, indifféremment
matériels et/ou sémiotiques, individuels et/ou collectifs, acti-
vement machiniques et/ou passivement fluctuants.

CHIMERES 3
FÉLIX GUATTARI

La question deviendra alors celle du statut de ces compo- 1. Ce n’est pas sans
santes d’agencement qui se trouvent ainsi « à cheval », en une certaine perplexité
que je reprends cet
interaction, entre des domaines radicalement hétérogènes. ancien terme
J’avais dit – je ne me souviens plus où – que nous voulions d’« analyseur », que
construire une science où l’on mélangerait des torchons et des j’avais introduit dans
serviettes avec d’autres choses encore plus différentes ; et où les années 60, et qui
fut « récupéré » (ainsi
l’on ne pourrait même plus englober les torchons et les ser- que « l’analyse
viettes sous la rubrique générale du linge, mais où l’on serait institutionnelle »,
préparé à accepter de bonne grâce que les torchons se diffé- la « transversalité »,
rencient dans des devenirs singularisés, assortis d’un cortège etc.) par le courant
Lourau, Lobrot,
de répercussions contextuelles, où il pourrait être aussi bien Lapassade,
question d’un patron de bar essuyant des verres avec un tor- dans une perspective
chon, que de militaires lançant un « coup de torchon » sur une beaucoup trop
poche de résistance. Dans une perspective psychanalytique psycho-sociologique,
à mon goût.
classique, on ne prend en compte ce genre de contextualité
que dans ses incidences signifiantes et jamais en tant que réfé-
rent générateur d’effets pragmatiques dans des champs
sociaux institutionnels et matériels donnés. C’est cette micro-
politique du sens qui me paraît devoir être renversée. L’effet
analytique présumé ne réside plus dans une dérivation de
chaînes sémiologiquement interprétables, mais dans une
mutation – a-signifiante – du « contexte d’univers », c’est-à-
dire de la constellation des registres de référence mis en cause.
Les agencements collectifs et/ou individuels de l’énonciation
sont alors non seulement des objets de plein droit de l’inves-
tigation analytique mais également des moyens d’accès pri-
vilégiés à ces objets, de sorte que la problématique du
transfert d’énonciation s’instaure en priorité sur celle des ima-
gos et des structures prétendument constitutives de la subjec-
tivité. D’une façon contingente, certains agencements sont
mis en position « d’analyseur » (1) des formations de l’incons-
cient. Il importe peu que ces analyseurs soient conscients de
leur « mission » ou soient investis par d’autres instances pour
occuper une telle position. Un agencement analytique, dans
ces conditions, peut se dimensionner différemment, selon
qu’il s’incarne :
— sur un individu, par exemple, Freud qui invente la psy-
chanalyse ;
— sur un groupe sociologiquement délimité, par exemple, un
gang de jeunes qui « révèle » les potentialités d’un ghetto ;

CHIMERES 4
Les schizoanalyses

— sur des phénomènes sociaux plus diffus, tels que des muta-
tions de sensibilité collective ou des mouvements d’opinion
incontrôlés ;
— sur une pratique pré-personnelle, un style, une mutation
créatrice qui engage un individu ou un groupe par devers
lui…
(Tous ces cas de figure et bien d’autres pouvant se combiner
de multiples façons.) Ainsi, la démarche schizoanalytique ne
se limitera jamais à une interprétation de « données » ; elle
portera intérêt, beaucoup plus fondamentalement, au « don-
nant », aux agencements qui promeuvent la concaténation des
affects de sens et des effets pragmatiques. N’échappant pas
eux-mêmes à cette plasticité générale des agencements, les
« analyseurs » ne se présentent pas comme des dispositifs pré-
établis, ne prétendent jamais s’instituer comme des structures
légitimes d’énonciation – comme c’est le cas avec la curetype
psychanalytique. Non seulement il n’y aura pas de protocole
schizoanalytique normalisé, mais une nouvelle règle fonda-
mentale, une « règle anti-règle », imposera une constante
remise en question des agencements analyseurs, en fonction
de leurs effets de feed-back sur les données analytiques.
Ces feed-back – négatifs, quand ils conduisent à un simple
rééquilibrage de l’agencement et positifs, quand ils engagent
des processus de splitting, voire des catastrophes – constituent
la matière analytique par excellence. Comment un agence-
ment prend-il le relais d’un autre agencement pour « gérer »
une situation donnée ? Comment un agencement analytique,
ou prétendu tel, peut-il en masquer un autre ? Comment plu-
sieurs agencements entrent-ils en rapport et qu’en advient-il ?
Comment explorer, dans un contexte en apparence totalement
bloqué, les potentialités de constitution de nouveaux agence-
ments ? Comment « assister », le cas échéant, les rapports de
production, de prolifération, la micro-politique de ces nou-
veaux agencements ? Voilà le genre de question que la schi-
zoanalyse sera amenée à se poser. Ce travail de la subjectivité
– au sens où l’on travaille le fer, ou les gammes du piano, ou
les moments féconds de l’existence dans la « Recherche »
proustienne – est identifié ici à une production de référent, ou,
plus précisément, à une méta-modélisation des rapports
trans-agencement. Loin de coïncider avec ce que l’on entend

CHIMERES 5
FÉLIX GUATTARI

d’ordinaire par subjectivité, il ne se rapporte plus à je ne sais


quelle subtile et ineffable essence d’un sujet en quête d’une
vertigineuse et impossible adéquation avec lui-même, et avec
Dieu pour seul témoin. La subjectivité schizoanalytique s’ins-
taure à l’intersection de flux de signes et de flux machiniques,
au carrefour de faits de sens, de faits matériels et sociaux et,
surtout, de leurs transformations résultant de leurs différentes
modalités d’agencement. Ce sont ces dernières qui lui font
perdre son caractère de territorialité humaine et qui la projet-
tent vers des processus de singularisation à la fois les plus ori-
ginels et les plus futuristes – devenirs animaux, végétaux,
cosmos, devenirs immatures, sexe multivalent, devenirs
incorporels… Par cette subjectivité, sans cesser d’être tout à
fait un roseau pensant, l’homme est à présent adjacent à un
roseau « qui pense pour lui », à un phylum machinique qui
l’entraîne bien au-delà de ses possibles antérieurs.

***

Les formes archaïques d’énonciation reposaient, pour l’essen-


tiel, sur la parole et la communication directe, tandis que les
nouveaux agencements ont de plus en plus recours à des flux
informatifs médiatiques, portés sur des canaux de plus en plus
machiniques (les machines dont il est ici question n’étant pas
seulement d’ordre technique mais aussi scientifiques,
sociales, esthétiques, etc.) qui débordent de toutes parts les
anciens territoires subjectifs individuels et collectifs. Alors
que l’énonciation territorialisée était logo-centrique et impli-
quait une maîtrise personnalisée des ensembles qu’elle dis-
cursivait, l’énonciation déterritorialisée, qui peut être qualifiée
de machino-centrique, s’en remet à des mémoires et à des pro-
cédures non humaines pour traiter des complexes sémiotiques
échappant, pour une très large part, à un contrôle conscientiel
direct.
Mais nous ne nous arrêterons pas à une dichotomie aussi
simple, qui risquerait d’être par trop réductrice. En raison des
considérations précédentes, nous sommes déjà tout naturelle-
ment amenés à décliner différentes modalités d’agencements
d’énonciation, en fonction de ce que s’y trouvent ou non pré-
valoir des composantes de sémiotisation, de subjectivation et

CHIMERES 6
Les schizoanalyses

de conscientialisation (cette liste pouvant toujours être éten-


due en fonction des besoins descriptifs).
— Les agencements non sémiotiques
Les constructions stigmergiques des abeilles ou des termites
nous en fournissent un premier exemple par les formes très
élaborées auxquelles elles aboutissent, à partir de « codages
modulaires » à l’évidence ni sémiotiques, ni subjectifs, ni
conscientiels. Dans l’ordre de l’énonciation humaine, des sys-
tèmes similaires, tels que des régulations endocriniennes, peu-
vent être amenés à tenir une place déterminante au sein
d’agencements dont ils mettent, en quelque sorte, entre paren-
thèses les composantes sémiotiques. Je pense, en particulier,
au rôle probable d’une auto-intoxication (self-addiction) à
base d’endorphine dans le « durcissement » de certains
tableaux sado-masochistes ou dans des formes aiguës d’ano-
rexie mentale.
— les agencements sémiotiques non subjectifs
Par exemple, les tableaux psychosomatiques relatifs aux
« cuirasses caractérielles » étudiées par Wilhem Reich. Les
représentations subjectives passent ici « à côté » de la sémio-
tisation somatique.
— les agencements sémiotiques, subjectifs non conscientisés
Par exemple, des agencements relevant de l’éthologie
humaine qui engagent des apprentissages par empreinte
inconsciente, des délimitations de territoire, des comporte-
ments d’accueil, de parade, de soumission, d’hostilité, etc.
J’imagine qu’un lacanien, qui aurait la patience de me suivre
jusque là, ne manquerait pas de m’objecter que tout ce dont
je parle est bel et bon mais n’a rien à faire avec l’Inconscient,
le véritable Inconscient psychanalytique, qu’on ne saurait
concevoir hors des rêts du langage… On connaît la chanson !
À cela, je répondrais que les agencements schizoanalytiques
portent le plus vif intérêt aux structures réductionnistes, du
type triangle œdipien et castration symbolique, auxquelles
conduit, en effet, une certaine capitalisation de la subjectivité,
dans le cadre de ce que j’appellerai la subjectivité capitalis-
tique, mais que cela ne les dispense en rien de traiter des
autres productions de subjectivité dans tous les domaines de
la psychopathologie et de l’anthropologie en en respectant les
caractères spécifiques. La prétention de la schizoanalyse, en

CHIMERES 7
FÉLIX GUATTARI

ce sens, est bien, je le répète, de se constituer comme agen-


cement méta-modélisateur de tous ces domaines hétérogènes,
qu’elle considérera comme autant de « matières à option ».
Nous partirons donc de l’hypothèse la plus extensive, à savoir
celle de l’existence, pour l’homme, d’un domaine inconscient
associant sur un pied d’égalité des faits de sens portés par des
structures de représentation et de langage et des systèmes très
différents les uns des autres de codage, de moulage, de
décalque, d’empreinte… relatifs à des composantes orga-
niques, sociales, économiques, etc. La mise en jeu de phéno-
mènes de subjectivation, c’est-à-dire d’instauration de
territoires vécus, assumés comme tels dans un rapport de déli-
mitation avec un monde objectal et des alter ego, ne sera
qu’occasionnelle, facultative. En d’autres termes, ni la ques-
tion du sujet, ni celle du signifiant linguistique ne seront
nécessairement au centre des problématiques posées dans ce
domaine inconscient. Il en ira de même avec le question de la
conscience. Différents processus de conscientialisation se
succédant et/ou se superposant les uns aux autres pourront y
être mis en jeu. Un bon exemple, pour illustrer ces sortes de
branchements et débranchements, me paraît être celui de la
conduite automobile. Il n’est pas rare que, sur autoroute, s’ins-
taure un état de rêverie diurne, sur fond de pseudo-somno-
lence. En fait le sujet ne dort pas ; il laisse fonctionner en
parallèle plusieurs systèmes de conscience dont certains res-
tent en veilleuse, tandis que d’autres passent au premier plan.
C’est ce qui advient lorsque la signalétique routière, un inci-
dent de circulation, ou l’interpellation d’un passager, rétablit
une séquence d’hyper-vigilance. L’agencement d’énoncia-
tion, au sens élargi que je lui donne ici, passe ainsi par divers
niveaux d’asservissement machinique (pour reprendre une
notion déjà ancienne de la cybernétique). Dès lors, plutôt que
d’en revenir constamment aux mêmes structures prétendu-
ment fondatrices, aux mêmes archétypes, aux mêmes
« mathèmes », la méta-modélisation schizoanalytique choi-
sira de cartographier des compositions d’inconscient, des
topiques continentes, évoluant avec les formations sociales,
les technologies, les arts, les sciences, etc. Même lorsqu’elle
sera amenée à dégager quelques cas de figure d’inconscient,
par exemple à partir de formules d’organisation-moïque, per-

CHIMERES 8
Les schizoanalyses

sonnologiques, coujugalistes, familialistes, domes- 2. Cette formule


tiques…– elle ne le fera jamais, je le répète, à type de proto- d’inconscient pourrait
être rapprochée du
type structural. « processus primaire »
tel que Freud le voyait
*** à l’époque de la
Traumdeutung :
« Le travail du rêve ne
Arrêtons-nous sur quelques implications du « décollage » pense ni ne calcule ;
entre la conscience et la subjectivité tel que nous l’avons d’une façon générale,
amorcé. J’avais d’abord pensé qu’il serait nécessaire de dif- il ne juge pas ; il se
férencier : contente de
transformer. »
— un inconscient absolu, à un niveau moléculaire, qui échap- (L’interprétation des
perait radicalement à toute re-présentation et dont les mani- rêves, PUF, 1967,
festations ne relèveraient que de figures a-signifiantes (2) ; p. 432.)
— un inconscient relatif, à un niveau molaire, qui s’organi-
3. C’est également le
serait, au contraire, en re-présentations plus ou moins stables. premier Freud de la
Puis j’ai craint de tomber, à mon tour, dans une pétrification « Traumdeutung » qui
topique des instances psychiques, comme celle qui a conduit avait admirablement
saisi la nature de ce
Freud à séparer en versants opposés : l’Inconscient et le
traitement à
Conscient (accompagné du Préconscient) ; puis, ultérieure- « contre-sens » des
ment : le Ça et le Moi (avec ses annexes) ; ou bien Lacan à significations du rêve :
ériger : un ordre symbolique, comme armature du Réel et de «… le discours du
rêve est construit
l’Imaginaire. comme un agglomérat
Déjà, au premier examen, la dénomination de l’inconscient dans lequel les
moléculaire se révèle boîteuse. En effet, ce type d’agencement fragments plus
peut parfaitement s’accomoder de l’existence de composantes importants d’origine
diverse sont soudés
conscientielles. Les processus moléculaires, qui sont à par une sorte de
l’œuvre dans une névrose hystérique ou une névrose obses- ciment solidifié ».
sionnelle, sont inséparables d’un type particulier de (Id. p. 358) « Tout ce
conscience et même d’hyper-conscience, en ce qui concerne qui nous apparaît
comme acte de
la seconde. Un agencement onirique, ou un agencement déli- jugement accompli
rant, tout en opérant à partir d’une matière a-signifiante – ce pendant le rêve ne doit
qui n’interdit pas qu’il véhicule aussi des images et des pas être considéré
chaînes signifiantes, mais il ne retient d’elles que ce qu’il peut comme activité
intellectuelle du
traiter comme figures a-signifiantes (3) – comportent, eux travail du rêve ; en
aussi, des modes de conscientialisation idiosyncrasiques. Et fait, tout ceci
je crois qu’on ne gagnerait rien à vouloir doter tous ces agen- appartient au matériel
des pensées du rêve, et
cements d’une même essence conscientielle, toujours iden-
a pénétré, à partir de
tique à elle-même. De proche en proche, on en arrive à des là, comme structures
consciences-limites, avec les expériences mystiques de rup- toutes « prêtes » dans
ture avec le monde, avec la catatonie, ou même, pourquoi pas, son contenu

CHIMERES 9
FÉLIX GUATTARI

en adjacence à des tensions organiques illocalisables ou des manifeste. »


comas plus ou moins profonds. Ainsi donc, toutes les ins- (Id. p. 379) Mais cette
micro-politique du
tances de l’énonciation peuvent être concurremment « contre-sens »
conscientes et inconscientes. C’est une question d’intensité, n’appartient pas en
de proportion, de portée. Il n’existe de conscience et propre à la vie
d’inconscience que relatives à des Univers incorporels de psychique, on la
retrouve à l’œuvre
référence qui en autorisent des assemblages composites, des dans la création
superpositions, des glissements et des disjonctions. Et on artistique ; je pense,
pressent, qu’à leur tangente, doit exister une conscience abso- en particulier, à la
lue qui pourrait précisément coïncider avec notre inconscient façon dont un Georges
Apenghis, dans sa
absolu, constitutif d’une présence à soi non thétique, hors de « musique gestuelle »,
toute référence d’altérité ou de mondanité. ne retient des contenus
sémantiques que ce
X. — Mais, cet insconscient absolu est-ce qu’il est qui concourt à ses
compositions
biologique ? a-signifiantes.

F. G. — Oui, entre autres choses !

J.-C. P. — Je me demandais si, sur ce versant machinique


moléculaire, tu ne reprenais pas ce que tu mettais au compte,
il y a quelques années, du désir ? Quelque chose, effective-
ment, de foncièrement hétérogène, chaotique, rhizomatique,
etc. ; dont la digitalisation – dont le marquage, si tu veux, par
des codes de type linguistique – dégagerait ce que Lacan
appelle, lui, l’inconscient. Ce qui lui permet – à lui ou aux
gens qui s’occupent de psychotiques derrière lui – de dire : «
Le schizophrène n’a pas d’inconscient ». Est-ce la même par-
tition en quelque sorte, entre ce qui est pris dans les mailles
d’un système de signification ou de signifiance, et ce qui ne
l’est pas, c’est-à-dire tout le reste, qui est l’essentiel ?

F. G. — Il y a dans ta formulation quelque chose qui


m’embarrasse un peu. Je ne tiens pas à rétablir une opposi-
tion entre : processus primaire - élaboration secondaire.
Surtout si elle doit être fondée, comme dans la seconde
topique freudienne (Ça, Moi, Surmoi) sur l’idée que le pas-
sage de l’un à l’autre correspondrait à une rupture de niveau
des modes de différenciation : le chaos se trouvant du côté du
primaire et la structuration du côté du secondaire. Ce n’est pas
parce que, comme tu le soulignes en effet, on n’a pas un accès

CHIMERES 10
Les schizoanalyses

digitalisé, binarisé à l’inconscient moléculaire, qu’on sombre 4. « L’énergétique ça


pour autant avec lui dans un monde d’irrémédiable désordre n’est absolument rien
d’autre, quoiqu’en
et d’entropie. croient les cœurs
Cela me ramène à cette question du désir. Oui ! il est vrai que ingénus d’ingénieurs,
je voudrais échapper aujourd’hui à certains malentendus que le placage sur le
d’ordre, disons économique, au sens où Freud entend la monde du réseau des
signifiants ». Lacan,
chose, qui se sont développés, à partir de L’Anti-Œdipe, Séminaire du
autour de notions comme celles de flux et de coupure de flux. 14.1.1970.
Nous avions pourtant mis l’accent sur les dimensions machi- Cf « Les énergies
niques déterritorialisées du désir, qui échappent aux coor- sémiotiques » de
Félix Guattari, in
données ensemblistes habituelles (d’où notre insistance sur Colloque de Cerisy
des catégories paradoxales comme celle du corps-sans- Temps et Devenir à
organe). Mais cette présentation du désir n’a peut-être pas partir de l’œuvre de
encore suffisamment été démarquée de l’idée de fluctuations I. Prigogine,
juin 1983.
« plates », territorialisées, autorisant des références à une éco-
nomie clôturée sur elle-même, à l’équilibre.

***

Ce sera d’ailleurs l’un des objectifs principaux de ce sémi-


naire que de tenter d’élucider en quoi cette catégorie de déter-
ritorialisation peut nous éviter de transformer des notions
comme celles de subjectivité, de conscience, de signifiance…,
en entités transcendantales imperméables aux situations
concrètes. Les références les plus abstraites, les plus radica-
lement incorporelles sont en prise sur le réel ; elles traversent
les flux et les territoires les plus contingents. Elles ne sont
aucunement garanties contre les altérations historiques ou les
mutations cosmogénétiques. En bref, le signifiant ne trans-
cende pas la libido. (On pourrait, à ce propos, aisément
démontrer que Lacan a progressivement substitué celui-là à
celle-ci (4)). Dans certains contextes, le sens peut être massi-
vement opposé à des flux matériels et signalétiques, conçus
comme essentiellement passifs. Mais, dans d’autres contextes,
il peut être originé à partir d’une « machinique » des fluctua-
tions, en rupture (actuelle ou potentielle) avec les strates et les
homéostasies. C’est cette option processuelle, ce refus d’une
économie généralisée des équivalences, ce choix du « clina-
men » qui singularise la répétition, qui nous a conduit à récu-
ser les cartographies fixes, les invariants de droit dans le

CHIMERES 11
FÉLIX GUATTARI

domaine de la subjectivité – même quand ils s’instaurent, de 5. Freud : « Deuil et


fait, dans certaines aires d’agencement, comme c’est le cas mélancolie » in
Métapsychologie
pour la triangulation œdipienne dans le champ de la produc- (Gallimard, 1952),
tion capitalistique. Nous avons donc pris le parti de ne consi- pp. 192-194. Karl
dérer les situations que sous l’angle de carrefours Abraham, Œuvres
d’agencements, qui sécrètent, jusqu’à un certain point, leurs complètes, T. 1.
Édition Payot, 1965,
propres coordonnées de méta-modélisation. Un carrefour pp. 99-113.
peut, certes, imposer des connexions ; mais il n’est pas une
contrainte fixe ; il peut être contourné ; il peut perdre sa puis-
sance de branchement lorsque certaines de ses composantes
perdent leur consistance.
Essayons d’illustrer ce point. Une cantatrice perd sa mère. La
semaine suivante, elle perd également deux octaves dans sa
tessiture ; elle se met à détonner ; ses compétences d’inter-
prétation paraissent tomber brusquement en ruines. Le chant
de cette femme s’était instauré à l’intersection de multiples
agencements, dont la plupart, bien sûr, dépassent la circons-
cription de sa personne. La composante d’énonciation qui
s’est greffée sur sa relation avec sa mère subit l’épreuve de la
mort. Ce qui n’est nullement synonyme, loin s’en faut, de son
extinction. En effet, sa part inactuelle – le passé qu’on ne peut
reprendre – ayant pris le dessus sur sa part de possible ouvert,
une représentation de sa mère, erratique et vaguement mena-
çante est mise en circulation. Cette image de la mort, à l’abri
de toute épreuve de réalité, est porteuse de pétrification. Le
sujet, comme l’écrit Freud, se « cramponne » à l’objet
perdu (5). Mais, dans ce cas particulier, la seule conséquence
manifeste de cette « contraction » sémiotique paraît s’être
localisée sur la partie vocale de l’activité musicale. Il est
concevable qu’une exploration plus soutenue en eût révélé
d’autres incidences. Mais une telle enquête était-elle absolu-
ment nécessaire ? Cela n’est pas évident ; car on doit toujours
redouter, en pareil cas, d’« inventer » de nouveaux symp-
tômes à partir du transfert et de l’interprétation. Soit en for-
çant les couleurs d’un tableau étiologique qui paraît « bien
coller » ; soit, ce qui revient souvent au même, que le sujet
vous apporte lui-même sur un plateau les symptômes adé-
quats. En l’occurrence, il s’agit de se garder des sollicitations
qui nous invitent à originer le « travail du deuil » dans une
difficulté, pour la libido, à se déplacer vers un objet de sub-

CHIMERES 12
Les schizoanalyses

stitution. Ici comme ailleurs, la description en terme d’objet, 6. « Halluzinatorische


plutôt qu’en terme d’agencement d’énonciation, présente Wunsch psychosis ».
Gesammelte Werke
l’inconvénient majeur d’interdire l’éclairage de champs de S. Fischer
possibles non programmés. Là où Freud n’envisageait que Verlag 1946. T. X,
deux options – soit la lente et mélancolique liquidation de la p. 430.
libido investie sur l’objet perdu, soit, en cas d’extrême fixa- « Hallocinatory
wishfull psychosis ».
tion, une « psychose hallucinatoire de désir » (6)– nous devons Standard edition,
nous tenir prêts à accueillir des réorganisations d’agencement Hogarth Press,
échappant sans complexe aux malédictions de l’identification London 1957. T. XIV,
primaire ou de la relation « d’incorporation orale ». Et c’est pp. 233 et 234, qui est
identique pour Freud à
justement ce qui s’est passé avec cette cantatrice qui, si vous la confusion
me passez l’expression, a parfaitement encaissé le coup, en hallocinatoire ou
conquérant même, à cette occasion, quelques nouveaux « amentia » de
degrés de liberté et se mettant à gérer désormais son Surmoi Meynert.

de façon nettement plus souple. La perte de consistance d’une


composante n’aura donc pas été assortie, cette fois-là, d’une
inhibition en chaîne. Elle aura plutôt servi de plaque sensible,
de révélateur, de signal d’alarme. Mais de quoi, au juste ?
C’est toute la question ! À laquelle, d’ailleurs, il ne convient
pas de répondre trop vite. Car elle n’a peut-être pas de réponse
à proprement parler. Un indice a-signffiant – la restriction des
performances vocales – marque l’arrêt de quelque chose sans
interdire, comme le contexte le révèle, qu’autre chose inter-
vienne. Bien ! C’est déjà pas mal ! Certaines voies – c’est le
cas de le dire – balisées de longue date : le chant, le surco-
dage moralisant de la mère, connaissent une transformation
pragmatique. Ces faits devront-ils être portés au passif, dans
la colonne des manques et déficits : Rien n’est moins sûr !
Mais rien n’est joué non plus ! Car de cette inscription peut
dépendre beaucoup de choses. Il doit être clair que toute
induction transférentielle, fût-elle la plus subtile, la plus
détournée, qui laisserait supposer l’existence, derrière cette
manifestation symptomatique d’une culpabilité d’origine œdi-
pienne pourrait avoir des effets dévastateurs ou, à tout le
moins, nous ramener au tableau dépressif qui est « normale-
ment » escompté en pareille circonstance. Il me paraît moins
risqué de s’interroger sur les qualités matérielles de cette com-
posante d’expression qui lui ont peut-être permis d’économi-
ser d’autres dégâts. Est-ce que le fait de disposer d’une
composante aussi « luxueuse » que le chant n’a pas permis de

CHIMERES 13
FÉLIX GUATTARI

sonner une alarme préventive et de suggérer une bifurcation ?


Dès lors ce qui était appelé à végéter sous forme d’inhibition
se transformait en amorce de processus de singularisation.

X. — Tu penses que, sans l’existence du chant, autre chose


aurait pu arriver ?

F. G. — Peut-être aurait-elle perdu d’autres sortes d’octaves,


dans d’autres registres ! Mais rien n’est assuré, dans ce
domaine. Tout est ici question, je le répète, de seuil de consis-
tance, de quanta de transformation, de probabilité de cumul
d’effet. Certains traits de visagéité de la mère se sont déliés
du visage, déterritorialisés des coordonnées du Surmoi, pour
travailler à leur propre compte, sur d’autres lignes de possible,
d’autres constellations d’univers. Leurs froncements de sur-
veillance se sont coincés sur les extrêmes de la gamme. Ils y
ont trouvé une sorte d’autel sur lequel les offrandes sacrifi-
cielles ne seront pas trop onéreuses. Mais peut-être que ce
genre de description qui a plus à voir avec les mythes et les
contes des Gourmantché ou des Warlpiri, est moins sécuri-
sant que les cadrages, au sein de dispositifs intra-psychiques
« pré-équipés », de complexes typifiés et d’instances structu-
ralisées ?

J.-C. P. — Tu penses aux théories sur l’hystérie ?

F. G. — Oui, bien sûr ! On pourrait ressortir la célèbre « boule


pharyngienne », les allers-retours des objets kleiniens, la rup-
ture d’identification consécutive à l’introjection mélancolique
et, pourquoi pas, la désintrication de la pulsion de mort.

J.-C. P. — Ce que tu dis, en somme, c’est que tu voudrais lais-


ser ouverte la possibilité, non pas d’interpréter, mais d’arti-
culer différemment des plans en apparence aussi éloignés les
uns des autres, que la voix phonologique concrète, la voix
musicale comme donnée abstraite et, par exemple, la struc-
ture de la famille. Et cela impliquerait de faire l’hypothèse de
connexions tout à fait autres que celles qu’on a pu imaginer
jusqu’à présent.
***

CHIMERES 14
Les schizoanalyses

La catégorie de déterritorialisation devrait donc nous per- 7. Corneille : Cinna,


mettre de séparer la problématique de la conscience – et, par monologue d’Auguste.
voie de conséquence, de l’inconscient – d’avec celle de la
représentation du moi et de l’unité de la personne. L’idée
d’une conscience totalisante, voire totalitaire (« Je suis maître
de moi comme de l’univers » (7)) participe d’un mythe fonda-
teur de la subjectivité capitalistique. Il n’existe, de fait, que
divers processus de conscientialisation, résultant de la déter-
ritorialisation de territoires existentiels, eux-mêmes multiples
et enchevêtrés. Mais, à leur tour, ces différents instruments
pour forger un pour-soi et singulariser un rapport au monde
de l’en-soi et des alter ego, ne sauraient acquérir une consis-
tance de monade existentielle, que s’ils parviennent à s’expri-
mer sur une seconde dimension de déterritorialisation que je
qualifierais de discursivation énergétique. On en arrive au
schéma suivant (Fig. l) qui anticipe quelque peu sur des points
qui ne seront abordés qu’ultérieurement.

CHIMERES 15
FÉLIX GUATTARI

Quatre foncteurs F. T.F.U., par le biais de leurs rapports de


présupposition réciproque (indiqués en abscisse) et de leurs
rapports de composition (indiqués en ordonnée) déploient
quatre domaines :
— de Flux matériels et signalétiques ;
— de Territoires éxistentiels ;
— de Phylum machiniques abstraits ;
— d’Univers incorporels (qualifiés de conscientiels dans ce
cas particulier).
C’est en nous appuyant sur eux que nous escomptons parve-
nir à cartographier les configurations de subjectivité, de désir,
d’énergie pulsionnelle et les diverses modalités de discours et
de conscience s’y rapportant, sans plus recourir aux disposi-
tifs traditionnels d’infrastructure somatique, d’étayage ins-
tinctuel, de déterminisme fondés sur le besoin et le manque,
de conditionnement comportemental, etc. À cet effet, les enti-
tés relevant de ces quatre domaines n’auront pas d’identité
permanente. Elles ne soutiendront leurs configurations
propres qu’à travers les rapports qu’elles entretiennent entre
elles ; elles seront appelées à changer d’état et de statut en
fonction de leur agencement d’ensemble. En d’autres termes,
elles ne relèveront pas d’une topique fixe et c’est à leurs sys-
tèmes de transformation que sera impartie la tâche de
« gérer » leur modélisation. Pour être en mesure de soutenir
une telle traversée d’ordres que la pensée classique s’est tou-
jours employée à tenir séparés, ces foncteurs devront, de sur-
croît, autoriser la mise en place de lois de composition entre
les deux couples de catégories de l’actuel et du virtuel, du
possible et du réel. Leur croisement matriciel est illustré en
Figure 2 :

CHIMERES 16
Les schizoanalyses

Toujours en anticipant sur des considérations à venir, nous


poserons, dès à présent, que les rapports de présupposition
inter-entitaires s’inscrivant selon les coordonnées de déterri-
torialisation objectives et subjectives, ne tiendront pas sur un
pied d’égalité les Flux et les Territoires du réel avec les
Phylum et les Univers du possible – ces derniers enveloppant
et subsumant les premiers, de telle sorte que le réel du pos-
sible prime toujours sur le possible du réel. Dans ces condi-
tions, les Phylum constitueront, en quelque sorte, les
intégrales des Flux, et les Univers les intégrales des
Territoires (Fig. 3).

Mais n’avons-nous pas ainsi rétabli en sous-main des rapports


de transcendance entre le possible et le réel ? Pas vraiment,
dans la mesure où, comme nous l’établirons plus loin, un jeu
synaptique d’extension des agencements dans le sens de la
déterritorialisation laissera ouverte l’éventualité d’une per-
mutation de position des entités constitutives des réalités
signifiantes et des possibles signifiés.

***

Bien qu’il soit toujours délicat de s’avancer sur le terrain des


filiations freudiennes – la majorité des psychanalystes, depuis
plus de cinquante années, s’étant réclamés de l’œuvre de

CHIMERES 17
FÉLIX GUATTARI

Freud comme d’un texte révélé – il ne me paraît pas inutile 8. « Deux ambitions
d’essayer de situer en quoi la présente tentative de refonda- me dévorent :
découvrir quelle forme
tion de l’inconscient sur la déterritorialisation s’inscrit dans assume la théorie du
son prolongement et en quoi elle s’en démarque. Le premier fonctionnement
souci de Freud a été de rendre scientifique la psychologie en mental quand on y
y introduisant des quantités abstraites (8). C’est cette préoc- introduit la notion de
quantité, une sorte
cupation qui va désorganiser l’ordonnancement des « facul- d’économie des forces
tés de l’âme » des théories classiques et entraîner une nerveuses et,
déterritorialisation de la psyché aboutissant à la promotion deuxièmement,
d’une « scène » inconsciente, illocalisable dans ses coordon- tirer de la
psychopathologie
nées phénoménologiques ordinaires. Mais, alors qu’on aurait quelque gain pour la
pu s’attendre à ce qu’une telle intrusion dans le psychisme eût psychologie
une fonction essentiellement réductionniste, elle fut, à normale. » Lettre à
l’inverse, corrélative d’une véritable explosion d’interpréta- Fliess du 25.5.1895 in
Naissance de la
tions novatrices du discours de l’hystérie, des rêves, des lap- psychanalyse, PUF
sus, des mots d’esprit, etc. Ce n’est pas un mince paradoxe de 1979, p. 106.
voir ainsi coexister des présupposés mécanistes (9) directement
9. Un exemple, parmi
inspirés de la psychophysique de Fechner et du « physica-
cent autres : « … une
lisme » d’Helmholtz et de Brücke et une exploration « - tension sexuelle
abyssale » dont le caractère aventureux n’aura guère eu physique, portée au-
d’équivalent qu’avec le dadaïsme et le surréalisme (10). Tout dessus d’un certain
degré, suscite la libido
semble s’être passé comme si l’appui que Freud avait pris sur psychique qui alors
les schémas scientistes de son époque lui avait donné une prépare le coït… » in
assurance lui permettant de laisser libre cours à son imagina- Naissance de la
tion créatrice. Quoi qu’il en soit, il faut bien admettre que sa psychanalyse, p. 83.
découverte des processus de singularisation sémiotique de 10. Exemple :
l’inconscient – le célèbre « processus primaire » – aura beau- « … j’exige que, pour
coup de mal à trouver place dans le cadre associationniste l’analyse d’un rêve, on
rigide qu’il développait concurremment dans le sillage de son s’affranchisse de toute
espèce de jugement
Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895 (11). Jamais fondée sur un degré de
pourtant, il ne devait rompre ses attaches avec ses modèles certitude et que l’on
neuroniques de départ (12). (Il maintiendra, par exemple, dans considère comme une
l’édition définitive de la Traumdeutung de 1929 ses premières certitude totale la
moindre possibilité
professions de foi réflexalogiques (13) ), de sorte que qu’un fait de telle ou
l’Inconscient et le Préconscient continueront de se trouver pris telle espèce a pu se
en sandwich entre la perception et la motricité (14). produire dans le rêve. »
(L’interprétation des
Le résultat de l’incessant va-et-vient de Freud entre un scien-
rêves, op. cit., p. 439.)
tisme impénitent et une inventivité lyrique évoquant le
romantisme, c’est une série de reterritorialisations en retour
des diverses avancées de la déterritorialisation de la psyché.

CHIMERES 18
Les schizoanalyses

Je n’évoquerai ici ce phénomène qu’à propos d’un couple de 11. Naissance de la


concepts : celui de la libido et celui de l’inconscient. psychanalyse,
pp. 309-396.
La libido peut se voir conférer deux statuts : celui d’une éner-
gie processuelle faisant dériver loin de leur équilibre des sys- 12. Avec une
tèmes hétérogènes ou celui d’une énergie statique concourant franchise assez rare,
à la stratification des formations psychiques. Freud n’est pour un analyste se
réclamant de
jamais parvenu à les faire tenir ensemble, même lorsqu’il a l’héritage freudien,
postulé la coexistence d’une libido d’objet et d’une libido du Lacan l’a reconnu
moi. Il en va autrement dans la perspective qui est la nôtre ; explicitement. Écrits,
ces deux statuts ne sauraient relever des aléas d’une balance Le Seuil 1960, p. 857.

économique telle qu’il l’a proposée, mais de choix micro- 13. « Le réflexe reste
politiques fondamentaux. La libido se trouvera, dès lors, le modèle de toute
« dénaturée », déterritorialisée : elle deviendra une sorte de production
matière abstraite du possible. Le choix générique deviendra : psychique. »
(L’interprétation des
soit l’option déterritorialisée de la schizoanalyse d’une libido- rêves), op. cit., p. 456.
phylum (sur l’abscisse gauche des Fig. 1 et 3) comme inté-
grale des flux transformationnels de désir (matériels et 14. Id. op. cit., p. 459.
signalétiques), soit l’option reterritorialisée du freudisme
15. Loin d’assumer
d’une libido-Flux, d’abord enkystée dans la part somatique des puissances de
des pulsions (la poussée et la source, par contraste avec le but singularisation de
et l’objet), puis mise en stades psychogénétiques, pour être l’inconscient collectif,
Jung les uniformise,
enfin rendue prisonnière d’un face à face intemporel avec une les « archétypise »,
mort entropique (opposition Eros-Thanatos). leur fait subir une
Pour l’inconscient, le choix générique sera : soit de se consti- détotalisation qui les
tuer en Univers de référence de lignes d’altérité, de possibles rend neutres et
passives plutôt qu’une
et de devenirs inédits et inouïs (sur l’abscisse droite des Fig. déterritorialisation qui
1 et 3), soit d’être un Territoire-refuge du refoulé, tenu en les rende activement
laisse par la censure (dans le système Conscient-Préconscient processuelles :
de la première topique) et par le système Moi-Surmoi (dans « Autant les individus
sont séparés par la
la seconde topique). différence des
Freud a très tôt abandonné le premier terrain à des théoriciens contenus de leur
comme Jung qui, d’ailleurs, n’ont guère su l’exploiter (15). Il conscience, autant ils
n’a cessé, en revanche, de reterritorialiser l’inconscient sous sont semblables pour
ce qui concerne leur
divers aspects : psychologie
— Sur le plan spatial, comme je viens de le dire, il l’a cir- inconsciente. Tout
conscrit sur une instance qui, dans sa seconde version topique, praticien de la
psychanalyse éprouve
celle du Ça, se trouve vidée de toute substance, réduite à un
une forte impression
chaos indifférencié (16). le jour où il finit par
— Sur un plan temporel, alors qu’avec sa découverte du constater que,
continent inexploré de la sexualité infantile il avait réussi le décidément,

CHIMERES 19
FÉLIX GUATTARI

tour de force de conférer une dimension historique au dis- les complexes


cours inconscient (17) tout en lui soustrayant la connaissance typiques de
l’inconscient sont, au
d’un écoulement du temps, et qu’il avait su déjouer les impli- fond, uniformes ».
cations réalistes de la mémoire des traumatismes de séduc- (Métamorphoses et
tion précoce, en les déterritorialisant et en les convertissant symboles de la libido,
en ritournelles fantasmatiques, il perdit tout son acquit, si je Édition Montaigne
1927, p. 170.)
puis dire, en reterritorialisant les stades de maturation libidi- Cela étant, on trouve
nale et en périodisant de façon rigide une psychogenèse. des choses fort
— Même retournement de situation pour ce qui concerne intéressantes dans la
l’objet du désir. À l’époque de la « Traumdeutung », celui-ci méthode de Jung : sa
conception de
se présente de façon ambiguë et riche. Comme l’Albertine de l’ouverture sur
Proust, « déesse à plusieurs têtes », (et probablement à plu- l’avenir à partir des
sieurs sexes) il échappe encore, dans une certaine mesure, aux « combinaisons
logiques capitalistiques binaires et phalliques. Par exemple, sub-liminales » ; sa
pratique
l’Irma du rêve inaugural de la « Traumdeutung » est décrite « d’amplification
comme une « personne collective » qui réunit en une « image historique » ; son refus
générique » : – la patiente dont il est question dans le rêve ; du mythe de la
« neutralité »
– une autre dame qu’il préfèrerait soigner ; – sa propre fille
analytique ; sa
aînée ; – un enfant qu’il suit en consultation à l’hôpital : technique
– encore une autre dame ; – enfin, Madame Freud en per- d’interpretation des
sonne… (18) Ailleurs, on verra que les « localités sont souvent rêves par le contexte
onirique et non plus
traitées comme des personnes » (19). L’objet peut ainsi fonc- par simple association.
tionner comme « nœud » de surdétermination, (20) « ombilic »
du rêve, « point où il se rattache à l’inconnu » (21) et à partir 16. « Il s’emplit
duquel il fait proliférer des lignes de singularisation. La déter- d’énergie, à partir des
pulsions, mais sans
ritorialisation gagnera encore un certain terrain avec la sortie témoigner d’aucune
de l’objet de la pulsion de son cadre personnologique pour organisation, d’aucune
devenir « partielle ». À partir de là, la porte était ouverte pour volonté générale ; il
d’autres devenirs non humains, animaux, végétaux, cos- tend seulement à
satisfaire les besoins
miques, machiniques abstraits… Mais elle fut refermée de pulsionnels, en se
toutes les manières possibles et imaginables : parce que des conformant au
objets partiels en question il sera dressé une liste exhaustive principe de plaisir. »
et typifiée ; parce qu’on s’en servira comme jalons normatifs (Nouvelles
conférences sur la
du « parcours du combattant » auquel est censée s’astreindre psychanalyse,
toute subjectivité désireuse d’accéder aux stades suprêmes de NRF 1952, p. 103.)
la « génitalité oblative » ; parce que de « mauvais objets » en Cf. les commentaires
de Laplanche et
« bons objets », de « relations d’objet » en « objets transi-
Pontalis in
tionnels » puis en objets « a », les successeurs de Freud ont Vocabulaire de la
fini par en faire une fonction générale, dépossédée de tout trait psychanalyse,
de singularité. PIJF 1968, p. 57.

CHIMERES 20
Les schizoanalyses

— Il en ira de même de l’altérité, que Freud avait pourtant 17. « Dans


introduite comme exigence de vérité dans les tableaux psy- l’inconscient rien ne
finit, rien ne passe,
chopathologiques les mieux clôturés, et qui se trouvera, elle rien n’est oublié. »
aussi, reterritorialisée en devenant interdite de séjour dans les L’interprétation des
rapports préœdipiens prétendument fusionnels et structurali- rêves, op. cit., p. 491.
sée en complexe initiatique de castration symbolique, sous « Dans le Ça, rien qui
corresponde au
l’œil torve du Sphynx, puis transformée en mathème « A » concept de temps, pas
par Lacan. d’indice de
En résumé, les deux « matières à option » du face à face l’écoulement du
Libido-Inconscient pourraient être figurées de la façon temps... » Nouvelles
conférences, op. cit.,
suivante : p. 104.

18. L’interprétation
des rêves, op. cit.,
p. 254.

19. Id. p. 276.

20. Id. p. 246.

21. Id. p. 446.

CHIMERES 21
Les séminaires
de Félix Guattari 22.01.1985
Félix Guattari
Singularité et complexité
Je vais parler aujourd’hui autour du thème : singularité et complexité, dans le domaine psy. La
dernière fois, j’avais essayé de montrer en quoi la production de subjectivité était devenue en
quelque sorte une industrie, une industrie importante concernant des mass-medias, des équipe-
ments collectifs…, on pourrait dire une industrie de pointe ; et en quoi, d’aucune part, une com-
posante de la subjectivité ne pouvait prétendre échapper à cette modélisation, à cette production
de subjectivité, aussi bien pour meubler donc la mémoire, la compétence des individus, mais aussi
bien leur pattern de conduite, des types de perception, donc des types de conscience, et au-delà
des systèmes de normes. Autrement dit, aucune partie, la plus abyssale de la subjectivité ne peut
prétendre échapper à cette production. On peut devant cette évolution, avoir une attitude de rejet,
de refus – ce qui ne sert d’ailleurs pas à grand’chose – mais en tous cas on peut avoir une certai-
ne nostalgie, se dire : enfin, tout de même, que devient là-dedans l’individu, que devient le sujet
personnel ? Mais d’une certaine façon, le fait que la subjectivité soit devenue, dans le cadre de
nos sociétés, objet de production de masse, au même titre que d’autres marchandises, et qu’il
s’agisse d’une marchandise qui conditionne la production des autres marchandises, une mar-
chandise-clef, une sorte de matière première fondamentale de tout autre type de production, non
seulement de biens mais aussi de socialité, le fait qu’on en soit venu là doit aussi bien nous ame-
ner à poser la question rétroactivement de ce qu’étaient les autres modes de subjectivation. Plutôt
que d’avoir une nostalgie des origines, il faut s’interroger sur ce qu’étaient ces origines et il est
facile de constater qu’au fond il en a toujours été ainsi : la subjectivité a toujours été l’objet d’une
production sociale, il n’y a jamais eu de subjectivité « naturelle », essentiellement montée par des
schèmes ontogéniques. Par exemple, on peut renvoyer à quelque chose qui le montre très claire-
ment, c’est la façon dont Georges Duby décrit les trois types, les trois ordres de l’imaginaire de
la féodalité : le travail du paysan, fonction, corage de relations d’assujettissement pour les
hommes de guerre et les fonctions de prière dans le domaine religieux. Mais on a aussi ici dans
cette salle des anthropologues qui pourraient nous montrer à quel point dans les sociétés les plus
« archaïques » la subjectivité est elle-même fabriquée, manufacturée par des procédures très com-
plexes qui n’ont rien à voir avec un développement, avec une production naturelle, avec une psy-
chogénèse qui dépendrait d’un montage préformé.

Alors ce caractère d’artificialité de la subjectivité, ce caractère de production, on peut l’interpré-


ter de différentes façons. On peut l’évacuer – du moins je pense que c’est l’évacuer que de poser
le problème en ces termes – en considérant que de toutes façons, du fait de l’importance du lan-
gage comme substrat de la position de la subjectivité et de son expression, le langage étant essen-
tiellement un phénomène social, c’est cela qui originerait ce caractère social de la production de
la subjectivité. C’est un peu la position de Baktine. J’ai relevé un énoncé de lui extrêmement net
là-dessus : « l’intersubjectivité est logiquement antérieure à la subjectivité. Aucun énoncé géné-
ral ne peut être attribué à un seul locuteur, il est le produit de l’interaction des interlocuteurs et,
plus largement, le produit de situations sociales complexes dans lequel il a surgi. »
Cette position, on la trouvera aussi bien dans le structuralisme linguistique, en particulier chez
Saussure, on la trouvera partout, et toute une constitution de ce que j’ai appelé la dernière fois
« les domaines psy » repose non seulement sur le constat de ce que la production de subjectivité
est essentiellement sociale, mais sur l’éviction de la singularité individuelle de cette production
de subjectivité. C’est-à-dire que là on passe du domaine d’un état de fait à un état de droit de la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


position du problème ; ca a été posé de façon presque caricaturale aux beaux jours du bebaviou-
risme avec un refus de prise en compte de toute singularité existentielle, de tout problème par
exemple relatif à la conscience. Pas de science du singulier, donc pas de singularité à prendre en
compte.
Les réactions – je le signalais la dernière fois – des courants phénoménologiques à cet égard
paraissent assez ambigus, à les prendre globalement, car si elles ont pris en compte l’appropria-
tion singulière de l’existence, la transparence à soi que représente la conscience, si elles ont fait
des descriptions parfois très élaborées de certains types de modes de consciencialisation, notam-
ment dans le domaine psychopathologique, curieusement ces prises de position sont restées can-
tonnées dans les domaines philosophiques et n’ont pas eu d’importance vraiment décisive, vrai-
ment majeure dans les mises en place de concepts opératoires dans les domaines psy.
On peut alors avoir une attitude naïve qui consisterait à dire : c’est dommage, ce sont les phéno-
ménologues qui ont raison, la subjectivité n’est pas seulement sociale, il y a une dimension de sin-
gularité dans cette appropriation existentielle qu’on doit prendre en compte. Et on en reste là, dans
une déclaration de belle âme parce que il se trouve… Mais il se trouve que ce n’est pas du tout
comme ça que les choses se passent, c’est que il faut prendre la mesure de ce que le domaine psy,
les pratiques psy, les références psy, les mythologies psy sont fondés sur le rejet actif de tout pro-
cessus de singularisation. Et je pense que c’est la condition de leur efficience. Le problème ici
n’est pas celui de la vérité existentielle, mais il est de promouvoir une série de repérages – fus-
sent-ils mythiques – (et ils le sont largement) mais qui ont une efficience relative à la production
de subjectivité.
Il faudrait prendre des exemples innombrables. Quelquefois pour que ça marche, il faut partir
d’une production mythique. Des énoncés véridiques peuvent très bien n’aboutir à aucune pro-
duction de subjectivité. Pendant des décennies et des décennies, des militants courageux ont pu
faire l’analyse des perversions du marxisme au sein de l’Union soviétique, tous les courants trost-
kystes, qui n’étaient pas des porteurs absolus de vérité mais qui essayaient de dire, de décrire des
choses minima, mais cela n’engendrait qu’une production de subjectivité très pauvre, et en tous
cas très mise en échec. Les grandes productions de subjectivité, les productions de subjectivité
staliniennes ont pu vraiment mentir effrontément, réécrire l’histoire dans tous les sens plusieurs
fois de suite, et elles ont effectivement correspondu à une certaine production de subjectivité de
masse. Pour dire que le vrai critère là n’est pas un critère d’analyse phénoménologique, c’est un
critère de pratique mythique de production de subjectivité. L’idée que j’essayerai d’approfondir
un peu plus aujourd’hui est qu’il y a un divorce radical entre la production de sens, la production
de signification, prise dans un certain nombre de paradigmes, rapportée à certaines procédures de
falsibialité ou de vérifiabilité dans le domaine scientifique ou dans tous les autres domaines dis-
cursifs, et puis la production de subjectivité, et c’est quelquefois avec les mêmes chaînons sémio-
tiques qu’on peut faire ce double travail. Il y a double fonction : l’une de production de sémio-
tique discursive, et concurremment les mêmes éléments travaillant dans ce que j’appellerai une
autre logique, travaillant dans le sens de la production d’existence.

Alors c’est peut-être trop général, trop abstrait la façon dont je dis les choses mais quand vous ne
pouvez pas vous endormir parce que vous êtes insomniaque et que vous vous mettez à compter
les moutons, ce n’est évidemment pas la dimension de contenu des moutons qui compte, les mou-
tons ont une fonction répétitive, ils ont une fonction pour que le contenu donne une certaine
consistance à l’énoncé répétitif, pour constituer l’énoncé répétitif comme ritournelle. Ce qui
compte c’est ce travail d’une ritournelle-répétition, quelque chose qui va vous modeler, vous pro-
duire un certain type de subjectivité. Il y a une production d’un certain type d’énonciation qui uti-
lise la production sémiotique, pas du tout en fonction d’une finalité qui serait celle de la produc-
tion de sens, mais qui est celle de la production d’un certain type d’état. Et on pourrait multiplier

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


à l’infini les variantes de cette pragmatique existentielle, de cette production existentielle de sub-
jectivité : les énoncés que je vais prononcer pour séduire quelqu’un, on le sait bien, peuvent tota-
lement diverger par rapport à leur épreuve de vérité, ils ont une finalité qui est d’établir une cer-
taine situation de discours où le discours lui-même tendra à modeler un certain type de rapports
intersubjectifs. On voit donc peut-être déjà deux orientations : une orientation de sémiotisation et
une orientation pragmatique qui, à partir des mêmes éléments discursifs œuvre selon des logiques
et pour des résultats totalement différents.
Déjà la première chose qu’on peut dire, et ce n’est pas une grande découverte, c’est que l’exis-
tence ce n’est pas scientifique. L’existence, ce n’est pas quelque chose qui se produit par la scien-
ce, ce n’est pas quelque chose qui s’analyse par la science. L’existence peut être repérée, carto-
graphiée et peut-être implique-t-elle fondamentalement pour sa promotion, pour son repérage et
pour sa production quelque chose qui est foncièrement antagoniste au traitement discursif qui
relève des procédures objectivistes. C’est ce que j’appelle une dimension de cartographie exis-
tentielle. Seulement tout de suite là il va falloir faire très attention, c’est que, à la différence de ce
qui se passe généralement où la carte est distincte du territoire, là la carte est identique au terri-
toire, la carte est production de territoire existentiel, et le territoire existentiel peut s’effondrer,
peut disparaître dès lors que la cartographie s’évanouit. Ça je pense que ce sont des énoncés qui
ne sont pas très compliqués, qui sont parfaitement acceptables, en ce sens que vous changez de
cartographie en vous endormant ou en étant dans un état crépusculaire et vous n’êtes plus du tout
dans le même type de constitution d’un monde et constitution d’une subjectivité. Ces cartogra-
phies peuvent être idiosyncrasiques, c’est-à-dire constituer des petits territoires subjectifs,
l’exemple des moutons ou l’exemple des territoires subjectifs que se constituent les psychotiques
ou les névrosés, d’ailleurs ce sont des cartographies qui ne servent que pour une personne, ou à
la limite qui peuvent servir pour un couple, un couple paranoïaque, ou des petits territoires fami-
liaux ou des petits groupes opprimés, mais il peut y avoir aussi des cartographies à grande échel-
le qui servent à donner une identité subjective à des grands groupes sociaux, des ethnies, des
nations, et même une cartographie de l’humanité prise comme catégorie universelle.
Juste pour en finir avec ce préalable, je crois qu’il faut bien distinguer à l’égard de ces cartogra-
phies deux types de modalités. Il y a les cartographies qui sont directement productrices de ce que
j’appellerai une existentialisation, qui engendrent un territoire subjectif dans le même temps que
se déploie la cartographie, et puis il y a, à côté de cela des cartographies spéculatives, qui ne pro-
duisent pas des territoires mais qui sont des cartographies au second degré, qui forgent des ins-
truments de repérage, des pseudo-concepts qui sont une sorte de validation de ce qui peut être en
œuvre dans des cartographies idiosyncrasiques locales.
Et alors là peut-être peut-on avancer pour cerner mieux en quoi une cartographie ne saurait être
scientifique. En quoi une production existentielle de subjectivité ne saurait être scientifique. C’est
que quand il y a une théorie générale qui s’instaure en sciences, elle constitue un métalangage par
rapport auquel les différents discours locaux, par exemple les discours expérimentaux, doivent
pouvoir se rapporter de façon organique. De sorte qu’un résultat d’expérience non compatible
avec la théorie peut amener à falsifiabiliser la théorie, ou inversement une grande mutation
théorique peut amener à modifier les inscriptions, les sémiotisations locales dans un champ
expérimental.
Là il n’en va pas du tout de la même façon. C’est que la cartographie spéculative se développe
selon sa propre dimension qui n’entretient pas de correspondance binivoque, qui ne constitue pas
une axiomatique des cartographies locales. Exemple : les grands débats théologiques qui généra-
lement n’ont pas de rapport immédiat avec la façon dont il y a cartographie religieuse pour des
gens qui vont pratiquer leurs prières, qui vont aller à la confession. Et heureusement d’ailleurs !
les guerres de religion c’était déjà assez spectaculaire !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Il en va de même pour l’exemple que je prenais : l’histoire du monde ouvrier. Les grandes carto-
graphies spéculatives que constituent les débats entre les bolcheviks vers 1905 n’ont pas de point
de correspondance obligé, évident avec ce qui se passe dans la pratique effective de ce que seront
les soviets de la période 1905, avec ce que sera la pratique sociale, militante. Il y aura deux types
de repérages cartographiques : un qui a pour fonctionnalité évidente de constituer un territoire
subjectif, c’est-à-dire la pratique que les gens se réunissent effectivement pour telle ou telle acti-
vité et les grandes références cartographiques spéculatives. Cette différence sur laquelle je ne
veux pas m’attarder plus longtemps m’apparaît fondamentale, et je pense qu’elle doit être reven-
diquée comme telle. Une cartographie spéculative n’a pas à rendre compte des différentes pra-
tiques cartographiques d’existentialisation.
Appliquez ça au Freudisme, ça pourrait beaucoup simplifier les choses : tous les grands débats (et
dieu sait s’il y en a eu !) depuis la naissance du freudisme, sur la psychanalyse n’ont jamais eu de
point d’application directe sur ce qui s’est passé comme cartographie réelle de la cure avec le
monsieur qui se dit psychanalyste et qui a un divan et qui a une pratique sémiotique particulière
de l’argent, de la parole, etc. Et il n’y a pas lieu d’imaginer qu’il y ait un rapport scientifique entre
ces cartographies locales, idiosyncrasiques et la cartographie générale, la cartographie spéculative
que représente la réflexion, le travail théorique de la psychanalyse. Cela peut paraître paradoxal
mais je crois que c’est tout à fait important, car c’est la condition – qu’il y ait cette distance – pour
qu’il puisse y avoir effectivement une problématique d’existentialisation à un autre niveau. C’est
parce qu’il y a cet arbitraire de la relation entre les niveaux qu’il peut y avoir une problématique,
par exemple pour l’église de l’incarnation du Verbe et de toute une série de dimensions prospec-
tives de ce que peuvent être des concepts potentiels de cartographie. C’est comme s’il y avait un
terrain d’expérience de ce que sont les concepts opératoires qu’on peut mettre en œuvre dans des
cartographies opératoires, pragmatiques.
La cartographie freudienne a tenté de prendre en compte, donc dans ce double registre spéculatif
et pragmatique (registres radicalement différents) trois grands types de singularités. C’est toujours
arbitraire de chercher une typologie comme celle là mais pour essayer d’éclairer mon propos j’ai
cru devoir le faire. Des singularités sémiotiques qui sont le repérage, typification, tentative de
réflexion syntaxique, sur des faits hors sens commun, l’ensemble de productions sémiotiques,
verbales, non verbales, symptomatiques, etc, actes manqués…, qui sont hors sens commun. La
deuxième dimension concerne ce que j’appellerai des singularités affectives, cette fois, dans un
sens élargi. Il s’agit de systèmes relatifs à l’énonciation ; des affects relatifs au moi, au transfert,
à toute une économie du moi qui jusque là, elle aussi n’avait pas été repérée comme telle. Dans
ses grands traits il y a eu déjà un certain type de conception des affects dans un fonctionnement
de transfert, d’affect transitionnel, d’affect transitif. Je pense, par exemple, que Spinoza est un de
ceux qui ont décrit cette fonction des affects transitifs. J’avais relevé une phrase qui est matricielle
par rapport à tout un développement de l’Éthique dans un chapitre sur l’origine de la nature et des
sentiments : « si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et pour laquelle nous n’avons
éprouvé aucun sentiment est affectée de quelque sentiment, nous sommes par cela même affectés
d’un sentiment semblable ». Il y a un développement, comme une fugue de Bach, un développe-
ment de thèmes et variations sur cette matrice d’un affect qui traverse littéralement les modes de
subjectivation. Une sorte de contamination d’affect qui produit une subjectivité transitionnelle.
Mais ce qui caractérise la singularité affective selon Freud, c’est qu’il ne s’agit pas d’affects géné-
raux comme ceux que décrit Spinoza, mais il s’agit d’affects singuliers, porteurs de traits de sin-
gularité, qui seront appelés des traits d’identification, par exemple.

Je distinguerai les singularités sémiotiques comme étant discursives, et des singularités affectives
comme étant non discursives, c’est-à-dire comme se donnant d’emblée, comme posant même à
travers des traits oppositionnels, mais se posant comme quelque chose qui ne peut pas s’articuler

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


dans des rapports figure/fond, dans des rapports oppositionnels. On ne peut pas mettre en oppo-
sition figure/fond, en opposition distinctive quelque chose qui sera de l’ordre de la haine, ou de
l’ordre d’un sentiment de beauté. On peut imaginer une bipolarité de ces affects, et encore là ce
sera un gros problème de considérer qu’une telle bipolarité correspond à une discursivité intrin-
sèque. Ça c’est deux types de singularités qui dans le freudisme ont été traitées. Peu importe la
façon dont elles ont été théorisées au niveau d’une cartographie spéculative mais elles ont été trai-
tées, c’est-à-dire qu’elles ont été prises en compte ; c’est-à-dire que le freudisme a créé une scène,
a créé des personnages sur cette scène, à créé des mythes de références pour accueillir ce type de
singularité qui ne l’était pas. Les hystériques qui pouvaient avoir des contagions hystériques, qui
pouvaient faire des transferts hystériques, de toutes façons qui pouvaient donner des énoncés qui
prêtaient à cette interprétation singulière qui était hors sens commun, recevaient une scène sur
laquelle elles pouvaient s’exprimer.
A côté de cela il y a un troisième type de singularité, que j’appellerai : singularité existentielle,
qui sont précisément celles qui étaient exclues, celles qui étaient hors champ, à savoir justement
les singularités conscientielles, les singularités ontologiques de l’appropriation de soi même à soi
même, les singularités de la conscience de soi. Évidemment Freud parle beaucoup de conscien-
ce, enfin il en parle surtout au début de son œuvre et beaucoup moins ensuite, mais il n’en parle
jamais au sens du cogito de la tradition philosophique, il en parle au sens perception-conscience,
c’est-à-dire d’une certaine qualité de la conscience, mais jamais en tant que cogito de la lignée
Descartes, Kant, etc. Alors je dis cette mise hors champ de la singularité existentielle qui sort par
la voie de la science, rentre par la fenêtre du fantasme, rentre par une appréhension, une carto-
graphie mythique, par une pratique mythique de cartographie. Elles rentreront sous des concepts
normaux, en ce sens qu’elles ont été aussi traités par ces mêmes concepts, qui sont par exemple
ceux de l’angoisse. Seulement à la différence de l’angoisse existentielle relative au Dasein
(Heidegger, Sartre, etc.), ça sera une angoisse qui sera prise dans un certain type de rapport de
production de la subjectivité, dans un certain type de fonctionnement de la libido, des investisse-
ments, des résistances, etc. Elle fera retour avec des concepts, ceux-là beaucoup plus singuliers
qui sont ceux de l’auto-punition, de la culpabilité, du surmoi, parce que là il y aura des traits par-
ticuliers de cette subjectivation qui ne pourront pas dépendre d’une catégorisation générale ou
universelle.
Le traitement donc des singularités dans le freudisme se découpe de deux façons principales : il
y a des singularités discursives, sémiotiques ; non discursives, affectives, celles du discours ou
celles du moi, du transfert qui ont un accueil. Et puis d’autres qui vont venir perturber les grands
scénarios mythiques mis en place pour en rendre compte, sous forme de phénomènes répétitifs
irréductibles à l’interprétation, sous forme de résistances, sous forme de pulsion de mort, sous
forme de cure interminable, de transfert. Et le moteur de l’histoire de la psychanalyse sera le fait
précisément que ces singularités existentielles vont bousculer les équilibres cartographiques exis-
tant. Le régime normal de contrôle des singularités discursives et des singularités non discursives,
moïques, c’est deux types de barrages, deux types de régulateurs, de clignotants. C’est pour les
singularités non discursives du moi, du transfert, celle de la triangulation œdipienne, à savoir
qu’elles doivent être lues à travers une certaine référence personnologique, à travers un certain
nombre d’identifications typifiées. En deçà de cela, c’est le gouffre, c’est le narcissisme, c’est la
chute dans un ça indifférencié, pas de salut, l’enfer. Pour ce qui est des singularités discursives,
aussi singulières soient elles, elles sont toujours rapportables à un énoncé qui lui n’est pas hors
sens commun, un énoncé qui est par exemple le véritable contenu latent du rêve. Il doit toujours
y avoir la possibilité de rapporter, de traductibiliser ces énoncés hors sens commun. Ça veut dire
que ces types de singularités, on les accueille dans une certaine scène, dans une certaine carto-
graphie, on les accueille à la condition qu’elles se prêtent à s’inscrire dans un cadre de références
plus large. On ne leur donne qu’une autonomie relative, c’est un peu comme l’autonomie en

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Nouvelle-Calédonie, on veut bien qu’ils aient un certain nombre de choses, à condition que ce soit
dans le cadre général de rapports économiques, stratégiques et dieu sait quoi !
Donc références familialistes, personnologiques obligées pour les singularités non discursives,
références logocentriques mais dans un sens large du logos, à savoir du logos qui a cours dans une
société donnée avec ses significations dominantes, ce n’est pas seulement le pur logos signifiant.
Et puis quant au reste justement ça va relever de quelque chose qui va animer, remettre en ques-
tion de façon permanente la cartographie. Je pense que ça présente quand-même beaucoup d’in-
convénients et que cela en présentait d’ailleurs très tôt dans l’histoire de la psychanalyse. Ça serait
interminable, il faudrait des années de travail pour montrer tous ces inconvénients, j’ai relevé sim-
plement deux types de conséquences de ce genre de barrières dans la cartographie, ce type de trai-
tement réductionniste des singularités, ce refus de leur donner le statut d’une indépendance de
modules de sémiotisation. Les deux problèmes c’est que : cette position des singularités ne per-
met pas d’aboutir à une réelle théorisation de la psychose et de tous les phénomènes d’émergen-
ce de proto-énonciation auxquels on a à faire dans la psychose ou même d’implosion catastro-
phique de la subjectivité dans les psychoses ou dans d’autres domaines que ceux des psychoses,
généralement des phénomènes d’implosion subjective, ce que j’avais appelé autrefois des trous
noirs subjectifs. Le deuxième inconvénient général c’est que cette position de singularités ne per-
met pas de rendre compte des processus de singularisation, notamment dans le domaine de la
création. Elle aboutit à une conception réductionniste avec des concepts comme ceux de la subli-
mation qui sont lestés, qui sont pris dans des rapports infrastructuraux par rapports à des infra-
structures pulsionnelles ou des infrastructures structuralistes.
Alors simplement quelques exemples de cette incapacité à rendre compte à partir de là des phé-
nomènes que j’ai appelés de proto-énonciation. Je schématise beaucoup parce que, en fin de
compte, les formulations freudiennes ont énormément évolué… Parce que le premier processus
primaire auquel Freud se réfère dans ses premiers textes, dans la Traumdeutung était en réalité
très riche, très abondant, et d’une certaine façon accordait une certaine autonomie sémiotique à
l’expression de ce qu’il appelait l’inconscient. Mais l’évolution des topiques successives a abou-
ti à ce que à la place de cet inconscient très riche du processus primaire, on arrive à une notion
d’un ça qui est totalement entropique, qui est totalement vide, qui est une indifférenciation et qui
est un inconscient totalement appauvri. Donc je ne peux pas étalonner les différents problèmes à
travers cette évolution, ce serait trop long. Toujours est-il que dès la Traumdeutung, c’est-à-dire
finalement dans les meilleures conditions, dans ce qu’on peut appeler le jeune Freud, le Freud le
plus fou, celui qui autorise l’entrée des phénomènes de singularité prépersonnels de la façon la
plus extraordinaire. Et bien vous observerez qu’à plusieurs reprises, Freud se heurte aux descrip-
tions d’un jeune homme, quelqu’un qui lui faisait confiance, qui travaillait parallèlement à lui qui
s’appelle Syberer et qui décrivait des phénomènes fonctionnels. C’est précisément des choses de
l’ordre de la subjectivité crépusculaire dont je parlais tout à l’heure, S. les avait étudiés systéma-
tiquement, se mettait dans une position de grande fatigue, d’endormissement pour s’obliger à
continuer de travailler, notamment des thèmes philosophiques et pour voir comment il y avait une
mutation de la sémiotisation. Par exemple il étudiait quelque chose concernant les néo-platoni-
ciens, avec les hypostases et puis il voyait une pelle à tarte en train de découper un gateau…
Transformation de la pensée la plus abstraite en scénarios, en images, en mouvements. D’autres
exemples : il corrige les épreuves d’un article et il sent qu’il est en train de raboter du bois. Freud
trouve cela très dangereux parce que, dit-il, on risque d’aboutir à des interprétations symboliques,
anagogiques (ce que fait d’ailleurs S.) et ça nous fait perdre complètement la réalité qui est selon
lui que tous ces éléments de processus primaire, de déplacement, de surdétermination, etc., sont
fondamentalement dépendants de ce qu’il appelle l’élaboration secondaire : « les exigences de la
seconde instance que constitue l’élaboration secondaire constituent dès le début une des
conditions auxquelles doit satisfaire le rêve, condition qui exerce une influence sélective sur tout

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


le vaste matériel des pensées du rêve, en même temps que la condensation, la censure imposées
par la résistance et la figurabilité ». Donc vous voyez là autonomie relative, dépendance relative
mais il faut que ca puisse rentrer dans cette élaboration secondaire qui de toutes façons va réor-
ganiser un monde, va réorganiser des coordonnées qui ne seront pas forcément les coordonnées
disons du sens commun et qui seront un minimum de coordonnées sémiologiques pour retrouver
une syntaxe, pour retrouver un discours qui ait une certaine cohérence énonciative. Évidemment
ça le gênait beaucoup l’idée qu’il puisse y avoir cet espèce de court-circuit entre une production
de pensée très abstraite qui d’un seul coup va changer de matériau directement, sans la médiation
imposée par tout l’appareillage de lecture cartographique, à savoir que c’est la résistance qui
aboutit à faire que tel objet qu’on veut désigner de façon positive, on va le désigner de façon néga-
tive. C’est tel conflit qui va faire qu’on va effacer un certain chaînon, ou qu’on va le superposer,
qu’on va faire un travail de palympseste. Mais le phénomène fonctionnel de S. ne prend pas ce
détour là, il fait directement cette transformation matérielle, exactement comme un danseur va
peut-être interpréter un tableau dans une autre matière d’expression directe sans qu’il y ait de
chaînon de transposition, c’est-à-dire à partir d’une certaine relation d’arbitraire entre les deux
composantes sémiotiques ; et cela j’y reviendrai tout à l’heure, c’est que cette notion d’arbitraire
(je pense à l’arbitraire entre le signifiant et le signifié, tel que le formule Saussure) c’est quelque
chose de fondamental pour permettre un enrichissement du possible sémiotique qui va être ainsi
articulé, et peut-être ça vaut le coup d’en parler tout de suite pour bien préciser ce que je veux
dire.
Prenons, en simplifiant évidemment, une référence dans l’histoire de la musique. Vous avez une
composante vocale qui est le chant grégorien tel qu’il se chante dans les églises, qui est un chant
monodique. Vous avez une composante instrumentale qui sont les différents instruments de
musique qui d’ailleurs ne sont pas autorisés dans l’église, instruments à corde, percussion. Vous
avez une troisième composante qui est l’écriture des textes chantés ou des repérages mnémo-
tecchniques par des systèmes très complexes. Et puis vous avez un jour une mutation de cette écri-
ture qui consiste à la mettre sur des lignes distinctes et à la quantifier dans les hauteurs, dans les
durées, etc. La musique telle qu’on l’écrit, telle que vous la connaissez. Si la notation colle direc-
tement à chaque texte musical et verbal, si elle est comme une sorte de hiéroglyphe mais un hié-
roglyphe qui n’aurait pas l’autonomie de figure d’expression mais qui serait un mime : si je mets
la main là, vous changez telle note… S’il y a un rapport iconique entre une composante et une
autre composante, on peut dire qu’il y a une impossibilité de dégager un certain champ de possi-
bilités logiques qui va se créer à partir du moment où au contraire, l’écriture prenant de l’auto-
nomie, on va pouvoir écrire une musique que jamais on n’aurait pu inscrire s’il y avait ce systè-
me de correspondances binivoques entre les différents niveaux d’expression. C’est ainsi que cer-
tains musiciens comme Beethoven, sourd, pouvait écrire de la musique sans jamais entendre de
la musique. Par la vertu de l’écriture, et produire des objets esthétiques, des objets harmoniques,
des objets polyphoniques, des objets contrapunctiques absolument dépendants de cette machine
de discursivité d’écriture. Avec toutes les autres fécondations ultérieures qui ont permis de faire
entrer d’autres univers musicaux, de timbres, etc.
Donc c’est l’existence d’une relation d’arbitraire entre la composante sémiotique d’écriture et les
différentes composantes phoniques et machiniques des instruments de musique qui a permis de
faire éclater un univers de possibilités. (d’écriture musicale en particulier qui aboutira à l’explo-
sion de la musique baroque). Il en va de même ici : c’est à la condition qu’il y ait une relation
d’arbitraire entre les composantes qu’il y a cette possibilité d’efflorescence de la production, et
ça on va le voir sur d’autres exemples. Parce que s’il y avait une correspondance, s’il y avait un
caractère utilitaire du rapport entre les différentes composantes, par exemple une composante de
somatisation et puis une composante d’expression d’un conflit, et bien ça serait un univers pauvre,
une sorte de traduction comme quand vous êtes un mauvais étudiant en langues et que vous faites

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


du mot à mot : vous perdez l’essence du texte ! C’est à la condition qu’il y ait des rapports beau-
coup plus distanciés entre les différentes composantes sémiotiques que vous pouvez rendre des
effets poétiques, littéraires de toutes sortes.
Autre exemple, contemporain de Freud et qui, d’une certaine façon sera une matrice de malen-
tendus innombrables. C’est, pour prendre une formulation qui est à mon avis, phénoménologi-
quement une des meilleures, les expériences délirantes primaires. Ça a été appelé par d’autres
auteurs automatisme de répétition et par des auteurs plus anciens : bouffée délirante, délire d’em-
blée. Ce sont des explosions, des modifications sensorielles, des interprétations, des voix, des
échos de la pensée

(fin de bande)

ça a été repris après par la psychiatrie américaine, on dit : c’est une schizophrénie aiguë ! La schi-
zophrénie chronique c’est quelque chose qui dure comme ca sur des années, alors ça c’est une
schizophrénie aiguë ! Ça rend d’ailleurs furieux les psychiatres européens : pas du tout, ça n’a
rien à voir du tout, la schizophrénie c’est quelque chose de très particulier, parce que pour les
américains la schizophrénie c’est tout… Peu importe, laissons ce débat de côté, mais ce qui se
passe c’est que cette expression, si vous voulez c’est un peu comparable sur un autre registre aux
phénomènes fonctionnels de Sylberer, c’est que dans cette schizophrénie aiguë il y a conservation
parfaite de la conscience, c’est même plus que de la conscience, c’est une hyperconscience, le
moindre signe, le moindre bruit, la moindre idée se met à proliférer, à avoir ses propres coordon-
nées interprétatives, d’où délire paranoïaque, délire d’interprétation, etc. À quoi faut-il rapporter
cela ? S’agit-il de quelque chose qui engage les grandes clefs interprétatives de la personne, le
fameux triangle œdipien, ou les grandes clefs interprétatives du discours normal qui est refoulé
par, par exemple, le discours manifeste du rêve. Pas du tout ! Est-ce que ça dépend d’une conflic-
tualité-refoulement qui implique qu’il y ait tout un traitement pour faire une embrouille pareille,
une explosion d’embrouille ? Pas du tout ! D’abord parce que ça se passe en pleine conscience,
alors que les phénomènes fonctionnels se passaient sous demie-conscience. C’est quelque chose
qui apparaît brutalement, qui reparaît aussi vite, et qu’on ne peut pas raisonnablement rapporter
à toute la cuisine conflictuelle des rapports d’identification, du complexe d’œdipe et toutes ces
choses là. Ceci dit, Freud a essayé de prendre ce type de production délirante dans le cas
Schrœber et de le faire rentrer dans des cadres de sa cartographie psychanalytique des névroses,
d’où cette chose que Gilles Deleuze et moi voudrions faire, c’est-à-dire que nous voudrions plu-
tôt lire la névrose à travers l’économie de la psychose c’est-à-dire à travers une certaine autono-
mie des modules d’expression sémiotique et pas l’inverse, pas lire la psychose à travers les petites
cartographies de la névrose.
D’autres exemples pourraient être multipliés et ça a été une menace permanente dans l’histoire de
la psychanalyse le fait qu’il puisse y avoir ainsi une expressivité spécifique, une autonomie de
l’expressivité qui vienne compromettre ces grandes structures explicatives. Cela a donné le débat
interminable avec tout le courant kleinien, avec le fait que d’un seul coup le moi au lieu de
dépendre seulement d’identifications parfaitement repérables se met à exploser en petits person-
nages, que le moi devient un théâtre dans lequel il y a des bons et des mauvais objets, il y a des
bouts de la mère, des bouts des personnages les plus différents, ce qui fait que d’un seul coup on
n’a plus les grandes options personnologiques de référence de départ. Ça prend des proportions
extraordinaires dans le domaine de l’enfance où il y a quand même cependant toujours la tentati-
ve de refaire rentrer tout ça dans la cartographie spéculative de référence, car sinon on se fait
exclure de l’ordre psychanalytique. Mais vous avez dans le domaine de la psychose des gens qui
ont essayé, mais cette fois en respectant beaucoup moins les cartographies de référence, de
travailler avec cette prolifération de l’expression du type expérience délirante primaire. C’est par

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


exemple quelque chose que non pas vraiment Gisela Pankow a inventé parce qu’elle l’avait trou-
vé chez d’autres auteurs mais ce qu’elle expose sous le terme de psychose hystérique, c’est
quelque chose qui met en jeu des bouts du moi qui sont en même temps des bouts du corps, qui
sont en même temps des bouts de personne, qui jouent à la fois donc dans le registre biosoma-
tique et dans le registre de la représentation des personnes. Mais alors curieusement, quand on
regarde bien comment ça fonctionne, il ne s’agit pas seulement des bouts du moi et des segments
biosomatiques de la personne du psychotique (puisqu’elle travaille avec des psychotiques), mais
aussi de l’analyse. C’est-à-dire que les morceaux même de son corps et le morceau du corps du
psychotique fonctionnent comme des personnages. Il y a une sorte de scène qui s’instaure où il y
a des choses assez spectaculaires et d’ailleurs efficientes autant qu’on puisse en juger. On met en
jeu, on invente une scène sur laquelle vont pouvoir se sémiotiser des choses, ou faute de quoi,
faute d’une telle scène le psychotique reste catatonique pendant des années, n’a rien d’autre à
dire. Là elle trouve des voies d’accès à l’expression de quelque chose dont elle va à nouveau refai-
re passer dans l’économie des conflits et que moi je voudrais rapporter à un autre type de dimen-
sions. Alors elle le joue par la parole, mais souvent même pas du tout par la parole, elle le joue
avec de la pâte à modeler, avec une dimension plastique médiatrice. Ce qui fait qu’on a à la fois
des relations de mise en cause du schéma corporel, d’un corps fantasmatique, de la personne, de
l’interlocuteur, de la parole et d’un médiateur comme la pâte à modeler. Et évidemment ça crée
une scène, ça crée un appareillage beaucoup plus riche que celui qui consisterait à faire allonger
un catatonique sur un divan et où l’on pourrait attendre évidemment des décennies avant qu’il ne
se passe quoi que ce soit. Cette pâte à modeler on peut imaginer de la complexifier infiniment,
c’est-à-dire que ça peut être de la peinture, ça peut être des modes d’expression de toute sortes,
et dieu sait si les techniques ont proliféré, mais ça peut être aussi de l’institution. Ça a été le cou-
rant de thérapie institutionnelle qui a voulu se servir d’éléments de vie, d’éléments d’activité, de
prise de responsabilité comme d’un moyen où des composantes sémiotiques viendraient en relais,
viendraient coexistentialiser une subjectivité qui ne trouve pas sa consistance dans les moyens
ordinaires, dans les moyens du sens commun, dans les modes de sémiotisation de la personne, les
identifications telles qu’elles sont dans la moyenne d’une société. Ces exemples paraissent un peu
fous. On se dit quand même ils exagèrent d’aller chercher quoi, son corps, mon corps, mon corps
c’est en même temps une représentation d’image, qu’est-ce que c’est que ce type de relation que
ces gens-là veulent instaurer entre des représentations psychiques et quelque chose qui concerne
le corps ? En fin de compte on se dit ils ne parlent pas vraiment du corps, tout ça c’est du ciné-
ma, tout ça c’est une façon de parler. Mais il y a aussi d’autres exemples qui montrent que effec-
tivement c’est bien du corps qu’il s’agit. Il y a d’abord tous les exemples psychosomatiques. Mais
j’ai vu très récemment qu’il y a par exemple des études à Harvard et à la faculté de Tours où ils
ont montré que des conditionnements psychiques, des messages enregistrés psychiquement, psy-
chiquement élaborés peuvent avoir un effet extrêmement profond au niveau des défenses immu-
nitaires. C’est quelque chose de parfaitement établi et c’est à travers ce type d’interaction, donc
disons du biosomatique le plus profond et des représentations psychiques qu’on peut comprendre
des actions comme celles des effets placebo et des choses de cette nature comme l’acupuncture.
Vous voyez que tout ce monde des singularités que j’appelle des singularités prépersonnelles, tous
ces modules d’expression qui travaillent à leur compte, qu’on a toujours voulu recoller comme un
collage de la période surréaliste sur le même tableau de la cartographie psychanalytique, c’est
comme si les tableaux se mettaient à travailler chacun dans son coin et des bouts du tableau
fichent le camp aussi chacun dans leur direction. Ce n’est pas tenable. Les pratiques réelles, les
cartographiés de terrain ne sont pas compatibles avec cette cartographie spéculative. Alors j’ap-
pelle cela singularités prépersonnelles, en réalité c’est une formulation qui ne me satisfait pas tout
à fait. Parce que, pour passer maintenant au deuxième inconvénient, le premier c’est qu’on ne
peut pas rendre compte des phénomènes d’implosion subjectifs et des phénomènes psychotiques,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


et je rappelle le second c’est : on ne peut pas rendre compte des processus créatifs, créationnels
qui peuvent exister à travers ce que j’appelle les singularités proliférantes, les processus de sin-
gularisation.
Pour aborder cette autre dimension, c’est-à-dire non plus de singularité prépersonnelle mais on
pourrait les appeler transpersonnelles, postpersonnelles, au-delà de la personne, qui engagent des
ordres, des institutions, des mouvements, etc. on est obligé de renoncer en fin de compte à cette
catégorie. Je crois qu’il faut arriver à décoller la notion d’individu et la notion de singularité. Ce
qui est de bon sens puisque la subjectivité collective, sérielle dont je parlais au tout début, c’est
quelque chose qui fabrique des individus en série, et même il fabrique la personnalisation de la
voiture, les couleurs, la banquette. Donc on peut améliorer le module et puis faire que celui là on
va plutôt en faire un jeune cadre et puis celui-là on va le tamponner immigré qui a juste le permis
de séjour de telle date à telle date, mais c’est le même type de modélisation, de production de sub-
jectivité qui a un tronc commun, qui a une modélisation commune. Donc la différence ne passe
pas entre subjectivité massmédiatique, subjectivité produite et puis individu puisque finalement
d’une certaine façon c’est la même chose : il y a production de sérialité. Un individu peut être une
pièce détachée et inversement les traits collectifs de la subjectivité peuvent devenir singuliers.
Vous avez une musique rock qui est envoyée dans les média et vous avez aussi la possibilité que
des individus ou des groupes d’individus l’utilisent, en fassent un usage singulier, se construisent
une subjectivité. Donc ce n’est pas le couple subjectivité collective et individu qui va rendre
compte de la singularité, ce qui m’amène à distinguer trois niveaux : la subjectivité sérielle, col-
lective pas forcément sérielle, les agencements collectifs de subjectivité, l’individuation qui peut
jouer dans le sens de la singularité et aussi bien non, de même que la subjectivité sérielle, puis la
singularisation, les processus de singularisation. Ça veut dire qu’on n’a jamais de singularité en
soi, car on l’a une fois la singularité mais évidemment dès qu’elle se répète elle n’est plus singu-
lière et je prendrai peut-être à la fin, si j’ai encore le temps un exemple pour montrer comment un
cas rare, un cas de singularité extraordinaire peut éventuellement devenir sériel.
Donc, processus de singularisation. On a parlé des thèmes du refus de l’œdipianisation de la psy-
chose. Maintenant quel est l’inconvénient de traitement des singularités par les références freu-
do-lacaniennes à l’égard du processus créatif. D’abord c’est que ils ne les prennent jamais en tel
que processus, ils les prennent toujours dans un rapport d’étayage, d’infrastructure pulsionnelle.
Il n’y a pas de spécificité du niveau sémiotique créatif. Il y a toujours une base psycho-sexuelle,
psycho-génétique ou structuraliste signifiante de la création Ce qui donne ce caractère complète-
ment déplorable de toute tentative de psychanalyse d’une œuvre d’art. Ça vous tombe générale-
ment des doigts parce que quand il s’agit d’une œuvre d’art qui constitue en tant que telle un pro-
cessus de singularisation, qui en tant que telle est une cartographie, une production de subjectivi-
té, quand on veut plaquer ces grilles réductionnistes, alors on aboutit à ces choses que vous
connaissez bien et qui sont totalement lamentables, les interprétations psychanalytiques de
Proust, c’est pas rien !
Alors là application de l’espèce d’axiome que je vous avais proposé : si on renonce à la mystifi-
cation qui consisterait à dire que la psychanalyse est une science, mais qu’elle doit se constituer
comme évacuant toute perspective de devenir une science, à ce moment là on pourrait chercher
une correspondance entre la cartographie spéculative et une cartographie concrète. L’analyse c’est
le processus de singularisation, le processus de production de subjectivité tel qu’il se déroule là
par ces moyens là. Alors une certaine cartographie se fera avec une œuvre d’art, une autre avec
un groupe social. Mais il n’y a pas lieu de vouloir interpréter, traductibiliser ces modes de sémio-
tisation. Ils sont à eux-mêmes, en tant que tels cartographie et production. Là ce n’est plus tout à
fait une considération spéculative, ça prend une dimension axiologique, en ce sens qu’on pourrait
donner des exemples monstrueux d’interventions de psychanalystes dans des établissements, par
exemple dans des établissements d’enfants. Des relations processuelles extraordinaires s’établis-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


sent par exemple entre un éducateur et un enfant psychotique et le psychanalyste va dire, avec ses
références : comment oses-tu gérer cette relation alors que tu n’es pas analysé, et qu’est-ce que
ça veut dire ? Moi je le vois une fois par semaine dans mon bureau et tu es en train de saboter
mon transfert ! et qui aboutissent à déclencher le mécanisme, le troisième type de singularité,
celui qui est complètement refoulé par la cartographie : la culpabilité. Et alors ça fait une implo-
sion et ça peut être totalement destructeur, pathogène à l’égard d’une relation qui peut être authen-
tique, qui suit sa propre ligne de constructivité. Ça c’était le premier point : il n’y a pas de respect
du processus.
Ça nous renvoie à un problème plus général, un problème théorique celui-là. Celui du rapport
entre la sémiologie du langage et les sémiotiques non verbales, les sémiotiques de l’image, du
corps, de l’économique. La plupart des sémioticiens (il y a quelques exceptions mais il faudrait
les examiner de près, parce que finalement ils reviennent à cette même position) considèrent qu’il
n’y a pas d’autonomie des sémiotiques et qu’elles sont toutes rapportables, traductibilisables en
termes de sémiologie du langage. C’est par exemple la position de Barthes. Ça procède d’un rai-
sonnement qui est : du moment qu’on peut les interpréter, ces sémiotiques, disons locales, en
termes de langage, du moment qu’elles sont interprétables c’est qu’elles sont d’une certaine façon
traversées par une discursivité plus riche qu’elles. On applique ici un raisonnement qui est celui
qu’on trouve dans les sciences. C’est le métalangage le plus riche, celui qui fait les articulations
axiomatiques, les descriptions mathématiques les plus riches qui tient sous sa suggestion, les inar-
nations d’équations, d’application dans des domaines locaux, expérimentaux. Il y aurait donc une
sorte de rapport d’enveloppement. Il y a un ensemble global qui serait la sémiologie la plus riche,
celle qui a un développement infini dans l’ordre de l’écriture, de la théorie etc., et puis il y a loca-
lement des sémiotiques qui sont sous sa dépendance. J’appellerai ce mode de rapport – d’assu-
jettissement des sémiotiques par rapport à la sémiologie – je dirai qu’il relève d’un système de
références extrinsèques. C’est-à-dire qu’il implique toujours que chaque élément est discursif par
rapport à un autre élément et est pris dans un référent. Donc chaque élément trouve sa vérité, son
essence en dehors de son existence, va chercher ailleurs, va se faire cercler par un référent, et tou-
jours en articulation. Cette articulation, en prenant le terme de gond, on pourra dire que ca relè-
ve d’une logique cardologique. Mais il existe aussi une autre position du problème où le complexe
ne vient pas comme complexification de l’élémentaire et enveloppe l’élémentaire, il existe un
autre type de logique qui est que l’élément singulier, lui est à lui-même sa propre référence et
génère sa référence, il secrète son monde de référence, autogère sa référence. Le trait singulier
développe son monde, développe ses coordonnées, quitte à ce que ses coordonnées soient aussi-
tôt réinscriptibles en termes cardologiques. J’appellerai cette deuxième logique : ordologie, en ce
sens que c’est la position d’un ordre de manifestations, mais ce n’est pas un ordre discursif. C’est
ce que je disais tout à l’heure, on ne peut pas articuler en opposition distinctive la haine par
exemple et le sentiment esthétique devant une œuvre plastique. Ce ne sont pas des choses qui
entrent en opposition distinctive. Ce sont des univers qui sont hétérogènes, qui peuvent entrer en
constellation, on peut faire une œuvre plastique sur la haine mais ce n’est pas pour cela qu’on va
pouvoir articuler en opposition distinctive, en référence l’un à l’autre la dimension plastique et la
dimension de la haine.
Donc là on va avoir une problématique qui sera celle d’une logique des ensembles discursifs, qui
sont nombrés et puis en face une logique des corps qui n’ont pas d’organe, qui ne sont pas dis-
cursifs, ils n’ont pas d’organe interne, ils n’ont pas de référence externe, mais ils sont nombrant
ceux-là, ils sont énonciatifs, ou ils sont pour reprendre une expression de Pierce, relevant de la
« sémiose », c’est-à-dire qu’ils posent le problème d’un interprétant. Pierce, à la différence de
Saussure, n’oppose pas simplement le signifiant et le signifié, mais pose quelque chose qui, dans
un mouvement infini d’enveloppement de la production des signes, va faire cette articulation.
Donc il ne le pose pas en face à face de façon binaire, mais pose un système de triangulation infi-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


nie où l’interprétant devient lui-même un signe qui renvoie ensuite au couple signifiant/signifié.
Il dit par exemple : « par sémiose j’entends une action ou une influence qui est ou implique la
coopération de trois sujets tels que : le signe, son objet et son interprétant. Cette influence trire-
lative ne pouvant en aucune façon se ramener à des actions entre des paires. » Ça a été repris aussi
par des auteurs comme Derrida : « le propre du représentamène c’est de n’être pas propre, c’est
d’être absolument proche de soi. » Grammatologie.
Alors là on a un autre type d’objet qui est celui précisément qu’on va trouver dans cette dimension
que j’ai appelée non discursive du moi, du transfert. C’est un objet existentiel qui ne se pose pas
par rapport à un cadre de référence comme celui de la triangulation œdipienne, comme identifica-
tion, c’est une subjectivité transitionnelle, qui se produit dans son propre mouvement et qui ne peut
pas s’étayer sur des rapports objectifs, référencés extrinsèquement. Disons qu’il s’agit de points
d’auto-existentialisation, il s’agit de points qui trouvent ou ne trouvent pas leur consistance exis-
tentielle, qui passent des seuils. Il s’agit de singularités, cette fois existentielles qui, à la différence
des monades de Leibnitz, sont des monades singulières, des monades finies, qui posent la question
du bornage existentiel, du bornage dans des coordonnées intrinsèques, à savoir que ce type d’exis-
tant a à assumer sa finitude, toutes sortes de niveaux de finitude et de singularité, par exemple pour
un être vivant, la finitude dans l’ordre de la naissance, de la vie et de la mort, finitude dans l’ordre
du rapport au temps, le passé, le futur, etc., finitude dans son rapport au sexe, finitude dans son rap-
port à tout autre système de positionnalité. Dans un cas on a une limite qui va découper l’ensemble
discursif par rapport à un référent, dans cet autre cas on a un bornage existentiel mais une borne
qui est absolue en tant que telle. C’est à la fois tout le monde ou rien. Ce qui fausse complètement
notre lecture des auteurs psychanalytiques quand ils parlent du moi, c’est que littéralement on ne
sait pas de quoi ils parlent. Parce que le moi, bien entendu, ce n’est pas un ensemble discursif. On
peut faire tout un théâtre pour se le représenter comme un ensemble discursif, on n’a pas d’autre
moyen de toutes façons pour parler, pour dessiner et pour décrire quelque chose, mais en réalité le
moi c’est le monde. Moi je suis tout ça. Il n’y a pas de limite cosmique au moi. Ou ce n’est rien du
tout. C’est une sorte de logique du tout ou rien qui n’implique absolument pas la possibilité de dire :
au delà de ça ce n’est plus moi ! Non, au delà de moi c’est toujours moi à moins que le moi ne se
pose plus du tout et s’abolisse littéralement comme possibilité d’auto-énonciation. C’est quelque
chose de tellement épouvantable, de tellement innommable qu’évidemment on préfère ne pas en
parler. C’est quelque chose qui peut déclencher de véritables processus d’implosion subjectifs,
quand on se heurte de plein fouet à cette espèce de finitude, de bornage existentiel, il faut vite pas-
ser à autre chose, il y a une reconstitution urgente d’ensembles discursifs, arrêtez ça, parlez-moi
d’autre chose, parle-moi de quelque chose. Il y a donc une polyphonie, y compris solitaire, qui
s’instaure pour éviter cet espèce de trou noir, de cette essence du rapport de pseudo-appropriation,
car ce n’est pas une appropriation existentielle, puisque c’est quelque chose qui tend toujours à dis-
paraître, à fuir. Pas facile, hein ! Donc il y a auto-référence dans ce domaine de l’ordologie, dans
ce domaine des singularités qui était traité par le freudisme dans le registre du transfert, du moi,
etc. et il y a alloréférence dans ce domaine, disons, de la cardologie.
Vous voyez que là on a une position particulière de la complexité. Dans le cas de la cardologie,
des ensembles discursifs, la complexité se propose comme horizon permanent, qu’on peut coor-
donner, qu’on peut retraverser par d’autres ensembles, qu’on peut recouper, ça permet de bâtir des
monde articulés les uns aux autres. Dans cette dimension ordologiques il n’y a pas de coordon-
nées. Il y a des coordonnées existentielles qui sont des pseudo-coordonnées. Il y a des repérages
qui fuient les uns par rapport aux autres. Il y a des seuils. Il y a des passages. Il y a des constel-
lations d’univers qui donnent le timbre de cette singularité, qui donnent son mouvement, son
expansion, son intensivité, mais sans garantie. L’étayage se fera quand on retournera à une des-
cription cardologique.
On arrive ainsi à l’idée que cette notion de subjectivité transitionnelle, telle qu’on la voyait opé-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


rer dans le moi, dans les identifications ou dans le transfert, il faut la généraliser. C’est-à-dire
qu’il n’y a plus lieu jamais d’opposer l’idée qu’il y a un territoire existentiel qu’on pourrait situer
par rapport à un territoire familial… Pas du tout ! Moi c’est la France ! Moi c’est le monde ! Moi
c’est Dieu ! Et toutes ces équations, pour quiconque a fréquenté les psychotiques, vont de soi. Il
n’y a pas lieu de dire : oui mais quand il dit moi, il veut dire que… c’est parce qu’il change de
coordonnées, c’est parce qu’il veut être tout puissant comme son papa, pas du tout ! Il n’y a pas
de délimitation, il y a une dis-position. Il y a une dis-position, une position existentielle qui
cherche une pseudo-discursivité, mais qui n’est pas discursive. C’est une agglomération, une
constellation. Moi c’est tout ça ou rien ! Alors donc on a d’un côté une dis-position existentielle
face à une dis-cursivité prise dans des coordonnées extrinsèques. Alors si on prend cette formu-
le du transfert, évidemment ça change tout, car on ne peut plus prétendre tenir le transfert sur
l’espace du divan. Le transfert opératoire qui va changer, permuter… il peut venir effectivement
du fait que je te parle à toi et que ça change mon monde depuis que je te connais. Peut-être ! Ça
peut venir aussi de n’importe quoi, ça peut venir des autres corps ordologiques susceptibles de
s’agréger. Depuis que je me suis remis à faire du vélo, ou depuis que j’ai appris à conduire, et
bien je ne suis plus dans le même monde. Oui en effet, mais c’est quoi le transfert à ce moment
là ? C’est parce que tu as fait un transfert sur la machine à écrire et que… On les connaît ! c’est
toujours les mêmes ! Mais pas du tout ! Il y a eu un transfert institutionnel, il y a eu un transfert
cosmique. Depuis que tu es redevenu peintre, tout a changé, c’est ton monde qui a complètement
muté. Ça va ?
Alors moi ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de forger des concepts de métacommunication, des
concepts qui permettraient de rendre compte comment est-ce qu’on passe d’un registre à un autre.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


Les séminaires
de Félix Guattari 22.03.1983
Félix Guattari
Le temps du rêve
E – J’ai lu quelque chose de quelqu’un dont je ne connais pas le nom, un allemand, qui fait partie de
ce courant que j’ignorais totalement de psychiatrie phénoménologique. Ces gens qui ont lu attenti-
vement Heidegger, et plus particulièrement encore Husserl, prennent littéralement Freud à partie sur
cette fameuse phrase : l’inconscient est intemporel. Ils montrent que dans le texte de Freud les choses
sont infiniment moins simples, puisque dans la deuxième topique il y a une certaine réintroduction
du temps au niveau de l’inconscient. Et, ce qui est encore plus intéressant pour nous, ils expliquent
que, selon eux, aucune approche de la psychose n’est possible si on ne pose pas avant tout le pro-
blème du temps et des modifications temporelles de la conscience. Je trouve que c’est un texte que
l’on pourrait traduire en français.

P – Mais tu sais même l’inventeur de la schizophrénie était de la même bande, L.

F – Minkowski.

P – Oui, mais lui n’était pas allemand. C’est un polono-français qui a écrit, entre autres Le temps
vécu des schizophrènes. Peut-être faut-il lire ce livre justement, c’est très intéressant. Il parle des
états maniaques, de l’épilepsie… Et cela a été repris en France, au fond, de façon beaucoup plus clas-
sique par Henri Ey qui a essayé d’intégrer cela dans une théorie organo-dynamique. Effectivement
il y a une interprétation par Minkowski des états maniaques et mélancoliques presque uniquement
en termes de temporalité, de facteurs temporels : stagnation du temps, ralentissement, accélération
du temps. Il faudrait faire autre chose que d’exhumer simplement ces textes.

F – Plutôt que de traduire un texte, il vaudrait mieux faire un travail là-dessus, ce serait bien. Le
thème qui me viendrait tout de suite à l’esprit, c’est de reprendre déjà l’exposé que vous avez fait
sur les rêves, avec cette notion que vous avez amenée, de longue durée dans les rêves. Ce pourrait
être tout à fait étonnant de voir que déjà le temps de la vie quotidienne est l’objet de ruptures très
marquées selon qu’on parle à quelqu’un ou que l’on s’ennuie dans un coin, que l’on est déprimé,
qu’on lit ou qu’on tape à la machine. Pendant le rêve, il y aurait une situation paradoxale : on aurait
en même temps des phénomènes de discontinuité du temps très accélérés, immédiats, et de longues
durées qui s’instaurent. C’est comme s’il y avait une distension des dimensions du temps. Autrement
dit dans le temps capitalistique on fait une pondération des temps et au-delà d’une certaine rapidité,
c’est la fuite de pensées, la manie, etc. Et au-delà d’un certain ralentissement… Tandis que là c’est
comme s’il y avait une multiplicité, un éclatement des temps.

T – Je voulais dire que le temps du rêve n’est pas linéaire. Même chose dans le délire. Il y a cette
impression de longueur, de série même, mais ce n’est pas un temps linéaire, c’est une autre sorte de
continuité et une autre sorte de discontinuité.

P – Quelqu’un peut faire un rêve qui se déroule de façon à peu près linéaire jusqu’à un certain point.
Puis là, premier embranchement, il se passe une certaine histoire. Ensuite on revient au point de
séparation et on reprend une autre branche, donc on fait retour et on repart, comme s’il y avait plu-
sieurs possibilités. Dans le temps, c’est vécu comme un phénomène très particulier : retour en arriè-
re et on recommence, autre scénario possible.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


T – Mais c’est le langage aussi qui change quand tu le racontes, parce que le langage est un peu
linéaire, alors quand tu le racontes tu as ces impressions-là, mais quand tu le rêves, ça va tout seul,
c’est évident, tu n’es pas perdu.

G – Quand tu racontes, tu es obligé d’aplanir sur une sorte de surface quelque chose que tu sens…

F – Cela se double d’une opération sur l’intérêt, l’investissement du rêve. Une expérience fréquen-
te : au réveil tu as le souvenir d’avoir rêvé quelque chose de très long, de très développé, immense.
Tu cherches à en garder quelques éléments, tu as un sentiment de déception parce que tu t’aperçois
que très vite tu en as perdu au moins les 9/10. Tu en gardes donc quelques éléments qui te semblent
finalement peu intéressants, tu as l’impression d’avoir manqué plein de choses, et puis quand tu
sémiotises ces quelques éléments, tu t’aperçois qu’ils partent dans des tas de directions, tu découvres
une étrangeté secondaire et donc une richesse propre aux éléments qui te paraissaient banals, sur
fond de l’ensemble de ce qui a été perdu. Et d’un seul coup c’est comme une sorte de résidu d’ura-
nium enrichi qui lui-même est porteur d’un tas de choses. Donc cela va dans la même hypothèse de
rhizome de temps, c’est-à-dire que tu as la nébuleuse en expansion de l’ensemble du rêve. Tu en
gardes un élément et tu te rends compte qu’il est lui-même en expansion.

G – J’avais cessé de noter mes rêves pendant un certain temps et quand j’ai voulu m’en souvenir,
rien. Et puis un jour, j’ai chopé un bout, et puis un autre jour j’ai chopé un autre bout, et puis, au
bout d’une semaine j’ai fait un rêve qui contenait les autres rêves, une fresque, ce n’était pas les
mêmes images, mais cela se recomposait.

T – Cela me fait penser à la vision de certains insectes, des mouches en particulier qui ont 4 000
ommatidies, 4 000 petites facettes de plusieurs choses et les rêves me font parfois penser à cela. Au
lieu de voir une chose, puis une autre, puis une autre… une vision beaucoup plus démultipliée.

F – Moi ça me fait penser beaucoup à des cellules de musique répétitive. Comme des séquences
répétitives, évidemment de longueur différente, de rythme différent, mais aussi de matières d’ex-
pression différentes. Là évidemment j’introduirai mes cartes-schémas : telle musique répétitive d’un
certain nombre de flux, d’éléments, d’images, etc. C’est le cas des processus qui cherchent à se glis-
ser là-dedans, qui cherchent à donner leur logique machinique propre. Tu as aussi des univers qui
s’imposent comme tels, comme ils peuvent. Des mutations brusques qui font que les mêmes élé-
ments sont éclairés brusquement totalement différemment puisqu’ils ne sont plus du tout dans les
mêmes systèmes de référence incorporelle. Et puis alors tu as surtout – ce serait peut-être la domi-
nante – ce qui reviendrait à la fonction première du rêve chez Freud qui est de dormir, tu as un ter-
ritoire du rêve, des territoires du rêve, des découpes territoriales dans des rapports segmentaires qui
cherchent à s’imposer, qui traversent. C’est comme une musique à quatre dimensions, mais qui les
unes à travers les autres cherchent à se combiner et à défendre leur propre logique.

M – Un de mes patients me raconte un cauchemar. Il parle d’un serpent qui le menace mortellement.
Et je fais le même rêve que lui. Je rêve qu’un serpent me mord et je me dis dans ce rêve : s’il est
mortel, j’ai le temps de le savoir parce que je vais mourir. Il n’est pas mortel immédiatement. J’avais
un minimum de marge et c’était là la différence entre les deux rêves. À la séance suivante j’ai racon-
té mon rêve à ce patient qui a beaucoup ri.

P – Un de mes patients m’a dit un jour : il m’est arrivé quelque chose d’étrange ; j’étais l’autre jour
chez des amis dans une maison à la campagne, tout près d’une forêt et il faisait très beau ; j’étais
dans le jardin sur une chaise longue avec un roman très intéressant ; et je lisais et il y avait du vent

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


qui passait dans la forêt, j’entendais le bruissement des arbres, il y a eu un rayon de soleil qui est
arrivé à un moment donné, j’étais inondé par ce soleil, puis j’entendais dans la maison jacasser des
gens, des femmes surtout qui étaient peut-être en même temps en train de faire de la cuisine, quelque
chose de très doux, très enveloppant et qui annonçait vraiment des moments très heureux à venir, et
vraiment je me sentais très bien. J’étais donc en train de lire ce roman, tout en entendant tout cela,
et à un moment donné, j’arrête de lire, je pose mon roman sur mes genoux et je me dis : Comme ce
serait bien d’être dans un jardin, sur une chaise longue, avec un bon roman, près de la forêt, dans le
soleil et puis il y aurait des gens qui seraient dans une maison à vingt mètres, mais je les entendrais
parler parce que, etc. Et toute cette scène là en quelques secondes n’était plus qu’un désir, qu’un sou-
hait à venir, et pas du tout quelque chose qu’il était en train de vivre, une suspension complète du
présent du temps, un territoire de rêve qui se délimite tout seul. Il était très frappé, mais tout à coup
se dit : mais que se passe-t-il ? Mais c’est cela !
Cela m’a paru très étrange comme expérience. C’était d’ailleurs dans une série très intéressante de
phénomènes de dédoublement. Il y avait eu un autre rêve moins intéressant parce qu’un peu trop évi-
dent où il se faisait l’amour à lui-même, où il était lui assis sur ses propres genoux, il avait des seins
et il se faisait l’amour tout en sachant que l’autre était lui.

F – C’est la même structure que l’autre rêve.

P– Oui mais c’est beaucoup plus spatial et l’autre est plus temporel. J’ai trouvé cela très intéressant
parce que ce que l’on connaît déjà très bien, ce sont les sensations de déjà vu, justement tous les
rêves épileptiques ou les sensations dostoiewskiennes de déjà vu et ce que l’on connaît moins c’est
cela. C’est la première fois que j’entends parler comme cela d’une projection en avant de quelque
chose que l’on vit. Ce n’est pas une sensation de déjà vu, c’est une sensation de pas-vécu à vivre de
quelque chose qui est vécu.

E –Le rêve n’existe plus ici qu’en tant que pure matière d’expression d’une certaine manière,
puisque le contenu est là. Il est vrai que l’on avait l’habitude de définir le rêve par des contenus. Le
problème est de savoir comment s’enchaînent les contenus parce qu’il en manque toujours des bouts.
Vieux problème ! Et ce qui échappe toujours à cette volonté de trouver ce qu’il y a entre, c’est le ter-
ritoire du rêve en tant que tel, c’est son épaisseur, celle-ci n’étant que sa temporalité propre.
Simplement on ne la connaît qu’au niveau du symptôme, au niveau du manque, sur ce qui manque
entre deux points singuliers. Dans ce que raconte P. il y a l’affirmation d’une pure matière d’ex-
pression, c’est-à-dire d’une pure intrusion dans un autre type de temps, puisque le contenu, lui, est
du déjà donné.

P – Ce qui m’intéressait beaucoup dans ce rêve, c’est qu’en général on parle, les lacaniens en parti-
culier, très facilement de « l’autre scène ». En effet, ils parlent du rêve comme d’un espace, quelque
chose de toujours topologique. Et là, tout d’un coup, cette autre scène n’est pas une autre scène, mais
un autre temps, un télescopage en quelque sorte qui fait que tout d’un coup le temps présent est lit-
téralement projeté en avant, virtualisé.

F – Mais ce n’est pas seulement du temps projeté en avant, virtualisé, puisque c’est la limite même
du temps qui est proposée. Des blocs de temps se referment sur eux-mêmes. Peut-être pourrait-on dire
plutôt que c’est une certaine production de subjectivité qui trouve ses limites. Dans un cas, celui du
deuxième rêve, dans l’espace du corps où il se fait l’amour à lui-même, où il s’étreind lui-même – ce
qui paradoxalement ressemble beaucoup au rêve de M. par rapport à celui de son patient, avec cette
petite marge (de sécurité) pour juste en saisir une différentielle qui est l’essentiel finalement pour pou-
voir s’en tirer : eh bien oui ! on peut faire ça, mais avec juste au dernier moment ce geste : salut !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Cela renverra à la question : à quoi cela sert-il finalement ? Quelle fonction cela a ? Quel type de
production de subjectivité fait-on dans cette situation-là ? Et quel usage en fait-on ?

G – Il y a constitution du possible par suppression de la limite ; des éléments de possible absolument


fabuleux. Et je crois que c’est effectivement lié au fait qu’il n’y a plus le temps chronologique, donc
une possibilité créatrice nouvelle s’inscrit dans cette dimension-là. Plus de limite.

F – C’est-à-dire qu’il n’y a plus les actes de référence généraux universels. Si on garde cette idée
que le temps et l’espace sont définis comme coordonnées capitalistiques, il y a des coordonnées
d’échangisme généralisé qui sont l’argent, qui sont le temps, à commencer par le temps de travail
entre autres, qui sont le temps de Virilio, l’espace de communication ; en principe à énergie égale et
à masse égale on va n’importe où, en fait ce n’est pas du tout comme cela que ça se passe ; en par-
ticulier quand on est agoraphobique, on ne se déplace pas dans l’espace comme on veut et on ne se
déplace pas dans le temps comme on veut, ne serait-ce que pour la bonne raison qu’on tombe sur le
serpent, la mort, etc. On s’aperçoit que la notion de temps universel est totalement en dehors de la
réalité de notre subjectivité et que l’on a affaire à des références qui sont soit totalement singulières,
c’est-à-dire que le temps et l’espace dans lequel on est, on n’en a rien à exprimer à personne parce
qu’on est tellement dedans qu’ils sont totalement intraductibles. Ce n’est pas toi qui mourras à ma
place, ce n’est pas toi qui feras quoique ce soit dans cet ordre-là. Ou alors ce sont des références ter-
ritorialisées. Je peux faire cela dans un certain temps, un certain rythme, un certain espace, dans les
limites de là à là. Mais si on me change d’espace, si on change mes coordonnées subjectives, alors
là je ne peux plus du tout. Il me semble que les catégories de temps transcendant et d’espace sont
des catégories qui doivent être uniquement situées dans le cadre d’agencements. Cela peut être capi-
talistique, on peut les appeler autrement, mais enfin ce sont des agencements de sémiotisation socia-
le. À partir du moment où tu es dans une sémiotisation soit onirique, soit névrotique, soit poétique,
ou autre, il est évident que la notion même de temps et d’espace – comme on l’entend – ne tient pas
debout du tout. C’est là que peut-être on peut réintroduire des coordonnées de référence qui ne sont
plus les coordonnées universalistes spatio-temporelles telles que : là, dans cette subjectivité, c’est
mon territoire, ou là ça n’est pas du tout mon territoire, ou c’est le territoire conjugalo-familial, ou
professionnel, ou clanique. Et puis il y a un seuil où on n’y est plus ; là dans tel type de dimensions
c’est mon processus, c’est mon phyllum, ça ça va, ça je sais le faire, ça je peux le faire jusque là, et
puis là ah non ! ça s’arrête. Ou bien c’est le processus de mon groupe, si je suis dans telle situation,
dans tel contexte, bon. Il faut alors réintroduire les autres coordonnées de ce que sont les seuils en
deçà desquels ce n’est pas la bonne constellation d’univers, ça ne fonctionne pas, ça ne donne rien,
et ce que sont les phénomènes de discernabilisation de flux, d’intensité, d’hétérogénéité de flux pour
que ça passe. Mais quoi ? On peut appeler ça du temps, mais on peut dire aussi de la temporalisa-
tion ou de la subjectivation. Finalement, un certain type d’agencement.

N – Dans ce temps-là, je peux trouver quelque chose…

F – Ce n’est même pas dans ce temps-là, c’est : je peux temporaliser, il y a agencement de tempo-
ralisation ou des rapports spatio-temporels dans cet agencement. Et dans tel autre, comme dans le
rêve que tu évoques, comme si la pente sautait, c’est ainsi.
J’ai envie de reposer une question, c’est : dans quel contexte, à quel prix (dans tous les sens du mot
prix) y a-t-il traductibilité des temps ? À quel moment est-on effectivement dans un phénomène de
traductibilité à soi-même du temps ? Est-on bien le même ? Dans le même continuum ? Dans le
même processus ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a des seuils où l’on n’est plus à soi-même dans la conti-
nuité du temps ? Expérience psychotique, expérience onirique, l’expérience de dissociation, c’est le
fait qu’il y a des temporalisations qui sont disjointes. On ne peut même pas dire qu’on est au carre-
four de plusieurs agencements. Cela s’agence dans des subjectivités hétérogènes.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 4
E – Il me semble qu’à côté de ce temps défini par le territoire, puisque tu définis l’agencement en
tant que micro-territoire (exemple de P.), on peut aussi imaginer un autre temps qui serait un temps
lui-même conçu en tant que composante de passage, c’est-à-dire passage entre les différents terri-
toires, et c’est précisément ces franchissements de seuils qui donnent l’impression d’un temps autre,
d’un temps qui n’est pas, lui, référable dans un système d’équivalents de traductibilité, dans un sys-
tème capitalistique.

F – Oui, c’est tentant, sauf qu’il y a toutes sortes d’éventualités. Ce que tu évoques, c’est une rup-
ture de constellations d’univers et, à un moment, on passe brutalement à un autre registre.

E – Pas forcément brutalement !

F – Alors ce serait donc la façon de ne pas passer brutalement ; ce serait le glissement d’une constel-
lation à une autre. Et effectivement l’on doit moduler cela dans la vie normale, quotidienne, car on
est sans arrêt en train de moduler ces glissements, ces passages, on négocie ces virages d’un terri-
toire à un autre dans un rapport diachronique entre toutes les façons de s’accrocher aux différents
territoires, aux flux, etc. Mais ce qui est surgissement d’un capital de possibles est aussi quelque
chose qui peut faire éclater tous les possibles et les paralyser. C’est un peu ce qu’on disait avec
Deleuze sur le corps sans organe. Il y a aussi une façon de se faire un corps sans organe qui fait écla-
ter totalement les organes et aboutit à ce qu’il n’y ait plus aucune possibilité d’articuler, de faire se
continuer un processus. Les Grecs mettent la phronésis, la prudence au centre, les stoïciens…

E – C’est surtout Aristote.

F – Oui. La phronésis serait une micro-politique qui permettrait ces passages de production d’une
subjectivité à une autre sans aller s’étaler totalement…

E – Il faut faire un tout petit peu attention à ce type de notion parce que, en particulier chez Aristote,
la phronésis a toujours une fonction de médiation dans le sens le plus horrible du terme, c’est vrai-
ment la dialectique. C’est une machine à broyer de la différence et à reposer sans arrêt l’identité.
Donc, je ne sais pas si l’exemple de la phronésis serait une bonne composante de passage. C’est à la
fois un facteur d’inhibition et de réalisme, au sens le plus « petit bourgeois » du terme, pour
reprendre les catégories des philosophes anglais marxistes des années cinquante.

S – Pour moi, le rêve aurait une sorte de fonction-congélateur. Comme si les agencements de tem-
poralité en fonction du rêve pouvaient être suspendus n’importe quand. Dans la réalité quand on a
terminé, on a terminé. Dans le rêve, cela peut toujours être repris un beau jour, très longtemps après,
dans un autre rêve. Dans la réalité ça a pris ou ça n’a pas pris. Dans le rêve, les agencements-mayon-
naise peuvent toujours être repris autrement. Comme si chaque composante était suspendue, emma-
gasinée et, à une occasion quelconque, pouvait être recomposée autrement.

F – Mais c’est un peu contradictoire avec ce que vous aviez fait comme travail sur le rêve, à mon
avis. Les éléments du rêve peuvent être repris sans pour autant que cela interdise l’idée d’un pro-
cessus irréversible qui s’exprime à travers la ligne des rêves. Auquel cas finalement on aurait une
historicité, une histoire, une longue durée des rêves qui serait tout à fait comparable à la longue durée
historique, quelles que soient d’ailleurs les mêmes illusions que l’on retrouve dans l’histoire comme
dans le rêve du déjà-vu, du retour en arrière : ça c’est une révolution, on a déjà vu ça 36 fois mais…
Parce que sans cela, tu as l’air de présenter les choses comme s’il y avait au fond une malléabilité,
une sorte de rapport de réversibilité complet existant dans le rêve alors qu’il n’existerait pas dans la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


réalité. Personnellement moi je ne ferai pas du tout l’opposition entre l’imaginaire et le réel. Je crois
que ce sont deux types de réalités, ou deux types d’imaginaire, comme on veut, qui engagent évi-
demment des éléments de répétition, même des éléments d’éternité, si on veut, comme les univers
incorporels, et puis des retours de flux, des fluctuations de toutes natures, mais qui engagent aussi
des processus irréversibles. D’ailleurs tu peux très bien perdre une guerre dans un rêve et une fois
pour toutes, seulement tu ne peux peut-être pas localiser quand est-ce et où tu l’as perdue et com-
ment. Dans l’histoire, c’est la même chose que dans les rêves. Les historiens ne font que ça, de
reprendre le récit de l’histoire, ils le reprennent dans tous les sens. Le récit historique et le rêve me
paraissent être la même méthode générale. Qu’ils n’arrêtent pas de réécrire l’histoire ne veut pas dire
qu’il n’y a pas d’histoire.

S – Moi je parlais plutôt de l’élaboration d’un rêve, qui peut reprendre un élément de temporalité
suspendu pendant très longtemps.

F – Et quelle différence avec les modes de temporalisation réels ? Les artistes reprennent les pro-
cessus qui ont été suspendus depuis deux mille ans. Ils repartent au même point. Les philosophes
aussi redécouvrent et repartent sur une piste oubliée.

S – Un acteur peut reprendre une pièce, un texte qui date de plusieurs siècles. Pour le rêve, on repren-
drait ce qui l’a inspiré, ce qui a fait écrire ça.

X – Ce n’est pas joué, ce n’est pas une représentation.

F – Ce n’est pas un réaménagement, une représentation. C’est toujours un réagencement, une pro-
duction aussi bien de subjectivité que de réalité. On reprend toujours tout à zéro dans cette affaire
quelque part, que ce soit dans le rêve, dans l’histoire ou dans l’art ; même quand on répète.
Pourquoi je chicane un peu ici ? C’est peut-être un peu un procès d’intention que je fais à ce
moment-là. En ce sens que si on fait cette différence, on va peut-être réintroduire une sorte d’axio-
matique qui consisterait à diviser les données en deux parties : celles qui seraient du bon côté de la
créativité, de la possibilité de reprendre ses billes, de la sécrétion d’un possible libre. Tandis que sur
le versant de la réalité, le gong est tombé, ce coup-ci c’est classé, c’est passé dans le passé, c’est
passé dans le réel, tu ne peux pas reprendre tes billes, reprendre tes coups. Alors finalement, à ce
moment-là, avec toutes les conséquences méthodologiques que cela aura pour l’analyse des conven-
tions de l’inconscient. Mais on peut imaginer une autre perspective, et ce serait un peu ma tentation,
qui serait de dire : on peut aussi bien travailler l’inconscient dans les dimensions imaginaires que
dans les dimensions du présent ou que dans celles du futur en train de se faire. Simplement, effecti-
vement, cela n’engage pas les mêmes types de coordonnées.

E – Oui, dans le type de différenciation que tu introduis, S., je vois une différenciation freudienne.
D’un côté, le principe de réalité. Je l’assimile au temps et le temps, quelque part, c’est le principe de
mort. Et puis d’un autre côté, il y aurait effectivement un temps onirique qui serait intemporel, mais
que nous, par une sorte de perversion, on appellerait Temps, le vrai temps.

S – Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.

F – Je ne suis pas persuadé – c’est peut-être une phase de ma psychopathologie personnelle – qu’il
y ait une grande différence entre ce qui se passe dans le rêve et ce qui se passe dans la vie éveillée.
J’ai l’impression que ce sont des modes de sémiotisation qui se superposent avec des dominantes,
mais il faudrait peut-être introduire la problématique de l’attention : des seuils de conscience, des

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


seuils d’attention distendent et, à ce moment-là les processus du rêve se mettent en marche. Ils se
profilent, s’infiltrent dans les modes de sémiotisation dominante, contrôlés, attestés par les relations
sociales, les relations de communication, les significations dominantes, tous les cadres linguistico-
sociaux et légaux de la vie éveillée, mais il me semble qu’ils se superposent complètement. Et inver-
sement d’ailleurs, au sein du rêve, il y a aussi cette négociation perpétuelle, ce discours de la réalité
qui traverse toujours toutes les situations. Autrement dit, le rêve n’est pas la voie royale de l’in-
conscient.

P – Celui qui décrit le mieux ce genre de communication, finalement, c’est Michaux. Il arrive à
raconter cela en faisant les passages les plus subtils dans ses écritures.

F – Je ne ferai pas de procès d’intention à S. Mais c’est sûr qu’il y a une disposition pythique : ah
voilà ! j’ai trouvé une matière, un marc de café, un truc qui va me permettre d’accéder aux joyaux
du possible. Le rêve, bof ! oui.

P – Le dernier film de Bergman, Fanny et Alexandre, est très beau de ce point de vue là. Un glisse-
ment des temporalités brise sans arrêt l’unité logique d’un récit. Les grands temps, relativement spé-
cifiés, font beaucoup penser à la thématique strindbergienne du paradis, de l’enfer, du purgatoire,
etc., mais ils sont complètement traversés par une multiplicité de situations très délimitées, ponc-
tuelles, d’éléments dont on ne sait plus du tout, à un moment donné, s’ils appartiennent au réel ou à
l’imaginaire. J’ai rarement vu au cinéma, même Fellini, arriver à faire cela aussi bien. Fellini, au
fond, n’est pas arrivé à traiter la matière-temps dans ces situations de passage. Il s’appuie conti-
nuellement sur des références spatiales, des zones de passage géométriques, des défilés, des
gouffres, ou simplement des systèmes techniques cinématographiques, fondus enchaînés, etc., là on
est dans le temps du rêve, là on n’y est pas. Dans Bergman il se passe quelque chose et puis tout d’un
coup tu te dis : cela ce n’est pas vrai quand même et pourquoi pas ? Puis tu passes dans autre chose
et tu te demandes si tout ce que tu viens de voir est quelque chose qui est vécu ou bien si c’est un
rêve. Et au lieu de te donner des clefs pour te faire comprendre qu’on passe d’une scène à une autre,
des clefs spatiales, il joue uniquement sur le registre du temps et il te laisse complètement dans l’am-
biguïté. Tout le récit est ainsi.

F – Ce qui serait un carrefour important pour nos préoccupations, serait de voir si, à la notion de
temps de référence, d’espace de référence, on peut substituer celle des transformations, des devenirs.
Une question massive va se poser alors. On nous dira : c’est très joli tout ça, mais vous avez com-
plètement désexualisé l’inconscient. Il n’y a plus que des devenirs, vous en avez fait quelque chose
qui perd une dimension essentielle, l’intrusion des découvertes freudiennes, car enfin il se passe des
choses, des luttes micro-politiques s’engagent dès la petite enfance et ce sont des luttes acharnées,
une machinique de la sexualité se déclenche, machine infernale. La question qui se poserait serait de
savoir dans cette perspective d’inconscient transformationnel, où l’on ne se donnerait donc pas à
priori des coordonnées de réalité, de temps, d’espace, de loi, etc., comment cependant rendre comp-
te des épreuves micro-politiques, évidemment pas seulement celle de la scène primitive et des dif-
férentes scènes familialistes, mais aussi toute autre épreuve personnologique et de pouvoir.
Comment va-t-on les réinstituer ? Les re-poser ?
C’est vrai qu’il y a là, en en faisant une fonction générale, la question de l’entrée de la fonction scé-
nique et même théâtrale, pour moi au moins toutes les fois où une scène s’instaure explicitement
dans le rêve, un territoire dans le territoire du rêve, où là se projettent, s’expriment, se mettent en
scène les enjeux.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


P – Cela fonctionnerait (la dite scène primitive par exemple) comme une clef de sol ou clef de fa,
c’est-à-dire un codificateur initial…

P – Un codificateur capitalistique qui donne le ton de la langue exactement comme dans une socié-
té archaïque, à partir de la situation initiatique, c’est ainsi que ça se lit, que ça se passe ou qu’on tra-
duira le reste. Et puis des clefs d’échangeabilité. Tu es un petit garçon puisque tu n’es pas une fille.
Il faut prendre l’ensemble de la relation. Donc relation binaire, Phallus, non Phallus, identification,
etc. Il me semble que c’est important d’essayer de prendre le problème par les deux bouts parce que
sinon on va dire : il n’y a pas de processus primaire et puis, en fin de compte, il y a bel et bien toute
cette chierie de mise en scène, d’entrée dans les épreuves micro-politiques, sexuelles et autres.

P – Quand on analyse, parmi tous les textes de Freud relatifs à la scène primitive, le rêve de l’hom-
me aux loups, il me semble que c’est un peu la première fois qu’il fait retour à quelque chose qui se
serait passé dans l’enfance du rêveur, à un an et demi en plus, une mise en scène fantastique, ciné-
matographique. Il fait une enquête et dit : c’est à un an et demi et c’est à trois heures de l’après-midi,
pendant la sieste des parents. On s’aperçoit que quand il fait cette enquête, sans arrêt il prend en
compte (sans le dire parce que ce n’est pas nécessaire : il parle à des gens qui sont ses contempo-
rains) toute une série de dispositifs, d’agencements qui sont considérés comme à la fois connus et
universels : par exemple, la structure d’une maison, comment les chambres sont disposées, la place
des portes, les rapports de sexualité à un moment donné ou le rapport à la nudité, ou le fait que la
communication se fait essentiellement par le récit et qu’il n’y a pas encore la télévision. Et aussi les
bonnes, très important, cela revient sans arrêt, ce sont les initiateurs par excellence !

F – C’est comme dans les sociétés antiques, on parle de tout, sauf des esclaves !

P – En tous cas, Freud, lui, donne tout cela. Et logiquement il faudrait maintenant dire : il y a cer-
tainement quelque chose qui joue ce rôle à l’heure actuelle, et l’on peut être sûr que ce ne sont pas
les relations de papa et maman derrière la porte fermée avec des bruits, etc. Probablement quelque
chose doit avoir cette fonction, cette importance « structurale », mais c’est tout à fait autre chose.
Cela serait très intéressant de savoir quoi. Je pense un peu au poste de télévision mais je ne suis pas
sûr que ça se passe sur cet écran, une sorte d’intuition comme cela.

F – On ne reçoit plus l’image dans le miroir mais on la reçoit dans la télévision. On a une fabrica-
tion mass-médiatique de moi qui est certainement très antérieure à tous les systèmes de découpe
idéelle de soi-même, tels qu’ils étaient articulés avec les nourrices.

P – C’est vrai pour le moi, le moi morcelé, le moi sexué. Et c’est vrai pour les émois aussi, c’est-à-
dire que j’imagine, je ne sais pas pourquoi, que les émotions les plus fortes ont peut-être lieu devant
l’écran et pas du tout dans la chambre, à côté. C’est une hypothèse parmi beaucoup d’autres.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Les séminaires
de Félix Guattari 23.03.1982
Félix Guattari
Les Transferts
Dans leur fauteuil, les analystes, depuis quelques décennies, ont pris coutume de se coller l’oreille
au signifiant. Pour quelle fin ? Ici, vous êtes perplexes. Eux-mêmes… écrivent beaucoup là-
dessus.
L’analyse, au départ, n’était pas conçue ni organisée pour être ainsi collée au signifiant. Un grand
intérêt était porté aux représentations, non seulement de mots, mais d’images, etc..

Cette évolution réductrice peut être prise dans deux acceptions contradictoires, lesquelles coexis-
tent :
– d’une part, une réduction de la pratique : dans l’état actuel des choses, les analystes lacaniens
que nous connaissons n’analysent rien du tout ! C’est le transfert pur et simple. Leurs interpréta-
tions ne consistent en rien d’autre qu’à ce fait d’avoir l’oreille collée au signifiant.
– et d’autre part, l’intérêt de cette évolution est que toute une série d’anthropomorphismes du
Freudisme originel se sont trouvés déterritorialisés. Je le regrette. Je préférerais que, au contrai-
re, cela soit de plus en plus anthropomorphique, animiste pour que l’on en arrive à des références
comme celles des religions africaines, car on rendrait mieux compte, ainsi, du fonctionnement de
l’inconscient.
Cependant, nos sociétés psychologisées, psychologisantes étant ce qu’elles sont, peut-être y a-t-
il là une évolution intéressante. En particulier, le seul élément globalement positif de l’évolution
du Lacanisme, c’est cette fonction de l’objet a qui subsume toutes les théories de l’objet partiel
– réduction qui a été poussée à son comble : tous les objets incarnés (sur le corps, sur la sexuali-
té), tous ces objets originaires de la psychanalyse sont devenus des algorithmes, des mathèmes.
Réduction intéressante, si l’on conjugue les deux mouvements : prise en compte d’objets hyper-
déterritorialisés comme ceux vers lesquels la théorie lacanienne de l’objet a tendait et, au niveau
du voir et de l’écoute, de toute une série de relations non-directement saisissables, ici et mainte-
nant, dans la corporéité ; et si on les fait servir, précisément, à la description d’une vision beau-
coup plus anthropomorphique où il serait possible d’imaginer ce que sont les « théories de l’in-
conscient » dans les sociétés primitives, parmi les psychotiques, chez les enfants, etc..
Il faudrait donc une conjugaison de ces deux mouvements : toujours plus de déterritorialisation
pour rendre compte de ce que sont les modes territorialisés de subjectivation.

Ici, nous disons : il y a quatre types, non pas d’objets, mais d’entités qui peuplent l’inconscient.
Le signifiant n’est pas là comme pure catégorie qui rendrait compte de tout et de rien. Il y a quatre
types d’entités : l’être-pour-soi que j’ai appelé la syntagmatique existentielle, les qualités sen-
sibles incorporelles, les processus concrets – systèmes vivants ou praxis machinique, les réalités
abstraites ou machines abstraites.
Mais cela voudrait-il dire que nous sommes passé à quatre termes alors que les Freudiens en
avaient deux (ou trois selon les topiques). Ou bien, tel Charles Sanders Pierce qui avait tout triadé
jusqu’à atteindre 52 éléments de base, aurais-je ainsi poussé les choses, faisant un quadriadisme.
Non, parce que ces quatre types d’entités participent d’une vision qui demeure moniste, rassurez
vous (1) : ces quatre entités – ou intensités – inscrites sur le plan de consistance, dans ce monde de
réalités machiniques abstraites (un monde sur lequel ni les machines, ni les représentations – et
encore moins la syntagmatique existentielle – n’ont de prise) ont quatre modes d’existence
– quatre dimensions.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Cette considération devient importante à partir du moment où, dans la problématique du transfert,
nous tentons d’examiner non pas ce qui se passera au sein d’un agencement, mais entre plusieurs
agencements. En effet, les entités sous-ensemble d’un agencement peuvent parfaitement fonc-
tionner dans un autre agencement. Mais aussi, par exemple dans la valence identique de la syn-
tagmatique existentielle, ce même élément peut fonctionner comme entité d’une praxis machi-
nique ou d’un phylum sémantique. Il leur faut donc à ces entités une sacrée capacité d’être poly-
morphiques puisque ce qui peut être vécu dans le rapport binariste être/néant (2) de l’appropriation
syntagmatique, peut fonctionner ailleurs dans une relation représentative machinique.
Un exemple simple, immédiat : vous avez un territoire paternel existant syntagmatiquement, écra-
sé, inerte sur son fauteuil devant la télévision à perte de temps. Il ne se passe rien. Le rapport de
représentation avec la télévision ne va pas loin et il ne fait rien nulle part dans le système consi-
déré. Or, il peut se faire que cette même entité (là, territoire paternel) fonctionne bel et bien dans
un système de représentation pour un autre type d’agencement (qui ne sera pas forcément un indi-
vidu, mais peut-être un groupe : la famille, le groupe des enfants ou le groupe des voisins) comme
quelque chose qui va faire proliférer des lignes poétiques, des affects, des représentations très
riches ; ou fonctionne rigoureusement comme dans une série machinique : par exemple, pour la
machine de l’Assistanat social. Ces corps inertes syntagmatiquement, sont parfaitement articulés
et fonctionnent très bien dans tel ou tel système de machines.
Le même type d’entités fonctionne dans différents agencements, à différentes positions, et c’est
ce qui me fait dire qu’elles ne sont pas des entités distinctes les unes des autres mais des modali-
tés d’un même type d’intensité.

Or donc, nos quatre inconscients : l’inconscient représentatif (classique et breveté), l’inconscient


processuel (celui des machines concrètes, fonctionnant dans tous les systèmes de machines
– techniques, institutionnelles, économiques, etc.), l’inconscient existentiel (3) et l’inconscient de
l’être machinique (l’inconscient du plan de consistance) ne sont pas du tout des régions auto-
nomes. Ce sont des régions qui s’entrecroisent complètement et qui constituent un rhizome d’ar-
ticulation, d’ouverture créative – constante possible de ces éléments de l’inconscient.
Dans la vision mondaine que nous avons des choses, ces entités n’apparaissent pas et l’on peut
avoir une vision plate, béhavioriste des choses, considérer que ce qui compte ce sont les mouve-
ments, les relations, faire une réduction générale et ne pas tenir compte de ces différentes entités
que sont les entités machiniques, les entités représentatives, les entités syntagmatiques existen-
tielles et le réel ou surréel machinique abstrait. La schizoanalyse est un processus qui tend à dis-
cernabiliser ces entités et à considérer qu’il est différent d’avoir affaire à une image, une repré-
sentation comme un visage avec des traits de visagéité et d’avoir affaire à un autre vivant machi-
nique – même si le visage est collé sur le même individu et si les activités – la praxis – de l’indi-
vidu semblent coïncider. En réalité, on a toujours un découpage à faire entre ce qui est l’appro-
priation existentielle (l’auto-appropriation ou l’appropriation collective existentielle) du corps,
d’un territoire, d’une perception, etc. à ce niveau là ; le niveau de ce qui en est représenté (les
identifications, les images, ce qui circule dans les contenus sémantiques de la communication) ;
et ce qui fonctionne « pour de bon » au niveau des machines concrètes. En effet, ce qui peut fonc-
tionner à travers le discours d’un individu, à travers son comportement peut ne pas coïncider du
tout avec ce qui est identifié comme étant son individu, son visage, son acte… Par exemple, un
acte manqué, de ce côté là peut appartenir à un autre agencement : l’agencement du fait que cela
ne va pas dans l’école, la famille ou le quartier, et en même temps être totalement décalé par rap-
port à la totalité personnologique à qui l’on demande des comptes : « Pourquoi as-tu fait cela ? »
Si l’enfant était en position schizoanalytique il dirait : « Pourquoi j’ai fait cela ? Mais je n’ai pas
fait cela ! » C’est généralement ce qu’il dit d’ailleurs, mais on ne l’écoute pas : « Mais c’est quand
même toi qui l’as fait !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


— Non, je n’ai pas fait ça parce que c’est un autre agencement qui l’a fait, qui a été pris en sous-
élément là-dedans. »

On peut désigner les quatre inconscients ainsi : l’inconscient de Sartre, celui de Freud, celui de
Breton et le nôtre. Le niveau de l’inconscient absolu est, comme diraient les surréalistes, celui des
hasards objectifs. Et ce qui est fondamental, c’est que c’est cet inconscient absolu qui rend comp-
te du fait que l’on a affaire à un agencement vrai avec un noyau d’agencement qui articule les dif-
férentes intensités, ou à un agencement fictif, à savoir que chacun de ses éléments renvoie en réa-
lité à d’autre types d’agencements et que ce qui apparaît être dans un tableau mondain comme un
agencement, n’en est pas un.
Des gens, parfois, viennent m’embêter avec leurs questions : « Alors, La Borde ? ». Mais, c’est
quoi La Borde, au fait ? Est-ce un agencement ? Probablement pas. Sans doute y a-t-il un tableau,
un lieu-dit. Mais un tel entrecroisement d’agencements ne permet pas de qualifier de façon perti-
nente une entité comme telle. Il s’agira donc de déqualifier, de désémantiser, de désyntaxiser les
tableaux, non seulement du sens commun (à savoir le surmoi du sens commun qui demande des
comptes aux entités qui sont devant lui, pensant que ce sont des agencements mais aussi du sens
idiosyncrasique : ce serait encore davantage l’instance du surmoi, et dire que c’est bel et bien moi
qui ai fait ça, aussi incroyable que cela paraisse ! Justement, la question est de ne pas le croire,
défaire le sujet. Là, je est un autre, ce dont on a une aperception dans le rêve ou dans une expé-
rience de la drogue ou dans une expérience passionnelle délirante : qu’est-ce que « je » et le
reste ? Ça peut partir vraiment dans tous les sens et l’on s’aperçoit alors que le sens idiosyncra-
sique peut être aussi fictif que le sens commun, et même y faire ce que j’appellerai le sens armé
d’une théorie, d’une vision scientifique, religieuse ou autre.
La cartographie des agencements met en question le sens commun et le sens idiosyncrasique,
mais pas au nom d’un sens scientifique armé. Au nom d’une cartographie mais qui est spécifique
à quoi ? C’est là que la question se pose en d’autres termes : on n’a pas d’objectivité, les entités
appartenant aux agencements ne relèvent pas du principe d’identité. Pouvant changer de visage,
être polymorphiques, n’appartenant pas aux systèmes de coordonnées spatio-temporelles, elles
peuvent jouer sur différents tableaux et ne répondent pas au principe de contradiction (ni
d’ailleurs au principe de cause efficiente).
Ces entités sont, quelque part, porteuses de leur propre système référentiel. Et les cartographies qui
vont rendre compte d’un type d’agencement seront totalement modifiées à partir du moment où il
y aura interaction d’un autre agencement. Il n’y a pas de science générale des cartographies. Il n’y
a pas de topique des topiques. Pas de topique générale. Ceci est une rupture très marquée avec non
seulement les perspectives freudiennes, mais aussi avec toutes les perspectives systémistes.

La question ne se pose jamais uniquement de savoir ce qui est donné dans la constitution du donné
schizoanalytique, puisqu’il faut élaborer le donné à travers les tableaux mondains. Ne pas seule-
ment se poser la question : « Qu’est-ce qui est donné ? » mais : « D’où est-ce que c’est donné ?
De quel agencement ? Qu’est-ce qui est donné = est-ce que ça appartient à tel, ou tel, ou tel agen-
cement ? » Mais du même coup, la question se pose : « À qui ? Par quel agencement est-ce
donné ? » Et c’est ce que j’appellerai : la question des agencements de transfert. L’axiome concer-
nant ces agencements de transfert serait un principe d’incertitude : l’agencement de transfert, par
essence dénature les données. Tout ce qui intervient comme agencement de transfert, par défini-
tion, ne nous donne pas accès à un donné originel. Il y a dénaturation par les rapports inter-agen-
cements eux-mêmes. Voilà qui est facile à comprendre dans nos profession : le symptôme du petit
Hans en famille est totalement dénaturé à partir du moment où le père en parle avec Freud, consti-
tuant potentiellement un agencement analytique. C’est d’ailleurs tellement vrai qu’il n’en avait

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


pas de symptôme phobique et que celui-ci apparaît à partir du moment où la chanson analytique
(le) cristallise. On pourrait imaginer qu’il y ait translation d’un même symptôme.
Du moment que quelqu’un vient vous parler de quelque chose, ce n’est évidemment plus le même
quelque chose. Ainsi, du moment que vous racontez ou écrivez au réveil un rêve, ce n’est
évidemment plus le même rêve : une interaction d’agencements change les données. C’est un
principe radical : il n’y a aucun principe de constance de ces données qui sont constitutives des
agencements.

Ce principe va nous permettre d’amorcer la question du transfert qui devient, dans cette perspec-
tive, la question des agencements de transfert. Il ne s’agit pas d’un transfert sur un analyste, d’un
transfert qui met en jeu la personne, les identifications, mais d’un agencement de transfert qui,
entrant en jeu, interaction ou connexion, avec un autre agencement change non seulement les don-
nées de l’agencement objet, mais aussi ses propres données d’agencement de transfert.
C’est une problématique que l’on avait évoquée avec celle des composantes de passage et que l’on
va reprendre maintenant beaucoup moins globalement en fonction des quatre types d’entités
constitutives des agencements.

Nous aurons donc quatre types de transferts :


– un transfert existentiel qui met en jeu, d’un agencement à un autre, ce type d’entité comme
entité commune.
– un transfert paradigmatique qui met en jeu ces phylum significatifs.
– un transfert machinique ou praxique.
– un transfert d’univers.

Le transfert existentiel

Sa ritournelle, son mot d’ordre est le « il y a ». C’est le circuit de l’ipséité sartrienne et en même
temps, c’est le contraire du transfert, l’anti-transfert par excellence. En effet, c’est le donné, la
perception immédiate de la pure hétérogénéité – non seulement celle de l’être donné mais enco-
re et à commencer par celle de l’être à soi-même. Et l’on s’aperçoit que les termes de Sartre ne
sont là qu’à titre d’emprunt, qu’il y a écrasement total l’un sur l’autre à ce niveau tangentiel limi-
te du transfert existentiel entre le pour-soi et l’en-soi : l’opacité du pour-soi est tout aussi totale
que l’opacité de l’en-soi à ce niveau et c’est la même. Cette fusion de l’en-soi et du pour-soi, nous
l’avions évoquée aussi précédemment comme économie du trou noir, comme effondrement de
l’appropriation existentielle.
Donc, c’est le transfert du non-transfert, le niveau où il n’y a pas d’affects : il ne se passe rien
avec l’univers, ni avec Dieu, ni avec qui que ce soit. Pas de machine, rien ne fonctionne, c’est le
corps sans organe total, sans organe machinique et il n’y a pas de sens : non-sens, nausée sar-
trienne… Cette donnée de l’altérité brute est sans doute marquée par une certaine assomption his-
torique et là il faudrait remonter au moins à Saint-Augustin, Saint-Anselme, Descartes,
Malebranche, Maine de Biran, Bergson, Sartre, pour voir comment on en est venu à cette aper-
ception du transfert anti-transfert, à savoir qu’il y a une donnée qui est totalement sans prise ni
sur Dieu, ni sur le sens, ni sur aucune machine. C’est un objet fondamental de notre probléma-
tique de l’inconscient.
Ce monde vidé de sa substance – machinique et sémantique – n’en fonctionne pas moins au sein
des agencements, et c’est là qu’il y a démarcation avec les perspectives sartriennes.
C’est que lui, sur lui-même, il n’a rien à dire à personne, rien à faire, il est sur son fauteuil. Mais
pris dans l’agencement, il fonctionne comme une sorte de machine infernale qui sera une machine

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


de persistance, un principe de répétition – qui nous fera peut-être mieux saisir ce que Freud visait
avec la pulsion de mort. On pourrait dire qu’il fonctionne sur le mode d’un Fort-Da ontologique,
d’une pure coupure. Le fait d’avoir à être confronté avec de l’être-là (oui j’existe, oui il y a de
l’être-là) à un certain niveau de vidage des significations et des machines, fonctionne purement et
simplement comme coupure binaire : il y a de l’être, il y a quelque chose. C’est le cogito schizo-
phrénique dont Descartes a fait la description de façon magnifique et c’est, évidemment les des-
criptions sartriennes, le binarisme de l’être et le néant : il y a, il n’y a pas. Mais c’est aussi quelque
chose qui fonctionne dans le tissu de la problématique psychopathologique, en ce sens que cette
découpe du vide et du néant se fait toujours au compte de quelque chose qui n’est ni de l’être ni
du néant, mais qui est du trou noir, un heurt brutal d’être/non-être et c’est cela qui fait la décou-
pe figure/fond dans le registre de la représentation, territoire/non-territoire, et c’est cela qui fait la
découpe du présent avec les rémanences du présent : le présent comme territoire, la présentifica-
tion territoriale avec le vide passé-futur ; c’est encore cela qui fait la découpe entre l’être-là et la
représentation, la matière morte et la vie ; et surtout le fait que l’on peut toujours tout découper
en relations binaires formelles (existant/non-existant, forme/non-forme). Les entités binaires dis-
crètes qui ont été celles de la linguistique structuraliste furent reprises par Lacan voyant quelque
part les serres du signifiant dans cette pure potentialité d’une binarisation totale de la représenta-
tion de tous les systèmes machiniques, de tout ce qui peut se donner à être comme contenu du lan-
gage. Retenons simplement que cette réduction persistantielle – le fait que l’on y revient toujours.
À quoi ? – Il y a… il n’y a pas… il y a… rien à dire – se jouera sur le versant des phylum séman-
tiques comme réduction binariste. On peut toujours tout réduire et tous les contenus sémantiques,
quels qu’ils soient, peuvent toujours être réduits à ce système binaire +/-, système d’opposition
distinctive, fonçant vers la théorie de l’information.
De l’autre côté, c’est la réduction mécaniste par laquelle on peut toujours tout ramener à une pro-
blématique de logique vrai/faux, sans tenir compte des logiques multivalentes ni des logiques du
flou. Et, principe de raison suffisante, on peut toujours ramener à une saturation de causes et d’ef-
fets pour rendre compte de cet être-là. Donc d’un côté, réduction binariste formelle, pur forma-
lisme vide, et en même temps écrasement de la multiplicité animiste des esprits vers un mono-
théisme, vers un réductionnisme binariste de pur être-là divin. Il peut garder certains caractères
d’affects quand il s’agira de religions bouddhistes et autres, mais il pourra être aussi une religion
capitalistique de pure relation d’appropriation. C’est alors que surgissent toutes les tentatives
consistant à réduire le monde en systèmes purement de relations dans la durée, dans l’étendue, ou
dans le béhaviorisme pour les théories comportementalistes qui participent de ce même vecteur.
Mais cette position d’appropriation syntagmatique, d’appropriation existentielle, de réduction
capitalistique, monothéistique c’est aussi une position d’agencement. Et j’ai dit précédemment
qu’elle peut très bien jouer dans un autre registre. C’est-à-dire que cette même position, ce même
ground, ce même fond de conscience/inconscient, c’est le conscient de l’inconscient.
En ce sens que cette conscience d’appropriation, comme elle n’a rien à dire, n’a pas de contenu,
et comme elle n’a pas de contenu, est inconscient. La conscience s’identifie totalement à ce
niveau à l’inconscient.
Mais, dans la mesure où elle fonctionne avec les autres registres à l’intérieur d’autres agence-
ments, c’est elle qui procède à des reterritorialisations et à ce qu’on peut appeler des prises de
conscience : on prend conscience des contenus, des machines, etc., à travers cette appropriation.
C’est la fonction de persistance, de prise d’être, de prise de territoire. À ce niveau de jeu déses-
péré de la persistance, le fait qu’il y a ce type d’entité peut être dans notre problème de transfert
conçu comme fonction de répétition du symptôme, fonction de répétition dans le transfert, terri-
toire cerné à l’infini. C’est pourquoi nous avions localisé de ce côté là la phobie, l’obsession et
l’hystérie. Le travail de Sisyphe qui consiste à reprendre toujours cette question de l’appropria-
tion quelque part ne s’approprie rien ou quelque chose qui est la fuite même de tout contenu et de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


tout phylum machinique. C’est quelque chose qui peut être conçu comme pulsion de mort. En
effet, tout ce qui a été décrit phénoménologiquement comme relevant de la pulsion de mort
dépend de ce registre, sinon précisément qu’il ne s’agit pas d’une pulsion ni d’une entité particu-
lière, mais de quelque chose qui peut s’articuler, qui peut fonctionner aussitôt dans un autre agen-
cement et retourner sa veste : ce qui est vécu comme répétition, pulsion de mort, sans sublima-
tion, sans médiation d’aucune sorte peut, pris dans un autre agencement – miraculeusement peut-
on dire – apparaître comme n’ayant jamais été pulsion de mort et fonctionner tout à fait dans un
autre sens : soit un sens machinique, soit un système de représentation, soit un système de
machines abstraites.
Ce transfert existentiel dans l’analyse est fondamental car, quelque part, c’est sans doute la psy-
chanalyse qui l’a poussé à un pareil degré. Peut-être aussi faudrait-il chercher dans l’histoire des
courants religieux, mystiques et autres… Mais à ce niveau de pureté, de nettoyage des contenus
machiniques et significatifs, c’est quand même une avancée extraordinaire que de l’avoir fonc-
tionnalisé à ce point ! En ce sens que ce qui fonctionne derrière le baratin de l’interprétation, der-
rière tout ce que se raconte le psychanalyste pour ne pas mourir d’angoisse (4), c’est ce transfert.
Ce qui compte dans la psychanalyse des psychanalystes d’aujourd’hui (5), c’est le fait qu’ils sont
là… simplement… les séances se répètent. Ce transfert peut jouer dans un double effet (6) :
– un effet de circonscription de toutes les segmentarités antérieures : à partir du moment où je suis
venu là, tout ce qui était mes territoires antérieurs a changé. En quoi ? Ah ! ça je n’ai rien à en
dire, puisqu’on ne peut rien en dire. Il suffit de répéter, répéter la même phrase et faites le vous
verrez ça change tout. Et c’est vrai ça change tout parce que ça intervient à ce niveau de transfert
existentiel.
– un effet de brisure signifiante totale, comme le miroir brisé. C’est ce qu’on appelle le transfert
psychotique avec la contre-indication bien connue.
Ce transfert existentiel peut globaliser l’ensemble des territorialités pour le massifier, pour le
prendre, littéralement, dans une sorte de chape, ou alors s’infiltrer totalement dans tout ce que
sont les systèmes antérieurs, les articulations antérieures qui jouaient entre les segmentarités.
Alors il envahit le temps, les rapports de temps, d’espace, de perception, il s’infiltre partout.
Cette relation de répétition de l’être-là dans le transfert psychanalytique éclaire et, évidemment,
pousse à son comble quelque chose qui existe, bien sûr, par ailleurs dans la religion, mais aussi
dans les relations conjugales, dans le narcissisme. Mais ces relations étaient prises dans un
registre de relative vie privée ou de vie religieuse intime alors qu’ici cela va être pris dans une
relation commerciale, dans une relation sociale publique.
Donc voilà : ce transfert existentiel, c’est le transfert freudien dans toute son horreur et c’est lui
qui faisait dire à Freud à la fin de sa vie : « Mais enfin ! Il y a quelque chose qui ne colle pas dans
l’analyse » (analyse terminée, analyse interminable).

Mais le transfert « présentable » des psychanalystes, c’est le transfert paradigmatique.

Et là, on n’est déjà plus tout à fait dans le transfert lacanien (le transfert de répétition). On est
dans le transfert « bon enfant », dans le monde de l’objet des hauteurs, le fait qu’une chose veut
dire une autre chose qui renvoie à une autre qui renvoie à une autre. L’on est devant une sorte de
machine particulière, les phylum sémantiques fonctionnant sous la loi suivante : la redondance y
précède l’existence. La pure redondance formelle, quelque part, est prête à s’incarner, à habiter
quelque chose : un lieu, un animal, un objet. Mais elle précède son incarnation et son mode de
fonctionnement. Ce qui est merveilleusement décrit dans tous les contes, les mythes : un esprit
rode qui se dit : « Où est-ce que je vais bien pouvoir me loger… là ça ne va pas… ici on a cassé

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


le verre… je vais aller loger ailleurs. » La redondance, l’esprit précèdent le lieu où s’incarner, la
machine où fonctionner.
Ce monde des identifications est celui de la personnologie, de la surdétermination et celui qui
donne toujours des systèmes d’équivalence, d’écho entre les qualités sensibles, les qualités abs-
traites, etc..
Il est en même temps parfaitement ambigu, parce qu’il peut, d’un certain côté, s’écraser vers une
transistance purement binaire et se réduire à un pur formalisme d’articulation, se vider de ses
propres contenus sémantiques et se déconnecter de tous les systèmes machiniques ; mais il peut
aussi aller dans l’autre sens et prendre consistance d’univers ; à travers les systèmes machiniques
abstraits il peut aussi se mettre à fonctionner, rentrer dans des fonctionnements machiniques et
articuler les quatre niveaux de l’agencement. Comment ? Justement dans la mesure où un plan,
une entité de représentation fonctionnant dans un autre agencement peut parfaitement fonction-
ner à titre de répétition machinique et non plus à titre de répétition représentative.
Ce qui compte ce n’est évidemment pas ce que ce transfert paradigmatique met en jeu comme
système d’identification ou même de suggestion, c’est que les éléments qu’il met en jeu rentrent
dans un agencement qui va fonctionner sur un plan machinique, et ainsi on peut très bien imagi-
ner que Schréber ou Artaud emploient des notions tout à fait personnologiques (le père, la mère,
etc.) mais dans une machine – en l’occurrence une machine d’expression littéraire – où ils les font
jouer différemment.

Le transfert machinique

C’était déjà dans l’inconscient machinique le niveau du « ça marche ». Là, le référent machinique
précède toutes les significations, toutes les appropriations existentielles. Il y a un niveau du « ça
marche » machinique qui est donné comme tel et trouvera les propres moyens d’alimentation de
son « ça marche », indépendamment de la façon dont tu le qualifieras ou pas. Il y a donc un « ça
marche » transférentiel et, que tu sois systémiste, psychanalyste ou épicière du coin, de toutes
façons un transfert se déclenche et, en tout état de cause, ça marche, ou ça ne marche pas, ou ça
s’arrête de marcher. Parce que c’est pris dans une économie d’agencement qui met en jeu des sys-
tèmes machiniques par eux-mêmes capables de métaboliser ce que sont les points-signes – qui ne
fonctionnent pas sous le régime des signifiants ou celui binariste de l’information, mais qui fonc-
tionnent directement avec des moyens de sémiotisation en prise sur la réalité même. C’est ce que
j’ai appelé des moyens diagrammatiques. Auquel cas, ça marche. Par exemple des processus révo-
lutionnaires marchent et relativement bien dans un sens libérateur. Ils peuvent avoir comme têtes
conscientes des gens qui tiennent des discours totalement imbéciles, mais de toutes façons, quand
ça marche, ça marche, et indépendamment de ce qui est incarné dans ces systèmes. Il ne s’agit
pas d’information, il s’agit vraiment de ce que j’ai appelé les points-signes. Les points-signes ren-
trent dans le fonctionnement même de la machine et dans l’économie même du système sont
capables d’absorber non seulement des informations et éventuellement des représentations, mais
les éléments même machiniques d’autres systèmes machiniques. « Quand faire-signe, c’est
faire »…
Ceci dit, ce même transfert machinique a son retour de manivelle. Ce n’est pas non plus le point
d’arrivée idéal, parce qu’il peut, lui aussi, en tant que tel, faire un effet d’anti-machine : très
concrètement, le fait que ça se mette à marcher dans un domaine (dans la séance ou dans un fonc-
tionnement quelconque) se met à empêcher de marcher d’autres systèmes qui déjà fonctionnaient
ou auraient pu fonctionner potentiellement. Donc, ce même système machinique peut très bien se
mettre à fonctionner comme système paradigmatique se bloquant plus ou moins, ou comme trans-
fert d’appropriation syntagmatique totalement inerte de pulsion de mort.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


Transfert d’univers

Là c’est Dieu parce que vraiment on n’a pas de prise ! Ça tombe du ciel : « indépendamment »
de toute représentation, de tout système de syntagmatique existentielle (que ce soit là ou pas là…
), de tout machinisme concret, une nouvelle constellation d’univers surgit « objectivement »
(compte tenu qu’il n’y a pas de sujet pour dire que c’est un objet). Il y a mutation d’univers. J’en
ai déjà beaucoup parlé à d’autres niveaux (7), prenant les exemples de la musique baroque – sur-
gissement d’un univers musical –, de la chimie à 37°, et du Concorde… ça tombe de l’histoire, ça
marche et puis maintenant… Il était schizophrène pendant quinze ans et puis un beau jour ne l’est
plus. Cela vient d’où, ça ? Il n’y a pas eu de thérapie ou de médicaments ou même de machines,
mais il y a un autre type de constellation qui fait que l’agencement change complètement.

Sans arrêt, l’on est confronté dans ce phénomène de transfert à cette question : « À quoi a-t-on
affaire ? Où met-on les pieds ? De quel niveau relève le donné que l’on est censé analyser ? »

F : J’essaye d’avancer sur un point : tout ce qui est cogito, territoires sensibles, appropriation de
territoires, disons rapports éthologiques négociés, médiatisés dans le champ humain ne se rap-
porte pas du tout pour moi justement à un être-là donné comme ça. C’est précisément pour ten-
ter de reprendre à la fois la phénoménologie sartrienne et pour la défaire. En effet, je n’ai cessé
de dire que ces éléments qui apparaissent comme conscience non-thétique, comme arrivée,
comme impasse totale, que ces mêmes types d’éléments, pris dans un désagencement ou dans un
réagencement, fonctionneront totalement comme un autre type d’entité. Mais il reste vrai que, à
ce niveau, c’est le cul-de-sac ou alors ils sont dans une fonction réductrice capitalistique binaire
« il y a/il n’y a pas » « c’est à moi » « c’est je » – quelque chose qui est au-delà même du délire
de jalousie, pour autant qu’il a un contenu, mais il peut n’avoir aucun contenu. « Tu es jaloux de
quoi ? » Il ne peut même plus rien articuler. Tous ces modes d’appropriation qui font que « ça
c’est mon territoire, ça je reconnais bien », ces éléments qui sont le « ground », le fond de la sub-
jectivité peuvent se défaire, se détruire pour être pris dans une économie de trou noir telle que l’on
a les mécanismes réitératifs de l’obsession, de la phobie, de l’hystérie. Et en même temps, ils peu-
vent donc faire une sorte de déterritorialisation brutale ou alors ils peuvent totalement s’organiser
et l’on s’aperçoit que ce qui fonctionnait comme territorialité quasi animale peut tout à fait fonc-
tionner dans d’autres registres machiniques, etc..
Ce n’est pas du tout pour faire une logique inhérente à une strate existentielle mais pour montrer
que cette conscience inconsciente de l’appropriation peut parfaitement basculer par ailleurs. Bien
entendu, il ne s’agit pas de l’identifier comme conscience de l’individu, c’est aussi la conscience
de groupe, d’institution, tout ce par rapport à quoi va se jouer ce mécanisme de rabat, de réap-
propriation. Et quand on est dans cet innommable de l’appropriation syntagmatique, parce que,
du coup, elle tend à lester toutes les autres dimensions, mécanisant les machines, binarisant les
sémantèmes, déconnectant tous les univers machiniques, c’est un agencement qui devient un
désagencement. Quelque part, précisément, ce n’est plus un agencement.

X : Oui, c’est l’instant sans histoire, c’est la brutalité, le surgissement… Je crois qu’il y a un rap-
port au temps très important là… Le maintenant… Le tout de suite se présente à nous de cette
façon brutale. Alors on le réagence comme on peut, mais le maintenant est une agression.

F : Quand tu vis le tout de suite, quand tu vis le maintenant. Heureusement, tu ne le vis pas
souvent.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


X : Oui c’est ça, heureusement il y a des filtres extraordinaires qui nous permettent de le filtrer
avec ces trois autres dimensions, autrement on en crève dans les trois minutes…

D : J’ai l’impression que tu reprends des systèmes sur lesquels on a fonctionné et qui me déplai-
sent maintenant. Ce que tu avances – le mécanisme de défense contre la déhiscence absolue du
maintenant –, ce n’est pas vrai, ça ne marche pas comme ça. Je veux dire : on ne se détend pas
contre une déhiscence, on ne s’organise pas contre une déhiscence ou autour d’une déhiscence,
on n’est pas en train de combler un trou. J’ai l’impression que tu reprends la forclusion, et on met-
trait des tas de choses par-dessus. Quand tu parles, voilà ce que ça m’évoque alors que toute la
démarche que l’on essaye de faire, c’est d’opérer mentalement différemment, de disloquer ces
catégories et de repenser ça autrement. Tu es en train de refermer l’ouverture que l’on tente
d’avoir quand on a des gens en face de soi ou quand on a soi-même à « soigner », ce qui arrive le
plus souvent. Quand on y arrive…

F : J’insiste sur cette idée que la répétition qui est à la base de la pulsion de mort chez Freud ne
renvoie pas à une instance qui la fonderait comme répétition dans un statut ontologique, mais cette
même répétition, réagencée ailleurs en fonction d’une constellation d’univers ou…

D : Écoute, par exemple, moi je dirais à X : « Change de place ou change de pièce ou vas à
Beaubourg voir… » et puis il n’y aura plus de maintenant. Tu vois, il faut changer quelque chose,
mais il ne faut pas croire que tu combats continuellement contre une déhiscence, ce n’est pas vrai.

E : C’est important. Je crois que je comprends un peu ce que veut dire D. Il y a un endroit où une
« mythologie » de l’intensité absolue et du maintenant devient stratégie de l’absence et de la for-
clusion, etc.. Or, en développant d’un autre côté, c’est le côté « construction » du il y a. Le il y a
n’est pas une donnée irréductible ou résiduelle, c’est quelque chose de construit. Il faut donc le
mettre sur le même plan que les trois autres dimensions.

F : C’est un tableau mondain et il s’agit de savoir s’il coïncide avec un agencement ou pas.

E : Ce qui est intéressant puisque tu faisais allusion au cogito schizo de Descartes, c’est de voir
dans le texte fondateur de ce cogito, les Méditations, comment s’y prend exactement Descartes
pour le construire : d’un côté, il a toujours les épaules collées à Dieu, c’est l’argument ontolo-
gique, et puis d’un autre côté il y a cette exclusion qu’il est obligé de réitérer deux ou trois fois
par rapport à la folie. Cela est absolument fondamental parce qu’il se fait cette sorte d’objection
en disant : « Bon ! je suis là avec ma robe de chambre, avec ma pipe, en face mon poêle, donc je
suis là, je suis là. Simplement, je pourrais être suffisamment fou pour m’imaginer être là alors que
je suis ailleurs ou que je ne suis pas. » Donc il y a cette sorte d’exclusion perpétuelle.

F : Et là on voit bien le rapport binaire !

E : Absolument ! On ne peut pas comprendre la construction du cogito dans le texte cartésien sans
cette exclusion de la folie.

G : Comment y a-t-il un certain nombre de données de type capitalistique qui peuvent essayer de
rabattre et de maintenir la binarité ? C’est là l’endroit où ça m’intéresse, car c’est très difficile à
redistribuer autrement, en particulier quand tu t’adresses à toute une série de couches sociales.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


F : Mais alors là c’est un très gros développement puisque cela met en jeu à la fois les constella-
tions d’univers qui tendent à se référencer en tant que telles comme un univers avec ses propres
coordonnées : tout se rapporte à tout, avec donc la menace d’un équivalent généralisé. Les diffé-
rents phylum techniques, sociaux, scientifiques tendent à aller vers la construction d’une axio-
matique générale. C’est donc en même temps l’équivalence de tous les systèmes de valorisation
avec un système d’équivalent général sur le plan économique qui font qu’à un certain moment
cela devient vrai que tout équivaut à tout et donc, dans ce cas-là, tu arrives à une tangente qui est
soit la folie de Sade…

Notes

1. Heureusement, sinon j’aurais des ennuis avec Deleuze. Ce serait terrible si je dérivais en dehors du Spinozisme
de base !

2. Être/Néant au sens le plus sartrien : être-là dont il n’y a rien à dire d’un point de vue des contenus représenta-
tifs et dont il n’y a rien à faire, rien à articuler du point de vue des phylum machiniques, aucune synapse, d’au-
cun côté.

3. Il faudrait voir d’ailleurs si c’est bien de celui-là dont parlait Sartre.

4. Il faut bien qu’il se raconte quelque chose, parce que sinon comment pourrait-il continuer à faire une chose
pareille… même en étant bien payé !

5. Plus les lacaniens d’ailleurs que les autres.

6. Les deux aspects, bien que paraissant contradictoires, peuvent coexister.

7. Cf. Textes antérieurs.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Les séminaires de Félix Guattari / p. 11
Les séminaires
de Félix Guattari 23.11.1982
Félix Guattari
La quantification analytique
Un vice fondamental dans les systèmes d’interprétation psychanalytique, c’est qu’ils se réfèrent à
des universaux du contenu : même quand ils prétendent aboutir à une mathématisation, à des
mathèmes de l’inconscient, ils partent toujours d’un certain nombre de présupposés, en particulier
dans l’ordre de la dynamique et de l’énergétique et, quelles que soient les révisions des premières
théories de la libido, on garde toujours des notions comme celle de refoulement qui implique une
dynamique et des notions d’investissement qui impliquent une certaine conception énergétique du
psychisme. Il me semble qu’il n’y a pas lieu d’évacuer les problématiques énergétiques mais de les
diversifier. Ne pas faire une référence quasi mythique à une énergie des énergies, une traductibilité
générale des énergies qui est recouverte en fait par la traductibilité générale que représente la notion
du signifiant. Je ne reviens pas là-dessus mais j’ai déjà démontré que la notion de signifiant chez
Lacan a très exactement pris la place de la notion de libido. À partir du moment où l’on renonce à
un certain type d’universaux de l’interprétation – lesquels peuvent être des universaux de triangula-
tion familialiste l’Œdipe, etc., mais peuvent être aussi ce qui se présente comme des universaux
d’expression : la castration, les différents mathèmes lacaniens qui toujours impliquent eux aussi des
universaux de référence de contenu.

Dans ce cas là, si on renonce à ce type d’interprétation, qu’est-ce que peut être l’analyse ?
J’ai proposé de considérer que l’on pouvait envisager une quantification analytique, c’est-à-dire une
appréciation des différentes propositions à partir desquelles on détermine ce que sont des données.
Dans une situation (qu’il s’agisse d’une situation individuelle, névrotique, d’une situation de grou-
pe, d’une situation sociale, de problèmes esthétiques) comment aborder les données pour en faire
non pas une quantification logique mais une quantification pour voir ce qui est mis en jeu derrière
les énoncés qui se réfèrent donc à une situation donnée.
Cette quantification pour moi se rapporte à un certain nombre de composantes des agencements
– des agencements d’énonciation, des agencements engendrant les différents modes de consistance
de ces énoncés. Problématique qui renvoie plus généralement à celle de la pragmatique dans le
domaine de la linguistique. Un exemple de cette portée pragmatique : si je dis « Jean-Claude, je te
tue ! », cela a une portée pragmatique complètement différente si cela se passe sur une scène de
théâtre ou dans une scène de colère ou dans différents autres types de contextes pragmatiques.
De même dans les énoncés qui nous sont donnés – que ce soit un énoncé de symptôme névrotique,
de syndrome de répétition ou un énoncé relatif à des conflits intrafamiliaux, il s’agit de savoir quel-
le est leur portée pragmatique.
La quantification analytique, c’est simplement à quoi renvoie finalement le langage. A-t-il une pure
portée de représentation ? Ouvre-t-il un certain nombre de possibilités ? Tourne-t-il complètement sur
lui-même ? A-t-il une portée du genre passage à l’acte, changement des référents correspondants ?
À partir de là, j’ai essayé de constituer un modèle qui devrait aboutir à un questionnement catégo-
riel pour repérer ce que sont les énoncés quand il s’agit d’apprécier ce que c’est qu’une quantifica-
tion analytique : qu’est-ce qui est en jeu dans un énoncé ? Un énoncé appartient-il ou non à un agen-
cement ? Ou un énoncé est-il totalement en dehors de l’agencement considéré ?
Des exemples, on peut en inventer de multiples : quelqu’un va vous dire, je veux faire ceci, je veux
faire cela, j’ai l’intention de, à partir d’aujourd’hui je ne boirai plus, je ne me droguerai plus, etc. À
partir de quel type de catégorie peut-on estimer : oui, cet énoncé est pertinent par rapport à un agen-
cement donné, peut avoir une portée pragmatique, ou aucune, ou en aurait à la condition que tel ou
tel type de composante soit agencée dans cette situation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Le sens de ce schéma, le but de ce type de modélisation est de tenter d’inventer une nouvelle notion
de référent. Dans la sémiotique et la linguistique traditionnelles, on a toujours l’idée qu’il y a expres-
sion et contenu ou signifiant et signifié. Mais la notion de Hemjlev à mon avis est beaucoup plus
riche et intéressante. Et le problème se pose de savoir si ce signifié que Saussure appelle ce concept
se réfère à quelque chose ? C’est tout-à-fait une autre problématique.
Cette notion de référence m’a semblé génératrice de toute une série d’ambiguïtés et j’ai voulu
essayer de la faire éclater en deux catégories. Introduire la notion d’un référent (ici dans ce cercle)
du donné ou des données.
Par exemple, « j’ai eu l’impression que Jean-Claude me faisait une drôle de tête » : Est-ce qu’il y a
un donné à cet énoncé ? D’abord est-ce que ça existe ? Est-ce qu’il y a quelqu’un derrière ce nom
de Jean-Claude ? Est-ce que c’est bien ce Jean-Claude là ? Est-ce que d’une certaine façon, ça n’a
absolument rien à voir avec « il avait quelque chose derrière la tête » ? Qu’est-ce qui est référé der-
rière ce donné proposé par l’énoncé ? La phrase avec les phonèmes ou les graphèmes peut se mesu-
rer, se traduire en anglais, ça peut changer de mode d’expression. Et puis, il y a le donné de sens, on
voit d’une langue à l’autre si c’est bien le même type de sens, de contenu. Et puis il y a le problème
du référent. Mais de quoi s’agit-il dans cette affaire-là ?
Alors je dis : il y a ce type de référent relatif au donné. Référent du donné. Référent du contenu.
Cercle 3. Le cercle 1 étant le donné. Et dans un premier temps je fais le jeu de mots : s’il y a du
donné, c’est qu’il y a du donnant. Justement pour disposer d’une catégorie beaucoup plus englobante
que celle de l’expression ou que celle évidemment du signifiant. Et l’on verra que dans ce donnant,
il y a un certain nombre de sous-ensembles dont on retiendra certains et dont on ne retiendra pas
d’autres.
Je dis : il y a aussi un référent de l’expression, du donnant que j’inscris dans le cercle 4.
Ces 4 ensembles I, II, III, IV, je les appelle : les composantes de l’agencement d’énonciation. Il y a
du donné, il y a donc du donnant. On ne prend pas grand risque en avançant ce premier argument
ontologique. Il peut y avoir du répondant au donné et du répondant au donnant. Mon objet n’est pas
de chercher à fonder ici ce second argument cosmologique mais seulement d’examiner ses implica-
tions logiques.
D’abord, ce répondant du donnant. C’est justement ce qui va donner une consistance à l’expression.
Indépendamment du fait que cette expression produit une signification, un sens, et que ce sens se
réfère à un référent du donné, il y a le problème de la consistance propre de l’expression. C’est
quelque chose qui va se poser par exemple en mathématiques ou en musique et dans n’importe quel
domaine. Un certain nombre de graphèmes, de signes ont une certaine consistance mathématique,
c’est-à-dire correspondent à une écriture où peuvent être des signes complètement aléatoires qui se
disposent sans aucune sorte de syntaxe. Mais même une syntaxe musicale ou plastique, ou une syn-
taxe tout-à-fait ordinaire peut engendrer ou se référer à un répondant d’expression ou pas. Par
exemple, à partir de quand les notes sont de la musique. John Cage dit : tout fait toujours de la
musique. Mais on peut se poser la question : quel type d’univers musical ? Si je joue n’importe quoi
est-ce que cela fait l’univers de la musique de Debussy ? Non, il n’y a pas ce type de consistance.
La question se posera donc bien indépendamment du contenu : par certains seuils de consistance
d’expression, on engendre ou pas un certain type d’univers. Ainsi le problème de seuil de la per-
ception : une certaine quantité de lumière ou une certaine quantité de contrastes à un niveau plas-
tique va déclencher un effet de formes, un effet de Gelstat, en deçà duquel il n’y aura pas de réfé-
rence du donné. Ainsi il y a un certain type d’effet d’expression que j’appelle des référents ou des
répondants incorporels. Exemples de référence incorporelle c’est beau, ou ça pue ou je t’aime. Des
phénomènes de consistance, de seuil ne se rapportent pas en tant que donné discursif dans une expé-
rience sensible, dans des rapports organisés dans des champs spatio-temporels énergétiques, mais
correspondent à des univers en tant que répondant de l’expression. (…)

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


S- Justement, j’étais en train de penser que c’était le seul cercle qui était tangent.

F- Exactement. Les deux cercles de l’expression et du contenu bien entendu s’entrecoupent puisqu’il
y a un rapport expression/contenu. S’il y a un rapport, il faut bien qu’il y ait intersection quelque
part… Tandis que ces constellations d’univers incorporels sont en effet absolument en dehors des
référents du donné, sauf à un point d’intersection dont on donnera une figuration différente dans le
schéma suivant. Une voie de passage paradoxale sans laquelle tout s’effondre…
Je me dis toujours qu’il vaut mieux partir de 4 catégories que de deux ou d’une seule (et c’est pour
cela d’ailleurs que j’avais une certaine faiblesse pour Szondi…) Plutôt que de partir de la notion sou-
veraine et toute puissante du signifiant (avec le signifié qu’on a mis entre parenthèses), ou seulement
d’un dualisme signifiant/signifié ou symbolique/imaginaire (toujours avec la question du référent à
l’horizon), je préfère articuler directement ces 4 catégories pour voir ce que sont les différentes intri-
cations.
En effet, S. l’a vu tout de suite, on construit une première description combinatoire de ces
4 ensembles à partir de cercles et d’ovales… L’ensemble du donné est donc représenté par l’ovale I,
l’ensemble du donnant par l’ovale II, l’ensemble du répondant direct ou indirect au donné par le
cercle III, l’ensemble du répondant au donnant par le cercle IV (direct ou indirect) et l’ensemble
complémentaire aux 4 ensembles précédents (zéro) sera qualifié de répondant général sans qualifi-
cation particulière.

Il y a dans les données du donné qui est intracodé (13 cf schéma p.12) (du moment qu’il est à l’in-
tersection de cet ensemble III comme référent du donné) et il y a du donné qui est supporté par sa
propre consistance de donné que j’appelle intrinsèquement codé. (3 cf schéma p. 12)
À partir de cette transformation, on arrive à l’idée suivante : le cercle rouge est celui du contenu, et
le cercle bleu celui de l’expression. On va retrouver ici les rapports suivants : un certain nombre de
catégories seront comme les phyllum et les flux en position de référent extrinsèque. On aura les caté-
gories de référent intrinsèque à partir des matières signalétiques et des propositions machiniques.
Symétriquement dans le domaine des incorporels, on aura les référents de l’expression comme méta-
expression : territoires et univers. On aura une zone intraordonnée (24 cf schéma p.12) et toute cette
zone centrale qui sera celle précisément (I et II) des contenus extrinsèques et de l’expression extrin-
sèque. C’est dans le jeu entre cette expression extrinsèque et cette expression intrinsèque d’une part,
entre ces contenus extrinsèques et ces contenus intrinsèques que jouera l’articulation de ce que j’ap-
pellerai les différents tenseurs, les deux synapses et les quatre articulations de l’agencement.
(Schéma p. 14)
Les flux sont pris dans un rapport intensif avec les matières signalétiques, sont en position d’engen-
drer une substance du contenu. Les phyllum sont en rapport avec un référent intrinsèque de propo-
sition machinique, sont en position d’engendrer une forme du contenu dans le domaine des incor-
porels. Les territoires sont en position d’engendrer une substance d’expression, sont en position de
se raccrocher, de s’incarner dans une matière sémiotique. Les univers sont en position d’engendrer
une forme de l’expression qui peut s’incarner dans un diagramme, mais rien n’est donné comme tel.
L’ensemble de ces quatre types d’entités sont en présupposition réciproque et ce n’est que pour
autant qu’il y aura ces quatre types de conjonctions qu’il y aura effectivement mise en œuvre d’un
agencement, c’est-à-dire le fait qu’on ne soit pas dans un référent extrinsèque.
Quels sont les opérateurs des agencements dans ces conditions ? Une forme, un flux engendre une
matière signalétique qui potentiellement est porteur d’une substance de contenu et se transforme en
une synapse existentielle. Cette substance du contenu redevient elle-même matière sémiotique qui,
elle-même, devient support d’une substance d’expression et peut devenir un territoire existentiel.
Mais ce mouvement de la synapse existentielle est parallèlement symétrique avec ce qui se déve-
loppe au niveau des phyllum et des univers. Les phyllum sont finalement des flux à un certain niveau

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


de déterritorialisation et ce qui compte au niveau des phyllum, c’est l’ensemble des possibles de flux,
l’ensemble des articulations des systèmes de flux tels qu’ils se développent à un niveau historique,
à un niveau de développement dans toutes les dimensions phylogénétiques (aussi bien phyllum
machinique que phyllum biologique ou même historique, etc.). C’est l’ensemble des conjonctions de
flux qui eux-mêmes peuvent engendrer des formes de contenu et c’est dans la mesure où une forme
de contenu est mise en position de diagramme par rapport à une forme d’expression qu’il y a ce rap-
port que j’avais qualifié de transistance entre les phyllum et les univers. Mais c’est un rapport fac-
tuel, c’est un rapport casuel, un rapport qui dépend du fait qu’il y ait articulation ou pas entre ces
deux types de composantes. Voilà donc pour articuler le schéma d’une part entre les flux et les ter-
ritoires, d’autre part entre les phyllum et les univers. Reste maintenant à l’articuler dans l’autre sens :
comment les flux et les matières signalétiques s’articulent-ils à des phyllum et à des propositions
machiniques ? Il y a un système de double articulation. D’abord une articulation au niveau du conte-
nu intrinsèquement codé. C’est littéralement les systèmes mécaniques, machiniques qui dépendent
de propositions machiniques, c’est-à-dire d’énoncés qui ne sont pas seulement des énoncés mathé-
matiques que l’on va mettre dans des algorythmes, mais où il y a une réalité, dans le référents de
p = 3,1416 ou des choses de cette nature qui correspondent à un certain nombre de phyllum. Et ces
mêmes articulations de matière signalétique renvoient à cette possibilité qu’ils soient articulés à des
diagrammes, à des matières sémiotiques. En réalité aussi bien avec des formes de contenu et des sub-
stances de contenu puisqu’il y a conjonction de ces deux types d’éléments si on prend les synapses
antérieures.
C’est cette double articulation qui articule un possible incarné dans des références intrinsèques avec
un possible articulé dans des matières sémiotiques, dans des substances de contenu, dans des dia-
grammes, dans des formes de contenu. C’est cette double articulation qui fait qu’un système méca-
nique déterminé dans des rapports de flux et de matière signalétique dans des systèmes fermés, peut
s’ouvrir à des systèmes de propositions machiniques et à des phyllum, mais uniquement par la
double médiation de ces deux types d’articulation et par celle des deux types de synapses. Autrement
dit, il n’y a pas d’ouverture d’une structure fermée sur une structure ouverte qui n’implique la mise
en œuvre de ces quatre types d’entités en présupposition réciproque.
De même les territoires ne s’articulent aux flux que pour autant qu’il y a cette synapse existentielle,
mais qui en parallèle implique la synapse machinique entre les univers et les phyllum, et par ailleurs
pour autant que les territoires articulés aux univers dans un rétérent d’expression intracodé s’articu-
lent aussi avec un rétérent extracodé, en l’occurrence ordonné, qui lui donne une plus-value
d’univers.
Les quatre types de tenseurs, tenseurs de flux, tenseur machinique, tenseur existentiel, tenseur d’uni-
vers sont articulés ou pas dans l’agencement. À partir du moment où un de ces tenseurs perd sa
consistance, l’agencement se recroqueville sur ses différents autres tenseurs et peut purement et sim-
plement disparaître en tant qu’agencement.
On pourrait aussi considérer dans une description ultérieure qu’il y a un problème de spin de ces ten-
seurs. Un système de flux, de machines signalétiques qui engendre une substance de contenu peut
marcher dans le sens de l’engendrement d’une substance de contenu et puis s’arrêter en impasse et
ne pas se rencontrer précisément avec un système de territoire, de substance d’expression et de
matière sémiotique. À ce moment-là il n’y a littéralement pas de rapport entre l’expression et le
contenu. Il y a un rapport potentiel qui reste en suspens. Il y a alors des spins contraires entre les
deux tenseurs de territoire et de flux et on en reste là dans une espèce de stase où rien ne se passe à
ce niveau ni à d’autres. C’est dans la mesure où les tenseurs seront de même spin (on passera d’un
flux à une matière signalétique, à une substance de contenu qui se transformera elle-même en matiè-
re signalétique pour une substance d’expression qui fera un territoire) que l’on aura un effet de per-
sistance – à savoir que des flux s’affirment comme fondateurs d’un territoire, ou que des territoires
sont fondés sur un flux, c’est absolument symétrique. Mais cela implique par ailleurs qu’il y ait le
même type de consistance au niveau de la transistance, à la partie supérieure du schéma.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 4
Donc on peut imaginer par exemple que dans des systèmes de crise ou de catastrophe ou d’équili-
brage ou de structures qui sont oscillatoires… cela corresponde à un moment à un affaissement de
consistance. Ceci pourrait être intéressant dans la description de phénomènes de seuil, du type : tout
marche bien dans mes machines intracodées, tout marche bien dans mon rapport aux différents phyl-
lums auxquels ces machines sont référées. Mais quelque part une zone d’effondrement territorial fait
que ça marche mais en décourcircuitant complètement les systèmes d’univers et les systèmes de ter-
ritoires. C’est comme s’il y avait là une partie des tenseurs d’agencement qui s’effondre.
Inversement, un exemple : lorsque je tiens un certain type de discours sur la Révolution Moléculaire,
ça marche bien, je raconte cela depuis des années, ça va bien, j’ai une certaine consistance territo-
riale à la parole, à l’auditoire, à l’autre, il y a quelque chose qui marche là ; mais si j’en parle dans
un contexte brésilien ou mexicain, dans un certain type de rapports de phyllum – à savoir que ce ne
sont pas les mêmes phyllums, les mêmes propositions machiniques qui sont dans les rétérents intrin-
sèquement codés du Brésil, et en France ça ne fait pas les mêmes types d’effets d’univers. Et si j’en
parle ici, à la télévision, ça ne fera rien du tout, et je peux imaginer qu’au bout d’un moment je
bafouillerai et je dirai : j’arrête parce que ça ne passe pas !
Les différentes articulations de territoire, les différentes segmentarités territoriales, à commencer par
mon propre corps, mon propre rapport à mon expression phonologique, mon rapport visuel aux
autres, etc., les différents modes de substance d’expression d’un seul coup perdent la consistance
parce que simplement les phyllums référents et les univers référents ne sont pas les mêmes ça ne
passe plus du tout.
Il serait intéressant de voir ce que sont justement les affects d’univers pour repenser les indices
d’univers, ou plus simplement tout ce qui est visé par Freud dans toute la sémiologie des actes man-
qués, des lapsus, etc. Mon idée c’est que lapsus, actes manqués, etc. ne renvoient pas à des ruptures
de chaînes signifiantes qui renverraient à un méta-contenu, n’ont pas une position carentielle, défi-
citaire, mais sont des indices positifs d’indication d’univers. C’est quand il y a justement un univers
de désir qui ne peut absolument pas s’articuler, qui est en position de méta-référent d’expression que,
d’un seul coup, une fonction sémiotique joue ce rôle d’affect d’univers, qui indique l’univers.
À un certain seuil de perte de consistance, c’est l’agencement lui-même qui fout le camp. À ce
moment-là on repasse devant les données extrinsèquement codées – à savoir que les énoncés de don-
nées sont hors ce secteur-là dans la mesure où ils ne sont pas rapportés à un agencement expres-
sion/contenu avec différents types de référents et cela veut dire qu’ils sont agencés à autre chose, à
un autre type d’agencement, ils ne correspondent à aucun type de prise pragmatique, sémantique ;
ou bien on a des prises partielles. On peut très bien imaginer qu’une partie de ce tenseur appartien-
ne à un autre agencement et tu peux toujours continuer à essayer d’articuler quelque chose dans la
base de cet agencement : dans la mesure où cet élément effectivement se rapporte à un autre agen-
cement, il y a impossibilité pour ce type d’agencement de trouver sa consistance.

Je vais maintenant amorcer ce que pourraient être ces catégories par rapport aux notions de visagéi-
té et d’identification.
Les flux à ce niveau du référent extrinsèque sont les flux de muscles, de sang, d’humeurs, de peau
de la tête. Les identifications, la visagéité ont quelque chose à voir avec la tête, avec ce type de flux,
qu’il s’agisse d’une tête réelle ou d’une tête sur vidéo, ou d’une tête imaginée. Il y a donc un certain
méta-référent. Dans le référent intracodé il y a constitution d’une matière signalétique qui est une
matière de visagéité… Il y a très peu dans l’ordre animal de visagéité, et il y a toute une partie des
têtes animales qui ne sont pas porteuses de matière signalétique de visagéité. Il y a un certain déga-
gement dans l’évolution phylogénétique où en effet la visagéité se dégage comme support, comme
matière signalétique spécifique. Cette visagéité qui se joue là dans des sémiotiques tout-à-fait mesu-
rables, est porteuse d’expressivité, d’effets incorporels partiels. Elle est porteuse d’éléments comme
la peur, la soumission, les rituels d’accueil qui sont complètement codés dans la visagéité. Ces

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


différents éléments peuvent être organisés entre eux pour structurer des propositions machiniques
très différenciées. Ces propositions machiniques on les prend là au niveau élémentaire et là au niveau
de la composition d’ensemble des phyllums à un degré supplémentaire de composition. Mais ces dif-
férentes expressivités du visage, c’est quelque chose qui peut s’articuler entre les différents phyllums
pour produire non seulement des choses de régulation au niveau d’un individu, par exemple des
comportements de nidification, des comportements sexuels, des comportements de soumission, etc.
– mais qui eux-mêmes s’articulent aux différents niveaux des phyllums aussi bien au niveau phylo-
génétique qu’au niveau ontogénétique, qu’au niveau du milieu lui-même. On a une sorte de déter-
mination relativement étroite entre la visagéité qui s’est dégagée à un certain niveau et son expres-
sivité, mais on a aussi l’articulation de ces différents registres avec tous les autres registres qui seront
les comportements comme ceux que j’avais décrits dans L’Inconscient Machinique du brin d’herbe
et toutes les déterminations écologiques, éthologiques, etc.
Donc on voit qu’il y a une composition entre ce type de matière signalétique avec des propositions
machiniques et puis il y a les ouvertures possibles (qui sont au niveau de ce triangle) à savoir que ce
que j’appelle cette identification partielle d’un sens attaché à cette visagéité s’articule aussi avec des
formes de contenu qui sont là dans le domaine incorporel, qu’on ne peut pas circonscrire comme des
identifications partielles parce qu’elles renvoient à des choses incorporelles, à des formes beaucoup
plus générales. Il y a une peur animale, et même une esthétique animale selon les éthologistes d’au-
jourd’hui, il y a des valeurs de désir qui correspondent bien à des propositions machiniques. C’est
quelque chose qui devrait nous économiser des notions imbéciles de finalité, mais c’est l’idée qu’il
y a bien des formes de contenu comme telles portées au niveau des propositions machiniques et des
phyllums. Voilà donc ces deux types de niveaux qui partent de la tête et du phyllum de la visagéité
et des systèmes de régulation de tous ordres.
Là on sort à peine des dimensions spatio-temporelles énergétiques. Je considère que tout ce qui est
dans ce schéma, tout ce qui concerne les diagrammes, la visagéité, les matières signalétiques (j’ai
pris la visagéité pour ne pas prendre toujours des choses de l’ordre du langage) tout ce qui concer-
ne les propositions machiniques et même les phyllums relève des énergétiques. C’est-à-dire que j’ai
postulé un énergétique sémiotique avec des caractéristiques assez paradoxales puisqu’elles se dépla-
cent infiniment vite (plus vite que la mulière), qu’elles se transmettent à la vitesse de ces sémiotiques
là, pour pouvoir respecter l’ensemble de ce type de coordonnées dans ce domaine.
Par contre, à l’autre niveau, on arrive à cette catégorie de territoire que j’appelle visage/phallus c’est-
à-dire le fait que se constitue dans un rapport de grasping existentiel une appropriation littéralement
binaire de l’existence au niveau un peu de ce autour de quoi Lacan a tourné avec le stade du miroir.
Cette catégorie de visagéité binaire il y a/il n’y a pas, c’est quelque chose qui est totalement indis-
cernable de tout ce qu’on a pu raconter sur le phallus. Je fais une sorte d’équation générale entre
phallus = visagéité existentielle et grasping existentiel. Cette visagéité trou noir s’articule au niveau
de ses dimensions incorporelles en une possibilité de binariser les champs incorporels : les devenir,
les formes, etc. C’est ce qui permet, par exemple, de constituer des oppositions distinctives, des traits
pertinents de visagéité. On a donc ce vecteur visagéité phallique ou existentielle constitution
d’une gamme de traits pertinents de visagéité et traits de visagéité. La différence entre la
gamme et les traits, c’est que les traits sont effectivement dans l’économie incarnée quelque part,
matérielle de la visagéité de la tête ou de la vidéo, tandis que la gamme c’est quelque chose qui pré-
sente le fait que l’on peut faire une gamme d’articulations, exactement comme on peut faire une
gamme d’articulations phonématiques. C’est ce que j’avais appelé ailleurs une matrice des alterna-
tives possibles : à partir du moment où il y a ce phénomène gestaltiste existentiel cette binarité, cette
distintivité qui s’introduit, il y a une possibilité matricielle d’articulation qui va s’incarner dans les
traits de visagéité.
À ce moment-là, la problématique de la visagéité devient la suivante : ce qui était identification par-
tielle bloquée prend la place, est en position de devenir traits de visagéité qui vont se développer

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


dans une gamme de traits pertinents de visagéité et alors, soit s’affaisser dans une territorialité visa-
géitaire trou noir, soit s’articuler dans ces lignes paradigmatiques d’univers, de devenir, etc.
Seulement toute la question sera de savoir : y a-t-il ou non cette synapse existentielle ? Ce qui se
passe au niveau d’une identification partielle totalement liée à une visagéité prise dans des systèmes
pourra-t-il se mettre à jouer dans des structures sémiologiques avec toutes leurs articulations qui res-
tent ouvertes à ce niveau de ma description.
C’est donc à la condition que ces éléments d’identification partielle trouvent cette articulation qu’on
pourra voir la possibilité d’une expressivité mais aussi d’un certain grasping existentiel avec toutes
ses potentialités, y compris de folie.
C’est quelque chose qui n’est pas du tout à entendre comme devant se réduire à une causalité psy-
chique, à une causalité identificatoire, éthologique, et à toutes les références, en particulier qui à
l’époque étaient celles de Lacan au niveau du stade du miroir, notamment ses références
éthologiques.
Puisque bien entendu, quand je décris ces deux niveaux de la visagéité, je dis : ils ne sont pas com-
patibles en tant que deux vecteurs, deux tenseurs comme tels. Cette opération de synapse existen-
tielle n’est possible que pour autant qu’il y a la synapse de transistance, la synapse machinique.
Admettons que l’identification du triangle des yeux et de la bouche pour un enfant de 6 mois soit
codée comme telle, que ce soit porté par les systèmes génétiques, A.D.N… Cela se mettra à fonc-
tionner comme traits de visagéité et à engendrer la mise en agencement des sémiologies d’expressi-
vité pas du tout par un phénomène de maturation codé comme tel, ça se produira ou ça ne se pro-
duira pas (ce que je dis pour la visagéité, je le dirai pour les articulations langagières, les articula-
tions spatiales, pour tous les modes de sémiotisation) pour autant que corrélativement, en co-agen-
cement s’opère la synapse entre les univers et les phyllums. En l’occurrence, il n’y aura pas besoin
de faire rentrer des phénomènes de sublimation, dieu sait quoi ! pour faire rentrer les univers, ou je
ne sais quel mécanisme systémique pour faire rentrer les phyllums. L’agencement se constituera
pour autant qu’il y aura prise de consistance des mécanimes de proposition machinique qui feront
des formes de contenu, qui introduiront des systèmes de valeur, de désir, etc., disons un certain
nombre de catégories incorporelles ayant leur propre consistance incorporelle et de même dans la
mesure où les univers eux se prendront dans des diagrammes, c’est-à-dire prendront une efficience
transémiotique.
Il y a donc ces deux phénomènes de synapse, puis la question se pose de savoir que cette gamme de
traits de visagéité est prise dans le triangle de subjectivation avec les devenirs incorporels comme
fonction paradigmatique qui pose son propre problème de consistance en double articulation avec
(ceci est déterminé au niveau du référent intrinsèque d’expression) les plus-values d’univers que
représentent ces problèmes de substance de contenu dans leur rapport avec les différents systèmes
de forme de contenu qui, en quelque sorte, donneront un curseur paradigmatique sur la possibilité
que fonctionnent ces quatre types de tenseurs.

Mon but est d’essayer de créer des tables de catégories qui aboutissent à ce que j’appelle une quan-
tification analytique. Savoir où l’on est quand il y a un énoncé. Ce qui me semble important, c’est
cette idée de synapses, de spins, de tenseurs, parce que finalement peut-être qu’un beau jour je lais-
serai tomber tout ce schéma et que je garderai justement ces notions là. Qu’est-ce que sont des pro-
cessus machiniques qui sont à la jonction d’un système de double articulation, entre des systèmes
complètement intrinsèquement codés et des systèmes qui pour dépendre d’un référent n’en sont pas
moins ouverts ? C’est l’articulation système fermé/système ouvert. Qu’est-ce que ça donne ? Tout
en impliquant absolument pas l’autre dimension des incorporels. En principe, pour moi ce n’est pas
concevable.
Par ailleurs, qu’est-ce que ça implique de parler de systèmes de valeur, de systèmes incorporels, etc ?
Et l’on continue de parler de dynamique, de refoulement, etc. Mais il n’est plus jamais question
d’énergie. Alors ?
Les séminaires de Félix Guattari / p. 7
Et ce ne sont pas seulement des questions théoriques. Ce qui me semble important, c’est de forger
des notions où l’on puisse se dégager du fait qu’on colle le nez aux énoncés, ça marche, que tu parles
ou que tu ne parles pas, il y a une sorte de conviction, une sorte de glu qui te place soit sur le réfé-
rent d’expression, ou alors tu ne mesures absolument pas ce que sont les plus-values possibles dans
un système (ou l’impossibilité totale de ces plus-values). Précisément plus l’énoncé s’affirme dans
une matière signalétique ou dans une matière sémiologique pour dire « ça va, il y a quelque chose
qui se passe », moins il se passe quelque chose. Par quel type de notions, par quel type de logique
peut-on essayer de rendre compte de ces choses-là.
Il m’importe de forger des catégories qui permettent en effet d’associer au moins ces deux types de
synapses, ces types de double articulation qui sont factuelles. S’il y a ce rapport expression/contenu,
cela implique de toutes façons que ce rapport soit double : qu’il joue au niveau des processus direc-
tement relevant des flux, mais aussi au niveau de ce qui articule ces flux au niveau de phyllum, de
ce qui se développe paradigmatiquement comme univers, qu’on le prenne par un bout ou par un
autre, il y a toujours présupposition de ces quatre types de tenseurs.

M- Est-ce que tu pourrais décrire le devenir par exemple maintenant de quelque chose comme l’écri-
ture automatique ? Il y avait là à la fois ce présupposé et cette impossibilité définis comme tels.

F- Ce serait en effet quelque chose de tout-à-fait intéressant. L’écriture automatique ne pourrait se


situer qu’en mettant en cause les éléments de ce niveau de l’agencement, en ce sens que c’est préci-
sément quelque chose qui se proposait de produire des constellations d’univers et qui partait toujours
implicitement de la mise en œuvre de composantes sémiotiques hétérogènes. L’idée même de sur-
réalité impliquait qu’une production en apparence la plus automatique, la plus mécanique engendrait
ces plus-values d’univers. Qu’il y avait une production de sens qui pouvait échapper aux redon-
dances de signification dominante c’est-à-dire qui relèverait de cette synapse existentielle. En se
posant dans les conditions les plus paradoxales de l’automatisme, on avait justement cette possibili-
té de production de plus-value d’univers. La question qui ensuite se poserait, c’est au niveau des
phyllum, pas seulement historiques, mais aussi des phyllum de ce qu’était l’écriture, de la naissan-
ce d’un certain type d’art mass-médiatique qui apparaît à la même époque que le Surréalisme.
Pourquoi précisément y a-t-il cette production paradoxale dite automatique, qui est en fin de comp-
te, le contraire même de l’automatisme dans sa créativité. Peut-être serait-il très intéressant de voir
si ce modèle peut permettre de ne pas avoir une appréhension réductionniste d’un phénomène
comme celui de l’écriture automatique.

A– Tu dis, quand ça s’effondre… Du fait tant de mon expérience individuelle d’être passée par
Sainte-Anne (effondrement total) et d’en être apparemment sortie pour l’instant, et d’autre part de
l’expérience politique, de voir comment on s’est effondré x fois et que là, à nouveau, c’est absolu-
ment dingue ce qui se passe en ce moment, comment le réseau ressort, mais alors on a des positions
tout-à-fait stratégiques au niveau de la gestion socialiste étatique. Le Coral, le syndicat de la magis-
trature à l’intérieur du ministère de la Solidarité, l’Almagar, l’urbanisme, moi dans tout ce réseau et
un certain type de gestion politique qui est tout-à-fait curieuse et qui a toujours été la nôtre, qui est
complètement gauchiste par rapport au milieu mais draine le milieu dans son ensemble – et à ce point
de vue il y aurait à faire toute l’autocritique d’un certain élitisme du C.E.R.F.I. – mais c’est quand
même très curieux de voir comment donc quelque chose persiste depuis 65, crève et ressurgit per-
pétuellement avec un certain nombre de gens et d’autres qui restent en rade et que donc l’effondre-
ment n’est pas définitif.

F– Qu’est-ce qui persiste là-dedans alors ? Qu’est-ce qui transite si quelque chose transite ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


A– Au niveau de ma conscience individuelle, en tous cas, il y a quelque chose. Il y a bien un certain
type de rapports, j’en discutais avec S., dans notamment une manière d’être loin de l’équilibre, mais
en même temps de se situer par rapport au milieu et de le tirer dans son ensemble, et de ne pas
essayer de reconstituer un micro-équilibre local loin de l’équilibre. C’est un certain style de straté-
gie politique très particulière et qui donc demeure. Un agencement. Notamment des rapports d’hé-
térogénéité entre les gens et ça ne marche que comme ça. Dès qu’on essaye de coller, de se dire
qu’on est tous semblables et qu’on fait la même chose et que ce n’est pas un agencement de nos dif-
férences qui est en train de fonctionner, là on s’écrase. Donc j’ai l’impression, au delà d’une des-
cription qui peut paraître presque factuelle : on contemple de loin des choses qui s’organisent, et puis
qui marchent et qui tombent, que ça se travaille tout ça, que ce n’est pas simplement quelque chose
qu’on observerait se dérouler tout seul.

S– Où est la mémoire d’un agencement quand il est tombé ? En quoi il marque ce qui sera ?

F– Dans un autre agencement. On peut se poser la question si quelque chose se perd…

S– Si quelque chose se perd, il n’y a aucun problème ! Mais…

F– Tu comprends, c’est une question vertigineuse ! À partir du moment où un agencement se disso-


cie, tu peux avoir des phénomènes de persistance qui eux continuent parce qu’ils appartiennent à
d’autres agencements. Cela devient une mémoire extra-agencements car bien entendu ces mêmes
agencements qui sont pris en présupposition réciproque là fonctionnent évidemment dans d’autres
types d’agencements. Il en va de même pour les univers : qu’est-ce que c’est la mémoire de la
musique baroque après la guerre atomique sur la terre ? C’est difficile à localiser mais en même
temps on peut dire qu’on ne peut plus faire que la musique baroque n’ait pas existé comme possibi-
lité d’articulation entre un certain nombre de phyllum. Alors elle existe dans d’autres agencements
potentiels qui seraient ceux qui, en effet, redonneraient les facteurs de flux, de territoires pour recréer
une situation, une chimie à 37°, la terre, etc. C’est une mémoire qui fait un lissage rétroactif du
temps.

A– Gilles parle de l’espace lisse et de l’espace strié et moi j’y pensais par rapport à ce que j’avais
gardé du schéma de la dernière fois dans la tête. J’avais l’impression qu’on pouvait se promener sur
ton espace de manière striée, c’est-à-dire avec des positions relativement fixes, stables. Et puis on
pouvait – c’était justement en référence à la crise psychotique – aussi complètement glisser dessus,
de manière totalement lisse et nomadisée, et que précisément la folie, ça avait à voir avec ça, c’est-
à-dire que brutalement tout cet espace de coordonnées diverses se lissait complètement.

… Où ça va ? On a l’impression d’un certain événement statique, intemporel. Alors, qu’est-ce qui


se passe une fois que ça a mordu ? Comment ce truc se déforme ? Qu’est-ce que ça donne une fois
que ça a pris ? Comment est-ce que le fonctionnement amène la dislocation, etc. ? À partir du
moment où l’événement a pris qu’est-ce qui lui arrive ? On ne voit pas exactement… On a l’im-
pression d’une espèce d’harmonie qui prend et on ne voit ni le déchet ni la disfonction, ni la mémoi-
re qui peut produire autre chose.

X– Qu’est-ce qu’il produit à part son fonctionnement ? Et quel rôle accordes-tu à ce qui se passe
dans les synapses ? Ce qui est intéressant dans le modèle des synapses, c’est que théoriquement c’est
un endroit où les vitesses de flux changent et où il y a en quelque sorte quelque chose qui se passe
dans le temps et où en plus il y a un phénomène de traduction. Si on prend l’analogie. Et il me semble
que dès que tu as un phénomène productif, il y a production de déchets, de choses qui ne sont pas
en parfaite équivalence d’un côté et de l’autre. Qu’est-ce que tu fais de tes synapses…?
Les séminaires de Félix Guattari / p. 9
F– Je n’aborderai pas le problème en termes de déchets. Mais les singularités sont en présupposition
réciproque et alors là le déchet est immense parce que c’est tout le reste du référent qui n’est pas
intrinsèquement codé par l’agencement. La seule ambition folle de ce modèle, c’est d’essayer de sai-
sir non pas un phénomène de traduction justement mais un phénomène de positionnement entre les
tenseurs qui à un moment va faire qu’un événement se passe ou ne se passe pas. Si une substance de
contenu comme ce que j’ai appelé les identifications partielles se trouve être en position compte tenu
de l’ensemble des présuppositions réciproques de l’agencement d’être génératrice de la création
d’une gamme, d’une matrice de choix (comme une gamme de phonèmes, une gamme de traits dis-
tinctifs), à ce moment-là la question va se poser aux quatre pôles de l’agencement, avec toute cette
partie : les méta-contenus d’expression et les méta-contenus de données. Donc finalement c’est une
sorte uniquement de table de catégories qui ne voudrait pas avoir d’autre ambition que d’apporter
des questions et non pas du tout des réponses.

À partir du moment où se pose la problématique de l’événement d’un degré quelconque d’efficaci-


té par exemple du langage ou d’efficacité du référent sous le langage, ou d’un système de codage,
ou d’un système de modélisation, je dirai méthodologiquement : à ce moment-là on doit se poser
l’ensemble des questions des positions de synapses et des positions des systèmes d’articulation.
C’est comme une sorte de garde-fou pour, si par exemple, M. dit : « Voilà, je suis rentré dans la pièce,
la mère s’est assise et je lui ai dit : Madame, pourquoi vous vous asseyez là ? et ça a tout changé. »
D’accord ! O.K. ! Mais alors à ce moment-là il y a eu un problème de territoire, la chaise, etc…, ça
a changé le flux de paroles, ça a changé l’air, et tout ce qui se passait là. Mais du coup alors qu’en
est-il des autres dimensions si effectivement c’est un événement conséquent. Si c’est un événement
d’agencement. Sinon, cela a à voir avec autre chose et je dis « calme toi il s’agit d’autre chose, tu
n’as pas vu qu’il y avait quelqu’un qui faisait signe derrière ». Cela renvoie alors au référent extrin-
sèque. Mais si effectivement il y a pertinence d’un certain niveau d’efficience (symbolique, sémio-
tique, sémiologique…), alors dans ce cas-là on sort l’ensemble de la batterie de questionnement.
C’est pourquoi je voudrais appeler cela : quantification analytique.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Schémas

ENTITÉS INTENSIVES EN PRESUPPOSITION RÉCIPROQUE : QUATRE TENSEURS

a/de flux

Flux Matières signalétiques Substance de contenu


(territoires sensibles)

b/machinique

Phyllum Proposition machinique Forme de contenu


(affects paradigmatiques)

c/existentiel

Territoire existentiel Substance d’expression mat. sémiotique


(matrice des alternatives)

d/d’univers

Univers incorporels Forme d’expression Diagramme


(énoncés machiniques)

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


QUATRE TYPES DE SPIN

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Les séminaires de Félix Guattari / p. 13
Deux synapses et quatre articulations

F : Flux — Systèmes EET (Energie - Espace - Temps)


Msi : Matières signalétiques de contenu
Sbc : Substance incorporelle de contenu ou Territoires sensibles

T : Territoires existentiels
Sbe : Substance incorporelle d'expression (fig. exp. ; matrices d'alternative)
Mse : Matières smiotiques

Ph : Phyllum machiniques
Pm : Propositions machiniques
Fc : Formes de contenu – structures noématiques
– affects paradigmatiques

U : Constellations d'univers
Fe : Forme de l'expression, structures noétiques, devenirs incorporels
Diag : Diagrammes, énoncés machiniques

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


Les séminaires
de Félix Guattari 25.04.1984
Substituer l'énonciation à l'expression
Félix Guattari
La dernière fois, j’avais distingué, sans les opposer, une subjectivité communicationnelle où il y
a un locuteur, un allocutaire qui sont discernabilisés, où il y a une fonction énonciatrice et desti-
natrice et qu’on pourrait ainsi redoubler par une fonction parleur-auditeur. Cela voudrait dire en
l’occurrence que, en prenant le type de description que je propose, on pourrait considérer que la
relation parleur-auditeur correspondrait à un certain niveau de matière non sémiotiquement for-
mée, pour reprendre les catégories de Hemslev, à partir de laquelle se déterminera une substance
d’énonciation. Tout le problème de ce que je vais faire aujourd’hui, c’est de substituer – et de voir
ce qu’il en advient dans le système de Hemslev. Au fond c’est cela que je voulais tester.
Là on aurait déjà, au niveau des substances d’énonciations les relations locuteur-allocutaire et au
niveau de la forme d’expression la relation énonciateur-destinataire. Parleur-auditeur serait le fait
que quelqu’un peut parler sans être du tout locuteur-allocutaire. Vous pouvez articuler en étant
dans le coma, complètement saoul ou complètement drogué, glossolalogue, c’est la limite entre
locuteur-allocutaire, il y a une fonction pragmatique locuteur-allocutaire mais en fait ce sont des
parleurs et des auditeurs. Je t’écoute, mais… On pourrait introduire cette distinction avec consti-
tution substantielle locuteur-allocutaire par effectivement je-te-parle et il y a un rapport constitué
de performance de parole. Tandis que la fonction énonciateur-destinataire, c’est quelque chose
qui ne correspond pas nécessairement à cette répartition locuteur-allocutaire, c’est-à-dire que le
sujet d’énonciation peut passer au niveau de l’allocutaire, il peut passer au niveau d’un tiers, il y
a tout un niveau déterritorialisé du rapport. On peut être le porte-parole de quelqu’un, celui qui
parle ne coïncide pas forcément avec celui qui articule. Cela c’est ce que j’appelle la subjectivi-
té communicationnelle où il y a donc discernabilisation ou logique ensembliste des rapports de
subjectivité. Il y a des pôles subjectifs suivant les modalités que je rappelle. Cela implique tou-
jours qu’il y a un canal, un message, un code commun et avec cette remarque que je n’ai pas du
tout exploitée mais que je laisse là au passage, parce qu’à mon avis peut-être elle mériterait qu’on
y regarde de plus près : cette axiomatique de la subjectivité communicationnelle implique que
tout ce qui n’est pas de l’ordre de la rareté renvoie au sens commun, c’est-à-dire que le contexte
est une sorte de débarras du sens commun.
Et cela sera une situation radicalement différente pour l’autre pôle de la subjectivité : la subjecti-
vité d’agencement collectif d’énonciation, là où on n’a pas ce type de logique-objet, on n’a pas
de logique sujet-objet, on n’a pas les répartitions locuteur-allocutaire, énonciateur-destinataire,
parleur-auditeur, on n’a pas cette organisation là, mais on a des agencements qui vont articuler
des functifs dans des rapports de solidarité, lesquels functifs eux auront différents types d’orga-
nisation substantielle. C’est-à-dire que dans la subjectivité communicationnelle, l’organisation
matière-substance-forme s’instaure à partir de la bi-polarité ou disons de l’individuation, du
caractère personnologique des agents de l’énonciation, de la parole, tandis qu’on n’a plus cette
bi-polarité dans l’autre type de logique que j’appelle la logique des corps sans organe en opposi-
tion à la logique ensembliste.

H - Ces deux formes de subjectivité auraient quand même une sorte d’autonomie ?

F - Évidemment. Ces deux formes de subjectivité ont une autonomie, en effet. Elles peuvent
coexister. Elles coexistent toujours mais il y en a une que je caractériserait tendanciellement

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


comme subjectivité capitalistique, et l’autre c’est les différentes pragmatiques de la sémiotisation
et de la subjectivation. Donc elles ont une autonomie relative. Mais ce n’est pas tellement ce
sujet-là, parce que pour moi ça me semble acquis, je ne vais pas tellement revenir sur ce débat.
Ce que je veux c’est maintenant essayer d’approfondir ce que sont les modes de substance que
j’appellerai : les triangles, les niveaux de manifestation, les quatre types d’organisation de sens
inhérents à cette subjectivité d’agencement collectif d’énonciation, donc laissant complètement
de côté la subjectivité communicationnelle.
La subjectivité d’agencement collectif d’énonciation est caractérisée par :
- un transitivisme subjectif, comme faisant référence aux expériences du transitivisme enfantin :
je tombe et c’est l’autre qui pleure, il y a un passage sans arrêts à l’autre des affects, il n’y a pas
une attributivité des effets et des affects. Donc on va trouver comme champ d’investigation pos-
sible tout ce qui relève de l’identification, du transfert et les niveaux d’appréciation collectif et de
pouvoir qui seront dans cette région-là.
La subjectivité communicationnelle s’instaure dans des coordonnées relativement a priori d’es-
pace, de temps et d’énergie (je dis énergie à la place de causalité, en fait il y a eu substitution des
catégories dans l’histoire de la philosophie). Dans les agencements collectifs d’énonciation il n’y
a pas ce type de coordonnées extrinsèques, mais il y a au contraire, élaboration des coordonnées
en même temps que l’objet. C’est-à-dire qu’il y a ce que j’appelle des systèmes d’ordination, qui
sont des processus singuliers de co-ordination et qui ne relèvent évidemment pas d’une descrip-
tion générale dans des coordonnées traductibles mais qui sont toujours des systèmes de métamo-
délisation, c’est-à-dire qu’à chaque fois il est question de redéfinir ce que sont les coordonnées.
Cela paraît très abstrait mais c’est complètement élémentaire si on pense à l’expérience du rêve,
en ce sens que le rêve ne cesse de refonder des coordonnées d’espace et de temps, au fur et à
mesure qu’il amène ses objets. Les coordonnées de références ne sont pas antécédentes aux objets
du rêve. Il y a cinquante exemples autres que l’on pourrait prendre : la paranoïa, l’hystérie, toute
une série de situations sociales, le désir de jalousie… amènent leurs coordonnées, ce qui ne veut
pas dire qu’ensuite il n’y aura pas de méta-modélisation, ce sera justement le cas de la paranoïa
qui consistera à ajuster des coordonnées relevant uniquement de subjectivité d’agencement col-
lectif d’énonciation pour les rapporter à des systèmes de coordonnées sociales, familialistes et
autres.

H - Si on affine, est-ce qu’on ne pourrait pas appliquer ce modèle déjà aux rapports parleur-audi-
teur ? Si j’ai bien compris, déjà Saussure, pas dans la version vulgaire, mais dans la version éten-
due, enfin ce qu’il a réellement fait, distingue un peu cela. Il dit : en fait il n’y a jamais la langue,
il y a toujours un peu un support, il l’appelle aposème ? C’est cette matière un peu identique qui
s’incorpore toujours dans l’acte de parler comme signifiant. Il y a déjà un peu ça. Il n’y a jamais
un pur modèle de parleur-écouteur, un pur modèle de subjectivité communicatif – si vraiment on
pousse un peu ce premier modèle, il y a beaucoup de catégories du deuxième qu’on retrouve en
petit là-dedans parce qu’il n’est jamais justifiable comme tel. Et déjà Saussure en fait l’avait fait.
Avec sa notion d’aposème, la couche non pas matérielle, mais quelque chose qui ressemble un
peu et qui s’incarne toujours dans l’acte de parler de différentes manières. Il y a toujours une sorte
de petite re-création.

F - … qui préfigurerait ce que Hemslev appelle la matière d’expression ?

H - Oui. Ce sont les notes de Saussure.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


S - La transitivité subjective. J’ai l’impression que c’est un point central dans des groupes res-
treints ou plus larges. Quelqu’un tombe malade de la maladie de l’autre. Sur le plan collectif : un
viticulteur est arrêté, tous les viticulteurs se sentent atteints ; et c’est à partir de ce phénomène de
transitivité que l’on peut passer d’un modèle à l’autre, changer de terrain, passer de locuteur à par-
leur, enfin c’est un point à partir duquel on peut changer, il peut se passer des transports, des trans-
ferts, passer déjà de l’énonciateur individuel à l’agencement collectif. J’ai l’impression que c’est
quelque chose qui est assez central.

F - Vos deux interventions se complètent. Cette idée qu’il y ait une matière non sémiotiquement
formée, comme dit Hemslev, qui apporte des traits particuliers (Hemslev dit : non sémiotiquement
formée, mais elle peut être scientifiquement formée). Et là ce serait psycho-pathologiquement,
socialement, hystérico-formé et ce serait une des entrées qui soit en dehors du traitement sémio-
tique subjectif des agencements. Ce qui est en effet intéressant, c’est que cette notion – je le sou-
ligne parce que c’est vraiment un petit problème – c’est que Ducros a en effet beaucoup pressé le
citron de Hemslev pour dégager cette notion de matière d’expression, qui n’est pas du tout expli-
citée parce qu’il en traite comme sens de contenu, comme s’il y avait un continuum de contenu
au sein duquel on découpe, un continuum de couleurs par exemple, et puis il dit : puisqu’il y a un
sens ou une matière (pour lui c’est la même chose) du contenu, il y a aussi un sens ou une matiè-
re de l’expression (j’aime beaucoup ce systématisme). Du coup cela veut dire qu’il y a un conti-
nuum des systèmes phonématiques, graphématiques, etc., dans lesquels on va découper. Ducros
exploite cela à fond, en faisant un système à six entrées. Mais ce qui serait très intéressant, c’est
de voir si précisément déjà Saussure n’était pas sur ce coup-là. Parce que ce qui nous importe
beaucoup ici, ce n’est évidemment pas de tomber dans un système structuraliste comme celui de
Saussure et Hemslev, mais c’est précisément l’articulation entre ce système non sémiotiquement
formé et ces types d’entrées, qui en effet rapporteraient, comme tu viens de le dire, à des phéno-
mènes de transitivisme, au rapport matériel, non sémiotiquement formé, parleur-auditeur, etc.
En tous cas, non sémiotiquement formé, entendons-nous. Engageant des composantes sémio-
tiques qui ne sont pas agencées les unes par rapport aux autres, car elles sont, si on veut, sémio-
tiquement formées parce qu’il y a des traits d’identification, il n’y a pas absolument un monde
sémiotiquement formé et un autre non sémiotiquement formé, il y a simplement le fait que cer-
taines sémiotiques sont articulées pour fabriquer un certain nombre d’effets de sens, et puis
d’autres qui sont tout aussi articulées, mais elles ne sont pas articulées à ça.
Quelque chose d’aussi articulé, sémiotiquement que les relations monétaires peut très bien avoir
un rôle primordial dans la position d’un enfant dans la famille et lui échapper totalement. C’est-
à-dire que des relations d’argent peuvent téléguider la position de l’enfant alors qu’il n’a aucun
rapport d’articulation avec ce type d’agencement.

S - Est-ce qu’il n’y a pas aussi un problème dans cette perspective-là de la question de la
conscience et de la rationalisation de ça ? Quelle est la relation entre les différentes situations
d’énonciation et puis la conscience de cette énonciation ?

F - C’est un problème que je ne traite pas directement parce que, à mon avis, si on l’introduit trop
tôt, il clôture la description. Je ne pense le poser qu’à la fin de l’ensemble d’une investigation. Il
clôture trop tôt parce que toutes les variantes sont possibles. D’abord il n’y a pas la conscience,
il y a N. types de conscientialisations. On prend toujours les mêmes exemples : si tu es en voitu-
re, tu dors à moitié… Il n’y a pas un phénomène brutal de conscience, il y a des niveaux de
conscience collectifs, individuels, conscience familiale, etc. Ensuite tu as des processus où de fait
la prise de conscience a un rôle déterminant, d’autres pas du tout, ou c’est même le contraire ; tu

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


n’as pas me semble-t-il, intérêt à poser quelque chose qui va te poser des problèmes de choix uni-
voque alors qu’en fait, à mon avis, on le trouvera à un certain type de niveau macro-politiques,
les modes de conscience étant dans doute quelque chose qui implique un certain horizon tangen-
tiel de la limite du système. La limite non seulement de la discursivité du système ; et cela nous
amène au fait de la fonction dans les niveaux territorialisés du système de la quantification de la
subjectivité. À savoir qu’on ne peut pas indéfiniment décomposer les modes de subjectivation et
de sémiotisation et qu’on arrive à un seuil, comme dans le paradoxe de Gödel, il y a toujours un
élément qui joue comme élément unitaire de la constitution du système en tant que système et on
ne peut pas passer en deçà. Cela ne veut pas dire qu’on doit le réaliser, lui donner un statut réa-
listique, car il y a de toutes façons un certain niveau d’articulation entre les flux et les territoires
existentiels. On peut sauter le niveau mais de toutes façons on trouve un niveau. Exactement
comme on a besoin d’un système d’unité dans un ensemble numérique. Ce qui n’implique pas
qu’on ait une conception réaliste de l’unité mais il y a un fait de discontinuité, un fait de quanti-
fication ultime de subjectivité, sinon on pourrait imaginer une subjectivité pulvérulente qui irait
dans le sens des dimensions du temps et de l’espace, pourquoi pas ? mais on n’aurait pas cette
dimension ultime, cette nécessité ontologique d’une finitude, d’un seuil en deçà duquel il n’y a
pas de possibilité de point de vue sur les différents agencements. Moi je ne veux pas trop m’y
aventurer parce qu’en tant que tel cela n’a guère d’intérêt de dire cela. En tous cas c’est pour dire
que la problématique de la conscience serait à ce niveau d’appréhension de ce caractère quantique
de la subjectivité.
Continuons. Je précise, bien entendu, que je ne mets pas en opposition ces deux modes de sub-
jectivité, l’un relevant de la logique des ensembles et l’autre de la logique des corps sans organe
(où il n’y a pas les rapports d’opposition figure/fond) mais je ne les mets pas non plus en pré-
supposition réciproque. C’est important et c’est précisément ce qui va introduire la cassure par
rapport au système de Hemslev qui lui, met en présupposition réciproque ce qu’il appelle les rap-
ports de solidarité entre le contenu et l’expression. Moi dès lors que je parle de contenu et d’énon-
ciation, il y a agencement, mais il n’y a ni radicale opposition ni présupposition réciproque. Il y
a agencement contingent, créatif et avec la caractéristique qui est disons de précarité.
À quoi pourrait servir le type de description que je voudrais maintenant reprendre en détail ?
Évidemment sur un terrain concret, des pratiques dans le domaine psy, à rien, ça va de soi.
Simplement il y aurait une sorte de paupérisme renversé au nième degré qui consisterait à consti-
tuer un système, un modèle qui aurait pour but de dissuader le fait de répudier une série de ques-
tions. Ce serait une sorte de falsifiabilité des questions qu’on ne veut pas poser.
Je veux dire par là que le modèle que je vous propose est là non pas pour modéliser une expé-
rience de la névrose, du transitivisme dans les prisons, ou Dieu sait quoi. Il est là pour dissuader
des psychologues, des psychanalystes, des thérapeutes de la famille, etc. d’évacuer des questions
qu’ils seraient tout naturellement amenés à évacuer s’ils se réfèrent à une définition de la subjec-
tivité comme celle de Lacan où le sujet est pris en sandwich entre deux signifiants ou des rapports
freudiens classiques de dynamique où le contenu latent est pris dans des rapports de figuration,
ou des rapports systémiques d’interaction dont on ne sait jamais entre quoi et quoi. Donc mon
métamodèle est vraiment métamodèle puisqu’il n’est pas là pour modéliser les agencements, il
est là pour démodéliser des modèles qui s’imposent de toutes façons parce qu’ils sont là dans le
champ des référents ambiants. Et faisant cette action dissuasive de laisser effectivement ouverte
la possibilité d’une automodélisation cette fois. C’est comme si vous aviez tout un groupe de cri-
tiques de théâtre assis dans une salle et des acteurs qui font des improvisations. Si les critiques de
théâtre sont toujours à intervenir : moi je ne ferais pas ça comme ça… Bon, d’accord, mais on ne
va jamais en sortir ! La solution serait de se tourner non pas vers les acteurs mais vers les cri-
tiques : fermez vos gueules ! ça tu vois, ce n’est pas si simple, tu ferais mieux de t’occuper d’autre
chose pour laisser voir ce qui se passe sur la scène.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Mais où le problème se complique encore c’est que les critiques de théâtre n’ont pas besoin d’être
assis dans la salle, ils sont assis dans la tête des acteurs.
C’est comme cela que je conçois ce système de métamodélisation qui vit en symbiose, comme un
champignon sur les systèmes de modélisation, qui s’impose soit de façon extrinsèque, soit de
façon intrinsèque aux processus eux-mêmes d’auto-modélisation. Je suis sûr qu’aujourd’hui, chez
les Walpiri, dans les sociétés archaïques, la façon dont ils font, ou croient faire la modélisation de
rêve est en interaction avec une série de modèles apportés par les ethnologues. Ce serait très inté-
ressant de le voir aussi sur le plan musicologique ; la transmission d’un certain type de ritournel-
le rythmique. J’ai remarqué que dans beaucoup de musiques archaïques il y avait beaucoup de
rythmes impairs 1-3-5-7 ; les seuls rythmes impairs qu’on connaisse nous, de nos ritournelles,
c’est la valse à trois temps, ça ne va pas plus loin ; tous les autres rythmes sont binaires. Mais ce
qui est très intéressant (musique marocaine par exemple) c’est qu’ailleurs il y a jusqu’à 7 temps,
9 temps, 11 temps. Mais aujourd’hui la façon que vont faire spontanément de la musique pour eux
sera très probablement contaminée par cette pairisation des ritournelles. C’est quelque chose pour
moi de cet ordre qui intervient dans ces systèmes de méta-modélisation. On peut très bien consi-
dérer que les injonctions métamodélisantes pour une mère de famille ne viennent pas par des
recommandations explicites, conscientisées de l’éducateur, du type de la télé, etc., mais passent
directement par une sorte d’introjection machinique abstraite de modèles comme ceux dont je
prenais l’exemple pour le primat des rythmes binaires sur les rythmes impairs. Il y a un certain
type de modèles qui interdisent finalement de trouver des solutions processuelles dans les rap-
ports mère-enfant, dans le territoire domestique, etc. Le surmoi, à ce niveau, ce n’est pas forcé-
ment le papa-président de la république avec des grandes moustaches, cela peut être un proces-
sus machinique totalement abstrait qui interdit une métamodélisation qui serait processuelle dans
un territoire donné.
L’objectif donc de ce que je vous présente maintenant, ce n’est donc pas de modéliser directement
un territoire psy, mais c’est de travailler ce qui sont les processus de métabolisation capitalistique
qui s’imposent quelquefois par les voies les plus abstraites.
Toutes les données, toutes les data, relatives aux différentes problématiques psy (étant définies
comme productives de subjectivité) pourront être décrites à partir de quatre types de concepts
d’investigation.
Ces quatre types de concepts se réfèrent à quatre types d’entités de sens constitutives de quatre
domaines de sémiotiation et de subjectivation.
On a nos quatre domaines maintenant traditionnels. Le domaine de la logique des ensembles,
logique discursive. Ceux de la logique du corps sans organe (non discursive) qui sont redécoupés
entre domaine territorialisé et domaine déterritorialisé. Donc quatre domaines : ceux des phylums
abstraits, ceux des flux énergético-spatio-temporels dans un rapport de coordonnées extrinsèques
a priori, dans lequel je fais rentrer les flux sémiotiques aussi, pour autant que ce sont des flux
matériels, et là dans le domaine non discursif, celui des territoires existentiels et des univers
incorporels.
Ce qui va être nouveau c’est que les rapports matière/substance que j’avais décrits tout à l’heure
comme recoupant une certaine répartition du couple parleur-auditeur dont la substance locuteur-
allocutaire et pour la forme énonciateur-destinataire, étant donné que c’est seulement au niveau
de la forme qu’il peut y avoir des permutations et là il y a une substance de l’intersubjectivité et
là une matière bio-physique de la parole. Cette répartition qui relève de la partie gauche de mon
schéma, là où les personnes sont constituées, on va la faire complètement éclater dans la logique
du corps sans organe, c’est-à-dire dans la partie droite, et en reprenant la formule de Hemslev à
savoir que : la substance est la manifestation de la forme dans la matière, on va constituer quatre
types de formation de sens qui seront caractérisées par un certain type de transformation entre les

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


quatre types de domaines que j’ai avancés auparavant. Alors on va avoir trois types de transfor-
mations entre les quatre domaines, qui aboutiront à la constitution des agencements d’énoncia-
tion. Au niveau le plus formel, la situation se constituera de la façon suivante. On aura : une
matière ; ça va être le triangle de manifestation type ; une matière qui va changer de domaine dans
un sens ou dans un autre, dans les rapports de discursivation. Vous avez toujours en arrière-fond
mon tableau de la page précédente ; le trait qui symbolisera la substance et là il y aura une trans-
formation qui sera la forme. Là où vous avez trois trucs au bout de la flèche, ça évoquera que c’est
en troisième position. Là c’est en position binaire (substance) et là en position unaire.
Là on aura un rapport de manifestation, à savoir que dans le même carré, une substance est la
manifestation dans une matière d’une forme. Vous remarquerez que la matière et la forme sont
dans le même carré et donc ne sont pas dans des univers séparés et que c’est ce système de média-
tion qui permet de faire une re-présentation (une répétition de présentation).
On va donc appliquer cela pour décrire les quatre types de productions de sens. Au niveau des
relations parleur, il y a un vecteur (tenseur) d’expression. Il y a par exemple des flux qui sont à
un niveau d’expression iconique. Une certaine découpe d’un territoire sensible qui n’est pas
sémiotisé pour autant. Ça parle quelque part ; ça aboutit à un point qui n’est pas discursivé ; ça
tombe dans une sorte de cul de sac perceptif, existentiel.
… Une forme est en position de représentation par rapport à une matière, compte tenu de ce que
cette substance s’inscrit par exemple dans une linéarité de flux, met en rapport un certain type de
flux avec un autre type de flux, dont on dira que celui-là est sémiotique et celui-ci est sa référen-
ce, mais dont on pourrait aussi bien dire l’inverse. Le fait que le mot « table », comme ligne dis-
cursive d’un certain nombre de phonèmes désigne ce référent ici au milieu de la pièce, peut aussi
bien s’inverser, on peut dire que c’est ça qui est en position de signifiant pour désigner précisé-
ment ce type de chaîne. C’est-à-dire qu’il n’y a pas un rapport réaliste de désignation. Voilà donc
le prototype…
Autre commentaire : là on va avoir les quatre productions de sens qui sont polarisées entre les
domaines, le sens étant un rapport substance-forme, et vous voyez que pour ce qui concernera la
description des data, on n’aura pas seulement à faire à ces quatre types de descriptions de sens
qui résultent d’un processus de triangulation, mais on aura aussi à faire à une entrée qui sera une
entrée expressive. C’est-à-dire qu’on aura des entrées qui seront sémiotiques mais on aura aussi
des entrées expressives, ce qui sera très important. Dans les exemples d’hier, ce que nous racon-
tait H. sur la Hollande, on a dans doute un travail d’expression sociale quand on dit : voilà, il y a
toute cette production de subjectivité intégrée en Hollande. Et puis il y a aussi une autre entrée :
tout de même au bout du compte, qu’est-ce que c’est que ces Hollandais ? Il y a aussi une matiè-
re quelque part qui, en deçà de la sémiotisation collective avec l’État, avec les différents agents,
qui donne une entrée qui est celle de la matière d’expression même en tant qu’elle se constitue en
substance d’expression ; elle s’affirme en tant que fait de sens, sans qu’on puisse l’articuler. Il est
très important, à mon avis, de situer cela, parce que si on ne le situe pas très précisément dans une
formalisation, on dira : mais vous êtes fou ! Ce sont toutes les attaques de Lacan contre l’inef-
fable. C’est toute la mise en cause des rapports économiques, c’est toute la liquidation des rap-
ports imaginaires, tout le structuralisme lacanien a consisté à dévaluer tout ce qui relevait de
l’imaginaire, de l’imago.
Alors que notre type de problème est de voir ce que sont les entrées d’expression directes à tra-
vers les matières soit éthologiques, soit historiques… qui, comme telles, ont une puissance, une
efficience expressive, en deçà du fait qu’elles soient sémiotisées. Dans ce type de modèle vous
comprenez que c’est important puisque ça démultiplie les entrées.

E - Pourquoi est-ce que tu veux substituer à la notion d’expression celle d’énonciation ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


F - Ce n’est pas du tout cela. La catégorie d’expression, elle est juste là. Ce que j’ai supprimé
c’est le fait que fans le couple hemslevien contenu-expression, j’appelle énonciation ce que lui
appelait expression, ce qui permet de récupérer le terme expression de façon très avantageuse au
sein même des rapports de manifestation.
Toutes les linguistiques de l’énonciation sont comme de grandes banlieues un peu persécutées de
la linguistique. Oh ben, c’est la pragmatique, il ne faut tout de même pas oublier l’énonciation.
Moi je dis : pas du tout ! La pragmatique précède, c’est d’abord la pragmatique qui intervient
avant la phonologie, la syntaxique et la sémantique. Vous devez impartir des agencements
d’énonciation dans leur rapport de contenu, nous expliquer ensuite ce que sont ces rapports syn-
taxiques, sémantiques et ces machines phonologiques. C’est une inversion complète. Ce qui est
un problème en plus.
On va donc passer maintenant aux quatre applications de ce triangle de manifestation. On va les
appliquer vers les quatre territoires. On distingue quatre types de production de sens, mais de sens
sémiotique. Je laisse de côté le sens d’expression. Ou plutôt les expressions.
– Le sens existentiel
– Le sens diagrammatique
– Le sens machinique
– Le sens propositionnel
qui vont donner les quatre types de relations qui peuvent exister au niveau de l’axe de discursi-
vité de mon schéma. Ensuite on va avoir des problèmes dans l’axe paradigmatique.
Sens diagrammatique : on est dans la partie territorialisée du schéma, en bas entre les flux et les
territoires. Donc ce sont les deux schémas qui vont s’instaurer comme ça pour l’un et pour l’autre
à l’inverse. Là je les décompose : on a des flux énergético-spatio-temporels qui sont en position
de matière, qui sont pris dans une découpe sensible et qui aboutissent à une forme ; d’autres types
de flux qui sont en position de diagramme, étant entendu que ce rapport matière-diagramme peut
aussi bien s’inverser. C’est, disons, le type de flux signalétique qui sont opérateurs de tous les sys-
tèmes cybernétiques. On pourrait l’appeler celui du passage à l’acte machinique, c’est le moment
où des signes rentrent dans l’économie énergétique. Il faut bien considérer que si des signes ont
ce rôle canalitique de déclenchement d’une option plutôt qu’une autre, si on est dans ce registre,
dans ce carré des rapports énergético-spatio-temporels, la question sera de savoir comment cette
dimension énergético-spatio-temporelle de la matière signalétique s’articule avec cette fois l’autre
type de sens qui est le sens existentiel, à savoir que cette matière subjective, que j’appelle terri-
toire existentiel, utilise une discursivité qui est celle de flux signalétique pour s’apparaître à elle-
même, se manifester à elle-même comme corps dans organe, c’est-à-dire pour retourner comme
pseudo-unité mais qui n’est pas du tout une totalisation comme celles qu’on a dans la logique
ensembliste.
Mais évidemment pour faire cette ordination sans introduire des rapports de l’un à l’autre, de un
à deux, le territoire existentiel emprunte une discursivité pour apparaître à lui-même comme corps
sans organe, sans totaliser cette discursivité. Peut-être que le meilleur exemple en serait l’amour,
tout simplement. En ce sens que tu empruntes dans l’autre un certain nombre de traits pour te faire
apparaître à toi-même comme amoureux, quelque chose que tu ne peux pas circonscrire. Les élé-
ments de discursivité que tu empruntes chez l’autre sont très précis, ce qui au bout du compte n’a
aucune importance. C’est à la fois très précis, surtout dans la perversion, il faut vraiment qu’il y
ait des talons comme ça, des yeux comme ça, etc., il y a des phénomènes de seuil, ça marche ou
ça ne marche pas, mais au bout du compte si a marche c’est très bien, il n’y a pas besoin de cette
capitalisation, de cette totalisation des objets discursivés. C’est la notion d’agglomérats dont on
aura deux statuts, celui au niveau des territoires et celui au niveau des univers.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


Donc là on aura une sorte de passage à l’acte existentiel, une manifestation d’un territoire exis-
tentiel comme corps sans organe, mais ça peut être l’inverse.

H - Dans le premier cas il y a une sorte de découpage isomorphe entre (…) et matière qui appa-
raît de façon évidente, tandis que dans le deuxième cas il n’y en a pas.

F - Il y a un emprunt hystérique d’une discursivité pour se constituer à soi-même comme quelque


chose qui n’est pas une totalité, qui est une production de subjectivité. Emprunt comme les objets
transitionnels de Winnicott. Je suçote mon petit bout de tricot et je suis cet acte de suçoter mon
petit bout de tricot. C’est à travers ce suçotement de petit bout de tricot que je me constitue
comme corps sans organe, si tu me le retires, j’explose. Il y a toute une série paradigmatique
immense de choses de ce type-là. Ce que je veux avancer maintenant c’est que ce n’est pas un
petit cas particulier psychopathologique, c’est partout, tout le temps. C’est-à-dire que corrélati-
vement à la fonction diagrammatique du langage, il y a toujours production de subjectivité. Il ne
s’agit pas de faire une petite part à cette production, elles sont co-(relatives), il faudrait trouver
un terme, mais elles ne sont pas en présupposition réciproque. C’est-à-dire que dans le même
temps où vous avez cette relation, vous avez ce sens diagrammatique et vous avez une expres-
sion.
Il y a le problème à chaque fois de savoir : est-ce que ce qui est en position de substance, est-ce
que ça fonctionne en même temps en position de forme ? Si ça fonctionne, alors il y a le double
effet : sens diagrammatique, sens existentiel. Et ce sont des problèmes de ce type qui vont être
une matière de métamodélisation.
Il y a des seuils de consistance. Je te donne à sucer mon sein, ça marche, ça fonctionne à la fois
dans la discursivité : non seulement ça te donne du lait – c’est déjà ça – mais en même temps ça
te donne du sujet. Et puis je te donne le biberon : ça ne marche plus, ça donne toujours du lait
pourtant. Cet effet, au sens diagrammatique il fonctionne, mais l’autre a sauté. Et fans cette
entrée-là quand vingt ans après tu fumeras une cigarette il y aura d’autres types d’entrées de ter-
ritoires existentiels. Ça ne te donne pas que du lait d’une part, ça peut te donner de l’argent ou je
ne sais quoi ; et puis ça peut te donner aussi d’autres entrées existentielles. Ça peut te donner le
sentiment d’être française ou…
Ce sont ces types de rapports synaptiques qu’on va examiner à la fin de la description quand on
étudiera le troisième niveau.
Dans ce schéma vous avez sens existentiel – sens diagrammatique. J’ai laissé tomber les entrées
expressives pour ne pas compliquer trop le schéma. Il va y avoir le problème spécifique de consis-
tance de ces niveaux-là. Je vais introduire sens propositionnel – sens machinique – et ensuite se
posera le problème suivant : il y a cette consistance, effectivement une forme de sens diagram-
matique fonctionne aussi comme substance d’un sens existentiel, il constitue une nouvelle matiè-
re qui elle-même va trouver sa substance à un autre niveau. En tant que tel l’événement de ce
double fonctionnement, du fonctionnement de sens et de contre-sens produit une matière qui
s’inscrit à un autre niveau que j’appelle niveau déterritorialisé. Inversement quand un niveau
déterritorialisé de substance et de forme se met à fonctionner dans cette même ligne de discursi-
vation, il se constitue comme une matière existentielle. C’est-à-dire qu’il n’y a pas un schéma
infrastructure/superstructure. Ce que j’ai dit à savoir que l’expression et le contenu pourraient
s’inverser dans un sens ou dans un autre, ça existe aussi au niveau déterritorialisé. Ce qui fait
qu’on est dans un système totalement relationnalisé. C’est là que je veux en venir et je finis
d’abord ma description.
Là vous voyez les trois niveaux que je vous disais de production de sens. Vous avez les entrées
(substances) qui sont des entrées de référence intrinsèque. C’est le premier niveau d’entrées. Le

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


deuxième niveau, c’est le niveau de sémiotisation, les quatre type de sens. Et le troisième niveau
sera ce que j’appellerai le niveau synaptique, c’est la production de rapports de
déterritorialisation.
Avant d’aller plus loin je voudrais redire un mot sur le début. Ce qui me semble intéressant dans
les rapports d’énonciation non discursifs déterritotialisés, c’est que je me demande si cela n’a pas
à voit avec la notion de mode infini et d’attribut chez Spinoza, en ce qu’il le définit comme pos-
sédant l’éternité, c’est-à-dire comme étant en dehors des coordonnées spatio-temporelles et il
parle d’une jouissance infinie de l’être et que, à ce niveau là, l’essence est confondue avec l’exis-
tence et par ce fait même il n’y a pas de temporalisation.
Tandis que là il y a un décalage entre l’essence et l’existence, décalage qui serait lié à la
discursivation.
On arrive donc à un sens propositionnel qui à partir d’un phylum machinique (c’est l’équivalent
du flux, sauf qu’il est déterritorialisé et non pris dans des coordonnées énergético-spatio-tempo-
relles, ce sont des lois, c’est l’ensemble des systèmes qui sont d’ailleurs dans des rapports d’irré-
versibilité à la différence de ce qui se passe dans le registre énergético-spatio-temporel, et qui ont
une nécessité, les lois chimiques ont leur niveau de territoire, de manifestation existentielle, ceci
dit elles sont dans une certaine continuité au niveau des phylums machiniques abstraits par rap-
port aux lois physiques ou aux lois relatives aux particules. Chaque machine est située par rap-
port à un avant machinique et par rapport à un après. Et ce n’est pas un avant et un après qu’on
peut mettre dans des coordonnées comme un avant et un après dans la causalité énergético-spa-
tio-temporelle. Ceci dit, il y a bien une ligne, il y a bien une contrainte quelque part mais qui ne
s’exprime pas comme une contrainte physique.)
Ce type de phylum va passer dans le registre non discursif sous forme de découpe abstraite, par
symétrie avec la découpe sensible dans l’autre niveau territorialisé. Là on est au niveau déterrito-
rialisé, la substance est une découpe abstraite qui donne lieu en discursivant au niveau sémiotique
à une proposition machinique.

H - Tous les corps tombent.

F - Oui. Il y a un problème machinique abstrait relatif à « tous les corps tombent » dont on n’a
pas entendu parler jusqu’au (…) siècle. Je veux dire au niveau néolithique, les corps tombaient.
Il y avait des problèmes de phylums machiniques qui se posaient aussi. Ils n’étaient pas sémioti-
sés. Quand ça a été problématisé, ça a été problématisé depuis toujours. Seulement ce n’était pas
un problème qui était sémiotisé dans un corpus de propositions machiniques ou du moins pas le
même. Il y a eu une découpe abstraite du problème dès lors qu’on en a fait des propositions
machiniques et « tous les corps tombent » est devenu un problème de sémiotisation proposition-
nelle.
Voilà. Ensuite cela c’est le sens propositionnel. Et maintenant quatrième triangle de manifesta-
tion, sens machinique. Ça c’est un univers incorporel qui va se manifester dans un noème, ou
inversement un noème dans un univers, à travers un phylum problématique. Tout le vocabulaire
a changé et j’ai fait passer le sens machinique du côté de la singularité. Je me suis aperçu que ce
sont les univers qui sont machiniques, en ce sens que la finalité processuelle implique la mise en
œuvre d’univers hétérogènes, et relevant d’une production de singularités. C’est-à-dire que la sin-
gularité n’est évidemment pas donnée comme telle, il y a singularisation d’un certain nombre
d’éléments et on peut passer dans la singularité ou abandonner la singularité en fonction de la
constellation d’univers abstrait. Il n’y a pas de pure singularité.
C’est parce qu’il y a un sens machinique qui va travailler avec un certain type de noème qu’une
production d’affects nouveaux va engendrer… un univers incorporel : le Debussysme avant que

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Debussy ait écrit deux notes, la mutation d’univers que cela représente. On peut développer une
problématique qui va balbutiante. Cet univers problématique qui va développer le Debussysme.
Il sert simplement à l’affirmer comme noème. Debussy-infinitif. Ça suffit. Sur le nom d’une
gamme pentatonique, un noème debussy s’instaure. Après ça ira en sens propositionnel, après ça
fabriquera pour de bon des effets Debussy. Mais corrélativement il y a eu une constitution d’un
rapport univers-noème, qui est une sorte de subjectivité, mais à ceci près qu’elle n’est pas la sub-
jectivité territorialisée de ce niveau-là qui est le degré zéro de la subjectivité mais qui est une for-
mule tout à fait complexe. Ce cristal de virtualité c’est à mon avis, un point très important. C’est
là qu’on va se démarquer des modes infinis spinozistes et autres. C’est que ces univers incorpo-
rels n’ont pas un caractère de généralité. Ils ont soit un caractère de contingence totale : tu existes
ou tu n’existes pas ? t’es vivant ou t’es mort ? La question n’est même pas oui-non. Si c’est non,
il n’y a même plus rien à dire. Degré zéro du problème des univers. Il y en a. Simple affirmation.
Mais si jamais il y en a, si tu as donné cette base quantique existentielle, il y en a quoi ?
Ce n’est pas seulement en totalisant des catégories abstraites pour attribuer qu’est-ce qu’il y a
quoi ? C’est que c’est un cristal totalement singulier qui va donner le contenu, sans coordonnées
générales (qui existent, mais sur l’autre registre). Mais à ce niveau-là, c’est un pur cristal de vir-
tuel qui n’est pas tout et n’importe quoi, qui n’est pas le champ des possibles, mais qui est préci-
sément ce type de cristal, d’univers. À la fois on ne peut pas la catégoriser à partir des notions
générales, c’est un cristal extrêmement précis, et cependant on ne peut pas en donner une des-
cription qui soit prise dans ce type de coordonnées. On peut en faire le tour mais on ne peut pas
le qualifier de façon extrinsèque. Ce qui est donné n’a pas de caractère de discursivité. Ça n’exis-
te pas sur le fonds de non-existence, ça existe au niveau de cette incarnation dans ses rapports
d’existence et de flux énergético-spatio-temporels. Ça existe au niveau d’une hypercomplexité
d’un cristal de possibles qui va déterminer que c’est tel type d’orchestration, etc. Ça tu vas le
savoir au niveau des diagrammes et des propositions machiniques, mais le fait que ça existe lui-
même, tu ne peux pas le cerner. Dans la partie de la logique ensembliste tu as des rapports figu-
re/fonds mais là non. Ça se donne comme ça. Mais ce n’est pas l’existence dans sa brutalité sar-
trienne être et néant.

S - Tu as dit qu’il n’y a pas de présupposition réciproque. Est-ce que la découpe abstraite ne pré-
suppose pas le noème ?

F - Non, elle ne le présuppose pas. Je répète les types d’entrées : on a les différentes entrées sur
les substances ; on a les entrées qui consistent à savoir : est-ce qu’un diagramme fonctionne
comme flux signalétique utilisé pour faire un corps sans organe, est-ce qu’il y a cette consistan-
ce-là ; est-ce qu’une découpe sensible fonctionne pour faire un corps sans organe ? est-ce qu’il y
a ce double rapport d’affect ? S’il fonctionne, à ce moment-là, il y a constitution d’un nouveau
type de matière qu’on va retrouver à un niveau déterritorialisé, étant entendu qu’on peut conti-
nuer à développer ainsi tout un schéma, cela devenant l’unité de territorialisation de l’ensemble
des rapports déterritorialisés, cette unité n’étant pas fixe, n’étant pas une infrastructure, c’est sim-
plement le fait que tous les rapports de déterritorialisation étant ce qu’ils sont, il y en a un qui
fonctionne comme niveau de territorialisation relative de base.
Viennent alors les différents problèmes de consistance. Deuxième type de production de sens, le
troisième étant : est-ce qu’il y a constitution d’une synapse d’effet ou d’une synapse d’affect ?
Quand il y a une synapse d’affect, ça veut dire qu’il y a un processus de singularisation, qu’il y a
un processus de production de nouvelle matière déterritorialisée. Quand il y a dégénérescence de
ce schéma et qu’il y a uniquement les synapses d’effet, ça veut dire qu’un système continue à
fonctionner sur lui-même avec une carence, une déficience de production de subjectivité et ce

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


sera tous les registres de névrose obsessionnelle à ce niveau-là, ou schizophrénie à ce niveau-là.
C’est donc le troisième niveau d’entrées.
La problématique qui est un peu sous-jacente, c’est que dans ce registre de la logique du corps
sans organe, la pratique consiste à produire de la subjectivité au même titre que les créateurs,
peintres, artistes, musiciens qui produisent des types d’objets. Et l’analyse devient, elle, produc-
trice, c’est le même type de cartographie qui est en cause. Là il ne s’agit pas de dire que l’on inter-
prète les artistes à travers la psychanalyse, il s’agit de comprendre que ce sont effectivement les
artistes qui produisent de la subjectivité et que l’analyse consiste à se produire soi-même comme
un artiste produit une œuvre d’art.
Il y aurait donc un problème d’articulation entre les effets systémiques et les effets structuraux
(au point de vue étymologique ce n’est pas absurde de considérer que la structure (struere : agglo-
mérat) est production de subjectivité).
Dans ce système il y a au moins dix questions nécessaires.
Prenons Trames, par exemple. Qu’est-ce qui rentre dans cet agencement en matière de flux signa-
létiques ? Il y en a de toutes sortes : ça parle, il y a de l’argent, ils font l’amour, je ne sais pas ce
qu’ils font. À travers ces flux signalétiques, est-ce qu’il se constitue un corps sans organe ? Il
semble que oui parce qu’il y a une certaine persistance, ça fait un territoire, il y en a qui rentrent,
qui sortent, qui se font exclure… D’accord ! Dans la constitution de ces territoires, quelle est l’in-
cidence des différents flux ? Ah oui, depuis qu’ils ont eu des subventions, ils ont vidé machin et
on fait entrer machine. Alors là on voit bien qu’il y a une machinique de flux signalétiques qui
vont transformer les rapports de subjectivation au niveau très matériel, au niveau quasiment étho-
logique. Est-ce qu’il y a un corps sans organe ou est-ce qu’il n’y en a pas à TRAMES ? Oui il y
en a un dans certains types de limites. Ceci dit, qu’est-ce que ce sens existentiel fait au niveau
diagrammatique ? Oh ben, pas grand chose, ils vont se promener, ils vont au cinéma, si quand
même ça a eu de l’effet parce que… Très bien, c’est autre chose. C’est au niveau littéralement
behaviouriste ? Amènes-moi les diagrammes de qu’est-ce que ça bouge dans l’univers. Et bien ça
fait tel type de déplacement, on doit pouvoir mesurer ça totalement à ce niveau-là. Ensuite tu as
les autres types d’entrées. Qu’est-ce que ça implique comme entrée de phylum ? C’est un peu ce
que P. a essayé de faire hier : Ben voilà, dans les années 60, et puis après on a pas eu du tout le
même type de rapport… Cooper explose ? On voit bien qu’il y a toute une problématique machi-
nique, que ce petit territoire de bande de petits copains qui sont là, oui mais il se trouve que ce
n’est point sans rapport avec l’ensemble des phylums historiques, machiniques. Description. Et
ensuite la noématique de l’affaire : en fin de compte, tout ce bastringue, qu’est-ce que ça change
dans les constellations d’univers ? Peut-être ce n’est rien du tout. Peut-être c’est totalement incon-
sistant au niveau des constellations d’univers, et qu’un paranoïaque le dirait tout de suite. Ou alors
peut-être qu’au contraire c’est quelque chose d’aussi important qu’aura été le groupe dadaïste ou
je ne sais quoi.
En fin de compte, ce qui se passe là, au niveau des remaniements noématiques est beaucoup plus
important que tous les autres types de dimensions et c’est à travers cela qu’ensuite dans l’histoi-
re on dira : il y avait un groupe qui s’appelait TRAMES…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Les séminaires de Félix Guattari / p. 12
Les séminaires de Félix Guattari / p. 13
Les séminaires de Félix Guattari / p. 14
Les séminaires de Félix Guattari / p. 15
Les séminaires de Félix Guattari / p. 16
Les séminaires de Félix Guattari / p. 17
Les séminaires
de Félix Guattari 26.01.1982
Félix Guattari
Les formations du noyau d'agencement
Dans un certain nombre de situations, quelque chose, quelqu’un ou un agencement de quelque
chose reçoit des énoncés. Il s’agit de savoir à quoi l’on rapporte ces énoncés. D’où la recherche
de topiques pour disposer de repérages, de cartographies où rapporter ces énoncés. À quel type
de référent ils sont reliés, comment fonctionnent ces rétérents ; ce qui, entre ces différents réfé-
rents, fonctionne, ce qui ne fonctionne pas ; quelles sont les composantes intrinsèques à ces réfé-
rents et quelles sont les composantes fonctionnant entre ces différents référents ?

Et je le répète, il se trouve que c’est la topique que je propose aujourd’hui, pour l’instant et au
point où l’on en est. Cela peut changer la semaine prochaine et n’importe qui pourra en proposer
une autre, la topique que voici ne se veut vraiment pas universelle.

Nous partons de quatre types de référents qui me paraissent devoir, d’une façon ou d’une autre,
toujours être mis en cause – même implicitement – dès qu’il y a rapport ou sémiotisation d’un
énoncé concernant la donnée la plus générale que je propose, c’est-à-dire celle des agencements :

1. Les flux fonctionnent sur un registre de mélanges de flux.

2. Les territoires fonctionnent sur un registre de segmentarité (croisement, emboîtement, etc.)

3. Les machines fonctionnent, les unes par rapport aux autres, sur le mode d’engendrement par
phylum et d’interaction entre les phylum.
— À ce niveau-là, dans les flux, il n’y a pas de rapport temporel puisqu’il y a pure intensité et pas
de référentiel.
— Là, il y a des coordonnées spatio-temporelles.
— Là, il y a les coordonnées de temps dont on avait tiré l’idée de temps séquentiel, impliquant un
lissage rétroactif et prospectif du temps.

4. Les univers, quant à eux, impliquent des rapports de durée totalement hétérogènes.

Nous allons maintenant examiner comment ces éléments entrent en rapport deux par deux. Nous
proposons cette combinatoire, étant donné que nous aboutissons ensuite à une gamme de combi-
naisons qui devraient nous permettre de mieux articuler ce que sont les référents des énoncés
concrets particuliers auxquels on a affaire.

Entre les flux et les territoires, un mode d’encodage territorial se fait à partir de chaînes syntag-
matiques de figures d’expression (1). Les rapports éthologiques sont un exemple d’encodage terri-
torial. Un encodage territorial s’articule quelque part avec un certain type de signes ne requérant
aucune sorte d’interprétation, donnés comme tels : il y a des rapports de territoire, il y a des rap-
ports de comportement qui s’instaurent à partir d’une matière signalétique. Celle-ci ne demande
pas de rapports d’interprétance mais rentre peut-être – pour reprendre les catégories de
Benvéniste – dans des rapports de signifiance immédiate ; et avec tous les rapports de segmenta-
rité puisque, pour garder cet exemple d’éthologie, vous savez qu’un territoire ne joue que dans un
certain type d’agencements. Ce qui est délimité comme territoire par un chant d’oiseau l’est dans

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


une circonstance donnée, dans un certain type de rapports, par exemple, d’agression et, dans un
autre type de comportement – dans un comportement de cour ou bien dans un comportement de
fuite – on n’est plus sur le même type de territoire. Donc, ce ne sont pas des objets en soi mais
des territoires en rapport avec un certain mode d’encodage territorial.

Là, on aboutit à des espaces striés, des espaces qui sont stratifiés selon un certain type de coor-
données portées par ces encodages. Alors, ce triangle-là (2) – de même que les autres triangles sur
lesquels va porter notre attention – a une consistance particulière. Et si la syntagmatique des
figures s’affaisse, on pourra le vectoriser et faire que ce point se rapproche sur une zone d’affais-
sement et ce sera un trou noir territorial : la catastrophe ; c’est-à-dire que là, on ira vers un point
de catastrophe qui nous servira à essayer de définir un certain type d’objet névrotique catastro-
phique ou un certain type de catastrophe dans d’autres situations d’effondrement territorial.

La perte de consistance peut se faire dans ce sens-là, mais elle peut se faire aussi en direction
d’une perte de consistance particulière des figures a-signifiantes vers les flux ou vers les terri-
toires. On peut imaginer – c’est une hypothèse provisoire – que cette direction-là nous permette
peut-être de caractériser une perte de consistance phobique par rapport à une appréhension hys-
térique des territoires corporels (3). Vous voyez donc que ce point-là peut aller ainsi dans le sens
d’une prise de consistance qui le mettrait en articulation avec les autres univers ; il peut s’affais-
ser dans ce sens-là ; il peut aller en direction d’une perte de consistance des flux, d’un affaisse-
ment vers les flux ou d’un affaissement vers les territoires, il pourra donc changer de
configuration.

Cette triangulation des encodages est un essai, simplement, de cartographie : avons-nous affaire
à un encodage territorial ? Quelle est sa consistance ?
Dans la pratique quotidienne, nous avons affaire à une relation de type éthologique, disons la
jalousie. Mais on peut avoir affaire à toutes sortes de jalousies : l’une va dans le sens d’un équi-
valoir général de tous les territoires, filant vers un autre triangle, celui de la paranoïa ; une autre,
beaucoup plus dépressive, dans ce noyau d’agencement, filera vers une dimension d’affaissement
mélancolique ; une autre ira dans le sens d’un affaissement de toutes les territorialités…
On pourra donc avoir une caractérisation, en principe, d’un certain nombre de problématiques
d’encodages territoriaux. Et ce, je le répète, pour complexifier les modèles au lieu de se conten-
ter de catégorisations pures et simples : la jalousie est signe d’une identification homosexuelle,
point à la ligne. Et puis, lorsque l’on est dans une situation effective d’encodages de caractère
éthologique, d’encodage territorial, on ne sait pas du tout comment elle s’articule avec les autres
instances.

Nous allons prendre maintenant le deuxième triangle qui fonctionne avec ces mêmes variabilités
et l’appeler : le triangle des sémiologies interprétatives. Cela consiste en ce que des traits séman-
tiques (4) se dégagent à partir des territorialités.
Là, les territorialités sont dans des rapports syntagmatiques. Elles sont, en quelque sorte, articu-
lées les unes par rapport aux autres : elles s’enchevêtrent, elles s’articulent.
La segmentarité, c’est toujours cette idée : je suis allié avec mon frère contre le reste de l’univers,
je suis ennemi avec lui pour un objet triangulaire, mais je suis allié avec lui contre telle adversi-
té, les familles sont ennemies mais elles sont alliées dans le cadre du clan, etc.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


Tandis qu’ici, c’est une ligne paradigmatique. C’est un certain type d’objets, d’entités qui font
que des segments différents sont rapportés les uns par rapport aux autres : la terre, ma mère, un
objet partiel, un dieu, un esprit… Nous retrouvons ici les esprits dont nous avions parlé.
Il y a des objets paradigmatiques qui donnent une autre organisation des entités territoriales.
Inversement, il peut y avoir des objets sémiologiques qui n’ont pas de base territoriale, en parti-
culier les objets religieux qui ont relativement une base territoriale fluctuante : un esprit peut s’in-
carner un moment sur une vache, sur un phénomène naturel ; ou ne pas s’incarner du tout et l’on
cherche à l’incarner, à l’évoquer.
Il n’y a pas de priorité, d’antécédence des rapports de signifiance sur les rapports d’interprétan-
ce, pour autant qu’on retrouverait là des rapports d’interprétance avec ces traits sémantiques.

La mise en rapport de ces deux triangles implique deux caractéristiques :


— Elle implique une schize : d’un côté, pris dans les encodages territoriaux, on a affaire à des ter-
ritoires, mais de l’autre côté, pris dans le triangle des sémiologies interprétatives, les mêmes ter-
ritoires deviennent des formes ou des qualités sensibles, rapportées à des univers – des univers de
référence qui sont des formes de formes, des esprits, des paradigmes, qui sont des référents des
différents traits sémiotiques. Les univers sont totalement hétérogènes les uns par rapport aux
autres, ils ne sont pas sous le régime du mélange des flux mais d’une hétérogénéité telle qu’il fau-
dra tout un autre type d’agencement pour pouvoir faire qu’ils se rapportent les uns aux autres ; ce
seront des rapports de constellation. Constellation d’univers, c’est justement dans les phénomènes
religieux, le fait que, quelque part, un certain monde de traits sémantiques – par exemple, de traits
sémantiques iconiques ou de représentation spatiale des dieux, de traits musicaux, de comporte-
ments collectifs, etc. – constitue des constellations et porte quelque part, sans qu’il y ait d’inter-
action réelle, ces types d’entités sémiologiques interprétatives.
Qu’est-ce qui joue dans un territoire ? Ce sera un discriminant Un territoire fonctionne-t-il en
priorité comme encodage territorial ou dans une sémiologie interprétative, dans un rapport
d’interprétance ?
Amorce-t-il un univers (à supposer que cet univers n’existe pas) ? Peut-il muter d’un seul coup et
s’engager dans cette direction-là ?

— Nous avons donc là quelque chose qui nous renvoie à des définitions assez classiques en
sémiotique : ce signifiant, ces figures a-signifiantes (ce qui correspond grosso modo aux catégo-
ries saussuriennes de signifiant), en rapport avec ce signifié – ces traits sémantiques – constituent
une ligne de signification.

Des esprits qui flottent, des entités sémiotiques, des traits sémiotiques sont pris dans une machi-
ne d’encodage, dans une machine de langue, un discours de traits sémantiques et sont rapportés,
articulés selon des rapports plus ou moins arbitraires à des lignes d’encodages territoriaux. Cela
constitue un phénomène de signification. Les phénomènes de redondance de l’interprétance sont
pris comme phénomènes de signifié par rapport à des phénomènes de redondance purement a-
signifiante. C’est le phénomène de signification linguistique.

C’est une direction qui articule les chaînes d’encodage dans le monde des redondances, dans le
monde de ce que j’avais appelé les esprits, l’âme. On verra ensuite quels types de catégories héri-
tées du freudisme on peut essayer de reloger ici.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Les sémiotiques machiniques articulent des flux et des machines concrètes. Qu’est-ce donc qui
fait qu’à un moment, des flux, plutôt que de fonctionner de façon inerte, stratifiée comme des ter-
ritoires, fonctionnent aussi – ou d’abord – en tant que flux machiniques ? Et qu’ils développent
des lignes de possibles, des lois à partir de ce que j’appellerai des points-signes. Une vieille notion
pour moi, d’ailleurs… Un exemple très simple de points-signes dans l’ordre de la physique clas-
sique : un point de bascule, un centre de gravité, tout un système qui bascule dans un sens. Point
de rupture. Point de catalyse. Chaîne d’encodage ARN-ADN. Synapse. Rapports synaptiques.
Une sorte d’écriture mais qui, en aucun cas, ne pourra être assimilée au signifiant. Ce que n’ont
cessé de faire les lacaniens avec leurs généralisations de la notion du signifiant, et un certain
nombre de gens ont fait remarquer qu’il ne fallait quand-même pas exagérer et que les chaînes
– par exemple – d’encodage biologique n’avaient rien à voir du tout, ils en ont fait toute une caté-
gorie de différenciation avec les chaînes linguistiques, au moment de la grande folie structuralis-
te, il y a une quinzaine d’années.
Ceci dit, dans la réalité même, des points-signes font que des flux se mettent à travailler entre eux,
ont des effets de plus-value de code. Par exemple, des flux d’aluminium, des flux de signes, des
flux économiques, etc., etc., cela donne un avion. Vole-t-il ou ne vole-t-il pas ? S’il ne vole pas,
il n’y a pas de plus-value de code. Mais, s’il vole, il y a effectivement plus-value de code. C’est-
à-dire qu’un certain nombre d’effets relèvent d’un posssible qui n’était pas porté dans chacun des
flux – un possible que j’appellerai : près de l’équilibre. Les flux sont totalement hors de l’équi-
libre, et tellement qu’il n’en sort rien. Dans cette économie de sémiotique machinique, il y a une
plus-value de code près de l’équilibre : on peut toujours en rendre compte avec des lois et c’est
quelque chose qui s’exprimera par les protocoles de sémiotisation qui sont ceux des diagrammes.
Là, les figures d’expression travaillent directement avec les points-signes machiniques. Les plans
de l’avion, les équations travaillent avec les points-signes des différents systèmes de machines
concrètes et produisent cette plus-value de code. Qu’il y ait en plus des rapports de signification
– il peut y en avoir et ne pas y en avoir – c’est tout un vieux débat épistémologique : les atomes
peuvent-ils avoir une représentation dans ces coordonnées-là ? Mais c’est un débat qui, pour nous,
n’est pas urgent.
Simplement, la représentation figurale, les chaînes d’expression travaillent directement avec les
chaînes d’encodage et disons que cette ligne de diagramme représente les protocoles théorico-
expérimentaux pratiques, avec des vérifications efficientes, à savoir : il y a plus-value de code ou
il n’y en a pas, cela marche ou cela ne marche pas. Si, au bout du compte, cela ne marche pas, ce
triangle-là s’affaisse.
Si cela marche, c’est aussi un registre que l’on mettra sous celui de l’acte – celui-ci étant sous le
registre de la psychè (5) et là, on pourra inscrire : personnalité (6).
J’évoquais Enry Ey, parce que, après tout, on pourrait s’arrêter là. On aurait : la psychè ; on aurait
les trois ou quatre figures d’inconscient qu’il propose : l’inconscient neuro-végétatif, l’incons-
cient par empreinte, l’inconscient psychanalytique…, on pourrait le mettre là. On aurait alors ces
différentes caractérisations de la personnalité et celles de la psychè et de l’inconscient. On pour-
rait aussi reprendre d’autres catégories qui sont celles de la syntaxe, de la sémantique et de la
pragmatique, héritées de… et reprises à peu près dans toutes les références que vous retrouvez
souvent dans vos histoires de thérapie familiale. On pourrait en rester là.

Mais, ce qui va singulièrement compliquer le schéma, c’est le quatrième triangle.


Tout d’abord, de même qu’il y a une schize au niveau des territoires et des formes et qualités
sensibles, nous trouverons une schize au sein des flux entre ce qui fonctionnera comme flux de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


matière signalétique et ce qui continuera de fonctionner comme flux énergétique, flux matériel.
Ce qui nous fera dire que cette ligne est une ligne d’expression par rapport à cette ligne-là qui est
une ligne matérielle.
Et là, que se passe-t-il ?
Des machines concrètes sont prises dans des relations de phylum avec rétroaction et lissage des
temps. Elles ont des rapports de sémiotique près de l’équilibre : il y a des lois, il y a un possible
qui se combine, qui se compose en fonction de rapports sémiotiques (parfaitement déterminés)
parfaitement rigoureux – cela marche, cela ne marche pas, cela n’est pas possible –, avec des
cases de possibilités et d’impossibilités parfaitement déterminées.

Et voici que l’on ouvre le continent des machiniques loin de l’équilibre (7). Ces mêmes machines
concrètes, ces mêmes phylum concrets, pris dans des phylum hétérogènes qui rentrent dans cer-
tains types d’interactions et ayant donc chacun leur univers intrinsèque, encerclés dans leur propre
univers de possibles, d’un seul coup développent une multiplicité, une production d’univers à tra-
vers les univers. Production qui ne sera pas une plus-value de code mais une plus value machi-
nique (8).

Par exemple, un certain flux de musique vocale traditionnelle, territorialisée dans une certaine
zone, s’articule avec un autre flux de signes d’écriture et avec un certain nombre de flux d’affects
religieux et autres. Et ils produisent, engendrent un autre univers qui est la musique baroque, qui
n’était contenue dans aucun de ces univers-là. Il y a une production d’univers, et ce alors qu’on
peut calculer les plus-values de code spécifiques à chacun des phylum ; c’est-à-dire que, à la limi-
te, on peut mathématiquement calculer ce qu’on peut faire avec différents registres, différents
traits d’articulation machiniques de points-signes ; un ordinateur peut donner toutes les possibili-
tés pour chacune des coordonnées. Mais ce que l’on ne peut calculer, ce sont les mutations qua-
litatives, les mutations d’univers qui vont créer un nouveau type d’entité et qui vont le créer sur
un mode singulier : d’un seul coup, attribuable à la totalité de l’univers, il apparait comme ayant
toujours été possible qu’il puisse apparaitre. C’est ce que j’appelle machinique loin de l’équilibre.

Ceci nous amène à deux types de schizes :


— Du côté des machines, on a les phylum machiniques qui sont susceptibles d’engendrer une
plus-value machinique ; et les machines concrètes qui ne sont prises que dans des rapports près
de l’équilibre.
— Du côté des univers, on a, d’une part, des univers qui sont l’univers des incorporels, etc. ;
d’autre part, les paradigmes formels : l’esprit, les abstractions, etc.
— Qu’est-ce qui organise ce triangle machinique loin des équilibres ?
— Les machines abstraites, tout simplement.

Le problème, donc, que j’évoquais au début, de définir ce que sont les référents de n’importe quel
énoncé, disons d’ordre analytique ou schizoanalytique, c’est d’une part d’essayer d’affecter les
énoncés à chacun de ces triangles ; d’autre part, d’apprécier jusqu’à quel point, un de ces triangles
est défaillant, est écrasé, va dans une direction ou va dans une autre ; et d’essayer de saisir ce que
sont les articulations entre ces triangles.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Le rapport entre les encodages territoriaux et les sémiologies interprétatives, c’est le phénomène
de signification ; entre les encodages territoriaux et les sémiotiques machiniques, ce sont les dia-
grammes. Le rapport entre les sémiotiques machiniques et les machiniques loin de l’équilibre
s’appellera : propositions machiniques. Propositions machiniques, c’est ce qui fait que, derrière
un énoncé scientifique, esthétique, etc., il y a une réalité de la relation ; c’est-à-dire que derrière
le fait que l’on établisse une relation comme une constante universelle (constante de Planck ou
constante mathématique) se trouve l’énoncé diagrammatique ; et puis, il y a la consistance même :
que tu l’énonces ou que tu ne l’énonces pas, que tu l’énonces dans un langage mathématique ou
dans un autre, quelque part, il y a bien une proposition machinique, une proposition de vérité qui
la soustend. La sémiotique machinique est renvoyée en machinisme abstrait qui est une sorte de
codage intrinsèque.

La relation entre la machinique loin de l’équilibre, le possible, l’univers des possibles, les muta-
tions d’univers, etc. et les sémiologies interprétatives, je l’appellerai : une ligne d’affect.
L’affect est une connaissance des univers à partir d’une sémiologie interprétative non discursive.
Quand vous n’avez que ces deux triangles-là, il y a l’affaissement des autres, c’est-à-dire que,
quelque part, indépendamment de tout protocole d’insertion dans des rapports matériels de flux,
indépendamment de toute machinique scientifique, de tout étayage diagrammatique, il y a aper-
ception d’un univers.

Pour exemple, j’aimerais bien présenter un monsieur que j’aime beaucoup, John Cage, qui me
semble avoir découvert la musique comme pur affect. Les coups de John Cage ! Au concert, il
commence par casser ou laisser tomber quelque chose et… c’est le concert ! Le concert est le pur
affect qui consiste
à déterminer indépendamment de tout caractère discursif, l’univers de la musique. De même, ces
peintres qui font des provocations un trou dans le mur, un tuyau de cheminée vers l’extérieur, et
bien c’est ça ! Là c’est un tuyau de poêle, mais là c’est une œuvre d’art plastique. Et il y a ce pur
affect, cette pure saisie, indépendamment de toute territorialité (et de toute discursivité).

Nous avons dès lors nos quatre éléments : flux, territoires, machines, univers et la façon dont ils
sont schizés, tirés dans une sémiotisation plus ou moins consistante, plus ou moins ratée ; nous
avons aussi ces quatre points-là qui sont le noyau de l’agencement.

Ce qui nous intéresse, c’est ce qui se passe dans ces quatre figures : est-ce très différent dans les
situations concrètes d’avoir affaire à une relation de signification, à une relation diagrammatique,
à une proposition machinique ou à un affect ? Ces situations évoluent, s’articulent les unes par
rapport aux autres et on peut espérer trouver un système de représentation, de vectorisation pour
voir dans quelle direction on va.

Les énoncés successifs aboutissent à des cartes successives : finalement, on va vers un croisement,
se dit-on alors, où l’on retrouvera les axes de transistance et de persistance qui font que ça passe ;
il y a des composantes de passage, il y a des territoires qui fonctionnent comme machines par tel
ou tel détour, il y a des flux, des singularités qui fonctionnent comme univers ; ou, au contraire,
il y a des catastrophes qui apparaissent, le décrochage d’éléments sémiotiques, etc. Telle ou telle
stratégie des modes d’encodage, de sémiologie, de sémiotique et de machinique apparaît.

Une autre fois, parce qu’il faut y réfléchir davantage, on verra comment raccrocher un certain

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


nombre de catégories catégorie du moi, catégorie de la libido, catégorie des pulsions, de l’acte,
du passage à l’acte, catégorie du surmoi… Effectivement, on pourra peut-être retrouver un cer-
tain nombre de cas particuliers des topiques – en particulier des topiques freudiennes.

On retrouvera ce que j’ai appelé en plaisantant la baïonnette lacanienne ! Et l’on retrouvera des
éléments qui seront, par exemple, que, dans un certain type d’articulation des noyaux, on a une
configuration plutôt qu’une autre.

Mais, d’abord, la machine de pouvoir. La machine de guerre, c’est le fait qu’un territoire fonc-
tionne comme machine par le détour de rapports a-signifiants et de points-signes machiniques
sans rapport de signification : c’est un pur machinisme, une façon de faire fonctionner les terri-
toires – les territoires humains, les territoires d’armes, etc.
On emprunte donc les encodages territoriaux, les diagrammes et une sémiotique machinique
directement pour passer d’un territoire à la machine. L’axiome, c’est qu’on ne puisse pas passer
directement sans faire ce détour, ce qui justifie la structure du carré (9). Parce que, sinon, on pour-
rait les disposer autrement mais je reviendrai sur cet axiome.
Par contre, un territoire qui fonctionne avec un univers en empruntant le rapport de signification
est une machine de pouvoir.

Quant à la baïonnette lacanienne, ce sont des flux, des singularités qui s’articulent à travers des
signifiants, qui font le détour du moi et du petit autre – qu’on va retrouver là – pour aller vers le
grand Autre, qui est un univers englobant tous les univers, et qui est par ailleurs ce qu’on pourrait
appeler un grand Autre capitalistique, puisque c’est le fait que toutes les constellations d’univers,
quelque part, sont rapportées à un grand Dieu, à un grand Englobant.
À cette baïonnette lacanienne s’oppose une baïonnette schizo, à savoir non plus l’entrée du couple
maudit signifiant/signifié, mais l’entrée du diagramme et le passage…

Les énoncés d’Helga

Prenons maintenant l’exemple d’une série d’énoncés d’une personne que j’ai appelée Helga et qui
dit un certain nombre de choses.
Elle dit l’énoncé suivant : « je suis plus dure avec moi-même qu’avec les autres ». Voilà quelque
chose qui, quelque part, tire une inflation des rapports de territorialisation,qu’on appellera « hys-
tériques », dans la sémiologie interprétative et qui représente un certain affaissement.
— Il y a un univers, c’est plus que cela, ou alors il faut le prendre sur le versant des esprits, des
gnomes.
— un affaissement de l’autre
— une hypertrophie des relations du moi
— une direction qui va dans le sens d’un trou noir surmoïque et d’une pure loi autonome de toutes
les redondances. Pure redondance : la loi c’est la loi. La meilleure expression de cette pure redon-
dance se trouve évidemment chez Kafka. La loi, c’est : « Oh, mais qu’est-ce que tu fais là ! », ou
comme disait Lacan à la belle époque la moustache ou la grosse voix : « Oh ! qu’est-ce que j’ai
fait ! qu’est-ce que je suis ! pourquoi suis-je là ! » et je me jette par la fenêtre. C’est le court-cir-
cuit de la loi et l’on passe par la fenêtre.
Et avec cette hypertrophie de toutes les redondances du moi et cette appropriation de tous les
territoires, voilà une perte de consistance au niveau de ce territoire, le moi, l’autre… Elle dit :
« toujours eu un rapport d’obéissance, de ponctualité, notamment avec tout ce qui fonctionne

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


comme structure paternelle. »
Là, c’est un effondrement des plus-values machiniques et un axe mécanique qui s’hypertrophie
avec des automatismes de répétition, style Janet et C°. C’est une structure qui va aussi dans le sens
de la pure répétition machinique vide et de la perte des plus-values, à supposer que ces lignes-là
soient proportionnelles à la consistance de chacun des éléments considérés.

Elle raconte – énoncé toujours actuellement valable – que son père, pendant la guerre (il était offi-
cier dans l’armée allemande) avait tué un de ses petits frères qui venait juste de naître parce qu’il
était mal formé, mais il l’avait tué « en règle », c’est-à-dire qu’il avait le droit de le tuer et l’avait
porté pour ce « au service compétent ». Et cela continuait à avoir une certaine importance dans sa
tête.
Cela c’est une question importante, mais c’est une question de quoi ? Où est-ce qu’on peut loger
un truc pareil ? C’est quelque chose qui met en cause ce type de triangle, le type même de socié-
té, le type de valeurs comme on dirait. Là, il y a un certain affaissement des plus-values machi-
niques. C’est ce qu’on peut appeler un état de barbarie et, en même temps, vous voyez que c’est
quelque chose de très difficile à sémiotiser avec les autres éléments. Un énoncé effrayant, quelque
part, qu’on ne peut pas rapporter, qu’on ne peut diagrammatiser avec rien.
Il y a une pure extension des machiniques comme la machine nazie. Elle ne produit plus du tout
de plus-value machinique , elle ne produit que des plus-values de code. Il faudrait trouver une
représentation adéquate, peut-être que celle-ci peut aller. Et une distanciation énorme s’établit là,
au niveau des propositions machiniques, il y a un raccrochement de l’univers du possible avec le
surmoi. C’est là aussi un court-circuit kafkaïen.

Elle dit encore : « Les gens que je désire sont tous des menteurs, des violeurs, des ivrognes, des
hors-la-loi, des noirs, des prolos, des jeunes délinquants. » On peut aussi rapporter cela à ce tri-
angle. Et ensuite elle dit, par exemple, que dans son école d’architecture, il y a toutes sortes de
problèmes, la suprématie des hommes sur les femmes…, etc. Il faudrait tout reprendre dans le
détail.

Les énoncés d’Helga posent la question de savoir comment est-ce qu’elle peut s’en tirer avec des
rapports de signification exorbitants. Comment intégrer cette ligne de surmoi ? Comment éviter
ce collapsus entre toute possibilité d’univers loin de l’équilibre qui rentre automatiquement dans
les significations redondantes dominantes ? Comment abolir cette distance par rapport au point
de praxis, au point de passage à l’acte, au point de diagrammatisation ? Comment l’articuler avec
ces territorialités concrètes ?

Je reprendrai cet exemple pour y travailler davantage vers cette idée d’une appréhension des dif-
férents niveaux de consistance, des niveaux d’articulation entre les modes d’encodages, de sémio-
logies, de sémiotisations et de machines.

E. : Une question que j’aurais voulu que tu reprennes plus longuement, c’est celle du rapport entre
plus-value de code et plus-value machinique. Dans l’Anti-Œdipe, quelque chose m’a toujours
posé problème : c’est le fait de rapporter systématiquement la machine à la plus-value de codes.
Ce qui me paraît là important, c’est qu’effectivement, tu rapportes la plus-value de codes à une
sémiotique près de l’équilibre, et la plus-value machinique à une sémiotique plus loin de
l’équilibre. Et ce que j’aimerais bien que tu réarticules, c’est le rapport entre ce que tu as appelé
dans ton noyau machinique : proposition machinique et ligne diagrammatique. En effet, j’ai
l’impression que la notion qui te permet de réarticuler un peu l’ensemble, c’est cette vieille notion

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


de point-signe. Tu avais écrit un article là-dessus, il y a très longtemps, je crois. J’aimerais bien
que tu reprennes cela.

M. : Moi, je ne suis pas convaincu que plus-value de code par rapport à plus-value machinique soit
près de l’équilibre par rapport à loin de l’équilibre. Si j’ai bien compris, plus-value de codes, ce
n’est pas forcément viable à long terme…

F. : Ce n’est opératoire que dans son champ.

M. : Mais n’est ce pas porteur d’une créativité, d’un enrichissement, d’un branchement sur autre
chose ? Dans le contexte précis où tu parlais de plus-value de codes, cela me semble beaucoup
plus restrictif que ce que l’on appelle généralement les systèmes loin de l’équilibre ou proches de
l’équilibre – toute une série de systèmes qui survivent remarquablement bien et qui sont branchés
sur d’autres champs…

F. : Je ne crois pas que cela fasse de difficultés. En effet, dans mon idée, on peut avoir, évidem-
ment, des agencements où il manque un, deux, ou trois de ces éléments parce que les autres sont
potentiels ou dégénérés ; mais on peut très bien avoir un système – et cela est très important – qui
fonctionne en même temps comme système d’encodage territorial, comme système de redondan-
ce sémiologique, comme système près de l’équilibre. Encodage qui ne produit que dans les
limites de ce qu’il peut produire, et qui – par ailleurs – se connecte avec une machinique loin de
l’équilibre. La question est d’apprécier quelle est la dynamique – de la topique on détoucherait
vers une dynamique –, de savoir vers quoi ça tend. Parce que, du coup, on voit bien qu’il y a des
entrées multiples. L’entrée d’un point de singularité qui va muter et qui, brusquement, va cour-
circuiter par transistance directement fait surgir un univers. Il y a le fait que ce que l’on pourrait
appeler la situation objective change, la machinique loin de l’équilibre change. Admettons que
cela soit le cas sous Mitterand, c’est sûr que, à ce moment-là, les mêmes types de problématiques
sont changés parce que l’ensemble du noyau d’agencement est modifié par ces mutations de
machinisme loin de l’équilibre.
Et il peut y avoir, en même temps, une entrée qui tient au fait qu’un certain type de diagramma-
tisme est modifié. Un exemple : « Elle a passé son permis de conduire. » Bon. C’est effectivement
un certain type de rapport diagrammatique qui change complètement le rapport entre les enco-
dages territoriaux antérieurs et les différentes sémiotiques machiniques. C’est-à-dire qu’elle ne va
pas voir sa grand’mère ou sa tante de la même façon. Et du même coup, cela peut avoir une inci-
dence pour arriver à ce qu’il y ait un certain type de proposition machinique, par contre, qui se
profile.
D’impossible en équilibre, quelque chose devient possible simplement parce qu’il y a eu dia-
grammatisation entre ces deux sémiotiques. Sinon, « Elle a passé son permis de conduire et du
coup… ! » , qu’est-ce que cela veut dire ! Et pourtant, c’est vrai. Il faut bien trouver un moyen de
repérage et, dans certains cas, ce sera un rapport d’affects entre des choses totalement hétéro-
gènes : sa façon de percevoir le monde, de percevoir le temps, de percevoir toutes les redondances
significatives, sa façon d’appréhender le possible, enfin ce que j’appelle ce rapport d’affects est
modifié parce qu’il y a eu un changement diagrammatique (sans aucun rapport.).
Alors, là-dessus, les psychanalystes foncent en disant : « Oui mais, c’est parce qu’il y a eu une
identification de changée… » Ils ne comprennent rien ou – ce qui est pire – ne prennent pas en
compte l’importance du travail qui s’est fait spécifiquement sur cette ligne diagrammatique.

L’on pourrait donner beaucoup d’exemples de ces sabotages par des psychanalystes, pour qui cela

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


n’a pas tellement de sens qu’une séquence diagrammatique comme celle-ci intervienne, tant et si
bien qu’ils marchent dessus.
Mais, quelle était ta question ?

E. : C’était que tu reprécises un peu la notion de point-signe, ce qui me paraît tout-à-fait impor-
tant dans la mesure où c’est elle qui articule la distinction que tu fais entre, d’un côté, plus-value
machinique et, d’un autre côté, plus-value de code, à travers le diagramme et…

F. : Les points-signes, c’est finalement ce qui fait qu’une machine concrètement fonctionne. On
peut prendre des exemples neurologiques, des exemples de connexions qui se font là où ça ne se
faisait pas. Les points-signes, c’est le fait qu’il y a des mécanismes, des engrammes, par exemple
dans l’apprentissage de la musique : quelque part c’est rentré mais cela ne relève plus de la
conscience qui sera alors de ce coté-ci tandis que que la subjectivité sera de ce côté-là. I1 y a un
certain nombre d’engrammes qui font fonctionner une machine pour elle-même et qui donnent la
capacité de suivre toutes les lois, tout le possible porté dans cette dimension. Une gamme s’ouvre
et rien d’autre, c’est l’ouverture de potentiel. À la limite, on pourrait en rendre compte unique-
ment en termes de théorie de l’information : on peut espérer avoir une description exhaustive, une
description scientifique de tout le possible contenu dans le fait de tel type de points signes intrin-
sèques à une situation – diagrammatisés ou non, d’ailleurs, car ils peuvent ne plus être diagram-
matisés : le diagramme peut s’effacer du point de vue des rapports conscientiels, c’est-à-dire que,
à ce moment-là, le point-signe et le diagramme et les figures fonctionnent tous ensemble, mais
cela peut être du pur automatisme et aboutir à ce qu’il n’y ait pas du tout de rapports de transis-
tance mais seulement des rapports de persistance. Des territoires sont pris dans ce rapport machi-
ne concrète/territoire/flux/figure/point-signe.
Seulement, si l’on en reste à ce type de psychologie, jamais on ne pourra rendre compte de ce que
sont l’économie du désir, de ce que sont le fait qu’il y a une entrée d’incorporels, une entrée d’uni-
vers et une entrée d’autres mondes, d’autres possibles qui dépendent de cette plus-value.
Quand un flux rencontre un autre flux, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Rien, c’est le régime des
mélanges possibles mais qui maintiennent leur hétérogénéité totale.

Quand un territoire rencontre un autre territoire, à la rigueur, ils se mettent à résonner les uns par
rapport aux autres et à engendrer une entité particulière qui est une entité de résonance, d’inter-
prétance : ce sont des traits sémantiques. Vraiment, dans l’univers humain, c’est une chose très
banale, qui paraît difficile à digérer peut-être et cependant c’est le phénomène même de la signi-
fication. Et dans les sociétés primitives, pour les enfants, il va de soi qu’une chose, une entité, un
territoire résonnent avec le reste et que c’est une réalité : c’est la réalité de l’âme, la réalité des
esprits, des revenants, des fantômes, tout ce qui habite la vie entre les objets, les existants, etc.

Quand une machine rencontre une autre machine, cela peut faire un phylum qui s’articule, qui
rentre en interaction – machine physique, machine chimique, machine électromagnétique, machi-
ne théorique. Cela marche ou non. Dans ce cas, c’est totalement hétérogène et les technologies,
la science, etc. établissent des lois de compatibilité ou d’incompatibilité. Ce type de phylum
marche, ne marche pas. Une relation articule alors le diagramme et ses propositions machiniques,
ses propositions de vérité. Là, il faudra faire un examen des notions logiques pour savoir com-
ment on les articule.
Mais ces relations de phylum peuvent se développer en relations de rhizome d’une toute autre
nature, c’est-à—dire faire que ces hétérogénéités, d’un seul coup, font une véritable plus-value
machinique. Tandis que dans l’Anti-Œdipe et dans Mille Plateaux, on l’avait appelée plus-value
de code, on pourrait l’appeler plus-value machinique, notamment avec les exemples de guêpe-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


orchidée. Il y a une logique, une sémiotique particulière de la guêpe, une autre totalement hété-
rogène de l’orchidée, elles ne sont d’ailleurs pas sur le même phylum évolutif, et puis, cependant,
voilà une plus-value d’univers (10) ! Elle engendre alors une autre ligne de phylum et peut débou-
cher sur des rhizomes d’implication tout-à-fait loin de l’équilibre…
Quand une machine rencontre une autre machine, elles peuvent rentrer en rapports de phylum
compatibles ou incompatibles. Cela répond à des lois, à une sémiotisation rigoureuse qui doit être
en consistance et cohérence avec les propositions machiniques.

Par contre, quand un univers rencontre un autre univers, comme ils ne peuvent pas se rencontrer,
comme ils sont aussi hétérogènes que les flux, quand ils se rencontrent quand-même, cela fait ce
que j’ai appelé : des constellations d’univers – des univers d’univers qui, tout en maintenant l’hé-
térogénéité produisent d’autres univers. L’exemple que j’avais pris est celui de la chimie à 37° :
c’est une toute petite case particulière du possible chimique près de l’équilibre qui se met à engen-
drer des univers qui engendrent des univers… Mais évidemment ! Alors, c’est très compliqué de
dire que les univers religieux, poétiques, militaires, scientifiques, etc. sont contenus dans les uni-
vers des atomes et des molécules : et il va falloir trouver les poèmes de Mallarmé dans les molé-
cules de carbone, d’hydrogène et d’azote, c’est imbécile !

La question est que ces différents phylum engendrent des plus-values d’univers, des plus-values
machiniques, fonctionnant avec leur propre cohérence et susceptibles d’engendrer d’autres
univers.
Ce qui me paraît très important, c’est à la fois de montrer l’hétérogénéité persistante, définitive si
l’on peut dire, de chacun de ces univers et leur capacité cependant à engendrer d’autres univers.

La question qui est très paroxystiquement paradoxale, c’est que l’on peut se demander si cette
production d’univers, cette plus-value machinique n’est pas toujours liée (supportée) à une infra-
structure d’encodages territoriaux, de sémiotiques machiniques, etc.

C’est un paradoxe parce que, en fait, il faut affirmer la thèse de la possibilité pure. Pourquoi ?
Parce que si, effectivement, de telles rencontres ne peuvent se jouer pour nous que dans l’ordre
historique de rencontres concrètes, de mutations précises, de coupures épistémologiques comme
disent les autres imbéciles, il n’empêche que dès lors qu’elle est apparue, elle antécède la ren-
contre historique, elle fait ce lissage rétroactif et apparait comme ayant toujours été possible. Dès
lors que la musique baroque est apparue comme plus-value d’univers, comme plus-value de code
par rapport aux différents phylum articulés, elle a toujours été possible puisqu’elle existe. Son
caractère d’existence envahit toutes les coordonnées possibles puisqu’elle passe à travers tous les
systèmes de coordonnées, tous les territoires historiques, toutes les coordonnées de temps et
d’espace.

D’où cette notion de plan de consistance qui nous permet de passer à travers les différents élé-
ments, sinon ils restent totalement hétérogènes.
Ce qui fait que, par exemple, sur la notion d’État (11), on peut dire qu’il y a maturation de flux capi-
talistiques, de modes de sémiotisation monétaires, boursiers, d’opérateurs, de villes-mondes pour
faire maturer la fusion des flux capitalistiques, pour produire l’univers du capitalisme qui est un
univers d’univers et qui est, en même temps,un trou noir, et tout à la fois affirmer l’Ur-staat : de
toutes façons, la question de l’état, la question de la toute puissance d’une référence des flux capi-
talistiques précède tout et partout.

À la fois, on peut dire qu’il y a un rapport processuel dans la production d’un certain type d’uni-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


vers, et puis d’un autre côté, il a toujours été là. Il faut faire tenir les deux thèses ensemble.
L’État – c’est une chose à laquelle on avait beaucoup travaillé avec Pierre Clastres – est déjà dans
sa complétude dans les sociétés amérindiennes. À quelque degré de société sans état, il hante, tel
un univers menaçant, appréhendé dans des affects précis : « toi, tu as une façon de vouloir nous
parler, nous commander…, tu es porteur d’État ! »
Mais l’état c’est comme la musique de John Cage, il n’y a rien à en dire… oui mais ça ne fait rien.
Cet affect-là apporte la complétude de l’Ur-staat. Ceci dit, il n’y a aucun diagramme, aucune
machine, il n’y a rien du tout qui l’incarne, mais il est dans sa complétude.
On dira la même chose du monothéisme, il n’y a pas une religion animiste ou autre qui, par
ailleurs, ne soit porteuse d’un monothéisme. Tous les systèmes religieux sont hantés par un uni-
vers capitalistique monothéiste.

E. : Effectivement, l’Ur-staat est toujours là. Mais le problème qui se pose, c’est celui des com-
posantes de passage et des modes de diagrammatisation possibles.

F. : Oui. Précisément, ce genre de cartographie pourrait avoir l’utilité de ne pas mélanger Louis
XIV, Bonaparte, Alexandre et Hitler. Il faudrait presque, à ce moment-là, l’éprouver pour montrer
qu’on aura des figures totalement différentes, pas les mêmes types de flux du tout ni les mêmes
types de machines. En particulier, l’immaturité des machines diagrammatiques – soit au niveau
capitalistique – ne permet pas de maintenir la consistance du type d’empire d’Alexandre, d’em-
pire romain, etc., bien que, par ailleurs, toute une série de machines soient parfaitement adaptées
au point de vue industriel, au point de vue commercial et au point de vue lutte des classes pour
faire une société capitalistique ; mais on ne peut pas poser ainsi le problème des univers de pou-
voir, des univers d’état dans l’abstrait, même si, du point de vue des affects, il se pose totalement
dans l’abstrait.

Prenons un autre exemple, celui de l’angoisse. Ce serait intéressant de voir les différents types
d’angoisse ou les différents types de trou noir ou encore de ce que j’avais appelé : collapsus
sémiotique et l’on en trouvera alors de très différents.
Une certaine mort est l’effondrement de tous les machinismes en équilibre : c’est la mort « pour
de bon », dont on n’a vraiment rien à dire du tout, c’est celle-là qui est hors de toutes coordon-
nées. On a toujours été mort avant, après, pendant.
Il y a une certaine mort d’effondrement territorial qu’il faudrait essayer de caractériser avec des
notions psycho-pathologiques peut-être plus fines que celles auxquelles nous sommes habitués.
Qu’est-ce ? L’appréhension de la délimitation territoriale, cette façon de se cramponner ; moi je
la vois un peu sur les axes de la névrose obsessionnelle, de la phobie. Qu’est-ce qu’appréhender
les territoires, appréhender les purs flux, en particulier les purs flux signalétiques pour essayer de
conjurer cet affaissement,tout en étant fasciné par lui ? Comment cette mort névrotique s’articu-
le avec cette mort cosmique. Il n’y a pas de rapport direct, sauf un rapport paradoxe-Zen : imagi-
ner qu’il puisse y avoir un rapport là où il ne peut pas y en avoir. Ou l’incarnation de Jésus-Christ
quelque part, un corps, ceci est mon corps, ceci est ma mort, Dieu. Comment ? Ne posez surtout
pas la question. Et c’est cela la religion : ne pas poser la question.

Et ce rapport des sémiotiques machiniques : qu’est-ce que l’affaissement des lignes de vérité ?
Qu’est-ce que l’erreur ? La non-consistance ? Il y a un vertige de l’effondrement de la scientifi-
cité et, notamment, la mort de la science, c’est je crois, quelque part, les mathématiques ! Une
ligne d’affaissement fait que les propositions machiniques s’effondrent on ne sait plus de quoi ils
parlent. Il y a quelque chose de très curieux dans la façon où, à un certain moment, le discours
scientifique devient fou, chez les astro-physiciens en particulier : mais d’où est-ce qu’ils parlent ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Il y a une formalisation mathématique pure et alors là, on passe d’Einstein à Barbey directement.

Et puis il y a toutes les morts, les morts du langage, qui depuis Brice Parain et bien d’autres, ont
été appréhendées. Qu’est-ce que c’est que cette mort qui est conjurée à travers les redondances
mêmes de l’expression, cette mort qui est portée par les sémiologies ? Il serait intéressant de voir
comment elles s’articulent les unes avec les autres.

Le rapport entre les pures sémiotiques machiniques et la pure interprétance que j’ai exclu de cette
structure de quadrangle, si je dis que cela c’est le Zen ou Jésus-Christ, là par contre ce serait le
robot pur. Une pure machine sans support de segmentarité territoriale, de corps, de qualités sen-
sibles engendre un discours. Valdemar. On aurait une ligne de science-fiction qui traverse une
ligne de religion.

En opposition avec les qualités sensibles, je mettais la notion de qualités abstraites qui sont la per-
ception par affects d’un univers, mais sans discursivité, qui se donne d’emblée, comme tel : l’uni-
vers de la présence au monde, de la musique, de la présence au temps se donne en dehors de toute
discursivité, c’est-à-dire en même temps en dehors de toute théorie de l’information possible.

E. : Il est assez surprenant que tu parles, d’un côté, de qualités sensibles, d’un coté de qualités abs-
traites au niveau des univers et que tu courcircuites la notion d’heccéité.

F. : Non, la notion d’heccéité, à mon avis, serait par là. Et, en opposition à l’héccéité, c’était quoi ?

E. : C’étaient, effectivement, les qualités sensibles ; mais ce qui serait intéressant, ce serait de
situer l’héccéité non pas dans les univers mais entre les machines abstraites et les univers.

F. : Oui… Il serait intéressant non plus de partir d’exemples presque construits pour pouvoir
répondre à ces différentes catégories,mais de prendre des préoccupations, des discours que les uns
et les autres portent pour savoir si cela a un caractère réducteur ou, au contraire, permet de décri-
re quelque chose, de poser des questions que l’on ne se serait pas posé sans ce schéma. Est-ce que
cela peut servir d’outil pour ceci notamment : il est question d’une identification. Ceci, on voit
tout de suite où le rapporter, dans les redondances sémiologiques, dans ce triangle à droite et son
type d’économie, mais on peut se dire : il y a ceci dans ce triangle à droite, et alors qu’en est-il
des autres problématiques ? en partant du principe que, de toutes façons, la question devra se
poser d’une façon ou d’une autre.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


Notes :

1. Dans une autre terminologie, c’est ce que j’avais appelé des sémiotiques a-signifiantes.

2. Cf. schémas en annexe.

3. De tous les modes de territorialité qui seraient hystériques en ce sens-là.

4. Au sens où la notion de trait sémantique a été introduite dans les études des champs sémantiques ; et aussi de
Hjemslev, avec ses notions de figures de contenu.

5. Cf. Enry Ey.

6. Cf. schémas en annexe, notamment : Pour recoller les vieilles topiques.

7. Je ne les appellerai pas cette fois des sémiotiques, parce que je préfère mettre un terme différent.

8. Ou une plus-value d’univers.

9. Ce n’est pas un vrai carré ! (N.D.L.C.)

10. Ou : une plus-value machinique ; je ne sas pas encore comment on peut l’appeler.

11. Évoquée in l’Anti-Œdipe.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


Annexes :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


Les séminaires de Félix Guattari / p. 16
Les séminaires de Félix Guattari / p. 17
Les séminaires de Félix Guattari / p. 18
Les séminaires
de Félix Guattari 26.05.1981
Félix Guattari
Transistancialités
DES OBJETS SINGULIERS

Il ne s’agit pas du tout ici de présenter un corpus doctrinal homogène, mais d’envisager la possi-
bilité de définir des instruments conceptuels pour saisir des ressorts inconscients qui, dans l’ana-
lyse classique, sont forclos, oubliés, ou niés.
Pour ces ressorts inconscients, au niveau du transfert et de la performance significative, il n’y a
pas de prise. S’ils peuvent aussi être appréhendés, éventuellement, par cette dimension de rela-
tion, de langage et de signifiant, ils n’appartiennent pas pour autant (1) à celle-ci.

LEUR REGISTRE

Leur registre est celui des actes de passage – mutations psychiques réelles, à partir de l’hypothè-
se métapsychologique des machines abstraites et d’un inconscient machinique.
L’inconscient machinique n’est pas localisé sur les personnes et ne relève pas d’entités intra-
psychiques.
Les machines abstraites ne sont pas – pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty – appréhen-
dables directement par la conscience thétique. Elles échappent aux coordonnées spatio-
temporelles (2).
Ce sont des objets qui ont une consistance très différente de celle des objets matériels ou mentaux
habituels. Échappant aussi aux modes d’expression sociaux et de sémiotisation (vigiles) habi-
tuels, ce ne sont pas pour autant des catégories a priori de l’entendement.
Ce sont vraiment des objets singuliers.

La conscience machinique

Les machines abstraites, dans cette perspective, ne sont pas non plus de purs objets théoriques :
ils sont intuitionnés inconsciemment. Mais encore faut-il redéfinir cette notion d’inconscient
comme étant l’extrême de la conscience : la conscience machinique.
Il y a une conscience inconsciente des machinismes abstraits et donc une exploration possible, un
travail analytique particulier les concernant (3).

À la clef…

Mais pourquoi ces objets singuliers sont-ils donc nécessairement en dehors des modes de com-
préhension et de sémiotisation traditionnels ?
C’est qu’ils sont, en fait, à la clef de l’organisation des coordonnées spatio-temporelles et des
modes de repérage des objets. Ils sont au fondement même des rapports qui tendent à poser un
objet par rapport à un sujet, un sujet par rapport à un objet.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Étant à ce fondement même de l’intentionnalité qui pose ce rapport sujet/objet, ils ne sont eux-
mêmes ni objets, ni sujets.
C’est déjà là une première évidence.
Mais j’insiste sur le fait que ce ne sont pas pour autant des données phénoménologiques a prio-
ri (4). Ce sont des objets singuliers.

Les objets phobiques par exemple

Prenons par exemple le comportement phobique d’un pensionnaire de La Borde qui va se laver
les mains 90 fois par jour…
On voit bien que ce qui est visé à travers ce comportement, ce ne sont pas des microbes réels,
mais quelque chose d’autre qui a sa consistance et sa définition : c’est un certain type d’objet que
j’appellerai donc machine abstraite : en l’occurrence, surgissant à une certaine époque, ayant une
certaine trajectoire et entretenant un certain type de relations avec d’autres objets.
Et ce n’est pas là pure considération théorique : en effet, le phobique lui-même le sait bien ; à la
rigueur, si on le fait vraiment chier – en l’embêtant ou en lui faisant du charme (5) – , il peut très
bien passer outre tel ou tel de ses rituels phobiques. Mais cela ne change rien.
Il a un certain niveau de connaissance de ce décalage entre l’expression qui est donnée – rituelle
et verbale – à propos de son comportement phobique et l’objet en question : un machinisme abs-
trait qui échappe totalement à toutes les coordonnées de temps, d’espace, d’entourage, de champ
social, etc..

Ou la voie royale…

Le meilleur exemple est encore évidemment le rêve qui demeure la voie royale de toutes les for-
mules de l’inconscient. Là aussi, on peut voir qu’il y a une conscience inconsciente du rêve en
train d’être rêvé.
Dans ce niveau de sémiotisation interne au rêve, toutes les coordonnées spatio-temporelles sont,
sinon abolies, du moins profondément remaniées ; toutes les articulations logiques, les rapports
d’objet, de sujet, d’animalité et autres, sont totalement différents et même les représentations que
l’on peut en avoir semblent toujours décalées par rapport au noyau machinique actif qui travaille
le rêve.
Aussi, vouloir dire de ce noyau machinique qu’il serait un conflit latent dont on aurait à trouver
des traductions de toute nature ou, inversement, vouloir dire du texte qui peut donner le compte-
rendu de cette sémiotisation, qu’il requiert une remise en ordre par un contenu latent, sont des for-
mules qui me paraissent manquer totalement la nature – précisément – de cet objet machinique
abstrait.

Six niveaux d’agencement de sémiotisation du rêve

Nous reviendrons là-dessus l’année prochaine, en travaillant – si vous le voulez – sur des analyses
concrètes de rêves, mais à titre indicatif l’on peut déjà remarquer l’intérêt qu’il y aurait (6) à mul-
tiplier les références d’agencements d’énonciation relatifs au rêve.
Et déjà, plutôt que de cette simple opposition interprétative d’un contenu manifeste et d’un conte-
nu latent, je proposerai que l’on parte de six niveaux d’agencements de sémiotisation du rêve :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


1/ L’agencement d’énonciation relatif au rêve en train de se rêver, dont je parlais précédemment.

2/ L’agencement de prolifération sémiotique résultant de l’intrusion des composantes de la réa-


lité dominante lors du réveil : cette sorte de nébuleux dans l’expansion – comme si les compo-
santes de la réalité – lumière, bruit – faisaient « percer » un phénomène d’expansion sémiotique :
cette impression que tous les éléments foutent le camp à une vitesse infinie, on arrive à peine à
en rattraper quelques-uns et ce sentiment, cette certitude d’en perdre… 99 %

3/ La mise en coordonnées spatio-temporelles de ce qui peut être ressaisi de cette prolifération,


c’est-à-dire la distinction de ce qui est pris en compte dans des coordonnées de temps et d’espa-
ce et de ce qui est parti en dehors : parfois, on ne peut même pas le désigner, mais on sait qu’il y
avait d’autres éléments. Il y avait quelque chose là, par là. Mais, dans la mesure où cela échappe
aux coordonnées spatio-temporelles, cela ne « rentre » pas et ne peut être ressaisi.

4/ La mise en coordonnées significatives ou phrase proto-narrative du rêve : non seulement on a


introduit des éléments de la machine abstraite dans les coordonnées spatio-temporelles, mais on
a commencé à les disposer dans une proto-narration où fabriquer une série de phrases, articuler
des séries de textes explicatifs est possible.

5/ Développement de bourgeons associatifs. Ce cinquième niveau d’agencement est, en fait, déjà


branché sur le quatrième niveau et sur tous les niveaux d’agencements précédents.
Un rhizome associatif tend, lui aussi, à faire se déployer le noyau machinique résiduel ; et l’on a
quelquefois beaucoup de mal à faire le partage entre ce qui est strictement la sémiotisation de la
mise en coordonnées significatives et spatio-temporelles, et ce qui vient à la suite. On ne sait pas
trop : « Cela… l’ai-je vraiment rêvé ? Ou bien est-ce moi qui l’ajoute maintenant ? » L’on est en
continuité d’adjacence.

6/ Les opérations successives de filtrage par les agencements de mémorisation sont plurielles.
Étant donné que les psychologues expérimentaux ont distingué deux ou trois mémoires
fondamentales :
– Une mémoire qui se joue sur quelques dixièmes de seconde,
– Une autre mémoire qui se joue, elle, sur quelques minutes, et qui capitalise un certain nombre
d’autres éléments,
– et enfin, une mémoire à long terme.
On peut penser que le premier palier de prolifération dépend de cette mémoire se jouant sur
quelques dixièmes de seconde. C’est un sujet vraiment intéressant, et si quelqu’un voulait tra-
vailler là-dessus, il aurait de quoi faire !
Des filtrages successifs font que les troisième et quatrième niveaux de mise en coordonnées sont
pris par un vent d’oubli qui va – très vite – chasser les choses du rêve ; si l’on se met à noter un
rêve tout de suite après le réveil, on s’aperçoit que, l’après-midi, ce dont on se souvient est vrai-
ment très différent de ce qu’on avait noté le matin.
Puis, éventuellement, les agencements d’énonciation du rêve consistent à raconter celui-ci à quel-
qu’un – psychanalyste ou autre – ou bien à l’écrire.
Toutes sortes d’autres niveaux intermédiaires existent entre les différents niveaux d’agencements
d’énonciation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Voies de passage

– Il y a des flash-back : parfois, en écrivant le rêve ou en le racontant, des morceaux de ce rêve


réapparaissent.
– Les agencements étant pris sous l’angle des agencements d’énonciation, des composantes-car-
refour très différentes les unes des autres vont rentrer dans le rêve, qui ne pourront être réduites à
l’interprétation d’un contenu manifeste : on va faire rentrer ainsi des segments de mémoire, des
événements, des sensations, des situations, etc.. Par exemple, il est très probable que l’on ne
raconte pas deux fois le même rêve à des personnes différentes : il y a alors interaction de l’agen-
cement d’énonciation par le fait que la présence d’une personne ou d’une autre change complè-
tement ce qu’il en advient, non seulement au niveau du contenu, mais aussi au niveau sémantique,
lexical, syntaxique et peut-être logique…

J’ai pris cet exemple du rêve pour montrer que cette hypothèse des machinismes abstraits nous
permet d’avoir une attitude beaucoup moins réductrice, que ce soit par rapport à des symptômes
(phobiques, par exemple) ou par rapport à des phénomènes comme celui du rêve. Mais on retrou-
ve cette question aussi dans d’autres domaines, et notamment dans le fonctionnement de l’in-
conscient dans le champ social. Prenons un thème de l’Anti-Œdipe : ce que j’ai appelé La
Révolution Capitalistique.

La Révolution Capitalistique

Cette machine abstraite – en tant que traitant des flux décodés – est opérante dans des champs
plus ou moins consistants (7), plus ou moins persistants ; mais un certain surgissement de ce machi-
nisme abstrait contamine des secteurs totalement hétérogènes et des époques différentes.
C’est donc un faux problème que chercher à localiser la naissance du capitalisme : on trouvera
autant de naissances du capitalisme que de situations. Et cependant, poser la question du surgis-
sement de la machine abstraite capitalistique n’est pas un faux problème.
Le paradoxe est que l’on puisse ainsi faire remonter la Révolution Capitalistique comme menace
ou comme poussée – y compris dans les sociétés les plus primitives ; et que, cependant, il y ait
bien quelque part quelque chose – un plateau, une référence – qui marque cette menace d’une
machine capitalistique, allant gagner aussi bien les domaines de la religion – avec les différentes
poussées monothéistiques – que ceux des langues qui commenceront à avoir une fonction de sur-
codage de tous les systèmes plus idiosyncrasiques et d’expression, etc..

Un exemple des plus récents

Je pourrais même prendre un dernier exemple : celui de l’élection de Mitterrand.


Et pourquoi, et comment, et malgré quoi… ?
Sans doute y avait-il là un machinisme abstrait qui traversait toutes les strates de la société – non
seulement la société française, mais bien au-delà, probablement. Quelque chose qui, d’ailleurs, a
été psychologiquement vécu par Giscard, et dont un journal rend compte ainsi : « Dès le mois de
décembre, quand j’ai vu le succès des candidatures fantaisistes, j’ai compris que j’étais perdu ! »
dit-il à peu près. Voilà !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


DES OBJETS TRANSISTANTS

LEUR EFFICIENCE

Où nous mène cette discussion sur des objets très singuliers ?


S’agit-il d’introduire, en quelque sorte, une dimension de garde-fous, tenant compte du fait
qu’existent des éléments d’intuition ou de flair, tels que l’on doit essayer de saisir des systèmes
de mutation qui ne sont pas saisissables dans les champs historiques, spatio-temporels, dans les
déterminations économiques et autres ?
En fait, l’ambition de ces réflexions est un peu plus que cela : elle n’est pas seulement de faire un
garde-fou ou un rappel à l’ordre, mais elle veut aussi vraiment développer deux champs analy-
tiques complémentaires l’un par rapport à l’autre.

Deux champs analytiques complémentaires

– Une schizoanalyse générative (8), celle des champs, des territoires, des objets, des sujets persis-
tants, des comportements, des causes efficientes, des représentations formelles, des coordonnées
spatio-temporelles et énergétiques.

– Une schizoanalyse transformationnelle, celle des agencements transistants. Son objet, cette
fois, ce seront les lignes de fuite, les idéalités machiniques, les actes de passage (9), les dia-
grammes (10), la physique des transformations des incorporels, des matières à option non-énergé-
tiques, non-informationnelles, non-systémiques.

À un niveau, donc, où ni le topos, ni le logos, ni l’energeïa ne sont les références (11), comment
peut-on envisager, complémentairement, une analyse de l’inconscient qui soit tournée vers les
champs réels (12), et une analyse du possible (13) ?
Je m’expliquerai en conclusion de cet exposé sur la façon dont on peut concevoir l’articulation de
ces deux niveaux.

Des esprits qui habitent la terre

Des Esprits habitent la terre… C’est une question qui hante l’histoire de la subjectivité humaine.
La certitude de l’existence de ces esprits peut subir des fluctuations mais, même dans les socié-
tés les plus rationnelles, elle demeure très vivace : partout et dans tous les sens les esprits courent
et grouillent ; voyez-les en Pologne ou en Russie, c’est pareil, il y en a vraiment partout.
Ils existent, c’est sûr, mais jusqu’à quel point peuvent-ils vraiment influencer : destins, maléfices,
ou anges gardiens, quelle est l’efficience réelle de ces esprits ?
Il est intéressant de voir jusqu’où, de fait, il y a eu division du travail – coexistence entre la ratio-
nalité scientifique et les différentes religions, pratiques rituelles ainsi que ces petites religions ter-
ritorialisées qui existent un petit peu dans tous les coins de la vie sociale.

Il s’agirait de faire une véritable science des Esprits : les prendre tout à fait au sérieux et consi-
dérer qu’il y a effectivement des phénomènes d’envoûtement sémiotique de toute nature (14) et que
cela fait bel et bien partie de l’analyse.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Il est utopique de nier ces phénomènes d’influenciation. Parfaitement vécus et sentis par les para-
noïaques et les schizophrènes, ils le sont aussi par la plupart d’entre nous, en fait, à certains
moments ; mais ils ne sont pas amenés comme matériel analytique véritable : on ne veut pas le
savoir. Ils n’en sont pas pour autant moins efficients.

LEUR EXISTENCE

Au niveau de l’existence de ces objets, un problème est que cela ne fait pas trop sérieux :
« Qu’est-ce donc ? Ces objets qui sont partout et nulle part… dont on dit qu’ils se déplacent beau-
coup plus vite que la lumière… et même à une vitesse infinie… ces objets qui n’ont pas de
contours… pas de parties…? »
Cependant – et j’insiste sur ce fait – ce type d’objet, non seulement habite la conscience ordinai-
re (15), mais c’est encore autour de lui que tourne, en grande partie, l’histoire des religions, des
théologies et de la philosophie classique elle-même.
Quel statut existentiel leur donner ?
Ils n’existent pas en soi : ce ne sont pas des objets transcendants – ni formes transcendantes de
type Platonicien ou Aristotélicien, ni monades au sens de Leibniz.
Ils n’existent pas sur le mode de la persistance dans des coordonnées repérables (16), ils existent
sur le mode de la transistance, cette transistance n’étant articulable qu’entre des composantes ter-
ritorialisées. Autrement dit, elle ne se manifeste que pour autant qu’il y a des agencements qui
l’articulent.
N’existant pas en soi sur le mode de la persistance, les machinismes abstraits sont des objets tran-
sistantiels qui impliquent certaines conditions pour exister.
Cela n’est pas si mystérieux : par exemple, certaines rêveries, intuitions musicales ou esthétiques
impliquent pour exister qu’il y ait des musiciens, des instruments, des salles, des sons, des vibra-
tions, etc.. Mais ces intuitions là – quelque part un certain type de plaisir – ne sont absolument
pas saisissables dans les coordonnées précédentes. Les machines abstraites, pour ce qui est d’exis-
ter, c’est quelque chose de cette nature.

Moisissure métaphysique, du point de vue existentiel, les objets transistants n’ont de possible per-
sistance qu’à l’état parasitaire. Cette vie parasitaire persistantielle n’en implique pas moins un
niveau de transistance absolue.
C’est autour de ce paradoxe que l’on va tourner surtout.

LEUR RÉFÉRENCE

Et, si l’on prend cette distinction, il n’y a pas de difficulté à dire que les machines abstraites – en
tant que telles – ne se réfèrent à rien.
Elles ne se réfèrent à rien pour autant qu’elles se réfèrent à tout, qu’il n’y a pas de référent – exté-
rieur ou intérieur –, qu’il n’y a pas de partition possible : elles envahissent l’ensemble du cosmos.
Et cependant, elles ont, en quelque sorte, une référence générale que j’ai appelée, avec Deleuze,
le plan de consistance.
Ceci ne veut pas dire que ce plan de consistance soit similaire, par exemple, à la référence que
Leibniz donne de l’harmonie préétablie. En effet, en raison de la nécessité pour les machines abs-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


traites d’exister dans des champs de persistance, elles n’en sont pas moins tenues pour exister de
rentrer dans des coordonnées événementielles qui sont des ruptures.

LA LOGIQUE QU’ILS METTENT EN JEU

La logique que ces objets transistants mettent en jeu diffère à l’extrême de celle des degrés
– continuum – d’existence. On en arrive à une radicalité absolue : les machines abstraites, par
paliers brutaux de transistance, se mettent à exister du tout ou rien ; en outre, ces paliers d’exis-
tence et de non-existence coexistent. C’est dans le même temps que les machines abstraites per-
sistent localement dans un champ, apparaissant à l’occasion d’un événement ou d’un autre, et
– par ailleurs – transistent pour toujours (17) à partir du moment où elles ont commencé à transister.

Quelle peut être l’utilité d’insister sur ces paradoxes, sinon de tenter de faire sentir la brutalité de
la rencontre avec ce type d’objet ? Il n’est sans doute pas inutile d’évoquer cette rencontre – phé-
noménologiquement – parce que la singularité est toujours quelque chose d’intolérable quelque
part. Formuler des paradoxes aussi insoutenables, c’est un peu nous accoutumer, en quelque sorte,
à aborder d’autres paradoxes, qui sont ceux de l’existence, de la mort, du désir – ceux de tous les
phénomènes de singularité.

La transistance est, donc, à la fois indépendante et parasitaire à l’égard de la persistance. Cette


situation va, elle aussi, se repérer (18) sur un mode phénoménologique.
Ce n’est pas une pure considération théorique à l’égard des idéalités auxquelles nous avons à faire
ici. Il faut considérer ces deux façons de les prendre :

Deux façons de les prendre

On peut les prendre de la manière traditionnelle comme des superstructures idéologiques : des
faux-semblants, projections de représentation, ombres chinoises sur un mur… des idées : choses
de peu d’importance, mais qui nous servent… des instruments.

L’autre manière de les « prendre » – pas du tout, alors, comme une plaisanterie –, c’est de les rap-
porter à des machinismes abstraits objectifs.

Les idéalités mathématiques

Les idéalités mathématiques, par exemple, ce n’est pas du tout quelque chose qui se passe uni-
quement dans le rapport du mathématicien et des signes linguistiques qu’il manie. Mais un cer-
tain type d’idéalité mathématique – comme le théorème de Pythagore – existe aussi, d’une façon
ou d’une autre, dans des galaxies où il n’y a aucune sorte de relation possible d’expression de
cette nature ; et même s’il n’y a aucun type de déploiement d’espace correspondant, il existe…
Donc, une objectivité des machinismes abstraits supporte les idéalités mathématiques.

N : Et puis cela peut aussi faire la bombe atomique ou…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


F : Potentiellement, oui. Mais ce n’est pas un argument qui suffirait pour fonder la diffusion abso-
lue des idéalités mathématiques.
Prenons alors les autres types d’idéalités : esthétiques, affectives, etc.. On peut très bien aussi
considérer qu’il ne s’agit pas du tout de superstructures (19), mais d’un mode d’existence qui
coexiste avec les modes de représentation du corps, de l’espace, du champ social, etc.. Il y a
superposition totale de ces deux modes d’existence qui sont radicalement étrangers.

DES NIVEAUX D’IDÉALITÉS

TROIS NIVEAUX, DÉJÀ…

On peut distinguer déjà trois niveaux d’idéalités :


– Des idéalités de persistance, codes intrinsèques qui conduisent à une répétition des choses au
sein des choses elles-mêmes. Par exemple, la cristallisation d’un corps – d’un métal. La forme du
cristal est portée intrinsèquement par les flux de molécules en question.
– Avec les représentations propres aux êtres vivants, les idéalités prennent un statut de plus gran-
de indépendance : le codage, par exemple, peut être spécialisé au niveau de telle ou telle chaîne
de l’engineering génétique.
– On trouve des coefficients supplémentaires avec les sémiotiques signifiantes ou a-signifiantes
du langage, avec tout un monde d’expressions qui est très indépendant des objets – du référent –
qu’il traite, les médiatisant à distance.
Mais ces différentes catégories d’idéalités relèvent de la même transistance.

DOUBLE MODALITÉ D’EXISTENCE

Et, de quelque façon qu’on les considère, l’on peut très bien admettre qu’elles sont en prise sur
ces deux modalités d’existence :
– L’existence prise dans les coordonnées spatio-temporelles, substantielles et énergétiques,
– et des systèmes d’existants hors coordonnées qui sont comme une sorte d’antimatière « dou-
blant » toute la matière prise dans les coordonnées.

Pendant des centaines d’années, les philosophes ont tourné autour de cela, du clinamen jusqu’à
toutes les formulations des phénoménologues – ce type même d’aporie auquel on se heurte.

LE NÉORÉALISME ITALIEN

Maintenant, prenons un exemple de ce type d’objet transistantiel.


Pour montrer que là, il ne s’agit pas d’universaux qui traversent les catégories générales de la
connaissance, mais qu’une chimie non-énergétique d’objets transistantiels hante, bel et bien, la
chimie de la réalité, nous choisirons comme exemple : le néoréalisme italien (20).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


C’est quoi, le néoréalisme italien ?
– Sans doute quelque chose qu’un critique a dû nous « donner » …
– Mais aussi, ce sont des films, des bobines de films que les gens ont vu.
– Pourtant, jamais personne n’a vu au cinéma « le néoréalisme italien » !
Et cependant, c’est un objet ; et là, on peut dire – et l’on voit bien pourquoi – un objet transis-
tantiel : il transite en effet à travers les différents films en question.
Dans quel sens transite-t-il ? C’est compliqué :
– il transiste dans le sens d’un phylum et dans le sens d’un rhizome.
– Il transiste dans le sens d’un phylum : en ceci que le cinéma néoréaliste italien vient avant un
certain type de films, en annonce d’autres ; il a une place dans l’histoire du cinéma, dans le phy-
lum des films.
– Mais, en même temps, il est pris dans des relations de rhizome avec des choses qui sont totale-
ment extérieures au cinéma.

Donc, le machinisme abstrait qui habite cet objet transistantiel – le néoréalisme italien – est pris,
lui, dans une dimension de phylum (horizontale, si l’on veut) ; mais aussi dans une dimension de
rhizome (verticale) : en ce sens que c’est le même machinisme abstrait qui va travailler « l’esprit
de l’époque en Italie » (une guerre… mais que s’est-il passé… un rapport au surplus américain…
un certain type de vision… de « libido »… la crise… tout ce qui a suivi cette époque-là… etc..)

L’analyse devra alors circonscrire son champ pour trouver ces différents modes de
transistantialité.

DEUX OU TROIS NIVEAUX QUE JE SAIS D’ELLES…

Donc, les idéalités peuvent avoir un statut :

– d’idéalités formelles, qui tournent en rond, sans prise sur les processus réels de transformation :
les processus de persistance. Nombreuses sont les idéalités formelles de ce type, notamment dans
le monde religieux (idéalités de pure étiquette).

– d’idéalités machiniques, qui sont juste à certaines fonctions-charnières, ont une fonction dia-
grammatique ou une fonction de point de déterritorialisation ; elles servent pour articuler des
champs de réalité, puis s’abolissent au-delà.

– des idéalités machiniques diagrammatiques qui, elles, nouent des agencements et qui existent,
transistant pour elles-mêmes – qu’il y ait ou non manifestation persistantielle.

Si l’on prend ces trois niveaux, on comprend pourquoi je dis que les rapports entre la transistance
et la persistance sont à la fois d’indépendance et de parasitage : en effet, ils peuvent être indépen-
dants dans certaines situations, et ils peuvent être de parasitage total, ou même d’impuissantation.
Et, il va de soi que ces différents niveaux sont articulés constamment dans n’importe quel agen-
cement concret.

E : Peux-tu répéter les différents types d’idéalités ?

F : Je n’en donne que trois, mais il faudrait faire une catégorisation beaucoup plus complexe, car…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


D : Non ! N’en donnes que trois ! (rires)

F : Il y a donc :
– Les idéalités formelles qui sont : le Bien, le Mal, toutes les valeurs de référence qui peuvent
engendrer des phénomènes surmoïques d’inhibition et autres, mais qui n’interviennent pas direc-
tement comme des processus diagrammatiques.
– Des pointes machiniques qui amorcent des idéalités de transition ; idéalités-charnières qui ne
franchissent pas un seuil que j’appellerai : plateau de transistance.
– Les idéalités machiniques diagrammatiques, qui nouent les agencements et dont la consistance
renvoie au plan de consistance des machinismes abstraits, en sont l’expression la plus pure.

E : En fait, il y aurait trois grands types d’idéalités :


– Les idéalités formelles
– Les idéalités persistantes
– Et les idéalités, disons, de transistance, qui seraient les idéalités machiniques ?

F : Oui, c’est cela. Mais, encore une fois, ce sont trois catégories un peu à l’emporte-pièce et il
faudrait différencier beaucoup plus.

ET LE SEUIL DE TRANSISTANCE ?

Revenons maintenant sur cette question du seuil de transistance.


Tel que je l’ai présenté, on pourrait penser qu’il est dans la dépendance du seuil de persistance.
Or la dépendance se situe, en fait, au niveau existentiel, mais au niveau concret, les choses ne vont
pas se produire ainsi : en réalité, les rapports seront discordants entre les niveaux de consistance
– soit de la persistance,
– soit de la transistance.
Et c’est d’ailleurs l’intérêt de cette distinction qui, sinon, serait purement théorique.

UNE LOGIQUE PARTICULIÈRE

LES GÉNIES IMMATURES

Prenons un exemple : les génies immatures ; on dit qu’Einstein ou Galois étaient des génies
immatures… Vous avez, donc, des génies immatures.
Vous avez des fous créateurs qui, d’emblée, atteignent un plateau de transistance déployant tout
un univers… D’emblée, on sent bien qu’il y a quelque chose de définitif créé à ce niveau-là…
Kafka ou Rimbaud.
Mais cela peut très bien (21) correspondre à un niveau de persistance proche de l’effondrement
total, du trou noir.
C’est un paradoxe très intéressant que de voir une discordance totale entre une persistance com-
plètement fragilisée et une transistance qui aboutit à des créations d’emblée géniales.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


X : Comme C…, un fou de La Borde !

F : Ah ! j’avais entendu « Khomeiny » ! (rires) Cette problématique des machines abstraites


implique donc que l’on forme une logique assez particulière. Et le mérite – c’est peut-être le
seul ! – du travail que j’essaye de faire ici avec vous, est de nous mettre dans des situations qui
nous rendent un petit peu moins sourdingues lorsqu’on se trouve – justement – avec C…, ou
d’autres. C’est toujours ça !

UNE LOGIQUE « OCCASIONNELLE »…

Quelle est donc cette logique ?


À l’égard des conceptions freudiennes, ou de Lacan avec ses mathèmes, je ferais la même cri-
tique, car c’est vraiment une tout autre logique dont nous parlons ici ; il n’y a donc pas lieu de
dire que, dans la logique de l’inconscient la négation est traitée autrement que… etc., cela, c’est
vraiment autre chose !
Cette logique, il ne faut pas la donner comme une logique générale, mais à chaque fois essayer
de cartographier son fonctionnement : ce n’est pas le même pour Arthaud, Raymond Roussel ou
Schumann.
Il n’y a pas de logique transistantielle universelle.

Tout à l’heure, E. proposait l’expression : logique (22)


occasionnelle ; oui, au fond, c’est une
logique au coup par coup !

X : Une logique discontinue !

F : Oui, elle est occasionnelle, au coup par coup, dans son effet dans les champs persistantiels (23),
mais cela ne l’empêche pas d’être absolument une logique machinique – elle, par contre, au
niveau de la transistance. Tel est le paradoxe de cette logique.

UNE LOGIQUE PARADOXALE…

Ainsi, l’assurance, l’autorité avec lesquelles un schizophrène donne des éléments de sa logique
nous est bien connue.
Par contre, il perdra ses certitudes quand il se mettra sur le terrain de notre logique persistantielle.
Ce qui prouve que sa folie n’est pas du tout générale dans la logique. De certaines choses il est
parfaitement sûr, ces choses qui, pour nous, ne tiennent pas debout. Par exemple, à la lecture du
texte de Schreber, on sent tout de suite que c’est stupide de discuter : il y a là une évidence d’un
autre type de logique. Mais, par ailleurs, je suis sûr que si l’on coinçait le Président Schreber dans
un coin, le contestant sur certains points, il dirait : « Bon, je vous l’accorde, ce n’est pas mon
domaine… »

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


LE STATUT DES CONTRAIRES…

Il y a un problème sur lequel nous n’avons pas encore vraiment réfléchi, c’est celui du statut des
contraires dans cette logique, qui n’est pas une logique du flou ; ce n’est pas une logique des inter-
médiaires entre les à-peu-près et les presque – toutes ces catégories mi – qui évitent les opposi-
tions binaires pures et simples… Là, c’est autre chose.
C’est l’ensemble des choix co-existants (24) : les choix ne véhiculent pas seulement leur contraire,
ils véhiculent aussi tous les problèmes qui ne se posent pas ; dans la logique, il y a le vrai et le
faux, et puis une troisième éventualité qui est : le problème ne se pose pas.
Or, précisément, dans cette logique particulière, tous les problèmes qui ne se posent pas ici et
maintenant, pourraient se poser. Vous vous rendez compte ! C’est là que j’avais essayé de faire un
petit développement sur les torchons et les serviettes et toutes les autres façons d’envisager ces
questions des torchons et des serviettes… pour être bien sûr qu’alors, on ne pourra jamais s’y
retrouver !

Les publicistes disent que lorsque l’on veut lancer un produit (25), peu importe que l’on parle de
lui en bien ou en mal : l’important, c’est qu’on en parle !
Et bien ! C’est ce type de glissement qui est en question : la machine optionnelle ne prend pas
acte des modes de valorisation locaux – des oppositions binaires –, mais elle prend l’ensemble
des champs de possibles qui sont déployés à cette occasion-là.
Et c’est cela qui est, selon moi, l’expression de cette logique machinique : ce qui y est déployé,
ce ne sont pas seulement des quantités d’informations sur les objets mis en option, c’est aussi et
surtout une certaine qualité optionnelle.

PLATEAUX DE POTENTIALITÉ

ÇA, C’EST DE LA MUSIQUE !

À partir d’un certain moment dans l’histoire de la musique, se met à exister la musique scriptu-
rale : celle qui a, en adjacence à son agencement, de l’écriture (26).
Au niveau du machinisme abstrait en question, ce sont, d’un coup, toutes les musiques scriptu-
rales qui sont mises en cause là, d’emblée : aussi bien la musique baroque de l’époque de Bach
que toutes les autres possibilités d’écrire de la musique dans l’histoire de la musique.
Historiquement, du point de vue de la persistance, il en va tout autrement : il y a des phylum très
précis et des enchaînements bien particuliers.
Mais, au niveau de la mutation machinique représentée – surgissant avec la musique scripturale,
et bien ! Il y a tout ! Toutes les autres musiques possibles et imaginables, celles que l’on n’a pas
écrites, auxquelles on n’a pas pensé.

C’est donc une certaine qualité du référent qui surgit, une certaine qualification : ça, c’est de la
musique ; c’est donc de la musique.
Ce qui a été mis en cause dans cette musique, c’est un plateau de potentialité : non seulement une
quantification logique des options, mais : « à partir de maintenant, cela, ça se mettra à être de la
musique », et cela sera de la musique. En outre, cela a toujours été de la musique il a toujours été

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


possible qu’une musique scripturale existe, là même où il n’y avait pas de sons, là même où le
problème ne se pose pas, trou noir ou galaxies. C’est le même paradoxe.
Les machines abstraites ne sont donc pas des topos ou des logos, ce ne sont pas des transforma-
tions énergétiques, mais la possibilité de plateaux qui surgissent et de mutations des champs de
possible.

LA CHIMIE À 37°

À partir de telles mutations dans le phylum évolutif, une chimie à 37° prend le dessus (27). On peut
considérer qu’il y avait d’autres options possibles que ce type de chimie du carbone dans de telles
conditions mais, à partir du moment où cette option a « pris », ce plateau de la chimie à 37° se
développe avec une virtuosité incroyable – quand on pense en unités informatiques, ce que repré-
sente le cerveau le plus débile d’entre nous, c’est prodigieux ! Et par rapport à ça, l’histoire de
l’informatique a encore un sacré trajet à faire !

PROCESSUS DE QUALIFICATION ET DE VALORISATION

Il ne s’agit donc pas d’option des logiques simples – celles qui peuvent être réduites à une axio-
matique de quantités d’informations, à des systèmes binaires, etc., puisqu’il s’agit d’y faire entrer
des éléments aussi qualitatifs que : « ça, c’est de la musique » et « ça, ce n’est pas de la musique ».
À l’intérieur de ces qualifications, il y a des révolutions : « Tiens, maintenant, on va faire du
cinéma comme cela » et cela, ça fait du cinéma !
Ou bien, par exemple, à partir de John Cage, des choses qui n’étaient pas de la musique le devien-
nent. Auparavant, c’était du bruit et puis, rétroactivement, tous les bruits sont devenus potentiel-
lement de la musique – ce qui, d’ailleurs, éclaire certaines autres musiques…

C’est une logique des qualifications de niveaux qui nous amène immédiatement, en fin de comp-
te, à des valorisations : car ce sont des champs de référence de valeur qui feront dire « cela,
c’est… » ou « cela, ce n’est pas… » . Mais, le « cela est… », dans ce champ de valeur, n’est pas
du tout pris comme une logique de quantification d’objet, vrai/faux. La question ne se pose pas
que cela ne soit pas…, que la musique scripturale n’ait pas existé – puisqu’elle existe – donc…
Une évidence, en quelque sorte là, comme celle du Cogito : rien à faire, c’est comme ça ! On ne
peut plus faire maintenant que Giscard n’ait pas perdu les élections une fois pour toutes, alors que,
il y a encore quelques jours…

X : Il y avait encore quelques imbéciles pour penser que… (rires)

F : Mais, encore une fois, qu’est-ce qui transiste dans ces agencements de qualification et de valo-
risation ? J’insiste, car c’est un point fort important :
Ce ne sont pas des objets. Ce ne sont pas des quantités d’informations. Ce ne sont pas des quan-
tités d’énergie (ce qui revient au même puisqu’il n’y a de quantités d’énergie que pour autant
qu’elles sont qualifiées, et donc, qu’elles peuvent être traitées d’un point de vue informatique).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


Ce sont des champs de possibles
qui n’étaient pas possibles avant
et puis qui deviennent possibles
et qui envahissent
toute la consistance
du possible.

… à suivre…

Notes

1. Pas directement, en tous cas.

2. Ce ne sont pas des objets que l’on peut localiser dans le temps ou dans l’espace.

3. Travail analytique à côté duquel sont passés les analystes Freudo-lacano-jungiens…

4. À priori Kantien ou autre.

5. Cela revient au même !

6. Pour ceux qui veulent y réfléchir dans l’intervalle.

7. Compte tenu de ce que j’ai dit dans les discussions précédentes.

8. Cf. L’Inconscient machinique, éditions Recherches/Encres.

9. Opposés aux comportements.

10. Opposés aux programmes.

11. Et où, peut-être, l’on pourra reprendre la vieille expression d’entéléchie pour essayer de situer un certain type
de conception de l’acte hors coordonnées.

12. Les champs du moi, de la vie conjugale, domestique, de la vie micro sociale et de la vie sociale ; les diffé-
rents rapports structuraux, systémiques qui peuvent s’établir : rapports de forces, etc. ; les rapports visibles
– manifestes ; le poids du passé, des inerties sociologiques et biologiques de toute sorte.

13. Une analyse du possible partout où il est niché, partout où il prolifère : dans le champ social, dans des com-
posantes micro-sociales, infra-personnologiques, individuelles ; dans des singularités de toute nature.

14. Phénomènes d’influenciation, de téléguidage, de destin, etc..

15. La conscience populaire, la conscience archaïque.


.
16. Données avec les modes de sémiotisations posant ces coordonnées.

17. Ou définitivement.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


.
18. J’allais dire : de façon concrète…

19. Je ne reprends pas toute la critique que j’ai déjà faite des notions de représentant de la représentation dans la
théorie freudienne. Se référer aux textes précédents.

20. Plutôt que : le cinéma en général.

21. Evariste Galois, dans l’exemple que j’ai pris.

22. À la suite d’une discussion sur Malebranche.

23. Dans les champs, dans les réalités, les moi, les territoires, etc..

24. Cum-possibles.

25. Ou un acteur
.
26. Notes, texte, syntaxe, polyphonie, harmonie…

27. On peut le dire, puisque, finalement, elle va vraiment prendre le dessus !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


Les séminaires
de Félix Guattari 28.04.1981
Félix Guattari
L’acte et la singularité

Le choix étant pris de partir d’un projet analytique qui ne se fixera plus comme référent la repré-
sentation, sous quelque forme qu’on la théorise (signifiant ou formulation freudienne : notions
d’objet, but, etc.), la question du statut de la pragmatique est posée : on n’attend plus d’une inter-
vention analytique modifiant quelque chose dans l’ordre du signifiant ou du signifié – dans l’ordre
de l’interprétation, de quelque façon qu’on la considère – une transformation des problèmes de
l’inconscient. Aussi ai-je proposé, précédemment, un modèle d’inconscient à quatre dimensions :
1/ Une dimension d’expression susceptible, notamment, de déclencher un processus de sémioti-
sation loin des équilibres redondants, loin des redondances stratifiées.
2/ Une dimension relative aux différents contenus subsumés par cette expression. Précisons que
chacune de ces dimensions de contenu a ses propres caractéristiques ; hétérogènes les unes par
rapport aux autres, ces dimensions sont susceptibles de fonctionner chacune pour son compte et
dans sa direction – la deuxième dimension étant plutôt celle qui fonctionne dans le registre de la
psychose.
3/ Dans quels espaces de vie, de temps, de rythme, de ritournelle s’agencent les deux dimensions
précédentes ? La troisième dimension, celle des modes de territorialisation s’étend depuis le ter-
ritoire du moi jusqu’à ceux de la conjugalité, de la famille, en passant par les territoires micro-
sociaux, etc..
4/ Je reviens aujourd’hui sur la dimension machinique, car c’est, finalement, ce registre de l’in-
conscient machinique, des machines abstraites, qui pose le plus de questions, à mon avis. C’est la
dimension de l’économie du possible ; de l’intervention d’un certain nombre de processus échap-
pant, purement et simplement, aux coordonnées habituelles de la subjectivité et de la réalité :
coordonnées du temps, de l’espace, des différentes substances.
J’aborderai aujourd’hui deux thèmes difficiles pour moi-même, et donc probablement aussi pour
vous ; je m’en excuse par avance, mais j’attends de la discussion et du travail même d’expression
un processus de clarification. Ces deux thèmes seront : l’acte et la singularité.

L’ACTE

La dimension de l’acte a été (c’est le cas de le dire !) forclose par la psychanalyse : il suffit de
parler de « passage à l’acte » pour, en quelque sorte, considérer qu’on est en dehors du champ de
l’analyse. Or, pour la schizoanalyse, cette dimension de l’acte, précisément, devient tout à fait
centrale.
Qu’est-ce qui fait qu’il y a acte, ou inhibition d’acte, dans la phobie, dans la compulsion de répé-
tition ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a passage à l’acte ? D’où est-ce que ça vient ? Comment ça cris-
tallise ? Les noyaux actants, c’est quoi ? D’où est-ce que ça acte ou n’acte pas ?
À propos de l’acte, nous verrons que les différentes dimensions de l’inconscient – et tout parti-
culièrement, cette quatrième dimension machinique – sont mises en jeu. La première distinction
que je vais faire est simple :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Le comportement et l’acte. Le comportement : de l’acte refroidi, stratifié. Affirmons-le ici où,
bien entendu, ce qui nous intéresse n’est pas une perspective comportementaliste, mais bien plu-
tôt de voir en quoi un certain type d’acte est à la fois subjectif et pragmatique.
Au niveau de la première dimension, on peut déjà se référer à ce que (inaudible) a inauguré dans
la rubrique des « speach acts », ou à la tradition de (inaudible).
Et le fait que – dans mon langage, cette fois – un agencement d’énonciation change, non seule-
ment le mode de subjectivation que l’on peut avoir d’une situation, mais intervient, littéralement,
pour transformer toutes les composantes de la réalité, implique qu’il n’y a pas du tout d’autono-
mie de la subjectivité par rapport aux autres processus : d’où cette expression générale de mode
de subjectivation, ou mode de sémiotisation. Il y a des nuances, en ce sens qu’il peut y avoir de
la sémiotisation sans subjectivation. Mais c’est la même idée d’un procès de production qui joue
sur des registres éventuellement subjectifs et, de toute façon, produisant dans des registres
hétérogènes.

La subjectivité : un produit comme un autre.

La subjectivité est produite par des agencements. Elle n’est pas déjà donnée. Il n’y a donc pas du
sujet par avance ni une nécessité en soi de production de subjectivité au niveau d’un individu ou
au niveau, par exemple, d’une concaténation de chaînes signifiantes, mais différents niveaux de
production de subjectivité. En particulier, le capitalisme mondial d’aujourd’hui est un producteur
de subjectivité et c’est même, peut-on penser, sa principale production.

Qu’est-ce que c’est que cet acte, producteur de subjectivité, producteur de réalités ?

On peut très bien avoir une attitude d’évitement de cette question et considérer qu’elle ne se pose
pas ; cette attitude implique, quelque part, une conception génétique de l’acte, une conception
causaliste : on parlera d’acte gratuit, on verra l’acte comme quelque chose qui tombe d’on ne sait
où, faisant jonction, en quelque sorte, entre l’esprit et les domaines biologiques et matériels, sans
se poser aucune question, sinon de type religieux. Acte ex nihilo accordé aux puissances divines,
la parole se fait acte… De là, toute une théologie, des notions de liberté de choix, toute une phi-
losophie dans ce sens.

À l’opposé de ces conceptions d’évitement de la problématique de l’acte, je poserai plutôt l’idée


qu’il n’y a pas d’acte en soi, mais des degrés de consistance dans l’existence de l’acte – seuils
existentiels relatifs à l’acte.
Autrement dit, il y a des degrés de passage à l’acte, puisque certains passages à l’acte (fictifs)
n’en sont pas – ou n’en sont que dans l’ordre de la représentation, et d’autres sont des passages à
l’acte véritables ; et puis, il y a aussi ce qui est synonyme d’actes de passage, c’est-à-dire qu’il y
a des degrés d’actes de passage : l’acte est toujours un passage entre des dimensions hétérogènes.
Ce n’est pas un passage « tout ou rien », relevant d’une logique binaire, d’un simple feed-back.
Il relève de la capacité de certains actes de passage de prendre une certaine consistance. Les
exemples en seraient infinis… Je peux acter pour devenir musicien : dans ma tête, en y pensant,
en rêvant ; je peux mettre en acte, prendre des dispositions pour devenir musicien. Mais là, on voit
bien qu’il y a des seuils de consistance de toute nature, relatifs, notamment, aux quatre dimen-
sions que j’ai énumérées précédemment ; certains dépendent de moi, d’autres non ; ils dépendent
aussi des territoires dans lesquels je suis serti et de la consistance du projet ; mais encore faut-il

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


que la musique, à ce moment, existe jusqu’à un certain point, avec une certaine consistance : vou-
loir devenir musicien à l’époque des Mérovingiens, et vouloir devenir musicien aujourd’hui, c’est
certainement très différent : la musique, à l’époque des Mérovingiens, n’existait guère !

La consistance des actes de passage (ou des passages à l’acte)

Qu’est-ce que cette consistance ? Je propose deux dimensions, en fonction des catégories anté-
rieures : une dimension de persistance problématique et une dimension de transistance machinique.

– La persistance problématique de l’acte : c’est la dimension de tout ce qui rattache la détermi-


nation de l’acte à des stratifications comportementales, à des territoires, des structures, des sys-
tèmes, à des segmentarités de toutes sortes. Dans cette dimension, de quelque façon qu’on pren-
ne le problème, il s’agit toujours pour l’acte, qu’il apparaisse dans le prolongement d’un déjà-là,
d’une certaine représentation du déjà-là, et dans une perspective téléologique d’un certain projet,
lui-même également représenté.
Les différents agencements d’énonciation de cette problématique peuvent être individuels ou col-
lectifs, et entretiennent, donc, tous les types de rapports structuraux et systémiques que l’on a pu
évoquer et sur lesquels je ne reviens pas. On peut les imaginer sous toutes les références que l’on
veut, depuis les références Pavloviennes jusqu’aux références structuralistes ou théologiques. De
toute façon, dans cette dimension problématique, il y a toujours l’idée d’une composante de repré-
sentation, c’est-à-dire, quelque part, un point de vue d’observation, point de vue transcendant qui
donne, en quelque sorte, la trajectoire – l’arc intentionnel – de l’acte : sur quoi ça se fonde ? Vers
quoi ça va ?
Vous sentez bien, dès à présent, que cette persistance problématique, ce territoire de l’acte – ter-
ritoire dans la réalité, territoire dans le projet – tel qu’il inscrit dans le déjà-là a quelque chose
d’insuffisant : en effet, dans notre domaine de psychopathologie, justement, on se heurte constam-
ment à ce genre d’interrogation : « Pourtant tout est là, tout est clair, mais rien ne se passe »,
« Mais pourquoi est-ce que vous ne… », « Il va de soi que… »; là-dessus, on se dit qu’il y a un
défaut d’information, un défaut d’énergie, alors, on va essayer d’intervenir sur l’information et
l’énergie… Et pourtant ! Et malgré tout… Je pense aux déclarations de Freud, notamment à la fin
de sa vie : « Il y a un certain roc, quelque part, que l’on n’arrive pas à franchir dans l’analyse. »
À quoi se heurte, sur quoi se heurte cette répétition, cette pulsion de mort qui fait que, malgré tout,
rien ne change ? Tout est interprété, tout est clair, tout est représenté, mais rien ne part de cette
représentation. Alors ?

– La transistance machinique de l’acte. Cette deuxième dimension ne dépend pas d’un point de
vue ; elle est hors coordonnées spatio-temporelles, hors coordonnées des substances. Et pourtant,
elle n’est pas n’importe quoi (on pourrait se dire que si c’est hors coordonnées, cela tombe du
ciel, n’a aucun fondement, telle la mythologie de Lafcadio ou de Gide. Mais, pas du tout !)
Des cristaux d’actance sont là, tout à fait solides : aussi solides qu’une détermination territoria-
le, historique, économique ou biologique. Des cristaux d’actance sont là, et c’est là, sur leur dos,
que je mettrai ces facteurs qui échappent à la persistance problématique.
Un problème spécifique de l’acte, de la consistance de l’acte échappe aux systèmes de détermi-
nations prises dans les champs de coordonnées, prises à partir d’un point de vue, d’un observa-
teur, d’une représentation ; une dimension de l’acte échappe à la représentation : c’est la dimen-
sion diagrammatique. Qu’est elle ? C’est là que nous rentrons dans une série de paradoxes.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Il ne s’agit pas de formes abstraites (au sens où Tom parle de logos, de formes que l’on retrouve-
rait aux différents niveaux de la réalité), mais de ce que j’ai appelé : machines abstraites qui, donc,
quelque part, portent en elles des cristaux de choix, des options.

« Je veux devenir musicien »

Un certain nombre de travaux – notamment ceux de Bourdieu et Passeron – ont montré, statis-
tiques à l’appui, que l’économie du choix d’un enfant ne dépend absolument pas de son Q.I. ou
de quelque facteur de cette nature, mais qu’un niveau culturel, socio-économique de la famille
détermine une économie de l’actance pour toute la vie.
Peu importe les explications qu’ils en donnent mais, pour cet exemple que j’ai forgé –« je veux
devenir musicien » –, dire : « dans cette famille, il y a des cristaux de choix musicaux, il y a de
la musique, quelque part, dans l’économie du choix » est une hypothèse intéressante.
Et Mozart ? Lui que le père a conditionné comme une bête, à coups de bâton et autres ?
Cela non plus n’explique pas grand chose : il ne suffit pas de taper sur un enfant pour en faire un
musicien ou un mathématicien ! Après tout, la question n’est pas là.
Mais, une certaine consistance de ce cristal de choix – et c’est ce qui nous intéresse ici –, de ce
machinisme de choix, fait qu’il y a bel et bien un passage, une actance au niveau de l’entité fami-
liale ou du groupe social, et que les voies de frayage sont immédiates pour l’agencement de l’en-
fant qui est pris dans cette direction.

Paradoxe

Qu’en est-il de ces machines abstraites ? Elles ne sont pas dans des coordonnées d’espace, de
temps et de substances, et pourtant, elles sont la clef d’un acte ; et par définition, un acte est situé
dans l’espace, c’est une rupture dans le temps ; nous dirons même que c’est une actualisation de
ces cristaux de choix, de ces machines abstraites.
On retrouve ici le paradoxe, relevé par Tom, du lissage rétroactif du temps et de l’espace par les
logos. Mais, encore une fois, il s’agit précisément de ne pas faire, des machines abstraites, des
logos – des entités universelles.
Les machines abstraites ne sont pas des structures topologiques universelles : elles sont porteuses
d’une date (donc, d’un certain rapport à l’histoire), des composantes et du type d’agencement qui
en permettent le décollage. Les éléments qui les marquent sont tout autres que les éléments uni-
versels d’un type de topologie comme celle de Tom.

Un machinisme abstrait à 37°

Prenons, par exemple, l’émergence d’une chimie organique à 37 degrés, l’émergence de la vie.
Peut-on dire que toutes les structures de la matière sont hantées par ce machinisme abstrait de la
chimie à 37° (1) ? Non. C’est à partir de l’événement du décollage de la vie que ce machinisme
abstrait trouve sa date, son origine. Mais ensuite, rétroactivement, ce machinisme abstrait aura
toujours existé et sera toujours susceptible d’exister partout ailleurs.
Le paradoxe, c’est qu’il y ait date : un événement, un événement de naissance. Mais tout aussi-
tôt, cet événement échappe et se déplace (2) à la vitesse infinie, et pas du tout à la vitesse de la
lumière – comme il en est des problèmes ou de toute transmission d’information.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Depuis toujours, cette musique…

Le jour où s’est révélé un certain type de musique scripturale occidentale, la musique baroque, du
même coup il s’avère que, depuis toujours et en tous temps, eût été possible la naissance de cette
musique. Et pourtant, rien ne garantit avant qu’un tel machinisme abstrait soit inscrit dans les
structures de la matière ou de l’énergie.
C’est l’ouverture d’un champ de possible qui contamine toutes les stratifications de codes, toutes
les sémiotiques stratifiées antérieures et postérieures.
Ce paradoxe est difficile à soutenir ; mais, si l’on veut pousser à bout les termes de cette problé-
matique, on est obligé de le soutenir, d’une façon ou d’une autre (3).

Le processus de prise en acte des machinismes abstraits

L’acte relève, donc, de ce que l’on peut appeler une logique, ou des logiques (4)
et d’une machi-
nique diagrammatique.

– La logique : c’est l’interaction des champs physico-chimiques, eux-mêmes pris dans des repré-
sentations transcendantes, avec – éventuellement – des rapports d’assujettissement, de segmenta-
rité, d’infra-structure et de super-structure (5).

– La machinique échappe totalement à ce type de dualisme, de détermination et de causalité. C’est


une physique non-énergétique et non-informationnelle (6).
Vous savez que, pour les physiciens, toute transformation implique la mise en jeu d’une quantité
d’énergie ; même les effets qui, en apparence, ne mettent pas en jeu de grands mouvements
d’énergie – tels les effets catalytiques – mettent en jeu, de fait, des micro-énergies.
Transformation = transfert énergétique, c’est une seule et même définition, c’est un axiome.
Là, c’est tout à fait le contraire : il s’agit de transformations, d’options qui ne mettent en jeu ni
des processus énergétiques, ni des processus informationnels : l’information n’est pas transférée,
elle n’est pas déjà-là ; et quand elle est là, elle a toujours déjà été là.
L’acte serait, donc, le processus de prise en acte, de mise en activité des machinismes abstraits.
Cette physique travaille une matière particulière : une matière à option ; elle travaille des com-
plexions problématiques. Son objet : des rhizomes de choix ; et ces catalyses de choix n’impli-
quent aucune position dans les dimensions d’énergie – je le répète –, ni dans les dimensions
spatio-temporelles.

Le choix de l’orchidée

La mise en acte d’un machinisme abstrait apporte un changement : une expression dans un pro-
cessus, et non une représentation intrinsèque au processus. Cette expression consiste à donner des
modes d’ordination, de qualification, voire de valorisation, qui ouvrent un avenir multivalent au
processus – une gamme de choix –, la possibilité de connexions hétérogènes, en dehors des
connexions prévues déjà codées, déjà possibles. Par exemple, « le choix » (7) de l’orchidée.
Quand l’orchidée « choisit » la guêpe pour la coopter, en quelque sorte, à son processus de repro-
duction, la guêpe fait partie du monde de l’orchidée. Mais, ce n’est pas sur le mode de la repré-
sentation. Il va de soi qu’il n’y a pas de mémoire ou d’enregistrement représentatif… dans la tête
de l’orchidée ! (rires) Il n’y a pas de cerveau de l’orchidée ! Et pourtant, à son niveau d’orchi-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


dée, une expression diagrammatique fait que quelque chose de la guêpe appartient à l’orchidée.
Mais ce quelque chose, c’est quoi ?
Cela ne peut être situé dans des coordonnées spatio-temporelles ; cela n’engage pas une quantité
de mouvement. C’est un incorporel.
Le mariage guêpe-orchidée développe donc un incorporel qui est un certain choix machinique. À
partir du moment où il est fait et pris en charge dans les modes d’expression – ceux de l’encoda-
ge génétique de la guêpe et surtout, en l’occurrence, de l’orchidée –, il n’est plus à faire : sans
doute y avait-il n possibilités avant ce choix machinique, mais à partir du moment où telle option
est prise, le développement évolutif se fera dorénavant de là. L’économie du choix se développe-
ra dans les champs problématiques.
Dans le domaine historique, comme dans tous les domaines évolutifs, on voit bien qu’un certain
type de choix, ensuite, ne relève plus de cette économie mutationnelle des cristaux de choix, mais
des déterminations de persistance de champs, et non plus – cette fois – de transistance. Ainsi, à
partir du moment où a eu lieu le « choix » révolutionnaire Léniniste en Octobre, quelles qu’aient
été les conditions de cette mutation, tout le phylum historique s’est engagé, par la suite, dans cette
voie ; les autres mutations ont fait avec ce qui s’était territorialisé dans ce phylum problématique.
On ne pourra, donc, rendre compte de fonctions diagrammatiques d’un certain genre qu’en fai-
sant intervenir quelque chose qui n’est pas de la représentation : un incorporel qui devient adja-
cent à un certain processus.
Un mariage guêpe-orchidée, mettant en jeu des ordres zoologiques, botaniques, biologiques,
complètement hétérogènes : il y avait cette possibilité. Mais encore fallait-il qu’elle soit mise en
acte pour exister rétroactivement et prospectivement.

Donc, la machinique de l’acte produit : de la matière à option, du choix, de l’ordonnancement (8),


des qualifications optionnelles, une expression permettant de dicernabiliser des choix diagram-
matiques, et de la valeur ; celle-ci pouvant être, elle-même, soit bivalente (9), soit multivalente.
Vous voyez là, au passage, que la problématique du hasard et de la nécessité ne répond pas aux
questions posées par cette matière à option : la rencontre guêpe-orchidée est singulière, elle n’est
pas nécessaire, mais elle n’est pas non plus du hasard. Elle dépend aussi d’un certain type de
consistance des agencements qui sont là, pris dedans.
Elle est, d’un événement, datée, située.

LA SINGULARITÉ (deuxième partie)

La singularité est une problématique qui recoupe, certes, celle de l’acte. Mais nous l’abordons,
maintenant, avec cette préoccupation fondamentale : ne pas partir de déterminations d’ordre géné-
ral qui récupèrent tout élément de singularité ; préserver la possibilité d’apparition de sémiotiques
loin de l’équilibre ; laisser la chance aux singularités de proliférer – même si elles sont a-séman-
tiques, a-signifiantes, a-syntaxiques et complètement incompréhensibles…

Le statut de ces singularités

Deux catégories pourront être distinguées :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


La singularité contingente (10)
Comme la dimension de persistance de l’acte, elle renvoie à des systèmes de coordonnées et à des
points de vue transcendants (11). Ici, on trouvera l’opposition forme/substance : en effet, cette
singularité est toujours amenée à être prise en charge par une formalisation transcendante qui va
en extraire des éléments formels (la couleur, telle ou telle dimension…). Mais alors, de proche en
proche, que restera-t-il de la singularité, à partir de cette analyse formelle ?
Rien.
Il ne restera rien, sinon la substance comme étant rien (12).
C’est pourquoi, cette singularité, je l’appellerai : singularité trou noir.
La singularité contingente tourne autour d’un noyau existentiel – celui du Néant de l’opposition
Sartrienne (13).

Les réalités sont découpées dans une série d’ordres réductionnistes selon deux dimensions :
– Dimension de similarité
Tous les états de choses représentables – localisés ici et maintenant – relatifs à cette singularité
peuvent renvoyer à d’autres états de choses (14) : ce sont les dimensions similarisables de la singu-
larité. Quand on les a épuisées, il reste la substance vide, le point où il n’y a plus rien à dire (15) :
plus rien ne peut être formulé (16) à propos de l’ensemble des états de choses considérés.
– La deuxième dimension, c’est ce résidu, cette substance trou noir de la singularité contingente,
ne renvoyant qu’à elle-même, c’est-à-dire à rien. C’est un pur être-là, dont il n’y a rien à dire :
rien à formaliser, si ce n’est l’affection. Sartre l’a décrit : la nausée, ou l’angoisse – le fait qu’il
n’y a rien, pas d’objet de la nausée ni de l’angoisse, puisque l’objet lui-même est pris dans un
processus d’implosion. Impossibilité de tout traitement sémiotique. Collapsus sémiotique, c’est la
définition que j’avais proposée, précisément, du trou noir.
On voit donc que toutes les représentations similarisables sont satellisées autour d’une substance
trou noir ; pourrait-elle être entendue, alors, comme une pulsion de mort de type freudien qui han-
terait toutes les réalités subjectives ? Absolument pas ! Cette substance trou noir n’est pas du tout
un processus d’abolition et de neutralisation, ni un degré zéro énergétique, ni une tendance au
retour à l’état initial.
Elle recèle, au contraire, une immense réserve de puissance machinique (17) de possible, qui pour-
ra exploser. De ce trou noir substantiel vide pourront naître des signes-particules de possible.

La catatonie
L’illustration en est, dans notre domaine, la catatonie. Car, celui qui est dit catatonique n’est pas
du tout au degré zéro de la vitalité, passif, abruti. Si on l’observe d’un peu près, on s’aperçoit qu’il
a tout vu, tout entendu, et qu’il recèle une immense capacité potentielle (18).
Ce n’est pas un degré zéro de sémiotisation, mais bel et bien un certain phénomène de trou noir
sémiotique.

La singularité machinique.
En opposition aux singularités contingentes (19), existent ce que j’ai appelé : les singularités machi-
niques. N’étant pas du tout, pour leur part, ancrées dans un être-là, satellisées autour d’un trou
noir, dépendantes d’un système de redondance expressive ou d’un point de vue transcendant de
représentation, elles sont partout et nulle part, ne dépendent d’aucun territoire, d’aucune circons-
tance (20). Les singularités machiniques sont une rupture événementielle.

Les singularités machiniques sont transistantes : elles font transiter quelque chose en dehors des
coordonnées énergétiques de transport (21) entre des stratifications hétérogènes. Elles travaillent à
même l’état de choses hétérogène et se mettent à le travailler lors même qu’il n’en était pas

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


question auparavant. À partir d’un certain moment, quelque chose travaille dans des ordres hété-
rogènes : c’est cela, l’événement.

Venise et Gênes : c’est le machinisme abstrait du capitalisme, par exemple, vénitien ou génois ;
d’un seul coup, une machine économique abstraite se met à travailler dans des ordres absolument
hétérogènes, qui, jusque là, fonctionnaient chacun dans leur coin : un certain capitalisme com-
mercial avec tel type de commerce sur le Moyen-Orient, un certain type de production, de repré-
sentation sémiotique relative aux échanges, un certain type de marché, etc.. Et, tout à coup, il y a
un machinisme qui fait prendre tout cela en gelée.

Mais ce machinisme ne relève pas de la physique des problèmes. La cristallisation en tant que
telle – la catalyse de ces processus – est un effet brusque, daté ; c’est un effet de mutation dont
on ne rendra jamais compte par des systèmes de déterminations, même si, par ailleurs, tous les
systèmes de déterminations s’entrecroisent sur lui. C’est le noyau, le carrefour de tous les autres
systèmes de déterminations.

Le fonctionnement de ces singularités

Comment fonctionnent-elles l’une par rapport à l’autre ?

La répétition représentative
La singularité contingente pose un objet comme retour sur lui-même ; un certain état de choses
est reconnu comme état de choses et c’est le même état de choses : il y a donc l’état de choses et
la boucle représentative.

L’éternel retour de la représentation

Un état de choses se déterritorialise de lui-même : don-


nant quelque chose comme moyen de représentation
relatif à lui-même et faisant retour sur lui-même.
Territoire qui se territorialise et se déterritorialise sur
lui-même, c’est la boucle de persistance et l’éternel
retour de la représentation.

L’idéalité formelle de la représentation

On voit donc là un couple fondamental,


celui de l’idéalité formelle de la représen-
tation : l’être est refondé sur lui-même,
mais refondé en tant que rien ; tout ce qui
peut en être dit – si quelque chose pouvait
en être dit – renvoie à un autre état de
choses jusqu’au roc ultime de cet être
contingent – être-là – dont on n’a plus
rien à dire et qui ne peut plus être pris
dans l’une des multiples boucles de
représentation (22).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Si on déroule cette boucle on peut la représenter ainsi : au lieu de faire atterrir là ce vecteur,
on repose le même point, tel qu’il se trouve pris dans cette répétition. C’est comme si l’on pre-
nait la boucle en spirale. L’idéalité formelle, alors, va pour se déterritorialiser, mais elle se
retrouve sur elle-même et l’objet lui-même est traversé par le mur de la représentation – ou le
mur du duel.

Le mur de la représentation.

Le mur du duel fonde cette dichotomie


entre la représentation d’un état de choses
et la substance de l’état de choses (23). On
voit donc que, si je rabats ces points les
uns sur les autres, toutes les boucles se
ramènent là, en spirale, et se heurtent.

Traverser le mur du duel…


Les processus diagrammatiques, les singularités machiniques traversent ce mur du duel ou bien –
il n’y a, en effet, aucune raison de vectoriser dans un sens ou dans un autre – émettent des nou-
veaux champs de possible ; ou bien encore, reçoivent l’existence de champs de possible.

…C’est toute une philosophie !


Oui, c’est toute une philosophie de dire cela ! Le machinisme abstrait est celui qui subsume l’en-
semble des choix possibles, l’économie de choix (24). Et, dire que cela est pris dans un rapport
d’émission à partir d’un machinisme abstrait ou dans un rapport de production à partir de la tra-
versée du duel, ne sert à rien peut-être. Toujours est-il que, à ce niveau-là, des états de choses
autres, non pris dans cette répétition, surgissent : causa sui et non ex nihilo !
Ces matières à option seront actées, prises dans une économie de choix, en fonction des diffé-
rentes dimensions de consistance précédentes : elles-mêmes n’étant pas en dehors de ce mur, elles
interagissent aussi sur les différents niveaux de singularités contingentes, ou stratifiées ; de sorte
que, quelque part, l’événement consiste à ce qu’il y ait un choix optionnel qui va, ensuite, recréer
une nouvelle boucle de singularité contingente.

La sémiotisation loin de l’équilibre,


c’est ce qui s’est passé là : les modes de sémiotisation – de représentation – sont stratifiés ; on
voit que, dans cette zone et ce niveau-là – alors que le problème ne s’y posait pas –, des
composantes extérieures au champ considéré ont pu entrer. Et si le problème s’était posé de leur
entrée ? C’est qu’il y aurait eu, alors, un machinisme abstrait donnant la possibilité d’une telle
concaténation.

L’économie chinoise…
Je vous renvoie à l’exemple du capitalisme : à partir du moment où un certain type de capitalis-
me occidental est né, il a toujours été possible et de telle sorte que l’on peut même le (re)déchif-
frer rétroactivement. Est-ce autour de cela que tournait l’économie chinoise à telle époque ? Peut-
être bien ! Mais, c’est seulement à partir du moment où ce machinisme abstrait s’est cristallisé,
que cela peut se dire : l’économie chinoise… Et du même coup, ce possible se (re)trouve proje-
té rétroactivement et prospectivement.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Une singularité contingente se transforme en singularité machinique.

Prenons un exemple tout simple et, je crois, assez proche de nos problèmes.
Une jeune fille se regarde dans la glace et elle a un rapport de singularité contingente à son visa-
ge, à sa silhouette, à son corps.
Elle est embauchée dans un ministère où elle déclenche tout un chantier que l’on peut facilement
imaginer… Tout un remaniement !
De singularité contingente, elle devient alors singularité machinique interagissant dans tous les
niveaux de fonctionnement les plus hétérogènes : onirique, bureaucratique, économique et dieu
sait quoi encore ! C’est tout à fait incontrôlable. Qu’est-ce que cela va déclencher ?
Et d’ailleurs, si l’on embauche les femmes porteuses de ce type de singularité « à la porte », c’est
bien pour cette raison. Leur beauté – un certain sex-appeal –, dans son heccéité, est valeur poten-
tielle de machinisme abstrait. On les embauche donc « pour faire l’accueil », mais plus difficile-
ment dans les fonctionnements machiniques susceptibles d’être fragilisés par des singularités
pareilles (25).

Singularité contingente, percussion du machinisme de la beauté ou du sex-appeal, que se passe-


t-il dans l’agencement considéré ?
– Soit il y a une actance et cela peut avoir des conséquences de toute nature.
– Soit il n’y en a pas. En principe, une bonne administration est organisée pour qu’il n’y en ait
pas et que toute percussion de singularité contingente reste dans sa contingence, ne déclenchant
que des effets complètement marginaux.
Donc, ou bien la singularité est satellisée par la stratification du système – phagocytée, neutrali-
sée ou éjectée ; ou bien (26) elle percute le mur des représentations locales. Les systèmes de redon-
dances expressives sont modifiés. Et tout un faisceau de possibles est émis : le chef de rayon peut
tomber fou, des affects de toute nature se déclencher, se mettre en travers du fonctionnement, etc..

Un processus de singularisation machinique : découpage.

Première séquence
Manifestation d’une expression mutante. Émission d’autres configurations de possible. Et là, il
faut bien distinguer qu’il ne s’agit pas de ce qui se passe dans la tête des gens, à ce niveau ; mais
que l’inconscient réside en ceci que, après, l’on dira : « Mais ! Que s’est-il donc passé ? Qu’est-
ce qu’il y a eu là ? »
Il y a eu l’entrée d’une sémiotique sexuelle, d’une sémiotique de la beauté (27), dont on s’aperçoit
– après coup – que l’on a bien besoin de se la représenter ; parce qu’elle est déjà là, qu’elle a déjà
contaminé les différents systèmes et déjà déployé un champ possibiliste.
Dans la cure analytique – ou de thérapie familiale –, c’est du même ordre : avant qu’il y ait eu
quoi que ce soit – quoi que ce soit que vous disiez ou ne disiez pas –, il y a eu un champ possi-
biliste qui s’est ouvert… ou qui ne s’est pas ouvert, d’ailleurs !

M : Mais il n’est pas évident que la singularité contingente ne fait que subvertir ! Le machinisme
abstrait peut très bien, au contraire…

F : C’est ce que je viens de dire ! Parfois, la singularité est satellisée, reprise en abondance repré-
sentative, neutralisée : elle est renvoyée à sa contingence. C’est le cas, précisément, où il n’y a
pas de percussion avec un machinisme abstrait (28).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


M : Comme avec l’homme aux loups.

F : Oui, c’est pris dans les coordonnées, c’est prévu pour. « Tu as ta place là. »

M : Absolument ! Lorsque j’ai été engagé pour travailler dans le Bronx, ils m’ont dit ceci : « On
vous engage ‹ to rock the boat › » – pour foutre la merde. C’était programmé !

Deuxième séquence
Cette nouvelle dimension d’expression accroche ou n’accroche pas, et cela dépend de deux types
de consistance.

La consistance des processus – ici et là – dans le champ.


– « Est-ce qu’elle est vraiment belle, cette fille ? » Peut-être pas, peut-être que cela ne va pas vrai-
ment loin.
– « Déclenche-t-elle vraiment ce type de composantes ? » Il y a des seuils. Plus. Ou moins. Des
seuils différents.
– « Cette problématique est-elle vraiment pertinente par rapport au champ ? » Peut-être cela
évoque-t-il deux ou trois choses dans la tête, puis… bon, ça va comme ça : rien.
Donc, il peut y avoir le profilage de la question, mais pas la consistance voulue : un acte transpa-
raît, se silhouettise, mais rien ne se passe. Finalement, il n’y a pas d’acte.

La transistance machinique
Est-ce que le machinisme abstrait est tel que, en effet, cette problématique se pose ?
Pour reprendre cet autre exemple de la Musique, imaginons que quelqu’un, à l’époque de
Mérovée ou Childéric où l’on jouait de la viole de gambe, se mette à écrire sa musique, décou-
vrant la notation musicale. C’est génial, sauf que… cela n’a aucun effet ; parce que la consistan-
ce machinique de la Musique, un certain type de baroquisation ne se posent pas. Donc, c’est une
grande découverte, mais = rien !
Il y a la consistance de quelqu’un qui va, effectivement, faire sa notation musicale ; et puis, il y a
le fait que rien n’est là pour recevoir. Pas d’accueil, le machinisme abstrait « objectif » ne cor-
respond pas : rien ne se passe.
Dans le domaine scientifique, de tels exemples foisonnent : prématuration de découvertes qui ne
débouchent pas.
Le problème est donc celui des probabilités d’occurrence relatives aux diverses configurations
dans un champ donné ; de la mise en rapport des différents possibles et du possible lui-même dans
les dimensions machiniques qui sont immanentes.
L’acte devient alors un acte de transconsistance entre ces différents niveaux de consistance : cela
se passe ou cela ne se passe pas.

Ce n’est pas n’importe quoi,

ce qui est en question ici : disposer d’un certain nombre de moyens de repérage de ce qui se passe
quand il se passe quelque chose.
À un certain point de rupture – point de passage hors du mur du duel –, tous les systèmes de repré-
sentation mis en jeu – les siens comme ceux des autres – deviennent caducs : des embranchements
possibilistes apparaissent, qui ne sont pas n’importe quoi (29).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


C’est une branche analytique particulière de travailler sur cette quatrième dimension : la consis-
tance machinique dans son rapport avec la troisième dimension (30) – la transistance de tous les
champs pris dans les rapports de segmentarité ; voir si, à travers cela, la dimension I d’agence-
ment d’énonciation fonctionne comme sémiotique loin de l’équilibre, si, au contraire, cela
déclenche des phénomènes locaux – phénomènes de trou noir, de libération ou d’éclatement de
différents sous-agencements, etc..
Donc, à tout moment, le problème se pose, du fait que des éléments de singularité sortent – litté-
ralement – de leur redondance représentative et engendrent un processus de diagrammatisation,
c’est-à-dire l’entrée possible sur scène de dimensions absolument inédites, imprévisibles et non-
inscriptibles précédemment.
Et l’analyse de cette question-là implique autant de rigueur qu’une analyse de faits, d’anamnèse
ou de structure. Ce n’est pas du n’importe quoi.
Les actes de rupture singulière – actes surréalistes, fous, interprétatifs… –, comme ceux dont M.
nous parlait, ne sont pas du tout n’importe quoi. Ils relèvent d’un certain type d’appréciation pré-
cise du degré de consistance et de pertinence pour savoir en vérifier les effets : jusqu’à quel point
ils ont des effets, jusqu’à quel point ils remanient ou ne remanient pas.

N : Mais, cette analyse-là, c’est toujours de l’après-coup…

M : Ce n’est pas dit ! Ce qui serait vraiment fascinant à étudier, c’est la question suivante :
« Qu’est-ce qui fait que, à un moment donné, tu interviens en disant une chose et pas une autre ? »
Et là, c’est tout un autre domaine qui s’ouvre : « Qu’est-ce qui fait que ta contingence à toi s’ins-
crit dans un machinisme particulier avant même que tu ne t’en rendes compte ? » En fait, tu t’en
rends compte dans le processus, en voyant différer cette singularité et alors le champ bouge, tout
se met à bouger…

N : Ma question était :
Il se passe quelque chose. Ce n’est pas n’importe quoi qui se passe. Est-ce que c’est prévisible ?
Ou : Est-ce que c’est après coup que l’on peut faire l’analyse ?

F : On pourrait peut-être le dire autrement : la question n’est pas de savoir si c’est prévisible, car
là, on reste dans le champ de la trajectoire causaliste (31), mais si un agencement est dans un rap-
port d’expression relativement à cela et non pas dans un rapport de représentation.
Le postulat que j’avais proposé dès nos premières discussions (32) disait : « Quand il se passe
quelque chose, on ne s’y trompe pas ! »

Quand il se passe quelque chose, on ne s’y trompe pas !

Ce n’est pas que l’on est informé. Cela ne se transmet pas sous l’aspect de problèmes, c’est imma-
nent à toutes les dimensions de l’agencement.
Ensuite, la question est de savoir, en effet, comment on se le représente. Mais c’est déjà en acte
puisque l’acte précède la représentation.

M : Un exemple précis : l’autre jour, on a fait une « simulation » ; on a demandé à une fille de
jouer le rôle d’une femme qui voulait se séparer de son mari à cause d’un problème de chambre.
Et la fille choisie m’a dit : « C’est moi ! Je me sépare de mon mari à cause d’un problème de
chambre ! Comment as-tu pu me choisir moi, pour ce rôle ? » Alors, tu es dedans avant même de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


t’être rendu compte, là, que tu es en plein dedans ! Mais, quand tu dis que c’est après coup que
l’on s’en rend compte, non, ce n’est pas du tout cela !
Je prétends que nous n’avons pas les moyens – peut-être pour le moment – d’analyser ce qui fait
que nous avons senti la possibilité de rendre proliférante une singularité contingente. Mais nous
savons le faire et les personnes, parmi nous, dites folles, savent utiliser cela et faire proliférer une
série de champs.
Effectivement, la question reste : « Pourquoi ceci plutôt qu’autre chose ? »

N : C’est antérieur à l’expression, antérieur à l’analyse, c’est cela.

F : Quant à moi, je préfère – c’est une question de terminologie – faire la distinction entre l’ex-
pression et la représentation. L’expression est antérieure à la représentation. Et voilà quelle
serait, finalement, une définition d’un inconscient machinique : il y a quelque part une expression,
une sémiotisation. La question n’est pas d’en avoir une représentation confuse, approximative,
interprétée… C’est que, de fait, cette expression est fonctionnelle comme telle ! Tu t’en aperçois
parce que tu as mal à l’estomac, parce que tu as le cafard, parce que tu te casses la gueule dans
l’escalier… Et après, tu cherches à te représenter ce qui s’est passé : donc il s’est passé quelque
chose.
Mais il y a une sorte de cogito de l’acte, là : c’est que l’acte à lui-même est sa propre expression.

M : Sauf que, je crois qu’il y a des moments où l’on peut s’en rendre compte autrement qu’on ne
le fait…

Dans l’arc-en-ciel du champ des choix…

F : Voilà que, t’en rendant compte, de cela, tu vas le rapporter à des coordonnées, le prendre dans
le champ des redondances dominantes. Et, le plus probable, c’est que, dès l’instant- même où tu
te représenteras ce qui s’est exprimé là, tu vas mutiler le champ des choix, actionner quelque part
et, peut-être, perdre le fait qu’il s’agit de choses d’un ordre qui t’échappe totalement – à toi, agen-
cement d’énonciation individuel ou agencement thérapeutique ; qu’il s’agit, par exemple, du fait
que le P.C.F. est en train de se casser la gueule ou que le problème des immigrés se pose en
d’autres termes ou dieu sait quoi !

Y : Tu penses que, dans ce cas-là, ça évite le passage à l’acte ?

F : Pas du tout ! Mais simplement, si tu dis : « Ce qui m’arrive, c’est que j’ai un accès d’hyper-
tension…, c’est très bien ! Mais… si j’ai un accès d’hypertension – bon – je vais voir le méde-
cin, etc.. » Tu spécifies ta trajectoire, alors qu’il peut se faire que cela, finalement, renvoie à toute
une série d’autres champs possibles…

M : N. avait tout à fait raison, ce que tu dis signifie ceci : « Je ne peux être fructueux qu’autant
que je reste à distance de la représentation et au pur niveau d’expression. »

F : Pourquoi dites-vous « fructueux » ?

M : Je pense toujours en termes extrêmement pragmatiques et, en ce moment, je fais la relation


avec un travail concret où j’ai dit : « Vous avez peur de vous mouiller » à une brave fille qui n’ose
pas parler dans une famille. Un temps, et puis il y a un petit frétillement. Je dis alors : « Qui c’est

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


qui mouille ? », et c’est le point de départ, pour elle, de quelque chose d’intéressant sur, effecti-
vement, quelqu’un qui, à 18 ans, était énurétique, etc.. Et dont je n’avais aucune idée auparavant,
vois-tu. Or, tu sembles dire que c’est, à ce moment-là, réduire drastiquement le champ…

F : Absolument !

M : Moi, je prétends que…

F : Mais c’est ton être interprétatif, c’est le fait que tu sois là qui est réducteur en tant que tel, quoi
que ce soit que tu dises !

M : Non, non ! Attends ! Bien sûr, à partir du moment où cela fait sens pour toi, c’est vrai, tu fais
sens, alors, dans une partie limitée de l’arc-en-ciel et tu mets des œillères qui vont, de fait, élimi-
ner d’autres choses. N’empêche que, ce que je vois fréquemment se passer, c’est que, dans ce
domaine-là, ça fructifie extraordinairement…

F : Mais je m’en fous ! De toute façon, la question qui se pose est de l’agencement d’énonciation.

La question de l’agencement d’énonciation

F : Tu es là avec des gens : il faut bien que cela prolifère dans cet agencement. Mais la question
qui se pose en pointillés, au niveau – vraiment – de l’inconscient machinique, est : « Mais qu’est-
ce que c’est que cet agencement-là plutôt qu’un autre ? »

N : Pourquoi est-ce là qu’ils viennent proliférer ? (rires)

F : Évidemment ! Et ce peut être le meilleur endroit pour que ça fructifie dans je ne sais quel
registre… Mais enfin ! La question ne se pose pas en termes de « fructification » ! Je ne porte pas
un jugement de valeur.
Simplement, à « c’est là que ça sera », la question se pose : « Et pourquoi est-ce là que… ? » Voilà
qui change tout !
« Le capitalisme, ce sera à Venise ». Point à la ligne ! Et si c’était parti de Chine ? (33) Il est évi-
dent que cela aurait changé beaucoup de choses. Par exemple, nous ne serions pas assis là à dire
les mêmes choses à cette heure-ci… (rires)

V : Ce que tu développes rejoint des idées que les physiciens sont en train de se renvoyer d’un col-
loque à Cordoue : ils ont supposé tout ce qui se passerait si les hypothèses d’Einstein – notam-
ment l’hypothèse de la lumière – n’étaient pas respectées ; puis, ils sont partis sur la mécanique
quantique et ont, à peu près, donné les définitions que tu as apportées ici : absence complète de
repères espace/temps, de tout ce qui du passé revient ainsi, massivement, quand une particule peut
être saisie et cernée. Une superposition, en quelque sorte. C’est ainsi, ou presque, et c’est
passionnant (34).
Ils ont fait aussi, à Orsay, une machine pour montrer qu’il peut y avoir d’autres déplacements plus
rapides que la lumière ; et à partir de là, tout un champ de possible – ce dont tu nous parles ici –
qui semble non-prévisible. (35)

F : D’après ce que tu dis, dès l’instant qu’une particule irait plus vite que la lumière, c’est qu’el-
le ne relèverait plus d’une physique énergétiste ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


V : Il n’y aurait plus d’énergie. C’est l’absence du rapport énergétique.

F : Cela m’intéresse beaucoup.

Actes de Semmelweis and C°

P : J’ai envie de reprendre ici l’histoire de Semmelweis que Céline raconte. Il la déforme
d’ailleurs probablement par sa propre paranoïa.
Un médecin autrichien – Semmelweis – qui travaillait dans un hôpital viennois, avait, en fait,
découvert le principe de l’infection avant Pasteur. Mais alors, il n’y avait aucun moyen de faire
comprendre aux gens qui étaient là, autour de lui, de quoi il s’agissait.
Donc, Semmelweis avait eu une intuition, en quelque sorte ; et s’était mis en place, quelque part
en lui, ce machinisme abstrait qui permettait d’expliquer pourquoi 80 % des femmes qui accou-
chaient mouraient de septicémie… Sa pensée était la suivante : il y a des petites, toutes petites
bêtes qui sont amenées de l’extérieur par les mains des accoucheurs et le personnel de l’hôpital.
Il fait donc un premier exposé de cette idée nouvelle. Mais tous ceux qui l’écoutent se mettent à
crier « au fou ! » et notre Semmelweis a bien failli se faire enfermer.
Alors, il leur dit : « Écoutez, nous allons faire une expérience, si vous voulez bien ; je propose
que les gens qui s’occupent des femmes qui vont accoucher dans telle salle de notre hôpital vien-
nois, tout simplement se lavent les mains ; puis, nous verrons si cela change un peu quelque
chose. »
Le principe est accepté avec beaucoup de réticences : à cette époque-là, en effet, l’Internationale
Ouvrière était encore tout à fait embryonnaire, mais c’est accepté !
Les gens se sont donc, effectivement, lavé les mains et le taux de mortalité est tombé de 80 % à
15 %. Là-dessus, réunion de l’Académie des Sciences, réunion de l’Académie de Médecine… et,
après trois journées de travail intense, on parvient à dégager cinq ou six explications possibles,
plus extraordinaires les unes que les autres : par exemple, la première explication disait que la
salle qui avait été choisie pour cette expérience faisait, par rapport à la lune et au soleil, tel angle
et que, par conséquent… Chaque fois donc, des systèmes d’explication extrêmement homogènes,
mais qui n’étaient pas donnés comme omni-explicatifs : c’étaient cinq ou six possibilités expli-
catives qui étaient retenues comme pistes de travail pour la suite.
Finalement, Semmelweis se retrouve seul avec son intuition et tout à fait découragé de ne pouvoir
se faire comprendre. Alors, un jour, il vient dans l’amphithéâtre d’anatomie pathologique où l’on
était en train de disséquer les cadavres des femmes mortes de cette septicémie (inaudible) ; il
prend un des bistouris qui servaient à disséquer ces cadavres, se pique les veines et dit : « Écou-
tez-moi : dans quelques jours, je mourrai exactement de la même maladie que ces femmes-là ! »
Et ce fut effectivement cela qui arriva. Quelques jours plus tard, ayant éprouvé exactement les
mêmes symptômes, Semmelweis mourut, septicémique.

F : Au moins, l’a-t-on pris au sérieux après sa mort ?

X : Oui, il est honoré et célébré en Hongrie comme un des plus grands médecins de ce pays.

P : Dans cette histoire, le seul moment, semble-t-il, où il arrive – par une singularité d’extinction,
en quelque sorte – à faire passer quelque chose, c’est lorsque – par sa mort – il intervient sur le
domaine de résistance absolue de compréhension de ces gens-là qui l’entourent : probablement,
ce qui a été le plus extraordinaire et décisif pour eux, c’est qu’un homme (36) puisse mourir avec
tous les symptômes d’une maladie de femmes.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


M : Je ne suis pas convaincu : je crois qu’il y a autre chose qui entre en jeu.
Un italien, (inaudible), a étudié les découvertes et montré que – particulièrement en psychophar-
macologie – certaines réussissaient, et d’autres pas : à un moment donné, il y a plusieurs pistes
possibles pour les recherches ultérieures, mais certaines recherches, seulement, aboutissent.
Prigogine – très différemment – part d’un autre exemple : la roue. Est-ce que vous imaginez la
possibilité d’un monde sans roue ? Non. Les Aztèques connaissaient la roue et la roue était un
jouet. Ils l’utilisaient uniquement comme jouet et personne, alors, n’aurait eu l’idée saugrenue
d’en faire un outil. Il a fallu attendre un moment particulier au niveau économique, social, etc.,
pour que la roue « prenne » et qu’elle se répande à tous les niveaux.
Aussi ne suis-je pas convaincu que ce soit le fait que ce pauvre homme en soit mort, de septicé-
mie, qui…. (rires)

P : Non, mais il a fait jouer, malgré tout, une semblance qui manquait puisque, dans la première
expérimentation qu’il avait faite, tous les éléments étaient là, mais restaient sans effet de com-
préhension pour l’entourage…

X : Il y a deux éléments à considérer : le fait, d’abord, qu’il s’est payé une infection ; mais aussi
le fait qu’il était dans un état extrême : Semmelweis a passé sa vie à essayer de convaincre les
autres que ses idées étaient les meilleures et cette vie, il en est mort, pratiquement – puisqu’il a
passé la moitié de sa vie en prison, l’autre moitié en exil et qu’il était jeté au ban de l’Académie
de Médecine.
Il y a eu deux rencontres : un facteur temporel – de toute façon, sa découverte ne pouvait pas être
reçue à cette époque, ni admise comme à la notre. Et d’autre part, sa propre détresse par rapport
à cela. Semmelweis voulait aussi mourir, mais il voulait témoigner par son corps que ce qu’il
disait était vrai.

P : Mais est-ce que cela suffit ?

X : C’est comme le médecin qui découvre quelque chose et, sachant très bien que l’expérimenta-
tion humaine est le moyen le plus évident pour montrer qu’il a raison, devient son propre cobaye.

P : Je me demande, par exemple – pour rester précisément dans cette espèce de mouvement sacri-
ficiel –, si la mort du « terroriste » allemand, récemment, ou la mort possible de l’Irlandais suffi-
ront à faire passer quelque chose ? Cela ne me semble pas du tout évident.

Z : Bien sûr que non ! Le Christ n’a pas été le premier à dire ce qu’il a dit, hein ? Ça a été le pre-
mier à faire le truc qu’il a fait.

F : C’est cela la question !

P : C’est pour cela que j’ai l’impression que ce qui a joué, à un moment donné, c’est la semblan-
ce : le fait que, dans un très court laps de temps, ce médecin hongrois ait pu reproduire sur lui-
même – sur son propre corps – quelque chose que ceux qu’il voulait convaincre avaient déjà vu ;
agissant ainsi, il supprimait toute une série d’intermédiaires, de médiations. Dans une expérience
faite sur deux ou trois mois, tant de facteurs multiples interviennent que l’on peut toujours pré-
tendre à toutes sortes d’autres explications possibles.
Mais là, c’est comme si tout avait été réduit au minimum d’éléments d’une part, et qu’il avait agi,
d’autre part, sur le plan de résistance – majeur, à mon avis – de la médecine des accouchements
au XIXe siècle, à Vienne. Une médecine faite par des hommes sur des femmes qui sont en train de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


mourir – ce dont, finalement, ils n’ont rien à foutre ! Parce que c’est comme ça, c’est normal :
80 % des femmes doivent mourir en couches. Il y a là une « logique » qui peut être bouleversée
seulement par le fait qu’un homme puisse en mourir lui aussi. Là – et là seulement – ils voient
que l’indexation sexuelle de la maladie n’est pas si évidente.

F : D’autant qu’il faudrait faire intervenir dans ton équation pourquoi Céline a mis à jour cette
histoire. Car il y a toute une série de relais : Semmelweis-Pasteur-Céline, trois agencements qui
représentent autant de mutations du système machinique abstrait.
Et il est évident que si l’on envisage une causalité linéaire entre ces trois états d’agencement, on
risque de dire des conneries monumentales, parce qu’on va lier cela au niveau de connaissances
relatives à la microbiologie (Est-ce que le microscope existait ? Est-ce qu’on était informé des tra-
vaux de Claude Bernard ? etc..)
Alors que l’on voit très bien qu’un autre type d’hypothèse concernant ce qui fait acte à ce
moment-là dans l’agencement considéré n’est pas du tout nécessairement spécifié – acté – dans
ce type d’agencement du champ médical. Ce qui peut renvoyer à dieu sait quoi ! Et à l’hypothè-
se de P., par exemple, qui est – de toute façon – plus intéressante et plus riche : faire entrer en
ligne de compte comment les rapports hommes/femmes sont vécus dans tel type de société et
donc, du même coup, ce qu’est le travail des femmes…
Et voilà que le travail des femmes, la guerre de 14 et Céline (37) font s’éclairer une dimension de
la machine abstraite – qui ne permettait peut-être pas de comprendre la transmission entre l’agen-
cement-Semmelweis et l’agencement-Pasteur, parce que, précisément, ce qui reste en cause là,
c’est de savoir pourquoi il en est mort, poussant sa recherche à bout, jusqu’à en crever ! Car cela,
alors, ce n’est plus de la science… à moins que l’on se réfère à je ne sais quel type d’héroïsme
complètement imbécile !
Le phénomène de transistance machinique implique que l’on soit disponible à ce fait de l’entrée
possible de dimensions parfaitement hétérogènes (38) plutôt que de voir le niveau de persistance
dans un champ donné : « ce champ médico-scientifique étant ce qu’il est… » , et voilà ! On trai-
te tout en problèmes de quantité, d’information, de diffusion ou de malchance, de refus, de savant
méconnu, toutes choses qui n’expliquent pas l’événement. Tout est « expliqué », sauf ce qui s’est
effectivement passé, sauf l’acte lui-même.
C’est comme Untel qui a toujours compris le problème et puis, un beau jour… « Ah ! C’est quand
il m’a dit ça, dans tel agencement ! Cela a tout changé ! »
On réalise quelque chose qui était déjà-là du point de vue de l’explication, de l’information et de
la communication, mais le passage à l’acte – le fait que cela change quelque chose – se produit
là.

X : Non mais, il y a quand même, à mon avis, une visée déterministe dans toutes les découvertes.
Quelque chose où il y a le hasard et en même temps la recherche. Je pense à l’histoire fabuleuse
de la découverte du L.S.D. Un chercheur travaille sur des médicaments qui ont une action sur
l’utérus. Revenant d’une journée de travail dans son laboratoire, il éprouve un certain nombre
d’effets bizarres et se sent extrêmement mal ; il se dit alors que c’est en rapport avec son travail
de la journée, et sans doute avec les substances qu’il manipule. Le lendemain, il prend ces sub-
stances et vit un voyage au L.S.D. Il déclare ensuite qu’il a découvert autre chose et change com-
plètement son optique scientifique.
Je pense qu’il y a donc deux plans : quelque chose de tout à fait nouveau et, en même temps, une
visée déterministe qui est la visée de la découverte.

F : Oui, c’est ce que je conteste tout à fait. La visée déterministe, tu peux toujours dire ça ! C’est
comme dire : « Je suis tombé dans l’escalier, et bien ! je fais une crise d’hypertension » . C’est

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


beaucoup mieux comme cela parce que, au moins, tout est codé ! (« Il faut que je prenne rendez-
vous avec mon médecin », etc..)
Or, nous, notre problème analytique est de dire : « Oui, tu as raison, il faut prendre aussi cette
dimension. » Mais, est-il concevable – simplement – que cet acte dit « manqué » soit un acte
réussi quelque part – en ceci qui est la façon dont un machinisme actant d’un inconscient parti-
culier se manifeste là ?
Il y aurait aussi cet exemple fabuleux pour l’histoire des sémiotiques capitalistiques, qui est celui
du Christ et de la multitude des modes de sémiotisation mis en jeu dans le Christianisme pour
conjurer le scandale que représente la singularité du Christ : machines explicatives et machines
rituelles, elles sont toutes là ! Et si l’on considère maintenant que Jésus-Christ s’est fait crucifié
pour que naisse, un jour, le capitalisme mondial intégré… (rires), voilà qui change complètement
les perspectives !

A : Non, c’est le contraire ! Comme je suis, paraît-il, psychotique en ce moment, on me reproche


de faire corps avec ce que je pense, avec mon inconscient, avec ce que je dis…On me reproche
de faire corps, précisément. Et, à ce que l’on dit, pour le capitalisme et la bourgeoisie, il ne faut
pas faire corps : il faut être dans le spectacle, ne pas faire corps mais prendre de la distance ; être
dans la représentation, précisément. Ce qui implique le : ne pas faire corps. Et moi, c’est cela que
ça me fait associer, ce que vous me racontez : un type qui fait corps, effectivement, avec ce qu’il
a dit… il en crève… il se crucifie.

P : Oui, tu as tout à fait raison : l’espace de la représentation est aboli, c’est cela : je ne dis rien
– je suis – et puis, je disparais en même temps – et je suis cru !

N : Quant à moi, je comprends que F. puisse se passer complètement de déterminisme ; mais la


notion d’énergie, je ne vois pas du tout comment en faire l’économie.

F : Mais cela, disons que c’est ma propre maladie. Dans ma cartographie, c’est la notion de repré-
sentation qu’il me faut faire reculer. Car, ce qui m’intéresse – comme M. – c’est, finalement, une
perspective très pratique : tenter de disposer des moyens de repérage qui préservent l’entrée pos-
sible des composantes les plus hétérogènes, et donc les plus hors-champ. Or, là un problème se
pose. C’est que :
– Il se passe des choses en dehors du champ de la représentation, qui ne sont pas des choses au
hasard, mais qui sont des choses hautement différenciées, engageant l’ensemble de l’économie
des choix ultérieurs. Et la première de ces choses n’est vraiment pas très loin à chercher : c’est le
passage à l’acte, lui-même. En effet, vous avez la ritournelle de la représentation : « Bon, je vais
y aller, maintenant je vais y aller… » Et puis, à un moment, vous êtes en train d’y aller, mais vous
n’avez plus de représentation du tout.
Quelle est donc cette économie qui fait qu’à un certain moment il y a une mise en acte ? Mise en
connexion du système moteur avec dieu sait quoi ! Le « j’y vais », quelque part, s’est déconnec-
té du système de la représentation.
– Et pourtant, cela a à voir avec la représentation : il ne s’agit pas de réflexes de grenouille décé-
rébrée avec une goutte d’acide…
Quel est le moyen de faire mettre en connexion… ?
Quel est le moyen de consistance qui fait que, quelque part, des représentations fonctionnent sur
elles-mêmes ; des représentations fonctionnent mais, finalement, ne débouchent sur rien ; des
représentations fonctionnent et font des semblants d’actes tandis que, quelque part, d’autres
sémiotiques actionnent en laissant la représentation de côté.
Entre la représentation et l’acte, toute une gamme de rapports possibles !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


Notes

1. La chimie des mammifères supérieurs.

2. Cf. texte précédent : Des Problèmes.

3. À ce propos, certains nous parleront de Spinoza, nous montrant peut-être qu’il y a cette notion d’un plan d’im-
manence pour rendre compte d’un tel paradoxe.

4. Facultativement logiques.

5. Toujours, coupure entre un plan de ce qui est représenté de ce qui est représentant (ou du signifié et du signifiant).

6. Ce qui, d’ailleurs, est quelque peu synonyme.

7. Entre guillemets, parce que c’est une économie de choix qu’on fait sortir de la subjectivité humaine ou animale.

8. Un ordonnancement des options.

9. Tournant autour des options duelles. Nous reviendrons sur ce point, par la suite.

10. Ou : singularité existentielle, singularité problématique.

11. C’est-à-dire : à un point de vue extra-systémique, hors agencements et hors strates… C’est le même type de
problème.

12. Rien d’autre que l’on puisse saisir dans l’analyse réductrice formaliste.

13. Cf. L’être et le néant, (Jean-Sol Partre)

14. Cf. Non art, Van Gogh.

15. Qui puisse être transmis = dit d’une chose et d’une autre chose.

16. Ou : formalisé.

17. Et non d’énergie.

18. De toute sorte, d’ailleurs – y compris d’explosion énergétique ou de passage à l’acte.

19. Mais cette opposition n’est pas totale et nous verrons par la suite ce que sont les voies de passage.

20. Et là, on pourrait opposer les circonstances aux événements.

21. De transport avec énergie, avec changement de coordonnées.

22. Cf. aussi comment Hjemslev fait le découpage du contenu dans sa description.

23. La forme représentative et la substance vide même.

24. Ou : les zones de choix, pour parler comme Prigogine et Stengers.

25. Sauf dans une agence de publicité ou ce genre de boites qui prétendent coloniser, justement, un tel machinis-
me abstrait.

26. En cas d’actance.

27. Ou d’une sémiotique musicale, poétique ou révolutionnaire.


28. Ou pas d’émission d’un machinisme abstrait.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 19


29. Comme on me l’a objecté parfois : « Alors, ce que vous proposez ? Faire tout et n’importe quoi, faire le clown,
faire le fou comme (inaudible), et puis il se passera quelque chose… » Mais pas du tout !

30. Cf. le texte sur Les quatre dimensions de l’inconscient et notamment le tableau en annexe.

31. De la persistance.

32. Cf. L’inconscient Machinique (Éditions Recherches/Encres)

33. Et ce n’était pas exclu du tout que le capitalisme naisse en Chine !

34. Cf. le livre écrit à ce sujet, Science et Conscience ; et aussi des articles du journal Le Monde.

35. Cf. Einstein on the beach, Phil. Glass and Bob Wilson.

36. Si ce médecin avait été une femme, je pense que cela n’aurait pas marché.

37. Toute la trajectoire de Céline issue de la guerre de 14, sa fonction dans le dispensaire, etc..

38. Le marché du travail ou ce que P. évoquait plus haut.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 20


Les séminaires
de Félix Guattari 30.10.1984
Félix Guattari
Un oubli et un lapsus dans un rêve
C’est une tentative d’analyse de rêve. D’abord une remarque préalable, la nature de ce rêve – mais
je crois qu’au fond il en va de même pour tous les autres rêves – implique absolument qu’on ne
puisse pas masquer les noms propres et à la différence de ce que ont essayé de faire Freud et les
autres commentateurs, je crois qu’on ne peut masquer les noms propres que si on a une technique
d’interprétation qui émascule les singularités. Et au contraire, les dimensions qu’on peut faire
apparaître d’ombilic existentiel (l’inversion du triangle que j’ai développé la dernière fois, le tri-
angle qui est tourné vers la droite, vers les constitutions de territoires et d’univers) impliquent une
position totalement singulière et les éléments qui viennent le dénommer n’ont pas de traductibi-
lité, de paradigme, sont absolument inchangeables, d’où le fait que (je le dis parce que j’ai essayé
de changer un peu, de mettre des pseudonymes et c’est rigoureusement impossible, même de
changer un tronçon du nom) j’ai conservé les noms propres.

Texte du rêve

En compagnie de Yasha David et de son épouse, je sors d’une maison A qui donne sur une gran-
de place rectangulaire, laquelle parait sıtuée dans un grand bourg plutôt que dans une ville. Les
deux côtés les plus longs de cette place sont en sens unique, les deux côtés les plus courts sont en
double sens. L’ensemble constitue ainsi un circuit dont je parcourrai la plus grande part au cours
du rêve.
Nous sommes sur le point de nous séparer et je m’avise que je ne sais plus au juste où j’ai laissé
mon automobile. Je me propose déjà de la chercher autour de cette place. Yasha, qui se souvient
peut-être de l’endroit où elle est, m’accompagne dans cette recherche, toujours suivi de sa femme.
Tous les trois nous arrivons à un point B situé sur la partie droite de la place. L’envie me prend
de congratuler Yasha pour le succès de notre entreprise commune (l’exposition « Le siècle de
Kafka » à Beaubourg) mais je retiens une première phrase, car je m’aperçois que j’allais l’appe-
ler Gilles. Je me reprends. Puis j’évoque alors les risques que nous avons encourus. Nous étions
dans un gouffre, non, je dirais plutôt, accrochés au bord d’un gouffre, mais au bout du compte
nous nous en sommes bien tirés.
Dans un élan de sympathie, je m’apprête à les embrasser tous les deux, mais de nouveau j’inhibe
mon premier mouvement, car je me dis que Yasha pourrait mal prendre le fait que j’embrasse sa
femme, que je ne connais d’ailleurs presque pas ; et compte tenu du fait que je me suis laissé dire
qu’il en était extrêmement jaloux, je me contente de les serrer tous les deux dans mes bras.

Commentaire narratif et associatif

Yasha David : il s’agit d’un intellectuel tchèque réfugié en France ; à qui j’ai confié la direction
de l’exposition : Le siècle de Kafka, qui s’est tenue l’été dernier au Centre Pompidou. Nous avons
du affronter ensemble de telles difficultés avec les responsables du Centre à tous les échelons qu’à
plusieurs reprises nous avons pensé devoir abandonner.
L’épouse de Yasha David : je réalise au réveil qu’une fois encore, car cela m’est déjà arrivé à plu-
sieurs reprises à l’état de veille, je l’ai confondue avec Héléna G. (en réalité il faut que je mette
tout le nom parce que ça ne marche pas sans cela : Héléna Gallard, dont le prénom s’écrit
d’ailleurs Aléna) qui, elle aussi vient de Tchéchoslovaquie, et qui elle aussi a travaillé sur le projet

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


de célébration du centenaire de Kafka, mais seulement lors de sa phase préparatoire. J’ai connu
son mari à Mexico, à Paris puis à Amsterdam. J’ai beaucoup de sympathie pour ce couple, dont
je peux dire qu’il exerce sur moi une sorte de fascination et je pressens qu’il est sujet à certaines
difficultés que je ne parviens pas bien à discerner.
La place rectangulaire : d’emblée, elle m’évoque la place d’une ville mexicaine ancienne, dont je
devrais bien pourtant connaître le nom (province de Michoacan). Lorsque j’y ai séjourné, le temps
d’une étape, elle m’a fait une forte impression par son charme provincial et parce qu’elle parait
être appelée à traverser les siècles, pareille à elle-même. Je me souviens avoir pensé que c’est là
que j’aimerais finir mes jours. En arrière-fond de cette évocation mexicaine, résonne le souvenir
normand celui-là d’une grande place ombragée de Louviers, dans laquelle débouchait la rue-aux-
cogs dans laquelle j’habitais avec ma grand’mère. Mais ce n’est qu’à l’issue de plusieurs jours de
réflexion que j’ai découvert avec surprise, car alors l’évidence se révéla massive, qu’il ne pouvait
s’agir que de la place principale de la ville de Mer, sur les bords de la Loire. Durant l’exode fami-
lial de 1940 mon père avait réussi à louer une petite maison située très exactement à l’emplace-
ment A du rêve. Nous escomptions séjourner là le reste de la guerre, prêts à passer au Sud de la
Loire en cas de nécessité. Je dois dire que cette perspective n’était pas faite pour me déplaire car
l’ensemble de l’aventure, et cet endroit en particulier excitait beaucoup mon imagination. Mais
dès le lendemain matin nous dûmes repartir en catastrophe à l’annonce de ce que les ponts de la
Loire allaient sauter incessamment. (Actuellement je passe très souvent par cette place).
Le sens de la circulation sur cette place : l’existence d’une problématique vectorielle en surim-
position de la représentation iconique du rêve renvoie à deux composantes formatrices : un rêve
antérieur, d’un an environ, du bal-parquet, fondé sur le même type de figure, mais où s’instaurait
un circuit inverse avec un départ de la partie supérieure droite, une sortie à la partie inférieure
droite une réentrée à la partie inférieure gauche et enfin une difficile traversée de gauche à droite
parmi les danseurs ; un graphe également quadrangulaire proposant une définition de l’incons-
cient, à partir des transformations de quatre entités de base (les flux, les phylum, les territoires
existentiels, les univers incorporels). Une question était restée posée pour moi, en suspens, à pro-
pos de ce graphe, question qui s’était déjà incarnée dans le rêve du bal-parquet. Elle concerne la
symétrie trop marquée à mon gré entre les transformations inter-entitaires auxquelles elle se rap-
porte. Dans le rêve présenté ici, se retrouve, quoique abordée en sens inverse, l’existence d’une
zone, sinon infranchissable, qui implique du moins un détour, par conséquent une rupture de
symétrie ; les hésitations, les incertitudes, les inhibitions, oublis et lapsus qui gravitent autour du
présent rêve paraissent tous viser cette même zone que naguère j’avais qualifiée de vacuolique.

L’oubli de l’automobile : l’automobile est oubliée à un double titre, dans l’espace du rêve et dans
sa qualification. En effet lors de la transcription du rêve, c’est le sigle BMW qui se présentera
sous ma plume à la place de Renault. Cette substitution d’une marque que je possédais dans les
années 60 à celle que j’ai actuellement, renvoie elle aussi à un autre rêve, de sorte que nous pou-
vons déjà considérer que nous avons à faire ici à un carrefour de rêves plutôt qu’à un corps de
significations fermé sur lui-même, ce qui constitue, notons-le, une situation beaucoup plus fré-
quente qu’on ne le croit (1).

Dans cet autre rêve, j’avais également oublié ma BMW dans une rue qui devait être la rue Gay-
Lussac (dont le nom d’ailleurs était censuré après) et que je finissais par parcourir en vélo pour
me retrouver dans une réunion du Parti Socialiste ou les Verts se faisaient chasser de la tribune
par Lionel Jospin en personne.
Le lapsus dans le rêve : au lieu de Yasha David se présente le nom de Gilles Deleuze. La série de
transformations qui se décline à partir de cette matrice transformationnelle, avant de l’énoncer, je
dois reprendre la question de l’auto, car il y a un schéma associatif qui dit : la question de l’auto-

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


analyse ! et qui correspond à une lecture que je fais la veille du rêve des lettres de Freud à Fliess.
Les transformations autour du nom de Yasha David sont les suivantes : je m’aperçois que Yasha
David résonne du point de vue phonologique comme Adélaïde d’une part et que, d’autre part,
s’impose en sigle commun entre Yasha David et Gilles Deleuze les sigles a. D. (précisément la
façon dont je désigne, oralement et aussi par écrit, Adélaïde, mon amie italienne). Donc la sub-
stitution à Yasha David de Gilles Deleuze se développe selon deux chaînes sur lesquelles vont
s’inscrire l’oubli de l’auto et le lapsus :

Donc on a une ligne d’univers indexés par Arlette Donatti, une indexée par Adélaïde, qui utilise
un des chaînons sémiotiques de l’autre (transfert de signifiant).
Autres commentaires possibles sur le texte du rêve : il y a deux incertitudes concernant Yasha. Je
dis de lui : « il sait peut-être où j’ai laissé mon automobile », mais Yasha David est un personna-
ge dont on ne sait jamais s’il sait ce qu’il sait ou s’il dit les choses comme ça. D’autre part il y a
une incertitude sur l’ordre des deux éléments : l’oubli de la BMW et le fait que je dise Gilles
Deleuze dans ma tête au lieu de Yasha David. En fait l’ordre logique c’est d’abord BMW-Renault
avant Gilles Deleuze-Yasha David et cependant il reste une hésitation qui me fait penser que les
deux éléments fonctionnent de façon synchronique.
Un autre élément sur le gouffre : je me reprends, je dis : nous étions tombés dans un gouffre, non,
nous étions accrochés aux parois d’un gouffre, et là il y a une expression technique que je cherche,
c’est : dévisser, par rapport à une cordée, et c’est l’idée d’être accroché sur le bord d’un gouffre
qui s’impose ; cela s’associe aussi avec le titre d’une nouvelle de Beckett qui s’appelle : Le dépeu-
pleur… Et puis un test que j’avais inventé, il y a très longtemps, le test d’intégration socio-exis-
tentielle et qui consistait à ce que les gens s’accrochent à certaines représentations qui seront
annulées au fur et à mesure du développement du test.
Dernier élément : l’inhibition face à la jalousie de Yasha David. L’énoncé « il est jaloux » marque
l’effacement d’une question, que s’il est jaloux, moi je ne suis pas jaloux. Il y avait la probléma-
tique qui m’avait été posée par une copine avec qui j’en avais discuté, dans cette période de ma
vie avec Arlette, je lui disais ; j’avais un rapport de jalousie avec Arlette, je ne l’ai pas dit. Comme
je sais qu’elle va parler avec Arlette, elle va lui dire. J’avais un embarras sur cette question et là
la question est réglée puisque c’est IL est jaloux donc le problème ne se pose pas pour moi.

Analyse personnologique polyphonique du rêve

Cinq univers personnologiques soit coexistent, se superposent (trois dans une première phase) et
deux s’articulent l’un à l’autre
D’abord la ville comme toile de fond. Une première dimension U1 est la ville de Mer. Là c’est
très caractéristique, il n’y a aucun doute qu’il s’agisse de la place principale de la ville de Mer,
c’est quelque chose qui est VU, il y a une certitude au niveau du fait que c’est VU. La connota-
tion de cette époque est double, c’est soit une connotation actuelle (ligne Adélaïde), soit une
connotation ancienne avec ma mère, mon père et toute la famille à l’époque de l’exode (U5 – déri-
vation). En somme elle se donne de façon linéaire, c’est-à-dire que c’est globalement que l’en-
semble du donné-à-voir est coupé d’une qualification possible, il n’y a pas un tronçon qui soit
coupé dedans, sinon le tronçon de la maison, et il fallait que je sorte de cette maison.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Le deuxième niveau, c’est la ville de Patzawoo dans le Michoacan. Cette fois il y a effectivement
un trou dans la dénomination et Michoacan joue comme élément phonologique, de même que
Adélaïde joue comme Yasha David, Michoacan joue comme Micheline Kao. C’est une autre ligne
qu’on retrouvera dans l’autre méthode d’analyse, l’analyse de niveaux et pas seulement l’analy-
se polyphonique.
U3, troisième niveau, la ville de Louviers, cette fois c’est ma grand’mère avec qui j’ai vécu dans
cette période là, et là c’est de l’ordre du ressenti.
Vous remarquerez que ces trois lignes, ces trois modes de subjectivation sont parallèles, celui-là
ne renvoie qu’à un autre élément qu’on va voir après mais qui ne figure pas dans le parallèle.
Aucune de ces lignes ne communique entre elles. C’est dans le même temps où je vois sans
conteste possible le schéma de la place de Mer que je ressens l’évocation de Louviers et que j’ai
la recherche verbale que je veux désigner par Michoacan.
C’est absolument corrélatif et rien ne permet le croisement des lignes. Il y a donc trois niveaux
d’évidence absolument corrélatifs et il n’y a aucune raison de dire que c’est une des places plus
que l’autre qui est vraie, parce que dans l’ordre du visuel c’est incontestablement celle de Mer,
tous les éléments le prouvent ; dans l’ordre de l’affect, c’est incontestablement celle-là sur laquel-
le je reviendrai ; et dans l’ordre de la recherche de la place, la première recherche de territoriali-
sation incontestablement c’était la place de Patzawoo.
C’était l’analyse polyphonique des trois niveaux parallèles linéaires. Je ne reviens pas, par contre,
sur l’analyse des deux autres niveaux, sinon que cette fois ils se croisent. Si vous voulez, vous
avez schématiquement : la ville de Mer avec la famille et la période de la guerre (Cf. schémas),
vous avez le Michoacan avec Micheline, Louviers, la grand’mère, et vous aviez Adélaïde et la
ville de Mer actuelle et Arlette Donatti et la rue Gay-Lussac. La différence, c’est que on se trou-
ve devant des temps différents : la première présentation des trois lignes U1, U2, U3 est parallè-
le et elle n’est pas problématisée, c’est simplement un donné tandis que c’est le fait que les deux
autres lignes soient articulées l’une à l’autre par un oubli et par un lapsus qui va permettre de faire
un développement sémiotique, de faire un développement de niveaux, c’est-à-dire qui va per-
mettre, en effet, le travail qui va se passer avec les deux dernières lignes, 4 et 5, qui va permettre
de mettre à jour ce qui était simplement disposé en parallèles dans les trois premières lignes.
Cela implique qu’on passe maintenant à un niveau d’analyse qui engage non plus seulement les
simples lignes d’univers personnologiques mais des mises en jeu de niveaux. On a bien vu : on a
la place avec les trois univers parallèles qui ne communiquent pas entre eux, on a la liaison entre
la ligne 4 et 5 avec la ligne Adélaïde et la ligne Arlette Donatti par l’oubli et le lapsus, et là il faut
voir comment les choses vont se passer.

Analyse de niveaux

Quand on a un premier triangle Yasha David (je cherche avec Yasha David) à la place de Yasha
David va apparaître Adélaïde ; à la place de la Renault apparaît la BMW (cf. Schémas) Renault
ne sera pas prononcé, c’est BMW qui sera prononcé. Mais ce qui est prononcé à ce moment là
c’est la mise en jeu d’un autre triangle, mais qui n’est pas orienté de la même façon. Alors qu’il
y avait une raison particulière du rapport de Yasha David et de la Renault, pour une bonne raison,
c’est qu’il m’est arrivé, le jour d’ailleurs où Deleuze est venu à la conférence sur le siècle de
Kafka, de leur dire à la fin, c’était notre dernière séance : je vous raccompagne, je vous ramène.
Je l’ai emmené dans le parking, puis je ne trouvais pas ma voiture ; j’ai cherché, cherché ma voi-
ture avec lui… et au bout d’un long moment je me suis aperçu que je n’étais pas venu en voitu-
re ! Mais ça il n’en est plus question puisque à la place de Yasha David va apparaître Gilles
Deleuze, comme lapsus là, et le Yasha David va fonctionner comme Adélaïde au niveau phono-
logique ; et à la place de Renault il va y avoir BMW. Donc tout s’arrange, d’autant que le

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


problème se pose d’une certaine façon avec le projet que nous avons Gilles Deleuze et moi de
faire ensemble un livre sur les rêves de Kafka : est-ce qu’il vaut mieux faire ce travail avec
Deleuze ou une exposition avec Yasha David. C’est aussi comme ça que ça fonctionne.
L’axe : je cherche ma Renault avec Yasha David devient BMW ce qui renvoie à Arlette Donatti,
c’est-à-dire toute l’époque de 68, l’écriture de l’Anti-Œdipe… Alors, là il y a un phénomène de
signification, un contexte un événement, tout un commentaire narratif possible. Le sigle BMW a
trois effets : il accroche l’univers de cette époque, la discursivité BMW permet d’injecter une rup-
ture d’univers. BMW, sa fonction n’est pas de faire un discours, il est déjà apparu dans le rêve de
la rue Gay-Lussac et il avait déjà indexé alors les socialistes, marre ! BMW refait une promotion
d’un autre univers, l’univers de 68, la BMW c’était autre chose que la Renault ! Là vous avez cet
exemple d’un triangle de discursivation qui fait quelque chose de narratif là, tandis que là vous
avez un triangle d’existentialisation. BMW fonctionne comme indice existentiel pour promouvoir
une mutation d’univers, et le jeu se joue sur cet élément de singularité à savoir que c’est le même
objet sémiotique : mon auto (analyse) qui, suivant qu’il est qualifié de Renault me renvoie dans
une actualité merdique et d’un autre côté, suivant qu’il est qualifié de BMW engendre ce type
d’univers ici ; et avec un sous-produit : à savoir l’association Renault-BMW va engendrer une
autre ligne qui est quoi ? Qui est qu’elle produit du sigle. Renault-BMW c’est une différence de
contenu sémantique ; mais il y a une autre différence, c’est que dans un cas vous avez Renault
écrit dans le langage scripturale ordinaire, et puis vous avez BMW écrit sous forme de lettres
abrégé. Cela entraîne, catalyse une possibilité de sigler et de faire une existentialisation de
quelque chose par sigle, d’où l’extraction Gilles Deleuze-Arlette Donatti-A. D. Substitution de
quelque chose écrit en nom propre à quelque chose écrit en sigle qui autorise, catalyse la pro-
duction d’un élément catalytique de sigle qui va me permettre de faire l’extraction A. D.
(A. D. laïde- yAsha David-A. D. Gilles Deleuze et ce n’est pas fini !)
Voyons comment un sigle ici va être utilisé, ici il n’est pas discursif (A. D.) il dit : du sigle pos-
sible, mais du sigle ça désigne qu’on peut faire du sigle, c’est une mutation existentielle, on joue
de la musique, on fait du sigle, on fait du sport, c’est un univers non discursif, c’est un Corps sans
organe. Pour en dire quelque chose le sigle se dira A. D. ici puisque A. D. c’est l’articulation
discursive.
C’est là que va apparaître une chose à mon avis assez intéressante, c’est que là on a une premiè-
re phase du rêve, la phase de l’oubli et du lapsus, la phase problématique, proliférante, c’est la
phase A, et là on va voir apparaître la phase B (il est jaloux mais tout s’arrange, pas d’histoires,
on sait bien, salut, au revoir, on arrête le rêve) Il y a eu la phase A, on a failli tomber dans le
gouffre, le dépeupleur, etc., Ah ! Ah ! on s’en est bien tirés, on est à la phase B, tout s’arrange,
tout va bien (il est jaloux).
Or là on va avoir un autre élément : on avait une structure de déterritorialisation des lettres A. D.,
les lettres A. D. sont en tête de quelque chose : yAsha David, Arlette Donatti, et puis avec le lap-
sus, là haut dans l’autre triangle, ElanA GallarD apparaît autre chose, cette fois A. D. à la fin et
aussitôt que je remarque cela apparaît tout un groupe d’éléments :

(fin de bande)

mon enfance… 92 rue de l’Aigle… La Garenne Colombe…


Dans un rêve je tue avec le fusil de mon frère l’aigle et la colombe… Du texte, une structure ima-
ginaire, et j’avais observé depuis un certain temps alors que systématiquement quand j’écris je
fais sauter les dernières lettres, maintenant je fais sauter le début des mots. Là c’est ce que j’ap-
pellerai le plan eschatologique, le plan des fins dernières ; de même que je dis dans le commen-
taire : c’est à Patzawoo, à Michoacan que je voudrais finir mes jours, j’ai toujours associé cette
idée que l’aigle et la colombe, si je ne finis pas mes lettres, c’est que je ne veux pas finir la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


dernière lettre, j’imaginarise la dernière lettre et à la limite je tue l’aigle et la colombe dans le
même rêve de conjuration ,qui n’était d’ailleurs pas un rêve, qui était un comportement où mon
frère m’avait donné un fusil parce qu’il y avait une bonne femme qui venait tous les soirs m’en-
vahir, et là je retrouve le fusil pour tuer l’aigle et la colombe. Du moment que je peux sémiotiser
comme ça dans l’espace, c’est une façon qu’il n’y ait pas de problème de la dernière lettre.
Cette situation : Aléna Gallard, c’est un triangle œdipien qui s’instaure mais qui correspond aussi
à une chose qui m’a fait beaucoup d’effet, à savoir que le 92 rue de l’Aigle, La Garenne-Colombe
j’y suis retourné en catastrophe parce que mon frère l’a vendu et que je l’ai visité une dernière
fois, un chantier, il l’a vendu dans de très mauvaises conditions. Donc terminée, déterritorialisée
cette situation et il est évident qu’au fond il y a une sorte de phénomène de rétroaction, c’est que
si la phase B du rêve (nous nous congratulons, nous avons échappé au gouffre) concerne bien tous
ces territoires de l’époque familiale, donc de la première ville de Mer, l’exode, la petite maison,
d’une certaine façon c’est que ce noyau BMW-Renault-Yasha David-Adélaïde-Arlette Donatti-
Gilles Deleuze est là pour conjurer, pour tenir en laisse, en quelque sorte, cette fin dernière, avec
d’ailleurs un problème d’écriture qui serait très compliqué à expliquer, c’est qu’il y a un problè-
me de changement d’écriture en liaison avec ces types de remaniements et là cela rentrerait dans
des choses très personnelles qui ne sont pas l’objet du développement actuel.

En résumé ce que je voulais essentiellement montrer, c’est que, comme vous voyez, les trois
lignes antérieures on les retrouve là. Ce qui était simplement pour moi intéressant c’était de mon-
trer que l’oubli dans le rêve, le lapsus, l’hésitation, tous ces éléments là ne jouent pas comme
devant être interprétés par un texte qui clarifierait la situation dans la discursivité, mais ils jouent
comme double jeu, ils jouent dans l’ordre des significations, mais ils jouent en même temps
comme opérateurs, shifters existentiels, catalyseurs d’univers.

E. : J’ai l’impression que tu insistais beaucoup sur la substitution du nom propre, du nom Renault
au sigle BMW. Est-ce que tu pourrais expliquer un peu cette fonction de composante de passage ?

F. : Au fond, l’idée est la suivante, c’est que dans la théorie lacanienne du signifiant, c’est l’idée
qu’il y a des chaînons structuraux, phonologiques et autres qui sont les supports des subjectives,
là l’idée est toute autre : ce ne sont pas simplement des signifiants, il y a du vu, de l’affect, du
perçu, du remémoré qui fonctionnent en tant que tels. Les significations, mon automobile (BMW)
ne fonctionne pas en tant que signifiant, mais en tant que contenu, c’est les jeux de contenus qui
font cette opération de production de subjectivité et pas seulement les éléments syntaxiques ou
phonologiques, ou les chaînes discursives du signifiant ; ça c’est un premier élément. Quand on
fait de la poésie, on fait de la poésie avec des rythmes, avec des rimes, des assonances, etc., mais
en réalité on fait aussi rimer des significations et c’est tout à fait pareil. Donc les traits constitu-
tifs d’un univers poétique, ce n’est pas seulement des traits signifiants, ce sont aussi des traits de
contenu, des traits a-signifiants ; ou plus exactement, on peut faire un usage a-signifiant de conte-
nus significatifs. Et là c’est comme le corollaire de la démonstration.

M. : Tu pars d’un a-priori freudien : à savoir que le rêve est a priori et que du point de vue logique
on l’interprète ensuite. je me demande si cet ensuite…

F. : C’est comme si tu disais que mes rêves étaient truqués… Mais l’idée que je découvre, c’est
que l’interprétation elle est dans le processus du rêve lui-même. C’est le rêve qui secrète son
interprétation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


E. : Tout rêve est finalisé. On rêve pour. Ce n’est pas une espèce de matière première qu’on vient
ensuite décoder, interpréter. En fait ce qu’il te reproche, c’est de faire la même chose que Freud,
de sous-entendre une espèce de matière première qu’on vient ensuite interpréter même si les caté-
gories sont complètement hétérogènes.

F. : C’est un vrai problème ; je comprends maintenant. Alors… Il est évident qu’il y a tout un mou-
vement de reconstruction parce que je ne note ce rêve que parce que je me dis : quoi, A. D. ? Yasha
David, Arlette Donatti, mais au bout de plusieurs jours, Adélaïde, Alana Gallard, qu’est-ce que
c’est que ce machin là ? Et ayant mis à jour cette machine abstraite qui se met à organiser l’en-
semble des dimensions sémiotiques, je reviens en arrière et reprenons le texte du rêve, reconsti-
tuons. Et dans le texte du rêve il n’est pas du tout question d’Adélaïde, d’Arlette Donatti, etc., il
est seulement question, grosso modo, d’une place, de deux ou trois références, et puis de deux
phases, d’une phase où je cherche ma bagnole, et puis Yasha David-Gilles Deleuze lapsus, et puis
la scène, attention si je les embrasse, il va croire que, juste une étreinte, terminé. Ce qui est inté-
ressant quand même c’est que le texte, cela reprend quelque chose d’essentiel dans le travail de
Freud sur les rêves, à savoir que si on s’en tient à une analyse de contenu du texte manifeste, on
ne trouve rien. Si je reprends une troisième fois le texte du rêve et que je me tiens à ça et que je
commente uniquement le texte du rêve en m’en tenant au texte comme ferait un littéraire, toutes
les autres strates de subjectivation ne paraissent que pour autant qu’on fait un autre usage des élé-
ments shifters, des éléments de lapsus, des éléments de glissement, d’oubli et qu’on s’en sert pour
appréhender ce que sont les mutations d’univers subjectifs. Je dirai même que je suis plus freu-
dien que Freud dans cette direction là parce que quand Freud dit qu’il ne faut jamais se tenir au
texte manifeste, ce qui compte c’est seulement ce qu’il appelle les pensées du rêve, les chaînes
associatives, etc., il n’y a que ça qui compte, le reste c’est tomber dans un piège total. Il dit : même
quand un rêve a de la signification, vous êtes sûrs que vous passez à côté si vous prenez en comp-
te ces significations là. Seulement quand il fait cela, au bout du compte, il raccroche quand même
ses pensées du rêve au texte du rêve ; alors que là, d’une certaine façon, j’aboutis à une dissocia-
tion radicale entre les cinq univers en question. Il y a une constellation d’univers qui travaille là,
puisque c’est elle qui manipule cette organisation, cette utilisation, ce détournement des éléments
sémiotiques mais elle n’a de comptes à rendre à personne, même pas à elle-même, elle n’a pas de
comptes à rendre, elle est constellation, voilà c’est cela qui se passe à ce moment là. Et là-dessus
on voit que c’est une utilisation rigoureuse, ce qui n’est pas la pensée du rêve mais ce qui est
l’existentialisation du rêve, c’est très précis, en utilisant tout et n’importe quoi, en jonglant avec
les sigles et les machins. Alors toi, tu te réveilles, tu ramasses tout ça, et tu dis : curieux, curieux…
Donc il me paraissait important quand même d’ordonner, très arbitrairement parce que en plus il
a fallu le rédiger avec une certaine stylistique donnée, alors que bien entendu le texte du discours
du réveil ce n’est pas celui que j’ai lu, j’ai fait une narration, le texte officiel du rêve.

Ce que je n’ai pas assez développé, c’est que il y a la lecture polyphonique qui consiste à discer-
nabiliser dans la mesure du possible les univers, les mondes, le monde de Micheline, le chaos,
Michoacan, le monde de Louviers, de la grand’mère et l’époque de l’exode, le monde… etc., et
puis il y a l’autre niveau qui ne tient plus du tout compte de cette personnologisation des univers
et qui consiste à les voir, cette fois, comme constellations ; on pourrait faire la distinction : au pre-
mier niveau, des territoires existentiels, tandis qu’au second niveau les univers seraient constitués
de constellations de territoires ou constellations d’univers, peu importe. Et là ce qui est en jeu
c’est leur portée pragmatique, leur capacité à organiser un discours, à organiser des défenses, à
reconstituer la triangulation œdipienne, à faire une stratégie, à mettre une phase B pour équilibrer
en apparence une phase A, mais en réalité pour neutraliser les charges qui sont dans la phase B,
etc. C’est-à-dire que c’est une lecture de niveaux, ce n’est plus une lecture polyphonique.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


E. : Ce qui me semble important dans le travail d’aujourd’hui, c’est d’essayer de montrer que on
ne passe pas de manière linéaire d’un univers à l’autre.

F. : On y passe en même temps sur l’autre versant, parce que c’est les mêmes, malgré tout.

M. : Cela me fait penser à un cauchemar que j’ai fait. J’étais allée avec une amie au cinéma et elle
m’avait dit : oui, je veux bien aller voir ce film à condition que ce soit en version originale. En
V. O. Et puis le film était assez mauvais et un des personnages parlait à la fin sur une scène, un
artiste et je suis sortie de là en disant : mais je n’ai pas compris grand’chose à ce film, ce n’était
pas très intéressant, tout en me disant, peut-être que dans la transcription, la V. O. j’aurais com-
pris. Donc de cette façon je me suis laissée tranquille sur le fait que je n’avais pas compris et
qu’éventuellement j’aurais pu comprendre. Et dans la nuit j’ai fait un rêve qui a tourné très vite
au cauchemar. Deux séquences. La première c’était que, cette amie avec qui j’étais allée au ciné-
ma avait faim, il fallait lui donner à manger, bon on va manger des hot-dogs. Et je me disais : les
hotdogs en Version Originale, ce sont des chiens chauds. À ce moment-là mon rêve basculait
complètement et j’arrivais dans une autre couche et je me disais, alors, bon je tue le chien, il fal-
lait que je le tue, très vite ça devenait une horreur, il fallait dépecer le chien, il fallait le faire cuire
et il fallait le manger…

F. : Mais V. O. ça fonctionne comme BMW ça fonctionne comme index de Ah bon ! alors à ce


moment là on prend au pied de la lettre…

M. : La V. O. finalement… on est dans une espèce d’inclusion de réalité, la V. O. ce serait peut-


être plutôt ce qui rêverait les rêves, ce qui ferait que les choses pourraient être rêvées mais juste-
ment avec des transpositions.

F. : Tu crois qu’il y aurait un degré naturel de la V. O. ? Moi je ne le crois pas. Je crois que c’est
un choix la V. O. exactement comme un choix obsessionnel : bon, et bien dans ce cas là je vais
m’en payer une tranche. Il y a un choix du cauchemar de même qu’un obsessionnel fait une sorte
de choix de dire si je marche sur le bord du trottoir à ce moment, il va m’arriver ça, une catas-
trophe, l’Ange exterminateur, quoi ! Mais il n’y a pas un niveau naturel, originaire de la V. O.

J-C. : Je pensais à ce que tu disais sur la narration ; en ce moment ce qui me préoccupe beaucoup,
c’est d’essayer de ressaisir, même dans la narration d’un rêve ce qu’il a d’évocations perceptives
ou sensorielles, toutes les flexions concernant le temps, l’espace, les points de vue, la luminosité,
en somme tout le découpage, tout l’aspect vraiment filmique, au sens de la matière cinématogra-
phique, l’image-mouvement du rêve.
Et il est vrai que quand on te raconte, tu en perds une énorme quantité. La question est de savoir
si on peut, malgré la limite qu’impose le fait qu’on ne peut pas dire autre chose que racontez-moi
ou précisez-moi, essayer de combler un peu ce déficit, et d’atteindre donc alors je ne sais pas si
c’est cela que tu appelles éléments de shifter, ou éléments de flexion, de passage d’un univers à
un autre, d’un ordre à un autre, d’une strate à une autre, etc., en essayant de faire préciser ces élé-
ments que d’habitude on laisse tomber. Par exemple si quelqu’un dit : mais là il y a une autre
scène, il se passe quelque chose, je suis ailleurs, petit à petit j’ai pris l’habitude de dire : mais par
exemple, est-ce que vous avez le sentiment que la première scène (quand il y a deux scènes) a
duré très longtemps ou a été très courte, est-ce que la deuxième est très longue ou très courte, est-
ce que le changement est un changement de point de vue, comment ça se passe ? Et à la limite,
quand c’est possible j’aime bien qu’on me dessine les trucs. Est-ce que vous ne pouvez pas
essayer de faire un schéma, ou le faire pour la prochaine fois et me l’apporter ? Je me rappelle un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


rêve dont j’avais un peu parlé ici, qui se passait dans un train, une histoire d’homosexuel avec un
copain et deux copines, une histoire d’échanges diagonales, etc., on ne s’en sortait pas si on ne
lui demandait pas de faire la lumière sur ce qui se passait, presque sur un mode visuel. Alors ce
sont ces éléments là qu’il me semble important d’utiliser justement dans la mesure où ils rompent
avec la logique de la signification et les assonances phonétiques, etc. Là il y a une possibilité de
traiter autrement ces espèces de changements de registres, d’ambiances (on le sent très bien dans
le rêve) et qui sont souvent inexprimables.
Pour préciser un peu ma pensée, j’ai revu La Corde d’Hitchcock c’est aussi une sorte de cauche-
mar, une sale histoire qui arrive dans un lieu fermé et ce qui me semblait évident, c’est que le
parti-pris de tourner ça en plans-séquences comme il le fait, probablement ça donne tout à fait
autre chose que s’il avait décidé de tourner cela normalement en champ-contre-champ, en passant
d’une pièce à une autre, d’un personnage à un autre, en faisant les coupures habituelles ; autre-
ment dit, le montage, la façon de tourner, enfin le découpage et le montage sont décisifs non pas
pour l’effet de sens mais simplement pour ce que tu ressens, les intensités, les ambiances, ce n’est
pas la même angoisse, la caméra est sans arrêt…, tu ne sais pas qui regarde ce que tu es en train
de voir, c’est tout le temps toi mais toi-machin, toi-truc, toi-chose et parfois même ton point de
vue est tel que tu peux te demander si tu n’es pas identifié à des objets, à un pied de chaise, etc.
Il n’y a aucun des personnages qui voit les choses comme ça donc il faut bien croire que tu es
devenu le bas de la lampe ou… Alors dans le rêve il me semble qu’il y a des procédés de même
ordre qui n’apparaissent souvent pas dans le récit. C’est une histoire, d’accord on ne reste pas au
niveau de l’histoire, associations, etc., il y a le côté visuel qui est suffisamment manifeste comme
la place que tu décris, la cartographie est évidente, ce qui m’intéresse c’est la cartographie pas
évidente, le montage pas évident. Par exemple je me suis aperçu une fois, quelqu’un qui m’a
raconté un rêve, il y avait quelque chose qui me semblait bizarre, je lui ai dit : est-ce que tu vou-
drais bien l’écrire ? Alors cette personne l’a écrit longuement, et là je l’ai relu plusieurs fois et
tout d’un coup quelque chose m’est apparu à l’évidence, il y avait une alternance très rythmique
de temps de précipitation où on bouge très-très vite et de temps statiques ; ce qui ne m’était pas
apparu du tout dans le récit du rêve, ni même à une première lecture. Il fallait vraiment tout d’un
coup s’intéresser au montage, un peu comme on analyse un film pour dire : Tiens oui c’est vrai !
c’est curieux ! Il y a des scènes où ça bouge-bouge-bouge, et tchac ! immobilité. Au fond on
s’apercevait que les scènes où ça bouge-bouge-bouge, c’est du faire-l’amour et que les scènes
complètement immobiles c’est plutôt faire caca

(fin de bande)

On est donc sur une indécision, un choix indécidable à faire, il voit quelqu’un en haut d’une cage
d’escalier, sur le bord d’une rampe, qui tenait à la rampe uniquement par ses pieds, qui était déjà
pratiquement basculé dans le vide mais qui tenait quand même par ses pieds, par ses chaussures,
sur la rampe. Et ce quelqu’un avait l’air de défier le rêveur : si tu approches, je vais me balancer,
mais si tu n’approches pas, ça ira ! Et ça restait là, et le rêve se terminait comme ça. Alors je me
disais que ça serait intéressant d’essayer de trouver des moyens d’attraper ça, et ce qui m’a frap-
pé, ça c’était un cas très particulier mais pour le moment c’est une sorte de modèle théorique que
je me donne provisoirement, c’est que tout cela a quand même à voir avec de l’image du corps,
au sens alors vraiment très complexe, un agencement corporel monstrueux, difforme dans lequel
il y a des éléments anatomiques, des mémoires, des traces, des histoires, des anecdotes, des mons-
truosités, au sens vraiment d’une production à la Pankow, des plans bizarres mais dont on voit
bien que quand progressivement on analyse un rêve, on peut faire une espèce de représentation,
une cartographie effectivement ou une géographie.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Et que peut-être cette géographie, c’est ce qui, c’est peut-être le plan de consistance sur lequel on
peut suivre quelque chose. J’ai manqué malheureusement le début de ton récit mais je me deman-
dais s’il n’y avait pas quelque chose d’un peu privilégié, du corps, mais pas du corps au sens du
schéma corporel ou même de l’image du corps comme en parle Pankow ou Dolto, mais dans le
sens d’une composition.

F. : ça serait très bien que tu analyses ton rêve en détail ici une prochaine fois mais là j’ai essayé
de saisir les types d’univers politiques, d’écriture, affectifs, d’inquiétude métaphysique qui se
nouaient autour de ces deux éléments d’oubli, de lapsus, l’hésitation, l’inhibition (l’inhibition de
la fin embrasser-embrasser pas) parce qu’ils étaient problématisés. J’ai fait une sorte de cartogra-
phie où ce qui apparaît comme éléments de territoires existentiels ou de corps existentiel, ou de
corps sans organe existentiel, c’est le voir, j’ai ce spectacle sous le nez de cette place de Mer mais
j’ai la tête au Mexique, le voir, les affects, etc. On peut très bien imaginer qu’une autre problé-
matique fera apparaître l’anus, le phallus, le sein maternel… La question c’est que, et là elle est
de taille, il n’y a pas lieu de dire à l’avance ce que seront la gamme des objets a ou des objets par-
tiels qu’on devra obligatoirement retrouver dans une telle cartographie. Finalement on ne fait la
promotion d’éléments du corps – et moi je suis d’accord pour appeler ça corps (territoires exis-
tentiels) – que pour autant que c’est absolument nécessité dans le processus de production de sub-
jectivité du rêve. Si tu veux le plaquer absolument, je pourrais en effet réécrire le rêve au coûte
que coûte, on peut toujours tout faire avec n’importe quoi, pour faire rentrer des éléments de…
castration ! Là la cartographie est totalement finalisée sur rendre compte de une certaine situation
de production d’existence, de subjectivité, de stratégie, de composition avec un malaise, perspec-
tive, jubilation mais elle n’est pas du tout retrouver coûte que coûte un fondement d’infrastruc-
tures pulsionnelles avec des zones précartographiées.
C’est cela qui me semble navrant quand on lit les premiers textes de Freud, c’est que il y a toute
cette richesse, toute cette disponibilité à l’ensemble des ouvertures des références existentielles
qui sont en particulier dans les lettres à Fliess et déjà moins dans la Traumdeutung et puis après
il n’est plus question qu’il y ait une description qui ne rentre pas dans une série de références cor-
porelles très codées.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Les séminaires de Félix Guattari / p. 11
Les séminaires de Félix Guattari / p. 12
Notes :

1. Les sociétés archaïques, en particulier les aborigènes d’Australie sont coutumières du fait que chaque performan-
ce onirique renvoie non seulement à une suite diachronique individuelle de rêves mais de surcroît à des rêves de réfé-
rence collective, jouant un rôle fondamentale dans l’établissement des rapports de filiation, des itinéraires rituels et
dans la fixation de prestations de toutes natures. Barbara… Thèse à paraître.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


Les séminaires
de Félix Guattari 09.12.1980
Félix Guattari
Présentation du séminaire

Félix Guattari : J’avais besoin de votre assistance éventuelle pour me clarifier les idées. Je me suis
aperçu – cela fait partie, d’ailleurs, de ce que je voudrais exposer – que, dans certains cas, on ne
pouvait pas se clarifier les idées tout seul, et qu’il fallait mettre en place un agencement d’énon-
ciation, parce que, sinon, les idées vous tombent des mains… Je cherchais un polygone de sus-
tentation des idées. Je ne sais pas si ce polygone est réalisé ici, on verra. Il était amorcé par une
série de discussions épisodiques avec M. dans la presse de rencontres, de congrès…, où j’ai été
amené à mettre en question des notions qui semblent aller de soi dans le domaine des systèmes de
références à l’égard de (inaudible) et à relier un peu cet apport critique à celui que j’avais mené,
depuis plus longtemps, avec Deleuze, sur l’autre système, disons, des références psychanalytiques.

Alors, au fond, mise à part aussi une séance qu’on avait fait là, au 125, (deux ou trois), souvent,
je me suis posé la question de savoir s’il était opportun, judicieux, de sortir d’une perspective cri-
tique. Était-il concevable d’envisager une perspective méthodologique, pour essayer de rendre
compte, d’une autre façon, des pratiques d’intervention – de thérapie, de psychanalyse, peu
importe… Il s’agirait, donc, de formuler, dans cette perspective, une série de points de repère,
dont le premier objet serait de servir de garde-fou ; d’empêcher de retomber dans ces espèces
d’évidences, d’idées reçues, qui nous collent, vraiment, complètement à la peau, dans toutes ces
professions.

J’avoue que je suis encore très hésitant. C’est l’insistance de M. qui me pousse là, simplement, je
dirais, à essayer. Ce n’est pas vraiment un projet très délibéré, un corps consistant. Pour moi, il
n’aura de sens que si ça fonctionne. C’est-à-dire, très précisément, si les différentes avancées
théoriques que je proposerai ici, servent effectivement aux gens. Parce que, moi, elles me servent
pour ce que je fais, donc, je veux dire, ça me suffit très bien, je n’ai pas besoin d’un exposé ! Mais,
par exemple, j’ai apporté une certaine insistance sur l’hétérogénéité des composantes qui rentrent
en jeu dans les systèmes, la problématique des singularités, etc. ; et j’ai vu que, dans la mesure
où ça me permettait vraiment, d’avancer dans mon dialogue avec M., ça valait le coup. Sinon, je
n’ai pas envie, moi, de faire un échafaudage théorique pour le plaisir !

Donc, ce qui m’intéresserait, c’est un peu d’avancer, en fait, à partir d’une certaine tabula rasa ;
d’étalonner, vraiment comme dans une démarche de réduction phénoménologique, exactement ce
qui tient et ce qui ne tient pas ; et puis, de balancer absolument tout, y compris des choses qui
paraissent évidentes parce qu’on les traîne avec soi depuis vingt, trente ans, c’est tout.

Je trouvais très intéressant, moi, (avec ce type que V. suit – Max et les ferrailleurs –) au fond là,
en quelques remarques, de voir que, peut-être, on pouvait se servir d’un certain nombre de notions
– relatives, notamment, à cette théorie des agencements – pour avoir la meilleure disponibilité, le
meilleur accueil possible pour l’entrée d’une série de données. Alors qu’une optique strictement
psychanalytique, ou strictement de thérapie familiale, aurait peut-être – c’est une hypothèse – pu
conduire à ne pas porter toute l’attention nécessaire à un certain nombre d’éléments singuliers.
Alors là, je pense en particulier à, littéralement, ce que l’on peut appeler ton « fantasme » : il y
avait derrière cette affaire un « coup fourré ». Qu’est-ce qu’on fait de ça, quand apparaît chez le

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


thérapeute l’impression qu’il y a un coup fourré derrière ça ? Mais un coup fourré pas du tout œdi-
pien, non, vraiment un coup fourré, un truc bizarre, trafic, voilà…
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement de discuter des choses que j’avance, figurez-vous, il y
a un certain seuil où je m’en fous de discuter de ce que j’avance : si vous pensez autre chose, très
bien ! C’est plutôt de voir si ça peut fonctionner ; si on peut les mettre en fonctionnement dans
les pratiques des uns et des autres, c’est cela qui serait, un petit peu, l’objet de ces rencontres.

La première remarque, qui est très ordinaire, (non, pas ordinaire, mais que je répète, parce que je
l’ai toujours dit par ailleurs) c’est que, bien entendu, je ne présente pas la Schizoanalyse comme
une nouvelle spécialité qui se mettrait sur les rangs des autres spécialités. J’avais dit, à la sortie
de l’Anti-Œdipe : s’il doit y avoir, quelque part, de la schizoanalyse, c’est qu’elle existe déjà, par
ci par là, donc il n’y a pas lieu de créer une société particulière.

La schizoanalyse se définirait essentiellement en dehors d’un champ particulier de pratique pro-


fessionnelle, bien entendu donc, en dehors d’une société, d’une didactique, de je-ne-sais-trop-
quoi. Et la formule la plus générale dont on pourrait partir serait : c’est l’étude des incidences des
agencements machiniques sur une problématique donnée.

Évidemment, je reviendrai sur cette notion d’agencement machinique ; mais c’est la deuxième
partie de la définition qui m’intéresse, c’est-à-dire, une problématique donnée, qui peut être : un
tableau clinique, un fantasme conscient, un fantasme inconscient, une production esthétique, un
fait social, etc.. Alors, pourquoi : « agencement machinique » ? D’abord, pour ne pas dire :
« inconscient ».Pour ne pas spécifier une problématique relative à la subjectivité, aux pulsions,
aux affects, à des choses de cette nature. D’une façon générale, les problèmes subjectifs, les pro-
blèmes affectifs, et même les questions d’ordre sémiologique pourront figurer, évidemment, dans
la problématique schizoanalytique, mais à titre de cas d’espèce. Elles pourront aussi, dans la
notion d’agencement, ne pas figurer. Il y a des agencements qui n’ont pas de composantes sémio-
tiques, des agencements qui n’ont pas de composantes subjectives, des agencements qui n’ont pas
de composantes conscientielles, etc..
Donc, la problématique de la schizoanalyse est, au départ, décentrée par rapport à toute problé-
matique du sujet, de l’être pensant, de l’être affectif, etc.. Ce point me semble assez important,
parce que l’on aura affaire à des systèmes qui seront, au départ, indifféremment matériels ou
sémiotiques, individuels ou collectifs, machiniques, au sein desquels peuvent rentrer les compo-
santes les plus hétérogènes, les plus différentes les unes des autres.
La question est : « Peut-on considérer des entités, des agencements qui soient à cheval sur, qui
mettent en interaction ces domaines radicalement hétérogènes ? »
J’avais dit – je ne sais plus dans quel contexte : « Oui, c’est en effet, une science où on mélange
les torchons et les serviettes et des choses encore plus différentes ; et où l’on n’englobe même pas
les torchons et les serviettes sous la rubrique générale du linge, mais où l’on entend encore que
les torchons se différencient dans leur singularité de torchon ; c’est-à-dire que ça peut aller dans
la direction du coup de torchon, ça peut aller dans des directions tout à fait particulières, tout à
fait spécifiques, et pas du tout dans un système de généralisation qui consisterait à dire : si j’arti-
cule torchon et serviette, l’un à côté de l’autre, c’est en tant que signifiants, ce n’est évidemment
pas en tant que les torchons sont agencés dans tel contexte de… patron de bar en train d’essuyer
avec un torchon, ou des choses de cette nature. Généralement, dans les perspectives psychanaly-
tiques, on ne considère les choses qu’en tant que signifiant, mais on ne les considère pas en tant
que référent, dans un champ social matériel donné. »

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


Là, il s’agit, effectivement, de les prendre dans ce champ, en tant que ce champ excède, lui, par
définition, l’expression sémiotique qui en est donnée, et qu’il est porteur de singularités. Et, pour
reprendre l’exemple du début, quand on dit : « j’ai l’impression qu’il y a un drôle de coup fourré
là-dedans », ce n’est pas un coup symbolique, c’est, effectivement, un coup fourré, avec des vrais
flics possibles, avec des vraies prisons, avec des sortes de boîtes chinoises encastrées les unes
dans les autres, avec des découvertes, des surprises tout à fait objectives.
Les surprises, tu ne les sortiras pas de ton chapeau et de tes interprétations, mais elles défileront
dans la réalité elle-même.

Alors, si on prend cette définition : étude de l’incidence des agencements machiniques – on lais-
se le terme « agencements machiniques », sur lequel on reviendra –, mais ça veut dire quoi,
étude ? Est-ce que l’étude donne un statut particulier à ces objets ? Ces objets, étant pris dans un
projet d’étude, rentrent-ils dans une logique particulière ? Est-ce qu’ils sont promus à un statut
d’objets scientifiques ? etc..
Là, ma réponse va être très ambiguë, parce que, en raison même de la vocation théorique de la
notion d’agencement machinique à englober des choses très hétérogènes, l’étude analytique peut
relever d’un projet explicite, mais elle peut relever de projets non-explicites ; et donc, ne pas rele-
ver d’un langage spécialisé particulier, d’attitudes, de méthodes logiques, de méthodologies par-
ticulières. C’est un point très important : l’agencement d’énonciation analytique peut être (et c’est
l’hypothèse, la ligne de travail, sur laquelle on se tiendra dans cette série de rencontres) un agen-
cement délibéré, mais il peut, aussi, n’être pas élaboré en tant qu’agencement d’énonciation
scientifique. Ceci renvoie à une vieille problématique – dont Jean-Claude se souvient – à l’époque
de la Mutuelle, celle des analyseurs : il peut exister, dans les institutions et dans le système, des
individus ou des collectifs qui sont – objectivement, si je puis dire – en position d’analyseurs des
agencements machiniques (à l’époque, je devais dire : « des composantes de désir » ou « des pro-
blèmes inconscients dans le champ social »).Il y a des structures qui sont en position d’analyseurs,
qui ne sont ni conscients, ni, d’aucune façon, investis à tenir cette position d’analyseurs : par
exemple, tel groupe d’enfants dans une classe, le 22 mars en 68, etc.. Coluche, aujourd’hui, c’est
un schizoanalyste. Si on lui disait ça, je ne sais pas ce qu’il dirait !
C’est extrêmement important, car – on le verra – la démarche particulière de la schizoanalyse ne
consiste pas seulement à analyser des contenus, à analyser des données, mais à analyser les agen-
cements qui œuvrent, énoncent, travaillent, fabriquent ces contenus, ces énoncés. Il n’y a jamais
de dispositif a priori qui soit donné comme cure-type, comme quelque chose de cette nature.
Or, non seulement il n’y aura pas de protocole schizoanalytique d’énonciation stéréotypé prééta-
bli, mais en outre, il y aura une problématique particulière qui consistera toujours à revoir ce que
sont les agencements d’énonciation, compte tenu de ce que les données qui sont reçues dans
l’analyse sont tributaires des agencements d’énonciation, et vice-versa.

De ce fait, il y aura plusieurs choix analytiques :


Le choix analytique auquel on pense le plus spontanément, est celui d’analyser les données qui
sont fournies par la problématique en question : individu, groupe, œuvre d’art, etc..
L’autre choix analytique – et ils pourront coexister, ou alterner – sera de se poser la question de
la constitution des agencements qui connectent, concoctent, concatènent ces données. Et là, on
aura un problème très particulier, qui consistera à savoir comment un agencement analytique
explicite entre en connexion, ou va à la découverte d’agencements d’énonciation non-explicites.
C’est un point primordial. Si on reprend l’exemple du clan des ferrailleurs, il peut très bien se
faire que ce qui se passe dans le bureau de V. avec la mère et la fille, à un moment donné, ne joue
véritablement pas de fonction analytique à ce moment là ; mais ce qui peut jouer une fonction
analytique, c’est le fait de mettre à jour, de détecter, et, d’une certaine façon, d’encourager,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


d’appuyer, de faire fonctionner un relais analytique, qui sera le fait que la mère, les deux fils, et
je-ne-sais-qui, reparlent ensemble de ce qui se passe.
Quant au « ce-qui-se-passe » entre la mère et la fille – et notamment les fameux coups fourrés –,
il peut se faire que l’agencement analytique explicite n’en ait jamais connaissance. Et, dans cette
hypothèse, c’est tout à fait de ça qu’il s’agit, car s’il s’agit, effectivement d’un coup fourré grave,
il n’y a aucune sorte de raison – ni aucun intérêt, d’ailleurs – à ce que ça vienne à la conscience,
à l’explicitation de l’agencement dit analytique explicite – et qui, en l’occurrence, n’est peut-être
pas analytique.
Donc, les agencements d’énonciation analytique peuvent entretenir entre eux :
– des rapports de production
– des rapports de prolifération
– des rapports rhizomatiques.
Et cette problématique des relais d’agencements d’énonciation importe tout autant que celle qui
consiste à analyser les données.
On pourrait, là, faire une parenthèse, et ré-examiner les notions de transfert, de psychanalyse ;
refaire un examen critique – peut-être y reviendra-t-on une autre fois – de ce que ça implique, de
ce que l’attitude de refermeture de l’analyse dans l’histoire du Freudisme a impliqué comme
méconnaissance de cette problématique. Mais, rappelez-vous simplement la situation du cas du
petit Hans. Il y avait, là, un dispositif d’agencement d’énonciation analytique très particulier, en
ce sens que Freud, le psychanalyste, n’est que terminal, n’a jamais vu l’enfant ; il envoie ses
consignes – ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, à mon avis ! Par contre, il y a un agencement
d’énonciation analytique – différent, d’ailleurs – qui s’étage entre le père/l’enfant, le père/la mère,
et peut-être l’enfant tout seul, et peut-être l’enfant avec la petite voisine… On voit qu’il y a tout
un rhizome d’agencements analytiques, qui sont plutôt écrabouillés qu’autre chose par les inter-
prétations centrales, qui, du Professeur Freud, viennent rabattre tout cela.

M : (inaudible)
Quand Freud rencontre le petit Hans, plus tard :
Freud : Comment tu vas ?
Hans : Très bien !
Freud : Et tes parents ?
Hans : Ils se sont séparés quand je suis allé mieux. (rires)

Ce n’est pas inintéressant non plus comme élément ; ce n’est absolument pas pris en ligne de
compte, évidemment !

F : Il y aura un troisième choix analytique, que je vous signale, mais sur lequel on ne va pas par-
ler maintenant, c’est celui de l’exploration du champ des possibles, le champ des lignes de fuite
machiniques. C’est un peu illustré (puisqu’on en parlait tout à l’heure, avant que la réunion ne
commence), ça, par le cas de Louis, le fils de Claude ; quelque chose qui consiste à dire : « Écou-
tez, au point où l’on en est, vous prenez votre carnet d’adresses, de numéros de téléphone, vous
téléphonez systématiquement, vous prospectez tout ce qui peut exister comme point de singularité
résiduel (parce que tout s’est fait balayer dans une espèce de redondance domestique de vie com-
plètement encerclée), et puis vous allez à la prospection de champs de possibles ! » Lesquels ? Et
bien, justement ! Par définition, on n’en sait rien ; ça, ce n’est pas donné dans l’analyse.
L’analyse, là, n’est plus dans le donné (puisque rien n’est donné) ; elle n’est plus dans l’agence-
ment d’énonciation, parce que, là, il n’est pas encore donné ; elle est dans les lignes de possibili-
tés qui sont recelées par tel type d’éléments… C’est quelque chose que nous avons fréquemment
rencontré avec M. sur la problématique des points de singularité : à un certain moment, il y a un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


truc qui te saute au nez, dont, vraiment, tu n’as rien à dire – et pourtant, il te saute au nez ! Tu
n’as rien d’autre à dire que le fait qu’il te saute au nez, mais ce n’est pas rien, justement !
Et quelquefois, en suivant la piste (piste a-signifiante, qui n’a pas lieu d’être suivie en raison d’un
protocole, de quelque code pré-établi), on s’aperçoit alors, qu’il y a un nouveau type d’agence-
ment qui se profile, en fonction d’un certain nombre de caractéristiques d’agencements (sur les-
quelles je reviendrai) :
– un nouveau territoire d’agencement
– une nouvelle ritournelle
– un nouveau mode de sémiotisation
– un nouveau type de composantes, relais, etc..

M : Moi, j’ai un problème de logique, très simple, que je vais soumettre au groupe, si le groupe
est d’accord : je voudrais que, chaque fois que tu avances une notion nouvelle, tu le fasses à par-
tir d’un exemple précis, comme tu le fais maintenant, ne serait-ce que pour nous aider à nous
ancrer un peu dans quelque chose qui fait sens pour nous, chaque fois qu’on aurait à penser en
des termes relativement abstraits… Quand tu parles de nos discussions sur la problématique des
points de singularité, donnes un exemple spécifique de situation où…

F : Mais ça… On en parlera spécialement de ces problèmes de singularité. Je ne vais pas m’amu-
ser à donner des exemples à chaque mot que j’emploie, parce que… je ne vais pas y arriver ! On
prendra des exemples sur chaque notion, quand on les traitera en particulier.

M : D’accord !

X : Quand tu dis qu’il y a plusieurs voies d’exploration (soit les données elles-mêmes, soit les
agencements, comment ils se trafiquent entre eux, soit les champs de fuite…), est-ce que cela ne
dépend pas, chaque fois, tout simplement de la problématique ? Est-ce que cela ne peut pas être
systématisé, ou bien est-ce que c’est complètement événementiel ?

F : Oui, c’est une question fondamentale, en ce sens que mon problème, il est là, justement : on
peut considérer qu’on se débrouille, chacun, avec les moyens du bord ; et quand même, il serait
peut-être opportun qu’un certain nombre de repérages méthodologiques te permettent, sinon de
t’orienter dans les différents types de choix, en tous cas de voir ceux que tu ne prends pas, ceux
que tu aurais pu prendre. À mon avis, il ne s’agit pas d’un problème d’orientation positive
– quelque chose qui indexerait la direction que tu dois prendre –, mais plutôt, le problème serait,
surtout, de ne pas omettre les multiples autres potentialités, que tu seras tenté d’oublier, simple-
ment par préjugé, préjugé psychanalytique, préjugé de systémicien, etc.. Est-ce que c’est intéres-
sant de faire un développement théorique, une sorte de formation, dans ce domaine ?
Un autre mot d’ordre, aussi, ancien, dans ce domaine, était celui de ne pas nuire ; et cela rejoint
la question que tu poses en ce sens que, avec les meilleures intentions du monde, on ne s’aperçoit
pas que, parfois, on interdit l’entrée d’une ligne de travail relatif à des agencements machiniques,
tout simplement parce qu’on les attend à un endroit, alors qu’ils arrivent à un autre !

Y : Quand il y en a énormément, on ne sait plus quoi en faire ! On travaille, parfois, sur des maté-
riaux tellement hétérogènes !…

F : Exactement ! En plus ! Voilà une autre dimension relative au choix…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


M : En réalité, on travaille avec, sans s’en rendre compte : on le réalise après coup ! Je le vois
constamment… On s’imagine faire des choses très logiques, autour d’une grille explicative extrê-
mement réductrice, mais après… tu vois… C’est l’histoire de A. qui me dit : « Tu ouvres ta vali-
se, constamment, tu la refermes, — Ah mon dieu ! je n’avais pas remarqué ! » ; et il me dit :
« Mais, tu vois bien, la nuit, on parle beaucoup de valises, et que la mère triture son sac, il y a
quelque chose qui se passe au niveau du rêve ». En fait, on emploie ces singularités sans même
s’en rendre compte !

F : Bien sûr, oui. Mais alors là, le problème est de savoir si on peut sortir d’une hypothèse – qui
n’est pas la mienne, en tous cas – non-directiviste, où… « tout va bien », « faites n’importe quoi
et ça ira toujours ».
Est-ce qu’on peut imaginer une micro-politique de l’analyse qui permette, donc, de créer des
conditions optimales pour le développement d’un processus analytique ? Moi, j’ai tendance à
penser que oui ; j’ai tendance à penser, qu’au fond, un certain nombre de repérages – notamment
sur les histoires de singularité mais pas seulement, sur la question, aussi, des trous noirs, qui pour
moi, est une histoire très importante ; sur celle aussi de ne pas minimiser certains types de com-
posantes de passage, etc. – peuvent, effectivement, ouvrir la possibilité d’une productivité des
agencements d’énonciation, qui, sinon, ne sont pas…

X : Efficaces.

F : C’est ça. Une autre raison est que, parfois, quand il se passe, effectivement, quelque chose, on
n’est pas bien en mesure d’en rendre compte. Ce qui s’est passé, parfois, on peut l’attribuer à autre
chose. D’ailleurs, c’est fréquent, je crois, dans la thérapie familiale : c’est une pratique générale-
ment efficace, où il se passe effectivement quelque chose, mais dont il est rendu compte par des
appareils théoriques qui, à mon avis, sont quelquefois tout à fait en dehors du coup. Quand ça
marche, ça marche, mais… à un moment ou à un autre, ce même appareillage théorique fera l’ef-
fet inverse : il fera un effet de blocage, parce qu’on n’a pas vu, en fait, ce qui pouvait intervenir
à telle ou telle séquence.

M : D’ailleurs, des personnes différentes emploient le même outillage théorique de façons extrê-
mement différentes. Les résultats spécifiques, pour certaines personnes, ne sont que l’actualisa-
tion d’une pratique, qui n’est pas du tout une pratique liée à l’appareillage.

F : Exactement !

X : En somme, chacun a un potentiel thérapeutique, et puis ça fonctionne… ou ça ne fonctionne


pas !

M : (inaudible)…analyse, tu n’as pas une sorte de ligne majeure, mais une multiplicité d’ap-
proches, en fonction des écoles. Et la pratique, elle, est essentiellement individuelle…

F : D’une façon générale, je disais que la problématique des agencements collectifs et des agen-
cements machiniques (j’expliquerai la différence après) ne comportait pas nécessairement de
composantes de sémiologie signifiante, de faits subjectifs, de faits inter-subjectifs, de faits
conscientiels. De quoi je parle là ? Vous voulez des exemples ?

– agencement non-sémiotisé : cela peut être, par exemple, un système de codage endocrinien, ou
un système de régulation nerveuse, qui ne relèvent pas de composantes sémiotiques à proprement
parler. Il y a des systèmes d’encodage qui peuvent avoir une importance en tant que tels.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
– agencement sémiotisé, mais non-subjectif : tu peux avoir des sémiotiques perceptives, des affé-
rences perceptives, ou des phénomènes comme ceux de la cuirasse, du tonus respiratoire, dont
parle Reich ; ou des rapports qui sont sémiotisés, mais qui ne sont pas repérés subjectivement :
des rapports phallocratiques dans la société, des choses comme ça.

– rapports subjectifs subjectivisés, mais non conscientisés : ce sont, par exemple, des rapports de
caractère éthologique, des rapports de soumission, de séduction ; des rapports de territoire, des
apprentissages par emprunts, etc..

Il y a, donc, toute une série de composantes qui peuvent entrer dans les agencements, dont il n’y
a pas lieu de dire qu’elles relèvent d’une problématique du sujet inconscient.
Là, un Freudien ou un Lacanien pourrait objecter : l’inconscient dont vous parlez, ce n’est pas
l’inconscient psychanalytique. C’est un inconscient qui existe, certes, mais l’inconscient psycha-
nalytique est spécifié comme inconscient relatif à des chaînes signifiantes, relatif à une subjecti-
vation, à des phénomènes éventuels de conscientialisation, etc..
Moi, je dis : l’inconscient dont je parle est à deux parties ou : il y a deux inconscients, et ça fait
partie du même champ, bien entendu.

Il y a un inconscient machinique moléculaire, qui relève de systèmes de codages, de systèmes


automatiques, de systèmes de moulages, de systèmes d’emprunts, etc. , qui ne mettent en jeu ni
des chaînes sémiotiques, ni des phénomènes de subjectivation de rapports sujet/objet, ni des phé-
nomènes de conscience ; qui mettent en jeu ce que j’appelle des phénomènes d’asservissement
machinique, où des fonctions, des organes entrent directement en interaction avec des systèmes
machiniques, des systèmes sémiotiques. L’exemple que je prends toujours, est celui de la condui-
te automobile en état de rêverie. Tout fonctionne en dehors de la conscience, tous les réflexes, on
pense à autre chose, et même, à la limite, on dort ; et puis, il y a un signal sémiotique de réveil
qui, d’un seul coup, fait reprendre conscience, et réinjecte des chaînes signifiantes. Il y a, donc,
un inconscient d’asservissement machinique.

Et puis, il y a un inconscient, cette fois, lui, subjectif moïque, personnologique, éventuellement


familialiste : inconscient signifiant, œdipien ; inconscient molaire, où apparaissent des identités,
des objets, des sujets, des discursivités, etc..

Curieusement, j’en étais venu à une idée qui est, peut-être une fantaisie : on pourrait prendre cette
distinction, en disant qu’il y a un inconscient relatif et un inconscient absolu.
Mais alors, ce qui m’apparaissait être l’inconscient absolu c’était la conscience, précisément : la
conscience non-thétique, la conscience sans objet, des mécanismes d’asservissement.
Car, dans le type de présence-à-soi-sans-objet, qui est celui des exemples que je prends (la
conduite automobile ou l’écoute de la musique), il y a un phénomène de conscientialisation ; plus
exactement, il y en a plusieurs, parce qu’ils sont tous différents les uns des autres.

Il y a une conscience sans objet, qui est l’inconscient absolu.

Là, il faudrait peut-être creuser. C’est, à mon avis, un problème théorique intéressant. Du moment
qu’un processus d’encodage, quel qu’il soit, est pris dans un agencement, on doit pouvoir parler
d’un phénomène de conscience : il y a une conscience de l’inconscient dans le rêve, mais il y a,
évidemment, une conscience onirique particulière dans le rêve. Il y a une conscience dans la
Méditation Transcendantale, dans le Bouddhisme Zen, dans le phénomène de rupture du rapport
à l’objet.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


Cela pourrait peut-être nous aider à sortir de cette aporie qu’est l’idée d’une subjectivité incons-
ciente, et du problème de la conscience, etc..
En fait, il y a des milliards de consciences, et peut-être que la conscience absolue est celle qui est
afférente à des processus d’encodage, à des montages affectifs, psychosomatiques, perceptifs…,
et où il n’y a plus de rapports subjectifs.
Il y aurait, donc, une conscience a-subjective qui serait quelque part l’inconscient absolu.

X : C’est biologique !

F : Oui, bien sûr.

P : Je me demandais si, dans le versant machinique moléculaire, tu ne reprenais pas ce que tu met-
tais au compte, il y a quelques années du désir ? Quelque chose, effectivement, de foncièrement
hétérogène, chaotique, rhizomatique, etc. ; dont la digitalisation – dont le marquage, si tu veux,
par des codes de type linguistique – dégagerait ce que Lacan appelle, lui, l’inconscient. Ce qui lui
permet – à lui ou aux gens qui s’occupent de psychotiques derrière lui – de dire : « Le schizo-
phrène n’a pas d’inconscient ».
Est-ce la même partition, en quelque sorte, entre ce qui est pris dans les mailles d’un système de
signification ou de signifiance, et ce qui ne l’est pas – tout le reste, qui est l’essentiel ?

F : Tout à fait ! Il y a juste un point qui me gêne dans ce que tu dis, c’est que je ne pense pas du
tout rétablir là un niveau qui serait l’opposition : processus primaire/processus secondaire. Je ne
pense pas, en particulier, qu’il y ait un niveau de chaos de quoi-que-ce-soit de cette nature. C’est
vrai – et là, je crois que tu as raison de le souligner – il n’y a pas de processus de digitalisation,
mais il y a d’autres modes de sémiotisation, qui sont tout aussi rigoureux, machiniques, exacts, et
complexes ; et ce n’est pas parce qu’on échappe à la digitalisation qu’on tombe dans le chaos,
qu’on sombre dans l’indifférenciation. C’est la seule réserve que je ferai.
La problématique du désir ? Oui. Sauf que je voudrais, surtout, échapper maintenant à quelque
chose qui a peut-être créé une ambiguïté au niveau de l’Anti-Œdipe ; à toute assimilation des flux
de désir avec une problématique, disons, économique ; avec une problématique de la libido, ou
des choses de cet ordre.
C’est donc, peut-être, pour cela que je préfère parler de composantes hétérogènes, de systèmes
d’interaction, de systèmes de fonctionnements machiniques, qui ne mettent pas en jeu une caté-
gorie générale de flux, pouvant faire penser à une problématique économique. Car je crois que
c’est là qu’on va déboucher maintenant :

Donc, on dit que, quand il y a du sujet, de la conscience du signifiant, il ne s’agit jamais d’enti-
tés transcendantes, qui se maintiennent à travers les espaces, à travers les situations, à travers le
temps, mais il s’agit, disons simplement, de carrefours, d’agencements.
Ce qu’on retrouve, c’est un phénomène de carrefour, un phénomène d’intersection, mais ça ne
veut pas dire que cette intersection, ce carrefour, soit une constante.
Lorsqu’un des agencements qui concourent à ce carrefour perd sa consistance, il peut y avoir
défaillance d’un phénomène de subjectivation ; d’un des phénomènes de subjectivation – il y en
a autant que d’agencements d’énonciation, en l’occurrence.
Je vais prendre un exemple, pour faire plaisir à M.

Une chanteuse professionnelle – qui a donc un niveau de compétence bien élaboré – perd sa mère.
La semaine qui suit, elle perd deux octaves, se met à chanter faux, toute sa compétence tombe en

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


ruines. Il lui faudra un long travail pour la reconquérir… Exercice en bas de page : interprétez la
chose ! Vous imaginez tous les pièges…
Parmi les différentes caractéristiques qui me paraissent fondamentales pour pouvoir dire « il y a
agencement » ou « il n’y a pas agencement », on verra des caractéristiques de déploiement de
coordonnées spatio-temporelles : déploiement d’un espace où l’agencement s’installe, un terri-
toire ; et déploiement d’une espèce d’espace déterritorialisé, qui est le temps – mais le temps se
manifestant sous forme de ritournelle, de cristaux de temps.
Cette femme est sujet-chanteuse au carrefour de dizaines d’agencements (les plus prégnants : son
agencement territorial, son agencement par rapport à sa mère, par rapport au chant, par rapport à
son amant, que sais-je ?). C’est cela qui fait sa consistance subjective : quand elle a des raisons
de se lever, de dire quelque chose, de marcher… , là, c’est la mise en connexion de ces agence-
ments qui fonctionne, et pas d’autres.
Mais, quand on lui perce, comme un ballon, quand on lui fout par terre un de ces agencements là
– à savoir une certaine territorialité maternelle – il peut y avoir un effet d’affaissement subjectif ;
et il peut y avoir le fait que les autres territoires rétrécissent.
Soit phénomène de rétrécissement (en l’occurrence).
Soit phénomène de trou noir, c’est-à-dire cessation complète, purement et simplement, d’autres
secteurs, qui serait des symptômes explicites. Mais là, ça n’a pas pris la forme d’un symptôme ou
d’une inhibition, mais celle d’une restriction, qu’elle a pu mesurer, seulement en raison de sa
compétence particulière à la repérer. En effet, si elle n’avait pas été chanteuse professionnelle, elle
ne se serait même pas aperçu qu’elle n’avait plus ses possibilités de chanter.

X : Mais peut-être autre chose serait-il arrivé alors ?

F : Il serait peut-être arrivé autre chose, mais en particulier, elle aurait perdu les mêmes octaves,
les mêmes compétences ; étant donné qu’elle ne les aurait pas travaillées, elle ne l’aurait pas repé-
ré, pas conscientialisé. C’est en raison de son niveau de compétence et de performance dans ce
domaine, qu’elle peut repérer un rétrécissement, là. Sinon, le même type de fading du sujet se
serait produit, et dans un climat général de dépression, mais sans avoir repéré exactement ce que
sont les index correspondants.
C’est quelque chose que vous voyez, par exemple, dans la fatigue en automobile : il est souvent
extrêmement difficile de se rendre compte qu’on est fatigué, qu’on est en train de s’endormir. Il
faut avoir un certain type de points de repère ; il faudrait presque… je ne sais pas… faire des mul-
tiplications ou des divisions pour dire : je suis en train de m’endormir…

M : Je ne suis pas convaincu ! Ce n’est pas par hasard… une fille qui vient me voir en me disant :
« J’ai le mal de mer » et qui, juste après, me parle de sa mère… (inaudible)............... Là, tu dis :
« Si cette fille n’était pas chanteuse, il n’est pas impossible qu’elle ait perdu ces mêmes octaves,
mais elle ne pourrait s’en rendre compte. » Je ne suis pas convaincu : dans quelle mesure la perte
d’octaves particuliers n’a-t-elle pas une fonction en relation avec la perte de sa mère ?

F : Et voilà ! Mais c’est toute mon hypothèse… et moi, j’en suis convaincu ! Et je pense que c’est
sur cette hypothèse là, qu’on doit réfléchir.

X : On peut, aussi, dire que c’est punitif : qu’elle a perdu sa mère… et que…

F : Voilà ! On peut sortir toute la batterie de cuisine intentionnelle là-dessus ! Alors que, dans mon
hypothèse, les quatre ou cinq caractéristiques d’agencements (que nous allons prendre en consi-
dération) montreront qu’il y a toujours une problématique, que j’appellerai…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


(Fin d’une bande)…

F : Il peut y avoir, effectivement, un problème d’un des quanta, d’une des caractéristiques des
agencements : celui d’une certaine dimension de la persistance spatio-temporelle de l’agencement
(traits de visagéité, ritournelle, etc.). Mais il ne sera pas nécessaire de faire un montage par rap-
port à des instances psychologiques transcendantes (autopunition, identification…) pour rendre
compte de ce que les rapports inter-agencements, sur lesquels était fondé le mode de subjectiva-
tion de cette femme, perdent leur consistance, du fait qu’une de ces composantes d’agencement
perd sa consistance.
De fait, dans la mesure où la mère meurt, il y a bien là un certain type de visagéité, de ritournel-
le, qui s’affaisse. Et cela peut très bien entraîner, soit un phénomène de trou noir, soit un phéno-
mène d’affaissement, de recul. Du coup, cela rend parfaitement compte de ce que d’autres terri-
toires – comme un territoire musical – en subissent immédiatement le contrecoup.
Cette explication, évidemment, est beaucoup moins plaisante, elle a beaucoup moins de magie
que les autres explications !

P : L’hystérie.

F : Oui, exactement ! (je l’avais marqué, d’ailleurs)… Donc, cela a beaucoup moins d’intérêt que
les systèmes identificatoires, d’introjection, de mauvaise mère, de punitivité, de pulsion de mort,
et de… je-ne-sais-pas-quoi, d’ailleurs… J’ai la chance d’oublier de plus en plus… il faudra que
vous m’aidiez à l’occasion…
Le système de cartographie, dans ce que je vous propose de travailler, n’est pas magique du tout.
C’est un problème, cette perte de magie !… Et, s’il doit y en avoir, il faudra la trouver ailleurs, dans
le clan des Ferrailleurs ou je-ne-sais-quoi mais pas dans ce que tu apporteras toi, en tant qu’ana-
lyste, ou… À mon avis, moins il y en a, de magie, dans l’analyse ou dans le transfert, et mieux les
gens se portent ! Mais c’est plutôt dès qu’il y en a, qu’il faut alors vraiment s’inquiéter !…

P : …De laisser ouverte la possibilité – non pas qu’on interprète – mais qu’on articule différem-
ment des plans aussi éloignés, apparemment, que la voix – le système phonologique – et la voix
– la musique comme donnée abstraite – et la structure familiale, cela implique aussi l’hypothèse
d’autres types de connexions que ceux qu’on a pu imaginer jusqu’à présent.

F : …en particulier sur deux modes :

- Soit sur le mode de la mise en écho des phénomènes de trou noir ; ils peuvent, eux, mettre en
écho les choses les plus différentes les unes des autres : une crampe d’estomac avec une repré-
sentation obsessive de dire que j’ai la poisse ; avec une représentation du monde qui s’assombrit,
les couleurs qui deviennent ternes, la myopie qui s’accélère… Des comportements de natures très
différentes rentrent véritablement en écho, se mettent tous à marcher au pas, comme sur un pont,
et ils sont en train de faire ébranler le pont de façon catastrophique ; parce que tous se mettent
dans le même rythme binaire de trou noir : « C’est la merde. Ça marche pas ». Voilà ! Tout le
monde se met à dire ça en même temps. Peu importe que ce soit des instances très différentes qui
le disent. Il suffit qu’elles se mettent à le dire et à battre le rythme : il y a un phénomène de catas-
trophe qui se déclenche.

– Soit sur le deuxième mode, très différent, celui des composantes de passage : cette fois, ce n’est pas
n’importe quoi qui communique avec n’importe quoi. C’est un certain type de possibilité que telle
composante entre en concaténation avec d’autres composantes : ce que j’appellerai un phénomène de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


diagrammatisme. Et, il faut vraiment avoir essayé d’étudier très précisément dans quelle marge ça
marche, et dans quelle marge ça ne marche pas.

Y : Est-il important de définir la nature des liaisons qui se passent entre les différents agencements
que tu peux repérer ainsi ?

F : Ah oui ! C’est le problème numéro un !

Y : Et comment ça s’articule ? Quelle est la nature de… ce qui fait le lien ?

F : C’est ce que nous allons étudier spécifiquement. Que sont les composantes de passage, quand
elles existent ? Qu’est-ce qui fait que ça ne passe pas, par moments ? Qu’est-ce qui fait que ça
fait effet de trou noir ? de catastrophe ? ou, tout au contraire, fusion d’agencements conjugaux,
qu’on ne peut pas séparer, ou qu’il faudrait séparer à la hache, ou en tuant les gens, l’agencement
n’est plus dissociable, etc.. Il s’agit de savoir ce qui fonctionne à ce moment là ?

Y : Il y a aussi un autre problème : quel type de conscience cela implique-t-il ?

F : Ce sera un problème – mineur, je pense – mais ce sera aussi un problème. Je ne crois pas qu’il
sera prévalent.

Y : Tout à l’heure, à propos d’inconscient absolu et d’inconscient relatif, tu disais : il faut imagi-
ner un mode de subjectivation conscientiel, conscientialisé, qui ne tombe surtout pas dans l’alter-
native rapport subjectif/représentation cosmique d’une libido. Donc, là, je crois qu’on est en plein
dans ce problème ; parce que, si ce n’est ni l’un ni l’autre, effectivement cela pose le problème
du diagrammatisme. Mais là, se pose très concrètement la question des connexions que ça
implique…

Z : (inaudible) …Qu’est-ce qui pourrait remplacer, comme mode de liaison, dans ce que tu pro-
poses, ce qu’on a appelé, ce que Freud a appelé la Libido ou l’Éros ?

F : Voilà ! Le premier repère qu’on peut avoir, c’est déjà de se retirer de l’esprit toute infra-struc-
ture instinctuelle, pulsionnelle : infra-structure de besoin par rapport aux phénomènes d’énoncia-
tion sémiologiques.

Évidemment, les comportements codés (on ne les appelle plus « instincts », mais peu importe,
cela peut s’appeler des phénomènes éthologiques, des phénomènes de grégarité, de fuite, de
maternage) existent. Mais, quand ils interviendront dans les agencements, c’est de plain-pied
qu’ils interviendront, et non à titre d’infrastructures. Comment est-ce possible ?
Ils interviendront directement, à titre de composantes qui interfèrent dans un agencement et
dans un autre agencement : on trouvera des phénomènes de ritournelle, des phénomènes de
rythme, de structure de visagéité, ou des phénomènes de devenir-animaux, qui traverseront dif-
férents agencements. C’est ce qui permettra, justement, de les faire intervenir, notamment les
phénomènes de territorialisation.

Les phénomènes de besoin, c’est la même chose : jamais un besoin (n’en déplaise à David Cooper
ou je-ne-sais-qui, avec la nouvelle théorie des besoins !) ne devra être considéré comme infra-
structure d’un fait subjectif.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Z : Lacan l’a toujours dit !

F : Ce n’est pas parce qu’il l’a dit, que je ne vais pas le dire !… Mais, je ne sais pas s’il l’a dit
exactement comme je vais le dire maintenant ; à savoir que, un besoin d’alimentation (outre qu’il
peut parfaitement s’abolir, c’est le cas de l’anorexie), on voit bien que ce n’est pas tellement un
besoin fondamental : ça peut tout à fait s’arrêter. Il y a toutes sortes d’anorexies, il n’y a pas que
des anorexies psychopathologiques : il y a des gens qui s’arrêtent de manger, comme ci, comme
ça, parce que ça les ennuie, parce que ça les fatigue ; il y a des gens qui font la grève de la faim.
Ce type de besoins est lié à des agencements collectifs, à des agencements sociaux, qui les déter-
minent entièrement. La faim, là, n’est absolument pas l’équivalent d’un instinct ou d’un besoin
codé ; c’est quelque chose qui, dans un individu, représente le carrefour d’une instance sociale,
géopolitique, économique, venant marquer son élément de croisement, son élément de sous-
ensemble sur le personnage : ça fait de la faim ; ça pourrait ne pas en faire. Et ça fait tel type de
faim, et pas tel autre.
Pour la sexualité, pour n’importe quel type de besoin, il s’agit toujours de l’interaction d’un agen-
cement collectif extrêmement complexe, dans lequel rentrent des éléments, et pas du tout d’une
infra-structure instinctuelle…

P : Une seconde ! À propos du besoin… Puisque tu parlais tout à l’heure des encodages biolo-
giques, etc., pourquoi ne reconnaîtrais-tu pas là, l’existence d’encodages de ce type ?Parce qu’il
y a quand même des limites. Il y a la mort, quand même.

F : Mais même la mort… Oui. Sauf qu’il se trouve qu’en l’occurence, là, il s’agit d’encodages
sociaux, et pas d’encodages biologiques. Encodages sociaux qui peuvent interférer avec des ques-
tions biologiques, éthologiques, écologiques, mais…

M : Quelqu’un a étudié la mort de toxicomanes… (inaudible)


Il montre que, ce qui mène le type à la mort, n’est nullement un besoin individuel, mais quelque
chose qui a cristallisé, à un moment donné, ce contexte extrêmement complexe… (inaudible)
Ce besoin de mort peut être, simplement, vécu par l’individu comme lieu de croisement d’une
série d’événements complexes, qui sont liés, à la fois à la famille, et à des contextes plus larges
que la famille – dont le contexte de vie, d’institutions, du quartier, d’une multitude de rencontres
et de croisements – qui font que ce gars est à un point, je dirai, de croisement singulier.
Et là, ça repose ma question vis-à-vis du sujet, et aussi de choses qui apparaissent (définitivement)
relativement simples pour une série de marxistes (…), sur le besoin.
Eh ! Je dirai : le besoin, ça ne va pas de soi ! Non seulement parce qu’il y a des besoins aliénés ;
mais parce qu’il y a des besoins qui sont, simplement, des besoins qui s’expriment sur quelqu’un,
et qui ne sont qu’une sorte de recoupements multiples de toute une série de…

F : Il faut faire attention, parce que tu faisais référence à Lacan, et je ne suis pas, moi, convaincu
qu’il soit allé au bout de sa critique.

Z : Peut-être n’est-il pas allé au bout, mais c’est vrai que c’est parti de là… (inaudible)…

F : La notion de pulsion, en tous cas, et la notion de représentant de la représentation, qu’on le


veuille ou non, rétablissent bien ce dualisme et cette position infra-structurale que je mets en
question ici.
La pulsion freudienne n’est pas conçue comme un instinct, mais comme une poussée non-pro-
grammée, qui n’est pas codée ; elle est relativement indifférenciée et relativement malléable.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Il n’empêche qu’on peut la définir par quatre éléments qui sont :
– sa source
– son but
– son objet
– son mode d’expression.

Or, sa source renvoie, incontestablement, à une théorie d’étayage et, quelque part, à des besoins.
La sexualité orale est définie comme s’étayant sur la faim, etc.. La notion de zone érogène, je
crois, devrait être mise tout à fait en cause, car elle implique bel et bien, toute une économie de
l’étayage subjectif.

De même, la notion de but va nous renvoyer à la critique de la notion de tension, de celle de satis-
faction. Le but, c’est la levée, la liquidation d’une tension. C’est là, donc, tout un système
économique ; une sorte de principe de constance préside à cette économie. (Cette critique ne
devrait pas faire de difficultés entre nous, à partir du moment où, déjà, les uns et les autres, je
crois, vous avez participé à la critique de (inaudible) aux conceptions thermo-dynamiques qui
régnaient à l’époque de Freud). Pour moi, il n’est même pas question de mettre en cause l’an-
cienne thermo-dynamique de l’équilibre, mais de mettre, purement et simplement, toute référen-
ce thermo-dynamique en cause.
Le but de la pulsion freudienne nous renvoyait à la distinction principe de plaisir/principe de réa-
lité, avec l’histoire des énergies liées, etc..
Au niveau du principe de réalité, toute une série d’instances jouent une fonction régulatrice – qu’il
s’agisse de la conscience, du jugement, de la mémoire, de l’action, etc.. Donc, on voit bien que
sont étayées sur la notion de but de la pulsion des fonctions logiques, des fonctions praxiques les
plus diverses.

L’objet de la pulsion, ce sont, dans la conception freudienne, des objets assez délimités au corps
(corps-sein-fesses-voix-parole, etc.). Lacan en a fait une sorte d’intégrale, avec sa notion d’objet
petit a. Mais, de toutes façons, ses algorithmes et tout, ramènent toujours le petit a à la pulsion,
qu’on le veuille ou non ; et, à mon avis, rétablissent bien ce type d’infra-structure.
Ajoutons à cela quelque chose sur quoi Lacan est revenu, mais, à mon avis, ce n’est pas limpide :
cette idée – absurde entre toutes – d’établir une sorte de progression dialectique entre les objets,
comme s’il y avait une trajectoire, un parcours du combattant ! On commence par l’objet oral et
on finit par… je-ne-sais-pas-quoi ! (encore une fois, j’ai dû oublier en cours de route.)
Là aussi, cette sorte de dialectique absurde des objets pulsionnels implique qu’il y ait, quelque
part, un programme tout monté.

Le dernier point est celui de la représentation. Car, si vous vous souvenez du schéma freudien, la
pulsion est réprimée, et la représentation est refoulée. Il y a donc une sorte de traitement de la pul-
sion par l’intermédiaire des délégués, des représentants de la pulsion. C’est vraiment comme si,
dans l’usine, on ne pouvait discuter qu’avec les délégués syndicaux !
Enfin ! Il y a, quand même, aussi, d’autres moyens, d’autres procédés : il n’y a pas forcément que
ce système de représentation. L’opposition entre représentation de la pulsion et pulsion ne va pas
de soi du tout, et c’est ce qu’on remettra en cause dans cette théorie des agencements. C’est-à-
dire qu’on ne retrouvera pas l’opposition, somatique et psychique, avec les deux modes de repré-
sentation psychique qui sont la (inaudible) et les affects. On aura des modes de sémiotisation
différents, selon qu’il s’agira de sémiotiques de caractère iconique, discursif, linguistique et
autres. Mais cela ne veut pas dire, pour autant, que ces sémiotiques seront représentatives d’un
phénomène pulsionnel, qui serait en quelque sorte, le contenu univoque de ces affects, qui en

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


serait l’infra-structure. Les rapports contenu/expression qu’on trouvera dans les agencements,
seront complètement d’une autre nature.

Du même coup cela fait tomber la notion de refoulement, puisque, dans cette problématique des
agencements, on ne pourra jamais parler de refoulement.
Reprenons l’exemple de cette femme qui a perdu ses octaves : ses octaves n’ont pas été refoulés !
Simplement, ça ne sémiotise plus. Ils se sont affaissés. Ils ne sont pas passés ailleurs, sous la table,
en dessous de la représentation. Ils ne sont pas là, en train de pousser, pour dire : « On voudrait
bien ressortir ! » La question ne se pose pas dans ces termes. Il y a des modes de sémiotisation
qui fonctionnent ; et puis, dans d’autres contextes, ils ne fonctionnent pas, ils s’éteignent.
De même, pour la dichotomie entre les contenus manifestes et les contenus latents, par exemple
dans le rêve ou dans n’importe quelle psychopathologie de vie quotidienne, ce n’est pas du tout
comme cela que ça s’étagera.
Il y a un certain mode de sémiotisation plein, qui n’est pas latent, qui a son propre mode de
conscientialisation, sa propre syntaxe, son propre fonctionnement : c’est celui du rêve. Et puis, il
y a un autre mode de fonctionnement qui est celui de la veille. Il n’est pas question de traduire
l’un dans l’autre. Il est question de voir qu’on passe d’un agencement d’énonciation à un autre et
que de l’un à l’autre, on ne met pas en jeu les mêmes types de composantes. Cependant, certaines
des composantes se retrouvent de l’un à l’autre ; et sans qu’on puisse les traduire d’un agence-
ment à un autre, c’est certainement tout à fait utile d’essayer de repérer « qu’est-ce qui passe ?
qu’est-ce qui ne passe pas ? d’un agencement à un autre ? » ce qui est tout différent de faire une
interprétation.
Comment est-ce que je traite mon problème passionnel, par exemple ? ma composante passion-
nelle : je suis amoureux de… ou j’ai peur de…, ou de la mort. Comment est-ce que je traite cela
dans mon agencement d’énonciation onirique ? Qu’est-ce que j’introduis là-dedans ?
Vas-y ! Sur cette scène de théâtre, tu joues ça avec tels moyens. Et puis, sur une autre scène, tu
joues avec un autre instrument. Maintenant, fais le moi au piano ! ou – comme on dit – dites le
moi avec des fleurs !
Mais ça ne veut pas dire qu’il y a un phénomène de traduction. Et ainsi, vous remarquerez, sont
restitués les pleins droits, la pleine authenticité de ces modes d’expression dans les différents
agencements d’énonciation.
C’est dans la mesure où l’on dit qu’il y a des complexes fondamentaux, des structures, des objets
partiels, des pulsions, des instincts de mort, d’Éros, etc., dans la mesure où l’on introduit de telles
constantes, qu’on peut, ensuite, dire qu’il y aura traductibilité. Elle se fera toujours en référence
à ce code central qui est déposé dans cette pulsion, ces complexes, cette généalogie des stades, et
des choses de ce genre.
Si vous faites sauter cela, vous n’avez plus de possibilité de traduction. Vous avez une praxis par-
ticulière, un autre agencement d’énonciation qui consiste à dire : « Fais moi un autre discours qui
ne sera pas un métalangage, mais un autre discours, qui prendra en compte le discours que tu as
sorti, à ton réveil, de ton rêve ; et puis, le discours que tu me tiendrais sur la problématique – tel
que tu en parles avec tes proches – de ton amour, de ta passion, de ta peur de la mort… »

X : une synthèse, pas une traduction.

F : Ce n’est même pas une synthèse, c’est un autre discours ; complètement original. Il implique
un degré de créationnisme, il réinvente les mêmes objets. De même, si tu te mets à réécrire
Hamlet, tu ne vas pas faire une synthèse des anciens Hamlet, tu vas faire un autre Hamlet ; même
si tu prends le même titre, tu vas faire une autre pièce, mais tu ne vas pas synthétiser…
Cette idée nous amène à mettre en cause la notion d’économie. (là, je me rapproche de la question

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


posée sur le désir). Il n’y a plus de pulsion. Alors qu’est-ce que c’est, ce qui se passe ? Qu’est-ce
qui pousse ? Alors, qu’est-ce qui fait monter le rouge aux joues ? Où est-elle la passion ? Où est-
il le moteur là-dedans ? S’il n’y a plus de quantité énergétique indifférenciée, de quantum d’af-
fect : « quelque chose qui peut être augmenté, diminué, déplacé, déchargé, étalé sur les traces
mnésiques, comme une charge électrique à la surface d’un corps. » (S. Freud) ; si on retire cette
notion d’énergie de base, il ne s’agit pas de la remplacer, il s’agit de voir comment ça peut fonc-
tionner sans. Est-ce que c’est utile de faire fonctionner sans ?
Alors, plutôt que d’un quantum d’affect, moi, je parlerai d’un quantum de qualité, d’un quantum
d’hétérogénéité ; et cette quantité là serait celle qui nous conduit à la notion de consistance :
consistance d’affect, consistance d’existence, consistance machinique (d’ailleurs, pas forcément
consistance existentielle ; on pourra distinguer, ultérieurement, différents types de consistance).
Ce qui existe relève bien d’un système d’intensités. Ce qui existe – notamment dans l’ordre des
affects, ou dans l’ordre de la volonté – existe plus, ou moins. Il y a des seuils franchis, il y a des
seuils de consistance. Ce n’est pas une loi du « tout ou rien » ; ce n’est pas : « ça existe ou ça
n’existe pas ».
Ce n’est pas une quantité générale – un quantum d’affect – qui intervient là, mais c’est bien plus
– ne disons pas : une matière abstraite (c’est pas beau de dire ça ! N.D.L.C.) – la notion de signes-
particules : des signes-particules abstraits, qui sont une matière hautement différenciée, et au sein
desquels on trouvera les réserves de singularités, les réserves de possibles. Et, pour reprendre une
phrase de Leibniz : « Le propre du possible est de tendre à l’existence ». C’est donc une tension
de consistance qui fait que, à un certain moment, c’est tellement possible que ça se met à exister
quelque part !
Et puis, il y a un autre niveau où ce champ de possible se creuse tellement qu’il perd sa consis-
tance, et ça n’existe plus !
C’est un autre type de phénomène économique qui n’est pas du tout comparable à l’économie
libidinale.

X : Je ne comprends pas : où est l’énergie là-dedans ?

F : Il n’y en a pas.

P : On peut dire qu’il n’y en a pas. On peut dire qu’il y en a tout le temps, aussi.

F : Mais non ! C’est très fâcheux ! Il faut prendre un autre mot. Je préfère parler de signes-parti-
cules, car si tu parles d’énergie, tu vas être obligé d’inventer un système où de petites quantités
d’énergie peuvent avoir des effets considérables, et doivent se protéger des super-affects qui vont
balayer ces petites quantités d’énergie ; et tu trouveras cette poisse dans toutes les histoires de
sublimation, etc..
Là, pour changer de territoire, avoir envie de. (je vais partir, je vais m’installer au Brésil, ou :
maintenant, je vais refaire du piano, ou : maintenant, ma mère est morte, le piano, fini !), ce ne
sont pas des quantités d’énergie qui interviennent. Ce n’est pas : « Allez ! Remets-m’en un coup !
Ah ! Encore une chope de libido et ça va partir ! » Pas du tout !
Ce sont des connexions machiniques toutes simples. Exactement comme dans les systèmes infor-
matiques : des machines qui marchent sans énergie – ou à un niveau tel, que ce n’est pas pertinent.
Tel type de connexions, tel type de singularités met le feu à un système, complètement, le fait
démarrer du point de vue sémiotique : une intuition poétique, un fantasme délirant, et puis tu pars
dans un trip schizo, tu tournes fou ou tu tombes amoureux… Mais il n’est pas question de quan-
tités d’énergie là-dedans, il n’est pas question de pulsion de base.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


Z : La dépression, alors, ce serait quand le système de passer d’un agencement à un autre ne
marche pas ?

F : Question-piège : il peut se faire que, dans un tableau dépressif, il y ait certaines composantes
avec facteur énergétique. Mais ça ne veut pas dire que le régime d’ensemble de l’agencement relè-
ve de cette problématique énergétique : tu peux très bien donner des vitamines, du Tofranil, et
tout, pour intervenir sur la composante dépressive, sans que cela ait aucune sorte d’incidence sur
l’économie générale de l’agencement dépressif. Simplement, tu interviendras sur une des com-
posantes somatiques ; mais ce qui fait les systèmes d’interconnexions, de disjonctions, de trou
noir, etc., ne relève pas de cette composante énergétique particulière, qui interviendra au niveau
somatique de la dépression.

P : Ça c’est sûr !

F : Oui, pour la dépression. Mais dans le mécanisme général pulsionnel, il y a nécessité de liqui-
der toute cette notion énergétique relativement aux pulsions.

M : … C’est la multiplicité des éléments qui joue un rôle ; ce qui n’exclue pas que, de temps en
temps, le grand père Freud ait aussi raison, mais par hasard, pour une partie limitée ; ou que la
psychiatrie traditionnelle, les éléments génétiques, etc., aient aussi quelque chose à dire.
Mais, ce qui me semble très important – effectivement – c’est une approche qui permette de ne
pas être piégé par une seule manière de voir, et qui, pourtant, laisse la possibilité à toutes les
manières d’avoir un rôle à jouer.
Pour moi, qui ai, par exemple, passé une partie de mon temps à parler uniquement des systèmes
qui dépassent l’individu : les systèmes économiques, sociaux, culturels, politiques, etc., mainte-
nant, il se trouve que je me remets à penser : « Et les systèmes infra-individuels ? génétiques,
neuro-physiologiques, et autres ? » Ils ont un rôle extrêmement important… et même si on les
appelle des encodages !
Ce qui est très riche dans ce qu’on entend aujourd’hui, c’est la possibilité d’un champ ouvert.
Cette multiplicité de recoupement de lignes bizarres qui, à un moment donné, font que quatre ou
cinq voies apparemment (inaudible) passent par le même point. C’est extrêmement riche.
Mais le problème sera : Comment, concrètement, organiser un contexte qui permette aux singu-
larités de proliférer ?…

F : Donc, voilà : j’ai mis en question la notion d’infra-structure libidinale, pulsionnelle, de quan-
tité, principe d’économie. Il va de soi, d’ailleurs, que je mettrai en question les notions de dyna-
mique et de topique freudiennes, pour d’autres raisons : la topique parce que je suis tellement pour
la topique, que je ne suis pas pour la topique freudienne. Je suis tellement pour la cartographie,
que la cartographie freudienne me paraît complètement restrictive (et ne permettant pas du tout
de rendre compte des phénomènes). Quant à la dynamique, j’ai dit les raisons : il y a des systèmes
d’ouverture, de prolifération, des systèmes de mouvements d’équilibre, qui ne sont pas du tout du
registre des rapports refoulé/refoulement, des choses de cette nature.
On pourrait être tenté de dire : « Mais alors ? S’il n’y a pas d’énergie à la base des systèmes
d’agencements, au fond, ce qui va les actionner, leur servir, en quelque sorte, de système causal,
c’est un principe de déterritorialisation – voire un principe de néantisation, pour reprendre le
terme sartrien ; il va faire, au fond, qu’il y a, ou qu’il n’y a pas, connexion, etc.. N’allons-nous
pas retrouver une catégorie générale de déterritorialisation, comme fondement des agencements ?
Avec cette nuance que : la déterritorialisation serait une sorte d’énergie neutre, d’énergie
blanche ? »

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


Alors, là, par symétrie (logique), je ferai le même type d’objection : il n’y a pas de déterritoriali-
sation générale. Il n’y a que des déterritorialisations particulières, liées à chaque type de compo-
santes ; négociées, trafiquées dans des composantes particulières des agencements particuliers.
Autrement dit, la déterritorialisation est toujours processuel machinique. Elle s’agence toujours
selon des niveaux, des plateaux d’énonciation ou de codage, de sémiotisation, particuliers.
Donc, la déterritorialisation aboutit à la constitution d’agencements, qui sont toujours des agen-
cements loin de l’équilibre, quelque part.
Ce serait une sorte de catégorie thermo-dynamique, à ceci près que ce serait une catégorie ther-
mo-dynamique un peu humoristique, où il n’y aurait qu’une thermo-dynamique loin de l’équi-
libre, mais jamais de thermo-dynamique près de l’équilibre…
Plus un processus est déterritorialisé, et plus il est en mesure d’opérer des rétroactions spatiales,
temporelles, substantielles. C’est ce qui caractérisera le rapport expression/contenu : les compo-
santes d’expression seront les composantes les plus déterritorialisées – ou relativement plus
déterritorialisées que les autres – de telle sorte qu’elles permettront d’avoir une fonction d’ex-
pression par rapport aux autres. Mais encore s’agira-t-il de quelque chose – je dirais – de transi-
toire, d’aléatoire. Car il peut se faire que la situation change, et qu’une autre composante prenne
position de représentation.
Il n’y a donc pas primat d’un certain type de composante représentative (par exemple, du signi-
fiant), mais une autre composante peut devenir la composante la plus déterritorialisée, et devenir
représentative.
On pourra inventer des centaines d’exemples : une conversion somatique peut devenir la compo-
sante représentative première ; et le langage et le reste, devenir tributaires de cette représentation.
Une révolution sociale, en mai 68, peut devenir la composante représentative ; et les faits indivi-
duels, micro-sociaux et autres, deviennent relatifs à cette révolution. Et puis, il peut y avoir des
inversions, des retournements. Le problème de la mise en place d’un certain type de composantes
de représentation n’est pas donné d’avance. Autrement dit, les rapports contenu/expression font
partie, aussi, du processus d’analyse, de cartographie, ou de praxis analytique.
La déterritorialisation, c’est, finalement, la clef de l’affaire. C’est ce qui permet de nouer des
composantes hétérogènes, de les faire fonctionner entre elles, de faire passer des systèmes, des
signes-particules, des formes, des substances. L’idée même de machine, de nœud machinique
relève de cette déterritorialisation, que l’on ne peut pas quantifier à la façon d’une catégorie
comme la Libido, ou comme le Capital, ou comme n’importe quelle notion, qui servirait de réfé-
rent général aux agencements.

P : En ce moment, je travaille les questions du visuel, de l’iconique dans le rêve ; pour prendre
un peu à rebrousse-poil l’hypothèse selon laquelle on ne s’intéresse qu’à ce qui se dit. L’idée était
de partir du texte du rêve, tel qu’il est dit, et essayer de travailler comme si on avait à faire à un
film, avec des composantes sémiotiques assez diverses, où il y a de la parole, du mouvement, de
la lumière, où il y a des images qui bougent.
Faire l’hypothèse, donc, que l’analysant raconte, comme il peut un film qu’il a vu. En première
approximation. On pourrait dire, aussi : quelque chose qu’il a vécu dans sa peau, son équilibre,
sa coenesthésie, etc.. Mais enfin, on peut s’en tenir, dans une version restrictive, à l’expérience du
film, c’est assez commode.
Entre autres, j’avais été frappé par le rêve qu’a fait un garçon, qui se définit, lui, comme homo-
sexuel. Il est venu en analyse pour cela, parce qu’il est homosexuel malheureux. Et il avait fait le
rêve suivant. Il dit ceci :
Je suis dans un train, avec d’autres gens. Ma main droite touche les fesses, probablement d’une
femme, et c’est une sensation extrêmement agréable. C’est la première partie du rêve : du plaisir
qu’il décrit.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


Tout d’un coup, une personne qui s’avère être une autre femme que celle que je touche dit : « Il
touche les fesses d’Éva ». Mais, à ce moment là, dans le rêve, il s’aperçoit qu’il est dans un com-
partiment, assis à côté d’une copine à lui, qui est mariée avec un type qui est en face de lui, sur
la banquette opposée ; la fameuse Éva étant à côté du type qui est en face, donc en diagonale par
rapport à lui. Et il se dit, dans le rêve : « Comment ai-je pu toucher les fesses d’Éva, alors qu’elle
est en face de moi ? »
Alors, il a honte, il retire sa main, et il commence à se poser cette question là. Il n’arrive pas à
résoudre la question : comment pouvait-il être, à la fois, à côté et en face ? Et il se réveille sur
cette phrase ; il dit : je me dis en me réveillant : « Encore une fois, je n’ai pas de femme ! »
Cela me semblait très intéressant, parce que j’avais l’impression qu’il y avait des moments de pré-
valence sémiotique dans le rêve. Dans un premier temps, le rêve se déploie complètement dans
toutes les possibilités métamorphiques du corps et de l’espace : une expérience, en quelque sorte,
de modification de coenesthésie, de contact, dans une relation d’objets tout à fait partiels, une
main, une fesse, deux ; tout cela dans le plaisir ; dans le noir aussi (car il dit : la scène s’éclaire…).
Et c’est au moment où la phrase apparaît – c’est-à-dire où, pour la première fois, quelqu’un dit
quelque chose et commente, décrit syntaxiquement : « Il fait ceci » – qu’apparaissent, d’une part
les personnages, et puis, d’autre part, leur caractéristique d’être des personnes entières, et pas sim-
plement des culs et des mains.

F : et la honte !

P : et la honte. En même temps qu’il y a la honte, il y a l’impossibilité de résoudre le problème,


qui l’était en pratique dans la première partie du rêve : comment être à la fois en face de quel-
qu’un et derrière ? C’est-à-dire : comment être dans une position multiple, englobante, par rap-
port au corps de l’autre ?
Et il se réveille sur un troisième niveau, à la fois de signifiance et de surmoïsation : « Encore une
fois, je n’ai pas de femme ! » ; ça se termine quand même sur la grande opposition des hommes
et des femmes qui, même dans la deuxième partie, n’était pas encore très claire ; parce qu’elle a
simplement dit : « Il touche les fesses d’Éva », mais il ne s’agissait pas d’homme et femme, pas
encore. Et il se réveille là-dessus.
La partie où on se réfère, où on reste attentif à ce qu’il y a de visuel, d’iconique, ou de coenes-
thésique dans le rêve, est aussi celle, à mon avis, qui a à voir avec le désir le plus profond du rêve ;
le plus utilisable aussi, celui qu’il faut entendre, et que au fur et à mesure qu’interviennent des…

(Fin d’une bande)…

Z : …Dans le rêve, comme production cinématographique de Fellini, on voit proliférer des corps
à l’infini, dans tous les sens, jusqu’au réveil, où il constate que la femme qu’il voit comme ça,
c’est celle du rêve ; mais il n’y a pas de femme, en fait : toutes celles qu’il a vues là, annulent
toute autre.

P : J’avais l’impression que ce patient me proposait deux choses :


D’une part, un certain type de récit qui pouvait aboutir à : « voilà pourquoi je suis un homosexuel
(encore une fois, je n’ai pas de femme, et voilà !). »
Ou alors, autre chose – qui est à entendre, peut-être, aussi dans la situation de la cure, car il est
allongé et je suis derrière lui : comment pourrait-on faire pour que je sois à la fois à côté de vous,
et puis derrière, et puis devant ? Est-il possible d’imaginer une situation complètement différen-
te, corporellement ? Est-ce qu’on peut brasser tout ça ? Est-ce qu’il est loisible de le faire, sans

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


que, soit vous avec votre système d’interprétation, soit les personnages de mon rêve, ne viennent
me dire : il s’agit d’hommes et de femmes, il s’agit du cul d’une femme, et non pas de n’impor-
te quel cul, etc..

Z : J’ai envie, vraiment, d’embrayer sur ton impression qu’il demandait une éventuelle transfor-
mation de l’agencement de la cure… un peu pour rebrancher F. sur cette question : « Comment,
à prendre ainsi d’autres éléments que ceux du discours, faire entrer dans le système d’énonciation
tant d’éléments disparates ? » Qu’est-ce que tu proposerais alors, comme cadre pour mettre en
place la schizoanalyse ?

P : Attends ! Restons un peu sur cet exemple précis. Si j’ai raconté le rêve de ce patient, c’est aussi
parce que je ne lui ai pas du tout posé des questions sur les mots. Effectivement, à un moment
donné, je lui ai dit : « Écoutez, c’est quand même drôlement intéressant, ce que vous me dites ! »
Et je lui ai demandé de faire un plan : il a commencé à dessiner le plan du compartiment. Si tu
veux, j’avais l’impression que c’était bien par là qu’il fallait focaliser plutôt que sur les phrases.

Z : C’est pour cela que j’embraye directement sur la sortie d’une espèce de scène pré-établie entre
lui et toi : quelle place occuper ? Où est-ce que vous pourriez être ? Est-ce que c’est vous qui êtes
à côté d’Éva ?

M : (inaudible)…

Z : … Donc, que proposerais-tu, aussi bien pour utiliser ce que dit P au niveau des éléments ico-
niques, que pour les éléments de ta chanteuse qui perd des octaves ? Que pourrait-on imaginer ?…
Au niveau actuel, on voit bien qu’il y a un cadre sur lequel jouent la famille, les générations, la
case vide… Quand tu inaugures avec des dessins, tu privilégies l’élément visuel, un autre élément
qui n’est plus d’ordre auditif. Dans la pluralité de ce que tu fais mettre en scène, ce serait comme
une séance, ou une pratique de la schizoanalyse.
Comment envisagerais-tu de pouvoir, concrètement, permettre à tous ces agencements d’avoir
une existence sur un lieu qui soit saisissable dans une rencontre avec un thérapeute, avec un
schizoanalyste ?

F : Moi, je prendrai des exemples que je connais mieux, parce que ce sont les miens… Mais, je
voudrais remarquer, dans ce que tu dis, ceci, il y a une première chose qui est essentielle, et que
tu pointes ; c’est le fait qu’il y a une jouissance, en quelque sorte, topologique, jouissance des per-
mutations ; jouissance d’espace – qui n’est d’ailleurs pas un espace calme, mais un espace de per-
mutations. C’est un espace très particulier : devant, derrière, en diagonale… Quelqu’un fait les 36
positions, et dans un train en marche ! C’est formidable ! Il est devant, derrière… Finalement,
c’est le genre de choses dont on n’a rien à dire, par définition ! « C’est vraiment très bien !
Continuez ! Tout va bien ! »

X : Si ! lui payer un abonnement de train ! « Demandez à la Sécurité Sociale qu’elle vous paye
une carte de train »… (rires)

F : C’est ça ! Mais là où ça ne va pas, tu l’as parfaitement dit : il y a l’entrée des visages ; il y a


l’entrée des noms propres ; et il y a la honte qui se déclenche. Honte et redoublement : « encore
une fois… ! »
La problématique, c’est l’apparition du phénomène de trou noir particulier, celui de la honte ; qui
correspond, d’ailleurs, à la cessation du plaisir ; qui coïncide avec la subjectivation ; avec le réveil.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 19


Ce qui est intéressant, c’est d’essayer de repérer les autres types d’agencements, les autres modes
de territorialisation. En effet, les caractéristiques de l’agencement sont à la fois : différentes
composantes hétérogènes et un mode de sémiotisation, de représentation qui lie les différentes
composantes ; un certain territoire spatio-temporel et des lignes de fuite machiniques. Il y en
aurait d’autres : les heccéités, les devenir-animaux, peu importe. On prendra déjà ces quatre-là ;
on les prend pour autant qu’on en a besoin.
Si tu as du matériel déjà, ou si tu attends des données nouvelles, tu vas chercher toutes celles où
tu vas trouver les phénomènes de trou noir en écho à cette honte. Car cette honte n’est efficiente
pour faire de lui un homosexuel malheureux, que pour autant qu’elle travaille par ailleurs ; ou,
qu’il y a des phénomènes de trou noir qui travaillent par ailleurs ; qui rentrent en écho, et qui font
une ré-accélération. Il semble même que le réveil, pour lui, soit, en tant que tel, un phénomène de
trou noir : il sort, et il rentre dans le trou noir.
À ce moment là, quand tu auras étalonné les quatre ou cinq – si tu as de la chance – phénomènes
de trou noir qui rentrent en écho, tu vas te poser la question : « Moi je ne peux pas intervenir sur
son jeu de permutations dans le train, et puis enfin… si je ne suis pas homosexuel, ça n’aide
pas ! »
Mais, y a-t-il un autre de ces agencements, sur lequel un travail est concevable pour créer un phé-
nomène de consistance, qui permettra au type de sémiotiser son trou noir dans un autre registre ;
qui ne sera pas sublimatoire ; qui sera réel ; qui sera un autre domaine, où l’agencement prendra
sa consistance ? Et du même coup, évidemment, si tu en éteins un, des trous noirs, tendancielle-
ment tu éteins le phénomène d’écho, et puis… il continuera d’aller dans le train, voilà !

M : La dernière phrase du rêve me fait penser à celle de Kafka : « Et pourtant, je l’ai toujours
aimée », à la fin de ce texte qu’il dit avoir écrit « comme une éjaculation, en une seule nuit »,
Verdict. Il faudrait travailler ça… (inaudible)… C’est, effectivement, extrêmement riche comme
ligne de travail de ce qu’il nous a donné, et qui, apparemment, est tout à fait aérien, n’est pas sou-
tenu, n’est pas ancré par tout ce qui est l’orthodoxie créationnelle…

F : Mais pourquoi ce type là, quelque part, s’investit sur la honte ? Pourquoi ? Son plaisir de la
honte est tel, que, probablement, il doit foutre en l’air tous les autres registres de fonctionnement
qui sont les siens… Mais je crois que c’est encore plus compliqué, là : en effet, quand il dit
« encore une fois, je n’ai pas de femme » il se persécute tout seul, en somme, parce que, par
ailleurs, il n’en veut pas, de femme.

P : Il reprend à son compte, en fait, une phrase venue d’ailleurs. Il n’en a rien à faire, ceci dit,
dans sa vie pratique.

Z : Les conditions de cette honte et de cette impossibilité d’articuler font que, lorsque ça s’arti-
cule en langage, ça pose un problème, qui est : « je n’ai pas de femme en moi ». C’est l’impossi-
bilité d’avoir en soi cette multiplicité de côtés – à la fois d’un côté, de l’autre… – parce qu’en fait,
il est seul dans le compartiment, les autres personnages sont…
Comment est-ce que cela pourrait s’ouvrir sur un programme… et prendre consistance ?

F : C’est impeccable dans le registre des permutations ; cela fait bien partie de l’économie de
prendre toutes les places à la fois. Mais, il y a un élément dont on ne rendra pas compte de cette
façon, c’est celui de la honte.

P : La honte se confond avec une certaine logique de l’espace : une logique phénoménologique
(« Ce n’est pas possible ! elle est en face de moi, en plus elle est en diagonale, je ne peux pas lui

Les séminaires de Félix Guattari / p. 20


toucher les fesses, je n’y arriverai pas ! »). C’est seulement au moment où quelqu’un d’autre a
énoncé qu’il touchait les fesses de quelqu’un, que ça apparaît. Mais jusque là, tout se passait très
bien : tant qu’il n’y avait pas de phrase, tant que cela restait un phénomène esthésique,
effectivement.

F : un phénomène de sémiotique a-signifiante…

Z : C’est peut-être la phrase qui empêche l’autosatisfaction…?

F : En effet. Je crois qu’il y a deux phénomènes distincts :


– un phénomène d’économie de jouissance qui marche très bien. Il s’arrange très bien avec ses
mains, ses places, ses fesses, tous ses machins à la Beckett : ça va dans tous les sens, il fait toutes
les permutations possibles.
– et puis c’est l’éruption – là vraiment ! – du phénomène de singularité qui rejette. Mais pourquoi
la honte ? Qu’est-ce qui déclenche ? Il retire sa main, et ça se déclenche. Mais ça, c’est de l’im-
portation ! ça vient d’ailleurs, ça ! La question est de savoir : Qu’est-ce qui vient parasiter ? Quels
sont les autres agencements où repérer ce phénomène d’écho ? La composante de passage, le phé-
nomène d’écho, c’est, effectivement, la sémiologie signifiante. C’est ce que tu disais tout à
l’heure.

P : Oui, c’est elle qui scande.

Y : C’est aussi le problème que tu posais tout à l’heure, de cette disjonction entre conscience et
subjectivité. L’acte discursif implique le rapport de subjectivation. Et l’énonciation de la diago-
nale fait que le phénomène tombe. Parce que, effectivement, on est passé dans cet autre champ,
dans cet autre inconscient.

F : On est passé dans le champ où il faut rendre des comptes : tu es assis devant ou tu es assis der-
rière ? Tu es homme ou tu es femme ? Explique toi ! Tu ne peux pas être partout ! Il y a un lan-
gage ! C’est : oui/non, blanc/noir.

Y : Comme dans le film Sunseat Boulevard. On est passé au parlant. Cette star, venant jouer son
propre rôle dans un film parlant, sous forme d’une star déchue, est confrontée au problème du
scénario. Les producteurs n’en veulent pas : ses scénarios sont vides. Mais, le cinéma, ce n’est
pas un problème de discours, de dialogues : c’est un problème d’images et de montrer… Toute
son impossibilité dans le film tient autour de cela…

P : D’où ça vient ? D’où vient l’injonction ? À ce propos, je pensais au dernier film de S. Kubrick,
Shining.
Pour résumer : un homme est chargé de garder un hôtel, complètement isolé en plein hiver, où il
sera seul dans cet immense espace avec sa femme et son gosse. On lui dit qu’il sera très bien payé,
nourri, ce sera très bien, il vivra vraiment comme dans un palace (c’en est un). Mais à une condi-
tion : il doit savoir, quand même, qu’il y a une histoire. Il s’est passé un drame, ici, il y a quelques
années : le gardien a tué à coups de hache sa femme et ses deux filles. C’est pourquoi on a beau-
coup de mal à trouver quelqu’un qui veuille bien reprendre la place. Lui, répond que ça lui est
bien égal, au contraire ! C’est très drôle ! Très amusant ! « — Mais votre femme n’y verra pas
d’inconvénient ? — Mais non, mais non, mais ma femme… » À sa manière de prononcer ces
mots, on sent que déjà, de toutes façons, sa femme n’a pas voix au chapitre, la cause est enten-
due, c’est lui qui décide.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 21


Il se retrouve donc là-dedans et, évidemment, est pris dans l’atmosphère de cet hôtel, qui est décrit
vraiment « Kubrick » : c’est 2001, l’odyssée de l’espace, le vide énorme, un hôtel un peu vieux
jeu, construit vers 1900, avec d’immenses pièces, des tentures et des meubles très américains, très
fastueux et en même temps suranné.
En tant que spectateur, tu commences à vraiment suer l’angoisse alors qu’il n’y a rien du tout : il
y a simplement du vide.
Effectivement, petit à petit, cet homme est pris dans quelque chose qui est comme une injonction
venue d’ailleurs.
Ce qui est très fort, à mon avis, c’est que, dans les moments où il commence à rêver, ou à imagi-
ner, ou à délirer – on ne sait pas très bien, parce que c’est du rêve éveillé – il se trouve dans cet
hôtel, cinquante ans auparavant. Alors, tout d’un coup, il y a du monde : il y a un barman qui le
sert, etc.. Et on voit apparaître un certain type de relations aux hommes, dans une société où les
hommes, les pères de famille étaient, quand même des gens qui se faisaient respecter. Et tous les
hommes qu’il rencontre lui renvoient un discours de cette sorte : « Ce n’est pas parce qu’on est
en 1980…, qu’il faut que tu te laisses faire par ta bonne femme et ton petit gosse ! »
À un moment donné, il rencontre fantasmatiquement – dans une espèce de délire – un ancien gar-
dien qui lui dit : « Nous sommes là depuis toujours pour garantir – quand même ! – qu’on ne va
pas se laisser faire. » C’est le moment où s’approfondit alors, complètement, sa paranoïa, et où,
effectivement, il passe à l’acte : il commence à poursuivre sa femme avec une hache, et son gosse
aussi.
L’idée géniale de Kubrick, c’est que, s’il n’arrive pas à faire ça, c’est parce qu’il y a, quelque part
dans le jardin de l’hôtel, un labyrinthe taillé dans des massifs de buissons : le gosse se sauve dans
le labyrinthe, le père n’arrive pas à l’y retrouver, et finalement, meurt de froid ; alors que le gosse,
lui, arrive à en sortir.

Ce que j’ai trouvé extraordinaire, c’est l’idée qu’il y avait un lien, une connexion entre l’espace
(son architecture, son dessin, le décor, la couleur, la disposition, la grandeur des pièces, la pro-
fondeur des couloirs, etc.) et un certain état de société, une certaine éthique, un certain type de
fonctionnement des machines familiales, qui pouvait se transmettre tel quel, simplement au tra-
vers de ce décor. Du moment qu’il était là, cet homme était pris littéralement, dans une machine-
rie paranoïaque, transmise par le dix-neuvième siècle : « Tu ne vas pas être un mec moderne, qui
fait la vaisselle, et qui se laisse monter dessus par le gamin ! Ça ne va pas du tout ! » Et, de fait,
il répond à cette injonction ; il se passe un phénomène de cet ordre.
J’ai trouvé intéressante l’idée que la folie ne vient pas à quelqu’un, nécessairement dans une rela-
tion à d’autres sujets ; mais au travers de tout un dispositif architectural, et de décor qui tiennent
lieu…

F : d’agencements matériels, de montages.

P : Plus qu’un territoire, c’est toute une culture : ces meubles, cette énorme cuisine, le garde-
manger…

F : les idéalités qui sont accrochées aux objets…

P : C’est cela. Une transmission comme ça.

Z : Un autre coup de génie de Kubrick, à propos de l’injonction, c’est la dimension phonétique.


C’est très frappant dès le début du film : dans ce gigantesque hôtel que tu viens de décrire, un

Les séminaires de Félix Guattari / p. 22


môme fait du tricycle : Vrrrrououoummm ! Comme un fou ! très très vite. Il y a, évidemment, une
succession de tapis, de marbres, de parquets, etc., et au niveau du son, toute une gamme se met
en place, comme des ritournelles qui annoncent cette autre dimension, cet autre plan qui, à un
moment donné, va complètement envahir cet homme.
C’est intéressant au niveau de ce que tu disais tout à l’heure : cette hétérogénéité des composantes
– composantes complètement a-signifiantes – qui, à un moment donné, vont injecter un proces-
sus ; et qui ne font pas du tout appel – disons – à une réserve, à une quantité d’énergie quelconque,
mais à des processus qualitatifs, hautement différenciés.

P : C’est vrai ! Le premier moment d’angoisse, c’est le tricycle. Le bruit. Sur le tapis, on n’en-
tend rien, et puis, dès qu’il sort du tapis et qu’il est sur le marbre ! Là tu commences à avoir vrai-
ment peur ! La bande son est extraordinaire !

X : Et la machine à écrire ?

P : Oui ! C’est un élément d’angoisse inouï ! Alors que ce n’est rien du tout ! (C’est quelque
chose ! N.D.L.C. )

Les séminaires de Félix Guattari / p. 23


MADY LAFARGUE

« Seul le périssable
demeure »
À Jacques Lejeune

I. Avant l’histoire qui suit et encore la pré-histoire.

E NFANT, J’ÉTAIS NULLE EN MATHS. La prof, femme douée


se mit à occuper une moitié de ses heures de cours en
nous parlant de ce qui la passionnait, à savoir la préhistoire Mady Lafargue,
et ses traces. Sur ce, j’occupais bien de mes jeudis à gratter infirmière puis formée
à la psychothérapie
la terre à la recherche de fossiles. J’en trouvais d’ailleurs ; institutionnelle à La
os de baleine, vertèbres de poissons et autres coquillages. Borde, psychanalyste.
Un peu plus tard dans ma vie, j’entrepris un grand voyage. Membre du
Dans l’espace et vers le temps. Le lieu désigné fut les îles Collectif 125 et de
L’ADRESS.
Galapagos. Ilots volcaniques au large de l’Équateur, visités
par Darwin et par quelques corsaires chers à mon enfance.
Vivent sur ces îles une faune et une flore uniques au monde
par leur parenté avec des espèces animales voisines de la
préhistoire. Réserve naturelle dans ses écarts temporels et
évolutionnistes. J’y abordais sans rechercher le paradis et
un monde dionysiaque me fut donné. Rencontre inou-
bliable avec une animalité somptueusement ouverte à la
relation. Durant mon séjour sur une de ces îles, Hood, je ne
cessais d’être suivie, devancée, touchée par les otaries,
iguanes, oiseaux et autres lézards et tortues géantes. Les
baignades et les jeux avec les otaries et les fous de Bassan

CHIMERES 1
MADY LAFARGUE

étaient bien de ce mode de relations pressenties dans mon


enfance comme une certitude. Un jour, sur Hood toujours,
après avoir terminé mon travail (baguer les albatros), je
quittai mon campement pour aller au couchant du soleil me
ballader dans une autre direction de cette île déserte.
Arrivée à ce que je désignais être, selon moi, la Falaise aux
oiseaux, il me vint une impression directe d’être hors de ce
qui était là ; hors de ce temps-là, de ces oiseaux, de la
houle, des otaries chahutantes dans ces limbes du
Pacifique. La perception très forte et précise d’être une
pièce rapportée, que ma présence à tout ceci était un arte-
fact, que je n’avais rien à faire là, ou alors que la préhistoi-
re était suffisamment loin pour que tout ce qui était là de la
préhistoire elle-même, ne puisse jamais fonctionner pour
moi autrement que comme des images.
Je compris que c’était pour cela que j’étais venue : m’y
faire des images.
Peu de temps après mon retour de « Las islas encantadas »,
les îles enchantées, nommées ainsi par les marins espa-
gnols, j’arrivai dans un véhicule monaplace à La Borde.
Les douaniers de l’imaginaire ce jour-là, y étaient les navi-
gateurs intrépides : Danièle S. et Olivier B. Ils décidèrent,
avec le sérieux des enfants qui jouent, d’ouvrir le passage
entre l’institution et ses nouveaux territoires par le truche-
ment de mon embauche. J’y montrai les images que j’avais
prises là-bas en les commentant. Les houles labordiennes,
ces coups de vent de 7 à 8 Beaufort et ces calmes plats dis-
tribuèrent à chacun ce que de cela il avait pour part. Des
rêves labordiens se peuplèrent de tortues géantes, d’alba-
tros, de coulées de laves et d’iguanes.
Voilà un minimum de mise en place pour faire apparaître
une personne d’importance dans ce qui va suivre : j’ai
nommé Marguerite. Entrée un peu bruyante, comme sa pré-
sence à la clinique. Marguerite délirait, et fort, très fort. Un
système électronique complexe et implacable, posé dans
une de ses molaires, transmettait en permanence et en mon-
diovision ses pensées les plus secrètes et les moments les
plus intimes de la vie de son corps. Des images précises en
apparaissaient alors sur les écrans de TV. Elle tâchait de
remédier à ces hémorragies en menaçant, en dernière limi-

CHIMERES 2
« Seul le périssable demeure »

te, de faite sauter le monde entier puisqu’elle était partout 1. Caracoles :


et tout le temps. Il était impossible de communiquer avec escargots.
elle tant sa terreur l’occupait. Je pensais et le lui dis en
espagnol, que l’on pourrait, elle et moi et d’autres, commu-
niquer dans cette langue, car la machine à influencer ne
devait pas être programmée pour cela.
Pourquoi l’espagnol ? D’abord parce que dans le dossier
hospitalier de Marguerite était mentionné qu’elle l’avait
étudié, et puis parce que cela n’était surtout pas sa langue
maternelle, et de mon côté, le fait que j’avais appris aussi
cette langue. Cela m’avait, à douze ans, ouverte au monde
de la poésie : Lorca, Machado, Cervantes et aussi Gaudi et
ses caracoles (1).
Marguerite ressemblait physiquement à ma sœur aînée et le
fait de travailler avec le docteur C. à son sujet, tout ceci
contribua à étayer ma décision. Car finalement, j’en suis
sûre maintenant, le capteur diffuseur dans la dent ne devait
pas plus comprendre le latin ou le basque que l’espagnol…
Un quotidien minimal se mit donc en place, en Marguerite
et moi, en espagnol, sous-titré en français par le délire.
Une psychiatre d’origine chilienne et à la prononciation
fortement marquée devint son médecin pour la prescription
des médicaments, en français, accentué donc par une
langue maternelle ainsi présente. Marguerite me parlera un
jour de son premier amour, rencontré à Barcelone, dans le
Parque Güell de Gaudi ; amant philippin de langue hispa-
nique et dont le nom fleuri me fit rêver et me souvenir de
mon premier amour, basque-espagnol, dont les mots
d’amour trébuchaient fréquemment dans sa langue à lui…
Marguerite était née à X., petite ville du Centre de la
France, berceau de longue date de sa famille et où la mai-
son familiale jouxtait l’usine de peausserie et la ganterie.
Le père de Marguerite était mort d’un cancer des testicules,
après avoir déliré contre les banquiers juifs français durant
les trente dernières années de sa vie. La mère de
Marguerite avait, durant ce même temps, « épongé » les
délires de son mari, ainsi que les faillites successives des
fabriques, à cause des banquiers juifs, bien sûr. Marguerite,
entre autres choses, avait grandi durant la chute de la mai-
son Usher.

CHIMERES 3
MADY LAFARGUE

X. est à dix kilomètres d’Oradour-sur-Glane où, le 10 juin


1944, les femmes, les enfants et quelques hommes furent
massacrés, comme on le sait. Marguerite naquit en
août 1944 à X. et – ce qui est aussi vrai que sa date de nais-
sance – c’est que les Allemands avaient choisi X. comme
premier lieu de leur action. De cela Marguerite parlait beau-
coup, de ce qui, et pourquoi, avait failli ne pas avoir lieu :
de sa naissance et de ce massacre. L’effet « d’Oradour-sur-
Glane » pour sa famille et pour elle, devenait un massacre
précieux, une ordalie terrifiante. Marguerite s’y aidait à
investir cette catastrophe positivée, des délires de son père
contre les Juifs, ce en quoi ils rejoignaient les nazis. Les
mauvaises actions des mauvais Juifs envers le père ren-
daient justes les mauvaises paroles de son père envers les
Juifs réfugiés à X. Et le massacre des Français par les nazis,
à Oradour et non à X. était dans l’ordre délirant des choses
de la famille. Ces catastrophes successives et drames histo-
riques, ignifugèrent les catastrophes affectives et psy-
chiques de la petite Marguerite. (Plus tard, dans notre vie,
Madame Duras nous parlera à sa façon de cela.) Quittons
Marguerite dans la boutique de la ganterie familiale pari-
sienne, dont la mère ne manqua pas, durant les années où je
m’occupais de Marguerite, de m’en offrir une paire « qui ne
lui coûtait rien » me disait-elle à chaque fois (jusqu’au jour
où elle interrompit la thérapie de sa fille).
Faisons jouer une anamorphose sur un événement parisien :
la mise en place du Collectif 125. Déjà, dans « le Cadavre
exquis », le texte surréaliste de Benjamin Péret, il était dit
que :
« La demie de onze heures sonnait à une horloge voisine.
Quelques taxis passaient nonchalamment et les droma-
daires n’étaient pas tous rentrés. Au loin, on pouvait aper-
cevoir le président de la république, revêtu d’un sca-
phandre et accompagné du Roi de Grèce, qui semblait si
jeune qu’on avait envie de lui apprendre à lire. Une jeune
hétaïre les suivait, leur offrant ses services. Des gants
pleuvaient, emportés par une bise aiguë de novembre.
« Comme ils passaient devant le 125 boulevard Saint-
Germain, ils virent un homme sortir en poussant devant lui
un fauteuil, un personnage était assis dans la position de

CHIMERES 4
« Seul le périssable demeure »

l’homme fatigué. Aussitôt la pensée leur vint qu’un crime


avait été commis en cet endroit. Une baignoire, jetée d’un
quatrième étage et venant s’écraser à leurs pieds, confirma
leurs soupçons… » (Benjamin Péret, « Cadavres exquis ».
Repris dans Main forte, 1946, et dans Le gigot, sa vie, son
œuvre, 1957.)
Que peut-il se passer d’autre dans la salle d’attente du
Collectif 125 et sa fameuse machine à coudre, le Dr. C.,
Marguerite avec son village, le Dr. P. et moi-même ? Eh
bien ! justement, du hasard ou ce que l’on nomme comme
cela.

II. « De la dure réalité de la fiction » (R. Devos).

Le Dr. P. m’adresse un jour un patient que nous appelle-


rons Michel. Je le reçois, parle avec lui : Police, interne-
ments, délires, médicaments, schizophrénie et pour parfaire
son curriculum vitae, il m’annonce qu’il est né à X. bien
sûr ! et à deux jours de différence d’avec Marguerite, dont
il se trouve ainsi l’aîné ! Et, me dit-il, je suis le premier
enfant à être né là-bas après le massacre d’Oradour-sur-
Glane, le premier sur les registres de l’État-Civil. Et
comme Marguerite, il me parle d’Oradour, du choix des
nazis, des dix kilomètres qui séparent les deux villes, et que
sa famille juive, fuyant depuis le nord de la France
l’Hérode nazi, s’était arrêtée là, le temps de laisser la mère
accoucher. Sa naissance à lui, à deux pas d’Oradour et à un
pas du père de Marguerite, persécuté-persécuteur de Juifs.
Il va sans dire qu’un thème de ses délires à lui, est de vivre
comme le « Sauveur » !
Le Dr. C., à qui je parle de cet événement et du fait que je
m’y trouve mêlée, se réjouit et me dit : « tu as découvert un
nid de schizos ! Il faut voir s’il n’y en a pas d’autres… » Le
fait de ma propre naissance à moins de 200 kilomètres au
sud-ouest de X. quelque temps après la naissance de mes
deux patients, prouve bien que je n’y suis pour rien, dans
tout cela ! Mais j’y suis !
Le premier moment de stupeur passé, et ainsi livrée à moi-
même par l’abandon chaleureux de mes deux collègues, je
décidai immédiatement : de dormir une heure !…

CHIMERES 5
MADY LAFARGUE

À mon réveil, je considérai cet agencement de hasards et la 2. « Les cyclones »,


place qui est la mienne comme ceci : c’est l’équivalent Naissance et mort des
cyclones, Time-Life,
d’un événement météorologique propre aux structures d’un 1982.
cyclone.
J’étais dans cet œil cyclonesque, caractérisé par le calme
plat qui y règne, avec, à ses bords, les turbulences les plus
furieusement déchaînées des éléments. J’établis une équa-
tion : hasard = œil du cyclone avec ses contours. J’étais
dans « le calme » de la catastrophe (2).
Catastrophe et hasard n’ont de sens que pluriel et périphé-
rique. En son centre il n’y a que les effets – événements
éventuels des métabolismes limitrophes. Les catastrophes
psychiques délimitent des territoires qui ne peuvent être
abordés que par la technique spécifique de la folie, et dont
seuls les psychotiques peuvent parler. Ce que je com-
prends, de cet investissement par Michel et Marguerite, de
cette catastrophe-hasard, c’est qu’elle est pour eux la possi-
bilité de se situer dans un temps d’Historique mondiale,
avec la particularité de la mise en place d’une causalité jus-
tifiante sur un mode délirant. Causalité qui va poser dans
sa tourmente les assises en spirales de l’interprétation déli-
rante. Pour moi, être en prise et non-prise dans la catas-
trophe-hasard, et, à ne pas interpréter à ma place, en faire
un trait déterminant pour ma fonction d’y être, dans la
dynamique même de la psychose.
Je salue à ce passage Buster Keaton et son succulent film
Marin d’eau douce (Steamboat Bill Junior), où l’on voit
notre héros, de retour de l’université où son père, pauvre
marinier, l’avait envoyé, aux prises avec les difficultés
d’avoir un paternel qui le désire comme « fils-de-pauvre-
marinier-de-retour-au-pays » ; et son désir à lui, ayant pour
objet une charmante jeune fille, rencontrée à l’université,
elle-même de retour dans ce pays, et progéniture d’un père
marinier, mais riche. Deux enfants, deux pères, quatre
désirs différents et deux bateaux à roues. L’un qui tombe
par morceaux, l’autre rutilant des écoutilles. B. Keaton fera
intervenir un cyclone dévastateur au plus fort de la tension
entre les protagonistes du drame. Après une séquence
époustouflante de déréalisation schizoïde propre à son

CHIMERES 6
« Seul le périssable demeure »

auteur, notre héros franchira corporellement tous les pas-


sages obligés propres à son avènement. Moments suprêmes
où les maisons disloquées se balladent par pans de murs et
dont les portes – il n’y a plus ni dedans ni dehors – sont
franchies par notre ami. Une façade s’écroule sur lui, son
corps étant dans l’encadrement de la porte qui, en tombant,
s’ouvre, le « sort » et le sauve. Dans les éléments déchaînés
et les déterritorialisations que le cyclone opère, Buster ne
perd aucunement sa cohésion corporelle : tenu par une
armature désirante sans faille. Être lui, être-le-fils-de-son-
père-et-l’amoureux-de-la-fille-du-grand-ennemi-de-son-
père-qu’il-veut-pour-beau-père. Le happy end repose sur le
calme après la tempête des désirs, Buster épousera enfin
celle qu’il aime.
Le centre du hasard, de la catastrophe, du cyclone, appa-
raissent comme le bruit dans l’histoire-vraie qui suit. Une
municipalité commanda un jour la construction d’un esca-
lier en bois à un compagnon menuisier. Le travail fut entre-
pris après contrat. Au fur et à mesure du travail, des paie-
ments étaient effectués. L’œuvre achevée avant le solde,
l’ouvrier dut revenir à plusieurs reprises réclamer son com-
plément. Las, il vint un jour et prétendit avoir à faire une
vérification sur son travail. Il disparut cinq minutes sous
l’escalier et s’en alla. À partir de cet instant, toute personne
franchissant les marches provoquait un bruit qui devint
rapidement insupportable. On fit venir des menuisiers
divers ; aucun ne sut faire ce qu’il convenait pour y remé-
dier. Las, lui aussi, le responsable envoya le dernier verse-
ment à notre menuisier-compagnon qui, en quelques
minutes, élimina la cause de ce bruit inguérissable qu’il
avait su créer. La connaissance parfaite qui était la sienne
de toutes les articulations et chevilles de son travail dans
leurs jeux possibles avait fait symptôme. Le centre du
hasard, de la catastrophe sont le lieu de l’énonciation du
symptôme.
De symptôme, Michel, lui, avait celui d’une brûlure urétra-
le permanente, inoubliable. Au cours de ses épisodes déli-
rants, il sera embarqué par les flics au moment où il essaie-
ra d’éteindre la flamme du Soldat Inconnu en pissant

CHIMERES 7
MADY LAFARGUE

dessus. Autre interpellation alors qu’il fait un strip-tease


« à l’envers » devant un night-club. À l’envers, c’est-à-dire
fait par un homme et gratuit.
Au cours de nos deux premières années de travail, Michel,
de temps en temps, dérape dans des états de délire réduit
qu’il nomme des « états de grâce » ou « périodes roses ».
Le monde et sa présence à celui-ci lui apparaissent d’une
limpidité divine. Il y est le fils de Dieu, celui des Juifs et le
Sauveur du Monde, il fréquente les synagogues, les églises
catholiques et… les pâtisseries.
Dans ces délires à fréquences hautes ou basses, Michel se
définira une fois comme fils clandestin de sa mère et de
son oncle paternel, cadet du père, mais champion olym-
pique d’un jeu cérébral. Tentative de renforcement du
paternel dans une extra-biologie proche, mais posant du
coup, une perspective amoindrissant la mère, en défaut
envers son mari. Un autre point délirant à un niveau inces-
tueux lui fait penser qu’il y est pour quelque chose quant à
la procréation d’un premier neveu qui est donc plus ou
moins son fils. Énonce lors de ses arrestations par la poli-
ce, habiter « sous son Père » (ils habitent le même
immeuble). Une grande pratique de lectures et d’exercices
de kabbale phonétique lui permet de modifier les familles
linguistiques. Il trouve dans ses épisodes délirants un bien-
être certain et la modulation de la fréquence délirante par
la thérapie ne nécessite aucune hospitalisation ou
internement.
Durant ces deux années évoquées, je travaillais avec
Michel sur des modelages, des « conversations » et l’analy-
se de ses rêves très nombreux à cette époque. Une soixan-
taine de modelages et une centaine de rêves furent abordés
(partie du travail que je ne reprendrai pas en détail ici).
J’interviendrai une seule fois pour proposer une médica-
tion. Il vint un jour à la séance les pieds meurtris dans des
chaussures volontairement trop petites pour ses pieds ;
c’est, me dit-il, pour « se freiner » un peu, ne pas décoller
et quitter le contact d’avec la terre. Je lui proposai de voir
le Dr. C. pour recevoir la prescription d’un médicament
que je choisis pour ses effets évidemment, mais aussi pour
son nom : du Frénactil. Nous convenons qu’il en fixera lui-

CHIMERES 8
« Seul le périssable demeure »

même le dosage. Il tenait beaucoup, et j’en était d’accord, à 3. O. Manoni : Clefs


l’apport de ses épisodes délirants. Cette tentative « d’œdi- de l’imaginaire ou
l’Autre Scène,
pianisation » par les pieds (œdipe : pieds enflés) aura une pp. 115-130.
importance centrale pour moi sur un plan de recherche que
j’aborderai ultérieurement.
Une nuit, je fis un rêve : ça se passait à New York sur le
tapis roulant du métro sur lequel je me déplaçais. Mon sou-
venir du rêve cependant, bien que très précis, s’arrêtait là.
Dans l’après-midi, Michel vint et m’apporta un rêve dont le
récit, pour le début, était identique au mien. Son récit se
poursuivait par l’intrusion menaçante d’un chien boule-
dogue. Son rêve était un cauchemar.
(Ce qui donne raison à Érik Satie qui, quand on lui deman-
dait son nom, rétorquait : « Je m’appelle Érik Satie, bien
sûr, comme tout le monde ! ») Je repris cela dans mon tra-
vail au niveau de l’articulation, du passage médiateur où je
me repérais entre Michel et ses représentations psychiques.
J’étais en place pour lui affirmer que le bouledogue, dans
la réalité, n’était pas cet animal fou et meurtrier dont il
avait rêvé. Je fais là référence au texte d’Octave Manoni (3)
se rapportant à la relation Fliess-Freud. Il s’y attache à pré-
ciser une distinction entre le « délire du savoir de Fliess et
le “savoir du délire” de Freud ». Et que Freud n’a pas
essayé de tracer une ligne entre le délire de Fliess et son
savoir à lui, mais que bien au contraire, il a plutôt eu ten-
dance à prendre les idées de Fliess pour les siennes. Il
semble que ce soit par l’établissement d’une dissymétrie
dans la relation que Freud ait pu enrichir sa pensée de cet
« autre moi-même » ainsi constitué.
Michel bâtit un croquis de la relation anatomique entre son
œil droit (croisement cérébral) et la mâchoire à la morsure
brûlante dans son urètre. Relation entre l’œil et le sexe,
associé par lui à ses cauchemars d’enfance, et à des
grouillements sous son lit de serpents venimeux, durant ses
hospitalisations.
Le supposé rétrécissement de la pupille, le moins-à-voir,
répondant à l’absence des territoires parlés, accommoda-
tion psychique à la Tyrésias.
La mère de Michel avait eu avec lui une relation étroite :
c’est-à-dire qui manque de place.

CHIMERES 9
MADY LAFARGUE

Un jour (où j’étais vêtue de vert), Michel rapporta un rêve


dans lequel une balle, qu’il envoyait sur un mur vert, n’y
rebondissait pas sur une portion, toujours la même, ceci
tournant au cauchemar. Je lui demandai alors à quelle par-
tie de mon corps pourrait correspondre cette partie verte
qui ne « répondait » pas. Il nomma mon plexus solaire, en
associant immédiatement sur un souvenir de seconde
main : les violentes douleurs gastriques ressenties par sa
mère au décès de son père.
Je demandai à recevoir les parents de Michel.
J’évoquerai ici ce que sa mère me dit de cet accouchement
difficile et dans ce contexte de la France coupée en deux :
il avait été question, un temps, de faire une césarienne.
À partir de la plate-forme « off shore » posée avec les
modelages, dans ce « confort » -là, il était possible de pour-
suivre l’accès aux autres plans de travail.
Dans la coulée furieusement vivante de ces délires, Michel
essayait de se guérir lui-même de ses multiples fractures
psychiques. Mais, chaque cohésion réussie le catapultait
verticalement dans une rupture avec l’horizontalité du quo-
tidien-temporel.

III. Les Inuits ou « la folie en tant que rapports de


techniques d’identité ».

L’extra-ordinaire se pointe dans le quotidien, avec sa gueu-


le de banalité, ou d’emballage poético-rencontre. Donc, il
était une fois, un jour comme un autre…
Et comme j’ai l’habitude de le faire, j’écoutais la radio en
lisant, et en jetant un coup d’œil sur les images de la télévi-
sion allumée dont j’avais coupé le son. J’aime en cela la
perspective que je m’y donne de pouvoir dériver aux
conditions de ces lignes de flottaison : sons, images, textes.
Un peu comme ce modèle de technique de pêche utilisé par
les hommes des îles Salomon : la pêche au cerf-volant. Le
pêcheur est dans une barque, relié par un cordage à un
grand cerf-volant d’où part un autre fil glissant dans l’eau.
À son extrémité : une boule de toiles d’araignées, dans les-
quelles viendront se prendre les dents courbes et longues

CHIMERES 10
« Seul le périssable demeure »

d’un poisson, uniquement des bécassines de mer qui ne


pourront plus se dégager des fils de la toile.
À la radio donc, une voix d’homme à l’accent roulant du
Lot-et-Garonne, parlait des aurores boréales d’un point de
vue météorologique. Il me vint la certitude que les aurores
boréales devaient avoir un son et que cet homme n’en par-
lait pas. Quelques heures plus tard, le Dr H., un ami à qui
je confiais cela, me dit connaître quelqu’un qui, au Musée
de l’Homme, travaillait sur le Groënland en anthropologie,
et de ce fait y avait séjourné.
Lors de notre première rencontre, Pierre me dit d’emblée
être préoccupé. Son travail portant sur les systèmes d’attri-
bution du nom chez les Inuits l’opposait aux hypothèses de
son patron de laboratoire. Tout en mangeant du fromage de
tête à la cantine abrités derrière les totems géants, je pen-
sais que la préoccupation de Pierre valait ma question sur
le son des aurores boréales. Il passa l’après-midi et les
jours suivants de nos rencontres, à m’expliquer le système
de nominalisation.
Études faites dans la région d’Angmassalik au sud-ouest du
Groënland. Il m’en parlait très exactement d’une façon qui,
pour lui, devait me paraître évidente, puisque j’étais psy-
chanalyste. Cet implicite me frappa beaucoup et je décidai
d’appareiller vers cette côte du Groënland, via le bureau de
Pierre, rue Lacépède.
D’abord une escale « technique ». Car, comme le dit
Brassens dans une de ses chansons à propos d’une péripa-
tétitienne « sans technique un don n’est rien qu’une sale
manie »…
La nominalisation et les structures sociales que les hyper-
boréens produisent m’apparaissent d’abord comme étant ce
que l’on considère en Occident devoir ne pas faire, car ca
rend les gens fous ! L’identification homonymique, la
polynomie et ses données d’attribution se présentent
comme une horlogerie parfaite qui crochette des territoires,
des espaces et des personnes, un temps référencié à de
l’espace. Horlogerie car, à chaque enfant à naître, à la
proximité du décès d’un des leurs, la famille va « deman-
der » l’infans pour elle-même. Que le bébé soit, par un des

CHIMERES 11
MADY LAFARGUE

noms, « cloné » du défunt. Plusieurs demandes identiques


se posent pour un même enfant et si son sexe biologique ne
correspond pas avec celui du défunt, on l’élèvera dans le
sexe contraire au sien par le support tangible du travestis-
sement. Pierre me raconte à ce sujet qu’un jour où enfants
et adultes étaient dehors au soleil de l’été, un enfant se leva
pour aller uriner à deux pas ; à son retour, sa compagne de
jeux lui dit : « Ah, tiens ! Je ne savais pas que tu étais un
garçon ! » Le seul à s’étonner du peu d’importance lié à
cela fut Pierre lui-même.
Ainsi, chaque personne porte jusqu’à 8 à 10 noms diffé-
rents et a des relations de parenté extra-biologiques aussi
fortes et égales en implications réciproques que les liens
avec les géniteurs et la fratrie. Bref, tout le monde est
parent de tout le monde puisque l’homonyme de mon
parent est mon parent, et inversement. Pour marquer ce qui,
du passage dans le temps de la vie doit être chronologisé,
les parents biologiques du défunt ne pourront pas, eux, pro-
noncer le nom qu’ils ont demandé à l’enfant de porter.
Ainsi, pensent-ils, leur chagrin sera moins grand
d’entendre encore, après la mort de l’être aimé, son nom et
ses qualités présentifiés comme cela. Les noms sans genre
des Inuits sont aussi parfois des noms d’objets ou d’ani-
maux. L’obligation de non prononciation pour un grand
nombre de personnes amène celles-ci à en créer d’autres.
Ce qui, sur un village ou un regroupement plus large, amé-
nage des drainages réguliers dans le vocabulaire. Les
parents du défunt interpellent l’enfant désigné par leur lien
biologique avec celui-ci.
Cette stratégie de faire un parent de tout individu proche,
se redouble d’un partage de nourriture codifié sur les liens
de parenté bio et extra-biologique à égalité. Chaque animal
capturé, le phoque notamment, sera découpé, et les mor-
ceaux gradués d’une valeur nutritive correspondant au
degré de parenté homonymique et éponymique correspon-
dant seront distribués. Chacun est assuré et assure à son
tour que tout le monde mange.
Pourquoi ce choix de reporter quelque chose de cela dans
mon travail ? D’abord pour faire jouer la « ressemblance »
entre les structures extra-généalogiques données par les

CHIMERES 12
« Seul le périssable demeure »

délires et son identique esquimau. Non pas invalider les


contenus des délires, mais au contraire les appréhender au
travers d’un modèle semblable. Désubjectiver, pour
l’objectiver un peu, la fonction « sacrée, divine, intou-
chable » du délire et ses contenus par trop parenthésés, par
leur assise Historico-catastrophique, posée comme causali-
té justificatrice.
« Tous les systèmes de modélisation se valent », écrit
F. Guattari, tous sont acceptables, mais uniquement dans la
mesure où leurs principes d’intelligibilité renoncent à toute
prétention universaliste et admettent qu’ils n’ont d’autre
mission que de concourir à la cartographie de territoires
existentiels – impliquant des univers sensibles, cognitifs,
affectifs, esthétiques, etc., et cela sur des aires et pour des
périodes de temps bien délimitées… C’est-à-dire qu’à ce
niveau tout est bon ! Toutes les idéologies, tous les cultes,
même les plus archaïques, puisqu’il ne s’agit plus que de
s’en servir à titre de matériaux existentiels… De mettre en
acte les cristallisations existentielles s’instaurant en deçà
des principes de base de la raison classique : ceux d’identi-
té, de tiers exclu, de causalité, de raison suffisante, de
continuité…
… Cette double capacité des traits intensifs, de singulariser
et de transversaliser l’existence, de leur conférer, d’une
part, une persistance locale et, d’autre part, une consistance
transversualiste – une transistance – ne peut être pleine-
ment saisie par les modèles rationnels de connaissance dis-
cursive : elle n’est donné qu’à travers une appréhension de
l’ordre et de l’affect, une saisie transférencielle globale.
… Or il faudrait ici parvenir à penser un continuum qui
irait des jeux d’enfant, des réactualisations de bric et de
broc, lors des tentatives de recomposition psychopatholo-
giques de mondes « schizés », jusqu’aux cartographies
complexes des mythes et des arts, pour rejoindre, enfin, les
somptueux édifices spéculatifs des théologies et des philo-
sophies qui ont cherché à appréhender ces mêmes dimen-
sions de créativité existentielle ».
La structure esquimaude a pour but et effet, entre autres, de
métaboliser, en accélérant la chronologie, la rupture entre
les vivants et les morts.

CHIMERES 13
MADY LAFARGUE

Michel se rapprocha de ce qui, jusque là, était pour lui en


l’état d’impensable cataclysmique, ce temps de mort néces-
saire à tout vie. Je dis : se rapprocha car il fit fonctionner
son « truc » de familiarisation linguistique par sa kabbale
phonétique, pour absorber et digérer quelques éléments-
temps esquimau. Dans ces séances, sur un peu plus d’une
année, nous parvenions à dessocler les généalogies déli-
rantes par un troc progressif avec les textes bibliques et ses
familles, posées par Michel en preuves écrites référenciées.
Il finissait ainsi par pouvoir comprendre que son délire
était « juste », mais fou.
J’agis également beaucoup, durant ces mêmes séances, sur
la dynamique sensible pour lui, de ce qui, pour moi, m’ani-
mait à la découverte de ce monde du Nord. Et c’est vrai
qu’il y repérait ce vivant et perceptible « plaisir » qui était
le mien. Je tâchais d’en doser le perçu en fonction de
« comment je le repérais ce jour-là ». Je n’y ménageais pas,
certains jours, une relative « représentation » proche de la
tonicité narrative d’un événement ou d’un conte. Il
m’importait de sentir qu’il me repérait présente dans le
modèle.
Durée de ce travail semblable à celui des dentellières.
J’ai vu dernièrement à la télévision deux de ces vieilles
femmes : le plus beau et difficile point de dentelle nécessi-
tait un mois de travail de journées de 10 heures pour effec-
tuer une pièce de la taille d’un timbre poste. Pour ce faire,
elles travaillaient dans des caves où l’humidité garantissait
que le fil s’y rompit moins ; éclairant leurs ouvrages par la
lentille de lumière réflectée d’une lampe par une boule de
verre fin remplie d’eau de pluie. La dentelle ainsi élaborée
gardait sa plus grande blancheur. Néanmoins, certaines
d’entre elles ne travaillaient que sur du fil noir, car leur
haleine était jugée noircissante pour le fil. Émanation dont
on ne sait quelle misère. La durée du travail était rythmée
par des chants psalmodiques, dont la scansion des vers ser-
vait à compter le nombre de mailles.
Au-delà de ce vif hommage envers cette temporalité fémi-
nine, la mesure au plus juste de cette partie-là de mon tra-
vail, fut de permettre à Michel d’échanger des mots pour
d’autres et d’en mettre certains là où il n’y en avait pas eu.

CHIMERES 14
« Seul le périssable demeure »

Mais n’est pas hyperboréen qui veut. Vivre par des tempé-
ratures de -50° exige pour ne pas y périr un appareillage
culturel précis.
Le vécu quotidien contre le thermomètre (voir la mort du
père par le froid, dans le labyrinthe de Shining, film de
S. Kubrik).
La « modélisation » thérapeutique esquimau, mise en place
en tant que support théorique, rendait plus accessible des
temporalités quotidiennes.
Michel, objet-sujet d’une Histoire, excluant à chaque fois
l’histoire et la géographie – c’est-à-dire du quotidien – en
avait un peu plus. S’il pouvait par moments disposer d’une
certaine perception temporelle ouverte, son rapport à
l’espace et à son corps restait pour l’instant assez labile.
Je me mis à la recherche d’une articulation possible entre
l’histoire et la géographie. Articulation suffisamment spé-
cifique pour que nous puissions l’aborder ensemble comme
pour « le modèle Inuits ». Compte tenu aussi de l’impor-
tance constituée par l’apport de « mots » nouveaux et com-
muns dans le quotidien.

IV. De la continuité.

Visitant une exposition sur les datations proto-historiques


au travers de Lascaux, je m’arrêtai devant un tableau de ces
datations. Un intervalle de 60.000 ans y apparaissait entre
les « premières sépultures » et les débuts de ce qui suivait :
l’art. Et je me dis que voilà, ça, c’était 60.000 ans de deuil,
passés entre autres choses à élaborer un début de penser la
mort, la séparation, le corps, la douleur, les liens. Je décidai
ce jour-là, pour ma part, d’être aussi dans cette autre bande,
de celles qui, les premières, avaient parlé aux uns et aux
autres de cela.
Au sortir de l’exposition, j’allai acheter un fossile pour le
placer sur mon bureau. Des paradoxidés du primaire, carac-
térisées par une carapacification évocatrice pour moi de la
métamorphose kafkaïenne. Ces trilobites paraissaient voler
sur le grand espace de la pierre plate.
Leurs 70 millions d’années m’assurèrent du passé.

CHIMERES 15
MADY LAFARGUE

Ainsi parée, j’entrepris de me souvenir du futur, au travers


de la lecture du livre d’A. Leroi-Gourhan sur Les religions
de la préhistoire. Il y est analysé et critiqué certaines théo-
risations face aux « restes » anthropologiques.
Il me semble que dans les rapports à la psychose, certaines
recherches sont similaires au travail de l’archéologue.
Mon travail s’interrompit sur les vacances. Je visitai cet
été-là un chantier de fouilles archéologiques sur l’île de
Santorin, en Grèce. J’y fus très intéressée, entre autres, par
les meubles immenses posés au centre du chantier ;
meubles composés d’une multitude de petits tiroirs dans
lesquels étaient déposés au fur et à mesure les fragments
retrouvés. J’y allai d’hypothéser la reconstitution, au tra-
vers des tiroirs d’une grande amphore encore ainsi
parcellisée.
André Leroi-Gourhan, donc, pourfendait avec la rigueur
qui est la sienne les interprétations de certains historiens.
Ce qui me frappait dans ses critiques à lui, c’est qu’il y fai-
sait toujours apparaître la vie, le temps vécu, le vivant de
nos ancêtres. Un exemple : l’interprétation d’un culte dit
lunaire au vu de pierres disposées en cercles réguliers.
A. Leroi-Gourhan, lui, pose l’hypothèse de ce que ces
pierres étaient là pour maintenir le bas des peaux de bêtes
utilisées comme abri par les chasseurs nomades. Les peaux,
putrescibles, ayant pour cela disparu sans laisser de traces,
n’en avaient pas moins existé. Le reste visible, les pierres
en rond, n’avait de religieux que le bel et bon souci de nos
ancêtres pour leur propre peau ? difficile à sauver. Un autre
et dernier point savoureux repris dans cet ouvrage à propos
d’un rite dit de la fécondité. Il s’agit de carcasses de
rennes, trouvées dans les lacs des pays du nord-est de
l’Europe. Ces carcasses contenaient des pierres à l’endroit
de l’abdomen. Conclusion : c’est un rite de fécondité !
A. Leroi-Gourhan crible cela de réel. Il émet l’hypothèse
que les chasseurs ne pouvaient pas ramener tout le gibier
tué au campement. De ce fait, ils devaient le protéger des
carnivores ; les chasseurs auraient imaginé de faire fonc-
tionner un garde-manger, dans l’eau glacée des lacs, lestant
les carcasses de pierres, se gardant de pouvoir y puiser aux
besoins de la bande.

CHIMERES 16
« Seul le périssable demeure »

Évidemment, l’alternative entre un rite – la mystification


d’un rite de fécondité – et un système économique de
garde-manger n’est pas historiquement sans intérêt !
Pour moi, de tout cela, j’affirmai que, dans cette polé-
mique, tout ce qui reste n’est pas là, présentement acces-
sible dans sa forme, qu’il importe d’analyser au plus près
ce qui a fonctionné en tant qu’« ensemble vivant », osmo-
tique, autour d’une trace, d’un reste, d’un moment-événe-
ment. Qu’il n’y a pas que l’histoire avec sa verticalité
pénienne ; il y a surtout et toujours le quotidien ; la conju-
gaison temporelle entre l’histoire et la géographie.
Un jour, suivant cette lecture, je tombai en arrêt devant une
photographie d’archéologie aérienne.
J’avais là un temps de ma conjugaison !
J’acquis le livre de photos et leur interprétation.
Enthousiasme : apparaissaient là, sur une même tranche de
terre vue du ciel, des traces visibles, lisibles du passage des
civilisations diverses : celtes, grecs, révolution néolithique,
romains, tranchées de 14-18, Moyen-Âge, etc.
La conjugaison active s’actualisait en une production
vivante, sous forme de blé, d’orge, de vignes, de futaies,
qui produisaient plus et plus haut grâce à l’humidité
conservée par ces pierres. Métabolisation puissante du
passé en denrées comestibles.
La grande horlogerie suprême de la climatologie trouvait là
son art. Était-ce la fin des palimpsestes ?
On voit sur ces photos le drainage des chemins proches des
grandes fermes pour le passage des chariots collecteurs
d’anone, les léproseries loin des villages, les essarts, les
puits et leur margelle, les portiques, les caves, les thermes,
les fondations des frontons pour jouer à la palestre, les
esplanades. Les structures médiévales dictent nos paysages
actuels. Le parcellaire en tient compte, les réseaux SNCF et
les routes qui les contournent.
Nous n’avions pas seulement une explication au fait que
les routes ne soient pas droites, mais surtout le « plein » de
ces passés. Je choisis là aussi, de ramener un peu de cela
dans mon travail, dans le but d’y introduire du visible et
des mots, vivantes images produites par du passé.
Travaillant sur cela, Michel me dit un jour qu’il souhaiterait

CHIMERES 17
MADY LAFARGUE

l’existence d’une archéologie de l’espace lui-même : qu’il


puisse savoir ce qui, il y a mille ans, était dans cet espace
où il mouvait sa main.
Je proposai alors de reprendre les photos qui lui plaisaient
le plus, pour « imaginer » ensemble des personnages, du
vécu dans ces espaces-là. Un peu semblable aux histoires
racontées avec les modelages, en ceci de différent que la
perspective temporelle y était ouverte jusqu’à nous par
l’actualisation des photos. Michel s’y situa en personnage
tantôt féminin, tantôt masculin et aussi animal. Une multi-
plicité d’identités étaient contactées. Durant cette période
de travail qui s’étendit sur à peu près d’un an et demi, il
produisit une quantité de rêves semblables en ceci qu’il y
était souvent question du cirque qu’il vénère, plus particu-
lièrement des trapézistes, équilibristes et autres funam-
bules, ainsi que des fauves. Les trapézistes l’avaient tou-
jours passionné et il allait souvent au cirque pour en voir, à
cette époque-là. Pour en voir est beaucoup dire ; car il
regarde le moins, et le plus possible, les corps évoluant
dans l’espace, sans autre support que la pesanteur. Dans
ces rêves, les trapézistes – comme dans les histoires au vu
des photos d’archéologie aérienne – étaient souvent fémi-
nines, du moins au début des rêves et des exercices spa-
tiaux. Il arriva plusieurs fois que le genre des trapézistes
évolua en masculin affirmé comme apothéose du numéro.
Il disait passer des gens du voyage par l’archéologie
aérienne, à un voyage intérieur.
J’avançais avec cela vers la possible élaboration d’un
« modèle » d’appréhender le contenu des pensées, au passé
du temps, avec le support d’une hostie (hostia : animal
immolé). C’est-à-dire de pouvoir, en mangeant quelque
chose, penser incorporer les contenus historico-géogra-
phiques des ancêtres familiaux.
Dans un texte de présentation à sa mise en scène d’Alceste
d’Euripide, Bob Wilson évoque « une théorie selon laquel-
le la verbalisation intérieure n’aurait commencé à se déve-
lopper dans la conscience humaine qu’à partir de l’époque
de l’Illiade. Avant cela, les mots n’avaient d’existence que
prononcés à voix haute. En l’absence de parole, il y avait
le silence. Un peu plus tard, les mots commencèrent à être

CHIMERES 18
« Seul le périssable demeure »

intériorisés, mais l’expérience fut d’abord très mystérieu-


se : c’était comme si des voix étaient entendues, comme si
les dieux murmuraient des paroles soit pour approuver, soit
pour contredire les pulsions des personnages au théâtre.
Ainsi, les Grecs expliquaient l’émergence du dialogue inté-
rieur par le biais de leur mythologie. Ils entendaient des
voix et c’est une expérience qu’ils ne pouvaient expli-
quer. » Posons cela en fond pour invoquer le langage.
Suivons G. Deleuze pour, dit-il, « éprouver l’existence et la
disjonction des deux séries de l’oralité : dualité
chose/mots… manger d’une part et penser d’autre part, la
seconde risquant toujours de s’enfoncer dans la première,
mais la première risquant au contraire de se projeter dans la
seconde… C’est le verbe dans son univocité qui conjugue
dévorer et penser, manger et penser, manger qu’il projette
sur la surface métaphysique et penser qu’il y dessine. Et
parce que manger n’est plus une action, ni être mangé une
passion, mais seulement l’attribut noématique qui leur cor-
respond dans le verbe, la branche est comme libérée pour
la pensée qui la remplit de toutes les paroles possibles. Le
verbe c’est donc parler qui signifie « manger-penser » sur
la surface métaphysique et qui fait que l’événement sur-
vient aux choses consommables comme l’exprimable du
langage et que le sens insiste dans le langage comme
l’expression de la pensée. « Penser » signifie donc aussi
bien « manger-parler », manger comme « résultat », parler
comme « rendu possible ». C’est là que se termine la lutte
de la bouche et du cerveau : cette lutte pour l’indépendance
des sons, nous l’avons vu se poursuivre à partir des bruits
alimentaires excrémentiels qui occupaient la bouche-anus
en profondeur ; puis avec le dégagement d’une voix en
hauteur, puis avec la première formation des surfaces et des
paroles. »
Un polythéisme de demi-dieux et déesses, personnelle-
ment, m’accorderait davantage à la vie – si la nécessité
s’en faisait sentir. Mise sous généalogie descendante
d’Ève, par la côtelette d’Adam, preuve surréaliste de la
maternité du masculin à tout féminin. Coup de poker réussi
dont la partie ne semble pas encore pouvoir être terminée.
Exit Lilith et son égalité avec Adam puisque différents.

CHIMERES 19
MADY LAFARGUE

Ève, descendante d’Adam, ne s’en sortira pas ; même pas


par la mise en catastrophe comestible du Savoir. Cherchant
un modèle de « communion » dédouanée, je trouvai un jour
un bout de saucisson dans mon frigo. Cela fit un
« Euréka », la baignoire en moins.

V : Modélisation de la charcuterie en tant que sur-


face de connexion du « penser-manger-parler ».

Si le coucou, lui, est couvé par une mère extra-biologique,


il est pourvu par la nature de quoi faire « coucou » à un
moment de son développement. Ce qui lui permet de se
reconnaître coucou et de retrouver les siens. Pour ma part,
je fus élevée dans un sud-ouest natal, dans des relations
intenses avec les suidés et ce que l’on en mange. C’est-à-
dire tout sauf les ongles des pieds, les vessies pour faire des
lanternes et le saindoux de la verge qui « graissera » les
scies et les outils.
Pour explorer et bâtir un « patron » de ce modèle, j’entrai
en relation avec deux collègues de Bernadette, ethno-zoo-
logistes au Jardin des Plantes. Il y avait, me dit-on au télé-
phone, une documentation des plus complètes sur la char-
cuterie du porc dans le sud-ouest français, pays de langue
« d’oc », différenciée de la langue « d’oïl » par ces deux
façons de dire « oui ».
J’allais donc, rendez-vous pris, consulter ces documents au
Jardin des Plantes. Passé l’otarie dans son bassin et la
tranche de séquoia datée, j’évitai une mandibule de baleine
pour gagner l’escalier. Dans l’environnement sonore des
cris de singes proches, je gravis des marches bordées de
bocaux remplis de serpents et dœufs, dont les étiquettes
manuscrites se décollaient. Croisant un employé d’entre-
tien, tenu par son balai, j’arrivai dans la salle. Table
immense et flot de soleil. Dehors, les cris exotiques des
animaux et dedans le silence aveugle des animaux
empaillés. Le responsable de la documentation, sur la
recommandation de M. Pujols, m’apporte une brassée de
feuilles, textes et manuscrits. Sans autre méthodologie que
celle de commencer par le début, j’ouvris la première page
du gros cahier de dessus. J’y lus la transcription traduite en

CHIMERES 20
« Seul le périssable demeure »

français d’un des contes oraux que racontait mon grand-


père paternel, narrant les débuts des espèces animales. Une
émotion immédiate me fit fondre en larmes. La joie et
l’exaltation qui la composait n’échappaient point au vieux
monsieur documentaliste.
Une histoire expliquait pourquoi les lièvres ont la lèvre
supérieure fendue.
Il était une fois : le lièvre se promenant avec la grenouille.
Ils bavardaient en cheminant le long d’un sentier dont on
me nommait les plantes, les arbres, ainsi que les relations
« écologiques » du tout. Il se mit à pleuvoir très fort sur nos
deux compères et la grenouille criait qu’elle ne voulait pas
se mouiller. Fuyant l’averse, elle plongea pour s’abriter de
la pluie, dans une mare ! Et le lièvre éclata d’un rire si
grand que sa lèvre supérieure se fendit. Et c’est depuis ce
temps-là que les lièvres sont ainsi…
Voilà pour la teneur de ces contes anti-mythes qui me
furent racontés. Chaque particularité anatomique des ani-
maux y était « expliquée », et en langue d’Oc.
Le travail sur la documentation affirma, dans la plus grande
précision, que l’on peut s’autoriser à penser manger les
pensées quotidiennes de sa grand-mère dans l’absorption
d’une charcuterie familiale. Ceci, doublé par un système
d’horlogerie à engrammes multiples. Un saucisson particu-
lier sera mangé au casse-croûte qui suit le saignage du
cochon. Saucisson élaboré dans le caecum du porc et bour-
ré d’une farce faite de sa langue, son foie, d’un morceau de
rognons, d’un morceau de maigre proche des jambons et
d’un bout de queue. Saucisson-mémoire mangé à la fin-
début d’un autre saucisson-mémoire. Boucle bouclée du
tube digestif du porc auquel on ajoutera des herbes locales
– donc variables – et en fonction du lieu, et en fonction du
goût de chacun. Individualismes repérables sur l’atlas-géo-
linguistique propre aux termes d’appellations charcutières,
ainsi que les rapports de résistance individuelle au collectif.
Découpe des territoires conjuguant les modifications
locales dans la préparations des viandes en fonction des
herbes aromatiques, du climat, de la nourriture des porcs,
des modes de pensée propres aux personnes.
Polymorphisme verbal reconnaissant ses voisins. Un

CHIMERES 21
MADY LAFARGUE

exemple pour cela : la fameuse « sauce de poux » ou salsa


de pedoll. Son origine reconnue vient du transfert dans
l’espace domestique, au cours d’un échange verbal entre le
« saigneur » et la cuisinière, qui donc échangeraient aussi
des poux, liant de la sauce. La variante spatiale entre
pedolhs, pesolh et polh délimitait des « pays ».
Interpénétration de territoires déterminant de nouveaux
agencements comme dans l’anecdote authentique suivante :
un jour parut dans une revue spécialisée en produits ali-
mentaires une annonce proposant la vente régulière d’une
quantité importante de blancs d’œufs. À cela répondit un
acheteur. Les deux protagonistes se rencontrent. Mais voilà
qu’autour de ce contact se connurent aussi la fille de l’un et
le fils de l’autre. Ils se marièrent et eurent, je crois bien,
beaucoup d’enfants.
Le jour de la « Tuaille » du cochon était un grand jour de
ripaille, de rituels, d’odeurs les plus archaïques et chaudes,
de plaisanteries. Une classique était de demander à un des
gamins présents de prêter son couteau de poche pour
découper la chair. Il s’en trouvait toujours un pour tendre
fièrement le sien, qui disparaissait aussitôt dans l’anus de la
bête, à charge pour lui de le récupérer, au milieu des éclats
de rire des femmes, occupées à moudre dans le moulin à
café, les épices séchées.
Étant enfant, mon oncle paternel me fit tenir la queue en
vrille du cochon, laquelle, me dit-il, ne manquerait pas de
se raidir au moment où le cochon mourrait. Bien sûr, rien
de cela ne se produisit, et la vive déception qui fut la mien-
ne me ramena tout aussi vivement vers mon oncle.
Promesse me fut faite d’une prochaine fois, positive celle-
là, car j’y penserais mieux et plus fort !
Passant du cochon de Saint Antoine au symbolisme du
porc-diable avec ses vices, de Dürer à Jérome Bosch, je
m’orientai vers la charcuterie juive.
Car si, comme on le sait, la religion juive proscrit la
consommation du porc, animal hypocrite car ne ruminant
pas en accord avec ses pieds cornés, la charcuterie juive est
pourvue de la même richesse que celle que je viens d’évo-
quer. Michel fut sensible à l’exposition du « modèle char-
cutier », extensible aux autres préparations culinaires

CHIMERES 22
« Seul le périssable demeure »

juives. Il se proposa, non sans humour, dans les prochaines


périodes délirantes, d’aller plutôt vers la charcuterie casher
que vers les pâtisseries où il avait coutume d’aller… Mis à
part la mutation alimentaire pâtisserie-charcuterie, il fut là
aussi important de parler du corps au travers du support de
la charcuterie, banalisant le découpage de son propos.
À ce moment-là de mon travail, je fis la lecture pour moi-
même d’un texte relatant ce « fait d’hiver » singulier, qui
amena les survivants d’un accident d’avion à devoir man-
ger pour survivre les cadavres surgelés de leurs compa-
gnons. Les premiers jours suivant l’accident, le temps passa
à s’occuper des blessés avec des moyens de fortune et à
faire l’inventaire de tout ce qui était mangeable : carton,
dentifrice, biscuits et un peu de coca. Journées épuisantes
pour ces gens, encore hébétés de l’accident, des cros des
mourants, de leur chagrin des décès de leurs amis ou
parents, et des hurlements de la tempête de neige. Les deux
pilotes étant morts sur le coup, un survivant médecin essaya
de faire fonctionner la radio du bord pour émettre des
signaux. Ils ne purent capter que les informations chiliennes
faisant état des protestations des classes moyennes contre le
gouvernement socialiste du Président Allende. Rapidement,
ils surent que pour se sauver – dans l’attente des secours –
ils devaient tôt ou tard manger la chair des cadavres. La
première énonciation de ce funeste besoin fut faite par l’un
d’entre eux, sous forme de boutade vengeresse à l’égard
des corps des pilotes qui, disait-il, les avaient mis dans cette
situation horrible. Quelques jours encore passèrent entre
cette première énonciation et le moment où ils en parlèrent
précisément. Le médecin de l’équipe de rugby que consti-
tuait leur groupe parla net. Il faut manger. C’est de la vian-
de. Les âmes sont dans le sein de Dieu, lequel a voulu
qu’eux vivent, et donné le moyen de le faire : manger les
corps morts de leurs amis. Donc, Dieu a voulu tout cela ; et
d’un. Et de deux, l’un d’entre-eux dit : « Si je meurs, je
veux que vous me mangiez. » Ainsi furent levés les prin-
cipes de l’interdit. Il leur fallut une journée entière de dis-
cussions pour gérer au mieux l’émotion violente, les répul-
sions physiques ; entre tabou social et loi divine de la vie.
D’accord en fin d’après-midi, ils ne voulurent d’abord pas

CHIMERES 23
MADY LAFARGUE

savoir qui serait mangé le premier. Le postérieur d’un


cadavre faisant saillie, non loin de l’avion, le médecin,
muni d’un morceau de vitre brisée, y découpa une vingtaine
de tranches de viande gelée, difficile à trancher. Pas ques-
tion de faire cuire cela, pour ne pas perdre la valeur énergé-
tique. C’est en priant Dieu qu’ils avalèrent les premières
bouchées. Des quarante cinq occupants de l’avion, seize
survécurent et se sauvèrent en montant une expédition de
sauvetage extraordinaire au travers des montagnes, après
soixante et onze jours de cette pratique cannibale. Celui
qui, le premier, rejoindra, au-delà des montagnes, une ber-
gerie habitée, s’allongera dans l’herbe et mangera des
pâquerettes. Dans cette expérience limite, tout, à peu près,
fut mangé ; la moelle des os éclatés à coups de pierres, la
cervelle, les excréments gelés au goût puissant, et aussi des
testicules. Cette variété se défendit par l’argument donné de
leurs besoins physiques et psychiques, de l’apport de
« goûts différents ». À cette époque, en Uruguay, une puis-
sante censure médiatique s’exerçait contre les activités sub-
versives des Tupamaros ; une large audience fut donc don-
née à ce « miracle ». De héros individuels ils devinrent des
héros nationaux, déstabilisant l’intérêt porté par le peuple
aux Tupamaros, érigeant en exemple d’acte de foi en Dieu
ce cauchemar antique.
Comme dans la période précédente, Michel apportera des
rêves où, parfois par identités animales interposées, il est
question de manger, dévorer, engloutir, digérer et chier.
Rêves actifs et passifs. Des baleines y engloutissent des
Nautilus (poche de vie dans la mer), des crocodiles sacrés
ritualisent Pourim, des hommes meurent pour avoir mangé
de la choucroute. Dans les cauchemars où il était, lui,
menacé d’être bouffé, un animal toujours le sauvait, au tra-
vers, justement, d’une particularité anatomique : poche de
kangourou, poche de l’hippocampe, éléphant et sa trompe
et esquimau trapéziste avec sa meute de phoques apprivoi-
sés. Les serpents venimeux se muèrent en boas, constric-
tors certes mais jamais mortels. Il apportera un jour un cau-
chemar dans lequel un serpent surgit de la terre, s’apprête à
le mordre. Il pense qu’il va mourir de suite car il suppose
que la morsure est fatale, se réveille en sueur. La nuit-

CHIMERES 24
« Seul le périssable demeure »

même, je fis un rêve semblable au sien, mais avec ceci de


différent qu’au moment où le serpent allait me piquer, je
me dis, après un fraction de seconde de terreur, que j’ai le
temps de savoir si oui ou non il est mortel. J’ai le temps de
savoir si je meurs et de mourir. La séance suivante, je lui
rapportai mon travail rêvé. Ce semblant de réplication de
la psychose en moi permettait l’introduction d’un dualisme
créatif d’un passage à une temporalité autre. Pour terminer
ces réflexions sur ce thème, j’évoquerai une anecdote. Un
quotidien relatait ceci : un ancien ouvrier vigneron venu du
nord de la France, s’installe avec sa femme à Vosne-
Romanée. Pendant des années, il mène une vie des plus
effacées entre ses caves et sa femme. À la mort de celle-ci,
il commence à boire et se retrouve à la retraite. Il ne sortira
plus de chez lui que pour acheter à l’épicerie des conserves
alimentaires, du vin et des magnum de Contrex. « Pour me
laver », expliquait-il. Entre rat et vermine, vin et Contrex, il
mettra en place une équivalence de ce qui, pour lui, dans
ses années de caviste, avait fait office d’horloge. En effet,
on découvrira chez lui, face à l’amoncellement des boîtes
de conserve vides, les magnums de Contrex, emplis de ses
urines, soigneusement clos avec un bouchon et millésimés,
ainsi que des flacons de grands crus locaux, vides de vin,
remplacé par de la pisse. Il faudra sept voyages du camion
éboueur pour évacuer le métal âcre de ses 3.750 litres
d’urine millésimée. Le caviste est à l’hospice des vieux où,
je l’espère, il trouvera un autre moyen de se repérer du
temps. Un peu comme ces gardiens de Musée dont l’exis-
tence est « garantie » par la valeur et les datations des
tableaux gardés, au Schreber étudiant le jour une carte des
astres pour se repérer de la durée de la nuit.
Je clos ici ce texte sur deux salutations.
Une au Dronte des îles Mascareignes, animal présent dans
Alice au Pays des Merveilles et dont l’espèce a été
« éteinte » par les chasseurs du siècle dernier. Reste le sou-
venir de sa silhouette et son cri, « Dodo » qui le fit surnom-
mer ainsi.
L’autre à mon arrière-grand-mère paternelle au prénom de
Segonde, au sobriquet de « Teouleresse » car épouse du
gascon artisan, fabriquant de tuiles en terre, nommé en

CHIMERES 25
MADY LAFARGUE

langue d’Oc « lou teouleil » (le tuilier et la femelle du tui-


lier). Cette Segonde, me dira-t-on, partait voyager des jours
entiers, dans les landes, en vadrouille, accompagnée d’un
sanglier qui s’était apprivoisé d’elle.

CHIMERES 26
Les séminaires
de Félix Guattari 04.10.1984
Gériatrie à Genève
M. & Félix Guattari
M- Mon propos concerne le problème des vitesses et du ralentissement gênant pour le vieillard
malade en milieu hospitalier ; et le parcours d’accompagnement se situe dans l’hôpital de géria-
trie à Genève. Je ne vais pas rentrer dans le détail, quel genre de parcours ont ces vieillards hos-
pitalisés, ce n’est pas là précisément mon propos. Il s’agit d’un hôpital genevois très propre, avec
deux équipes de nettoyage, l’une le matin, l’autre l’après-midi, constamment en train de balayer
à droite et à gauche, de passer la ponceuse, et de faire qu’il n’y ait là aucune trace des personnes.
Un monsieur, à tout moment de la journée, attend devant la porte où il demeure. La porte est lais-
sée ouverte et il attend. Il attend sans savoir très bien s’il doit rentrer ou sortir de sa chambre.
Dehors les services circulent normalement à vitesse grand V. et lui, il est là, affolé, parce qu’il est
censé être très perturbé. Alors je m’occupe de lui parce qu’il embête les équipes et parce que, moi,
je m’embête avec ceux qui sont trop en place. Je branche avec lui en le voyant là. Il est là, il est
un peu troublé, disons. Du coup, je m’approche. Je ne dis rien mais je fais plusieurs gestes vers
la direction où j’ai décidé qu’on allait se balader, il s’agira de traverser le long couloir entre sa
chambre et la cafétéria.
Au moment où l’on commence à marcher, je vis une étrange transformation : mon corps com-
mence à l’accompagner par des mouvements de cou en essayant de chercher sa méthode de
démarche. En marchant parallèlement à lui je suis, je ne sais pourquoi d’ailleurs, en train de tour-
ner mon torse vers lui. Je marche un peu à la façon d’un cheval qui voudrait courir mais qui en
est empêché. Et c’est ainsi que nous avançons lentement.
C’est là qu’il y a un décalage de démarche. En l’accompagnant à cette vitesse-là, je me fais inter-
peller par les autres : – qu’est-ce que tu es en train de foutre ! Tu te crois au parc un samedi après-
midi ! C’est très embarrassant parce qu’il faut jongler avec ces allusions et le fait de continuer à
marcher avec lui.
On continue à marcher et, à partir de ce moment-là où il me semble me brancher dans sa vitesse
très ralentie, je remarque que son regard qui est toujours penché vers le sol très glissant change :
il tourne la tête et lève les yeux pour venir vers la partie de mon corps qui est tournée vers la
sienne.
Ainsi l’on marche et l’on arrive vers la loge. C’est l’endroit où il y a l’ambulance, les gens qui
arrivent sans chemise blanche, il y a le téléphone, il y a beaucoup de visites. Et là il y a un carre-
four intéressant dans cette vitesse-là pour ceux qui sont soi-disant paralysés ou semi-paralysés, si
l’on respecte cette vitesse-là devant le téléphone, les visites. Souvent il y a une situation de
« Tiens ce manteau-là », une ébauche très précise de situation de constat. « Le chien de mon voi-
sin. » « Mon appartement. » Et à partir de là, très hétérogènes, très complexes, ont permis quelque
part que, dans cette lenteur, on repère des lieux matériels.
Voilà une partie de la chose. Mais que se passe-t-il quand, en marchant de cette façon là, à un
moment donné, des indices de repérage font que des existants très concrets brouillent la fonction
de l’oubli. Souvent on dit que ces vieillards-là ont une mémoire très défaillante. Mais j’ai remar-
qué que la fonction d’oubli, souvent, est brouillée par la présence de ces indices concrets ; et ce
vieillard vit quelque chose de très concret : en marchant dans cette lenteur, il se redresse comme
si le toit qu’il faut à cette courbure de dos s’élevait et il dit à un moment donné des choses, très
concrètes elles aussi, qui appartiennent tout à fait à l’ordre des choses dont on peut parler
normalement.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Une série de situations extrêmement imperceptibles, avec des passages se trouvent toutes dans les
ralentissements et les seuils de sa vitesse, dans ses accélérations. C’est comme si tout est joué là-
dedans et que c’est là, dans ces temps, ces mouvements, qu’émerge quelque chose qui fait qu’il
démarre avec des propos soi-disant convenables et que après ça dérape. Il y a une histoire dans
ces ralentissements et ces accélérations, ces sursauts, de quelque chose qui tout à coup apparaît à
la surface, dans une autre surface où il construit son propre univers co-errant, sa propre cohérence.

F- Et toi, est-ce à partir de ta prise dans ce type de vitesse que tu tes mis à démarrer dans une
réflexion autonome vis-à-vis de l’institution, à t’en démarquer ?

M- Ce qu’il y a de fou, c’est cet élément banal. Il n’y a pas de chose aussi élémentaire que de ren-
trer dans la vitesse de ces gens-là mais c’est quelque chose de révoltant pour les autres ? Cela fait
bouchon. Pourquoi ?

F- Cela, c’est la réaction du milieu, de l’environnement. Mais pour toi-même, il n’y a pas eu ce
contre-effet négatif, mais un effet positif.

M- Ah oui ! Et toute la fonction du regard à côté est extrêmement présente. Dans ces regards-là
on lit : « qu’est-ce que c’est que cette histoire ! » Regards qui poussent vers l’accélération. C’est
quand même très intéressant.

X- Les films de Chantal Ackermann montrent aussi cette différence du temps.

M- C’est curieux, cela m’a fait penser aux infirmières qui viennent de l’Afrique. Elles sont très
appréciées par ces gens, parce qu’elles sont très lentes soi-disant. Alors, tout le monde est très
content avec elles. C’est la remarque du chef du personnel.

Y- Ta question c’est quoi ?

M- Il n’y a pas de question. C’est juste une entrée à cette mouvance et j’ai été affolé de voir que,
en rentrant dans ce temps, une quantité de choses de l’ordre du quotidien pouvait émerger et
reconstituer quelque chose.

F- Ce n’est pas du tout le fait du ralentissement ou de l’accélération en tant que tels qui impor-
tent, mas c’est le déclenchement d’une singularité qui est toujours une singularité différentielle,
à savoir qu’il change la ritournelle, il change le mode de déplacement normativé pour un champ
donné. À ce moment-là toutes les dimensions de l’agencement changent, d’une part celles du
vieillard en question, d’autre part celles de l’environnement social, à la limite celles des femmes
de ménage noires. Quelque chose change dans le champ de perception et se déclenche aussi
quelque chose qui fait que tu viens à la limite en parler ici. C’est comme si cette singularité dif-
férentielle-là avait suivi dans sa trajectoire une amplification dont on a maintenant la gestion. À
mon avis c’est vraiment le problème d’une rupture a-signifiante. Le passage en deçà des coor-
données sémiotiques fait qu’il y a un déclenchement. C’est que l’on a touché un autre type de
catégorie qui serait celle de temporalisation par rapport aux catégories de sémiotisation. Quand
il y a une sorte de passage à l’acte singulier (le fait de faire une rupture d’équilibre), à ce moment-
là advient (ou n’advient pas d’ailleurs, parce que ça dépend des ondes d’amplification et de tout
autre facteur, ce n’est pas une recette), un certain nombre de faits. Ce qui est intéressant, c’est que

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


cette rupture de singularité, ce point de singularité n’est pas, à mon avis, un temps, un ralentisse-
ment, une accélération particulière, mais c’est la mise à nu de le singularité : tous les rythmes sont
confrontés à un degré zéro du rythme, c’est comme un acte obscène, c’est comme une stupéfac-
tion. Normalement, dans ce type de rupture (la mort, une crise d’épilepsie, tout ce qui peut être
obscène partout, dans tous les domaines) toute la texture, la normativité institutionnelle est là pour
immédiatement effacer, laver par terre, etc. La singularité n’est pas là, je dis bien singularité dif-
férentielle, la singularité est qu’un type ose dans cette circonstance s’installer là, c’est-à-dire pro-
poser un effet d’amplification, un effet de prolifération de cette singularité. C’est là qu’il advient
quelque chose.
J’essaie de resituer cela parce qu’à mon avis c’est une dimension que l’on doit bien discerner :
c’est la dimension que nous substituons à l’interprétation. C’est même le contraire de l’interpré-
tation en ce sens que le fait qu’une rupture se présentant comme a-signifiante par rapport aux
codes (ou bien où justement tous les codes sont là pour la saisir), on le prend comme tel.

E- La leçon qu’il tire est ambivalente. Il dit : là on peut enfin commencer à lui parler, rentrer à
nouveau dans un langage ordinaire. C’est ambivalent parce qu’il y a à la fois ce qu’a dit Félix sur
la rupture a-signifiante (ta démarche, etc.) et en même temps le fait que tu arrives à la conclusion
que là enfin on peut rentrer à nouveau dans un langage.

F- C’est toi qui fais la dichotomie ! Mais de toutes façons, la singularité va s’étendre dans un
champ et là dans un double champ : d’une part, la reprise de parole du vieillard et la sienne pour
la première fois ici. La singularité en soi évidemment ça n’existe pas parce qu’il n’y a rien à en
dire du tout. On n’en parle que sur un certain mode rétro-déductif : c’était donc une singularité.

À Bruxelles, j’ai cru réaliser que la thérapie familiale entretenait un rapport pour moi insoupçon-
né jusqu’à ce moment avec la psychanalyse (rires). J’ai pensé que c’était le degré de déchéance
absolue de la psychanalyse, le niveau où vraiment on ne pouvait pas descendre plus bas dans l’in-
terprétation ; et, ayant capté cette fonction dans ce champ, il y a un déblocage du champ social
correspondant, alors que la psychanalyse est – il faut bien le dire – en impasse un peu partout,
reste une pratique élitiste ou élitaire, là dans ce type de formation s’engouffrent en de nombreux
pays (peut-être pas en France, mais cela ne saurait tarder) des gens qui, autrefois, auraient rêvé,
imaginé que la seule issue possible était celle de la psychanalyse.
Cela étant, on reste sous la loi des paradigmes, à savoir que rien n’influence rien dans ce domai-
ne, le paradigme psychanalytique continuera jusqu’à sa mort mais il n’empêche que le phylum de
la thérapie familiale est sacrément bien parti. À tel point que je me suis aperçu que des
Américains, dans ce contexte, écoutaient ce que je racontais et disais à Mony : « Mais quel dom-
mage que je ne comprenne pas le français. » (rires). O surprise !
Cela m’amène à une considération : les mythes fondateurs de la subjectivité. On en entend parler
pour les sociétés archaïques. Des mythes de référence cadrent les façons d’articuler les rapports
de parenté, les prestations de toutes sortes, le prestige… Mais on sait bien que toutes les religions
ont aussi cette fonction de servir de cadre de référence. C’est comme une sorte d’ordinateur col-
lectif qui donne la loi pour toute une série d’actes de socialité essentiels, pour articuler tout ce qui
sert de réglementation pour les initiations sexuelles, les couples, la famille, la mort.
Ce n’est pas une grande idée que de considérer qu’un certain type de proto-média, tel que le
roman à partir de Gœthe ou de La Nouvelle Héloïse a joué aussi une fonction de mythe de réfé-
rence, en particulier pour le nouveau type de subjectivité bourgeoise. Ce n’est pas non plus une
idée très originale que de remarquer que le Freudisme a pris la suite et a donné un certain type de
cadrage, d’ailleurs avec une normativation de plus en plus soutenue.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Ce qui est plus nouveau pour moi, c’est de réaliser que la crise du Freudisme, en particulier le fait
qu’il aurait dû normalement mourir s’il n’y avait pas eu d’abord les relances surréalistes,
Lacaniennes et autres, pouvait se trouver relayer par ce truc qui paraît encore plus archaïque que
tout, je veux dire les références systémiques. Et là, de voir qu’il y avait une sorte de degré zéro
de l’interprétation qui se présente sur une pratique paradoxalement d’autant plus riche que ses
références théoriques sont pauvres. Voilà qui me paraît tout à fait important.
On pourrait faire un mouvement symétrique : chaque fois qu’il y a une religion, un mythe de réfé-
rence, il y a une (ou plusieurs) pratique cultuelle. Tandis que la psychanalyse trouve une crois-
sance dans l’ordre de la théorie, plus sa pratique s’appauvrit.
Par contre, une théorie qui est quand même très stéréotypée comme la thérapie familiale, ô sur-
prise ! la pratique en est très différenciée. Ce sont des gens qui parlent (c’est un événement !), qui
voient (avec la vidéo), tandis que les psychanalystes ne parlent ni ne voient ! (rires), des gens qui
écoutent mais n’écoutent pas trop, je suppose leurs ritournelles théoriques. Ils ne doivent pas
avoir beaucoup de difficultés étant donné que c’est très sommaire.
Alors qu’-a-til de nouveau en particulier dans cette situation ? Jusqu’à présent, quand un indivi-
du allait voir un psychiatre ou un psychanalyste, il y allait parce qu’il avait un trouble ou un com-
plexe, quelque chose comme ça, en tout cas un sous-ensemble de sa personnalité individuelle. Au
fond que font-ils ces gens de la psychiatrie familiale, avec les familles. Font-ils par exemple, plus
que ce que fait Oury quand il reçoit des familles (parce qu’il reçoit beaucoup les familles) ? La
situation est, je crois, en effet tout à fait différente, car le psychiatre ou le psychologue qui reçoit
une famille, donc qui parle, écoute et fait une micro-politique locale, le fait sans entamer une série
de mythes de référence qui sont la psychiatrie, la psychologie. Tandis que là, il semble, au moins
dans certains cas, disons la tendance elkaïmienne de la chose, que les gens s’amenant sur une
scène, même s’ils se rebiffent tout d’abord, sont amenés à recevoir l’affect de ce que eux n’ont
pas un trouble, un complexe, etc., mais qu’il y a un problème – un problème qui n’est pas direc-
tement repérable, attestable.
Je me disais : au fond les Morenistes, les psycho-dramaticiens le faisaient. Et puis j’ai l’impres-
sion que là aussi les mythes de références psychologiques, psychanalytiques pesaient extrême-
ment lourds, en tout cas dans le psychodrame de Moreno. Il faudrait voir si à l’époque de Lewin,
il n’y avait pas déjà une amorce de…, mais les références de Lewin étaient déjà quand même
assez riches.
Donc on arrive à un seuil de déterritorialisation du trouble, du complexe où ces gens, ces agents
de la thérapie familiale créent une scène sur laquelle il y a un problème. En principe c’est un pro-
blème de la famille, mais comme de toutes façons les définitions de la famille sont tout à fait
floues, incertaines en l’occurrence, comme il n’y est pas question d’enjeu phallique, d’objet par-
tiel, d’identification, c’est un problème au degré zéro. L’efficience de cette situation, ce qui fait
que beaucoup de gens cherchent leur formation dans cette direction, c’est ce degré quasiment a-
signifiant de la position que tu évoquais dans ta démarche.
Pour sortir de cette description paradoxale, je vais essayer de recadrer trois catégories dont j’ai
déjà parlé les fois précédentes.
Comment est-il possible que la subjectivité, ou ce que j’appellerai plutôt des subjectivités puis-
sent advenir dans l’ordre de références intrinsèques ?
Des subjectivités ou des objectivités. D’ailleurs, il y aura les deux : des subjectivités systémiques
et des objectivités structurales et on les fera jouer dans le même type de schéma. Subjectivités :
elles auront des dimensions matérielles, rituelles, théorico-mhytiques, mais en tous cas elles intro-
duiront des dimensions totalement incontrôlables dans toutes les questions de subjectivité.
Aujourd’hui, on ne peut pas faire qu’il n’y ait pas eu les références intrinsèques de la subjectivi-
tés, les structures subjectives des monothéismes, des romans bourgeois, de la psychanalyse, de la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


thérapie familiale. C’est en contournant, en remaniant, en déviant, mais toujours avec le fait que
cela est advenu. Il y a eu une certaine conception de la famille nucléaire, certains types de recom-
position des rapports père-mère, homme-femme, etc. Il n’y a aucune possibilité d’un retour à
zéro, d’un idéal de subjectivité qui n’aurait pas d’abord été envahi, occupé par ce type de
subjectivité.
Le niveau I de l’inconscient, c’est celui des références intrinsèques (…). Bien entendu ces deux
systèmes et surtout celui des références intrinsèques, on les retrouve dans n’importe quelle reli-
gion, dans la psychanalyse, la thérapie familiale, etc. Mais ce niveau I de l’inconscient, il faut le
voir comme un inconscient radical, c’est-à-dire que, de toutes façons, il n’est pas question d’y
avoir aucun accès direct. Aucune forme d’intuition, aucune forme d’appréhension, aucune forme
de priméité (pour reprendre la catégorie de Pierce) ne permet d’avoir accès à cette dimension non
discursive de l’inconscient. N’empêche que ça existe, c’est comme une coupe, comme un état des
choses, de la mémoire de subjectivité, des subjectivités et objectivités. Ce que je dis des réfé-
rences intrinsèques dans le domaine de la psychanalyse, de la thérapie familiale, etc., je le dirais
du newtonisme comme de n’importe quelle théorie, mais je laisse cela de côté, c’est juste dit au
passage, car je pense que là aussi il y a cette même fonction scientifique des mythes ou mythique
des sciences. Il y aurait sans doute là un pont à trouver.
Le niveau suivant est celui qui consiste à sémiotiser ces différentes structures. Cette sémiotisa-
tion, elle, par contre implique une mise en scène, des cadrages (il y a des cadrages de cadrages,
etc.). Elle implique que l’on sorte des références intrinsèques et que l’on passe dans des réfé-
rences extrinsèques. En tous cas quelque chose est donné pour autre chose. Des différents pôles
territorialisés, détérritorialisés de ces structures et systèmes aux références intrinsèques, quelque
chose advient.
Là, ce qui sera peut-être nouveau dans ce que j’essaierai d’amorcer cette année, c’est que jusqu’à
présent on avait considéré ce que j’appelais les tenseurs sémiotiques de ce second niveau. Il y
avait les quatre tenseurs existentiels, les différents tenseurs de sens, les tenseurs de valeur, cor-
porels qui aboutissent aux propositions machiniques, les territoires qui aboutissent aux dia-
grammes, les tenseurs qui aboutissent aux territoires sensibles et ceux qui font des noèmes.
Ces quatre dimensions de sens, en fait, se donnent comme niveau inconscient, se donnent comme
effet de sens à la condition qu’elles soient prises dans le double système d’affects – qui est donc
le troisième niveau – qui est celui qui articule ces faits de sens avec les affects sémantiques et les
effets pragmatiques. Donc, on a les deux triangles tête bêche.
Je disais précédemment que les références intrinsèques représentent un niveau d’inconscient
absolu. Cela veut dire que, pour reprendre les exemples précédents : qu’est-ce qui rentre en
œuvre, sur quoi est-ce que la singularité butte quand tu pressens qu’il y a là une référence intrin-
sèque structurale, quand tu marches à côté du vieillard ? Alors tu vas pouvoir en effet développer
un certain nombre d’éléments dans ce sens, mais quand à l’efficience de la chose, quant au fait
que cela a un effet, au fait que cet effet est articulé à un affect, bien entendu il n’y a rien à dire,
c’est quelque chose auquel on n’a pas accès. Si on y avait accès, ce serait déjà dans une reprise
de constellations qui ferait qu’on serait déjà ailleurs. Il n’y a pas de saisie directe des références
intrinsèques structurales et systémiques. Par contre, il y a deux types de saisies possibles au
niveau de la sémiotisation ; il y a certains types d’effets de sens qui peuvent être saisissables. On
en aura quatre. C’est quand ces effets de sens ne s’articulent pas deux à deux dans le triangle
sémantique pour faire un affect, alors ce triangle-là ne se constituant pas, il y a une stase de sens
qui tourne sur elle-même, une sorte de territorialité de sens, quelque chose que je qualifierai de
conscience, quatre types de niveaux de conscience qui se donnent comme consciences pures de
sens, et là je crois que cela vaut le coup de les qualifier :
Quand un territoire sensible se constitue, c’est-à-dire quand les flux se dédiscursivent sur un ter-
ritoire sensible sans pouvoir accrocher un affect qui lui-même se raccrocherait une référence

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


intrinsèque, alors le sens butte dans une sorte de cul-de-sac, et c’est ce que j’appellerai la
conscience hystérique. Le fait du crasping comme tel, la constitution d’une corporéité, la réduc-
tion de toutes les autres corporéités, l’affaissement de l’axe paradigmatique, c’est-à-dire le fait
que les noèmes peuvent vivre leur vie de leur côté, mais de toutes façons tout est ramené sur cette
tentative d’une saisie du corps, ou du corps du corps, qui peut coexister avec tout autre type de
composante mais qui a son autonomie totale dans l’agencement.
Symétriquement à cette conscience hystérique, on aura qui se focalise cette fois sur les différents
territoires intrinsèques une conscience obsessionnelle. Et à l’inverse du cas où ce qui est visé c’est
une saisie non discursive directe des flux (énergétiques ou spatio-temporels), là c’est que la struc-
ture de référence intrinsèque subjective ne parvient pas à accrocher à l’effet et glisse elle-même
dans sa discursivité, dans sa sémiotisation discursive et c’est le phénomène de réitération d’un
énoncé sur la matérialité même de l’énoncé. Là aussi on a la rupture paradigmatique, à savoir que
les propositions machiniques, elles, peuvent vivre leur vie de leur côté, mais ce qui compte c’est
une saisie. Alors que dans un cas on a une saisie unitaire pour avoir un ersatz d’agencement, c’est-
à-dire que le territoire sensible fait office de rapport effet/affect, il tient lieu de ce rapport
effet/affect qui constituerait, lui, la possibilité de faire tenir ensemble les différentes dimensions
de sens. Donc dans un cas on a la constitution d’un territoire sensible qui joue le jeu, tient la place
de l’ensemble de l’agencement, et là, dans l’autre cas, on a la matérialité d’une matière signalé-
tique qui se répète comme telle, décourcircuité de l’effet, décourcircuité des propositions machi-
niques et donc le collapsus se situe là.
Alors, on pourra peut-être parallèlement considérer (mais pas dans une autre position pure et
simple, on peut très bien avoir les deux types d’ersatz d’affects) que le blocage sur un noème
aboutira à une conscience schizo, c’est-à-dire mise entre parenthèses là précisément des rapports
paradigmatiques avec les différents territoires, corps, territoires sensibles, etc., et puis saisie d’un
univers non discursif qui a pour effet de faire qu’une certaine constellation d’univers extrinsè-
quement articulée par rapport aux structures, donc par rapport aux systèmes tient lieu de tout sys-
tème de références intrinsèques, et cela peut être la conscience schizo des schizophrènes, mais
aussi la conscience mystique et autres, un univers ou une constellation d’univers comme telle
tient lieu de toutes les articulations possibles d’univers de valeur, d’univers incorporels et autres.
De là on a le même type de stase, on a bien entendu la conscience paranoïaque qui se jouera dans
le domaine de la discursivité des propositions machiniques qui, indépendamment de tout effet,
indépendamment de tout rapport avec un diagrammatisme signalétique d’efficience, jouera
comme telle. Ce sera une proposition qui pourra hanter toutes les dimensions de l’agencement.
Donc, ligne de conscience hystérique le territoire et le diagramme, ligne de conscience obses-
sionnelle entre le flux et le territoire sensible, ligne de conscience paranoïaque entre l’univers et
la proposition machinique, ligne de conscience schizo entre les phylums machiniques abstraits et
les noèmes.
Je dis bien qu’elles ne sont pas exclusives les unes des autres et que, elles ne sont pas du tout
exhaustives, mais l’idée est de fonder des systèmes de conscientialisation multiples qui n’abou-
tissent pas à une production de subjectivité homogène, mais qui déjà partant de ces quatre com-
binaisons, devraient donner quelques instruments.
Ces consciences constituent différents niveaux de cadrage et différents types de scènes. Il faut les
concevoir parallèlement au niveau I de des entités subjectives qui se présentent en dehors de toute
discursivité, elles au contraire, comme quelque chose d’essentiellement armé, comme quelque
chose d’essentiellement artificiel. Dans le livre de Gilles Deleuze qui vient de sortir, il dit par
exemple : la caméra est une conscience. On peut très bien intégrer dans ce schéma l’idée d’une
conscience collective hystérique, paranoïaque, raciste, tout ce que vous voulez ; puisque ce qui
rentre en ligne de compte, c’est la façon dont vont se sémiotiser jusqu’à un certain point, avec des

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


stases d’impasse, ou des constitutions d’affects ou d’effets, tous les moyens qui permettront cette
sémiotisation. Car ce qui prime là, ce n’est pas le matériel signalétique qui fera que l’on aboutit
à tel diagramme, ce n’est même pas l’idée qu’il y ait un signifiant comme tel qui habite les dif-
férents diagrammatismes, ce n’est pas les types de territoires, ni le corps objet partiel, etc., qui
seraient une clef universelle, c’est le fait que finalement tout est bon pour fabriquer un territoire
sensible, du diagrammatisme, des constellations d’univers et des propositions machiniques. C’est
en ce sens que je faisais cette réflexion tout à l’heure, en disant que ce qui compte ce n’est pas
une singularité en soi mais une singularité différentielle.
Les mêmes types d’éléments qui, à un moment, jouent comme territoires gâteux, territoires hys-
tériques, territoires en tous cas en impasse, peuvent très bien, pris dans un certain type de court-
circuit singulier, se mettre en position diagrammatique qui va en effet déclencher d’autres types
de propositions machiniques ou faire resurgir d’autres univers.
Donc là, ce que je caractérise, ce n’est pas une dimension générale sémiotique d’images, ni de
signifiant ni de symbole, c’est le fait qu’ultérieurement on retrouvera aussi bien du signifiant, etc.,
dans n’importe quel type de catégorie puisque ce qui comptera c’est comment est-ce qu’il joue
comme type de conscience, de reterritorialisation de stases, ou comment vont-ils déclencher des
rapports affects/effets.
Dernier point. On a distingué le premier niveau qui est celui des références intrinsèques, celui des
modes de sémiotisation qui se trouve être aussi des modes de conscientialisation, pour autant que
ces modes de sémiotisation trouvent une sorte de collapsus, d’impasse.
La dernière dimension que je voulais évoquer, c’est cette dimension de temporalisation dont on
parlait tout à l’heure. C’est assez compliqué d’en parler. En effet, alors que la première dimen-
sion était non discursive c’était une sorte d’état des lieux, d’état des choses, d’état des mémoires
alors que le deuxième niveau était discursif à différents types, discursif dans la simultanéité para-
digmatique, ou la différence ou la succession, la troisième dimension, elle, celle de temporalisa-
tion et de singularité n’est pas discursive ou, en tous cas, ne l’est pas de la même façon. Parce
qu’elle est porteuse de l’irréversibilité du processus. Ce n’est que dans ce registre de la subjecti-
vité armée, tensorielle et conscientielle qu’il y a des effets de rétroaction, qu’il y a la construction
d’univers, de phylums, de mémoires de toutes sortes.
Mas il y a aussi le seuil de corporalisation qui est, que tu le prennes comme tu veux, il y a une
coupure, le temps devient irréversible, il y a un certain nombre d’échéances de temporalisation
qui s’articulent les unes aux autres, qu’il n’y a pas d’irréversibilité du temps, que la mort et la
naissance se datent bien dans une certaine vectorisation de la situation.
Cet élément de temporalisation non discursive, on peut le traiter comme une catastrophe, comme
irruption d’angoisse totale, de décircuitage complet de toutes les dimension de mémoire et de
conscience ; on peut le traiter aussi comme irruption de ce qui restitue des potentialités de singu-
larisation et de réarticulation des affects et des effets. C’est alors une dimension analytique dans
doute spécifique (ou religieuse au sens du boudhisme zen) qui est que, quelles que soient les
mémoires, les lignes de lecture, les lignes de conscience opérées dans les différents niveaux, la
question se pose toujours de savoir : est-ce que ça marche ou pas ? est-ce qu’il y a affect ou effet ?
Alors que dans le premier niveau je disais : il n’y a aucune aperception de la priméité ; alors que
dans le deuxième niveau, il y a les différents modes de conscience qui vont s’instaurer, le troi-
sième niveau est celui en effet de l’affect et de l’effet qui sont la réalité même de l’existence dans
son rapport à l’irréversibilité. Exister dans le registre sémiotique, se rapporter ou non de façon
complète ou incomplète aux références intrinsèques, n’économise pas du tout le fait d’avoir été
inscrit dans cette irréversibilité du temps, qui n’a pas de contenu autre que celui d’être au carre-
four des différents modes de temporalisation. Le degré zéro de cette discursivité c’est que, tout
compte fait, il te reste encore à naître, à crever, à être dans cet espèce de collapsus total dont on

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


peut dire que les modes de subjectivation psychanalytiques, religieux ne sont là que pour le mas-
quer. C’est rigoureusement insupportable, intolérable. Ce n’est même pas de dire qu’il y aurait
une pulsion de mort, il ne s’agit pas de pulsion, il s’agit de l’être même de la subjectivité, de ce
rapport effet/affect qui fait que, tout compte fait, quand tu es venu au degré zéro de la vitesse exis-
tentielle, tout saute, c’est-à-dire soit tu as un espèce d’effet qu’on connaît bien dans les crises
d’angoisse, d’insupportabilité qui fait qu’il y a une accélération d’une sorte de folle recherche de
se raccrocher à tel ou tel mode d’expression, il y a comme une invocation à ce que quelque chose
advienne dans la discursivité pour que ça ne reste pas dans cet état de suspension, cet être-pour-
la-mort, cet être de temporalisation pure, cet être de pure irréversibilité de singularité qui va per-
mettre d’autres césures, l’entrée d’autres systèmes aléatoires, permettant de recomposer des ter-
ritoires, des diagrammes signalétiques, des propositions machiniques et des univers.
En résumé, ce qui me semblait important, c’est distinguer la subjectivité, l’existence de dimen-
sions de subjectivité intrinsèquement référées : analytiquement quand on les rencontre, il vaut
mieux s’abstenir, soit qu’on s’y accroche ou non mais de toutes façons on y est pour rien, c’est
là, on ne peut pas faire qu’il n’y ait pas eu christianisme, psychanalyse et thérapie familiale, il ne
faut rien faire ou faire avec.
Le deuxième niveau, c’est celui des modes de discursivation. On peut en effet travailler les
vitesses, travailler les territoires, les constellations d’univers incorporels, les articulations machi-
niques, etc. Et de ce fait on peut produire des consciences, armer, réarmer les consciences, créer
de nouvelles scènes, créer des situations de déséquilibre, relancer des structures et des systèmes.
Mais la clef de cette relance, elle n’est jamais à ce niveau de resémiotisations, des sémiotisations
et des consciences, et encore moins évidemment dans les références intrinsèques. Elle est dans le
fait qu’il y a cette incarnation, ces processus de singularisation qui en effet représentent cette prise
dans ces modes de sémiotisation que tout l’être humain s’emploie à ne pas vouloir savoir. La
chose la plus effroyable, c’est de s’apercevoir qu’effectivement on est bel et bien là dans cette
prise. On n’est pas seulement dans ces univers de référence religieux, mythico-scientifiques et
autres, mais on est là pour de bon. Et c’est comme une sorte d’immense comportement d’évite-
ment auquel on se heurte comme des fous et qu’il n’y a pas lieu d’imputer à une pulsion de mort
ni même à une catastrophe : ce n’est même pas une catastrophe.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Les séminaires
de Félix Guattari 27.01.1987
Dominique Maugendre
Création extemporanée ou instantanée
Je vais essayer de faire l’état d’une réflexion sur ce que j’ai appelé la question de la création
extemporanée ou instantanée. Vous allez voir pourquoi.

Je suis parti d’une réflexion tout à fait fortuite autour de la question d’un mot. Ce mot c’est la
chorégraphie. J’ai pensé, pour connaître un peu le ballet, classique ou moderne, que ce que j’en
savais, c’est que le mot de chorégraphie était impropre, puisqu’au niveau de la création, c’est-
à-dire de l’invention du ballet, de ce qu’on appelle la chorégraphie, il n’y avait pas la possibi-
lité d’inscrire à l’avance le déroulement du ballet. En général, c’était inusité et pas fait du tout
par les chorégraphes et les inventeurs. Donc, ce mot est quelque part impropre.

Il y a eu, dans toute l’histoire de la danse, plusieurs tentatives de promouvoir une méthode qui
rende compte du mouvement de la danse, de l’histoire racontée par un ballet, en un mot, com-
ment cela se passe. Je crois que le premier effort a été fait par des moines autour du XIVe-XVe
siècle. La première vraie tentative a été faite par un maître de ballet de l’Académie Royale de
danse de Paris, à la fin du XVIIe siècle, Charles Louis Beauchamp qui, pendant dix ans de tra-
vail, avait mis au point une méthode et dont bizarrement aucune trace écrite n’est restée.
Pourtant, un de ses successeurs à qui il avait fait d’ailleurs un procès l’avait vu travaillé, un
certain Feuillet. Il avait publié, en 1700 à Paris, un énorme bouquin L’Art de décrire la danse
par caractères, figures et sous-démonstratives ou chorégraphie. C’est un ouvrage qui a eu un
succès tout à fait considérable. À tel point qu’on pourrait en prendre de la graine. Par exemple,
il a été traduit à Londres ; 4 mois après sa publication, il est publié à Paris et en Autriche, ce
qui est un signe de vitalité extraordinaire pour l’édition.

Une deuxième méthode plus élaborée a été publiée 25 ans après par un certain Rameau, cou-
sin de Jean-Philippe Rameau, de sa génération, puisque Jean-Philippe avait publié son premier
Traité de l’Harmonie en 1722. Tout cela est un peu de l’histoire. Ce qui est assez impression-
nant, c’est que ces livres et ces méthodes ont eu beaucoup de succès, simplement parce que la
danse, au sens de pratique mondaine, était effectuée sous forme de ballet très stéréotypé, dans
tous les châteaux et dans toutes les maisons de France et de Navarre, et de l’étranger aussi.

Beaucoup plus tard, et d’une manière plus scientifique, il y a des gens qui, en 1920-1930, ont
mis au point des méthodes beaucoup plus sophistiquées, avec des signes plus modernes.
Méthodes toujours aussi compliquées qui ne sont pas employées, sinon parfois pour transcri-
re le ballet, mais une fois qu’il a été composé. (…) c’est une pratique qui se fait assez peu et
qui coûte une fortune (…) prend un temps fou et (…) est assez peu fiable d’ailleurs.

De plus, les chorégraphes ne se servent, en général, d’aucune de ces méthodes, même des plus
modernes. Le chorégraphe le plus connu historiquement, Nevers, a été l’inventeur de la danse
classique (fin XVIIIe-début XIXe). Il avait écrit beaucoup d’ouvrages théoriques sur le ballet et
était d’ailleurs un ennemi absolu de la chorégraphie. Ce fut un auteur de ballet qui a travaillé
dans l’Europe entière et qui connut un succès extraordinaire. Il avait fait entre 60 et 80 ballets
dont il ne reste strictement rien, sinon des descriptions.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Ceci m’a donné à penser sur la question de ce qui se passait pour le créateur, c’est-à-dire le
chorégraphe, sur la nécessité, au niveau de sa pensée créatrice, de ne pas avoir de possibilité
d’inscrire au préalable ce qu’il va transmettre aux danseurs, et en général, quand cela se passe
et se fait, c’est oralement qu’il indique aux danseurs étoiles ce qu’il a concocté, ce qu’il a
pensé, ce qu’il a éventuellement mis sur quelques notes de papier, mais ce qu’il n’a pas vrai-
ment inscrit comme un texte de ballet. S’il n’y a pas de texte de ballet il y a une transmission
du créateur au danseur, à l’exécutant, et des ballets même relativement récents, de Lifar ou de
Balanchine, il n’existe, en général, que des transmissions orales, avec tout ce que cela comp-
te comme pertes dans la transmission. Les premières chorégraphies du Sacre du printemps sont
dansées de mémoire par les danseurs.

La question, par rapport à l’enregistrement, c’est que maintenant il y a la vidéo. il y a les films
– assez peu il est vrai. La vidéo est beaucoup plus utilisée actuellement, mais plus comme a
posteriori, exclusivement même a posteriori, comme enregistrement de quelque chose qui s’est
passé, mais pas du tout comme instrument de création, comme a priori de la création. C’est
donc un mouvement assez spécifique et intéressant, pas tellement au niveau de la danse parce
que je ne pourrai guère en dire plus, mais au niveau de deux formes de pratique artistique pour
lesquelles j’ai tenté d’établir une sorte d’analogie : la musique de jazz et le cinéma, en tant que
pratiques créatrices.

Pour finir avec la danse, le terme propre, d’ailleurs très peu employé, qui définit l’art de la
danse, c’est-à-dire la création, est le mot « orchestique ». Il existe depuis une quinzaine d’an-
nées, à la Sorbonne, une chaire d’orchestique dirigée par un certain monsieur Boursier qui a
écrit déjà plusieurs histoires de la danse.

Alors création sans texte et sans inscription. Ce n’est quand même pas la même chose que le
mouvement créatif d’une peinture (où on impose malgré tout des choses), de l’écriture ou de
la poésie. Ce qui n’est pas la même chose que la forme de création opposée à la statuaire où
on arrache des lambeaux pour donner une forme. Mais, il y a pourtant une inscription quelque
part sur de la pierre, sur de la toile, sur du papier. On peut prendre toutes les formes possibles
d’inscription qui sont diverses, mais qui impliquent un support.

La chorégraphie : ce qu’en disent les chorégraphes, c’est que la question du mouvement


– toute la dynamique – n’est pas transmissible par inscription. Maurice Bejart, à partir de
quelques notes, fait un ballet avec cinquante personnes. Certains utilisent le dessin, mais celui-
ci est quelque chose de tout à fait immobile, qui ne donne pas du tout le mouvement ni tout ce
qui peut se dérouler, au sens d’un déroulement créateur.

J’ai choisi le jazz et le cinéma pour deux raisons. D’abord, à cause de cette analogie intéres-
sante : la non-inscription stricte de la chose. La seconde question est celle de l’enregistrement,
avec sans doute une importance considérable du support matériel, tant pour le jazz que pour le
cinéma – ce sera l’hypothèse que j’évoquerai tout à l’heure. Je reviendrai aussi sur une autre
question, à savoir les éléments historiques solides dont on dispose pour ces deux formes de
création artistique. Leur date de naissance est connue. On peut la situer dans les années 1890.

Ce qui m’a intéressé dans le jazz et qui donne toute sa spécificité à cette musique, c’est préci-
sément le fait que ça vit et qu’il y a toujours à peu près le même caractère. Il y a un argument.
En général, c’est un thème, très court, avec des figures. Mais ce qui rend spécifique cette
musique, c’est justement la non-inscriptibilité de ce qui va se passer. C’est-à-dire, d’un mot, la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


nécessité absolue, vitale, pour cette forme d’expression, de l’improvisation. Le jazz écrit, là
aussi, peut se transcrire, une fois joué, écouté, enregistré. Le jazz écrit à l’avance, en général,
n’est pas du jazz – ça peut faire de la très belle musique, mais ce n’est quand même pas du tout
là où se situent l’invention et la créativité. Là aussi, drôle de nécessité, pour le créateur qui est
en même temps l’exécutant, de partir d’un schème vraiment ténu, en général, d’ailleurs très
classiquement dans la période la plus glorieuse du jazz, à mon avis, d’autres ne seraient pas
d’accord, c’est-à-dire la période des années 1940-1950-1960 : l’ère Bop et post-bop, puis le Be
Bop. Le thème est donc très ténu. La plupart du temps, les jazzmen n’hésitent pas à prendre
des thèmes extrêmement banals de comédie musicale, à l’américaine, comédie blanche en un
mot, et abandonnent très vite le thème pour se lancer dans l’improvisation, ce qui est la pure
création. On en arrive même, sous les formes les plus élaborées, à certains moments, à ce que
le thème soit à peine exposé.

Je pense, notamment, à de très grands morceaux, comme celui de John Coltrane enregistré au
début des années 1960-61, intitulé Blues to Bechet. Bizarrement, c’est là où il le réussit le
mieux. C’est un morceau dédié à un vieux jazzman grisonnant qui, lui, n’était pas un grand
improvisateur, sauf à ses débuts. Ce Blues est joué au saxo-soprano, ce qui n’est pas l’instru-
ment le plus utilisé par Coltrane. Il y met une capacité extraordinaire à placer en tension le
morceau, l’improvisation dure sans interruption pendant 6 à 7 minutes. Il est intéressant de
noter qu’il ne donne pas la parole à ses accompagnateurs, je veux dire que la basse, la batte-
rie, le piano – puisque c’est un quartet – ne prennent pas le solo, laissant la parole seule au
saxo-soprano. Ce qui n’est pas le cas toujours, dans tous les morceaux de jazz. Au contraire,
en général, les musiciens prennent des chorus et des solos, les uns à la suite des autres.

Même quand le morceau paraît un tout petit peu composé – je ne sais si certains parmi vous
ont en tête un disque un peu antérieur à Blues to Bechet et édité en 1959 : c’est le fameux
disque de Miles Davis, l’un des plus beaux albums de l’histoire du Jazz intitulé Kind of Blue.
La formation est composée de six musiciens : John Coltrane, Cannonball Adderley, Miles
Davis, Paul Chambers, Bill Evans, Jimmy Cobb (Disque Columbia).

Kind of Blue est un disque enregistré. Les morceaux sont originaux et sont des compositions
extrêmement ténues, créés par Miles Davis uniquement. Ce qui est particulier, c’est que c’est
une session faite pour l’enregistrement, pour le disque. Par la suite, elle a été reprise dans les
concerts, mais la création originale est dans l’enregistrement. Un tel disque dure environ 40-
45 minutes, il y a 5 à 6 morceaux. L’enregistrement, si le travail se fait bien, se passe en une
nuit. En général, il se déroule la nuit. En une nuit ou deux. Bill Evans raconte que, même pour
ce disque, (Kind of Blue) extrêmement travaillé et composé, Miles Davis est arrivé, tout à fait
délibérément, cinq minutes avant le début de l’enregistrement et a donné les thèmes aux musi-
ciens qui ne les avaient jamais lus.

Il y a là une nécessité de se mettre en tension, immédiatement sur quelque chose de donné et


de très peu élaboré au point de vue écriture, quelques notes seulement.

Mon idée, de ce côté-là, est que c’est radicalement différent comme forme de création de la
création musicale écrite, classique ou moderne, parce qu’évidemment, lorsqu’on connaît la dif-
ficulté de l’écriture dans la musique, il y a quelque chose là dans la rapidité, dans la nécessité
de la création immédiate, de spontané, d’instantané, d’extemporané, etc. Un élément qui donne
un caractère spécifique à l’affaire.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


Je ferais, pour ma part, une grande différence entre la musique de Jazz et la musique de Blues.
La musique de Blues est écrite, d’abord. En plus, c’est chanté en général. Bien sûr, il y a des
caractères communs, mais elle est reprise comme des morceaux de folklore, d’une manière
extrêmement répétitive par les chanteurs. Un Blues chanté dans les années 1910, même très
bien chanté, est après repris de la même façon dans les années 1970. Il n’y a pas ce caractère
très évolutif de la musique de Jazz qui fait que, un morceau enregistré en 1920 n’a plus rien à
voir avec ce qui se fait maintenant.

Le Blues est plus écrit, il y a des paroles, mais il est surtout reproduit par les interprètes, en
général de la même façon. La part d’invention est beaucoup plus dans l’interprétation, dans le
style donné que dans la nécessité d’égrener plus ou moins vite un chapelet de notes, sur une
base mélodique ténue.

Le Jazz, tout au contraire, beaucoup plus inventif est plus créatif que le Blues. C’est ce qui le
différencie radicalement de n’importe quel folklore, indien, tibétain ou chinois, etc.

Quelque chose de tout à fait fondamental dans l’histoire du Jazz et son déroulement, c’est la
question du support matériel. Je pense que, sans le disque, c’est-à-dire l’invention de l’indus-
trie de l’enregistrement, la musique de Jazz n’aurait pas connu ce développement qu’elle a
connu. D’abord, parce que le concert est quelque chose d’éphémère – cela nous ramène à la
question d’oreille, de la transmission par la mémoire – ensuite, parce que dans les très grandes
villes de Jazz les grands moments de création ne sont pas forcément des concerts, loin de là.
Ce sont souvent ce qu’on appelle des sessions destinées à l’enregistrement, c’est-à-dire à être
gravées immédiatement. La question de la création en studio, de la musique enregistrée en stu-
dio, sans public autre que les techniciens, les ingénieurs et les deux ou trois copines… Ce n’est
pas du tout la même chose que de voir jouer des musiciens devant un public. Ils ne font pas la
même forme de travail. Je pense que là il y a un caractère de réciprocité entre la possibilité
d’un gravage et la musique – qui en est faite. Ce caractère a joué sûrement d’une manière tout
à fait déterminante. Ceci m’amène a ce qui est peut-être le plus difficile à dire – et le plus inté-
ressant – un peu par analogie avec ce que je viens de dire du Jazz, je veux parler du cinéma.

Je me suis dit qu’après tout ce qu’il y a de commun entre la danse et le Jazz, c’est-à-dire, l’im-
possibilité technique de pré-transcription, pour le cinéma, par contre, on est en plein dedans.
Ce sera un peu l’idée que je vais essayer de développer rapidement. À savoir que, pour moi,
le moment de création dans le cinéma est un moment auquel on n’assiste pas, c’est celui tout
à fait précis du tournage, de ce qui se passait à ce moment-là, avec tous les aléas, toute la ques-
tion de la lumière, des acteurs, de l’improvisation, du moment où la prise de vue se fait et où
il y a quelque chose de pris, d’inscrit, pour préparer un film, une histoire, un découpage, un
casting, mais pourtant, la plus complète inscription d’un film, même si cela fait 3000 pages
– tout est inscrit à la seconde près de ce qui va se passer – n’a jamais fait un film. On pourrait
éventuellement penser l’expérience de donner un film écrit, à l’image près, pré-écrit pour ainsi
dire, bien entendu Godard n’en fera pas du tout le même film que Truffaut, en suivant les ins-
criptions à la lettre. Il y a donc là quelque chose de tout à fait insaisissable, de tout à fait impon-
dérable, semblable à plus d’un titre à la mise en tension nécessaire pour qu’un morceau de
musique de Jazz existe, sans pour cela être du folklore.

Par la suite, il y a certes le travail, pour la même scène. Il y a dix ou vingt rushes, on en choi-
sit un, mais pas trois. Puis, il y a le montage. Les Européens se plaignent souvent des
Américains de ne pas avoir accès à la salle du montage. On va même jusqu’à dénoncer

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


l’impérialisme de la production. C’est une histoire arrivée à tout le monde, y compris à
Visconti dans son Louis II de Bavière. Personnellement, j’ai trouvé que la version courte, dite
tronquée, de ce film est de loin préférable à la longue. On pourrait citer plusieurs films améri-
cains auxquels les auteurs n’ont pas eu accès, une fois que les rushes sont terminés. Pour
Minelli, Fritz Lang (sa période américaine surtout), Welles, etc., je ne suis pas sûr que le fait
de ne pas avoir accès à la direction du montage retire quelque chose à la qualité de certains
grands films. C’est une question que je pose. C’est toujours l’idée, quand on assiste à un film,
de l’enregistrement de ce qui s’est passé. Mais, par rapport à la question de la création, on se
trouvait là sans un état postérieur à ce qui s’était passé. De ce fait, une question importante se
pose. En particulier, c’est beaucoup plus consubstantiel pour le Jazz : s’il n’y avait pas une
industrie cinématographique, une invention c’est comme si ça se mordait la queue.

Ce qui rend spécifique la création cinématographique, par rapport au théâtre ou à n’importe


quelle représentation, c’est le fait qu’on enregistre quelque chose de passé et qui ne se refera
plus. Quand on essaie de refaire au plus près – en général, ce ne sont pas les mêmes – un rema-
ke, l’on s’aperçoit que ça n’a rien à voir avec le film fait 20 ans auparavant. Ça ne colle pas,
ça ne marche pas, même pour ceux qui essaient de suivre au plus près la version originale. Je
pense qu’il y a là un caractère quasi extemporané, quasiment instantané de la création qui en
fait quelque chose de tout à fait spécifique.

J’ai voulu retenir une idée que j’ai classée sous la rubrique : naissance nécessaire par la ques-
tion de la mésalliance – terme emprunté à Granoff parlant de mésalliance à propos des origines
de la psychanalyse. Il y a, selon Granoff, mésalliance pour les enfants, c’est-à-dire les psy-
chanalystes. S’il y a mésalliance à ne pas connaître, à méconnaître si possible, c’est l’alliance
entre Fliess et Freud, qui est une alliance honteuse. N’empêche que c’est l’alliance qui donne
naissance à la psychanalyse, historiquement.

Je me disais que, pour le Jazz, il y a des centaines d’ouvrages d’histoire du Jazz, sur les ori-
gines, etc. D’abord, le plus curieux c’est qu’on ne sait pas du tout ce que veut dire le mot Jazz.
Il n’y a pas d’étymologie, pas d’explication. Évidemment, les origines, c’est toujours les Noirs
opprimés, esclaves, le Blues, les racines africaines et le choc de l’oppression, l’aspect politique
de musique de libération, etc. En particulier, marquons une insistance extrême sur les racines
africaines. Je pensais que c’était un peu vrai et que s’il n’y avait que cela, on serait resté tou-
jours dans le folklore, au niveau du Blues. Je pensais que la mésalliance, celle qui n’était pas
du tout à reconnaître et à dire, c’est l’alliance de Noirs sortant de l’esclavage.

La musique de Jazz n’est pas une musique populaire, même aux États-Unis, historiquement.
La mésalliance se situe au niveau d’une tentative d’intégration, tout à fait extraordinaire, d’as-
similation, d’appropriation par un certain nombre de Noirs Américains – pas tous – en géné-
ral, des professionnels et des musiciens, donc, déjà très éloignés du folklore et de la musique
populaire. Appropriation, par des musiciens professionnels noirs et savants de la musique
européenne. Si cette musique de Jazz a fonctionné, c’est parce que ça allait de ce côté-là. En
plus, il y a un parrainage non négligeable : le caractère purement anglophone de cette musique.
La question de l’anglais comme langue porteuse, dans tous les termes techniques, est tout à fait
importante. Y compris que le Jazz, devenu musique universelle, est pratiqué par des Japonais,
des Hollandais, des Tchécoslovaques. C’est d’ailleurs du très bon Jazz, du Jazz très inventif.
Ces musiciens utilisent des termes anglais pour les titres.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Je terminerai sur le cinéma, avec une espèce d’analogie. S’il y a bien quelque chose, là, qui
fonctionne du côté de la mésalliance, c’est l’alliance maudite entre l’industrie, le commerce et
l’art. Toute la question de l’argent et de l’industrie – avec les moyens et la technique qu’elle
mobilise – est très fondamental dans la pratique cinématographique. Elle déborde largement la
question du « j’ai besoin d’argent pour la production ».

Discussion

Félix Guattari : J’ai noté, au passage, sans élaborer, quelques idées. Ça me semblait très fruc-
tueux. La première question, c’est celle que tu poses : il s’agirait de quelque chose de radica-
lement nouveau. Certainement, en raison de ce que tu as dit de son développement, de son pas-
sage par des moyens de reproduction industrielle, en un mot de sa reproductibilité machinique,
pour ce qui concerne le Jazz.

Ceci dit, il y a une série d’éléments qui ne sont pas, à mon avis, essentiellement nouveaux.
C’est radicalement nouveau, mais pas essentiellement nouveau. Parce que la musique la plus
écrite, au niveau de l’interprétation, connaît une resingularisation également radicale. Il est
vrai que cette singularisation n’est pas forcément explicite et est souvent méconnue. Mais, si
on s’efforce d’imaginer la différence, par exemple, de ce que l’on sert sous le mot de Vivaldi,
à la radio, et ce qu’a écrit, par ailleurs, effectivement le musicien Vivaldi, il y a des interprètes
qui ont le courage de jouer ça, comme Gould, faisant du Jazz avec Bach, par exemple. On voit
bien que, de toute façon, l’interprétation est une resingularisation très contrainte, se donnant
un paradigme de conformité, mais qui n’est pas ce qui est moteur. Ce qui est moteur, c’est bien
entendu ce qui existe, ce qui échappe à cet univers d’identité de la reproductibilité idéale,
disons du caractère platonique de la répétition. Il faudrait reprendre les thèmes de Walter
Benjamin sur l’aura. C’est précisément ce qui échappe dans la reproductibilité qui fait que,
d’un seul coup, on a une datation parce qu’il y a une série de traits d’interprétation, de resin-
gularisation. On devrait évoquer la thématique sur la photo, sur les photos anciennes, en par-
ticulier. Barthes distinguait le studium – le fait que l’on s’y retrouve dans une photo. Il y a donc
une répétition de quelque chose de déjà connu, même si c’est toujours un événement singulier.
De plus, ça a du sens en raison de l’objet photographié ou en fonction de la compréhension
qu’on en a. Barthes met l’accent sur quelque chose d’important : le punctum, qui échappe à
ces dimensions-là, qui n’est littéralement pas vu, pas cherché par le photographe, mais qui fait
l’opérateur singulier de subjectivation.

J’ai bien apprécié l’insistance sur la corrélation entre ce phénomène de musique se donnant
comme irréversible – jamais deux fois on ne se baigne dans la même musique de Jazz – et la
dimension industrielle de reproductibilité. Cela me semble tout à fait essentiel.

Qu’en est-il de l’opérateur ? À quoi servent toutes ces choses-là ? J’avais proposé, il y a très
longtemps, le terme de ritournelle, pour tenter de marquer qu’il s’agit toujours, d’une façon ou
d’une autre, d’engendrer des formules de cristallisation du temps. Il s’agit de battre le temps,
de produire du temps, mais pas du temps universel. Plutôt du temps comme territoire. Du
temps comme lieu d’appartenance existentielle. On sait que de telles ritournelles existent de
tout temps dans l’idéologie. Il y a des moyens de délimitation d’un territoire ceci étant préci-
sé qu’il ne s’agit pas d’un territoire absolu, en soi, mais d’un territoire différentiel. D’un terri-
toire par rapport aux autres espèces ou à d’autres types de comportement, c’est-à-dire que ce

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


n’est pas le même type de chant d’oiseau qui va déterminer un rapport avec le partenaire ou
avec une situation d’appel ou avec une situation d’individuation, ou au contraire une situation
de panique, de fuite, etc. La musique est alors une sorte de clé territoriale. C’est le point où le
temps et l’espace se nouent au niveau vécu. D’ailleurs, dans toute l’anthropologie, on trouve
ces rôles de rythmes, de singularisation d’un territoire existentiel, y compris dans les sociétés
capitalistes ou dans les sociétés précapitalistes. On y trouve ces sortes d’hymnes qui vont être,
par exemple, l’équivalent d’un emblème pour une corporation.

Si l’on a bien en tête cette idée de systèmes de répétition, on comprend que la musique de Jazz
noue des territoires existentiels. Mais, ce qu’il y a d’intéressant avec l’entrée du disque, de l’in-
dustrie, des studios de reproduction, c’est qu’il ne s’agit plus d’un territoire déterritorialisé. On
peut parler du clou de Chicago, mais d’une certaine façon, je crois que le Jazz, d’emblée, se
territorialise en dehors de son appartenance originale africaine.

Ce qui est intéressant, c’est que tu soulignes qu’il ne s’agit pas d’une musique de masse, mais
d’une musique ségrégationniste, c’est-à-dire d’une musique de certaines catégories de gens qui
se représentent dans le Jazz. C’est donc un territoire transversal, un signe de reconnaissance,
d’appartenance existentielle à un certain type de subjectivation qui traverse… C’est beaucoup
plus net pour l’Europe. On n’en a pas parlé. Il serait intéressant de revenir là-dessus, parce que
l’opérateur de subjectivation, constitué par l’Europe, traverse beaucoup mieux que n’importe
quelle idéologie, que n’importe quelle religion. En particulier, il a pu traverser en Russie, en
Chine, etc., bien avant que d’autres systèmes de sémiotisation ne véhiculent des idées, des sen-
timents, des narrations, etc.

Je pense que cette question est en plein dans le travail qu’on essaye de discuter ici. Pour sim-
plifier le problème que nous nous posons depuis des années autour de nos thématiques de
« chimères », de schizoanalyses, c’est le passage d’un paradigme technico-scientifique (plutôt
technocratico-positiviste) vers un paradigme éthico-esthétique. Ce passage implique qu’on
passe d’une référence pseudo-scientifique (avec des universaux, avec une conformité, avec des
lectures de symptômes, de syndrome, avec des interventions normées en fonction de l’objec-
tif fixé), qu’on passe donc vers au contraire une resingularisation de la lecture des situations
que l’on veut confronter, de la pragmatique de la pratique dans laquelle on sera impliqué.
Resingularisation, en conséquence, de la lecture et de la pratique, mais qui renvoie, d’une cer-
taine façon aux types de singularité de la création artistique et aux types de responsabilité
impliqués par cette création. Celle-ci ne met jamais en jeu seulement une situation locale, tech-
niquement bien discernée, mais une intervention engage une certaine création ex nihilo, une
certaine gratuité, et (…) du même coup engage des conséquences, dans toutes sortes d’autres
domaines. C’est, ici, sa dimension éthico-politique.

Il n’y a pas de garant transcendant, aucune garantie scientifique, aucune donnée permettant
d’appuyer dans telle ou telle direction, cependant, dans une relation thérapeutique, quelle
qu’elle soit, ce type d’engagement est inévitablement pris, même s’il n’est pas pris
consciemment.

On peut mieux saisir cette dimension critique dans le type de références de singularisation don-
nées avec la chorégraphie, le Jazz et le cinéma. En effet, il y a une série de références esthé-
tiques très proches du paradigme technico-scientifique. La musique, pendant des siècles, a été
complètement assimilée à la science, aux mathématiques. Dans la musique baroque, en

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


particulier, le comportement musical s’est longtemps apparenté à un comportement
Scientifique. Bach, Haëndel et Haydn, d’une certaine façon, écrivent la musique comme leurs
contemporains écrivent des thèses mathématiques. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, que l’es-
sentiel est cette dimension performative, dimension de resingularisation C’est cette dimension
d’aura qui fait que ce qui est déterminable, c’est ce qui est joué dans une pièce. Ce sont les
sonorités, les timbres, les accidents. C’est le cas généralement du cinéma où il y a une sorte de
mystère qui se passe au niveau du tournage. Nous retrouvons absolument l’équivalent du tour-
nage même dans la musique la plus mathématique. Tout cela pour dire que l’essentiel est la
référence à ce type de pratique de musique, ne s’appuyant pas sur une mémoire scripturale
totalement axiomatisée, mais dont les mémoires sont ouvertes justement sur la saisie de l’in-
cident, de l’accident.

Un des éléments de conjonction entre la danse et le tango, c’est le butô. On remarque, par
exemple, dans le butô, qu’il n’y a même plus les figures de base ; puis, il y a cette intervention
immédiate de l’élément de singularité dans l’assistance, dans tout ce qui se passe. Il y a une
entrée, une singularisation bien plus grande encore que dans les autres systèmes de danse.

Par conséquent, le problème se ramène a cette question : comment peut-on traiter des opéra-
teurs de singularisation existentielle, sans qu’ils vous sautent à la gorge, sans qu’ils vous fas-
sent tout éclater ? Les appareils de mémoire, l’écriture préalable, ce sont, d’une certaine
manière, des moyens pour les capter, pour qu’ils n’éclatent pas comme dans les univers de
Jérome Bosch. Ils impliquent qu’une scène soit aménagée – la scène et l’écriture, en un sens,
c’est pareil – où ils pourraient développer leurs lignes de processualité. Les scènes sont plus
ou moins ouvertes, plus ou moins maîtrisées en fonction justement de ces dimensions de maté-
riaux. Sans doute, fallait-il une certaine scène de mémoire collective, de mémorisation collec-
tive pour la danse. On ne peut imaginer une polyphonie, un contrepoint, une orchestration très
élaborée avec des systèmes de mémoire collective comme ceux des danses dans les sociétés
archaïques. Ceci dit, ils permettent de faire rentrer toute une série d’autres facteurs extra-musi-
caux. Après quoi, l’on n’est pas fondé de dire qu’il s’agit de musique. Il ne s’agit ni de musique
ni de danse, au sens où nous parlons. Nous employons des mots, mais nous dédaignons des
notions tout à fait différentes. En revanche, ce qui est intéressant, c’est de voir qu’il y a des
systèmes de mémoire plus directement territorialisés qui sont, pour ainsi dire, des mémoires a
posteriori et pas des mémoires a priori comme l’écriture musicale, mais qui jouent avec le
disque, avec l’enregistrement, etc. La mémoire devient, à ce moment-là, une mémoire de cul-
ture et de culte. Je pense que celui qui prend le saxophone ou la basse écrit ses notes en réfé-
rence a tout ce qu’il a encodé dans cette mémoire de Jazz ou de Tango, ou de Butô.

On s’aperçoit qu’il y a bien une mémoire. Ça ne tombe pas du ciel. Mais, elle n’est pas une
mémoire complètement territorialisée. Là, il y a des mémoires machiniques collectives, des
agents collectifs d’énonciation s’appuyant sur le disque, la vidéo, le cinéma et donnant une
consistance générale à une aire culturelle qui est elle-même déterritorialisée, mais qui est pour-
tant absolument singulière et constituée par des phylums singuliers liés où rentrent des phéno-
mènes de subjectivation traversant les frontières, mais où rentrent également des techniques
nouvelles instrumentales, des systèmes d’enregistrement (cf. le passage du 78 tours aux der-
nières techniques d’enregistrement).

Comment, alors, peut-on donner un maximum de coefficient de processualité, de liberté à des


singularités dans une situation ? Vous voyez que cette phrase peut s’appliquer tout aussi bien

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


à ce qui vient d’être dit sur le Jazz, la danse et le cinéma ou à ce qu’on essaye de redéfinir
comme pratique schizoanalytique dans les domaines de la santé mentale, de l’enfance, de la
création… Nous restons toujours dans la même problématique avec le fait que l’entrée machi-
nique tend à prendre une importance considérable. J’avais beaucoup insisté, à certains
moments, sur le paradoxe de la relation à la machine, dans la distinction entre la scène psy-
chanalytique et la scène de thérapie familiale. Je notais que, dans la scène psychanalytique
avec sa sophistication et tout son caractère hautement élaboré d’un point de vue littéraire, il y
a un effacement du regard, un comportement d’évitement au niveau éthologique le plus élé-
mentaire. C’est comme s’il fallait mettre entre parenthèses le regard pour qu’un certain dis-
cours puisse s’instaurer, à la différence de la thérapie familiale où nous sommes hantés par le
regard de la vidéo. Par conséquent, il y a un voir machinique qui, au contraire, devient la scène
sur laquelle s’inscrivent les possibilités d’expression de toutes les singularités, y compris les
singularités verbales.

Dans la psychanalyse, une singularité verbale se joue dans l’association d’idées. Dans la thé-
rapie familiale, une singularité comportementale (accident de thèmes, lapaus, etc.) se jouera
beaucoup plus dans un ordre de la performance. Cela signifie que, d’une certaine façon, les
dimensions machiniques du voir (celles du cinéma, de la publicité, etc.) sont prises en charge,
relativement connectées dans la thérapie familiale, quelles que soient les « conneries » déli-
rantes dans l’ordre des théories systémiques ou des choses de cette nature. Finalement, il n’y
a plus de critères déterminants.

Avec le psychodrame (génération Moreno), il y a l’idée de la scène où le donner à voir est


offert dans un contexte de gens qui sont là, tandis que, dans la thérapie systémique, la sophis-
tication du modèle est autre, c’est que ces donner à voir sont donnés à voir pour la science, lit-
téralement. Pour Moreno, au contraire, c’est quand même donner à voir pour un spectacle
assez territorialisé, assez circonscrit. Ensuite, il y a effectivement des descriptions, des sché-
mas, un début de mathématisation. Tandis que, là, d’emblée, je crois que la dimension machi-
nique du regard porte beaucoup plus loin.

J.C. Polack : Quand nous avons vu Moreno travailler à Barcelone, il donnait à voir dans le
commentaire des personnes présentes (thérapeutes, etc.). On ne prenait jamais en considéra-
tion les éléments proprement visuels de la scène. « Il » a dit ça, « il » a agi de telle ou telle
manière, mais on ne notait aucun déplacement de pied, à la différence de la thérapie familiale
où apparemment il y a des gens qui ne le font pas toujours, mais où il y a beaucoup qui don-
nent le moindre détail, comme si, tout d’un coup, cette sémiotique-là, purement imaginée, ico-
nique, avait sa consistance propre, son intérêt propre.

D. Maugendre : Quand on parlait de mémoire, cela est vrai de tous les instrumentistes et de
tous les interprètes, je dirais qu’il y a une mémoire cénesthésique du corps, radicalement dif-
férente d’un interprète à un autre, de la forme d’un instrument à un autre. Il n’ y a pas les
mêmes solos pris par Gould et les autres interprètes. Un des grands ratages du film de Bernard
Tavernier, Around Midnight, dédié à un grand génie du Jazz, le pianiste Budd Powell, c’était
de donner le rôle à un « soufflant », ça n’a aucun sens. Pour une raison très simple, c’est que
Powell, en jouant, faisait son phrasé comme Gould : il chantait très fort et utilisait tout le temps
sa voix. Alors qu’un saxophoniste, comme Dexter Gordon, ne chante pas. De surcroît, le rap-
port au corps et à l’instrument n’a rien à voir.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Évidemment, la question de la machine, tournant radical avec l’arrivée du 33 tours, c’est que,
non seulement, dans le studio d’enregistrement ou dans les concerts, avec le 78 tours – et à
cause de cela justement – les morceaux duraient 3 minutes. Mais, même dans les concerts,
quand les musiciens étaient libres de jouer plus longtemps, sauf qu’ils faisaient des jam-ses-
sions, le jeu pouvait durer toute la nuit. Des Jazzmen jouaient jusqu’à 5 heures de suite. Cela
n’était pas réservé au public. Cela se passait entre musiciens. Des répétitions longues en
quelque sorte. Cependant, il se produit un bouleversement total du système quand les musi-
ciens ont commencé à jouer des morceaux de 15 minutes sur le disque, y compris la forme des
chorus, l’ordre. Il y a eu un changement radical à ce moment.

A. Querrien : Par rapport à l’allusion aux mathématiques, au XVIIIe s., il me semble qu’il fau-
drait indexer les processus, productions et reproductions. Ce qui me frappe, du côté de la scien-
ce et des technocrates, c’est le souci de reproduire la réalité. Quand Descartes, par exemple,
voit un rayon de soleil qui passe à travers une vitre et découvre les lois de la réfraction, il est
absolument ravi de décrire la reproduction du processus naturel en mathématiques, mais c’est
une reproduction. Ce qui me frappe, donc, dans ces musiques, c’est, au contraire, qu’avec le
disque, on pouvait « fourguer » la reproduction quelque part et se libérer aussi de l’aspect
hyper-ritournelle de la relation au public, de la reproduction identitaire, etc. Je crois qu’il y
aurait à chercher du côté des dissociations des processualités entre ces deux domaines-là.

Medam : Avec mon professeur d’harmonie, nous avons discuté de la différence entre les
mathématiques et la musique. Étudiant l’harmonie, l’écriture depuis quelques années, par
ailleurs, étant économiste, donc censé faire des mathématiques en économie, j’avais posé le
problème en expliquant à mon professeur d’harmonie que les mathématiques ne me plaisaient
pas du tout, qu’au contraire l’écriture me plaisait davantage. À mon avis, il devait y avoir une
différence. Ce que j’ai compris, sans caractériser les mathématiques par rapport à la musique,
c’est que la musique va en avant, est quelque chose de créatif. C’est en quelque sorte un ins-
trument abstrait, comme les mathématiques, mais destiné à créer quelque chose. Pour moi,
avant tout, la musique est un instrument semblable à celui du menuisier, un instrument qui
résiste, obéissant à des règles dont on n’a pas absolument parlé. Car, il y a des règles dans le
Jazz et dans le Blues aussi. Ces règles doivent être appliquées pour être modifiées. Prenons
deux exemples : comment fait-on du Blues ? On a une cadence, un certain type d’accords, un
accord de tonique, c’est-à-dire de premier degré (do-mi-sol-do), par exemple, un accord de
sous-dominante du quatrième degré (fa-la-do-fa), un accord de dominante (sol-si-ré-sol), puis
on revient sur la tonique. Nous avons alors une grille, c’est-à-dire qu’au départ, il y a quelque
chose qui est donnée, constituée d’un certain nombre d’accords, une succession, une cadence
(1, 4, 5). En général, tout est écrit. C’est-à-dire que, quand on commence à jouer un morceau
de Blues, on joue ce qui est écrit, ensuite on démarre, reprend la cadence, mais en gardant le
seul principe, l’outil en quelque sorte, la règle de la cadence (1, 4, 5) ; à partir de là, on passe
en modulant sur d’autres tonalités.

Prenons maintenant le deuxième exemple : comment les règles sont-elles nécessaires ?


Comment existent-elles ? Et comment j’ai commencé à écrire de la musique sans pouvoir la
jouer ? Cela me plaît, ne serait-ce que par son graphisme. Par exemple, je prends le Dies Irae
et l’air russe Kalinka : je les harmonise ensemble, c’est-à-dire que j’en mets un à la basse (voix
la plus grave). Ce sont deux mélodies que je juxtapose et joue simultanément, donc, j’en mets
une à la basse et l’autre au soprano, seulement il faut qu’elles collent ensemble, pour cela on
fait intervenir les règles de l’harmonie qui jouent, y compris dans la musique d’improvisation

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


du Jazz. N’oublions pas que le free-jazzman Anthony Braxton était premier prix de conserva-
toire aux États-Unis avant d’être un musicien de free-jazz. Cela fait que, pour harmoniser
ensemble ces deux mélodies (Dies Irae et Kalinka), il faut les modifier. C’est à ce moment-là
que l’on crée quelque chose, parce que, pour les mettre ensemble, on est obligé de mettre un
bémol ou un dièse pour que ce soit dans la même tonalité, on crée alors un troisième objet qui
n’est ni la première mélodie ni la deuxième mélodie, qui n’est pas une mélodie, mais une har-
monie, un autre morceau de musique.

D. Maugendre : Sur les rapports des mathématiques et de la musique, il y a un livre qui en trai-
te, d’une manière géniale pour certains, c’est le livre de Hofstadter (Bach, Godel et Escher).
Pour ce qui concerne le Jazz, je suis fermement convaincu qu’il y a très peu de gens qui aiment
le Jazz. Il faut très bien connaître le Jazz pour l’aimer. En général, les gens aiment bien, mais,
au niveau des chiffres des ventes, il n’y a aucun rapport avec la variété, le rock ou même le
classique. Quand on a vendu 1000 disques, on est déjà rentré dans son argent, alors qu’un bon
disque classique se vend à 100 000 exemplaires. Un disque de Johnny Halliday se vend à
500 000 ex. En revanche, un disque de Jazz qui se vend à mille exemplaires sur Paris et sa
région constitue un grand succès.

Par ailleurs, le Jazz, au niveau du rock en particulier (Presley, les Beatles), a été une source
d’inspiration, sur le plan de l’harmonie, de l’invention. De nombreux thèmes ont été « piqués »
à Coltrane, Ellington ou a Armstrong.

La question de règles : évidemment, le jazz est bourré de règles, y compris les règles d’har-
monie, etc. Il y a tout à fait des cadres. Simplement, à évoquer le free-jazz, il y a une ligne très
dure qui doit être respectée, c’est la ligne rythmique. En général, basse-batterie-piano, ligne
mélodico-rythmique extrêmement solide. Quand Ornette Coleman se mit à faire du free-jazz,
« free » signifiait « foutre en l’air » la ligne dure pour que tout explose et soit plus libre. Cela
a bien marché pendant 4 à 5 ans. Au début, les free-jazzmen ont commencé à déstructurer.
Mais, maintenant le free-jazz est devenu quelque chose d’ennuyeux et d’impossible. Les pro-
ductions récentes d’Ornette Coleman et d’Anthony Braxton sont devenues inaudibles…
comme la musique contemporaine (éclats de rire dans l’assistance). Le principe de liberté dans
le cadre est effectivement très strict, mais une fois qu’ils ont voulu faire du free-jazz, plouff !
ça ne marche pas.

F. Guattari : Est-ce que c’est seulement un truc de qualité ou une régression des luttes collec-
tives pour ce qui concerne le free-jazz ?

D. Maugendre : Il y a deux phénomènes à mon avis. Tout d’abord le phénomène folie qui est
devenu répétitif. Ornette Coleman a été génial et inventif pendant 10 ans, mais depuis 15 ans,
il fait la même musique : une sorte de tarissement. L’autre phénomène, c’est l’envahissement
du Jazz-rock qui a pris une importance commerciale fantastique (par exemple avec Keith Jarett
et Herbie Hancok). Au point de vue de la technique, classiquement l’enregistrement se fait
d’une prise, de deux à trois, quand la première prise est ratée. Actuellement, Miles Davis, génie
qui devient très répétitif, vend aussi bien que Johnny Halliday.

X : Le free-jazz, c’était aussi un mouvement noir américain. Il s’est cassé la gueule en même
temps que la fin de ce mouvement. Archie Chepp, le festival Panafricain d’Alger en 1969, les
leaders noirs américains, les Black Panthers entre autres… les touaregs, ce n’était pas rien !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


F. Guattari : Comment les free-jazzmen ont-ils cassé les rythmes ? Dans le tempo ?

D. Maugendre : Dans le tempo, essentiellement, et dans la ligne mélodique sous tendue de la


basse.

X. : Pour le lien avec la danse, je ne suis pas tout à fait d’accord dans les processus de création.
Je verrais la danse plus proche du théâtre, parce que l’important, dans la danse, c’est la répé-
tition. Dans le Jazz, l’improvisation est une création. À un moment donné, on décolle. Tandis
que la danse, comme le théâtre, la répétition y est très importante. Au moment de la représen-
tation, le produit est fini. Évidemment, il va changer à chaque représentation, il y a quelque
chose qui se crée avec le public, de l’ordre de l’impalpable. Il n’y a pas cette liberté, à part
peut-être dans certaines danses contemporaines.

D. Maugendre : Une fois le ballet construit dans la tête des chorégraphes, il est d’une grande
rigidité. S’il ne se répète pas au millimètre près, c’est le clash immédiat.

J.C. Polack : Pour revenir au tournage comme moment privilégié de la créativité intranscrip-
tible, chacun revendique d’être au cœur du processus de l’invention, de ce qui n’est justement
pas facile à écrire dans un découpage ou dans un scénario. Si on prend le débat classique, on
peut dire qu’en effet il y a un cinéma où c’est dans le tournage que ça se passe. Il y a des
cinéastes dont la stylistique est complètement orientée sur la question du montage, ils sont
d’abord et avant tout des monteurs. Je pensais, par exemple, à Nashville de Robert Altmann.
C’est un film centré sur une science du montage. On a l’impression que la temporalité, l’or-
ganisation des plans compte beaucoup plus que la façon dont les acteurs jouent, que la lumiè-
re, etc. Ca peut se discuter, mais en tout cas, l’impact pour Altmann, l’intérêt, la spécificité de
ce film est quand même sa construction, la durée des séquences, l’alternance, l’harmonie d’une
certaine manière plus que la texture des séquences qui seraient donc les mélodies. Je pense
qu’on pourrait pousser l’analyse un peu plus loin, c’est-à-dire qu’à l’intérieur même du pro-
cessus du tournage, considérer que la créativité elle-même est diffractée entre un certain
nombre de gens qui travaillent sur des matières particulières (l’éclairagiste, l’opérateur, le
cadreur, etc.). Cela fait que le même metteur en scène – puisqu’on a pris l’exemple de Godard,
selon qu’il travaille avec Nestor Almendros ou Alekan, il va faire un tournage complètement
différent, quelles que soient ses intentions, parce qu’il y a quelqu’un qui pense la lumière com-
plètement différemment que son copain, etc. Là, on pourrait presque faire des subdivisions
encore, morceler davantage le processus de créativité instantanée, au détriment du caractère
synthétique de la position au metteur en scène, pourtant très hypothétique. Bien sûr, c’est très
important, d’abord parce que c’est lui qui les choisit, la sensibilité d’Almendros plutôt que
celle d’Alekan ou de Raoul Ruiz (quand il était opérateur), mais, malgré tout, à partir du
moment où il a choisi, il y a un degré de liberté réservé à l’opérateur qui fait qu’il y a de l’im-
prévisible et de l’incontrôlable, quelque chose qui ne peut pas être écrit. Autrement dit, on
pourrait se demander si chaque fois que la matière spécifique est en jeu, avec sa technologie
industrielle justement, ses moyens, ses instruments, etc, il n’y a pas comme des foyers de créa-
tivité instantanée tout à fait incontrôlables et qui font que, d’une certaine manière, une séquen-
ce bien tournée relève pour ainsi dire du miracle et est une espèce de hasard. Il y a des
cinéastes, au talent fantastique, qui forcent le hasard pour faire que le hasard se répète.

A. Querrien : Ces foyers de créativité instantanée sont incontrôlables d’une manière unitaire
par le metteur en scène, mais en fait la personne travaillant la lumière, à travers tous les films
auxquels elle participe, contrôle à l’inverse beaucoup plus ce vecteur-là. Mais, c’est l’idée
d’une espèce d’unité du contrôle qui est effectivement impossible.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 12
D. Maugendre : Cela ne fait que confirmer ce côté hasardeux et ce caractère éphémère et ins-
tantané – ce qui échappe. J’ai toujours un doute quand on fait trop d’analyse et insiste sur le
côté soit découpage en amont, soit montage en aval. Parce que, même si c’est fait en fonction
de ce qui est décidé plus tard, pour reprendre l’exemple de Nashville, c’est quand même là que
ça se passe. Le commentaire trop précis sur l’importance du découpage ou du montage est une
tentative de réappropriation d’un contrôle, c’est-à-dire une tentative de repérer justement ce
qui a échappé et est déjà perdu à jamais.

A. Querrien : Dans la psychanalyse la plus traditionnelle, le regard joue un rôle très important
pour l’analysant pour reprendre un terme lacanien (la personne allongée). Par exemple, il y a
des variations d’intensité de la lumière qui font qu’à lumière apparente égale, l’on est ébloui
ou pas, puis on voit ce qui se passe dans le bureau. Il y a un non-contrôle, par l’analyste, de ce
qui se passe dans le regard de l’analysant et qui pour l’analysant joue un rôle fondamental de
rupture dans ce qu’on est en train de raconter des signes. De ce point de vue, ce serait finale-
ment assez ouvert.

F. Guattari : Ce serait ouvert, mais ouvert à quoi ? Il y a le problème de la visibilité sociale qui
me semble être en question. Le regard psychanalytique est un regard personnologique. C’est
un regard solide. Tandis que la visibilité sociale sort de ce cadre des catégories psychanaly-
tiques. C’est le fait qu’on est pris dans un système panoptique, machinique, excentré. On est
sans cesse dans le regard du planning, des trajectoires. Sans en faire un regard paranoïaque, il
est vrai qu’il y a un donner à voir une machine complètement déterritorialisée et sociale,
dépassant de beaucoup plus loin un donner à voir de l’intimité (comme dans les Pays Arabes,
l’importance prise par le voile sur les yeux). C’est un donner à voir pour ne pas voir, c’est un
donner à voir pour un regard proximal, un regard humain, familial, un regard de partenaire
éventuel ou un regard interdit. Tandis que le regard du cinéma, de la vidéo, le regard de la thé-
rapie familiale, en un mot le regard machinique, est un regard de sondages, comme le regard
de la publicité. C’est un regard beaucoup plus déterritorialisé, comme le regard des flux de
population ? Un regard statistique.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


Les séminaires
de Félix Guattari 01.06.1982
Mony Elkaïm
Les niveaux logiques
Je vais parler simplement d’une manière assez courte de choses très simples mais qui me compli-
quent un peu la vie ainsi qu’à une série de gens qui nous intéressons à ce qu’on appelle des systèmes
humains. Je parlerai d’une histoire de Bateson qui a affaire avec l’aspect des niveaux logiques.
Dans les années 56, il y avait un groupe de travail à Paolo Alto qui est une ville près de San
Francisco en Californie qui a étudié des problèmes de communication ; c’est un groupe qui a étudié
les communications chez les dauphins, chez les animaux et aussi chez les humains.
Dans toute une série de cas de communication entre schizophrènes, ils remarquent que ces gens
avaient de drôles de manières. En l’occurrence, un jour ils avaient mis un enregistreur entre deux
salles et dans chacune il y avait un schizophrène. Les schizophrènes se rencontrent et parlent. Le
premier dit : « — Bonjour, je m’appelle Smith. Il s’appelle Andersen. Le second dit : « — Bonjour
je m’appelle Tartempion. Il s’appelle autrement. Il y a toute une discussion où ils parlent. L’un parle
comme s’il était un homme de l’espace, l’autre parle très différemment. Les gens de l’École ne sont
pas tant intéressés par la thématique délirante, pas tant à ce que les schizophrènes racontaient qu’à
la manière dont ils communiquaient. Ils ne se sont pas demandé : qu’est-ce qui fait que ce type parle
d’aviation et pas d’hôpital, ou du chef des pompiers et pas du copain. Mais ils se sont demandé :
Tiens ! qu’est-ce qui se passe entre eux. À ce moment-là ils avaient avancé ceci : toute communi-
cation, c’est quelqu’un qui dit à quelqu’un d’autre : « Je dis ceci à vous dans ce contexte-ci. »
Et ces schizophrènes là ont discuté d’une manière telle que l’un disait Je et il disait le contraire, dis-
ceci et il disait une chose et puis un énoncé complètement inversé, à vous : le chef des pompiers,
dans ce contexte-ci : ici, c’est le champ d’aviation. Ils se sont alors demandé : qu’est-ce qui fait que
ces braves gens communiquent d’une manière telle qu’ils disqualifient systématiquement ce qu’ils
racontent. Certains se sont intéressés un peu au lien entre ces gens et le contexte où ils avaient gran-
di en se disant : est-ce que par hasard, il y aurait un lien entre la manière dont ces gens-là ont été
élevé et le drôle de comportement qu’ils ont ? Certains se sont donc intéressés aux adolescents schi-
zophrènes qui étaient dans l’hôpital psychiatrique et que leur mère venait visiter. Il y avait fré-
quemment des situations où l’adolescent n’était pas si mal que ça avant que la maman arrive et
quand elle partait le gars était en crise de folie furieuse. Par exemple, ils se sont mis à filmer ou à
enregistrer ou à prendre des notes dans des situations comme celle-ci : la maman arrive, le gosse
fonce vers elle pour l’embrasser, la maman se rigidifie, le gosse se recule, la mère dit : « Tu ne
m’aimes plus, mon fils ! », le gars ne sait plus quoi faire, alors il rougit et sa mère lui dit : « Mais
mon chéri, il ne faut pas avoir honte de ses sentiments ! », et puis le gars déconne complètement.
Alors, à ce moment-là, on a commencé à penser en termes : mais dans quelle mesure est-ce qu’il n’y
aurait pas eu deux messages envoyés : un message de type verbal (« mon chéri, viens près de moi »),
et un message de type non-verbal qui est la rigidité du corps de la femme – ce qui fait que ce gosse
a reçu deux messages contradictoires et que la mère ne sait pas quoi faire.
À l’époque, le premier texte écrit sur ce domaine-là était un texte sur le rôle que pouvait jouer la
double contrainte (double bind) dans l’étiologie de la schizophrénie. C’est un texte très primitif, très
simpliste où l’on parlait de mère qui piégeait et d’enfant qui était piégé. Or, dans un second temps,
ils se sont rendus compte que ce n’était pas si simple que cela : que si, en l’occurrence, la maman
disait à l’enfant : « mon chéri, viens sur mes genoux », et qu’elle se raidissait une fois l’enfant sur
ses genoux, l’enfant disait : « quel beau bouton tu as là, maman ! » Ce qui fait que le gosse obéit au
niveau verbal, il vient sur ses genoux, mais ce n’est pas pour elle qu’il vient, c’est pour le bouton
qu’il vient. Ce qui fait qu’il lui renvoie une double contrainte et elle est dans une situation où elle
réagit par une double contrainte, et alors c’est comme la poule et l’œuf, on ne sait plus qui est le pre-
mier. Ce qui ne m’intéresse pas du tout.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


À ce moment-là, Bateson avait dit : « Ah ! J’ai tout compris ! J’ai compris le dilemme du schizo-
phrène : ce malheureux tente de répondre en même temps à deux niveaux, les niveaux verbal et non-
verbal, le niveau de la relation et le niveau du contenu. Pauvre schizophrène ! Il n’a pas lu Russel !
Il aurait lu Russel, il aurait tout compris ! » Qu’est-ce que Russel a raconté ? Russel raconte des his-
toires sur les niveaux logiques. Par exemple, une table, c’est une table. Je peux dire : il y a dans le
monde entier deux classes : la classe des tables et la classe des non-tables, et le monde entier est là-
dedans, ce n’est pas faux, tout y est. Mais imaginons que je dise : j’ai la classe des concepts et la
classe des non-concepts. Mais la classe des non-concepts, c’est un concept ça ! Ça ne marche plus.
Alors, le brave Russel disait : « Il y a un problème logique qui crée des paradoxes mathématiques
qui ne sont pas des paradoxes que l’on peut résoudre tant qu’on se rend malade à essayer de les
résoudre au même niveau. » Pour arriver à se tirer des paradoxes mathématiques, disait Russel, il
faut se rendre compte d’une impossibilité de tenter de parler d’un membre et de la classe qui le
contient. La classe n’est pas ses membres et un membre d’une classe n’est pas la classe. Parler d’une
chose comme si elle était l’un de ses membres, c’est faire une faute de type logique, il y a deux types
logiques différents.
Donc, Bateson avance : le problème du schizophrène, c’est qu’il ne sait pas faire la différence entre
le niveau de la relation (le niveau de ce qui se passe sous l’aspect éthologique, sous l’aspect de la
distance), entre le niveau relationnel, le niveau non-verbal et le niveau du contenu, le niveau de ce
qui lui est dit. Si le schizophrène était assez futé pour réaliser que le niveau de la relation était un
niveau qui est méta- (qui est hiérarchiquement supérieur) au niveau du contenu, il n’y aurait plus de
problème. Et alors, Bateson a résolu ainsi le problème de la double contrainte en disant que ce pro-
blème est lié au fait qu’il y a un malheureux qui tente de mettre ensemble deux éléments apparte-
nant à des niveaux logiques différents. D’où Bateson disait : « dans une même famille, il y a de fortes
chances que l’on ait un psychiatre, un clown et un dingue ! » Il ne veut prendre en formation que
des gens qui ont un frère dingue autrement cela ne marche pas. Dans un contexte constant où l’on
mélange les types logiques, ou l’on devient clown pour s’en tirer, ou l’on devient psychiatre pour
essayer de comprendre quelque chose, ou l’on devient malade mental…
Si parmi vous certaines personnes ont eu la curiosité de lire ces deux livres que Le Seuil a publiés,
vous verrez que, pratiquement, dans deux articles sur trois, Bateson fait référence à sa typologie pour
se tirer d’affaire ; qu’il s’agisse de n’importe quelle histoire, il sort de son chapeau le petit machin
magique que sont les niveaux logiques. C’est devenu quelque chose de très important dans les
approches systémiques aujourd’hui aux États-Unis et il est rare que vous ne trouviez pas dans
chaque article une référence aux niveaux logiques qui vont tout résoudre.
On penserait alors en termes d’un monde de poupées russes. Comment ce monde fonctionne-t-il ?
Il fonctionne grâce à une interaction, dit un brave post-batesonien, de type couplage, comme diraient
les physiciens. Voici qu’entre chaque anneau de cet oignon quelque chose va se passer qui fera que
de proche en proche, tout est lié. En plus, là-dedans, c’est comme dans une voiture, tu ne peux pas
aller de première en troisième directement. Par exemple, tu as le niveau I : j’apprends
le niveau II : j’apprends à apprendre le niveau
III : j’apprends à apprendre à apprendre…
Il faut respecter la chaîne, c’est sacro-saint, et si tu sautes, tu ne joues plus. C’est comme à la marel-
le. Il faut savoir suivre l’ordre.
C’est le monde dans lequel nous nous débattons, dans ses diverses approches épistémologiquement
différentes, ce monde des niveaux logiques.
Il est vrai que c’est extrêmement étouffant, ce monde où l’on gagne son ciel en passant de ciel en
ciel et le septième est vraiment très loin !

E. – Dieu est un oignon !

F. – Je croyais que c’était un grand lapin !

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


M. – Je crois, pour ma part, qu’il y a des milieux divers qu’il faut interrelier mais je ne crois pas
qu’il y ait de hiérarchie. Je ne crois pas qu’il y ait de partage obligé. Je ne crois pas qu’il y ait de
situation méta-. Je crois, au contraire, que des raccourcis sont possibles qui permettent de pouvoir
croiser ces niveaux à différents moments, à différents lieux et toute la discussion, c’est comment,
effectivement, pouvoir parler de ces croisements qui ne sont pas hiérarchiques.

A. –… qui sont hiérarchiques dans un certain type de société quand même. Précisément, il y a
l’ordre qui règne et dans cet ordre les niveaux sont effectivement hiérarchisés. Si tu es bien élevé,
tu sais que le niveau verbal est supérieur au niveau physique.

M. – La différence est hors toi, qui dis : moi, A., avant de parler, je précise une chose : ce que je
vous dis n’est valable que par rapport à une culture spécifique, une culture dominante dans un lieu
spécifique, ce que je vous raconte n’a rien affaire avec une universalité. Bateson ne dit pas cela !

A. – Je veux dire que l’ordre social fonctionne beaucoup comme cela. J’ai beaucoup travaillé sur
l’État, et l’on s’aperçoit que le double bind, c’est vraiment la démarche même de l’État. À chaque
foi qu’il donne quelque chose d’une main, il le retire de l’autre. Mon travail le plus récent, c’est par
exemple la création de la Sécurité Sociale en 1945. On crée des caisses autonomes : gestion syndi-
cale, c’est vous qui gérez, allez-y les gars ! Et au même moment (ce que l’on est d’ailleurs en train
de faire avec la loi sur la décentralisation des collectivités locales) on décide que les décisions des
conseils d’administration ne sont pas applicables avant un mois, pendant lequel le Ministre peut les
suspendre, y mettre fin. Au même moment. Alors les gars ont eu effectivement deux attitudes : soit
le super-conformisme, allant voir le Préfet avant de prendre toute décision, soit la provocation. Et
dans les deux cas, il n’y a jamais eu de Sécurité Sociale autonome. Et tout l’État, quelque soit le
grand corps que l’on prenne, fonctionne comme cela. Donc, c’est vraiment le fonctionnement même
de l’ordre, je le crois.

M. – Effectivement, nous ne croyons pas qu’une double contrainte existe comme ça. Elle n’existe
que parce que, dans une même démarche, un ordre ou une personne est tentée de rendre compte de
différents niveaux de réalité, d’où l’aspect apparemment contradictoire, mais qui n’est pas contra-
dictoire. En fait, on ne fait que dire à la fois et que montrer à la fois différents niveaux. En réalité,
il n’y a pas des double bind, il y a des sextuples bind. Des situations où tu as X. niveaux de réalité
que tu dois présenter à la fois puisque tu es obligé par ton comportement de montrer que tu obéis
aux différentes règles implicites. D’où une situation où ce n’est pas la communication du tout, ça
n’a rien à voir avec cela, ça a à voir avec autre chose. Ce n’est pas que tout ordre engendre un double
bind, c’est tout système qui à partir d’un moment donné tente de respecter un niveau qui est le niveau
je dirais explicite des règles supposer fonctionner, tout ordre respectant par ailleurs les règles de ce
système qui sont des règles implicites mais qui elles aussi le régissent, fait que tu as constamment à
chaque pas différents niveaux qui se situent. Et ces niveaux ne sont pas hiérarchiquement différents.
Ils sont cet entrelacs complexe que Félix appellerait rhizomatique parce qu’ils se recoupent n’im-
porte comment et suivant aucune hiérarchie. C’est un des points que je voulais amener au débat.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


JEAN-CLAUDE POLACK

Échecs

L E JEU D’ÉCHECS OPPOSE DEUX ADVERSAIRES aux forces


égales. Mis à part le « trait », c’est-à-dire la disposition
des pièces blanches et du premier coup, une totale symétrie
lie les joueurs. Le problème de la partie est justement celui
d’une rupture. Il faut sortir de cette parité dont le destin est
forcément la nullité ; déséquilibrer le système, briser le miroir.
Il suffit d’une fêlure, d’une poussière, d’une « imprécision »
pour que le couple ne soit plus en balance. Steinitz préfère
attendre la faute et l’exploiter dès qu’elle survient. Lasker se
propose au contraire de la provoquer, ébauchant une stratégie
dialectique qui prend en compte les facteurs « subjectifs ».
Mais dès que le fléau s’incline légèrement, le vainqueur peut
pousser jusqu’à son terme l’avantage acquis.
Le jeu prend en compte trois sortes de données. Les pièces
sont affectées de puissances ; chaque « qualité » possède une
équivalence approximative en pions. Les cases sont plus ou
moins importantes. L’arithmétique et la topologie combinent
leurs mesures dans la valeur précise des pièces. En un
moment donné cette valeur dépend de leur rayon d’action, du
nombre des cases qu’elles contrôlent, des distances qu’elles
peuvent parcourir. La perte d’un cavalier, par exemple, n’est
pas aussi coûteuse quand il se trouve au bord de l’échiquier.
Par ailleurs, la chronologie des coups modifie l’évaluation.
La perte de ce cavalier est moins grave s’il n’a fait qu’un seul
mouvement depuis le début de la partie ; plus lourde au
contraire s’il lui a déjà fallu trois sauts pour se placer en

CHIMERES 1
JEAN-CLAUDE POLACK

territoire ennemi. Sa chute entraîne alors celle des « temps », 1. André Green, « La
surtout si la pièce qui s’échange avec lui n’a fait qu’un mou- psychanalyse, son
objet, son avenir », in
vement sur l’échiquier. La Revue Française
Les cases sont valorisées selon leurs relations stratégiques de Psychanalyse,
avec les pièces à mater, les rois. Elles sont donc affectées par 1975, XXXIX.
le dispositif du jeu, la présence de telle ou telle pièce dans la
proximité, sur les diagonales, etc. Bien des parties se jouent
autour de l’occupation ou du contrôle d’une ou deux des
soixante-quatre cases, le plus souvent au centre de l’échiquier.
Une troisième dimension, temporelle, surdétermine ce com-
plexe « algébrique », quand les joueurs disposent d’un capi-
tal de temps identique et limité. À l’extrême un « blitz », une
guerre éclair, oblige les deux adversaires à régler leurs
comptes en quelques minutes, au coup pour coup. La vitesse,
comme dans les duels de westerns, fait alors la différence.
Dans tous les cas aucun texte signifiant, aucun effet de sens
ne doit déranger les stratèges aux prises avec les logiques abs-
traites des nombres, des espaces et des temps. Le choix des
coups doit être libre de toute indexation inconsciente. Comme
le dit justement A. Green :
« Les joueurs ne sont pas censés avoir d’inconscient. Ils ne
font pas d’actes manqués, rien que des fautes. Le postulat est
que chacun joue pour gagner et qu’il n’y a qu’une façon de
gagner. » (1)
Certes, le roi est la pièce à abattre ; la reine dispose d’une
grande mobilité, le cheval peut sauter par-dessus d’autres
pièces, les tours flanquent tout ce dispositif féodal aux quatre
coins du champ de bataille. Mais le roi n’est pas le père. La
reine n’est ni sa femme, ni sa maîtresse phallique. Le fou ne
l’est pas plus qu’un autre, même s’il reste consigné aux dia-
gonales d’une seule couleur. Les tours, loin d’être des bas-
tions défensifs, s’agitent en grands déplacements dans les fins
de parties. On ne se sera pourtant pas privé, une fois encore,
de déchiffrer les règles, les phases et les combinaisons du jeu
avec la grille symbolique œdipienne. En 1925, Herbstmann
inaugure à Moscou la série de ces interprétations qui décèle-
ront dans la marche et la promotion des pions, les limites et
la mobilité du roi ou le dynamisme de la reine, les drames de
la puberté, la fragilité du père, l’ambivalence des fils, la toute-
puissante castratrice de la mère, les jeux du meurtre et de

CHIMERES 2
Échecs

l’identification. Le discours psychanalytique est parfois étayé 2. E. Jones, « Le cas


par celui des historiens. On remarque, par exemple, que la de Paul Morphy ;
contribution à la
Dame est une invention de l’Occident du XIIe siècle ; elle psychologie du jeu
remplace le roi de l’armée alliée dans le jeu primitif indien du d’échecs », Essais de
VIe siècle, – le Chaturanga –, et le vizir des jeux persans ou Psychanalyse
arabes. En acquérant, au début du XVe siècle, sa puissance appliquée, Payot,
1973.
définitive, elle manifeste que le jeu s’est éloigné des combats
allégoriques entre nations pour simuler les vicissitudes de la
possession sexuelle et du couple conjugal Ernest Jones résu-
mera les positions freudiennes en faisant des échecs la voie
par excellence de la sublimation. Commentant la carrière et
la personnalité de Paul Morphy, joueur génial et peut-être
« fou » :
« La connaissance que nous avons de la motivation incons-
ciente qui nous pousse a jouer aux échecs nous apprend qu’ils
ne peuvent signifier que le souhait de triompher du père d’une
manière acceptable… » (2)
Plus pertinentes sont les remarques de Green sur la double
symétrie des dispositifs (entre les deux camps, à l’intérieur de
chaque camp) et le caractère spéculaire, voire « paranoïque »
de l’antagonisme échiquéen. Il s’agit cette fois de constantes
topologiques imaginaires, indépendantes du nom des pièces
ou de leurs figures, et comme telles susceptibles de cristalli-
ser des situations mimétiques. C’est rejoindre Caillois qui
classe les échecs dans les jeux agonistiques. Et reconnaître
aussi que les rites et les combinaisons des échecs, comme
ceux de la musique et de la danse, mettent à l’abri d’une pré-
valence du sens. Ils stérilisent le psychisme, comme on dit
que l’asepsie stérilise un champ opératoire. Les logiques de
la signification, les sémiologies signifiantes sont comme
autant de risques d’infection ; trouble des investissements de
désir, modification de la passion du jeu, de son plaisir.
Contamination langagière et contagion de névrose.
Les variations des concepts linguistiques, – langue, langage,
sémiotique, signe, symbole, etc. – , entraînent la diversité des
classements et catégories. Saussure compare plusieurs fois la
langue avec un jeu d’échecs, tandis que Hjemslev refuse à
tous les jeux le statut de langage (« sémiotique »). Il note la
parfaite correspondance des éléments de l’expression et des
éléments du contenu, sans glissement des strates. Et Michel

CHIMERES 3
JEAN-CLAUDE POLACK

Arrivé, pour expliquer le point de vue du Scandinave, a de 3. Michel Arrivé,


nouveau recours au jeu : « Linguistique et
Psychanalyse »,
« Pour prendre un exemple, le “fou” du jeu d’échecs est Klincksieck, 1986.
exhaustivement défini par la description de son fonctionne-
ment sur l’échiquier : “déplacement illimité sur les diago- 4. Nabokov, « La
nales”. En sorte que cette formule en constitue à la fois défense Loujine »,
Gallimard, 1964.
l’expression et le contenu sans que, du coup, il soit nécessaire
de les cliver. » (3)
Pour rester dans le cadre de la terminologie hjemslevienne on
parlera plutôt de « quasi-signes », de « systèmes de sym-
boles ». Dans tous les cas le système est conventionnel, déli-
mité, fixe. Les combinaisons « syntagmatiques » du jeu ne
s’accompagnent d’aucune ouverture ou fluctuation paradig-
matique ; et le code opérationnel est hermétique, en droit, aux
langues ou langages adventices. Il ne suffit même pas au
héros du roman de Nabokov que l’échiquier et les pièces
n’aient plus aucun rapport avec les champs de bataille, les
personnages, les animaux ou les fous d’une lointaine histoire
princière. La matérialité des pièces, le bois, le vernis, les
formes, tout ce qui représente encore quelque objet – ou plus
généralement fait signe – doit être évacué de sa passion :
« (Dans le jeu à l’aveugle) … on n’avait pas à faire à des
pièces visibles, audibles, palpables, dont la ciselure précieuse
et la matérialité le gênaient toujours et qui lui semblaient la
grossière enveloppe terrestre de forces invisibles et mer-
veilleuses. C’est quand il jouait à l’aveugle qu’il ressentait ces
forces diverses dans leur pureté originelle. Alors il ne voyait
plus ni la crinière roide des chevaux, ni les petites têtes lui-
santes des pions, mais sentait que telle ou telle case imaginée
était occupée par une force qui s’y concentrait, de sorte que
le mouvement de la pièce se présentait à lui comme une
décharge, un coup de foudre ; tout le champ de l’échiquier
frémissait d’une tension dont il était maître, accumulant ou
libérant à sa guise la force électrique. » (4)
L’épuration progressive du jeu permet à Loujine de se déga-
ger des symboles et des matérialités qui leur servent de sub-
strat. Il ne s’agit plus alors que de territoires et de flux, de
lieux et d’intensités, l’esprit trouvant son bonheur à leurs
combinaisons. Au contraire, dans une partie normale, la prise
des pièces serait réductrice, l’échange des deux pièces « la

CHIMERES 4
Échecs

transformation de deux puissances d’échecs en deux poupées 5. Jacques


sculptées et enduites d’un brillant vernis ». Dextreit–Norbert
Engel, « Jeu d’échecs
Depuis sa naissance orientale, les représentations se sont ins- et Sciences
crites dans l’histoire du jeu d’échecs, enfouies dans sa mytho- humaines », Payot,
logie, métaphorisées dans ses règles. Elles ressurgissent à 1981. Dans ce livre
l’occasion d’un événement propice. La politique leur donne foisonnant on trouve
une érudite
un nouveau souffle sur l’échiquier. Les liens du jeu d’échecs bibliographie du
avec la signifiance sont renoués par les agencements institu- domaine échiquéen.
tionnels qui règlent les parties lors d’un championnat. Car il
s’agit alors de rebrousser chemin, réassigner le jeu aux terri-
torialités familiales, nationales, guerrières, de le déloger de ce
qu’Engel et Dextreit, à bon escient, désignent comme une
position de subversion du langage (5). Étudiant la passion des
échecs de Marcel Duchamp (plus connue que celle de
Raymond Roussel ou de Max Ernst), ils évoquent la dérive
irrépressible de l’artiste, la distance prise à l’égard du pays,
des lettres, et enfin de la peinture. Duchamp explique que
même celle-ci lui plaît de moins en moins. Le dessin ou le
tableau sont encore trop chargés de sens. Il cherche une abs-
traction croissante par où des pensées et des idées prendraient
sur l’échiquier l’allure poétique de configurations insensées.
Que le jeu d’échecs ne puisse fournir tout à fait cette diver-
sion témoigne de son appartenance partielle mais indiscutable
à l’ordre de l’histoire, des histoires et du récit.
Au championnat du monde de Baguio (Philippines), Karpov,
tenant du titre, affronte Kortchnoï. Le prétendant, Juif apa-
tride déchu de sa citoyenneté soviétique, vit en Hollande et
réclame vainement aux autorités russes la libération de sa
femme et de son fils, retenus en U.R.S.S. Les Soviétiques, qui
tiennent à la victoire de leur jeune stakhanoviste, font mine
de négocier, tergiversent, discutent tout à la fois des condi-
tions du championnat et du sort de la famille de Kortchnoï.
Mais la guerre froide est engagée depuis longtemps. Les pro-
cédures abstraites et « neutres » du jeu sont surchargées de
données symboliques, d’équivalences et de significations. Ce
ne sont plus, alternativement, les noirs contre les blancs ; mais
le jeune loyaliste contre le vieux dissident, le Juif contre le
goÿ, le fidèle contre le renégat. Et peut-être même le socia-
liste contre les valeurs « bourgeoises », le conflit des puis-
sances ou l’affrontement des classes.

CHIMERES 5
JEAN-CLAUDE POLACK

À cette étape préliminaire de la compétition toutes sortes de


questions saturent l’ambiance. Les commentaires, la presse,
l’opinion s’en emparent de façon dispersée, avec des inten-
tions contradictoires. Faut-il aller à Baguio ? Kortchnoï doit-
il obtenir d’abord l’accord des Soviétiques ? S’il se rend aux
Philippines est-il sûr de l’emporter ? S’il veut revoir bientôt
sa femme doit-il gagner ou perdre ? Qu’est-ce qui pèsera le
plus dans la décision de Moscou : le droit du vainqueur ou la
compensation du vaincu ? Le challenger ne peut éviter, quoi
qu’il en décide, d’être traversé de ces interrogations. Des
agencements complexes d’intérêts et de rapports de force
confluent à la fois sur son économie affective et sa science,
les arriment l’une à l’autre, soudant des phases ou des figures
de la partie avec des données historico-politiques, liant le dis-
positif sémiotique précis du jeu avec les flux, les univers et
les référents idéologiques qui arment l’affrontement de pres-
tige des grandes puissances. Une des conditions de cette trans-
position est l’énorme publicité donnée par les médias aux
grands tournois d’échecs. Les joueurs représentent des nations
adverses ou des systèmes politiques antagonistes. On passe
d’un cercle étroit d’amateurs à l’arène des conflits mondiaux,
visitée par la télévision. La position du regard et la présence
des témoins agrandissent la partie aux dimensions mégalo-
maniaques d’un duel planétaire. Les joueurs deviennent des
représentants, non seulement de leur pays mais des masses,
des cultures et des systèmes qu’ils résument en leur force
unique et singularisée. Horaces et Curiaces, paladins des deux
mondes.
Les Soviétiques ont réussi depuis la seconde guerre mondiale
à dominer le jeu et à l’identifier à leur patrimoine national.
Destin très proche de celui des sports à la rubrique desquels
les échecs émargent de droit. Dans un grand magasin de
Léningrad le jeu d’échecs est au même rayon que les ballons
de foot-ball, les poids et haltères ou les javelots. L’entraîne-
ment des joueurs est physique pour une grande part : efforts
musculaires, course, régime et repos contrôlés. Les mises en
scène des Jeux Olympiques ou des Championnats du Monde
d’Échecs véhiculent les mêmes stéréotypes de propagande.
On crée les Olympiades d’Échecs, on installe les concurrents
dans les conditions identiques d’une guerre pacifique seule-

CHIMERES 6
Échecs

ment simulée. Mais cette entreprise n’est possible que grâce


aux règlements de la F.I.D.E., elle-même clairement reterri-
torialisée sur les découpages internationaux de l’après-guerre
et de Yalta. Kortchnoï ne manquera pas de tomber dans le
piège :
« Les organisateurs de tournois et les journalistes du monde
libre ne réalisent-ils pas que Karpov est la plus parfaite image
du gouvernement soviétique et qu’en honorant cet ange de la
mort, ils expriment une approbation silencieuse de la politique
de l’U.R.S.S. et de ses menées agressives ? »
Les parallèles entre les stratégies économico-militaires et le
jeu d’échecs sont devenus le fond commun inépuisable des
métaphores journalistiques des deux dernières décennies. Le
phénomène n’est pas nouveau. Le style de jeu des grands
maîtres a toujours été manifestement lié aux orientations poli-
tiques et militaires de leurs contemporains. On le voit bien
pour Philidor et le style français (« Hoche et Vauban réunis
sur l’échiquier »), Steinitz (et les guerres de position à la
Clausewitz), Tarrash et Lasker (supériorité de la défense dans
l’ère de la première guerre mondiale), puis Reti, Tartakover
et Nimzovitch, les « hypermodernes ». Le nombre des nulli-
tés, la longueur de la compétition, l’attentisme des joueurs
donnent à la compétition de Baguio des allures de coexistence
pacifique nucléarisée. Les joueurs mais surtout Kortchnoï,
dans sa précarité d’apatride, ne jouent plus seulement avec
leur mémoire, leur connaissance immense, mais limitée à son
champ, des combinaisons, phases, mouvements, parties his-
toriques, débuts, milieux et fins, stratégies préférées de
l’adversaire. Ils doivent travailler sur des matières multiples,
chargées de messages, d’allégories, de symboles et d’enjeux
politiques.
Kortchnoï entre dans l’arène lesté de son désir, préoccupé de
sa femme, de son fils, du corps, du sexe et de son identité.
Avant le début des hostilités, il donne lecture d’une lettre
adressée à Brejnev, demandant au Chef de l’État de laisser sa
femme et son fils quitter l’U.R.S.S. L’ambassadeur soviétique
à Manille retourne la lettre à l’envoyeur sans l’ouvrir. La
question des fanions donne lieu à une autre polémique.
Kortchnoï propose successivement de jouer sous le drapeau
suisse, sous un drapeau blanc portant la mention « apatride »,

CHIMERES 7
JEAN-CLAUDE POLACK

et même sous le drapeau soviétique, avec en surimpression


les mots « je m’en suis échappé ». Le challenger fait jouer
l’« Ode à la Joie » de Beethoven lors de la cérémonie d’ouver-
ture ; Karpov répond par l’Internationale.
Kortchnoï s’offusque de l’attitude de son adversaire :
« Karpov refusait d’entériner l’usage qui était le mien, consis-
tant à porter un compteur Geiger durant chaque partie. J’avais
pourtant eu de bonnes raisons d’en juger l’emploi nécessaire
dans le passé. »
Puis ce sont des incidents, rythmés par les parties. Kortchnoï
secondé par Petra Leeuwerick, sa secrétaire, prétend que les
Soviétiques interviennent dans la seconde partie. Un yaourt
apporté au champion du monde signifie certainement le
conseil d’une offre de nullité, à moins qu’il ne contienne un
dopant. L’arbitre décide que dorénavant un yaourt de couleur
violette serait servi à Karpov à l9 h 30 chaque jour et que s’il
désirait un autre parfum, il lui faudrait en aviser l’arbitre par
écrit une heure avant le début de la partie.
Au cours de la même partie, Kortchnoï porte des lunettes
réfléchissantes pour que son adversaire, en le regardant, ne
voie que son propre visage. C’est le point de départ d’une
longue montée de paranoïa d’influence. On demande des
déplacements de spectateurs, une glace sans tain, des expul-
sions. Les deux joueurs font appel à des aides, parapsycho-
logues, médecins, gourous, membres de sectes. Vers la fin du
championnat, le domicile de Kortchnoï est un véritable ash-
ram.
Karpov est secondé d’un parapsychologue. Un contre-hyp-
notiste indien vient à la rescousse de Kortchnoï. Chaque
joueur dispose alors d’une pièce supplémentaire : Vladimir et
Didi. La règle du jeu s’étend aux stratégies de contexte.
L’atmosphère de suspicion, d’interprétation et de persécution
semble affecter équitablement les deux joueurs ; les seconds
et secrétaires se lancent dans une surenchère que les cham-
pions font mine de modérer. On a surtout l’impression que les
thèmes d’influence, d’action extérieure ou de pression para-
psychologique ne sont pas en mesure de gêner les adversaires
tant qu’ils ne concernent que les conditions extérieures, le
« climat » du duel. L’impact et la faute surviennent quand une
problématique familiale fraye son chemin jusque sur l’échi-

CHIMERES 8
Échecs

quier en trouvant son mode de diagrammatisation propre. 6. A. 0’ Celly, Baguio,


Après la huitième partie, Madame Leeuwerick fait une décla- 1978, « Le
Championnat du
ration à la presse où elle dit notamment : monde d’échecs »,
« Kortchnoï me demande de déclarer que dès ce moment et Diffec., 1978.
jusqu’à la fin du match, son jeu va s’inspirer d’un unique et
bien particulier sentiment, celui d’entendre s’entrechoquer
dans les poches de Karpov les chaînes qui asservissent sa
famille dans ce vaste camp de prisonniers qu’est l’Union
Soviétique. »
On confirme alors un effet de transplantation sémantique,
d’infiltration. Du sens fait irruption dans le jeu autour d’un
pivot signifiant et d’un symbole. Et c’est évidemment de la
Reine, de la Dame qu’il est alors question. Le dispositif ins-
titutionnel ne fait plus barrage, mais, au contraire, relais, ou
redondance. Dans la cinquième partie, Kortchnoï manque un
gain « qui crève les yeux » au 55ème coup. Un échec donné
par le Fou sur cases blanches entraînerait une intervention
décisive de la Dame et la victoire. À la treizième partie, un
faux-mouvement de la Dame le prive de la nullité au 53ème
coup.
Dans la vingt-septième partie, un autre faux-mouvement de
la Dame au 31ème coup manque peut-être la nullité. Vient
enfin la trente et unième partie : les deux joueurs sont à éga-
lité à 5 points. Le point suivant décide du match. Karpov dis-
pose des blancs. Kortchnoï entreprend une défense Pirc, dite
semi-ouverte, dont les spécialistes savent qu’elle ne parvient
généralement pas à l’obtention d’une nullité face à Karpov.
« Kortchnoï fut-il sensible à cette atmosphère d’hostilité
manifeste dont la “diplomatie” adverse avait su l’entourer ?
Peut-être, mais il fut en tous cas l’artisan de sa propre défaite
en choisissant avec les noirs une défense risquée convenant
par trop au tempérament de son rival, au lieu de jouer sage-
ment pour tenter de faire pencher la balance en sa faveur à la
partie suivante ». (6)
Le déroulement de la partie confirme d’ailleurs son caractère
d’exception. Car après le 7ème coup des blancs, la défense se
transforme en défense « Benoni ». Alberic O ‘Kelly, com-
mentant ce système, met innocemment les points sur les « i » :
« Ce nom hébreu figure dans la Bible. Lorsqu’à la suite de la
naissance de son dernier-né, Jacob perdit sa femme, c’est ainsi

CHIMERES 9
JEAN-CLAUDE POLACK

qu’il appela son fils, ce qui signifie “le fils de mes larmes”. 7. Photographié par
Ce début doit son nom à Aaron Reïganum qui l’analysa pour Norman Snyder dans
la collection de
la première fois en 1825 et qui lui donna ce nom, car il avait Mrs J. Russel Twiss et
cherché dans ce travail un refuge à sa mélancolie… » publié dans le
L’impression prévaut que l’événement réel (la séquestration « Monde des échecs »,
de la femme) influe sur les mouvements de la Dame sur Antony Saidy et
Norman Lessing,
l’échiquier : celle-ci est manifestement « handicapée » dans Hachette, 1975.
le jeu de Kortchnoï. Il ne nous appartient pas de démonter pré-
cisément l’agencement « responsable » de cette infiltration,
mais de repérer des « voies de passage » entre différentes
strates sémiotiques.
On alléguera sans doute ici que dans la langue russe la pièce
que l’Europe occidentale et les Américains nomment
« dame » ou « reine » porte un autre nom, sans connotation
de sexe ou de parenté. Le jeu aurait été introduit en Russie
directement par les Persans tandis que le monde chrétien l’a
reçu des Arabes ; les seconds parlent de « dame » là où les
premiers désignent un « vizir » ou un « firz ». Il est vrai que
le terme de « fera » (général, stratège) est très usité. Mais les
joueurs russes emploient aussi communément les noms de
« damka » ou « koraleva » (la reine). Par ailleurs la compéti-
tion est internationale, le prétendant au titre est apatride, les
compte-rendus de Baguio sont donnés en anglais. L’U.R.S.S.
a d’ailleurs adhéré depuis longtemps, quelque soit son nom,
à la représentation féminine de cette pièce. Il suffirait pour
s’en convaincre d’examiner un jeu soviétique des années 30,
composé de prolétaires et de capitalistes, en céramique
émaillée (7). Les pions (« noirs ») du camp capitaliste, en
bonne doctrine léniniste, sont les prolétaires enchaînés. Le roi
(« blanc ») des prolétaires, un superbe ouvrier, a comme pions
des paysans porteurs de faucilles. La dame tient une gerbe de
blé. Le roi capitaliste n’est autre que la Mort, squelette drapé ;
sa dame, lascive et vénale, porte une couronne d’or et laisse
à nu son sein gauche.
Kortchnoï joue-t-il dans sa vie comme s’il respectait à son
insu une règle échiquéenne ? Mme Leeuwerick, la secrétaire
de la fédération suisse et l’accompagnatrice du grand maître,
tiendrait-elle alors la place d’une deuxième reine, soit adjointe
à la première (si l’on considère que Kortchnoï n’est pas
« légalement » séparé de sa femme), soit unique et véritable-

CHIMERES 10
Échecs

ment seconde si l’on admet la prise de la reine, – la première


femme – par l’État soviétique ?
Le parallèle est d’autant plus tentant que si Madame
Kortchnoï est actuellement prisonnière, Madame Leeuwerick
l’a été pendant dix ans, avant de se réfugier en Suisse. Les
choses de la vie copient les règles du jeu : une dame perdue,
une autre « promue » et c’est cette deuxième qui s’active,
parle, attaque le camp adverse, quand Kortchnoï, comme le
roi, est relativement discret. Quelque soit l’interprétation
ponctuelle, ce qui nous importe surtout c’est la richesse des
plans de traductibilité, de transfert ou de diagrammatisation
qui s’établissent entre les situations affectives, sociales ou
politiques et les codes du jeu. La forme précise des homolo-
gies est moins importante en effet que leur possibilité, ce qui
« affecte » la partie, au double sens du terme d’y apporter de
l’amour et de la maladie, ou mieux encore les deux ensemble,
le vénérien, le mal du sexe.
Une machine analogique, un montage de redondances vien-
nent réabsorber l’ensemble sémiotique autonome dans de
grandes combinaisons sociales, politiques et langagières.
L’espace forclos des échecs n’est pas nécessairement froid ;
mais un des ressorts évidents du plaisir de jouer est l’a-signi-
fiance du code accepté par les adversaires. Il est difficile de
rendre compte d’un assaut d’escrime ou d’un set de tennis
sans faire au moins allusion à la personne des joueurs, leurs
mouvements, leur allure ou caractère, voire leurs histoires de
couple ou de famille. Un compte-rendu d’une partie d’échecs
se ramène à deux colonnes de notations ne comprenant que
des chiffres et des lettres. Et les noms des joueurs servent
d’indexations pour le catalogue, toujours incomplet, des stra-
tégies. Personne ne sait grand chose de Nimzovitch, sa per-
sonnalité, ses goûts ou ses failles. Tous les bons joueurs
connaissent par contre son « système » et l’existence du
champion tient tout entière en quelques rangées de signes qui
sont sa représentation unique et dépouillée.
Pourtant les échecs ne sont pas un jeu de robots. Il n’est pas
certain que l’ordinateur puisse battre les meilleurs et
qu’aucune passion ne doive altérer la science rationnelle du
jeu. Mais le désir engagé dans la partie d’échecs est contin-
gent à des matières, des configurations et des montages asi-

CHIMERES 11
JEAN-CLAUDE POLACK

gnifiants. Abstraction faite des cultures, des sociétés ou des


langues, une commune toxicomanie rapproche les fanatiques
dans une addiction évidente aux stratégies muettes de
l’échiquier.
Tout ceci qui est de jouissance tire sa séduction de ne vouloir
rien dire, d’être dépourvu de signification, morale ou
message.
Si le sens inconscient y fait retour, si le « Sujet » s’en mêle,
c’est pour « interpréter » et défaire le désir. Donc pour perdre.

CHIMERES 12
Les séminaires
de Félix Guattari 17.06.1986
Jean-Claude Polack
Esquisse pour une stratégie thérapeutique des psychoses
Je me propose ici de décrire une manière de travailler, progressivement définie, par essais et
erreurs. L’espace de la séance, si réduit soit-il, y est conçu comme un dispositif institutionnel
complexe. Les questions posées par la psychose appellent un mode d’intervention où l’interpré-
tation signifiante cède le plus souvent le pas à l’élaboration d’un espace imaginaire dont le corps
libidinal étalonne la cartographie. Faire et dire, comprendre et prescrire n’y seront pas aussi clai-
rement dissociés que dans une stricte pratique d’analyse. D’une façon plus générale, mon princi-
pal souci est de rendre patents, donc utiles, les divers registres sémiotiques mis en jeu dans la
cure. L’avènement du « sens » et de la « vérité » nous paraît souvent moins urgent que la mise en
place d’une corporéité imaginaire, corrélative d’un territoire existentiel limité. De cela nous
sommes à la fois l’observateur et l’artisan. Une assez longue histoire témoigne des modifications,
des écarts ou des transgressions auxquels la psychothérapie des psychoses conduit nécessaire-
ment ceux qui s’y consacrent ; mais aussi de ce qu’une théorie de l’inconscient peut attendre de
la systématisation d’une pragmatique dont je ne fais ici qu’ébaucher quelques directions.

Quand il vient me voir pour la première fois, envoyé par une de mes patientes, professeur de
Faculté, Michel n’a pas encore trente ans.
De taille moyenne, plutôt élancé pour sa carrure, le front dégagé, le visage boutonneux, il ne me
fait pas bonne impression. Je le trouve buté, légèrement arrogant, hostile. Il me déclare que dix
thérapeutes au moins ont déjà déclaré forfait. Il surenchérit ainsi sur la mise de son amie B. (mon
analysante) qui est surtout liée avec son frère aîné. Je sens très tôt que ma « réputation » est en
jeu, ou pourrait l’être. La présomption le dispute à l’appréciation des risques. J’ai envie de m’oc-
cuper d’un cas réputé difficile, d’un patient avec qui je n’aurais eu aucun commerce institution-
nel, dans le seul champ clos de mon cabinet. Je décide néanmoins de différer mon accord, pres-
sentant trop de travail et de préoccupations. Je me propose comme médecin-psychiatre et l’envoie
chez M.R., un jeune collègue que j’ai analysé quelques années auparavant.
Je reçois dix jours plus tard une lettre de celui-ci dont je livre ici l’intégralité, car elle décrit à la
fois le problème à traiter et la mise en scène « transférentielle » de cette prise en charge.

« J’ai reçu en consultation Mr Michel G., deux fois. Dès les premiers instants de notre entretien
il m’a fait savoir qu’il n’était pas à l’aise avec moi et en fait il ne l’était pas du tout. Il avait des
difficultés à s’exprimer, manifestant une très grande anxiété, souhaitant à plusieurs reprises inter-
rompre notre entretien et partir. Il a pu toutefois parler de sa solitude extrême, de son sentiment
exacerbé d’être “mal dans sa peau”, de son apragmatisme, de ses inhibitions, de ses idées noires
voire suicidaires, et surtout de ses difficultés de communication avec autrui qu’il pressent comme
menaçantes pour son intégrité.
Il a fait référence à plusieurs reprises au bon contact qu’il avait avec vous et à son sentiment de
réassurance que lui procuraient vos rencontres.
Nous étions convenus de nous revoir une seconde fois. Au cours de notre second entretien, après
m’avoir dit qu’il avait tout d’abord songé à décommander notre rendez-vous en me faisant par-
venir le montant de la consultation, il me parut plus détendu. Il me paya puis il me confirma alors
qu’il ne se sentait pas à l’aise avec moi comme avec les treize autres psychiatres et psychothéra-
peutes qu’il avait rencontrés depuis un an et demi et qu’il allait se contenter pour l’instant de vous
rencontrer tous les dix jours environ “pour les médicaments à moins que l’un de vos patients ne

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


se désiste” et que vous puissiez alors le prendre en psychothérapie. Cette possibilité que l’un de
vos patients “se désiste” lui parut absurde et si peu imaginable qu’il en rit. C’est dire combien il
apparaît transférentiellement lié à vous. On ne peut manquer de remarquer que parmi les nom-
breuses personnes qu’il a rencontrées c’est justement vous qui ne pouvez pas le recevoir pour une
psychothérapie. Il a suffisamment évoqué sa difficulté à repérer ses limites et celles de l’autre
pour que une psychothérapie énoncée comme telle lui paraisse dangereuse et dévorante. Cette
impossibilité entre vous apparaît comme le garde-fou indispensable actuellement à la possibilité
de parler de lui. Cette seconde rencontre que nous avons eue me semble avoir été utile dans la
mesure où j’ai pu lui dire que je n’étais pas mort de son refus et que donc je pouvais rester à sa
disposition. J’espère avoir ainsi contribué à l’établissement de cette constellation de psychiatres
et de psychothérapeutes dont il s’entoure et qui lui est nécessaire, et dont vous paraissez le seul à
être en position de pouvoir structurer le cadre. »

Michel m’a raconté la rupture avec son dernier thérapeute. Elle est d’ailleurs assez semblable aux
échecs précédents. « C’était un rouquin » dit-il, « avec une gueule qui ne me revenait pas ». Au
bout de sept mois je l’ai quitté. Sinon, je lui aurais cassé la figure. Je me dis que j’ai sept mois
pour m’assurer de ma « bonne gueule » et de sa violence. Mon inquiétude, paradoxalement, est
un argument décisif : je n’aime pas la reconnaître, même quand elle me paraît justifiée. Nous pre-
nons rendez-vous, établissons le contrat. Les séances seront entièrement remboursées par la
Sécurité Sociale. Je me réserve le droit de lui conseiller des médicaments, je lui donne le droit de
m’en demander. Je me trouve en balance entre le modèle médical et le statut du psychanalyste,
désireux avant tout de m’adapter, assez empiriquement, à la marche de notre travail. Dans les
mois qui suivent, par bribes et morceaux, il reconstitue sommairement sa biographie. Il est le plus
jeune de deux fils d’un diplomate installé au Mali au moment de sa naissance. Il a vécu à
Bandiagara, puis à Bamako jusqu’à l’âge de treize ans. La famille est venue ensuite en France.
Michel va au lycée, passe son baccalauréat et, comme son frère, fait des études d’anglais.
« Comme son frère » il a fait du football qu’il pratique assidûment et dans lequel ses qualités sont
presque professionnelles. La rivalité fraternelle est le fil conducteur de sa biographie ! moments,
décisions et vocations. Elle se manifeste plus violemment dans une suite ininterrompue de
conflits, bagarres, affrontements physiques graves se terminant parfois par des blessures ou des
évanouissements. Michel reconnaît que son aîné, plus grand et plus fort, pourrait facilement avoir
le dessus et qu’il ne doit qu’à la mansuétude de ne pas avoir été plus souvent corrigé ou terrassé.
Cela ne fait qu’accroître sa culpabilité ; il est, comme le roquet, l’initiateur de ces violences que
son dogue de frère essaye toujours d’éviter. Michel garde la certitude que sa mère l’a toujours pré-
féré, qu’il a eu avec elle, souvent, et notamment pendant une sieste africaine, des relations quasi
incestueuses. Le père était toujours absent et distant. Il n’intervenait que rarement dans les dis-
putes des frères et pour le protéger. Plus récemment, comme son frère, Michel était coopérant
dans l’enseignement. Il a fait deux séjours successifs en Australie, pendant que l’aîné travaillait à
Prague. Au moment où la cure s’engage, il vient de jouer sur la confusion des prénoms pour obte-
nir un poste d’auxiliaire dans un collège parisien. Il s’y maintiendra quelques mois, au prix d’an-
goisses incessantes, d’insomnies, de culpabilité constante et de divers simulacres destinés à
cacher son impossibilité à préparer les cours, à corriger des copies, à interroger les élèves.
Je lui demande un jour de me faire un arbre généalogique succinct. Il me l’apporte la fois sui-
vante. J’en note quelques caractéristiques frappantes :
- Fréquemment, mais en particulier en ce qui concerne ses parents, les lignes ne se rejoignent pas,
ni ne « donnent naissance » aux enfants, alors que les frères sont parfaitement liés entre eux.
- La ligne des grands-parents les unit tous les quatre en un seul trait. Le grand-père paternel est
inconnu. Michel porte donc le nom de jeune fille de sa grand-mère, une fleuriste qui tenait bou-
tique dans la rue, modestement, et dont le fils, « naturel », – le père de Michel, s’est hissé au rang
de diplomate.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 2
- La profusion des secrétaires, le nombre important d’artisans. Le milieu est modeste, « petit
bourgeois ».
- L’absence ou le défaut des grands-pères. L’un d’eux est inconnu. L’autre quitte sa femme en
1950 et part au Canada pour y devenir artiste (peut-être « chanteur » ?).
- Quand les géniteurs sont anonymes, leurs lignes se rejoignent sur le dessin (trois fois au moins).
D’où cette règle empirique qu’on peut tirer du diagramme : il n’y a d’unions complètes que des
anonymes.
- Enfin au dos du génogramme, Michel a fait son portrait. Une lettre commente le tout :

Cher Docteur Polack,


Je me demande vraiment pourquoi vous avez souhaité que je fasse mon arbre généalogique mais
puisque je vous fais confiance, le voici, le voilà. Au dos j’ai dessiné un visage que je fais de
manière répétitive depuis quelque temps et aussi presque d’un seul trait : visage de profil, équi-
voque puisqu’à mon avis, inquiétant de même que rassurant ; en fait la mâchoire que j’ai toujours
dessinée de manière imposante s’est cette fois, arrondie.
Je suis toujours au désespoir mais j’ai parfois, de brefs instants l’impression d’entrevoir des traits
de lumière au bout de mon tunnel. Aidez-moi à croire en moi, Dr Polack, à être plus réaliste, à
travers des buts, des objectifs, à me débarrasser de problèmes, souffrances inutiles. Merci, Dr
Polack.

Ce que j’ai à dire sur ma façon de travailler est trop inséparable du cadre matériel pour que je n’en
donne pas ici un aperçu succinct. Nous pensons avec Fedida, que le patient arrive chez l’analys-
te « équipé d’un montage corporel (parole-perception-geste) qui est en partie, socio-culturelle-
ment prédéterminé » (1). Ce montage n’est pas dérisoire dans le dispositif de la cure. Il répond aux
modèles fonctionnels du thérapeute et, quel que soit le projet de s’en défaire (par un style propre,
la neutralité, la disponibilité), il est difficile d’aménager un « espace vide », purgé des conven-
tions sociales, où « tout », « n’importe quoi » peut se produire et s’entendre. Le cabinet de l’ana-
lyste est une « institution », avec ses coordonnées, ses règles, son économie de parole, de sexe et
d’argent.
Il requiert les mêmes questions de méthode qu’un dispensaire ou une clinique, même si les don-
nées à traiter sont moins nombreuses ou dispersées. Il porte un certain nombre de marques, de
traits révélateurs, de symptômes inconscients. Le psychotique, plus que quiconque, peut en avoir
l’aperception lucide, même quand son déchiffrage alimente le délire, justifie les persécutions ou
favorise les transferts. Le propre de ces transferts, pluriels, est de mettre en jeu des « phan-
tasmes », des relations imaginaires partielles et labiles où des parties du corps se combinent à
d’autres parties par le médiat d’objets ou de figures, dans des montages limités et réversibles. Ces
rapports nécessitent des supports ; ils s’appuient sur des lieux et des moments dont une cartogra-
phie de base doit faire l’inventaire et l’invention. Il serait vain, bien entendu, de chercher le modè-
le général de ces dispositifs matériels. On pourra considérer comme un acquis que certains d’entre
eux soient validés par leur pertinence, c’est-à-dire leur persistance ; et qu’ils puissent alors servir
d’éléments pour des élaborations plus complexes, des constructions plus larges. J’insiste d’autant
plus sur cette économie des transferts que dans le cas de Michel elle coexiste avec les manifesta-
tions évidentes d’un transfert beaucoup plus « névrotique ». Les rêves et les propos le figurent
massivement au risque de masquer un démembrement sous-jacent. La vacillation itérative des
limites de son corps, les phénomènes d’identification fusionnelle ou de projection font des péri-
péties de la séance des menaces constantes contre son intégrité corporelle.
Mon bureau est le plus vaste d’un cabinet collectif situé au centre de Paris, dans le quartier latin,
quartier de cinémas, restaurants, galeries d’art, antiquaires et marchands de vêtements. Le bureau
est le plus proche de l’entrée du Collectif où travaillent avec moi cinq autres thérapeutes et une

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


secrétaire. Un certain nombre de nos patients sont pris dans des actions croisées de deux ou plu-
sieurs d’entre nous, quand nous voulons différencier par exemple le plan chimiothérapique de la
psychothérapie, l’approche familiale de la relation duelle ou que deux conjoints sont suivis par
leurs thérapeutes respectifs. Le Collectif est généralement perçu comme un regroupement de
médecins ayant travaillé dans le champ de la psychothérapie institutionnelle. Les revues de la
salle d’attente confirmeraient, s’il le fallait, son orientation « à gauche ». Ses liens avec une asso-
ciation de patients à Paris sont suffisamment connus pour qu’on vienne au Collectif sur le fond
mythique des thèmes de l’« antipsychiatrie » ou de l’« alternative ». Ces préjugés font partie, pour
le meilleur et pour le pire, d’un dispositif transférentiel global, où des idéologies communes pré-
tendraient faire l’économie d’un mode de relations spécifique et singulier. Résistances, en
somme. La salle d’attente, qui donne sur le boulevard, est donc collective ; il s’y passe suffisam-
ment de choses pour qu’on puisse dire qu’avant la séance proprement dite, un événement est déjà
engagé. J’ai déjà dû plusieurs fois y « réveiller » Michel, d’un sommeil tantôt réel, tantôt simulé.
Je l’y ai trouvé debout, regardant par la fenêtre ou jouant aux échecs avec un autre patient ; muet
ou conversant. Une mention spéciale doit être ici faite pour sa ponctualité. Elle ne s’est démentie
que de rares fois. Il arrivait largement en avance, semblant vouloir être là bien avant que d’être
dans mon bureau, avec tous les corollaires imaginables de cette particulière promiscuité : regards
sur d’autres patients, éventualité d’une rencontre, observation de mes allées et venues, utilisation
d’une autre scène, pourvue de tiers et de témoins, pour préparer son entrée dans celle où j’officie.
Mon bureau, qui donne sur la cour, est assez sombre : deux lampes y sont constamment allumées,
même en été. Les murs, gris clair, s’ornent de quelques tableaux, généralement achetés aux expo-
sants qui se servent de l’entrée comme galerie pour y montrer des œuvres très variées dans leur
inspiration et leur professionnalisme. Outre le divan et la table ellipsoïde qui me sert de bureau,
il faut noter la présence d’un piano et d’une bibliothèque de style, de part et d’autre d’une che-
minée ; la glace qui surmonte celle-ci est masquée par une profusion de modelages et d’objets
offerts par des patients. Le plan schématique de la pièce est le suivant :

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Un certain désordre (c’est un euphémisme) règne dans le bureau. Il est peut-être à l’image de mes
problèmes d’installation, et de territoire : dossiers, journaux, documents s’entassent un peu par-
tout, à la périphérie de la pièce, tandis que la table est toujours surchargée de paperasses. Le
Collectif m’a souvent servi de base de repli au cours des vicissitudes de ma vie privée : des vête-
ments et des affaires de toilette y encombrent une salle de bains que mes collègues ont pratique-
ment dû m’abandonner. Ces détails me semblent d’autant plus utiles qu’ils témoignent de certains
de mes usages corporels ; ils vont compter par conséquent dans le dispositif du traitement et ce
d’autant plus que le corps, l’image du corps, le corps libidinal me sert de repère constant dans
cette cartographie analytique que je me propose d’y mettre en place. Un dernier élément, non le
moindre, devrait figurer au tableau de cette mise en scène du travail analytique : c’est justement
celui de mon intérêt, « épistémophilique » pour son cas. Il n’est pas douteux qu’il se soit mani-
festé très tôt et dès avant la mise en écriture d’une monographie. Michel a pu, par maints détails,
repérer les signes de ma curiosité, les bénéfices, narcissiques escomptés, peut-être même le souci
d’un certain cadrage esthétique de la cure auquel sa participation, primordiale, ne pourrait pas
manquer.

Cliniquement parlant, Michel ne fait pas partie du cadre des psychoses dissociatives mais plutôt
de ce que Tausk nomme, avec prudence, les syndromes d’aliénation : sentiment d’étrangeté de
son corps, perte imaginaire d’une partie qui ne lui appartient plus, perception d’un défaut de crois-
sance du thorax, d’une disproportion quasi monstrueuse entre le haut et le bas, modification du
visage, du volume et de la forme du nez, du menton et des joues. Dans des moments-charnières
il s’en faut de peu qu’on ne passe du registre narcissique de l’aliénation du corps à l’organisation
délirante d’une persécution paranoïde. Mais ce glissement, nous devons en convenir, a toujours
été fugace. Rare dans les séances, il a été l’occasion d’un certain nombre de passages à l’acte
domestiques quand la présence du frère, de l’oncle maternel ou du père a semblé donner consis-
tance, dans un contexte spéculaire, à l’hypothèse paranoïaque d’un rapt parcellaire de sa chair
vive. Le miroir est d’ailleurs l’instrument répétitif d’une vérification douloureuse. Les grimaces
et les mouvements de la tête font varier à l’infini ces « prises » stéréotypées par lesquelles Michel
cherche à la fois à s’assurer d’une identité de perception et d’une possession tangible de la visa-
géité comme ensemble de traits fondateurs de sa « moitié ». Ce qu’il raconte de ses troubles les
fait remonter à l’adolescence et peut-être même avant ; ce qui confirme l’hypothèse d’une psy-
chose de l’enfant laissée en l’état, développée plus tard en une « dépression atypique ».

Pour Michel, le début de la séance est manifestement une épreuve, une mise en condition, une ini-
tiation, un accord au sens musical du terme. En quel ton jouons-nous, sur quelle mesure, dans quel
tempo ? La partition peut se réduire, en première analyse, à l’espace même du bureau et cette cho-
régraphie à deux qui précède la parole. Les gestuelles, les sèmes positionnels font contrepoint
avec la strate signifiante, ou plus précisément langagière. Ils définissent un certain type de
contrat ; ils comportent déjà un certain mode de transfert. Si Michel se retourne vers l’encoignu-
re de la pièce, je sais par habitude, (par apprentissage), qu’il faut que je l’extirpe de cet espace
autistique pour pouvoir établir une relation quelconque avec lui. Je sais aussi qu’il vaut mieux le
faire sans bouger, car mes mouvements peuvent l’inquiéter, l’importuner ou lui révéler mon
malaise. Il vaut mieux aussi que je n’interprète pas trop, même si je crois avoir compris l’histoi-
re que cette délimitation semble raconter. De n’en pas comprendre le sens ne m’empêche
d’ailleurs pas de me servir d’un savoir appris avec lui dans un agencement singulier précis. C’est
un duo, notre musique de chambre ; peu à peu il est possible de l’écrire, de la fixer par des notes,
c’est-à-dire des mots et des images. Il y a des improvisations possibles mais comme dans une
« jam session », les inventions de chaque instrumentiste se déroulent sur le fond d’un contrat

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


commun, harmonique et rythmique, dont les repères abstraits, les tons et les temps, sont fixes,
voire programmés. Il y a donc une logique gestuelle, des séries séquentielles de mouvements qui
forment une trame propice, praxique, extrêmement localisée. Il n’y a pas une appréhension de
l’espace chez le psychotique mais une scansion du temps et une découpe de l’espace du bureau
entre Michel et moi. Et l’affaire s’est nouée comme un événement de longue durée, où se sont
forgés des signes, des conventions, des scansions et des gestes particuliers, une syntaxe origina-
le, d’ailleurs jamais close. Cette mise en route doit être inscrite sur la cartographie. Non pas qu’el-
le constitue un premier terme ou une introduction, mais parce qu’elle découpe un espace perti-
nent, un montage utile, l’îlot de terre ferme de Pankow. Il est donc susceptible de s’écrire dans
une formalisation sémiotique du corps ; il offre un degré suffisant de traductibilité pour servir de
repère sur la carte, de repaire pour la progression de la cure. C’est par là qu’on peut revenir quand
tout se met à être flou, imprécis, désertique, ou mort.

Dans le combat avec Antée, Hercule doit tenir son adversaire loin du sol, car chaque contact avec
la Terre, qui est sa propre mère, décuple les forces du géant. Il m’arrive parfois d’avoir l’impres-
sion que le travail « reprend » chaque fois que je renoue le lien momentanément perdu avec une
partie du corps imaginaire, dont le devenir mesure en quelque sorte l’efficacité de nos pérégrina-
tions. Une hypothèse utile, parmi d’autres, est de prendre le bureau comme espace de projection
pour le corps propre du patient. Une autre est d’y voir projetée ma propre anatomie imaginaire.
Les « greffes » d’une structuration phantasmatique de l’image du corps passent par le média d’un
décor qui lui sert d’appareillage symbolique.

Le torse de Michel lui semble trop étroit (il est en fait athlétique), trop enfantin. Michel risque
souvent l’hypothèse (la métaphore) d’un arrêt de croissance : le haut de son corps se « serait »
arrêté dans son développement, la tête ne se serait pas bien dégagée des épaules et du thorax.
Parfois il s’étire curieusement, avec des mouvements de reptile, pour se déployer complètement
et ne plus étouffer. La zone restreinte, anachronique, est comprise entre la tête et la ceinture ; elle
englobe la fonction respiratoire et peut-être la voix. C’est pourquoi il veut non seulement s’étirer
mais crier très fort ou se replier sur lui-même avant de s’allonger à l’extrême, comme un poussin
risque sa tête hors de l’œuf qu’il a brisé. L’image me paraît tellement évidente que je la lui décris
un jour ; son silence marqué me paraît alors un suffisant accord. Mais ces mouvements du corps,
dans leur expressionisme, sont liés à des parties du bureau, des murs, des encoignures, des dis-
tances. Une certaine structuration de l’espace se repère au jeu des oppositions distinctives qui for-
gent un dialecte territorial précaire. Plusieurs entrées donnent accès aux situations phantasma-
tiques : l’une d’entre elles est purement positionnelle, une autre met en jeu le timbre de ma voix
ou les objets que je touche, ma manière de m’asseoir ou de me lever. Plutôt que d’évoquer du
sens, ces gestes favorisent une multitude d’arrimages libidinaux, qu’on peut appeler transferts, à
condition de ne pas y projeter des contenus personnologiques et de leur garder le caractère pri-
maire, pulsionnel et polymorphe qui préside à leur jeu.

L’agitation anxieuse de Michel est telle qu’il ne peut rester en place plus de quelques instants.
Parfois, au cours de la séance, la sédation se produit, un retour au calme. Il peut alors s’asseoir et
rester, immobile, comme accablé. Le plus souvent il marche, se déplace comme un lion en cage,
se met près de la fenêtre ou contre le radiateur ; il est alors de trois-quart ou de dos pour moi, et,
quand il lui arrive de parler, son regard et le mien ne risquent plus de se rencontrer. Les mouve-
ments et les arrêts peuvent alterner jusqu’à ce qu’une position d’équilibre ait été atteinte ou qu’un
dialogue se noue, permettant le retour de Michel vers un fauteuil et le face-à-face.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


L’impression qu’il communique est celle d’un étouffement, d’une insupportable exiguïté. Malgré
sa taille, mon bureau est encore trop petit pour le corps de Michel, pour la distance qui lui est
nécessaire, son rayon d’action ; pour son écart à l’autre qui le menace et l’envahit. Mais en même
temps on sent son envie de bouger, de jouer, de danser, son goût du mouvement, son souci, tout
à fait esthétique, de la posture.

Pendant une période de plusieurs semaines, Michel s’est presque uniquement limité à des « cho-
régraphies » : certaines d’entre elles, stéréotypées, copiaient les attitudes des stars, des allures de
cow-boys, des mouvements d’échauffements de sportifs, c’est-à-dire les gestes répertoriés, tech-
niques, d’un code reconnu. D’autres, plus curieuses et difficiles, s’organisaient autour d’un objet-
fantôme : par exemple une position assise avec appui des avant-bras sur les cuisses qui, jointe à
la rougeur de la face et la mimique d’effort, évoquait pudiquement la défécation.

Les mouvements du corps se partagent en deux séries essentielles, de regroupement fœtal ou d’al-
longement. Entre les deux, une tension de croissance, de développement. Quand Michel s’enrou-
le, c’est qu’il prépare son épanouissement, ou qu’il le médite. Quand il s’allonge et se cambre, il
se dégage de l’enfance en agrandissant la partie du corps qu’il juge encore trop enfantine. Le
mouvement ambigu donne corps à la durée tout en amplifiant dans l’espace des régions imagi-
naires archaïques, indécises, asexuées. Michel sait qu’il se donne en spectacle. Il aime le théâtre.
Pendant deux années il suit un cours pour amateurs. Il improvise sur scène devant ses camarades :
le plus souvent des séances de traitement, des actes incongrus, des moments de folie. Dans les
séances il est vêtu légèrement. Deux fois, l’été, il est venu en short. Ses vêtements clairs ont
quelque chose de colonial. Chaussures souples ou baskets. Il doit être à l’aise dans ses mouve-
ments, ses pas, son équilibre.

Petit à petit, il me fera comprendre l’écart profond entre l’image du corps inachevée ou malme-
née et son schéma corporel, parfaitement maîtrisé dans la pratique des sports et de la danse mais
aussi dans l’expression, hic et nunc, de sa souffrance. L’angoisse de dépersonnalisation, de trans-
formation physique, cède dès qu’il est pris au jeu d’un code dynamique, technique précise du
football ou débauche quasi maniaque des mouvements libres de la danse africaine Il me suffit par-
fois d’une simple question sur les cours du Centre Américain pour faire cesser une bouffée d’an-
goisse visible à l’œil nu. Tout se passe comme si le déploiement hystérique incontrôlable (mais
néanmoins très proche dans sa stylisation des recherches d’un Grotowski, par exemple) passait
dans un registre d’expression réglé sur une scène reterritorialisante (salle de danse, terrain)
indexée sur des univers consistants (musique et monde africains ; techniques et rites abstraits,
mythes du football). J’ai parfois l’impression, en nommant ces « lieux », de couper court à un flot
d’angoisse que rien n’endiguait ni ne canalisait et qui, d’un coup, trouve son réglage, sa fonction,
son plan d’énonciation possible.

La prise de parole est précédée d’une période plus ou moins longue de mutisme, qui coïncide avec
une prise de possession de l’espace, une délimitation. Il y a des temps d’arrêt, des vides, mais
jamais ces blocages ou barrages qui dénotent une coupure schizoïde ; un témoignage évident de
cette continuité : si Michel s’arrête de parler pendant une minute, il reprend son discours là où il
l’a abandonné, ou dans la logique évidente d’une association d’idées. Il m’est arrivé de prendre
la parole juste au moment où il la reprenait, pour prononcer des mots voisins ou identiques. Une
fois même Michel a prononcé les mots que j’avais en tête après quelques instants de silence tendu.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


Parfois la parole insiste puis s’étiole sur un thème qui la fige. L’impression douloureuse d’enli-
sement m’amène alors à lever cette fixation par un changement de registre, d’objets, d’idées.
Dans ce cas l’écart est proprement surréaliste ; mais le coq-à-l’âne détend généralement l’atmo-
sphère.

Au cours de nombreuses séances Michel pousse des cris inarticulés, des gémissements, des gro-
gnements. La montée d’angoisse peut se résoudre en une phrase hurlée (« ça ne va pas,
Dr Polack ! ») ou s’exaspérer dans une agitation incoercible.
Un jour, vers la fin de la première année de traitement, Michel se met en face du radiateur, me
tourne le dos, se balance d’avant en arrière en poussant de longues plaintes gutturales. Puis il
crie : « il faut que je me fracasse la tête contre le mur. » Je me lève alors et me mets à parler avec
force, en lui disant qu’il a le droit d’être violent contre les autres, qu’il n’est pas nécessaire qu’il
s’en punisse. Il se retourne alors vers moi et me saisit par les épaules en même temps que je
touche les siennes. Sa saisie est brutale et je me dis que je vais partager bientôt le sort du frère.
Je me mets à parler beaucoup, répétant que je suis là, que je vais bien, qu’il ne m’a fait aucun mal.
Son étreinte se relâche. Son visage est devenu cramoisi. Il souffle et se met à pleurer. Cette crise
va faire pivot dans la cure ; il n’y aura plus jamais d’affrontements physiques entre nous, mais
seulement des « envies de » clairement énoncées et déjouées.

Ma préoccupation cartographique est d’autant plus discutable que malgré ma représentation spa-
tialisante virtuelle des divers matériaux de la cure, je ne procède justement à aucun tracé concret.
Je ne demande pas à Michel de me faire « un monstre » en pâte à modeler, car je pressens chez
lui trop d’histrionisme, et d’habileté consciente. Je fabrique en moi-même une sorte de « monstre
mental », d’autant plus monstrueux que non restreint à l’anatomie phantasmatique, mais multisé-
miotique, surdéterminé, hétéroclite comme « l’inventaire » de Prévert. Il me reste à détecter les
quelques « ratons-laveurs » qui balisent cette mise en place, les répétitions et les retours. La
construction du monstre se fait à partir d’un matériel où les fantasmes sont dits ou évoqués dans
la parole. La démarche diffère par conséquent de celle qui prend une figuration tangible comme
point de départ et matérialisation. Elle la rejoint dans un souci d’une description qui peut, en des
moments cruciaux du travail, privilégier l’économie de la forme sur la logique du sens, mais qui
se tient le plus souvent à mi-chemin de la figuration et du corps parlé, interrogeant à la fois les
symboles et les analogies. Zone des « possibilités de fait », des sensations, des transformations de
forme. Ou encore, paraphrasant Deleuze, de la « déformation » comme acte et manifestation.
Dans la peinture de Francis Bacon, la déformation est « acte pictural », dans les mouvements de
Michel une actualisation motrice. Mais de l’un à l’autre, du patient au tableau, le lien est évident.
Un manifeste intensif, dans un espace non entièrement signifiant, tend à rendre compte des rap-
ports de forces qui agitent la corporéité sensuelle. Il ne les fige jamais dans leurs extrêmes hypo-
thétiques, mais veut suggérer à la fois leur dynamisme et leur composition.

La « cartographie » n’est pas seulement métaphorique. Elle désigne un mode d’observation, de


« lecture », une pratique et des objectifs. L’attention de Gisela Pankow se porte d’abord sur des
lacunes, et sur des décalages. Sa pratique tente de combler des espaces vides, de les habiter, d’ar-
ticuler des strates identiques. Entre géologie et géographie le projet s’affirme d’une « structura-
tion de l’image du corps », voie d’accès à la temporalité discursive du transfert.

Dans mon travail l’image du corps est un prétexte, un « modèle », plus qu’un soubassement ou
une matrice. Je le conçois davantage comme un système de coordonnées, une légende, une unité
de mesure ; et du coup je ne me sens pas embarrassé d’une quelconque chronologie stratégique.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


Il en résulte une multiplicité synchrone de modes de communication ou d’énonciation dans les-
quels les formes transférentielles les plus clairement « névrotiques » côtoient des jeux autistiques
ou des figurations archaïques « kleiniennes ». Je n’ai pas d’autre souci que de les disposer dans
un espace imaginaire vivant c’est-à-dire doué de connexions multiples, parmi lesquelles je privi-
légie constamment les carrefours corporels. De ce point de vue tout fait corps : les personnages,
les lieux, les souvenirs, les situations de travail, les relations affectives, les loisirs ; mais aussi les
mots, les noms et les rêves. J’ai la conviction (et la crainte) d’occuper beaucoup de terrain dans
cet espace construit. Au troisième mois de la cure Michel fait une tentative grave de suicide avec
un coma de plusieurs jours et une paralysie résiduelle de la main pendant quelques semaines. Cela
se produit durant une de mes absences qui coïncide avec celle de son frère. Comme il partage avec
lui l’appartement des parents, qui sont en Algérie, il doit sans doute la vie sauve à son aîné, de
retour d’un voyage de fiançailles. À partir de ce moment, je me mets à le voir plus souvent, au
moins trois fois par semaine, je lui pose plus souvent des questions sur sa cohabitation avec le
frère, le travail, la vie quotidienne, sachant que les inconvénients de ce quadrillage sont compen-
sés par de moindres risques de détresse ou d’abandon. Il lui arrivera de me téléphoner, de modi-
fier des horaires de séance, de négocier ses distances.

C’est en termes de distance en effet que les diverses territorialités familiales peuvent s’évaluer.
La mère, la fonction maternelle, et plus encore le corps de la mère sont toujours envahissants. Les
yeux, les seins et la blondeur sont pratiquement fétichisés. Michel les retrouve partout, dans les
effets de semblance et de similitude. Toutes les femmes, mais surtout celles qui lui plaisent, ont
quelque chose à voir avec sa mère. Dans les premiers mois du traitement il parle de sa mère
comme un petit garçon : c’est la plus belle, tout le monde la trouve belle ; il en est le préféré. Il
ne dit pas que plus tard il l’épousera, parce que sans doute cela s’est déjà fait. Plus que de s’unir
à ce corps, il a le sentiment d’en faire partie. Il décrit des fusions, des transfusions, des confu-
sions : une même chair fait son corps et défait celui de sa génitrice. D’autres femmes servent de
relais et de médiatrices. Leurs joues, la couleur de leurs cheveux ou de leurs yeux sont en même
temps ce qui l’attire et lui fait peur. Si ces signes manquent, rien n’est possible. Une longue his-
toire d’intentions avortées, d’envies violentes, d’occasions manquées se déroule presque unique-
ment par des communications téléphoniques. Lise est très belle mais trop lointaine. De loin il la
désire, parfois se masturbe en pensant à elle. S’ils se rencontrent dans une soirée, il veut l’insul-
ter ou la battre, et doit se retirer précipitamment. Suzanne, qu’il a rencontrée au tennis, est trop
laide. Il ne voudrait pas que d’autres hommes le voient en sa compagnie et se disent qu’il a une
nana si moche. Dans les deux cas trop de distance au corps de la mère rend le lien impossible.
Avec Florence, qu’il a rencontrée dans un café, les choses sont plus faciles.

Les rondeurs et la blondeur lui conviennent, en ce qu’elles déclenchent son désir, lui permettent
des gestes d’approche, des caresses, un contact. Il peut lui faire l’amour, ce qui dans sa vie est
rare et délicat. Mais très vite, au lit, il a comme une phobie de ce qui l’attirait, les hanches trop
fortes, les seins trop généreux, le visage enfantin. Il faut qu’il n’éloigne et s’en aille. À peine est-
il rentré chez lui qu’il téléphone à son amie pour reprendre contact, à distance, fixer un rendez-
vous. Une fois sur deux il ne s’y rend pas, hésite, appelle à nouveau. Au bout de quelques
semaines c’est la rupture.

Sa vie entière est jalonnée de ces allers-retours, ces compulsions. Pendant les vacances, la très
jeune fille des amis de ses parents vient le voir dans sa chambre. Elle ressemble à sa mère, elle
n’est pas loin de sa mère ; il subit une érection, la cache et renvoie son amie dans sa chambre.
Revenu à Paris, il ne cesse de penser à elle.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


Il ne suffit pas de relever chaque fois le jeu de l’interdit et de la transgression. Si Michel ne se
décide pas ce n’est pas seulement parce que la faute le guette, et le remords. À chaque instant il
doit dégager son corps de l’autre corps, faire le compte de ce qui lui appartient, gagner ou pré-
server un peu d’autonomie :

« Quand je suis avec Florence, je ne sais pas ce qui m’arrive. Elle a le visage de ma mère, les
mêmes pommettes, le même regard, surtout la même façon de regarder, pas les mêmes yeux… Et
le même cou. Ces temps-ci j’avais l’impression que mon visage gonflait mais avec elle le mien
cesse de gonfler. Je le sens. En m’arrêtant de manger ça ferait pareil. J’ai envie d’essayer… »

Ou bien encore :

« Je regardais le visage de cette fille. Elle ressemblait au mien. Plus je la regardais plus mon visa-
ge fondait, mes pommettes mincissaient, mon nez se réduisait. »

Aux approches de la rupture, la violence destructrice monte en lui, et l’angoisse :

« Quand je reste plus d’une demi-heure dans une chambre avec Florence, je sens que je pourrais
lui faire du mal. De toutes façons, quand je lui fais l’amour, je pense à mes épaules. Elle me dit
que j’ai de belles épaules, et ça me fait du bien. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas moi qui
suis là avec elle, que je me sers d’elle. Je me sens salaud, dégueulasse. À ce moment-là, il faut
que je bouge, que je fasse des choses, même avec elle, ailleurs, du mouvement. »

Et quelques jours plus tard, soulagé, il me raconte la fin de cette histoire :


« Elle a bien fait de me quitter car j’aurais pu la tuer, mais comment la tuer. J’aurais pu la mas-
sacrer. Je ne supportais plus ses seins. »
Moi : - Florence n’est pas votre mère.
« Oui, mais quelle est la solution ? »

Deux jours plus tard :

« J’ai téléphoné à mon père, en Algérie. Il me disait : “je ne sais pas quoi te dire.” Je lui ai dit “ne
te tracasse pas, laisse moi simplement m’appuyer sur toi.” »
- Et la mère ?
« J’ai envie de la battre, c’est la balance dans l’autre sens. »
- C’est le couple que vous ne supportez pas ?
Il se lève et déclare qu’il étouffe, qu’il a des nausées, puis :
« Comment faire pour être un autre que ma mère, que mon père ou les autres personnes ? »

Je crois comprendre que Michel ne peut imaginer un contact, surtout si celui-ci est tendre, que
sous la protection de la distance. Il ne peut évoquer de « s’appuyer » sur son père que de part et
d’autre de la Méditerranée. S’il se rapproche du père, il conçoit de la haine pour la mère ; il n’ima-
gine pas de les aimer ensemble. Chacun des parents peut faire alliance avec lui contre son enli-
sement dans l’autre. La scène « primitive » ne lui répugne pas. Au contraire. À distance, par télé-
phone, il peut imaginer le couple désuni, une complicité mortelle avec sa mère. Quand ils vien-
nent à Paris et qu’il les voit ensemble, il se sent rassuré. Ils peuvent alors repartir pour quelques
mois, le laisser dans leur appartement, loin de leurs corps tentateurs ou de leurs failles.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


Le territoire du père est apparemment inatteignable. Nul souvenir de contacts ou d’échanges. Le
père, prestigieux, n’est pas là ; ni quand il risque le pire avec son frère, ni quand il couche avec
sa mère. Il n’est jamais là pour séparer, ni pour combler. Il ne le touche jamais, ni pour l’aimer,
ni pour le battre. Phobie véritable ou formation réactionnelle, maintenant Michel ne veut plus de
cette présence.

« Je ne supporte pas la présence physique et la voix de mon père. Ça me fait cela avec le père et
avec le frère. Je n’ai pas envie d’en parler, ça me donne des malaises. »
Je lui dis que d’en parler peut permettre que tout ce qui se rapporte au père soit très présent à son
esprit ; que Florence est d’autant plus insistante dans ses pensées qu’il n’en parle pas. J’ébauche
le thème de l’évacuation du fantasme par le passage aux actes ou la parole dans la séance.
« Je crois que je ne peux pas affirmer, avec mon père et mon frère que je ne suis pas comme eux,
que je suis différent. Je voudrais le faire, je n’y arrive pas. Je me conforme à l’image qu’ils ont
de moi, à ce qu’ils veulent : Michel gentil, petit ; peut-être “malade” entre guillemets. »
- Ayant besoin d’eux ?
« Je ne veux pas leur faire du mal. C’est trop compliqué tout ça, il y a trop de choses qui se mélan-
gent. »
Michel oscille entre les fragmentations dépressives et les effets de totalisation persécutive qui
marquent avec les territoires de la mère et du père, les grandes répartitions du féminin et du mas-
culin. Alors que du côté des femmes son corps est presque toujours en danger, – susceptible de
proliférer ou de s’amoindrir dans des passages brutaux de chair vive – les hommes comptent
davantage pour ce qu’ils veulent, ce qu’ils attendent de lui, leur façon de le juger. Ce registre du
« moi idéal » est justement celui d’une image du corps au sens restreint, image de répertoire social
et familial.
Les affiches, les médias, les milieux du sport et la mode la lui suggèrent constamment. Il tente de
plaquer une figure « virile » sur le fond d’un désarroi d’abandon où les femmes rencontrées sont
des objets transitionnels ou fétichistes, nécessaires mais insupportables.

Les distances et les parcours sont des tracés pertinents ; les lieux habités, les paysages traversés,
les continents visités des espaces féconds. Nomadisme et sédentarité y croisent leurs lignes de
force. Après son séjour de coopérant en Australie, où il est resté près de deux ans, Michel met
presque six mois à revenir en France, traversant l’Océanie à petites étapes. Il s’arrête dans des îles
inconnues, pour jouer au football, pieds nus, avec les indigènes. En Amérique du sud il prend le
temps de perfectionner l’espagnol et commence d’apprendre le portugais au Brésil. À Rio tout lui
rappelle l’Afrique, la samba et la bossa nova l’enchantent. Il les joue sur sa guitare. Avec le jazz
et la musique africaine ce sont les rythmes des noirs qui seuls l’intéressent et le font danser. Il va
là où ça danse, le plus souvent sans partenaire, pour son plaisir.

Un diagramme virtuel devrait réunir l’hémisphère sud, l’Afrique et la latinité, le football, la


danse, un certain type de musique, (rythme et mélodie), des pieds et des mains érogènes. Bientôt
aussi la voix, car Michel aime chanter, se croit doué pour cela. L’histoire aventurière de ses
voyages est jalonnée de plusieurs figures d’hommes : un entraîneur de football ; Manuel, un gui-
tariste espagnol, beau et basané ; le censeur du lycée où il travaillait à Melbourne.

Les rêves de Michel explorent nostalgiquement le monde des occasions perdues. Il m’en écrit un,
à ma demande, avec des commentaires (20 ou 24.2) :
« J’étais à nouveau en poste comme prof en Australie. J’habitais dans une baraque au cœur de la
ville (type ville de province française je crois) en face de l’entrée principale du lycée ou collège.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


En fait mon regard se tournait plutôt du côté d’un restaurant ou “pub”. En fait, je crois que j’ha-
bitais une partie (appartment !) d’une grande maison au milieu d’une place. Je partageais ou
j’étais à nouveau avec Manuel. Apparemment je le “supportais”, entretenais au sens où il était
sans travail – reproduction presque identique d’une réalité vécue au cours de mon premier séjour
en Australie. Nos rapports sont marqués, selon moi, je les vois, je les ressens comme tendus, mar-
qués par la séduction à la limite de l’homosexualité je crois. Jouer de la musique dans un groupe,
jouer de la musique dans un gr, jouer de la musique, musique… dans un gr. Je suis crade, habillé
crade. J’ai peur, j’appréhende de commencer mon boulot, de rencontrer un membre du lycée aus-
tralien, prof, censeur, etc. en ville, dans un café. Je pense à un membre du lycée australien où j’en-
seignais au cours de mon deuxième séjour. Il me rendait tendu, crispé. Je me souviens qu’il
m’avait félicité au cours du premier trimestre. Je n’avais pas su quoi répondre. Tendu, crispé.
Maintenant, à ce jour, je crois que je dirais “merci” casually (distraitement) de manière incons-
ciente, la politesse avant tout ou simplement, répondre quelque chose de gentil, un signe de res-
pect, de reconnaissance de l’autre qui dans ce cas ne peut pas être un ennemi. Il engage le dia-
logue par un compliment, une gentillesse ici sincère. C’était quelqu’un de très extraverti, ouvert,
le cœur-sur-la-main comme on dit, apparemment heureux de vivre. Et moi, quant à moi il me cris-
pait mais comme tout le monde dans le staff. Le rêve s’est arrêté là autant que je me souvienne,
que je m’en souvienne. »
L’énonciation des signes ou repères appartient au statut de l’interprétation, c’est-à-dire ce qui
désigne des liens, une logique discursive, des processus primaires, des élaborations. Le carto-
graphe n’est pourtant pas seulement un lecteur. Les jalonnements sont à la fois des actes et des
repérages, des « prises de position ». Qu’il me les demande ou non, mes interventions, fréquentes,
me situent dans le dispositif. Récemment Michel me disait :
« J’ai beaucoup changé. Vous m’avez permis de trouver un travail et d’y tenir. J’ai compris votre
rôle dans la danse africaine et vous venez de m’envoyer chez un professeur de chant qui m’avait
déplu au téléphone mais que je trouve très sympathique. »
Il me rappelait en quelques mots toute une série de « passages à l’acte », dont je ne sais s’il faut
les attribuer seulement aux manifestations de mon « contre-transfert ». Ces aides, conseils ou
directives ne sont d’ailleurs pas radicalement différents de mes modes d’intervention « signi-
fiants » dans la séance. J’ai parfois l’impression d’apporter là des matériaux très singuliers, au
double sens du terme : « curieux » et « personnel ».

(Séance du 14.3.86)

M - « Je ne sais pas par quoi commencer. »


Il parle alors de son père. De son besoin de se sentir différent, d’avoir une identité pour pouvoir
lui parler calmement. (Le père repart aujourd’hui en Algérie).
(Silence).
« Je ne sais pas, je suis tendu et en même temps je suis très décontracté. Je me sens inquiet, mais
je pourrais me détendre… »
Je trouve le silence étrange. Il est 14 h 30. Il fait chaud.
Moi - « C’est l’heure de la sieste en Afrique. »
M - (avec vivacité) « Je ne la faisais pas. C’était l’heure où je traquais les lézards. Dans le jardin.
Jusqu’au jour, parce que j’étais très bon à ça, où je n’en ai plus trouvé. Ils ont dû se dire qu’il y
avait un problème et que c’était vraiment un territoire trop dangereux. » (Silence).
M - « You are the problem, Jean-Claude Polack. Je suis mal et je suis presque bien, mais ça ne va
pas quand vous êtes là, devant moi. »
Moi - « Il reste un lézard dans le jardin. Je suis peut-être le dernier des lézards. »
Il se lève, s’étire et déclare qu’il ne rit pas mais « qu’il y a beaucoup d’humour là-dedans et que
ça ferait un bon titre de roman ».
Les séminaires de Félix Guattari / p. 12
Puis il me parle, en les montrant, de ses mains « paralysées ».
Moi - « Comme ça elles ne tuent plus de lézards, elles ne tirent plus au lance-pierres… »
M - « Il paraît que le suicide est un homicide inversé ? »
Je pense qu’il s’est abîmé la main et le bras au cours de son dernier suicide. Je lui dis mes pen-
sées et j’ajoute :
Moi - « Il fallait les empêcher de faire ce qu’elles voulaient faire… »
M - (avec véhémence) « Je comprends tout cela ! »
Moi - « Vous pouvez maintenant faire de la guitare… »
Il sourit et me demande s’il doit continuer le Surmontil.
Cette histoire de lézards donne à réfléchir. Je me suis proposé comme lézard dans le transfert,
trouvant inutile de tenter d’articuler la logique d’une guerre entre espèces avec celle des conflits
du noyau familial. La chasse aux lézards comme la mortification ou la destruction de petits ani-
maux par les enfants met en branle des déterminismes inconscients, des conduites éthologiques,
des mécanismes d’apprentissage non nécessairement liés à l’institution familiale ou à l’organisa-
tion langagière ; omnipotence, prises de territoire, expérience des limites, rapports animistes avec
ce que Searles nomme « l’environnement non humain », jeux de mort et de blessures. Les deve-
nirs animaux construisent un corps fantasmatique élargi, dans lequel, par expériences et douleurs,
l’enfant devra tailler, élaguer, réduire.

Mon intervention sur la sieste et sur l’Afrique n’est pas étrangère au fait d’avoir visité le Mali et
particulièrement la région des Dogons où Michel a vécu sa petite enfance. Elle doit sans doute
aussi à mes souvenirs d’enfance, les Antilles, des moments de repos torrides, des jeux, des bêtes
tropicales.

Simultanément (l’inconscient n’est pas avare de ces condensations), le lézard m’apparaît comme
une bonne métaphore du pénis. Dans les pays du Sahel le « margouillat », aux couleurs vives
autour du cou, est un animal presque familier. Dressé, il fait un angle avec le sol ou sur le mur,
celui d’une érection vigoureuse ; et le coït est folkloriquement décrit comme « un margouillat
s’empiffrant d’une tarte aux baies noires ».
Michel tient la destruction des lézards pour la preuve et la plus claire manifestation de son sadis-
me, d’une cruauté foncière. De proche en proche les déplacements le conduisaient à sa famille,
son frère, son père peut-être, et plus précisément à leurs organes sexuels. Cette violence est le
symptôme préface d’une pathologie dont il est prêt à dire, par érudition, qu’elle est centrée sur
ses désirs œdipiens et la castration. C’est le parti qu’ici je n’ai pas pris. En me présentant comme
le dernier des lézards je crois lui avoir signifié d’abord que je connaissais ce jeu, et qu’à ma
manière, réellement ou imaginairement, j’avais pu l’avoir pratiqué. Je lui disais aussi que sa puis-
sance de mort avait des limites, que la question continuait à se poser pour lui d’une aire de sécu-
rité, de respiration nécessaire, de partage territorial. Enfin et surtout que le fantasme de notre duel
ne me menaçait pas s’il lui était nécessaire. Nous avions à trouver l’espace imaginaire commun
de notre différenciation corporelle, et de notre coexistence ; un lieu où la survie de l’un ne sup-
pose pas la mort de l’autre, où la vie d’un autre ne nous dévore pas.

Si le lézard fait fonction de partie du corps projeté, une dernière hypothèse, plus classique, ne peut
être écartée. L’heure de la sieste est l’heure de l’inceste. Trop facile et fusionnel c’est le moment
d’une angoisse vertigineuse où manque le phallus. Michel s’en prend à son pénis, à tous les
lézards érogènes. Il croit les avoir séparés de sa vie. Le défaut d’érection, l’éjaculation précoce
témoignent de son infirmité. Et si je suis lézard j’insiste dans son corps imaginaire comme sexe
présent, par delà sa castration seulement symbolique. Cette séance se situe dans une période où
Michel peut, mais depuis seulement quelques semaines, avoir des relations sexuelles qui donnent

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


et lui donnent du plaisir. Elle n’a donc pas « permis » ce progrès, mais seulement inscrit dans
l’élaboration de l’image du corps la forme prise par une « réparation ».

Dans le devenir-animal le corps tout entier investit une espèce. Michel manifeste une grande affi-
nité vis à vis des reptiles, mais surtout des sauriens, iguanes et varans. L’interminable duel avec
son double donne lieu, parfois, à de curieuses péripéties :
« L’autre jour au Jardin des Plantes, je suis allé voir les sauriens. De l’autre côté du verre, il y
avait un varan qui s’est mis en arrêt, face à moi, dès que je me suis approché de la vitre. On se
regardait dans les yeux. Il m’attaquait. D’autres gens passaient mais il était indifférent. Il n’y a
que moi qui l’intéressait. »
Je pense à l’axolotl de Cortazar. Cette histoire d’un échange d’identités entre l’écrivain et la larve
mexicaine, de part et d’autre d’une vitre qui ne peut empêcher leur transfusion corporelle.
« Les margouillats, mâles et femelles, en Afrique, quand je les attrapais, je les sacrifiais dans le
feu. Je n’arrive pas à respirer (il grimace constamment en plissant tous ses traits). Mon visage
change. Je commence à le sentir comme celui de mon père, ou celui de mon frère. Mais Michel
là-dedans… »
- « Où vivent les varans ? »
- « Partout, il y en a dans le désert. C’est des bêtes d’un mètre environ. Il me fixait à travers la
vitre. Un autre est venu taper du doigt. Rien. »
Du corps propre à l’animal les trajectoires sont multiples : parfois seulement des projections par-
tielles ; parfois une identification globale que surdétermine la symbolique familiale ; parfois, de
véritables « devenirs », comme dans le Birdy d’Alan Parker, avec des phénomènes de mutation
sémiotique, un changement métamorphique des usages du corps, de la sexualité, des intérêts, des
relations à l’espace et le temps. Le héros se dénude, se perche, cherche à voler. Et quand une jeune
fille lui offre sa poitrine, il ne sait pas quoi faire de ce corps étranger.

Le varan qui fixe Michel et le fascine, ce peut être moi, dans le face à face redouté de la séance.
Et si un autre veut « taper du doigt », Michel souhaite sans doute que je ne m’en soucie pas, que
je reste seul dans mon désert, et dans notre couple.

Tandis que se construit l’espace imaginaire où Michel nécessairement m’inclut, me cherche et


m’interroge, je tente constamment d’y repérer mes propres investissements, intérêts et plaisirs. Et
aussi les failles, les doutes, les inconnues.

À titre provisoire je classe mes interventions en trois catégories :


- s certains cas je crois comprendre, ça marche, et je crois savoir pourquoi : c’est l’interprétation.
- Parfois je sens, ça marche, mais je ne sais pas pourquoi : intuition.
- Souvent je dis ou je fais quelque chose, comme ça me vient, associativement. Ça marche ou ça
ne marche pas. C’est l’essai, qui est aussi greffe, apport de matériel. Dans ce cas il y a un chan-
gement de registre manifeste, parfois même des actes et des gestes, des manipulations d’objets,
des déplacements dans le bureau…
De toute évidence la dernière catégorie est celle qui m’importe le plus. Tout mon travail tend à
préparer, à rendre opératoire, un champ d’interprétation adéquat aux modes de subjectivité que
structure la logique du signifiant et le complexe œdipien. L’intuition ressortit au « préconscient »
de Freud ; il faudrait donc l’annexer à ce premier type d’intervention. Reste le vaste domaine du
« jeu », des expériences et des tâtonnements, que guide une configuration cartographique évolu-
tive et l’attention portée sur un devenir du corps libidinal, « narcissique » ou « objectal ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


(Séance du 9.2.86)

Il vient très en avance, reste plié sur lui-même dans la salle d’attente, se lève difficilement, s’ins-
talle dans le fauteuil en face de moi de la même manière, plié en avant. Je ne vois que son crâne.
Long silence. Je lui pose quelques questions, très courtes, du genre « comment ça se passe ? »,
auxquelles il ne répond pas. Tout d’un coup il hurle longuement et se jette à terre, frappant vio-
lemment le sol avec son poing.
Moi - « Je suis là, Michel. Ce n’est pas la peine d’ameuter tous les autres. »
M - (hurlant) « Je sais, il y a les autres ! Je suis mort, Dr. Polack ! »
Moi - (énervé et montant le ton) « Pour un cadavre vous faites beaucoup de bruit ! »
À peine j’ai dit cela j’en perçoit l’énormité, dans l’humour : violence contre violence. Je me
calme.
Moi - « Et si on parlait de votre frère ? »
Pas de réponse.
Il se lève et se met dans différents endroits, devant la cheminée, face au miroir. Pleurs.
Gémissements.
M - « J’ai envie de te casser la gueule, Jean-Claude ! »
Il continue de déambuler sans se rapprocher de moi. (Je suis très content d’avoir, en ces moments-
là, un grand bureau… Je n’ai pas vraiment peur, juste un peu de réactions de stress, cœur rapide,
rougeur et chaleur de la face, mais il me semble que Michel ne peut pas s’en apercevoir). Long
silence à nouveau. J’essaie autre chose :
Moi - « Can we speak now ? »
Pas de réponse.
Moi - « Voulez-vous boire quelque chose ? »
M - « Je ne vous entends pas. Je n’entends rien »…
Silence. Il va vers le radiateur. Je patiente, puis :
Moi - « Pouvez-vous vous asseoir maintenant ? »
M - « Ça serait mieux. »
Il vient s’asseoir dans l’autre fauteuil, plus près de moi et de la table, se recroqueville à nouveau.
Moi - « Comment vous sentez-vous physiquement ? »
M - « Bloqué. Je ne sais pas où sont mes épaules, mon thorax ne s’est pas développé. »
Long silence. Et puisqu’il n’enchaîne pas :
Moi - « Jusqu’où voulez-vous vous développer ? »
M - « Je sais qu’à 31 ans j’ai censé de grandir… »
Long silence. J’éprouve un malaise et je le lui fais savoir :
Moi - « Je voudrais quand même comprendre pourquoi vous voulez me faire peur ? »
Il rit.
M - « C’est moi qui ai peur ! C’est peut-être pour ça que je m’accommode de gens amoindris. Il
faut toujours que je sois premier en tout ».
Il parle alors beaucoup et se détend. En recopiant mes notes, je me dis que j’ai manqué de pré-
sence d’esprit, que j’aurais pu lui signifier que son problème est de ne pas être un premier-né, ni
aussi grand et fort que son frère. Je garde en réserve cette interprétation, attendant l’occasion de
m’en servir.
Après le long renvoi en miroir de nos silences et de nos craintes, le retour à cette partie straté-
gique du corps, le thorax « insuffisant », nous donne un peu de matière et deux orientations utiles.
La première indique que l’amoindrissement de son corps fait figure pour Michel de la présence
amoindrie d’un double. La deuxième, quel retard de croissance de son anatomie fantasmatique lui
permet d’espérer une inversion chronologique, une aînesse obtenue après coup. En disant mon
anxiété, je me suis identifié, ne serait-ce que pour quelques instants, au plus faible des frères.
L’image du corps et la biographie se rencontrent alors pour un effet de sens.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 15
Au bout de deux années de traitement Michel a commencé d’exprimer directement un « trans-
fert », à parler d’amitié, de lien, et même une fois, d’amour. Pendant plusieurs semaines il tente
de me tutoyer, m’appelle par mon prénom, s’attendant à la réciproque : me dit sa déception, me
demande les raisons de mon vouvoiement inflexible.
Depuis quelques temps, j’ai pris l’habitude, quand Michel était déchiré par ses passions contra-
dictoires, d’évoquer la figure d’un double, mauvais et fou, mais aussi fantasque et poète, fonciè-
rement antithétique.
Parlant avec mes collègues au cours d’une réunion de travail, je me demande si le « tu » n’est pas
simplement destiné à me rendre double, à répercuter en moi le dialogue interne de Michel et de
son « monstre ». Le lendemain Michel me raconte un rêve de la nuit précédente. Il vient à mon
cabinet et trouve deux psychanalystes, un jeune qui me ressemble d’allure, un vieux à la barbe
poivre-et-sel. Je lui dis :
« Quand on est double, on a peut-être besoin d’au moins deux psychanalystes. »
Il rit beaucoup, puis se fige brusquement et déclare :
« Je ne comprends pas bien ce que vous venez de dire, mais je crois que ça me fait du bien. »
Il parle alors de la dernière séance de danse africaine. Une jeune femme, à sa droite, lui avait paru
belle et désirable, mais il ne pouvait pas se mettre en face d’elle. Le professeur devant eux leur
tournait le dos et la grande glace lui renvoyait ainsi, parmi d’autres, les images de la fille, du pro-
fesseur et la sienne. Tout alors lui paraissait possible. Il pouvait la regarder, guetter le maître, s’as-
surer d’un regard qui le cautionne. Pour une fois un visage n’absorbait plus le sien, tandis qu’un
troisième terme apaisait la tension d’un face à face.

Le changement de registre est parfois plus radical. Après une séance où Michel était entré dans
mon bureau en chantonnant, je me mets au piano au moment où il vient dans la salle d’attente,
quelques minutes avant le rendez-vous suivant. À la séance d’après (la troisième de cette séquen-
ce) il m’apporte un enregistrement de ses chansons qu’il accompagne à la guitare ; l’une d’entre
elles, improvisée, ressemble à du folklore mandingue et parle une langue inventée, tout à fait
convaincante. J’écoute l’enregistrement pendant la séance ; il fait des commentaires. Pour la
musique, comme pour le football et le tennis, il garde encore, bien qu’assez secrètes, des velléi-
tés professionnelles, des ambitions de succès. Mais l’essentiel lui semble de se faire une voix,
développer sa respiration, parfaire sa cage thoracique. Une trajectoire ainsi passe par la musique,
l’instrument, l’Afrique, un enregistrement, un cours de chant dont je lui donne l’adresse, pour
aboutir sur cette partie du corps enclavée dans l’enfance. Mon rôle consiste à ne pas manquer le
passage du témoin, à faire relais dans cette course, quelles que soient les matières et les signes qui
me sollicitent. À cet impératif il faut pourtant deux corollaires Le premier est que je n’ai pas le
choix conscient ni le savoir acquis de cette position. Si la musique, par exemple, joue son rôle
dans la cure, c’est parce qu’elle occupe pour moi une place singulière ; que je ne peux pas écrire
sans un fond de musique, et que Bach, plus que tout autre, me donne l’impression, alchimiste, de
transformer des sons et des mélodies en mots et phrases ; que cette musique réveille des sensa-
tions curieuses dans le haut de mon dos ou me donne la chair de poule ; que je rêve parfois de
jouer du piano mieux que mon cousin ; et que, par conséquent, je peux participer des recoupe-
ments sémiotiques que me propose mon patient musicien.
L’autre corollaire est qu’une autre situation de traitement, un autre thérapeute eussent requis des
processus différents de singularisation. Et que la seule méthode à prescrire pourrait être de s’y
rendre disponible, par exemple en ne refusant pas d’emblée les matériaux, les objets ou les actions
qui ne ressortissent pas à la logique du discours, aux jeux du signifiant et de la langue.

Les questions du travail, habituellement hors champ d’une stratégie analytique m’occupent autant
que les activités d’un patient hospitalisé dans une clinique dite de « thérapie institutionnelle ». Ce

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


sont, avec la vie amoureuse, des zones sensibles de socialité. De son travail solitaire dans une
compagnie de locations de voitures ou dans les hôtels où il était veilleur de nuit jusqu’à sa fonc-
tion d’accueil téléphonique dans une compagnie d’assurances et d’assistance européenne, en pas-
sant par une courte et difficile expérience de professeur d’anglais, Michel a parcouru, pendant les
trois années de traitement, des étapes particulières. Il travaille maintenant dans un bureau qu’il
partage avec quatre collègues, dont deux femmes. Quand il répond aux appels lointains, il se sent
rassurant, utile et fort. Des gens lui font part de leurs malheurs, de leur angoisse ; il se surprend
à aimer son nouveau rôle, qu’il n’a pas encore, à ce jour, comparé au mien.

Les relations féminines, surtout dans le cadre du travail, échappent aux contraintes sadiques ou
masochistes que l’érotomanie persécutive lui dictait encore récemment. Les dispositifs profes-
sionnels, les tours de garde, les partages de responsabilité permettent que l’approche se fasse de
biais. Les codes organisationnels locaux recoupent ou tiennent à distance les fantasmes narcis-
siques de confusion, ou de symbiose. Il s’aperçoit que les femmes aiment bien lui raconter leur
vie et que sa complaisance attentive les entraîne plus loin dans une demande d’amour qui le
déborde quelque peu. Dans son travail pourtant il se laisse choyer, toucher. Il accepte des caresses
distraites et légères. Et chaque jour davantage il trouve intéressantes les confidences et les récits,
les histoires de ceux qui l’entourent.

(Séance du 6.1.86)

Il se sent très bien, calme, « lucide ». Il sourit. Ses parents sont là en ce moment. Il parle d’eux,
de leur « folie », de « leur mal dans la peau », de leur manière de se réfugier dans « le boulot »,
la représentation, les mondanités. Son frère aussi est un peu fou. Il n’est donc pas étonnant qu’il
le soit aussi, à sa manière.
Moi - « C’est quoi “être fou” ? »
M - « C’est être replié sur soi, ne pas pouvoir entendre ou s’intéresser à quelqu’un d’autre ; pour-
suivre son propre chemin, ses propres pensées. Ils sont très anxieux et me sollicitent énormément.
J’arrive à leur faire du bien. »
Michel prend la mesure du fait que « sa maladie », au-delà de sa majorité, prolonge, peut-être
pour eux, son enfance, et les aide…
Moi - « Et la politique ? »
M - « Comment peut-on avoir des idées et comprendre quelque chose à la politique quand il y a
un tel désordre en soi ? »
Moi - « Faut-il une chronologie ? D’abord soi, puis les autres ? »
M - « J’ai l’impression que oui. »
On parle des idées du père et des siennes.
M - « Depuis que les parents sont là, je vais assez bien en fait. C’est peut-être le Surmontil aussi.
En tous cas j’ai fait deux rêves, de blocage, identiques. Je te cherche partout et ne te trouve pas.
Des tas de femmes me renseignent, mais aucune ne peut vraiment me préciser quoi que ce soit…
Elles ne comprennent pas, ne savent pas ce que tu es devenu… »
Il rougit tendrement, peut-être à cause du tutoiement.
M - « Je revois une fille, Chantal, qui a vécu aussi en Afrique, fille d’amis de mes parents. On
flirte mais quand je veux lui faire l’amour je ne peux pas la pénétrer. »
Le rêve et la séance mériteraient un long commentaire. Comme tous les rêves il fait message. On
peut dire aussi qu’à côté de ses significations œdipiennes, voire anamnestiques, il organise une
réponse au message que l’analyste fournit dans le déroulement de la cure, essentiellement à son
insu.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


Je ne puis ici m’étendre sur le contexte de « vie privée » dans lequel le rêve fait irruption. Qu’il
me suffise de dire, en une métaphore cinématographique, que le synopsis du rêve condense alors
assez bien le scénario de mes tribulations affectives. Ces femmes qui ne comprennent pas ce que
je fais ou ne savent pas où je suis énoncent, sans ambiguïté, les termes de ma « folie ». Si Michel
me les avait jeté comme des vérités lourdes dans un accès de divination délirante, elles ne m’eus-
sent sans doute pas rassuré sur la sienne. La forme du rêve me signifie que notre travail peut tenir
compte de mes limites ou de mes défaillances ; et que même s’il n’a pas l’intention de me guérir,
il est déjà requis de me soigner. « L’effort pour rendre l’autre fou » n’est donc pas un assaut dévo-
rant contre le thérapeute, mais le souci, au contraire, de conforter son pouvoir supposé, fût-ce au
prix de l’inventaire de sa névrose et d’une remise en chantier de son « analyse », définitivement
interminable.

Félix - Ce qui est intéressant – c’est sans doute un problème de présentation – c’est que tu as com-
mencé à mettre sur le tapis les dispositifs spatiaux, et de plus en plus vers la fin, les dispositifs
pulsionnels. Je suppose que l’ordre n’était pas ainsi chronologique On a l’impression justement
que c’est un montage auto-pédagogique. Il me semble que c’est en cours de route que tu as réa-
lisé l’usage esthético-pédagogique que tu pouvais en faire. Je crois que c’est important dans les
composantes, et tu ne l’as pas tellement indexé. Tu l’as dit au passage mais cela a dû être vrai-
ment très important, le fait qu’à un moment il y a eu décision de dire : celui-là ce n’est peut-être
pas le bon, mais c’est un des bons !
Il y a une idée qui m’est apparue très clairement dans ce que tu as dit sur le problème particulier
de la psychose, et je crois que c’est très heureux, c’est quand tu as dit qu’il n’avait pas de troubles
du schéma corporel, et donc que toutes les idées de remodelage, de structuration dynamique de
l’image du corps, etc., finalement avaient une certaine importance pour toi parce que ça fait par-
tie de ta culture, tu ne peux pas ne pas y penser, c’est comme une langue maternelle, c’est le cas
de le dire, mais en fin de compte ça n’apporte pas de ligne directrice particulière. Par contre, en
somme, tu découvres qu’il y a au départ un doublage, une double scène qui fait qu’il est amené à
incarner un corps parallèle. Cela fait penser à la danse Butô. C’est un véritable état de démence
organique que l’on peut voir alors que le danseur n’a pas du tout de troubles du schéma corporel.
Donc c’est bien le corps, en tant que dispositif scénique, qui se met en œuvre. C’est important.
Ne pas voir cette scène du corps qui double les autres scènes (la scène du corps social, le schéma
corporel, et éventuellement des troubles qu’il a eu après sa tentative de suicide, il y a trente-six
corps…), c’est ne pas se demander comment le corps peut devenir une scène ? Quand on pense
à ça, le premier réflexe idiot, c’est de le penser en termes de corps déficitaire, « il somatise », ou
de telles bêtises. Alors que là, en réalité, c’est un dispositif qui ne se présente pas selon des lignes
de discursivité qui aboutiraient à une lecture en termes déficitaires, mais c’est là en termes d’in-
tensité, c’est vraiment transversal. Comme sur le corps schrébérien se joue des animaux, des
intensités féminines… On voit donc que c’est l’atteinte de ce passage du corps-scène qui permet
de faire venir en scène un certain nombre d’autres éléments, et faute de cette mise en scène, cela
resterait dans un rapport d’impossibilité de cristalliser ces constellations d’univers. En refaisant
quelque chose de très artificiel, on peut dire :
- on a un premier temps où on a une scène encerclée. Il s’amène avec son bastringue, pour jouer
toujours la même scène de l’impasse avec le psychanalyste. Il y a une histoire comme ça : les trei-
ze. Alors il continue son truc, comme une perversion, il recommence une partie : tiens je vais me
payer un psychanalyste ! La question que l’on pourrait essayer de creuser, c’est : quelle connerie
inspirée a fait que tu n’as pas marché. Il y a eu une chose très importante, c’est la lettre très
brillante, très intelligente du jeune collègue ; ça devient là un objet qui fonctionne à contre sens,
ce que j’appelle un opérateur existentiel. À ce moment-là ça a été sans doute très important, ainsi

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


que d’autres éléments qu’il faudrait répertorier : qu’est-ce qui fait que tu n’es pas rentré dans ce
piégeage, qui aurait maintenu une scène corporelle intériorisée, mais avec impossibilité de faire
mettre en marche toutes les lignes d’univers qui se sont révélées pouvoir s’articuler en rhizomes
ultérieurement. À chacune des entrées des scènes (parce que je ne parle pas d’une mise en scène,
mais d’entrées des scènes), des scènes existentielles, le problème se posera de savoir qu’est-ce qui
a été mis en jeu, qui, ayant par ailleurs des fonctions de dénotation de choses précises, de rela-
tions, de la musique, ceci, cela, le football, l’Afrique, etc., qui ayant aussi la possibilité de déclen-
cher des lignes paradigmatiques (ah bien oui ça me fait penser… à tel film !), par ailleurs a joué
ce que j’appelle cette fonction à contre sens, c’est-à-dire cette fonction existentielle de cristalli-
ser une possibilité de prise de consistance d’une certaine constellation qui trouvera ses lignes de
possibilité sur cette nouvelle scène. Le premier temps c’est donc effectivement que, alors que tu
étais attendu pour une partie courte (dans un rapport sado-masochiste, allez ! au suivant mainte-
nant !), il y a eu une dérivation.
L’éclairage, peut-être, serait de creuser les types d’éléments qui ont fait cette cristallisation ; j’ai
retenu la lettre, sans doute y a-t-il d’autres éléments. Éventuellement il serait intéressant de les re-
répertorier pour retrouver l’objet complexe qui a eu cette fonction quasi esthétique de faire un
éclairage complètement différent, qui a fait que ce qui était attendu, a été pris dans des champs
de possibles qui ont donné des ouvertures de temporalisation possible sur d’autres types d’uni-
vers de référence.
Ensuite on va voir rentrer toute une série d’étapes qui vont se jouer sur l’extension des constella-
tions d’univers. Je ne refais pas mon schéma car vous l’avez tous en tête. Elles vont jouer sur trois
registres :
- sur les dimensions polyphoniques
- sur les dimensions prépersonnelles
- sur les dimensions d’extension des univers de référence.
Les dimensions polyphoniques sont manifestes de bout en bout dans ton texte. Toujours refus
d’un rabat personnologique, d’un rabat œdipien, toujours entrées de dimensions africaines, de
devenir-animaux, etc., ou même artificiellement lancer comme des dés :
« et la politique ? »
Tu n’es pas là à titre de témoin symbolique, mais à titre d’opérateur pragmatique. C’est très
important à clarifier. Quand il est question de dire voilà, il a dragué la fille des amis de la famil-
le, le fait qu’il vienne le dire là, ça a sans doute un effet pragmatique. C’est quelque chose qui
n’est pas seulement amené là pour que ça puisse être interprété (« oui il est toujours dans telle
problématique de complexe de castration, d’identification maternelle, etc. »), mais c’est une cer-
taine façon de rendre des comptes d’une cartographie pragmatique relationnelle. Où quand tu
enregistres qu’il va jouer au football au bois de Vincennes avec d’autres, mais il joue effective-
ment au football. Donc c’est littéralement le fait que cette scène autorise une sorte de pointage de
la réalité des effets qui se démarquent complètement de la scène psychanalytique traditionnelle.
La dimension polyphonique n’est pas simplement un enregistrement de ce qu’il y a des voix mul-
tiples qui parlent, d’accord, n’importe quel psychanalyste le plus con est bien capable de l’en-
tendre, mais le fait que c’est entendu pour dire : oui, bien, mais qu’est-ce qu’elle a dit la voix de
la dernière fois ? Où est-ce qu’on en est avec cette voix, quelle qu’elle soit ? La situation est par-
tie prenante d’une suite processuelle.
Les dimensions prépersonnelles, les dimensions intensives se jouent (et c’est très remarquable de
l’avoir mis sur cette moitié de scène) dans toutes ces histoires de danses, modernes, Butô, expres-
sions, toute cette sémiotique spécifique au niveau corporel qui se trouve avoir un champ de pos-
sibilité, alors qu’on imagine très mal que les scènes du radiateur, les empoignades, etc., ça abou-
tisse à autre chose qu’à « l’homme au magnétophone » dans le scénario d’une psychanalyse
classique.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 19


Troisième niveau, celui des élargissements de constellations. Tu les as, à mon avis, répertoriés, au
fur et à mesure de leur prise de consistance, avec le fait que, à chaque fois, elles ne pouvaient
prendre de consistance que pour autant qu’elles entraient dans quelque chose qui implique deux
caractéristiques : un caractère de processus et un caractère de singularisation. La processualité
c’est de dire : la musique, mais ce n’est pas simplement l’univers de la musique, c’est quelque
chose qui va effectivement se développer, prendre consistance d’une fois sur l’autre, se mémori-
ser, développer différentes possibilités. Et la singularisation, ça c’est un point peut-être problé-
matique, mais qu’il faut indexer, c’est que, c’est comme si, tant que tu n’es pas en mesure d’ame-
ner ton cachet personnel, « ça ça me touche vraiment », on n’atteignait pas le point de consistan-
ce de la singularisation. Dès lors qu’il y a la possibilité de saisie existentielle, « c’est bon ça
coco ! », la singularisation s’opère et il y a cet espèce d’amour de transfert, de cristallisation exis-
tentielle qui présente ça à peu près comme un acquis.
Voilà donc pour les niveaux. On a donc des scènes qui s’agglomèrent qui ne sont pas dans des
caractères d’oppositions distinctives ; elles entretiennent des rapports de continuité, de contiguï-
té ; il faut avoir une autre topologie, il y a un moment où les intensités réagissent sur les diffé-
rentes scènes, il y a une ordination des scènes suivant la configuration de la séance. Et puis à ce
moment-là il y a la possibilité de discernabiliser des systèmes processuels suivant ces différents
registres que j’ai dits prépersonnels, polyphoniques et machiniques. Je voudrais faire une derniè-
re remarque sur le problème du transfert. Effectivement c’est quand même une interrogation :
c’est bien joli tout ça, seulement tu pars un mois en vacances, et voilà ce qui se passe… Est-ce
que l’on peut dire : c’est une relation symbiotique irréversible, pourquoi pas ? Moi je n’y vois
aucun inconvénient. Est-ce que tu es marié avec lui ? On peut faire des mariages très complexes,
avoir des familles très complexes. « Il me téléphone parfois… » Est-ce que c’est accepté comme
tel, contractualisé ? Si vous êtes vraiment amoureux l’un de l’autre, et bien… Est-ce qu’il y a
d’autres perspectives qui éviteraient ce caractère aléatoire de l’avenir d’un tel mariage ?
Qu’adviendrait-il le jour où tu t’intéresserais plus à quelqu’un d’autre qu’à lui ? N’y a-t-il pas
aussi une problématique générale que ce genre d’opération transférentielle ne soit pas le moteur,
le pilier de toute l’affaire, et que cela puisse s’agencer autrement ?

Là je crois qu’on peut, à partir de ce que tu as dit, distinguer trois niveaux de travail. Le transfert
est entendu uniquement comme prise de consistance des opérateurs existentiels, et pas du tout
quelque chose qui relève d’une manipulation des identifications et des interprétations. Bien enten-
du, il y a ces identifications, il y a ces interprétations, ça fait partie du pain quotidien, la question
est de savoir : à travers ces opérations qu’advient-il des opérateurs existentiels, sont-ils mis
comme ça dans un coin, dans une fonction mécanique, ou rentrent-ils précisément dans ces opé-
rations de processualité et de singularisation que j’évoquais précédemment. Premier temps.
Temps de respect des dimensions asignifiantes des opérateurs. Tu l’as très bien dit quand tu as
distingué l’intuition, l’interprétation, l’action. À ce niveau du transfert-action, je fais… ça
marche, ça ne marche pas, mais de toutes façons il y a quelque chose qui se passe ; ça c’est l’ac-
ceptation pour toi-même, et pour l’autre du caractère asignifiant de la mise en œuvre d’un opéra-
teur, ce qui fait que tu donnes ta conclusion : et bien oui, je le soigne, il me soigne, salut ! C’est
effectivement le dégagement de la voix psy, du voile psy, cette espèce de voix d’inauthenticité
totale qui fait que, que ça marche ou que ça ne marche pas, de toutes façons c’est faux. Donc si
c’est faux à ce niveau, ça ne pourra jamais être singulier, il n’y aura jamais de puissance de véri-
té processuelle là-dedans.
C’est la première coupure transférentielle qui a déjoué effectivement les autres politiques
perverses du transfert avec les autres psychanalystes, c’est le respect : il y a quelque chose qui se
passe, alors on continue, même s’il y a des commentaires, ce ne sont pas eux qui comptent, c’est
la réalité de la cristallisation d’un certain nombre d’opérateurs existentiels. C’est cette

Les séminaires de Félix Guattari / p. 20


désinsertion des objets existentiels – de ce que Lacan aurait appelé objet a mais qu’il a toujours
mis en adjacence du corps précisément – mais là ils ne sont plus en adjacence du corps, il y a un
objet comme dans les sociétés archaïques, tiens j’ai vu le grand-père qui passait là, qu’est-ce qu’il
m’a fait, qu’est-ce qui s’est passé, respect. Reconnaissance, respect, discernabilisation, déperson-
nologisation et en un sens décorporéisation des opérateurs.
Deuxième temps : travail sur les opérateurs. Élaboration d’une syntaxe. Tu as noté toute une série
d’éléments où et alors où est-ce qu’on en est, et ça marche toujours ce truc-là, quand tu es com-
plètement démuni, tu vas en rechercher un autre, comme tu sortirais une guitare du dessous du
fauteuil, comme tu irais chercher un truc naïvement. Donc ce n’est pas le fétichisme des opéra-
teurs (« ah comme je suis bien, ça me rappelle ça… ») et clôture. Usage en circuit fermé, imagi-
naire des opérateurs existentiels, ce n’est pas cela du tout mais au contraire toujours de guetter la
possibilité que quelque chose advienne dont la vérification ne sera que dans ce registre des scènes
et des effets processuels, bien entendu. Le troisième niveau, qui me paraît le plus intéressant et le
plus problématique est peut-être la voie de sortie en dehors du caractère aliénant, un peu angois-
sant de ce que j’appelle cette situation de mariage. Ce sont les connotations esthétiques de l’af-
faire. Par ton texte qui est un texte esthético-pédagogique incontestablement, et puis toute une
série de choses qui avaient été annonces dès le début « le grand-père, des artistes, des chanteurs,
il y avait des potentialités qui étaient là », c’était un univers inconsistant au début, en tous cas
incertain, très flou et qui s’est affirmé au cours de la cure. Les instruments qui concourent à cette
production esthétique, on peut les considérer comme autant de béquilles, corporelles, transféren-
tielles, de pâte à modeler, de machine, de trucs, auquel cas ils collent à la scène, ils n’ont de valo-
risation que parce que c’est là entre nous. Mais il y a une possibilité à un moment qu’ils décol-
lent et qu’effectivement ils travaillent pour eux-mêmes, qu’ils se déshumanisent, qu’ils sortent de
la situation de transfert, qu’ils entrent dans leur propre processus machinique auquel cas, à ce
moment-là, on peut rester copains, mais finalement ce qui m’intéresse plus c’est ce que je fais
dans cette perspective de vérité esthético-créatrice, on peut venir t’informer mais tu n’en es plus
la finalité. Cela me paraît intéressant d’autant qu’on a l’impression que c’est un processus esthé-
tique qui te concerne autant toi que lui, ou à la limite que nous. C’est comme une sortie du monde
psy. La performance.
Donc peut-être de clarifier plus ce qu’ont été ces retournements synaptiques, « là ça a joué ». Il
y en a un qui est un peu facile, on l’a tous entendu, vécu plus ou moins, c’est l’affrontement phy-
sique. Il n’est pas sûr que ce soit un retournement synaptique, ça doit faire partie de toute une
affaire ça. Mais tu en as notifié d’autres qu’il faudrait peut-être regrouper pour voir ce qu’ont été
les mouvements de vérité, les seuils de consistance qui font qu’il s’est vraiment passé quelque
chose. Ce coup-ci on a vraiment changé de registre.

Notes :

1. Pierre Fedida, Corps du vide et espace de séance, J. P. Delarge, 1977, Paris.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 21


JEAN-CLAUDE POLACK

Le corps, la carte
et le monstre
Élodie « — Voilà, je voudrais te parler de mon bébé. Je
t’avais dit d’abord qu’il fallait que je le mette dans une pri-
son de noirs musulmans. (…) Mon enfant, je l’ai eu parce que
j’avais mangé des pommes de terre pour couper les testicules
aux Allemands. Moi, ça me faisait jouir par mon vagin, et ne
je tuais pas d’Allemands mais ça m’a gonflé le ventre. Bon !
Maintenant j’ai accouché parce que mon bébé m’a dit de le
circoncire… comme ma croix. Alors quand j’ai été à la
selle… l’urine…
— Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
É — Le bébé est sorti de mes règles et a toujours communi-
qué avec mon ventre.
— Il est toujours dans le ventre ?
É — Non, plus maintenant.
— Où est-ce qu’il serait passé ?
É — Je ne sais pas. Je ne comprends pas, c’est une autre
manière d’accoucher que je ne comprends pas.
— Il communique avec toi en parlant ?
É — Oui, dans mon ventre.
— Et il parle quelle langue ?
É — Le français.
— Et il y a des moments dans la journée où il te parle surtout,
non ?
É — Non, il me parle tout le temps.
— Au travail, à la maison, partout ?
É — Un peu comme toi. J’entends ta voix.

CHIMERES 1
JEAN-CLAUDE POLACK

— C’est vrai ? Tu parles avec moi ? 1. Je lui prescrit en


É — Très peu en ce moment. effet un contraceptif
oral.
— Est-ce que quand tu parles avec moi, tu parles aussi avec
le bébé, ou bien c’est l’un ou l’autre ? 2. Mes yeux sont
É — Je parle au bébé… marrons.
— On ne peut pas parler en même temps ?
É — Vous parlez mais moi je ne parle pas, je suis silencieuse.
— Tu nous entends ?
É — Non, je vous entends vous disputer : c’est comme une
radio.
— Qu’est-ce que je lui dis, moi ?
É — Tu lui dis que tu m’avais fait des ordonnances, que tu ne
l’avais pas voulu, que tu m’avais donné des médicaments sans
comprendre, que tu l’as laissé te prendre pour un idiot, parce
que tu sais que comme c’est ton fils, il ne peut pas t’enfiler,
quoi !
— Il est uniquement mon fils, ou le fils de moi et de
quelqu’un d’autre ?
É — De toi et de quelqu’un d’autre.
— C’est qui ce quelqu’un d’autre ?
É — Un de mes copains, Ahmed.
— Il a donné quoi pour faire cet enfant ?
É — Le sperme.
— Et moi, j’ai donné quoi ?
É — La carte blanche et le sperme blanc des cartes blanches.
Tu m’as rien fait, tu m’as donné des médicaments mais une
heure après c’est devenu la carte blanche.
— Donc c’est passé par les médicaments ?
É — Oui, c’est ça. Tu me donnes des médicaments pour mes
règles. (1)
— Comment tu penses qu’il est, ce bébé ?
É — Il te ressemble : il a les yeux bleus. (2)
— C’est un garçon ?
É — Oui, il s’appelle Franck.
— C’est toi qui lui as donné ce nom ?
É — Non, c’est lui qui a choisi, moi je suis d’accord. Franck
ça veut dire « moisi », en allemand.
— Tu es sûre de ça ? Qui est-ce qui t’a dit ça ?
É — Personne mais je le sais. Ça veut dire Moshe, Moïse en
allemand.

CHIMERES 2
Le corps, la carte et le monstre

— Et Moise c’est comme « moisi » ?


É — C’est ça. La selle !
— C’est un enfant ou c’est une selle ? C’est un enfant ou c’est
de la merde ?
É — Je ne sais pas… Il me parle, ça a été fait par la merde.
— Ca a poussé dans le rectum ?
É — Oui, c’est ça, par mes règles, par l’ampleur, par la force
de mes règles.
— Dans le sang de tes règles et quand même par le sperme
de ton copain et les médicaments que tu as pris. Il a fallu tout
ça !
É — Plusieurs années ; ça s’est terminé maintenant.
— Ah ! ça s’est fait sur plusieurs années, sur une période très
longue. À peu près combien de temps tu dirais, toi ?
É — Bon, ça commence à me parler il y a cinq ans. C’est-à-
dire que la première fois que j’avais mes règles, j’étais
enceinte mais le gosse ne parlait pas…
— Mais quand il te parle, toi tu l’entends avec quoi dans le
corps ?
É — Mon oreille communique avec mon ventre.
— Donc tu l’entends avec l’oreille et le ventre ?
É — Oui, c’est ça.
— Et toi tu lui parles avec quoi ?

É — (Hésitante) A-a-avec la voix, avec le cœur.


— Et il entend ?
É — Oui.
— Et moi quand je parle, avec quoi tu m’entends ?
É — C’est pas de la même façon : avec l’oreille.
— Uniquement avec l’oreille ?
É — Non, c’est du ventre, ça vient du ventre, mais mon ventre
ne communique pas avec mon oreille. Les médicaments font
communiquer le ventre… l’oreille par le ventre, ne sont pas
perceptibles.
— Moi je trouve qu’il me ressemble quand même beaucoup,
ce bébé, non ?
É — Il a ta voix.
— Il a ma voix, il a mes yeux. Non, il a tes yeux à toi et il a
mon visage à moi.
É — Il est blond.

CHIMERES 3
JEAN-CLAUDE POLACK

— Mais je ne suis pas blond !


É — Il est blond comme moi.
— Il est blond comme toi ? Tu ne trouves pas que tu es brune,
toi ? Tu es brune mais en réalité tu es blonde ? Pareil pour les
yeux, là tu n’as pas les yeux bleus mais en réalité tu as les
yeux bleus.
É — Je vois avec mes yeux bleus, la couleur des yeux change
avec les médicaments, c’est pour cela qu’ils sont marrons.
— Et tu vois les choses autrement à ce moment-là ?
É — Disons que je vois moins bien… la lumière… Avant
j’étais très myope.
— Tu avais du sperme, toi aussi ?
É — Non, je me suis masturbée avec du sperme de bougie, le
sperme de la bougie. Un sperme vert. La couleur verte.
— Et alors ?
É — J’ai peur… parce que le vin, il y a une sorte de vin qui
me rend effervescente, qui me fait me « pâmoiser », quoi !
— Qui t’excite sexuellement, tu veux dire ?
É — Oui c’est ça, malgré moi…
— Et pourquoi la pilule tout d’un coup te fait cet effet-là ?
É — Parce que les pilules de Minidril me font aller à la selle.
Les hormones qu’il y a à l’intérieur communiquent avec mon
sang et ma selle. Elles ne me rendent plus enceinte comme
avant. Alors après un certain temps je ne peux plus prendre
la pilule, c’est épuisé.
— Tu as décidé d’arrêter ?
É — Oui, je ne peux plus travailler parce que je la prends, jus-
tement.
— Tu as décidé d’arrêter de travailler et d’arrêter la pilule ?
É — Non, j’ai décidé d’arrêter la pilule et de continuer à
travailler.
— Mais elle te gêne pour travailler, la pilule ?
É — Oui, mais après l’avoir prise un certain moment, pas le
premier jour, c’est avant d’avoir mes règles.
— Et tes règles ?
É — Je ne sais pas… mais c’est pas rouge.
— Elles étaient comment ?
É — Des pertes blanches ; ça me faisait mal au ventre. C’était
l’odeur, la couleur, je ne sais pas. Le slip avait la couleur de
la pilule, c’est-à-dire l’odeur et, enfin, c’est question chi-

CHIMERES 4
Le corps, la carte et le monstre

mique, c’est pas, le liquide qu’il y avait à l’intérieur corres- 3. À l’époque de cet
pondait exactement à, c’est imagé, c’est ce que j’imagine (…) entretien, on ne parlait
pas encore du SIDA…
c’est disons le liquide, ce sont des pertes blanches qui sentent
mauvais.
— Oui alors ça vient d’où, ça ?
É — Non, je t’ai dit je venais d’avoir mon frottis à ce
moment-là. Je crois que mes règles sont stériles. Je ne peux
pas avoir d’enfant même en ayant mes règles, c’est du sang,
simplement.
— Tu penses que tu n’as pas de capacité d’avoir d’enfant en
ce moment ? Pourquoi ?
É — À cause de mes règles parce que voilà, avant d’avoir mes
règles je vais à la selle. Les règles me viennent par derrière,
excuse-moi. Alors après m’être masturbée à une certaine
période de ma vie, je n’avais pas mes règles. Parce qu’elles
me font toujours aller à la selle, mes règles ne valent plus rien,
ma selle ne vaut plus rien, mes règles non plus.
— Et le reste ? Le reste du corps ?
É — Je peux faire l’amour avec mon copain, il a mon âge, il
a 35 ans, moi j’ai 37 ; lui aussi, il est stérile, quoi ! C’est,
disons le sperme chez lui, ça lui fait le sperme qui n’est plus
jeune comme avant, blanc. Il a été malade. Il n’a pas été tra-
vailler j’imagine… depuis mon frottis.
— Qu’est-ce qu’il a eu comme maladie ?
É — Du sexe et du ventre. À cause de moi parce que mes
règles… Enfin, je pense que c’est à cause de moi.
— Parce que tu as…
É — Maigri : je n’ai plus mes règles comme avant. Et ça
montre qu’il ne peut plus avoir la même vie qu’avant. Alors,
tu vois, lui, il éternue, sa salive est purulente à cause de son
sperme, ça lui monte jusqu’à la salive, c’est un Musulman.
Son… groupe sanguin quand on se fait examiner par un
médecin, positif ou négatif, il crache souvent à cause de son
sperme. (3)
— Il sort par la bouche ?
É — Oui, pour pouvoir se masturber devant moi et tirer sur
son sperme, il crache.
— Ça l’aide ?
É — Crachat, quoi ! Oui c’est ça.
— Il éjacule par la bouche, alors ?

CHIMERES 5
JEAN-CLAUDE POLACK

É — Parce qu’il est malade du ventre.


— Pour éviter de le faire par le ventre ?
É — Non ! avec moi ; pas par la bouche, par le sexe (…)
— Qu’est-ce qu’il fait avec sa salive ?
É — Il crache, je te dis !
— Qu’est-ce qui pousse par terre, quand il crache ?
É — Non, rien… »

Dans l’apparent désordre de son monde, Élodie semble vou-


loir bâtir une forme. Le corps, à l’ombilic de son délire,
attrape des parties, des morceaux, des débris, des organes, et
les agence en un monstre bizarre. C’est à ce travail que je suis
convié, parce que déjà pris dans les matériaux de sa construc-
tion, happé dans ses machines, exploité. Il me faut donc des
traits, des figures, des traces, des limites, quelques outils. En
pays de psychose, je ne suis pas interprète, mais explorateur
et cartographe.

Il me faudra noter d’abord l’importance des « flux » (d’ali-


ments, de matières, d’urine, de sperme, de médicaments, etc.)
dans cette économie généralisée, confuse et transitiviste. On
voit que tout peut faire communiquer l’autre avec soi-même.
D’abord la voix. Les mots, comme chez Wolfson, transfèrent
de la violence, de l’affect ou de l’énergie d’un corps à l’autre ;
mais, parce que l’autre n’est justement pas défini dans son
étrangeté vis-à-vis du corps « propre », la langue circule aussi
dans l’intérieur d’une anatomie imaginaire. Aucune « expli-
cation », aucun tracé de limites ne peut, d’ailleurs modifier
les parcours hyperdialectiques du « corps sans organes », tra-
versé et modifié d’un seul mouvement par les matières qui
l’imprègnent ou l’irriguent.

Un certain nombre d’hypothèses contradictoires me situent


dans cet espace corporel. L’une d’entre elles me présente sous
la forme d’un enfant pris dans son ventre sans que soit trop
précisée ma location, digestive ou génitale. Le bébé est
comme le fruit de notre action commune ; mais il s’agit, on

CHIMERES 6
Le corps, la carte et le monstre

le voit bien, d’un agencement collectif où figurent le sperme


d’un autre patient, mon ordonnance et« mes » médicaments ;
et sans doute une fécondation originelle (Ho Chi Minh…).

Les flux relient des zones ou des « personnages » multiples.


La logique du « et… et » prime sur celle du « ou bien… ou
bien ». On dira que l’enfant me ressemble en en donnant
comme preuve immédiate un trait différentiel, la couleur des
yeux. « Mon oreille communique avec mon ventre », voisine
avec « mon ventre ne communique pas avec mon oreille ».
Elodie utilise le « non » comme scansion plus que comme
valeur négative. Même quand elle opine à mes hypothèses, le
« non » lui sert de démarquage, de manifestation et de rup-
ture dans une suite discontinue de mots, comme s’il lui fallait
tailler une proposition dans un magma de mots sans sujets par
une ponctuation précaire et péremptoire. Quand les mots ne
prennent pas la valeur de leur fonction métaphorique ils la
retrouvent dans leur qualité matérielle d’éléments d’une
construction d’un ensemble vivant. Ce sont alors les moellons
métonymiques d’un « langage-espace » dont les coordonnées
formelles doivent être circonscrites, répertoriées ; et dans le
projet psychothérapique, « habitées ».

Sous le nom d’« image du corps », de « corps fantasmé », de


« corps vécu », la question du corps occupe en effet, sur la
scène stratégique du traitement de la psychose, une place pri-
vilégiée. Et c’est peut-être celle d’un verrou, d’une coulisse,
d’un passage obligé, d’une antichambre, d’un préalable. Les
mots sont trompeurs : l’image du corps n’est pas qu’une
image, mais un mode de représentation possible, une formu-
lation figurale précaire, non nécessairement liée à des
matières iconiques ou des signes visuels.

Dans un travail récent, Nicolaidis tente de mettre de l’ordre


dans les rapports qu’entretiennent des notions cruciales
comme « processus primaire », représentation « primaire »
et « secondaire », représentation « de mots » ou « de
choses », « représentant de la représentation ». La question
du passage entre la « motion énergétique somatique » et la
« représentation psychique » est en effet au centre d’une

CHIMERES 7
JEAN-CLAUDE POLACK

réflexion psychanalytique sur la psychose, dès ce moment où 4. Nicos Nicolaidis,


les particularités du « transfert » et le désarrimage de la cure La représentation,
Essai psychanalytique,
des structures du signifiant obligent à penser aux conditions Dunod, 1984.
de possibilité, existentielles et phénoménales, du « dialogue »
et de l’« écoute ».

Freud pense que l’histoire de l’écriture reproduit le destin


phylogénétique du signifiant. Les premiers modèles d’écri-
ture, pictographiques, hiéroglyphiques, sont des reproductions
dessinées ou tracées, des graphismes qui gardent une grande
part de l’aspect sensoriel, essentiellement visuel, de l’objet.
L’inconscient « profond » baignerait dans ce mode particu-
lier de représentation.

Une autre hypothèse, complémentaire de la précédente, est


que « le noyau de la langue n’est qu’une “inscription” verba-
lisable des représentations de choses. C’est-à-dire d’une écri-
ture virtuelle ». En ce sens la parole serait calquée sur des
traces, par excellence corporelles : les premières expressions
mimiques, les gesticulations, l’allure, la posture et la distance
que prend le corps de l’enfant par rapport au corps de la
mère. (4)

À ces traces et repères, essentiellement spatiaux, il serait


injuste de ne pas joindre les sons et les bruits du corps et
notamment la voix, comme strate phonétique asignifiante
(vocalises, lallations, gazouillis). On étendrait ainsi la notion
d’« image » à tout le champ perceptivo-sensoriel (images
acoustiques, tactiles, cénesthésiques, etc.).

« L’image du corps » de Dolto, par opposition au schéma cor-


porel, est d’abord une « mémoire » de traces relationnelles et
libidinales, un enregistrement des rapports de désir à l’autre,
les autres et les objets. Plus qu’une image c’est un corps
vivant, la trace structurante de l’histoire émotionnelle d’un
être humain, découlant d’un processus intuitif d’organisation
des fantasmes, des relations affectives et érotiques prégéni-
tales. Elle précise que les fantasmes signifient ici :

« mémorisation affective, auditive, gustative, visuelle, tactile,


baresthésique et coenesthésique de perceptions subtiles,

CHIMERES 8
Le corps, la carte et le monstre

faibles ou intenses, ressenties comme langage du sujet en rela- 5. Françoise Dolto,


tion à un autre… » (5) L’image inconsciente
du corps, Seuil, 1984.

Le terme d’« image » ne doit donc pas nous conduire vers le 6. Gisela Pankow,
seul continent du visuel, du scopique, ou la problématique iso- L’être-là du
lée du regard. Pas plus que le miroir, en ses divers agence- schizophrène, Aubier,
1981.
ments, ses « stades » ou ses vicissitudes ne peut résumer les
aventures idéales du « Sujet », les impasses et les fractures de
l’« identification ». Peut-être serions-nous plus près du
concept « informatique » de l’image, dans son hétérogénéité
vis-à-vis de l’univers optique proprement dit.

Alors qu’elle place déjà dans l’image du corps les événements


constitutifs d’une histoire, Gisela Pankow propose de n’y voir
qu’une organisation purement spatiale, une dialectique des
parties et du tout, un lien dynamique dont l’absence est carac-
téristique de la dissociation. De là son approche purement
« formelle » des dessins, représentations et modelages qui ser-
vent de matière première au travail de la « cure » :

« Je prends le corps comme modèle d’une structure spatiale,


structure qui ne m’intéresse que dans son aspect dialectique. »
(6)

Elle explore une symbolique d’échanges élémentaires où les


catégories du « dedans » et du « dehors » ne peuvent être vali-
dées, parce qu’elles supposent résolus la question d’une
limite, l’accès à la surface, la problématique de l’espace
potentiel, de la contiguïté, de la séparation. Il s’agit pour elle
de trouver un repère, une greffe, une machine symbiotique
limitée et de la faire fonctionner comme une « charnière »
dans la dialectique de l’espace. Cette volonté de découvreur,
ce désir de géographe, on le sent donc à chaque pas. La cure
est avant tout une entreprise cartographique. Du corps à la
terre, de l’image motrice aux repères de terrain, les liens peu-
vent être écologiques, à la fois ténus et indispensables.
Gregory Bateson avait remarqué que :

« Si un Balinais est emmené en voiture, à travers des routes


sinueuses, de sorte qu’il perd ses points de repère, il peut être
sérieusement désorienté et rendu incapable d’agir ; par

CHIMERES 9
JEAN-CLAUDE POLACK

exemple, un danseur ne pourra plus danser ; pour s’en 7. Gregory Bateson,


remettre, il lui faudra retrouver quelque point de repère Vers une écologie de
l’esprit (vol. 1), Seuil,
important comme, par exemple, la montagne centrale de l’île, 1977.
par rapport auquel il puisse restituer les points cardinaux. » (7)
8. Barbara
Dans son travail sur la fonction du rêve chez les Aborigènes Glowczewski, « Les
Warlpiri », in
Barbara Glowczeski montre les articulations pragmatiques Chimères, 1, 1987.
entre les rêves traités collectivement, les trajectoires nomades
et les usages du corps. Les dessins sur la peau, essentielle-
ment chez les femmes, appliquent à même le corps une car-
tographie des mythes, une stratégie des décisions politiques.
Les scènes oniriques, les mouvements de migration, les
gestes et les décorations du corps, les généalogies, sont
déchiffrables ensemble, dans une commune découpe de
l’espace et du temps qu’il faut lire comme une carte, avec ses
profondeurs, ses directions, ses extrapolations, ses proposi-
tions créatrices. (8)

Le cloporte de La Métamorphose prend sa consistance de


catatonique kératinisé aux dimensions même de la chambre
qu’il occupe. C’est d’elle qu’il tient son enveloppe et ses
limites. La chambre elle-même fait matrice dans une machi-
nerie familiale qui l’excède, l’enveloppe, l’isole et tente d’y
faire intrusion.

Deligny travaille directement sur le terrain avec des lignes


d’erre, des points de passage et de rencontre. Il commence
par porter sur la carte les parcours « spontanés » de l’enfant
autiste, les habitudes, les circuits. Puis il marque le terrain
avec des matériaux, des signes, des couleurs, des sons. Tous
ces éléments signalent des passages, des présences, d’autres
enfants plus « socialisés », des éducateurs, lui-même. Il dis-
pose les objets : la pierre, le bois, l’eau qui coule. Il met en
place des pièges vivants : une action commencée qu’il faut
poursuivre, un chiffon qui sèche et qu’on peut décrocher,
une pierre plate sur laquelle frapper avec des cailloux, une
poêle à frire. L’enfant, en proie aux matières, aux formes,
aux perceptions de l’autre, se déplace dans un chantier hanté.
L’espace anarchique se construit ; un « monstre » l’occupe,
s’y déploie, à l’écoute de ce qui se vit, de ceux qui parlent,

CHIMERES 10
Le corps, la carte et le monstre

de sa propre parole. Deligny trace, colorie, efface, reprend.


Il travaille sur la terre, il représente sur le papier : double
inscription.

De la carte au terrain le travail du géographe alterne. Il n’est


pas de progrès dans l’espace physique de l’investigation qui
ne doive son rythme à la précision du mode de représentation.

Amerigo Vespucci découvre l’Amérique bien avant que


Christophe Colomb ne pose le pied sur l’île Hispaniola. Les
projections et les projets précèdent l’aventure, lui donnent sa
consistance diagrammatique. Les cartes sont des instruments
ambigus, constats et diktats. Comme le montrent bien les
chercheurs de la revue « Hérodote », le procès cartographique
contient d’emblée l’entreprise de pouvoir qui le requiert. Loin
d’être un instrument neutre, un mode de figuration innocent,
c’est un soutien logistique, une arme sophistiquée, dont les
mesures, les signes, les codes, les étalonnages et les points de
vue préparent presque toujours une conquête, un quadrillage,
une guerre, une occupation.

Dans sa monographie sur Léon, le travail de Françoise Dolto


s’inaugure du modelage d’une chaise vide. Léon est un enfant
« retardé », très musicien, pratiquement incapable de marcher
ou de se tenir debout sans appui. On est en 1941. Il est le fils
d’un tailleur juif polonais non pratiquant et d’une Bretonne
chrétienne. Il est baptisé, non circoncis, « français ». Il se pré-
sente comme une sorte de « monstre », sans dos, sans jambes,
sans érection globale du corps, mais extrêmement doué de ses
mains au piano. Son existence rampante et torve se prolonge
jusqu’au jour où, dans une séance, il parvient à faire recon-
naître sa précarité d’être réifié face à l’objet anthropomor-
phique. L’analyste obtient sa première réponse quand elle
interroge Léon non plus sur son désir, mais sur celui de la
chaise qui l’attend, cannibalique, prête à dévorer son « siège »
et son « dos ». Cette intuition boschienne d’un objet sadique,
McLaren, cinéaste d’animation canadien, l’avait pressentie
avec sa « Chaise », moins exigente que celle de Léon, mais
plus capricieuse. Un homme tentait de s’asseoir sur un siège
qui se dérobait sans arrêt, reculait, basculait et tombait, dans

CHIMERES 11
JEAN-CLAUDE POLACK

le plus systématique des refus. L’homme finissait par com-


prendre : accroupi mais droit, il offrait ses genoux et son tho-
rax à la chaise ; prélude d’un amour heureux et réciproque.

Quand le dialogue enfin s’engage avec Léon, Dolto lui


montre d’un même geste l’anatomie sexuelle, les rites et les
appartenances juives, la situation politique, la géographie, les
territoires.

« J’ébauche une carte de France rapidement pour lui expli-


quer ce qui signifie zone occupée, zone libre, ligne de démar-
cation, tous ces mots qu’on emploie tout le temps autour de
nous à l’époque. »

Plus tard elle croit pouvoir expliquer les symptômes par une
contention traumatique de la petite enfance : pendant leur tra-
vail, les parents ficelaient le petit garçon sur sa chaise percée,
lui interdisant toute motricité autre que distale, les mains, les
doigts. Mais on est frappé des parcours, (solidaires) croisés
dans la cure, de l’image du corps sexué, des repérages généa-
logiques, des lois qui ordonnent l’organisation des lieux et ter-
ritoires, des situations administratives et de la géographie
politique.

J’avais d’abord écrit les parcours « solidaires » mais je pré-


fère parler de croisements et de carrefours. Car je veux éviter
de faire croire (comme parfois Dolto y semble encline) que
ces strates sémiotiques s’articulent en une structure signifiante
nucléaire, que « l’interprète » déchiffre et met à jour. L’obser-
vateur de Léon met en jeu deux types de « causes ». L’une
privilégie la question de l’identité et du nom. L’autre dévoile
un événement traumatique particulier, la contention de
l’enfant sur son siège. Le souci de réunir toutes les situations
en une seule trame débouche nécessairement sur l’hypothèse
d’un programme surdéterminé dont une faille doit faire
s’écrouler l’édifice. Libre à chacun de nommer cette faille
comme il lui convient. Et même si Dolto n’utilise guère la for-
clusion du Nom-du-Père, sa pratique révèle qu’elle relie tous
les éléments « pathogènes » de la biographie de l’enfant en
une situation globale d’erreurs ou de mensonges parasitant en

CHIMERES 12
Le corps, la carte et le monstre

chaîne toutes les articulations symboliques requises pour


l’accès de l’enfant à sa parole.

Pourtant, à l’entendre ou la lire il nous semble que le ressort


essentiel de son intervention est justement cette migration
constante de son travail d’une strate sémiotique à une autre.
Elle recherche l’espace dans lequel un transfert est possible,
une scène où le fantasme, si fractionnel soit-il, puisse appa-
raître en un jeu. On distinguera donc des interprétations tota-
lisantes (sur l’identité du père, la clandestinité, la circoncision,
la menace de mort, la partition de la France en deux, les aléas
de la situation œdipienne, etc.) et, d’autre part, des repérages
esthétiques, formels, plus ou moins lestés du théâtre kleinien
des bons et des mauvais objets, des mots du « dedans » et du
« dehors », ou des péripéties successives des diverses « cas-
trations, mais avant tout pertinents par leur saisie instantanée,
intuitive d’une configuration dramatique du corps de l’enfant,
dans son rapport aux objets, animés ou non, de son entourage
immédiat. Et ce, bien évidemment, en la présence de son thé-
rapeute, partie prenante de ce tracé.

Les échecs de la symbolisation sont évidemment des


« défaillances du langage adressé à l’enfant » ; mais ils sont
d’abord les accidents d’un espace non vectorié qu’habitent
des formes éparses, tronquées et sans liens.

Géologue, Pankow a d’autres métaphores pour sa description


de terrain :

« (…) l’univers de la psychose apparaît-il comme un univers


morcelé où chaque parcelle est à plus ou moins grande dis-
tance des autres. Les distances peuvent se modifier par appa-
rition d’une lacune imprévue. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Je
le constate. On peut gagner du terrain, on peut combler des
trous (…)
(…) ce qui importe c’est ceci :
on aperçoit parfois dans “un débris de terrain” une “strate
géologique” ressemblant à une autre observée dans un autre
débris. C’est alors que j’essaie de “rapprocher”, de réunir des
strates identiques dans des terrains différents. J’appelle

CHIMERES 13
JEAN-CLAUDE POLACK

structuration dynamique ce processus qui consiste à restituer


l’unité apparemment perdue de couches psychiques éparses
(…). Le terrain premier qu’il faut structurer – même partiel-
lement – c’est l’ensemble des couches psychiques à partir
desquelles la reconnaissance de l’image du corps devient
possible. »

L’image du corps largue, comme étrangère à sa probléma-


tique, le schéma corporel, neurologique et fonctionnel. Des
enfants paralytiques ou aveugles peuvent avoir une parfaite
« image du corps ». Inversement des patients au schéma cor-
porel intègre ont une « image du corps perturbée ». Plus
qu’une image, ou une représentation, c’est une mise en place,
un ensemble de traces, de mémoires, de figures, de percep-
tions, de signes, d’agencements machiniques, d’intensités.
Les dessins, les modelages sont des représentations, figurées
de cette « image ».

Des monstruosités : Alain Cazas et Marc Hermant demandent


directement « un monstre » à certains de leurs patients, et le
manteau des cheminées de leur bureau est couvert d’amas
multicolores de formes tératologiques, où parfois s’entrevoit
de l’humain. Ces figures ne sont pas l’image du corps, mais
des unes à l’autre il y a comme un rapport : de dénotation,
d’illustration, de réduction, de découpe, d’abstraction. Ce sont
des morceaux, mais qui donnent à supposer du reste, des
restes. Et ceux-ci sont des brèches sur des ensembles chao-
tiques et mouvants, le corps vécu, érogène et souffrant.

Les graphismes et les productions plastiques sont des essais


de représentation euclidienne, des « cartes », des procès car-
tographiques où dominent évidemment les représentations
spatiales, les matériaux iconiques.

Le « monstre » est un chantier de parties vivantes et inertes,


un agrégat d’objets, de territoires, de signes, défiant, comme
dans le délire, « la réalité naturelle », les lois des ordres et des
espèces, les logiques d’appartenance, a fortiori les logiques
du discours. On nommera « monstre » tout ce qui, sous pré-
texte de faire corps, met en relation inorganique des choses

CHIMERES 14
Le corps, la carte et le monstre

qui n’appartiennent pas aux mêmes ensembles catégoriels. Le


disparate. Les personnages des jardins de Bomarzo sont dou-
blement monstrueux. D’une part parce qu’ils figurent des
monstres mythiques, sortis de la légende, exacerbés par leurs
proportions gigantesques ; mais aussi parce que, taillés à
même la roche qui affleure la campagne, ils créent l’illusion
d’une métamorphose naturelle où les limites de la pierre et de
la chair, du végétal et de l’animal, du naturel et du construit,
sont insolemment brouillées.

Un phantasme psychotique est à la fois un événement court


et une configuration, un monstre.
Des objets de désir, des objets matériels, des mythes, des
continents, des qualités abstraites viennent voisiner, ou mieux
encore, entrer en composition dans un plan de consistance
particulier dont le code, la référence, la légende cartogra-
phique est justement le corps. Le monstre serait donc, dans
cette perspective, le travail de la carte sur le corps, une dia-
grammatisation du corps désirant. La composition mons-
trueuse saisit un moment du corps dans le contexte
« transférientiel » de la cure. Un bout du corps du patient vient
faire quelque chose avec un morceau du mien dans tel ou tel
type de contexte, territorial, mythique, institutionnel, écono-
mique et, bien entendu, symbolique. Le temps n’est pas donné
au monstre de manière homogène. Tel morceau du corps
d’Élodie (son ventre, son urètre, son oreille), telle production
(le sang, l’urine, la selle) est en rapport avec certains de mes
objets, quelques-unes de mes zones érogènes, de mes paroles
ou de mes actions, l’ordonnance, les médicaments. Et tout
cela se passe en Égypte, en Bretagne ou à Tours, il y a vingt
ans ou au siècle dernier. Les articulations, les plans de consis-
tance, les composantes de passage sont tantôt historiques, tan-
tôt territoriaux, parfois seulement phonématiques ou
technologiques. Les média, par exemple la radio, – la télé sur-
tout – s’insèrent dans des agencements complexes avec la
sexualité, le travail, la vie domestique. Le poste de télé fonc-
tionne comme embrayeur et relais. De la réalité au délire le
mouvement réciproque passe par le petit écran qui le filtre, le
tord, l’amplifie, l’enrichit, le diffracte. Le reportage est tan-
tôt en direct, tantôt en différé. Le monstre est un chantier, une

CHIMERES 15
JEAN-CLAUDE POLACK

maquette à monter dont on aurait perdu les pièces, pendant


que les pièces perdues d’une autre construction seraient
venues se mêler aux premières. Buster Keaton s’achète une
maison préfabriquée ; il la monte sans ordre : la porte est au
troisième et quand il sort de sa chambre, il tombe dans le vide.
La cheminée débite de l’eau dans le rez-de-chaussée. La
fumée sort par les fenêtres. Buster marche sur le plafond.

Le bébé d’Élodie vient faire troisième terme vivant dans la


séance, et boussole sur l’espace cartographique de ses identi-
tés morcelées. Le bébé est mâle et juif, réplique miniaturisée
de son thérapeute. Bien que sepharade, elle prend sa part aux
luttes contre les Allemands. Elle n’en tue pas mais elle fait un
enfant, à l’abri d’une « prison de noirs musulmans ».

Comme la Vierge elle est le siège d’une incarnation. Peut-être


est-il né d’une absorption orale, peut-être d’une masturbation
anale. Sur son corps en tout cas le cloaque fœtal, – urètre,
vagin et anus confondus –, continue de faire son œuvre dans
une monstrueuse indifférenciation. Le carrefour digestivo-
génito-urinaire articule les systèmes et les redistribue. Il est
au point de rencontre des personnages importants de la vie
d’Élodie, les mâles géniteurs. Ahmed et moi. Il est accumu-
lateur et redistributeur de flux. Piles et transformateur. C’est
dans cet espace, notamment, que les jeux de mots permettent
le passage continuel des objets aux mots, puis de ces mots à
d’autres objets, dans un glissement de sens que le corps
d’Elodie tente de maîtriser. La carte blanche est l’ordonnance
que je lui fais et qu’elle surveille avec la plus grande atten-
tion, l’ordre des médicaments, leur nom, la quantité, écrite en
lettres ou chiffres, ma façon de signer… C’est aussi « carte
blanche », liberté accordée, « blanc-seing », droit de faire un
enfant avec les comprimés blancs de mon ordonnance
blanche, sperme blanc sensible à l’écriture. « Une heure
après » qu’elle les ait pris ces médicaments redeviennent cette
autre chose qui la féconde complètement. Les passages
fécaux, le flux urinaire, les flux de paroles, les coulées de
sperme s’entrecroisent en un espace précis, qu’Élodie signa-
lera plus tard par « la peau sur la hanche », point de concen-
tration de ces divers métabolismes, aiguillages et

CHIMERES 16
Le corps, la carte et le monstre

transformations. Dans la cure on ne travaille que ces


échanges, dons et rapts, par lesquels le corps d’Élodie et le
mien pensent communiquer dans un espace chaotique, anhis-
torique, « anachronique », confus. L’ambition reste modeste :
faire apparaître ici, une fois de plus, que le délire est hanté
par une carte. Et que celle-ci se donne à construire dans la
cure, morceau par morceau – dans une progressive articula-
tion, fondatrice et anticipatrice d’un « sens ».

Le moment des monstres n’est pas seulement celui d’un arti-


fice, d’un jeu propitiatoire, dans l’attente des significations.
C’est une mise en œuvre plastique des composantes pulsion-
nelles captables dans le champ clos de la « relation » : éco-
nomie de plaisir et de terreurs, de jouissances et de vertiges,
exploration des possibles du désir. Ces épreuves promé-
théennes émaillent l’art de Bosch, Blake, Goya ou Chirico,
les textes de Lautréamont, Michaux, Artaud et toute la pro-
duction actuelle de « science-fiction ». Elles sont en marge de
la névrose, suspectes aux catégories du discours. Elles n’épar-
gnent en vérité personne. Mélanie Klein en fait, par exemple,
les étapes dramatiques du développement psychique de
l’enfant. Psychose normale, dépression nécessaire, violences
utiles ; seuls varient les moments et l’intensité de leurs mani-
festations, les risques de leur résurgence. Dans le jeu des
enfants il faut voir des bribes et des morceaux, des trous et
des volumes, des mouvements entre « dedans » et « dehors »,
parties et parties, fragments et limites. Ces « monstruosités »
sont des compositions : elles affectent à la fois le corps et
l’espace, indissolublement.

Une récente exposition sur les « Images du corps », inspirée


par Marc Le Bot, montre bien la préoccupation contempo-
raine de redéfinition, recomposition, mise à l’épreuve du
corps. Nous ne doutons pas que cette action violente, claire-
ment perceptible chez Bacon, Velickovic ou Rébeyrolle ait
pour toile de fond les horreurs du monde concentrationnaire.
Mais cela ne suffit sans doute pas à l’explication d’un phé-
nomène où l’investigation primordiale de la corporéité pré-
cède l’ordre d’une représentation. Aux confins d’une
recherche psychanalytique et d’une appréhension picturale

CHIMERES 17
JEAN-CLAUDE POLACK

des traits et couleurs minimaux du corps animé, on voit ainsi


apparaître des figures inconnues, peut-être rêvées, ou ressen-
ties, toujours indéfinies et monstrueuses. Qu’elles fassent
allusion à l’amour ou à la mort, aux plaisirs ou aux souf-
frances, elles ont, dans leur difformité, leur variance, leur
irréalisme, une fonction prototypique de mise en espace, que
l’artiste ou le thérapeute, en des finalités divergentes, peuvent
guetter attentivement. Il n’y a pourtant pas de symétrie
pensable entre les effets de l’amour et l’expérience des
crimes. L’un semble réussir, assembler, pousser les parties
vers le tout et les corps vers leurs couples. Les autres disjoi-
gnent, déforment, séparent, arrachent et dédifférencient le
corps humain en morceaux matérialisés, parfois animaux,
souvent végétaux ou inertes, des découpes élémentaires de
l’espace et du mouvement.

Devant un tableau, on ne doit pas céder aux illusions d’un


récit, d’une morale ou d’un mythe, mais fractionner, rassem-
bler, produire des ensembles plus vastes et des zones plus
étroites que les figures des personnages ou les contours des
objets. Grommaire :

« Il faut que chaque partie du tableau donne l’impression de


grandeur. Fixons n’importe quoi dans la nature et isolons-le
du reste. Un monde complet s’organise. »

Et inversement, dans la surface entière de la toile ou du pan-


neau, il faut créer ou voir un rythme, une « cadence », une sai-
sie abstraite.

Dans son attachante présentation du « Jardin des Délices »


Jean-Pierre Jouffroy se défend d’emblée d’un traitement lit-
téraire de l’œuvre, de l’imminence d’une philosophie, ou plus
simplement, d’une signification :

« L’un des aspects les plus inquiétants de la peinture est pré-


cisément qu’elle agit à l’écart des phonèmes, des syllabes et
des articulations de la logique du discours. Si même ce qu’elle
montre peut être nommé, le fonctionnement de ces parties
nommées ne s’opère pas dans les rapports de leurs nomina-

CHIMERES 18
Le corps, la carte et le monstre

tions tels qu’ils construisent la langue, mais dans leurs rap- 9. Jean-Pierre
ports d’existence comme formes picturales. D’où la double- Jouffroy, Le Jardin
des Délices grandeur
vie des choses peintes dans l’entremêlement et les interactions nature, éd. Hier et
de leurs significations comme formes plastiques et comme Demaim, 1977.
évoquant des mots. »

L’abord partiel, régional du tableau est sa démarche néces-


saire, existentielle plus qu’analytique. L’auteur fait donc fonc-
tionner son livre sur le corps du tryptique. Une découpe en
cinquante-six morceaux permet la reproduction grandeur
nature. Comme l’« anatomie » systématique de l’œuvre suit
obligatoirement le mouvement du livre, différent de celui du
« regardeur », une vue générale de chaque panneau et un
signet portant la reproduction complète accompagnent le
dépeçage du tableau. La méthode n’est pas innocente. Elle
s’applique à la double structure des panneaux, éclat des par-
ties, fluidité des événements. Elle déjoue une lecture stricto
sensu, la résorption de l’événement dans le sens. (9)

Or l’habitude est grande. La critique, abondante, de Jérôme


Bosch, opère généralement le recensement symbolique de
l’œuvre. L’épistémologie freudienne, mitigée d’apports jun-
giens, substitue sa nouvelle herméneutique à la théologie,
l’alchimie, les sciences occultes, les « clés des songes »
venues du Moyen-Âge.

Heureusement les interprétations diffèrent, s’opposent,


s’annulent ou s’ajoutent, dans une surdétermination brouillée.
Fraenger puise dans les textes sacrés ; il voit dans le panneau
gauche – « Le paradis terrestre » – une exaltation de l’union
sexuelle par l’intermédiaire du Christ. Tolnay compare avec
la littérature, le floklore, les dictons et proverbes, l’iconogra-
phie populaire ; la coquille de mollusque qui renferme deux
amants dans le panneau central lui paraît être la définition tri-
viale de la femme. Bax cerne davantage le sexe et son châti-
ment, l’œdipe et la castration ; il voit dans le même détail une
figuration de l’adultère. Le porteur de la moule géante serait
la représentation du mari bafoué. Combe fait l’inventaire des
symboles érotiques courants de l’alchimie et des bestiaires.
Même certaines couleurs, – l’orange, le rouge, le bleu du ciel

CHIMERES 19
JEAN-CLAUDE POLACK

et le bleu foncé – sont chargés de significations précises.


L’inflation des interprétations voudrait figer cette coulée
fluide où les être vivants et les objets inanimés s’anastomo-
sent sans frein, défiant la découpe des scènes, des anecdotes
et des catégories.

Le tryptique du Prado s’adresse pourtant aux voyeurs, et non


aux moralistes. L’intense émotion de l’œuvre sourd du bou-
leversement des espèces, des règnes et des appartenances. Les
assemblages hybrides, les accouplements contre-nature, les
métissages incongrus truffent l’espace d’une lumière cruelle
et ludique. On pourrait s’amuser à regrouper les événements
du tableau de gauche à droite, selon les étapes d’une violence
croissante des transformations et assigner aux trois panneaux
les représentations des ordres de la névrose, de la perversion
et de la psychose. On s’engagerait alors dans le parallèle
d’une théologie du châtiment et des configurations axiales de
la clinique freudienne. De la schizophrénie comme enfer ; et
Sodome purgatoire.

Il nous semble plus juste de rester attentifs au travail furieux


des fantasmes corporels, même si certains régimes de mons-
truosité affectent avec une particulière densité telle ou telle
région du tryptique, autorisant alors leur regroupement en
modes de « fonctionnement », érotiques ou mortels, de la
libido. Un premier type de transformation du vivant veut seu-
lement défier l’écologie. L’aspect des bêtes, des végétaux et
des hommes ne contredit pas le sens commun ou le savoir
acquis, mais les relations de coexistence, de contiguïté, voire
de simple voisinage sont tout de même invraisemblables.
Refus des distances, des climats, des équilibres biologiques.
Des girafes et des éléphants accompagnent des chiens domes-
tiques. Les lapins et les canards circulent sous des palmiers-
dattiers. Le paradis de la coexistence pacifique ne reconnaît
aucune des territorialités qu’impose la géographie. Ce type
d’anomalie, cette pulsion re-créatrice du monde prédominent
sur le panneau de gauche où elle apparaît plutôt comme ten-
dance que comme loi. Les fauves qui dévorent leur proie, le
chat qui tient un rat dans sa gueule, les paons et les échassiers

CHIMERES 20
Le corps, la carte et le monstre

mettant à mal une grenouille rappellent, jusque dans cet Eden,


le risque de l’affrontement, de la violence et de la mort.

Les monstres proprement dits forment au moins deux séries


différentes. Les animaux fabuleux, licornes ou griffons, ne
contredisent pas directement la documentation zoologique.
Par contre, la présence d’hybrides, des composites d’espèces,
suppose une transgression passée et des mélanges inouïs.

Les monstres se manifestent d’abord par les changements de


dimensions, de territoires ou de morphologie. Les oiseaux
nagent, les poissons respirent à l’air libre, un hérisson fleurit
dans un pistil. La taille est un agent suffisant de métamor-
phose : scorpion géant, fraises gigantesques, colosses ou
nains. Les organes ou les parties du corps se multiplient ou
s’amputent : personnages creux, lézards à trois têtes. Le
peintre crée par modifications quantitatives. Ce sont de petits
déplacements, des proliférations partielles, des déformations,
pas encore de véritables franchissements. Les formes transi-
tionnelles, les corps de passage, les « devenirs » haussent
alors le ton de la production fantastique.

Bosch ne systématise pas cette mutation jusqu’à fusionner les


hommes ou les femmes avec des animaux et des plantes. Au
contraire, il faut noter la rareté des monstres anthropo-
morphes, un chevalier-poisson, une sirène-écorce, un homme-
oiseau de proie. Plus souvent les rapports respectent l’intégrité
du corps, faisant varier à l’infini les jeux du contenant avec le
contenu, du dedans et du dehors, de l’entre-dévoration et du
cache. La végétation abrite les amours immorales, les orgies
s’isolent au fond des coquillages ou des fleurs. Les corps ne
peuvent danser, caresser ou jouir qu’au voisinage des oiseaux
ou des fruits. Corps sur corps, relais, médiats. Les plumes, les
baies et les fleurs sont des organes nécessaires, des ventres où
faire l’amour, des matrices pour le désir, des lits et des
chambres.

Les compositions et les tératomes évoquent les terreurs ou


plaisirs de cette passion d’être autre. Les poissons-ailés, les

CHIMERES 21
JEAN-CLAUDE POLACK

oiseaux à nageoires, les hommes-félins-fleurs plaident pour


l’interpénétration des êtres et de leurs avatars. Parvenus à ce
point d’extravagance, à cette étape du voyage hors des dimen-
sions, appétits et souffrances de l’animal humain, le partage
devient impossible entre l’inerte et le vivant, le sujet et ses
objets, l’objet et ses sujets assujettis. Renversements, conti-
nuités, changes et mutations font vaciller les appartenances et
les fonctions. Les instruments de musique viennent faire
chanter, vibrer et résonner les corps. La flûte s’empare d’un
pet, le couteau d’une main. Les signes musicaux s’inscrivent
sur la portée des fesses. Le corps doit être déchiffré, joué. Un
hérisson libidineux fait signer un contrat. Un homme est par-
tie d’une harpe. Un autre est monture. Les corps sont asser-
vis aux outils qui les servaient.

Enfin viennent les épreuves les plus radicales : disparition des


limites, vides et creux, craquelures : fractures, transfixions,
solutions de continuité, permutations des contenus et des
contenants, séisme total des dimensions du corps.

La thématique itérative du panneau central est celle d’un com-


merce, de dons et d’échanges continuels, dont les baies et les
fruits (parfois des pièces d’or un peu végétales) semblent les
équivalents généraux. Cet univers d’associations sensuelles,
de communications de la chair, met et jeu toutes les portions
de la peau, les positions, les combinatoires, les orifices.
Mention spéciale est faite au cul, fleuri, becqueté, offert.
Triomphant.

L’« Enfer musicien », – le panneau de droite –, coupe court à


ce flirt, à cette joie. Morcellement et pénétration orchestre la
musique des corps instrumentaux.

On a très bien dit l’ambiguïté des passions dépeintes par


Bosch. Les victimes des tortures n’ont pas toutes l’air d’être
au supplice. L’extase de leurs douleurs confine souvent aux
poses de l’orgasme. Plaisir et douleur naissent de la chair
serve : emprunts à la vie animale, végétalisation, jeux de
groupes, combinaisons, animation d’objets, instruments, outils.

CHIMERES 22
Le corps, la carte et le monstre

Dans le panneau central, baigné de nature, l’utilisation des


orifices, la souplesse des membres et les médiateurs vivants
permettent que le plaisir ne tranche pas dans l’enveloppe cor-
porelle. Délices, délire de la surface, des continuités fluides,
des glissements, des passages, de dedans au dehors et des
réintroductions. Inflation des pulsions, avec leurs buts,
rebroussements autour de l’objet, effet boomerangs vers leurs
sources.

Dans le panneau de droite, la guerre, le feu, le métal et, plus


que tout, l’industrie, bouleversent cette fluidité. Les parties
sombres et incendiaires du tableau confondent l’horreur et la
technique, la jouissance et les machines. Les ustensiles entrent
en rébellion. Créés pour faire et transformer, ce sont ici des
armes et des bourreaux. L’anthropomorphisation des objets
(moins poussée, moins drôle ici que dans le tryptique du
« Jugement Dernier » de Bruges) transforme les corps en
chair meuble, tranchable, consommable. Les corps-objets sont
intégrés, partie par partie, dans une économie de gains et
d’exploitations. Plus ils travaillent et plus ils se dépouillent ;
de leur dedans, de leur nudité, de leur innocence. Les mor-
ceaux se muent en rouages, mécanismes, jointures, articula-
tions. On pense à Chaplin happé par la machine dans Les
Temps Modernes, ou forcé de manger du maïs par une man-
geuse qui tout à la fois le gave et le dévore. L’ensemble du
tryptique résonne ainsi des progrès machiniques, de la fréné-
sie des découvertes, du perfectionnement de la guerre. Le
bonheur et le malheur ne sont plus seulement les attributs d’un
pouvoir divin, dont les hommes implorent le pardon ou la
miséricorde. L’amour, la mort, les plaisirs et les souffrances
ne sont pas inscrits en termes immuables dans les textes
anciens, la religion, ses commentaires. La faute n’est pas
nécessaire. L’innocence sexuelle des « Adamites », des
« Hiéronymites », des diverses hérésies que Bosch a dû
connaître, par le biais de la confrérie de Notre-Dame, ouvre
la porte d’une exploration contemporaine des aventures pla-
nétaires de la fin du XVe siècle. Le corps est un monde ; l’ana-
tomie d’abord voyage. Chaque monstre est une énigme, une
invite, une étape.

CHIMERES 23
JEAN-CLAUDE POLACK

Gilbert Lascaux semble penser qu’une classification rationa- 10. Gilbert Lascault,
liste, cartésienne et formelle des monstres de l’art occidental Le monstre dans l’art
occidental,
s’intéresse uniquement aux procédés combinatoires qui les Klinckeieli, 1973.
ont fait naître ; la seule question « pourquoi ? » devrait faire
pièce à la démarche structuraliste, en renvoyant le monstre à
sa source de désir et de folie. Ce « pourquoi ? » ne nous suf-
firait pas pourtant pour échanger aux logiques du discours, du
sens et de l’inconscient car il réitère l’exigence d’une expli-
cation, d’un « parce que », d’un « à cause de », l’obligation
de reporter en amont, dans les « structures » mêmes de
l’« inconscient », les règles combinatoires et l’ordre des pro-
cessus imaginaires qui accouchent des monstruosités. Le cata-
logue devient alors celui des personnalités, des positions de
la libido, des typifications perverses, des nœuds et des
impasses œdipiennes. L’auteur affirme que la condensation,
le déplacement, le renversement dans le contraire, la réunion
des contraires représentés dans le même objet en une igno-
rance apparente de la négation, sont les procédés qui permet-
tent tout à la fois la construction des monstres et l’élaboration
des rêves décrite dans la « Traumdeutung ». La tentation lin-
guistique est assez forte pour lui faire dire :

« qu’une même grammaire se trouve en acte dans les images


du rêve, les lapsus, certains mots d’esprit et dans les
monstres… » et que « peut-être, comme les actes manqués,
ces métaphores manquées que d’une certaine façon, sont les
monstres et les motif-valises, constituent-elles un exorbitant
triomphe de l’inconscient. Apparents non-sens, elles semblent
provoquer l’effort herméneutique. De même que la forme
monstrueuse montre l’ordre biologique à la fois comme
menacé et comme essentiel, elle paraît inséparable d’un
modèle linguistique qui permet de la penser et elle conteste
ce modèle : elle ne se compare qu’aux anomalies qui peuvent
se rencontrer dans l’ordre du discours. » (10)

Nous nous sentons plus proches de Lascault quand il insiste


sur la conception proprement freudienne du déplacement, non
pas comme transport d’éléments signifiants d’une position à
une autre, mais comme transfert d’intensités, d’intérêts,
d’angoisse ou d’émotion vers d’autres représentations. Le

CHIMERES 24
Le corps, la carte et le monstre

monstre en effet déplace et pérégrine, oriente, concentre, vide 11. Merleau-Ponty,


ou sature. Il redistribue des forces, des accents, des tensions ; L’œil et l’esprit.
il travaille la cartographie inconsciente du corps, ses traces,
ses directions, ses pôles et méridiens. Géométrie dans les
spasmes plus que « bricolage répertorié », le monstre maté-
rialise, entre celui qui le crée et celui qui l’affronte et le
regarde, une configuration singulière. Celle-ci, avant d’être
une phrase, un récit ou une histoire, est une découpe de
l’espace, un arrêt-sur-image.

Mais le film peut repartir, le mouvement reprendre. Il est ins-


crit déjà dans l’allure du monstre, comme son tissu intersti-
tiel, son filigrane, ce que le monstre évoque sans exhiber. Les
musiciens appellent « monstre » un texte formé de syllabes
quelconques que le compositeur remet au parolier comme
canevas pour le rythme, la mesure. Le temps est déjà là avant
le sens. Parlant de Rodin, Merleau-Ponty confirme que selon
le sculpteur :

« ce qui donne le mouvement c’est une image où les bras, les


jambes, le tronc, la tête sont pris chacun à un autre instant qui
donc figure le corps dans une attitude qu’il n’a eue à aucun
moment et impose entre ses parties des raccords fictifs
comme si cet affrontement d’incompossibles pouvait et pou-
vait seul faire sourdre dans le bronze et sur la toile la transi-
tion et la durée. » (11)

La « Femme accroupie » est une vieille, belle et monstrueuse.


À la droite de son visage tourné, on attendrait une épaule,
symétrique de la gauche : c’est le genou qui fait saillie et
l’épaule, tombante, est comme un genou droit plié devant le
tronc. De cet inattendu dépend un geste, une torsion, l’action
du corps.

Dans son très beau commentaire du Jardin des Délices, Aude


d’Achon récuse l’herméneutique :
« Faire du corps le corps des signes c’est refuser la fissure qui
le creuse pour devenir ce schisme sur lequel nous n’avons
depuis cessé d’essayer de nous tenir – entre signifiant et
signifié…

CHIMERES 25
JEAN-CLAUDE POLACK

L’échec à la fois relatif et évident de la plupart des systèmes 12. Aude d’Achon,
interprétatifs portés sur cette œuvre vient de cet oubli. Ce que Jérôme Bosch par
delà l’envers et
crée le peintre, ce ne sont pas des mots, mais des motifs, ce l’endroit, La
n’est pas un discours mais une grammaire de formes qui n’a Différence, 1984.
de sens qu’en tant que production génératrice de ses propres
phénomènes (au sens propre “phanesthai”, apparaître). » (12)

Plus que le terme de « grammaire », trop ambigu à notre goût,


c’est celui de « motif » qui nous retient, au double sens de
forme et de cause. Le motif est ce qui se répète, mais surtout
ce qui fait faire. Le peintre manifeste et propose, le rêve aussi,
le plus souvent. La psychose, parfois. La monstruosité est pro-
grammatique : elle a valeur de relais dans un parcours, point
de passage, halte de courte durée. À partir de cette station
divers embrayages sont possibles, diverses directions, diffé-
rentes matières et substances, systèmes d’expression. L’artiste
et le psychothérapeute choisissent leur espace : la toile, la pâte
à modeler, le dispositif de la « séance ». Le plus médiocre
modelage peut se comparer au « Jardin des Délices » au
moins sous un aspect : faire et voir, faire voir ou faire sentir
y prennent la place d’une représentation. L’une et l’autre pro-
ductions proposent un monde de plaisirs ou de tortures,
actions ou passions, Délices ou Supplices, qu’aucune signi-
fiance ne peut atténuer ou brider. L’auteur y est « exposé »
sans médiation de mots ou de récits. Ses propres limites lui
sont inatteignables. Si le monstre est gros de ses actes, celui
qui l’affronte devrait en accoucher, redonner du vivant au
figé, de la chair à l’ossature, faire aller, poursuivre. Aude
d’Achon écrit non pas « sur » le « Jardin des Délices » mais
« à partir de ». Sa rencontre avec le tableau est une sorte de
collision, le point de départ d’une dérive où le commentaire
se mêle à la production poétique, aux fantasmes, aux
ébauches d’un délire ; migrations et mutations personnelles,
que le tableau sollicite ou déclenche.

«… tout passe par le corps… Il représente à la fois la source


du désir et les effets de sa manifestation : production d’ordres
de réalité opérant sur plusieurs registres, et que l’habitude de
ce que l’on nomme “réel” lamine. L’essai de totalité fait foi-
sonner les formes des formes, les associations du/des sens, les

CHIMERES 26
Le corps, la carte et le monstre

origines et les transformations de matières en mutation, la 13. Flaubert, La


foule zoologique et tératologique, l’exotisme de l’imaginaire Tentation de Saint-
Antoine.
qui gonfle ou aplatit les formes “naturelles” et finit par ins-
taurer un “ordre” propre qui n’a plus que le biais pour nous
remémorer nos oublis. Et pour tant ni voir, ni savoir, ni croire
ne suffisent. Le corps omniprésent comme garant d’une topo-
logie qui nous concernerait tous ne vaut pas comme lieu mais
comme jeu : valeur à faire valoir pour bouleverser les sché-
mas perceptifs, la hiérarchie des pratiques qui les font tenir
ensemble… »

Le livre, ici, semble obéir à l’injonction du tableau, à sa


« tentation ».

Bosch est le peintre des « tentations » : treize « tentations de


Saint-Antoine » connues (dont le grand tryptique de
Lisbonne) ; quatorze autres que des documents attribuent au
peintre et dont il ne subsiste pas de traces ; Saint-Jérôme,
Saint-Pierre, des moines, plusieurs fois tentés.

Les tentateurs sont des femmes, des androgynes, des couples


enlacés. Mais avant tout des monstres. Le regard de l’ascète
est obligé de voir ce qui secrètement le fascine et l’anime ; la
force, la bêtise, la stupidité, la vitesse, le vol. Le Saint-
Antoine de Flaubert résiste assez bien aux hérétiques, à la
Reine de Saba, au Diable, à ceux qui le vénèrent et l’accom-
pagnent. Mais il défaille devant les monstres car il sait que :

« il doit y avoir, quelque part, des figures primordiales, dont


les corps ne sont que les images. Si on pouvait les voir, on
connaîtrait le lien de la matière et de la pensée, en quoi l’Être
consiste ! » (13)

Il affronte le Sphinx sautant, volant, soufflant le feu par ses


narines ; la Chimère aux yeux verts, hyène en chaleur, amou-
reuse des périlleux voyages et des grandes entreprises ; les
Nisnas qui n’ont qu’un œil, une joue, une main, une jambe,
une moitié de corps, une moitié de cœur, et qui vivent heureux

CHIMERES 27
JEAN-CLAUDE POLACK

avec leurs moitiés de femmes et leurs moitiés d’enfants ; les


Blemmyes privées de tête ; les Sciapodes retenus à la terre par
leur chevelure ; les Cynocéphaies à têtes de chien ; le
Sadhuzag aux andouillers creux comme des flûtes d’où
s’échappe une musique ineffablement douce ; le Martichoras,
lion rouge à figure humaine ; le Catoblepas, buffle noir avec
« une tête de porc tombant jusqu’à terre et rattachée à ses
épaules par un cou mince, long et flasque comme un boyau
vide » ; le Basilic, le Griffon et la Licorne ; le Myrmécoléon,
lion par devant, fourmi par derrière, et dont les génitoires sont
à rebours ; la grande belette Pastinaca qui pue à tuer les
arbres ; le Presteros qui rend imbécile par son contact. Et les
insectes, les oiseaux, des végétaux qui ne se distinguent plus
des animaux, toutes les bêtes de la mer, confuses et confon-
dantes, aux cerveaux de cailloux, aux mamelles de stalactites.
Enfin ces énigmes orgastiques, « empreintes de buissons et
de coquilles – à ne savoir si ce sont les empreintes de ces
choses-là, ou ces choses elles-mêmes ».

Antoine enfin délire :

« O bonheur, bonheur, j’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouve-


ment commencer. Le sang de mes veines bat si fort qu’il va
les rompre. J’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beu-
gler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une
écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon
corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les
odeurs, me développer comme les plantes, couler comme
l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blot-
tir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre
jusqu’au fond de la matière, être la matière ! »

C’est alors que Jésus-Christ lui apparaît au milieu du disque


solaire. Antoine fait le signe de la croix et se remet en prières.
L’abandon du délire est un renoncement au voyage, aux uni-
vers lointains, aux territoires étranges. L’ermite et le schizo-
phrène, de part et d’autre du désir, veulent éprouver cette
expansion par une métamorphose. Le corps du délire est jus-
tement leur corps, sans organes, sans frontières, sans limites
et sans morts. Ou au contraire déjà mort, tout le temps, jamais
mort, ça n’a pas d’importance.

CHIMERES 28
Le corps, la carte et le monstre

Le monstre est un agrégat de fantasmes changeants. La parole


du psychotique, à défaut des représentations plastiques ou
graphiques, en donne une figure virtuelle où les mots et les
choses ne sont pas nettement distincts. Quand Élodie me dit
pour la trentième fois, « j’ai une petite peau là, sur la
hanche », ça finit par faire image et je commence à voir une
membrane, sa forme, son attache, sa disposition. Et pourtant
elle est peut-être partiellement prisonnière des assonances
phonétiques (peau-là/Polack) ou d’un jeu métaphoro-méto-
nymique évoquant le « pot », le pot de chambre, sa merde,
collée à sa hanche, non clivée d’elle, non séparée, fécondante.

Signifiants et signifiés sont alors de trop pauvres concepts.


Avec une terminologie plus hjemslevienne on constaterait que
le monstre rassemble des modalités multiples de recoupement
entre matières, substances et formes, qu’il n’en privilégie
aucune. L’espace de la séance et de la relation duelle fait
sélection dans ce chantier multisémiatique. Réduction.
Abstraction. La dominante textuelle, lestée ou non d’images,
induit un déchiffrage, une lecture, une interprétation, que les
passages à l’acte, le faire et l’agir dérangent par principe.

Peut-être est-ce un des mérites de la psychothérapie institu-


tionnelle que d’avoir élargi les limites du chantier, les modes
d’expression, les registres, les régimes de signes. Et de four-
nir du même coup au travail du cartographe des composantes
multiples, des objets diversifiés, des intérêts hétéroclites.

Le club de La Borde est jumelé avec un village de la Côte


d’Ivoire, grâce au passage d’un stagiaire africain, affecté aux
cuisines. Des échanges s’organisent, un voyage, des contrats.
Des patients réputés autistiques se réveillent, délire et dérive
des continents, appel des différences et du lointain, proximité
des sociétés précaires, en proie aux éléments, à la terre, aux
besoins, peut-être à l’âme des choses, à la magie des mots.

À La Chesnaie, quelques wagons de chemin de fer, montés


sur pilotis de béton et de briques, jaillissent dans le paysage,
magnifiques et incongrus. « Qui », « quand » et « comment »
sont des questions oiseuses. Tout un réseau de fantasmes, de
folies et de complicités fonde cette architecture.

CHIMERES 29
JEAN-CLAUDE POLACK

Les plus anciennes cartes ne dessinaient que le contour des


terres ; ou la limite des mers, les portulans. Les innovations
techniques et le fractionnement des savoirs permettent main-
tenant de porter sur la carte bien d’autres paramètres que les
frontières nationales, le tracé des côtes et des fleuves. On
s’intéresse tour à tour au sous-sol, au relief, aux productions,
à la démographie, à l’incidence d’une maladie, à la densité
des pratiques religieuses ; ou aux choix politiques, aux ins-
titutions sociales, aux types de consommation alimentaire ;
ou encore à la fréquentation des cinémas, au taux d’inter-
ruptions volontaires de grossesse, à la faune, à la flore. De
tout cela on pourra même se donner une représentation
mobile, en diagrammatisant les changements, les évolutions,
les états successifs, en traçant les tendances et les vecteurs.
Une recomposition temporo-spatiale de l’ensemble de ces
données suppose, comme le dit justement Danièle Sivadon,
un hologramme mobile et monstrueux où le géographe, en
quête de repères, trace la stratégie, les projets, les avancées
des pouvoirs.

Le morcellement ou la dissociation du corps dans la psychose


proposent aux thérapeutes et aux patients une action de recon-
quête, une alliance nécessaire et durable. Il sera question d’un
corps à recouvrer, sur les corps et les incorporels du monstre.
Puis d’une histoire. Mais c’est une autre histoire…

Élodie — « Eh bien ! voilà, on commence ! Bonjour Jean-


Claude. Je t’avais demandé de me prendre la tension, et alors
maintenant c’est pas grave si tu ne me la prends pas, parce
que mes médicaments me font effet d’une autre façon… Les
Français sont dans leurs maisons, ils ont l’eau et le courant,
même s’ils ne me captent plus.
À force de rester à la maison chez moi, j’ai mon urètre…
Enfin, je ne t’ai pas raconté, je suis restée longtemps chez
moi, au lit jusqu’à ce que la lumière du lampadaire s’allume…
tu vois, l’urètre est électrique, à force de rester dans mon lit.
Électrique avec l’eau et l’électricité. Parce que les Français
me communiquaient par l’eau, j’entendais leur voix par l’eau

CHIMERES 30
Le corps, la carte et le monstre

à force de rester couchée et de prendre médicaments par 14. Nous avons déjà
l’estomac, en allant à la selle, c’est les reins qui jouent, c’est parlé d’Élodie dans La
Borde ou le droit à la
pour ça que ça faisait jouer à la fois les nerfs et les reins. (14) folie, (D. Sabourin-
Moi — Les choses, elles passent par l’eau, par l’électricité, et Sivadon et J.C-
puis par quoi encore ? Polack), Calmann-
— Alors maintenant je dors avec le courant parce que les Lévy, 1975.
Français sont chez eux avec leur lumière à eux et leur eau, et
me captent, ou plutôt l’électrisent mon urètre.
— Et est-ce que je peux t’aider, moi, dans cette histoire ?
— Tu m’aurais pris la tension et j’aurais été à la selle (…)
— C’est moi qui te capterais ?
— Oui c’est ca.
— Tu préfères. Parce que si je te capte moi, eux ne peuvent
pas te capter.
— Ils me captent par les médicaments. Parce que tu me
captes. Parce que tu me parles… Mais c’est la majorité que
je supporte… Sans cette majorité-là, le pays est condamné.
— Tu fais un peu de politique, toi ?
— Sous la présidence de François Mitterrand… C’est des
pommes de terre sous le régime socialiste… Manger des
pommes de terre chez les Allemands. Faire comme au temps
de la Belle Époque.
— La Belle Époque, c’était quand ?
— Avant la guerre, en 1930.
— On mangeait beaucoup de pommes de terre ?
— On devait faire ça, on devait tuer les Allemands !… Je
pense que Mitterrand croit que la politique des pommes de
terre sera l’avant guerre. On devait résister aux Allemands en
mangeant des pommes de terre, en les mangeant, en restant
dans le noir, ça devait être scandaleux l’origine de la
deuxième guerre.
— Ça scandalisait les Allemands ?…
— Oui, c’est ça ; ça devait les humilier beaucoup. Il y a le
Marché Commun. Simone Weil, le Marché Commun et les
Juifs. Tu vois, c’est le vieil orgueil juif qui veut tuer les
Allemands à cause des camps de concentration. C’est le vieux
Juif qui est humilié par le fait que les Allemands les aient fait
mourir dans la religion juive. C’est pour cela qu’ils en veu-
lent aux Allemands.
— Tu es née en quelle année ?

CHIMERES 31
JEAN-CLAUDE POLACK

— En 48.
— À quel endroit ?
— Je ne sais pas. À « Clermongas » (?), en Bretagne, dans le
Finistère sud, à côté de Quimper.
— Pas en Tunisie ?
— Non, je ne crois pas. C’est-à-dire, voilà, Jean-Claude, tu
m’excuses, je ne t’ai jamais dit ça, je te demande de me soi-
gner parce que j’avais dit à un médecin que j’avais perdu la
mémoire, alors il avait ri de moi : comment on peut dire qu’on
perd la mémoire et le savoir ? Alors il a voulu se moquer de
moi, il m’a fait un électro-encéphalogramme avec la lumière
allumée. Heureusement que la dame à qui il a demandé de le
faire avec la lumière allumée était complètement folle, c’est
ça qui m’a guérie, on doit trouver les traces que je n’ai pas
menti dans l’électro-encéphalogramme.
— C’était pour voir si tu mentais ou pas ?
— Non, moi je l’avais demandé comme ça, parce que j’ima-
ginais les résultats d’une étude… sur le système nerveux, par
électrodes. Je n’ai pas demandé d’électrochocs, j’ai demandé
un électro-encéphalogramme. Quand on me l’a fait avec la
lumière allumée, on a dû comprendre que ma maladie n’était
rien de grave mais qu’il ne fallait pas qu’ils me guérissent non
plus.
— Il ne fallait pas qu’ils te guérissent ?
— Mais tu ne me soignerais pas pour que ma mémoire com-
mence, sans ça, ça ferait longtemps que je l’aurais retrouvée.
J’y rêve souvent la nuit.
— Tu rêves souvent la nuit. De quoi ?
— Des choses quand j’étais toute petite, je ne sais pas.

CHIMERES 32
JEAN-CLAUDE POLACK

L’éclipse et l’écho

T HOMAS ME RACONTE UN JOUR un événement curieux :


« J’étais, au mois de mai, assis dans un jardin, sur une
chaise longue, en train de lire un livre, je ne me souviens pas
duquel. Il faisait beau, mais frais. J’avais une couverture sur
les genoux, qui tombait sur mes jambes. Les arbres, dans et
autour du jardin, bruissaient dans le vent. Je lisais de manière
assez inattentive et j’entendais dans la maison de campagne
des amis chez qui je passais le week-end, des bruits de
conversation, des voix et des rires de femmes, sans com-
prendre aucune phrase ni percevoir aucun mot.
Je posai mon livre et me mis à goûter le plaisir de l’instant.
Tout d’un coup j’éprouvai le désir impérieux d’être assis dans
un jardin, près d’un bois agité par le vent, dans la tiédeur de
quelques rayons de soleil.
Ce serait bien, me disais-je, d’être à quelques dizaines de
mètres d’une maison où des amis, des femmes, parleraient et
riraient sans que je discerne précisément leurs propos et
m’assureraient en quelque sorte, à leur insu, de leur chaleu-
reuse et discrète présence. Ceci dura quelques secondes. Je le
ressentis comme une émotion extrême, quelque chose de nos-
talgique et de doux, entre le regret et le souhait. Puis je m
aperçus que j’étais en train de vivre, dans tous ses détails, la
situation que j’avais imaginée. Il ne me restait plus qu’un
indéfinissable malaise, une impression, un peu pénible, de
dédoublement. »

CHIMERES 1
JEAN-CLAUDE POLACK

Bien qu’il ne s’agisse pas ici de psychose, cette impression


revêt une forme psychotique, instantanée, convulsive. Dans
les catégories cliniques on la situerait volontiers du côté des
troubles confusionnels, notamment toxiques ; ou de l’épilep-
sie, en particulier temporale ; éventuellement dans la lignée
des symptômes hallucinatoires. Mais le sentiment de répéti-
tion, de mise à distance et de dédoublement, avec ses corol-
laires de « déjà vu » ou « déjà vécu », se révèle extrêmement
« normal » et rejoint une multitude d’expériences isolées aux-
quelles habituellement on ne porte que peu d’intérêt, à moins
d’y être convié par le souci, magique, d’une prémonition. Ni
crise, ni fantasme, ni rêverie, ni rêve, c’est une expérience
féconde dans son dépouillement même. Car si seul le langage
détient les termes nécessaires pour la décrire, elle n’en appa-
raît pas moins comme une situation, – ou une action du corps,
essentiellement analogique, dénuée de toute logique discur-
sive, un bouleversement phénoménal sans articulation
signifiante.
Le premier thème du récit est effectivement celui du double.
Puisque toutes les coordonnées spatiales semblent identiques
dans la scène « réelle » et dans la scène imaginée, seul le jeu
du temps permet de répéter, reproduire, recomposer la situa-
tion vécue. Une sorte de brutale accélération bouleverse la
distribution des perceptions et des traces, télescopant l’avant,
le pendant et l’après.
De ce point de vue plusieurs scénarios sont possibles.
Première hypothèse : la situation « vécue » s’enregistre
comme souvenir dans une contraction telle que la réalité s’y
engloutit. Le présent perd toute consistance. Thomas fait une
« absence », perd le contact, fait basculer les perceptions du
côté de la mémoire et son plaisir dans la nostalgie. C’est une
position dépressive, le régime de deuil.
Autre possibilité : l’impression tire au contraire vers l’après,
l’éclipse, le lendemain. Les substances, les sons, les lumières,
les cénesthésies sont projetées dans une rêverie, une scène
imaginaire qui les draine et les organise en un ensemble vir-
tuel. Thomas l’anticipe en s’abstrayant de son plaisir immé-
diat. Une tension le précipite vers son mirage, en une
accélération maniaque. Ou encore : Thomas oppose un « pas-
tout-de-suite » à sa satisfaction et tente d’en trouver la pleine

CHIMERES 2
L’éclipse et l’écho

mesure dans une procrastination forcenée. Il retient pour


obtenir plus. C’est le registre de l’obsessionalité, d’un différé
sans différence.
Plus vraisemblable encore est la figure complexe qui lie les
deux premiers mécanismes : le futur et le passé s’échangent
convulsivement, dans un effet de boucle qui court-circuite
l’actuel. L’histoire et le fantasme se liguent contre le présent,
le désir contre la jouissance. Les lacaniens diraient : la jouis-
sance contre le plaisir. « Jouir » serait pris dans son acception
juridique capitaliste, posséder un bien dont l’usufruit (ou les
intérêts) se monnayent en plaisirs, dividendes orgastiques ou
menue monnaie des sens… Dans ce cas de figure la mèche
brûle par les deux bouts et, quand tout est consommé, on peut
dire qu’il n’y a pas de milieu, seulement de l’avant et de
l’après, jamais de maintenant, que des extrêmes. Expérience
éléate. État mixte.
Si rien ne change entre les deux tableaux, l’état second se
donne par translation. Quelle que soit sa durée (Thomas ne
peut d’ailleurs la chiffrer, bien qu’il l’estime à quelques
secondes), sa matière d’expression est d’abord territoriale.
L’expérience élimine une des deux variables qui la constituent
et la traduit en figures sensorielles et motrices, capables de
déplacements dans un espace esthétique homogène. L’imagi-
nation et l’image font alliance dans un ordre commun dont la
durée serait exclue. Mais loin que le temps soit hors-champ
de cet « état », il s’y inscrit au contraire dans les moindres
détails, sur le mode d’un écrasement, d’une syncope, d’un
raccourci saisissant. Thomas jouit deux fois d’un seul
ensemble d’objets, de substances, de territoires et de signes :
une première fois parce qu’il en possède l’agencement, une
deuxième fois parce qu’il le perd. S’il est ici question d’un
manque c’est bien plutôt de celui d’une drogue qu’il s’agit
que du Manque inassignable, ineffable du Sujet. Thomas veut
ce qu’il a, mais il possède déjà ce qu’il désire. Il veut avoir en
n’ayant pas, joindre instantanément deux situations contra-
dictoires et symétriques. Il s’installe alors à la surface même
du miroir qui sépare les choses du même, et du semblant. Et
puisque dans ce jeu le temps est élidé, c’est qu’il est exacte-
ment l’objet de sa jouissance, ce que l’état second exclut et
sous-entend, son filigrane, le « dur désir de durer ».

CHIMERES 3
JEAN-CLAUDE POLACK

Revenons à la scène. Entre les deux situations il peut y avoir


plus ou moins de fixité ou de fluctuance, de conservation ou
de changement. Si la rêverie de Thomas ne subit aucune dis-
torsion, le rapport est d’analogie ou d’homothétie. La scène
« imaginée » est déduite par déplacement ; ici devient ailleurs.
Mais on peut se demander si les rapports des choses entre
elles, leur importance respective pour Thomas, ont changé.
Qu’est-ce qui, ici et là, occupe le centre, reste à la périphérie,
s’installe au foyer ou aux bords de l’expérience ? Où sont les
intensités ? Où les flous et les tremblés ? Sous cet angle car-
tographique, le phénomène suppose un point de vue, la moda-
lité d’un regard, l’appréhension d’un « champ ». Des écrans
et des verres s’interposent entre Thomas et ce qui l’entoure,
travail optique où les parties n’entretiennent plus les mêmes
rapports, ni entre elles, ni avec l’ensemble : de la scène. Si
Thomas se déplace à l’intérieur et, plus encore, au bord de ce
spectacle, jusqu’à ne plus rien percevoir de sa structure, il pro-
duit dans son fantasme une déformation particulière de
l’expérience, qu’un autre point de vue (un autre système
optique) pourrait corriger. C’est l’anamorphose.
Peut-être est-il question d’un espace propre et d’un espace
autre. Une bipolarisation sépare deux mondes ou clive un
monde en deux. Une des scènes comprend la première per-
sonne et le « maintenant ». L’autre concerne un être suffi-
samment détaché de l’immédiat pour perdre le sentiment
unitaire de la contemporanéité. Du coup la scène perd en sin-
gularité, particularité et contingence. Elle s’érige en figure
mobilisable, matrice d’une production de plaisir, stéréotype,
« cliché ». Cela peut se reproduire, entraînant le même bien-
être, si fugace soit-il. Un cycle s’origine tout d’un coup,
d’espérances et de satisfactions. En deçà de ce mouvement
propice on pressent une aire de l’informe, du désertique, du
non être et de l’effondrement, une région vide de coordon-
nées, sinon d’objets. L’évoquer suppose qu’on en crée les
repères de toutes pièces. Gisela Pankow avec « l’image du
corps », ses signes, ses formes, ses actions, sa temporalité.
Winnicott avec son « espace de jeu ». L’expérience de
Thomas se déroule peut-être dans cette « aire intermédiaire »
entre moi et non moi, choses et mots, présence ou absence de
la mère. C’est tout à la fois un lieu, un moment, des objets,

CHIMERES 4
L’éclipse et l’écho

c’est-à-dire une sorte de montage primordial. Il n’est pas sans


importance que la scène se déroule dans la presque totale
immobilité du « Sujet » ; c’est-à-dire au partage de son omni-
potence magique et de l’épreuve physique, douloureuse ou
plaisante, de la « réalité ». Dans un laboratoire de l’illusion.
La scène n’est pas sans personnages. Thomas ne perçoit que
des voix, mais il décrit assez bien l’espace de plaisir et de
sécurité qui s’organise autour de lui, sur le fond d’une pré-
sence féminine polymorphe. Territoire potentiel, habité de
« femmes entre elles », peu possessives ou maternelles,
femmes d’arrière-plan, heureuses et animées.
Il n’y a pas d’hommes dans le tableau ; et le jardin, ceint
d’arbres, délimité, forme un « parc » aux dimensions natu-
relles de la campagne. Cette bonne distance, à portée de voix,
suggère une découpe particulière de l’espace : on y entend
une présence qu’on ne peut ni voir ni toucher. La scène maté-
rielle combine les voix avec d’autres sensations, et forte du
soutien des sons et des bruits, se meut dans une durée imagi-
naire. Une territorialité conquise permet un flux de temps. Ici,
ailleurs : une lutte s’engage entre Thomas et son décor, cha-
cun des deux œuvrant à s’emparer de l’autre. Avaler ce
monde ou s’engouffrer dans lui. Dans les deux cas il faudra
perdre cette distance, cette séparation qui préserve la diffé-
rence, l’écart, une contiguïté sans confusion. Sartre pouvait
dire que « la nage poissonne », plutôt que « le poisson nage » ;
que cette chronologie décrit mieux la saisie psychique de
l’événement. On ne sait plus si Thomas perçoit une situation
qui lui plaît ou si le décor dispose de Thomas comme d’une
pièce dans son ensemble ; l’élément réifié, nécessaire, d’une
ambiance, et non son spectateur distant. Un devenir-voix, un
devenir-feuilles-vent, une plongée végétale, une métamor-
phose solaire viennent prendre la place d’une reproduction. Il
ne s’agit plus de répéter, refaire, ni d’une représentation. Non
plus que de tenir, avoir ou posséder. Mais être cela, se mélan-
ger et se dissoudre. Ces moments ne sont ni exclusifs, ni alter-
natifs. Ils coexistent et se trouvent parfois, comme des ondes
entremêlées, en résonance.
Il faudrait reprendre ici la réflexion de Deleuze sur la subjec-
tivité indirecte, telle que Pasolini en avait ébauché la formule.
Cette semi-subjectivité est au cœur de tout processus de rêve,

CHIMERES 5
JEAN-CLAUDE POLACK

ou de rêverie, comme position centrale d’une énonciation qui


oscille entre le monde « objectif » et le monde « subjectif ».
La caméra pourrait en être le modèle : moyen terme, ludion
ou curseur, elle a cette capacité de balayer constamment la
réalité perçue. C’est le champ-contrechamp, le passage rapide
du regardé au regardant, et les gradients d’objectivité et de
subjectivité qui infiltrent l’un et l’autre pôle, l’une ou l’autre
image ou perception. Comme le note Deleuze, cette semi-sub-
jectivité cinématographique « n’a pas d’équivalent dans la
perception naturelle ». Il en appelle à Baktine (dans un
exemple du type : « Elle se ramasse sur elle-même ; elle
mourra plutôt que de céder à la violence ») pour définir « un
agencement d’énonciation opérant à la fois deux actes de sub-
jectivation inséparables, l’un qui constitue un personnage à la
première personne, mais l’autre assistant à sa naissance et le
mettant en scène. Il n’y a pas mélange ou moyenne entre deux
sujets, dont chacun appartiendrait à un système, mais diffé-
renciation de deux sujets corrélatifs dans un système lui-
même hétérogène ». Thomas voit ce qui l’entoure. Il se voit
aussi, sur un mode réfléchi, en train de voir. Le désir passe
entre deux subjectivités, dans ce hiatus, cette spaltung, cet
espace où se loge toute la tension sensuelle du « sujet », son
cri dans le désert. No-man dans un no-man’s land. Car ce qui
complique le schéma, fort proche du cogito, de cette pensée
réfléchie, est justement l’abolition d’un des deux personnages
dans l’exaltation de l’autre, ce passage brutal et complet de
l’incendie à l’exil, cette succession reconnue d’états, de
voyages et d’intensités.
Thomas donnera quelques mois plus tard un autre exemple,
encore plus franc, de ce dédoublement :
« J’ai rêvé, il y a plusieurs années, qu’une balle de tennis, ou
plutôt quelque chose de plus lourd et pierreux qu’une balle,
mais que je savais être une balle de tennis, passait près de ma
tête, à droite. Je la voyais au moment où elle était là (il fait un
geste qui situe le projectile en haut et à droite de son visage,
à quelques dix centimètres du sommet de la tête), puis elle
filait sur son objectif, qui était mon père et l’atteignait de plein
fouet. Telle qu’elle était située au moment où je l’ai vue, cette
balle aurait pu soit venir de derrière moi, et je n’en aurais sur-
pris que la partie de trajectoire qui s’inscrivait dans le champ

CHIMERES 6
L’éclipse et l’écho

de mon regard ; soit de moi-même, car au tennis le service


part d’au-dessus la tête du joueur et le début de la mise en jeu
place la balle au même endroit que dans le rêve. Si bien que
mon impression du réveil était pénible. Pas tellement l’idée
de la mort du père, ni celle de ma responsabilité, que cette
gêne d’avoir réussi à créer une situation ambiguë. Le point de
départ de cette balle restait incertain. Ou bien j’étais le “tireur”
ou bien seulement le témoin, mais je recueillais alors au pas-
sage l’intention du meurtre. »
Quelques jours plus tôt, alors que Thomas était parti à la cam-
pagne avec son amie, son père avait fait un infarctus en jouant
au tennis. Thomas s’était consciemment reproché d’avoir été
loin de son père en ce moment de risque vital. Il se représen-
tait avec angoisse ce qu’il serait advenu s’il était revenu de sa
promenade pour apprendre la mort de son père.
Ici Thomas est l’acteur et le regard ; cette semi-subjectivité
est la condition spatiale, scénique, de son parricide innocent.
Le rêve explore une part tout à fait particulière de l’espace,
celle qui sépare ce qui est en arrière de ce qui est devant, le
non-perceptible du visible. La limite brouillée, inexacte, gros-
sière du champ de vision forme le cercle d’une présence. Et
le cadre d’un univers. Le rêveur proteste de son ambivalence
parce que celle-ci ne concerne pas seulement le meurtre sym-
bolique que la figure récuse, ou plutôt met en doute. La
menace d’une mort entraîne la question de la cause. Thomas
ne sait s’il en est proche, ou si ce projectile, de loin venu dans
le temps et dans l’espace, siffle à son oreille avec l’insistance
d’une suggestion, l’exigence d’un ordre, la violence rigide
constitutive de son monde imaginaire.
On pense à cette dernière scène de Blow up d’Antonioni où
le héros voit un groupe de mimes simuler une partie de ten-
nis. La parfaite reconstitution l’entraîne dans sa mise en
scène ; il finit par aller chercher une balle imaginaire, perdue
par les joueurs, et la partie reprenant, il en entend les coups et
les rebonds. Par opposition à tout le reste du récit du film où
il a cru voir, cherché à voir, puis découvert par des agrandis-
sements successifs des clichés pris dans un jardin public, les
indices et les preuves d’un meurtre, il est maintenant
confronté à la puissance d’un imaginaire sourd où seules sub-
sistent des illusions et des musiques.

CHIMERES 7
JEAN-CLAUDE POLACK

Il y aurait lieu de s’interroger ici sur l’importance de cette


zone périphérique du champ visuel dans la constitution d’un
sédiment de traces mnésiques ou d’impressions douées d’une
plus grande affinité vis-à-vis du domaine de l’inconscient, en
ce qu’elle échappe à la vision centrale, focale et maîtrisée, du
centre rétinien. On prolongerait ainsi l’hypothèse de Lyotard :
« Apprendre à voir est désapprendre à reconnaître. Il faut
cesser le mouvement de l’œil tout en conservant la très
grande ouverture de l’appareil oculaire pour que le champ
constitué par la juxtaposition de points également distincts en
principe laisse la place au lieu figural par excellence, au
champ de vision que l’attention focalisée refoule et qui com-
porte, autour de la très petite zone de vision distincte (zone
fovéale), une vaste frange périphérique à espace courbe… »
En limitant autant que possible les effets du regard intention-
nel pour capter les éléments du « vu involontaire », on tente
une percée vers cette région de l’inconscient où la rigueur sur-
moïque d’une inquisition savante fait place aux infimes sur-
prises, débordements, flous, imprécisions, variations et
dégradés de la figure ; « ça n’a rien à voir » : les deux termes
ou les deux terrains sont opposables comme « voir » et
« lire », le savoir et la vérité. Si le sexe peut y frayer sa trace,
c’est que cette différence est non seulement intensive mais
essentiellement qualitative.
Il est question, pour Thomas, de ce qui est dans le champ ; de
ce qui se devine mais ne se voit pas, le hors-champ. Et aussi
de leurs parts respectives, de leur importance relative, de la
manière dont le désir investit, parcourt, irrigue les différentes
parcelles, privilégiant alors des parties du décor, des zones
érogènes, des montages pulsionnels. Mais la limite entre le
champ et le hors-champ est un espace indécis privilégié.
Le bord du champ de vision trace la frontière entre le recon-
naissable et l’incongru, entre le sens et le non-sens produit,
entre l’inventaire et l’invention. Et si, comme le pense Lyotard
« le véridique est la configuration déséquilibrée de l’espace
avant toute construction », le principe d’incertitude appliqué
à la balle de tennis du rêve est l’exacte position de la problé-
matique œdipienne comme cas particulier d’une question plus
générale : où le désir ? Où le vivant ? Où le sujet ? Où celui
qui les énonce ? Quelles sont leurs vitesses respectives ?

CHIMERES 8
L’éclipse et l’écho

Dans « l’état second », une autre vision se présente à Thomas,


et son désir s’y porte tout entier, en désertant la scène de
l’événement réel. Cet autre regard se substitue au premier
comme le contexte au texte, ou mieux encore comme le
visible au lisible, la configuration à l’objet. Entre « l’état pre-
mier » et cette rêverie somnambule s’opère une déconstruc-
tion. Le deuxième spectacle remplace le premier ; le scénario
est le même, mais la mise en scène a changé. Les symboles
sont identiques, mais les valeurs déplacées, les accents, les
foyers. La reproduction psychique d’une scène vécue prend
ici valeur de processus primaire, ou d’hallucination. Le sujet
prélève, met à part, sépare ce qui peut servir à reproduire,
c’est-à-dire représenter l’événement. La logique symbolique,
contrairement au jeu de la bobine décrit par Freud, reste ici
contiguë au procès analogique. Thomas pourtant se dit « que
ce serait bien si… » ; il pense, donc nomme des objets et pro-
duit une phrase qui rend compte de son expérience immé-
diate. Mais le « fort-da » du bébé prenait la place d’une mère
absente, tandis que le corpus imaginé de Thomas coïncide
avec l’expérience immédiate ; double présent et non substi-
tution. Dans le « fort-da » c’est l’objet (la mère) qui est
absent. Dans l’évocation c’est celui qui dit qui n’y est pas.
L’absent, au moins instantané, c’est Thomas lui-même, en
exil de son corps.
À ce propos, il y aurait lieu de s’interroger sur les agence-
ments de l’expression dans le compte-rendu de Thomas. Ce
qu’il raconte de son évocation la réduit, certes, à un texte
assez littéraire où se mêlent les notations des sens, les
remarques psychologiques, la conscience critique d’une
ambiance unissant la quiétude du sujet et l’harmonie de la
nature.
La phrase pensée (« comme ce serait bien si… ») n’est peut-
être que celle qu’il faut à Thomas pour exprimer, dans la
séance d’analyse, ce qu’il éprouvait alors ; récit du rêve, éla-
boration signifiante, inséparable du souci d’être entendu et
des péripéties du « transfert ».
Mais l’état second explore directement la « reproductivité »
de l’objet, ce qu’on peut en faire par impression et décalque,
et si les mots imprègnent la rêverie de Thomas, ils ne lui sem-
blent pas nécessaires ou consubstantiels. Une caméra vidéo

CHIMERES 9
JEAN-CLAUDE POLACK

ferait l’affaire, comme dans la fiction de Tavernier, La mort


en direct, où le témoin voit pour lui et pour d’autres, situés à
distance, ce qu’une micro-caméra sertie dans ses yeux permet
à la fois d’appréhender et de reproduire, donc de transmettre,
mettre ailleurs et plus tard. Enregistrer. Ce plaisir, comme
celui de Thomas, est daté. Les machines et les technologies
non seulement enserrent l’histoire et la politique d’un réseau
dense d’images, d’indices ou de signes visuels, mais propo-
sent une relecture esthétique de la violence sociale, des catas-
trophes naturelles, des blessures et de la mort. Mais, comme
le souligne Virilio, l’enregistrement cède le pas à l’accéléra-
tion dromoscopique ; la stratégie de la vitesse l’emporte sur
celle du témoignage, ou de la vérité. Thomas éprouve, comme
en une pulsion médiatique, le plaisir de l’unité d’un montage
comprenant à la fois l’enregistrement et la reproduction ; et
permettant de voir, comme sur un écran de télévision porta-
tif, la scène filmée avec la scène réelle. Le regard devrait
osciller entre les deux parce qu’il ne peut en capter aucune
complètement sans abandonner l’autre et qu’il échoue à les
tenir ensemble en son pouvoir. Ici, au contraire, la redondance
est possible, qui prend le corps du sujet comme médium.
Devenir-vidéo, devenir-image. L’homme vit aussi de son
ombre. Et l’ombre, comme chez Chirico, occupe mieux
l’espace que son double de chair. Pour paraphraser Lucky
Luke, elle tire même plus vite que lui.
L’auditeur placé trop près de la scène qu’entourent des micros
perçoit la double musique de la voix du chanteur et de son
amplification phonique, légèrement décalée : malaise parti-
culier, inscrit dans cette fraction de seconde qui sépare l’objet
de sa reproduction et le vivant du mort. Écho.

CHIMERES 10
Les séminaires
de Félix Guattari
Jean-Claude Polack
La sauterelle chez Dali (suite)
Ces quelques notes pourraient servir d’introduction au texte précédent.

L’équation Dali = peintre de l’inconscient me semble à revoir, en plus et en moins, en rajouts et


en retranchements. Là où il a été le plus peintre de l’inconscient, c’est-à-dire dans la partie de son
œuvre qui touche au cinéma et au mouvement, ce n’est pas justement ce qui a fait sa gloire. On
s’est vraiment intéressé à lui et plu à retrouver une panoplie de symboles – assez orthodoxes
d’ailleurs – dans tout ce qu’il a peint, en laissant de côté d’autres manifestations d’une tentative
de traduire quelque chose qui est de l’ordre de l’inconscient mais qui ne passe pas essentiellement
par des symboles, des représentations, des allégories, des figures.

Il s’agit donc de distinguer dans une production esthétique qui porte témoignage sur
l’inconscient :
- ce qui appartient au registre de la signification proprement dit, et par là même s’interprète par
référence à Freud selon les méthodes rhétorico-syntaxiques habituelles, décalquées d’ailleurs de
la psychanalyse. Et dans ce domaine, Dali a produit quelque chose qu’il n’est pas le seul à avoir
produit et qui, par exemple apparaît peut-être plus purement chez Magritte. Dali, lui, a tendance
à déborder ce récit fantasmatique.
- ce qui manifeste un processus de transformation, de bouleversement appliqué aux coordonnées
de la représentation et qui représente une tendance qui va s’accomplir beaucoup plus que dans
l’œuvre de Dali, dans la peinture abstraite, chez Kandisky et chez les Suprématistes, chez
Mondrian, chez Klee, etc.
- et d’autre part, un troisième domaine où Dali ne fait qu’ébaucher une tentative de produire, sur
le tableau ou dans le tableau, quelque chose qui est en connexion presque directe avec de l’éner-
gie, un mouvement, une action, et qui, malgré la fixité du tableau et le fait qu’il n’utilise pas du
mouvement et de la pellicule, veut faire quelque chose de cet ordre-là. Et ceci apparaît peut-être
plus clairement ensuite chez les Action painters, Pollock, les Body painting, etc. À ce titre,
d’ailleurs, j’ai vu quelque chose d’assez extraordinaire il y a quelques années dans un musée : des
gens vivants se représentant eux-mêmes en tableaux. Ils restent complètement immobiles, cata-
toniques, on ne les voit pas respirer ni bouger des yeux pendant huit heures, le temps d’ouvertu-
re du musée et ils repartent le soir (enfin, j’imagine) et reviennent le lendemain matin…

Donc, l’arbitraire du signe – on le sait – est du côté du signifiant. La face signifiée par contre,
l’image mentale ou le concept sont profondément travaillés par divers champs de force qui tra-
versent l’histoire, l’individu et le collectif.
Il ne faut pas confondre cette persistance, cette maniabilité des représentants avec les archétypes
jungiens qui seraient plutôt, eux, des universaux réfractaires à toute historicité. Mais il nous faut
constamment rechercher des figures, formes, représentations imaginaires ou coordonnées senso-
ri-motrices qui, à un moment donné, vont fournir le fond matériel imaginaire dans lequel l’in-
conscient, lui, prélève des matériaux.
Et là, on se rapproche, me semble-t-il, d’un certain type de travail de Dali. Bien entendu, ce maté-
riel ne concerne pas seulement la réalité des objets, des références matérialisables et nommées,
mais aussi des conceptualisations, des appréhensions figurales du temps, de l’espace, du volume,
des usages du corps, de la profondeur, etc. Je renvoie notamment aux études de Panowski sur la

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


perspective et aux notes d’Umberto Eco sur la persistance des représentations figurales malgré les
vérifications, la science et le savoir acquis. Umberto Eco cite cet exemple extraordinaire du rhi-
nocéros qui avait été gravé par Dürer recouvert d’écailles. Or le rhinocéros a une peau épaisse
mais il n’a pas d’écailles. Et Dürer avait fixé une fois pour toutes un rhinocéros à écailles qui a
résisté à environ deux siècles et demi d’explorations africaines par des gens extrêmement sérieux,
des zoologues qui allaient en Afrique, voyaient des rhinocéros, revenaient et dessinaient des rhi-
nocéros à écailles. Autrement dit, quelque chose est pris dans l’histoire, dans une culture, un
nommé, une autorité, dans des représentations de pouvoir ; on ne peut pas mettre en question
Dürer : puisqu’il avait dépeint cet animal ainsi, il avait fixé une fois pour toutes et pour longtemps
une certaine figure.
On peut donc lire – notamment dans Eco – ces histoires de représentations figurales pour s’aper-
cevoir que, finalement, l’artiste comme le savant travaillent à bouleverser vraiment un système
de représentations que l’ordre symbolique lui, au contraire, a figé dans des formes – structures en
séries limitées liées par des logiques d’équivalence et de valeur et monnayées par la langue.

Ce point de vue renvoie aussi à des analyses de Merleau-Ponty et Sartre sur l’intentionnalité dans
le regard pour dire que rien n’échappe du côté de la sensation ou de la perception à ces grandes
mises en scène inconscientes qui règlent, bien que toujours imparfaitement, les modalités du voir
ou du toucher, c’est-à-dire de la pensée elle-même.
Ces trames institutionnelles, microsociales, langagières sont assez déterminantes pour interdire,
détourner, bouleverser l’expérience perceptivo-motrice.

Dali donne l’impression, à un moment donné, de faire un travail à rebours : bouleverser un cer-
tain nombre de coordonnées, de préjugés tenaces sur le regarder, le palpable, les couleurs, sim-
plement pour remettre en question cette intentionnalité qui sert de carcan pour le regard.
C’est là toujours dans le domaine – en prenant le signe saussurien – d’un travail sur le système
des représentations, c’est-à-dire de ce qui lie le réel ou le référent au concept, au figuré et au
signifié.
Ces trames institutionnelles tiennent tout sous leur contrôle – et surtout quand il s’agit des figures
fondamentales réglant, pour l’analyse freudienne, les coordonnées identitaires, les objets libidi-
naux (le pénis, la scène primitive, etc.). Or, elles sont manifestement travaillées par les champs
de force économiques, sociaux, les enjeux éducatifs, médicaux, religieux, technologiques et
autres qui les agencent à tout moment dans des formulations différentes et dynamiques. Cela veut
dire que tout ceci qui a été traité longtemps et encore souvent par les analystes comme des
concepts ou des figurés totalement fixes, est au contraire l’objet d’une modulation permanente,
d’une transformation très bien décrite par Félix dans La Révolution Moléculaire (Échafaudages
sémiotiques).
– Dali, à l’intérieur de la figurativité, a travaillé manifestement dans le registre de la signification
et ne s’est pas privé de tirer de l’analyse stylistique freudienne du rêve une panoplie de symboles
provocateurs – au sens le plus classique : il a fait aussi du jeu de mots, du rébus et si on les cherche
on les trouvera.
- Mais – et peut-être en grande partie à son insu – il a porté l’élaboration du fantasme jusqu’aux
limites mêmes de la représentation, en s’attaquant à ces fameuses coordonnées phénoménales dis-
tancielles du visible, aux conditions mêmes de la perception dans une perspective essentiellement
gestaltiste. Notamment les histoires de doubles formes, des points reconstituant de la profondeur,
ou même ces tableaux qu’il faut voir avec des lunettes spéciales, ou ces doubles tableaux qu’on
regarde avec une seule lunette mais qui restitue une troisième dimension de profondeur. Formes
doubles, reduplication témoignent du souci de fournir au regard une panoplie de possibilités, un
choix, et par conséquent de solliciter du désir, d’une manière beaucoup plus orientée que ne le

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


feront par la suite, bien entendu, les peintres dits abstraits qui, eux, ne vectorisent pas de la même
manière que Dali le regard.

Voilà ce que j’ai essayé de concrétiser sur ce fameux élément, la sauterelle. Ce n’est pas un sym-
bole, ce n’est pas un signe mais c’est un petit peu tout cela – à la fois objet et signe – mais aussi
une manifestation d’énergie, non pas un représentant mais un morceau, un élément énergétique
dans la toile. J’ai pris la sauterelle parce qu’elle se situe au recoupement des différents plans de
dérive présents dans l’onirisme de Dali.
- D’un côté, ce qui joue dans le registre d’une sémiotique signifiante avec toutes les ressources
stylistiques affectées à ce domaine (le domaine du fantasme, pourrait-on dire, au sens du fantas-
me lacanien).
- D’un autre côté ce qui, travaillant dans des opérations et représentations figurales, se met en
prise sur la multiplicité des déterminations de l’image elle-même, et serait de l’ordre de la consti-
tution et de la transformation de l’imaginaire, d’une sémiotique imaginaire, iconique.
- Et enfin un troisième plan existe aux confins de ces deux premiers et articule ces deux registres,
sémiologies non-signifiantes et sémiologies signifiantes, avec les domaines rythmiques, abstraits,
chromatiques, avec les dimensions de mouvement qui, en fait, seulement dans le cinéma – et plus
particulièrement dans le cinéma d’animation – vont trouver une pleine expression. En effet, dans
le cinéma de fiction habituel, des limites sont imposées par la technologie, par la photographie
elles-mêmes ; pourtant les gens qui font du dessin animé, et plus encore ceux qui font de la pein-
ture animée – dont à mon avis le représentant le plus passionnant est la canadien Mac Larren
aboutissent à un cinétisme très systématique que la peinture ne peut pas porter très loin. Il existe,
bien entendu, dans des musées d’art modernes des peintures qui bougent. Mais outre qu’elle sont
prises dans une problématique de cycles (tous les six jours ou tous les six mois on va retrouver
une périodicité), il y a aussi une volonté de ne pas contrôler, de ne pas prévoir : laisser un certain
nombre de mélanges, d’opérations se faire à l’insu même du peintre qui s’abstrait de l’œuvre à un
moment donné, alors que chez Mac Larren, il y a un travail de la main permanent sur la pellicu-
le, et tout ce qui s’y produit a été fait directement par le corps et la main de Mac Larren.

Par ailleurs, je me suis aperçu que la sauterelle ne commence pas, dans l’histoire de la peinture,
avec Dali, loin de là. Notamment, dans la peinture Flamande du Siècle d’Or (XVIe- XVIIe siècles)
et très précisément dans les natures mortes de cette époque là (dans les tableaux de Van de Velde
et ensuite de Kees) : il y a des sauterelles dans toutes les natures mortes, que ce soient des natures
mortes de fleurs (des bouquets essentiellement) ou des natures mortes de comestibles, mais plus
souvent du côté des fleurs quand même que du côté de ce qui est mangeable.
Présence très insolite de la sauterelle qui d’ailleurs, généralement, n’est pas isolée mais s’accom-
pagne d’autres éléments vivants (insectes, lézards, papillons, mouches, etc) et, parfois, d’élé-
ments semi-vivants dans les natures mortes comestibles comme l’huître, les moules et autres
fruits de mer.
Cela m’a amené à penser que finalement donc, dans ces nature dites mortes, la sauterelle avait
fonction justement, d’une part de présence du vivant, et d’autre part d’inscription potentielle du
mouvement dans quelque chose d’inanimé. Inscription potentielle qui présentifie le peintre lui-
même dans le tableau. Reste de l’action du peintre dans le tableau. Y laisser quelque chose qui à
tout moment est en position virtuelle de bouger, avec des antennes, des pattes partageant (en géné-
ral) la toile en un certain nombre de plans. Forme très particulière de la sauterelle : un œil, un
doigt, ce sont effectivement les objets spécifiques du peintre lui-même. Présentification donc
d’objets du corps privilégié du peintre dans la toile. Voilà où j’en étais dans l’intérêt à porter à
cette sauterelle.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


F - La sauterelle serait une sorte de point de fuite marquant le sujet de l’énonciation quelque
part…

P - Oui, ce peut être l’indicateur de l’infusion du peintre dans le tableau, c’est-à-dire de sa vie,
de ses objets du corps privilégié dans la peinture (le regard et la main).

F - En somme, ce serait un shifter, un indicateur de subjectivité avec cette caractéristique que, à


la différence du point de fuite de la perspective dont on peut penser, après coup, qu’il est univer-
sel et déterminé par des lois physiques, il serait déterminé par des constellations inconscientes
culturelles très précises. Alors si on te suit, il y aurait : un âge avant la sauterelle, un âge après la
sauterelle et un âge au-delà de la sauterelle. On pourrait donc comprendre que la sauterelle serait,
en quelque sorte, une machine concrète très intriquée à un certain type de devenir animal dans
l’ordre plastique. Ça marcherait ça ? C’est important parce que ce qui m’intéresse, en prolonga-
tion de mon discours précédent, c’est que tu as évoqué le mouvement dans la toile. Le mouve-
ment dans la toile évidemment n’a pas besoin d’être désigné par un index de mouvement pour
être mouvement. Tu peux avoir quelque chose qui ne désigne pas un mouvement, qui ne serait
pas, justement, vivant, mais qui fasse le mouvement ; inversement, tu peux avoir une représenta-
tion de mouvement qui ne fasse pas de mouvement. Tu as pris l’exemple des retournements ges-
taltistes, voilà l’exemple même d’une dynamique, d’un mouvement sans transfert d’énergie. Je
sais bien que les physiciens n’accepteraient pas ça. Pour eux c’est totalement contraire à toute
conception physique ; même dans ce cas d’un retournement gestaltiste, encore faudrait-il imagi-
ner un processus neuronique quelconque pour qu’il y ait une quantité d’énergie correspondante.
Mais alors laissons puisqu’on imagine toutes les phases de transition. Toujours est-il qu’à ce
niveau il y a bien mouvement sans repérage énergétique au sens de nos coordonnées énergétiques
telles que libido et autres… À ce moment-là, est directement en question le fait que la sauterelle
devient, dans ma terminologie, une séquence diagrammatique qui déclenche ou ne déclenche pas
quelque chose dans l’agencement constitué par : la toile en tant que matériel, les gens qui la regar-
dent, l’époque, les références culturelles, etc., ça passe ou ça ne passe pas. Et ce que tu décris sur
Dali serait la recherche – presque une recherche ontogénique à retours – de ceci : où va-t-on pou-
voir retrouver ce type de déclenchement, non pas dans la toile, mais dans l’agencement plastique
considéré ?

P - Cela fait penser aussi à des histoires de lampe diode : en électricité cela sert pour qu’y passe
une certaine quantité mais qu’une autre soit au contraire retenue. Il y a cette fonction de filtre.

F - Ce serait la différence que tu fais avec la peinture abstraite : ce ne serait pas la même diode…
Enfin, c’est l’idée en même temps de la nécessité d’une proposition machinique, d’une constel-
lation de points-signes pour déclencher un effet donné. Il y a un seuil : tu y es ou tu n’y es pas.
D’où l’intérêt de faire une sorte de phylum de ces machines concrètes : le phylum des sauterelles
de telle période à telle période.

A - La sauterelle dans la Bible est un fléau qui, paraît-il, d’un point de vue naturel est aberrant.
Qu’une nuée de sauterelles s’abatte sur un pays n’a jamais produit ce que l’on raconte dans la
Bible. Dans plusieurs civilisations africaines aussi je crois que c’est un mythe.

E - C’est très intéressant parce que regardes : ici et maintenant tu as cadré, si je puis dire, ta sau-
terelle. Plus ou moins, car la dernière fois elle a déjà… sauté du tableau ! Tu nous dis : - Tiens !
je l’ai retrouvée là ! Puis A. te dit : - Tiens ! Mais tu ne veux pas la retrouver dans la Bible ? Tu
réponds : - Boff… (rires) ; ça c’est une proposition, disons, dans le triangle de droite. Il est

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


possible que ça saute pour de bon : - Évidemment ! elle était dans la Bible ! Ou bien : - Oh non,
j’ai regardé, j’ai bien vu mais ce n’est pas la même, ce n’est pas la mienne…

P - Quand Dali raconte comment il a été confronté à la sauterelle, ce qui est intéressant, c’est qu’il
n’introduit aucun élément de référence à une culture, à une histoire universelle, à la Bible… Il
raconte un phénomène très curieux mais qui a un caractère presque de trait-unaire, je ne sais
pas… C’est un traumatisme élémentaire : un jour, petit garçon, il attrape une sauterelle et l’ap-
proche de son œil ; il regarde et ça lui provoque un dégoût épouvantable ; il la jette. Puis, quelques
jours après, il est en train de pêcher à Cadaquès, il attrape un « baveux » et ce poisson a exacte-
ment, dit-il, la tête d’une sauterelle : alors même dégoût, même horreur, etc. À partir de là, une
filiation phobique va s’étendre à toutes sortes d’objets qui s’articulent dans un poème qu’il écrit
et qui tourne beaucoup autour de la pourriture : les ânes pourris, etc. Mais la pourriture n’étant
pas pour lui objet de dégoût, c’est là où il y a une espèce de réversion, on s’aperçoit que de la sau-
terelle on passe à la pourriture, de la pourriture on passe à la merde et de la merde on passe au
fantasme de la merde de la femme qu’il aime. Et voilà ! Un cycle s’est construit et ça commu-
nique. Avec cette machine-là – dont je ne sais si c’en est une ou pas – il peut traverser énormé-
ment de choses : les coordonnées de temps et d’espace, des choses historiques…

E - Là précisément il y aurait une plus-value paradigmatique lui permettant de faire que sa sau-
terelle ne fonctionne pas seulement dans ses fantasmes, dans ses incorporels, mais fonctionne bel
et bien dans la toile, c’est-à-dire dans l’œil de je ne sais combien de générations qui vont faire
usage de cette machine concrète qu’est devenue à ce moment-là la sauterelle. Alors que, en effet,
la sauterelle dans ce schéma était prise dans un double mouvement : elle pouvait tomber dans le
phallus, la castration, alors terminé ! avec même un machin phobique de répétition où la saute-
relle aurait tourné en rond. Et puis… elle passait là, jusqu’à ce que peut-être elle passe ailleurs.
La différence de ma façon de voir pose simplement quels problèmes ? Au lieu de se contenter
d’une représentation, de faire le jeu même seulement de la plus-value paradigmatique : cela ren-
voie à ceci, au phallus… Je ne sais pas ce qu’en diraient les freudiens, ils diraient des choses…

P - Cela a été fait. Il y a eu toute cette analyse-là.

E - Dire : oui, cela est vrai, mais comme dans les systèmes mathématiques d’une intégrale, entre
tel point et tel point, que tu commences à explorer : est-ce que c’est bien la même sauterelle quand
A. parle d’une sauterelle de la Bible ou pas ? Cela devient un vrai problème. Parce que peut-être
que, en effet, pour elle c’est la même, mais historiquement est-ce la même ? Est-ce la même seu-
lement pour elle ou bien s’apercevra-t-on qu’il y a une machine concrète sauterelle-insecte, un
devenir insecte… qu’on va retrouver peut-être chez Kafka dans La Métamorphose. Mais à ce
moment-là ce n’est pas du tout un problème de vague système identificatoire, c’est mesurable :
c’est vrai ou ce n’est pas vrai, il faut travailler, vérifier, tu comprends…

T - Je me demande si la sauterelle, en fait, n’est pas dans un rapport de superposition – qui date-
rait du Moyen-Âge – avec la tarentule. C’est un insecte qui est quand même aussi dans toute une
tradition esthétique, musicale, et en même temps qui n’est pas représenté ou qui n’est pas repré-
sentable, si ce n’est comme idée ; et s’il n’y aurait pas des transformations (en patois, je crois en
plus que cela doit tomber à peu près juste) entre la tarentule et le « saltarellou »…, le saltus aussi
que l’on pourrait brancher là…

F - N’est-ce pas plus proche des araignées, la tarentule ?

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


T - C’est une araignée. La sauterelle vient à la place d’une araignée. On ne peut pas représenter
une araignée sur un tableau… (rires) sinon on l’écrase ! Je crois qu’il y a vraiment un échange…

P - Moi ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que justement le paradigme, les significations, le ren-
voi à toutes les cultures, à l’histoire et toutes ces choses, apparemment Dali n’y attache pas beau-
coup d’importance et ce n’est pas ainsi que cela fonctionne dans le tableau. Cela fonctionne
comme échangeur, comme point de friction, de passage entre des registres qui sont complètement
différents et parfois très abstraits : des registres de profondeur, ou alors de ce qui est du domaine
du corps à ce qui est du domaine du minéral ou du végétal. Passage d’une espèce à une autre ou
même d’un ordre à un autre.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Les séminaires
de Félix Guattari
Jean-Claude Polack
La sauterelle chez Dali
Dans sa dernière lettre à Breton, celle du 2 janvier 1939, Salvador Dali raconte son entrevue à
Londres avec Freud : « …il a remarqué (je lui montrais un tableau de moi), que dans la peinture
des anciens on a tout de suite tendance à chercher l’inconscient, tandis que quand on regarde un
tableau surréaliste on a tout de suite l’esprit porté à chercher le conscient. » José Pierre, qui cite
la lettre, note que Dali, en l’occurrence, s’identifie sans hésiter au mouvement surréaliste tout
entier.

Ce que Freud remarque, et dénonce, c’est un trop plein de sens, de symboles, de figures et d’al-
légories. Une intention. Un système. Comme si, chez Dali, l’inconscient n’était plus à guetter
dans les failles et les flous de son œuvre, mais à contempler – « admirer » serait encore plus
juste – dans ses fastes impérialistes.

Un glissement s’est en effet produit. Du bouillonnement convulsif et dissolvant des premiers


manifestes, on est passé à la méthode paranoïa-critique ; d’un non-savoir joyeux, canulardesque,
transgressif, à l’augure, au prophétisme. Il faudrait comprendre cette trajectoire dans le contexte
des tribulations politiques des intellectuels de gauche, ballottés entre le stalinisme et l’hitlérisme
naissants, et les fluctuations de leur allégeance au freudisme, à la fois maître d’œuvre et repous-
soir pour le surréalisme pictural. L’exclusion de 1934 marque en tous cas la limite que les « sur-
réalistes » opposent à la libre expression de « désirs », des paradoxes ou des fantasmes, quand
ceux-ci viennent s’imprimer sur la chair vivante de l’histoire ou de la « lutte des classes ».

Dali se sert, une dernière fois, ce soir-là, de l’argument de la liberté surréaliste : « Ainsi, André
Breton, concluai-je, si je rêve cette nuit que je fais l’amour avec vous, demain je peindrais nos
meilleures positions amoureuses avec le plus grand luxe de détail… ». Mais dans son œuvre il n’y
croit plus déjà depuis longtemps. Sa rupture avec l’automatisme, qu’il croit stérile, le fait se tour-
ner vers une systématique des désirs, un catalogue de fantasmes d’où doit naître une autre raison,
puissante, ontologique, porteuse d’impacts sur les « réalités ».

Qu’il l’ait voulu ou non, une part de son œuvre se laisse aisément déchiffrer comme la parodie
symbolique de sa biographie. Les Plaisirs illuminés (1929) (1) sont minutieusement décortiqués
par Harriet Janis qui y voit « une clef pour la psychanalyse », un exercice de style freudien. Les
images du tableau, dont elle souligne l’extrême précision naturaliste, sont d’abord des signes, des
cryptogrammes, des éléments d’un code et des indices. Un sens latent doit être dégagé du spec-
tacle immobile comme on analyse une partie figée d’un rêve. Le père, la mère et l’enfant, leurs
combinaisons, dépendances et violences forment la trame d’un récit (« le dédale de son histoire
intérieure ») dont on ne peut être étonné qu’il soit ponctué des événements de la naissance, de la
scène primitive, du désir incestueux, de la castration et de la mort. Y figureront en bonne place
l’angoisse liée à l’onanisme ou à la propreté anale, la curiosité sexuelle infantile, etc. La critique
s’empare d’emblée du caractère exemplaire du tableau, de son intentionnalité. Elle l’étudie
comme une leçon de choses sur l’inconscient. Tout ce qui n’exprime pas directement les repères
du savoir psychanalytique est dépêché en quelques lignes, au début de l’article (2) : ainsi des réma-
nences ou traces de l’influence de Chirico : ombres portées, jeux de lumière contradictoires, pro-
fondeur et désolation des perspectives, découpage du tableau en trois scènes organisées en

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


tableaux indépendants à l’intérieur de l’ensemble. Le travail de l’analyse s’accorde alors avec les
propos de Dali, en 1935 : « L’automatisme psychique pur, les rêves, l’onirisme expérimental, les
objets surréalistes à fonctionnement symbolique, l’idéographisme instinctif, l’imitation phosphé-
nomique et hypnagogique, etc., se présentent à nous aujourd’hui “en eux-mêmes”, comme des
procédés non évolutifs. » Mais si le peintre abandonne ces procédés, ce n’est plus cette fois pour
explorer par le regard toutes les possibilités transformationnelles des désirs, mais pour ériger en
doctrine un état de savoir sur l’inconscient, conçu comme le destin collectif maîtrisable de l’hu-
manité. Autant d’élaborations théoriques, autant de « résistances » ? Avec le commentaire du Jeu
Lugubre (3), Georges Bataille élève l’approche analytique au rang d’un poème vibrant à la laideur,
l’ignominie et la mort. Un graphique en traits noirs reproduit les blocs essentiels du tableau, varia-
tions sur l’émasculation, la souillure et la honte, disposées autour d’une figure centrale, insistan-
te et répétitive chez le Dali de cette période. La tête de profil, nez en bas, à laquelle s’accroche
une sauterelle est en effet la dominante du Grand Masturbateur (4), mais apparaît aussi édulcorée
en forme morte dans L’Énigme du désir (1929) et La Persistance de la mémoire (1931).

Voisinant avec l’étude des fantasmes et souvenirs infantiles présents dans le tableau, la manifes-
te de Bataille souligne la nécessité d’un parti pris de cruauté. Il faut faire vaciller les socles de la
raison, du bien, du beau, du sujet pensant. Et cela même dans l’art ne peut se faire sans violence :
« Le désespoir intellectuel n’aboutit ni à la veulerie ni au rêve, mais à la violence. Ainsi il est hors
de question d’abandonner certaines investigations. Il s’agit seulement de savoir comment on peut
exercer sa rage, si on veut seulement tournoyer comme des fous autour des prisons, ou bien les
renverser. »

L’effort clastique de Dali, le débridement de ses violences, les rapprochements incongrus, les voi-
sinages érotiques ou scatologiques coïncident avec le défi pervers lancé aux normes éthiques ou
esthétiques de la société qu’il considère comme « fondées sur une fondamentale dénégation. »

« Tout ce que la psychophysiologie nous a appris de la phénoménologie de la répugnance nous


amène à croire que le désir peut facilement vaincre les représentations symboliques incons-
cientes ; la répugnance serait une défense symbolique contre les vertiges du désir de mort. On
éprouve de la répugnance et du dégoût pour ce qu’au fond on désire approcher et de là provient
l’irrésistible attirance « morbide », traduite souvent par la curiosité incompréhensible de ce qui
nous apparaît comme répugnant. Dans l’amour nous régnons sur les flots des images de l’auto-
annihilation. Les simulacres scatologiques, les simulacres du désir et les simulacres de la terreur
acquièrent la plus claire et la plus éblouissante des confusions.
J’espère faire comprendre que j’attache en amour un prix particulier à tout ce qui est nommé com-
munément perversion et vice. Je considère la perversion et le vice comme les formes de pensée
et d’activité les plus révolutionnaires, de même que je considère l’amour comme l’unique attitu-
de digne de la vie de l’homme. »

Ici, et c’est nous qui le soulignons, Dali distingue le désir et l’organisation inconsciente. Il en
soupçonne les régimes distincts, voire antagonistes. L’envers des valeurs dominantes, idéolo-
giques ou névrotiques, est cette connaturalité de l’amour et de la mort, de la laideur et du beau,
de la femme idéale et de sa pourriture. États complexes, fusionnels, ambivalences. Dali veut
concilier en des figures uniques des réalités antinomiques. Il ne lui suffit plus que les poils de
l’aisselle d’une femme prennent la place d’une bouche d’homme ou que des fourmis prolifèrent
à l’endroit où le regard est en quête de lèvres, d’oreilles ou de paumes de mains ensanglantées.
Le sang, la merde, la mort, les insectes nécrophiles, les corps obturés, les peaux marmoréennes,
les œufs et les germes de vie forment des cycles sans origine ni destin. Mais le travail du peintre

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


se préoccupe encore des contenus, du choix de ses objets, de la disposition des symboles. Si sa
manière fait naître la perplexité du spectateur c’est parce qu’elle sollicite continuellement l’envie
d’interpréter. Il s’agit alors – les commentaires des critiques nous le confirment – d’assurer une
continuité discursive aux diverses figures du tableau, puis de les ordonner par rapport à ce qu’on
sait de la biographie du peintre, la mort d’un frère homonyme, l’horreur des sauterelles, la fasci-
nation de l’âne pourri, ses problèmes de masturbation ou de pipi-caca.

Le mariage des inconciliables systématise l’anatomie fantasmatique d’un corps que Dali pousse
dans toutes ses dimensions d’espace et de temps. De Picasso et de Chirico, ses maîtres avoués, il
prend l’effort d’analyse et de déconstruction d’une part, le dénuement allégorique de l’autre. Les
proportions ne sont plus pourtant cohérentes entre elles, comme dans le cubisme ou l’allégorie ;
il les choisit au gré d’une toute-puissance des désirs, mouvements partiels de la libido, pulsions,
montages. Des objets, des objets du corps, des signifiants représentés (mais qui valent alors par
les mots qu’ils figurent) sont disposés dans l’espace du tableau selon des logiques diverses, par-
fois articulatoires, parfois de simple contiguïté, dans un désordre que seules transcendent les
constructions géométriques d’ensemble. Les grands partages de la toile, l’horizon souligné, les
perspectives redondantes assurent l’architecture intersticielle brute de ces événements asyn-
chrones. Il se passe plusieurs choses, en plusieurs endroits, en des temps écartés : le tableau
condense tout. Ces effets de collage hétéroclite, le travail des disproportions et les anachronismes
ne sont pas à mettre au compte d’un quelconque « cadavre exquis » individuel. Le peintre donne
à chaque partie du corps – ou à chaque moment de son histoire – une importance et une situation
en rapport avec l’intensité libidinale qui les traverse, que celle-ci soit faite d’éros ou d’angoisse,
d’envie ou de dégoût.

Ainsi de la sauterelle, machine de désir dissociable et singularisée. La sauterelle est d’abord un


souvenir d’enfance :
« Je dirais en passant que, vers l’âge de sept ou huit ans, j’avais une grande prédilection pour la
chasse aux sauterelles. Je n’ai pas le moindre indice qui puisse expliquer cette prédilection. Si je
me rappelle avec clarté et de façon particulièrement vive le plaisir que j’avais à regarder les tons
délicats de leurs ailes quand je les déployais avec mes doigts (il est, je pense, évident à mon
esprit) que ce n’était pas la cause UNIQUE de mes chasses (et je dois dire que je remettais
presque toujours en liberté ces insectes peu après leur capture).
À la même époque, sur les rochers, devant notre maison de Cadaquès, j’ai attrapé avec la main
un tout petit poisson, dont la vue me frappa si fortement et d’une manière si exceptionnelle, que
j’ai dû le jeter, horrifié (accompagnant mon action d’un grand cri). Il a le même visage qu’une
sauterelle, – voici ce que je remarquai tout de suite à haute voix.
Depuis cet incident, j’ai toujours éprouvé, toute ma vie, une véritable horreur des sauterelles, hor-
reur qui revient avec la même intensité, chaque fois qu’elles apparaissent devant moi. Leur sou-
venir me donne toujours une très pénible impression d’angoisse. »

Dali s’est fait analyste et rassemble en un seul texte (5) des notices biographiques, tressées autour
de quelques objets-clefs de son bestiaire anatomique : outre la sauterelle, le baveux (un poisson),
l’âne pourri, les mouches, le lézard, le phallus volant, le doigt détaché ou flottant, la larve, l’oi-
seau, la chrysalide, le pouce émergeant, isolé, de la palette pleine de couleurs.

Quelque soit l’effet plastique de la sauterelle dans les tableaux, nul ne peut vraiment ignorer cette
chaîne d’« objets », clairement érigés en équivalents interchangeables et articulables, véritables
signifiants iconiques, langue d’images. Dans une sorte de bulle-lacune peinte dans le panneau
central des Plaisirs illuminés, la sauterelle, accrochée par ses pattes aux bords de l’alvéole,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


surplombe trois formes posées au-dessus du couple enlacé du bas du tableau… L’insecte apparaît
dans une niche creusée en haut et à gauche d’un tableau épais, situé dans un plan relativement
rapproché du spectateur, au deuxième degré scénique d’une évocation dont les premiers plans
sont occupés par le couple en mouvement fluide, l’ombre oblique et rigide d’un autre couple (qui
serait donc situé, virtuellement, en avant de l’œuvre) et une main fermée sur un couteau de bou-
cher sanglant. Pour Harriet Janis, l’explication semble claire :
« Il est établi que dans d’autres peintures de Dali la sauterelle, symbole sous lequel l’artiste dis-
simule ici sa propre identité, représente le père ; mais parce qu’ici, Dali s’est projeté symboli-
quement dans la position de son père, il est devenu de ce fait père, et, donc, sauterelle. »

La critique abandonne donc toute dialectique (?) des objets partiels, de remplacement, de substi-
tution, ou de montage. La bestiole est le médiat purement symbolique entre le père et le fils, le
signifiant de leur identité. Insecte/inceste. Tout au plus admettra-t-on la similitude formelle de la
sauterelle avec l’objet fœtal. L’étalement vertical des images dans le panneau central évoque donc
l’évolution embryonnaire du sujet.

Pourtant la sauterelle, chez Dali, n’a pas les caractéristiques d’un objet unitaire, frappé une fois
pour toutes du sceau de la paternité, ou du poids des valeurs phalliques. Tableaux et textes font
varier la position de l’insecte dans la hiérarchie ou la texture des fantasmes. Le poème commen-
taire du Grand Masturbateur (1929) la fait surgir une dizaine de fois, sauterelle, affreuse saute-
relle, sauterelle pourrie.

Mais elle n’est pas seulement cadavre ou momie, morte ou desséchée. On la trouve vivante et
symbiotique, dans le texte comme dans le tableau, amante et mante religieuse :

« tandis que la membrane qui recouvre entièrement sa bouche/durcit le long de l’angoissante de


l’énorme sauterelle/agrippée immobile et collée contre elle/depuis cinq jours et cinq nuits. »

Son aspect ne peut se dissocier du souvenir d’un meurtre impossible :

« … de chevaux pourris
d’ânes pourris
d’oursins pourris
de bernards l’hermite pourris
et tout particulièrement
de poules pourries
et d’ânes pourris
et aussi de sauterelles pourries
ainsi qu’une sorte de poisson
dont la tête est d’une ressemblance
poignante avec celle d’une sauterelle. »

Toutes ces « médailles » préparent le grand sacrifice du mâle dévoré par la mante et son renver-
sement érotique, insistant chez Dali :

« L’allée des sciences spirito-artistiques


était présidée
par l’habituel
couple sculpté

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


aux visages doux et nostalgiques
où c’est l’homme qui mange
l’incommensurable
merde
que la femme
lui chie
avec amour
dans la bouche. »

Mais la sauterelle est aussi agrégat, complexe d’images et de vies :

« composée/d’une infinité/de minuscules/et pourtant très nettes/photos de requins/elle que si l’on


soufflait/sur cette sauterelle/toutes les photos/se dispersaient/ne laissant/qu’une horrible
chose/abattue/confite/angoissée/légèrement/impériale/et coloniale. »

Et cette fois l’imaginaire court au long des chaleurs africaines, du désert, des nuages de saute-
relles, de sauterelles grillées ; avec dans leur sillage des histoires de conquêtes, l’imagerie légion-
naire, le bled, la dérive des annexions, de l’Empire, de l’Europe cannibale. L’onirisme exotico-
politique de Dali est alors proche des Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, mythologies,
contes d’enfants, parfums barbares et scatologiques du continent noir, amours cannibales.
L’insecte n’est pas au sommet d’une immense pyramide de significations possibles, le fameux
paradigme d’où l’exégète tire l’élément qui lui convient et qui corroborera son hypothèse, œdi-
pienne ou pas. Il occupe une position équivoque par rapport à des registres, matériaux ou terri-
toires diversifiés où s’accomplissent les dimensions singulières des investissements de désir :
micro-cristaux inertes ou grands ensembles historiques, parties du corps, couples, groupes consti-
tués, voire nations, races ou continents.

C’est cette situation carrefour, digrammatique, qui anime et distribue les lignes de force dans le
Jeu Lugubre (6). Non seulement parce que la sauterelle est au centre du tableau, mais surtout parce
qu’elle fait fonction de clôture. La tête centrale semble paralysée, sourde, muette, aveugle. L’œil
est fermé, sous la menace d’un oiseau multicolore, qui obture l’oreille en un étrange tératome. La
sauterelle annule, « bouche » la bouche, devenue indistincte. Le dispositif est prêt pour une pro-
duction d’images qui ne doit plus rien aux perceptions, et qui sourd toute entière de la tempe de
Dali (?), ouverte au monde par une vulve béante. La sauterelle interdit la parole, condamne le dis-
cours, transforme la tête en zone de passage et de brassage entre des « objets hétéroclites », des
intensités et des sentiments dispersés aux diverses régions de la morale, de la société, ou du désir
sexuel.

Dans le Portrait de Paul Éluard (7), le corps de la sauterelle « combinée » (avec poisson, visage,
fourmis et végétaux) est à la fois pénétrant et pénétré, emboîté. L’épi de maïs pénien du corps et
des ailes, découvrant en son extrémité comme l’ébauche d’un gland, s’imbrique dans le thorax du
poète ; tandis que l’annulaire d’une main surgie de la base du cou s’enfonce dans le trou à bords
nets de l’abdomen de l’insecte. La machine homosexuelle est parfaite, avec ses pouvoirs de
fécondation réciproques, l’échange et la transfusion, le partage des lieux du corps, des femmes et
des fantasmes. La sauterelle, en son apparente unité, est donc déjà un objet surréaliste. Loin de
fonctionner comme signe ou nœud de représentations, l’agencement met en relation immédiate
des parties hétérogènes mais non dénuées de sutures, jonctions, zones de passage, espaces de
devenir ; ces parties sont corollaires des régions fantasmatiques du corps ; elles entretiennent avec

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


celles-ci des relations figurales complexes, selon des procès de dispersion, projection, analogie
formelle, passage à la limite, que l’expérience surréaliste tente de rapporter au sujet physique,
dans sa multiplicité :

« À la limite de cette culture du désir naissant, nous semblons attirés par un nouveau corps, nous
percevons l’existence de mille corps objectifs que nous pensions avoir oubliés. »

Gilbert Lascault passe en revue cette carte anatomique. Il souligne justement l’attention portée
aux sécrétions, excrétions, odeurs et fluides ; l’intérêt pour ce qui trahit, tranche, évoque, prend
par surprise ou contrepied, l’allusion : le plaisir dans l’ascèse, la mort dans le vivant, le mouve-
ment de la statue, l’huile et les couleurs sur le tableau séché. Fascination des poils et de leurs
migrations, de la moustache verticale, mythe, index et signature :

« Elles sont très utiles pour attirer les petites particules, en les empêchant non seulement de se
coller à la toile, mais aussi d’entrer dans votre bouche ou votre nez. Elles agissent comme des
antennes. »

La moustache est sauterelle, accrochée à sa lèvre, protectrice. La bouche est cet orifice où tout le
corps de Dali se conjugue avec d’autres choses, les autres, comestibles ou pas, êtres inanimés ou
vivants, femmes aimées, Gala. C’est par l’idée d’une dévoration frénétique à l’œuvre dans
L’Angelus de Millet que le peintre fera resurgir le sujet de la mante religieuse.

La sauterelle ne fonctionne pas comme signe, dans le jeu des évocations suscité par sa face signi-
fiante. Dali ne semble attacher aucune importance à son nom, malgré le « sauter-elle » ou le
« saute-réel » plein de promesses qui le composent. Elle insiste davantage par sa bio-physiolo-
gie : itinérante, collective, mouvements de masse de voyageurs et destructeurs, armées, fléaux.
Elle vaut sans doute par sa forme. Indice ou analogon, l’insecte métaphorise le doigt, le fœtus, le
pénis ou l’étron.
L’essentiel n’est pas de représentation.
La sauterelle n’est pas à la place d’autre chose, mais au lieu où les choses, si distantes soient-elles,
se croisent et s’entremêlent, se modifient, se détruisent, et s’engendrent. Elle est un plan de
consistance où le minéral du marbre, la végétations des algues ou des cheveux, l’animalité humai-
ne métabolisent leurs substances en des monstres ou des filiations insoupçonnables. Elle est un
de ces lieux par où la mort se mêle au vivant, l’amour au meurtre, le mâle au femelle. Une forme
en laquelle l’histoire infantile rejoint l’entomologie. Une frontière molle, transgressive, entre la
passion de peindre et le goût de discourir, les images et les mots. Un point de dérive moyen entre
la bouche et l’anus.

Tout cela et bien d’autres carrefours, repères, fonctions. Mais ses vertus ne sont pas exception-
nelles ; une même analyse s’appliquerait sans doute à la tête du lion asiatique, la corne du rhino-
céros, la falaise rouge de Cadaquès. Le peintre pressent en ces objets leur plasticité, leur fluidité,
leur non-appartenance à un domaine précis de la nature ou de la sémiologie. Et c’est peut-être seu-
lement par le cinéma que Dali, grâce à Bunuel, peut aller au bout de son activité transformation-
nelle, en n’ayant plus à figer les changements dans les deux termes du départ et de l’aboutisse-
ment. Le spectateur assiste au mouvement entier de la mutation. Le saisissement du regard et du
corps au spectacle du Chien andalou tient sans doute à cette victoire définitive de la métamor-
phose sur la métaphore. Il ne s’agira plus de repérer des symboles, construire un catalogue,
consulter le programme des signifiants propres des « auteurs ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


Mais plutôt de participer aux transformations fluides que le désir, largué sur la bande de Moebius
cinématographique, imprime aux objets spécifiques du regard. Et l’œuvre n’explique plus, ne
donne pas au souvenir, n’offre rien à comprendre. Elle est l’ébauche d’une pratique, une provo-
cation.

Notes :

1. Huile et collage sur bois 24x35, The Museum of Modern Art (Sidney and Harriet Janis Collection, 1957), New York.
2. Harriet Janis : Painting as a key to psychoanalysis. Art and Architecture, Février 1946.
3. Huile et collage sur toile, 31x34, 1929.
4. Huile sur toile, 1929.
5. La Libération des doigts (dans L’Amic de Les Arts, 31.3.1929).
6. Le Jeu Lugubre, 1929. Huile et collage sur toile. 31x41. Collection particulière.
7. Portrait de Paul Éluard, 1929. Huile sur carton. 33x25. Collection particulière.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


DANIELLE SIVADON

Le Voyage de Pierre
Il était revenu de son voyage à Barcelone.
Nous n’en savions rien.
De tout ce voyage, il semblait d’ailleurs que nous n’avions
plus rien à en savoir.
Pierre regagna l’hôtel où il habitait dans le 14e. Quelque jours
plus tard on le retrouva mort, barricadé dans sa chambre.
Suicide sans doute.
Le patron de l’hôtel était algérien, originaire du village où 1. Le « Collectif » de
Pierre avait fait autrefois son service militaire. Pierre et lui la rue de Châtillon est
un lieu cogéré par
s’entendaient bien. deux associations, une
Un Juif polonais et un Kabyle ; leur rencontre représentait un de patients, usagers de
moment d’humour dans la trajectoire de ces deux peuples que la psychiatrie, Trames,
les diasporas ont nomadisés, ou exterminés. et une de non patients,
Adres. Les deux
À vingt ans d’intervalle, l’hôtel de la rue des Plantes, comme associations sont
le village des montagnes de Tizi-Ouzou, servaient ainsi de fédérées dans
scène au croisement de ces deux destins, réduits ici à leur plus Traverse.
baroque expression – un Juif fou et un Berbère du 14e.
Les coups de l’histoire ensemble, le soir, ils s’en amusaient.
Cela faisait assez bien leur affaire.
Je parle de Pierre, parce qu’il vient de mourir ce qui ne me
plaît pas du tout. Peut-être est-ce aussi parce que sa mort, son
parcours rue de Châtillon et le fonctionnement du
« Collectif » (1) sont indissociables. L’histoire de Pierre à
Trames est celle d’un monsieur qui participa de cette toile
d’araignée collective, de ce filet qui attrape les gens par un
bout, pour leur permettre d’être un peu là. C’est-à-dire de

CHIMERES 1
DANIELLE SIVADON

vivre sur place des dérives psychiques – de les vivre à plu-


sieurs voix –sans être obligé d’y croire vraiment.
De les vivre là, même si elles s’inscrivent ailleurs dans des
voyages, des films ou des amours… De les vivre là, sans être
acculé à leur effectuation, dans une réalité biographique
individuelle.
De garder une chance de rester « délirant » et de ne pas mou-
rir guéri.

Pierre apparut à Trames un mercredi après-midi.


À cette époque celui-ci était consacré à la Commission médi-
caments, bien que sous ce prétexte, il fut tout aussi souvent
question de la fermeture des asiles en Italie que du rapport
de chacun à la solitude, à la manière de gérer une pension
d’invalidité ou d’organiser ses vacances. Mais le repérage
sur les médicaments imprimait au groupe une consistance
particulière : nous étions dans l’espace de la bouche, du corps
et de ses transformations. La commission a pour but officiel
d’être une boutique de santé. J’étais l’un des deux psychiatres
qui venaient transmettre là ses connaissances sur les produits,
les doses utilisables et leurs effets prévus. Échanger des
recettes, les expérimenter : le mercredi était une bourse aux
psychotropes.
À partir des sensations évoquées, se déploient des univers
subjectifs du corps et des nappes de souvenirs surgissent.
Quand Alain dit : « lorsque je prends des neuroleptiques, tous
mes tissus s’affaissent et se déchirent, et quand les tissus cra-
quent tout fout le camp. »
Apparaissent alors sa chambre, les silences, les peurs et les
rêves qu’il y vivait.
Des morceaux de vie se reconstituent autour des visages évo-
qués, des mots entendus, des détails de la pièce.
Alain parle ainsi de ses différents corps neuroleptisés, et de
leurs différents poids, architectures, vitesses et devenirs.
Quelqu’un dans le groupe capte alors ce qu’Alain a dit, une
découpe d’éléments où il reconnaît quelque chose de lui-
même, ou d’une histoire inventée.
Il construit un autre bloc de subjectivité, tandis que c’est le
papier à fleurs de la chambre d’Alain qui évoque à Élianne sa
dernière fugue à Belle-Ile.

CHIMERES 2
Le Voyage de Pierre

Toute une série d’anastomoses se forment, se multiplient, se 2. Les neuroleptiques


défont. Bientôt, personne ne sait plus très bien qui a dit quoi, évitent les accès
délirants.
et c’est pourtant dans ce melting-pot que ressortent, avec un
contour précis, les singularités de chacun.
Les Tramiens répètent souvent que « il n’y a qu’ici que l’on
puisse dire vraiment ce qui nous est arrivé. Nous y parlons
différemment de nos angoisses, de nos délires. Peut-être
parce qu’entre nous, on ne se juge pas, on ne se met pas
d’étiquettes. »
Sans doute précise-t-on davantage les détails ailleurs réputés
secondaires.
De quel argent disposais-tu ? Avais-tu mangé la veille ?
Quel drôle d’amour ou quelle solitude habitais-tu ?
C’est à partir de ce mélange d’indications pointilleuses et de
parfaite indifférence au rationnel que se produit ou non une
modification quasi chimique du contexte. Si ça fonctionne, la
convivialité s’accentue et l’éros, l’écriture, les projets et les
voyages toujours.
Une forme plus fluide du désir vient proliférer.
Et c’est à cette paraphrénie de groupe que se mesure l’accueil
des folies individuelles, c’est-à-dire leur possible agencement
collectif.

Pierre avait une cinquantaine d’années.


Durant les vingt dernières, il avait connu des épisodes déli-
rants aigus, scandés par des « placements d’office ».
Quatorze ou quinze internements prolongés avaient disloqué
ses relations familiales.
Sa femme et ses enfants ne voulaient plus le voir.
Depuis longtemps, il ne travaillait plus.
Pierre s’intéressait aux médicaments depuis qu’un médecin
l’avait convaincu d’accepter chaque mois une injection de
neuroloptique retard (2).
Ainsi depuis deux ans, il délirait peu et vivait à Paris d’une
pension d’invalidité.
Il n’était pas retourné à l’hôpital, mais il surveillait son délire
– il le voyait venir.
Lorsque l’insomnie devenait tenace, et que son sorcier se
mêlait un peu trop de ses affaires, il demandait que soit avan-
cée la date de son injection.

CHIMERES 3
DANIELLE SIVADON

La folie lui avait fait parcourir un trajet compliqué.


D’un monsieur sans doute conventionnel, il était devenu
quelqu’un de sensible à toute épreuve des autres, à l’insolite.
Très lentement, il avait pris à Trames une place importante.
Son âge, le fait qu’il soit un homme, sa présence quotidienne
déjouaient un peu la force du matriarcat Tramien.
Il aimait les femmes libres qui l’avaient adopté.
Mais toujours, il semblait observer l’obligation de réserve de
ceux qui ne peuvent être tout entiers quelque part.
Trames fonctionnait comme son port d’attache, mais Pierre pos-
sédait plusieurs autres orbites, inconnues de nous ou suggérées
par l’air secret des zonards qui, parfois, l’accompagnaient.
Les enjeux du Collectif l’intéressaient, le concernaient, mais
ne l’affectaient pas.
Qu’il s’agisse de l’accueil compliqué d’un Tramien ou d’une
maquette de journal à terminer, il concédait de son temps, de
son énergie ce qu’il jugeait supportable. Pas davantage.
Il avait déjoué ces contrats d’assistance mutuelle que déter-
mine implicitement tout groupe.
La passion, l’urgence, le rapport de force étaient présents chez
Pierre, mais il ne les rejouait pas dans des territoires institués,
ça ne l’intéressait pas.
De fait, il possédait au moins deux vitesses, un rythme régu-
lier où il s’articulait au monde et aux personnes selon un
nombre fini de facettes quasi stéréotypées.
Un rythme accéléré, imprévu, où toutes sortes d’éléments sur-
gissaient. Ce monsieur supportait une foule de lieux, de
langues, d’ethnies, de villes, de temps.
Quand je revins de Léningrad, Pierre m’accueillit en me par-
lant russe. Et c’est toute la prise du Palais d’Hiver que nous
revécûmes ensemble, debout, près d’une fenêtre.
À vitesse moyenne, Pierre proliférait entre le loto, Barcelone
et la Dordogne.
La Dordogne, la vallée près de Sarlat où, enfant il s’était
caché des nazis.
C’est là qu’il achèterait un château lorsqu’il aurait gagné au
loto.
Nous irions y vivre tous ensemble.
La Dordogne, ma rivière préférée, celle que je ne connais pas,

CHIMERES 4
Le Voyage de Pierre

mais dont mon grand-père parla sur son lit de mort, comme
on le fait d’une maison d’enfance.
Barcelone, cette ville où, semble-t-il, chacun de nous a vécu
une histoire d’amour. La Barcelone que Monique a rencon-
trée plusieurs fois profondément comme elle seule sait le faire
avec les lieux baroques.
Un Juif qui gardait l’accent slave lorsqu’il parlait l’espagnol.
Cet accent insituable où J.-C. P. reconnaissait la trajectoire
sonore de sa mère, alors qu’enfant, des villes de plus en plus
latines les cachaient tous les deux.
Le loto, cette part de hasard qui pouvait chaque semaine trans-
former la vie de Pierre.
Un délire de rechange – plus radical que le sien.
Pierre aimait le loto : c’était sa façon à lui de compter le
temps. Sa météo personnelle.
Le loto scandait la semaine selon une temporalité oblongue
dont les tenseurs partaient des mercredis, jour du tirage,
moment pointu, où l’identité même est suspendue à l’arbitraire
de quelques chiffres, au tout-ou-rien d’un sorcier mécanique.
Les deux jours suivants Pierre et ses différents blocs disjoints
s’amenuisaient jusqu’à n’être plus que morosité.
Puis rapidement, il recomposait ses rêves, transformait son
château, y adjoignait un élevage de poules, ou laissait tomber
la Dordogne pour un tout autre voyage.
Jamais cette fortune à éclipse du loto, cette boucle temporelle
n’amenait Pierre à vouloir retrouver Barcelone, ni la femme
qu’il n’avait cessé d’aimer.
Jamais il n’utilisait l’utopie de ce jeu de hasard pour fermer
le cycle du retour.
Pour Pierre, le loto, c’était son « Alice dans les villes ».
Une enfance exigeante et nomade qui monterait avec lui dans
les trains en partance, dès qu’elle entendrait un air trop connu.
Puis le mercredi, un robot remettait en marche une autre
séquence de temps, une renaissance hebdomadaire. Le loto
de Pierre rythmait les mercredis de la rue de Châtillon. Cette
autre mécanique hasardeuse. Espace sonore d’un groupe où
les récits, les idées, les gestes, les regards, les humeurs pas-
sent d’un objet à un autre, comme on change dans un film de
sujet, de temps, de décor, pour y revenir éventuellement.

CHIMERES 5
DANIELLE SIVADON

Mais un film sans histoire linéaire, ni flash-back ni rapport


de causalité.
Film sans épisode, chacun y est comme le personnage
d’« Abattoir V », dans l’existence duquel cohabitent Dresde
sous les bombes, la vie quotidienne, un stalag et un avenir de
science-fiction.
Pierre peut raconter dix fois Barcelone.
Barcelone, le jour où Rachid l’a fait attendre au métro Odéon,
alors qu’il allait déjeuner chez Marie-Thérèse.
Barcelone pendant qu’il gagne une partie d’échecs ou
lorsqu’il claque le dernier billet de cent francs de sa pension
d’invalidité.
Les historiens reprennent à zéro le récit de l’histoire, et à
chaque fois c’est différent.
Différente la Dordogne, différent le neuroleptique, quand la
politique, le groupe, l’argent sont ou non consistants.
L’écheveau délirant de Pierre, chaotique, dispersé pouvait-il
ou non se prendre dans l’espace de ce tissu que chacun fait et
défait sans cesse ?
Lorsque le groupe vidéo commença à tourner un film sur le
14e arrondissement, Pierre parlait de Barcelone comme il par-
lait du quartier de la rue des Plantes.
Ils racontait leurs histoires et la sienne en un même continuum
vivant.
Puis un jour, il réintégra une biographie officielle, un état
civil. Il parla de Barcelone, d’aller retrouver là-bas sa famille,
d’y retravailler, mais cette fois, il le fit.
Il perdit le flou de ses valeurs spatio-temporelles, son art
d’éviter les cohérences, les lucidités.
Il est redevenu Monsieur B…, avec une femme et des enfants.
Où avions-nous la tête pour n’avoir point perçu le quart de
ton qui a dû alors modifier sa voix ?
Nous ne saurons jamais.
Un temps linéaire s’est mis à fonctionner pour lui, une
machine paranoïaque lissa subrepticement la vie fragmen-
taire, diffractée entre les échecs, la piscine, Marie-Thérèse, le
loto, les zonards et nous.
Il a cessé d’être, rue de Châtillon, l’ambassadeur d’un mor-
ceau de Barcelone.
Il a été mis à la porte de la ville.

CHIMERES 6
Le Voyage de Pierre

Ulysse inversé.
Son Odyssée, c’était Trames.
Il y avait rencontré des femmes-poissons, des tempêtes, des
objets biscornus…
C’était le voyage.
Il est retourné à Ithaque.
Il s’est trompé d’histoire d’Ulysse.
Celle de Joyce lui aurait mieux convenu : l’Odyssée sans sor-
tir de Dublin. Parcours sur place. On ne sait plus qui dit quoi,
mais ça vaut mieux. Ne pas se retourner. La lucidité se cris-
tallise sur un temps et un lieu donnés. C’est mortel.
« Ah, tiens ! j’avais oublié, je suis Kerre B…, j’habite à
Barcelone, salut ! »

La mort de Kerre aurait pu n’être pour le collectif qu’un


blanc, un trou, une douleur. Elle produisit aussi un film.
Monique, Françoise et Renaud avec Pierre et quelques autres
avaient acheté une vidéo et appris à s’en servir.
Plus que quiconque, ils portaient le poids de non-sens que
comporte une telle mort.
Ce non-sens, Pierre l’avait lui-même indiqué : sur les
« rusches », il simule en riant son retour de Barcelone. Il est
assis sur les marches d’une petite maison aux rideaux blancs
que la ville de Paris va démolir dans le temps même du film.
Ils sont partis à Barcelone et c’est leur propre voyage qu’ils
ont filmé. Dans « Aller-Retour », on ne voit ni la femme de
Pierre, ni ses enfants, ni l’employeur.
La chaleur, les Ramblas, quelques lettres de Kerre lues dans
le parc Guell, la fatigue et ses énormes glaces à la crème, les
chansons dans les rues.
Un « Aller-Retour » ce fut aussi un an d’écriture, de scéna-
rios, de difficultés financières et techniques, de montage
vidéo. Un groupe, ses fièvres, ses ruptures.
Mais rien n’est pareil pour nous depuis ce film.
Imperceptiblement notre rapport à la mort, au voyage, au
délire a changé. Ces trois mots, le film les a réinventés pour
tous ceux qui ont vécu dans l’espace « du Collectif ».
Ce lieu « pour la folie » sans mur ni hiérarchie instituée, se
définit lui-même de multiples façons : poétique, militante
asilaire ou futuriste. Cela dépend des interlocuteurs ou de

CHIMERES 7
DANIELLE SIVADON

l’humeur du moment. Mais l’enjeu souterrain du projet reste 3. Jean Oury,


différent de ses programmes officiels. Le Collectif, Éditions
du Scarabée, 1986.
La raison d’être du « collectif de patients » est de constituer
un territoire imaginaire de groupe, un port d’attache pour des
trajectoires individuelles venant former là des montagnes
complexes avec les matériaux du jour : objets, gens, théâtre,
vidéo, peinture…
Plaque tournante, système d’aiguillage. Lieu par où des gens
dissemblables peuvent passer pour échanger leurs objets,
leurs vitesses, leurs traces, leurs écrits.
À partir de nombreuses activités mais aussi de commissions
centrées sur les délires, les médicaments, les législations, les
lieux d’hospitalisation ou d’hébergement, les droits des psy-
chiatrisés,… s’élabore une acculturation locale, un ensemble
de connaissances en général dispersées et attribuées au
« vécu » individuel.
Les patients s’associent pour avoir une prise concertée sur
leur trajectoire, pour constituer un réseau de solidarité et exis-
ter hors de l’anonymat de la ville. Ils se regroupent aussi pour
que leur position à l’égard de la psychiatrie et de ses éven-
tuelles transformations puissent avoir un poids.
Le « collectif » est cogéré par deux associations : l’une,
Trames réunit des usagers de la psychiatrie, l’autre, Adres est
constituée de « non patients » : professionnels de la santé, ani-
mateurs, enseignants…
À partir de comités de gestion ou d’assemblées générales
paritaires, de journées d’étude ou de réunions de toutes sortes,
il se constitue des réseaux de gens qui font des choses
ensemble dans leur vie, dans la ville sans que personne n’en
sache grand-chose. Une des fonctions de la rue de Châtillon,
c’est d’assurer ce rôle de passage sans lequel il n’existe sou-
vent aucune « distinctivité » (3), ni de lieu, ni de personne, ni
de discours, ni de dedans, ni de dehors.
Ce montage bipolaire Trames-Adres n’a de sens que par
l’espace qu’il délimite et où s’élabore sans cesse quelque
chose proche de ce que Winnicott nomme espace potentiel.
Aire intermédiaire tout à fait particulière qui ne procède ni de
la discursivité, ni des sémiotiques signifiantes. Lorsqu’elle ne
se met pas en place, il se constituerait une faille psychotique.
Il n’y aurait pas de travail psychothérapique possible sans le
support de cet espace de jeu.

CHIMERES 8
Le Voyage de Pierre

Il est ici davantage question d’agencements collectifs que de


relations inter-individuelles. C’est néanmoins de la même ter-
ritorialité précaire qu’il s’agit, de la même sollicitation per-
manente des singularités inconscientes de chacun.
L’Éros y est polymorphe, la sexualité ne le fascine pas ; il est
dans la vitesse et non dans le contrat ; arrangeur sans prin-
cipe ; il s’intéresse aux échafaudages hétéroclites, instables.
Il ouvre des voies, noue des liens entre des gens, des mor-
ceaux de gens et des objets, puis continue à circuler. Ces
agencements collectifs sont difficilement répertoriables. Ils se
promènent le long de l’organigramme des activités, changent
de composition, surgissent dans une assemblée générale, lors
d’une sortie à la piscine, au restaurant ou dans la tête de
quelqu’un qui le soir, dans sa chambre, continue à en vivre
seul.
Ils sont de l’ordre de l’atopie, difficiles à situer dans quelque
économie que ce soit.
Non-lieu débordant de toute part le « Collectif », ils peuvent
inclure un appartement communautaire, ou Barcelone, ou
l’hôpital Paul Brousse ou encore se ballader dans nos rêves.
Ils suivent la route de quelqu’un que par ailleurs nous ne
voyons jamais plus.
C’est un espace tout à fait matériel et mental, situé entre les
objets et les mots.
Ce que nous tentons de mettre en place ne se soucie nullement
de retour, de « réinsertion ». Est-il possible d’entrer en contact
avec la cité sans en faire partie de façon intégrante, sans avoir
à faire de choix ?
Nous essayons de construire un espace que l’on quitte et que
l’on peut retrouver, espace que l’on utilise à mi-temps ou au
gré du temps ; ni antichambre de la vie « normale », ni son
terminus.
Espace où l’on se sert différemment de sa tête, de son corps,
sans être assigné aux territoires de la signifiance.
C’est en eux que Pierre est allé s’échouer. Il a cessé de « dire »
Barcelone comme on peint, on sculpte, on joue.
Il a quitté le simulacre ; est passé de la mise en scène à la mise
en acte. Nous n’avons rien entendu ; son passé a surgi avec le
tranchant de la cohérence.
Et le gommage du temps effaça ce qui permet de distinguer
le souvenir, du regret. ❏

CHIMERES 9
DANIELLE SIVADON

L’art et la manière
de manger son thérapeute

S UR L’AGENDA DE MON BUREAU, je marque chacun de mes


rendez-vous des initiales de la personne que j’attends.
Chaque matin, à la lecture de cette page curieusement laco-
nique je sais un peu où j’en suis avec chacun de ceux qui vont
venir là sur le fauteuil ou le divan.
De ces initiales, toute une série d’émotions, d’évocations, se
détachent : des yeux, un grand-père, un parfum, un rêve…
Certaines initiales sont ombrées d’un questionnement.
SG : pourquoi n’est-elle pas venue à sa dernière séance ?
RD : ces silences, ces soupirs, cette nouvelle manière de frois-
ser le divan ?
Certaines autres constituent une sorte de ponctuation.
DS : la séance est précédée d’un coup de sonnette discret,
harmonieusement écourté, résumant pour moi ce monde dont
il dit s’exclure.
AL : déjà cinq ans, ses seules initiales incisent en un point
précis l’après-midi d’une éraflure, d’une entaille qui détache
le bas de la page comme si, au-delà, les heures allaient plus
décidément vers le soir.
Certaines initiales sont pâlies de quelque appréhension.
Pourquoi avec CP cette irrépressible envie de dormir ?
Véritablement pour JD je ne fais rien.
Rares sont ceux que je n’identifie pas au seul vu de leurs ini-
tiales ; simplement un flottement, un trébuchement s’interpo-
sent : BH, LB, c’est qui ?
Anne est peut-être de ceux-là, plus assidûment, comme si sa
présence imaginaire se faisait trop insistante.

CHIMERES 1
Paris, rue du Renard, juillet 1987 – ph. Claude Bourquelot
L’art et la manière de manger son thérapeute

Dès la première séance, elle me dit qu’elle ne peut pas se sou-


venir de mon visage, d’autres s’interposent sans cesse. Elle
même ne se reconnaît jamais immédiatement dans les glaces
qu’elle croise. Elle est obligée de se recomposer, de se recons-
truire. Lorsqu’elle faisait du dessin, elle ne pouvait se repré-
senter elle-même. Et sur les albums de photos, cette ombre
qui sort du champ, c’est elle.

Anne et moi nous rencontrons depuis deux ans. Elle est venue
me voir pour des crises boulimiques violentes et épisodiques.
Longtemps elle fut une source d’étonnement, de sentiment
d’étrangeté, celui d’être introduite dans un monde démulti-
plié, gigantesque. Tout ce qu’elle éprouve représente dix fois
mon propre univers. Non pas que soit constante cette déme-
sure. Elle peut adopter pendant des semaines la sérénité de
ceux auxquels le fil du temps n’est qu’une suite d’habitudes
plaisantes. Élaborations, associations et fantasmes ne ren-
contrent chez elle qu’une négligence morose. Puis soudain
survient l’absurdité apparente d’un fait et des ondes de plus
en plus conséquentes viennent défaire sa vie, la couper en
plages aussi infimes qu’intenses. Elle se réveille violente et
boulimique. Et c’est toujours comme s’il s’agissait d’une pre-
mière fois, comme d’une naissance, cette mauvaise surprise
par excellence, ce vieux compte à régler avec le corps de
l’autre.
Nous nous trouvons dans la dimension radicalement diffé-
rente du quantitatif. Et c’est sans doute cette créativité dimen-
sionnelle qui a très tôt induit mon souci de prendre des notes,
de retenir, de contenir l’amplitude de notre expérience com-
mune. Comme si quelque chose de l’intensif chez moi était
voué à l’oubli.
Je pense maintenant que c’est précisément mon carnet jaune
et mon intérêt croissant pour l’histoire et pour l’anthropolo-
gie des coutumes alimentaires qui ont maintenu entre Anne
et moi un minimum de mobilité. Ce texte ne constitue donc
que le témoin d’un exorcisme.

Les séances

« Avant hier Pierre-Marie cherchait la laisse du chien, elle se


trouve habituellement dans un panier. Il m’a laissé entendre

CHIMERES 3
DANIELLE SIVADON

que je l’avais égarée. Ce fut dramatique. À partir du moment


où je dis quelque chose, je pense être comprise. S’il n’en est
rien, c’est la panique. Je me suis mise à hurler de douleur. Il
y avait quelque chose d’impensable. Enfant, ces colères
étaient constantes. J’avais la réputation d’être quelqu’un de
très méchant et mes parents n’osaient me confier ni à des
amis, ni à des proches Je ne sais plus par quoi étaient motivés
ces accès de rage, je ne me souviens que d’une sorte d’engre-
nage : ma mère m’interpellait de telle manière que je ne pou-
vais qu’être furieuse et c’était sans fin comme avec
Pierre-Marie. Maintenant encore, si je m’oppose à quelqu’un,
il n’y a plus aucun moyen d’arrêter le système. Ça va cres-
cendo et je ne sais plus ce que je fais. »
Entre Anne et moi, ce type d’incident s’est amorcé à plusieurs
reprises. Il le fut chaque fois que, craignant pour sa vie, je suis
intervenue en lui parlant non du matériel apporté en séance,
mais de façon plus générale de son travail ou de quelque seg-
ment plus consistant, plus excentré de l’œil du cyclone. Tout
d’abord elle ne disait rien, puis à la séance suivante m’agres-
sait violemment : je faisais intrusion dans sa vie personnelle,
outrepassais mon rôle et elle ne reviendrait plus.
Elle avait vu juste. Mon inquiétude m’avait incitée à changer
de registre. Mais sa colère était assortie d’une aisance et d’un
bien-être recouvré ; j’en étais rassurée. Volontiers aurais-je
même convenu du procédé qui consistait à mettre en panne,
à faire disjoncter l’espace de la crise, en éclairant des objets
tiers.
Les micro-orages d’une manipulation réciproque constituè-
rent très tôt le climat de nos rencontres. Coincée, je l’étais
dans un théâtre ancien d’échanges et de mots. Leurs formes,
leurs trajectoires, leurs destinées sont celles de projectiles. Je
le sentais au souci qu’avait Anne de me ficeler à mon fauteuil
et à mon supposé silence analytique. Attendant des jours
meilleurs, j’écourtais les séances, les changeais de jours et
d’heures pour faire intervenir une respiration, un espace, dans
la cruauté des rapports oraux, archaïques, qui se jouaient là.
Anne était venue me voir pour qu’à deux nous inventions une
corporéité imaginaire, une construction mobile qui pourrait la
désenclaver de cette coquille où toute relation passionnelle
l’assigne. Ce qui nous guettait, c’était la symétrie, la spécularité.

CHIMERES 4
L’art et la manière de manger son thérapeute

mères

La seule avance que je pouvais garder était celle d’une


construction où je ne sois ni complètement la fille ni com-
plètement la mère. Déjà dans cette impasse se trouvait Pierre-
Marie. Lorsque voici huit ans ils s’étaient rencontrés, leurs
amours étaient apparemment sans lendemain. Un an après, il
vint s’installer chez elle avec son chien. Les crises de bouli-
mie débutèrent alors.
Lorsque j’ai connu Anne, ses relations avec sa mère étaient
restées en l’état depuis l’enfance. Il y a deux ans, lors d’un
séjour dans la maison familiale, sa violence avait durablement
mis en péril leur relation. En montant se coucher la mère avait
souhaité une bonne soirée aux personnes qui regardaient la
télévision, ajoutant néanmoins qu’elle ne s’endormirait que
lorsqu’elles l’auraient éteinte. Anne n’avait pas remarqué
l’ambiguïté de la formulation. Prise d’une angoisse extrême
à l’idée que sa mère fût fatiguée par leur présence, qu’elle
puisse en mourir, elle monta se coucher et ne dormit pas. Les
deux jours suivants, elle injuria chacun au plus vif. Elle ne
garde aucun souvenir de ce qu’elle a dit. Rentrée à Paris, elle
vécut dans un état de semi-confusion, obnubilée par l’effort
sans issue de reconstituer ce qui s’était passé.
Elle multiplia les accidents de voiture.
Une inflexion de voix, un mot ambigu lancé d’une certaine
marche de l’escalier avaient pris son corps en masse. Que plus
rien même un étage, même un plafond, ne puisse la séparer
un moment de sa mère, qu’ensemble, dans le même temps,
elles puissent être tant dans la chambre qu’au salon éternel-
lement mêlées, ce fut insoutenable. Elle ne pouvait supporter
aucun mot. Chacun la blessait, la pénétrait, résonnait et
l’étourdissait d’échos.
Chez Anne, toute intrusion l’immerge dans son propre corps.
Il cesse d’être muet, inexistant, banal, pour n’être que conten-
tion détention, douleur. Assignée à résidence dans sa peau,
elle l’est dès que l’autre, sa mère ou moi, cessons d’être
extraterritoriales, séparées, mises en orbite, sur d’autres
objets, d’autres désirs qu’elle. Elle ne peut se dégager que par
des éclats et des mots, boomerangs qui la laissent inerte et
suicidaire. Cet état de confusion lui avait sans doute toujours

CHIMERES 5
DANIELLE SIVADON

permis de nier le ressentiment qu’elle éprouvait pour cette 1. Alice Miller,


mère prisonnière d’un consensus micro-social, n’ayant L’enfant sous terreur,
P., Aubier, 1986.
accepté d’avoir d’enfant que pour le pérenniser et n’ayant
jamais pu partager avec elle ni rapport de tendresse, ni émo-
tion physique. Anne avait appris à se considérer comme
quelqu’un de méchant, destructeur ; sans bien comprendre
pourquoi. Alice Miller insiste sur la nature du pouvoir que
l’adulte exerce sur l’enfant, pouvoir que la plupart des socié-
tés admettent ou couvrent en tout cas ; ce qu’elle appelle la
« pédagogie noire » : « Lorsqu’on interprète, par exemple,
les compulsions d’un patient comme l’expression de ses pul-
sions agressives refoulées, sans évoquer les traumatismes
générateurs de ces pulsions agressives, le patient ne fait que
se culpabiliser davantage pour ses pulsions agressives. (1) » Il
faut donc admettre avec Alice Miller, qu’un dispositif cultu-
rel d’éducation puisse prendre en masse, à l’échelle d’une
société tout entière, « fantasmes » et « traumas » – à preuve
l’orthopédie allemande du père Schreber. Mais il y aurait lieu
sans doute de distinguer ici, pour Anne, véracité et vérité.
Anne fut un gros bébé. Lorsque sa grand-mère maternelle
allait avec elle chez le charcutier, elle exhibait les fesses de la
fillette et les comparait aux jambons et rôtis. Depuis plus de
trente ans, Anne évite absolument de passer devant cette bou-
tique. Il y avait sans doute un zeste d’anthropophagie chez la
grand-mère. La mère connaît d’ailleurs a minima les mêmes
difficultés alimentaires que sa fille : dégoût de la viande et en
particulier des volailles et lapins, de tout ce qui laisse des os
dans l’assiette dite vide.
On oppose habituellement fantasmes et traumas comme deux
expériences exclusives l’une de l’autre. L’un est attribut de
l’enfant, l’autre est imputable aux adultes. Il faudrait plutôt
en envisager le dispositif transgénérationnel, voire culturel. Il
y a une transmission en chaîne des situations orales violentes
dans lesquelles il est impossible de démêler ce qu’il en est de
l’ordre du fantasme et ce qui appartient au trauma. L’erreur
vient de ce que l’on a fait du trauma et du fantasme des expé-
riences individuées. Bien évidemment, le fantasme englobe
son propre dispositif traumatique qui pourrait ici se réduire à
un énoncé, à une phrase du genre « on mange un enfant ».
À l’inverse des fous professionnels, Anne n’a point à sa dis-
position tous ces appareils minimaux de transformation qui

CHIMERES 6
L’art et la manière de manger son thérapeute

permettent de changer de registre, de s’abstraire, de filer en 2. Wolfson, Le schizo


douce en laissant sur place son corps, enveloppe vide livrée et les langues
(introduction de Gilles
à l’agression. Sur ce point, elle est sans qualifications. Le Deleuze), P.,
luxe, l’organisation, le savoir-faire, on les trouve chez Gallimard, 1970.
Wolfson : « Dès que la mère approche, il mémorise dans sa
tête une phrase d’une langue étrangère, il a sous les yeux un
livre étranger, il produit des grognements de gorge et des grin-
cements de dents, il a sa radio portative près de lui, il a deux
doigts prêts à boucher ses oreilles ou bien un seul doigt,
l’autre étant remplie par l’écouteur de la radio, la main libre
pouvant alors tenir et feuilleter le livre étranger. (2) »
Anne ne connaît aucune parade ; chez elle surviennent,
ensemble ou non, une crise de boulimie, un accès caractériel
ou une poussée de psoriasis. Elle me décrit alors des scènes,
des états qui mettent sa vie en péril. Tout désir des autres
constitue une agression intolérable à son endroit. Ce qu’on lui
donne, l’intérêt qu’on lui accorde sont autant de choses qu’on
lui prend, effraction d’elle-même et non apport. Les explica-
tions fournies sont à rejeter de même. À l’instar de son chien,
elle veille aux limites, aux fautes, aux écarts ; et me surveille.
Grande, massive, somptueuse dans ses manteaux de fourrure,
sa régularité, sa ponctualité, sa politesse sont autant d’assi-
gnations à résidence.

chiens

Anne a trente-neuf ans. Depuis huit ans, elle vit avec Pierre-
Marie, un Antillais dont la famille vit en France depuis deux
générations. Il travaille à mi-temps comme coursier, Anne est
également à mi-temps secrétaire chez un avocat. Ils alternent
leur rythme de travail pour élever leur chien, un chien-loup
qui ne supporte pas la solitude. Anne et Pierre-Marie se voient
peu. Elle travaille de midi à dix-sept heures ; lui de dix-sept
heures à vingt-trois heures. Il dort le matin quand elle sort le
chien ou vient à ses séances. Elle dort lorsqu’il rentre le soir.
Profitant de ce qu’une certaine sérénité s’est introduite dans
nos relations, j’essaye de me dégager de ma position d’enfant
dévorant-dévoré, qui ne me semble plus d’actualité. Ainsi un
matin, je choisis d’être le chien ou bien c’est le chien qui me
choisit, c’est égal.

CHIMERES 7
DANIELLE SIVADON

C’est à propos de la surveillance du chien que nous avons pu


parler de celle qu’Anne exerçait sur moi. J’ai l’habitude
d’arriver tôt à mon bureau pour lire les journaux et écouter de
la musique. Mes collègues ne sont pas là et c’est toutes portes
ouvertes que je fais vibrer ce lieu trop exigu et impersonnel à
mon goût. La musique m’est nécessaire pour écrire dans une
indifférence négociable à l’égard des pages. Le matin, c’est
elle qui met en marche cette petite machine à rêver sans
laquelle les mots seraient trop évidents. Disons que le matin
est Brahmsien.
Le dernier mouvement n’était pas terminé, quand Anne sonna
et je la fis attendre. Quand elle entra dans mon bureau,
l’expression de son visage me surprit et je lui demandai ce
qu’elle éprouvait : « j’avais peur que vous ne soyez en train
de pleurer. » Je pensai à son chien qui ne bénéficiait, pour
cette même raison, d’aucun moment de solitude et je le lui
dis. J’étais d’autant mieux placée pour évoquer cette mise
sous surveillance que c’est sans doute la contrainte que je
redoute le plus dans l’ordinaire de mon travail. Rigueur des
horaires, répétition des jours me sont une amputation
constante.
J’aime les chiens pour avoir été élevée par eux dans ces
espaces herbeux et déserts qu’étaient les hôpitaux psychia-
triques de mon enfance. Je ne conçois pas qu’un chien puisse
vivre en appartement. Me proposer comme chien dans le
transfert c’était aussi m’introduire dans une sorte de montage
composite et mobile, une métaphore évolutive de l’enfant
qu’elle avait été, de celui qu’elle refusait d’avoir, du chien
réel, ce cannibale potentiel et mutique, objet transitionnel
entre Pierre-Marie, la mère, Anne et moi. Sur le moment, elle
rit : « Ma seule façon à moi d’être seule, c’est d’être bouli-
mique. » Puis elle se mit à me raconter le nouveau séisme qui
envahissait sa vie. Je remis le chien dans le placard sans trop
savoir s’il aurait un jour à en sortir.

femmes, hommes et lieux

Anne est terrifiée, elle me dit qu’elle va tuer Pierre-Marie car


il la réveille en rentrant tard dans la nuit, ressort promener le
chien, revient à nouveau, repart…

CHIMERES 8
L’art et la manière de manger son thérapeute

Pour des raisons obscures, puisqu’il n’explique jamais rien,


il est parfois repris par cette vie nocturne qui était la sienne
avant qu’ils ne se rencontrent. Que la nuit ainsi se fractionne
et Anne devient hypervigile, bientôt captive des ressources
des placards et du frigidaire. Elle dévore jusqu’au matin,
éreintée. Elle se souvient qu’enfant elle guettait l’aurore pour
se mettre au lit et dormir aux premiers bruits de la maison,
quand sa mère se réveillait.
Il y a trois ans, pour éviter de le tuer, Anne mit Pierre-Marie
dehors. Il a effectivement disparu pendant deux mois. Au
début elle s’est senti soulagée, puis elle a commencé à le cher-
cher tous les soirs dans les cafés de Belleville où il a des amis.
Lorsqu’elle a renoncé, elle s’est couchée et s’est laissé mou-
rir de faim. Sa mère, ses proches, les médecins, les médica-
ments restèrent inefficaces. Pierre-Marie était parti avec le
chien. Il avait pris la route selon le mode de vie qui était le
sien autrefois. Lorsqu’il revint elle était hospitalisée, cachec-
tique, perfusée, refusant tout. Elle guérit très vite et ne se sou-
vint de rien.
Aujourd’hui, elle a inauguré un stratagème, elle a coincé la
serrure de la porte en laissant la clef à l’intérieur. Il a frappé,
il est allé dormir ailleurs. À l’aube lorsqu’il est revenu, elle
lui a ouvert : insultes et coups. « Je me suis décidée à lui par-
ler des femmes avec lesquelles certains de mes amis l’ont ren-
contré. Je ne suis pas jalouse mais je ne supporte pas qu’il soit
ainsi vu dans des endroits que nous fréquentons ensemble.
C’était insupportable, j’ai téléphoné à ma mère. Elle a dit à
Pierre-Marie qu’il était un beau salaud. Il s’est complètement
effondré et a décidé de se jeter par la fenêtre. Je suis sortie
dans le couloir pour ne pas voir ça. En fait il est parti cher-
cher un fusil pour me tuer. »
Quelques jours plus tard, Pierre-Marie n’était toujours pas
rentré : « Je suis allé le chercher dans les cafés ; je l’ai trouvé
en train de jouer aux cartes et de boire. Il m’a crié : “fous le
camp.” À deux heures du matin, il m’a téléphoné pour venir
dormir à la maison. Nous avons parlé, il m’a dit : “Je ne com-
prends pas, tu me demandes quelque chose que je ne puis te
donner”. »
Lorsque Pierre-Marie commence à naviguer la nuit, hors des
heures admises, il altère une temporalité ritualisée autour du

CHIMERES 9
DANIELLE SIVADON

chien et c’est le corps d’Anne qui entre en résonance. Son


sommeil s’effrite, toujours fragile état de bien-être narcissique
qu’elle considère indispensable à une réparation quotidienne.
De fait, l’insomnie la précipite du lit aux placards – c’est-à-
dire à la boulimie – et c’est pour faire pièce à ce circuit qu’elle
sort chercher Pierre-Marie dans les bars.
Dans un premier temps, une sorte de dérive l’extrait du terri-
toire pesant de son studio, théâtre unifié de sa vie. Elle va à
Belleville, fait des rencontres, appelle à l’aide ses amies, fait
des scènes, imagine des issues dramatiques. La trace laissée
par Pierre-Marie réintroduit un champ des possibles.
Ouverture sur un ailleurs, dans ses écarts il représente une
sexualité vivante, une mise en scène des autres femmes.
Lorsqu’elle le poursuit, elle cherche aussi à savoir avec qui il
sort, à connaître avec d’autres une sorte de proximité, à éprou-
ver de la jalousie.
Elle qui trouve difficilement des images de références stables
et consistantes, elle se montre très sensible à des personnages
entrevus par hasard, des apparitions extérieures fugaces, des
atmosphères nocturnes chargées d’exotisme, voire d’érotisme.
Ensemble nous explorons Belleville, le quartier maghrébin,
la percée chinoise, le périmètre restreint de la communauté
turque. Nous nommons les territoires, les lieux, leur histoire.
Elle les peuple de visages, de rencontres, de moments de
diversion. Dans cet itinéraire, nous inventons un espace tran-
sitionnel créateur, médiateur entre elle et les personnages
qu’elle ne peut investir sans dépendre d’eux et chercher à les
détruire. Belleville, les personnages transitoires, les fragments
d’images semblent traduire l’existence possible d’une sorte
de puzzle éclaté, d’un territoire à recristalliser où Anne pour-
rait aborder et vivre dans l’univers plus lointain des puis-
sances non incarnées.
Car dans le cadre étroit de son studio, de sa mère, de son chien
et de ses séances, elle se heurte comme un papillon à la réso-
nance œdipienne de tout autrui. Elle ne peut ni fuir un conflit
ni le supporter. Et les degrés de liberté sont mystérieux, elle
ne connaît pas les femmes que rencontre Pierre-Marie, et moi
par définition, si je suis là j’ai la latitude d’être aussi ailleurs.
Telle une somnambule elle passe volontiers à côté de la jalou-
sie. Il y a cinq ans, en rentrant du travail, elle trouva dans un

CHIMERES 10
L’art et la manière de manger son thérapeute

café Pierre-Marie avec une autre femme. Elle referma dis-


crètement la porte et n’y revint plus. Elle ne supporte pas
qu’un espace familier lui soit interdit. Son mode de jalousie
est territorial. Ce ne sont pas les femmes qui se transforment
en rivales mais les espaces qui s’amputent, se restreignent, se
contaminent.
L’économie de la jalousie et celle de la boulimie sont com-
plètement indifférentes l’une à l’autre. Chaque fois qu’elle va
du côté de la passion elle prend ses distances avec le corps.
Une course de vitesse s’instaure entre ce corps-placard-bou-
limique et la possibilité de le constituer en un domaine infra-
personnel porteur d’altérité.

Pierre-Marie semblait avoir bien disparu. Alors, avant que la


catastrophe n’arrive, que cette dérive instable, cette vie noc-
turne et labile ne s’effondre et ne la recloître chez elle, je me
suis emparée d’un mot d’Anne : « Florence ». Elle parlait
d’une amie potière dans la Drôme et j’entendis le nom de la
ville qui pour moi représente beaucoup ; ça n’allait pas. Je lui
dis que je me sentais à nouveau inquiète pour elle et lui pro-
posai de complexifier momentanément notre dispositif de tra-
vail, d’y faire entrer concrètement la poterie, la Drôme et le
réseau dont elle venait de parler. Il s’agit d’un certain nombre
d’écologistes qui après l’éclatement des communautés sont
restés dans le midi. Anne y a deux amies très proches. Avant
qu’elle ne rencontre Pierre-Marie, elle y passait beaucoup de
temps. Comme toujours, elle est avare de précisions sur ce
que ce morceau d’histoire représente pour elle. Je ne sais que
deux choses : c’est là qu’elle a commencé à s’intéresser à la
politique, et a appris à conduire.
Je lui ai donc prescrit quatre jours de vacances dans la Drôme,
étant entendu qu’elle paierait ses séances dont je ne dispose-
rais pas. Je voulais lui signifier ainsi que ce dispositif était un
essai, un montage réversible, dans lequel je me sentais prise.
Elle est partie sans m’injurier. Depuis lors, par trois fois, au
moment de sombrer dans cette blessure sans imaginaire, elle
emmène son chien dans le midi. J’ai dit Florence, lorsque,
dans ma tête, les plans se sont superposés. Florence, comme
au cinéma on dit « coupez » pour recommencer une scène, la
recadrer différemment, lui ouvrir d’autres issues. Une scène

CHIMERES 11
DANIELLE SIVADON

au sens d’un espace d’improvisation où je lui proposais de


jouer avec moi en faisant entrer non pas tant des personnes
que des fantasmes, des rêves, des événements, des lieux. Une
scène au sens d’une surface d’inscription où ce qui surgit dans
notre tête ou dans la réalité de notre vie puisse occuper un
temps, un rôle, entrer dans un processus de modification, de
complexification.
Je ne sais trop quel fut l’efficace de ce passage à l’acte. Anne,
bıen entendu, respira et j’eus l’impression de sortir du placard
et de cesser d’être le zombi hypnotisé qu’elle venait voir deux
fois par semaine.
Passage à l’acte, car ici il ne s’agit pas de dégager un sens
latent dans le dire ou l’agir d’une interprétation mais plutôt
de changer de registre, de territoire ; de sémiotiser l’espace,
le temps, le corps érogène au moment où il n’y a plus rien à
dire : trouver une dimension médiatrice.
Entre Anne et moi, ce qui apparut fut une proposition institu-
tionnelle là où d’autres auraient introduit la peinture, la pâte-
à-modeler ou l’hospitalisation…
La politique, la Drôme, conduire seule, vivre au rythme du
jour, c’est aussi l’inventaire de mon idéal personnel. C’est-à-
dire que sur la cartographie de l’espace psychothérapique, un
certain nombre d’objets ont été disposés où se recoupent son
désir et le mien. Ces objets me permettent de lui faire com-
prendre qu’elle peut partir mais dans un lieu où je suis ima-
ginairement ; qu’elle peut se saisir de nouveaux registres
existentiels non-indifférents à mes propres fantasmes ; qu’il
est possible de défaire un lien sans qu’aucune de nous deux
ne se perde. Dans ce jeu fondamental sur la présence-absence,
quelle était la part de la stratégie et quelle était celle du rejet ?
La question reste ouverte. Une chose est certaine : dès son
premier retour, Anne s’est mise à rêver et à me parler de ses
orgies, qui allaient en se raréfiant.

le corps

Anne rêve donc qu’elle est dans un endroit inconnu d’elle, une
pièce avec de grandes baies et de simples voilages où toute
une famille dort sur des divans épars. Un ami antillais l’invite
à s’asseoir pour jouer aux échecs. « Je m’aperçois tout à coup

CHIMERES 12
L’art et la manière de manger son thérapeute

que les dents poussent. Il faut faire quelque chose pour arrê-
ter ça. J’ai peur et dis que je connais un texte qui peut les sau-
ver. Il faut le réécrire pour le lire ensuite dans l’obscurité. »
Les dents qui poussent la font se souvenir que dans son
enfance elle refusait de prendre de vrais repas à table et qu’elle
ne mangeait jamais de viande. Sa mère lui disait que si elle
continuait ainsi, ses dents ne cesseraient de grandir. « C’est la
première fois que je fais un rêve avec autant de détails. »
Le texte, mon carnet jaune commencent à pénétrer son ima-
ginaire. L’exorcisme tisse un espace commun. Cet ami
antillais, elle le rencontre souvent car, comme elle, il croit à
la magie et à l’occultisme. C’est lui qui l’avait présentée à un
sorcier pour mettre fin à une crise de boulimie. Ce fut un
échec. Elle décida alors de commencer une psychothérapie.
C’est ainsi que nous nous sommes rencontrées.
« L’an dernier, j’avais envie d’inviter des amis à prendre le
thé, finalement je ne leur ai pas téléphoné, j’avais acheté des
pâtisseries viennoises, j’ai tout avalé, puis j’ai continué en
mangeant tout ce qu’il y avait dans la maison. Dans ces
moment-là, je n’ai pas envie de faire la cuisine, je finis les
restes, ouvre les boîtes de conserves et les mange froides, et
je vais même rechercher des trucs jetés la veille à la poubelle.
Je mange avec un dégoût complet de moi-même. Je redeviens
quelque chose de très primitif ; impression d’assister à une
régression lente et irréversible de ma personne. Image de moi,
assise par terre, sans rien autour, complètement sale, en train
d’avaler quelque chose d’écœurant. Cela peut durer deux ou
trois jours de suite. J’ai peur de ne plus sortir de chez moi et
de continuer à manger, j’ai très peur de ça ! Dans cet état, je
suis obsédée par l’image de moi prostrée, une image de la
folie. Quelque chose qui n’est plus humain, qui n’a plus de
parole. Je voudrais que ça cesse, j’en viens à détester mon
corps que déjà je n’aime pas. » L’invisibilité absolue de
l’incorporation la fige en une sorte de toute puissance. Elle
fracture le temps personnel, le détache du temps des mens-
truations, du chien, des séances. Un deuil, une impression de
malheur profond, peuvent, selon Bachelard, nous donner la
sensation de l’instant.
D’une façon générale, Anne possède une image du corps
bipolaire, oscillante. Elle se sent soit un corps volumineux

CHIMERES 13
DANIELLE SIVADON

prenant beaucoup de place, soit un corps invisible transparent


aux autres. Et ceci indifféremment de son poids. Ce sont deux
sensations également désagréables. En dehors des crises de
boulimie, elle a besoin de grossir et maigrir sans cesse pour
sentir son corps vivant, penser continuellement à lui, s’en
occuper, faire que là il se passe quelque chose. Anne n’a pas
supporté que son médecin généraliste lui fixe un poids à
maintenir. Elle était furieuse et ne l’a pas revu. Ce point
d’équilibre, elle le redoute. La fixité de son corps, j’ai parfois
l’impression que c’est la seule idée qu’elle se fasse de la mort.
Lorsque Pierre-Marie avait disparu et qu’elle s’était laissé
mourir de faim, à aucun moment cette issue n’avait eu une
réalité quelconque. Peser soixante kilos trois jours de suite,
par contre, c’est l’horreur. Ce qu’elle ressent constamment
dans son corps, c’est un malaise général illocalisé. Elle se sent
inhabile, ne sachant jamais ce qu’il sait faire. Tout ce qui est
danse ou sport la panique.
Lorsqu’elle était enfant, elle redoutait tant les cours d’éduca-
tion physique qu’elle cherchait à se mutiler pour en être dis-
pensée. Elle se souvient par exemple s’être jetée dans
l’escalier, un bras attaché dans le dos et l’autre en avant, dans
l’espoir de le rompre. Elle n’y est jamais parvenue. Elle avait
en horreur que l’on s’occupe de son corps physiologique.
Pendant les repas, elle montait dans la chambre de sa mère
manger des chocolats et ne pouvait s’arrêter qu’en jetant par
la fenêtre ce qu’elle ne pouvait absorber.
Quand son corps grossit ou maigrit, quand elle est présente
ou absente à table, quand elle prend les aliments, qu’elle les
jette ou se jette elle-même dans l’escalier, nous retrouvons ce
mouvement qui évoque celui du jeu de la bobine du « Fort-
Da ».
Un jeu faussé où jamais Anne ne dispose ni du Fort ni du Da
pour désigner l’absence ou la présence de la mère, car c’est
son propre corps qui fait office de bobine. Le passage à l’acte
est témoin de l’insuffisance, de la précarité du fantasme de
manipuler l’autre, de le présentifier. Elle n’accepte pas de
renoncer à la possibilité qu’a son corps érogène de l’halluci-
ner ; il y a chez elle une passion de l’insatisfaction. Elle
s’emplit et se désemplit de nourriture, conservant l’illusion
qu’à tout moment l’objet est à sa disposition. Elle ne peut s’en

CHIMERES 14
L’art et la manière de manger son thérapeute

assurer que par une action ou une passion de son corps. Il n’y
a ni jeu ni symbole, ni aire intermédiaire : sémiotique à-même
le corps de la présence-absence de l’autre.
Peut-être est-ce sur les mêmes éléments prépersonnels non
discursifs que je me suis appuyée pour envoyer Anne dans la
Drôme et jouer ainsi avec elle à la bobine. Je ne sais trop ce
qui préside à mes propres coutumes alimentaires phobiques.
Mais souvent au récit des orgies d’Anne ou d’autres,
j’éprouve un dégoût délicieux, celui d’engranger un opérateur
anorectique capable de prendre le pouvoir si de telles catas-
trophes venaient à m’atteindre. L’oralité est sans mémoire.
L’écriture tente d’y remédier.

monstres

Envoûtée ? Possédée ? C’est de ce côté qu’Anne chercha tout


d’abord une réponse. Elle se sentait habitée par quelque chose
d’étranger à elle-même. Je lui demandais à quoi ressemblait
ce monstre. C’était une espèce de forme vide et velue, sem-
blable à un objet phobique de son enfance : un renard
empaillé. Ce souvenir lui revient lorsque nous commençons
à parler du devenir boulimique qui l’habite. Dans le même
temps, elle rêve qu’elle se couvre de poils.
Quelques séances après, dans un autre rêve, elle assiste à
l’autopsie de son chien. Le vétérinaire pénètre dans l’animal
par une patte arrière, enfonce son bras dans le corps jusqu’à
la tête sans trouver le moindre organe. Je me sens devenir le
vétérinaire, garant d’un corps vide, prêt à recevoir. C’est la
première image transmuée qu’elle m’offre d’intrusion pos-
sible dans l’intérieur d’elle-même ; c’est aussi une métaphore
de la séance : je m’occupe de sa tête, son corps ne peut être
qu’un lieu de passage où rien ne séjourne durablement, tel le
témoin suspect de quelque dévoration.
Et sans doute est-ce au moment où mon incorporation et non
ma dévoration s’effectue là qu’Anne et moi commençons un
travail sur l’espace, le temps, les rêves, le fantasme, dans un
climat complètement différent de celui qui existait auparavant.
Le premier chien que posséda Anne ne vécut pas. Ce fut le
dernier cadeau de son père déjà condamné par une évolution
tumorale. Elle m’en avait parlé tout à fait au début de nos

CHIMERES 15
DANIELLE SIVADON

entretiens, à propos du seul rêve qu’elle faisait alors de façon 3. Pierre Fédida,
itérative : « Je me trouve dans un couloir, chaque chose que « Une parole qui ne
remplit rien », in
je vois se transforme en un corps de putréfaction, j’avance et Corps du vide et
suis sans cesse confrontée à cette répulsion épouvantable, ça Espace de séance, P.,
me réveille. Il me faut alors me lever, allumer la lumière, véri- Delarge Editions
fier que tout est en place dans ma chambre. Parfois le rêve Universitaires, 1977.
continue à l’état d’éveil, je m’habille et sors dans la rue. Je
vérifie l’escalier, l’immeuble, le quartier, il me faut retrouver
la vue, l’odorat. À ce moment-là, j’ai peur qu’on ne me
touche, mon corps est en danger. Je suis agressée par la
lumière, le bruit ; le moindre objet prend une forme inquié-
tante. J’essaie d’éviter la violence de ce rêve en disposant
mon lit de façon à voir toutes les ouvertures, portes et fenêtres
de mon studio. Il est aussi vide que possible. Il faut toujours
que tout y soit en ordre. »
La chambre comme le corps vide d’Anne ne s’ouvrent que
sur eux-mêmes, se multiplient à l’infini dans un onirisme
qu’aucune vérification ne clôture. Ce ne sont plus des espaces,
le temps en est disparu. Je lui rappelle cette séance déjà
ancienne et combien à l’époque elle avait du mal à se recon-
naître dans une glace comme à mémoriser mon visage. La
boulimie, en s’amenuisant, a laissé place au vide de l’histoire
d’Anne qu’elle contourne silencieusement et consciencieuse-
ment sous de multiples amnésies.
À propos du Huis-clos de Sartre, Fédida propose « le vide
comme l’impossibilité d’un espace qui soit le temps d’attente
et de projet, le temps d’un corps où puisse s’élaborer ce qui
est reçu. (3) »
Mais ce qui étonne Anne, c’est qu’autour du rêve que j’avais
écrit sous ses yeux, je puisse me souvenir de l’ensemble de
ce qu’elle m’avait dit. Il y a comme un effet de trop-plein.
Peut-être mon carnet de notes et ma mémoire font-ils obstacle
chez elle à l’inscription du temps ?
Je pense que, décidément, je ne lui laisse pas assez d’espace,
qu’il faut faire un peu de vide en moi pour qu’elle puisse me
constituer un corps qui ne soit pas déjà plein, un corps qu’elle
puisse mobiliser, s’approprier. Je lui propose de s’allonger.
Elle accepte et pendant des semaines, elle parle beaucoup
autour des morts de sa famille, en particulier des hommes.
C’est-à-dire qu’elle parla de ce qu’elle connaissait peu, les

CHIMERES 16
L’art et la manière de manger son thérapeute

hommes occupant dans son génogramme une place vide. C’est


ainsi que j’ai tenté de reconstituer sa filiation matrilocale.

générations, alliances, filiations

La mère d’Anne habite Quimper dans la maison familiale


héritée de sa propre mère. Elle est beaucoup plus phobique
que sa fille : elle ne dort que difficilement, enfermée dans sa
maison, verrouillée dans sa chambre.
« Pour ma mère, le monde est réparti en deux. D’un côté, le
monde de la nuit peuplé d’hommes mal intentionnés et de
l’autre le monde social, diurne, dans lequel elle vit tout à fait
à l’aise en rendant service à tous. » La mère s’est mariée jeune
avec un homme que l’on disait « sévère et bon », également
originaire de Quimper. Les deux familles étaient de milieux
similaires, petite bourgeoisie sans argent mais sans revers, des
comptables comme le père ou des cadres à la SNCF comme
les deux grands-pères. On n’y parlait jamais breton, on ne tra-
vaillait jamais ni en mer ni dans les usines, avec une aversion
non dissimulée pour les classes sociales dites inférieures. La
mère d’Anne a eu deux enfants alors qu’elle n’en voulait
aucun. L’aîné vit à Lille où il est libraire, il s’est marié à une
amie d’enfance. Anne aime beaucoup son frère, regrettant de
l’avoir peu connu car il est de six ans son aîné. C’est un
homme discret qui ne prend la parole que lorsqu’un sujet
touche à la littérature ou à la philosophie. Il ne vient voir sa
mère que pourvu d’un prétexte sérieux, se faire soigner par le
dentiste de Quimper ou mettre ses chaussures à ressemeler
chez le cordonnier. Le père d’Anne est mort lorsqu’elle était
adolescente, sans doute avait-il eu plus d’attention pour ses
enfants que n’en eut leur mère. Sa disparition précoce laissa
donc le champ libre au personnage central : « Avec ma grand-
mère maternelle c’était très différent : elle régnait complète-
ment sur cette maison qui était la sienne et où nous habitions.
C’est toujours elle qui avait organisé les fêtes, les baptêmes,
les mariages, pour ses frères et pour sa fille. Avant, c’était sa
propre mère qui détenait cette fonction. Elle avait épousé
quelqu’un de l’Assistance Publique qui s’appelait Philippe
André. C’est lui qui a acheté la maison, donné l’aisance à la
famille. Ils ont eu trois garçons et une fille. »

CHIMERES 17
DANIELLE SIVADON

Dans ce système régi par l’arrière-grand-mère maternelle,


puis la grand-mère et la mère d’Anne, ce sont toujours les
« pièces rapportées » qui, à chaque génération, sont censées
venir sur le terrain matrilocal en abandonnant tout contact
avec leurs propres familles si proches géographiquement
qu’elles puissent être. Par exemple, Anne ne connaît pas la
famille de sa belle-sœur, pourtant nombreuse, et si Pierre-
Marie voit très peu ses frères et ses parents, Anne, elle, ne les
a jamais rencontrés.
Ainsi Pierre-Marie, si peu conforme soit-il au milieu socio-
culturel de la famille d’Anne, est complètement soluble dans
ce système matrilocal où les femmes se marient mais restent
d’éternelles célibataires, veuves de bonne heure si possible.
Pierre-Marie est d’ailleurs le protégé de la mère d’Anne. Lui-
même ne possède pratiquement aucune attache familiale. Son
mode de vie fut longtemps celui de quelqu’un qui fait la route
avec son chien et vit de petits boulots. Ses territoires privilé-
giés sont les réseaux antillais. Avant de rencontrer Anne, il
avait toujours traversé le social sans patron, ni feuille d’impôt
ni conjugalité. Avec lui, elle retrouvait son goût du noma-
disme, de l’aventure, du mépris des normes.
En sortant d’un système endogamique où l’on se mariait
depuis plusieurs générations à Quimper dans des milieux
socialement apparentés, Anne semble faire un passage à la
limite. De fait, il n’en est rien. Pierre-Marie met moins en
péril le système matrilocal que n’eût pu le faire un cadre pari-
sien territorialisé. Il est en position d’adoption et non de rapt.
Il y a peut-être chez lui, du fait de son mode d’existence, une
proposition résolutive, un accord possible entre des tendances
apparemment contradictoires de la généalogie d’Anne. Il
occupe une position de compromis, un pôle de diagrammati-
sation entre deux axes divergents : l’aspiration à la bourgeoi-
sie et la pérennité du matriarcat. Avec lui, Anne renoue des
liens de filiation au détriment de liens d’alliance.
Pierre-Marie n’est qu’un prénom, il peut s’agréger à ce grand
ensemble familial, cette dynastie que l’on appelle toujours
« les André », du nom de l’arrière-grand-père maternel. Ce
« prénom » propre reste dominant au mépris des mariages que
firent les femmes de générations en générations. Le nom
d’« André » est la négation du nom du père. Nous pourrions

CHIMERES 18
L’art et la manière de manger son thérapeute

nous rapporter à l’hypothèse de François Perrier : « La for- 4. François Perrier :


clusion du nom du père, c’est la forclusion du nom du père de Les corps malades du
signifiant, P.,
la mère de la mère (4). » InterÉditions, 1984.
D’ailleurs si Anne imagine avoir un enfant, il ne peut s’agir
que d’une fille. Si par erreur naissait un garçon, son prénom 5. Hermann Lang :
serait André. C’est une question de devoir que de perpétuer L’anorexie mentale.
le nom des André. Comme chez Ellen West, la patiente de
Binswanger : « Après des siècles, son nom devait résonner
dans la bouche de l’humanité (5). »

cartographie et corps-chantier

Pour tenter de déchiffrer cet assemblage composite où évo-


luent Pierre-Marie, le chien, Anne, la mère, Quimper, les mor-
ceaux de famille, les morceaux de peau, nous avons choisi de
privilégier le corps d’Anne. Tout aussi bien aurions-nous pu
prendre comme fil conducteur la mère ou le chien, le sommeil
ou la putréfaction. Chaque élément traceur nous aurait donné
une interprétation, au sens musical du terme, de la cartogra-
phie de cet agencement. Chaque interprétation aurait eu sa
pertinence dans notre tentative de repérage des matériaux
sémiotiques divers et de leurs modes d’articulation.
La lecture d’une carte géographique s’effectue sur deux
dimensions Selon que l’on privilégie le sous-sol, la météo, les
voies de communication, la démographie, l’épidémiologie ou
la production, tous les éléments de repérage changent. À
chaque mode de lecture correspond une strate différente avec
ses accidents, ses cassures, ses reliefs et ses blancs.
Si nous choisissons le corps d’Anne, c’est qu’il s’agit d’un
corps symptôme qui semble se retrouver sur chacune des
strates du microcosme auquel il participe. Il les traverse toutes
en adoptant à chaque fois une économie, une temporalité, un
mode d’action différent. Le corps propose donc un symptôme
qu’Anne peut aménager dans une vie sociale active mais c’est
aussi celui qui l’amène le plus loin dans le métabolisme de la
vie et de la mort ; jusqu’au bord même, la catastrophe. C’est
un espace topologique au carrefour de plusieurs régimes de
signes distinctifs : l’économie politique, la sexualité, les ter-
ritorialités animales, les technologies de l’hygiène et de la dié-
tétique. C’est aussi celui qu’elle nous présente, celui qui lui

CHIMERES 19
DANIELLE SIVADON

donne accès à une certaine réflexion sur elle-même. La pré-


valence d’un autre dispositif aurait pu lui faire rencontrer un
autre interlocuteur, institutionnel, chirurgical, médical, poli-
cier, juridique ou autre. Ce corps-là, nous le choisissons parce
qu’il nous a choisis.
Dans son régime de croisière, le corps d’Anne fonctionne
comme lieu de coexistence :
— de l’univers zonard de Pierre-Marie ;
— du matriarcat de Quimper ;
— du chien comme métronome des entrées et sorties ;
— du couplage régulier anorexie/boulimie ;
— d’une temporalité ritualisée autour du travail, du sommeil.
Dans son régime de catastrophe s’observe une sorte de dislo-
cation des îlots d’existence. La subjectivité d’Anne implose
avec tous les éléments de son microcosme. La temporalité est
celle de l’instantanéité et de la confusion. Avec sa mère, il n’y
a plus qu’agression de mots sans signification. Son corps est
adjacent à une machine boulimique ou anorexique à l’excès.
Le chien n’existe plus, ni Quimper, ni le nom magique des
André. Mort et vie sont équivalentes. L’odeur de putréfaction
envahit tout.
Entre ces deux situations extrêmes existent de multiples gra-
dients possibles, des branchements divers. Par exemple, son
hypervigilance sur l’extérieur-nuit de Pierre-Marie peut
coexister avec sa somnolence au volant et son incapacité à
aller travailler. La Drôme peut garder une pertinence de ter-
ritoire alors que celui de Quimper s’effondre. C’est dans cette
zone complexe qu’une stratégie thérapeutique peut intervenir
en jouant sur l’autonomie des divers éléments cartogra-
phiques, leur disparité de consistance, de potentialité. Mes
rencontres avec Anne constituent des mises en scène où mes
propres morceaux de corps, mon espace imaginaire, mon his-
toire et les siens cherchent leurs points et leur mode d’articu-
lation. Et le travail se fait par essais et erreurs.
Il existe une telle confusion conceptuelle dès que l’on parle
du corps que sans doute convient-il de préciser ici que j’ai
employé ce terme au sens d’un ensemble, d’une harmonique
de multiples composantes. Comme si les différentes formules
d’existence d’Anne s’inscrivaient autant dans son espace, ses
relations et ses fantasmes que dans son corps.

CHIMERES 20
L’art et la manière de manger son thérapeute

L’oralité, par exemple, n’est pas essentiellement imputable à


la fonction-mère. Au contraire, ce sont les fonctions de la
mère et celle des territoires de toutes natures qui sont accro-
chées à l’oralité : comme s’il s’agissait d’un opérateur social
émancipé de la machine bouche-sein. Il focalise les références
personnologiques diffractées et non l’inverse.
Peut-être chaque symptôme est-il porteur de virtualités mul-
tiples auxquelles les différents agencements de l’existence
– et entre autres la situation thérapeutique – peuvent donner
une orientation décisive ?
La boulimie peut être comprise comme une autarcie de la
nourriture renvoyant au fantasme archaïque d’omnipotence
infantile qui doit absolument trouver son sens dans la cure.
Mais aussi elle peut être considérée sous l’angle d’une
dynamique centrifuge, comme une tentative de se défaire du
code ritualisé du rapport à l’autre, d’un « ordre » alimentaire
insupportable.

CHIMERES 21
Les séminaires
de Félix Guattari 29.10.1985
Isabelle Stengers
Whitehead

Quatre livres, points de repère :


– Alfred North Whitehead : Process and Reality
– Alfred North Whitehead : Science and the Modern World
– A Key to Whitehead Process and Reality, Edited by Donald
W. Sherburne
– The Emergence of Whitehead’s Metaphysics. 1925-1929,
de Lewis S. Ford.

Je n’ai pas préparé de discours construit, d’abord parce que je n’en avais pas le temps, mais même
si j’avais eu le temps, je ne sais pas si je l’aurais préparé, parce que ce soir je vais introduire un
philosophe dont vous avez pu entendre parler en association avec Russel : Alfred North
Whitehead ; mais je vais le présenter sous un aspect, c’est-à-dire à une période de sa vie où il n’a
plus rien à voir avec Russel, et où d’ailleurs Russel l’a considéré comme complètement fou, ce
qu’il a d’ailleurs fait avec Wiggenstein aussi, quand il n’a plus suivi le chemin des tractatus ; donc,
un Whitehead qui, lui, est relativement peu connu. Et c’est un Whitehead assez curieux pour que
je préfère essayer de discuter, qu’est-ce que ça veut dire de faire des choses comme il a essayé de
faire, plutôt que d’essayer de vous donner un panorama construit, parce que finalement ce serait
assez compliqué, je vais vous montrer pourquoi ; parce que désormais, depuis quelques semaines,
je ne saurai plus comment construire le panorama, c’est une des choses dont je vais vous parler,
cela fait quelques semaines que j’ai ce livre là, ce qui a beaucoup changé mon rapport aux textes
de Whitehead.

Donc ce dont je voudrais discuter ce soir, c’est : est-ce qu’on peut encore aujourd’hui, comme on
a essayé, disons au XVIIe siècle, des gens comme Leibnitz, Descartes ou Spinoza, est-ce qu’on
peut encore prendre au sérieux un projet de cosmologie rationnelle, ou bien est-ce que nous
sommes soumis, est-ce que nous tombons soit sous la critique de : ce n’est pas scientifique.
Qu’est-ce que ça veut dire ce n’est pas scientifique ? Ou bien sous le coup d’une critique comme
celle de Heidegger : qu’est-ce que ça veut dire, ontothéologie ? Comme on le verra, cette cosmo-
logie se présente effectivement avec une figure de Dieu, donc on va aussi discuter de Dieu ce soir,
j’espère, et on va aussi discuter, j’aimerais bien, de ce que Whitehead appelle le rationnalisme,
puisqu’il s’agit bien d’une cosmologie rationnelle et que le ressort, l’exigence qui pour moi fait
l’intérêt de ce que Whitehead a essayé de faire, ce sont bien les contraintes rationnelles qu’il s’est
données. J’appellerai cela, par précaution stylistique, un hyper- rationalisme, distinction plutôt
d’ordre tactique. En première analyse qu’entendre dans le cas de Whitehead par ce type de ration-
nalisme ? Quand Whitehead parle de rationnalisme, il en parle toujours comme d’une aventure
expérimentale, ce sont ses termes : il s’agit d’un travail aventureux, sans garanties, sans fonde-
ment comme toute aventure, donc ce n’est pas une déduction ; et « expérimentale » au sens où
l’expérimentation a pour intérêt les contraintes qu’elle se donne. Contrairement à l’empirisme,
une expérimentation n’existe pas sans règles strictes. Si on parle d’expérimentation, c’est parce
que on n’admet pas n’importe quel mouvement, n’importe quel type d’interprétation.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Alors quel est le sens de cette aventure expérimentale, parce que pour lui il y a beaucoup d’aven-
tures rationnalistes dans les aventures scientifiques ? Comment pourrait-on le définir ? C’est
double : c’est, d’une part, essayer d’inventer (cosmologie) le monde comme intelligible, je n’ai
pas envie de dire plus ; et, corrélativement, indissociablement, d’inventer des catégories de l’in-
telligibilité qui puissent donner sens au monde. Donc, il ne s’agit pas du tout de rapporter le
monde à une catégorie, c’est en cela que c’est expérimental, c’est à la fois les catégories de l’in-
telligibilité et le monde qui sont en jeu, sans qu’il y ait une quelconque prééminence de l’un sur
l’autre ou de l’autre sur l’un. Whitehead le dit : la chose la plus désastreuse pour la philosophie,
pour l’entreprise philosophique, pour l’aventure rationnaliste, rationnelle de la philosophie, c’est,
comme il le dit, se complaire dans le fait glorieux de « explain away », c’est-à-dire de nier, d’éva-
cuer quelque chose. Donc il s’agit que cette cosmologie, ces catégories de l’intelligibilité donnent
du sens à toute expérience que nous rencontrons, ou que d’autres rencontrent, à toute expérience
qui peut se dire dans le monde des mots, dans le monde de ce qui peut être dit. Toute expérience
qui peut se dire, c’est que pour Whitehead, l’instrument de la philosophie telle qu’il la conçoit,
c’est le langage. Donc il s’agit en fait et en première analyse, d’un travail sur le langage ; le lan-
gage qui en fait est le premier piège (ça, ce n’est pas original, mais c’est une remarque qu’il fait)
puisque tout système métaphysique ancien gagne un air, un faux air de précision adéquate parce
que ses mots et ses phrases ont passé dans la littérature courante. Ainsi les propositions exprimées
dans son langage sont plus facilement corrélées à nos intuitions flottantes et transformées en véri-
tés métaphysiques. Lorsque nous nous fions à ces énoncés verbaux et que nous les posons comme
s’ils avaient une signification adéquatement analysée, nous sommes menés dans des difficultés
qui prennent la forme de négation de ce qui est le cas dans l’expérience, etc. Donc l’instrument
de Whitehead, ce sera le langage, mais il ne s’agit pas d’analyser le langage tel qu’il se donne ;
au contraire, à mon sens, chez Whitehead il s’agit véritablement d’une entreprise de réinvention
du langage.

Quand on ouvre Process and Reality au hasard, on tombe sur des mots anglais, des mots relati-
vement simples, on lit une phrase et on ne comprend plus. On ne comprend littéralement plus
parce que tous les mots ont pris un sens qui est littéralement inventé dans le texte. C’est une des
raisons pour lesquelles Process and Reality est un texte difficile à lire, parce que il y a des mots
qui ont été définis quelque part et.qui se mettent à fonctionner, à structurer leur environnement
linguistique de telle sorte que lire au hasard, rencontrer le texte, c’est étonnant, on a l’impression
d’un véritable langage-fiction, et qui tient, qui rai(ré)sonne. C’est littéralement un livre où le lan-
gage a été complètement recréé. Et cette recréation je l’apprécie personnellement, je vous donne
cette impression, elle est subjective. Je l’apprécie parce que je dirai que d’une manière ou d’une
autre, ce langage fonctionne. Pas seulement au sens où il est intéressant à lire, mais au sens où
j’ai rencontré des whiteheadiens américains, ce sont les seuls exemplaires vivants que je connais-
se, et cela fait une impression absolument fantastique, parce qu’on se met à parler whiteheadien
et c’est intelligent, et c’est amusant. Les rencontres entre whiteheadiens sont les seules rencontres
que je connaisse de ma vie où l’on ne s’ennuie pas, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai-
merais bien cette année faire un séminaire sur Whitehead à l’Université de Philosophie euro-
péenne , parce que c’est un langage amusant, intéressant. Il y a des disputes de sectes mais ce sont
des disputes ultra-techniques : il s’agit, par exemple, de savoir si on a le droit de supposer que
l’entité actuelle peut appréhender ou préhender ou sentir la nature conséquente de Dieu et pas uni-
quement sa nature antécédente. Voilà un gros problème où beaucoup de choses sont en jeu, où
tout le langage est en jeu ; de ce problème apparemment technique dépend la légitimité ou la
nécessité de retravailler et de redécaper toute une série d’expériences ; cela veut dire : est-ce que
l’on accepte toute cette gamme de prétentions religieuses comme telles, ou bien est-ce que ça doit

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


être décapé comme Whitehead semble l’indiquer ? Ce sont des querelles entre théologiens qui
voudraient que l’entité actuelle soit capable de percevoir la nature conséquente de Dieu, parce que
cela donnerait sens sans avoir à être décapé, aux rapports mystiques d’intimité avec Dieu, ce que
la seule préhension de l’être primordial de Dieu ne donne pas ; donc est-ce que telle expérience
doit être retraduite dans un langage qui décape, ou bien est-ce qu’on peut respecter cette préten-
tion à l’intimité ? Donc on peut avoir des sous-langages whiteheadiens sans problème, et des
sous-sectes qui se disputent ! Sans aucun problème de vérité. C’est un langage qui évolue, mais
qui est intelligent parce que justement les enjeux de comment on parle de cette expérience, et
donc comment on la vit, se pose tout à coup avec des contraintes techniques, où ça devient déci-
dable : ça dépend de notre préhension de la nature divine, etc. Donc, à mon avis, d’un point de
vue pratique, je trouve cette lecture intéressante, et qui plus est, éminemment décapante, corrosi-
ve, puisque c’est très joli de dire : toute expérience doit trouver sens dans le schème whitehea-
dien, mais ça veut dire aussi que toute expérience doit être décapée, retraduite dans le schème
whiteheadien et que donc, nos partages, nos anticipations de bon sens en prennent un sérieux coup
à partir de cette expérience ; aucune n’est niée abstraitement mais toutes sont retravaillées, y com-
pris bien sûr, et avant tout la manière de parler de la conscience, du moi, de l’individu permanent
, qui sont les choses les plus évidentes.

A mon sens, c’est effectivement une expérimentation et une expérimentation sur le langage. Son
intérêt est que c’est une expérimentation hyperbolique, c’est-à-dire qu’on ne peut avoir par rap-
port à elle – moi, en tous cas – qu’un rapport d’humour, de la même manière que si on lisait des
cosmologies anciennes. Je veux dire, la question de la vérité, est-ce bien raisonnable ? Est-ce
qu’on peut vraiment dire ça ? ne se pose pas, est déconnectée immédiatement, comme dans toute
bonne expérimentation. Dans toute aventure, les arguments de bon sens, les arguments de raison-
nabilité ne se posent pas. C’est plutôt : est-ce que c’est intéressant de dire ça ? Est-ce qu’on ne va
pas admettre trop, et donc faire rentrer des tas d’expériences sans pouvoir les interroger parce que
la catégorie est trop globale, et donc inintéressante ? Est-ce qu’on ne peut pas économiser plus
sur la catégorie, quitte à encore plus retravailler le langage de l’expérience ? Ce sont donc des pro-
blèmes qui sont donc ceux d’une axiomatique. Est-ce qu’on peut encore réduire les atomes et
redéfinir, retravailler des choses qu’on aurait eu envie de poser de manière axiomatique ? Donc
c’est quelque chose qui à la fois se laisse lire comme avec l’humour et l’intérêt d’une mythologie
ou d’une cosmologie qui nous serait étrangère et où pourtant on trouve à l’œuvre tout ce qui est
la rationnalité occidentale, c’est-à-dire l’idée de système axiomatique, l’idée qui pour lui est ce
qui donne l’intérêt à l’entreprise que les contraintes sont de logique et de cohérence. Si on pose
des axiomes, ce n’est pas pour en oublier un au bon moment ; ils doivent tous être à l’œuvre,
aucun ne doit être inutile, aucun ne doit être redondant, aucun ne doit être ad hoc par rapport à
telle petite expérience. Et par exemple., le grand défi, celui qu’il a posé dans Process and Reality,
c’est donc de donner sens à l’expérience, le sens premier c’est l’expériencee mais ce n’est pas une
expérience centrée sur l’expérience humaine : il faut essayer de rendre compte en termes d’expé-
rience, en termes essentiellement homogènes à ceux dont nous réussirons à parler de l’expérien-
ce humaine, de ce qu’est une pierre, ce qu’est un électron, ce qu’est un atome de vide, quelque
chose où on ne peut même pas parler d’existence. Donc ce sont les mêmes catégories qui s’ap-
pliqueront à la pierre et au penseur. De manière différente, mais il y a là une ambition d’univoci-
té, l’être dont il s’agira, l’entité actuelle doit se dire au même sens de la pierre et du penseur. Et
de Dieu, quoique là il y ait tout un problème technique sur lequel on reviendra. Je vous signale
que la pierre et le penseur sont des occasions actuelles qui sont des entités actuelles, mais Dieu
est une entité actuelle qui n’est pas une occasion actuelle. Mais enfin dans tous les cas, il y a ambi-
tion d’univocité.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


J’avais deux stratégies : soit d’entrer dans Process and Reality et d’essayer de commencer à un
peu développer ; soit de vous parler de ce que j’ai lu récemment, et j’ai choisi celle-là. Je vais un
peu vous parler de ce livre, vous voyez j’ai pris quatre livres, il y en a d’autres, je ne les ai pas
pris par érudition en me disant, ce sont les quatre dont j’ai besoin, parce que tout à coup ils for-
ment un tout et une démonstration. Je savais que cette démonstration devait venir, je savais que
j’allais découvrir quelque chose dans les mois qui venaient parce que j’avais commandé ce livre
là enfin paru (en 84). Process and Reality est un livre difficile pour deux raisons dont je ne
connaissais qu’une seule : la raison évidente, c’est qu’après dix pages d’introduction intelligible,
car là il n’a pas encore introduit ses catégories, il se lance dans quelque chose qui s’appelle : le
schème catégoriel, qui est d’une abstraction merveilleuse où il est parlé de catégorie de l’ultime,
les neuf catégories de l’obligation, etc…, où l’on définit tous les termes nécessaires, les quatre
notions, notamment l’entité actuelle, l’appréhension, le nexus (le noeud) ; les quatre principes, le
principe ontologique… Un schéma abstrait, et deuxième partie, discussion et application et on se
lance à l’utilisation, à l’application et à l’expérimentation de ce que permet le schème catégoriel.
Donc, ce n’est pas facile parce que au moment où on lit la partie I, on ne comprend rien ; et en
lisant la partie II, on est tout le temps en train de retourner à la partie I, en se disant : ah oui ! c’est
cela qu’il voulait dire… Et puis il se produit quelque chose qui dit : il y a quelque chose qui ne
va pas, il y a quelque chose que je ne comprends pas bien. C’est ce qui m’est arrivé et j’en avais
tiré la conclusion qu’il y avait des choses dont il me semblait qu’il aurait dû discuter tout de suite
et je ne les voyais pas venir, et je me disais elles doivent être cachées quelque part, mais je ne les
vois pas apparemment et tant que je ne les ai pas comprises, je n’ai pas envie de continuer, parce
qu’il y a des choses que je veux comprendre avant de continuer à aller plus loin, des choses qui
me semblent trop fondamentales, donc je me suis dit, Process and Reality, je le comprendrai
quand je commencerai à le traduire. Le traduire était pour moi la seule manière de le comprendre,
de suivre chacun de ses mots et de travailler chacune de ses expérimentations sur le langage. Et
j’ai toujours envie de le traduire… Depuis a paru ce livre, qui m’a donné une toute autre explica-
tion de la difficulté d’accès de Process and Reality. Je voudrais en parler parce que cela donne un
accès à Whitehead et cela va peut-être me permettre de brancher directement, à partir de la pra-
tique des textes de Whitehead, sur la philosophie de Whitehead.

J’ai une espèce de thèse vague, comme quoi très souvent quand un penseur se met à produire
quelque chose qui a une ambition ontologique de décryptation ontologique ou scientifique mais
dans ces cas là ça vasouille tellement que c’est de la fausse ontologie ou de la fausse science, on
n’en sait rien, mais en fait il fait son portrait très intime. Quand Piaget parle d’assimilation et
quand on entend parler de ce qu’était Piaget, de comment il fonctionnait, on se rend compte qu’il
a fait son portrait. Prigogyne aussi. Donc il y a une communication entre ce qui s’explicite et le
rapport qui se vit qui me semble très frappante chez une série de penseurs. Chez Whitehead aussi,
et c’est au niveau des textes que l’on s’en compte. Je prends un peu de recul : Whitehead était
quelqu’un qui travaillait sur la fondation des mathématiques avec Russel (paradoxes, métadis-
cours, etc.). Puis il a cessé de travailler avec Russel et il a fait, toujours en Angleterre, une série
de livres qui peuvent s’intituler des livres de philosophie de la nature, en distinction avec la cos-
mologie. Philosophie de la nature, parce que son point d’inspiration d’un livre qui s’appelle par
exemple The Concept of Nature était assez clairement la relativité générale, il s’agissait d’essayer
de comprendre la nature comme continuum spatio-temporel, tissé d’événements qui s’entretra-
duisent comme les points de vue des observateurs s’entretraduisent sans point de vue absolu, de
manière purement relationnelle dans la relativité générale. Et puis il est passé aux Etats-Unis et
là il a pondu trois livres assez rapidement : La science et le monde moderne, Process and Reality,
et un troisième que je n’ai pas, les aventures de…

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


Ce sont les trois grandes œuvres. Usuellement, tous ceux qui avaient travaillé Whitehead jusqu’ici
ont dit : il y a l’époque Whitehead philosophe de la nature et ces trois livres, c’est l’époque
Whitehead cosmologue, ontologiste, « philosophe » au sens de Leibnitz ou de Platon et pas au
sens de réflexion à partir d’Einstein. Or, ce que ces gens ont conclu en lisant ces livres est quelque
chose qui tient d’un pur effet intrinsèque au texte. Le bonhomme qui a écrit ce livre s’appelle
Lewis Ford, et il a fait sur les textes un travail qui est vraiment un travail d’enquête policière, à
partir de beaucoup d’indices comme par exemple montrer, savoir quand certains chapitres ont été
écrits ; ces deux livres, Science and the modern world et Process and Reality en fait avaient pour
base de départ des conférences. Et il s’est rendu compte que dans Science and the modern world
deux chapitres avaient été écrits après, n’appartenaient pas au premier schéma, Abstraction et
Dieu, et il s’est rendu compte que ces deux chapitres avaient l’air d’appartenir à un tout, Science
and the modern world, mais que si on allait un peu dans les coins, on se rendait compte que ce
qui donne l’impression de tout, ce sont des paragraphes ajoutés dans un texte et qu’on repère
notamment ces paragraphes parce que si on les enlève, le texte coule bien et qu’il y a des ano-
malies grammaticales, il y a des « this » qui ne correspondent plus à rien des « donc » qui ne cor-
respondent plus à rien il y a quelqu’un, Whitehead, qui a ajouté une page, une demie page, trois
lignes dans un premier texte. Et si on relit ce premier texte sans les ajouts et sans les deux cha-
pitres, on se rend compte que c’est encore un texte de philosophie de la nature. Le saut à la cos-
mologie a eu lieu dans le texte, pendant la rédaction du texte et pas a priori. Ceux qui lisent le
texte en y voyant un essai de cosmologie font jouer l’effet de recréation où effectivement ils réin-
corporent ces additions dans le texte et ils produisent le sens que Whitehead a voulu produire
après en insérant des choses qui transformaient la signification du paragraphe où l’insertion avait
eu lieu. Et donc c’est une véritable découverte parce que jusqu’ici ce texte avait marché comme
tel. Et il s’est rendu compte aussi que dans Process and Reality il s’est passé exactement la même
chose ; on a un texte primaire et toute une série de générations, d’interpolations et que donc il y
a des contradictions dans ce texte, parce que, comme il le dit Whitehead était quelqu’un qui n’ai-
mait pas s’ennuyer et quand il avait fait quelque chose qui lui convenait, il n’avait pas envie de
tout réécrire, étant donné les nouveaux termes ; ça restait et il l’interpolait en disant : et d’ailleurs
n’oublions pas ici le but subjectif, qui a été défini ailleurs mais qui n’avait rien à voir avec ce truc
là, simplement si on se rappelle du but subjectif et qu’on lit, alors on crée le sens qui n’a jamais
été celui pour lequel tout ce paragraphe a été écrit. Et donc ce livre étudie l’histoire de l’écriture
de Whitehead, et c’est sur quatre ans et dans les textes qu’on peut saisir le passage d’une philo-
sophie de la nature à une cosmologie. Et là cela devient passionnant pour moi et la difficulté que
j’avais eue de lire ce texte parce que je me rends compte que les problèmes que je me posais
comme des problèmes primaires, absolument nécessaires et dont je ne voyais pas la réponse, je
me les pose comme problèmes primaires étant donnée la dernière philosophie de Whitehead mais
qu’ils ne figuraient évidemment pas de manière simple dans le texte puisqu’ils ne pouvaient pas
être résolus, étant donné la structure générale du texte. Les questions que je me posais et que je
ne trouvais pas évidemment dans ce livre, ce n’est pas tellement en traduisant et en lisant attenti-
vement ce livre que je pouvais les trouver parce qu’elles n’avaient pas été posées au moment où
les 8/10 du livre avait été écrit. C’est donc quelque chose d’assez extraordinaire et maintenant je
ne sais plus exactement ce qu’il faut traduire et comment il faut traduire Whitehead, pour moi ces
deux livres sont devenus inséparables. A key to Whitehead… est l’œuvre d’un philosophe qui
prend Whitehead très au sérieux et qui a fait quelque chose dont je ne connais aucun équivalent
pour aucun traité de philosophie, il a recomposé Process and Reality en prenant des phrases et en
faisant cette fois-ci un plan typique, le plan attendu étant donnée la dernière philosophie de
Whitehead, celle que l’on comprend à travers ce texte là et malgré ce texte là. Donc voilà un peu
l’expérience de lire Whitehead et la clef que je voudrais donner et que je reprendrai plus tard,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


maintenant je vais un peu commenter les deux choses qui sont arrivées au cours de la rédaction
de ce texte, la clef c’est : voilà un Whitehead qui change d’avis, qui voit surgir de nouveaux pro-
blèmes là où il croyait avoir une solution un peu stable, et que fait-il, il ne réécrit pas tout, il met
un indice supplémentaire qui va rechanger le sens, donc il prend ce qui était du passé désormais
– passé dépassé –, et il le transmute avec des adjonctions ; et il se fie à l’effet que cela fera dans
la tête du lecteur. Et ça marche… relativement parce que tout le monde croit que c’est un tout
cohérent, alors qu’en fait c’est du patchwork où des choses sont venues relancer un problème que
le texte corrigé n’était pas fait pour poser, poser un problème à travers quelque chose qui n’im-
pliquait pas ce problème et faire que ce qui est lu ne soit pas lu de la manière dont il a été écrit.
C’est quelque chose d’assez extraordinaire, quelqu’un qui a compté qu’on ne lirait pas ce qu’il
avait écrit de la manière dont il l’avait écrit mais d’une nouvelle manière, pour laquelle il donne
les appats. Donc il suscite une nouvelle lecture avec quelques adjonctions.

C’est cela la philosophie de Whitehead : une créativité à partir d’un passé donné, à partir d’une
histoire morte et qui ne cesse de ressusciter à partir de nouveaux problèmes. Je vais y venir.
Maintenant je vais vous dire ce qu’il a découvert de manière très globale, les deux choses qu’il a
découvert, c’est une des manières de pénétrer ça. Il a fait ainsi quelque chose qui est en position
de non évidence, de paradoxe, en position qui donne à penser par rapport à toute science possible,
étant donné justement Dieu et les objets éternels. Au moment où il écrivait La science et le monde
moderne, il avait une sorte de conception philosophique de la nature immanente : pas de Dieu et
les anglais l’avaient toujours connu comme agnostique quoiqu’il s’intéressât à la religion comme
expérience, puisque la philosophie ne peut « explain away », mais il le dit assez clairement ; je
ne crois pas du tout à quelqu’un qui dirait avoir un schéma rationnaliste et croire à Dieu. C’est la
chose qui pour lui est la plus stupide, si on fait intervenir Dieu c’est que l’on en a besoin ration-
nellement. On ne fait pas intervenir Dieu par bienséance ou parce qu’on aime ça, il faut donc que
Dieu soit nécessaire, ce qui n’est pas le cas au moment où il écrit Science and the modern world.
Ce qu’il essaye de concevoir c’est un monde d’événements qui s’entretraduisent, un monde
constitué de points-événements dont chacun unifie de son point de vue, donc c’est une espèce de
leibnitzianisme, mais dynamique où il n’y a que portes et fenêtres, il n’y a pas de monadologie
où les monades pourraient être conçues comme sans communication, ou il n’y a pas d’harmonie
préétablie mais il y a un processus permanent de synthèse par chaque locus, de préhension du
monde de son point de vue qui évidemment transforme quelque chose et qui doit être resynthéti-
sé par tous les autres points de vue. Donc c’est une immanence où ça se construit par relation,
comme d’ailleurs tous les physiciens sont habitués à le faire (systèmes d’équations). C’est donc
une philosophie de la nature spécifiquement, une philosophie d’entités qui sont emboîtées les
unes dans les autres, puisque dans tout événement il y a des sous-événements et une philosophie
où la conscience nait pour certaines entités complexes qui en contiennent beaucoup d’autres et
dont le processus d’unification permet un pôle mental où des problèmes peuvent se poser qui ne
sont pas une simple unification mais qui peuvent faire intervenir du nouveau, j’en parle de maniè-
re relativement sobre parce que justement c’est une des choses qui vont être dépassées et donc je
ne veux pas m’y attarder, c’est une philosophie où, comme dit le commentateur, si on prend la
chose au sérieuxy c’est-à-dire si on ne lit pas les textes à la lumière du Whitehead suivant, on peut
tout de même dire que la conscience est en sérieux danger de n’être qu’un épiphénomène par rap-
port au processus d’unification, et c’est en cela que c’est une philosophie de la nature, parce que
le fait qu’il y ait conscience, ça peut exister mais on ne peut pas dire que ce soit un problème fon-
damental. Donc les expériences humaines n’ont pas un statut extrêmement intéressant là-dedans.
La chose que Whitehead va trouver d’abord est une perspective extrêmement abstraite. C’est
l’idée de l’atomicité temporelle. Jusqu’ici tout événement était en relation avec tous les

Les séminaires de Félix Guattari / p. 6


événements du passé, tous les événements contemporains comme un brave système de relativité
générale où un événement peut être selon son point de vue en simultanéité avec d’autres événe-
ments qui constituent son point de vue. Problème : pendant qu’un événement unifie, que se passe-
t-il ? Est-ce que le reste du monde considère cette unification comme faite ou comme pas faite ?
Dans le système différentiel c’est bien parce qu’on va d’instant en instant par petites gradations
infinitésimales. Problème qu’il explicite par un paradoxe à la Zénon : comment le changement se
fait-il et à quel moment le changement a lieu du point de vue de l’autre, des autres qui s’entre-
traduisent. Et de qu’il va poser tout à coup, c’est qu’un événement n’a pas à faire à des contem-
porains, il a à faire uniquement à son passé. Il n’y a pas de co-simultanéité des événements qui se
sentiraient mutuellement en simultanéité. Nous n’avons jamais à faire qu’à du passé et ce qui se
produit, appelons cela encore un processus de préhension ou d’unification est quelque chose qui,
à proprement parler, n’est pas dans le temps, c’est un atome de temps. Il ne peut pas y avoir de
relation entre une entité en tant qu’elle est en devenir d’unification et d’autres choses, elle ne peut
être en relation avec les autres choses que en tant qu’elle a fini son unification, que en tant que
son problème est résolu, que en tant qu’elle est dépassée. A ce moment là elle peut devenir une
donnée pour les autres. Mais donc elle ne peut jamais être en relation pendant ce processus d’uni-
fication. C’est ce qu’il appellera l’atomicité du devenir : on ne peut pas considérer une espèce de
continuité, ça va devenir une philosophie de la répétition. Si quelque chose se donne comme
continu, c’est qu’un héritage trace une continuité mais à travers des productions qui sont toujours
des atomes de temps, ce sera toujours non pas une continuité au sens où quelque chose reste égal
à lui-même, mais une continuité d’héritage. Si rien de nouveau ne s’est produit, on pourra dire
qu’un penseur est à peu près le même entre deux pensées. Mais ce n’est qu’une vision approxi-
mative, en fait il dit : aucun penseur ne pense deux fois, puisque toute pensée est un atome, ou
toute expérience a un caractère atomique, on est ici dans l’abstraction, il ne faut pas trop vite
mettre le langage, toute entité actuelle a un caractère d’atomicité. Cela veut dire que quelque
chose qui se donne comme permanent, comme soumis à la durée, ce n’est qu’un effet de conti-
nuité, il n’y a jamais de réalité de continuité en droit, mais effets de continuité par répétition sans
changement. Une conséquence directe de cette atomicité du devenir local, c’est que tout à coup
ce qui était événement en tant que carrefour unificateur va s’appeler une entité actuelle, se met-
tant à n’hériter que de quelque chose de passé, depassé, et le synthétisant de son point de vue. Elle
prend alors une individualité ; et ce qui était monisme devient un pluralisme, un éclatement,
puisque au fond chaque entité qui est un atome de temps, qui est indécomposable, qui vit cette
expérience sur un atome de temps (je reviendrai à ce que veut dire : vivre cette expérience sur un
atome de temps) est un monde en elle-même, va devenir à elle-même son propre monde. Un espè-
ce de monisme de la relation, d’un être qui ne pouvait être séparé que de manière un peu arbi-
traire puisque tout s’entre-reflétait continuellement, s’entre-traduisait et s’entre-synthétisait,
devient un ensemble d’individualités éclatées qui se produisent, synthétisent et, d’une manière ou
d’une autre, deviennent des données pour de nouvelles synthèses. Voilà ce que ça donne cette phi-
losophie du temps, c’est une scansion du devenir où une entité actuelle se produit à propos d’un
monde passé qui a atteint l’état de donnée à partir de données, de faits bruts, de faits « entêtés »
dit-il, qui synthétisent ces données, et quand la synthèse est produite, devient à son tour une don-
née pour d’autres problèmes.

Alors dès ce moment là va se poser de manière beaucoup plus forte pour Whitehead la question,
puisqu’il commence à s’éloigner d’une philosophie de la nature avec cette individualité et cette
atomicité du temps, qui n’a aucun sens en relativité générale, il va y avoir au fond une libération
de problèmes par rapport à la relativité générale. La question : qu’est-ce que cette unification des
données, qu’est-ce que cette entité actuelle produit ? va se poser. Et là va se produire la notion

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


d’objet éternel. Parce que s’il faut que l’entité actuelle qui se produit, synthétise les données de
son propre point de vue, et si ce point de vue désormais est individuel et non pas le reflet du
monde, qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire que seront intervenus…, cela veut dire que
cette entité n’aura pas eu uniquement accès aux données du monde, mais à un autre type d’enti-
té incorporelle, purement abstraite, que Whitehead va appeler les objets éternels et dont ne peut
parler que par propositions, et dans les propositions les objets éternels sont déjà mis sous forme
propositionnelle, c’est-à-dire sont déjà entachés de sens. Les objets éternels sont une pure poten-
tialité de détermination. Mais elles ne sont ni vraies ni fausses, elles sont, en tant que telles,
dépourvues de sens, et ce sont elles qui produisent le sens, qui produisent les déterminations. Les
premiers objets éternels dont Whitehead parle ça va être le rouge. On ne peut rencontrer le rouge
que dans le monde, mais si on rencontre le rouge dans le monde, si on reconnait le rouge, si on
discrimine le rouge, c’est qu’il y a eu quelque chose qui n’est pas simplement des données mais
qui est cette possibilité de détermination. Le rouge.
Pour Whitehead, les objets éternels sont ce qui permet ce qui va transformer les données qui
étaient simplement à synthétiser dans une intégration au sens physique en problèmes posés à
résoudre. L’objet éternel est véritablement ce à partir de quoi les données vont prendre sens et
vont constituer le problème à résoudre. Ces entités éternelles coexistent, et la coexistence va
d’ailleurs changer. Au début dans Science and the modern world, tous les objets éternels ensemble
étaient envisagés par chaque entité actuelle dans son processus de création. Mais avec des grada-
tions. Au sens cependant où tous les objets éternels se renvoient les uns aux autres de manière
tout-à-fait abstraite. Il emploie de temps en temps à cette époque là le mot « real » ; au sens où
qui discrimine le rouge pose une multitude d’autres problèmes, la couleur ne va pas toute seule,
la couleur va avec toute une série d’autres problèmes et si j’ai l’expérience du rouge, de manière
sous-jacente toute une série d’autres problèmes se posent à la fois, et dont je pourrai, à partir de
l’expérience du rouge aussi poser le problème. Donc, qui pose un problème est en train de faire
vibrer quelque chose – une constellation – où beaucoup de choses pourront devenir pertinentes
par la suite pour d’autres entités qui vont avoir accès aux objets éternels d’un autre point de vue,
où le degré de pertinence est un peu différent.

Dieu là-dedans est encore flou. Dieu là-dedans intervient néanmoins parce que si les objets éter-
nels sont tout cela, Dieu là-dedans est au fond quelque chose d’éternel, qui n’est pas encore une
créature, mais qui est plutôt un principe d’ordre technique. Au fond, c’est de sa faute si nous
vivons dans un univers tridimensionnel. C’est lui le responsable d’une espèce d’ordre de notre
époque cosmique qui fait qu’il y a des types d’expériences que nous n’aurons pas c’est un prin-
cipe de limitation. et c’est un pur principe de limitation au sens où dans ce monde, pour qu’une
expérience soit possible, il y a des contraintes qui restent. Je précise que Dieu va être investi de
beaucoup d’autres choses, mais c’est une première entrée de Dieu. Si vraiment on passe d’une
philosophie de la nature à une cosmologie avec ce monde d’objets éternels qui sont des possibi-
lités de nouveauté, se pose aussi le problème de la limite à cette nouveauté qui fera que ce ne sera
pas le pur chaos. Et voilà la première apparition de Dieu comme principe d’ordre, qui au fond est
un principe d’ordonnancement de notre époque cosmique du domaine des objets éternels.

Tout cela va être bouleversé dans Process and Reality. A ce moment là, la nature primordiale de
Dieu c’est d’envisager les objets éternels, et donc dans cette contemplation, de les ordonner. Voilà
où on en est dans Science and the modern world. Dans l’ouvrage suivant, le problème continue à
se déloyer, et là je dirai que l’atomicité du temps est acquise et ce qui va tenter de se découvrir
c’est en quel sens on peut vraiment parler de l’entité actuelle comme cause de soi. Beau problè-
me métaphysique ! Puisque cette entité actuelle nait d’un monde, pour Whitehead en parler

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


comme cause de soi, c’est aussi pouvoir parler de nouveauté, d’originalité. Parce que si, d’une
manière ou d’une autre, on peut faire du fonctionnement de l’expérience de l’entité actuelle
quelque chose qui résulterait de quelque chose autre qu’elle-même, on aurait un univers qui serait
incapable de créer. Process and Reality c’est plutôt que son titre ne l’indique une philosophie de
la création, c’est penser la création comme cause de soi, mais la penser en termes rationnels, c’est-
à-dire en termes où il n’y a pas d’arbitraire. Penser une cause de soi avec pourtant prise en comp-
te de la causalité. Whitehead dit souvent : rien ne peut surgir de nulle part ; aucune chose ne peut
arriver de manière inexpliquée. Tout doit être expliqué et pourtant il faut concevoir ce qui se pro-
duit comme cause de soi. C’est un peu la quadrature du cercle : vouloir que tout ait une raison et
que ce qui se produit soit cause de soi, ce sont deux exigences qui vont travailler tout le temps
jusqu’à la dernière position de Whitehead.

Ce qui va se produire à ce moment là c’est une transformation de la conception du rapport de l’en-


tité actuelle avec le monde dont elle hérite, le monde à propos duquel, à partir duquel elle surgit.
Et c’est de plus en plus la notion du problème qui prend de l’autonomie et la notion d’unification
qui devient subordonnée à la notion de problème. Ce que Whitehead va découvrir au fond, c’est
que c’est à partir d’un problème que les données se définissent. Donc que l’on ne peut pas faire
préexister les données, le passé du monde et essayer de comprendre quelque chose de cause de
soi qui se produirait à partir de données. Il faut que d’une manière ou d’une autre le problème se
pose et détermine à ses propres conditions les données ; et donc l’entité actuelle va véritablement
devenir un être problématique.
Ce à partir de quoi le problème se pose et ce qui constitue l’entité, ce sont les sensations, à la fois
sensation du passé. L’entité en droit préhende (préhension) la totalité, mais elle ne sent au sens
positif que ce qui sera ses données à elle . Et là on parlera de feeling, (je bute sur la traduction de
ce terme), quand il y a prise en compte de. Il y a à ce moment là tout un problème de synthétisa-
tion, où c’est le sens de ce.qui est senti qui va être en question. J’hérite de quelque chose qui a
senti quelque chose de cette manière. J’hérite du fait brut qu’il y a eu sensation en ce sens. Mais
comment moi je vais interpréter qu’il y a eu sensation en ce sens, ça c’est quelque chose qui doit
être déterminé. Donc j’hérite du fait que quelque chose s’est produit, que quelque chose a été
senti, ça c’est le fait indépassable, mais quel sens, moi (enfin moi ! entendons-nous bien, quand
je dis moi je suis une entité actuelle quel sens va prendre cette sensation ? Est-ce qu’elle va être
niée éliminée ? Est-ce qu’elle va prendre un sens nouveau ? Cela se décidera dans le processus et
le processus s’achèvera quand l’ensemble de ce qui a été pris en compte a produit une cohéren-
ce. Et à ce moment là s’achèvera aussi l’expérience, c’est-à-dire que la satisfaction, l’état de cohé-
rence n’est pas un objet d’expérience, puisque l’expérience est identiquement la production de
sens qui synthétise, le fait de la synthèse est en même temps l’atteinte de ce que Whitehead appel-
le l’immortalité objective, c’est-à-dire la production d’une donnée qui posera problème à d’autres
entités. Donc il n’y a pas d’expérience de la satisfaction. Parce que la satisfaction fait du sujet de
l’expérience ce qu’il appelle curieusement un super-jet, quelque chose qui sera objet pour les
autres, qui posera problème aux autres. Schéma de l’entité actuelle : quelque chose qui résoud un
problème mais la solution du problème n’est pas objet d’expérience, c’est immortalité objective,
c’est problème pour les autres.

Alors maintenant le problème c’est si le monde des données n’est plus en lui-même l’explication
puisque l’entité juge de son propre point de vue, pose son propre problème ; pour qu’elle soit
cause d’elle-même, on ne peut plus présupposer une espèce d’unification objective des données
à partir de laquelle elle poserait ce problème, ça c’était la position de Whitehead au début de
Process and Reality : il y avait d’abord une transition avec unification objective des données,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


c’est-à-dire du monde passé, à partir de laquelle surgissait le problème. Mais poser un problème
à partir de données déjà unifiées, c’est très difficile, parce qu’elles ont déjà un sens tel, clôturent
déjà tellement que la cause de soi est en très grand danger de n’être qu’une conséquence et que
le problème posé est en très grand danger de n’être qu’un épiphénomène de l’unification qui s’est
déjà produite sans cause de soi.

C’est là que Dieu va intervenir, lourdement cette fois-ci, plus comme principe d’ordre éternel
mais comme une créature du monde. Toute créature est capable d’appréhender ou de sentir (sen-
sations) des objets éternels et les données (entités actuelles du passé). Donc toute entité a deux
pôles : le pôle mental et le pôle physique (qui sent l’univers du passé). Dieu aussi va avoir ces
deux pôles, à ceci près (grosse différence) que Dieu n’est pas une occasion actuelle, Dieu est une
créature du monde qui se produit en même temps que le monde, qui est une créature primordiale
de la créativité, c’est la créativité qui est le grand principe, Dieu ne domine absolument pas la
créativité, Dieu est créé de manière primordiale par la créativité. Dieu est celui qui tout à la fois
peut envisager la totalité des objets éternels et appréhender sans rien en éliminer (c’est le seul
pour qui toute préhension est une sensation, est acceptée, est un sentiment), il est donc celui qui
appréhende toute production. Pour lui le monde a lieu sans simplification. Il en conçoit, il en jouit,
il en évalue toutes les satisfactions. Donc lui ne sélectionne pas, n’élimine pas. Whitehead dit
alors « toute satisfaction est en elle-méme une impasse » et c’est Dieu qui relance le problème.
Voyant la nature de l’impasse, et donc comment les objets éternels ont joué, ont résolu ce pro-
blème et ont abouti à une impasse, c’est en Dieu que l’entité qui se crée va trouver sa « Visée sub-
jective »,ce qui va faire que l’impasse va éventuellement (ce serait le désir de Dieu, qui est traité
d’« appat érotique » notamment) c’est ce qui fait qu’un problème nouveau va pouvoir se donner,
donc Dieu est celui qui au fond – en termes de différence et répétition – lance la question, mais
la question n’est pas encore le problème, mais c’est en termes de cette question primordiale, abs-
traite, que le processus de « sensation », c’est-àdire de constitution de ce que va être le monde
pour l’entité qui se crée, va avoir lieu.
Dieu a une nature antécédente qui est éternelle puisque c’est celle qui envisage les objets éternels.
Dieu n’évolue pas. Pas d’évolution des objets éternels qui « ne racontent rien d’eux-mêmes », car
ils devraient, pour ce faire, être déjà affectés d’une détermination, or ils sont potentiels pour toute
détermination, mais eux-mêmes ne peuvent pas être déterminés par quoi que ce soit, ils sont véri-
tablement l’abstraction au sens où l’on ne peut rien en dire. Mais la nature conséquente de Dieu
n’est rien d’autre que l’appréhension continuelle qu’il a des différentes satisfactions qui sont
créées. Il n’y a pas de choix de possible là, parce que Dieu lui-même doit prendre en compte…
Il y a deux sens de possible : un possible au sens de défi : étant donné ce qu’est ton monde, et
étant donné la question que je te pose, tu pourrais être capable de… vivre cette expérience là. Et
ça c’est le possible au sens de Dieu : il se rend compte que quelque chose pourrait être pertinent,
qu’une question pourrait être résolue qui n’a pas encore été résolue. Mais ce n’est pas un possible
au sens de possible préexistant, puisque Dieu n’a pas un choix de possibles éternels, le choix de
possible se reproduit, le défi, la question à lancer ne préexiste pas à la dernière satisfaction qu’il
a perçue. Vous voyez ? Une sorte de défi et de pertinence. Lancer un problème qui impliquerait
pour qu’il soit pertinent quelque chose qui est pratiquement inexistant dans le monde, ça pourrait
exister, mais il y a toutes chances que ça se termine en échec, l’entité ne pouvant alors que répé-
ter son monde et ne pas du tout produire de nouveauté. Pour qu’il y ait nouveauté, il faut que le
défi soit pertinent à ce qui était possible…

Immanent oui, mais je disais pertient : la plupart des constellations d’univers ou des objets
éternels ne pourraient pas être pertinents pour telle ou telle entité actuelle. Par contre, il y a de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


nouvelles possibilités de pertinence et c’est Dieu qui envisage et qui évalue. Dieu en fait est un
jouisseur là-dedans, Dieu essaye de produire dans le monde le maximum d’intensités, d’intérêt,
de contrastes, de problèmes nouveaux à résoudre. « Dans son auto-création, l’entité actuelle est
idée par son-idéal d’elle-même comme satisfaction individuelle (à atteindre) (mais qu’elle ne
vivra jamais) et comme créateur transcendant. La jouissance de cet idéal de soi-même est la visée
subjective, grace à laquelle l’entité actuelle est un processus déterminé. La vision subjective n’est
pas d’abord intellectuelle. C’est un appât pour le feeling. Cet appât est le germe de l’esprit. Ici
j’utilise le terme « esprit » (mind) pour signifier le complexe d’opérations mentales impliquées
dans la constitution d’une entité actuelle. Les opérations mentales n’impliquent pas nécessaire-
ment la conscience. La concrescence absorbant les données dérivées en une intimité immédiate
consiste en un croisement des données avec des manières d’appréhender qui provoquent la syn-
thèse intime. Ces manières subjectives d’appréhender ne sont pas simplement réceptives pour des
données en tant que faits étrangers. Elles vêtent les os desséchés de la chair d’un être réel, émo-
tionnel, agissant en fonction d’un but appréciatif, évaluatif. Le miracle de la création est décrit
dans la vision du prophète Ezéchiel : « ainsi j’ai prophétisé comme Il me l’a commandé, et le
souffle est venu en eux et ils ont pris vie et ils se sont mis debout, grande, immense armée ».

Il dit aussi de Dieu qu’il est « l’éternelle incitation du désir ». Dieu en fait est le seul qui n’est
jamais satisfait là-dedans, c’est pour cela qu’il est éternel, il n’est jamais quiet, ne cessant de jouir.
Dieu rejoint des fonctions qui sont celles du Dieu bon, du Dieu sauveur, du Dieu tendre, etc., mais
aussi du Dieu fatal, du Dieu de la tragédie grecque, ou du Dieu du Mal, puisque de toutes façons,
lui se préoccupe très peu de ce que nous pourrions considérer comme intéressant, c’est-à-dire une
certaine continuité de notre vie subjective. Si, étant donnée l’impasse où l’on est, quelque chose
peut être possible, qu’importe qu’on explose ! Ce n’est pas le problème de Dieu qui est absolu-
ment non charitable, parce que ce qui lui importe, c’est la production de nouveau, d’inédit, pas
du tout la conservation de ce à quoi nous croyons tenir dans la continuité que nous produisons
malgré nous. D’ailleurs Whitehead explique très bien que la seule définition de la vie c’est l’ori-
ginalité. La vie a besoin d’une continuité, de quelque chose qu’il va appeler une société, quelque
chose où justement une série d’entités partagent un héritage assez cohérent pour qu’il y ait confor-
mité. Mais cela ce n’est pas la vie, la vie n’est pas sociale, la vie est le contraire du social. C’est
tout-à-fait étonnant qu’on décrive la vie comme une permanence parce qu’on essaye de lui attri-
buer les traits qui seraient ceux d’une pierre. S’il y a quelque chose comme la vie, c’est la possi-
bilité de asocialité qui peut être aidée par une société parce qu’on peut arriver à des mondes et des
problèmes complexes, étant donné les sociétés.

Whitehead dit : les objets éternels ne sont ni vrais ni faux et ils ne disent rien à propos de leur
ingression ; d’un objet éternel n’est pas déductible le type d’entité dans lequel il est susceptible,
(ingression), en fait il n’y a pas d’ingression comme s’il arrivait quelque chose à l’objet éternel,
il n’arrive jamais rien aux objets éternels. Par contre il y a préhension ou feeling d’un objet éter-
nel, c’est ça l’ingression d’un objet éternel, mais ça concerne l’entité, ça ne concerne absolument
pas l’objet éternel. Donc l’objet éternel est en lui-même totalement dépourvu de mémoire, et c’est
cela que Whitehead appelle la condition ultime de l’empirisme, au sens où si un objet éternel était
porteur de quelque sens que ce soit, disait quoique ce soit, on retournerait dans une philosophie
du jugement général, parce que l’on pourrait subsumer sous disons par exemple, rouge, l’en-
semble des objets rouges. Si un objet éternel était porteur d’un sens comme rouge est porteur de
sens (en fait, rouge n’est pas un objet éternel, rouge est une manière pour nous de dire où l’objet
éternel doit faire ingression, mais rouge appartient à une proposition mais pas à un objet éternel
parce que rouge dit quelque chose de ses ingressions). Le problème pour Whitehead est de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


produire une philosophie où il y a des objets éternels qui sont des potentiels de détermination sans
pour autant fonder par là la possibilité en droit d’aucun jugement général. un jugement général
c’est quelque chose qui dit que telle vérité, tel concept général est vrai pour telle et telle classe
d’individus et donc subsume les particularités sous une généralité. Pour que l’empirisme ait un
sens, il faut que aucune entité actuelle ne soit jugeable en un terme autre qu’elle-même. Donc on
ne peut pas, sauf par une opération de feeling, mais pas en droit ontologique, en droit rien n’est
jugeable au nom d’une généralité qu’elle qu’elle soit. Et donc il faut que l’objet éternel soit tota-
lement dépourvu de contenu, sinon on serait de nouveau dans le rapport de la généralité à la par-
ticularité. Donc il faut que chaque ingression d’objet éternel soit un pur événement et non pas
quelque chose qui est vrai.
La proposition est quelque chose d’important pour Whitehead, qui se produit indépendamment de
la conscience. Il y a des êtres capables de produire des propositions, alors qu’ils ne sont pas
conscients. Et une proposition, c’est un feeling, une sensation, mais où l’objet éternel joue un rôle
qui n’est pas celui qu’il pourrait jouer dans une pure sensation physique. Dans cette sensation, il
joue un rôle tel que les différentes choses qui seront dites rouge, deviendront des sujets logiques
dans la sensation. Et donc quand on parle d’un objet éternel on ne peut que produire des propo-
sitions, et on ne peut parler du rouge qu’en produisant des propositions, du « it », (ceci est
rouge…), mais l’objet éternel est tout-à-fait distinct des propositions dans lesquelles il ingresse.

J’ai dit : nous ne prenons en compte que ce que nous sentons positivement, mais il ne dira pas que
c’est un univers clos, il dira que tout ce que nous avons éliminé, tout ce que nous n’avons pas senti
laisse sa marque. Les préhensions négatives laissent leur marque, font partie de la chair de l’ex-
périence. Ce que nous n’avons pas pris en compte nourrit notre expérience affectivement, du point
de vue évaluatif comme ce que nous avons pris en compte. L’un des problèmes de Hume qui le
turlupine, c’est le problème de la teinte de couleur manquante : si je vois plusieurs bleu, je peux
me rendre compte qu’il manque un bleu, ou qu’un bleu aurait pu être le cas. Et c’est comme cela
que Whitehead résoud le problème, car dans l’objet éternel qui permet la proposition bleu (ceci
est bleu) il y a encore la marque de l’indétermination que d’autres choses auraient pu être d’autres
bleu. et donc étant donné ce mode d’ingression des objets éternels, il peut dire que nous expéri-
mentons uniquement avec les sensations ou les feeling physiques parce que justement les objets
éternels qui ont informé ces feeling physiques, qui font partie de la satisfaction que nous ressen-
tons, portent encore la marque de ce qu’ils auraient pu être d’autre. « Les préhensions négatives
qui effectuent l’élimination ne sont pas simplement négligeables ; elles ont leurs propres formes
subjectives qui contribuent au processus d’actualisation. Un feeling porte en lui-même les cica-
trices de sa naissance. Il est comme émotion subjective, souvenir de sa lutte pour l’existence. Il
garde l’impression de ce qui aurait pu être et n’est pas. C’est pourquoi ce qu’une entité actuelle a
évité en tant qu’objet de sentiment, peut cependant constituer une partie importante de ce qu’el-
le est. L’actuel ne peut être réduit à un simple état de choses par opposition au potentiel ». Donc
l’actuel est transi de tout ce qu’il aurait pu être mais n’est pas et c’est ce caractère transi qui peut
être un élément de relance.
Il donne cet exemple. Proposition : Napoléon a été vaincu à la bataille de Waterloo. C’est quelque
chose qui est désormais une proposition, qui organise notre monde. C’est quelque chose qui est
transmis, dont on peut se souvenir, moi je me souviens que je l’ai lu là, mais c’est venu résonner
avec des tas d’autres filiations, héritages où j’ai vu employer cette proposition, où elle avait un
sens. Mais cette proposition est porteuse pas seulement d’un fait Napoléon a été vaincu à la
bataille de Waterloo, mais d’infinies possibilités de spéculations : et que ce serait-il passé si
Napoléon n’avait pas été vaincu… ? Et pourquoi au fond n’aurait-il pas été vaincu… ? Est-ce
qu’il a tellement été vaincu… ? Est-ce que c’est si important que… ? Donc une proposition est

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


en elle-même une sorte de machine infernale, et nous sommes ainsi constitués d’une très grande
multiplicité de propositions qui nourrissent notre imagination de : « et si ça n’avait pas été le
cas ? ».

J’en viens à la conscience. Whitehead parle de l’opération de présentification immédiate. Une


opération complexe que nous produisons alors que en fait ce que je ressens est quelque chose qui
est du passé et qui provient de voies immanentes à mon individualité, à mon corps, je le ressens
comme si vous étiez contemporain à moi : je te vois comme si tu étais là. Et cela est une opéra-
tion hautement complexe de présentification où j’ai à faire à un monde alors qu’en fait ce monde
passé me produit. Mais cette présentification est elle-même doublée dans toute expérience par
l’expérience de la causalité effective, efficiente du passé. La vraie originalité de l’expérience pour
un être probablement animal déjà, pas encore conscient, ou nous dans tout ce qui n’est pas
conscient en nous (mais c’est là un inconscient plutôt de type leibnitzien que freudien), une gros-
se partie de notre expérience est de type animal, la conscience est plutôt une scintillation qu’un
état de conscience ; c’est le croisement de l’expérience de présentification et de l’expérience
incarnée.de causalité par le passé et de causalité par le corps. Donc, je te perçois comme cela mais
je te perçois aussi en sentant que tu viens de mes yeux, que tu es aussi un événement corporel. Ce
n’est pas une pure contemporanéité désincarnée, et les expériences qui mettent en scène cette
double dimension de l’expérience, c’est ce qu’il appelle la référence symbolique, c’est-à-dire la
capacité de dire : je te vois de mes yeux. Cela commence à s’approcher de la conscience. Un ani-
mal ne serait pas capable de penser : je te vois de mes yeux, ne serait pas capable de mettre en
scène à la fois la cosimultanéité de lui-même avec un monde et de savoir en même temps que c’est
avec les yeux qu’on voit, qu’il se passe une expérience de type corporel. L’une des choses qui
signifie la conscience, c’est de pouvoir jouer avec la vision qui est une des dimensions de cette
opération de présentification et le sens de la causalité efficiente qui est que en fait, vous n’êtes pas
du tout mes contemporains, je suis désolée, je ne vous parle pas, mais vous êtes des choses qui
viennent en moi par moi-même, qui sont des opérations produites par moi-même. Donc il y a dans
toute sensation qui a produit la présentification là aussi le souvenir, la marque, c’est-à-dire que
toute expérience de ce type là doit intégrer tous les feelings corporels et cette opération de prè-
sentification, elle ne peut pas faire abstraction de son corps ou croire qu’elle est un esprit désin-
carné qui voit un monde. Elle se sait corps en voyant le monde.
Par contre celui qui est conscient dirait Whitehead, c’est celui qui est capable d’expliciter comme
une opération en elle-même explicite l’entrecroisement de l’expérience corporelle et de l’expé-
rience de présentification, de poser un problème à propos de cette double expérience, donc de
transformer en problème cette double expérience, donc de dire : je te vois avec mes yeux, et pas
tu es là. L’animal pourrait sentir : tu es là. Un animal serait capable de te voir comme contempo-
rain. Un animal sentira aussi son corps et sentira la vision comme corporelle ; mais un animal ne
sera pas capable de transformer en problème cette dualité. Moi, en tant qu’être conscient et de
temps en temps, je peux prendre conscience que je te vois avec mes yeux et poser le problème de
cette coexistence d’un double mode de sentiment de toi, qui est, d’une manière ou d’une autre que
je te vois, c’est de mon corps qu’il s’agit, et c’est de mon corps que je résouds le problème et que
pourtant tout se passe comme si tu étais là, si je peux dire, et inversement.

Pour un animal, le feeling propositionnel est quelque chose qui existe. C’est d’ailleurs quelque
chose que Leibnitz avait déjà dit : l’animal est un terrible généralisateur. Donc la proposition est
quelque chose qui est indépendant de la conscience au sens où nous entendons la conscience. Par
contre, là où il y a haut fait de conscience, un problème extraordinairement complexe, c’est quand
on perçoit une théorie ou quelque chose avec le sentiment que cette théorie pourrait être fausse.
L’animal produit des propositions et se comporte en conséquence : il résoud des problèmes en

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


termes propositionnels. Il appartient à la conscience de se dire : il y a proposition mais est-ce
qu’elle est vraie ou est-ce qu’elle est fausse ? donc, de redéfinir une distanciation entre le ça
comme sujet logique de la proposition et ce à quoi on a à faire. Voilà pour Whitehead la marque
de la conscience. C’est ce type de contraste entre proposition et sensation de quelque chose, et
c’est là que commence aussi l’imagination au sens déchainé parce que si on peut se dire : est-ce
que c’est vrai, est-ce que c’est faux ? on peut commencer à imaginer des propositions ad libidum
et y compris construire une ontologie ou une cosmogonie.

C’est uniquement parce que les propositions commencent à être déconnectées de leur prégnance,
ce qui est le cas de l’animal viande, viande, si c’est de la viande, je me précipite et : ceci est-il de
la viande ? et : tiens ! ça pourrait être au fond du carton-pâte, etc. Ceci est-il une illusion ? cela
ce n’est pas un feeling propositionnel, c’est quelque chose qui joue d’une proposition mais en
contraste avec des choses qu’on voit d’autre part et qui se mettent à poser problème par rapport à
cette proposition. Et pour Whitehead, ça c’est quelque chose où l’on dira : il y a conscience, au
moment où ce type d’expérience est vécu, mais très souvent, dit-il, on vit sans conscience, on vit
dans un monde d’évidences. Je crois qu’il dirait très facilement qu’au moment où l’on conduit sa
voiture de manière automatique, la conscience dans ce sens là n’existe pas, et nous vivons une
expérience qui est complètement homogène à celle d’un chien, d’un chat, quand on conduit sa
voiture en interprétant les signaux : vert-je pars, feu rouge-j’arreête, piéton-je ralentis, portière-je
me méfie tout cela est un type d’expérience complètement liée à ce que peut vivre un animal. Par
contre dire : je conduis une voiture, se réveiller, dire : attention, tout de même, je conduis une voi-
ture ! Ça c’est un haut fait de conscience, une scintillation, un contraste fort.

Et pour Whitehead, la conscience est indissociable de cette référence symbolique : j’ai un corps
et je sens par mon corps et pourtant je sens aussi comme si je voyais directement.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


Les séminaires
de Félix Guattari 08.04.1986
Guy Trastour
Histoire et avatars d'une équivoque
Mouvements autour des questions d'hygiène mentale en milieu étudiant. 1952-66.
Histoire et avatars d'une équivoque.

Ce que j'ai essayé de faire c'est d'expliquer pourquoi une préoccupation se fait jour à un moment
donné autour de ces questions d'hygiène sociale et d'hygiène mentale en milieu universitaire.
Pourquoi ça se développe. Il y a une proposition de travail qui se met en place, j'appelle cela un
courant. Pourquoi il y a même des structures de soins qui se sont mises en place. Cela correspond
à une attente. C'est un thème qui connaît une fortune certaine. Et puis, passée une certaine époque
– là je me donne une coquetterie d'auteur, je reviendrai là-dessus – c'est quelque chose qui va au
contraire se résorber, voire même disparaître en partie, et je dirai à l'heure actuelle n'intéresser
plus grand monde.
Alors je me suis demandé pourquoi quelque chose qui paraissait tout à fait bien adapté comme
dispositif, comme idéologie, comme mode de diffusion, de constitution d'un courant, pourquoi
ceci disparaît à un moment donné. Ce qui m'amène dans le fil à m'interroger : qu'est-ce qu'on peut
appeler un mouvement social ? De quoi c'est fait ? et d'essayer d'avancer quelques arguments de
méthode sur l'approche des mouvements sociaux. Donc voilà le prétexte et le sujet, en somme,
est une étude sur les mouvements. C'est en plus quelque chose qui est très nourri d'éléments fac-
tuels, ce qui explique le volume, et je ne vais pas vous retranscrire cela dans ces termes-là, et je
vais être obligé de prendre à certains moments des raccourcis.
La question que je posais aussi c'est : est-ce qu'un mouvement se développe en s'assurant, en cou-
vrant le champ initial qu'il s'est défini, en produisant des procédures, en prélevant un savoir, ou
est-ce qu'un mouvement se développe dans une espèce de processus d'excentrement, où il est tou-
jours dans une sorte de tension par rapport à ce champ initial, par rapport à la consistance de ce
champ initial, à ses composantes donc, et à certains domaines connexes (je laisse de côté ce que
j'entends par « connexes ») ou voisins avec lesquels il va entrer en résonance. Donc deux hypo-
thèses. Une hypothèse qui est celle d'un travail d'intensification centrée ; et l'autre qui est celle
d'une sorte de prolifération interdomaines.
La question que je me suis posée à ce stade c'est : qu'est-ce qui peut rendre ce processus d'exten-
sivité possible ? L'exemple que j'ai pris c'est bien sûr cette question de la santé mentale. Alors
quand je dis ensuite courant puis mouvement, je dis aussi que l'hygiène mentale, en tant que telle,
de quoi c'est fait ? Ce qui me paraît important c'est qu'on peut la ressaisir comme une création de
compétences qui résulte d'une mise en jeu de pratiques, de gestions, de savoirs et je voudrais donc
ensuite développer ce point-là ; et le troisième point, il s'agit des débordements, c'est d'essayer de
voir comment l'hygiène mentale va fournir du matériau à toute une série de domaines qui n'ont
rien à voir avec elle, comme les loisirs, le travail universitaire, les relations hommes/femmes, l'ha-
bitat, enfin toute une série de domaines voisins ou contigus, je ne sais pas, mais qui vont être en
quelque sorte ressaisis sous l'angle d'un critérialisation hygiène mentale. Est-ce que, en d'autres
termes, l'université par exemple est dans un certain rapport qui est favorable ou défavorable à ce
qu'on pourrait appeler un gradient de santé mentale de la population qui la fréquente. Est-ce que
les cités universitaires… ? Il y a une sorte de prise en compte de ces domaines par le biais hygiè-
ne mentale qui va connaître une sorte d'inflation avant cette période où au contraire il va se refer-
mer, j'ai appelé ça « épuration », je vais essayer de montrer comment cela se passe également.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


Épuration, c'est-à-dire qu'on arrive en fin de période à des formulations du genre « non, les centres
de soins ne sont que des lieux de soins, il ne faut pas tout confondre, la recherche, les pratiques
thérapeutiques, la relation enseignant/enseigné, etc. », alors que dans la période précédente, il y
a une sorte de fading où l'on peut pratiquement superposer la relation thérapeutique, la relation
pédagogique, les pratiques socio-thérapiques, les pratiques de recherche, etc. Il y a une sorte de
glissement des pratiques et des savoir-faire. J'ai utilisé pour faire ce travail des conversations, des
interviews, mais aussi du matériel écrit. Par chance il y a une période où les acteurs de ces mou-
vements ont beaucoup écrit, beaucoup de compte-rendus très linéaires, on enregistre tout, c'est
ensuite diffusé, parfois in-extenso ; et par ailleurs j'avais accès à de la correspondance, à des
notes. Donc à la fois des énoncés terminaux, des choses qui sont destinées à être publiées, et à la
fois des productions écrites beaucoup plus précaires, des notes de travail, mais souvent plus riches
que les premières, mais qui ne tiraient vraiment leur richesse que de ce que les premières avaient
déjà livré.
J'ai aussi appelé cela « histoire d'une équivoque », parce que ce qui est présupposé à la base c'est
qu'il y a un milieu universitaire et qu'il y a aussi une psychopathologie étudiante. On s'aperçoit
qu'en fin de période là dessus on en revient complètement en disant mais non, le milieu étudiant
c'est surtout quelque chose qui fonctionne dans l'imaginaire de ceux-ci et l'on aura sans doute à
s'arrêter sur ce point qui me paraît très important ; d'autre part, la psychpathologie que l'on ren-
contre en milieu étudiant est la psychopathologie banale, commune, il n'y a pas de traits spéci-
fiques. Mais il y a là quand même toute une sorte de description, au sens géométrique du terme,
où l'on passe d'une démarche où tout est inscrit comme s'il y avait une spécificité, et puis pour en
finir, par une négation de cette spécificité. Alors c'est pour cela que j'ai donné ce titre « équi-
voque ». Une autre remarque préliminaire : l'intention polémique, pourquoi je me suis intéressé à
cela ? J'ai été indisposé pendant longtemps par toute une série d'énoncés qui étaient ce que l'on
appelle en psychopathologie la rencontre de facteurs sociaux (prédisposants ou) facilitants et de
facteurs individuels prédisposants ; et toute une série de textes qui sont produits dans la premiè-
re période reposent sur ce modèle-là. Donc il y a une description du milieu avec tous ses facteurs
dits " pathogènes " et ensuite un modèle-type de psychopathologie individuelle, donc un portrait,
une figure qui correspond, dans ses traits personnels, à ce parcours qui lui est dessiné et dans
lequel elle trébuche. Et je trouvais que dans ce type d'agencement, ni la partie socio-je-ne-sais-
quoi, ni la partie de psychpatho n'ont à gagner. Elles y perdent toutes les deux et c'est parce que
je voulais en découdre avec cela que je me suis lancé là-dedans.

Les cartographies d'abord d'un courant et ensuite d'un mouvement et le passage de l'un à l'autre,
j'ai passé beaucoup de temps à les reconstituer. Pour cela j'avais beaucoup de matériel : des
comptes-rendus de congrès, ce courant en particulier s'exprime de façon régulière au sein de la
Ligue française d'hygiène mentale, il y a donc des traces et j'ai pu faire des entretiens à ce sujet.
Ce qui m'avait frappé c'était d'abord le caractère très pertinent des composantes de ce premier
courant. Une sorte d'emboîtement à peu près parfait. Il y a le courant qui s'exprime comme un
courant d'opinion : la santé mentale, avec toute une dramatisation de la problématique, ça mar-
chait très fort ; ensuite il y a le choix d'un certain nombre de thèmes de recherche, donc toute une
partie prospective ; et puis des structures de soins sont mises en place à peu près dans le même
moment et tout cela marche très bien ensemble, les gens qui participent à ce courant sont ceux
qui sont attendus. Il s'agit de faire venir là des personnalités du monde hygiénique, médecins,
administrateurs, enseignants, politiques éventuellement, des gens qui sont requis là en fonction de
leurs compétences, soit parce qu'ils sont utiles, soit parce qu'il serait éventuellement souhaitable
pour désamorcer d'éventuelles préventions qu'ils viennent là, ils sont invités, ils viennent réelle-
ment, et ça produit ! Il y a une sorte de méthodologie de ce premier type de mouvement qui tour-
ne assez bien.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


Il y a un petit problème tout de même : les quelques étudiants qui participent à cette première par-
tie de l'histoire sont les mêmes, cela court quand même sur six ans, c'est gênant, c'est des gens qui
vieillissent, qui désertent éventuellement et la composante étudiante de ce premier courant est
quand même très limitée.
Pourquoi en 56 ? ça démarre très vite, comme une conjuration, il y a quelques personnes dont on
sait à peu près qui c'est : le président de l'UNEF, le président de la Mutuelle, le président de la
MGEN, quelques membres du service médical universitaire. Ces gens-là lancent cela tout de
suite. Qu'est-ce qu'il avait eu avant ? Là aussi c'est une question qui m'a beaucoup interrogé en ce
qui concerne ces histoires ou ces moments : qu'est-ce qui fait qu'un mouvement se constitue à un
moment donné, alors que lorsqu'on s'interroge sur ce qui se passe avant, et il se passe toujours
quelque chose avant, on a à peu près les mêmes composantes, parfois les mêmes participants, c'est
pas tout à fait disposé pareil, en regardant bien on a l'impression que c'est la même chose, on
regarde de nouveau, il y a un petit changement, on regarde encore une fois, quand même tout est
en place. Il y a un effet de bougé et de rapidité qui est peut-être à ressaisir. Il est vrai que dès les
années 52 on trouve ce thème : la santé mentale des étudiants, mais on le trouve sous forme de
rumeur, quelques épisodes connus se colportent d'année en année, sur le mode anecdotique : un
étudiant qui a tué son père à tel endroit, un autre étudiant qui… que… il n'y a pas encore un corps
de savoir qui repose sur un minimum de clinique. On en est à quelque chose de l'ordre des
rumeurs. Mais ce qui est plus intéressant, c'est de voir qui est à l'origine de cela, et alors on retrou-
ve un certain nombre de personnages comme les titulaires des chaires de neuropsychiatrie infan-
tile, et d'autres. Et alors j'ai eu comme un moment de vertige parce que j'ai trouvé des diagrammes
de leurs fonctions : la façon dont ils contrôlent la vie locale sur le plan psy, toutes les commis-
sions dont ils font partie, les lieux où ils enseignent, les lieux où ils soignent, les lieux où ils exer-
cent une sorte de contrôle ; et cette toile d'araignée, quand on la reconstitue, est quelque chose
d'assez impressionnant et en plus l'un d'entre eux ponctuait ça d'un « je vois tout, je contrôle tout,
je sais tout… », j'ai amené la citation, passons. Bien.
Pas un mot au sujet de la psychanalyse, ça ne se parle pas, le terme n'est jamais prononcé.
Peu de données psychopathologiques donc, un débat à peine esquissé sur la spécificité, il sem-
blerait que l'on reste dans quelque chose de très hypothétique. Il y a en revanche, alors cela c'est
très important quand on les voit rentrer, les modernistes : ce sont en général des psychiatres,
jeunes, analystes pour la plupart d'entre eux (bien que ce soit quelque chose qu'ils présentent
comme une formation complémentaire), avec une alliance d'administrateurs de santé situés dans
les rouages publiques, et qui développent toute une série de formulations sur un mode très bana-
lisé, très rassurant. Les têtes de chapitres, vous n'avez qu'à écouter : « coordonner, dépister,
enquêter, réglementer, organiser. » En dessous il passe plein d'autres choses si vous voulez mais
il y a une sorte de couverture très banalisante dans toute cette première période.
Autre point. C'est l'époque où l'enseignement de la psychologie, la formation des psychologues
se met en place. Et c'est curieusement l'enjeu, une sorte d'accord entre les modernistes et les titu-
laires de chaires de neuropsychiatrie infantile pour dire qu'effectivement, oui, il y a peut-être
quelque chose qu'il ne faut pas laisser à vau-l'eau, et ne pas laisser enseigner n'importe quoi aux
jeunes psychologues, ça peut leur chauffer la tête (j'ai des noms !).
Une remarque aussi, je parlais de 56, c'est la rapidité extrême avec laquelle se produisent et cir-
culent des énoncés. Il y a quand même un facteur : en ce qui concerne les organisations étudiantes,
elles tournent rapidement, les gens se renouvellent, il y en a qui vieillissent sur pied. Ce sont des
étudiants qui font fonctionner la sécu étudiante, la mutuelle et dans cette première période ils sont
très concernés par l'écoute et les dossiers qui leur sont présentés soit de fonds de secours pour des
soins psychiatriques, donc des soins coûteux, soit éventuellement l'importance de la longue mala-
die et en son sein l'importance de la maladie mentale, par rapport à la tuberculose. Là il y a un
paramètre qui se déplace et je crois que ces administrateurs étudiants de la première période

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


vivent cela sur un mode assez intensif, avec peut-être un peu une mentalité de travailleurs sociaux
et cela enfle cette préoccupation au niveau national. Mais ceci étant, la vitesse de production et
de diffusion des énoncés, je n'ai pas pu en rendre compte et je me borne à le mentionner.
D'autre part, la réthorique de la santé mentale est socialement beaucoup plus valorisée que
d'autres réthoriques d'hygiène sociale, comme sommeil/équilibre ou bien : brossez-vous les dents
matin et soir !
En 55 un organisme se crée qui va être le siège de ce courant, le CNUSM (comité national uni-
versitaire pour la santé mentale). Ça se crée très vite, et une chose m'a beaucoup étonné après c'est
que tout se passe comme si chacun disait que c'était l'autre qui l'avait poussé. Les gens de la
MGEN (groupe de pression extraordinaire) écrivent que ce sont les étudiants qui ont poussé la
MGEN à créer le CNUSM, et inversement du côté des étudiants. Je crois quand même que c'est
bien la MGEN, et en fait le personnage clef à cette époque c'est Sivadon, c'est lui qui va donner
l'aval, c'est lui dont il faut avoir lu quelques articles dans le taxi en y allant…
D'emblée ce qui est donné comme fonction à ce comité, c'est de mettre en place des structures de
soins, de développer des recherches et de jouer un rôle de conseiller auprès des pouvoirs publics.
D'abord il faut susciter des participations et ce n'est pas ce qui manque, il y a tout de suite une
fortune de ce thème. Beaucoup de monde vient participer à une première réunion plénière, les
commissions qui sont mises en place se remplissent selon la capillarité qui a été posée (un pro-
gramme d'enquêtes). Une précision un peu étonnante : d'entrée, lorsqu'ils travaillent encore dans
le vide, ils s'intéressent aux problèmes des rapports entre les étudiants et leurs familles, tout ce
qu'il peut y avoir de conflictuel dans ce passage d'autonomisation. En fait, ce n'est pas ce thème-
là qui va être retenu, on va avoir les thèmes-souches dont je vais parler tout à l'heure. Autre chose
m'a frappé, c'est la quasi-simultanéité entre la mise en place de cet organisme, l'ouverture de la
clinique de La Verrière (56), l'ouverture de la première clinique médico-psychologique d'étudiants
à Sceaux (56), l'ouverture du premier bureau d'aide psychologique universitaire à Paris également
en 56. Donc il y a vraiment une sorte de télescopage dans le temps entre ce frayage du CNUSM
et la mise en place, la couverture, la légitimation peut-être de ces structures qui s'inspirent en fait
d'un projet moderniste.
D'autre part, à la troisième réunion, il y a déjà une liste de noms de gens prêts à travailler dans un
Centre d'aide psychologique, bénévolement, pendant plusieurs années, avec effectivement toute
une série de formulations extrêmement banales, on développe toute la thématique de l'assistance,
du conseil, de l'entretien. Les professionnels sont présentés sous leur facette la plus banale : des
gens qui sont d'anciens enseignants-analystes sont présentés comme des enseignants ayant un
intérêt pour des questions psychopathologiques. La participation des médecins en particulier est
vue sur un mode très minoritaire, ce qui ne correspond pas du tout à la composition des gens qui
sont effectivement présents, mais il y a une volonté d'inscrire ces structures dans autre chose que
le soin.
Les trois thèmes-souches du programme de travail sont : les problèmes personnels des étudiants
auxquels vont participer essentiellement des médecins et plus précisément encore des thérapeutes,
et qui vont surtout dériver vers la problématique sexuelle des étudiants, et pendant quelques
années, une proposition de travail va courir sur les problèmes sexuels des étudiants, et l'enjeu de
cela c'est le Planning-familial. C'est en plein grouillement, le planning et puis les mouvements
d'obédience catholique.
L'autre thème-souche ce sont les problèmes universitaires des étudiants. Remise à jour autour de
l'examen, des concours, etc., sur le fond de la crise de l'université, de l'expansion démographique
qui est très importante (la population universitaire va doubler ou tripler pendant cet espace de
temps).
Le troisième thème est celui des problèmes économiques et sociaux des étudiants, ce qui vise à
faire participer des administratifs, des administrateurs et des politiques sur des questions qui sont

Les séminaires de Félix Guattari / p. 4


à la fois l'habitat étudiant, les cités universitaires (56 = date d'ouverture de la cité d'Anthony), la
question également du présalaire, tout le débat sur l'allocation d'études et l'insécurité économique
dont il vous reste peut-être quelques souvenirs.
La question que je me suis posée c'est de savoir si ce courant sert à mettre à jour les idées sur la
condition étudiante, après la guerre il y avait effectivement un aggionamento à faire, sert-il de
couverture à un courant de psychanalystes embusqués derrière un paravent psychiatrique et psy-
chologique ? Je laisse la question ouverte pour le moment, mais il est certain qu'en fin de pério-
de on peut se reposer la question.

La méthodologie de ces propositions de travail me paraît quelque chose de très important parce
que je dirai que la segmentarité du courant par rapport à la segmentarité du mouvement, ça n'a
rien à voir. Quand il s'agit de mettre quelque chose en route sur ces trois thèmes de travail, les
procédures sont tout à fait banales, classiques, tâtonnantes et ça ne fait pas partie de l'objet de tra-
vail. Ce qui est visé c'est ce que peut rapporter comme contenu tel questionnaire, c'est-à-dire des
énoncés terminaux. Mais tout ce qui en est de la confection, de ce qui peut s'échanger autour de
la confection, de la ramification de ce type d'enquêtes, ce qu'on va trouver dans la deuxième
période, ça n'existe pas, et cela me paraît très important. L'exemple-type c'est : Voilà comment il
faut faire, vous réunissez les étudiants autour d'un pot, et puis vous leur posez des questions et
puis vous prenez des notes. La méthodologie-type de l'enquête n'a rien à voir avec les enquêtes-
participation extrêmement pointées que l'on va trouver dans la période suivante. C'était le moment
initial de ce travail sur ces propositions, ensuite la commission se réunissait trois, quatre fois dans
l'année chez Pierre, Paul ou Jacques, et puis quelqu'un faisait un rapport qui était présenté aux
Journées annuelles de La Ligue d'hygiène mentale, et l'année d'après on recommençait sur
d'autres thèmes ou d'autres sous-thèmes. Cela fonctionne donc pendant six ans avec un certain
nombre de personnalités qui ne se dérobent pas, mais un nombre relativement réduit d'étudiants.
Dans le matériel que j'ai utilisé il y a des compte-rendus de congrès qui sont très importants
comme moments d'intensification qui produisent des effets dont on peut repérer la cartographie
quand il est rendu compte du congrès. Les français vont aller à Princetown aux États-Unis parler
effectivement, mais très tôt, il n'y a pas encore grand chose de fait de l'orientation santé mentale
en France. Deux communications essentielles sont présentées, l'une des professionnels qui ont
commencé de mettre en place la première clinique médico-psychologique à Sceaux, et l'autre c'est
un représentant des étudiants, c'est le président de la Mutuelle d'alors. C'est tout à fait extraordi-
naire (là aussi on a un compte-rendu linéaire) les américains ne comprennent pas du tout, parce
que le représentant des étudiants dit : voilà, il y a les logements, les bourses, les logements uni-
versitaires, c'est trop bruyant, les étudiants ont des difficultés de logement, tous facteurs extrê-
mement matérialisés, et les américains disent : oui, c'est très intéressant certes, mais que font les
psychiatres ou les thérapeutes quand un étudiant leur apporte des problèmes de ce type ? C'est
vraiment le malentendu complet, l'étudiant reprend : il ne refuse pas de les soigner mais ça des-
cend d'un étage et là on retrouve l'aspect intervention auprès des pouvoirs publics qui alerte l'opi-
nion, etc., etc. Ce moment m'a paru important.
Le premier matériel arrive, les premiers consultants, et l'on rentre dans ce que j'ai appelé la pério-
de des tableaux. La mise à jour, c'est cela : une sorte de coupe est faite de ce que sont les problé-
matiques des étudiants, avec à la fois les facteurs de milieu (les étudiants sont en rupture avec leur
milieu familial mais ils sont isolés dans quelque chose qui est un pseudo-milieu ; un certain
nombre de phénomènes psychiques retentissent d'autant plus qu'ils sont dans cette situation, en
particulier le problème de fonctionnement intellectuel comme mécanisme de défense ; d'autres
éléments interviennent aussi comme des données sociologiques sur l'allongement des études,
cette période intermédiaire, ce n'est plus un adolescent, l'étudiant est-il un adolescent prolongé,

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Éliane Amado dira : « on a affaire à une constellation pathogène spécifique dans un étalement
dans le temps, caractérisée par un présent mal structuré et un lien obscur avec l'avenir »). On en
est, comme toujours, dans le début d'une proposition de travail, à rechercher les spécificités : spé-
cificité de la catégorie sociale ; spécificité de la psychopathologie d'une constellation de facteurs
pathogènes ; spécificité de certaines formes cliniques significativement plus fréquentes ; spécifi-
cité du contenu des névroses ; spécificité de la symptomatique (« l'intellectualisation ») ; spécifi-
cité des états prépsychopathologiques ; spécificité des interactions dans l'action thérapeutique.
En ce qui concerne les problèmes personnels, les problèmes sexuels des étudiants, ce qui m'a paru
important c'est cette espèce de manœuvre d'approche extrêmement continue du mouvement du
Planning-familial et en particulier de la loi Neil-Halé. On a l'impression qu'elle est tout le temps
là dans les couloirs et qu'elle exerce une très grande pression pour essayer de mettre en place à
titre expérimental une consultation, pensant que le milieu étudiant est peut-être plus favorable et
permet moins d'effets de retour que d'autres secteurs de la population. Elle essaye d'établir une
relation avec le Centre d'aide psychologique de Paris (BAPU), bien sûr les gens ne sont pas très
chauds, ça ne marche pas, après cela elle va dire : mais Anthony c'est très bien. C'est dans une
première réunion portant sur les problèmes sexuels que démarre cette rumeur qui va durer très
longtemps sur Anthony comme une clinique d'avortement. Ce qui donne lieu à toute une contro-
verse (années 58). Puis il y a toute une série de thèmes qui sont mis à jour sur les conduites
sexuelles inversées, les garçons passifs, les filles actives, on sent quand même le besoin d'une
mise à jour. Cela me paraît très important dans cette classe de population, c'est-à-dire les profes-
sionnels qui fréquentent cette chose-là.
D'autre part il va y avoir des propositions de travail de mises en acte, soit des conférences très
prudentes. Un autre groupe tente de pénétrer là c'est l'École des parents, les gens de l'hôpital uni-
versitaire sont également prêts à produire quelque chose. Le seul endroit où il y a une proposition
plus longue dans sa continuité, dans son niveau de participation, c'est au sanatorium de St Hilaire,
donc dans une institution. Cycle de conférences avec discussions de groupes très importantes.
Ceci étant, se pose rapidement un problème : comment continuer. En groupes précisément. Mais
qui peut animer des groupes. Pas le médecin. Il faudrait qu'il y ait des animateurs étudiants. Ah !
vous croyez que c'est possible ? Ce n'est pas encore quelque chose qui est bien constitué, ça va
venir après, mais se pose le problème d'une animation endogène ou exogène. Former des anima-
teurs au sein du milieu ou faire appel à des compétences, comme il a été fait dans ce premier
courant.
Alors on va rester sur cette première proposition, les problèmes sexuels, sur un point de suspen-
sion, très prudent effectivement dans la mesure où il y a plusieurs composantes d'opinions doc-
trinales qui font que il n'apparaît pas possible de s'engager davantage. On est en 61. Un an après
les mêmes publient une édition-pirate de Reich. Là aussi un moment d'accélération.

L'autre proposition de travail, les problèmes universitaires, c'est effectivement une mise en cause
toujours par des compétences de l'examen et concours comme quelque chose d'inutilement trau-
matisant, des problématiques de passage (passage du secondaire au supérieur essentiellement et
l'on va voir comment elles s'élargissent ensuite), problématique de relation enseignant/enseigné
(et l'on va voir comment ce qui est situé en termes de couple va s'élargir sur l'institution univer-
sitaire) et problématique de méthodes de travail (est-ce qu'on travaille mieux seul ou en groupe,
un très long débat va s'ouvrir là). Les examens. Enquêtes. Comment les étudiants préparent-ils
leurs examens ? Est-ce qu'ils font du sport ? Prennent-ils des médicaments ? Combien d'heures ?
Et puis aussi faire un questionnaire pas trop intrusif. Comment passer ce questionnaire ? etc. Et
puis personne ne répond, ça finira par se faire mais c'est vraiment une proposition qui est très
longue à se mettre en place comme si elle ne répondait pas à une attente qui est déjà déportée.
La relation enseignant/enseigné va être étudiée sous ses deux faces : quelles sont les images que
les enseignants ont des relations qu'ils ont avec les étudiants et inversement.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
Encore une fois je souligne : les procédures d'enquêtes, d'investigations, de questionnement ne
fait pas partie de ce qui est dit. Et je dirai qu'ils n'ont pas les moyens ou les mots pour l'écrire ou
pour le décrire. C'est des gens qui appartiennent quand même à la période précédente, et la cuisi-
ne, ça ne se parle pas, ce qui compte ce sont les contenus, les terminaux. En revanche, précisé-
ment sur cette question enseignant/enseigné, il y a quelque chose de l'ordre d'un dégagement de
la scène (extension) à la fois du côté d'une micro-structuration (le travail en groupe peut être
effectivement autre chose que le cours magistral) et d'autre part autre chose qui va plus vers des
préoccupations macro-physiques, à savoir la participation des étudiants à la gestion des structures
universitaires sur un mode très articulé (gestion, cogestion, démultiplication jusqu'au groupe de
travail). C'est là qu'on trouve effectivement les premières participations de psychosociologues
vers : comment encourager des formes de coopération et de complémentarité. Une convergence
à noter à ce sujet entre enseignants, cliniciens et tout le courant prospective (Gaston Berger). Est
important dans cette convergence un dénominateur commun : un enseignement plus technique,
plus concret, qui sera dit plus humain et là on trouve quelque chose qui s'articule avec la problé-
matique santé mentale.
Les méthodes de travail c'est toute la question des groupes de travail qui se terminera en fin de
période par : Mais faites-les vous-mêmes ! Et en même temps ce que les auteurs appellent un
dérapage quand ils s'aperçoivent qu'on passe de questions qui peuvent apparaître comme des
revendications économiques, sociales à des revendications universitaires qui mettent en question
le contenu de l'enseignement lui-même et non plus les formes dans lesquelles il est donné. Cela
est très important car là vous allez avoir un débat homérique, le débat d'Althusser quelques années
après.
Le dernier thème-souche, les problèmes économiques et sociaux, va se diriger vers deux sous-
thèmes : d'une part la question des cités universitaires, est-ce que vivre là peut être quelque chose
d'épanouissant ? À quelles conditions ? Est-ce que au contraire c'est un milieu qui est massifié ?
Comment peut-il être animé ? Quelles sont les problématiques institutionnelles de l'habitat col-
lectif étudiant ? Cette problématique que je condense beaucoup s'étend dans le temps en s'inté-
ressant particulièrement aux jeunes ménages comme si c'étaient des gens particulièrement fragiles
et révélateurs.
À Paris en 1961, il y a un congrès annuel pour la santé mentale et les organisations étudiantes qui
sont relativement bien placées par rapport à cela puisque c'est la Ligue d'hygiène mentale qui en
est l'organisateur local, souhaite présenter quelque chose précisément à propos des problèmes
sexuels et on leur dit non, ce n'est pas possible, le programme est déjà prévu, et nous (les profes-
sionnels) allons présenter en revanche mais dans des intercours des communications qui pourront
susciter un débat sur : l'étudiant et sa famille, les méthodes de travail, l'étudiant hospitalisé et l'ai-
de psychologique. Là une sorte de déchirure se fait dont on retrouvera quelque chose un peu plus
tard.
Vous avez vu l'aspect : comment impulser un programme de recherches ; il y a un autre aspect :
comment conseiller les pouvoirs publics et là va être posé un problème très difficile, mais c'est
comme toujours, à travers les problèmes difficiles les problématiques s'affinent, telle celle ici de
la sélection, et en particulier comment faire en sorte que les personnalités pathologiques ne puis-
sent pas accéder à certains exercices libéraux, nommément la médecine, et là il y a une pression
forte de certains professeurs de faculté, certains représentants et rouages para universitaires pour
faire quelque chose à ce niveau-là et puisque le CNUSM existe on va, dit-on, saisir le NUSM de
ce problème. Et avec beaucoup d'habileté, les gens vont se dégager en renvoyant la chose sur les
Ordres professionnels tout en reconnaissant que ces questions ne les laissent pas indifférents.
Dans le prolongement de cela, le dernier aspect était : créer des structures. Là il y a toute une pro-
position un peu cafouilleuse qui s'est appelée la sixième commission, avec un flottement sur les

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


gens qui vont l'animer et en être les porte-paroles et en définitive ça va être Jean Oury. Cette com-
mission aboutira à présenter des projets de structures de soins (je rappelle qu'il existe déjà l'hôpi-
tal universitaire et les clinique médico-psychologiques, car là on est en fin de période et les
BAPU). Un tableau s'esquisse, comprenant à la fois des choses plus fines au niveau facultaire, au
contraire plus localisées au niveau de la vie universitaire, genre foyers de nuit, hôpital de jour,
maison de cure, etc., etc.
Pour conclure sur cette première partie, je dirai que l'on a un système avec des réunions res-
treintes, des étudiants peu nombreux, en revanche des personnalités tout à fait représentatives des
différents secteurs concernés, une relativement bonne démultiplication au niveau des opinions et
des compétences de la thématique d'hygiène mentale, et puis en fin de période un certain nombre
de craquelures apparaissent sur cette question de revendication universitaire, sur la question des
groupes, comment les faire soi-même, et une accélération aussi à noter (accélération initiale, la
création du CNUSM, le premier BAPU, la première tranche de BAPU, la création d'une revue –
Recherches universitaires – créée en trois mois, avec un contenu relativement banalisé).
C'est à ce moment là (61-62) que va émerger un mouvement étudiant dans ce frayage, très pré-
occupé par toute une série de thématiques comme les problèmes d'organisation, de communica-
tion, de transmission, de formation, de bureaucratie ; participation des intéressés à la gestion de
leurs problèmes. Ce n'est pas un mouvement qui est très attendu ; au début il y a tout un remue-
ment, des oppositions, des débats très vifs qui s'engagent au sein du mouvement, tandis que se
développent de façon vraiment accélérée une multitude de projets d'enquêtes participation, ce
n'est pas du tout la même méthodologie, qui vont développer par capillarité un tramage qui a pu
paraître à un moment donné absolument indéfini. Alors bien sûr il y a des nœuds plus accentués
: l'habitat étudiant et l'on va retrouver la cité d'Anthony, les problèmes des loisirs et en particulier
des camps de vacances où les étudiants qui vont sur le terrain vont être débordés par ce qu'ils y
découvrent en fonction de leurs présupposés : toute une sémiotisation par rapport au corps, au
temps, à l'autre qu'ils récusaient a priori les amènera peut-être, mieux intégrée, à percevoir ce
qu'on pourrait appeler des phénomènes collectifs, de nouvelles formes de sensibilisation, d'ex-
pression qui ne sont pas forcément discursives. Là un seuil est franchi.
Il y a de très vifs affrontements. Quelqu'un qui prend les compte-rendus peut s'étonner : l'année
précédente, tout « baigne », un programme, l'extension, les BAPU, etc., puis l'année d'après
(Caen, 1961) (Dijon 1962) il y a un débat dont les deux termes sont soit continuer le programme
d'extension (mise en place de structures d'aide psychologique), soit au contraire une motion extrê-
mement violente dénonçant ce palliatif, cette mise en place réformiste de structures de soins, et
ça se termine par un vote par appel nominal (sur un objet de ce type, ça peut nous faire sourire)
et l'extension passe par 112 voix contre 91. Et sur toute une série de thèmes comme les proposi-
tions de recherche, les structures des organisations étudiantes (en particulier de la Mutuelle), la
sécurité sociale elle-même, la politique logements, il y a une ligne de partage, à quelques voix
près, un clivage extrêmement vif à l'époque. Bien sûr on peut se demander si ce sont des majori-
tés de circonstance, ou s'il y a des thèmes terminaux sur lesquels des sensibilités s'affrontent, c'est
vrai qu'il y a des lignes de partage tout à fait repérables habituellement : Paris-province, les
bureaux nationaux et puis les autres, le bureau national et les parisiens, Paris et Lyon, les mino et
les ex-majo, les syndicalistes et les gestionnaires, etc.
Ce qui me paraît important, c'est toute cette orientation de recherche action sur laquelle je vou-
drais dire un mot. La méthode n'est plus du tout la même, il s'agit d'intégrer des groupes d'étu-
diants dans un effort de connaissance du milieu, les amenant à une prise de responsabilité à pro-
pos d'un problème précis. Quatre termes : intégrer, extrapoler, subjectivité (le vécu, terme qui est
venu après) et réciprocité (le retour à la population de groupe de ce qu'elle a exprimé). Et cela se
joue sur une série de thèmes : les loisirs des étudiants, l'emploi du temps des loisirs, la prise en

Les séminaires de Félix Guattari / p. 8


charge des étudiants par leur famille, l'origine sociale des responsables du mouvement étudiant,
le travail noir, le budget loisirs, le restaurant universitaire, l'attente, la table comme lieu de ren-
contres, les Ipésiens, le coût des études, l'étudiant boursier, les propédeutes, les études payantes,
la promotion sociale, l'étudiant d'origine ouvrière face à sa famille en milieu étudiant, la situation
de l'étudiant marié, les pions et leurs études, le travail en vacances, les banques d'étudiants, l'in-
tégration de l'étudiant à son groupe, les aspirations professionnelles, l'internat des hôpitaux, le
logement en ville, le couple informel, l'étudiant face à son régime de sécurité sociale, la gratuité
des soins, les concours, etc., etc. Prolifération. Avec effectivement un certain nombre de recou-
pements qui se font sur la problématique de l'assistance psychologique. À Paris tout un groupe
travaille sur : qu'est-ce qu'un dispensaire d'hygiène mentale étudiant ? La fatigue également. La
sécurité économique et le travail noir. Les étudiants d'origine agricole, à Rennes quelque chose
de gigantesque se fait. À Nantes, à Dijon. Et puis toute une série d'extension vers d'autres milieux
organisés, en particulier les handicapés, l'association générale des étudiants en maison de cure, le
centre des paralysés étudiants, etc. Et là aussi se pose toute une série de problèmes qui sont réso-
lus dans le cadre de cette proposition de travail sur des problématiques de méthode : faut-il faire
des enquêtes à l'ancienne sous forme de questionnaires ou effectivement est-ce qu'il faut faire des
travaux de groupe exclusivement ? Une méthodologie de l'animation des stages, les problèmes de
jonction et d'extension avec d'autres organisations. Avec un bilan en fin de période sur toutes ces
propositions de recherches « acte, des compte-rendus qui amènent effectivement une participa-
tion active de plusieurs centaines de gens partout en France ». Ce qui chauffe énormément, si je
puis dire, le climat dans les années 62-63. En particulier l'importante question organisationnelle
est posée. Et à ce propos ce qui arrive à jour, c'est comment on peut déplacer l'accent non pas sur
les contenus, ce qui était traditionnellement le problème aussi bien en ce qui concerne les
recherches de la première période mais aussi les contenus de l'enseignement, mais aussi les conte-
nus qui circulaient dans les organisations étudiantes, mais cette fois l'accent est mis sur les
méthodes ; et comment il peut y avoir un écart de phase entre les méthodes qui sont employées
dans la transmission, dans la sensibilisation et qui peuvent être tout fait réactionnaires, très clas-
siques et les contenus qui eux peuvent être tout à fait progressistes. Cette année-là, les étudiants
travaillent énormément sur ces deux thèmes qu'on va retrouver de façon extrêmement articulée
sur la question universitaire.
Ce qui est tout à fait lisible aussi, c'est une véritable mutation dans l'écriture étudiante, dans la
façon dont sont décrits et saisis de nouveaux champs et de nouvelles formes d'action.
Il faudrait aussi mentionner l'importance des stages comme ceux de Royaumont qui sont les
moments de rencontre entre la psychosociologie organisée et l'université qui donne une certaine
bénédiction, et les militants étudiants. Royaumont I et II (62-63). Et dans la foulée, en 63, le stage
d'Anthony, sur les problèmes de santé sociale des étudiants où sont présentées un certain nombre
d'expériences, où d'ailleurs Oury est requis d'intervenir, et qui font progresser certainement cette
question qui était posée de façon très précaire quelques années avant sur : peut-on être nous-
mêmes animateurs ?
Un thème privilégié est aussi l'habitat. Discussion à trois critères : habitat collectif, habitat fami-
lial et habitat individuel, et l'on dirait que cela est un outil qui sert à essayer d'évaluer si quelque
chose est pertinent par rapport à l'autonomie, aux formes de militance, à la vie affective et au rap-
port à la culture. Cette question retient beaucoup les étudiants à cette période et ils vont com-
manditer une énorme enquête sur l'habitat étudiant à une vraie sociologue payée comme telle,
mais qui ne donnera pas grand-chose si ce n'est qu'il faut être nuancé !
En revanche, des questions plus fines sont esquissées : les problématiques garçons et filles, le
mode de négociation de leurs conflits politiques avec leur famille, ou le mode de consommation
culturelle et les problématiques de réseau. Mais enfin on reste encore là sur quelque chose de rela-
tivement grossier jusqu'à ce que l'on voit arriver sur Anthony des propositions beaucoup plus

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


fines, beaucoup plus finement segmentarisées, avec là presque une démarche et des moments qui
viennent marquer des franchissements de seuils entre le temps où Anthony est un milieu visé par
le Planning-familial, l'École des parents, le ONUSM, tout un grouillement se fait dans cette cité
avec des choses très difficiles à résoudre, les rapports avec l'association des résidents (galaxie
catholique et noyau très dur communiste avec qui il fallait négocier. Rapports garçons-filles, cir-
culation libre ou loge de concierge ?). Les loisirs sont d'abord comment les étudiants passent leurs
loisirs individuels. Puis il y a un organisme étudiant qui gère lui-même plusieurs camps de
vacances. Étude en situation, on veut ouvrir à d'autres groupes (travailleurs) mais c'est complète-
ment raté parce que les gens ne savent plus s'ils ont à faire à des animateurs, à des tôliers, à des
chercheurs, à des militants. Il y a une sorte de glissement incessant des pratiques quant à leur
cadre de référence, mais en même temps c'est quand même très riche dans la mesure où ça amène
à se poser toute une série de questions sur la méthodologie de l'intervention dans un milieu pré-
cis, institutionnel.

Je voudrais dire un mot maintenant de l'hygiène mentale en tant que telle, dispositif et énoncés.
L'hygiène mentale est effectivement une création de compétences mais on ne peut pas appréhen-
der cela avec des textes parce qu'il y en a très peu. D'autre part, si on se contentait des textes, on
va les trouver, les savoirs, on raterait toute la problématique des agents d'énonciation. Ce qui per-
met le mieux d'attraper cela, c'est de développer quelque chose au niveau des pratiques, au niveau
des gestions, des savoirs. J'avais mis également le plan des échanges mais ce n'est pas un vrai
plan. Rencontres et évitements, c'est plutôt un mouvement qui circule entre le plan des pratiques,
le plan des gestions et le plan des savoirs prélevés.

On pouvait aussi éviter la question, dire : bien sûr là il y a un organisme, onze centres de soins en
gestion directe, quatre cliniques médico-psychologiques en cogestion, des projets, ça pèse un cer-
tain poids, ça a une consistance, et on pourrait passer à autre chose. Mais en fait j'ai essayé de voir
ce que c'était que cette consistance et comment on pouvait approcher plus finement cette création
d'une compétence. Là deux modalités : celle d'un processus cumulatif, avec quelques avatars de
transmission dûs aux discontinuités des animateurs étudiants, ça joue en particulier dans la pre-
mière période. Et aussi un processus de décentrement (peut-être excentrement conviendrait
mieux) : un mouvement s'échappe, une sorte de tension permanente, où quelque chose échappe à
son cadre d'origine. C'est un véritable mouvement de chassé-croisé. Je vais vous donner quelques
exemples de cette façon d'être à côté dans une espèce de débordement. En 62, par exemple, vous
avez une rencontre nationale qui se prépare des professionnels qui travaillent dans ces structures,
dans les BAPU en particulier. En même temps, vous avez cette commission dont je parlais tout à
l'heure qui travaille sur ce que doit ou peut être un projet de dispensaire d'hygiène mentale étu-
diant, et en particulier un BAPU, sans aucun rapport entre les deux. Il n'y a pas de rapport entre
ces deux propositions de travail si ce n'est qu'à un moment donné, lorsque le colloque a lieu, les
étudiants qui travaillaient dans cette commission vont prendre des notes et rédiger le compte-
rendu. En 63 on trouve aussi quelque chose du même type, un colloque annuel et en même temps
une proposition de travail en acte qui prépare une revue, un numéro spécial sur la santé mentale,
mais aucun rapport d'établi entre la première et la seconde proposition. Autre exemple : dans le
bulletin où il est rendu compte de ces réunions de professionnels salariés qui sont les salariés des
étudiants, il est dit qu'une commission de jeunes techniciens va faire une évaluation des expé-
riences en cours, sans plus ; mais sous-entendu : cette commission de jeunes techniciens n'est pas
prise parmi les professionnels que vous êtes, et ce dans un bulletin qui s'adresse aux profession-
nels. Également une commission de travail qui se met en place pendant plusieurs années fonc-
tionne sans aucune liaison avec ce qui est établi et qui fonctionne réellement dans le secteur

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


comme dispositifs de soins et d'assistance. Cela devient même cocasse parfois, aux moments où
des correspondances tout à fait imprévues s'établissent, des gens qui sortent des papiers de leur
poche : mais c'est vous qui… Il y a là une constante qui ne s'inscrit pas seulement dans une cour-
te période, mais qui démarre pratiquement dès les années 61, et c'est seulement peut-être en fin
de période, dans les années 65-66-67, que de nouvelles formes de collaboration pourront s'établir.
Il y a aussi quelque chose qui a un rapport peut-être avec cela, je le mentionne comme une hypo-
thèse, de cette démarche biface, c'est quand, par exemple, au sein des organismes de recherche
des étudiants, il y a plusieurs propositions de travail en même temps sur le même thème, et sou-
vent l'une qui a une méthodologie assez importante, et l'autre au contraire avec des sortes de
micro-enquêtes sur des thèmes présentés parfois sur un mode plus journalistique. Sur les pro-
blèmes sexuels et la drague, le travail salarié étudiant et le travail noir.
On retrouve ce même type de processus de décentrement-excentrement dans la façon dont les
structures légères de type dispensaires sont sollicitées par rapport à la Fondation-santé qui est une
structure beaucoup plus lourde, plus policée et hors de portée, avec des rouages de cogestion
beaucoup plus complexes. Mais également les cliniques avec leurs masses critiques, leurs pro-
blématiques institutionnelles par rapport aux dispensaires qui sont parfois perçus comme étant
sans âme ou sans fantômes, sont également sollicitées ; mais en même temps on sollicitera cer-
tains hôpitaux publics, certaines expériences dans le secteur public où les problématiques institu-
tionnelles sont peut-être plus affinées par rapport à cette méconnaissance des problématiques ins-
titutionnelles dans les cliniques. Mais ce n'est même pas forcé d'exister. Un projet va retenir pas
mal de monde pendant longtemps, un projet d'hôpital de jour qui va aller jusqu'à des plans d'ar-
chitecte, et qui fonctionne comme référence critique par rapport aux BAPU et aux cliniques.
Il va se créer en fin de période des clubs, thérapeutiques ou sociaux ou pédagogiques, et il en est
parlé aussi comme d'un point antagonique, et en tous cas ils sont sollicités (je garde une formu-
lation banale) par rapport aux dispositifs que sont les BAPU ou les cliniques. Mais cela joue éga-
lement au sein des formations sanitaires elles-mêmes. Par exemple dans les personnels vous avez
essentiellement des médecins psychologues de formation psychanalytique et des assistantes
sociales (tout le monde s'appelle conseiller psychologique ou conseillère sociale) et il y a une cer-
taine façon de solliciter les conseillères sociales, ne serait-ce qu'en leur faisant des stages, comme
zones personnelles intermédiaires par rapport à ce que sont dans la topographie les conseillers
psychologiques et essentiellement les psychiatres.
Je crois que ça joue également en ce qui concerne l'ensemble géré et géré par rapport à l'extérieur,
« les autres », et l'hôpital psychiatrique par rapport à la Fondation-santé, aux BAPU, quitte à s'in-
venter des possibilités de liaison dans des sociétés locales d'hygiène mentale qui n'existent pas.
Cela joue également dans les questions pratiques à un niveau beaucoup plus micro-physique
encore, quand par exemple on parle énormément du conseiller pédagogique : il y en a un en tout
et pour tout dans toute la France dans un des dispensaires à Strasbourg, mais comme si c'était
effectivement la fonction importante ; alors que l'ordinaire des pratiques consiste essentiellement
en thérapies brèves et en thérapies analytiques au long cours, l'insistance va être mise sur les thé-
rapies de groupe. Mouvement de déplacement en quelque sorte. Ce qui fait qu'il y a bien une pres-
sion, pression à la fois de la population consultante (listes d'attente, etc.), mais il y a une pression
de ce mouvement tournoyant, mouvement qui déporte sans cesse ses problématiques, ses ques-
tionnements, ce qui fait dire aux professionnels : " on sent que vous n'êtes pas contents, mais on
ne sait pas pourquoi et on a l'impression que vous-mêmes vous ne le savez pas " ; ou bien ils
diront entre eux après l'examen d'une question un peu difficile quant à son cadrage cogestionnai-
re : « souhaitons que l'équipe étudiante de l'an prochain s'intéresse à autre chose », et en général
ça ne rate pas, l'équipe étudiante de l'an prochain s'intéresse toujours à autre chose !
Cela joue sur l'orientation de recherche, en particulier. J'ai trouvé des textes dans lesquels les pro-
fessionnels font des propositions qui sont tout à fait prenables et qui correspondent à une certaine

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


attente (groupes Balint en direction des milieux enseignants et autres) mais les étudiants ne les
entendent plus parce qu'ils sont déjà au-delà. Ce n'est plus ça. Voilà donc pour la rapidité de pro-
duction des énoncés.
La question se pose aussi au niveau des pratiques sur deux plans. Ce qui m'a frappé c'est qu'ef-
fectivement l'ordinaire ce sont des thérapies brèves (onze, douze séances) et des thérapies longues
qui sont les cures analytiques, mais cela on n'en parle pas ; ce dont on parle, c'est quelque chose
de beaucoup plus périphérique, les groupes de discussion, la relaxation, le psychodrame, quelques
incidentes éventuellement sur les chimiothérapies.
Les questions doctrinales, d'obédience psychanalytique, car cette histoire se recoupe avec la pro-
lifération, la pénétration des milieux psychanalytiques organisés, sont ressaisis uniquement (c'est
assez curieux) sur ce en quoi les pratiques dans ces centres de soins peuvent être ressaisies, échap-
pées, justifiées d'une appréciation à l'aune psychanalytique. C'est intéressant parce que il y a des
débats sur l'argent, la gratuité et en fait les parisiens, c'est la première structure, qui demandent
une participation symbolique aux consultants (un ou deux francs) n'en disent rien. Mais les pro-
vinciaux qui sont dans une position de moins bien dire par rapport aux parisiens et ça se sent, je
parle des professionnels, eux vont avoir à se justifier de pratiquer la gratuité, et avec beaucoup de
mal. Vous voyez cet espèce de retournement.
De même en ce qui concerne les questions de la symptomatologie universitaire, est-ce que l'on
fait des groupes par exemple avec des étudiants qui arrivent en se plaignant essentiellement dans
un premier temps de troubles de l'attention, de troubles dans le travail, ce qu'on appelle les diffi-
cultés de travail universitaire. Les parisiens disent : mais non, c'est des troubles névrotiques ! ça
c'est un symptôme, surtout pas ! Et alors il y a là aussi toute une thématique chez les provinciaux
pour se justifier d'accepter d'entendre parler de la difficulté à travailler comme d'un problème qui
n'est pas un faux-problème.
Autre exemple, celui des thérapies de groupe dans la mesure où à l'époque elles sont quand même
tenues comme des pratiques au rabais et là il y a aussi toute une intense activité justificatoire de
faire quelque chose qui n'est pas d'une stricte orthodoxie psychanalytique. Mais c'est d'autant plus
curieux que l'essentiel c'est quand même une activité de conseil qui ne dépasse pas souvent l'an-
née universitaire. J'ai réussi à avoir des chiffres : la majorité des consultants restait un an, un an
et demi, donc des thérapies brèves, une séance par semaine, ce qui fait qu'il y a quand même là
un certain contrôle doctrinal analytique qui a joué un rôle assez important, alors que par ailleurs
les étudiants ont par rapport à cela une position qui n'est pas encore une position fétichiste. Je ne
sais pas s'ils l'ont eue après, depuis oui en tous cas. Ils commencent à aller au séminaire de Lacan,
mais à en juger par le petit nombre de calembours que l'on trouve dans les notes, textes et manus-
crits, je dirai qu'ils ne sont pas encore tout à fait branchés. Ceci étant une chose me paraît impor-
tante, c'est la façon dont chaque fois qu'il y a une crise (il y a des crises, il y a des états terminaux
de ces crises) ils disent avec une fausse candeur aux professionnels : « mais enfin, votre forma-
tion, est-ce que ça ne vous aide pas à éviter d'en arriver à de pareils excès ? »
Quant à la gestion, c'est une démultiplication : savoir passer de champs de signification très dif-
férents : les ministères, la sécu, les services extérieurs, les élus locaux, la médecine préventive…
C'est très important aussi au niveau des configurations énonciatives, dans la mesure où ce n'est
pas pareil d'expliquer à un élu local ce que c'est que les problèmes de santé mentale des étudiants,
vous voyez à peu près ce qu'il peut vous répondre, ça n'a pas tellement changé, et puis d'expli-
quer le soir à des militants purs et durs en quoi ce n'est pas une saloperie réformiste ce qui est en
train de se faire là ; il y a une sorte de production d'énoncés qui me paraît très importante, et qui
ont à se déployer sur des plans et dans des champs tellement différents, ce qui me paraît déjà à
souligner dans une sorte stratégie extensive.
Un mot à propos des savoirs. Là je dirai que ce mouvement de chassé-croisé se fait autour d'une
forme qui a pu paraître à fois close, refermée sur elle-même, les professionnels. Quand on achète

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


une maquette à faire il manque toujours le tube de colle. Là dans la mise en place de ces struc-
tures, des zones de contact n'avaient pas été aménagées et donc ça se referme. Et puis c'est vide,
ça ne produit pas, ce qui effectivement peut-être va renforcer la tendance que l'on va voir en fin
de période, les étudiants disant : au fond, on va parler nous-mêmes, et les étudiants vont produi-
re du texte.
Trois types de prélèvements de savoir sont faits : les tableaux de la première période. Les textes
de la deuxième période sont eux psychanalytiquement référencés, des choses moins hétérogènes,
beaucoup plus « pures », avec de très longs développements sur l'échec névrotique, l'inhibition
intellectuelle, sur ce qui tient lieu à la figure du père dans la transmission de la culture. L'échec,
c'est une sorte de déclinaison, tout y passe, c'est comme les psychanalystes savent faire quand ils
font ça, c'est dommage, cet espèce de rabat sur le théâtre œdipien ; l'inhibition intellectuelle est
peut-être plus intéressante à ressaisir dans la mesure où elle s'est faite plus en termes de figures :
l'obsédé, le phobique ; l'image du père n'est pas inintéressante parce que c'est là une série de déve-
loppements sur un aspect pragmatique en quelque sorte de la mise en jeu de la figure du père,
qu'est-ce qu'il en est en particulier dans les thérapies courtes, c'est un des rares moments où il se
dit quelque chose quant aux thérapies courtes. Et en fin de période on trouve un relais étudiant
avec une rupture de ton, une prise en compte des problèmes psycho-affectifs, des problèmes
sexuels, on ne dit plus « le couple informel », on parle du couple tout court, de la drague, les petits
boulots, vous voyez le vocabulaire change, on passe des textes de Jean-Claude sur les aliénations
à des choses beaucoup plus pointées, qui seront même présentées dans des congrès internatio-
naux, par exemple un congrès de psychiatrie sociale à Londres où pratiquement les seuls français
présents à ce congrès étaient des représentants étudiants, avec le vieux Baruk et deux ou trois oli-
brius, donc une assomption absolument étonnante.
J'arrive à cette dernière période où l'on a ce débordement. Les maîtres-mots de l'époque sont
savoir et pratique. Les savoirs sont renvoyés aux pratiques, les pratiques à leurs cadres sociaux,
et simultanément les représentants étudiants, par leurs recherches actives, créent un milieu qui
n'existait pas, trouvent dans ces procédures de création de milieu, création de compétences, une
autorité qui les amène à développer des formulations non seulement sur des propositions de tra-
vail en cours, mais sur beaucoup d'autres, inventent des dispositifs, les clubs qui vont permettre
et amplifier ce brouillage d'opposition traditionnelle soignants/soignés, usagers/représentants des
usagers, chercheur/militant, enseignant/enseigné, animateur/soignant, etc, qui était déjà mis à mal
par ce schéma ci-dessus, à savoir : savoirs, pratiques, cadres sociaux ; et puis en fin de période il
y a un mouvement d'épuration qui apparaît, enfin il est tout le temps là mais on ne le voit pas. Il
est tout le temps là parce que ce n'est pas quelque chose qui peut s'objectiver, on le trouve à peu
près dans toutes les composantes de ces courants, il y a vraiment parfois des rapprochements inat-
tendus. Ce mouvement d'épuration va dénoncer la part d'imaginaire, qui caractérise les formula-
tions et les pratiques étudiantes et à partir de ce moment là les énoncés ne produisent plus de
milieu, ni de transfert de milieu à milieu, ils ne produisent plus que de la signification, et à partir
des mêmes éléments, et je crois qu'on peut dire que l'on rentre là dans la période du déchiffrage
structuraliste. Les énonciateurs attitrés dans cette période sont muets, on peut dire que c'est un
mutisme plein de frémissements, je veux bien mais c'est important de noter qu'aussi bien du côté
des organisations politiques étudiantes, communiste, socialiste, chrétienne, toutes ont été rappe-
lées à l'ordre par leur hiérarchie, l'histoire se déroule au présent, elle se réécrit, c'est-à-dire qu'on
y entre de plein pied, pour les gens c'est important, ils ne sont pas admis à entrer dans une généa-
logie sans faire de bruit, ils entrent de plein pied. Et comme il n'y a pas d'importation possible du
fait de ce silence des énonciateurs politiques et du fait de cette extrême méfiance par rapport aux
énonciateurs « adultes », il faut inventer, et l'on ne peut inventer qu'en extrayant sa propre sub-
jectivité en soi-même. Et c'est effectivement là aussi que l'on va trouver en quoi l'hygiène men-
tale, même si le terme paraît maintenant un peu désuet, va ouvrir toute une série de champs de

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


perceptions et de savoirs. Donc si vous voulez, une alliance, l'histoire au présent et l'hygiène men-
tale, un savoir qui se fait, la possibilité de penser sans commencement en utilisant des énoncés
disponibles, désassujettis (les universitaires diraient : décontextualisés) dans de nouvelles
conjonctions inattendues.
Là on a le deuxième état de recherches actions à la fois extensives articulâtes vers des passages
inter-plans, et qui créant aussi ces effets de bougé.
La question universitaire très rapidement. C'est effectivement la période où les étudiants produi-
sent des plans de réforme de l'université, une discussion extrêmement affinée sur la validité ou la
non validité épistémologique de l'enseignement qu'ils reçoivent, mettent l'accent sur : le point
focal, c'est les méthodes, c'est-à-dire les pratiques, pratique enseignante, pratique étudiante, com-
ment restituer au travail étudiant sa dimension collective ? Pardi avec des groupes de travail ! Et
au bout du compte articuler ces groupes de travail dans un système de contrôle, de réforme, de
cogestion. Il y a eu des enseignements parallèles donnés à cette époque, et sans profs.
Effectivement cela met en cause toute une série de vieux clivages, de vieux partages, je crois
qu'effectivement pouvoir parler, découvrir, connaître beaucoup de choses, ça mobilise quand
même énormément les gens à cette époque. Il y a cette discussion autour de la notion de surdé-
termination, et l'opposition surdétermination/pluridétermination, oppositions Althusser/Malrieux,
un texte circule.
Autre élément qui me paraît important : les emprunts faits aux sciences humaines cliniques. Du
côté de la psychanalyse, on emprunte l'écoute, la notion de hors scène, le référent, la notion de
contrôle et la notion d'institution avec une connexion qui s'établit avec le G.T.Psy. Du côté de la
pédagogie, il y a le courant universitaire dont on vient de parler, activité pratique sur les groupes
de travail, connexion avec les groupes psycho-pédagogiques (Fernand Oury) et là ce sont de véri-
tables pratiques qui sont sollicitées : les groupes de formation d'enseignants, les stages, la notion
d'une instance de concertation entre la masse des élèves et l'enseignant, la médiation ça paraît très
important. La question aussi du côté de la psycho-sociologie, sur toute la problématique de l'en-
jeu de la formation des animateurs, professionnels ou non professionnels, peut-on former nous-
mêmes nos animateurs, mais si nos animateurs sont en même temps nos responsables… ça fait
travailler quand même ! La rupture découverte dans un savoir spontané avec les représentations
sur les fonctionnements collectifs, c'est le rôle des premiers stages à Royaumont et après
Royaumont et les connexions avec les psychosociologues installés (comme Lapassade). À l'hy-
giène mentale sollicitée, celle-ci va fournir tout à fait ce qu'il faut de façon très astucieuse, Félix
en a été en partie responsable, le texte que tu avais donné qui totalisait tout le travail d'une pre-
mière année où les quatre thèmes essentiels sont : il y a de fait des multiplicités ; il fait qu'elles
puissent se conjuguer donc l'hygiène mentale doit être multifocale ; elle doit être contrôlée ou
approchée analytiquement ; l'hétérogénéité : des milieux peuvent être thérapeutiques sans être
spécifiés comme tels ; c'est un mouvement, pénétration dans le milieu, voire d'autres milieux et
alliance avec le non spécialiste, c'est l'extensivité.
Ce qui me paraît important à dire là à propos des recherches que les étudiants vont mener dans
cette deuxième période, c'est qu'elles ne se situaient pas par rapport à un haut niveau de scienti-
ficité, elles étaient pointées comme telles, il s'agit de monter des structures parallèles moins for-
melles, décollées, je cite : « Pour un objectif qui n'est pas scientifique, mais amener les étudiants
de tel ou tel sous-ensemble à prendre en charge leurs problèmes. »
À l'encontre de cela se développe une exigence de scientificité qui me paraît très importante, en
particulier quand quelqu'un comme Bruno K. fait une critique très pointée de l'enquêteparticipa-
tion, et il a cette phrase : « on ne peut vouloir transformer en même temps que l'on connaît », c'est
curieux, cette phrase ça plaît et vous allez la retrouver après, il y a une sorte de propriété com-
mune des énoncés, dans toute une série d'autres textes, ça devient une sorte de stéréotype, on ne
peut vouloir transformer en même temps que l'on connaît, et c'est très grave.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14


Vous avez à la fois ce mouvement d'extension qui continue, ce débordement, et en même temps
vous avez cette tendance à la ressaisie, à la scientificité, on réinvite (on n'avait pas vu cela depuis
des années) des classiques de la sociologie ou de la recherche psychosociale. Je parle de confé-
rences, non de stages, retour à l'importation de techniques par rapport à une phase antérieure où
on avait au contraire une automodélisation, et de recherche d'outils d'analyse endogénérés.
Je voudrais dire un mot de ces domaines d'extensivité. Les étudiants vont tenir avec autorité des
énoncés sur toutes sortes de points, cela est tout à fait étonnant, ils sont aménageurs (l'aménage-
ment régional) ; là ils produisent du texte mais qu'ils vont soutenir dans des milieux de profes-
sionnels qui subissent cela en se demandant qu'est-ce qu'ils entendent ; ça tient debout en plus,
mais il faut entendre ces orateurs étudiants qui font de très grands textes sur les conditions d'amé-
nagement régional, la répartition des activités, tertiaires, primaires ; comment les étudiants doi-
vent habiter là-dedans, les cités universitaires, les centres de recherches, etc. La réforme univer-
sitaire, je ne vais pas dire grand chose de plus là-dessus. Les formateurs le sont et tiennent la pilu-
le aux professionnels de la psychosociologie, ils produisent du texte et ils défendent leurs textes
avec quand même quelques effets de transfert mal liquidé qui subsistent sur ce qu'est l'animation
d'un groupe et la formation du psychosociologue. Soignants aussi, ils sont tout à fait prêts à
démultiplier l'effet thérapeutique, ils mettent en place des projets d'ailleurs de prise en charge
d'étudiants en post-cure ; et ils vont présenter, au Congrès mondial de la Fédération pour la santé
mentale, un projet de Bureau d'aide psychologique industriel, froidement. Il y a effectivement
quelque chose de l'ordre de l'extension. Analystes aussi, d'une certaine façon, parce qu'il arrivera
ces rencontres imprévues qui font que les étudiants de base pensent s'adresser à une rupture de
soins, et l'on ne sait pas toujours très bien à qui l'on s'adresse avec ces glissements, et ils tombent
sur des chercheurs étudiants qui mettent en place sur le terrain des propositions de recherche col-
lective, d'interventions sur les campus, avec une pratique de groupes de contrôle derrière cela. Il
y a des gens qui vont voir sur place : mais que se passe-t-il ? July va faire le déplacement et va
vraiment être très impressionné. Prophètes : du côté des étudiants communistes, ils font très fort
car ils disent : le passage au socialisme, vous allez voir ! Ce qui effectivement crée des problèmes
avec la hiérarchie, vous vous en doutez ; et alors des textes extraordinaires sur l'irrespect étudiant.
Dans ce mouvement court en 65 une rumeur persistante de candidature étudiante à la présidence
de la république. Ils convoquent une conférence de presse en 66, pour dire aux journalistes uni-
versitaires : Attention, il va se passer quelque chose sur un campus. Les journalistes : Ah oui, mais
quand, et où ? – ça on ne veut pas vous le dire, mais sur un campus.
J'ai terminé ce développement avec ce que j'ai appelé : Milieu d'appui, milieu d'effectuation. Ce
qui me paraît important pour les milieux d'appui, c'est que c'est vrai que ce n'est pas pareil de par-
ler de cité universitaire quand on gère des cités universitaires, ça donne une certaine consistance
aux énoncés que l'on produit. Quant aux milieux d'effectuation, ce qui me paraît important, c'est
quand le milieu d'une certaine façon anticipe une problématique qui n'est pas encore tout à fait
explorée, la dépasse et la relance. Et : cela, c'est l'effet-club. J'ai été tout à fait étonné, en
dépouillant des compte-rendus in-extenso de rencontres de clubs, où il y a effectivement quelque
chose de ce débordement, cette tension vers un au-delà qui se met en place, avec ces réflexions
des gens qui essaient de présenter cela sur un mode banal, comme on en parlerait dans la queue
d'un cinoche : « ah bien ça effectivement oui c'est la réunion des gens qui veulent soigner tout le
monde ! » et qui ne perçoivent pas très bien qu'est-ce qui est antagonique à quoi.
Les lignes d'épuration sont là tout le temps. Elles sont invisibles dans les phases d'accélération et
d'intensité mais en fait on peut quand même les repérer, elles apparaissent nettement comme
lignes de partage, comme lignes attributives entre : « ça c'est du soin, attention ! », « ça c'est de
la prévention, ne confondez pas » ; il y a une série de mises en garde extrêmement violentes en
fin de période : « ça c'est de la recherche, ce n'est pas pareil », « ça c'est de la militance ». Il s'agit
que les pratiques se réaccouplent avec leur savoir, ne pas laisser proliférer les choses n'importe

Les séminaires de Félix Guattari / p. 15


où. À ces débats tout le monde participe, il y en a qui prennent congé en dénonçant l'imaginaire.
L'imaginaire c'est quoi en fait ? Ce sont les processus de subjectivation qui sont dénoncés comme
étant générateurs de fausse conscience, de rapports mystifiés au profit de quelque chose de tout à
fait extrogénéré qui est, disons, les relations inter-classes, l'inter-syndicalisme.
On trouve des choses très proches chez Althusser et même chez les situationnistes. Les derniers
texte des situationnistes, c'est effectivement la dénonciation de l'imaginaire étudiant, l'illusion.
C'est vrai qu'il y avait plusieurs façons de lire cela : soit une histoire des rapports entre maladie
mentale et société, soit quelque chose qui a à voir avec l'histoire des institutions psychiatriques et
des pratiques, soit l'étude des mouvements sociaux, soit ces problèmes de transfert de technolo-
gie à technologie, mais là on est en 86 et l'on voit beaucoup mieux ces domaines qui se sont des-
sinés depuis. Ce qui me paraissait essentiel c'était de pouvoir restituer – et là j'ai beaucoup abré-
gé – la façon dont l'hygiène mentale fournit de la compétence, fournit de la matière à toutes sortes
de champs pratiques qu'elle va traverser, crée des pôles de subjectivité dans ce mouvement parti-
cipationniste, des moyens d'analyse qui visibilisent en quelque sorte ces territoires et un excès qui
ouvre sur un au-delà de ces territoires d'emblée, au lieu de prototyper un système qui va se refer-
mer dans la consistance interne de ces territoires.
Autre chose qui me paraît important, c'est de dire que sous cette thématique se retrouvaient des
gens qui avaient à s'expliquer sur tous les plans, sur tous les fronts, et qui produisent une plus-
value d'énoncés qui changent la discernabilité des objets jusque là en usage, qui sont ceux dont
ils parlent et qui passent à travers ces champs qui étaient jusque là cloisonnés, sérialisés, spécia-
lisés, qu'on appelle les domaines de compétence. J'ai essayé de reconstituer une démarche
processuelle.

F - Je ne voudrais pas rentrer dans les détails mais aller tout de suite à un problème auquel m'a
fait penser l'ensemble de ton parcours. Et ce que je trouve intéressant justement c'est que tu as fait
l'ensemble du parcours et que tu ne te sois pas trop arrêté sur tel ou tel élément. Parce que, au
fond, il y a eu détournement, détournement à étages d'un certain nombre d'institutions, de fonc-
tionnements sociaux, et d'ailleurs détournement de fonds aussi. De l'argent transitait des fonds de
la sécurité sociale pour aboutir jusqu'à des groupuscules, des revues politiques… Mais c'est un
détournement généralisé jusqu'au moment où il y a eu un débordement et où le détournement s'est
épuisé sur lui-même.
Si on reprend mon idée des trois fonctions par rapport aux productions discursives, celle de déno-
tation, celle de signification, et celle que j'appelle d'existentialisation, mise en existence, qui est
donc la troisième fonction non discursive, fonction de constitution de territoires subjectifs et
d'univers de référence déterritorialisés, incorporels. On voit bien qu'il y a une fonction dans ce
que tu dis de dénotation-gestion. Pratiques de fait très difficiles à cerner, il faudrait être beba-
viouriste à ce niveau-là : mais que faisaient-ils au juste ? Ils étaient dans des bureaux, ils faisaient
des bordereaux de sécurité sociale, il y avait quand même quelque chose à l'arrivée. Il n'y avait
pas qu'une pratique de deuxième niveau, de signification, de logos, d'idéologie, de parole ; il y
avait aussi quelque chose que justement tu ne trouvais pas dans les autres niveaux. Et puis le troi-
sième niveau, que tu as mis à jour de façon très brillante, dans l'espèce de tournant que tu fais
entre le courant et le mouvement, c'est-à-dire une production de subjectivation, une production
d'énonciation qui, à un moment, se met à travailler sur elle-même, qui, au lieu d'être dépendante,
adjacente à je ne sais pas quoi comme dans le CRUSM, non seulement se met à prendre une cer-
taine consistance, mais se met à travailler pour elle-même, et puis se met à être interlocutrice,
interpellatrice jusqu'au délire, avec implosion.
La guerre d'Algérie, les pouvoirs spéciaux, le 20° congrès, Suez…, tu n'en as pas parlé et finale-
ment tu as bien fait. Justement ce n'était pas, à mon avis, l'objet, puisque précisément, ce qui était
intéressant c'était de voir comment il y a eu un pôle de subjectivation qui s'est constitué, et qui

Les séminaires de Félix Guattari / p. 16


ensuite là va jouer un rôle tout à fait fondamental, du point de vue synaptique, c'est-à-dire cris-
tallisation de subjectivité, dans les événements de 68.
Si on reprend maintenant la problématique que tu as posée d'abord de la transversalité, le fait que
cela soit participationniste et pas seulement défini axiomatiquement chacun sur chaque territoire,
encore que la tendance restera à dire : arrêtez, ça c'est du soin, ça c'est de la recherche, ceci, cela.
Il y a eu ce débordement. Il faudrait alors essayer de comprendre à ce troisième niveau, d'exis-
tentialisation, qu'est-ce qui a fonctionné. Et jusqu'à quel point ça a fonctionné, et où ça n'a plus
fonctionné. À l'époque je développais l'idée des coefficients de transversalité et je disais toujours
: mais ne croyez pas que ce qui marche dans toutes ces histoires-là c'est ce que vous racontez, et
je prenais toujours l'exemple du « Le SCAJ, messieurs dames ! », qui était le sigle d'annonce d'une
réunion à La Borde (Sous commission des activités journalières), c'était la formule vide, la paro-
le vide, la répétition qui catalysait une structure de subjectivation qui fonctionnait comme telle,
indépendamment du fait que c'était bien, que ce n'était pas bien, que c'était emmerdant, qu'on
disait quelque chose, que ça servait à quelque chose. C'était cette cristallisation-là. Il y a eu un
certain nombre de choses qui se sont mis à fonctionner, sur ce mode asignifiant de répétition qui
étaient… je ne sais pas au juste quoi. On peut dire, d'accord, la sécurité sociale, très curieux que
dans le système capitalistique contemporain, il y ait une sorte de flou, de battement, des étudiants
avaient à dire quelque chose à propos de bureaux de sécurité sociale ! Paradoxe, ça s'est mis à
grésiller quelque part. À côté de cela des fonds adjacents à ces fonds de sécurité sociale qui s'ap-
pelaient fonds sanitaire et social. Qu'est-ce qu'il allaient faire avec ces fonds-là ! Il y avait donc
là un coefficient de liberté. Puis se sont développées toutes sortes d'autres chose, d'institutions
(BAPU, cliniques, etc.). En gros tels étaient les supports matériels ; il y a dû y avoir d'autres
choses avec la gestion, les loisirs. C'est sur cela que s'est cristallisé quelque chose. Mais il fau-
drait les faire rentrer pas en résonance, mais justement dans ces rapports de transversalité, avec
ce qu'étaient les autres niveaux de pratiques. De quoi ?
1°/ de l'UNEF. Qu'est-ce que c'était que ce quelque chose qui se disait être un syndicat ?
Finalement c'était une ambiguïté totale par rapport au concept même de syndicat. Qu'est-ce qu'il
faisaient ? Qu'est-ce qu'ils pratiquaient ? Ils revendiquaient quoi. Indépendamment de tous les
trucs idéologiques, les tendances, les machins ou les pratiques de polycopiés, il y a eu une sub-
jectivité différentielle qui s'est mis à jouer entre ce qui se passait dans cette cristallisation au
niveau de la Mutuelle et au niveau du « syndicalisme étudiant ». Et un beau jour, après une crise
de folie, ils se sont mis à s'affirmer comme ayant une vocation à régler le problème de la guerre
d'Algérie et rentrer en résonance avec des révoltes très sérieuses. Alors qu'en fin de compte on
n'avait jamais attendu qu'ils disent quoi que ce soit et qu'ils prennent un pôle, une option critique
par rapport à tout l'ensemble des autres opérateurs institutionnels, politiques et syndicaux. On voit
bien qu'il y a une mutation.
Troisième niveau, beaucoup plus difficile à cerner, c'était le niveau de l'UEC et des groupuscules.
Ils faisaient quoi ? Se retrouver dans des endroits pour parler ? C'est difficile à cerner dans la fonc-
tion diagrammatique. Là aussi il y a eu une série de transversalités.
C'est l'ensemble de ces dispositifs qui sont développés dans ces lignes, signification, logos, idéo-
logie, et dans l'ensemble dénotation-gestion de quelque chose.
Ce qui me semble intéressant dans ce que tu amènes, c'est qu'au fond, comme tu as mené l'ana-
lyse de la matière d'expression beaucoup plus loin qu'on ne l'a fait quand on n'avait pas de recul,
je crois que l'on pourrait voir que ce truc là a marché seulement dans la limite exacte où il y avait
une certaine consistance de ces procédures existentialisantes, et puis, indépendamment des rap-
ports de forces, des problèmes idéologiques des tendances, il y a eu un certain moment où le vide
a pris le dessus. Et ça tu l'as très bien souligné et je trouve cela remarquable quand tu dis : on par-
lait du BAPU, mais qu'est-ce qu'ils faisaient ? Ils continuaient de faire leurs conversations, leurs
petites cures psychanalytiques et toujours on agitait des drapeaux de plus en plus vides, et

Les séminaires de Félix Guattari / p. 17


effectivement ça m'a remémoré quelque chose que tu as dit : un des objectifs de l'hôpital de jour
pour étudiants, c'était précisément de donner un type de contenu là où on savait qu'il n'y en avait
pratiquement pas, pour essayer de réinjecter une certaine fonction existentielle qui n'était pas sim-
plement au niveau de ces pratiques, mais au niveau des opérateurs eux-mêmes. D'où sortaient ces
gens-là ? Ils s'étaient auto-formés dans des groupes de discussion. Mais on voyait bien qu'il y
avait une sorte d'étouffement, il n'y avait pas de métabolisation qui permettait de relayer. Ce qui
me semble important serait donc d'essayer de saisir jusqu'à quel point ces opérateurs qui ont per-
mis à un moment de faire fonctionner une autosubjectivation, des sentiments d'appartenance (on
avait appelé cela : éros de groupe), à un moment se sont mis à tourner, à tourner à vide. Alors aus-
sitôt il y a eu réagencement avec les multipolarités qui étaient là. Ce qui est très curieux, c'est que
cette nébuleuse subjective, c'est cela qui est le plus extraordinaire, au moment où elle était quasi-
ment morte ou exsangue dans son fonctionnement diagrammatique, dans sa réalité, c'est à ce
moment-là qu'il y a eu Mai 68.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 18


Les séminaires 06.02.1984
de Félix Guattari
La Machine
Biologie : Michel Veuille
Mathématiques : Christiane Frougny
MICHEL VEUILLE

La machinerie des instincts

Avec Christiane, nous allons essayer de faire un séminaire sur le concept de machine – on parle
beaucoup de machines ici –moi dans le rôle du biologiste et Christiane dans le rôle de la mathé-
maticienne, puisque cela correspond à nos attributions respectives.
Le problème, c’est qu’en biologie il n’y a pas de concept de machine. Depuis que la biologie est
biologie il y a des centaines de constructions machiniques qui ont été imaginées mais il n’y a pas
de concept pour en parler.
Dans un premier temps je vais raconter l’histoire de toutes ces machines, parce qu’elles ont une
histoire. Je vais parler de la machine comportementale, de la machinerie des instincts et
Christiane enchaînera à partir de cela sur les machines mathématiques qui sont beaucoup plus
récentes et certainement beaucoup plus formalisées.
Aristote a été le premier zoologiste à décrire l’esclave comme une machine animée (La
Politique).
Il est d’usage de dire depuis lors que l’idée de machine renverrait à celle de cause mécanique,
efficiente.
Selon Georges Canguilhem, l’évocation du fonctionnement machinique d’un être serait une
explication d’ordre analogique se référant à ces objets réels consacrés par la technique, assem-
blages de pivots, de rouages et de cliquets, astreints à quelque tâche utilitaire et infiniment répé-
table, car inscrite dans l’agencement même de leur structure.

« On peut définir la machine comme une construction artificielle, œuvre de l’homme, dont une
fonction essentielle dépend de mécanismes. Un mécanisme, c’est une configuration de solides en
mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration. Le mécanisme est donc un
assemblage de parties déformables avec restauration périodique des mêmes rapports entre les par-
ties. L’assemblage consiste en un système de liaisons comportant des degrés de liberté détermi-
nés (…). La réalisation matérielle de ces degrés de liberté consiste en guides, c’est-à-dire en limi-
tations de mouvements de solides au contact. » (Canguilhem, La connaissance de la vie, p. 102)
On a souvent tendance à mépriser ses prédécesseurs ; mais il ne semble pas, en réalité, que qui-
conque ait jamais songé sérieusement que le corps ou l’esprit puissent fonctionner sur de tels
principes.
Et de façon plus générale, que quelqu’un ait jamais cru que l’explication machinique puisse repo-
ser sur les dispositifs utilitaires, ouvriers ou ménagers, utilisés à son époque, sinon dans un but
illustratif et métaphorique.
S’il en était ainsi, l’on devrait s’attendre à ce que les structures imaginées par les biologistes du
corps et de l’esprit du XIXe siècle, siècle du machinisme par excellence, aient quelque parenté avec
celles manipulées par les ingénieurs de l’époque.
Et sans doute les manuels de dissection et d’anatomie comparée sont-ils saturés de termes évo-
quant l’architecture fonctionnelle des corps : « animaux articulés », arthropodes, hexapodes,
myriapodes ; les psychiatres eux-mêmes discutent sur les « automatismes mentaux ».

Les séminaires de Félix Guattari / p. 1


S’il fallait s’attacher au sens premier de ces expressions, la science en vogue du XIXe siècle devrait
être quelque forme de chirurgie. En réalité, la discipline de pointe de cette époque, celle dont cha-
cun est convaincu, biologiste ou psychiatre, qu’elle détient le secret du fonctionnement des êtres,
c’est la physiologie. Or, la fonction glycogénique du foie n’évoque aucun artetact sorti des ate-
liers du XIXe siècle.
La « régulation du milieu intérieur » de Claude Bernard préfigure la notion d’homéostase, mais
n’a rien de commun avec un régulateur à boules, et ne lui doit rien.

Le vivant n’a vraiment été comparé à un automate que dans le siècle qui a suivi Descartes. Les
machines étaient alors des jouets : canards qui béquettent et qui défèquent, automate joueur
d’échecs, joueuse de tympanon construite pour Marie-Antoinette. C’étaient des objets d’art et de
démonstration construits en exemplaire unique. Êtres singuliers et merveilleux, ils fréquentaient
le milieu choisi des cours d’Europe et des salons philosophiques. Et quant aux machines utili-
taires, il y avait certes, à cette époque, des moulins à eau, mais aucun philosophe n’y a jamais
comparé l’esprit.

Les mythes des hommes perdus dans les engrenages de la fabrique, ou détrônés par les robots
appartiennent à la culture populaire, mais ils relèvent d’un imaginaire autrement plus riche que
celui d’une crainte quelconque inspirée par les objets de l’industrie. Ils ne doivent pas en tous cas
masquer le fait que ce sont les machines imaginaires qui ont, en tous temps et en tous lieux, pré-
cédé les machines réelles, et non pas l’inverse.

Mais s’il en est ainsi, où est la vertu explicative de la machine ? D’où nous vient cette illusion
d’intelligence du fonctionnement d’un être, à la simple évocation de son statut machinique ?
Quelle est la plus value de l’argument machinique par rapport à une éventuelle non explication
machinique ? À quoi s’oppose la machine dans le langage ?

L’inconscient du machiniste déroute encore par la prolificité de sa production, car toutes les
machineries imaginaires ne sont pas construites sur un mode unique et l’on peut distinguer, au
cours de l’histoire des sciences inexactes, biologie et sciences humaines, trois grandes périodes
au cours desquelles l’idée de machine s’est renouvelée.

1/ Les automates de l’époque de Descartes sont les seuls qui correspondent à l’image classique
du mécanisme. Réalisés pour accomplir quelque tâche nécessairement préétablie par leur
constructeur, ils appartiennent à un monde dualiste. La créature renvoie à son créateur : cause
finale.

2/ La science du XIXe siècle se veut matérialiste, moniste, évolutionniste. Les machines biolo-
giques et psychiques sont alors conçues comme des corps organisés, capables d’assurer leur déve-
loppement par des voies endogènes. L’embryologiste Driesch montre que si l’on dissocie les blas-
tomères d’un œuf d’oursin, chaque blastomère peut régénérer un individu.
Ces machines organicistes n’ont pas à être construites. L’évidence de leur fonctionnement ne rési-
de pas dans le jeu prédéterminé des pièces et des rouages, comme chez celles qui sortent de la
fabrique. Elles sont constituées d’organes auxquels sont attribués des fonctions spécifiques. Il suf-
fira pour les décrire d’un simple diagramme mettant en évidence la différenciation des parties, et
leur agencement respectif. Leur secret n’est pas dans la transmission du mouvement selon des
procédures automatiques, mais dans la complexité organisationnelle de l’ensemble.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 2


L’âme de cette époque est le positiviste Herbert Spencer, philosophe de l’organicisme et de l’évo-
lutionnisme, qui base sa philosophie sur deux principes :
- l’instabilité de l’homogène
- la conservation de la force
À chaque niveau de complexité structurale, le positivisme se donne simplement pour tâche de
répertorier les propriétés émergentes de la matière, à partir de points d’observation dispersés le
long de l’échelle des sciences : cause matérielle.

3/ Le XXe siècle voit réalisée la continuité substantielle du monde dans toute l’étendue de l’échel-
le des sciences, et s’intéresse maintenant aux propriétés structurelles. Les « fonctions » de l’or-
ganisme n’ont plus leur contenu immanent. Elles sont prises dans des explications formelles qui
transcendent leur nature particulière. Les mêmes équations valent pour une variété de systèmes
sans apparentement évolutif : cause formelle.

Le comble des machines imaginaires est de n’avoir jamais fonctionné sur le mode de la préten-
due « cause efficiente ».
Cet exposé envisagera l’histoire de l’art de fabriquer des machines imaginaires en biologie du
comportement animal. Il ne s’attardera pas à la filiation des machines elles-mêmes, car à une
même époque, les jeux d’opposition entre écoles multiplient les modèles ; les emprunts et les
références multiples, les plagiats, les transferts d’une discipline à une autre, la différence d’habi-
leté de chaque artisan, ou la facture variable d’un même composant selon l’atelier qui l’a produit,
rend les généalogies contuses. On peut par contre envisager les lignes directrices dans l’évolution
des technologies. Plutôt que de s’intéresser à la ressemblance entre les produits finis, on s’atta-
chera aux changements de traditions dans le travail des machinistes.
Les machines dont je parlerai sont celles de l’instinct situées à la jointure des machines animales
et des machines, et ce pour deux raisons.
La première est qu’à une époque donnée, les mêmes schèmes, situés à la frontière du concevable,
diffusent dans tous les domaines qui visent à l’intelligibilité du complexe.
La seconde est que l’animalité a toujours été considérée comme l’hypothèse nulle pour l’étude de
l’homme, le point zéro de l’humanité, que l’on ait pour but de les opposer de manière dualiste,
ou de trouver ce qui fait la spécificité de l’homme à partir de son origine.

I/ Les machines divines

Le corps-machine devient une hypothèse scientifique avec les travaux de H. sur la circulation du
sang (1628) et le Discours de la Méthode de Descartes (1637) qui développe l’idée de l’animal
machine. Il correspond bien alors à son étymologie grecque qui signifie ruse, machination. Le
Moyen-Âge connaît les machines de théâtre. Elles supposent un machiniste (Deus ex machina).
L’animal-machine n’est que le faire-valoir de son créateur. Il permettra au XVIIIe siècle d’avancer
l’argument du « Grand Horloger ». Et jusqu’au début du XIXe siècle, alors qu’apparaissent les pre-
mières théories évolutionnistes (Lamarck, Darwin…), Payley développe l’argument de la
montre : l’adaptation des êtres vivants à leur milieu, équilibre merveilleux obtenu par les mul-
tiples inventions de la nature, prouve le dessein du créateur (c’était déjà l’argument de Plotin ou
de Saint-Augustin : la beauté du monde qui nous entoure est un signe de l’intervention divine).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 3


II/ Au siècle des lumières

Les machines sensualistes de Condillac permettent aux animaux de fonder leur sensibilité sur les
besoins qui naissent de leur organisation, et non plus sur un don de la grâce divine : « L’instinct
n’est rien, ou c’est un commencement de la connaissance. Car les actions des animaux ne peu-
vent dépendre que de trois principes : ou d’un pur mécanisme, ou d’un sentiment aveugle, qui ne
compare point, qui ne juge point, ou d’un sentiment qui compare, qui juge et qui connaît. »
(Condillac, Traité des animaux, p. 489).
Si le Traité des sensations est dirigé contre Descartes, le Traité des animaux est écrit contre
Buffon : « Je conçois, écrit-il à son adresse, que si le chien était poussé comme une boule, par
deux forces égales et directement contraires, il resterait immobile, et qu’il commencerait à se
mouvoir lorsque l’une des deux forces deviendrait supérieure. Mais avant que ces ébranlements
donnent des déterminations contraires, il faudrait pouvoir prouver qu’ils donnent des détermina-
tions certaines : précaution que Monsieur de Buffon n’a pas prise ». (Condillac, ibid., p. 446).
C’est l’argument de l’âne de Buridan.
La thèse de Condillac annonce déjà la jointure entre le siècle des lumières et le XIXe siècle qu’opé-
rera Lamarck. Condillac écrit : « Les habitudes naissent du besoin d’exercer ses facultés : par
conséquent, le nombre des habitudes est proportionné au nombre des besoins. » (Condillac, ibid.,
p. 478) Et Lamarck écrit presque en écho : « De grands changements dans les circonstances amè-
nent pour les animaux de grands changements dans leurs besoins, et de pareils changements dans
leurs besoins en amènent nécessairement dans leurs actions. Or, si les nouveaux besoins devien-
nent constants ou très durables, les animaux prennent alors de nouvelles habitudes, qui sont aussi
durables que les besoins qui les ont fait naître. » (Philosophie zoologique, p. 2).
Avec Condillac tout se passe comme si les animaux pouvaient faire l’économie du créateur. Il
devait nécessairement s’ensuivre une renégociation des rôles entre Dieu, les animaux et les
hommes. L’animal se rapproche de l’homme, en même temps que le dualisme entre le corps et
l’esprit de l’homme se transforme en une dualité fragile.
« Retranchons d’un homme fait le moi de la réflexion, on conçoit qu’avec le seul moi d’habitu-
de, il ne saura plus se conduire lorsqu’il éprouvera quelqu’un de ces besoins qui demandent de
nouvelles vues et de nouvelles combinaisons. Mais il se conduira encore parfaitement bien, toutes
les fois qu’il n’aura qu’à répéter ce qui est dans l’usage de faire. Le moi d’habitude suffit donc
aux besoins qui sont absolument nécessaires à la conservation de l’animal. Or, l’instinct n’est que
cette habitude privée de réflexion. » (Ibid. Condillac, p. 489)
« Il y a dans la bête ce degré d’intelligence que nous appelons instinct ; et dans l’homme, ce degré
supérieur, que nous appelons raison. » (Ibid., p. 529).
Cette conception anthropomorphique de l’instinct animal. et parallèlement, cette dualité psy-
chique de l’homme entre moi animal et moi raisonnable seront des constantes de la science du
XIXe siècle jusqu’aux alentours de 1900.
Il n’est pas anodin, pour terminer sur Condillac de noter qu’il utilisait l’expression « d’êtres orga-
nisés » pour désigner les animaux. Vers la fin du XIXe siècle, le terme « d’évolution des êtres orga-
nisés » sera synonyme de transformisme.

III/ Darwin

Darwin était fort préoccupé du problème de l’origine du psychisme humain, et lui a consacré des
chapitres entiers de plusieurs de ses ouvrages.
Ses conceptions sur la question n’avaient rien de trivial. Il a nettement avancé l’idée, inédite à son
époque, que la sexualité humaine commençait chez le nourrisson, thèse que connaissait Freud, et
dont on sait la place dans sa théorie psychanalytique.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 4
Au XIXe siècle, c’est la conscience qui était conçue comme apanage de l’humanité. On ne mécon-
naissait pas l’existence de phénomènes inconscients, mais ceux-ci exprimaient plutôt notre natu-
re animale. La biologie de Darwin était loin, cependant, de les opposer. Organiciste, comme toute
celle du XIXe siècle, elle était caractérisée, non seulement par l’idée d’hérédité, mais aussi par
celle de développement.
Pour Darwin, les capacités intellectuelles s’étaient développées sous l’influence conjuguée de
l’hérédité et de la sélection naturelle, et avaient fait naître le langage, « moitié-art, moitié-
instinct ».
Quant à la conscience, elle naissait d’un conflit intérieur entre instincts sociaux et pulsions irré-
fléchies, arbitré par la raison.
« J’ai cherché à prouver que le sens moral (de l’homme) résulte premièrement de la nature des
instincts sociaux toujours présents et persistants ; secondement de l’influence qu’ont sur lui l’ap-
probation et le blâme de ses semblables ; troisièmement de l’immense développement de ses
facultés mentales et de la vivacité avec laquelle les événements passés viennent à se retracer à
lui ; et par ces derniers points, il diffère complètement des autres animaux. »
Cette disposition d’esprit entraîne l’homme à regarder malgré lui en arrière et en avant, et à com-
parer les impressions des événements et des actes passés.
« Aussi, lorsqu’un désir, lorsqu’une passion temporaire l’emporte sur ses instincts sociaux, il
réfléchit, il compare les impressions maintenant affaiblies de ces pulsions primitives (?) avec
l’instinct social toujours présent, et il éprouve alors ce sentiment de mécontentement que laissent
après eux tous les instincts auxquels on n’a pas obéi.
Il prend en conséquence la résolution d’agir différemment à l’avenir, – c’est là ce qui constitue la
conscience. Tout instinct qui est constamment le plus fort ou le plus persistant éveille un senti-
ment que nous exprimons en disant qu’il faut lui obéir. » (Darwin, La Descendance de l’Homme,
pp. 668-9).
Sous une grande naïveté, on discerne déjà les grandes lignes d’un autre système, qui aura été
grandement influencé par l’organicisme du XIXe siècle, celui des topiques freudiennes, et de l’af-
frontement entre le moi, le surmoi et les pulsions du ça.
La grande différence est que la partie inconsciente du psychisme humain était alors conçue
comme exprimant sa partie animale. Il n’en reste pas moins que la psychanalyse n’est pas tom-
bée du ciel.
Darwin était tant préocuppé du problème qu’il lui consacre encore un ouvrage : L’expression des
émotions chez l’homme et les animaux. Le thème traité était celui de «…l’acquisition par le déve-
loppement de certaines actions réflexes dans lesquelles les muscles qui ne peuvent être influen-
cés par la volonté sont mis en action (…) ».
« Car la conscience, dont dépend le sens de l’utilité, ne peut être intervenue dans le cas d’actions
effectuées par des muscles involontaires. Le mouvement magnifiquement adapté de l’iris lorsque
la rétine est stimulée par trop ou trop peu de lumière, est un exemple du problème. » (Darwin,
« Origin of certain instincts », Nature, 1873).
Le livre de Darwin se signale notamment par l’importance accordée au psychiatre français
Duchenne de Boulogne. C’était l’un des maîtres de Charcot. Ses travaux de neurologie mettaient
à contribution deux des inventions scientifiques du XIXe siècle : l’électricité et la photographie. Il
soignait l’hystérie par des séances d’électricité. Par ailleurs il avait collaboré avec Nadar.
Aujourd’hui la fixation des expressions sur la pellicule est considérée comme un art. À l’époque
c’était une découverte d’ampleur scientifique. De leur collaboration Nadar avait acquis son habi-
leté à dresser un portrait expressif de ses contemporains. Duchenne qui classifiait les maladies
mentales comme on classifie les espèces, en avait tiré des photographies des principales expres-
sions de base chez l’homme, que Darwin regardait comme un « progrès considérable » et qui
illustraient tout son ouvrage.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 5


Un exemple de problème traité par Darwin et qui donne une bonne idée de la problématique de
l’ouvrage est celui du rougissement.
Certains psychiatres et criminologues influencés par les idées évolutionnistes disaient que les
hommes ayant une mentalité primitive dénuée de sens moral étaient incapables de rougir. Darwin
envoya une circulaire à tous les médecins de l’empire britannique, leur demandant, entre autres
questions, s’ils avaient déjà vu rougir des sauvages. Et les réponses parviennent :
- Les juifs rougissent comme les aryens.
- Les Chinois possèdent une expression qui signifie « rougir de honte ».
- Il est fréquent de voir la rougeur sur les joues des plus belles femmes de Tahiti.
- Mr. Washington Matthews a vu souvent rougir les jeunes squaws (femmes) appartenant aux
diverses tribus indiennes de l’Amérique du Nord.
- Plusieurs observateurs dignes de foi assurent avoir vu sur le visage des nègres quelque chose qui
ressemblait à la rougeur, sous l’influence de circonstances qui l’auraient excitée chez les blancs ;
leur peau était pourtant d’un noir d’ébène.
Quelques-uns décrivent ce phénomène en disant que chez eux, la rougeur est brune (…).
- Chez une négresse albinos parfaitement caractérisée, décrite par Buffon, on voyait une teinte
légèrement cramoisie s’étendre sur ses joues lorsqu’elle se montrait nue. Les cicatrices de la peau
demeurent blanches très longtemps chez les nègres, et le docteur Burgess, qui eut de fréquentes
occasions d’observer des balafres de ce genre sur le visage d’une négresse, la vit distinctement
« devenir rouge, chaque fois qu’on lui parlait sans qu’elle s’y attendît, ou qu’on l’injuriait d’une
façon grossière ».
- Les races sémitiques rougissent aisément, comme on devait s’y attendre d’après leur ressem-
blance générale avec les races aryennes. (L’expression, p. 338).
Le mystère des automatismes inconscients de l’homme reste entier.
En conclusion, Darwin donnera des mécanismes comportementaux non conscients une explica-
tion neurologique basée sur trois principes :
- « Les mouvements utiles à l’accomplissement d’un désir ou au soulagement d’une sensation
pénible finissent, s’ils se répètent fréquemment, par devenir si habituels qu’ils se reproduisent
toutes les fois qu’apparaissent ce désir ou cette sensation. »
- Principe de l’antithèse : « Un usage constant (…) affermit en nous l’habitude d’exécuter volon-
tairement les actes opposés (…) (parfois même), dans un état d’esprit déterminé, une tendance
involontaire, irrésistible, à l’accomplissement d’actes absolument contraires doit se produire ».
Rappelons que c’est par ce principe que les psychiatres expliquaient ce fait d’observation bien
connu que, par exemple, une personne réputée pour sa grande chasteté est parfois assaillie d’idées
obscènes.
- Action directe de l’énergie nerveuse sur le système nerveux : « Cela revient à dire que la force
nerveuse prend volontiers des voies qu’elle a déjà parcourues. » Thèse reprise en 1950 par Hebb,
et qui est encore la théorie de l’apprentissage la plus prisée des neurologues.

L’inconscient travesti

À ce point de l’histoire des machines imaginaires, nous pouvons résumer ainsi le chemin par-
couru depuis Descartes.
Le dualisme entre le corps-machine et l’âme n’a été remis en cause que sur la base d’une confu-
sion croissante entre l’animal et l’humain.
La description des mœurs animales au XIXe siècle est devenue très anthropomorphe. Il a fallu
accepter une dualité du psychisme humain, en surajoutant à sa raison ce qui apparaît pour le
moment comme un soubassement animal, s’exprimant par des « automatismes » échappant à sa
conscience.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
L’inconscient s’avance masqué, sous la figure de l’animal.
Nous approchons du point crucial où l’homme et l’animal vont se dévêtir et échanger leurs
défroques. Au début du XXe siècle, l’animal va redevenir un pur automate, et l’inconscient va
devenir l’attribut essentiel de l’humanité.
Au delà de ce point de rupture, Lacan pourra dire : « Il n’y a d’inconscient que chez l’être par-
lant. Chez les autres qui n’ont d’être qu’à ce qu’ils soient nommés, bien qu’ils s’imposent du réel,
il y a de l’instinct, soit le savoir qu’implique leur survie.
Encore n’est-ce que pour notre pensée, peut-être là inadéquate. » (Lacan, Télévision, p. 15)
Pour l’instant, cette confusion des rôles, on la trouve pour l’animal, dans le livre sur L’évolution
mentale chez les animaux, écrit en 1884 par Romanes, élève chéri de Darwin, et dont Freud devait
faire une lecture abondamment annotée :
« Je me suis efforcé de démontrer que l’origine des instincts peut être ce que j’ai appelé primai-
re ou secondaire, c’est-à-dire que je crois qu’il y a un nombre de faits établissant que les instincts
peuvent naître soit par la fixation, au moyen de la sélection naturelle, d’habitudes dépourvues de
but précis, qui se trouvent être avantageuses ; dans ce cas, ces habitudes deviennent des instincts
sans que l’intelligence s’en soit jamais mêlé ; soit par la transformation d’habitudes, originelle-
ment intelligentes, en actes automatiques, grâce à la répétition. » (Romanes, op. cit.)

Côté homme, l’inconscient se trouve sur le fil du rasoir avec Janet, qui reprend l’idée de Charcot
selon laquelle l’hystérie est une maladie des idées, de l’imagination, qui crée le concept de sub-
conscient et déclare en 1895 : « Je ne serais pas surpris si, – pour comprendre les idées fixes en
général, on était obligé de commencer par l’étude des idées fixes subconscientes. » (Névroses et
idées fixes, p. 231).
Malgré tout, ce subconscient reste pour lui de nature essentiellement pathologique, le résultat
d’une défaillance de la volonté : « Cette conservation des groupements anciens (d’idées) une fois
constitués, une fois organisés, nous explique les idées fixes et les obsessions (…). »
« La force de ces idées fixes vient précisément de la faiblesse des idées nouvelles acquises à
chaque moment ; c’est par nos pensées actuelles que nous résistons à la marée montante de nos
souvenirs. Supprimez ce “réducteur antagoniste”, et nos souvenirs anciens vont se reproduire, se
combiner de mille manières, d’une façon facile, automatique et irréversible. Les souvenirs, les
répétitions de mots, les rêveries sont tout près de notre conscience. Il suffit d’un moment de dis-
traction pour qu’ils affleurent, il suffit d’un moment de sommeil pour qu’ils se répandent sur tout
l’esprit pendant les rêves et les cauchemars (…). Il suffit de se réveiller un moment, de reprendre
la claire perception des choses nouvelles et de ses propres changements pour voir s’évanouir tous
ces fantômes. » (Janet, ibid., p. 53).

Le Carnaval de Genève

Avant d’abandonner l’homme pour considérer les nouveaux paradigmes de l’instinct, situons pré-
cisément ce point du début du siècle, ce carrefour où homme et animal changent mutuellement de
peau.
Freud n’a pas encore sa notoriété. Nous sommes à Genève en 1909. L’association de psychologie
physiologique fondée par Charcot tient le VIe congrès international de psychologie organisé par
F. et Claparède. Parmi les nombreux points à l’ordre du jour, deux tables rondes retiennent l’at-
tention. L’une sur le subconscient avec Janet et Morton-Prince, l’autre sur les tropismes, c’est-à-
dire la description mécaniste du comportement animal, avec les zoologistes Jacques Lab et
Jennings. Signe des temps, on a même invité un botaniste, Francis Darwin.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 7


En ce qui concerne le subconscient, déjà en concurrence avec la notion d’inconscient, Morton-
Prince expose les six acceptions alors en usage : l’inconscient.

Subconscient : 1/ Cette partie du champ de notre conscience qui à tout moment, est en dehors des
formes de l’attention.

Conconscient : 2/ Psychologie anormale ; idées dissociées ou séparées ; séparées de la conscien-


ce personnelle majeure, des formes de l’attention, de telle façon que le sujet est entièrement
inconscient, bien qu’elles ne soient pas inertes mais actives.

Subconscient : 3/ Écriture ou parole automatique.

Subconscient : 4/ Coconscient + expériences conscientes passées qui sont soit oubliées, soit hors
de l’esprit.

Inconscient : 5/ Moi caché : tout esprit serait double, (…) le moi éveillé et le moi submergé.

Inconscient : 6/ Idées subliminales (…). Le moi personne devient même une conscience infé-
rieure émergeant d’une conscience supérieure, parfois conçue comme une partie d’un monde
transcendant.

Avec la deuxième table ronde, nous venons à un domaine purement animal, et nous quittons défi-
nitivement le XIXe siècle. Elle oppose Jacques Lob, le promoteur du « mécanicisme » à Jennings,
l’auteur de la théorie de l’apprentissage par « essais et erreurs ».

Pour le premier, la base du comportement est dans les tropismes, c’est-à-dire dans des réactions
passives d’orientation de l’animal par rapport à son milieu.
Par exemple, dans une cage expérimentale, on met un insecte, organisme à symétrie bilatérale.
On éclaire une source lumineuse frappant l’animal de côté. L. explique que sous l’effet de cette
dissymétrie de la stimulation, les réactions d’oxydo-réduction se produisent à vitesse différente
des deux côtés du corps. Cette motricité inégale fera tourner l’animal lors de son déplacement
vers la source lumineuse. Elle s’égalisera lorsque les deux côtés du corps seront également illu-
minés (cf. papillons). À cette théorie physico-chimique de l’orientation, il ne manque que d’ex-
pliquer le S.N.C. Elle se forme en réaction contre l’anthropomorphisme du XIXe siècle, et aura un
succès éphémère. C’est la première fois, et la dernière, depuis Descartes, que l’animal est décrit
comme une machine pure. Ceci n’est rendu possible que par le refus des auteurs concernés de
considérer l’utilité adaptative des comportements.

C’est ainsi que s’achève le processus d’échange des qualités de l’homme et de l’animal. L’homme
ne peut être connu que par son inconscient. L’animal ne peut être connu que par ses actes exté-
rieurs, son comportement. Mais ce n’est pas parce qu’il a hérité de la raison. C’est parce qu’il est
connu par l’intermédiaire d’un processus rationnel : le dispositif expérimental où le scientifique
l’enferme. Si nouveau dualisme il y a, il est méthodologique.

L’éthologie

L’étude des tropismes ne permet pas cependant d’étudier le comportement naturel : d’une part, parce
qu’il évacue tout sens adaptatif des conduites ; d’autre part, parce qu’il nie l’existence de toute moti-
vation endogène, l’animal n’étant connu que par ses réactions au dispositif expérimental.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 8
À quoi sert de savoir qu’un papillon est attiré par un lampadaire ?
Tinbagen, en décrivant le comportement sexuel de l’épinoche transpose métaphoriquement le dis-
positif expérimental dans la nature, permettant d’objectiver l’existence de stimuli déclencheurs,
et donc de garder la même description formelle.
Il faut cependant introduire la notion de motivation, en admettant l’existence de niveaux hiérar-
chiques supérieurs du comportement, celui des grands instincts.
Cette étude de l’instinct, dans le cadre de la description rigide héritée du mécanicisme, est bapti-
sée par Konrad Lorenz éthologie objective :

« Comportement appétitif : phase variable d’introduction d’un schème ou d’une séquence com-
portementale instinctive. Acte consommatoire : acte constituant la fin d’un schème ou, d’une
séquence comportementale instinctive. » (Thorpe)

Les pulsions

La notion d’instinct amène à poser un problème dont nous n’avons pas parlé, celui du moteur. À
toute machine, il faut un moteur. Chez Aristote, le moteur était présent : c’était l’âme, située dans
le cœur, plus chaud que l’organisme ; le cerveau ne servait qu’à refroidir. Animal : animé : âme
sensible. Chez Descartes, c’était un autre dualisme : l’âme spirituelle siège dans l’organe pinéal ;
le cœur réchauffe encore l’organisme par les « esprits animaux ». Au XIXe siècle, ce sont l’héré-
dité et les besoins (d’où naissaient les habitudes) qui étaient le moteur du comportement. Dans la
première moitié du XXe siècle, tant pour l’éthologie que pour la psychanalyse, ces besoins impé-
rieux de l’hérédité prennent la forme de pulsions.

Métaphores énergétiques.
« Instinct : système inné ou adapté de coordination interne du système nerveux dans son ensemble
qui, lorsqu’il est activé, trouve expression dans un comportement culminant en un schème d’ac-
tion héréditaire. Il est organisé sur une base hiérarchique, tant du côté afférent que du côté
efférent.
Lorsqu’il est “chargé”, il révèle l’existence d’un potentiel d’action spécifique et d’une prédispo-
sition au déclenchement par un déclencheur comportemental.
Activité de déplacement : activité résultant de l’activation par surcharge (potentiel d’action spé-
cifique) d’un ou plusieurs instincts. Il semble apparaître lorsque un (ou des) instinct (s) ne reçoit
pas l’occasion de la décharge adéquate par son ou ses actes consommatoires. » (Thorpe)

Freud écrit en écho :

« La puissance du ça exprime la finalité propre de la vie de l’individu (…).


Nous donnons aux forces qui agissent à l’arrière-plan des besoins impérieux du ça et qui repré-
sentent dans le psychisme les exigences d’ordre somatique, le nom de pulsions (…).
Nous avons appris que les pulsions peuvent changer de but (par déplacement) et aussi qu’elles
sont capables de se substituer les unes aux autres, l’énergie de l’une pouvant se transférer à une
autre. » (Abrégé, p. 7).
En réalité, si les bases conceptuelles de l’éthologie et de la psychanalyse sont différentes, voire
incompatibles, les règles de l’assemblage machinique, les composantes de base (non compris leur
sens conceptuel) sont identiques.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 9


1/ un organicisme déterritorialisé, abstrait par rapport à l’organicisme du XIXe siècle.
- Chez Freud, les topiques.
- Chez les éthologistes, la description formelle de l’éthogramme, reflet du dispositif formel de
prise de connaissance, reflété dans la réification de l’objet décrit.
2/ L’origine pulsionnelle des conduites.
Il n’y a plus, comme au XIXe siècle, un sujet, réglant ses habitudes en fonction de ses besoins.

Mais il reste encore un diable machiniste caché dans les coulisses.

La Cybernétique

L’apparition de la cybernétique et des ordinateurs va faire disparaître ce qu’il restait encore d’ani-
mal (d’animé) dans les machines comportementales, pour ne garder que l’aspect formel.

Bateson :
1/ L’esprit est un agrégat de parties ou de composants en interaction.
2/ L’interaction entre les parties de l’esprit est mise en action par la différence, et la différence est
un phénomène insubstanciel délocalisé dans l’espace et le temps ; la différence s’apparente à la
négentropie et à l’entropie plutôt qu’à l’énergie.
3/ Les processus mentaux requièrent une énergie collatérale.
4/ Les processus mentaux requièrent des chaînes de détermination circulaires (ou plus
complexes).
5/ Dans les processus mentaux, les effets de différence doivent être vus comme des transforma-
tions (c’est-à-dire des versions codées) d’événements les ayant précédé. Les règles d’une telle
transformation doivent être relativement stables (c’est-à-dire plus stables que le contenu) mais
sont elles-mêmes sujettes à transformation.
6/ La description et la classification de ces processus de transformation révèle une hiérarchie de
types logiques immanents au phénomène.

L’intérêt de cette définition de l’esprit est de ne pas être une définition de l’esprit mais de la cyber-
nétique. Elle est fondamentalement valable pour n’importe qui dès lors que l’on présuppose qu’un
formalisme cybernétique s’y applique. Elle n’est immanente que du contexte culturel dont elle
émane.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 10


CHRISTIANE FROUGNY

Le problème de l’analogie entre l’homme et la machine est étroitement lié à des symbolismes cul-
turels et linguistiques associés à cet objet technique. Toute assimilation – admise ou refusée – de
l’homme à la machine a rapport à des modalités de signification centrées principalement sur la
notion de simulation.
Je vais vous donner quelques jalons, qui vont de l’animal-machine de Descartes à la question de
la pensée des ordinateurs.
Ce n’est pas l’objet technique qu’est la machine qui est en question ici, mais son fonctionnement
comme modèle, comme métaphore à l’intérieur d’un certain type de discours. Ce qui est en jeu,
c’est la liaison de la machine à des fonctions radicalement humaines ; la question de l’être humain
a toujours été considérée dans une perspective mécaniste de savoir s’il était une machine, et la
machine a toujours été considérée comme simulacre du vivant.
À la fin du XVIIe siècle, les dictionnaires s’accordent sur les trois sens suivants du mot
« machine » :
1. Instrument servant à transformer une force naturelle (engin).
2. agencement de parties fonctionnant par lui-même (machinerie).
3. Invention, ruse, moyens mis en œuvre en vue d’une fin (machination).
Le second sens de ce mot est une innovation par rapport à la conception antique de la machine,
dans laquelle la source d’énergie est extérieure à la machine.
Les dictionnaires de la Renaissance indiquent le sens « ruse » comme prépondérant. Mais à
l’époque classique, Furetière écrit de la machine :
« Engin, assemblage de pièces fait par l’art des mécaniques, qui sert à augmenter la vertu des
forces mouvantes. On donne le nom de machine en général à tout ce qui n’a de mouvement que
par l’artifice des hommes. »
À l’époque de Descartes, l’accent est mis sur l’artifice, sur l’ingéniosité qui soumet le réel. La
machine apparaît comme une ruse du faible, comme un appareil à produire des illusions (en par-
ticulier au théâtre). Elle ruse avec la nature pour produire l’illusion du réel ; elle est, par excel-
lence, ce qui sert à la simulation.
Pour Descartes, la machine simule tous les phénomènes en tant qu’ils se déroulent automatique-
ment, c’est-à-dire sans intervention de l’âme. D’où l’homologie bien connue entre l’animal et la
machine, entre le corps (privé d’âme) et la machine.
En se calquant sur les gestes de l’homme, la machine représente en retour un modèle pour com-
prendre comment fonctionne le corps.
Le mécanisme de Diderot est différent de celui de Descartes. La machine vivante est formée de
la réunion du corps anatomique et du corps pensant, souffrant, jouissant. Elle ne se réduit pas à
une machine affublée d’une âme. Le réel est entièrement mécanique, ce qui entraîne qu’il est
objet de science. Le vivant est une machine d’une extrême complexité, mais c’est sa machinicité
même qui le rend intelligible. Diderot associe mécanisme et raisonnement : le syllogisme fonc-
tionne comme une machine et la machine comme un syllogisme.
On voit apparaître ici la possibilité que la machine simule la pensée, le raisonnement. Il est remar-
quable que Diderot ne décrit jamais la machine, mais seulement son fonctionnement.
Le sens de ruse-machination du mot machine disparaît à la fin du XVIIIe siècle. Pendant l’ère
industrielle – triomphe du machinisme – on ne trouve pas trace du sens de machination, comme
si la réalité de la machine occultait tout imaginaire.
Au XIXe siècle, la machine devient un instrument de domination entre les mains des puissants.
Cependant, depuis la machine arithmétique de Pascal (1640), les machines à calculer se dévelop-
paient mais elles n’avaient pas de mémoire et n’étaient pas programmables. Vers 1850, Charles
Babbage invente ce qui est considéré comme le véritable ancêtre des ordinateurs, la Machine

Les séminaires de Félix Guattari / p. 11


Analytique. Cette machine possède une mémoire (store), une unité de calcul et de décision (mill),
et des programmes sur cartes perforées. Elle est bien sûr entièrement mécanique. Lady Ada
Lovelace écrit : « The Analytical engine Weaves algebraic patterns just as the Jacquard-loom
weaves flowers and leaves. » (Cette machine ne fut jamais réellement construite). Mais elle écrit
aussi : « La Machine Analytique n’a pas la prétention de donner naissance à quoi que ce soit. Elle
peut faire tout ce que nous savons lui ordonner de faire. »
Les machines actuelles peuvent être considérées comme un système de connexions avec un orga-
ne qui joue le rôle d’un cerveau sensori-moteur.
En fait, bien avant la naissance du premier ordinateur vers 1940, la logique mathématique s’était
longuement intéressée au problème de mécaniser la pensée (i. e. ce qui nous distingue des autres
espèces). Chez Aristote, ce sont les syllogismes, chez Euclide, la géométrie. Dans les deux cas,
ce sont des modèles déductifs. Au XIXe siècle, les travaux de Boole et de De Morgan, puis ceux
de Erege, Peano et Hilbert vont dans le même sens.
Les logiciens et les mathématiciens voulaient formaliser la notion intuitive de calculabilité (qui
ne tient pas compte des contraintes matérielles). Plusieurs formulations équivalentes furent pro-
posées en 1936, mais nous ne nous intéressons qu’à celle qui fait intervenir la notion de machi-
ne. Alan Turing invente un objet mathématique qui s’appellera « machine de Turing ».
Un nombre est dit « calculable » si son développement décimal peut être écrit par une machine.
Turing écrit : « We may compare a man in the process of computing a real number to a machine
which is only capable of a finite number of conditions… »
Les machines de Turing sont capables de calculer des fonctions : une fonction f (x1, x2, ……, xn)
est effectivement calculable s’il existe une procédure mécanique pour déterminer la valeur f (k1,
k2, ……, kn) quand les ki sont donnés (par exemple, l’addition).
Cette procédure mécanique s’appelle un algorithme, c’est-à-dire une procédure mécanique déter-
ministe qui, appliquée à une certaine classe d’entrées symboliques (input) fournit éventuellement
un symbole de sortie (output).
entrée boite noire sortie
Exemple d’algorithme : - l’addition de deux nombres entiers
- écrire les deux nombres l’un en dessous de l’autre, alignés à droite
- prendre la colonne la plus à droite
- faire la somme arithmétique de ces deux chiffres
- si le résultat est inférieur à 9, l’écrire en dessous. Donner à R la valeur 0
- si le résultat est supérieur à 10, écrire en dessous le chiffre égal à somme - 10. Donner à R la
valeur 1
- passer à la colonne immédiatement à gauche. Ajouter R aux deux chiffres
- recommencer jusqu’au bout.

Un algorithme est donc


1/ un ensemble d’instructions de taille finie.
2/ un agent de calcul.
3/ des mémoires (pour effectuer, stocker).
4/ un temps discret (pas de continu).
5/ déterministe et mécanique (pas de hasard).
Ceci est similaire à un ordinateur : 1/ programme. 2/ circuiterie et logique. 3/ mémoire. 4/ digi-
tal. 5/ mécanique.
Autres exemples d’algorithmes : recette de cuisine ; fichetricot. Il faut bien distinguer l’algorith-
me lui-même des entrées et des sorties (ingrédients-recette-gâteau).

Les séminaires de Félix Guattari / p. 12


Une machine de Turing comporte :
- une unité centrale, qui peut prendre un certain nombre fini d’états internes.
- une bande infinie dans les deux sens (mais finie à tout moment) sur laquelle sont inscrites au
départ les données à traiter, et sur laquelle viennent s’inscrire les calculs intermédiaires (ceci
entraîne que l’on a une mémoire potentiellement infinie).
- une tête de lecture-écriture qui n’opère que sur une seule case à la fois et qui peut : a/ rempla-
cer le symbole lu par un nouveau symbole. b/ déplacer éventuellement la bande d’une case à droi-
te ou à gauche. c/ s’arrêter (ne rien faire).

Dans une situation déterminée par un état interne et par un symbole lu sur la bande, la machine
change d’état et agit sur la bande.
Il y a un nombre fini de règles de transition, et, dans une situation donnée, une seule évolution
possible, c’est-à-dire que la machine est déterministe. La machine produit son propre temps, qui
est discret.
On associe un algorithme à une machine : un mot est imprimé sur la bande. La tête démarre sur
la lettre du mot la plus à gauche, la machine étant dans un certain état initial. Si la machine stop-
pe, le mot écrit sur le ruban à ce moment là est la valeur de l’algorithme.
L’intérêt essentiel des machines de Turing est qu’elles permettent de manipuler la notion de déci-
dabilité. On dit qu’une proposition P est décidable si le problème de décider si P est vraie ou faus-
se est récursivement résoluble, c’est-à-dire s’il existe un procédé déductif mécanique (une machi-
ne de Turing) qui donne la réponse vrai ou faux après un nombre fini de calculs.
Une théorie est décidable s’il existe une machine de Turing qui peut, pour chaque formule, dire
en un temps fini si cette formule appartient ou non à la théorie.

Le résultat le plus fameux à propos d’indécidabilité est sans doute le théorème de Gödel (1931)
qui dit : dans toute formulation axiomatique consistante de l’arithmétique, il y a des propositions
indécidables. La preuve de ce théorème repose sur l’écriture d’un énoncé mathématique auto-
référent, de la même manière que le paradoxe d’Epiménide le Crétois est un énoncé auto-référent
du langage. Le problème est que les énoncés de l’arithmétique portent sur des nombres, et ne sont
donc pas auto-référents, i. e. ne portent pas sur des énoncés.
Gödel a eu l’idée de coder par un certain nombre (dit de Gödel) tout énoncé de l’arithmétique.
Ainsi, un énoncé de l’arithmétique peut être compris à deux niveaux différents : 1/ comme énon-
cé de l’arithmétique. 2/ comme énoncé à propos d’énoncés de l’arithmétique.
Ensuite Gödel considère l’énoncé suivant (G) : « Cet énoncé n’a pas de preuve dans ce système. »
Cet énoncé (G) n’est pas prouvable dans le système, mais vrai. Ainsi la démonstrabilité est plus
faible que la vérité.
Revenons aux machines de Turing. Le théorème de Gödel a comme conséquence qu’il n’existe
pas de machine de Turing qui puisse, au bout d’un temps fini, dire si une machine de Turing quel-
conque peut s’arrêter. Autrement dit, aucun programme ne peut, pour un programme quelconque,
dire si celui-ci s’arrêtera ou non.
Vers 1940, Turing et d’autres commencèrent à concevoir les ordinateurs (appelés calculateurs),
qui sont à la convergence de trois théories : la théorie du raisonnement axiomatique ; l’étude du
calcul mécanique ; la psychologie de l’intelligence.
Intelligence ! Vers 1950, ce qui agite beaucoup les logiciens, les mathématiciens et les philo-
sophes, c’est la question suivante « les machines peuvent-elles penser ? »
Alan Turing, dans un célèbre article de 1950, imagine un jeu de simulation, de deux individus,
lequel est humain et lequel est une machine ?
Le théorème de Gödel a été souvent utilisé pour tenter de montrer que l’esprit humain ne peut se
réduire à la machine. Ainsi Lucas déclare que dans toute machine, il y a une proposition

Les séminaires de Félix Guattari / p. 13


indémontrable, qui ne peut donc pas être écrite par la machine. Celle-ci ne connaît donc pas cette
proposition. Or, l’humain connaît une proposition indémontrable.
Cet argument a été réfuté plusieurs fois. En voici une due à Hofstadter :
« Un homme un jour rencontre un objet inconnu, une femme. Il n’en a jamais vue, et il est d’abord
émerveillé par sa ressemblance avec lui. Mais au bout d’un certain temps, il dit aux autres
hommes : “Je peux regarder son visage, ce qu’elle ne peut pas faire. Donc elle n’est pas semblable
à moi !” D’où la supériorité des hommes sur les femmes (incidemment, le même argument montre
que cet homme est supérieur aux autres hommes, mais il ne le mentionne pas. La femme répond :
“Mais moi, je peux voir ton visage, ce que tu ne peux pas faire. Nous sommes donc égaux.” Et il
lui répond : “Mais tu te trompes si tu penses que tu peux voir mon visage. Ce que vous les femmes
faites n’est pas ce que nous les hommes faisons. C’est d’une qualité inférieure et ne peut porter
le même nom. Tu peux l’appeler voir-femme. Maintenant le fait que tu peux voir-femme mon
visage n’a pas d’importance, parce que la situation n’est pas symétrique. Tu vois ?” “Je vois-
femme”, répliqua-femme la femme, et elle s’en alla-femme”. »

Dans son article de 1950, Turing jetait les bases de ce que l’on appelle l’Intelligence Artificielle.
Il prévoyait des machines qui pourraient voir, parler, etc.
Hofstadter poursuit cette approche. Pour lui, le cerveau est isomorphe à un système formel. Tout
aspect de la pensée peut être considéré comme une description de haut niveau, d’un système qui,
à un niveau inférieur, est gouverné par des lois simples et formelles. Ce système est le cerveau.
Le niveau logiciel, visible est informel, tandis que le niveau matériel, caché, est un mécanisme
complexe qui effectue des transitions d’état en état, selon des lois physiquement implantées, et
selon l’impact de signaux.
Le but de l’Intelligence Artificielle est de décrire tout ce qui se passe au niveau supérieur. Thèse :
au niveau supérieur, les procédés mentaux sont récursifs. Tout processus mental peut donc, pour
1’I.A. être simulé par un programme d’ordinateur dont le langage sous-jacent contient les fonc-
tions partielles récursives. Les machines vont évoluer de plus en plus près des mécanismes du cer-
veau (cf. les récents développements de la neuroinformatique).

Les machines ont servi de modèle à la pensée ; le cerveau et son fonctionnement sert maintenant
de modèle pour la construction de machines.

Les séminaires de Félix Guattari / p. 14

S-ar putea să vă placă și