Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
C - Tu veux dire qu’il y a en quelque sorte un observateur idéal qui est là, à la sortie de la machi-
ne de Turing et qui attend. Et il attend jusqu’à ce que quelque chose tombe dans le panier des
résultats. Supposons que le problème en question soit de déterminer si quelque chose a une pro-
priété P. ou une propriété non-P. Deux paniers sont là, à la sortie : l’un recueille les P., l’autre les
non-P.
Le problème est décidable si, en attendant un temps fini – suffisamment longtemps – il y a
quelque chose qui tombe dans l’un des deux paniers.
Le problème est semi-décidable si en attendant suffisamment longtemps il y a quelque chose dans
le panier, mais qu’en revanche il pourrait très bien se faire que si rien ne tombe dans le panier,
c’est qu’on n’a pas attendu assez longtemps. On appelle cela une semi-décision parce qu’on ne
peut décider que dans un cas (si on a une réponse de type positif).
C - C’est qu’on peut montrer (par des artifices purement formels en fait) qu’au bout d’un temps
fini on n’aura pas de résultat.
S - Si je comprends bien, une machine de Turing, tu attends que ça tombe. Alors, de deux choses
l’une : ou bien ça tombe et c’est décidé, et donc décidable. Ou bien tu attends et cela ne tombe
pas. Mais tu ne pourras jamais être sûr, rien qu’en attendant, que si tu n’attendais pas dix minutes
de plus, ça tomberait ! Je veux dire qu’une seule machine ne pourra jamais dire que semi-déci-
dable au pire, et non pas décidable.
C - Non, il y a des résultats qui sont des résultats d’indécidabilité. Tout à l’heure nous étions com-
plètement dans la métaphore en fait j’ai parlé de la machine de Turing comme si c’était une vraie
machine qui donnait des résultats. Mais en réalité ce n’est pas cela du tout. On n’attend pas devant
la sortie de la machine, pas du tout. Les résultats d’indécidabilité que l’on a se ramènent tous pra-
tiquement au théorème de Gödel, d’une manière plus ou moins évidente
S - C’est-à-dire qu’on calcule pour soi et hors de la machine que c’est indécidable et là, si on le
met dans la machine, on sait…
L - Cela me fait penser à ce que raconte Godard dans l’Histoire du Cinéma : l’ordinateur employé
par la police allemande pour dire si la machine pouvait savoir où est-ce que Schleyer était empri-
sonné par la bande à Baader a répondu oui, mais deux mois après que Schleyer ait été exécuté.
C - Les systèmes experts en intelligence artificielle sont des outils d’aide à la décision. Dans La
Recherche, du mois dernier il y a tout un article là-dessus. C’est très utilisé dans le domaine médi-
cal. Par exemple, les gens qui examinent au microscope les cellules essayent de déterminer sur
l’allure qu’elles ont si c’est tel type de maladie ou tel autre type et il y a une quantité de para-
mètres énorme. Disons que le paramètre A5, le paramètre B8 et le paramètre C132 diront que
c’est telle maladie et puis tels autres paramètres vont donner telle autre maladie. Et en fait les êtres
humains ont beaucoup de mal à gérer cela donc il y a des systèmes experts qui sont des aides à la
décision. On interroge l’ordinateur et on lui dit : voilà, je me trouve en présence de telle chose,
j’ai là une cellule qui a une forme irrégulière et puis elle a une drôle de petite tâche là, et puis elle
a telle chose ; la machine a des arborescences dans sa mémoire, elle les remonte et dit : si on a la
conjonction de tel et tel et tel phénomènes, ça pourrait être cela, et à ce moment-là elle pose une
question à l’utilisateur et c’est cela qui est intéressant : est-ce que par hasard vous n’auriez pas en
plus tel phénomène, ce qui permet de faire éventuellement des examens complémentaires. De
plus, les systèmes experts produisent des diagnostics avec des taux d’erreur.
S - Mais chez Sherlock Holmes, l’arborescence n’existe pas, elle est inventée en marchant.
C - Là elle est complètement préexistante et les systèmes experts sont faits par des experts. Ce qui
est très intéressant là-dedans, c’est que pour faire un système expert, la façon dont on rentre les
données dans le système est assez complexe.
C - Non, les ordinateurs n’inventent rien. Les systèmes experts sont aussi utilisés pour la détec-
tion des gisements pétroliers. Ce ne sont pas les avions renifleurs mais ça marche beaucoup
mieux. Effectivement il y a un gisement qui a été trouvé par un système expert et qui était un gise-
ment non connu à ce jour. Mais ce ne sont pas du tout des machines. C’est totalement abstrait en
fait. C’est aussi très utilisé pour la classification par les zoologistes, les botanistes, etc. Et aussi
une des contraintes absolues lorsqu’on écrit un système expert, c’est qu’il puisse être modifié à
tout instant. Cela non plus, ce n’est pas très facile. Et la police, en particulier, c’est une certaine
forme de système expert.
C - Ils ont encore la ressource de devenir experts ! Chaque expert humain n’est qu’une toute peti-
te portion de connaissance de l’ensemble.
F - Dans les hôpitaux ils gardent les gens en supplément, avec tous les problèmes de prix de jour-
née que cela pose, pour pouvoir faire toutes les analyses. Finalement cela revient à la constitution
d’un système expert en cours de fabrication : le malade devient adjacent au système expert en
train de se constituer. Michel ? Que veux tu dire ? Le temps ?
C - Absolument. Dans la machine de Turing, ce n’est que la succession des opérations. Alors que
dans un ordinateur il y a un temps réel : il y a une horloge dans un ordinateur. Des opérations se
mesurent par un terme particulier pour dire que l’on passe d’un moment à un autre, d’un temps à
un autre, qui est le temps de la machine, qui est un temps physique.
F - Je voudrais vous interpeller sur une position peut-être paradoxale qui s’est imposée à moi
depuis longtemps concernant la machine. Il m’est apparu comme une évidence que quelque soient
les façons dont on pouvait décrire les machines en engageant des systèmes réversibles, reproduc-
tibles, falsifiables, etc., ce qui me paraissait caractériser spécifiquement l’ordre de la machine,
c’était un certain type de rapport d’irréversibilité dans le temps, et sur un plan phylogénétique.
Quelque soient les caractères de réversibilité qui peuvent exister ontogénétiquement dans une
machine, il n’est de machine que dans un phylum machinique. Une machine, un temps est tou-
jours marqué par une certaine position dans un phylum historico-logicotechnico-scientifique. À
un certain moment, à un temps donné T., une machine apparaît, compte tenu de ce qu’elle vient
après toute une série de systèmes machiniques et qu’elle peut potentiellement déboucher sur des
retombées machiniques ou une évolution machinique.
Cela me paraît permettre de repenser un certain nombre de notions telles celle du désir, d’où les
expressions sur les machines désirantes et un certain nombre de catégories telles celle des temps
machiniques – temps de l’irréversibilité, temps des phylums machiniques.
Cette position est une source de malentendus et en tous cas assez inconfortable, mais elle amène
notamment une distinction entre les structures mécaniques et les systèmes machiniques.
Ce qui caractérise les systèmes machiniques, c’est qu’ils ne peuvent jamais être totalement cir-
conscrits dans des coordonnées spatio-temporelles, dans des territoires et c’est seulement une
vision réductrice de la machine, notamment de la machine technique, d’un système clos, qui per-
met cela. En réalité il n’existe pas de systèmes machiniques en dehors des processus phylogéné-
tiques engageant un certain nombre de dimensions – dimensions de déterritorrialisation : il n’y a
pas coïncidence entre l’existence de rapports systémiques et un ensemble circonscrit dans un ter-
ritoire donné comme les structures données ; d’autre part, ces différents systèmes peuvent s’en-
trecroiser les uns par rapport aux autres sans interaction : un système machinique dans l’ordre
physique peut s’entrecroiser avec un système d’ordre mathématique, logique, éthologique. Les
systèmes machiniques ont cette capacité d’avoir des rapports transversaux sans que ce soit des
rapports d’interaction engageant des coordonnées énergético-spatio-temporelles. Et leur dimen-
S - Ce que tu dis marche bien pour certaines machines, mais je ne suis pas sûre que cela marche
pour le levier par exemple, ou des outils pareils. Tu peux être d’un avis contraire.
F - Mais comment peux-tu séparer celle-là de l’ensemble du système machinique constitué par
les systèmes de… bactéries, tout le contexte éthico…
P - On peut quand même donner un modèle de fonctionnement de celle-là, la formaliser sans faire
appel à…
C - Cella dépend dans quel milieu tu veux formaliser. Si tu veux formaliser au milieu du raison-
nement, par exemple, à ce moment-là, tu peux le faire…
P - Le formaliser comme ordinateur, par exemple, comme machine capable de résoudre des pro-
blèmes que la machine de Turing peut résoudre. Alors, au moins comme ça de façon instantanée,
tu peux te passer de tout cet environnement-là.
M - Oui, dans la discussion de tout à l’heure, il y a une chose que je n’ai pas comprise : une machi-
ne et un instrument, ce sont des choses parfaitement différentes. J’ai l’impression que vous avez
tout identifié.
S - Mais non ! Quand je posais la question de la différence entre l’outil et la machine, c’est qu’ef-
fectivement on a maintenant une série de machines par rapport auxquelles on est adjacent. Elles
transforment toutes seules et, effectivement, pour concevoir machiniquement l’outil, il faut
concevoir la main, il faut concevoir un agencement machinique auquel les gens ne sont pas adja-
cents, mais complètement impliqués. Et à ce moment-là, à nouveau, la catégorie se réapplique.
M - Tout à fait d’accord. Mais la machine a un temps propre, ce qui n’est pas du tout le cas de
l’outil.
M - L’outil plus utilisateur. Un outil a un usage. La différence entre une lessiveuse et une machi-
ne à laver, c’est que la lessiveuse on l’utilise pour faire la lessive, mais une machine à laver, on
la caractérise d’abord en tant que machine, c’est-à-dire qu’elle fait tout, elle a un temps propre.
L - On voit que tu n’as jamais fait trois machines par semaine ! Ça ne remplace pas la femme. Il
faut la remplir, il faut sortir le linge, il faut lui parler…
L - Mais il y a des opérations humaines que tu ne peux pas remplacer, même avec la machine à
laver.
S - Tu as employé un mot un peu dangereux, c’est : utilisateur. Comme si, par rapport à un outil,
tous les utilisateurs étaient abstraits et interchangeables. Or, apprendre qu’une main manipule un
marteau, ce n’est pas simplement un rapport d’utilisation. Il faut apprendre un temps, qui n’est
pas le temps du marteau, il n’a pas de temps à lui, mais il faut apprendre un temps qui est dans la
main et le marteau, et tel clou et pas tel autre, d’ailleurs…
M - Non mais quand on parle de machines métaphoriquement, c’est celles-là qu’on entend en fait
ici, je pense, et ce sont des machines qui ont une finalité propre. Finalité que n’a pas un outil. Et
c’est pour cela que tout à l’heure je posais le problème du temps, en pensant à la machine de
Turing. Les machines de Turing sont des instruments. Elles n’ont pas de finalité sauf celle de l’uti-
lisateur qui veut résoudre un problème et qui demande à la machine de le poser. En cybernétique
V. Invente des machines qui font des boucles. Elles sont ouvertes sur l’extérieur d’abord (à la dif-
férence de la machine de Turing), reçoivent des informations, sont donc dans un égal équilibre
qui peut être remis en cause à chaque instant et ces machines cybernétiques ont, à un état de la
boucle, un moment de contrôle pendant lequel elles peuvent comparer leur état présent avec une
sorte d’état idéal qui est, en quelque sorte, le but à atteindre. Le thermostat, par exemple. Il y a
donc une sorte d’étalon interne qui permet de comparer son état avec l’état idéal qu’il cherche à
atteindre. Ce sont des machines qui ne sont pas réglées par le simple jeu de cause à effet, où l’on
part d’un problème et où l’on s’arrête sur la résolution du problème mais où au contraire l’effet a
une rétroaction sur la cause et où ces machines, en quelque sorte, plongées dans un monde où l’on
reçoit des informations qui peuvent être aléatoires, qui peuvent être extrêmement diverses, corri-
gent par des effets correctifs qui supposent évidemment une relation assez linéaire entre la cause
et les effets, ces fluctuations pour arriver à un état optimal. Donc ces machines sont très
différentes.
F - C’est très différent car effectivement, si tu prends un réveil, tu le prends dans sa totalité, dans
l’usage qu’on fait d’un réveil : il a une certaine façon de fonctionner, d’être remonté, d’être utili-
sé, de s’arrêter. Cela fait un certain volume, un certain ensemble. Par contre, si tu coupes le réveil
en deux, si tu prends une seule pièce, il n’y a pas le même type de comportement. Ce que je dis
c’est que ce que tu décris est pour moi l’équivalent d’un rouage de réveil en dehors du réveil dans
son contexte d’écologie machinique. Et l’on n’a toujours pas compris à ce moment-là pourquoi il
existe des systèmes électroniques et autres. Quel est le phénomène de rareté qui fait que d’un seul
coup, plutôt que du sable, des cailloux ou de la neige, voilà des roues dentées ou des micro-pro-
cesseurs. Bien entendu, ce genre de cristaux apparaît dans une certaine évolution phylo-génético-
machinique. La question est de savoir alors : quel est le statut des agencements sociaux, humains,
logiques, etc., par rapport à cet engendrement ?
L’attitude que tu décris tendrait à dire : il y a deux concepts fondamentaux : la machine d’un côté
(ce que j’appelle les mécaniques) et puis les utilisateurs. Et alors dualité totale. Des dei ex machi-
na sont devant des machines qui sont comme des esclaves, des robots. Mais ce n’est pas du tout
comme cela que ça se passe puisque précisément les agencements d’énonciation de ces machines
sont eux-mêmes dans un rapport comme celui que tu décris de feed-back constant considéré sur
une grande échelle de temps et il est impossible de séparer un agencement utilisateur d’un
S - Une singularité dans les machines de Turing donne à penser du point de vue du phantasme
qui les a accompagnées – puisque ce sont des machines phantasmatiques et des machines à par-
tir desquelles on a pensé deux problèmes qui ont à faire avec les phylums : c’est que la machine
puisse se reproduire elle-même c’est-à-dire que l’homme puisse être complètement expulsé, en
quoi est le défi : prouvez-moi que le cerveau n’est pas une machine de Turing ! C’est deux fois
l’homme écarté complètement. Les machines de Turing, c’est vraiment la mise en œuvre au
niveau du défi de : en quoi l’homme est-il encore utile dès lors que la machine de Turing peut être
produite ?
C - D’ailleurs c’est un problème qui a été posé par Turing lui-même en 1950 dans son article :
« Pensée et machine ». Il demande très clairement quelle est la différence entre une machine de
Turing et un homme et il imagine un jeu de simulation où il y a trois individus, le jeu bien connu
de la devinette où l’un des trois individus ne voit pas les deux autres et doit deviner lequel est un
homme et lequel est une femme en posant des questions. Bien entendu les autres sont libres de
chercher à le tromper par tous les moyens possibles. Turing a l’air de se référer à ce jeu comme
étant très connu et il dit : on pourrait imaginer la même chose en remplaçant l’homme par une
machine. On pourrait poser les mêmes questions et, en fait, la machine pourrait fort bien comme
l’homme donner des indications tendant à induire celui qui doit deviner la chose en erreur. À par-
tir de ce jeu, dit-il, on voit qu’il n’est pas possible de distinguer l’homme de la machine de Turing.
Et après il donne toute une série d’arguments de différents types (c’est assez long) et se fait lui-
même l’avocat du diable. Au fond, il a tendance à affirmer, qu’il n’y a pas de différence entre
l’homme et la machine de Turing, même si tout le monde sait bien que ce n’est pas la même
chose. Je vais revenir là dessus parce que Turing et les autres (cela fait partie d’un recueil
C - Moi j’ai l’impression que c’est un débat qui est un peu vieux. Les années 50-60. En tous les
cas, on ne poserait plus la question comme ça.
P - La question de la ressemblance.
F - Non seulement les machines s’autoproduisent dans un phylum machinique où les agence-
ments humains sont adjacents, mais ce n’est pas seulement un problème concernant la machine
en tant que forme machinante, mais c’est l’objet lui-même qui produit. Les physiciens commen-
cent maintenant peut-être à admettre que les quark sont produits par les agencements technico…
Pour produire de nouvelles bactéries ou des quarks, il faut peut-être qu’il y ait eu Proust précisé-
ment. Il faut peut-être qu’il y ait eu tout in dégagement de l’imaginaire collectif pour permettre
tel ou tel type de processus de machines abstraites qui permette d’envisager telle ou telle articu-
lation, sinon d’une façon strictement probabilitaire. Il n’y avait peut-être aucune chance qu’il y
ait production de telle particule qui dure un milliardième de seconde.
Là le cercle est absolument complet. Il n’est pas seulement celui de l’agencement des machines,
mais de l’objet même des flux traités à l’intérieur de ces machines. Le phylum évolutif lui-même
est concerné par le phylum même des objets ontologiques traités à l’occasion de ces phylum.
F - Cette discontinuité des territoires des individus et des territoires des espèces est marquée par
le fait, en particulier, si j’ai bien compris, qu’il n’y a pas de continuité entre les espèces, mais de
grandes ruptures qui font que l’évolution ne se poursuit pas de façon linéaire mais par d’im-
menses paliers, des mises en suspend. Je pense que cette problématique de la discontinuité des
territoires existentiels, soit individuels, soit des « territoires d’espèces » (dans une espèce donnée,
il y a l’utilisation maximale des différentes possibilités de l’axiomatique machinique portée par
cette espèce jusqu’au point où quelque chose doit se produire qui peut changer radicalement l’es-
pèce, ou permettre à une autre de recoloniser l’ensemble des interactions éthologiques) n’est pas
tenable – en effet, je crois que tu as raison de le souligner – seulement en restant à ce niveau.
C’est pour cela que je propose cette idée que les véritables ruptures ne se passent pas à ce niveau
territorialisé, pris dans les coordonnées d’une part énergético-spatio-temporelles, et d’autre part
des territoires existentiels (non discursifs puisqu’ils sont eux-mêmes le lieu où la discursivité
s’opère), mais ne sont articulables qu’au niveau machinique, l’autre niveau, à savoir celui où les
phylums machiniques rencontrent leur discontinuité qui est une discontinuité d’univers ou alors
peut-être discontinuité d’état. Pour moi la notion d’univers serait une généralisation des discon-
tinuités d’état.
Il y aurait trois notions autour desquelles j’aimerais qu’on jongle, qu’on brode ou qu’on délire :
la notion d’altérité (d’individu, d’espèce, d’état, d’univers), l’idée que l’altérité n’est jamais don-
née comme une catégorie a priori mais que l’altérité est toujours en œuvre dans un certain nombre
de dimensions, et pas seulement dans des dimensions d’interactions repérables dans des coor-
données énergético-spatio-temporelles, mais repérables dans des constellations d’univers qui
marquent l’irréversibilité des phylums machiniques. Dans le cadre d’une intégrale d’une constel-
lation d’univers, il y a N champs de possibilités qui sont ouverts et puis il y a un moment où, sauf
surgissement d’un nouveau type de constellation d’univers, rien d’autre ne se produira. Il y aura
circularité, impasse totale et même éventuellement disparition.
Pour en revenir à la question : est-ce que les machines pensent ? il est évident que les ordina-
teurs ne pensent pas mais l’ensemble des phylums machiniques sont de la pensée. Tout ce qui
est de l’ordre de la position de reconnaissance sémiotique d’une altérité, qui n’est pas pure
S - Est-ce que tu crois qu’un autre univers ne peut se produire que parce que l’autre a atteint ses
limites ?
F - Ah non ! Il reste comme pure potentialité. Soit qu’il reste en acte, soit qu’il reste en pure
potentialité mais ce n’est pas un paradigme qui chasse l’autre. C’est bien ce qui se passe : des
espèces continuent à vivoter dans le fond des roches.
S - Du point de vue des paradigmes, c’est à mon avis une limite de la notion de paradigme qui
est grave, mais qui, en tant que telle, est fidèle à ce qui se passe et effectivement dans la politique
de la gestion de la science à l’heure actuelle est ce que dit K. : il va y avoir une révolution scien-
tifique dans la douleur. C’est dans la mesure où un paradigme a rencontré ses limites, ou un obs-
tacle, ou une anomalie, qu’il va essayer de continuer à se maintenir mais il y aura toujours bien à
ce moment-là l’un ou l’autre chercheur qui, dans cette douleur, trouvera une autre issue et fonce-
ra et donc, c’est dans cette douleur que se jouera le destin des deux paradigmes.
S - Jamais le même.
C - Quand tu dis qu’il faut qu’il crève, c’est d’ailleurs tout à fait cela parce qu’il dit aussi que la
plupart du temps les paradigmes meurent car ce sont les vieux qui représentent l’ancien paradig-
me qui meurent, et les jeunes scientifiques prenant leur place n’embrayent pas forcément sur les
mêmes paradigmes.
S - J’aurais, pour ma part, beaucoup d’hésitation à penser cela abstraitement, hors des circons-
tances qui font que notre science moderne est notre science moderne, et que l’on n’a aucune chan-
ce de produire un univers nouveau si l’on ne s’embranche pas sur la douleur d’un univers exis-
tant et si l’on ne promet pas de résoudre cette douleur. Mais cela peut aussi se produire sans que
l’autre ait déjà montré ses failles, juste parce que c’était possible, parce que ça marche comme çà
(circuit d’univers).
F - Oui parce qu’une des caractéristiques du paradigme, c’est qu’il doit donner des problèmes à
résoudre et c’est comme si au fond ces problèmes sont les mêmes, transposables d’un paradigme
à l’autre. Si on en revient à l’exemple de la musique, on ne peut pas dire que les problèmes à
résoudre à partir du moment où Bach fait du clavecin bien tempéré, dans un certain type d’hy-
perrationnalisation de l’écriture musicale, sont du même type que ceux de la musique des
troubadours.
S - Je ne sais pas ce qu’il en est de l’histoire de la musique vécue comme histoire par les musi-
ciens eux-mêmes, mais en ce qui concerne la science moderne depuis le xviie siècle, une des
M - Justement chez K. il y a cette nécessité de la crise parce que, au moins au niveau primitif, il
tient compte de la dimension sociologique de la science. Il admet qu’à partir du moment où un
paradigme est dominant, il devient la science normale ; une caste scientifique qui détient la véri-
té se forme ; elle réécrit l’histoire, elle décide ce qu’il faut oublier, ce qu’il fait rappeler, et dans
de telles circonstances tout nouveau paradigme qui émergerait, serait marginalisé par rapport au
corps principal.
S - C’est pourquoi je disais qu’il ne faut pas alourdir le concept d’univers de dimensions socio-
logiques du paradigme.
Comment faire une translation de l’apport freudien (première et deuxième topiques) dans une
théorie des agencements.
Quoiqu’il en soit, il est bien net que l’inconscient freudien – en tant qu’il véhicule des fantasmes,
des scénarios, des phrases complexes – ne concerne que la représentation. L’inconscient freudien
ne conserve pas la poussée, la source, la libido, en tant que telles.
Il importe de bien distinguer. Il n’est d’inconscient freudien que dans un espace de représentation.
Si l’on n’accède pas à cet espace, – par la performance linguistique, langagière, l’association
libre, toute la technique… – ce n est pas l’inconscient freudien.
Dans les quatre dimensions que j’ai essayé d’exposer, j’ai proposé un système où l’inconscient
(ou peu importe comment on l’appelle) ne serait pas foncièrement lié à un système représentatif
et notamment au fait qu’on ait à en parler avec du langage, des représentations de mots, d’objets.
C est aussi, comme je le disais au début, un inconscient qui traîne partout. On attrape de l’in-
conscient comme la grippe. On attrape de l’inconscient dans un paysage, dans une visagéité, dans
une animalité… et puis, on en fait quelque chose, ou on n’en fait rien, on se fait bouffer par…
Il n’y a pas de spécificité du fait d’avoir à le métaboliser dans une représentation. Alors, du même
coup, ce qui caractérisera ces « formations de l’inconscient » (maintenant, mieux vaut substituer
directement le mot et dire : agencements), c’est que les agencement ne sont pas des pulsions ; cela
peut être des pulsions, mais cela peut ne pas en être. En tous cas, ce n’est pas un système pul-
sionnel qui tombe dans la dichotomie de l’étayage des objets, des systèmes de zones érogènes, de
poussée, etc.. Il peut se faire, bien entendu, qu’un agencement s’accroche à des objets partiels,
L’expression
Donc, au lieu de mettre à la base (avec toujours l’idée base opposition, base infrastructure et
superstructure représentative) la poussée, je mettrai, au contraire, le système de valorisation au
premier rang, qui sera l’expression. En rattachant ainsi toutes ces catégories (expression, but…),
les systèmes de représentation plutôt que d’être portés au sommet d’un système d’infrastructure,
passent au premier rang sous forme d’expression, et non sous forme de représentation.
L’expression étant : un certain type de composantes qui en retiennent un rapport d’expression
avec différentes composantes de contenu, mais sans aucune nécessité intrinsèque, puisqu’il peut
y avoir – selon l’expression de (inaudible) – un relativisme du rapport d’expression au contenu
(par exemple, une composante somatique : aujourd’hui, ce qui s’exprime, c’est mon mal à l’es-
tomac, qui représente tout le système…). Toujours est-il qu’il y a bien un niveau particulier d’ex-
pression qui noue l’ensemble des composantes de contenu. C’est donc l’expression qui devient le
mode de valorisation, et l’expression-valorisation qui devient première dans le système. Alors,
plutôt que de parler de libido, on parlera, cette fois, de désir ; en ce sens que cette expression a
ceci de caractéristique : sur la base de ce qu’elle engage comme exprimé, comme territoire et
comme déterritorialisation, elle produit quelque chose qui est l’équivalent de ce que (inaudible)
et (inaudible) décrivent comme formation loin de l’équilibre. L’expression met à jour, rend pos-
sible l’attribution d’heccéités, de devenirs, de toutes sortes de choses de l’inconscient objectif,
elle ramasse des esprits, des « rabs » (un vieux souvenir entre nous !), et fabrique avec, une sémio-
tisation loin de l’équilibre des strates. Le but, la finalité de ce qui n’est plus la pulsion libidinale,
mais de ce qui est la formation désirante, c’est une sémiotisation loin de l’équilibre. Dans un cas,
ça fait de la névrose, dans l’autre ça fait de la poésie, dans un autre cas un système comporte-
mental dans un milieu social donné, etc.. Cela fait autant de systèmes de valorisation qui, quelque
part, font tenir ensemble, agencent des formations déterritorialisées, et puis toutes sortes de flux,
idéologiques, économiques, etc..
Le contenu
Je disais la dernière fois que le contenu peut, lui aussi, parallèlement à la sémiotique dominante,
travailler à son compte. Certaines dimensions de contenu le font, et c’est ce qui nous faisait com-
parer la potentialité, dans cette deuxième dimension du contenu, d’un inconscient schizo, par
opposition à un inconscient névrotique ou normal. En effet, là, il engage des substances hétéro-
gènes, des modes de valorisation dissidents, contradictoires, antagonistes, ambivalents, pervers-
polymorphes, etc.. C’est aussi la dimension qui recèlera ce qu’on pourra appeler les singularités
extra-systémiques ou transystémiques… La dimension de contenu qui met en jeu des substances
hétérogènes (évidemment, à chaque fois faudrait articuler ce que sont les substances et ce que sont
les formes et les matières qui émettent des singularités échappant au rapport substance/forme)
correspond quelque part à la notion de source chez Freud ; en ce sens que ces substances hétéro-
gènes, ce peut être, par exemple, l’économie orale ou l’économie anale, l’économie du regard ou
de l’écoute – qui avait été ajoutée dans la liste des objets a par Lacan. Il avait fait, il y a déjà très
longtemps, à propos des objets a, une topologie d’enchaînement, avec le phallus au sommet, l’ob-
jet oral, le regard, etc.. À ce moment là, j’avais dit – et il en était un peu sidéré : « Mais, il y a
Le territoire
Je disais, la dernière fois, que la notion de territoire était la troisième dimension. Au Mexique,
j’ai rencontré un monsieur, psychanalyste : « Enfin ! – me dit-il – vous avez réintroduit la validi-
té de toutes les recherches psychanalytiques sur le moi ! Parce que vous avez l’inconscient névro-
tique, l’inconscient psychotique, et puis toute l’exploration du moi en tant que système incons-
cient, les recherches d’Anna Freud, etc..
— Oui, si vous voulez, ça ne me dérange pas ! À la seule condition de considérer que ces terri-
toires peuvent être, en effet, le moi ; peuvent être tous les moi partiels à la Mélanie, donc des moi
trou noir, des moi d’abolition ; mais ils peuvent être la personne, les groupes, tous les modes de
territorialisation, la famille, tout ce qui se rapporte au socius, tout ce qui engage des systèmes de
traits de visagéité, de ritournelles, toutes les écritures possibles qui font des territoires. »
Vous voyez que l’on sort des difficultés majeures du Freudisme pour composer du socius à partir
des identifications du moi – notamment, dans Totem et Tabou et toutes les spéculations sur la psy-
chologie collective –, on y aboutissait à des choses complètement aberrantes, on perdait toute la
spécificité des modes de territorialisation du socius, ou des modes de territorialisation familiaux,
etc..
Tandis que là, le moi ou la famille – le triangle œdipien ou une famille plus large – sont des cas
particuliers de territorialisation, c’est même des cas très spécifiquement liés à l’hégémonie des
flux capitalistiques. Dans ce cas, on en est bien réduit à avoir du moi. Alors que, dans des socié-
tés primitives archaïques, les relations transitivistes sont telles que la problématique du moi ne se
pose qu’exceptionnellement : dans cet article de Clastres par exemple, au moment où le chanteur,
dans la nuit, va chanter tout seul, pour lui-même. C’est alors un rapport qui est, purement et sim-
plement, de face à face avec la mort, et où il est renvoyé à une sorte d’excommunication.
De toute façon, ces territoires du moi – comme on l’a dit et répété avec Deleuze – ne sont pas des
territoires qu’il faut considérer de façon réifiée : ce sont des territoires qui impliquent toujours une
certaine potentialité de dérerritorialisation catastrophique, qu’on a appelé trou noir. Ceci, évi-
demment, nous aidera considérablement, quand nous essayerons de réfléchir à ce qu’est cette
fameuse intuition de la pulsion de mort chez Freud ; à ce qu’est un certain rapport de la mort au
narcissisme ; à ce que sont les compulsions de répétition. En effet, un certain type de perte de per-
sistance amène inexorablement un trou noir : les différents agencements entrent en résonance les
uns par rapport aux autres dans leur décompensation. C’est une déterritorialisation où ils se pren-
nent dans un phénomène de résonance et d’écho. (cf. tableau : consistance de l’expression des
différentes substances de contenu, des différentes persistances de territoire ; ces catégories – objet
et territoire – sont en correspondance.)
Il s’agit essentiellement d’un machinisme abstrait. En même temps que la dimension de déterri-
torialisation, c’est celle qui, précisément, me faisait dire au début que là, vraiment, il y a tout, les
esprits, les « rabs », tout ce qui peut hanter les paysages, tous les autres agencements non-
humains, tous les devenir non-humains : pris, là, dans ce mode de valorisation.
Cette dimension machinique se rapporte à la transistance, puisqu’à chaque fois, il y a l’équiva-
lent d’un trou noir possible, au niveau de la consistance, de la substance, de la persistance et de
la transistance. C’est, précisément, ce qui fait cette opération d’attribution – d’idéalité objective –
de tout ce qui traîne comme devenirs, comme esprits : toutes les idéalités magiques possessives,
mais aussi toutes les idéalités mathématiques (un mathématicien qui ramasse une idéalité mathé-
matique et l’attribue à un agencement expérimental, fait bien le même type d’opération expressi-
ve.), esthétiques, sociales, etc..
Cette dimension machinique ne relève pas d’une économie générale ; elle met en jeu des singu-
larités, des devenirs ; fait monter des singularités des différentes matières d’expression.
Et c’est précisément ce qui vient au lieu et place de la poussée libidinale.
Voilà. Au départ, on avait l’idée d’un inconscient fondé sur une quantité générale abstraite, qui, à
travers une source, un objet, des buts, donnait des représentants de la pulsion : soit des délégués
représentatifs ; soit des affects, quelque part, comme trop-plein, comme incapacité de faire pas-
ser dans la représentation. Cela impliquait une décharge, un certain type d’économie pulsionnelle.
Là, on n’a pas du tout d’économie générale de poussée, donc pas de thermo-dynamique. Mais,
bien plutôt ce que j’ai appelé : une sémiotique loin de l’équilibre, capable de travailler directe-
ment avec les incorporels, par définition inquantifiables, puisque ce sont, en tant que tels, des sin-
gularités. Il n’est pas question de quantifier des esprits ni des idéalités mathématiques : ce sont là
de pures singularités qui, cependant, rentrent dans une certaine économie d’expression, pour
fabriquer, non pas des poussées libidinales, mais une certaine valorisation de désir. (Ceci n’est pas
du tout à assimiler aux interprétations analogiques, comme celles de (inaudible), ou à des arché-
types jungiens.)
Cette perspective ôte le rapport du désir à la représentation. Le désir n’est pas fantasmatique. Il
procède d’un mode de sémiotisation loin de l’équilibre. Les sources sont multiples, hétérogènes ;
les objets différentiés à l’infini. Il n’est pas question de parler de relation d’objet : il peut exister
une prévalence des relations d’objet, ou d’économie intra-familiale, mais il s’agit de cas particu-
liers d’une économie des différents modes de territorialisation des agencements entre eux. Il n’est
pas question, non plus d’une psychogénèse dans les rapports d’objet.
(CONSISTANCE)
– quantitative – valorisation
– en réservé dans le moi – désir
– sémiotique loin de l’équilibre
— SOURCE — CONTENU
— OBJET — TERRITOIRE
(PERSISTANCE)
(TROU NOIR)
– objet complet – moi
– moi (narcissime) – personne
– parental (Œdipe) – groupe
- objets partiels
— BUT — MACHINIQUE
réalité
– direction plaisir
– valorisation
(CONSTANCE) Eros
Thanatos
(TRANSISTANCE)
REPRENSATION
– représentation déléguée
– affect quantique
M : Je comprends que tu veuilles comparer les agencements aux première et deuxième topiques,
mais cela me semble rabattre beaucoup trop tôt ce que tu dis par ailleurs.
F : C’était l’objet ! Le système de conclusion sur les quatre dimensions de l’agencement dans
Mille Plateaux peut être appliqué à n’importe quoi : les machines de guerre, etc.. Le problème
était, ici, d’essayer de voir si ce type de modèle peut nous servir pour développer une conception,
finalement très pratique, de cette question : « Que recherche-t-on dans l’analyse ou la thérapie,
qu’elle soit familiale, individuelle, ou autre ? »
Dans la ligne de ces quatre catégories freudiennes – qui, si l’on y réfléchit bien, se retrouvent par-
tout, dans toutes les dissidences : on pourrait refaire un autre modèle, lacanien –la clef, c’est l’idée
qu’il y ait quelque part un inconscient représentatif (que tu l’appelles « inconscient signifiant »
ou autre, peu importe !) Et c’est ce qui permet d’attribuer toutes les fantaisies, les rêves, les actes
manqués, tout ce qui procède du processus primaire à une subjectivité individuelle dont tu ne sor-
tiras plus jamais : tu ne vois pas du tout comment un inconscient communique avec un incons-
cient, à travers le transfert, la suggestion, l’hypnose, les identifications… Tu n’en sortiras jamais !
Ou alors, tu n’en sortiras qu’à la condition, justement, d’éjecter toutes les singularités. Prenons
l’exemple dont tu me parlais tout à l’heure, en rentrant : cet homme qui était depuis huit ans en
analyse…?
M : Il a 33 ans, vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans, seul ; son analyste me l’a envoyé, effecti-
vement, après huit ans d’analyse. C’est quelqu’un qui a ce qu’on appelle classiquement une
névrose obsessionnelle : extrêmement scrupuleux, à tel point qu’il ne peut exercer le travail de
psychologue, il est réduit à faire pion. Et même là, dans le dortoir des élèves, il fait un travail
invraisemblable, vérifiant par exemple s’il traîne deux ou trois « moutons » par terre, il se deman-
de à partir de quel diamètre du « mouton » il va devoir engueuler les étudiants. Alors, c’est le gros
problème : il faut mesurer le diamètre de ces petites accumulations de poussière avec un instru-
ment spécial pour les cylindres. Le matin, quand il se lève, il réfléchit pour savoir ce qu’il va
mettre comme habits : quel est le coefficient étant donné qu’un tricot de peau, c’est 1/4, une
chemise 1/2… ?
M : Pour lui, c’est une sorte d’unité théorique par rapport au coefficient de réchauffement. Par
exemple, un jour il se dit « Ah ! ce matin, c’est 2.3/4 ! », alors, il s’habille à 2.3/4 (tricot de peau
= 1/4, etc.). À la radio, le matin, il écoute la météo : « Ah ! Ah ! mais hier soir ? La météo était
de combien ? Je ne sais plus les chiffres d’hier au soir ! » et il panique complètement. Il faut, abso-
lument, qu’il sache les chiffres de la veille au soir pour se repérer par rapport à ceux du matin,
qu’il sache si c’est monté, descendu, etc.. Ce type a une vie incroyable !
Il veut aller à la messe. Problème : il va communier mais, donc, il faut qu’il aille se confesser
avant de communier et qu’il n’ait pas de sales idées dans l’intervalle. Alors, il va raconter au
confesseur qu’il a caressé le ventre de son chien, et dans quelle mesure n’aurait-il pas approché
la place du pénis, inconsciemment, pour que le pénis du chien se dresse ?… La confession se ter-
mine : il ne doit penser à rien jusqu’au moment de la communion. C’est malheureux, il a une vie
comme ça ! (rires)
Pour s’habiller, il met jusqu’à une heure et demie de temps pour choisir : il y a le coefficient, mais
après, quoi mettre ? Il faut choisir.
Alors, en fin de compte, j’ai commencé avec lui un travail de type systémique classique, en
employant d’abord ce que tu appelles l’aspect stratifié d’agencement. J’ai reçu sa mère et je l’ai
Première séance. Je proclame ce qu’il fait : il est un bon garçon, un garçon qui aide sa maman,
en lui permettant d’avoir, financièrement un équilibre ; en lui permettant d’avoir quelqu’un qui
est proche, affectivement, d’elle, et qui est centre d’intérêt. Donc, il ne faut rien changer.
Le mois suivant, j’apprends que, au cours de ce mois, il a voulu sucer les seins de sa mère et aussi
coucher avec elle. Il l’a emmenée au cinéma voir un film qui raconte une histoire d’inceste, lui a
pris la main…
La mère : Vous avez voulu qu’il soit un bon garçon, mais il a même voulu être un bon mari…
Lui : Mais qu’est-ce qui se passe ?
M. : Pourquoi ?
Lui : C’est pas normal qu’à 33 ans je vive avec ma mère comme ça !
M. : Pourquoi pas ? Depuis quand n’est-il plus normal de vivre seul avec une femme, et sa mère
toute seule ?
Lui : Mais c’est pas normal !
M. : C’est quoi, la normalité ?
Lui : Mais je vais chez vous pour que vous me changiez !!!
M. : Je n’ai rien à voir de très particulier avec ça. Excusez-moi. Faut qu’il reste comme il est.
Donc là, c’était l’aspect stratifié d’agencement, ce que nous appelons : la partie contre-paradoxe,
qui empêche le type d’être contraire à ce qu’il fait. Et, au milieu de ce type de travail que j’ai fait
avec lui, on se met à bavarder ensemble : on parle de météorologie, brouillard, température ; moi,
de brouillard, de phare tout seul ; lui, de phare et de brouillard. Puis, nous parlons de clarté,
La séance suivante, il était parti pour la première fois, de lui-même, (et sans sa mère) en vacances
avec des copains ; et pour la première fois, il est allé tout seul danser :
Lui : Les filles m’ont refusé et je ne me suis pas senti rejeté ; après tout, elles ont le droit de refu-
ser aussi !
Il ne prend plus de médicaments, a arrêté tous les antidépresseurs et dort sans problèmes. Alors
moi, évidemment, je me suis arraché les cheveux :
M. : Bon dieu ! N’allez pas trop vite… Il faut absolument sauver ce qui est bon du passé et les
choses négatives que vous aviez…
Et ce fut l’humour et Woody Allen : il était un peu (inaudible) à son avis. Le (inaudible) , c’est
celui qui est malheureux parce qu’il fait tout tomber, qu’il est gauche et mal foutu des deux
mains ; celui qui n’a pas de chance : le jour où il achète des bougies, le soleil ne se couche plus
(c’est un malheureux poète du Moyen Âge qui a dit cela). Celui qui n’a plus de chance, il a beau
faire, ce n’est pas le problème.
Lui : Je sais ce qu’il faut faire !
M. : Ah ! Quoi ?
Lui : Je vais raconter mes histoires, avec humour ! Ne vous inquiétez pas, la prochaine fois, vous
allez voir ça !
La prochaine fois, il est venu avec un texte ! Sa mère et moi, nous croulions de rire durant toute
la séance. Il racontait ses paniques, ses problèmes d’angoisse, il riait.
En discutant, on a proposé qu’il en fasse un montage, comme Woody Allen un film. Tout fut chan-
gé : la camera se rapproche, on voit des visages, le sien, et comment tout ceci se passe.
Commentaires, voix off : on se marrait absolument.
Lui : Maintenant, je sais ce que je vais faire : je vais aller draguer une fille, en sachant qu’elle ne
voudra pas de moi (rires). Tout de même, je ne la choisirai pas trop belle, parce que je ne veux
pas gaspiller mes chances… avec les belles. Je préviens les copains ou je ne les préviens pas ?
S’ils le savent, ils risquent de se moquer de cette fille, ce n’est pas juste ! Moi, ce n’est pas pour
me moquer d’elle, rien que pour me renforcer un peu… dans mon histoire.
F : Il vaudrait peut-être mieux discuter d’abord du premier cas, parce que le second, tu t’en rap-
pelleras, non ?
M : O.K. Mais le second, ça vaut le coup ! Boris Vian, L’écume des jours et Carolyn Carlson ! Et
ça a fait complètement changer le niveau ! Je m’en rappellerai ! Mais parlons du premier cas, si
vous voulez.
F : Ce qui me frappe tout de suite, c’est ceci : les analystes qui ont vu ce garçon-là ont – sous une
forme ou sous une autre – nécessairement mis l’accent sur son rapport au sein, à la mère, à la
situation répressive, à la forclusion du père, etc.. C’est évident ! Considérant que, quelque part
dans cette dimension territoriale, il y avait une économie de trou noir, narcissique, soit de nature
œdipienne, soit… Peu importe !
Des choses – que, d’ailleurs, tu n’as pas expliquées – me semblent être la phase inductrice d’un
autre agencement. Tu fais rentrer la mise en œuvre d’un certain nombre de composantes de conte-
nu : je crois comprendre que la mère est présente, donc un flux d’expression, de présence…, un
flux d’une autre nature complexifie le système. D’autre part, il y a toi-même qui t’efforce de com-
plexifier ce que tu es par rapport à ce qu’il attend que tu sois. En outre, la composante d’argent
est un autre élément – « Après tout, moi j’ai besoin qu’il soit malade ! ». C’est sans doute une
denrée classique dans votre cuisine de thérapie familiale, mais enfin ! (rires) Cela joue, de fait,
comme complexification du modèle, du point de vue des composantes d’expression mises en jeu.
Évidemment, l’essentiel est ailleurs ! Le véritable phénomène de décompensation (trou noir ?) au
niveau d’un appauvrissement général des composantes se trouve au niveau positif de l’investisse-
ment d’une composante d’expression qui semble obsessive : une jouissance, une passion mons-
trueuse d’exprimer quelque chose avec une certaine rigueur, toutes ces choses extraordinaires que
tu as décrites avec la mesure. Là, une composante de valorisation te propulse à la limite de l’ab-
surde, à la limite de l’abolition. Mais l’abolition de quoi ? L’abolition de tout le reste des autres
composantes d’expression, sauf celle-là. Mais le désir est vraiment là, il est positivement là, alors
que dans cette économie, il serait négativement pris dans une relation de manque : manque de la
mère, manque du sein maternel, manque de l’étayage pulsionnel, manque de la relation d’objet,
etc..
Quant à la reconnaissance, elle n’est rien d’autre que : « Je m’en fous ! Que tu fasses ceci ou que
tu fasses autre chose… » C’est cela, la démarche bêtico-politique : reconnaître l’autre, c’est se
foutre profondément de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas ; ni d’être pour, ni d’être contre. Ce
que tu ne peux attester qu’en te manifestant, toi, dans ton économie d’expression de désir, ton
envie de déconner avec tes trucs authentiques, qui ne te viennent pas de codes universitaires. D’où
le scandale, quelque part : « Oh ben ! celui-là alors ! Qu’est-ce que c’est que cet agencement d’ex-
pression ou les gens s’exprimeraient vraiment selon leur économie de désir, et non pas selon ce
pour quoi ils sont payés dans une relation contractuelle économique ? Mais alors, où allons-nous !
Psychanalyse sauvage ! Scandale ! À la limite, appeler l’ordre des médecins ! Cet homme est, soit
pervers, soit complètement fou : de toute façon, cet homme est dangereux ! »
Dans un troisième temps, il y a un agencement d’une complexité telle que ne pourrait la saisir
aucune analyse lacano-freudienne. Il faudrait un travail énorme pour explorer la possibilité de
faire un agencement d’énonciation dans lequel s’insèrent : vos différents modes d’expression
+ celui de la maman + la vidéo – ici, c’est un des éléments machiniques essentiel – + l’église
– qui, du même coup, nous renvoie à une quatrième dimension machinique…
M : En réalité, le (inaudible) and C° travaillait à travers Woody Allen, qui a servi de pont entre les
deux églises ; et c’est à partir du cinéma et d’un texte cinématographique avec voix off et toute
une série de mouvements que ce garçon-là a commencé à jubiler dans une distance par rapport à
sa situation et qu’il m’a dit, pour la première fois, avoir du plaisir ouvertement sans en souffrir.
La mère : Je suis tellement contente ! Vous allez enfin lui permettre d’être heureux, comme il est
et sans que rien ne change ! (rires)
Lui : Mais enfin…
La mère : On verra bien ! Pour le moment, je suis contente !
F : Ce que tu es en train de dire, c’est que le but chez Freud, dans les différentes topiques, est ce
qu’on peut appeler : un principe de constance. Cela varie suivant les topiques – notamment avec
l’introduction de la pulsion de mort – mais finalement, cela revient, en quelque sorte, à une éco-
nomie thermo-dynamique de retour à l’état initial, qu’il s’agisse du principe de plaisir et du prin-
cipe de réalité, ou qu’il s’agisse du rapport économique entre Éros et Thanatos.
Tandis que là, ce n’est pas le principe de constance, c’est le « que rien ne change ». Mais quoi ?
Une consistance de l’agencement d’énonciation. On voit bien que le « que rien ne change » est
de l’ordre de la répétition, c’est-à-dire de ce que j’appelle une économie de valorisation loin de
l’équilibre : que rien ne change dans cette structure de changement qui a intégré ses éléments de
singularité. Que ça tienne ! Exactement comme, quand tu fais une poésie, une musique ou un ryth-
me, tu cherches à faire tenir là, loin de l’équilibre du langage ordinaire, des choses extrêmement
singulières, qui ne tiendraient absolument pas ailleurs.
M : La mère, elle, a une lecture plutôt au niveau du territoire. Elle comprend cela ainsi : c’est un
bon médecin qui maintient mon fils dans la famille. Mais, pour le moment, il se passe ceci : l’ex-
traordinaire mouvement dans lequel il est, fait éclater complètement sa relation à elle, telle qu’el-
le s’attendait à ce qu’elle continue d’exister, mais sans du tout être quelque chose qui a un sens
forcément à ce niveau-là : ça passe par ailleurs.
F : Je ne sais pas du tout si cela a un intérêt de chercher à décrire avec ce type de modèle, finale-
ment, ton comportement et ce que tu fais, comment tu te débrouilles quand tu agences tes inter-
ventions et tes énoncés. Je ne sais pas ! À mon avis, cela devrait simplement avoir l’intérêt de don-
ner peut-être plus d’assurance et plus d’audace pour se détacher d’introjection de représentations
qu’on a attrapées avec des conceptions psychologisantes.
M : F. aussi m’a beaucoup aidé là-dedans. En réalité, pendant longtemps je travaillais d’une
manière telle que je me censurais constamment, c’est-à-dire : je travaillais… moi. (rires)
D : Et tu y arrivais ?
M : Peu. Pendant longtemps, je travaillais en essayant de suivre mes cartes. Un jour, F. a vu une
bande, comme ça, de moi, et il m’a dit : « Mais M., ce qui se passe, ce n’est pas ce que tu racontes,
c’est autre chose ! » Il m’a raconté aussi une histoire de valise que je n’avais absolument pas vue :
« Dans quelle mesure cette histoire d’ouvrir ta valise et de la fermer et de parler de ta valise avec
ce type… ? » C’était vrai. Puis, j’ai arrêté ma censure, qui s’exerçait peu de toutes manières,
parce que je ne suis pas capable de me censurer beaucoup. Ce qui fait que mes succès thérapeu-
tiques étaient en dehors de ma volonté thérapeutique : ils étaient liés au fait que je me laissais
aller, et non pas au fait que j’essayais d’être un bon thérapeute. Et maintenant, c’est ce que je fais :
je me laisse aller, effectivement, à ce que tu appelles : délirer ; et je vois que des choses se pas-
sent, mais qui me laissent complètement éberlué.
La seconde histoire est celle d’une fille qui, lorsqu’elle arrive, est boulimique et…
F : Attends ! Certains ont peut-être d’autres questions à poser. Je crois que ça vaut le coup de voir
ce que ça fait dans la tête de tout le monde, l’histoire de ce garçon-là. Non ? Pas de commentaires ?
M : C’est l’histoire d’une fille qui est boulimique, elle fait de la danse et c’est vraiment un gros
problème. Elle vient avec sa maman et sa sœur. Dès le début, elle prend la parole avec une remar-
quable clarté, une remarquable chaleur dans la relation et, peut-être quelque chose, en réalité,
entre elle et moi se constitue à ce moment-là.
Très sommairement, c’est une famille qui a une carte classique : le père a quitté la mère qui n’est
pas arrivée à le croire et s’imagine qu’il va revenir. L’une des filles – celle qui était boulimique –
était partie, sa sœur était restée avec la mère. Puis, voici que maintenant, il apparaît très claire-
ment que le père ne va plus revenir : la mère va devoir déménager bientôt, et ça va moins bien.
L’aînée revient et devient boulimique. (en aparté à D. : il se peut que tu les connaisses mais tu
gardes ça pour toi, hein !) C’est à ce moment-là qu’elle vient chez moi : je regarde alors en quoi
cette fille – qui est une fille remarquable – est venue détourner sur elle l’attention, pour permettre
à la mère et à la sœur de respirer.
Seconde séance : Elle se présente comme extrêmement bien, très-très clairement bien. Mais je ne
la crois absolument pas. Je ne sais pas pourquoi. Et je lui dis qu’elle ne doit pas aller bien parce
qu’elle sait pertinemment ce qui va arriver à sa sœur si elle va bien et part ; sa sœur en sera com-
plètement déglinguée, et davantage. Or, en deux séances, la boulimie est tombée, plus de bouli-
mie ! Et elle a commencé à quitter la maison. Je lui demande : « Que va-t-il arriver à votre
sœur ? » Elle : « Effectivement ce sera la panique le jour où je m’en irai. »
Un mois plus tard (je la vois tous les mois), je l’ai revue. « Je ne sais pas ce qui s’est passé à la
dernière séance, me dit-elle, mais je ne me sens plus la même : je me sens beaucoup plus sûre de
moi ; je ne fais plus face aux choses de la même manière. Je commence aussi à vivre cela par rap-
port à la danse et toute une série de choses qui m’appartiennent vraiment. Jusqu’alors, ce dont je
vous ai parlé, c’étaient des choses sur lesquelles je glissais je n’avais pas prise. Maintenant, je ne
sais pas, ça fait partie de moi. »
Moi, je ne sais pas très bien ce qui s’est passé. Mais très visiblement, peut-être est-ce le fait
d’avoir moi-même parlé de Carolyn Carlson, et elle aussi : c’est une danseuse ; d’avoir parlé de
Boris Vian, de Charlie Parker, de beaucoup de sujets de ce style, à bâtons rompus, comme ça, avec
la mère qui ne dit rien ? Est-ce quelque chose, aussi, au niveau de ce que tu appelles toi, matière
d’expression, qui a fait…? En tous cas, le fait est que maintenant, moi, je continue – c’est ma carte
habituelle – de dire que je ne vois pas pourquoi elle changerait – ce qui me mettait dans une situa-
tion un peu difficile au début. Par exemple, dans un cas comme celui-là, il y a eu au cours de la
séance un changement ultra-visible, et en fin de compte, ce qui s’est passé simplement, c’est
– apparemment – parler de ce qu’on aime, c’est tout.
F : À priori, en raison même de tout ce que tu as raconté, je serai sceptique sur ce genre de… Il
s’est passé quelque chose, mais est-ce que ça se résume dans le « parler de ce qu’on aime »?
C’est justement là ce qu’il faudrait savoir. Je ne pense pas.
M : Je ne pense pas. Je ne crois pas que ce soit à ce niveau là. Je crois que réellement autre chose
s’est passé : quelque chose, visiblement, où elle s’est sentie elle-même dans ce qu’elle vivait et
dont elle ne parlait pas, en fin de compte. C’est comme si d’être acceptée comme une fille qui
veut se tuer depuis l’âge de quatorze ans (au lieu de m’en inquiéter, j’accepte ça, et ne veux pas
le changer) et de parler de ce qu’elle aime et de ce qu’elle n’aime pas… Au début, je parlais de
cette histoire de vouloir se tuer et surtout de ça, c’est progressivement qu’elle m’a amené, elle-
même, à ce qu’elle aimait…
D : Cela me fait penser un peu au travail que je fais en face à face : tu es là, bon, tu as des trucs
en commun, et puis ça marche… C’est ce qu’on appelle le transfert, et ce n’est ni plus ni moins ;
F : J’avais commencé à dire que ce qui m’intéressait dans la comparaison des deux modèles,
c’était, éventuellement, de pouvoir récupérer des mécanismes au modèle freudien, qui ne les a pas
inventés, qui ne les a pas sortis de son chapeau, mais qui les a trouvés : il s’agit seulement de les
situer dans un système d’intégrale. Précisément, il semble bien, dans ce que tu dis, qu’il y ait en
jeu, au moins deux mécanismes-pièges classiques : tu as déjoué le premier piège, mais il ne t’était
tendu que pour que tu le déjoues de façon à te faire tomber dans un autre piège. C’est un piège
de piège : « Ah ! comme tu es fort ! Tu as déjoué ce piège ! » (rires). En le déjouant, tu t’es pris
le pied dans un second piège, qui est – effectivement – un piège de transfert. En effet, si on t’écou-
te comme – je crois – tout le monde t’a écouté ici, il est bien évident que tu t’es mis à parler de
Carolyn Carlson comme avec la fille à qui – si j’ai bien compris – tu es très attaché, ton amie en
Suisse. En plus, quand tu l’as raconté, il y a eu un transfert sur D. : « Je te le dis pour que tu ne
la reconnaisses pas, mais – te le disant – je suis sûr qu’aussitôt tu la reconnaîtras puisque… » ; tu
as reproduit le double mécanisme (rires). Là, on est vraiment – me semble-t-il – dans la catégo-
rie des identifications, des relations amoureuses. Elle tombe amoureuse de toi : donc, tope là ! On
peut faire l’amour avec toutes sortes de choses, on peut faire l’amour avec des paroles où il est
question de danse, de corps…
X : Devant la mère.
F : En plus ! oui. Si c’est vrai, on comprendrait, évidemment, très bien pourquoi tu es emmerdé
et pourquoi tu dis non : parce qu’il y a la mort derrière, et qu’il y a aussi toute une série d’enga-
gements et d’intérêts narcissiques. Alors là, vraiment, dans cet autre type d’économie, il y a inté-
rêt à ne pas… C’est un petit peu le procès que tu avais fait à P. la dernière fois, en lui disant :
« Mais enfin ! Dans quoi tu t’es embranché ! Pourquoi en es-tu venu à cette situation où tu étais
paniqué à l’idée… ‹ téléphonez-moi au moment de passer par la fenêtre ›, quoi ! » Finalement,
peut-être. On peut être conduit à une interrogation comme celle-là. Pourquoi, par principe, sur la
simple hypothèse – purement théorique, comme un axiome – qu’il ne saurait se passer quelque
chose de l’ordre de la transistance (changement de persistance, de consistance), si l’on a affaire à
une composante unique, non-hétérogène.
L’intérêt de ton premier exposé est que là, on avait une multiplicité, une complexité de compo-
santes : la vidéo, le machin, l’église, la mère, etc.. Mais ici, on a une mère muette et un pur exer-
cice de parole signifiant, qui pourrait nous permettre d’interpréter ton affaire en termes lacano-
freudiens. Donc, ce n’est pas ça. C’est tout simple : il faut chercher autre chose.
F : C’est dangereusement ça ! C’est vraiment le piège à cons ! Parce que, si on en vient à l’idée
qu’il a suffi qu’on parle de Carolyn Carlson pour que tout soit bien, bon ! D’accord. Arrêtons
tout !
X : Je ne crois pas que ce soit ça. Je crois qu’il y a une autre question qui est : « Qu’est-ce que
l’intuition ? » Et en fait, si cette fille a commencé à parler, c’est parce que, quand elle a dit : « Je
vais très bien », M. lui a rétorqué : « Il y a quelque chose qui ne va pas. » Alors, qu’est-ce que
c’est que ça ?
F : Oui, c’est ça !
M : À la vérité, ce n’est pas un coup de drague. Comme je l’ai vécu, moi, il y avait quelque chose
d’un peu trop beau. Pas possible ! Cette femme est tellement heureuse quand elle arrive, que je
me suis dit : « Ce n’est pas possible ! » Là, ce n’était pas purement systémique, c’est vrai que je
n’y croyais pas. Félix et moi d’ailleurs, on fait ça souvent entre nous deux, sans que ce soit for-
cément le coup de drague : « Tu me racontes des histoires ! » On sent quelque chose et, pour
l’autre, au bout d’un quart d’heure, ce n’est pas si clair que ça… Là, je crois effectivement qu’il
s’est passé quelque chose, non pas du type coup de drague, mais plutôt du type trop beau.
F : Arnaque. Imaginaire.
M : Absolument. Mais moi, je ne suis pas convaincu… Ensuite, ce qui m’a accroché à propos de
Carolyn Carlson, c’est que, en réalité, moi j’en sais extrêmement peu, mais cela évoquait chez
moi ce que mon amie m’avait raconté. C’est effectivement important, mais…
F : C’est elle qui t’a arnaqué ! C’est elle qui a saisi un truc à toi !
M : Absolument. Mais moi, je ne suis pas convaincu que ces éléments n’existent pas aussi : ce
n’est pas aussi pur que ça, on n’est pas uniquement les fauteurs d’expression. Je crois que cela se
passe à différents niveaux.
F : Rappelles-toi ce que tu as expliqué à P. qui, lui, a vécu comme cela le Parnasse, jusqu’au
moment où il s’est aperçu que toutes les dimensions d’agencements étaient complètement rétré-
cies. Ah ! Tout va bien ! tout va bien ! Et il n’y avait plus de prise…
F : parce qu’il n’y avait pas de possibilité de prolifération des substances de contenu dans de nou-
veaux agencements. Ton agencement d’expression dans le premier cas : on voit bien ce garçon-là
s’emmancher dans un groupe de théâtre, de vidéo ou autre et aller draguer la copine avec machin,
etc.. On voit bien que ça peut partir dans toutes les directions. Mais dans ce que tu viens de nous
exposer, c’est une telle relation de transfert quasi-religieux sur toi ! Ça va déboucher sur quoi,
cette histoire-là ? Tu vas continuer comment ? Au bout de quinze séances, tu vas arrêter ? Tu n’ar-
rêteras pas, tu ne pourras pas ! À un moment, tu risqueras d’être piégé.
Il y a bien un destin – non pas le destin des pulsions de Freud – mais un destin machinique : si tu
commences à gagner – c’est comme au casino, si tu joues avec très peu de fric – eh bien ! tu es
sûr de perdre ! C’est sûr parce que tu ne pourras pas continuer à jouer au moment où tu com-
menceras à perdre. Donc, l’intérêt est d’être capable de perdre pendant un certain temps : c’est le
principe élémentaire de toutes les montantes. Mais toi, tu t’es mis à tellement gagner dès le début
que c’est là qu’il faut te dire : « Ah bon ! Alors là ! Je vais me ramasser à terme, de toute façon. »
M : C’est là que notre outil est intéressant. Je lui ai dit : « Vous allez beaucoup trop vite, je n’ai
pas confiance en ce qui se passe. Il faut revenir au passé pour retrouver ce qu’il y avait de positif
dedans… » Au fond, là nous disposons d’un outil qui nous sauve (rires) parce qu’il ne s’intègre
M : Non. J’analyse le fait qu’elle soit partie comme extrêmement positif, parce qu’elle était com-
plètement mangée par la mère.
F : Oui mais, qu’elle soit mangée par la mère, c’est une chose ; mais que toi, tu la voies, avec ou
sans la mère…
M : Pour moi, tant qu’elle s’en tire et qu’elle est dans quelque chose à elle, il n’y a pas lieu for-
cément de la voir.
F : Oui, d’accord.
Y : Mais, elle est quand même partie au moment où l’autre est revenue, ou un peu après ?
M : Non. L’autre est revenue. La mère devait déménager et voulait déménager avec sa petite. Elle,
celle de vingt ans. Celle-ci a dit : « Non. Je vais ailleurs. »
M:
L’autre : Tu as peur !
La sœur : Oui, j’ai peur d’aller chez M. parce qu’il fait apparaître quelque chose en moi dont j’ai
peur.
L’autre : C’est bien que tu ne sois pas revenue. M. m’a dit de te dire que, ainsi, tu aides la famil-
le à ne pas avoir à affronter une série de choses. (rires)
« Écoutez, vous allez bien trop vite, votre machin je ne le comprends pas et je ne vous suis plus »,
c’est mon diapason !
F : Non mais, tu vois, quand même, on pourrait essayer de penser à ces histoires de transfert, de
contre-transfert et tout ça. On peut dire : par principe, quand il y a transfert, contre-transfert, c’est
qu’on est dans la résistance, c’est qu’on est dans la merde. Justement, ce qui me semblait formi-
dable dans l’autre exemple, c’est de dire : « Écoutes mon vieux, fais ce que tu veux, je m’en
fous ! » Ce n’est pas le transfert, c’est le degré zéro du transfert.
— Vous vous en foutez vraiment ? Oh !
— La preuve ! c’est que moi, voilà comment je fais !
Alors, quand tu as ce degré zéro, cela veut dire qu’effectivement, tu peux agencer quelque chose
sur une sorte de tabula rasa de l’intersubjectivité : « Ah bon, comme tu veux ! Tu viens, tu ne
viens pas ; tu baises, tu ne baises pas : tout va bien ! »
Tandis qu’ici, dans le deuxième cas, tu vois tout de même bien les bénéfices, puisque tout le
monde l’a senti ici – Ah ! Carolyn Carlson ! – Attention ! Qu’est-ce que tu es en train de prendre
comme profit, comme plus-value libidinale là-dedans ? Que ce soit une plus-value positive ou
négative, peu importe ! C’est autant, bien entendu, qui risque, exprimé comme phénomène de trou
noir, de répétition, de bloquer dieu sait quel autre type d’agencement. Je disais, la sœur, mais cela
peut être quelque chose d’autre, parce que l’idéal là-dedans, c’est justement que ça ne s’agence
pas du point de vue de l’énonciation avec toi : « Allez vous agencer ailleurs ! Et moins j’en enten-
drai parler, mieux je m’en porterai, parce que je pourrai enfin me consacrer à ma petite amie de
Suisse ou dieu sait quoi, à la mienne de Carolyn Carlson, mais pas à la tienne ! » Et c’est peu pro-
bable alors, vraiment, que l’on tombe sur la même !
M : Non non ! Je joue sur le fait que je travaille à la pièce comme un tailleur et que je ne peux pas
me payer le luxe de garder les gens cinq heures. L’autre jour, quelqu’un – qui est dans le textile –
me répond qu’il est prêt à payer un prix de gros ! Mais je lui dis : « Il faut que je me distraie, vous
comprenez, au bout de 45 minutes, j’en ai réellement ras-le-bol ! Alors vraiment, je ne peux pas
continuer avec les mêmes deux séances de suite, il faut que je me distraie. » Je joue de cet élé-
ment : mon plaisir, ce qui compte le plus, ou mon profit. Je le retraduis.
F : Moi, je n’en suis pas sûr, parce que c’est encore le traiter en termes de système quantitatif :
quantité de plaisir, quantité d’argent. Cela fait partie des contenus. Je préférerais, pour ma part,
une formulation beaucoup plus fonctionnaliste, c’est-à-dire de la quatrième dimension : quand ça
M : Ceci dit, pour moi, le problème n’est pas : beaucoup d’argent, mais la manière dont je l’utili-
se. En réalité, avec l’argent, on joue, on module selon les situations. Par exemple, aujourd’hui, on
a reçu une famille où le père, conseiller financier d’une grande banque, est extrêmement riche, en
plus très méprisant : « Qui êtes-vous ? Êtes-vous médecin ? Qui est le directeur ? » Cela a duré
deux heures, c’était insupportable à la fin !
Le père : Combien je vous dois ?
M. : 1 Franc.
Le père : Vraiment ! 1 Franc ! Il cherche une pièce de 1 Franc, nous la tend comme si c’était une
pierre précieuse, finit par la poser sur la table et partir. (rires) 2 heures = 1 Franc ! Voilà qui a dû
faire un chamboulement intéressant dans sa tête !
X : Vous auriez dû lui demander de payer en pièces de vingt centimes, ou de faire un chèque !
1 Franc ! (rires)
F : Son argent ne vaut pas un clou ! C’est ramener toute son économie mentale à néant ! C’est
comme si tu demandais à un musicien dans un concert : « Tu me fais une note ? »
M : Ce que tu as dit pour le second cas m’a beaucoup intéressé : je crois qu’effectivement, il
s’agissait là d’éviter le premier piège pour tomber dans l’autre. Si ce n’est qu’il semble que je
m’en soit tiré, sans le faire exprès, avec mon refrain : « Vous allez trop vite, ça m’a l’air un peu
louche, il faudrait revenir au passé. »
F : Il y a aussi un problème – que je ne veux pas introduire, parce que ce serait trop théorique –,
c’est l’idée de destin, Szondi et C°. C’est une conception de l’inconscient qui doit calculer, non
pas sur les fixations antérieures, mais sur ce qui va se passer à la… (FIN)
On pourrait, à partir des quatre dimensions (1) des agencements, simplement évoquées la dernière
fois, avoir comme perspective la délimitation de quatre types d’inconscients (2) :
– l’inconscient subjectif
– l’inconscient matériel
– l’inconscient territorial
– l’inconscient machinique.
L’inconscient subjectif
L’inconscient matériel
La deuxième dimension de l’agencement projetée sur une théorie de l’inconscient, c’est l’in-
conscient matériel. Il engage différentes composantes, susceptibles de proliférer en tant que telles,
de prendre leur autonomie ou d’engendrer des alliances inédites. On se rapproche beaucoup, cette
fois, d’une possibilité de lecture de l’inconscient psychotique, en ce sens que, tout simplement,
certaines composantes (n’étant plus, ici, dans la situation de la composante d’expression en tant
que clef de l’agencement qui métabolise l’ensemble des autres composantes) se mettent à tra-
vailler à leur propre compte. Dans ce registre, on peut tout imaginer, qu’il s’agisse de compo-
santes d’élaboration fantasmatique ou de composantes perceptives, qui se mettent à proliférer en
tant que telles (3).
Là, on a affaire à une sorte d’inconscient processuel schizo par rapport à l’inconscient représen-
tatif, qui était celui de l’inconscient subjectif, au moins dans sa tangente, dans son option trou
noir.
C’est celui de la corporéisation des champs, des territoires, des ritournelles, des paysages, des
constellations micro-sociales, intra-familiales, des réseaux…
Sur le versant des entités trou noir, il bascule du côté, suivant le domaine de références considé-
ré, par exemple, des objets partiels. Et là, on retrouve une série d’intuitions autour desquelles
Lacan a longtemps tourné : le Phallus est en même temps un trou noir, le regard autre est un trou
noir, pour le narcissisme, etc.. On pourrait donc indexer tous les systèmes d’objets partiels de
cette perspective de trou noir, considérer que toute la théorie de l’objet a de Lacan – comme ten-
tative de dépassement des objets partiels – tend vers quelque chose qui est point d’abolition ; mais
point d’abolition de quoi ?
Justement, d’une certaine dimension d’un agencement. Cela impliquerait de se détacher complè-
tement des théories de l’étayage. L’objet partiel n’est pas partiel par rapport à une totalité qui
serait celle du corps, ou celle de toute une topique libidinale, mais il est objet partiel d’une dimen-
sion d’un agencement qui comprend toutes les autres, et déjà pour commencer, celles que j’ai énu-
mérées précédemment (4).
Donc, mise au premier plan d’un certain type de problématique, par exemple celle des objets par-
tiels, qui ne destitue en rien le fonctionnement des autres dimensions de l’inconscient ; indexer, à
chaque fois, voir en quoi un objet partiel implique toujours une certaine décompensation, une cer-
taine politique de collapsus sémiotique. Il ne fonctionne jamais en tant que tel, en tant qu’objet
total ou partiel, mais en tant qu’il indique une cessation d’un processus. Et si on était amenés à
refaire une phénoménologie des objets partiels avec ces critères de territorialité, et sans doute
aussi avec des critères éthologiques (ce serait absolument nécessaire), on n’arriverait certaine-
ment pas à une ordination psychogénétique des objets partiels, telle celle avancée par Freud. En
J’ai parlé des objets partiels, mais j’aurais pu parler des ritournelles, des traits de visagéité, des
traits de paysage, etc., qui sont, aussi, susceptibles de connaître des phénomènes de trou noir. Et,
puisqu’on évoquait tout à l’heure le cas de Francis Bacon ou de Turner, voilà des peintures où le
trou noir n’est pas à chercher, il est tout de suite là : chez Francis Bacon, il est dans le support
même de toutes ses peintures, support-trou noir sur lequel, toujours, les personnages sont plantés,
sans qu’on sache comment ils surnagent dans le tableau ; et dans les tableaux de Turner, toujours
cette fente centrale où s’engouffrent, non seulement le contenu du tableau, mais aussi toute l’ex-
pression : à certains moments, le tableau fuit, littéralement, de l’intérieur…
4 / L’inconscient machinique
Ce serait celui des champs possibilistes, celui des micro-politiques moléculaires, et aussi – puis-
qu’on ne se gêne pas, ici dans les formules à l’emporte-pièce – l’inconscient loin des équilibres
stratifiés. Ce en quoi il diffère des autres : le premier inconscient, lié aux structures d’expression,
cherche un certain type d’équilibre, d’expression, de mode de sémiotisation, d’où ses affinités
avec les structures névrotiques ; le deuxième inconscient, tourné plutôt vers les dimensions de
contenu, et de composantes hétérogènes que j’ai baptisées de psychotiques, est, quelque part, en
contre-dépendance de l’inconscient névrotique ; l’inconscient territorial, celui de la famille, des
champs territoriaux, des corps, des objets partiels, des rapports systémiques de famille, etc., est
aussi, quelque part, à la recherche d’une pseudo-identité, même si cette identité est déterritoriali-
sée à bien des égards, ne serait-ce que dans son fonctionnement systémique.
Tandis que l’inconscient machinique n’a pas de clef sémiotique en tant que telle ; il n’est pas
hanté non plus par une sorte de paradis perdu, qui serait celui de l’inconscient psychotique, ni par
des territoires. Il est fait de l’ensemble des possibles qui peuvent habiter toutes les dimensions de
l’agencement.
Si vous voulez, par exemple, pour ceux qui ont lu l’Anti-Œdipe ce serait une dissociation de la
notion d’inconscient schizo. Avec Gilles, on s’est débattu pendant des années, pour dissiper des
malentendus terribles : « Quand on parle d’une entité schizophrénirque ou d’un schizophrène
d’hôpital, c’est différent du processus schizo », répétions-nous. On nous disait : « Ouais, vous
avez découvert une nouvelle race de révolutionnaires, les schizophrènes d’hôpital, vous nous
Il y a la même possibilité, là aussi, d’une politique trou noir. Par exemple, on pourra trouver un
certain type d’inconscient machinique, ayant un possible de trou noir d’une portée quasiment infi-
nie. L’inconscient machinique du Christianisme primitif porte un trou noir qui s’appelle le
Capitalisme ; c’est la possibilité de cumuler tous les phénomènes de trou noir dans les domaines
les plus hétérogènes. Il y a certaines clefs comme ça, certaines problématiques possibilistes qui
se nouent dans des registres les plus différents qui soient.
À mon avis, cette quatrième dimension de l’inconscient est absolument nécessaire si, précisé-
ment, on ne veut pas que cette théorie des agencements inconscients se referme sur une nouvelle
problématique systémique dans le cas de l’inconscient territorial sur une nouvelle problématique
revue et corrigée par madame Pankow ou je-ne-sais-qui, et puis une schizoanalyse de rechange
pour l’inconscient névrotique !
Il n’y a aucune sorte de priorité : il s’agit de quatre dimensions (5) des agencements qui, de toutes
façons, sont toujours, en tant que dimensions, articulées les unes aux autres. Mais, effectivement,
dans une cartographie donnée, c’est tel type de dimension, tel type de trou noir dans telle dimen-
sion, qui mènera la danse, qui prendra le contrôle de la politique de l’agencement (6) ; à l’inverse
donc, d’un trou noir de type religieux, politique ou social, car il n’y a pas que cette dimension
sociale dans l’inconscient machinique, il y a aussi, justement, tout ce qui relève des sémiotiques
machiniques, des sémiotiques a-signifiantes (qu’il s’agisse de la musique, de la religion, des
mathématiques, des sciences, etc.), et qui est porteur de dimensions de l’inconscient ; qui peut
donc s’appliquer à n’importe quel autre type d’agencement.
En opposition à ce type de trou noir, des dimensions comme celles de nomadisme, d’embranche-
ment, de créativité, de rhizome machiniques, peuvent apporter des retournements de situations,
en particulier dans celles que nous connaissons, ayant affaire à des névroses, à des problèmes
familiaux, et autres… On voit bien que les gens n’avaient plus la même névrose, ni familiale, ni
individuelle, en mai 68, par exemple, ou pendant la révolution d’octobre. Et là, c’est bien l’inci-
dence de l’inconscient machinique qui intervient comme telle, ce n’est pas parce que l’on a fait
un transfert sur papa-Lénine ou sur Jésus-Christ-D. Cohn-Bendit, sûrement pas ! Ce n’est pas une
identification, ni rien de cette nature.
Après ce point d’application, je vais maintenant en venir à la notion générale d’agencement, et
reprendre ces différentes catégories, non plus en les appliquant à l’inconscient, mais en en don-
nant une formule qui nous servira aussi bien à des problèmes très différents, des problèmes
économiques…
…Un exemple économique, c’est celui de mon départ au Mexique, voilà, pour prendre des choses
très différentes, voir si ce genre de notions peut servir comme instruments d’exploration.
Donc, une sous-ensemblisation délimite une déterritorialisation particulière, qui va déboucher sur
des coordonnées spatio-temporelles intrinsèques, comme territorialités (des territorialités de
toutes natures) :
Qu’est-ce qui, dans le visage, fonctionnera comme trait de visagéité ? Évidemment, pas tout le
visage. Certains traits de visagéité seront pris dans la composante matricielle (par exemple : dans
un agencement névrotique, ou autre). Il y a donc un rapport de déterritorialisation qui se rabat sur
le visage : je constitue certains de tes traits de visagéité, malgré toi, par-devers toi, dans cette opé-
ration matricielle. Avant que tu ne me rencontres, tu n’avais pas ce trait de visagéité ; mais, depuis
que nous avons fait un agencement transférentiel, eh bien ! que tu le veuilles non, je t’ai collé des
traits de visagéité, je t’ai arraché des traits de visagéité, et depuis, ni toi ni rien ne pourra faire
qu’il n’y ait pas eu cette extraction ! C’est ce que j’appelle une territorialité qui est, en fin de
compte, une déterritorialisation (9). Cette extraction des traits de visagéité crée une nouvelle terri-
torialité. Jusqu’à quel point tes traits de visagéité vont fonctionner dans ce champ d’une autre ter-
ritorialité d’agencement ?
Si jamais je prends ta photo, puis que j’écarte trop loin tes sourcils, peut-être cela ne fonctionne-
ra plus ? Il y a des seuils. Là, ça va encore. Je pourrai changer le grain de la photo et puis ça ira
encore mieux ; et puis, à un moment, ça n’ira plus du tout. À un moment, il y aura un phénomè-
ne de trou noir et la territorialité s’effondrera (là, on peut renvoyer à Proust, Un amour de Swann
en particulier à ce que j’ai essayé de trouver sur ces rapports de visagéité et de ritournelle).
La territorialité de l’agencement – le fait que ce soit applicable dans un territoire donné, jusque
là, et pas au-delà, ou suivant tel rythme ou telle ritournelle – est liée aux autres composantes.
C’est, peut-on dire, le champ d’efficience inter-agencements. C’est ce que j’appelle déterritoria-
lisation d’inter-action, et on retrouvera cela quand on prendra des exemples de thérapie familia-
le, ou des choses de ce genre. Les inter-actions de la thérapie familiale (j’avais déjà attiré l’atten-
tion de M. là-dessus), là il faut faire très attention : ce n’est pas le fait qu’il y a le père et la mère
– ce qui n’a, littéralement, aucun sens – mais certains types de traits de singularité de sous-
ensembles de ce qu’on appelle, par ailleurs, le père, la mère, et puis peut-être d’autres choses…
(ce peut être le rictus du patron qui s’est collé sur le visage du père, en quelque sorte) qui inter-
viennent dans une inter-action systémique. Et ne jamais croire que c’est la personne en tant que
telle, qui intervient dans les inter-actions, ou l’agressivité de la personne en tant que telle.
Justement, la question est de savoir : qu’est-ce qui intervient quand, effectivement, quelque chose
se passe ? Il s’agit des phénomènes de champs, des phénomènes d’inter-action. Cet inconscient
on pourrait, donc, le dire : inconscient inter-action, car les autres dimensions ne fonctionnent pas
sur le registre de l’inter-action.
La quatrième catégorie, elle, peut être dite phylogénétique : elle pose la question des phylum
machiniques, des phylum possibilistes, en rapport avec l’agencement considéré ; du champ des
possibles passés et futurs, à savoir qu’il peut y avoir un lissage rétroactif et prospectif des temps.
L’agencement Christianisme primitif, quelque part, modifie toutes les religions antérieures, il
reprend le problème autrement. Ce mode de mutation d’agencement n’est pas pris dans un temps
discursif : il a ses propres ritournelles, ses propres temps. Mais le jour où l’on découvre une nou-
velle formule mathématique pour rendre compte de la surface du cercle, ce sont tous les cercles
antérieurs qui se trouvent, d’un seul coup, avoir « attrapé » la formule π R2 (11), tout ce qu’il y a pu
avoir comme cercles et cerclages dans l’humanité avant la formule de Pythagore, s’en trouve
affecté. La formule déterritorialisée se colle, surgit : il y a un lissage rétroactif de la formule
sémiotique.
Le champ des possibilités actuelles, des déterminations en acte est « doublé ».On a, ainsi, une
causalité qui est près de l’équilibre des différentes dimensions onto-génétiques et opposée à une
causalité loin de l’équilibre, c’est-à-dire loin des stratifications. C’est que (12), une découverte, un
agent technologique nouveau, modifie le champ actuel des possibilités technologiques de son
phylum (par exemple, un microprocesseur). On n’aura pas les mêmes types d’instruments, cela
va faire une révolution, là, dans un temps immédiatement calculable. Mais, cela fera aussi une
révolution dans l’ensemble des possibles à venir, c’est-à-dire des choses qui ne sont pas en acte,
dont on ne peut pas avoir une représentation immédiate. C’est un arbre d’implications possibi-
listes virtuelles sur le futur, mais aussi sur le passé : des formules antérieures de sémiotisation
d’autres agencements sont aussi remises en question.
Les projections ne sont pas à sens unique, elles peuvent aller dans le sens de l’incarnation d’un
machinisme abstrait vers des agencements concrets, ou dans le sens de la déterritorialisation pos-
sibiliste des agencements concrets vers les machinismes abstraits. Ce ne sont pas des entités plan-
tées dans le ciel des idées, comme les idées platoniciennes.
X : C’est dialectique.
F : On verra que ce n’est dialectique que dans un cas particulier, justement !… Mais c’est que l’on
travaille ces machinismes abstraits comme on travaille des composantes, comme on travaille telle
ou telle dimension d’agencement. Les machines abstraites, ce n’est pas un mystère du Saint-
Esprit, hein ! C’est un instrument comme un autre.
Les projections représentatives et les projections diagrammatiques introduisent des niveaux inter-
médiaires, des media, entre les machines abstraites et les agencements contingents. Ce qui diffé-
rencie les projections représentatives des projections diagrammatiques, c’est que les premières
engagent des media signifiants passifs (par exemple, des icônes, ou des systèmes de redondance
renvoyant à des paradigmes abstraits non-machiniques, des systèmes de signes iconiques, digi-
taux…) et les secondes (projections diagrammatiques), des media a-signifiants actifs : opposition,
donc, media signifiants passifs/media a-signifiants actifs (du type informatique, par exemple, ou
écran vidéo de téléguidage ; l’ordinateur est un media en tant qu’ordinateur – directement – en
tant que machine de signes incarnés, mais un media a-signifiant actif.)
Les projections machiniques procèdent par une mise en acte directe, sans recours à un media, des
quanta machiniques abstraits inscrits sur le plan de consistance, au sein des dimensions de l’agen-
cement. C’est le troisième type de projections. Donc – on le verra – certaines de ces dimensions-
là sont issues d’un machinisme abstrait, à partir de différents types de projections – projection
étant opposée à inter-action ; en effet, dès qu’il y a inter-action, il y a opposition de l’un, du mul-
tiple, du sujet, de l’autre, etc. ; il y a une discursivité, du temps, de l’espace, toutes sortes de caté-
gories. Le machinisme abstrait est immanent aux différentes dimensions de l’agencement – ce qui
ne veut pas dire que, par ailleurs, il n’y ait pas un accès transcendant à ces différentes dimensions :
un accès dialectique, représentatif.
Des machinismes abstraits s’incarnent dans des dimensions de l’agencement, ou inversement, des
agencements transforment des machinismes abstraits, les font muter : cela marche dans les deux
sens. Cela donne :
– La mise en œuvre des faits intensifs propres aux composantes (faits intensifs : donc, dans le
registre des composantes de contenu).
– La mise en œuvre d’articulations machiniques inter-composantes et de calculs systémiques rela-
tifs à la dimension d’expression.
– Des effets de champs, de territorialités, d’interactions entre les agencements (dimension de ter-
ritoire).
– Une prospective possibiliste.
En fait, les trois systèmes de projections sont étayés les uns sur les autres. Les projections repré-
sentatives, pour autant qu’elles peuvent avoir des incidences pragmatiques, impliquent l’existence
Y : ... et une autre territorialité, œdipianisée depuis toujours, où quelque chose est, aussi, analy-
tique. Je me demande comment ça passe de l’une à l’autre, avec, en plus, un effet thymique déplo-
rable, conduisant à la seule hypothèse de pouvoir, elle-même, en terminer avec elle-même, si la
place que toi, tu occupes pour elle, n’est pas plus déterminée que cela : quand tu as pris la place
de tous les éléments qui s’additionnaient les uns aux autres, quelque chose aboutit à une impasse
pour elle.
Z : Ah oui ! Absolument.
Y : Et je me demandais, surtout, comment tous les agencements étaient-ils reliés entre eux, pour
qu’au bout d’un certain temps…(inaudible) En fait ce ne sont pas les agencements eux-mêmes qui
sont foutus, mais comment ils s’articulent dans le discours qu’elle te rapporte ; comment ils sont
reliés entre eux et qui fait que quelque chose, ne passe plus, est complètement éculé. C’est sa per-
ception à elle en fait, qui est éculée, et qui vient se rapporter, là, sur le divan ; à mon avis, c’est
lié, probablement, au fait qu’on ne comprend pas du tout pourquoi elle passait de l’un à l’autre,
ni comment ça pouvait marcher comme ça. C’est peut-être là que les grilles de Félix pourraient
enrichir ta question d’analyse qui est…
Y : Sinon, cela fait un rabattement analytique classique, quasiment névrotique, où elle rêve de son
analyste, et tu vas être embringué dans cette analyse de rêve, de production œdipienne, qui, appa-
remment, marche moins bien dans ce que tu as envie de faire avec elle.
M : ... Au fond, il serait intéressant de prendre une situation qui, brusquement, fonctionne ; et
ensuite, parallèlement, une situation de thérapie rituelle – d’analyse ou de thérapie familiale – au
moment même où les choses bougent, étudier : qu’est-ce qui fait proliférer ?
Dans nos réunions de staff, c’est la même chose : on se fait chier, on parle on parle, on tourne en
rond, on craque, on crame, et puis… Paf ! quelque chose démarre ! Qu’est-ce qui l’a fait démar-
rer ? Qu’est-ce qu’étaient ces croisements multiples ?
F : Mais ce n’est pas le « qu’est-ce que » ! À mon avis, il faudrait formuler autrement le critère
de productivité. On peut le formuler ici, pour nous-mêmes, maintenant : on ne se réunit que pour
autant – tous, à un degré ou à un autre – qu’on est engagés dans une productivité ; de quoi ? Là,
justement, il y a toutes sortes de registres de productivité : ce peut être une productivité de
Y : Cela m’évoque complètement ce qui s’est passé hier, avec la réunion du Collectif de Patients,
où il y a eu une situation de ce genre. On préparait… ça avance un peu concrètement… il y a un
local ; il fallait faire une réunion pour en causer un peu. Cette réunion, moi en tous cas, j’en atten-
dais beaucoup. Avec D. on en avait parlé, on s’était même dit que, pour la première fois, il fau-
drait, pour que ça marche, tel type de personnes et pas tel autre. Et hier, on s’aperçoit qu’on n’a
pas du tout maîtrisé ça : en fait, tous les gens, dont nous pensions que ça ne serait pas tellement
bien qu’ils soient là, sont venus. Du coup ! On ne sait pas par où ; depuis hier soir, on se deman-
de : mais comment sont-ils venus ? (rires) On avait essayé d’être moins de dix, en se disant que
davantage, on n’y arriverait jamais. En fait, ils devaient être vingt. Effectivement, au bout du
compte, on a assisté passivement à un truc, mais qui a foiré. Donner des informations qui per-
mettent que les gens soient au courant, après tout, on peut leur téléphoner pour faire ça pas besoin
de se faire chier trois heures à vingt ! C’était vraiment une perte totale de… Eh bien ! On n’a tou-
jours pas découvert l’élément qui permette de ne pas se retrouver, à chaque réunion future, dans
ce piège à fromage – comme tu disais – avec vingt personnes autour. On n’a même pas pu méta-
boliser, non plus, au sein de ce groupe de gens qui venaient pour la même chose, qui venaient tous
avec un intérêt là-dessus, un truc qui fasse avancer, y comprendre quelque chose, qu’on va tra-
vailler ! Et puis, on se retrouve là…
Z : Je suis moins pessimiste que toi, moi je l’ai perçu autrement… Je m’excuse, on fait référence
à quelque chose…
F : Non, j’ai connu cette cuisine avec toi, au moment du Grand Groupe, il y avait le même type
de problèmes, quel cocktail on avait monté !
Z : Exactement ! Hier, j’ai eu l’impression que c’était très réussi, d’un certain point de vue, cette
réunion : il y avait des gens qui avaient envie de tenir la place, tout de suite, là, des psychiatrisés,
des patients, des usagers, et de commencer, tout de suite à fonctionner. Untel, nommément, est
arrivé, a fait son numéro hyperparano, associatif, interprétatif, provocatoire… et a réussi, plus ou
moins, à paralyser, à relancer, etc.. Mais c’était ça, on était dans le boulot, ça commençait. À mon
avis, c’était cela qu’il voulait, avec son biais : « Mais commençons tout de suite, quoi ! » Une
espèce d’avidité de nous faire manger avec lui, d’amener sa femme, son gosse, et puis d’être « le
premier cas ». Alors, je n’ai pas trouvé ça tellement négatif, car j’ai l’impression, en plus (rires),
que les réunions qu’on va se payer… vont être tout à fait comme ça !
Y : De ce côté là, c’est vrai, peut-être faut-il dire que c’était bien, mais n’empêche qu’on n’avait
pas du tout prévu de faire cela au départ !
Z : Je crois que ce qui est très important, c’est l’éclectisme ; ce que tu disais sur le choix, le repé-
rage… bon ! Qu’est-ce que veut dire analyser dans le vrai ? À la « Fatras », si tu veux…
M : ... Ce gars qui a présenté sa femme et son gosse, et offert toute une série d’axes dans lesquels
il estimait qu’il était légitime de vous accrocher, crée en fin de compte une sorte de méthodolo-
gie implicite… travailler avec lui… Ce n’est pas si simple que ça ! Vous proposez quelque chose,
et puis les gens proposent des choses qui recoupent certaines de leurs attentes… Et la difficulté,
c’est d’arriver à voir comment travailler avec des cultures différentes.
Golo et Franck sont des gens qui font des bandes dessinées remarquables dans Charlie mensuel.
Dans le numéro de ce mois-ci, c’est l’histoire d’un Nord-Africain saoul qui est dans un bus blo-
qué par un embouteillage. Et le Nord-Africain se promène dans le bus, en disant qu’il est fran-
çais, en montrant sa carte, et comme il est rond, il s’écroule sur une femme enceinte… Il y a aussi
une vieille bouchère, il veut acheter sa vie pour 500 Francs « Ta vie ! Ta vie ! », elle le renvoie,
alors il lui dit qu’après tout, elle n’est qu’une esclave depuis que le monde est monde !
Ce gars est, apparemment, complètement délirant, mais il y a toute une série de pouvoirs extrê-
mement clairs, sur lesquels il offre la définition d’une relation avec lui, et de ce que cette relation
peut devenir.
Jusqu’au moment où le conducteur du bus en a assez et lui dit : « Mais foutez le camp d’ici ! ».
L’autre, d’une petite voix aiguë lui répond : « Mais nous ne sommes pas à l’arrêt » ; l’arrêt est à
trois pas et s’il descend ici, en cas d’accident (rires), la Sécurité Sociale ne remboursera rien. Le
conducteur de l’autobus est fou de rage qu’il y ait cet embouteillage : attendre 1/4 d’heure pour
arriver à l’arrêt qui est à trois pas, et pendant ce temps là…
L’intérêt de cette bande dessinée, ce sont les lignes que propose le Nord-Africain saoul : lignes
qui, toutes, et dans tous les sens, font proliférer des machines mortifères. À un point tel que,
même Golo et Franck n’ont rien pu trouver qui puisse les tirer vers autre chose ! Tous les fan-
tasmes de viol, d’assassinat, de mort et d’explosion…
C’est comme de proposer un duel ? Ce n’est pas faux, sans doute. Je pense, effectivement, en
termes de cycles et de courbes où les gens te proposent des voies autres. Et très fréquemment, les
voies qu’on propose dans les deux sens sont du même type de groupe épistémologique. Elles
coincent et l’un et l’autre. C’est là où, très fréquemment, le début d’une relation avec un contex-
te qui puisse être un contexte qui fonctionne et qui produit, c’est de changer vraiment et radica-
lement tout le cadre et les codes de référence. Évidemment, ceci nous fait perdre la richesse des
différentes possibilités, des différents niveaux et strates, qu’on propose. Mais dans un second
temps, après tout ce ménage, cela fonctionne.
1. Par rapport au texte antérieur, j’ai inversé l’ordre (qui a peut-être, malgré tout, son importance) des deux pre-
mières dimensions.
2. Évidemment, je fais toutes les réserves possibles et imaginables sur la notion d’Inconscient, mais cela impor-
te peu : finalement, c’est une sorte de mot, comme ça, global, qui a l’intérêt de cerner à peu près dans quel champ
on se situe. Étant donné que, par ailleurs j’essayerai de proposer des points d’application de cette théorie des
agencements sur le domaine économique, quand je parlerai, par exemple, de la notion d’agencement économique,
de marché ou des villes, je ne définirai pas plus ce que sont les marchés ou la ville. Mais, en tous cas, il suffira
de le dire pour voir qu’on parle d’autre chose ! Cela n’a pas d’autre prétention.
3. Cela impliquerait, d’ailleurs, une définition extrêmement large de la psychose, en ce sens que des phénomènes
comme ceux auxquels on a affaire dans une manie sont de ce type. Alors, doit-on rattacher la manie à une psy-
chose ? Peut-être… Mais je ne rentre pas du tout dans ce type de débat !
5. Je dis : de quatre inconscients, mais l’inconscient… ça n’existe pas ! (cf. J. Prévert, N.D.L.C.)
8. Introduire, peut-être, ici le face à face aristotélicien entre la substance et ses accidents – sauf qu’ici, la sub-
stance n’a pas de priorité sur les accidents.
13. Au niveau de ce texte, j’en distingue trois, mais ultérieurement, je les regrouperai en deux catégories.
C’est à la condition qu’il y ait cette cassure sur un certain nombre de repérages ordinaires et réorga-
nisation, pour faire une prise de consistance d’agencements subjectifs qu’il y a en effet un nouveau
recadrage et que les anciennes significations se trouvent reposer par rapport à une autre subjectivi-
té. Or, la question, c’est qu’il y a une toute une série de caractéristiques, que ca n’est pas donné. On
pourrait prendre tous les traits que Houseman avait commencé à énumérer, ça n’est pas donné, c’est
quelque chose d’irréversible qui crée un événement, en même temps complètement différentiel par
rapport aux situations antérieures, et aussi d’un point de vue synchronique par rapport aux autres,
par rapport à l’altérité sociale. C’est quelque chose qui fait que l’ensemble des autres systèmes
d’agencements antérieurs – s’il y a antériorité – sera complètement réinterprété et recadré. À ce
moment-là, le franchissement du seuil, le fait qu’à un certain moment il y a un corpus existentiel, un
nouveau corpus qui se trouve constitué, à ce moment-là peut-être, la problématique du mythe va en
effet se retrouver posée sur un autre statut. À ce moment-là, quand il y a effectivement production
d’un nouveau type d’agencement d’énonciation, quand on a obtenu un certain type de résultat, par
exemple quand on a réussi à inventer l’opéra mozartien, c’est définitivement l’opéra qui est changé
une fois pour toute, pour l’avenir et pour le passé. Encore faut-il avoir atteint ce type de mutation.
M. Houseman : Il y a quelque chose sur laquelle je voudrais revenir. Il me semble que tu insistes
beaucoup sur la possibilité d’aboutir à de nouvelles énonciations, à de nouvelles subjectivités.
Seulement, ce que je vois là, c’est la nouvelle énonciation à laquelle on arrive, complètement vide.
Elle est vide ou elle contient tout, ça revient au même, c’est-à-dire que ça aboutit à des positions
d’énonciation pour des individus qui n’en disposaient pas auparavant, c’est-à-dire que quand ils sont
initiés, ce qu’ils ont, et cela rejoint ce que Félix disait avant, ils acquièrent une situation où les choses
ne sont pas telles qu’elles sont. Ceci dit, du coup, le problème est qu’ils n’acquièrent aucun savoir,
ils ne peuvent rien dire, sauf, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est d’initier d’autres individus.
X. : Je ne crois pas que ça soit étranger au débat, c’est à propos de l’intervention de Félix. Je l’ai cru
entendre décrire la thérapie, le processus de la thérapie. À bien des égards, moi, je l’entends un peu
comme l’irruption, la rupture d’une séquence, qu’elle soit logique, comportementale, affective, etc.
La rupture d’une séquence (c’est un petit peu emprunté à l’exposé d’Isabelle Stengers sur
Whitehead), tirer un élément d’une séquence, le sortir comme insolite avec effet de surprise et le
replacer dans une autre séquence : ça me paraît être le processus même de la thérapie, ça me paraît
être l’espèce de divine surprise du thérapeute, en particulier en thérapie familiale quand on parle de
recadrage, cette sortie et cette rentrée. Alors, les caractéristiques de ces deux lignes séquentielles,
c’est qu’elles ne sont pas alternatives, c’est que la deuxième n’est pas alternative à la première, elle
n’est pas une réponse qui serait plus vraie que la première, elle ne s’offre pas en alternative ; et ce
qui est joué ici, c’est une juxtaposition vertigineuse entre deux systèmes logiques dont le deuxième
n’est pas à adopter plus que le premier, et la coexistence, au cours de l’initiation ou de la thérapie,
de l’univers précédent.
F. Guattari :… Mais aussi dans la constitution du mythe, du mythe comme métamodélisation, c’est-
à-dire qui n’aura pas à rendre comte de ce que seront les modules de rituels de base qui, d’une cer-
taine façon, sont presque de l’ordre de l’éthologie : on ne peut pas faire autrement, comme, lorsqu’on
part de chez soi, on se dit que je sais très bien que j’ai fermé le gaz, mais il faut que je retourne pour
vérifier, pour ainsi dire il n’y a rien à faire.
F. Guattari : Le mythe serait la possibilité que d’autres types d’univers déterritorialisés s’instaurent,
mais pas pour les surplomber, pour trôner dessus, comme un ordinateur primaire donnerait toutes les
réponses et recadrerait toutes les situations, mais au contraire pour créer, d’un seul coup, quelque
chose qui peut être totalement mutationnel, par exemple, quand le visage du Christ s’impose comme
mutation de traits de visagéité qui, jusque-là, n’était jamais apparu. Il y a un certain type de visage,
de position où on retrouve notamment les traits de la douleur, une position sacrificielle qu’on ne
connaissait pas, à savoir que c’est un sacrificateur qui sacrifie. Alors, évidemment, ça crée une situa-
tion très nouvelle. Quand cela apparaît, du coup, ça ouvre la possibilité immense, qu’une histoire
rend à partir de là, que quelque chose advienne dans cette lignée, qui va entièrement rééclairer autre-
ment les autres situations, qu’elles connaissent directement cette acculturation ou qu’elles ne la
connaissent pas ; elles ne pourront pas faire d’être confrontées avec ce type de révolution.
Prenons, par exemple, d’autres domaines. Quand Pollock fait son « dripping », il crée une situation
qui, dans l’ordre de la peinture, est un événement parce que, jusque-là, ça ne pouvait pas être de la
peinture de faire cela, en admettant que ce soit lui qui soit cette coupure – je ne suis pas sûr, mais
prenons cela par hypothèse. Du coup, ca implique une relecture de ce qui s’est fait antérieurement
comme peinture, de tout ce qui pourra se faire, et même en dehors de la peinture, ça implique une
mutation d’univers esthétiques qui vont travailler aussi à leur propre compte et qui vont là, non pas
recadrer, mais créer, engendrer des univers de références qui seront opérationnels directement et qui
auront cette interaction. Je crois donc qu’il est tout à fait légitime de prendre la position que tu prends
pour relativiser les mythes et surtout pour ne pas s’embarrasser avec ces lectures structuralistes for-
cenées qui voudraient finalement nous faire sortir les mythes comme d’un ordinateur, ce qui est com-
plètement absurde. Donc, relativité du mythe par rapport au rituel, mais dans un deuxième temps,
les mythes étant reçus comme systèmes de métamodélisation dont justement tout est fait pour qu’ils
soient aussi distants que possible, aussi altérifiés et même altérés relativement aux faits dont ils
auraient à rendre compte. À partir de là, les mythes créent la possibilité qu’il y ait d’autres systèmes
de lecture, et pas seulement un système de lecture, mais un phylum de systèmes de lecture, tout un
entrecroisement, toute une ouverture d’autres mutations. Ce qu’on dit dans les mythes, ce qu’on dit
dans l’art, on pourrait le dire aussi dans le domaine scientifique.
Mony Elkaïm : Puisqu’on parle vocabulaire, j’ai un problème avec le terme « métamodélisation ».
Quel est mon problème ? C’est le terme « méta ». Une des plaies dont nous a affublés Whitehead et
Russel, et puis Bateson, c’était l’idée des mariotchka, l’idée d’un univers avec une poupée dans une
poupée et puis dans une autre poupée, avec une histoire à deux niveaux logiques différents, mais de
position « méta » par rapport à la position précédente. Une des choses intéressantes dans l’aspect
Mais, dans toute une série de choses pratiques qui rejoint ce que dit Félix sur l’importance d’une
expérience non réductible en termes de sens, mais de fonction, ce qui est fascinant, c’est que, aussi
bien chez Félix que dans toute une série de pratiques de ces braves gens de la thérapie familiale, on
retrouve l’aspect complètement limité du sens, de la structure et de la fonction même si des écoles
se sont développées autour. Mais, il y a eu cet arrêt-là, on n’osait pas aller au-delà du sens, de la
structure et de la fonction. Dès qu’on touchait à une série hétérogène, c’était la panique totale. Et ce
qui reste à développer maintenant, c’est une histoire où on accepte que ce qui limite l’histoire d’un
système d’individus, c’est un concept d’individu monolithique ramené dans une peau, régi par des
règles grossières de relations hors de l’individu. Mais, depuis quand l’individu est de l’individu ?
Quand tu réfléchis un petit peu, peut-on réduire un échange de personnes uniquement en Michaël
Prenons par exemple le cas de la thérapie familiale. Si je vais dire à quelqu’un que ce qu’il fait sans
se rendre compte, il protège sa famille en créant une situation de trouble de l’attention, c’est un lap-
sus que je commets parce que je manque d’autres pistes évidemment, ce n’est écoutable que dans
une culture judéo-chrétienne où le sacrifice est bon, la protection est bonne. Mais, si tu sors de cette
culture judéo-chrétienne, ça ne donne plus rien, tu parles alors un discours creux qui n’accroche rien
du tout. Les histoires d’assonance, ça marche. L’assonance intervient lorsque tu as deux termes qui
sonnent « pareil », ça marche dans un contexte particulier où il y a une règle sur le fait que « Ah !
ça marche ! c’est l’assonance. » Mais, dans un autre contexte, ça ne vaut rien du tout. C’est un jeu
de mots, c’est tout. Ça ne veut rien dire. Ce que je veux dire, c’est que, dans ces histoires se passant
entre deux personnes, il y a (si relation il y a) des relations pas entre toi et moi, mais des relations
entre des éléments liés à moi au niveau de ma culture, de mon histoire, au niveau de toute une série
de choses liées à moi et non réductibles à moi, et de choses liées à toi et non réductibles à toi. Et,
dans cette histoire, c’est comme dans les histoires où il y a des intersections à différents niveaux, en
différentes facettes de toi et de moi, et si interaction il y a, ce n’est pas entre toi et moi, mais entre
ces éléments liés à nous et non réductibles à nous.
M. Houseman : Tant qu’on restait simpliste avec des relations entre des individus, on arrivait à for-
maliser, à décrire avec précision ces relations. Mais, lorsqu’on a les assemblages, est-ce qu’on ne
perd pas l’aptitude à pouvoir les décrire ?
X. : (S’adressant à F. Guattari) Ce qui m’amusait beaucoup, c’est quand tu parlais des mythes. Il me
semblait effectivement que tu avais une perspective individualiste, d’ailleurs tu te référais toujours
à des individus : Pollock, Mozart. Or, il me semble qu’on est dans une perspective qui crée l’histoi-
re, on est dans l’attente d’individus spéciaux qui vont nous apporter, qui vont créer des modifica-
tions. Maintenant, en ce qui concerne justement les aborigènes, l’attente est légèrement différente.
Mais, en ce qui concerne les récits dont parle Barbara, ce n’est pas du tout du mythe. Moi, les
mythes, je ne les ai jamais rencontrés. Je les ai rencontrés dans les textes de Lévi-Strauss qui rend
mythes les récits en les structurant d’une certaine façon. Ce qui se passe chez les aborigènes – c’est
en tout cas mon interprétation du rêve – est qu’on a toujours interprété le rêve aborigène en rapport
avec un présupposé. Disons qu’on avait quelque chose du genre : les primitifs valorisent le passé par
rapport au présent. D’ailleurs, c’est bien pour cela qu’ils rendent compte de leurs pratiques par
conformité avec ce qui était avant. C’est pour cela, aussi, qu’ils n’avancent pas au niveau de la tech-
nologie. Du coup, les aborigènes, étant plus primitifs que les autres, valorisent le passé par rapport
au présent. Du coup, ce concept qui a valeur de concept, chez les aborigènes, est réduit à ces fameux
temps primordiaux hypervalorisés qu’on répète tout le temps. Moi, je pars de quelque chose dont on
n’a pas parlé, c’est l’objet cultuel. Je travaille à partir d’un objet cultuel. Et là, je suis face à une opa-
cité qui ne le cède en rien. Ce n’est pas une forme, ça ne représente rien. Sinon que c’est quelque
chose qui est couru sur le paysage, qui a valeur de paysage, mobile par rapport au paysage qui, lui,
est fixe, donc déplaçable et qui porte sur lui des trajets et bouge effectivement en fonction des gens…
Et, à ce moment-là, je me rends compte de tout ce qui va se passer : la référence qui crée et donne
au concept du rêve la notion d’éternité sur laquelle le temps est posé. Ce n’est pas du tout une réfé-
rence à un temps au sens historique. C’est une temporalité, au sens de mouvement qui s’autogénère
lui-même, sans origine d’ailleurs. La référence qui va nous importer est la référence à l’espace. C’est
l’espace qui est considéré comme permanent, mais où il y a des possibilités permanentes de bouger
F. Guattari : Ce qu’on peut légitimement essayer d’exploiter, pour le sortir de son expérience d’ori-
gine, appelée pompeusement l’expérience analytique, c’est, au fond, au niveau le plus irréductible,
l’idée qu’il y a quelque chose d’actif dans la rupture, dans la rupture de sens, dans la rupture symp-
tomatique. La rupture n’est pas quelque chose de forcément uniquement déficitaire. Elle n’est pas
seulement à interpréter en termes d’échec, mais, d’une certaine façon, elle peut être une façon, non
de représenter, mais d’existentialiser un point de processualité, de singularisation, un point à partir
duquel quelque chose peut advenir dans le mouvement et dans l’espace. Au bout du compte, il y a
du possible qui se crée là où tout cela était ritualisé et balisé.
Comment adviennent ces points de rupture ? Ils peuvent advenir dans la catastrophe, ils peuvent ne
pas être saisis. Toute la question est de savoir qu’on peut faire une culture de ces points de rupture,
mais dans les deux sens du mot culture. On peut en faire une culture, mais on peut les cultiver, c’est-
à-dire que ça se travaille, c’est quelque chose qu’on ne va pas maîtriser comme un exploit à la maniè-
re d’un acrobate, mais quelque chose qu’on peut, non pas cadrer dans des procédures pseudo-scien-
tifiques, mais qu’on peut cerner et saisir comme affect, comme effet-affect qui fait que, d’un seul
coup, on aura bien un franchissement de seuil. Ce franchissement est que ce qui était là, dans ce
contexte plus ou moins proximal, se met à être non pas là devant, mais c’est moi-même, c’est le moi
qui se fait exproprier. Je ne suis plus, moi, là mais je suis là où ça se passe là. Prenons l’exemple du
mouvement « Arc-en-ciel » : il y a le projet de faire ce mouvement vers l’alternative – un accou-
chement non sans douleur qui dure depuis deux ou trois ans. Des gens se réunissent, « essayent »,
s’engueulent, puis se posent la question : est-ce qu’on y est ou pas ? Est-ce que va avoir lieu cette
mutation qui fait que, d’un seul coup, ça va effectivement exister et ça sera vérifiable. On vérifiera
dans l’immédiat, puis on en parlera. Mais ça sera aussi vérifiable dans la mesure où un certain
nombre de gens seront « Arc-en-ciel », pourtant ils le seront au niveau onirique, ils le seront en eux-
mêmes, ils ne seront pas les mêmes. C’est une mutation subjective qu’on vit, c’est-à-dire : est-ce
qu’on pourra, nous en France, faire exister quelque chose de l’ordre de ce qui existe en Allemagne
Fédérale avec les Verts. Ce genre de « truc », c’est un objet, un objet social, un objet de travail. C’est
un objet exactement de l’ordre de celui qui le vit : on est en train de faire un coup d’initiation pour
peut-être essayer de faire ce « truc » de mutation.
Je voudrais revenir juste au problème du contexte pour tenir le contrat du vocabulaire. Le contexte
implique par définition quelque chose de central. Il y a dénotation et connotation Le contexte per-
mettra d’interpréter, de faire retour sur quelque chose. Il y a l’idée d’une proximité opérationnelle,
puis au-delà de cette continuité, si on va trop loin il n’y a pas de contexte. Finalement, ce n’est pas
le contexte, puis ça rentre dans le contexte, puis ça n’est plus dans le contexte. À la place de ce carac-
tère trop territorialisé du contexte, je crois qu’il faudrait essayer de réfléchir sur ce qu’est la réfé-
rence. Celle-ci n’est pas contextuelle. Quand il y a du contexte, il y a un cadre qui va définir des
contraintes intra-extra-contextuelles. Quand il y a une référence, elle s’impose, d’un seul coup, sans
limite. Par exemple, je pense à cette émission de Michel Polac, avec des types qui tordent des four-
chettes en mettant la main dessus… Alors, ça marche ou ça ne marche pas. Là, c’est un effet bien
circonscrit. Mais, lorsqu’on passe dans une référence de type religieux, ça n’a aucune importance de
savoir si le miracle marche ou ne marche pas ; ce n’est pas le problème, puisque c’est quelque chose
Carlo Severi : J’ai l’impression, en suivant le débat, qu’il manque un chaînon. C’est-à-dire que les
choses dont vous parlez sont des choses qui ont un univers d’existence là où on définit ce qu’est la
subjectivation. Cet univers de subjectivation est un univers de différence qui, en quelque sorte, se
réplique. Donc, on a ce jeu de renvoi qui n’est pas un jeu de méta ; le problème est de savoir ce qui
se passe là. Les choses dont vous parlez s’appliquent à des changements. Mozart arrive : il reformule
une tradition et constitue un unicum qui devient exemplum pour tout le reste. Mais, ici, on n’est pas
dans ce cas-là. Il y a un changement dans la chose, mais, ça, on va le questionner après. D’abord, la
chose elle-même (le rituel) reste toujours la même. On n’est pas en présence d’une modification
d’une tradition, mais bien de la tradition. On est donc en face de quelque chose où on donne un
modèle fictif et traditionnel d’une expérience individuelle. Les gens qui sont là, toi (s’adressant à
F. Guattari : Pitié ! C’est comme tu disais : c’est facile de jouer du piano, comme s’il suffisait de
mettre les doigts sur les touches pour savoir jouer… Par ailleurs, ça ne veut rien dire « devenir adul-
te » ; tu transbahute un concept d’adulte. Peut-être qu’ils deviennent enfants plutôt qu’adultes. En
tout cas, comme les gens à initier restent les mêmes, pèsent le même poids après le rituel, ils ont pour
ainsi dire une greffe de virtualité, bien plus une greffe de possible qui les a changés totalement…
M. Houseman : Ce qui est étonnant, lorsqu’on questionne les gens qui ont passé l’initiation, c’est
qu’ils n’arrivent à rien dire. Ils disent seulement : « Ah ! que c’était dur ! »
F. Guattari : Ce n’est pas parce qu’ils n’arrivent à rien dire qu’ils ne sont pas changés pour autant.
M. Houseman : Changer, pour eux, revient seulement à avoir un repère par rapport auquel ils se
situent vis-à-vis des autres.
Marika Moissefff : Pour rejoindre les deux points de vue, celui de Félix et de l’anthropologue, il me
semble que le problème est le suivant : (à Félix) quand tu parles des mathématiques, tu prétends qu’il
y a un univers de référence qui est extérieur, puis les gens cherchent à trouver l’univers de référen-
ce. Pour ma part, je ne le pense pas. Selon moi, la référence qui donne un sens à l’extérieur c’est
l’action de chercher. Dans le rituel, la référence est l’acte qui donne sens à quelque chose à l’exté-
rieur. Nous, nous avons toujours un processus, c’est-à-dire que nous écrivons un raisonnement qui
M. Elkaïm : (à M. Houseman) Dans ta problématique où il y a les initiateurs, les initiés et les non
initiés, que faire de cette trilogie ? Et comment lier tout cela ? Puisqu’on parle de monothéisme, cela
m’a rappelé une chanson de mon enfance sur le sacrifice d’Isaac (ou Ismaël) par Abraham. Dans cet
événement, il y a, disons le sacrificateur, celui qui a failli être sacrifié, mais le troisième terme est
l’autel où allait se dérouler le sacrifice. C’est amusant que Michaël pense aux non initiés et que, dans
la chanson, on pense à Isaac (ou Ismaël) avec une histoire d’autel entre eux et Abraham. Moi, ce qui
me fascine, ce n’est pas le troisième terme, c’est bien au contraire l’assemblage qui fait les termes.
La question est de savoir qui fait les termes, notamment celui constitué par l’autel qui est comme
une sorte de trait entre un numérateur et un dénominateur, dans une histoire de tiers et dans deux
mondes d’initiés. Qu’est-ce qui fait que c’est ça qu’on choisit comme éléments à lier, et quel est cet
assemblage auquel on est pris et qui fait que ça s’impose ainsi ? Évidemment, le piège, là-dedans,
est la double contrainte ; parce que si on pense en double contrainte on a les deux termes initia-
teurs/et initiés pris en double contrainte, et les autres : où sont-ils ? Sauf avec eux, ils sont là, en l’air,
ils flottent. Mais, si tu repenses autrement cela, non en termes d’initiateurs et d’initiés, mais en
termes d’un assemblage où sont engagées différentes choses à la fois dans cette histoire, alors
d’autres possibilités peuvent surgir.
X. : La société va garder ce qu’elle fait toujours. Elle ne va pas rénover et faire casser. Je ne com-
prends pas l’idée de créativité dans cette histoire, quand il s’agit, dans cet agencement, de garder ça,
comme cela, pour que ça puisse se répéter l’année suivante…
M. Jolivet : C’est peut-être complètement à côté, ce que je veux dire, mais c’est Mony qui m’y a fait
penser. Au fond, Dieu dit à Abraham : il ne faut pas tuer le fils, il faut tuer l’agneau. Il me semble
que la peinture fonctionne un peu comme cela. C’est-à-dire que c’est complètement fait d’illusions,
complètement métaphorique et dérisoire. Dérisoire, mais en même temps difficile. Comme disent les
initiés, au retour de leur parcours initiatique : c’est difficile et c’était dur. Pour les peintres, on conti-
nue à faire fonctionner cette illusion, cette chose dérisoire qui est la peinture et qui marque une dis-
tance justement par rapport à cette métaphore : tu ne tueras pas ton fils, tu vas tuer un agneau sym-
boliquement. Mais la chose reste présente : il s’agit bien du fils.
F. Guattari : Quand on dit que la référence est au niveau du processus mis en œuvre, n’y a-t-il pas le
risque d’en faire, à ce moment-là, une sorte de mini deus ex machina, de mini opérateur dans le sujet
de mutation qui s’ouvre ainsi à des procédures possibles ? Alors que précisément cette charge de pro-
cessualité – je pense, par exemple, à des opérations mathématiques, rituelles ou musicales – est évi-
demment liée à une initiation, à un indécidable. On a créé un indécidable, là où normalement tout
était décidé, téléguidé. Il y a, pour ainsi dire, un coefficient de liberté, un jeu, une façon de dis-poser
tel ou tel type d’élément. Mais, alors, ne faut-il pas justement des éléments disposés en dehors de
l’individu ? Ne faut-il pas une scène, et même un oubli actif des anciennes scènes, pour pouvoir faire
que, d’un seul coup, ce nouveau mode de subjectivation soit porté par ça ? Il y a, bien sûr, une sorte
de fonction d’oubli, même du processus productionnel mis en œuvre. On voit, bien là, que les élé-
ments de mise en place de cette nouvelle scène mettent en conjonction, en disposition les dimensions
totalement hétérogènes par rapport à la représentation qu’on a ordinairement de la subjectivité. C’est
à mon avis, là, qu’il faut, d’une certaine manière, revisiter l’animisme. Ce qui peut faire office de
charge d’indécidable, de noyau catalytique de cette processualité, c’est quelque chose qui peut être
simplement de voir un tronc d’arbre mort à tel endroit, quelque chose de l’ordre du satori et du zen.
M. Moisseeff : Je crois que nous sommes relativement d’accord. Dans l’exemple pris, typiquement
celui du rêve australien, avec la référence à l’arbre, quand on voit l’arbre et on en fait quelque chose,
il s’est passé quelque chose, il y a eu naissance d’un enfant. C’est à ce moment-là que ça prend sens.
Quelque chose s’est effectivement réalisé qui à nouveau va donner sens à quelque chose…
F. Guattari : Je veux bien admettre que vos différents agencements a (le village), b (espace intermé-
diaire, sorte de sas social) et c (la forêt) tournent en rond. Ça ne me dérange pas du tout qu’ils soient
pris dans un circuit qui ne soit pas créationniste. Le problème est qu’ils sont discernabilisés. Il est
possible qu’il y ait d’autres systèmes d’agencements qui soient plus ouverts et plus créatifs.
Autrement dit, qu’il soient refermés sur le cycle des naissances et sur la recomposition sociale, pour
moi, ce n’est pas une objection, parce qu’effectivement c’est un cycle d’historicité courte, et dans
d’autres configurations, les agencements s’ouvriront sur une historicité ouverte avec de grands phy-
lums historiques Très bien, je vous l’accorde. La question est de savoir ce qui est producteur de sub-
jectivité, ce qui rentre comme composante de production de subjectivité au sein de chacun de ces
agencements. C’est beaucoup mieux visibilisé, là, que dans nos sociétés où il y a un dualisme tel
qu’on ne voit plus du tout ce qui engendre la subjectivité.
X. : D’après l’exemple développé par Michaël, l’initiation vise à faire passer les garçons (êtres de
sexe masculin) à l’état d’homme. C’est cela qui se passe aux termes de l’initiation.
X. : Ce processus de changement a des significations complexes qui se jouent dans ce rite d’initia-
tion, c’est-à-dire qu’il y a un garçon qui meurt et puis il y a un état d’homme qui naît. Cet état d
homme a un sens qui n’est probablement pas réductible au synonyme « devenir adulte ». Ça veut
peut-être dire être humanisé par rapport au cosmos, aux animaux etc. C’est dans tous les éléments
signifiés par l’état d’homme dans cette société que l’initiation intervient dans le processus où les
états antérieurs meurent et où, symboliquement et à travers ces épreuves, cet état nouveau se joue.
Je pense que cet état n’a peut-être pas le même sens que devenir adulte ou autonome dans la théra-
pie ou ailleurs.
X. : Il me semble qu’on retrouve les quatre éléments. Restant toujours dans le modèle thérapeutique,
il y a d’abord la surprise, tout à fait essentielle, puis le secret, ensuite l’irréversible, à savoir qu’après
avoir traversé cette existence, plus jamais comme dans la gestaltpsychologie, on ne peut voir le vase
qu’on avait vu, sans revoir le visage. Le vase et le visage : ça c’est irréversible. On ne peut plus
jamais ne revoir que le vase. Et, enfin, il y a le point de risque, c’est-à-dire qu’il y a toujours – au
contraire des fusillades où il n’y a qu’un fusil vide – onze fusils vides, mais le douzième est chargé.
Il y a cela aussi, mais ce n’est pas la répétition, parce que la répétition serait que personne ne meure.
Il n’y a pas de répétition, parce qu’effectivement il y a risque, comme en thérapie où on peut laisser
C. Severi : En effet, c’est une bonne objection de dire qu’une représentation, donnée comme tradi-
tionnelle et artificielle, est en fait un point réel, un épisode réel. Ceci dit, il y a comme un piège,
comme une épreuve offerte à l’univers vécu des personnes, par une procédure autour de laquelle il
y a en quelque sorte, des stipulations et des contrats. Or le point de vue selon lequel le type peut y
rester, que ça puisse en réalité passer dans la chair, c’est comme si on intensifiait au maximum la
menace. On peut dire que la menace est, elle, traditionnelle, alors que le risque ne l’est peut-être pas.
Il me semble qu’adulte ou enfant sont des mots-valise. Du point de vue simplement formel, il me
semble que, dans le discours qu’on est tenté de faire – et qui n’est peut-être pas celui qu’on fait – il
y a le risque de déplacer le point de vue, c’est-à-dire que, lorsqu’on décrit les épines, l’arbre à cola,
en un mot les épreuves elles-mêmes, on est en train de parler des points de vue de l’initiant et de
l’initiateur. On parle de ce qui se passe dans leurs contextes, dans leurs territoires, etc. Quand on dit
que la transformation est arrivée et réalisée, on glisse en fait dans le discours de la société sur elle-
même. Personnellement, je n’ai pas une théorie de la cicatrice. Pour ainsi dire, je n’ai aucune idée
de ce que ça peut donner.
L’improvisation
CHIMERES 1
PHILIPPE ADRIEN
CHIMERES 2
L’improvisation
CHIMERES 3
PHILIPPE ADRIEN
CHIMERES 4
L’improvisation
CHIMERES 5
PHILIPPE ADRIEN
CHIMERES 6
L’improvisation
CHIMERES 7
PHILIPPE ADRIEN
CHIMERES 8
L’improvisation
CHIMERES 9
PHILIPPE ADRIEN
CHIMERES 10
L’improvisation
CHIMERES 11
PHILIPPE ADRIEN
CHIMERES 12
L’improvisation
CHIMERES 13
PHILIPPE ADRIEN
CHIMERES 14
L’improvisation
CHIMERES 15
Les séminaires
de Félix Guattari 13.12.1983
Trois figures du temps
Eric Alliez
Le temps. C’est un thème qui revient souvent ici. Aujourd’hui je voudrais vous présenter trois
figures du temps à travers trois philosophes qui sont Aristote, Plotin et Saint-Augustin. Je n’ai pas
du tout la prétention de faire un exposé exhaustif sur chacune de ces trois figures. Mon point de
départ est de dire que dessiner le montage de l’univers capitalistique a quelque chose à voir avec
essayer de faire l’histoire de la conquête du temps. Il y aurait donc un lien entre temporalisation
et capitalisation.
Je partirai d’Aristote où l’on trouve cette fameuse définition canonique, à savoir : le temps est le
nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ; avec toute la critique qu’en a fait
Bergson, disant : oui mais en fait on parle toujours de l’espace, on ne parle jamais du temps et la
grande inconnue c’est le temps. Or Aristote apparemment ne l’ignorait pas puisque le Livre IV de
la Physique s’ouvre sur un certain nombre d’apories avec cet objet, ce concept aveuglant qui est
le temps.
Dans l’Éthique à Nicomaque on se trouve confronté à un tout autre objet, la monnaie, et apparaît
cette autre définition : la monnaie est le nombre du besoin. On se trouve donc avec deux objets,
on ne voit pas du tout a priori ce qui peut les unir : le temps, la monnaie. Or là où l’histoire s’ac-
célère un peu chez Aristote, c’est quand il parle de la chrématistique qui a le pedigree du fameux
univers capitalistique. On est dans l’âge où la propriété commence à être complètement décodée,
l’argent circule, la dette, l’obligation, c’est l’affaissement de la polis grecque ; or il réfère mysté-
rieusement cette chrématistique et l’usure à une toute autre figure du temps c’est-à-dire non plus
une figure du temps-mouvement avec un certain type de présent, mais un temps cette fois-ci abs-
trait, qui n’est plus cardinal, mais qui est un temps ordinal, un temps de la série, un temps qui s’af-
fole, un temps qui s’emballe, un temps qui n’est plus nombré et que ne nombre plus le mouve-
ment des corps, que ces corps soient des marchandises ou que ces corps soient de bons citoyens,
les fameux citoyens de la polis, de la cité grecque. Donc là il y a manifestement chez Aristote un
lien entre la capitalisation (qu’il appelle la chrématistique) et les processus de temporalité.
Donc, d’un côté un temps-mouvement qui est ce temps physique et d’un autre côté un temps abs-
trait qui aurait immédiatement quelque chose à faire avec le socius.
Ce qui est intéressant, c’est que cette émergence de la figure du temps abstrait est synonyme
d’une nouvelle figure du temps que j’appelle un temps-puissance c’est-à-dire une certaine puis-
sance machinique du temps qu’Aristote réfère au phénomène de l’usure, c’est-à-dire, pour parler
moderne, au phénomène du crédit.
Je ne veux pas du tout dire que le crédit moderne soit la même chose que l’usure dans le monde
antique, ce serait complètement absurde, ni même que le monde antique révélerait les formes les
plus modernes de l’économie fiduciaire.
Trois figures du temps donc : temps-mouvement, temps abstrait, temps-puissance.
Temps cardinal : le temps est, d’une certaine manière, subordonné au mouvement, est un attribut
du mouvement. Avec tout de suite d’ailleurs un problème que pose Aristote : quand on dit le
temps est le nombre du mouvement, c’est que quelqu’un nombre ce mouvement ; donc quelle est
à ce moment-là la place de l’observateur ? du sujet nombrant le temps ? S’agit-il du nombre nom-
brant ou du nombre nombré ? Cette représentation physique du temps pose d’autres problèmes et
c’est là qu’il faut revoir la vieille opposition que l’on trouve dans tous les manuels de philo, à
Passons à Plotin. J’explique un peu pourquoi je pose cette ligne : selon moi, l’émergence de l’uni-
vers capitalistique passe effectivement par l’histoire de la conquête du temps. Mais quel est le
grand moment de cette conquête ? C’est le processus de subjectivation temporelle, c’est-à-dire
que le temps n’est plus un attribut du mouvement, mais s’autonomise et rentre dans un étroit rap-
port avec l’émergence de la subjectivité. Et il n’est pas indifférent, bien évidemment que la sub-
jectivation du temps coïncide avec les grands penseurs chrétiens, en particulier Grégoire de
Niepce et Saint-Augustin, et que ce soient ceux-là même qui posent le problème d’un temps sub-
jectif.
Si on essaye de trouver une composante de passage entre Aristote et Augustin en tant que (comme
dit Klossowski) l’une des premières figures ou la première figure de la conscience moderne,
immédiatement on rencontre Plotin.
Félix Guattari
Pour éviter toute cette histoire de temps répétitif, de pulsion de mort, de retour à l’état initial – je
crois d’ailleurs que c’est ce qu’Éric amorce – pour faire éclater coûte que coûte la notion du temps
(on le voit bien dans la description précédente : les catégories de temps physique coexistent avec
le temps historique, le temps subjectif, catégories qui, phénoménologiquement, n’ont rien à faire
les unes avec les autres), une première remarque déjà : il n’y a de temps que dans la mesure où il
y a sémiotisation. C’est à la fois 1°/ un principe et 2°/ une constatation : 1°/ il n’y a de temps que
dans la mesure où il y a un énonciateur qui est hanté par le temps ; 2°/ on voit bien que dans toutes
sortes d’expériences, en particulier l’expérience du rêve, du sommeil, soit une suspension du
temps, soit une inflexion, une modification profonde. Donc, il existe bien des dimensions
qualitatives.
C’est une histoire, et c’est l’histoire du dénommé Johann August Suter, un général. Le sous-titre
en est :
« La merveilleuse histoire du général Johann August Suter » et je vais vous lire la dédicace :
« San Francisco
C’est là que tu lisais l’histoire du général Suter qui
a conquis la Californie aux États-Unis
et qui, milliardaire, a été ruiné par la découverte de
mines d’or sur ses terres
Tu as longtemps chassé dans la vallée du Sacramento
où j’ai travaillé au défrichement du sol. »
1/ Le premier temps de l’histoire (étant dit que comme dans toutes les bonnes histoires, le pre-
mier et le dernier temps appartiennent à un ordre différent) s’ouvre sur un homme dont on ne sait
pas très bien ce qu’il fait mais qui fuit… On ne sait pas très bien non plus ce qu’il fuit mais il
n’arrête pas de traverser. Il commence par traverser un petit village suisse, ensuite il traverse la
France où il va jusqu’au Havre.
Il va surtout traverser l’Atlantique pour aller, bien sûr, aux États-Unis, à New York. Cendrars note
très brièvement qu’il est issu d’une grande famille, une dynastie de papetiers, les Suter. C’est le
petit-fils et l’on ne comprend pas d’ailleurs pourquoi tout naturellement il ne s’inscrit pas dans
cette lignée capitalistique (échanges avec les villes d’Allemagne, du Sud, etc.). Mais lui, d’em-
blée, est absolument déterritorialisé par rapport à cette tradition, à ce phylum.
Dans ce premier temps on est vraiment au niveau de l’axe de persistance pure, c’est la redondan-
ce absolument vide, flux, territoire, la Suisse. Fuite, déterritorialisation, il n’y a littéralement rien.
Voici la seule et très brève présentation du personnage que fait, dans ce premier temps, Cendrars :
« À bord, il y a Johann August Suter, banqueroutier, fuyard, rôdeur, vagabond, voleur, escroc. »
Il fuit donc sans que l’on sache vraiment quoi : fuir, une aspiration comme ça, il n’y a rien, aucun
univers. Quand il traverse ce petit village suisse pour obtenir un passeport (que d’ailleurs il n’ob-
tiendra pas), tout le monde le regarde véritablement comme l’étranger, l’intrus, comme l’incon-
nu, celui qui est sans racines.
Donc, un premier temps dont il n’y a vraiment pas grand-chose à dire, si ce n’est que l’on est au
premier niveau : axe de persistance, flux, territoires. Il s’embarque et arrive à New York.
2/ Le deuxième temps est cette phase initiatique qui aboutit au point fort, la constitution de pola-
rités, d’objets : l’Ouest dans toute sa mythologie, la Californie.
Suter va faire 10 000 métiers dans la pure tradition des émigrants qui arrivent sans un sou… et
l’on est à nouveau sur un flux de déterritorialisation mais un peu différent parce que c’est immé-
diatement le voyage vers l’Ouest qui commence à l’intérieur même de la ville de New York : du
Dans cette phase initiatique, petit à petit, les boucles sémiologiques vont devenir redondances
sémantiques, et au niveau de la matière signalétique une répétition intensive commence à appa-
raître. Il s’agit de collecter un certain nombre de renseignements, pour y arriver, savoir que faire
là-bas, quels contacts prendre, quels types de machines commerciales créer pour se lancer dans
un ranch ; c’est vraiment le Far-West, c’est vraiment le Western !
Les boucles se retrouvent à un autre niveau car pour aller de New York à la Californie le trajet
n’est pas linéaire du tout : il va falloir passer par la Nouvelle Orléans, par le Missouri, remonter,
redescendre… donc, les boucles se retrouvent du côté des énergétiques.
3/ Le troisième temps, c’est le temps de la constitution d’une communauté primitive, avec là aussi
une hyperbole, à savoir le branchement sur des flux capitalistiques, mais à un niveau très élevé
puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, de l’économie mondiale : lettres de crédit sur des banques en
Europe, branchement sur le commerce des esclaves et sur un certain type d’importation et d’ex-
portation de matières premières. C’est vraiment le délire capitalistique dans toute son actualisa-
tion. Et c’est aussi la loi de l’Ouest : la constitution d’une communauté, d’une totalité. « Six
semaines plus tard, la vallée offre un spectacle hallucinant. Le feu est passé là, le feu qui a couvé
sous la fumée âcre et basse des fougères et des arbrisseaux. Puis le feu a jailli comme une torche,
haute, droite, implacable, d’un seul coup. De tous les côtés se dressent maintenant des moignons
fumants, l’écorce tordue, les branches éclatées. Les grands solitaires sont encore debout, fendus,
roussis par la flamme.
Et l’on travaille. Les bœufs vont et viennent. Les mulets sont à la charrue. Les semences volent.
On n’a même pas le temps d’arracher les souches noircies et les sillons les contournent. Les bêtes
à cornes pataugent déjà dans les prairies marécageuses, les moutons sont sur les collines, les che-
vaux paissent dans un enclos entouré d’épines. - Au confluent des deux rivières on élève des ter-
rassements et le ranch s’édifie. Des arbres à peine équarris, des planches de six pouces d’épais-
seur entrent dans sa construction. Tout est solide, grand, vaste, conçu pour l’avenir. Les bâtiments
s’alignent, granges, magasins, réserves. Les ateliers sont au bord de l’eau ; le village canaque dans
une ravine. » (p. 61-62)
Les séminaires de Félix Guattari / p. 2
Il faut préciser que toute l’économie du ranch repose sur l’esclavage ; ce qu’a combiné Suter à
New York, c’est d’envoyer des esclaves canaques en Californie. Quand il arrive là, la Californie
n’est pas une terre sans histoire, au contraire, mais déjà une terre qui, au niveau de son agence-
ment, est en pleine décomposition : le Mexique est en train de s’effondrer, on y lutte pour le pou-
voir au sommet de l’appareil d’état. Et des communautés religieuses faisaient travailler (jésuites,
puis franciscaines) essentiellement des Indiens mais ces grandes propriétés tombent en décaden-
ce. C’est à ce moment-là qu’intervient Suter et il va pouvoir jouer sur ses rapports avec
Mexicains, Indiens, desperados et bandes rivales. C’est l’Ouest dans toute sa splendeur !
« Suter s’occupe de tout, dirige tout, surveille l’exécution des travaux jusque dans leurs moindres
détails, il est sur tous les chantiers à la fois et n’hésite pas à donner personnellement un coup de
main quand un homme fait défaut dans telle ou telle équipe. Des ponts sont jetés, des pistes tra-
cées, des marais desséchés, des étangs creusés, un puits, des abreuvoirs, des canalisations d’eau.
Une première palissade protège déjà la ferme ; un fortin est prévu. Des émissaires parcourent les
villages indiens, et 250 anciens protégés des Missions sont occupés dans les différents travaux
avec leurs femmes et leurs enfants. Tous les trois mois arrivent de nouveaux convois de Canaques
et les terres cultivées s’étendent à perte de vue. Une trentaine de Blancs établis dans le pays sont
venus se mettre à son service. Ce sont des Mormons. Suter les paie trois piastres par jour.
Et la prospérité ne tarde pas.
4 000 bœufs, 1 200 vaches, 1 500 chevaux et mulets, 12 000 moutons s’égaillent autour de la
Nouvelle-Helvétie, à quelques journées de marche à la ronde. Les moissons rapportent du 530 %
et les greniers sont pleins à crever.
Dès la fin de la deuxième année, Suter achète aux Russes qui se retirent les belles fermes sur la
côte, près de Fort Bodega. Il les paie 40 000 dollars comptant. Il se propose d’y faire de l’éleva-
ge en grand et, particulièrement, d’y améliorer la race bovine. » (pp. 62-63).
Là un certain nombre de machines concrètes sont montrées et se machinent. Des idéalités com-
mencent à apparaître, ne serait-ce que la manière dont il va dénommer ce ranch, la Nouvelle-
Helvétie, et déjà un principe d’ordre tout à fait phalanstérien est là.
Donc, évidemment on passe à un autre triangle. La ligne hylémorphique cela veut dire littérale-
ment : la ligne d’information de la matière. Donc, une tension diagrammatique se fait et l’on voit
bien cette connexion avec les flux capitalistiques et avec tout ce que ça implique.
Deux types de consistances se mettent en place : résonance signifiante de la Nouvelle-Helvétie,
mais aussi bien sûr, un certain type de consistance axiomatique, parce que tout cela marche, fonc-
tionne et un certain principe d’organisation « axiomatique » se met en place.
De l’autre côté, il est évident que cela implique un certain type de consistance pragmatique : des
contacts, des agencements, des transformations de matière, etc. Mais aussi, bien sûr, un certain
type de consistance machinique qui va former le triangle diagrammatique dont Félix a parlé tout
à l’heure.
Voyons un peu le principe d’ordre et d’organisation qui se met en place :
« Malgré les luttes, les batailles, les complications politiques, l’état de révolution latente, les
assassinats, les incendies, Johann August Suter réalisait son plan méthodiquement.
La Nouvelle-Helvétie prenait tournure.
Les maisons d’habitation, la ferme, les principaux bâtiments, les réserves de grain, les dépôts
étaient maintenant entourés d’un mur de cinq pieds d’épaisseur et de douze pieds de haut. À
chaque angle s’élevait un bastion rectangulaire muni de trois canons. Six autres pièces défen-
daient l’entrée principale. La garnison permanente était de 100 hommes. En outre, des patrouilles
et des rondes parcouraient toute l’année l’immense domaine. Les hommes de troupe, racolés dans
les bars d’Honolulu, étaient mariés à des femmes californiennes qui les accompagnaient dans tous
leurs déplacements, portant le bagage, pilant le maïs et fabriquant les balles et les cartouches. En
cas de danger tout le monde se rabattait sur le fortin et venait renforcer la garnison. Deux petits
Voyons un peu le genre de trafic auquel se livre Suter : « Des chevaux, des peaux, du talc, du fro-
ment, de la farine, du maıs, de la viande séchée, du fromage, du beurre, des planches, du saumon
fumé étaient journellement embarqués. Suter expédiait ses produits à Van Couver, à Sitka, aux
îles Sandwich, et dans tous les ports mexicains et sud-américains ; mais il approvisionnait surtout
les nombreux navires qui venaient maintenant jeter l’ancre dans la baie. C’est dans cet état de
prospérité et d’activité que le capitaine Frémont trouva la Nouvelle-Helvétie quand il descendit
des montagnes après sa mémorable traversée de la Sierra Nevada. Suter s’était porté à sa ren-
contre avec une escorte de 25 hommes splendidement équipés. Les bêtes étaient des étalons.
L’uniforme des cavaliers, d’un drap vert sombre relevé d’un passepoil jaune. Le chapeau incliné
sur l’oreille, les gars avaient l’allure martiale. Ils étaient tous jeunes, vigoureux, bien disciplinés.
D’innombrables troupeaux paissaient dans les grasses prairies, des bêtes de choix. Les vergers
regorgeaient de fruits. Dans les potagers, les légumes du vieux monde voisinaient avec ceux des
contrées tropicales. Partout des fontaines et des canaux. Les villages canaques étaient propres.
Tout le monde était à son travail. Il régnait partout le plus bel ordre. Des allées de magnolias, de
palmiers, de bananiers, de camphriers, d’orangers, de citronniers, de poivriers, traversaient les
vastes cultures pour converger vers la ferme. Les murs de l’hacienda disparaissaient sous les bou-
gainvillers, les roses grimpantes, les géraniums charnus. Un rideau de jasmin tombait devant la
porte du maître. » (pp. 67-68).
Suter finit par présider un immense banquet, entouré de ses collaborateurs et, ajoute Cendrars
« parmi les convives était le gouverneur Alvarado » (p. 69).
Tout va trop bien, on le sent, c’est la logique de l’accumulation dans toute sa splendeur ; Suter est
en passe de devenir l’homme le plus riche du monde. Son état est plus grand que la France, car
pour loyaux services, les Mexicains lui donnent sans arrêt des terres nouvelles. Est-ce une spira-
le sans fin ?
4/ Le quatrième temps ne peut être qu’un tremblement de terre et ce tremblement de terre, c’est
l’or ! Une toute autre composante, donc, intervient. La ligne hylémorphique va se coller au niveau
de la ligne de transistance (univers et phylum) et évidemment, à ce point il y a éclatement abso-
lu de l’ancienne configuration territoriale. La déterritorialisation s’accélère au maximum. Des
devenirs machiniques fuient de partout et l’on passe d’une logique de l’accumulation à une
logique de pillage. Là nous ne sommes plus au niveau d’un triangle diagrammatique équilibré
mais il y a littéralement un court-circuit diagrammatique :
« Johann August Suter, je ne dirai pas le premier milliardaire américain, mais le premier multi-
millionnaire des États-Unis, est ruiné par un coup de pioche. » (p. 80).
« Il a quarante-cinq ans.
Et après avoir tout bravé, tout risqué, tout osé et s’être fait “une vie”, il est ruiné par la découverte
des mines d’or sur ses terres.
Les plus riches mines du monde.
Les plus grosses pépites.
C’est le filon. » (p. 81)
5/ Cinquième temps. On est passé dans un monde tout à fait kafkaïen, le monde de la loi, le monde
de l’Est ; l’État est partout et l’on se ré-envoie ce pauvre Suter d’un bureau à un autre, on se
moque de lui, il devient un clochard, un certain nombre d’escrocs se sont greffés sur lui pour sou-
tirer une pension qu’avait réussi à lui faire obtenir le petit juge qui lui avait donné raison au début.
Dans son délire apocalyptique, Suter va enfin se brancher sur une secte adamite tout à fait capi-
talistique, avec trafic en grand ; cette secte, elle, a vraiment bien compris la mutation, c’est
Moon…
F - Ce qui me semble intéressant dans cette approche, c’est que, effectivement, on a une compo-
sante pathologique : un type fout le camp comme ça et, au lieu d’aller à l’asile, il traverse
l’Atlantique. Là il tombe dans un treillis d’anciens bagnards, de cinglés et là il est bien adapté.
Là-dessus il attrape au passage (et je crois qu’Eric l’a très bien montré) les mythes locaux, qui
sont fragiles et peu consistants. Et il attrape le mythe qui monte, qui prend une consistance para-
digmatique, le mythe de l’Ouest. En même temps il accumule des technologies (argent, voyages,
déplacements) très précises, car c’est extrêmement complexe de franchir les Rocheuses, etc. et de
survivre dans ce type de pays. Il attrape les technologies politiques – que les communautés reli-
gieuses n’avaient pas et il trouve le moyen d’associer une force militaire, une force politique,
d’importer un nouveau type d’esclavage (ce qui semble un coup de génie). Donc, il stabilise un
territoire, il stabilise un agencement – mais qui fait quoi ? C’est là qu’il faut tout à fait changer
de registre : puisque là on a un inconscient psychotique, là on a l’inconscient névrotique ou l’in-
conscient normal, les bip qui fonctionnent ça va, ça va pas, ça va à peu près… Là, on a toutes les
machines concrètes et ce qui se passe là, c’est une montée irrésistible du miracle économique.
Que représente ce fonctionnement ? Ce miracle avait existé un petit peu du temps des commu-
nautés franciscaines, avant les Mexicains qui avaient dévasté toutes les territorialités existantes
(alcool, esclavage, maladies, etc.). Lui a trouvé une formule institutionnelle concrète et mythique
– et aussi axiomatique comme tu le soulignais un mode de fonctionnement permettant que ça
marche.
Mais alors ! là je crois qu’il faut le souligner d’une autre façon, il y a un autre élément. C’est que,
si vous mettez ça dans ce schéma, tout est parfait, ça peut croître indéfiniment selon les perspec-
tives de Max Weber (logique de multiplication). Mais une seule chose manque dans ce schéma :
c’est le triangle machinique abstrait de la situation – à savoir qu’il y a des phylum de toutes
natures, des univers qui se profilent là, avec leur consistance machinique qui cristallise à ce
moment-là.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 7
Il y a le problème des phylum d’or et le problème – objectivement – des flux d’or qui sont requis
au niveau de l’économie du marché mondial à ce moment-là : il y a une demande d’or. Il y a le
fait que la Californie est d’ores et déjà, du point de vue géopolitique, un carrefour stratégique
considérable (d’après une chronique, des gens qui viennent de Chine passent maintenant par la
Californie ou le Mexique) et déjà des implantations économiques, des flux s’instituent. Déjà le
terme de l’Ouest prend sa consistance objective, indépendamment du fait que les gens en aient
conscience, et que concrètement il y a déjà des voyageurs, des machines.
Donc lui, que fait-il avec son agencement là ? La seule chose qui ne va pas dans son truc, c’est
que cela marche trop bien ! C’est qu’il percute un univers capitalistique mutant à très grande
échelle (flux démographiques, économiques, flux d’or, etc.). C’est à ce moment-là qu’il y a ce
court-circuit. Son agencement a cette brusque mutation qui le conduit, lui, à zéro, à redevenir pour
de bon psychotique, pour de bon cinglé, mais il fait un point d’attraction, un grand Autre de désir
incroyable, à savoir que ce sont des milliers de gens du monde entier qui sont polarisés vers la
Californie, vers Suter, vers le miracle. Il est identifié à ça. Maintenant encore la Californie reste
un domaine moteur…
Cette dimension du triangle machinique abstrait est une dimension fondamentale de l’inconscient
de cette situation puisque c’est elle qui lui donne sa consistance (sinon, il y aurait très bien pu
avoir une nouvelle Nouvelle-Helvétie…).
P - De l’or, il y en avait dans bien d’autres endroits qu’en Californie, mais il a bien fallu donc
ce… « capitalisme de vauriens » (F.)… Il fallait que ça vienne nécessairement se greffer sur
quelque chose de préexistant qui en fournissait une image mythique. Pourquoi sont-ils venus don-
ner leurs coups de pioche là, alors qu’il y avait beaucoup plus d’or au Canada, en Alaska, etc ?
Parce que là, il y avait de la prospérité déjà, des formes sociales…
F - Il y avait déjà les consistances incorporelles et les consistances machiniques réelles et elles
ont créé une sorte de « terrain » (terrain à la fois dans les incorporels et dans les flux énergétiques,
sémiotiques, etc.) qui mettait la situation en état de surfusion. Lui est venu s’y prendre les pieds.
Il y avait vraiment trop de connexions comme disait A. Il a fait vraiment ce qu’il fallait pour
déclencher tout le système qui a totalement basculé sous ses pieds.
P - Autre chose m’a frappé dans cette histoire : il est parti de Suisse pour fuir, finalement, un sys-
tème bancaire et financier. Là-bas il construit quelque chose qui est probablement antérieur, qui
est de l’ordre de ses parents, grands-parents ou arrière grands-parents, et il se retrouve brutale-
ment confronté à un retour en force fantastique de ce qu’il a voulu fuir.
E - Ce qui est important, c’est que le triangle du haut, quelque part, est là depuis le début. Je
prends par exemple une ambivalence dans le terme or qui est tout à fait centrale. Quand cet objet
commence à se former pour lui – la Californie, l’Ouest – c’est essentiellement « des fruits d’or et
d’argent qui poussent partout ». Donc, c’est effectivement là depuis le début, en état de surfusion
de potentialité.
Il faut aussi encore insister sur l’autonomisation possible et vraiment jusqu’à l’antagonisme des
deux parties du tableau (d’un côté logique de type énergétique, de l’autre de type incorporel).
- Et donc maintenant, dernières phrases du scénario : « Par un chaud après-midi de juin, le géné-
ral est assis sur la dernière marche de l’escalier monumental qui mène au palais du Congrès. Sa
tête est vide comme celle de beaucoup de vieillards, c’est un rare moment de bien-être, il ne fait
que chauffer sa vieille carcasse au soleil.
L’heure sonne dans l’immense place déserte et comme le soleil tourne, l’ombre gigantesque du
palais du Congrès recouvre bientôt le cadavre du général. »
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 1
GILLES CHATELET
CHIMERES 2
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 3
GILLES CHATELET
CHIMERES 4
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 5
GILLES CHATELET
CHIMERES 6
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 7
GILLES CHATELET
CHIMERES 8
L’enchantement du virtuel
physique très cohérente. La virtualité ce n’était pas quelque 5. Cf. Hegel : Science
de la logique (Théorie
chose comme ça en l’air ! de la Quantité).
Pourquoi cette histoire de premier moteur est-elle liée au cal-
cul différentiel ? Pour Leibnitz, ce triangle, par exemple, ce
n’est plus ça, il veut le voir comme quelque chose qui peut se
déplacer infiniment peu. Mais justement, c’est là toute l’ambi-
guïté. C’est là où l’on voit comme les théories du réel et du
possible sont absurdes, parce que d’abord un triangle qui se
déplace infiniment peu ce n’est pas possible, ce n’est certai-
nement pas réel non plus, et pourtant Leibnitz ne voit pas ce
CHIMERES 9
GILLES CHATELET
CHIMERES 10
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 11
GILLES CHATELET
CHIMERES 12
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 13
GILLES CHATELET
CHIMERES 14
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 15
GILLES CHATELET
CHIMERES 16
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 17
GILLES CHATELET
Il n’existe pas par ses valeurs, il n’existe que par ses diffé- 6. Cf. La critique
rences. La différence bien comprise n’est pas la différence au hégelienne comme
« pure manifestation »
sens de la virtualité. Ce qui est extraordinaire c’est qu’à
chaque niveau de virtualité, cela se dégrade en un possible et
un réel, mais il y a toujours un écart à un moment donné, il y
a un concept métastable qui crée une nouvelle zone de vir-
tualité qui elle-même s’incarne. C’est là que se développe
toute une dialectique de la virtualité.
Les particules virtuelles… Je peux quand même expliquer
l’enjeu de la chose.
CHIMERES 18
L’enchantement du virtuel
CHIMERES 19
GILLES CHATELET
CHIMERES 20
ENZO CORMANN
F ÉLIX GUATTARI M’A DEMANDÉ DE DÉCRIRE ce qui fondait pour moi l’activité théâ-
trale. En quoi cette activité s’entendait pour mon propre compte comme la mise
en rituel d’une certaine sujectivité. Comme processus de singularisation. Quels me
semblaient en être les moteurs, les enjeux. D’évoquer en somme ce qu’il nomme les
« agencements d’énonciation » singuliers où s’origine selon moi la pratique théâtrale.
Je préciserai d’emblée qu’il m’a été demandé de m’exprimer ici « avec mon cœur »,
bien davantage que sous couvert d’un affublement conceptuel dont vous ne tarde-
riez pas à sentir les limites dans la bouche de quelqu’un dont la seule ambition est
somme toute de faire une honnête carrière de ravi du village. J’ai écrit à ce jour une
douzaine de pièces de théâtre. La plupart d’entre elles ont été jouées, traduites.
J’effectue actuellement ma deuxième mise en scène. C’est là tout mon bagage. Les
quelques opinions qui vont suivre se fondent d’une rêverie sur cette pratique. Elle
n’ont pas d’autres prétentions que celles d’un envoyé spécial de l’autre côté du qua-
trième mur. À vous de me dire par la suite ce qu’il faut entendre à tout ce fatras. Et
si même on peut y entendre quelque chose.
Que le théâtre fut un plus à vivre, j’ai senti ça à l’âge de dix ans. Des circonstances
scolaires (j’étais alors en classe de sixième) m’amenèrent la première fois sur la
scène pour y interpréter Monsieur de Pourceaugnac dans la pièce du même nom.
Je n’ai pour ainsi dire aucun souvenir des six longs mois de répétition, ni même du
texte, que je n’ai pas relu depuis. Une simple anecdote : le metteur en scène — dont
je garde l’image, mais dont j’ai oublié le nom —, soixante-dix ans, blanche crinière,
lavallière, était un ancien pensionnaire du Français, où il ne fit jamais que des uti-
lités. Il avait, en la circonstance, poussé l’audace jusqu’à faire sortir Pouceaugnac
CHIMERES 1
ENZO CORMANN
CHIMERES 2
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)
dans les coulisses tout couvert de poussière et de toiles d’araignées ? C’est qu’au
théâtre l’enfant de dix ans peut être le partenaire d’un adulte, d’une organisation
adulte. Et cela, le petit Pourceaugnac le ressent avec quelques battements de cœur
mêlés de honte, avant de se ruer sur scène où l’attendent — délicieuse surprise —
les applaudissements bon enfant des adultes, l’encourageant dans son travail de bon
adulte. Je venais de sauver le monde, je n’étais plus le prêtre, j’étais Dieu (ou Zorro,
ou pompier). Non content de sauver le monde, je le vengeais de l’affront. Je me
déchaînais avec ostentation, cabotinant près de la rampe avec quelques outrances
de vieux briscard ; l’acteur en moi exultait, négligeant tout le reste — à commen-
cer par son personnage. Je jouais l’acteur jouant Molière jouant Pourceaugnac.
Dans mon ivresse bravache, je n’étais plus ni le fils de mon père, ni l’enfant, ni
l’élève, j’étais autre. J’étais plus. Et je décidai in petto, entre deux répliques, de
m’octroyer à vie ce plus à vivre en me faisant dès que possible acteur. Puis, le rideau
tomba sur la scène finale, et avec lui le diagnostic du vieux metteur en scène :
« C’était nul. Si tu continues comme ça, tu finiras au guignol. »
J’ai fait l’acteur jusqu’à l’âge de 21 ans. À 22 ans, je suis un peu journaliste. À
25 ans, beaucoup. Le chômage, l’urbanisme, mais aussi le tout venant, correspon-
dant à Grenoble ou à Lyon pour un quotidien du matin en perpétuelle restructura-
tion. Les conseils municipaux, les projets de ZAC, les dossiers de ZI, les bavures
policières, les squatters, les crimes passionnels, les stars de passage, les problèmes
de MJC, Creys-Malville, les violeurs aux Assises, les quatre cents coups de la Cité
Paul Mistral, la nouvelle scène rock, le ghetto italien. J’ai cru un temps que le
monde ne serait plus pour moi que ce tourniquet tapageur, cette machine à décer-
veler dont je serais le croc à merdre. J’ai bouffé, dégueulé du réel avec une passion
de l’exactitude, un souci de coller à l’état des choses qui n’avaient d’égal que mon
dégoût croissant pour ce fatras tout à la fois rétif et fonctionnaliste qu’était devenu
pour moi le langage : avec mon paquet de mots censés au jour le jour raisonner une
indicible folie factuelle, je participais, à ma mesure, dans mon petit coin de vie, à
la vociférante superproduction de la prose du monde.
Il me semblait que j’y prenais goût. Mes dents poussaient. Et puis, un jour, presque
sans y penser, j’ai commencé à mentir. Ça a démarré insensiblement : une citation
(j’allais dire : une réplique) un peu améliorée ; un témoignage plus supputé que for-
mellement recueilli ; des figures jamaıs vues, cependant évoquées ; mes propres
sentiments, trop longtemps bâillonnés, qu’exposaient d’imaginaires interviewés,
jusqu’à des témoignages entiers, des rencontres, des péripéties, inventés… Du
reportage-fiction, en somme, du mensonge vrai ; et plus que vrai, me semblait-il :
du réel nouveau-né, comme vierge, sans plus aucun non-dit, puisque tout né du dire.
CHIMERES 3
ENZO CORMANN
De l’inédit, enfin, du jamais-vu ! Fort d’un ultime papier dans un journal local que
je titrais : « Inouï ! Aujourd’hui tout se passera comme d’habitude. » Je me dépê-
chais de me ranger des chats écrasés avant d’être démasqué comme écraseur, et
j’entrepris d’écrire ma première pièce avec la sensation grisante d’être passé de la
prose du monde à la poésie du cœur, renouant avec la jubilation infantile du collé-
gien Pourceaugnac s’emparant en une façon de putsch des rênes du cérémonial.
Non plus servir le réel, mais le chahuter. Et encore ce chahut-ci avait-il quelque
chose d’infiniment respectable. Infiniment marginal (auteur inconnu, gribouillant
dans un coin du monde), mais infiniment intégré (un jour, des gens paieraient pour
venir s’asseoir à une table et lire, comme au-dessus de mon épaule, ces lignes
hachées de biffures, ce mot à mot d’un rêve inventé, ce pieux, ce Saint mensonge
dont seraient un jour faites de grandes messes populaires)… Anachorète narcis-
sisme dont je palliais mon inexpérience.
Fou d’un art déifié, j’étais Saint Siméon stylite sur ma colonne de faits divers à
replacer dedans mes chairs les vers tombés de mes plaies infectées, quand d’autres
couraient à confesse sur des divans plus ou moins orthodoxes. Je me ruais en alchi-
miste sur la page pour muer toute douleur en douleur d’autres pour, piquant dans
une cuirasse à coups furieux de bic, mettre à bas sur la page les spectres fous qui
me hantaient. Le premier de ces spectres s’appelait Gretl Schüler.
Ici prend fin l’aveu en quelque sorte scénarisé constituant jusqu’à présent mon inter-
vention. En premier lieu parce que — nombreux sont parmi vous ceux qui l’ont
sans doute éprouvé — le travail à la table n’est guère producteur de péripéties ; de
ces péripéties qui font le sel, la crédibilité-même, de tout aveu. Pour convaincre ses
exorcistes, Mère Jeanne des Anges n’a-t-elle pas dû fournir le nom des sept démons
qui la turlupinaient ? En second lieu, mes textes sont imprimés. Ils ont, sont et
(j’espère) continueront d’être joués. Comme le disait Faulkner : « Si ce que
quelqu’un a pensé, espéré, tenté et manqué n’est pas suffisant, si cela doit être expli-
qué, excusé par ce qu’il a éprouvé, fait ou souffert (…) alors lui et celui qui le juge
ont tous deux échoué dans leur entreprise. »
En dernier lieu, parce que je m’aperçois, alors même que j’écris ces lignes, qu’une
certaine linéarisation (et donc fictionnalisation) de mon expérience réduit celle-ci
à une série anecdotique de voies de conséquence, quand j’éprouve si fort qu’elle
fut bien davantage un monstrueux embrouillamini de contingences et de nécessi-
tés, mais aussi d’actes manqués, de connexions inaperçues, de décervelantes équa-
tions, dont quelque récit, en eût-il le sincère projet, ne saurait être à même
d’accoucher.
C’est pourquoi la tentative de narration cède ici même le pas au bavardage incon-
séquent, à ma protéiforme logorrhée, au fil de laquelle j’espère qu’il vous sera loi-
CHIMERES 4
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)
CHIMERES 5
ENZO CORMANN
CHIMERES 6
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)
CHIMERES 7
ENZO CORMANN
CHIMERES 8
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)
CHIMERES 9
ENZO CORMANN
CHIMERES 10
Sous une jupe de velours noir (des dessous du théâtre)
Enzo Cormann est l’auteur d’une quinzaine de pièces de théâtre, dont Credo, Le Rôdeur, Noises,
Rêves de Kafka, publiées tant aux éditions de Minuit, qu’aux éditions Autrement, Edilig,
Papiers/Actes Sud, Théâtre Ouvert.
CHIMERES 11
Les séminaires
de Félix Guattari 07.12.1982
Marie-Odile Suppligeau et Gisèle Donnard
Les rêves
Gisèle et moi allons vous parler du rêve. Nous avions pris des engagements un peu inconsidérés
et nous nous sommes retrouvées toutes les deux : par quel bout commencer ? Nous avons évoqué
nos expériences de rêves réciproques en se demandant par quelle méthode les prendre, avec l’idée
de ne pas faire de la psychanalyse, de l’interprétation.
Notre échantillonnage allait des rêves gris, rêves quelconques, banaux, un peu ennuyeux et ordi-
naires du genre : rêver que l’on boit si on a soif ; ou rêver que l’on fait une tâche ennuyeuse pré-
vue pour le lendemain matin ; ou s’offrir en rêve un plaisir que la veille avait exclu.
L’autre versant de cet échantillonnage de rêves que l’on commençait à partager, on l’a appelé :
les grands rêves. C’est surtout Gisèle qui en parlera. Ce mot de grand avait surtout une connota-
tion très subjective : des rêves qui ont un impact violent, qui demeurent, qui mobilisent, des rêves
qui font quelque chose. Et en bavardant d’une manière informelle, on s’est aperçu que l’on était
déjà en train d’opérer une sélection de nos expériences et dans nos récits ; de dire : on va parler
de tel rêve parce que. On va parler de tel rêve en raison de. Et l’on finissait toujours par trouver
que le rêve, c’était politique, infiniment politique. Alors nous avons essayé de le dire autrement
et faute de trouver d’autres mots, j’ai tenté, pour ma part, une démonstration.
Ce premier décalage, cette opération sélective (les rêves gris-les grands rêves) vectorisait quelque
chose par rapport à l’orthodoxie freudienne. Et cela m’apportait beaucoup parce qu’on introdui-
sait une sorte de restriction à la libre association qui, à mon avis, n’a de libre que le temps ou
l’espace où elle n’achoppe pas encore sur un corpus théorique ou idéologique. Mais il vous fau-
dra faire preuve de tolérance car, malgré nos bonnes intentions, nous avons quand même beau-
coup utilisé la libre association.
Nous cessions donc de référer exclusivement le rêve au rêveur et le rêve au sujet. Et nous avons
un petit peu forcé là-dessus par la suite. Nous nous sommes dit : nous allons faire du hors sujet.
Gisèle, donc, va parler de grands rêves et moi de rêves qui seraient plutôt à l’autre bout de l’éven-
tail, rêves gris. Je n’ai pas seulement retenu pour critère de sélection la banalité du rêve. Mais
d’une part ce sera une série de rêves, six ou sept. Et d’autre part, ce seront des rêves circonstan-
ciés (non par rapport à la rêveuse, mais ce seront des rêves de circonstances).
Donc ces trois décalages que je viens de signaler par rapport à l’abord habituel des rêves sont des
décalages minimum que nous avons juste esquissés parce que perçus dans la foulée du travail qui
était déjà engagé. Ils mériteraient à mon avis d’être cultivés, forcés, approfondis à l’avenir. On
pourrait imaginer de collectionner des rêves hors sujet, des rêves résolutifs, de femmes, de
voyages, des cauchemars, des rêves politiques. Un jour, au groupe du 125, on s’était dit : les rêves
du 10 mai 81 ? La liste reste ouverte aux goûts et aux vices de chacun.
Aux trois décalages qui étaient pour rappel : la substitution de sélection et de vectorisation volon-
taires à l’association libre et l’abandon de la référence exclusive au sujet, j’ajouterai que l’on pro-
pose la formule « il y a du rêve » à la place de « j’ai rêvé que » ou « j’ai rêvé à ».
Mon hypothèse de départ quand, il y a plus d’un an, j’avais dit « je voudrais bien qu’on parle du
rêve », c’est cette interrogation initiale : « Mais quelle peut bien être l’utilité du rêve ? », on pour-
rait peut-être dire sa valeur d’usage si le terme n’était pas déjà connoté par ailleurs. À quoi ça peut
servir ? Quelle est sa fonction. Quelle est sa positivité ? Un questionnement d’opposition, en
quelque sorte, au champ et aux principes psychanalytiques qui affirment que le rêve ça veut dire,
que le rêve ça représente, ça signifie, ça cache ou ça révèle et c’est quelque chose qui s’interprète.
Donc j’affirmais : le rêve sert à rêver. Lorsque avec Gisèle on a commencé à se demander : le
rêve, ça sert à quoi, ça a fusé, l’on s’est dit des dizaines de choses. Des gens disent : le rêve, ça
réveille. Freud disait : le rêve, ça sert à maintenir le sommeil. C’est très contesté aujourd’hui. Il
y a des effets de mémoire, on se réveille en disant : j’ai rêvé de et l’on peut faire un récit du rêve.
Et il y a l’inverse, l’oubli : je suis sûre que j’ai rêvé mais je suis incapable de dire de quoi. Il y a
des effets que j’ai appelés de « comme si » : c’est l’impression que le scénario du rêve, que les
images, les personnages ont réellement été vécus. On se réveille, on ne sait plus très bien où on
en est, si ça s’est passé, si ça ne s’est pas passé ; on est angoissé, réjoui, on est imprégné d’émo-
tions, d’images, de sensations, etc. Ou à l’inverse, l’impression de certitude que c’était vraiment
un rêve, un autre monde, une autre scène.
Gisèle était partie, elle, dans la direction : le rêve sert à créer. Elle en parlera un peu différemment
et plus longuement tout a l’heure : créer, communiquer, c’était son impression première.
L’usage privilégié que je fais, moi, des rêves, c’est un usage de déresponsabilisation. Je trouve
que quand on a rêvé, ce n’est pas de notre faute. Cela me donne un certain culot, un peu d’auda-
ce : entre autres, cela m’a donné l’audace d’engager un travail d’écriture sur le rêve qui me per-
met de vous parler ce soir.
J’ai donc choisi de développer un constat qui s’est imposé à moi pendant ce travail. D’effets sta-
tistiques à force de répétitions et de hasards étranges. J’avais à travailler une masse de rêves (une
centaine) de huit mois environ, rêves circonstanciés de la période de ma première grossesse. Et
quand j’ai relu ces rêves qui étaient vieux de 5, 6 ans, j’ai eu l’impression qu’il y avait une ligne
tout à fait cohérente, logique qui se dégageait des récits que j’avais notés. Et cette ligne, je me
suis dit : c’est autour de la paternité. J’ai très vite déchanté d’ailleurs mais c’est un peu cela qui
m’a retenue à une relecture. C’était évidemment faux, parce que c’était un thème qui me préoc-
cupait à l’époque, alors… Mon projet était de ne pas faire de psychanalyse, d’interprétation, et
j’ai eu comme recours, ou comme échappatoire, une espèce d’arbitraire : écrire à partir de ce qui
me fait plaisir ou plutôt de ce qui est possible. C’est un peu différent de l’association libre. D’où
un développement tout à fait justifié, tout à fait cancéreux de certaines données de ces rêves, en
laissant complètement tomber les autres qui avaient autant de mérite.
Puis, après beaucoup d’hésitations méthodologiques, je me suis décidée à travailler non plus sur
le récit du rêve mais sur les inductions que j’avais notées – le récit du rêve – et ce que j’appelle-
rai le suivi, c’est-à-dire les associations premières qui viennent comme cela au réveil. Non pas les
associations analytiques, mais les premières idées, qui quand on sait qu’on a rêvé, vous tournent
dans la tête.
Le constat qui s’est imposé à moi quand j’ai commencé à écrire, c’est d’abord que cela n’avait
rien à voir avec mon idée première, avec la paternité, en tout cas pas au sens sociologique, histo-
rique, psychanalytique ou idéologique. À ce moment-là j’employais le vocable « paterniser ».
C’était la paternité peut-être au sens très politique du terme, mais pas au sens où on l’emploie
Premier rêve :
Je m’aperçois que je souffre d’une écharde de bois implantée dans le gros orteil gauche. Je m’ap-
prête à la retirer avec une pince à épiler et découvre qu’il s’agit en fait d’un cœur de coquelicot
desséché dans mon doigt de pied. Je perçois très bien les alvéoles vides qui ont contenu les
graines. Je retire ce corps étranger de l’orteil mais c’est la moitié de l’orteil qui part avec en lais-
sant une cavité creuse qui est due à l’infection qui a détruit tout l’intérieur et l’intérieur du gros
orteil est tapissé d’écailles de conifères que je reconnais comme du cèdre du Liban. Je suis sur
une espèce de pont métallique très haut, genre tour Eiffel, et je dois aller prendre un bain de pied
pour me soigner dans un petit bol en grès qui contient de l’eau. Mais j’en suis sans cesse empê-
chée à de multiples reprises. Je réussis enfin à me tremper le pied dans l’eau. L’eau du bol se
trouble et ça m’inquiète énormément.
Deuxième rêve :
Je suis dans la rue avec un achat que je viens de faire, qui est très encombrant : c’est un service
à verres, verres-pichet en gros verre avec des bulles d’air dedans, qui est posé sur un chariot de
fer forgé comme dans les halls de gare les chariots métalliques. L’achat est enveloppé dans un
papier kraft de façon très sommaire. Par l’ouverture je m’aperçois que le service comprend un
verre jaune et que je n’ai pas voulu du tout acheter cela. J’en suis très mécontente. Je retourne au
magasin. Je me plains de l’erreur par rapport à ma commande initiale. Je demandais paraît-il dans
le rêve des verres bleu, vert et brun. Et je parle avec beaucoup d’assurance, beaucoup de véhé-
mence car, soit l’attente qui m’a été imposée, soit l’importance de ma commande, j’estime que
j’ai le droit d’être exigeante et d’exiger un échange.
Troisième rêve :
Je suis dans le village où j’ai été élevée étant petite fille. Je suis assise sur une marche de la mai-
son de ma grand-mère pour remplir un dossier de sécurité sociale. C’est un peu ennuyeux et je
parle toute seule en disant : « l’administration c’est compliqué » et ma grand mère me demande
un peu comme pour m’aider « quel âge avais-tu quand ta mère a rempli ton dossier de bourse pour
rentrer au lycée ? ». Et à ces mots, mon père qui était là aussi dans le rêve entre dans une colère
effroyable, hurle, frappe sur la table, fait les cent pas dans la cour, en répétant sans arrêt avec une
grande violence une espèce de phrase qui est : « il faut bien que je me défende ! » Il y a dans mon
rêve parmi les dossiers à remplir une série de ronds de carton dur, de la taille à peu près d’un pion
de jeu de dames. C’est cela qui constitue le dossier de sécurité sociale.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 3
Quatrième rêve :
(Il correspondra à la fin des vacances, à mon entrée au travail). Je suis en classe à l’école primaire
de mon village. Il y a un problème de nourriture avec une jeune élève qui est la plus jeune fille
de Mr. Dupont (c’est un monsieur dont je vous reparlerai). Je ne sais plus dans le rêve si elle a
refusé de manger son repas à la cantine ou chez elle, toujours est-il que la famille au grand com-
plet arrive pour conter à l’institutrice l’insolence de la gamine, l’installe sur une table avec son
repas froid et la maîtresse est chargée de la forcer à manger et elle se prête à ce jeu, etc. Je suis
scandalisée par la scène : cette fille qui pleure devant la nourriture froide et qu’on force à man-
ger sous la contrainte.
Cinquième rêve
Je l’ai pratiquement oublié. Il me reste au réveil une image de deux barques sur un très large fleu-
ve, avec accroché à l’arrière des barques un sac de nylon contenant des poissons argentés, et dans
l’eau des bars, des daurades, tout plein de poissons. Tout est en reflets métallisé argent, les reflets
de l’eau, etc. Les barques se mettent à tourner sur elles-mêmes à une vitesse vertigineuse et ce
mouvement dans le rêve est un symbole de jouissance et de victoire.
Sixième rêve :
La scène se passe à l’entrée de l’appartement de mes parents, mon appartement d’enfance donc.
Cela c’est ce que je sais dans le rêve mais les images que je vois sont celles de la sortie d’un hôpi-
tal de jour où je travaillais à l’époque, au Nord de Paris, un hôpital de jour pour enfants. Il fait
très beau, l’humeur est très joyeuse, tout le monde est content. La plupart des gens, adultes et
enfants sont arrêtés là, bloquent un peu la porte. Conversations, plaisanteries, on bavarde. Il y a
eu visite dans cet hôpital d’une ancienne directrice qui est partie quelques mois ou années avant,
elle est venue comme ça pour nous dire bonjour et entre autres choses il est question de ma gros-
sesse. Je me tourne donc vers elle que je n’ai pas vue depuis des mois et je lui dis « vous êtes au
courant ? », elle me dis oui d’un air entendu et j’estime qu’il n’y a pas à en dire plus, et à ce
moment-là deux enfants se mettent à agresser une collègue, crachent sur sa jupe, tapent, et elle ne
réagit pas du tout. Je m’étonne de son calme et je me dis que je n’en supporterais pas le dixième.
L’agressivité des enfants redouble. Un petit garçon qui s’appelle Barthélémy prend une baguette
de bois, se met à frapper tout le monde, les adultes essayent de s’interposer. Il saisit une collègue
aux poignets et s’ensuit une extraordinaire bagarre : trente personnes en train de se battre dans la
cour. Une collègue qu’on appellera Judith est tombée au sol et paraît souffrir énormément des poi-
gnets. Ils sont blancs comme si le sang ne circulait plus. Elle reste de longues minutes plaquée la
face contre terre et semble souffrir beaucoup, puis un sanglot la secoue. Un éducateur intervient.
Appelons le Constant. Il dit d’un ton impératif « Ne pleurez pas ! » J’approuve son intervention
et le Barthélémy continue à s’exciter beaucoup en disant « je fais ce que je veux, on n’a rien à me
dire. »
Dernier rêve :
Je suis sur une route qui mène de l’endroit où j habitais étant enfant, du bourg à un village des
environs et je suis avec un groupe d’enfants et un adulte. Ce n’est pas très précis. C’est un peu
genre promenade d’enfants comme on peut en faire dans les établissements d’enfants. Les enfants
marchent sur une petite murette avec un grillage devant un jardin, devant un pavillon, et moi je
bavarde avec l’adulte qui m’accompagne (il reste complètement non-identifié) et notre conversa-
tion se déroule sur le thème « se faire élire maire ».
Les séminaires de Félix Guattari / p. 4
Je voudrais reprendre ces rêves un par un, et voir à partir des récits, que je vous ai faits, des induc-
tions que je vais vous rapporter, et des premières associations qui vont suivre, comment tout cela
s’enchaîne.
Premier rêve : c’est le rêve de l’orteil malade. Je vais vous raconter un peu dans les jours précé-
dents les éléments qui ont pu composer ce rêve. J’avais dîné la veille avec un copain, A. qui ren-
trait du Chili. A. c’est aussi le prénom d’un de mes grands oncles, ce qui va fonctionner. Ce grand
oncle était conseiller municipal et avait fait la guerre quelque part dans notre empire colonial, en
Cochinchine ou au Tonkin. C’est donc un des éléments inducteurs.
Le mal aux orteils. Je partageais à l’époque mon appartement avec un copain qui avait réellement
mal aux orteils, un petit mal blanc qui commençait à se dessiner au coin de l’ongle, et je l’avais
menacé, s’il ne se soignait pas, en lui disant que cela allait s’infecter, qu’on allait lui couper l’or-
teil, le pied, la jambe. Je pense que c’est aussi un des éléments qui a induit le rêve.
J’étais enceinte de quatre mois, l’enfant commença à bouger les jours précédents et j’avais lu la
veille dans Le Monde des spectacles un article sur Pinocchio qui sortait à Paris et, à la lecture de
cet article je m’étais dit : Tiens, à la rentrée, j’ai envie de reprendre un atelier que j’avais fait avec
des enfants et qui m’avait beaucoup intéressée. C’était un atelier histoires et avec Pinocchio, pen-
sais-je, cette marionnette qui s’anime, ce serait une bonne manière de reprendre cet atelier.
Et puis je rentrais d’Angleterre. J’étais allée quelques jours à Londres pour retrouver une amie
qui était en stage de thérapie familiale. Un week-end, nous avions pique-niqué dans un parc où il
y avait beaucoup de cèdres du Liban. Avec A. j’avais entre autres évoqué ces arbres.
Là dessus le rêve arrive pendant la nuit. Maintenant les associations. Le cèdre du Liban me ren-
voie à un cèdre du Liban qui se trouvait au musée des beaux-arts de Tours. C’est un des plus
beaux arbres que l’on possède en France, un des buts de promenade des touristes. Et dans ce
musée j’avais deux autres intérêts : un éléphant empaillé. C’est un éléphant qui, il y a très long-
temps, est devenu fou. Il y avait un cirque à Tours et puis l’éléphant est devenu fou, il a com-
mencé à tout casser, on a été obligé de l’abattre, il est maintenant dans un vieux hangar et les
petits enfants aiment bien le dimanche aller voir l’éléphant empaillé. Et moi j’ai un autre éléphant
dans ma vie qui est celui que le grand oncle A. a ramené des colonies, un petit éléphant en ébène
qui traîne dans un fond de tiroir.
Le plus important, c’est l’atelier histoires que j’avais envie de reprendre à partir de Pinocchio.
Alors je vais vous raconter l’histoire de l’atelier histoires, son avant et son après. Il faut imaginer
un petit hôpital de jour pour enfants psychotiques à Paris, à petits effectifs, cinq à sept éducateurs
et trente gosses et cela se passe tout à fait au début de mon travail. Là j’avais en charge avec une
autre éducatrice douze enfants et puis est arrivé un stagiaire, très dynamique, barbu, gauchiste.
Très vite au bout de deux, trois jours il nous dit : Ah j’ai bien compris, les enfants veulent savoir
comment on fait les enfants, ils me l’ont demandé et puis si l’on interprète un peu… Il faut faire
des ateliers pédagogiques, on va leur expliquer comment on fait les enfants. Moi, je n’étais pas
très d’accord, mais c’était un garçon très sympa, on avait des alliances compliquées passées
ensemble et je dis : oui, oui, tu as raison. Il organise tout. On fait une réunion pour dire aux
enfants que l’on va les diviser en trois groupes, en prendre chacun quatre… mais il y a quatre
bambins qui disent : nous on ne veut pas ! Ça m’arrangeait bien, je dis : bon, moi je prends ce
groupe-là. Cela c’est très vieux, ça remonte à 6 ans avant le rêve. Nous manquions de locaux, je
me mets dans un couloir avec une table et quatre chaises et je demande aux enfants ce qu’ils veu-
lent faire. Nous avions deux mois devant nous. Nous commençons à discuter et un gamin dit qu’il
veut savoir quand on plante des graines, ce que ça fait ! Très bien ! on va faire du jardinage, de
la culture et tout. On a donc planté des haricots, découpé de catalogues de grainetiers, planté des
lentilles, puis on a regardé comment ça poussait. On a parlé de l’eau, du soleil, du ciel, du jour et
Deuxième rêve : Le rêve suivant, c’est le rêve cul de sac. Je ne vais rien vous en dire. À mon
avis, il est une impasse sur la bouteille, l’eau-de-vie, le verre, etc.
Troisième rêve : C’est le rêve de dossier de sécurité sociale. dossier de bourse, colère de mon
père.
Les éléments inducteurs, c’est que dans la réalité j’avais à refaire toute ma déclaration de gros-
sesse, parce que on l’avait fait au nom du père de l’enfant et comme on ne cohabitait pas ensemble
l’administration n’en voulait pas, il fallait tout recommencer à mon nom, je me retrouvais mère
célibataire.
Quand même il y a un petit rapport avec A. Quand je l’avais vu trois jours avant, on avait parlé
un peu de tout et je lui avais dit que j’allais déménager, habiter le XXe toute seule et il m’avait
dit : ce n’est pas sérieux d’habiter toute seule, tu vas accoucher, tu ne vas pas avoir le téléphone,
je viens mettre ma tente devant ta porte parce qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui veille sur toi !
Déjà là avec la sécurité et la non-cohabitation, on peut dire qu’un élément inducteur est venu
d’autres éléments inducteurs ou qu’ils se sont conjugués.
Avec cette histoire de sécurité sociale, je me retrouvais donc mère célibataire, quelque chose qui
a à voir avec les régimes spéciaux et dans mon enfance, étant fille de vigneron, on avait aussi des
régimes spéciaux, c’est-à-dire que ce n’était pas la sécurité sociale du régime général, pas les allo-
cations familiales du régime général ni les allocations prénatales, rien ne marchait comme pour
les autres – ce qui mettait ma mère en général fort en colère. Un jour, elle demande à l’institutri-
ce si je ne pouvais pas avoir un dossier de bourse pour entrer en sixième. On lui répond : Mais
madame, les filles d’agriculteurs, ça ne peut pas avoir une bourse. Et puis comme ça en bavar-
dant avec des voisins, en prenant des renseignements, elle s’aperçoit que tous les enfants des envi-
rons qui sont au lycée ont une bourse pour faire leurs études. Donc elle retourne voir l’institutri-
ce qui lui explique qu’elle ne peut pas perdre toutes ses bonnes élèves parce que sinon qui va-t-
elle présenter au Certificat d’études ! Là-dessus on fait un dossier de bourse et je finis par entrer
en internat, un petit peu tard, au lycée du coin. L’internat ayant à voir avec une expérience plus
ancienne qui est les colonies de vacances, pas les mêmes que celles du grand oncle, mais les colo-
nies. Pour ce rêve, on s’arrête là, les colonies vont être reprises plus tard.
Quatrième rêve : directement induit par les bourses et l’internat, c’est le rêve (de rentrée à l’hô-
pital) où on force une enfant à manger. Ce qui s’était passé c’est que nous avions repris le travail
à l’hôpital mais seulement le personnel, les enfants étant encore en vacances, et on avait plusieurs
réunions pour faire le programme de l’année et on avait décidé de prendre notre repas ensemble
à la salle à manger des enfants pour gagner du temps. C’est l’internat qui fonctionne. En juillet
j’avais été en congé maladie, la moitié des gens ne savait pas que j’étais enceinte. À midi, j’étais
à table avec 4, 5 collègues et l’une d’elles (appelons-la Judith) me dit : « Alors, Robert et vous,
vous préférez une fille ou un garçon ? » Tous les autres s’étranglent à côté, car presque personne
ne me savais enceinte, et le Robert en question, médecin à l’hôpital, n’était pas du tout un père
supposé possible, personne ne savait qu’on couchait ensemble, enfin ça a fait floc au milieu du
repas. Moi j’ai eu un nœud à l’estomac, je n’ai plus pu rien avaler, j’ai annoncé la grossesse
comme ça à tout le monde.
Cinquième rêve : c’est le rêve des barques, un rêve tout argenté (l’argent !). Beaucoup d’éléments
inducteurs pour une toute petite image qui reste.
- Dans la revue Elle que j’avais feuilletée, il y avait un procédé de décoration à partir d’algues
marines qui donnait comme conseil : conservez les algues dans un sac en plastique avec de l’eau
de mer.
- Je lisais un livre de Fourdaine qui disait que les nominations de la folie pouvaient se faire sur
un tout autre registre que le registre médical.
- J’avais lu dans Le monde des livres un commentaire sur le dernier livre de Régis Debray.
- Et puis j’avais reçu une lettre d’un copain Marcello de Barcelone, un catalan qui m’informait
d’un congrès de psychothérapie institutionnelle à Barcelone dans 3 à 4 mois et me demandait de
venir. En fait toutes ces inductions fonctionnent autour de cette lettre parce que je pensais de
toutes façons ne pas pouvoir aller à Barcelone dans quelques mois, car je serais alors trop prête à
accoucher. Je pense écrire à Marcello en lui faisant part de ma grossesse. Faire part. Ce copain a
à voir avec plein de choses : travailler avec T. (psychothérapie institutionnelle). Congrès de
Barcelone. Voyages antérieurs et quinze jours après un précédent voyage la famille de ce garçon
vient à Paris pour le salon du prêt à porter. Une dizaine de catalans débarquent à la maison pour
manger, dormir, aller voir ce salon (ils travaillent dans la couture) et, entre autres, on va voir avec
eux avant qu’ils ne repartent le film : Aguirre ou la colère de Dieu. Le rêve reprend complète-
ment les dernières images du film. Et j’avais lu dans une critique de cinéma que c’était un
Sixième rêve : c’est le rêve de la bagarre à l’hôpital. Inductions : J’avais entendu la veille au
cours d’un jeu télévisé une question sur les massacres de la Saint Barthélémy. Et j’avais à l’hô-
pital un conflit avec un instituteur à propos de ce Barthélémy qu’il voulait faire entrer dans notre
atelier d’imprimerie. Moi je ne voulais pas que cet enfant y vienne. Je ne pouvais pas le suppor-
ter. On avait aussi un conflit à propos du contenu et de la nomination de cet atelier que je voulais
appeler : technique de reproduction et lui atelier impression. Donc on a Barthélémy et son entrée
ou non à l’atelier technique de reproduction qui fait suite, à mon avis, aux spermatozoïdes, au
transporteur grossiste, etc.
Autre chose qui m’arrive dans la journée, c’est la scène du faire part que j’attribue dans le rêve à
une directrice qui avait quitté l’établissement et qui a eu lieu en réalité avec un médecin de l’éta-
blissement à qui je dis à une sortie de synthèse : Tu es au courant ? - Oui. Quant à ce médecin il
y a beaucoup de choses à en dire. J’avais fait avec lui, un ou deux ans auparavant, un groupe de
parents qui avait été une chose très compliquée dans l’institution parce que moi j’y étais comme
éducatrice et les éducatrices n’avaient pas le droit de voir les parents. C’était réservé aux méde-
cins et aux assistantes sociales. Alors ça avait été le moment où notre bagarre sur la division du
travail en psychiatrie avait achoppé au niveau de l’administration. Beaucoup de choses avaient
été tolérées avant, et quand on a voulu faire ce groupe de parents, plus possible, blocage, convo-
cations au bureau du directeur, etc. J’ai fini par faire ce groupe de parents avec ce médecin qui se
nomme Jean-Claude à condition que ce soit lui le responsable, à condition que ce soit sur mes
temps libres. Bon. J’avais accepté un certain nombre de choses comme cela. Mais ce groupe de
parents, c’était déjà une technique de reproduction parce que je voulais reprendre une chose que
j’avais déjà fait autrefois dans un autre établissement et qui m’avait beaucoup intéressée avec les
parents.
Ce médecin Jean-Claude était toujours habillé en noir, systématiquement comme l’instituteur de
Barthélémy. Ce sont deux personnes qui étaient en pantalons et pulls noirs 365 jours par an. Et il
était en plus (c’est un élément qui va revenir dans le rêve suivant) petit-fils d’un de nos anciens
présidents de la République. Un jour, je l’avais rencontré en dehors du travail à l’enterrement de
Pierre Overney. Comme d’habitude je ne savais pas où me mettre dans le cortège, j’étais avec
quelques copains, on est rentrés dans les rangs des anars. Tout à coup on me tape sur l’épaule et
c’était lui qui était derrière. Moi je n’avais aucune idée sur ses appartenances politiques.
Je pense que le noir fonctionne là aussi.
Enfin l’éducateur, appelons le Constant cela lui va bien, qui intervient dans la bagarre en disant :
Ne pleurez pas ! est un éducateur qui venait de perdre son père, donc quelqu’un qui était en deuil,
c’était un pied noir. C’était quelqu’un que je n’aimais pas beaucoup dans mon travail mais il était
Dernier rêve : Là je vais vous parler d’une chose que j’ai complètement négligée dans les rêves
précédents : l’espace. La scène de ce rêve se passe dans une petite rue devant un pavillon où habi-
tait une dame que je connaissais vaguement et qui était nourrice de la D.D.A.S.S. et un jour un
gamin a traversé la rue et est allé jouer sur un tas de bois qui s’est écroulé sur lui : il est mort tué
par les bûches. Et ça a été un grand enterrement (délégation d’école, etc.). Donc on retombe sur
un enterrement et une mère d’élection (nourrice).
On était à quelques semaines des municipales et j’avais entendu à la radio, rapportés par un jour-
naliste, des propos de François Mitterand et je m’étais dit : mais il se trompe complètement ! Il
n’y a que Marchais qui ait pu dire ça ! En fait c’était Mitterand qui tenait des discours très com-
munisants. Donc j’ai attribué au journaliste un lapsus qu’il n’a pas fait sur Marchais-Mitterand et
l’union de la gauche. À propos, le discours portait sur l’importance des collectivités locales.
À travers tout ce décorticage que je vous ai imposé, j’espère que l’on a touché, cerné, que l’on a
une première perception de ce que j’avais appelé la dimension politique du rêve, dont je pourrai
dégager deux axes :
1/ Les outils, les machines, les formations de l’inconscient prennent des options sur les événe-
ments, les couleurs, les sons, les perceptions, les situations, les personnages. Et l’on peut émettre
l’hypothèse d’un chantier de l’inconscient, d’un état des travaux. Actualité inconsciente. Voire
même mots d’ordre. Le rêve lui-même n’étant qu’une modalité de ce travail-là, une modalité
toute particulière de ce processus, une singularité qui opérerait :
- le rêve, par changement de régime
- les inductions, par greffes de morceaux pris dans la réalité et sélecteurs.
- et ce que d’habitude on appelle associations et que moi je préfère appeler des effets (parce que
ce n’est pas uniquement au niveau verbal) du rêve, procédant par relais, c’est-à-dire par distance
et propulsion. On verra dans le travail de Gisèle que la distance y est extrêmement grande, alors
que dans le mien ce sont des petites choses qui se touchent. Des relais donc qui fonctionneraient
pour combler une distance entre rêve – inductions – et les choses à venir.
Si je propose ainsi d’autres termes, c’est que l’on pourrait peut-être sortir du débat ancestral de
savoir si le rêve continue le travail de la veille ou s’il s’en détourne. Je pense que l’on peut
répondre oui aux deux propositions et qu’il faut prendre cela par un autre bout.
2/ Deuxième axe pour affirmer que le rêve est politique. C’est que ses composantes ne sont pas
exclusivement référables au sujet rêveur. Dans ce que j’ai fait là, j’ai beaucoup référé à moi. Mais
on va voir comment on pourra dégager d’autres côtés. Il faut que toutes ces composantes (les
récits des rêves, les inductions et le suivi) puissent être référées à leurs conditions d’émergence
et à leurs conditions d’existence et pas uniquement au niveau de la personne, de l’individu qui a
rêvé.
Je pense à un rêve de Freud qu’il rapporte dans l’Interprétation des rêves qui est induit par un
livre de botanique qu’il voit chez un libraire. On peut dire : Freud a à voir avec les plantes. C’était
- D’abord par la négative : on peut appeler seuil d’effectuation ce qui met fin au sens, le moment
où en toute bonne foi ça ne peut plus signifier ou ce serait de l’abus de pouvoir. Et c’est à diffé-
rencier de ce que la psychanalyse appelle les résistances auxquelles c’est souvent amalgamé.
C’est la fin des déplacements, des substitutions, des métaphores, des métonymies. On fabrique-
rait en insistant – et la psychanalyse en général insiste – du sens inutilisable, une espèce de sur-
plus qui pollue tout. Ce serait de l’exploitation frauduleuse, voire du colonialisme.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 11
- Les seuils d’effectuation jouent indifféremment sur les trois rouages (inductions, rêve, suivi)
d’une manière complètement ; indifférenciée. Je dirai même plus : ils les indifférencie. Alors que
dans la première partie de cet exposé j’avais dit : il y a des inductions, il y a un rêve, il y a des
effets, même si c’est beaucoup plus perméable, beaucoup plus interpénétré, polyvalent qu’on ne
le pense d’habitude, j’ai dit il y a trois temps, trois composantes avec des particularismes plus ou
moins accentués, les seuils de pertinence ou d’effectuation ne tiennent absolument pas compte de
ça, c’est indifférencié. Le rêve n’a plus aucune spécificité à ce moment-là. La première partie de
mon exposé exaspérait les différences, permettait d’isoler le rêve non plus en tant qu’expérience
où on se réveille en disant « j’ai rêvé » mais en tant que passage, épreuve d’un autre régime, d’un
autre état, transmutation avec ses effets de rupture, composantes de passage, résultantes. Je ne
parlerai plus du tout maintenant du rêve comme un événement. L’indifférenciation est complète.
- Contrairement au sens dont on a bien du mal à enrayer les glissades et les engrenages une fois
qu’on est parti dedans, les effets du rêve ont eux une limite précise, une positivité. Cette limite
est mobile, elle peut se déplacer dans un sens ou dans un autre.
À un moment donné, les effets du rêve vont stagner sur une ligne, vont cumuler, vont s’affaisser,
vont composer cette ligne et c’est cela que j’appelle seuil d’effectuation. Cela introduit une troi-
sième dimension, un volume.
Le premier point est linéaire (inductions, rêve, suivi), et là on arrive à conquérir un plan à travers
le sens. Avec ces seuils d’effectuation, on y gagne un plan : sorte de coupure disant : le sens n’ira
pas plus loin, ou alors il faut des conditions pour passer.
Zone de rencontres, partage, échanges, transformation avec le contexte, l’histoire et avec du hors
individu, du hors sujet qui va entrer en relation avec le rêveur, avec des éléments, des sélecteurs
qui vont faire la percée.
Pour la deuxième fois, on approche, on touche, on cerne cette intuition initiale que le rêve est poli-
tique, que le seuil d’effectuation est la forme, l’incarnation, les circonstances selon lesquelles une
extériorité (le hors sujet) va s’imposer au sujet, va s’opposer à lui, va le composer.
Comment, à travers quoi va se faire le passage ? Comment vont se faire les traversées, les échap-
pées par lesquelles l’individuel va accéder au collectif, va participer à l’histoire se conjuguer à un
contexte ?
Le caractère de mobilité de ce seuil a une double origine :
- À force de travailler les effets du sens, les interprétations sauvages vont faire bouger cette ligne,
la repousser par exemple ou inversement vont faire un effet de blocage.
- Mais cela peut aussi se faire par des modifications des données extérieures, qu’il s’agisse de
micro-politique ou de macro-politique, qui vont bousculer, déranger, modifier les territoires, les
sélecteurs, les thèmes d’actualité. Une image, une impression, un personnage, un scénario qui sert
à quelque chose à un moment donné, le lendemain ou trois mois après ne va plus servir à rien ou
il va servir à autre chose. Il va encombrer, il va être repris pour un usage plus intensif, plus exten-
sif, pour un usage rénové ou perverti.
Le rêve peut aussi devenir tardivement pertinent ou il peut avoir une efficience foudroyante mais
éphémère.
- À l’opposé du sens qui comme son nom l’indique n’est vectorisé que d’un seul côté, le seuil
d’efficience est vectorisé des deux côtés. C’est un élément paradoxal qui travaille avec deux sens
à la fois. C’est un élément dissociatif et non plus du tout associatif. Un élément placentaire.
Comme on pourrait dire que le placenta est l’élément qui fabrique d’un côté de la mère, de l’autre
côté de l’enfant, le seuil d’efficience travaille en poussant des deux côtés, en différenciant au
maximum.
Gisèle Donnard
« Le travail du rêve n’est jamais créateur. Il n’imagine rien qui lui soit propre qu’il ne juge, qu’il
ne conclue pas. Son action consiste à condenser, déplacer et remanier en vue d’une représentation
sensorielle tous les matériaux du rêve. Il s’y ajoute en dernier lieu le travail accessoire d’ordon-
nance que nous venons d’indiquer. »
Sigmund Freud
Malgré Freud nous avons pensé parler de rêves créateurs tout en étant quand même obligé de dire
que l’on n’avait pas d’autres critères pour les définir que l’impression qu’on a en se réveillant.
L’impression qu’il s’est passé quelque chose, que quelque chose a changé, qu’on a compris
quelque chose, découvert quelque chose et que souvent c’est quand même un certain nombre de
rêves que l’on garde dans la tête la plus grande partie de sa vie et auxquels finalement on fait réfé-
rence comme ça, même si comme disait Marie-Odile, à des périodes différentes on y voit surgir
d’autres possibilités d’effectuation. Et aussi on ne peut pas affirmer comme ça que l’on ait décou-
vert des effets probants ou immédiats. Ce n’est pas racontable comme cela : après avoir fait tel
rêve, tiens ! je suis devenue ci, ou je suis devenue ça. Ce n’est pas comme cela que ça se passe.
Plus que d’autres, pour moi, ces rêves semblaient opérer à la manière plutôt d’une peinture, d’une
musique ou d’un film, en particulier par la rapidité, par l’immédiateté des connexions percutantes.
On a l’impression que des composantes circulent tout à coup différemment, provoquent des
connexions qui ne s’étaient pas faites avant, introduisent un ou des désordres, des entrechocs, des
ruptures et qu’il y a apparition d’inattendu, et d’un inattendu qui laisse trace.
Et c’est ce laisse trace qui fait dire au réveil qu’on a vraiment l’impression qu’il s’est passé
quelque chose. On pourrait dire aussi qu’il semble que ces rêves portent en eux une force de
déplacement qu’on a connecté tout de suite à ce qu’on a appel le politique dont on avait cerné (je
crois que c’est assez net dans les deux exemples que j’ai choisis) que les composantes historiques
y ont un rôle extrêmement important. Et des rêves ne sont pas possibles en dehors d’un certain
Dès le réveil j’avais pensé au rêve précédent… En fait ce deuxième rêve commence par un affron-
tement classique, une logique de combat très binaire. On se bat, il y aura un vainqueur et un vain-
cu. Et il semble bien que ce soit ce personnage de film de karaté qui impose en quelque sorte cette
logique par la force, par les menaces qu’il profère. Est-ce aussi la logique des sunlights, ça je ne
sais pas très bien.
Ce qui m’a paru important, c’est que dans ce combat, l’autre camp se mettait tout d’un coup à
proliférer, à se multiplier, et finalement commençait à échapper un peu à cette logique binaire. Il
y a un homme et un enfant et non pas une seule personne. Cet homme peut aussi devenir une
femme parce qu’à un moment j’ai l’impression que c’est moi qui me bats. Le petit garçon devient
une petite fille. Et interviennent dans cet affrontement les couleurs, les maquillages, mais aussi la
nuit et puis les voix, et puis les sons et finalement la sorcière. Cette prolifération arrive à produi-
re le déplacement. Comment cela s’accroche-t-il ? Il me semble que dans ce rêve il y a aussi une
composante qui est accrochée au passage et qui fait fonctionner la dynamique des connexions :
un Japon qui émerge à chaque instant…
On peut même dire que ce rêve fonctionne comme un jeu de théâtre.
L’on saisit dans ce rêve la charge croissante d’intensité des éléments.
Et là aussi il faut des composantes extérieures pour que le rêve existe : le Japon, sa connaissan-
ce, un contexte féministe.
Dans les deux rêves, il y a des jeux d’intensité qui arrivent à faire surgir une intensité nouvelle
qui laisse trace. Il y a une composante collective et à chaque fois ouverture sur un possible qui
sort d’une logique qui a été figée au début (binarité) et cette ouverture sur un possible ne surgit
pas sous la forme d’un discours.
Je veux dire deux ou trois mots seulement sur cette histoire de Whitehead et Russel. Je raconte
cette histoire là dans la perspective du champ dit systémique. Pour les gens qui s’intéressent un
peu aux thérapies dites systémiques, un leitmotiv revient constamment à travers les travaux de
Bateson aussi bien qu’à travers les travaux de ce groupe de Palo Alto, avec Watzlawick,
Weakland, Jackson et autres. Ce leitmotiv c’est la théorie des types logiques. C’est quoi, cette his-
toire ? Il semble qu’à un moment donné, quand Russel a essayé de penser une sorte de mathé-
matique logique, il a eu d’énormes problèmes avec les paradoxes ; et un des paradoxes que vous
connaissez tous, par exemple, c’est : celui qui dit, « je mens ». Est-ce que quand il dit qu’il ment,
il dit la vérité ? S’il dit la vérité, il ment et s’il ment, il dit la vérité.
Un autre type de paradoxe sur lequel avaient beaucoup insisté à l’époque des gens comme
Watzlawick, en reprenant les travaux qu’avait faits Russel, c’est le paradoxe suivant : imaginons
qu’on divise le monde entre la classe des chats et la classe des non-chats. Passons au niveau supé-
rieur : imaginons qu’on a la classe des concepts et puis la classe des chats, par exemple ou la clas-
se des concepts et ce qui n’est pas un concept . Passons au niveau supérieur : imaginons la clas-
se des concepts qui appartiennent à eux-mêmes et la classe des concepts qui sont différents d’eux-
mêmes. A partir de ce moment là, si on appartient à la classe des concepts qui ne s’appartiennent
pas, on s’appartient. Et si on s’appartient, on ne s’appartient pas. Cette histoire présente un aspect
rigolo, paradoxal, etc. En réalité, ce problème est assez enquiquinant, parce qu’à partir du
moment où il y a des paradoxes pareils, il faut arriver à trouver une solution. Ce qu’on a trouvé a
été une solution qui a consisté à mettre les paradoxes au zoo. On a fait comme si c’étaient des
sortes de créatures exotiques qui n’avaient rien à faire avec le monde sérieux des gens normaux.
Alors on a exhibé ces paradoxes dans une sorte de foire.
D’une certaine manière, je dirai que les paradoxes créent le même problème à ces braves
Whitehead et Russel que la folie crée pour une bourgeoisie insistant sur l’aire du contrat. De la
même manière qu’un type comme Castel peut insister sur l’animisme comme issu d’une
recherche d’un statut particulier donné à des personnes qui, par leur être même, ne sont pas des
gens qu’on peut plier au contrat, on peut dire que cette « solution » qu’a trouvé Russel au pro-
blème des paradoxes était une sorte de solution du même type : il fallait éviter que les paradoxes
fichent la merde. Alors qu’est-ce qu’on a inventé ? On a inventé cela : une classe est différente au
niveau logique de ses propres membres et l’erreur consistait à penser comme si le membre et la
classe étaient la même chose. A partir de ce moment là, ces braves gens ont dit : et bien, voici ce
qui arrive au schizophrène. Les schizophrènes reçoivent deux messages contradictoires. Par
exemple, au niveau verbal, le message qui est : « viens sur mes genoux, mon chéri ». Et parallè-
lement, le corps de la mère se raidit – message non verbal qui dit : « ne m’approche pas ». Et le
malheureux schizophrène, déchiré entre deux messages contradictoires, l’un par exemple appar-
tenant à la classe, l’autre à un membre de cette classe, incapable de différencier la classe et les
membres de la classe, est dans une situation où il est complètement paumé, complètement confus.
A partir de ce moment là, ils ont systématiquement essayé d’utiliser cette théorie des types
logiques pour trouver une solution à tout problème, en changeant de niveau. Il y a dix ans, Mr
Varela, qui est un biologiste chilien, élève de Maturana, a fait un travail mathématique, à partir
Et ce qui est intéressant, c’est que ce travail progressivement se met à devenir quelque chose de
très-très pressant dans le domaine systémique. Pourquoi ? Parce qu’au début, dans ce domaine,
ce qui s’est passé, c’est que les gens disaient il y a des règles, des règles valables pour des sys-
tèmes ouverts – systèmes ouverts à l’équilibre ou systèmes ouverts à l’écart de l’équilibre ; on
peut considérer les systèmes humains comme s’ils obéissaient aux mêmes lois ou aux mêmes
règles que ces systèmes physico-chimiques, logiques ou autres ; et nous allons essayer de créer
un type d’approche où l’on pensera en termes, par exemple, de fonction d’un symptôme ou en
termes de s’aider (N.D.L.C. Mony déforme le mot en le prononçant et dit sur l’enregistrement :
« sadiser un système » !) d’un système quand on voit une famille.
Effectivement, les résultats thérapeutiques ont été extrêmement intéressants mais ce qu’on avait
fait, cela avait été de faire l’impasse sur le paradoxe autoréférentiel ; faire l’impasse sur le fait
qu’on avait quelqu’un, en l’occurence le thérapeute, qui décrivait une réalité qu’il construisait en
même temps. On a fait l’impasse sur ce qui faisait comme si quelqu’un pouvait dessiner une carte
d’un territoire dans lequel il existe à la fois.
Comme ce Korsinsky, le premier à avoir fait la référence à la carte et au territoire quand il parlait
du langage. Il parlait du langage comme une carte qui ne correspond pas à un territoire et qui donc
fausse ce dont on parle, mais désigne bien à l’époque déjà que la seule carte idéale est une carte
qui ne se réfère qu’à elle-même. Ce qu’il y aura à développer maintenant est une situation – dans
l’approche dite systémique – où les gens commencent à se rendre compte qu’on ne peut plus
maintenir la question du paradoxe – la situation du paradoxe auto-référentiel aux marches du
royaume, à l’extérieur, par une sorte d’exil forcé et que le psychothérapeute veut se situer au cœur
de cette question du paradoxe, sans pour autant retomber dans des histoires de contre-transfert,
chères à la psychanalyse, etc.
Alors ce qui n’est pas inintéressant effectivement, c’est ce mouvement où il n’y a plus de vérité
du sujet ni de vérité du système (…).
C’est quelque chose qui fera un assez grand changement parce qu’on abandonne toutes sortes de
critères scientifiques. Parce qu’après tout, un type comme Bateson, de la même manière qu’un
type comme Freud, est à la recherche d’une sorte d’archéologie qui allait faire apparaitre quelque
chose qui était sous-jacent, caché, qu’on allait mettre à jour, qui expliquait enfin ce qui se passait.
Bateson est à la recherche d’une carte qui rendrait mieux compte du territoire.
Voici que maintenant on ne parle plus du tout de carte et de territoire mais on parle d’intersection
entre des cartes. Ce qui fait que quelque chose change ne veut pas forcément dire qu’on a fait
quelque chose qui était lié à une quelconque vérité, mais simplement à une sorte d’intersection, à
une sorte d’assemblage, à une sorte de rencontre de différentes manières de construire le réel ou
ce qu’on s’imagine du réel. Cette histoire me semblait intéressante parce que, pendant des années
et des années, cette histoire de théorie des types logiques a été assénée constamment comme solu-
tion à tout type de problèmes, en disant aux gens : vous tombez dans un paradoxe qui n’est pas
un vrai paradoxe. Le paradoxe n’existe que si vous confondez la classe et ses membres. Et je crois
qu’aujourd’hui ce qui est très important dans cette situation, c’est que l’on se dise : comment pou-
voir tenir un discours à partir d’une situation où l’on sait qu’on construit ce qu’on décrit à la fois.
Voilà. C’était une sorte de résumé extrêmement rapide.
Intervention faite aux « Troisièmes Journées de Thérapie Familiale Systémique » organisées par
le « Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Approche Systémique », Grenoble, juin 1985.
Bonjour. Je propose de travailler avec vous ce matin à partir d’un échange autour d’une famille
simulée.
Je parlerai du thème général de ces journées : la créativité à partir de celle qui surgira ici… Je vais
vous demander non tant d’écouter que de regarder et d’observer ce qui se passe… Ce qui se passe
au niveau non verbal est extrêmement important en thérapie familiale.
Certaines danses non verbales peuvent avoir pour un thérapeute systémique la même importance
qu’un lapsus pour un thérapeute d’inspiration analytique.
Je citerai comme exemple un extrait de bande vidéo d’une thérapie de famille.
Il y avait de gauche à droite, le thérapeute, la fille, la mère, la grand-mère et le père. L’observateur
pouvait remarquer un comportement qui se produisait plusieurs fois en une quinzaine de minutes.
La mère adoptait une position corporelle apparemment séductrice en regardant le thérapeute puis,
brusquement, croisait les bras, baissait la tête et semblait se désintéresser de ce qui se passait.
Quand on voyait la bande à nouveau, on remarquait que chaque fois que la mère adoptait la posi-
tion apparemment séductrice, la fille et la grand-mère croisaient les jambes devant elle et ce n’est
qu’alors que la mère croisait les bras et baissait la tête.
Lors d’un nouvel examen, il apparaissait qu’entre le moment où la mère se montrait comme
séductrice et le moment où la fille et la grand-mère croisaient les jambes, le thérapeute avait rajus-
té son noeud de cravate.
Puis on découvrait que le père bougeait le pied entre le moment ou son épouse regardait le théra-
peute et le moment où celui-ci était aux prises avec son noeud de cravate.
On avait ainsi la séquence suivante : la mère regarde le thérapeute en manifestant un comporte-
ment apparemment séducteur, le mari bouge le pied, le thérapeute touche sa cravate, la fille et la
grand-mère croisent leurs jambes devant la mère. Celle-ci croise les bras et d’un air apparemment
renfrogné baisse la tête.
Il est bien sûr possible de partir d’une autre ponctuation. Mais ce qui est intéressant, ce sont les
aspects redondants d’une séquence qui apparaît régulièrement.
Nous avons donné une énorme importance au langage sans insister suffisamment sur les ballets
dans lesquels nous sommes pris. Essayons de voir la danse que nous allons exécuter la famille et
moi.
Comment construisons-nous ce que nous voyons ? Il y a une voie unique entre chacun d’entre
nous et cette famille. Bien sûr, il existe des.règles intrinsèques du système thérapeutique qui peu-
vent être étudiées, règles qui ne sont pas forcément uniques. Mais la manière dont vous allez
construire ce système thérapeutique, dont vous allez faire des hypothèses, dont vous allez inter-
venir, est liée à votre propre histoire, à votre propre contexte et à ce qui se passe pour vous dans
ce système thérapeutique.
J’essaierai, dans le processus de simulation, d’expliquer concrètement ce que je veux dire par
« lois générales, règles intrinsèques et singularités ».
Pour moi, il n’y a pas de voie royale. Il n’y a qu’une voie unique pour chacun d’entre vous. Je
donnerai l’exemple d’un énorme rocher au travers du chemin. Ce rocher a plusieurs facettes :
Quelqu’un annonce que la famille simulée est prête. Mony Elkaïm reçoit alors sur l’estrade les dif-
férents membres de la famille en leur serrant la main à tour de rôle. La disposition adoptée est la
suivante : assis sur des chaises un homme et une femme, un assez grand espace puis trois femmes
assises également. Le thérapeute s’installe en face, à égale distance des différentes personnes.
A peine la famille est-elle assise que Mony se relève et demande à l’audience : « Que voyez-
vous ? ».
Sinon, vous ressembleriez à ces personnes qui attendent à la sortie du théâtre le traître du.mêlo-
drame pour le prendre à partie. C’est ajouter l’injure à la blessure. Je ne suis pas sûr que le traître
est tellement heureux de son rôle et il n’est pas évident qu’il n’aurait pas préféré jouer le rôle du
jeune et beau héros.
Il ne faut pas confondre ce qu’ils présentent et ce qui se passe. Ils vous montrent comment ils
fonctionnent et déjà vous fonctionnez avec eux.
A partir du moment où je me suis assis avec eux, il n’y a plus eux mais nous. Je n’ai jamais vu
en thérapie une famille, un couple ou un individu. Je n’ai vu que des familles, des couples, des
individus dans un système thérapeutique auquel j’appartiens. C’est moi qui les construis. Je
construis le réel avec vous dans le processus même de demander ce que vous voyez de cette famil-
le simulée.
Les lois générales sont des lois valables pour tout système ouvert. Ces lois sont celles qui ont été
avancées par Ludwig Von Bertalanffy qui a crée la « Théorie Générale des Systèmes ». Elles ont
été appliquées aux thérapies.de familles.
Ce sont par exemple :
– la totalité ; un système est plus que la somme de ses composantes.
– les rétroactions.
– l’homéostase ou le maintien du comportement du système à l’intérieur de certaines.normes.
– l’équifinalité ; des élèments semblables dans le présent peuvent être liés à des éléments diffé-
rents dans le passé.
– etc.
Retour à la simulation
Monsieur : « je veux bien parler. Mon ex-femme m’a demandé de venir parce qu’elle est inquiè-
te de l’état de Catherine avec laquelle elle vit. Je suis assez périphérique à cette situation. Mais
bien sûr, si je peux vous être utile, je suis la ». Mony : « Madame, je vous voyais regarder
Monsieur pendant que nous parlions ».
Un participant : « X pourrait être le superviseur. Il voit des choses que toi le thérapeute tu n’as
pas vues. Il a vu que Catherine baissait les yeux pendant que tu parlais avec les parents ».
Mony : Ton intervention est importante parce qu’elle pose le problème de la supervision en direct.
Quand est-il important d’écouter et d’apprendre sur les règles intrinsèques du système grâce au
superviseur qui est derrière le miroir sans tain et quand devons-nous tenir compte de ce qui est
singulier entre le système et nous ?
Ce que X a vu, peut être son pont vers la famille, pas forcément le mien. Comment sortir de ce
dilemme ? Comment utiliser à la fois la richesse de la supervision et ce que je sens ? Il est impor-
tant pour le superviseur d’aider l’étudiant à mieux comprendre les règles intrinsèques du système
auquel il appartient tout en l’aidant à développer ce pont unique entre la famille et lui.
Mony est frappé par,la manière de s’exprimer de la participante et réfléchit avec elle sur ce qui
s’est passé entre elle et le système thérapeutique sur la scène. Un débat s’instaure avec la salle
qui permet de faire apparaître les éléments singuliers qui ont permis l’assemblage entre les sin-
gularités de la participante et les singularités du système thérapeutique.
Mony : L’exemple de cette phrase qui m’a accroché nous permet de parler de singularités pouvant
être signifiantes c’est-à-dire compréhensibles dans le contexte. Ceci se découvre d’ailleurs en un
second temps. Dans d’autres situations, les singularités ne sont pas réductibles en termes de com-
préhension ou de logique.
Nous pensons quand nous voyons une famille ou un couple en thérapie, dans les termes du modè-
le que nous avons créé pour comprendre le problème. La psychothérapie ou la supervision consis-
te, en partie, à nous mettre hors de l’équilibre, à faire que nous n’arrivons plus à penser de la
même manière Cependant, si l’on est trop distant de moi, si l’on parle trop différemment de moi,
le contact peut être perdu.
Ainsi, il fut une époque où j’ai dirigé un centre de santé mentaledans le sud du Bronx, à New
York. La population servie par ce centreétait essentiellement portoricaine. Pour les problèmes de
santé mentale, elle s’adressait surtout aux spiritualistes, aux églises pentecôtistes. Un jour, un
patient est venu me consulter et je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour lui, quel était son
problème. Il.m’a répondu que je devrais le savoir et, devant mon ignorance, a fini par partir. J’ai
découvert plus tard que les médiums portoricains décrivaient d’abord à ceux qui les consultaient
leurs symptômes avant de les en libérer. Dans ce contexte précis, le patient était perdu car il n’y
avait pas eu entre lui et moi le minimum d’accord culturel pour que je sois acceptable comme psy-
chothérapeute. Il a suffi que le Révérend Père de l’église pentecôtiste annonce qu’il s’occupait
des éléments spirituels et que je m’occupais des éléments matériels, pour que, dans cette constuc-
tion-là, ce patient revienne me voir. Il existait de nouveau un minimum d’accord entre nos visions
Une étudiante me parle un jour d’une famille où le père a un problème métabolique, la mère est
une diététicienne. Ils se sont rencontrés dans un centre spécialisé. C’est une famille aux pro-
blèmes physiques constants. La famille a consulté originellement pour un problème de langage
chez une des filles. Dans cette famille, une des règles semble être « Il faut aider ». Le père dira
« Sans aide il n’y a pas de communication », la mère dira « Sans aide il n’y a que la solitude »,
les filles diront « Sans aide il n’y a pas de vie ». Mais, parallèlement à cette règle, en existe une
seconde : « On ne doit jamais demander de l’aide ». Le père dit « Pour demander de l’aide il faut
être extrêmement limité », la mère « Il faut être a la dernière extrémité », les filles « Ca ne se fait
pas ». Ceci explique la double contrainte dans laquelle le thérapeute est pris : « Aidez-nous mais
nous ne pouvons pas vous demander de l’aide ». Dans quelle mesure les problèmes physiques de
cette famille ne peuvent-ils pas être considérés comme une manière de demander de l’aide à
l’autre sans la demander ? Ceci n’est qu’une élaboration purement opératoire de ma part. Je ne
prétends pas que c’est ce qui se passe.
Je propose à l’étudiante de rentrer en séance pour recadrer positivement des symptômes.phy-
siques comme ayant pour fonction d’aider les autres sans avoir à demander d’être aidé. C’est un
échec. Je rentre dans la salle de thérapie pour aider l’étudiante. Je dis bonjour aux membres de la
famille, me prends les pieds dans les fils du micro et commence à tomber. Je suis rattrapé de jus-
tesse par le père.
Je me suis allié ainsi, sans le faire exprès, aux deux niveaux à la fois : « Aide-nous » et « Ne nous
aide pas » puisque venu pour aider on m’a aidé. Voilà un élément singulier qui me permet de ren-
trer dans un système thérapeutique en m’alliant à deux niveaux, apparemment contradictoires, à
la fois.
Ce type d’assemblage d’éléments singuliers, nous le faisons tous dans notre travail, au niveau ver-
bal ou non verbal. Ceci est tellement en dehors de ce que nous voulons en général consciemment
faire que nous ne le retenons pas.
Nous découvrons quelques fois ces assemblages uniquement sur la bande vidéo. C’est un assem-
blage de singularités signifiantes, car ma chute est très compréhensible dans le contexte des règles
contradictoires de la famille.
La famille venant en thérapie attend de nous que tout soit possible. Ce qui est très difficile est
qu’un travail de psychothérapie n’est pas seulement un travail où nous élargissons le champ du
possible, c’est aussi un travail sur nos propres limites, sur la finitude, la mort, sur toutes une série
de choses qui ne sont pas uniquement ce qui nous réduit mais ce qui nous grandit. Pour moi, il
n’est pas possible de penser en termes de psychothérapie sans penser en termes de condition
humaine, de qui nous sommes, de ce que nous sommes, de comment nous voyons le monde… Je
me rends compte que quelques fois le plaisir que je prends à mon travail peut donner une certai-
ne impression d’aisance. En réalité, mon travail est celui de quelqu’un qui utilise ses limites.
Lorsque vous ressentez pendant la séance de la colère, de l’irritation, un sentiment d’impuissan-
ce… cela n’est pas uniquement une limite mais aussi une force. Pour la famille aussi d’ailleurs,
une évolution nouvelle peut surgir quand ses membres découvrent que ce dont ils se plaignent
peut être à l’origine de leur force. Je sens profondément que ce sentiment de limite, incontour-
nable, fait notre richesse. La mort est ce qui fait notre tourment et notre grandeur. J’ai réussi dans
une certaine mesure des psychothérapies lorsque j’ai renoncé à croire aux modèles classiques de
psychothérapie, lorsque j’ai cru que je ne pouvais plus y arriver. Ceci a relancé le changement
chez la famille que je voyais. Lorsque j’ai dit à cette famille que le problème me sembait être celui
de la condition humaine et non un problème de psychothérapie ou de psychiatrie, je l’ai pensé,
sans que ce soit une astuce.ou une stratégie pour tirer les gens de je ne sais quelle impasse.
Ce travail que je fais à partir de cette simulation de famille, ce prétexte est une illustration. Ce
n’est pas parce que nous avons une peau qui limite notre corps que la limite du système est là. La
limite n’est pas non plus la famille.
Ce qui est important quand vous vivez quelque chose dans un système thérapeutique, est que ce
que vous y vivez vous dit énormément de choses sur les intersections entre les cartes des membres
du système thérapeutique et c’est là-dessus que vous travaillez. Je ne pense pas forcément en
termes de transfert ou de contre-transfert. L’analyse des constituants du système thérapeutique ne
peut être réductible en ces termes. Vous n’avez que ce que vous sentez, vous êtes le baromètre,
l’outil, membre du système, qui s’étudie dans le système.
Vous n’êtes pas à ce point tout puissant pour réduire tout uniquement à vous, à votre propre his-
toire. Vous êtes pris dans un système qui est à la fois la scène thérapeutique présente et le contex-
te beaucoup plus large dans lequel baigne ce système thérapeutique. Il est important de ne pas
simplement se dire « c’est tellement compréhensible ce que je vis par rapport à ma famille
d’origne ». C’est ce qui se passe aussi. Ce.n’est pas par hasard peut-être que c’est cet aspect qui
va être amplifie et non un autre. Mais c’est amplifié également parce que cela a une fonction dans
Retour à la simulation
Mony (s’adressant à l’actuelle femme du père) : « Madame, vous avez l’air triste ».
Madame : « Triste ? Je ne comprends pas… ».
Mony (à la deuxième fille qui n’a pas encore parlé) : « Et vous, vous comprenez ? Comment vous
appelez-vous ? »
Eric : « Eric. J’ai 28 ans. Je suis leur fils ainé et le frère de Catherine ».
Mony : « où êtes-vous, Catherine ? »
Catherine : « Je suis avec mes copains, ils m’appellent. Je les entends. J’entende leur voix ».
Mony (à l’audience) : Tout d’abord il n’est pas inintéressant que la famille simulée ait choisi une
jeune fille pour jouer le rôle d’un jeune homme.
Par ailleurs, on peut penser que la patiente désignée, lorsqu’elle dit être ailleurs, nous montre ici
et maintenant ce qu’elle fait toujours : « Je suis d’autant plus ici que je suis ailleurs ». Mais com-
ment être ici sans être ici tout en étant ici ? En disant : « je ne suis pas ici car si je dis que je suis
ici, je devrais être ici ». Par contre, si je.ne suis.pas ici, je peux être à la fois ici sans être ici »
S’il y a une double contrainte réciproque « Sois là mais n’y sois pas », j’y réponds en y étant sans
y être. Une des hypothèses à vérifier est : « Quelles sont les règles.de la famille qui font qu’il faut
qu’elle soit là sans y être ? Quelle est la fonction non seulement du fait qu’elle soit.psychôtïque
mais aussi du sens des éléments qu’elle livre à ce moment-là ?
Faire un travail au niveau d’un système, au niveau de là fonction d’un symptôme ne signifie pas
pour autant abandonner le sens de ce qui se dit.
Retour à la simulatlon
Mony (aux participants) : Voici un exemple de la façon dont se construisent les assemblages de
singularités. La médaille que l’épouse porte me rappelle des pièces que j’ai vues dans mon enfan-
ce au Maroc.
Le mari confond Cnossos, en Crête, où se trouvaient le Palais du Roi Minos ainsi que le
Labyrinthe construit par Dédale, avec Cronos, fils d’Ouranos, qui dévorait les enfants que lui avait
donné la Titanide Rhéa pour éviter, comme le lui avait prédit Gaia sa mère, d’être détrôné par l’un
d’eux. Ceci n’empêcha pas Zeus, le plus jeune de ses enfants, d’échapper au sort que lui réservaït
son père et de le vaincre plus tard.
Le père, qui ne sait que faire de ce qu’il crée et qui ne lui plait pas, « il navigue entre », me parle
d’un Dieu qui détruit ce qu’il engendre.
La patiente désignée me propose.un mythe plus optimiste, celui où Ariane tire d’affaire Thésée
grâce a une pelote de fil magique que lui avait remise Dédale.
Apparemment, ce sont deux approches contradictoires mais vous.risquez fort si vous suivez
Ariane de découvrir que les choses ne sont pas si simples que cela et que ce système n’est pas for-
cement prêt au changement que vous voudriez lui imprimer. Après tout, le Minotaure que tue
Thésée est le demi-frère d’Ariane et le mythe ne nous raconte-t-il pas qu’après s’être sauvé
du.Labyrinthe, Thésée abandonna Ariane endormie sur le rivage de Naxos ?
De surcroît, le Labyrinthe, d’après certains, doit son nom à la « Labrys » ou hache double des crê-
tois qui figurait les deux aspects de la lune et qui symbolisait la puissance créatrice et destructice
de la déesse.
Cronos, de la même manière, sous le nom de Saturne, n’est-il pas associé à un Age d’Or où il fit
fleurir la paix et l’abondance ? Par ailleurs, c’est en Crête également que Rhéar avec la compli-
cité de Gaia, trouva asile et c’est là que, dans une caverne, elle confia le petit Zeus aux Nymphes
et aux Curètes.
Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le traître du mélodrame peut très bien réciter ses lignes
comme le fait le jeune héros. Derrière l’antagonisme apparent, ils interprètent la même pièce.
Mon problème est de marier Cnossos et Cronos : un lieu et un Dieu. L’intérêt de ce genre de tra-
vail est d’oser rêver car du coup on s’inclut. Ce qui se construit, se construit avec moi comme par-
tie prenante…
Je suis confronté à des cartes. Pendant longtemps nous avons essayé de construire des cartes à
partir d’un territoire, par exemple « comment fonctionne un système ouvert à l’équilibre ou hors
de l’équilibre ? ». Des cartes ont ainsi été élaborées pour rendre compte du fonctionnement des
systèmes ouverts. Aujourd’hui, nous sommes passés a une seconde étape. Ce qui compte, c’est la
La transcription que les organisateurs de la rencontre m’ont transmise s’arrête ici. Il manque la
manière dont j’ai essayé d’élargir le champ du possible de cette famille simulée et je voudrais la
décrire ci-après.
J’étais confronté à deux positions possibles : l’une consistait à m’allier au non-changement en
reprenant le mythe que proposait le père quitte à amplifier en second temps l’aspect positif de
Cronos. Je pouvais aussi tenter de changer de niveau.
Il est.évident que des dizaines d’autres voles s’ouvraient mais à ce moment précis de la simula-
tion, ce sont les deux qui n’étaient les plus proches.
J’ai alors changé de place, je ne suis assis dans la famille entre l’épouse et Catherine et j’ai pro-
posé une minute de silence.
Catherine m’a demandé : « Pour faire le deuil de qui ? ». J’ai répondu que je ne savais pas et
j’ai demandé aux membres de la famille de me dire pour qui cette minute de silence pouvait être
faite. C’est alors que le père a commencé à parler des morts dans sa famille d’origine et de la
très grande distance entre lui et le reste de sa propre famille. Peu à peu, une lecture nouvelle de
la situation de Catherine pouvait se faire, un autre possible s’ouvrait.
J’ai commencé ce texte en m’adressant à une audience que j’ai rencontrée. Je le finis en m’adres-
sant à des personnes que je ne peux qu’imaginer.
Un élément constant demeure cependant : ce que je raconte n’importe que s’il vous touche.
Ce qui naîtra de cette intersection de cartes : les vôtres et ce que j’ai décrit des miennes, vous
appartient.
M. : Pourquoi scène ?
M. : Je préfèrerais évidemment que ça soit moins réducteur. Tu vois, chaque religion a ses petits
dieux. Il y a la religion des scènes et la religion des systèmes. Cela n’est pas évident. La scène
renvoie à des histoires comme la scène primitive, à l’objet théâtral ou à l’avant-scène.
M. : Il y a des systèmes partout, y compris dans les scènes. (cf page 2, avant dernier paragraphe).
F. : La première remarque se situe dans le prolongement de cette histoire de scène. Je veux signi-
fier par scène qu’il s’agit de mise en existence. Je pense que l’existence est toujours articulée par
un enchevêtrement de scènes ou de fragments de scènes. L’intérêt de cette perspective systémis-
te est qu’elle peut s’inscrire à un certain carrefour de scènes existentielles différentes. C’est-à-dire
que quand on se réveille le matin, on se met en scène, on pose une scène ou on ne la pose pas.
Quand on avait fait des travaux sur les rêves, on avait démontré que l’entrée dans un rêve est sou-
vent le retour sur une scène antérieure de rêve. On s’aperçoit alors qu’il y a plusieurs scènes de
rêves qui coexistent les uns avec les autres ; certaines de ces scènes correspondent à des événe-
ments fantasmatiques qui peuvent imprégner d’autres sujets, d’autres personnes. Du point de vue
de l’écoute de ton texte (ou de cette simulation), ce qui doit être systématiquement mis en alerte,
c’est le caractère spécifique de chacune des scènes qui:se profile, dans la perspective d’une part
de la reconnaitre comme telle, mais aussi dans la perspective d’accentuer d’autre part leurs spé-
cificités, de les cerner, de trouver leurs règles intrinsèques de scènes, c’est-à-dire que là où il y
aurait peut-étre dans cette perspective, je ne dirais pas qui la tienne, du courant théorique à l’ho-
rizon duquel tu te situes ou tu te situais, il y a l’idée de régles intrinsèques générales, tandis que
là, il y aurait l’idée de la saisie de règles intrinsèques spécifiques avec l’idée que cette spécificité
n’est pas garantie à partir d’universaux qui seraient ceux de la famille, des relations du Maîtres,
des communications, des systèmes homéostatiques, etc. mais qui seraient le fait qu’on doit arri-
ver a conquérir la spécifité des niveaux. Alors, prenons un autre exemple avant de venir à celui-
là. Si on joue de la musique, on peut être pris dans un premier niveau de scène qui est moi ou un
peu ma partenaire quelquefois à savoir qu’on est collé, le nez à la partition, donc on est dans un
Alors, maintenant, on distingue un troisième niveau, je les dis au fur et à mesure, car on va en
trouver d’autres. C’est la constitution d’une matrice narrative du système, c’est la phrase : « il y
aurait deux camps ». Cette polarité introduit une autre dimension de composantes, en raison de
quoi on va décider qu’il y a deux camps. Dans la cour d’école, lorsque j’étais gosse, c’était une
chose très importante de déterminer qu’il y ait deux camps. Et moi qui était un organisateur de
bandes, j’avais ma bande, mon camp. Par ailleurs, j’étais obligé d’organiser l’autre camp, sinon
on ne pouvait pas organiser la bataille, donc il y a deux camps.
Cette dualité, cette polarité des deux camps, sans doute, va rentrer en surdétermination avec toutes
sortes d’autres systèmes de dualité. Exactement comme dans les sociétés archaïques où il y a,
heureusement, en général non pas deux camps mais quatre ou plus, où il y a une organisation du
village, de l’espace selon différentes polarités pour pouvoir justement spécifier ce champ d’une
certaine discursivité dans les rapports. Voilà : ces trois éléments de scènes existentielles avec leurs
traits spécifiques, en essayant de voir ce qui va s’introduire d’autre.
Ces « théories des systèmes », en tous cas, ont permis à plusieurs théoriciens de thérapeutique
familiale de penser en termes de jeu très simple qui est la chose suivante : un symptôme qui sur-
git chez quelqu’un, cela ne veut pas dire que c’est lié à ce sujet. Cette notion du sujet est com-
plètement décentrée, elle n’est plus liée à l’individu qui n’est même pas lié à famille, mais à un
système assez large. L’individu est agi et le lieu où çà arrive n’en est pas la source. Et en cela,
l’intérêt est que Bateson, par exemple, qui pourrait être vu comme un monsieur familialisant,
parce qu’il a essayé de penser la schizophrénie en termes familiaux (parlant d’une double
contrainte) était en réalité un homme qui pensait en termes beaucoup plus larges. Il a constam-
ment essayé de penser en termes d’écologie de l’esprit, de situations. Il se demande où est la limi-
te de l’individu. La limite, en ce cas, se situe pour le bûcheron à sa cognée, ou à un arbre qu’il est
en train d’abattre, pour l’aveugle au bout de sa canne. Bateson a remis totalement en question
l’idée que le sujet est enfermé dans une situation, qu’elle.soit individuelle ou.familiale. Ces
contradictions apparentes ne sont pas inintéressantes chez quelqu’un comme Bateson, parti d’un
groupe de recherches qui nous intéressent au morcellement du schizophrène et à la richesse de
tout ce qu’on pourrait lire dans cet aspent qui va passer, pour reprendre un certain langage, par
l’ordre symbolique. Bateson, proposant une lecture apparemment très réductrice, très familialis-
te, en parlant d’une contrainte, indique bien quelque chose de plus large, puisqu’il remet en ques-
tion l’idée même que ce qui surgit chez quelqu’un est lié à une clinique ou peut être compris en
termes cliniques. Je vous raconte tout ce qui précède pour vous montrer que ces histoires, chez
Von Bertalanffy, même si cela paraît très simpliste, ont permis beaucoup de rêverieset de
réflexions au niveau des théories systémiques.
M. reprend la lecture de l’exposé à la page 4 (« Ces lois valent pour les systèmes ouverts… »)
M. s’arrête page 4, ligne (« Retour à la simulation »).
Un noeud problématique, c’est quelque chose qui reprend un carrefour d’univers. Il pourrait y
avoir quelque chose qui modifie la situation de circularités, par exemple, dans laquelle se trouve
le petit Hans. La phobie du petit Hans est à la fois l’expression d’une inhibition, d’une paralysie,
et un blocage… mais c’est, en même temps l’indication, je reviens toujours à la même image,
d’univers qui frappent à la porte. Donc, c’est cet aspect de plus-value de possibles qui se trouvent
injectés à travers la singularité qui fait qu’il y a littéralement une gestion des entités actuelles, du
monde actuel, tel qu’il est, de ses impasses, etc. Mais, en même temps, il y a ce profil des champs
de possibles qui sont dans une sorte de rapports d’oscillation.
Autre remarque sur les singularités : à mon avis, le danger d’une description comme celle qui se
réfère aux cellules de Benard, etc., c’est que ces objets catalytiques, disons ces objets existentia-
lisants, instaurant un niveau d’existence, le maintenant à la force du poignet peuvent être opérés
dans des coordonnées de la représentation pour être compréhensibles. Mais, quand ils le sont,
c’est que précisément ils ne le sont pas dans leur fonction essentielle, existentialisante. Ils le sont
dans leurs rapports de dénotation. En fait, à l’endroit où cet objet existentialisant fonctionne, il est
rigoureusement incompréhensible. On ne peut pas en rendre compte dans les coordonnées ordi-
naires. C’est le fait de la fragilité, de la précarité de cet objet, la part visible de la singularité, c’est
celle qu’on peut filmer à la vidéo et qu’on pourrait montrer avec toutes les descriptions de ce que
tu appelles la danse, les exemples de Laing, etc.
Ce n’est évidemment pas cette part visible qui nous permettra de rendre compte pourquoi préci-
sément est intervenue une rupture catalytique, une rupture singulière qui lui a permis, sans s’en
apercevoir, presque inconsciemment, d’enclencher une sorte de répercussion de cet effet insigni-
fiant dans toutes sortes d’autres registres : pisser au lit, battre son frère, agacer tout le monde, etc.
En réalité, nous avons affaire à un objet hypepcomplexe qui, comme tu racontais, sans doute au
sujet du caillou ou du bateau, a une face visible, comportementale s’exprimant dans le fait qu’il
ne fait pas comme les autres, qu’il m’emmerde, qu’il est caractériel, mais aussi qu’il a une face,
pour ainsi dire invisible, problématique, se traduisant par le fait que, lorsque en effet on joue là-
M. reprend la lecture page 4 ligne (« Retour à la simulation ») et s’arrête au passage : « Bien sûr,
X n’est pas en dehors du système thérapeutique.puisque’il se découvre regardant des.gens regar-
dant comme lui ».
M. : Cette phrase..ne veut rien dire, mais je l’ai laissée telle qu’elle est, dans le contexte. Ce n’est
pas ce qui se passe, pourtant cela m’a semblé juste et tellement incompréhensible que si je l’ai
dit, c’est que ça avait un sens. Pourtant, je l’ai laissée comme telle, mais je suis incapable de dire
si elle a du sens.
A. : D’après Deligny la.situation typique de parole entre le thérapeute et les parents de l’enfant
psyghotique, c’est qu’on parle en la présence de l’enfant, comme s’il nétait pas là, et pendant ce
temps-là, l’enfant regarde, il est pour ainsi dire comme interlocuté – comme « électrocuté » – par
un courant de paroles qui le traversent.
F. : Elle a le sens qu’on est tous sur une scène, on est en train de se regarder, comme dans une
scène mondaine.
J.C. à M. : Je crois que tu fais allusion à une scène existentielle, de cartes existentielles. Cela me
rappelle l’exemple que prend Sartre. Il parle du type qui regarde par le trou de la serrure où il voit
une scène dans une chambre, et à un moment donné, il y a quelque chose de bizarre, le type se
tourne et voit que dans le couloir, il y a quelqu’un en train de le regarder par le trou de la serru-
re, et à cet instant ce qu’il voit à travers le trou de la serrure, ce n’est pas du tout ma même chose.
M. : Il y a là une différence entre ce que F. appelle asignifiant et ce que j’appelle non réductible à
un contexte signifiant. F., quand il parle d’asignifiant, parle de quelque chose qui ne renvoie pas
à un signifiant mais à un référent, comme les notes de musique par rapport à la musique, comme
un plan d’une machine par rapport à une machine, ce qui se branche et crée une production. C’est
cela n’est-ce-pas ? en termes de sémiotique et d’automatisme, plus ou moins.
F. : Diagrammatique, oui.
M. : Pour moi, ce sont des histoires qui ne renvoient pas forcément à un signifiant.
A. : Je veux insister. Parce que, quand on dit quelles sont les régles de famille qui font que (…)
soit là sans y être, justement c’est tout ce système judéo-chrétien, où il y a une sorte de respon-
sabilité, de sens en dernier ressort, qui fait que ce sont bien les règles du système qui font que
même s’il y a un canard boiteux, son boitage est fonctionnel dans le système. Or, je ne suis pas
si sûre que cela soit vrai.
M. : Tu as raison. Le problème est là-dedans. Comme moi, je ne crois pas que ce que je dis est
vrai sur aucun problème. Comme ce que je dis est opératoire et n’est pas vrai, cela m’est com-
plètement égal. Je n’aime pas me situer, ni par rapport à la vérité du sujet ni par rapport à la véri-
té du système. Je me situe uniquement par rapport à : comment, moi, l’artisan, je vais mettre un
J.C. : En ce moment, je suis en train d’essayer de comprendre quelque chose à ce que je fais avec
un patient. Il est beaucoup question de cartes justement. Mais, pas tout à fait, dans les mêmes
termes, parce que je n’ai pas réglé mon compte aux territoires. Il y a, par exemple, des territoires
figurés, me servant beaucoup dans mon travail, qui sont d’une part la géographie et d’autre part
le corps. Moi, j’ai l’impression de m’appuyer sur ces deux cartes : la cartographie imaginaire du
corps et la carte planétaire, géographique. Bien plus, une carte géologique abstraite. Le terrain, en
un mot.
M. : C’est intéressant. Pour revenir à l’histoire, j’aurais une pièce d’or et je pars sur une histoire
complètement loufoque, je pense à des choses qui me sont familères. Puis on me parle de
Cnossos, de Cronos, on fait des malentendus. On me raconte des mythes, mais moi, je pense que
ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Cette histoire de mythes n’est pas inintéressante, car après tout,
le brave Thésée tue le Minotaure qui est le demi-frère d’Ariane et qu’il va lui-même abandonner.
Par ailleurs ce brave Cronos est décrit comme une sorte de dieu qui dévore ses enfants. Tout le
monde sait que c’est un dieu plein de gentillesse. C’est extrêmement intéressant cette double face
qui me fait penser justement à la « labrys », à la hache crétoise. Alors, pour moi, la minute de
silence, comment m’en tirer ? Comment ne pas rester au niveau de cette apparente indifférence.
Ce qui est étrange, c’est que j’ai eu le sentiment pénible que ce qui se disait était important pour
les gens à ce moment-là, pour le type qui jouait le père, pour tous. Ils m’avaient compris.
J.C. : Moi, je pense au commencement de catalogues que j’avais essayé de monter à propos de ce
cas dont je parlerais peut-être plus tard dans l’année. J’avais décrit toute une série de séances, de
situations très compliquées. Dans cette pratique, j’ai essayé de diviser mon travail en trois caté-
gories de « trucs ».
Il y avait évidemment l’interprétation – ça m’arrive de temps en temps de dire quelque chose. Je
m’aperçois tout d’abord que ça marche. Je me dis que je sais pourquoi ça marche, mais ça ne veut
pas dire que je sais pourquoi cela marche. Je crois savoir pourtant pourquoi cela marche. Ça, c’est
une intervention de sécurité. Je me dis : ça porte ses fruits, je sais pourquoi. Le deuxième « truc »
est de l’ordre de l’intuition. Je dis quelque chose, je ne sais pas pourquoi et ça marche. Donc, ça
fonctionne mais je ne sais pas pourquoi, contrairement à la première démarche. Le troisième ordre
d’intervention, c’est : j’essaye quelque chose, ça marche ou ça ne marche pas. Alors là, c’est l’in-
sécurité totale. Puis, je m’étais aperçu que les premières interventions sont souvent à caractère
pourtant verbal et signifiant, ce sont souvent des phrases.
Au bout d’un certain temps, je me suis rendu compte que les les deux premiers types d’interven-
tion appartiennent à un ordre discursif et le troisième plutôt à quelque chose de justement beau-
coup plus autoréférencé où il se crée un régime de signes ou tout simplement des matériaux au
J.C. : C’est qu’à ce moment je me sers de tout un système de justifications théoriques d’une part
et de justifications imaginaires d’autre part. C’est un sacré « truc » : passer sans arrêt à autre
chose, desserrer l’étau, faire de l’espace, pour ainsi dire, élargir les possibles. Parce que sinon
c’est vite terminé. Et l’autre « truc », en effet, c’est de me dire de temps en temps, travaillant dans
mon bureau, qu’il n’y a aucune raison de penser que mon bureau est différent de Laborde. C’est
que c’est un vaste espace où il ne passe beaucoup d’évènements, où interviennent beaucoup d’ob-
jets qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le mieux est de me servir de plusieurs atouts qui
sont là. Je me laisse facilement aller à un certain nombre de choses.
J.C. : Il s’agit plutôt de perplexité : je ne sais pas quoi faire, je n’ai aucune idée. Quand je n’ai
aucune idée, le mieux est que je fasse quelque chose qui n’a rien à voir avec la situation ou qui
n’a plus du tout le souci d’être cohérente, un tant soit peu, avec ce qui se passe là.
A. : Je pense qu’il y a un être physique de l’analyste. Je voudrais revenir sur l’exposé, sur ce que
Marc Augé, ethnologue africaniste, appelle le symbole. Pour lui, le symbole est une concaténa-
tion de sens dont le langage ne peut rendre compte d’aucune façon. Selon Marc Augé, interpréter
revient à changer le centre de gravité. Or, la minute de silence où tu vas (s’adressant à M.) entre
la femme et la fille, cela revient à changer le centre de gravité de la famille tel que tu l’as énon-
cé au début de ton exposé. La gravité correspond un peu au sens de la composition sociale. Pour
ma part, je pense qu’un des enjeux fondamentaux de l’analyse, c’est que le centre de gravité est
« mal foutu » et qu’il y.a besoin de savoir où il est. De ce point de vue, le choix de l’analyste, en
tant que personne physique et sociale, est fondamental pour entendre ce qu’il va dire.
M. : C’est vrai, je suis resté associé à ce champ systémiste, à cause de son aspect complètement
impossible. Son impossibilité ? C’est qu’il n’y a pas d’orthodoxie. Il y a pratiquement une ving-
taine de manières de faire, de travailler. C’est vraiment un champ où tout est possible. Par ailleurs,
comme champ pragmatique, constitué par des théoriciens qui ont rationalisé leurs pratiques, c’est
un champ ou poison et contre-poison sont là en même temps. D’après moi, tout cela va sonner le
glas de cette situation où la non-théorisation et l’aspect « débile » d’une théorie, dans le domai-
ne systémique, a permis une créativité extraordinairement riche, avec la coexistence de personnes
venues d’horizons différents. Je crois, hélas, que l’aspect riche des thérapeutes familiaux, liés non
pas à leurs théorisations mais à leurs pratiques, va se terminer. Nous serons, alors, dans une situa-
tion où on aura eu simplement une théorie de plus.
F. : Pour ma part, je remarque ceci : L’Ecole freudienne a basculé sur le problème des histoires de
qualification, d’instance. On peut dire que ça tournait autour d’une phrase célèbre de Lacan, à
savoir que « l’analyste ne s’autorise que de lui-même ». Somme toute, il y a bien un transfert
J’étais un peu essoufflée quand, un soir à 19h., je sonnai au troisième étage de la rue des Quatre-
vents, encombrée par mon paquet de textes.
Félix m’ouvrit, me déchargea.
Je traversai un couloir, une petite pièce avec un bureau et débouchai dans le salon où déjà
quelques personnes discutaient entre elles.
Je fus d’abord très embêtée parce qu’il n’y avait pas de chaises et j’hésitais sur le canapé où m’as-
seoir. Je voulais avoir l’air naturel mais c’était un handicap de plus. Je ne sais plus comment dans
un brouhaha qui m’assourdissait, je parvins à vendre mes textes, puis à installer le magnétopho-
ne. L’argent pleuvait à droite et à gauche, il fallait cacher ma joie et j’en étais incapable.
Soudain le silence se fit. Félix s’installa près d’un tableau blanc. Il avait une chaise lui et le sémi-
naire commença.
Dans un premier temps, ce fut horrible : je ne comprenais rien. Rien à voir avec ces phrases qui
me parlaient dans ma mansarde, que j’arrêtais, reprenais à mon gré, au gré du magnétophone et
de ma vitesse. Je me dis : tout le monde va s’apercevoir que je ne suis pas. Je regardais les autres :
très attentifs, certains prenaient des notes et tous semblaient au courant. J’eus envie de rire car je
me demandais s’ils n’étaient pas tous en train de faire semblant.
J’avais chaud, je m’inquiétais du moment où il faudrait changer la cassette. Je n’osais regarder
ma montre. Alors, je décidais, faute de comprendre, de voir et d’observer.
La pièce était vaste et ses murs tapissés de photos, dessins, affiches. Certains se reflétaient dans
le miroir et c’était d’autant plus fascinant qu’on distinguait mal les contours. Face à moi, un
piano. Sur le canapé le plus large débordaient de gros coussins dorés et quelques personnes étaient
dessus à même le sol. Cela faisait un peu Mille et une nuits et j’espérais bien que Félix par son
inventivité répétée saurait échapper au châtiment mortel de l’aube. Voilà, il était condamné en
quelque sorte à nous faire ces exposés, sa vie était en jeu, ce n’étais donc pas sa faute si je ne com-
prenais pas.
J’avais gagné un peu d’argent, suffisamment pour changer de logement et je m’installai dans un
studio près de la rue Lepic. Là j’aimais mon quartier, ses marchés, ses commerçants et ses gar-
çons de café, sa pègre et sa butte.
Je n’écrivais plus car j’avais cherché la limite des mots et du sens et je craignais bien de m’y être
heurtée définitivement. Je ramassais des morceaux de bois dans la rue, à la scierie de la rue
Constance, des plaques de verres, j’achetais des couleurs et je me mis à peindre. Mon studio était
encombré de morceaux aux couleurs étranges, j’étais heureuse et je restais tout de même bran-
chée sur le sens des mots et l’écriture une fois par mois quand je décryptais Félix. Parfois l’an-
goisse me prenait et le non-sens m’envahissait : y arriverai-je ? Cela signifiait un exil provisoire
d’une semaine environ ou dix jours, entre mes quatre murs, ne voir personne, et me donner à fond
à ces guirlandes de phrases dans de rudes et longues journées de travail.
Taper à la machine était le plus déconcertant. Je passe sur les maux de dos et de reins qui s’en-
suivent et me jettent, dolente, sur mon lit. Non, ce qui était scandaleux, c’était cette déconstruc-
tion signe par signe d’une pensée cohérente. L’automatisme n’est pas une évidence et c’est dan-
gereux de devenir une machine. Mais ce qui me ravissait, c’était ce travail, tout en finesse, qui
consiste à transformer un langage parlé en langage écrit sans en trahir la moindre nuance. J’aimais
cela. Je l’aime encore. Reproduire les schémas, les clarifier m’enchantait aussi, car ils avaient eu
tant d’importance pour moi.
enfin quelle joie quand tout était terminé et que j’allais dans une boutique du sixième faire des
tirages photocopiés. Là régnait une machine digne des Temps Modernes de Chaplin, qui repro-
duisait, classait et agrafait. Les exemplaires photocopiés étaient presque plus beau que l’original.
Et surtout deux jeunes garçons, très grands et beaux comme des dieux, m’accueillaient avec un
sourire sybillin de reconnaissance quand je leur lançais d’une voix autoritaire, en sortant mon
chéquier : « Tarif thèse, s’il vous plaît. »
Jusqu’ici les mardis soirs, j’étais restée muette durant tout le temps que durait le séminaire. Mais
il m’en coûtait et j’avais de plus en plus le désir d’intervenir, de poser mille questions.
Par exemple pourquoi, tous les soirs à 23h40, sous ma fenêtre et dans ma rue, passait un cheval
ponctuel, claquetant ses sabots d’Est en Ouest sur les pavés humides. Oui, pourquoi ?
F– C’est cela, et c’est une illusion de penser qu’il y a une économie infinie des flux. C’est simple-
ment un artifice d’écriture. En ce sens que, dans ma façon de voir les choses, je pense qu’il y a un
primat des modes de territorialisation subjectifs qui fait que, de toutes façons, les flux tourneront en
rond, seront pris dans des systèmes de répétition. Mais de deux choses l’une : ou il y aura remanie-
ment de ces rapports d’équilibrage territoriaux, déterritorialisés, subjectivés… ou alors territoriaux
avec réforme agraire, finalement c’est tout pareil. Auquel cas il y aura un nouveau régime des flux,
mais l’idée que les flux échangistes en tant que tels puissent changer les positions subjectives, les
rapports structuraux, les rapports systémiques, etc., est une illusion totale. Tu peux mettre des flux
artificiellement en excès, cela ne change rien. De même on raconte, ce n’est peut-être pas vrai mais
c’est indicatif, que la concierge qui gagne au loto, un an après est au même point. Cela ne change
donc rien, retour à l’état initial. Inversement, des types ruinés de l’aristocratie, on les retrouve deux
ans après : ils se sont arrangés, ils ont reconstitué leur fortune. Moi, je crois beaucoup à une telle
économie. Ce qui ne veut pas dire non plus – ce qui serait cette fois une vision totalement réaction-
naire – que rien ne change et que c’est toujours les mêmes qu’on retrouve, ou qu’il n’y a pas de chan-
gement entre la bureaucratie soviétique et les aristocraties tsaristes. Pas du tout. Mais ce qui change,
ce sont justement ces facteurs de phyllum machiniques qui introduisent les vraies irréversibilités. À
condition que l’on saisisse ce que sont les remaniements de constellations, de territoires, d’univers,
etc. Ce n’est pas l’économie d’équivalence des flux, ce n’est pas la traductibilité des flux.
Je vais essayer de rejoindre ce que je considère être un traitement capitalistique des productions
machiniques et des productions de subjectivité, et justement c’est le problème autour duquel on tour-
ne. Mais évidemment, on est toujours tributaire de sa trajectoire et j’aurais voulu reprendre un peu
les propos antérieurs à partir d’un exemple de psychopathologie de la vie quotidienne me
concernant.
J’ai aussi un autre objectif, mais je crois que je ne pourrai pas remplir tous ces objectifs en même
temps, c’est de reprendre un peu mes questions, au niveau où j’en étais la dernière fois sur les
synapses, au niveau synapsique de mon modèle d’inconscient.
Je propose un modèle d’inconscient, d’agencement à trois niveaux. J’ai un peu simplifié. D’abord il
y a le domaine des phyllum machiniques, le domaine des flux, le domaine des univers incorporels et
le domaine des territoires existentiels. À l’intérieur de cela, je dis : il y a trois niveaux d’inconscients
qui s’instaurent entre des entités qui sont en présupposition réciproque mais qui ne sont pas en
conflit. C’est-à-dire que ce n’est pas un inconscient basé sur la notion des conflits et des résolutions
de conflits comme chez Freud, mais ce sont des entités qui s’organisent selon différents niveaux
d’agencement, ce qui fait que l’on peut très bien passer d’un agencement à un autre, sans pour autant
dire qu’il y a eu levée d’un refoulement ou refoulement primaire, ou refoulement secondaire, ou
technique d’interprétation.
Le premier niveau est celui que j’appelerai de manifestation, qui d’un côté sera systémique. C’est un
double rapport entre des matières de contenu (des flux matériels) et un rhizome machinique. D’une
certaine façon donc, les flux rentrent dans des systèmes de codage, rentrent dans des systèmes de
régulation (par exemple, régulation par A.D.N. et des flux hormonaux trouvent leur propre régula-
tion dans des systèmes donnés). C’est là où il y a l’économie des rapports énergétiques, spatio-tem-
porels, et là c’est l’hypothèses d’une économie énergétique déterritorialisée, où effectivement on
peut avoir des signes de transmission de propositions machiniques qui ne respectent pas les lois
d’Einstein, à savoir se déplacer à une vitesse égale ou inférieure à la lumière, mais l’idée qu’il puis-
se y avoir une transmission infiniment rapide.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 2
Par contre, dans le domaine déterritorialisé et territorialisé mais incorporel, on a aussi le même type
d’opposition entre ce que j’appelle les constellations d’univers incorporels (univers mathématiques,
univers musicaux, univers religieux, etc.) et ce que j’appelle des matrices existentielles. Matrice
existentielle, c’est-à-dire que ces constellations d’univers sont effectivement dans un rapport essen-
tiel dans un mode d’internation, à savoir que quand on dit qu’il existe un certain type de constella-
tion d’univers engageant une composante d’écriture musicale, composante orchestrale, composante
vocale, etc., ce n’est pas simplement un pur possible en soi, c’est qu’effectivement il existe un ter-
ritoire existentiel qui marque ce rapport de constellation et donc qui marque un certain rapport d’ap-
propriation existentielle, de grasping existentiel correspondant à cette constellation.
C’est, disons, d’un côté les systèmes, de l’autre côté les structures. Pour l’instant c’est une conven-
tion de langage mais on va trouver sa justification après. Alors, à l’intérieur de ces carrés, on voit
donc que d’un côté on a des flux (matières de contenu) et on peut aussi avoir des flux de matières
signalétiques, que j’appellerai diagrammes. Ce sont des flux de signes qui ne sont pas dans un rap-
port machinique systémique, ce sont des flux libres par rapport au système.
De même au niveau des phyllum, on aura des propositions machiniques qui représentent donc des
potentialités. Ce sont des systèmes qui ont des valences libres.
Là on mettra : noèmes, des représentations, des formes, et là : territoires sensibles.
Le premier niveau d’inconscient est cela. Si on voulait le reporter à l’inconscient freudien, ce serait
celui du refoulement primaire. L’endroit où, quand quelque chose se produit, il faut bien qu’il y ait
eu un accrochage préalable de quelque chose parce qu’effectivement on ne voit pas pourquoi des
événements du refoulement proprement dit iraient s’accrocher à quelque chose. Donc, il y a un
niveau systémique, un niveau structural, qui sont des référents intrinsèques, des référents en dehors
du fait qu’ils soient agencés ou non.
Par contre, dans le deuxième niveau de l’inconscient, on voit des tenseurs qui traversent dans le sens
de l’axe de discursivité les différentes entités. Eux partent d’une situation systémisée ou structurée
pour aller vers des points de potentialisation, des points de possible. C’est-à-dire que vous avez une
matière de contenu qui, elle, s’incarne dans un territoire existentiel qui est juste possible. Territoire
existentiel possible, il faudrait je crois imaginer des exemples : par exemple, une représentation qui
traverse les systèmes différents, des systèmes qui sont structurés complètement différemment, peut-
être justement dans l’ordre de l’éthologie. On pourrait avoir une découpe d’un territoire qui n’a pas
son codage intrinsèque dans des systèmes machiniques, mais pourtant qui crée une entité. C’est
comme une vision que l’on peut avoir d’un horizon, d’un paysage ou de traits de visagéité qui ne
correspondent pas pour autant à un codage intrinsèque d’une entité qui les articule.
Là, c’est un territoire sensible. Proposition machinique, c’est la même chose, il y a une constellation
d’univers qui s’incarne dans une proposition et qui n’est pas pour autant prise dans un rapport de
référent intrinsèque. C’est une proposition en suspens. Une proposition potentielle. Correspondant
au rhizome, un noème, disons par exemple un concept. Il existe un certain état des phyllum machi-
niques qui se profile dans une idée, dans un système d’univers incorporels mais qui ne sont pas pour
autant incarnés existentiellement. Il serait possible de faire de la musique avec… le carbone 14 ou
l’uranium, sauf que jusqu’à l’événement historique de cette musique, il est dans une potentialité
d’univers qui n’est pas pris dans un irréversible existentiel, qui n’engage pas ces quatre éléments sys-
témiques et structuraux.
Les tenseurs sensibles et les tenseurs diagrammatiques, pris dans une économie des flux énergétiques
et ce sont vraiment des signes qui ont un effet énergétique, exactement comme les signes marqués
sur la carte de crédit ont un effet ou pas d’effet quand on la met dans la machine pour retirer les
billets. S’ils sont mal disposés, les billets ne sortent pas, mais s’ils sont bien disposés… Il y a effec-
tivement une fonction signalétique qui intervient au même titre que les autres éléments matériels de
la machine.
Le troisième niveau est celui des synapses : synapse d’effet et synapse d’affect qui font que ces
potentialités peuvent composer un certain type d’effet ou un certain type d’affect, mais qui seront de
deux natures : dans un certain cas, les deux potentialités aboutissent à la production d’une entité qui
n’entre pas dans un champ de garantie intrinsèque, dans un champ systémique, elles sont finalement
une sorte de potentialité de ces deux types de rapport et n’entrent pas dans une déterritorialisation
intrinsèque. C’est ce qu’on appellera alors la synapse à deux valences par opposition au fait que cette
synapse peut être à quatre valences, c’est-à-dire faire que ce diagramme, par l’intermédiaire de cette
synapse, se convertisse en matière de contenu, et que cette proposition machinique, par l’intermé-
diaire de cette synapse, se transforme en rhizome machinique, et que, de ce fait, par délégation de
référent systémique, cette proposition machinique qui était en suspens, et ce diagramme qui était
aussi en suspens, trouvent leur garantie. La potentialité se trouve prise dans une réalisation, dans une
incarnation systémique. Inversement au niveau structural, ce noème, cette représentation, cette
forme et ce territoire sensible qui étaient complètement disjoints, ce signifiant/signifié qui flottait
complètement, vont trouver leur référent sur un terrain plus linguistique, soit ne vont pas le trouver
dans une synapse subjective, une synapse d’affect simplement comme point de fuite, comme point
de mirage, soit au contraire dans une synapse tétravalente, c’est là qu’ils trouveront leur référent. Le
noème sera en rapport avec les constellations d’univers, elles-mêmes référées sur un territoire exis-
tentiel, et le territoire sensible, par le même biais, trouvera cette référence.
C’est seulement ces systèmes de synapses que je voulais illustrer pour leur donner un nom qui vous
est familier et pour situer un certain nombre de composantes de l’inconscient.
Quand il y a les synapses bivalentes (affect), il y a un phénomène d’angoisse, le tenseur sensible se
prolonge au-delà de l’objet étrange, au-delà de ce territoire qui est là en suspens, sans garanties, dans
un phénomène d’angoisse. La culpabilité correspond à quelque chose qui s’objective dans un conte-
nu noématique. L’angoisse est sans objet, elle est unaire sur un territoire vide, la culpabilité pouvant
accrocher une série de thématiques, étant entendu que ces thématiques elle les réduit toujours à zéro
et qu’elle se conjoint avec l’angoisse, c’est-à-dire que le terme de la culpabilité, c’est la culpabilité
en soi, une sorte de fusion avec l’angoisse sans objet. Il faudrait reprendre tout cela, voir ce que sont
toutes les modalités du conflit qu’on résoud ainsi, c’est-à-dire au lieu de prendre le concept de cul-
pabilité sur des objets donnés, au lieu de fonder le conflit sur le désir machinique et sa répression,
on verra qu’il s’agit simplement de déconnecter un moment de synapse ou de prendre option sur tel
ou tel tenseur.
D’un autre côté, on aura là le symptôme entre la proposition machinique et la synapse d’effet, et là
l’automatisme de répétition. Je signale au passage que cela implique une attitude totalement nouvelle
par rapport au symptôme, une réhabilitation complète du symptôme au lieu du mépris psychanaly-
tique habituel. À partir du moment où dans ce système on récuse totalement le système d’interpré-
tation, aussi bien les automatismes de répétition que les symptômes deviennent une matière tenso-
rielle analytique au même titre que les autres et ceci implique de repenser la dangereuse efficience
des gens qui traitent de l’automatisme de répétition en tant que behaviouristes, ou des gens qui
Voilà, j’ai juste posé cela pas du tout pour le développer, je crois que j’y reviendrai ultérieurement,
mais pour raconter maintenant un élément personnel montrant un phénomène d’angoisse. Comment
situerai-je un phénomène d’angoisse sans le rapporter au système de signaux d’angoisse freudiens
ou d’angoisse de castration qui posent l’angoisse comme réponse, comme système de défense.
On pourrait intituler cet épisode d’une phrase énigmatique qui consiste à dire : « c’est ton désir ! »
Depuis plus d’un an j’avais travaillé en détail et de façon assez intense un projet de scénario de scien-
ce-fiction avec K. Et entre temps, K., comme vous le savez peut-être, a été sélectionné à Cannes, il
avait alors autre chose en tête, on avait laissé tomber le scénario, il n’avait plus le même investisse-
ment. Alors, j’étais peut-être un peu vexé, je ne sais pas. J’ai fini mon scénario et puis j’ai dit à D. :
Tu n’as qu’à le déposer à la Commission d’avances sur recettes. Évidemment je n’avais pas mis le
nom de K. puisqu’il ne travaillait plus sur ce projet. Et puis je n’y ai plus pensé.
Au bout d’un an et demi, quelqu’un me téléphone : Il faut veni à la Commission parce qu’on a lu
votre scénario et… Très détendu je discute avec eux. « On ne peut pas vous donner l’avance sur
recettes (des sommes extravagantes) mais on peut peut-être envisager de vous donner “aide à l’écri-
ture” ; mais vous comprenez, il faut qu’on sache, parce que tout de même vous n’avez jamais fait de
film, comment vous comptez réaliser celui-ci ? » Je réavance alors timidement le nom de K. et je
sens que les oreilles se dressent (au téléphone) : « Il faut que vous passiez devant deux personnes de
la Commission pour expliquer ce que vous voulez faire, vous avez une demie-heure et les deux per-
sonnes seront votre avocat devant la Commission. » Là-dessus je ne téléphone pas directement mais
je fais reprendre contact avec K. qui aussitôt acquiesce très content, parce qu’on était quand même
un peu fâchés, pas fâchés, non, mais on ne se voyait plus. On se retrouve : grandes effusions. Parfait !
on est d’accord, on retravaille ensemble.
Puis je passe devant la Commission et cela se passe très bien. Ils étaient très contents : K ?
Formidable ! et cette dame me dit alors : de toutes façons, vous choisissez quelqu’un mais il faudra
bien le tenir en mains, il faudra bien qu’il vous obéisse ! (grands dieux !) Oui, parce que c’est vous
le réalisateur.
Et je me rends compte que je suis en position de réalisateur. J’avais téléphoné à S. qui m’avait dit :
Fais très attention, dis bien que tu es réalisateur, parce qu’il y a deux collèges dans cette commission
d’avances sur recettes, il y en a un pour le premier film et un pour les réalisateurs confirmés, alors
dans ce dernier tu n’as aucune chance parce que c’est tout partagé d’avance, mais sur les premiers
films tu as une chance.
Donc, cela se passe très bien et à ma grande surprise, la Commission m’accorde généreusement trois
millions de centimes pour réécrire mon scénario.
C’est alors que se déclenche un phénomène d’angoisse et caractérisé, en ce sens que je me dis : Mais
enfin ! Je me dis un tas de choses mais tout ce que je me dis… J’y pense sans arrêt. Zut ! Qu’est-ce
que je vais faire dans cette histoire ? Sur quoi je me suis mis encore ?
Je consulte des gens : Mais qu’est-ce que je dois faire, je suis le réalisateur, mais d’un autre côté, je
m’en fous complètement, mais… Je veux bien être coscénariste mais comment l’être en restant
devant la Commission le seul réalisateur ?
Les séminaires de Félix Guattari / p. 5
Et deux personnes me disent : mais c’est ton désir ! d’être réalisateur… Alors là j’ai cette espèce de
sensibilité de dire, comme quand un psychanalyste vous embête en disant cela, est-ce que c’est mon
désir ? En tous cas, les équations traditionnelles y seraient, puisqu’il y a cette angoisse qui pourrait
être effectivement le signal, cette angoisse correspondant à un désir.
Mais cela ne me satisfait absolument pas.
Je me dis : Ah ! Comment je vais faire avec cette histoire là ? Je vais proposer à K. qu’il prenne cet
argent, ou bien j’en garde juste une partie, un tiers pour les frais d’édition, taper à la machine et puis
il va gérer tout ça. Et en même temps je me dis : mais cela ne va pas, il ne va pas marcher, qu’est-
ce que je vais lui dire, que je veux réaliser avec lui ?…
Et il y a toujours cette dimension lancinante, asignifiante. C’est-à-dire que je pouvais me dire de
toutes façons ce que je voulais, je continuais à avoir une sorte d’angoisse impossible à circonscrire
et imbécile parce que j’ai d’autres choses à penser quand même ! ça m’énerve, ça me tourne dans la
tête.
Donc le premier énoncé, « c’est ton désir » est là. Culpabilité, très peu je dois dire. Mais en tous cas
angoisse, c’est-à-dire que cet énoncé noématique, « c’est ton désir » correspond à un territoire sen-
sible, d’objet d’angoisse, sans aucune réponse au niveau machinique : que va-t-il advenir de cela ?
Que vais-je proposer concrètement comme mise en train machinique, comme praxis sur ce projet ?
C’est à ce moment là qu’apparaît un deuxième énoncé, qui pourrait être dans la tradition psychana-
lytique un énoncé interprétatif, mais justement à condition de le situer par rapport à l’ensemble des
huit ou dix pôles qui sont sur ce tableau là : « De toutes façons, si tu prends l’hypothèse de la co-
réalisation, il faut que tout soit à égalité. Donc tu ne peux pas dire que tu répartis les trois millions
de centimes en en gardant un tiers, il faut que cela soit à égalité. »
Là l’énoncé me fait sursauter. Parce que je me dis : oui, c’est logique, si c’est une co-réalisation, il
faut partager à égalité, mais d’un autre côté, je sais bien que K. n’a pas d’argent et c’est lui qui va
faire le travail. Mais d’un autre côté, si je dis aux autres qu’on ne partage pas, c’est que je ne suis
pas en position de co-réalisateur, et alors il faut bien amorcer la co-réalisation par la co-écriture,
même à titre symbolique, disons. Et je me dis Non, non ! cela m’embête de plus en plus ! Jusqu’au
moment où ce point de subjectivation qui ne se jouait au départ que dans ce triangle : culpabilité-
angoisse-objet louche, d’un seul coup s’éclaire et la constellation d’univers (cinéma…) s’éclaire
complètement différemment. Pourquoi ? Parce que ce tenseur de flux se trouve discernabilisé du fait
de cet énoncé. D’un seul coup, il m’apparaît que cette problématique toute simple de l’argent chan-
ge complètement la nature de la constellation de désir qui est en question. Et je réalise ce que je ne
voyais pas. La constellation d’univers s’éclaircit en raison du fait d’avoir bien mis en relief le pro-
blème de l’argent, à savoir que ce n’était pas du tout parce que j’étais un génie de l’écriture du film,
c’était que dans cette constellation il y avait le fait que parmi la Commission des nouveaux réalisa-
teurs j’étais un peu connu, qu’il y avait ceci, qu’il y avait cela, qu’il y avait peut-être des rapports
avec L., le CINEL, des choses comme ça, et que tout cela faisait une espèce de micmac où on se
demande quelle est la place au juste du scénario et du cinéma, et que cela avait pesé dans le rapport
structural, dans le référent, à savoir que ce qui n’était qu’une vague idée : Ah, si je faisais un scéna-
rio…, d’un seul coup avait pris valeur d’existence puisqu’on me téléphonait, c’était incontestable,
mais cela rentrait bien dans ces univers-là, un univers politico-économico-prestige, ce qui faisait
que, bon, si on mettait Guattari + K., oui peut-être une magouille de la Commission d’avances sur
recettes.
Immédiatement il y a eu levée du point d’angoisse. Je me disais : voilà, c’est tout simple, ce n’est
pas moi qui décide, puisqu’il y a cette problématique de l’argent qui est posée, pour pouvoir rester
dans ce collège, je l’explique à K. Du coup, je me trouvais désubjectivé, désengagé individuelle-
ment. Voilà, qu’est-ce qu’on fait ? Ça c’était dans ma tête avant que je le vois.
J’aurais voulu aborder un dernier point. Il y a eu en somme deux types de micro-politiques à ce troi-
sième niveau des agencements. Dans un certain cas, l’introduction de subjectivité trouve son renvoi,
trouve sa fondation dans des univers qui, eux, sont pris sur un régime d’équivalence, dans des modes
de territorialisation qui n’impliquent en rien la possibilité d’une production synapsique singulière. Et
c’est un peu ce qui s’est joué dans mon histoire un peu de mauvaise foi de résolution. Levée de l’an-
goisse : il n’y a rien de plus simple, c’est d’aller voir le curé, de se confesser, de demander un expert.
De même, à mon avis, le système des flux capitalistiques serait celui qui chercherait à résoudre les
problèmes de synapse subjective et de synapse d’effet au moindre coût, sans faire référence aux
constellations d’univers ni aux systèmes d’appropriation existentielle, que pour autant qu’ils per-
mettent le renvoi minimum sur les synapses d’effet, et qu’en tous cas ils évitent tous les effets de
plus-value d’univers, de plus-value existentielle, de plus-value de flux et de plus-value machinique.
Il y aurait donc une sorte d’économie qui tendrait à instituer une double limite, tendant toujours à
rapprocher, à faire (puisque j’ai appelé cela l’axe de déterritorialisation par rapport à l’axe de dis-
cursivité) la déterritorialisation minimale.
P - C’est une variation par rapport aux thèses de l’Anti-Œdipe, car je ne l’ai pas relu récemment mais
il y a quelque chose de contraire à cela, à savoir qu’il y a toujours plus de déterritorialisation dans
le capital comme dans la schizophrénie et que, à terme, le mouvement est le même.
F - Non. Mais c’était surtout dans cette polémique avec Fourquet dans le numéro de Recherches où
il présentait la différenciation du Capital comme un moteur de déterritorialisation. Chaque fois on se
heurtait. Si tu veux, le Capitalisme est foncièrement conservateur et foncièrement reterritorialisant.
Il est toujours en train d’essayer de reterritorialiser, de rattraper des flux qui partent de tous les côtés.
Mais ce qui le spécifie, c’est son mouvement de reprise, de réinstauration, d’axiomatisation, ou de
refondation de nouvelles castes.
P - Ce qui spécifierait la position schizophrénique, c’est que justement elle ne reterritorialise pas et
par conséquent elle montre toute l’expansion du mouvement possible.
F - Nous avions fait une distinction entre le processus schizo et la schizophrénie précisément qui
serait une reterritorialisation du processus schizo. C’est curieux que tu parles de cela parce que j’y
avais un peu réfléchi et je crois en effet que l’on sera amené avec ce recentrage, à un primat du symp-
tôme comme formation synaptique entre proposition machinique, dans un rapport direct avec des
constellations d’univers, le symptôme étant porteur de remaniement des constellations d’univers. Et
l’on sera amené à décentrer complètement le rapport entre symptôme, syndrome, formation névro-
tique, formation schizophrénique, psychotique, etc. À considérer que ce qui compte, c’est le symp-
tôme comme processus de mise en suspens de potentialisations d’un certain nombre d’effets, au
niveau du fonctionnement biologique, familial, social. Donc le symptôme comme pragmatique blo-
quée, comme pragmatique suspendue.
La formation, par contre, d’un territoire névrotique relevant par exemple, d’un automatisme de répé-
tition qui correspond au niveau territorialisé à un (…) machinique ou à une situation d’angoisse ou
à un certain type de schize, par exemple entre une plus-value d’univers qui va s’exprimer au niveau
du processus primaire freudien, et puis au niveau, disons, de l’économie narcissique de la deuxième
topique. Il y a toujours cette contradiction chez Freud entre un inconscient extrêmement riche et dif-
férencié dans ses premières perspectives et d’un inconscient complètement indifférencié avec la
perspective du ça. Ce qui est très gênant parce qu’on ne sait plus dans quel type d’inconscient on est.
En fait, il s’agirait de faire coexister ces deux types d’inconscients, à savoir que tu peux être à la fois
complètement catatonique, complètement pris dans un rapport de répétition vide et en même temps,
Je vous ferai remarquer, à ma décharge, qu’il y a eu très peu de modifications dans ma présentation
quant aux schémas. Cela se stabilise un peu…
F = flux
T = territoires existentiels
F = phyllum machiniques
U = univers incorporels
Mc = matière de contenu
Me = matrice existentielle
Rm = rhizomes machiniques
Su = constellations d’univers
Diag = diagrammes
Ts = territoires sensibles
Pm = propositions machiniques
N = noème
Se = synapse d’effet
Sa = synapse d’affect
Mais la dernière fois nous avons été amenés à couper cette zone en deux et à dire qu’une partie de
cette zone se joue sur une économie énergétique, et une autre partie sur une économie incorporelle.
C’est là-dessus que je voudrais revenir et poser simplement quelques questions, j’espère, d’avenir.
Une première remarque : pour toute approche schizo-analytique de l’inconscient, il faut opérer une
procédure d’anthropomorphisation systématique des représentations que l’on veut faire de l’incons-
cient ; c’est-à-dire, à partir du moment où l’on se propose une cartographie des formations de l’in-
conscient qui n’ait pas prétention scientifique, qui ne se veut pas caricature d’un répondant scienti-
fique, on prendra toujours par priorité (c’est une question de méthode) les représentations issues du
rêve, de l’art, des sociétés archaïques, etc. En suivant cette inspiration un des éléments que l’on aura
toujours à rencontrer comme obstacle, c’est le système des équivalents, et dans tous les domaines
(équivalents monétaires, équivalents structuraux dans les rapports de parenté) mais avant tout dans
notre domaine les équivalents énergétiques. Nous classerons ces systèmes d’équivalents dans ce que
nous appellerons : les appréhensions capitalistiques de ces différents domaines : proposant un équi-
valent, une réduction, ils sont cependant aussi une fausse déterritorialisation car ils aboutissent tou-
jours à une reterritorialisation des systèmes d’équivalents. Je veux dire par là que la déterritorialisa-
tion monétaire ne s’arrête pas à une déterritorialisation : elle n’aboutit pas à un pur système d’équi-
valence qui aurait uniquement une portée fonctionnelle. Elle s’est reterritorialisée sur l’or, elle aurait
pu se reterritorialiser sur des monnaies fiduciaires ou sur des monnaies extrêmement abstraites mais
elle se reterritorialise bel et bien sur les formations de pouvoir qui incarnent ce système d’équivalent.
Je laisse maintenant cela de côté pour dire simplement que dans notre cartographie schizo-analy-
tique de l’inconscient, nous ne partirons jamais d’une notion générale d’un équivalent général
comme la libido. De même, pour un autre mode d’abord, nous ne partirons jamais d’un équivalent
général qui serait celui d’une énergie, et Dieu sait laquelle ! qui se jouerait par exemple dans les dif-
férents systèmes.
Au contraire, nous chercherons à démultiplier les moyens de rendre compte des états et des systèmes
de transformation. En particulier, nous reviendrons à une conception en apparence préscientifique
Là, toujours dans la même inspiration de La Nouvelle Alliance, nous pourrions essayer de reprendre
cette notion d’état et de changement d’état. Il faudrait se poser le problème de l’élargissement de
cette notion d’état en ce sens que non seulement les états impliquent la prise en compte de bien plus
que des systèmes d’équivalence abstraits. Par exemple, la notion d’état dans une fonction d’état
comme l’entropie ne prend pas seulement des simples rapports de masses dans un univers à quatre
dimensions d’espace-temps, mais prendra des dimensions comme la pression, le volume, la tempé-
rature, la quantité de chaleur, amenant des déterminations d’états, à savoir qu’un corps à une tem-
pérature donnée n’est pas dans le même état qu’un autre corps à une autre température, bien que, par
ailleurs, d’un point de vue formel, cinétique, on pourrait imaginer qu’il est pris dans les mêmes
systèmes.
D’autres systèmes d’états impliquent non seulement la prise en compte de dimensions thermiques et
autres qui complexifient considérablement les modèles cinétiques ; ce sont par exemple les com-
plexions de B. qui aboutissent à une vision probabiliste de la thermo-dynamique. Là il rentre dans
les complexions d’agitation moléculaire non seulement trois cordonnées spatio-temporelles, trois
paramètres de vitesse, mais aussi une définition probabilitaire de l’état : non seulement on a les
dimensions actuelles (celles qui relèvent de l’appropriation existentielle – cette éternelle réponse de
soi-même à soi-même, à savoir que quelque chose existe là), non seulement on a les systèmes pro-
cessuels qui se développent selon des systèmes de machines abstraites, on a les représentations qui
peuvent en être faites dans des systèmes soit perceptifs soit d’appréciation théorico-expérimentaux,
mais en outre entrent en ligne de compte les possibles, l’ensemble des possibles qui se jouent à tra-
vers les systèmes de probabilité.
On voit donc qu’un état n’est pas seulement un état de faits ou alors, si on veut reprendre un glisse-
ment à travers les intuitions de M. c’est un état de choses en ce sens où il définissait l’état de choses
comme engageant, prenant en compte non seulement l’existence des états de choses actuels, mais
aussi l’inexistence impliquée par ces états de choses actuels : la réalité est constituée non seulement
par les états de choses présents mais aussi par les systèmes de possibilité et d’impossibilité qui sont
attenants à ces états de choses actuels.
On arrive alors à une notion d’état qui nous fait dériver d’objets strictement pris dans des coordon-
nées d’espace et de temps avec cet espèce de simplisme que cela génère qui est la division du corps
et de l’esprit, de l’étendue et de l’esprit. Finalement on va avoir affaire non pas à de l’étendue, du
corps et de l’esprit mais à toutes sortes d’esprits, à toutes sortes d’étendues et à toutes sortes de voies
de passage différenciées.
Cette question devrait lever l’ambiguïté sur le débat qui dure depuis des décennies : Les relations
d’incertitude, notamment d’Eisenberg, certaines interprétations de la physique quantique relèvent-
elles d’une vision idéaliste de la physique ou d’une vision positiviste ? En effet, là dans cette qua-
dripartition, on voit que pour une part l’agencement constitue un événement qui ajoute quelque
chose, qui ajoute un élément de subjectivation, et que, pour une autre part, il prend en compte des
éléments d’ordination qui sont tout à fait indépendants du phénomène de subjectivation. C’est-à-dire
qu’on a toutes les entrées possibles : les agencements de représentation et de signification qui sont
quelque part en dehors des encodages intrinsèques ; un processus d’appropriation existentielle qui
lui donne un cachet d’actualité, un cachet d’événementiation nouant quelque part l’agencement ; et
les différents systèmes de processus qui peuvent se développer sur les strates.
On arrive donc à cette idée que dans un système d’agencement quel qu’il soit on a toujours affaire
à au moins quatre types d’ordination et quatre types de mémoires : une mémoire incarnée comme
incarnation existentielle, c’est la mémoire de l’existence, la pure persistance vide, pure persistance
de l’être à lui-même ; une mémoire incarnée processuellement, donc dans des rapports énergétiques
particuliers, dans des coordonnées spatio-temporelles repérables, avec des systèmes d’attraction
d’équilibre, avec une probabilité attestable directement dans un champ donné ; un ordre incarné
sémantiquement avec toutes les combinaisons logiques que l’on peut inventer sans pour autant qu’il
y ait une logique universelle qui surcode cet univers ; et un ordre, une mémoire du pur possible
machinique le plus abstrait.
Ces univers, ces systèmes portent leurs coordonnées comme les escargots portent leur coquille sur
le dos :
Donc, ce n’est pas l’observateur qui invente l’ordre de référence, ce qui serait une position purement
idéaliste – encore qu’il puisse aussi l’inventer –, mais tout en étant en même temps en prise sur des
processus actualisés, et en outre il peut inventer même l’existence de ces processus. Non seulement
ce n’est pas un pur rapport de correspondance comme justement le tractatus entre le tableau et l’état
de choses mais il y a aussi possibilité de création purement et simplement des objets et des réfé-
rences machiniques. Les machines abstraites ne sont pas un ciel transcendant d’idées, elles peuvent
être aussi créées, inventées avec tous les paradoxes que j’ai dit sur le fait qu’une fois qu’elles ont été
inventées, elles ont été toujours déjà été inventées, et qu’elles se développent à une vitesse infinie,
bien au-delà de la vitesse de la lumière. L’existence même peut être inventée. Il y a donc une possi-
bilité de créationnisme sui generis. Dans ce cas là, en prenant ces quatre types d’abords, je crois
Pour en finir avec les quatre mémoires et les quatre types d’ordination, voici à ce niveau le degré
zéro de la mémoire existentielle. Que dit cette mémoire ? — « Je ne me souviens que d’une chose,
c’est que j’existe », il n’y a pas d’autres types de contenus : c’est la mémoire sans contenu, ce qui
la rend effectivement attenante au vide, à la mort, à la pulsion de mort, au trou noir, etc. On a donc
là les flux et les territoires sans mémoire. Puis on a la ligne hylémorphique qui va elle balayer ce
champ, traverser donc dans les mémoires négentropiques d’une part, et d’autre part dans les
mémoires d’univers incorporels. Et c’est là que l’on va nécessairement devoir compliquer le modè-
le, car il n’y a pas de mémoires négentropiques homogènes, mais il y en a différentes. La traversée
de la ligne hylémorphique se fait dans ces différentes mémoires. De même il n’y a pas un univers
des incorporels ; il n’y a pas une vérité transcendante qui en tant que valeur transcenderait toutes les
autres valeurs, valeurs esthétiques… C’est un vieux débat. Il y a autant d’univers de valeur qu’il y
a d’univers et l’actualisation hylémorphique fait, permet le passage, la jonction entre ces divers éner-
gétiques et ces divers univers incorporels, avec le passage absolu qui est cette ligne de transistance
où la question des énergétiques et la question des incorporels se dissout dans la pure consistance de
tous les possibles, à savoir que ce qui paraît l’univers le plus abstrait, le plus fou quelque part ou le
plus invraisemblable, à ce niveau de cette ligne-là se conjoint avec le possible le plus concret, avec
le machinisme le plus concret.
C’est une thèse absolue. C’est-à-dire que l’on peut prendre, par exemple, les scénarios de science-
fiction les plus élaborés et à partir de là imaginer tout ce que devraient être les composantes pro-
cessuelles pour pouvoir les rendre compatibles. Il faut quelque part – c’est à mon avis une thèse
essentielle – postuler une consistance de tous les possibles d’univers et de tous les possibles pro-
cessuels concrets pour pouvoir ensuite rendre compte de ce que sont effectivement les lignes de pas-
sage, les lignes de possibles agentes.
Quatre types d’univers existent donc quelque part dans leurs diverses modalités mais en même
temps ils ne sont attestables que dans des agencements – agencements avec les systèmes de point –
signes, les systèmes de signifiant, les systèmes de contenu sémique ou signifié et les systèmes de
machines abstraites (le point diagrammatique).
Cela permet de métaboliser, de faire tenir ensemble les différentes composantes relevant d’énergé-
tiques et les différents univers incorporels. Donc, un système de quatre types de déterritorialisations :
une déterritorialisation vectorisée dans ce sens sur l’ensemble du plan de consistance qui est une
déterritorialisation qu’on peut dire d’effets, c’est-à-dire que là on va vers des effets processuels dans
la mesure où il y a passage des systèmes sémiotiques, des syntagmatiques existentielles vers des sys-
tèmes de points-signes et des machines concrètes : il y a un effet machinique. À l’inverse, dans
l’autre sens, il y a une déterritorialisation incorporelle (tout le champ a été balayé). Par contre, cette
direction-ci va dans le sens d’une déterritorialisation réductrice, binaire, trou noir, et dans l’autre
direction, c’est une déterritorialisation processuelle.
Donc, ces différents types de machinismes qui ont chacun leur mode d’être, leur mode d’hétérogé-
néité totale, se trouvent en fait articulés par l’agencement qui lui non seulement se développe dans
ces quatre directions, mais qui ensuite capte ou ne capte pas, s’associe à telle ou telle des compo-
santes énergétiques et des composantes incorporelles.
Il faudrait, pour essayer de tester, de valider ou d’invalider cette représentation qui nous servira aussi
bien pour n’importe quel type d’appréhension des formations de l’inconscient, revoir tout le débat
concernant les rapports entre l’information et la négentropie. Pour moi, voilà ce que j’ai compris :
le rapport au départ vient de ce que l’on a découvert qu’il y avait même formule de calcul des quan-
tités d’informations qu’avec les relations entre l’entropie et la probabilité thermo-dynamique ; on
Sur cela se greffe le débat que j’ai évoqué précédemment, à savoir qu’un Max Brown dit : Mais là
à ce niveau on mélange la connaissance des faits mécaniques et une ignorance de détail. C’est-à-dire
qu’en fait il y a un déterminisme complet qui joue sur l’ensemble du système mais il se trouve que
l’on n’a pas la connaissance de détail, donc finalement ce problème de la connaissance quelque part
dans l’absolu se dissipe et n’est qu’une donnée de faits.
Là-dessus il y a un autre type de critique qui m’a aussi semblé intéressante mais dont je ne suis pas
capable d’apprécier la validité et je l’ai simplement collectée pour la soumettre ici à la discussion et
peut-être à d’autres travaux à venir, c’est la position de(…) : il critique l’idée qu’il y a une conver-
tibilité entre la connaissance et la négentropie (ce qui paraît, dit ainsi, tout à fait de bon sens) et
notamment il se moque de (…) en disant qu’il tente de faire un mariage entre des termes qui sont
complètement hétérogènes. À priori, c’est aussi ma position : on ne voit pas exactement en quoi la
problématique par exemple de la connaissance du nombre de molécules excitées dans un cylindre
divisé en deux (c’est toujours la même expérience théorique qu’ils donnent) a un effet énergétique ?
Effectivement, si l’on regroupe des molécules excitées, cela peut avoir un effet énergétique. C’est à
peu près comme si dans une population paisible comme en Suisse, on concentrait des éléments exci-
tés, par exemple un groupe d’autonomes à Zurich, ça casse les carreaux ! C’est un bon exemple à
mon avis. Mais alors il faut avoir une connaissance : savoir quels sont ces éléments excités pour que
cela fasse cet effet, même s’il y a un système d’entropie où tout le monde s’en moque, où personne
n’est décidé. Le fait d’avoir cette connaissance n’implique en rien qu’il y ait eu cette appropriation
existentielle, à savoir qu’ils aient été mis en effet d’exister ensemble, d’être pris dans une relation
d’appartenance et dans un système processuel : avoir un effet loin de l’équilibre, loin de l’entropie
générale. Ce ne sont plus tout à fait des Suisses, mais ce sont des autonomes suisses ou des suisses
autonomes et cela a des conséquences. Donc il y a là déjà une sorte de monstruosité incroyable. Je
suppose que ce problème a été vu par tout le monde mais je le dis naïvement : cela m’étonne que
l’on continue d’assimiler la problématique de l’information et la négentropie parce que si c’est vrai-
ment les chiens et les chats, les torchons et les serviettes, alors dans ce cas, c’est bien : que l’on sache
que l’on est bien dans des représentations comme celles que je disais, c’est-à-dire tout à fait
anthropomorphiques.
J’avais signalé un dernier argument à M. mais il m’a dit que c’était tout à fait insuffisant ; c’est un
argument que j’ai trouvé chez T. Il disait la chose suivante : l’entropie met en jeu dans ses paramètres
la représentation des molécules dans l’espace mais aussi les niveaux d’énergie. En fin de compte, le
seul argument pertinent pour apprécier la variation d’entropie, ce ne sont pas des répartitions de
molécules dans l’espace, mais c’est leur niveau d’énergie. Dans ces conditions, il n’y a aucune dif-
ficulté à considérer qu’un état d’équilibre correspond en effet à un désordre maximum mais ouvre
la possibilité au développement de situations singulières locales qui peuvent, dit-il, si on reprend
notre terminologie, se développer loin de l’équilibre.
M. – Toute l’histoire en fin de compte, c’est que pour les gens qui, par exemple, sont les tenants
d’une dynamique loin de l’équilibre, il faut aller hors de l’équilibre pour que se crée un nouvel ordre.
Lui parle de structures cristallisées… cas spécifique. Au niveau de la négentropie, je propose,
qu’après des lectures sur le sujet, on en parle une prochaine fois…
F. – Je pose cette question-là car c’est important pour moi : doit-on maintenir l’idée qu’il y a deux
types de fonctionnements : un fonctionnement d’état qui correspond en effet à des énergétiques
M. – Il y a quelque chose que tu sautes rapidement, c’est que l’entropie a été amenée comme cri-
tique de l’énergie. Bateson, par exemple, ne parle d’entropie que pour critiquer ceux qui parlent
d’énergie.
F. – Lacan a fait la même chose, je te le fais remarquer : il a critiqué la libido de Freud pour dire que
ce n’était pas du tout comme cela, que ce n’était en réalité que du signifiant. Mais le résultat – j’ai
essayé de le démontrer la dernière fois, textes en main – c’est d’avoir bel et bien gardé la notion
d’équivalent général libidinal et il en va de même, je suppose, avec tous les systémistes qui vont
faire maintes critiques mais qui vont garder cette idée qu’il y a une énergie (quoi ? laquelle ? où ?
comment ?) qui traverserait les différents niveaux. Alors on a beau sophistiquer le modèle autant que
l’on veut, on est toujours sur le même terrain de l’équivalent généralisé.
Un autre problème pour quelqu’un qui est un spécialiste de la logique : dans le modèle que je pro-
pose, cet univers de syntagmatique pourrait dans le domaine de la logique (signe d’appartenance
logique) être considéré comme ce qui est élément de. Sans aucun autre type de qualification. Tandis
que cette dimension-là pourrait être celle de l’inclusion logique, notamment qui permet dans la théo-
rie des ensembles de faire traverser les individualités, de faire des systèmes d’inclusion qui ne coïn-
cident pas avec des systèmes complètement déterminés dans des coordonnées spatio-temporelles.
Dans cette dimension-là, il faudrait envisager ce qu’on pourrait appeler les validations objectives ou
les validations probabilistes. Là aussi c’est un vieux débat. Tandis que, à ce niveau là on parlera sim-
plement de la vérité d’agencement. En arrivant à Londres, il est très possible que vous voyiez à la
suite trente rousses. Probabilité. Ce sera une certaine tractation de quelque chose. Il y aura loi disant
qu’il y a beaucoup de rousses mais cela n’ira pas dire pour autant que toutes les anglaises sont
rousses. Les différentes conceptions, soit de vérité par correspondance, soit de vérité au niveau du
système de représentation, soit de vérité pragmatique, disons les différentes théories de la vérité
quelque part doivent être conjointes puisqu’il n’y a de vérité que d’agencement. Il n’y a pas d’uni-
versalité au niveau du texte, il n’y a pas d’universalité aussi bien pragmatique que sémantique et que
syntaxique, mais il y a le fait que, un système d’agencement étant donné, il est porteur de ses cor-
données, de ses systèmes de validation statistique et de consistance abstraite. Voilà un sujet qui n’est
pas rien.
Maintenant une autre question qui concerne plus spécialement ce losange. Il s’agit de voir comment,
alors qu’on a divisé les différents domaines, on va les faire travailler ensemble dans ce noyau
d’agencement. Si l’on garde bien cette division : domaine énergétique/domaine incorporel, les sys-
tèmes de passage seront que des systèmes joueront sur les deux registres. Par exemple, on pourra
parler de rapports énergétiques au sein de la matière signalétique (dépôts d’énergie narratifs). C’est
plus une métaphore à ce moment-là, on peut considérer en effet que dans un système matériel un
système de signalisation joue un rôle de déclencheur. Par exemple, quand tu vois un film, il y a toute
une énergétique de la perception, toute une cinétique, etc. On peut se poser le problème d’une éner-
gétique des perceptions, mais aussi au niveau d’une cinétique cinématique mentale, il y a tout lieu
de penser qu’il y a des déplacements énergétiques qui peuvent être tout à fait de micro-énergie. Et
cela devient très intéressant de voir ce que sont les interventions, ce que sont les phénomènes de
saturation, ce que sont les matières d’expression propres à ces différentes énergétiques sémiotiques.
C’est quelque chose que l’on risque de totalement passer sous la table avec une théorie générale du
signifiant, en disant : mais nous on ne parle pas du tout du signe, on parle du signifiant ! Donc, on
laisse complètement tomber toute la matérialité phonématique, graphématique, etc. Cela devient
Voilà à peu près le point où j’en suis, car finalement ce qui me semble intéressant c’est d’essayer de
développer une instrumentation cartographique qui réponde à deux exigences en apparence contra-
dictoires : complexifier les modèles, refuser tous les systèmes réductionnistes capitalistiques, tous
les systèmes d’équivalent qui font complètement décoller de ce qu’est la phénoménologie même des
systèmes auxquels on a affaire, mais en même temps être minimaliste. L’exigence est contradictoi-
re. Les exigences maximalistes sont celles de Freud, Lacan, Jung, etc., en ce sens que pour faire leur
cartographie de l’inconscient, ils en mettent beaucoup trop et ils imposent, de par leur modèle, une
distorsion de la description phénoménologique. C’est beaucoup moins sensible dans les œuvres de
début de Freud (Traumdeutung, ou Psychopathologie de la vie quotidienne) parce qu’effectivement
là il amène sa cartographie au fur et à mesure. Mais ensuite, à partir du moment où il y a une carto-
graphie générale (la topique de l’inconscient) et à la limite cosmologique (avec Éros et Thanatos),
toutes les formations singulières de l’inconscient rentrent dans des voies quasiment institutionnali-
sées du point de vue théorique et pratique.
Donc exigence minimaliste : si j’en suis venu là c’est que je ne pouvais pas faire autrement (je m’en
serais bien passé) que d’apporter au moins ces quatre dimensions fondamentales de l’inconscient,
car sans cette dimension de l’appropriation existentielle on ne comprendra rien en particulier à des
choses si évidentes pour soi-même dans le domaine clinique comme la pulsion de mort, tous les sys-
tèmes de répétition que l’on a évoqués avec la névrose obsessionnelle, etc. Sans la dimension des
machines concrètes on sera totalement coupé des réalités dans lesquelles les gens vivent, car ils sont
aussi dans des machines concrètes, matérielles, ils prennent le métro, ils sont dans des familles qui
fonctionnent comme des machines et dans des systèmes économiques qui fonctionnent comme des
machines concrètes.
Sans le système de l’économie des composantes incorporelles, on ne rend absolument pas compte
(…) et de ce qui établit une consistance entre les phylums énergétiquement pris dans des coordon-
nées spatio-temporelles et des coordonnées historiques irréversibles et des univers qui eux sont
E. – J’aurai juste une question à poser puisque ton débat tournait largement autour de La Nouvelle
Alliance. Pourquoi as-tu, spontanément ou pas, privilégié la notion d’état plus que celle d’ordre par
fluctuation qui me paraît peut-être beaucoup plus riche au niveau même de ta démarche ?
F. – C'est, je crois, le nerf de la question. Parce que j’ai peur que cet ordre par fluctuation ne soit uni-
versalisant d’une autre façon et joue une fonction réductrice, aboutissant à ce que les recherches de
toute l’équipe Prigogyne ne finissent à un moment ou à un autre par tourner en rond aussi. Mais ce
qui me paraît tout à fait intéressant par contre, c’est la façon dont, dans son domaine propre,
Prigogyne a fait la critique historique et épistémologique de la conception d’entropie, en particulier
pour montrer comment historiquement les notions énergétistes simples – les notions d’équivalence –
ont amené cet enrichissement de la notion d’état. Il faudrait peut-être que quelqu’un examine toutes
les implications au niveau de la mécanique quantique, de la physique quantique, notamment avec
toutes ces questions de l’observateur, etc. En effet, encore une fois, il s’agit de spécifier ce que sont
les matières d’expression telles qu’elles se présentent à un moment donné objectif et telles qu’elles
se présentent dans les moments d’agencement, dans les états successifs c’est-à-dire quelque part qui
absorbent les composantes introduites par l’agencement. Et aujourd’hui dans la physique, on nous
parle de particules qui n’ont jamais existé ailleurs que dans l’agencement technico-expérimental qui
les produit. Après on dira : mais si elles ont été produites, il fallait bien qu’elles existent quelque
part. Oui, où ? Précisément dans ce registre d’une affirmation de la consistance de tous les possibles
actuels et virtuels. Donc, c’est toujours cette même préoccupation : j’ai peur que cette notion d’ordre
par fluctuation soit une notion impérialiste, alors qu’il me semble beaucoup plus important de tou-
jours réintroduire les singularités telles qu’elles apparaissent à un moment comme mutation d’état,
compte tenu de ce que dans ces états il y a un facteur historique. Toujours cette notion d’histoire
affleure dans les textes de Prigogyne et Stengers… sauf qu’ils ne parlent jamais vraiment de l’his-
toire, ils évoquent l’irruption de l’histoire dans ces processus. Or aujourd’hui aussi bien dans l’ordre
de la physique que dans l’ordre de l’engineering biologique, enfin dans tous les domaines – révolu-
tion informatique et autres – on voit qu’il y a production de composantes qui modifient totalement
les états existants.
M. – Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans ton compte-rendu. Tout d’abord, les chan-
gements d’états ne se font pas automatiquement par bifurcation : tantôt ils se passent d’une maniè-
re graduelle classique, tantôt ils sont par bifurcation. Ce qui est intéressant c’est que quand un état
change abruptement, la fluctuation qui va s’amplifier est complètement imprévisible. Ce qui est inté-
ressant, c’est qu’un Bateson qui ne connaissait rien aux travaux de Prigogyne dise aussi la même
F. – Tout ce que tu dis là me semble parfaitement valable dans ce registre-là. C’est qu’il y a effecti-
vement l’ordre des flux : les flux de matière sémiotique, les N. flux énergétiques possibles qui vont
dans cette direction des singularités vers les phylum machiniques et qui articulent des machines
concrètes à un certain niveau d’actualisation. Mais il n’y a pas que l’ordre par fluctuation, c’est ce
que j’essayais de dire précédemment. Il y a aussi l’ordre par univers qui n’est pas un ordre par flux :
c’est un ordre qui ne connaît pas les coordonnées spatio-temporelles, qui ne connaît pas les dimen-
sions énergétiques, c’est un ordre qui est avant, après, partout et nulle part. Cette qualité d’univers
soit que tu la considères au niveau de l’univers, soit que tu la considères au niveau du territoire vide
– la pure existence du territoire comme territoire – avec toutes les graduations dans ce sens-là dans
l’ordre de la différenciation et toutes les articulations dans ce sens-là dans l’ordre de la mise en
œuvre, la mise en rapport de machines concrètes, c’est quelque chose qui compte. Et je ne vois pas
du tout comment dans le système d’ordre par fluctuation tu pourras introduire le fait qu’un beau jour,
par exemple, dans l’histoire concrètement, non seulement on a inventé un nouveau type de flux de
signes pour écrire la musique, de rythmes qui s’articulent, de matière sonore, matière instrumenta-
le, matière vocale pour faire un autre univers musical. Là il y a un cap total parce que c’est une muta-
tion brusque.
E. – Je comprends très bien ta protestation. Je pense en particulier au dernier livre de Serres qui
tombe tout à fait dans ce travers que tu enregistres, à savoir que le concept d’ordre par fluctuation
devienne une nouvelle catégorie universaliste, une espèce de concept fourre-tout qui explique tout
et n’importe quoi. Sur ce, la question que je me pose et c’est peut-être une interprétation très hété-
rodoxe, ça l’est sûrement, c’est de savoir si on ne peut pas faire travailler ce concept d’ordre par fluc-
tuation en tant que catégorie qui nous permette peut-être de mieux saisir le problème des compo-
santes de passage, par exemple entre énergétique sémiotique et énergétique des incorporels. On sort
alors complètement du champ de Prigogyne : on expérimente un concept, on le fait fonctionner
autrement, mais il me semble que ce serait peut-être plus intéressant, et en tous cas plus riche, que
d’expulser purement et simplement ce concept à cause du risque dont tu parles.
M. – Je suis d’accord : toute théorie qui devient une théorie dans laquelle on intègre des éléments
différents risque de devenir impérialiste et elle crée sa propre tombe, toute théorie, y compris la théo-
rie des fluctuations, qui veut tout expliquer se condamne. Toute théorie n’est qu’un outil.
Reprenons les travaux de (…) Il a une idée sur les évolutions ponctuées, sur le fait qu’à un moment
donné d’une mutation, la mutation fait que quelque part aux franges d’une zone où existait tel type
d’animal, à nouveau l’animal apparaît, lequel se développe. Comme il est par hasard le mieux adap-
té à toute une série de contextes, il va manger la pâture d’autres animaux qui, eux, vont en crever.
Alors que normalement il n’y a pas de problème, ils pourraient subsister. Là c’est l’aspect d’une
mutation non liée à un flux. Brusquement tu as quelque chose qui est passé au niveau de l’A.D.N.
et… N’empêche que ces gens-là ne se démarquent pas forcément par rapport à une vision de bifur-
cation, de sauts qualitatifs. J’entendais E. dire quelque chose d’intéressant, c’est que autant tu as
absolument raison de te méfier de toute forme d’approche qui voudrait tout expliquer, autant tu as
raison de dire : qu’est-ce qui fait qu’une mutation apparaît ? Et c’est quoi le contexte d’une muta-
tion ? Est-ce un flux dans un système physico-chimique ou dans un autre système ? Ou est-ce
quelque chose d’autre que tu appelles, toi, changement d’univers ? Quelque chose qui ne suit pas
cette mise hors de l’équilibre. Pour moi en tous cas reste importante l’idée de bifurcation et l’idée
de saut qualitatif. Mais il y a un second temps : une fois qu’on a fait une nouvelle manière d’écrire
la musique, ce n’est pas évident que ça va marcher ; c’est que quelque chose s’est passé là à ce
moment aussi.
E. – Je crois que tu tiens quelque chose sur cette lecture. Je me rappelle que quand j’avais lu La
Nouvelle Alliance, quelque chose m’avait beaucoup frappé et inquiété d’une certaine manière. C’est
un passage qu’a particulièrement travaillé Stengers quand elle parle de l’histoire des sciences et en
particulier de la philosophie et de la physique ; il y avait un concept qu’elle n’arrivait pas à dépas-
ser, c’était celui de résonance ; ils disaient : il y a une résonance certaine entre un certain type de
processus capitalistique et la découverte d’un certain type de cinétique, de problème, de mesure du
temps, etc. C’est vrai que cette catégorie de résonance, c’est tout et n’importe quoi. Parce que pré-
cisément, ce que l’on n’arrive pas à repenser, c’est ce problème de la mutation d’univers.
M. – Je suis plus nuancé à ce niveau-là. Justement avant qu’on ne se réunisse, je discutais en petit
groupe d’un texte d’un épistémologue américain post-batesonien qui composait une vision du
monde anhistorique où le problème c’est simplement : comment on décode la réalité ? Comment est-
ce qu’on peut décoder une réalité ? Pour lui, la grande différence ce n’est pas le passage d’une vision
F. – La seule recommandation, exigence que j’aurais par rapport à leur type de description, c’est que
tu risques de faire entrer la forme de l’extérieur dans les systèmes qui sont pris dans ce que j’appel-
le les coordonnées énergétiques. Mais tu as aussi l’inverse et ça je crois que c’est très important dans
les systèmes évolutifs et même pour nous toujours. C’est que tu as la capture par un univers de pro-
cessus ou de syntagmatique existentielle. Tu as un univers qui attire à lui – exactement comme ils
disent qu’il y a à un moment un état d’équilibre qui absorbe les systèmes probabilitaires – une névro-
se ou un système, comme le système japonais attire à lui les formes d’art, les formes politiques, les
formes de névrose qui sont en rapport avec cette transistance particulière. Donc tu as toutes les
entrées : tu n’as pas seulement la forme qui va s’incarner dans la matière suivant le schéma aristo-
télicien traditionnel mais tu as aussi la matière qui va s’approprier une forme et l’inverse. Tu as
toutes les entrées : tu as l’entrée par le territoire, l’entrée par la singularité, l’entrée par l’univers et
l’entrée par les phylums actuels.
M. – Là je suis d’accord avec eux parce qu’ils ponctuent ce cas précis : une forme particulière qui
en général est une forme d’agrégation par exemple comme la forme qui attire des formes probabi-
listes. Ce n’est pas évident du tout. Imaginons que l’on décrive l’évolution de ces amibes. Ce sont
des amibes qui sont partout dans les sous-bois. Si on les prend et qu’on les fourre sur une sorte de
petite boîte pleine de vaseline, sans aucune nourriture, brusquement apparaît un phénomène d’agré-
gation, ce sont des centres chez les amibes qui émettent de l’A.M.P. cyclique, lequel attire d’autres
amibes, ce qui donne un corps multicellulaire et une tête multicellulaire dans un second temps,
laquelle tête dans un autre temps redonnera des amibes. Eux vont partir de l’agrégation, voici la
forme qui va attirer. Mais pourquoi ponctuer là ? On peut très bien partir d’ailleurs. Ce sont eux qui
choisissent que le point de probabilité est un point d’agrégation. Là je suis d’accord avec toi, et les
critiques, j’en fais aussi.
F. – Ce qui m’avait toujours naïvement frappé et l’on en faisait état très souvent avec Gilles depuis
l’Anti-Œdipe, c’étaient les captures d’univers. Quand on capture un univers, on ne le prend pas en
partie : quand l’orchidée capture l’univers de la guêpe, ou vice-versa, ce n’est pas un des éléments
de cet univers, mais c’est l’ensemble des implications de cet univers et non seulement c’est fait
ensemble mais ensuite il y a une mutation tierce de l’univers qui crée un nouveau champ de pos-
sibles – ce qui me paraît très naïvement la seule façon de comprendre la haute différenciation, le fini
des systèmes évolutifs. Non seulement je prendrai l’ensemble de cette actualisation de l’univers,
mais d’autres possibles, et il va y avoir une mutation, un saut qualitatif pur et simple, ce qui évite,
en effet, tout enchaînement linéaire puisqu’on peut avoir des traversées.
E. – Je me posais la question : Est-ce qu’implicitement on n’a pas tendance à reconstruire une com-
binatoire qu’on peut remettre totalement derrière ?
F. – C’est exactement ce que je pense. De toutes façons, on n’a pas le choix. Alors, prenons la pour
ce qu’elle est, c’est-à-dire un agencement. Quand tu es devant un type paumé ou un groupe, peu
importe, tu es bel et bien devant une combinatoire en acte qui implique des processus existentiels
d’appropriation, de représentation, une certaine consistance. La question est de toujours savoir :
Qu’est-ce que ça veut dire d’intervenir, d’interpréter soi-disant ? Cela veut dire qu’à cette combina-
toire ou cette ordination (cette description, ce tableau), on va en superposer une autre. Mais la carte
modifie le territoire ou alors ne le modifie pas. Si elle ne le modifie pas, c’est ce qui peut arriver de
mieux parce que ça n’a aucune importance. Un psychanalyste va faire une cartographie qui n’a aucu-
ne prise sur l’agencement. Mais à partir du moment où il y a un effet, une interaction sémiotique
entre la cartographie ou la combinatoire et l’agencement en question, alors c’est là que se pose le
problème. Est-ce qu’il va y avoir une appropriation, une dérivation qui, loin de permettre une car-
tographie qui fera fonctionner les processus et fera monter la ligne hylémorphique, pourra l’effon-
drer complètement.
C’est en ce sens que j’interprète les névroses du sixième ou huitième mois. Si on enquêtait auprès
des gens qui rentrent en psychanalyse, grosso modo tout va toujours très bien lorsque ça embraye
entre 6 et 8 mois, parce qu’il y a une sorte d’exterritorialité des modes de représentation. Mais à par-
tir du moment où ça se noue, où l’analysant entre dans l’agencement analytique, on observe fré-
quemment, souvent dramatiquement, une chute totale de la ligne, c’est-à-dire que vraiment l’ancien
mode de repérage s’effondre et c’est une liquidation des singularités, des processus etc. C’est
quelque chose que l’on observe aussi, par exemple, quand une société archaïque tombe artificielle-
ment sous le coup d’une religion monothéiste : c’est ce qui se passe avec les sociétés animistes afri-
caines qui se font absorber avec les musulmans ou un système capitalistique développé. On voit
alors un effondrement, une clochardisation généralisée, des rapports aux rituels, à la pratique, à la
relation, etc. C’est comme si quelque part, les interactions cartographiques de représentations
avaient pour effet de désorganiser les noyaux d’agencement qui fonctionnaient concrètement avec
des hauts, des bas, toutes sortes de fluctuations. C’est cette problématique qu’il est très important de
considérer : savoir ce que cela veut dire qu’il y ait une sorte de mariage, de croisement monstrueux
entre deux cartographies sous prétexte de science, de bien-être, de n’importe quoi.
O. – C’est complètement vrai pour les enfants que l’on fait entrer dans l’Éducation Spécialisée. Il y
a un moment donné où l’on dit : c’est formidable, ils vont bien et tout et ils ne sortent jamais assez
tôt, quoiqu’on fasse. Et à un moment, il y a concordance entre ce qui les a amenés et le fonctionne-
ment de l’institution qui fait que ça ne colle plus, tout redégringole. Ce n’est pas simplement lié à la
psychanalyse.
F. – C’est vrai notamment des couples, il y aurait des lois. Il y a des histoires formidables, des coups
de foudre, etc., et puis à un moment, notamment quand c’est ce triangle d’appropriation existentiel-
A. – C’est le problème général de la recherche en sciences sociales, c’est-à-dire qu’il n’y a produc-
tion de connaissance que sur ce qui est en train de cesser d’exister.
De la production
de subjectivité
CHIMERES 1
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 2
De la production de subjectivité
CHIMERES 3
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 4
De la production de subjectivité
CHIMERES 5
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 6
De la production de subjectivité
CHIMERES 7
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 8
De la production de subjectivité
CHIMERES 9
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 10
De la production de subjectivité
CHIMERES 11
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 12
De la production de subjectivité
CHIMERES 13
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 14
De la production de subjectivité
CHIMERES 15
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 16
De la production de subjectivité
CHIMERES 17
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 18
De la production de subjectivité
CHIMERES 19
Les séminaires
de Félix Guattari 01.10.1985
Félix Guattari
Donc moi je reviens toujours à mon problème depuis des années, je ne sais pas si vous en avez
pris votre parti, j’essaye toujours de poser la question : qu’est-ce que ça veut dire cette histoire
d’analyse, analyse de quoi ? et, au fur et à mesure qu’on avance (ou qu’on fait du sur place, je ne
sais pas…), ma référence à Freud ne fonctionne plus du tout comme référence à un corps de savoir
mais cela apparait plutôt comme référence à un événement. un événement, la création d’un nou-
veau genre, comme un genre littéraire, genre de performance théâtrale, un nouveau paradigme de
production de subjectivité.
Le cadrage de cette problématique évidemment ne se fait pas uniquement dans l’expérience ana-
lytique mais cette expérience analytique, ce nouveau genre à mon avis éclaire, a un effet d’éclai-
rage rétroactif sur d’autres problématiques de la subjectivité, à d’autres niveaux dans le champ
social, institutionnel, au niveau des finalités économiques, etc. C’est disons la problématique de
ce que pourraient être des producteurs et des analyseurs de subjectivité qui prennent en compte
un certain nombre de dimensions de singularité. De proche en proche la problématique s’enrichit :
qu’est-ce qui peut spécifier une production de subjectivité qui ne soit pas sous le coup de la
logique de l’équivaloir généralisé, des valeurs de redondance, d’une sorte d’égalitarisme, de
« communisme » des explications, et qui donne place à la dimension productive de subjectivité,
qu’il s’agisse de production dans le domaine linguistique, poëtique ou de l’art lyrique, etc.
C’est d’ailleurs un problème, on le sent bien, qui n’est pas exprimé toujours dans ces termes de
la problématique analytique mais qui existe y compris au niveau très flou, très vague des équipe-
ments collectifs. On voit, par exemple, les crédits fantastiques qui sont alloués à des institutions
comme l’opéra pour maintenir un certain type d’art lyrique qui, sans cela, s’affaisserait et dispa-
raitrait. Il y a un certain nombre de productions de subjectivité qui relèvent du patrimoine, mais
d’un patrimoine complètement gélé, alors qu’au fond la question est de savoir comment on peut
faire encore aujourd’hui de l’art lyrique ? est-ce que cela a encore une singularité au niveau de la
production elle-même ? Mais on gèle le problème. D’une certaine façon, les instituts de psycha-
nalyse sont comme des consevatoires. où des musées : on essaye de maintenir dans un bloc de
glace un certain type de production de subjectivité, car ils désignent un événement qui les a vu.
naître, mais cet événement n’est pas opératoire, il n’est pas en position d’être producteur d’un
processus de singularisation.
Une deuxième remarque : une de mes intuitions – et je m’aperçois que je tourne toujours autour
du même problème – , un des premiers articles que j’avais écrit, c’était au sujet d’une réunion qui
s’appelait, à La Borde, le S.C.A.J. (Sous Commission des Activités Journalières), et j’avais pris
le thème de l’appel à cette réunion qui consistait à passer dans les salles-à-manger, les chambres
et partout, en disant :.« le scaj messieurs-dames ! » et je disais qu’au fond, l’efficace de cette
réunion, le fait qu’elle persistait pendant des années et qu’elle présentait un attrait de libido col-
lective résidait beaucoup plus dans le caractère de parole vide ou de ritournelle (je n’avais pas
l’expression à ce moment là) que dans les enjeux ou le contenu qui, la plupart du temps, étaient
complètement stéréotypés. Ou vous avez aussi une formule que j’aime bien dans le jeu des 1.000
francs de Lucien Jeunesse : « Si vous le voulez bien, à demain… ». « Si vous le voulez bien… »,
Je voudrais autour de cette diagrammatique existentielle aborder quelques points, je ne suis pas
sur de les aborder tous là : – Je voudrais poser sur ces problèmes de ritournelle diagrammatique
la question des matériaux dont on a besoin pour soutenir cette question, à mon avis . D’abord, du
concept de déterritorialisation et d’étagement de cette déterritorialisation ; autrement dit, de la
déterritorialisation différentielle. – Deuxièmement, de repenser la problématique du sens en
termes de sens machinique ou de noeud machinique de sens qui englobe l’ensemble des produc-
tions sémiotiques et qui ne se rabat pas, ne se résume pas sur des productions sémiologiques lin-
guistiques. Troisièmement, la problématique des synapses, synapses d’univers (et c’est là que je
vais insister plus particulièrement aujourd’hui) ; et ensuite la question des deux logiques du réfé-
rent la logique du référent sémiotique et la logique du référent des pragmatiques existentielles,
qui pose précisément la question des paradoxes que Mony avait posée.
– Ensuite la question des seuils de consistance existentielle, transistance-persistance, ensuite les
problématiques que j’appelle les subjectités, et ensuite les problèmes de cartographie et de trans-
fert , et en dernier lieu ce que j’appelle le cycle diagrammatique, qui à partir des quatre entités,
toujours les mêmes (flux, phylums, territoires et univers) aboutit à cette problématique spécifique
diagrammatique. Je donne l’ensemble des questions, je ne sais pas si je pourrais tout traiter mais
enfin c’est pour le signaler.
J’avais, si vous vous souvenez, posé un tableau avec les champs du possible, les champs des réels,
l’actuel et le virtuel. Virtuel non discursif, l’actuel discursive, les coordonnées d’espace, de temps,
d’énergie, des champs de possible, des champs d’actuation réels et cela nous donnait les catégo-
ries : territoires existentiels, phylums machiniques, flux, univers incorporels. Vous vous souvenez
que cette machine qui, pour moi, joue aussi comme machine problématique, ne jouait pas seule-
ment dans mon discours ici, mais jouait aussi dans mes productions oniriques et je me suis heur-
té pendant des séances et des séances au fait que je cherchais une dissymétrie dans ce système et
que cela a été tout un problème. Ce passage dissymétrique que j’évoque puisque ça a été un peu
le travail de l’année dernière, c’est le rapport modulaire, le rapport de contrainte qui s’inscrit entre
les territoires existentiels et les flux, et les rapports, alors deux types de rapports : les rapports soit
de noeuds machiniques, soit de synapses entre les phylums et les univers, de sorte que j’ai fait
casser la symétrie de ce schéma et qu’on a abouti à un système où on a les rapports territoires et
flux, ces types de rapports que j’appelle modulaires vous les retrouvez là, c’est la façon dont des
territoires existentiels partiels articulent des flux, qui sont les uns par rapport aux autres en sys-
tèmes multiples d’articulation. Par exemple, la première articulation c’est une articulation entre
un système de monème et un système de phonème, étant bien entendu qu’il y a aussi N systèmes
d’articulation sémiotique, N modules de sémiotisation qui vont faire l’actuation de la réalité ; ça
veut dire le fait que des territoires subjectifs, existentiels, virtuels s’articulent sur les flux. Il y a
donc autant de modes de territoires existentiels qu’il y a de systèmes modulaires. Le développe-
ment dans cette direction de la composition d’effets de sens, ça donne le domaine des flux, (des
« phi »), par détachements successifs selon une logique que j’ai qualifiée comme celle des
ensembles discursifs.
Tandis que de l’autre côté, il n’y a aucun régime de profondeur, il n’y a aucune structure profon-
de, mais il y a un plan de consistance qui rend immédiatement coalescent les territoires existen-
tiels et leurs pseudo-référents que constituent les univers.
Maintenant le problème se trouvera posé de savoir quels types de rapports entretiennent ces phy-
lums machiniques et ces univers. Et c’est là qu’on trouve la dissymétrie puisque l’on a deux types
de problèmes : soit des rapports contraints qui sont ceux des noeuds machiniques, à savoir qu’une
formule machinique contrôle l’agencement de tel module biologique, sémiologique de telle natu-
re, à la limte urbanistique, socio…, etc., et donc organise, a mis sous sa coupe l’équation des arti-
culations modulaires, exactement comme, par exemple, une cellule de direction dans une entre-
Ces systèmes là sont donc, disons, pyramidaux, donc directement organisés comme cela. La pro-
blématique des synapses va apparaitre selon une toute autre logique, et on reviendra sur les pro-
blématiques logiques que ça pose tout de suite après. on va avoir (Cf. schémas) des niveaux de
déterritorialisation. Ça c’est un niveau de territorialisation existentielle : c’est le rapport flux/ter-
ritoire; et l’on va avoir des niveaux de déterritorialisation : une déterritorialisation, par exemple,
biologique, ou d’ordre social, d’ordre linguistique, d’ordre esthétique, déterritorialisations qui
vont s’établir par strates et l’on va avoir des noeuds de déterritorialisation qui vont contrôler cer-
tains modules, certains se chevauchant, d’autres se croisant, etc. Le module ultime étant un point
d’articulation capitalistique qui tend à contrôler de façon binaire l’ensemble de toutes les articu-
lations de ces systèmes modulaires.
Mais que se passe-t-il avec une petite phrase comme celle de Vinteuil, avec une ritournelle ? C’est
qu’elle participe d’une proposition machinique, d’un énoncé ; elle participe d’un contenu, d’un
contenu sémantique. Mais elle ne fonctionne pas pour organiser de façon pyramidale l’ensemble
des systèmes d’expression, elle peut fonctionner dans ce registre, mais en outre elle fonctionne
comme mode de constitution d’un autre type d’univers qui lui va complètement changer les (…)
et va apporter une plus-value de possible. Comment peut-on concevoir ce fonctionnement alors
qu’il y a distinctivité, extrinséité (coordonnées extrinsèques) des points, des entités profondes,
elle elle va fonctionner selon un autre type de logique et la ritournelle va s’instaurer, par exemple
entre trois noeuds machiniques, sur un mode qui n’est pas de composition référencée par rapport
à un point général, mais par ces points là que je vais détailler : je fais la distinction entre logique
sémiotique et pragmatique ontologique. Là on est dans le registre de la référence extrinsèque, cela
veut dire qu’un élément est enveloppé par son référent ; il entretient des rapports avec lui. Dans
mon schéma on verra qu’il entretient deux types de rapports ; des rapports modulaires, c’est-à-
dire que un point, ici, dans ce champ de profondeur machinique, y engage plusieurs types de
modules, donc c’est ce qui fera qu’il aura des coordonnées modulaires dans ce sens là et dans ce
sens là, et il entretiendra des rapports de déterritorialisation, à savoir qu’il se situera sur différents
niveaux relatifs de déterritorialisation ; ça il le définira dans des coordonnées énergético-spatio-
temporelles et substantielles de déterritorialisation : on pourra situer chaque point.
Tandis que, dans l’autre système logique, l’entité ne sera pas enveloppée par son référent ; elle
sera auto-référente, autoproductrice de référence ; cela veut dire que c’est la répétition par rapport
à elle-même qui sera la référence. Dans le cas précédent, le sujet a une position transcendentale
de la subjectivité, et là il y a immanence du processus de subjectivation. C’est comme ce que tu
disais sur la carte, il faut, à chaque fois que la carte produise sa subjectivation parce que si elle
s’arrête, le sujet s’arrête. Tandis que là, il y a représentation, il y a un cadre subjectif, il y a un
objet qui est positionné.
Là maintenant, je voudrais apporter des choses nouvelles. Dans ces logiques sémiotiques, il y a
nécessité que le cadre de re-présentation soit linéarisé (là on va trouver des intuitions de Chomsky,
et la machine de Thuringe…). Pourquoi linéarité ? Il doit y avoir positionnalité successive, répé-
tition de la référence de façon distincte par rapport à elle-même. La subjectivité se posera toujours
en position tierce et sa continuité sera affirmée comme ligne transcendante de subjectivité. Cela
implique bien qu’il y ait linéarité de la présentation. Dans le temps, en particulier, comme clé de
la spatialisation. C’est la subjectivation qui assure le passage. Il s’agit d’une subjectivation extrin-
sèque. Il y a une ligne de représentation qui est une ligne d’expression.
Autre point qui me parait essentiel, je crois que pour moi c’est une découverte (que je ne maîtri-
se d’ailleurs pas du tout pour l’instant), c’est le caractère de discrétion des figures d’expression
de la batterie des enjeux. C’est un des traits de la linéarité (Cf. schémas), à savoir qu’il faut qu’il
y ait une série de signes discrets en nombre délimité, à la limite deux qui constituent une batterie
qui établit un rapport arbitraire, définissant une relation d’expression et de contenu. Il y a donc
une dissymétrie entre cette gamme discrète, délimitée en un nombre précis de termes, qui va créer
une ligne de figure asignifiante et le contenu qui, lui, n’est pas du tout délimité. Donc, là on a un
référent ouvert linéaire et là un gamme finie, un code finalement. La finitude de la gamme est la
garantie de la séparation du sujet, la finitude de la gamme est la garantie de la transcendence du
sujet par rapport à la ligne de représentation. C’est l’éternel retour du sujet comme sujet qui se
vide lui-même pour donner la possibilité de la plénitude du développement des coordonnées dans
l’autre système. A partir de là, on aura les autres caractéristiques qui sont les N articulations des
systèmes sémiotiques les uns par rapport aux autres, à partir du moment où ils sont pris comme
(lignes ?…) on peut en effet en articuler N, qui ne sont pas du tout dans le (cadre ?…) puisqu’il
y a toujours agglomérat avec constitution d’univers mais qui ne représentent pas une opposition
distinctive d’un univers à un autre, qui entretiennent un autre type de rapports qu’on appelle
constellation ou autre, avec des interactions, et avec des modes de consistance, des modes d’in-
sistance qui donneront des caractéristiques complètement différentes de ce qui se passe à ce
niveau là.
Ensuite, il restera la question des coefficients de déterritorialisation. Dans les références intrin-
sèques, l’élément enveloppe sa référence, le sujet n’est plus transcendant mais il est immanent. Il
n’y a plus de traits distinctifs représentatifs, donc de gamme discursive, mais des traits intensifs
Les traits sont des traits d’insistance existentielle qui aboutissent à une refondation existentielle
qui n’est plus une fondation représentative. Il n’y a plus de linéarité, il y a circularité, éternel
retour du processus, il n’y a plus de gamme discrète des figures d’expression : il y a donc ruptu-
re du rapport entre expression et contenu. Tout est contenu, tout est expression. La discrétivité
relative, transitoire qui ne peut plus s’opérer. Alors c’est une prolifération des figures d’expres-
sion qui s’opère comme dans les sémiotiques asignifiantes où l’on voit bien qu’il n’y a pas quan-
tité discrète de matière signalétique dans la musique, dans la peinture, même si au départ il y a
des codes qui prétendent régenter, donner une batterie… Mais la signalétique tend à être entrai-
née dans le processus même de prolifération.
Quelles entités sont répétées ? Je l’ai dit, les entités qui sont répétées là sont des valences inten-
sives. Ce ne sont pas nécessairement des valences qui sont liées à un degré d’actuation dans les
rapports flux/territoires, mais ce peut être des valences intensives de différents degrés de déterri-
torialisation.
Par exemple, la ritournelle, je le répète, peut être une ritournelle de style, et pas forcément une
ritournelle territorialisée au niveau d’un rapport, par exemple, de fascination imaginaire sur un
objet partiel, etc. Cela peut être une ritournelle d’impact économique ou autre.
Tout cela, c’est complètement pris dans un scénario, mais à un moment il y a une plus-value, c’est
que cette ritournelle, dans la mesure où elle va travailler avec d’autres éléments machiniques,
engendre une plus-value d’univers. Elle va mobiliser d’autres modules et de ce fait elle va créer
une plus-value pragmatique de code. C’est-à-dire que jusque là on pensait qu’elle ne travaillait
que dans le registre de la musique, à partir du moment où effectivement elle engage d’autres
registres esthétiques ou d’autres registres pragmatiques, de fait il y a accaparement de subjectités,
mais qui sont des objectités qui sont des blocs de subjectivité objectiques si l’on peut dire. La
ritournelle attrappe des éléments.
C’est par exemple ce qu’on voit aujourd’hui avec Le Pen. Le Pen c’était un étudiant que certains
d’entre nous ont connu, un pauvre con ; il était complètement cantonné dans ses propres noeuds
machiniques ; et puis à un moment il y a un phénomène d’agglomération : il attrape, comme
Hitler à une autre époque, il attrape des formations subjectives, non pas qu’il les agglomère sur
un mode simple, il n’en fait pas un front commun, un front uni des différentes subjectivités réac-
tionnaires, mais il les fait travailler de l’intérieur, il y a une machine abstraite qui travaille les dif-
férents segments lepenistes et qui les met en oeuvre, qui met en oeuvre de nouveaux modules
sémiotiques auxquels on ne pensait pas. Il y a des modules sémiotiques économiques, esthétiques
aujourd’hui qui se mettent en oeuvre dans le lepenisme en deça du fait qu’il contrôle l’affaire avec
son appareil, avec son parti, en deça vraiment de sa conscience ; c’est vraiment une formation
subjective inconsciente qui se met en marche.
Là, les éléments de discursivité représentent une capitalisation ouverte de la complexité des diffé-
rents éléments qui sont sous leur contrôle, jusqu’aux éléments modulaires de manifestation exis-
tentielle. D’une certaine façon, le plus complexe ici surplombe les éléments relativement moins
complexes. Il y a donc une bande de complexité au niveau de la proposition machinique qui tient
un certain nombre de systèmes. Or, d’un seul coup, le paradoxe de la synapse, c’est que elle a
constitué une entité qui n’utilise pas ce caractère de complexité discursive, mais qui n’en prend
que des traits, qui emprunte des traits d’expression partiels à chaque proposition machinique. Et
c’est ce prélèvement, cette partialité qui fera cette traversée entre les différentes propositions
machiniques, cette traversée intensive. Et cela on y sera sensible aussi bien dans la névrose que
La question, en tous cas, est que il ne s’agit plus que le capital le plus complexe continue d’être
au sommet d’un système pyramidal qu’on trouve dans le centre de l’organisation discursive, mais
qu’elle opère une traversée entre différents points de déterritorialisation, d’où le caractère de
ritournelle, de répétition vide, « le scaj, messieurs-dames ! », et de ce fait, cette répétition, cette
extraction de sous-ensembles partiels de figures d’expression engage une autre référence qu’on
appellera univers pour la séparer des territoires existentiels. L’univers représente une plus-value,
il représente une autre disposition, une autre configuration des territoires existentiels existants.
Tout est toujours en place mais ça ne fonctionne plus de la même façon.
Exemple : le problème du style de l’interprétation en musique. Vous avez des modules d’exécu-
tion pianistique, par exemple, ou orchestrale, des modules de lecture musicale, des modules
sémiotiques de toutes sortes, y compris des modules de sémiotisation matérielle, la façon de pla-
cer les micros, etc. et même on peut y adjoindre des modules annexes. Tout cela est mis en ordre,
et puis ça produit un certain type d’objet, qu’on peut meme encoder, un ordinateur peut capitali-
ser l’ensemble des opérations qui sont en jeu pour produire ce type de musique. Et puis à ce
moment là problème de synapse : il y a un type qui est bizarre, mais ça ça n’appartient plus-au
domaine musical, il est bizarre, il a une drôle de façon de vivre le temps, etc. Il y a un phénomè-
ne synaptique qui s’opère et qui remanie tout, la même musique tout à coup change de registre,
il y a une plus-value, mais une plus-value de style alors, il y a un remaniement d’univers, un uni-
vers qui mute et le même type d’éléments sémiotiques complètement articulés les uns par rapport
aux autres et bien, d’un seul coup ce n’est plus exactement du Bach, une transformation s’opère.
La problématique sur laquelle je voudrais réfléchir, c’est celle des choix de finitude. D’une cer-
taine façon, dans cette organisation des structures profondes et machiniques du sens, on est dans
une organisation de la complexité qui relève disons de la raison, qui relève d’un certain nombre
de coordonnées qui se constituent selon des paradigmes. Mais là on a une dimension de surgis-
sement, de création ex nihilo d’un autre type de référent qui n’est soutenu que dans l’auto-pro-
duction de subjectivité, dans le créationnisme subjectif qui fera qu’il va y avoir, ou il n’y aura pas
cette mutation de référent.
Ce qui m’intéresse c’est la différence qu’il y a entre cette production de subjectités, cette constel-
lation d’univers de référents et comment ils vont se réaccrocher dans tel ou tel module, c’est-à-
dire que je crois que c’est là qu’on trouvera la problématique que j’appelle de la finitude, de la
singularité. Ces références subjectives sont évidemment insoutenables en tant que telles puis-
qu’elles n’ont pas de référent, elles ne relèvent pas d’une référence extrinsèque, elles ne relèvent
que d’une intrinséité de la référence d’une répétition, elles ne peuvent pas se soutenir par elles-
mêmes, elles ne se soutiennent que dans une réamorce de discursivité, et pas dans n’importe
laquelle justement.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 7
Mon hypothèse c’est que la finitude modulaire (c’est celle de la vie : d’être mortel, d’être limité
dans l’espace, d’être singularisé dans une position) me semble parallèle à la finitude de la discré-
tion, de la discrétivité dont je parlais tout à l’heure à propos des lignes d’expression. Il est néces-
saire que la contingence d’une finitude affecte les systèmes modulaires au même titre qu’il y a
des nécessités pour arbitrariser le rapport entre l’expression et le contenu au niveau élémentaire
des chaînes d’expression. On retrouve cette même problématique mais cette fois à un autre niveau
qui est un niveau modulaire.
J’avais noté aussi la notion de bloc problématique, qui nous renvoie en effet à des références de
pensée animiste, car on attrape dans cet univers de référence des subjectités-objectités, qui se
trouvent prises dans les champs du possible et dans des choix de finitude.
Pour terminer je parle de ce que j’appelle le cycle diagrammatique, simplement pour résumer les
problèmes de cartographie. Dans la nomenclature linguistique traditionnelle on distingue la pro-
blématique de l’articulation signifiant/signifié, problématique de la signification la problématique
de la dénotation qui met en jeu le référent et la problématique de l’énonciation. On va retrouver
ces catégories dans cette tentative cartographique (signifiant/signifié étant recoupé dans les caté-
gories expression/contenu) . Mais le signifiant/signifié ou expression/contenu, c’est cette structu-
re modulaire. Comment des territoires existentiels partiels articulent des flux ? ça c’est une machi-
ne d’expression/contenu (Cf. schémas) et l’on va avoir deux types de contenus : un contenu dis-
cursif et un contenu non discursif. Ce contenu discursif va s’étager selon des systèmes de coor-
données et l’on peut dire qu’il va engendrer des phénomènes de sens (plutôt que de sig-nifica-
tion). Je prends sens pour dire sens machinique, la signification étant un cas particulier des for-
mations de sens. Le référent subjectif, lui, vous voyez qu’il n’est plus seulement un référent par
rapport à une énonciation subjective, parce que j’ai dit que il y avait en effet des productions
d’énonciations dans le retour des univers par les choix de finitude, mais c’est aussi l’accrochage
d’objectités-subjectités. C’est-à-dire que l’objectité, la subjectité sont des blocs de référence
intrinsèque qui se trouvent accrochés dans cette problématique. Donc le rapport de dénotation au
référent se pose dans des termes complètement différents : ce n’est pas du tout un rapport d’ex-
tériorité, c’est un rapport d’extériorité tant qu’on se situe au niveau des structures profondes où
en effet d’un certain point de signification on contemple le référent ; ça dénote quelque chose.
Mais quand il y a le problème synaptique qui se pose, on ne contemple plus, on est dans un rap-
port pragmatique, on l’articule ou on l’agglomère effectivement. C’est le passage à l’acte, c’est le
fait que des systèmes signalétiques entrainent, des processus matériels entrainent des mutations
sociales, économiques, subjectives. Donc on a là un rapport de dénotation qui s’instaure par rap-
port aux univers, et ainsi on peut établir des systèmes d’équation qui donnent : les rapports
flux/territoires, on peut les qualifier de rapports d’expression ; les rapports de phylums/flux, eux,
ce sont les rapports de dénotation ; ce sont des rapports qui sortent des cadres modulaires : ce sont
P - Moi je pensais, pour revenir un peu dans le domaine psy, ceci : au plan théorique il y une
annexion de toute la pensée psychiatrique, au sens de la pensée institutionnelle, même éventuel-
lement pensée clinique, une annexion par la politique étonnante dans les problématiques de pou-
voir. Autant les questions de pouvoir et les questions de la folie ou de la psychose étaient distantes
au XIXe siècle (et on pouvait les réunir par toute une série de médiations, de maillons intermé-
diaires), autant maintenant il apparaît, en U.R.S.S. c’est complètement évident, que ce sont des
choses complètement coalescentes, superposables et qu’on peut effectivement écrire un livre qui
s’appelle : Nouvelle maladie mentale, l’opposition. Cela devient effectivement clair. Et en France
il y a un phénomène du même ordre, à savoir que supprimer l’hôpital, ça revient à essayer de faire
coïncider le plus possible les dynamismes de la psychose sur le quadrillage socio-administratif de
la société française, de l’appareil d’État avec ses rouages particuliers. Il faut que la folie se terri-
torialise sur le socius directement à travers la sectorisation qui est vraiment une tentative de
départementaliser la schizophrénie. Faire que la schizophrénie et le problème de la rue, de l’ha-
bitation, du commissariat de police et de l’hôpital coïncident. Territorialité et même cartographie
de la folie qui se moulent sur les réalisations centralistes, jacobines ou napoléoniennes.
Et par cet espèce de choc extraordinaire culpabilisé lié à la découverte que le phénomène asilai-
re aurait une parenté très étroite avec le phénomène concentrationnaire, du fait même de cette
annexion, il y a eu une ruée de toute la psychiatrie catholique, communiste, tous les gens de bonne
volonté se sont engouffrés, côte à côte d’ailleurs, dans l’esprit de la Résistance tout le monde
mélangé ; après ils se sont séparés mais en tout cas à la Libération tout le monde était d’accord
qu’il fallait en finir avec ça et du côté positif et il y avait l’idée que la meilleure façon c’est de
diluer littéralement le phénomène psychiatrique dans tous les pores de la société telle qu’elle était,
et dans son organisation telle qu’elle était.
C’est un peu à quelque chose comme cela que l’on est confronté à Trames. Tentative de créer un
espace, un lieu, on ne sait pas comment appeler cela car ce n’est pas une institution, qui ne soit
pas uniquement préoccupé de pallier à l’hospitalisation, d’être une alternative à l’hospitalisation,
P - Je suis frappé par le fait que l’on retrouve le thème de la partition Nord/Sud dans les schémas
psychiatriques. Effectivement toute cette psychiatrie qui se fait d’une manière atopique, donc
beaucoup plus disponible à tout ce que la folie a de non-rabattable sur des territoires organisés,
se réfugie en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie. Des thérapies qui sont non pas des modèles
mais quelque chose qui apparaît comme œuvrant dans un espace qui n’est ni l’espace de la socié-
té dans son ensemble, ni un espace reclus, fermé, clos. On peut citer le candomblé, mais il y a
effectivement des centaines de thérapies de ce type.
F - Ce n’est plus le problème des thérapies spécifiques. Cela le dépasse complètement. Quand je
propose la formule : la subjectivité est métamodélisation, je le prends de façon tout à fait radica-
le : il n’y a pas de subjectivité qui ne soit pas métamodélisation (sinon le trou noir). Cela veut dire
que dans les conditions de production de subjectivité actuelle, il n’y a pas de subjectivité qui ne
soit armée.
X - Ça me donne le cafard.
F - C’est à la fois complètement noir et complètement euphorique, en ce sens que je ne vois pas
du tout – à la différence d’autres qui mettent l’accent sur l’Europe – d’issue en dehors de boule-
versements tels que de fait se posent, sur un terrain réel, des problèmes de production de subjec-
tivité qui traversent cette situation. Il y aura un moment ou un autre où ça ne se posera plus en
termes de « on veut fabriquer de l’acier » mais ça se posera en d’autres termes où les gens devien-
dront vraiment zoulous ou katangais. Je pense à une génération d’un autre type de tiers-monde :
il va y avoir une tiers-mondisation des 4/5 des pays européens aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, avec
par contre hyperhiérarchisation. Je pense qu’il va y avoir un étirement de plus en plus accentué
des hiérarchies intérieures, avec des espaces réservés, protégés (la sécurité, la mort). C’est cette
clochardisation partielle, cette lumpenisation qui créera des problématiques communes entre des
populations de l’Est et de l’Ouest du tiers-monde. Moi je pense à ça. Parce que l’idée qu’il puis-
se y avoir une gestion globale… Un des plus beau exemple c’est celui de l’Argentine. C’est là
qu’on voit apparaître la naissance d’un nouveau syndicalisme. Quand un certain nombre de pays
d’Amérique Latine disent au Fonds Monétaire International : Arrêtez de nous pressurer comme
ça, parce que non seulement on ne va pas vous rembourser le capital qu’on vous doit mais il n’y
aura même pas les intérêts et ça va déclencher une réaction en chaîne fantastique sur les banques.
Alors il y a une négociation internationale : Bon, on vous redonne encore un peu d’argent pour
que vous payiez les intérêts, pour qu’au moins la façade soit sauve. Alors ça c’est très impres-
sionnant parce qu’on voit qu’il y a une sorte d’unification a minima des catastrophes. La gestion
du gouvernement socialise actuel en France c’est une gestion des catastrophes et je pense qu’à
l’échelle mondiale c’est quelque chose comme cela qui est en train de se produire. Voyez cette
situation hyperparadoxale entre la Pologne et l’U.R.S.S. C’est quelque chose de cet ordre.
P - La question que je voulais poser, c’est : est-ce qu’on est là dans une sorte d’hypothèse fon-
cièrement marxiste qui consiste à dire : après le prolétariat-classe-sujet, il y a une autre classe
– qui se définit peut-être par le fait d’être hors le processus de production, ce sont les chômeurs,
les gens qui n’ont rien à perdre ni à gagner…
F - Sauf que dans le marxisme ils étaient dans le processus de production. C’est une grosse dif-
férence.
P - C’est donc une « classe » qui devient classe-sujet et qui va produire sa propre culture, ses
idéaux, ses utopies, ses valeurs, sa morale, sa sexualité et tout le reste (y compris sa notion de
folie et de normalité), est-ce de cela qu’il s’agit ?
Où s’agit-il de l’hypothèse que c’est par là que doivent apparaître finalement des modes de sémio-
tisation complètement différents ?
J’essaye d’y penser en d’autres termes en disant que peut-être il existe du côté des usages du corps
ou de la musique ou des modes de vie une préfiguration de modes de sémiotisation complètement
différents.
Je suis très frappé par le fait que les marginaux, mes pauvres, les gens qui ne mangent pas à leur
faim sont probablement, en majorité, pris dans les réseaux d’un certain type de subjectivation, de
consommation, des usages du corps, de rythme, de rapport au temps et à l’espace encore très
étroitement contrôlés par les zones fortement hiérarchisées et concentrées du Capital. À savoir
que ce qui marche c’est quand même le transistor, le football ; c’est le grand phénomène de masse
qui touche effectivement les gens les plus déshérités et qui sont pour le moment un mode de com-
munauté et de rassemblement très discutable, très équivoque. Je suppose quand tu fais allusion à
quelque chose qui trouerait le système de part en part, il ne s’agit pas de cela ; mais pour le
moment on a quand même l’impression que ce sont ces modes-là, ces religions-là, ces espèces de
liens là qui sont totalement évidents.
Ce qui serait intéressant, ce serait d’essayer de repérer quel type d’objet, ou quel type de phylum,
quel type de matériau peuvent apparaître là qui ne soient pas déjà totalement pris dans ce systè-
me de quadrillage. Ainsi la passion argentine pour le football m’a exaspéré en un temps. Cette
classe, ce groupe de gens que tu désignes comme d’où peut-être peut venir quelque chose, com-
ment peut-on imaginer qu’il se déprenne de cette…
F - Ce que tu décris là, c’est en terme de flux et de phylums. C’est-à-dire que, bien entendu, l’en-
semble des flux d’information, de connaissance, que tu les prennes au niveau où ils sont, jouent
toujours à sens unique. Ils discursivent toujours.
Là on ne peut absolument pas attendre, dans cette logique des systèmes tels qu’ils sont organisés,
qu’aucun objet ne se détache puisque tous lés événements, précisément, sont pris dans le systè-
me de circularité.
Dans l’autre type de logique que je superpose à celui-là, les mêmes éléments de discursivité
sémiotique sont pris à contresens, et à ce moment-là, c’est en tant qu’ils produisent non pas des
P - Autre question : est-ce que la psychose appartiendrait plutôt à cette zone cinquième mondis-
te dont tu parles. Est-ce que tu penses qu’elle a une quelconque connivence avec ça ?
F - C’est-à-dire est-ce qu’il y aurait une production générale de psychose, autrement dit, ou est-
ce qu’il y aurait une part de la psychose qui créerait des conditions pour que des processus de sub-
jectivation émergent ?
F - Sauf qu’on est bien d’accord que ce n’est pas des gens. Ce sont des phylums machiniques, des
univers qui eux se transmettent, se captent. Alors à ce niveau-là c’est la joie. À la limite plus c’est
cette espèce de merde, plus je pense, en effet, qu’il y a beaucoup de gens qui ont une perception
différente.
F - Le problème n’est pas de trouver une hypersingularité schizophrénique en soi, le problème est
qu’il y ait concaténation entre les processus qui concourent à faire marcher les machines (tech-
niques, sociales, économiques) et les processus de subjectivation. S’il n’y a pas cette quadruple
articulation, ça ne marche pas. Il faut prendre des exemples énormes : par exemple l’Iran ça
marche comme en 14. La Belgique ça ne marche pas. La Lorraine ça ne marche plus du tout. C’est
à ce niveau-là. Qu’est-ce qui ferait que le Brésil ça marche ? Pour ma part, je ne suis pas du tout
convaincu que ce soit la démocratisation actuelle qui marche. C’est possible que je me trompe.
Ceci dit pour l’instant ça marche. Qu’est-ce qui va se passer après ?
Il faut changer les grilles de lecture de l’histoire. Qu’est-ce qu’ils regardent, les gens ? Ils regar-
dent et ils voient des choses.
A - J’ai remarqué quelque chose en Algérie. Avant l’introduction de la télé il y avait traditionnel-
lement les soirées avec les veillées. Puis le jour où la télé a été installée, le relais ne faisant pas
parvenir les images, les gens commençaient à ouvrir le poste, puis de temps en temps voyaient
une image passer, tiens ! De plus en plus de gens rentraient de bonne heure du travail. Puis le jour
où la télé a commencé, les longues soirées avec les contes, c’était fini. C’est comme le phéno-
mène de Dallas. Les gens regardent avec passion. Ils sont fascinés par l’ameublement des salons.
On a même crée de très beaux tissus qui s’appellent « Dallas »…
F - C’est ça tu vois, le truc. Quand on disait avec Deleuze que Kafka avait saisi un certain niveau
d’appauvrissement de la langue allemande dans le contexte très particulier qui était celui des Juifs
à Prague, à la fois aristocrates et à la fois complètement pris dans des rapports d’oppression racia-
le. Ou pour Beckett… Il faut arriver à un certain niveau et à partir de là… Et ce qu’il vient de dire
me semble très intéressant et c’est pour cela que je dis : ça au moins c’est de la poésie ! Ils font
un tissu : Dallas. Ils regardent… C’est comme s’il y avait un point de réversion. À partir de là,
d’accord ! C’est embêtant, ils ont foutu en l’air les contes orientaux… C’est cela que je vois
comme point de subjectivation qui à un certain moment anticipe le processus de subjectivation, à
savoir qu’il est vraiment transethnique, transnational.
P - Est-ce que ce ne sont pas des productions plutôt immobiles dans leur universalité même, sté-
réotypées, sérielles, à l’opposé de ce qu’on pourrait penser être des points de départ de quelque
chose ?
Cela reste une conception fondée sur des notions de conflits psychiques, avec une axiomatique
implicite où l’on a cette idée de représentations réprimées – dans le cas des affects, plus spécifi-
quement, inhibés – et l’on garde toujours comme définition implicite de l’inconscient que c’est le
lieu du refoulé. La théorie du refoulement – que je sache – n’a été récusée par aucune des ré-écri-
tures de la psychanalyse.
Pour s’arrêter déjà à cette notion de refoulement, il faut voir que les deux conceptions freudiennes
– celle qui constitue le refoulement comme portant sur des représentations de l’inconscient (pre-
mière topique), ou celle qui le recentre sur les défenses du moi – aboutissent, sans doute, à rema-
nier la description dynamique et les métaphores thermo-dynamiques de l’économie freudienne,
mais ne remettent pas en question ces postulats énergétiques de base.
Dans la première topique est cette idée qu’il existe un noyau pathogène de représentations exclues
de la conscience qui se comporte comme un noyau développant un champ magnétique négatif
– un noyau refoulé, une fixation, un noyau de représentations qui repousse toute intrusion d’un
processus quelconque de remémoration. On peut donc s’approcher de ce noyau par couches
concentriques, mais plus on s’en approche et plus il y a une puissance de rejet. Les tentatives de
levée de ce refoulement (qui, suivant les époques, procédaient par suggestion, puis par technique
d’interprétation) marchent toujours dans ce sens : pour pouvoir faire la levée du refoulement
– l’atteinte de ce noyau – il convient de procéder par l’analyse des résistances, par leur interpré-
tation ou l’interprétation du transfert qui est, en quelque sorte, la résistance des résistances.
Dans la deuxième topique, ce noyau a toujours la même puissance de refus, d’éjection, mais il ne
fonctionne plus du tout de la même manière. Au lieu que ce soit un noyau négatif, cela devient un
noyau positif, un noyau d’attraction : le noyau pathogène issu du refoulement originaire attire à
lui, au contraire, les représentations et a toujours tendance à les réexpédier dans les systèmes
conscients et préconscients. Par contre, ce qui devient l’énergie de refoulement, c’est le moi :
voilà donc toute la problématique des défenses du moi. On a inversé les vecteurs mais en gardant
cette même problématique énergétique vectorisée : ce noyau envoie des rejetons, des symptômes,
il intervient au sein des rêves, des actes manqués, etc. On a alors un double système d’interaction
et pas du tout un système simple comme dans la première topique.
Pour le reste, différents accents seront mis selon les courants : dans la tradition « classique » en
France, en particuliez chez Lagache, c’est le but qui importe et il se trouve transformé en rela-
tion ; la psychanalyse devient, en quelque sorte, une psychologie de la relation. Ce qui compte ce
sont les inter-relations. Et chez Lagache sont même mises en question la notion de stade et la
notion de maturation psychogénétique.
Par contre, chez Lacan c’est la notion d’objet qui devient prévalente, avec une problématique de
l’objet totalement différente du courant anglo-saxon. Mais là aussi nous allons voir que toutes les
notions héritées de cette conception énergéticienne biologique sont mises entre parenthèses et
quasiment récusées de façon explicite. Chez Freud lui-même, si on y réfléchit bien, la notion de
pulsion est totalement transformée avec l’introduction de la pulsion de mort. Il n’y a plus du tout
l’idée de conflit pulsionnel pris sur des principes de plaisir et des principes de réalité mais, à la
notion de pulsion – d’opposition dynamique, de tension, de conflit – se substitue la notion de
mélange : la pulsion devient un mélange de deux pulsions – pulsion d’Eros et pulsion de mort qui,
selon qu’elles sont intriquées ou désintriquées, mélangées ou non d’une certaine façon, vont faire
basculer l’économie libidinale dans un sens ou dans un autre. Je vous ferai remarquer que, d’un
point de vue strictement métaphysique, la notion de mélange n’a rien à voir avec une notion de
tension dynamique.
Revenons à quelques formulations de Lacan sur la pulsion. Je les ai prises uniquement dans Les
Écrits car je crois que ces textes sont suffisamment clairs – du moins pour l’objet que je me pro-
pose aujourd’hui. Quand il parle de la pulsion, Lacan met en question aussi bien la pulsion que
la libido, que le ça. Il dit que la pulsion est comme « un couteau de Jeannot, aux pièces indéfini-
ment échangeables » ; il parle de « métamorphisme », d’intervertions possibles entre « l’organe »
de la pulsion, « la direction » de la pulsion et son « objet » (1).
Ailleurs, il dit qu’il y a une réversion possible de « son articulation à la source comme à l’ob-
jet » (2), ce qui est très important car cela implique bien quelque part que l’on a plus la coupure
source pulsionnelle biologique (énergie biologique) et représentation au niveau de l’objet.
Il dit aussi qu’au fond la pulsion dans le système freudien est uniquement un système d’équiva-
lences énergétiques où l’on réfère les échanges psychiques (3). Là il part de cette position : c’est
un système d’équivalence et rien d’autre, qu’il ne faut jamais prendre en tant que tel au niveau de
poussée énergétique mais uniquement en tant que système d’équivalence (et non pas de support)
pour avoir une capacité de comparaison, d’appréciation économique de ce qui se passe au niveau
de la représentation – du représentant de la représentation de la pulsion, c’est-à-dire au niveau
psychique.
L’abord de Lacan veut en apparence cautionner les formules freudiennes, puisque toute sa vie il
a prétendu être fidèle à la lettre même du texte de Freud. Mais dès les Écrits, il dit ceci : la libi-
do n’est pas l’instinct sexuel… D’accord puisqu’il y a cette critique de l’instinct déjà au niveau
de Freud. Mais voici qu’il fait une curieuse opération en disant : sa réduction à la limite au désir
mâle indiquée par Freud suffirait à nous en avertir. On peut peut-être comprendre cela ainsi : s’il
n’y a qu’une libido mâle, c’est donc qu’elle n’a rien à voir avec la différence des sexes.
Admettons ! Mais ce qui compte, c’est la suite : « la libido dans Freud est une énergie susceptible
d’une quantimétrie, d’autant plus aisée à introduire – en théorie – qu’elle est inutile, puisque seuls
y sont reconnus certains quanta de constance ». Vous comprendrez au passage pourquoi m’inté-
resse beaucoup cette idée de quanta de constance. Cela nous amène en effet dans la probléma-
tique qui pour moi est celle des machines abstraites à un certain type non pas de quantification,
mais de consistance. Cette expression, quanta de constance, est précisément ce à quoi je voudrais
substituer la notion de consistance qui fera basculer tout le système.
Lacan ajoute alors : « sa couleur sexuelle si fortement maintenue par Freud comme au plus inti-
me de sa nature est couleur de vide, suspendu à la lumière d’une béance »… C’est beau mais
disons que c’est un vidage sémantique total de la notion de libido.
Le ça dans la deuxième topique est à la fois le réservoir de la libido au point de vue quantitatif et,
du point de vue topique c’est le pôle des pulsions par rapport auquel se fera la différenciation du
moi, du surmoi, etc. Lacan est très gêné aussi avec cette notion parce que, évidemment, pour
avancer dans sa redéfinition de la pulsion il faut qu’il prenne – comme il dit – « de plein fouet » (4)
les paradoxes de la définition freudienne. Or, voici trois caractéristiques de la définition
freudienne :
— le ça est inorganisé, c’est un chaos. Oui, Lacan est d’accord : en même temps c’est inorgani-
sé mais ça reçoit, attire le refoulé originaire, donc c’est très structuré quelque part. Les noyaux du
refoulé, les fixations sont dans le ça et, en outre, les automatismes de répétition.
— le ça ne connait pas la négation. Et Lacan écrit : « il n’y a pas de contradiction qui vaille entre
les pulsions » (5). C’est parfait, seulement :
— c’est le lieu où il y a l’intrication entre l’Eros et la pulsion de mort.
Faire tenir tout cela ensemble est effectivement difficile ! Mais qu’à cela ne tienne, Lacan dit : il
n’y a que le signifiant qui permette de faire tenir ensemble ce type de paradoxe. Pourquoi : parce
que le signifiant, dit-il, qu’on le prenne comme on veut d’ailleurs, au niveau de la matérialité de
sa structure (= le signifiant saussurien), qu’on le prenne comme jeu de Loto (5), il n’y a que cela
qui puisse supporter de telles contradictions. Lacan a, à ce propos, une formule assez obscure :
« … et l’évidence apparaîtra qu’il n’y a au monde que le signifiant à pouvoir supporter une
coexistence – que le désordre constitue (dans la synchronie) – d’éléments où subsiste l’ordre le
plus indestructible à se déployer (dans la diachronie) » (5).
Le concept d’énergie est un concept d’équivalence en physique qui traverse aussi bien la physique
des particules que la physique atomique, la chimie, la thermo-dynamique, etc. Ce concept s’ins-
titue sur la base d’un fonctionnement régional de l’énergie : l’énergie électrique et l’énergie calo-
rifique, par exemple, ce n’est pas du tout la même chose. Il y a effectivement des équivalences
(principe de Carnot, etc.), mais l’utilisation de l’énergie chimique ou de l’énergie électrique, c’est
très différent de l’énergie atomique ! Tout le monde sait cela – ne seraient-ce que les gens qui
reçoivent des bombes atomiques ! Ce n’est pas parce qu’il y a des équivalences – et il y en a effec-
tivement – et que l’on passe de l’une à l’autre que c’est la même chose, cela ne s’exprime pas sur
les mêmes terrains : le terrain des particules n’est pas le même que celui des atomes ou que celui
Venons en aux schémas : l’inconscient rentre dans un plan de consistance ; ces deux domaines ne
représentent pas des coupures mais des zones de passage, puisqu’il s’agit du même plan. Il y aura
donc des zones de passage au niveau de l’intensité entre :
— d’un côté, le domaine des consistances énergétiques. Il ne s’agit pas de consistance universel-
le mais de zones de consistance énergétique : parfois ça passé, ça pousse un peu, et puis non, ça
ne sert à rien, ça oscille, et parfois ça passe – transformant une énergie en une autre.
— et de l’autre, des zones de consistance incorporelle.
Au fond, Freud a parfaitement vu la nécessité de faire tenir ensemble ces deux domaines même
si c’est, en effet, « un paradoxe de plein fouet ». Il voit les pulsions mais il voit bien précisement
quand il traite une hystérique ou un phobique :
— des problèmes d’investissement de zones érogènes, de fixations libidinales.
— et puis aussi des représentations qui sont totalement incorporelles, des fantasmes où manifes-
tement il n’y a pas une dose d’énergie correspondante à cette inscription mnésique pour déclen-
cher pareils automatismes de répétition, etc. Donc : représentation, représentant de la pulsion, et
il fait tenir tout cela ensemble.
Seulement, toute l’histoire du Freudisme et de la psychanalyse jusqu’au structuralisme contem-
porain, c’est d’effacer ce scandale – que Freud ait eu la folie au départ de faire cette affirmation
paradoxale ! En tous cas, un montage s’est imposé : éliminer purement et simplement ce domai-
ne des consistances énergétiques, c’est-à-dire éliminer toute problématique du
corps, du socius, du rapport de forces économiques – toute problématique des machines
concrètes.
— Mais oui, tout cela existe bien sûr mais ce n’est pas de l’inconscient !
— Si ! justement c’est aussi l’inconscient.
— Alors si c’est ceci l’inconscient, ce ne peut pas être cela !
— Mais si ! c’est les deux.
— Et c’est les deux alternativement, successivement, pendant, après ? Voilà justement la ques-
tion : comment va s’incarner ce rapport entre les deux domaines ?
Considérons ce domaine des intensités, des consistances. Nous l’avons divisé en deux.
La ligne hylémorphique est la ligne d’incarnation des formes – formes concrètes et non pas pla-
toniciennes, mais formes qui fonctionnent et que l’on trouve, par exemple, dans les définitions
génétiques de telle formule de vie, de telle mutation, de telle spéciation.
Quand cette ligne remonte totalement, il y a effectivement à ce moment là passage total entre les
consistances incorporelles les plus différenciées – les univers – et, sur le plan des consistances
énergétiques, les phylum et l’ensemble du système : c’est-à-dire qu’il y a de nouvelles constella-
tions d’univers, et… problématique du possible loin de l’équilibre.
Quand cette ligne redescend, des stratifications intermédiaires, des métabolismes coupent la pro-
blématique des consistances incorporelles et la problématique des consistances énergétiques – ce
qui ne veut pas dire qu’elle les coupe totalement mais elle négocie à travers les systèmes des
triangles.
Là-haut, plus de négociation, passage total. En bas, impasse totale parce qu’il n’y a rien ; il y a
rien qui discute avec rien : ils ne se racontent pas grand’chose !
Tandis que dans la situation intermédiaire, on est dans un seuil ou dans un autre, cela pulse d’un
côté ou de l’autre.
Dans ce système en mouvement la problématique de la syntagmatique existentielle prend des flux
énergétiques de toute nature pour en faire de la matière signalétique (et c’est toujours de la matiè-
re : flux d’encre, flux d’électricité…) et pour en faire des boucles sémiotiques. Et là on est déjà
dans les incorporels. Cela commence avec le trait unaire, avec la quantité d’information mini-
mum. Voilà : c’est cela que ça fait et rien d’autre. Et quand ça ne fait rien d’autre, encore une fois
ça ne dit pas grand’chose et c’est la pulsion de mort, l’affaissement total. Cette foutue théorie de
l’information – pour autant qu’elle hante toutes les sciences humaines – les hante comme la mort
quelque part hante l’ensemble de nos sociétés.
Il y a donc fabrication de ce que l’on peut appeler – hommage à notre maître à tous et à toutes,
Jacques Lacan le trait unaire. Que se passe-t-il donc quand il se prend dans un noyau d’agence-
ment ? Il fonctionne alors de ce côté, de l’autre ou des deux côtés et le problème ne se pose plus.
Quand il fonctionne de ce côté, il fait du signifiant et amorce un triangle sémiotique (8).
Ce qui se passe en réalité renvoie au noyau d’agencement. Pour reprendre Chomsky, ce serait la
structure profonde. Et ce qu’on voit, ce sont des machines concrètes et des idéalités (il faut être
complètement myope pour ne pas les voir, ces idéalités concrètes, abstraites, il y en a de toutes
sortes : la musique, les mathématiques, les nations…).
De l’autre côté, ce même fonctionnement peut se faire au niveau cette fois des consistances éner-
gétiques comme triangle des machines concrètes : cette fois, les signes ne font pas des boucles et
des redondances de signification, ne développent pas une économie paradigmatique, mais une
économie praxique ; c’est donc le triangle des machines concrètes avec ce que j’appelle : la ligne
des tenseurs processuels. Des signes sont en acte cette fois même si par ailleurs ils sont dans la
signification.
Par exemple, madame Tatcher dans la télévision tient des discours… aucune importance. Et puis
à un moment, ses discours font pleuvoir des bombes sur les bateaux argentins. Ce n’était pas évi-
dent ! Pendant un temps on pouvait se dire : cela a de la consistance pour les media… mais résul-
tat zéro. Et à un moment il y a eu prise de consistance au niveau des machines concrètes, rendant
toutes les possibilités envisageables. Que ce ne soit que de la redondance sémiotique, représenta-
tion, pur discours, ça tombe. Que ce ne soit pas du tout de la redondance mais que ça fasse direc-
tement des bombes sans qu’elle en parle, c’est une autre éventualité, c’est ce qu’Hitler faisait, lui :
il commençait par bombarder, il discutait après ; il commençait par occuper, après il faisait un dis-
cours. Ou bien autre éventualité, les deux en même temps : phénomène de seuil, les redondances
qui ne sont, n’attrapent, ne produisent que des incorporels, d’un seul coup agissent dans le systè-
me. C’est exactement comme le « sésame ouvres-toi », mais au niveau presque informatique : tu
cherches la formule pour ouvrir le coffre, tu ne l’as pas, tu es donc dans ces redondances là, et
puis à un moment…
Il y a au-delà des tenseurs processuels, devenir machinique : c’est alors l’au-delà de la machine
actuelle, l’au-delà de la situation actuelle ; on voit bien qu’il y a telle ou telle retombée, telle ou
telle projection machinique, et parallèlement devenir incorporel. Il nous faudra revenir là-des-
sus… Quant aux tenseurs diagrammatiques, c’est la distance entre le noyau d’agencement au
niveau des propositions machiniques et des machines abstraites.
Notes :
2. Ibid., p. 817.
3. Ibid., p. 147-148.
4. Ibid., p. 657.
5. Ibid., p. 658.
6. Ibid., p. 659.
7. Ibid., p. 817.
9. On pourrait aussi à partir de là reprendre la problématique du moi, du petit autre et du grand Autre…
Il convient, en premier lieu, d’entretenir une certaine méfiance à l’égard des représentations
trop statiques du chaos, celles en particulier, qui tenteraient de l’illustrer sous forme de mélan-
ge, de trous, de cavernes, de poussières, voire même d’objets fractals. Le chaos de la « soupe
primitive » du Plan d’immanence a ceci de particulier qu’il ne se maintient à l’existence qu’en
train de se « chaotiser » et de telle sorte qu’il soit impossible de circonscrire en lui, et de tenir
pour consistante, une configuration stable. Chacune de celles qu’il peut esquisser a le don de
se dissoudre à une vitesse infinie, pour ne pas dire absolue. Dans son essence, le chaos est
rigoureusement insaisissable. Ne pouvant être affecté d’aucun sous-ensemble, on peut consi-
dérer qu’il échappe aux logiques des ensembles discursifs.
Est-ce à dire que le chaos est une chose toute simple, toute binaire et aléatoire ? Certes non,
car le processus de protofractalisation qui le travaille génère tout autant du désordre que des
compositions complexes virtuelles : celles-là mêmes dont je viens de dire qu’elles s’esquissent
et se dissolvent à une vitesse infinie. (Relevons au passage que, dans une telle perspective, le
statut du virtuel consisterait, pour une entité, à se trouver pris entre deux infinis : celui d’une
absolue intensification existentielle et de son immédiate abolition.)
On partira donc de l’idée que les puissances actuelles du désordre se déclinent concurremment
à des potentialités virtuelles de complexification. Le chaos devient ainsi une matière première
de virtualité, l’inépuisable réserve d’une déterminabilité infinie. Ce qui implique qu’en y fai-
sant retour, toujours il sera possible de retrouver en lui matière à complexifier l’état des choses.
Ainsi chaque ordination se trouve doublée de tensions entropiques, tandis que, symétrique-
ment, chaque séquence aléatoire est susceptible de bifurquer vers des attracteurs virtuels de
complexification processuelle.
Mais peut-être serait-il préférable de dire que le chaos est porteur d’hyper-complexité, en vou-
lant marquer par là qu’il recèle non seulement la complexité discursive propre aux états de
choses mais qu’il est également capable d’auto-générer les instances de discursivation de cette
même complexité-instances qui seront ici qualifiées de crible. En d’autres termes, en surplus
des déclinaisons logicielles de l’ordre et du désordre, on devra considérer que le chaos tient en
réserve les opérateurs existentiels et les matières optionnelles de leurs manifestations.
Retenons seulement pour l’instant que c’est à partir d’un état non discursif virtuel de la
« matière » chaotique que se constituera ce qu’on appellera ultérieurement le rapport d’endo-
consistance entre les Territoires existentiels et leurs Univers de références.
Deux types de relations sont susceptibles de s’établir au sein de la « soupe primitive » du Plan
d’immanence chaotique : les relations de référence et les relations de consistance. Considérée
à ce premier niveau d’auto-référenciation, la référence n’est encore que pure connectivité pas-
sive d’instances d’être-là – qu’elles soient territorialisées ou déterritorialisées. Elle fonctionne
alors sur le mode du : « se tenir ensemble », étant bien précisé qu’il n’y a personne, aucun
sujet, pour tenir qui que ce soit ! « Il y a » dis-position d’un « il y a » et d’un « il y a » et d’un
« il y a » etc… sans que soit jamais décidable s’il s’agit du même ou d’un autre « il y a ». La
référence est ici répétition, itération. Avec elle, quelque chose tient en place par un incessant
retour à la même place, laquelle se trouve constituée, à cette occasion, de sorte que la glue exis-
tentielle suintant du chaos devient corrélative d’une ex-position d’ordre proto-spatiale. Espace
essentiellement glischroïdique, sans limite, sans contour, sans déplacements internes possibles
ni découpe de sous-ensembles. L’existence n’est encore là que co-existence, trans-existence,
transitivité existentielle, transversalité. Pour ne pas manquer ses caractéristiques spécifiques,
il est nécessaire de découpler radicalement l’idée de référence de celle d’interaction. Pour qu’il
y ait action, réaction, il convient que soit constitué, en préalable, un rapport objetcontexte ou,
à tout le moins, une structure multipolaire, toutes choses qui n’ont pas cours dans ce genre de
lieu. À la différence de ce qu’il en est, par exemple, avec une perception ou une prise de
conscience, rien n’est ici transmis, rien ne « passe » entre le référé et le référent. Ce mouve-
ment de la référence, en tant que prise d’être, auto-affirmation existentielle nous impose d’as-
sumer la double aporie d’un changement d’état s’opérant :
- 1) sans transfert énergétique (du fait que nous sommes confrontés à l’état même du change-
ment, au processus en train de se processualiser),
- 2) à une vitesse infinie de transformations qui transgressent le sacro-saint principe de la phy-
sique contemporaine qui consiste à fixer, avec la vitesse de la lumière, un seuil limite à la
gamme de l’ensemble des vitesses possibles.
Ainsi redéfinie, la consistance se verra affectée de deux types foncièrement différents d’itéra-
tion celle de vitesse infinie et celle de vitesse « ralentie ». Le « ralentissement » (ou reterrito-
rialisation) nous amène à dégager une nouvelle dimension fondamentale des agencements
œuvrant à partir du chaos : celle de la consistance qui nous permettra de mieux étayer les caté-
gorisations déjà antérieurement évoquées d’Univers référentiels (U), de Phylum possibilistes
(F), de Territoire existentiel (T) et de Flux matériels et/ou sémiotiques (F).
D’ordre plutôt temporel la consistance exprime la fragilité, la précarité des processus connec-
tifs, leur densité relative, mais aussi leur finitude, leur caractère transitionnel et séquentiel,
tenant, je le répète, à ce que leur statut de distinctivité existentielle soit essentiellement tribu-
taire d’arrangements contingents de niveaux hétérogènes. C’est aussi à des fractures de consis-
tance que nous devrons – dans certaines conditions sur lesquelles nous reviendrons lorsqu’il
sera question des synapses d’agencement – la capacité de dispositifs entitaires à s’ouvrir à
d’autres formules d’arrangement, d’autres axiomatiques, d’autres machinismes abstraits, bref,
à quitter un régime de connectivité passive pour accéder à une conjonctivité active et
processuelle.
Afin d’illustrer ces questions de vitesse de référence, considérons un instant ce qui sépare un
catalyseur ordinaire de la chimie minérale d’un catalyseur enzymatique de chimie organique.
Essentiellement la vitesse de la réaction catalysée, sa spécificité et ce que j’appellerais ses
implications processuelles. Les enzymes peuvent accélérer les réactions par des facteurs consi-
dérables de l’ordre de 109 à 105 fois dans des conditions douces (milieux aqueux, température
et pression ambiante). Par exemple, la molécule d’un enzyme spécifique sera capable d’hy-
drater 100 000 molécules de gaz carbonique, alors qu’il aurait fallu 10 millions de secondes
pour obtenir le même résultat sans le le recours au génie enzymatique. En outre, chaque enzy-
me catalyse un type de réaction, s’exprimant en un point précis de la molécule substrat, et elle
constitue un crible stéréospécifique, reconnaissant sélectivement une molécule parmi d’autres,
même de structure très proche, comme les isomères optiques. Par exemple, le nickel ou le pal-
ladium pourra catalyser l’hydrogénation des doubles liaisons de molécules très différentes,
tandis qu’un enzyme comme la thrombine ne pourra opérer cette même réaction que sur un
substrat extrêmement spécifique ( ). On pourrait multiplier à l’infini les illustrations d’une telle
1
3 - Les cribles
La soupe primitive du Plan d’immanence est, donc peuplée de deux types d’états entitaires :
– les multiplicités chaotiques, composant et décomposant à des vitesses infinies des arrange-
ments complexes,
– les cribles existentiels sélectionnant des ensembles relativementment homogènes d’arrange-
ments caractérisés par des ralentissements itératifs locaux et localisants.
Ce n’est donc que sous le régime du croisement que les dimensions de référence et de consis-
tance parviendront à acquérir leur identités respectives. La référence ne prend une « portée »,
ne conquiert un espace vital et la « consistanciation » ne manifeste ses stances – substance sou-
tenant les qualités et trans-stance ou transistance « transversalisant » ces mêmes qualités – qu’à
la condition que s’amorce le croisement des dimensions entitaires, à titre d’étape inaugurale
du cycle des agencements. Mais il faut insister sur le fait que ce striage du Plan des références
immanentes par les valeurs de consistance ne procède pas par alternatives binaires exclusives,
ni même par oppositions distinctives de caractère systémique. La consistance existentielle relè-
verait plutôt des catégories pathiques que Viktor von Weiszäcker oppose aux catégories
ontiques. Les premières, relatives au vouloir, au pouvoir et aux diverses modalités du devoir
se masquant les unes les autres en se travestissant mutuellement et les secondes, relatives à des
rapports de temps, d’espace, de nombre et de causalité découpant des entités non dialecti-
sables. On trouve également, dans l’idée que von Weizsäcker se fait de la subjectivité comme
mouvement de « rapport au fond » (Grundverhältnis), l’amorce d’une théorie de l’appropria-
tion existentielle et du transfert pathique généralisé telle que nous la proposons ici avec nos
catégories de référence non discursives, à savoir cellec de Territoire existentiel et d’Univers de
référence (2).
Non seulement une même concaténation entitaire peut engager des consistances de définitions
antagonistes, mais c’est le jumelage et la mise en adjacence de consistances nulles, infiniment
« rapides » et absolument déterritorialisées, avec des consistances ralenties et relativement
déterritorialisées, qui caractérisent ce qui sera ultérieurement défini comme agencement col-
lectif d’énonciation. À nouveau s’impose à l’esprit une autre série de paradoxes de la physique
contemporaine lorsqu’elle incarne un même quantum énergétique sous des formes concur-
remment corpusculaire et ondulatoire, discontinue et continue, séparable et non-séparable. À
leur manière, les schizo-analyses, elles aussi, se mettront en mesure de cartographier les com-
posantes disjonctées, par exemple, d’une psychose, sous les espèces apparemment
contradictoires :
Comme dans la physique quantique, il sera impossible de saisir à la fois, pour les observer, les
mesurer, ou les faire interagir, les dimensions exo-référées de la consistance (les Flux et les
Phylum) et ses dimensions endo-référées d’auto-agglutination existentielle (les Territoires et
les Univers).
Fig. 3
Dans la combinaison (1) une position est donnée sur fond de coordonnées stables, les univers
d’énonciation demeurent flous (perte des intensités qualitatives). Dans la combinaison (2)
c’est, au contraire, la position qui devient floue, et le rapport figure/fond qui s’estompe, tandis
que l’instance existentielle de référence devient la donnée première du transfert existentiel.
Avant de nous engager plus avant sur ce terrain, nous devons faire retour sur les considérations
précédentes afin d’essayer, à partir des quelques schémas suivants, de mieux préciser la genè-
se des processus proto-énonciatifs lors de leur dégagement aux toutes premières étapes com-
positionnelles des redondances entitaires de la« soupe primitive ».
Exo-référence/endo-référence
Fig. 5 :
Fig. 6 :
Pour nous en tenir, pour l’instant, au domaine exo-référé nous distinguerons donc par rapport
à la consistance connective de base, à savoir, l’endo-consistance de série et de flux :
1) un domaine exo-consistant, caractérisé par sa capacité d’ouvrir de nouveaux champs de pos-
sible F consécutivement à la mise en acte de nouvelles constellations d’Univers de référence
Fig. 7 :
La ligne Fnm d’exo-consistance est composée de tous les points de bifurcation propres aux
champs de possible. Les lignes F composent des rhizomes de possibles machiniques abstraits.
Celle de la figure 5 autorise le passage d’un arrangement de raison n à un arrangement de rai-
son m.
Les séries sn, sm ... possèdent chacune un répondant énonciatif tn, tm ... dans le domaine T de
l’endo-référence-endo-consistante. Mais, de leur côté, les lignes déterritorialisées de type Fmn,
qui sont tressées à elles pour leur faire la loi, pour les coder, les situer dans des champs de pos-
sible et leur assigner une consistance différentielle, elles aussi disposent de répondants énon-
ciatifs dans ce même domaine d’endo-référence. Seulement ces derniers sont d’une nature
toute différent. Les répondants territorialisés des séries (et des Flux) sont modulaires. De ce
fait, leurs opérateurs existentiels sont attachés à leur être-là comme des crustacés sur un rocher.
Les répondants déterritorialisés des Phylum abstraits habitent partout et nulle part. Leur exis-
tentialisation, produite par des cribles mutationnels, cesse d’être cadrée territorialement pour
devenir tributaire de co-ordonnées processuelles qui leur confèrent un caractère d’ubiquité et
de traductibilité absolu. Leur contingence n’est plus de l’ordre d’un contingentement, d’un
Ainsi, les plus-values existentielles ne parviennent à être capitalisées dans des Univers de réfé-
rence incorporels que par la médiation, aléatoire et contingente, de cribles mutationnels (les
synapses). Il est postulé, je le rappelle, que ce type de référenciation déterritorialisée ne s’opè-
re qu’à une vitesse infinie, c’est-à-dire sans légitimité ontologique, quoique selon un principe
de nécessitation irréversible (mode de référenciation pathique).
Fig. 8 :
Tout se passe comme si, durant le temps de passage du croisement de l’arrangement n à l’ar-
rangement m, la ligne d’exo-consistance Fmn retournait à la pêche dans la soupe des consis-
tances chaotiques, pour mieux repartir dans de nouvelles directions processuelles. Ce monta-
ge théorique présupposant une « rechute » toujours latente dans les matières d’expression à
l’état d’hyper-complexité chaotique, me paraît nécessaire si l’on veut rendre compte valable-
ment de ce que Freud a décrit sous l’appellation de « processus primaire » ou de « moments
féconds », rémanences d’être à la fois labiles et fulgurantes, qui ponctuent la prime enfance,
la catastrophe schizophrénique, l’expérience de la drogue, les transes fusionnelles archaïques
ou l’inspiration créatrice.
Notes :
1. Biochemistry, Lubert Stryer, W. H. Freeman and Company. (San Francisco, 1981), p. 103-104 et les « réacteurs
biologiques », La Recherche, n° spécial sur l’avenir des biotechnologies, n° 188, mai 1987, p. 614 et suivantes.
2. CF : Jacques Schotte, « Une pensée du clinique » – L’œuvre de Victor von Weiszäcker, Université de Louvain,
faculté de Psychologie et des Sciences de L’Éducation, mai 1985. Notes de cours rédigées par Ph. Lekeuche et
revues par l’auteur.
C’est un rêve en deux parties, la première étant divisée en deux, et la seconde en quatre. Les deux
premières parties de la seconde partie étant relativement symétriques aux deux parties de la pre-
mière partie.
Je donne d’abord le texte du rêve, avec selon la tradition d’usage, certains points dans les déve-
loppements qui ne seront pas tellement expliqués, parce que, comme d’habitude, cela renvoie à
des systèmes assez personnels.
Pour les noms, je vous précise tout de suite que j’ai un fils aîné qui s’appelle B., un deuxième fils
qui s’appelle S., et une fille qui s’appelle M.
I.
A/ Je suis avec M. et sa mère dans une pièce qui évoque un lieu de ma propre enfance. M. me fait
des reproches sur ce que fut mon manque de disponibilité durant son enfance.
Dans un premier temps, je l’écoute avec application, estimant que c’est tout à fait positif qu’elle
s’exprime ainsi, que cela ne peut que lui faire du bien… Sa mère l’approuve silencieusement.
B/ Je me mets en colère. Je me déclenche délibérément, d’une façon un peu théâtrale, un peu arti-
ficielle. Je lui explique que si j’avais procédé autrement, si j’avais été un « bon père de famille »,
je serais resté un pauvre type et personne n’aurait rien eu à y gagner.
Alors là, une coupure dans le rêve, sans doute un début de réveil et on rentre dans la deuxième
partie.
II.
A/ C’est une pièce en rez-de-chaussée (un peu comme à D. pour ceux qui connaissent) et le lieu
ressemble plutôt à une maison qu’occupaient L. et sa copine près de D. Plusieurs personnes sont
là debout dans la pénombre en train de regarder une émission de télévision. Je suis un peu en
arrière-plan, sur le côté gauche. Je vois deux ou trois enfants, qui sont par ordre croissant de taille,
éclairés en contre-jour par l’écran de télévision. Il me semble que j’aperçois un jet de pisse qui
part de l’un d’eux. J’hésite à le croire. Je m’approche : oui, c’est bien un des enfants qui est en
train de pisser sur la moquette. J’engueule le petit qui est le premier de mon côté. Il se tourne vers
moi, me dit que ce n’est pas lui, que c’est le second un peu plus grand à côté de lui et qui est peut-
être son frère. J’interpelle alors celui-ci et je lui dis, d’abord tu vas finir dehors, ensuite tu reviens
et tu nettoies tout.
B/ Je l’accompagne vers l’entrée. C’est un lieu différent. Un peu comme celle d’un film de
Lubitch, Ménage à trois. En sortant, l’enfant me regarde de façon un peu provocante. Après un
temps d’hésitation, je lui mets une tape sur la joue.
D/ À l’autre bout de la salle, j’aperçois un mouvement des personnes qui contrôlent la porte. Je
réalise que ce doit être l’enfant qui essaye de rentrer. Je veux traverser la foule pour aller le
rejoindre. Mais il y a trop de monde. Je prends le parti de sortir par la porte qui est de mon côté
et je cours à l’extérieur tout le long du bâtiment pour rejoindre l’autre porte. Je rentre. Il y a deux
rangées de micros, d’appareils électroniques. Je rentre avec assurance mais en même temps il est
entendu que je dois être reconnu par les gens qui sont à l’entrée, car je n’ai pas de ticket. On me
laisse entrer, quoiqu’avec un peu de suspicion. Le temps que j’ai mis à entrer, l’enfant est repar-
ti à l’intérieur dans la foule. J’essaye de le rattraper.
Je voudrais vous livrer maintenant un certain nombre de développements analytiques sur ce rêve
et traiter de la question des scènes d’agencement, des références intrinsèques qui sont mises en
cause.
Dans le schéma habituel, les scènes sont les structures subjectives intrinsèquement référées entre
des univers incorporels et des territoires. Les quatre dimensions de sens sont toujours coales-
centes, liées les unes aux autres, pour autant qu’il s’agisse d’un agencement. Comment une de ces
dimensions de sens – à savoir celle des territoires sensibles (ou dans la terminologie classique,
celle des « objets partiels » ou « objet a » lacanien) comment s’articule-t-elle ou pas avec ces réfé-
rences intrinsèques ?
Nous allons donc uniquement travailler les rapports entre cette dimension, disons d’objet partiel,
et celle de la scène, la scène étant ce type de références intrinsèques – scène structurale.
Mais je traite d’abord des différents développements du rêve.
La première partie est composée de deux sous-parties qui se rythment comme : provocation-
répression. Nous verrons que les deux premières parties de la seconde partie se rythment aussi sur
provocation-répression, mais non par rapport au même type de scène structurale de référence.
I.
A/ Les reproches de M. en présence de sa mère. Il s’agit d’un système triangulaire. Mon ex-
femme dont j’ai divorcé est là silencieuse et M., environ 17-18 ans, plus jeune qu’actuellement.
Le développement est celui d’une culpabilité œdipienne classique, sur le thème : tu n’as pas joué
ton rôle de père ; pourquoi m’as-tu abandonnée ? Pourquoi le divorce ? Et il y a le silence de la
mère.
Un affect se constitue qui est un point d’abolition virtuelle de tous les énoncés : aussi bien le silen-
ce de la mère que ma propre hésitation à répondre. Tous les énoncés qui pourraient se développer
dans les quatre dimensions de sens se résorbent dans un point d’abolition que l’on peut considé-
rer être un point virtuel de collapsus de toutes les dimensions qui peuvent s’articuler au niveau
familial, social, et autre. Il n’y a rien à dire, c’est comme ça, je suis coupable.
On peut l’articuler comme réduction. Tous les univers se réduisent en une fonction phallique
binaire, à savoir qu’ils ne se développent pas justement comme univers. La seule chose c’est :
B/ Avec la seconde séquence de cette première partie, que j’appelle la colère hystérique, on va
avoir un certain type de développement de ce point d’abolition. Là il y a une ligne de récession,
de dédiscursivation (et de procession dans l’autre sens). Il y a une amorce de procession avec le
discours hystérique où j’essaye quand même de dire quelque chose : non, ce n’est pas possible,
qu’est-ce que je serais devenu, etc. (… )
Le discours défensif ne se constitue pas réellement comme diagramme qui redeviendrait opéra-
teur par une mise en rapport avec une scène elle-même qui pourrait se réarticuler avec un effet et
un territoire, avec la double composition de l’effet articulé à un affect et articulé à un territoire
intrinsèquement référé.
On a les quatre dimensions de sens et l’amorce processuelle (Cf. schémas). Il faut noter que ce
discours n’est pas totalement de parole vide car il va générer deux éléments de singularité. Il va
être l’amorce de deux processus de singularisation.
Je vais maintenant donner un certain nombre de développements. Ce sont des éléments qui pro-
viennent du réveil, de la veille.
Quand je repense à l’énoncé « je serais devenu n’importe qui », j’associe aussitôt sur l’Homme
sans qualités de Musil, ce qui ne manque pas de prétention. C’est aussi une façon de clôturer
l’énoncé sur lui-même : « je serais devenu n’importe qui, mais en même temps ce ne serait déjà
pas mal », et l’on voit bien que l’énoncé est d’une mauvaise foi totale : quelles que soient les
options que l’on prend, le narcissisme a toujours gagné.
Cette référence à l’Homme sans qualités renvoie immédiatement au fait que je l’ai employée dans
une lettre à une amie qui est actuellement en Italie et qui se plaignait parce que je n’avais pas
répondu à ses lettres à temps, et je lui avais dit : je suis un homme sans qualités ! Le problème se
posait alors pour moi d’aller à Rome et j’avais différé ce voyage depuis un certain temps.
Il se trouve que le nom de cette personne est homophone par rapport au nom de Felice Bauer.
Donc la référence à cet Homme sans qualités de Musil par l’intermédiaire de cette personne ren-
voie à Kafka, les lettres à Felice. Mais pourquoi y a-t-il un élément de singularité et de rupture,
de non-sens. C’est que quand j’ai écrit ce commentaire du rêve, précisément le nom de M.B. était
censuré et il m’a fallu faire un certain travail de recomposition pour retrouver ce nom.
Cet élément M.B.-F.B. va se confirmer par un autre élément sur lequel on reviendra plus tard.
Voilà donc la première dimension de singularité. Une ligne qui aboutit à une impasse.
Il y a déjà toute la thématique mégalomaniaque Kafka, Musil, le voyage de Freud à Rome. On
n’est plus directement dans le rapport binaire-phallique : je suis coupable. Des univers Musil,
Kafka se profilent mais ils ne sont pas résolutifs du tout, ils restent ainsi en suspens.
La deuxième partie du rêve va être une façon de reprendre cette question en suspens et de déve-
lopper ces éléments de singularité. Elle est plus riche, elle est en quatre parties et elle se déve-
loppe en quatre territoires différents, c’est-à-dire en quatre scènes différentes pour reprendre les
éléments de structures de références intrinsèques.
La question théorique que je voudrais poser est celle du rapport entre le métabolisme des terri-
toires sensibles dans la mesure où ils se constitueront comme agencement quadripolaire et ce qui
se passe au niveau de la scène.
D’abord simplement les scènes :
Dans le premier rêve on avait une scène qui était un territoire assez indifférencié qui pouvait être
un territoire de mon enfance, alors qu’il s’agissait de l’enfance de M.
Maintenant dans les quatre territoires de la deuxième partie, on commence par une pièce ambi-
guë qui est l’endroit où j’habite actuellement mais qui renvoie à un autre territoire, une autre
période de ma vie, il y a dix ans, avec A., un La Borde antérieur, des choses au-delà de la pério-
de du divorce.
Le deuxième territoire sera celui d’un hall dont j’ai dit qu’il avait quelque chose à voir avec le
cinéma, mais il a aussi à voir dans mon phantasme avec les hôtels particuliers chez Proust.
Le troisième c’est cette grande salle rectangulaire qui se donne d’abord comme telle.
Et le quatrième territoire, c’est la même salle rectangulaire considérée selon ses deux pôles de
droite et de gauche, avec le fait que je sors sur la droite et que je rentre sur la gauche ; c’est un
développement du territoire précédent.
P- Est-ce que tu as bien dit que dans le rêve les enfants tu les voyais d’abord de dos, et dans
l’ombre ?
F- Je vois un filet de pisse en contre-jour. Alors je pense que c’est le premier, le premier se tour-
ne vers moi et puis c’est le deuxième. Il faut dire que l’on est trois frères dans la famille et que
j’ai trois enfants et que je suis le petit dernier, et que M. est la dernière, etc. Donc la structure ter-
naire se retrouverait là.
Donc plus-value considérable : le point d’angoisse est quand même beaucoup mieux étayé. Ce
n’est pas vraiment une structure d’agencement avec un rapport affect/effet mais enfin c’est quand
même autre chose que de se faire une comédie hystérique. Là on a sorti les grosses batteries : on
a sorti Musil, Kafka, Freud. C’est une amorce de référence intrinsèque. C’est quand même du
solide, de grosses batteries d’intimidation.
Lors du travail sur le rêve de Marie-Odile et de Gisèle, on avait dit : au fond la psychanalyse, la
thérapie familiale sont des mythes actifs que l’on réalimente. Exactement comme les Evangiles
autour de Jésus-Christ, au fond on part du texte freudien, ce sont presque des éléments aléatoires
que ces textes d’origine, le problème est de savoir quels types de processus vont se mettre sur le
Talmud ou les Écritures. Nos saintes écritures, c’est Freud. Pourquoi pas ?
L’amorce de références intrinsèques qui est renvoyée à partir de là, c’est la scène freudienne tra-
ditionnelle, les mythes freudiens, les textes sacrés. Au lieu d’appeler la vierge Marie ou le Saint-
Esprit, pour conjurer le point de subjectivation, je fais cette introduction d’une rentrée de ces réfé-
rences-là. Cela correspond à une double montée, d’une part une montée noématique et d’autre
part une amorce de procession.
B/ Autre référence freudienne : on bat un enfant. Je vous rappelle simplement qu’un des thèmes
fondamentaux, surtout revu et corrigé par Lacan, c’est le thème de la construction. Dans la des-
cription de Freud il y a les différents thèmes, il reconstitue le fantasme. Le premier temps, c’est :
mon père bat un enfant que je hais, donc n’aime que moi, c’est la phase sadique du fantasme qui
change de composition s’il s’agit d’une fille. Le deuxième temps est un temps de construction
dont Freud dit qu’il ne peut jamais être remémoré : je suis battu par mon père (phase masochis-
te). Et le troisième temps qui est, disons, le temps d’arrivée, le temps manifeste, c’est ce : on bat
un enfant qui correspond à une satisfaction masturbatoire.
Mais ce qui est intéressant pour moi dans mon rêve, c’est que c’est une mise à nue théorique évi-
dente de la problématique de la construction. Pour Freud, la construction, il la fait dans le deuxiè-
me temps. Pour moi, finalement, il la fait dans tous les temps depuis le début jusqu’à la fin ; toutes
ses interprétations, toutes ses références sont des constructions et des reconstructions perma-
nentes. L’Œdipe est une fabrication de subjectivité. Pourquoi pas ? Mais il ne s’agit pas d’une
référence structurale en soi ancrée dans la subjectivité, dans le rapport du signifiant avec dieu sait
quoi !
Donc quand j’amène « on bat un enfant », quand j’esquisse le fait de battre un enfant, je m’auto-
rise de moi-même à véhiculer le thème de la construction. Je serai à moi-même celui qui construit
sa subjectivité.
Dans cette deuxième figure, à la place du pénis, ça va être la tape. On a une constellation d’uni-
vers qui est bien autre chose que le phallus binaire, l’opposition binaire du départ où il n’y avait
rien à dire. C’est toute la thématique de ce qu’on pourrait appeler l’assurance freudienne. Avoir
la capacité de construire ses thèmes de référence en imposant ainsi le silence au doute, à
l’angoisse.
Le point de subjectivation, au départ c’est une culpabilité, angoisse, rien à dire. Ensuite c’est
quelque chose qui se transforme, bien qu’il y ait toujours le couple provocation-répression, mais
je ne l’intériorise pas directement, puisque cette rumeur quand même de tous ces gens qui sont là,
ce n’est pas vrai, je ne l’ai pas frappé ! Cela se développe comme une rumeur hystérique des
autres et n’a pas du tout le même poids d’affect. En effet des structures de références intrinsèques
supportent tout cela.
Quelques transformations
Deux types d’oppositions bipolaires tranchées, l’une entre le sujet et l’autre – dans la psycholo-
gie et, en particulier, dans le Lacanisme avec la théorie de l’autre spéculaire et du grand Autre –,
la seconde entre le signifié et le signifiant, le représentant de la représentation et la représentation,
étant repris dans la théorie des agencements, éclatent et sont démultipliées de sorte qu’on trouve-
rait du sujet dans les choses et des relations objectales dans le sujet.
En tous cas, je voudrais tenter de dissoudre complètement le caractère massif et globalisant des
conceptions relatives à la subjectivité et à l’altérité.
Je vais – pour reprendre des choses plus anciennes – d’abord repartir de la question du signifiant.
Cette catégorie d’une certaine époque de la linguistique est remise en question sur deux axes :
— celui de l’opposition relative entre l’expression et le contenu.
— celui des différentes théories de l’énonciation (l)
Le représenté peut désigner le représentant (2) ou, dans certains agencements, c’est la chose qui
désigne le signe et non pas le signe qui est dans un rapport de désignation avec l’objet visé ; et,
d’une façon générale, on a affaire à des situations où cette catégorie – signifiant/signifié – n’est
absolument pas pertinente, puisque les rapports entre l’expression et le contenu peuvent être
réversibles et, surtout, n’ont jamais un caractère d’opposition nécessaire, immotivée (3).
Le rêve et le cinéma
Prenons le rêve et le cinéma. On voit que dans ces exemples là – aussi bien dans le rêve que dans
le cinéma – on n’a jamais directement une opposition expression/contenu.
En fait, il y en a toujours une mais elle peut changer, elle peut être réversible et – en tous cas –
elle ne met pas en jeu deux composantes mais N composantes : non seulement un texte signifiant
– un texte linguistique – mais plusieurs textes avec le sous-titrage ; donc, un texte écrit et un texte
oral ; mais aussi un texte musical et en outre un texte d’images.
Et, dans certains cas, cela peut être justement le texte d’images qui désigne le texte musical ou
inversement ; c’est-à-dire que, suivant la nature de l’agencement, il y a une prise de pouvoir, en
tant que composante d’expression, d’une composante ou d’une autre, ce qui donne différents
agencements de lecture, de vision d’un film : on peut le voir à travers les couleurs ou les rythmes,
on peut le voir à travers les images, à travers la chaîne des affects engendrés et il n’y a absolu-
ment pas de rapport univoque, nécessaire, immotivé entre une chaîne signifiante et les contenus
signifiés.
Il en va de même dans le rêve où il n’y a pas de rapport bi-univoque entre un contenu latent et un
contenu manifeste ou un primat des représentations d’objet sur les représentations de mots
puisque, dans certains cas, c’est exactement le mot qui désigne l’objet ou l’objet qui désigne le
mot, ou encore un système de relations, ou un système de translation d’espace, etc.
Toute référence à des mécanismes primaires tendrait à instaurer une logique qui transcenderait ces
différents mouvements et qui les pré-fixerait. Je n’insiste pas là-dessus car nous en avons déjà
beaucoup parlé. Mais, à ce niveau-là, je parlerai purement et simplement d’une réhabilitation du
contenu, d’une réhabilitation du signifié. Le signifiant n’est qu’une catégorie limite. La mathé-
matique formelle des syntaxes de l’expression ne se constitue qu’à travers un méta-langage.
Quant au signifié, les contenus sont toujours, quelque part, porteurs d’une fonction diagramma-
tique et c’est là qu’est remise en question l’opposition entre les sémiotiques iconiques et les
sémiotiques discursives, linguistiques et autres : toutes les icônes sont porteuses de discursivité,
c’est l’intuition de Pierce quand il situait les diagrammes – y compris les algèbres – comme des
cas particuliers de systèmes iconiques. Et ce même dans les cas les plus simples.
La vision d’un tableau implique la discursivité de la lecture de l’image suivant le type d’agence-
ment d’énonciation : un enfant, un primitif, un amateur naïf ou un amateur éclairé n’ont pas du
tout le même type de perception discursive d’une même icône. Je parlerai donc à cet égard de
ritournelle perceptive.
Ritournellisations
Un autre temps double, et même plus que double, multiple, c’est le temps de la musique. Le temps
perceptif – temps de la perception de la musique, temps de l’audition – est doublé par divers
temps machiniques : ceux de l’harmonie, de la mélodie, de la polyphonie, les temps rythmiques
qui se plaquent, s’articulent les uns aux autres.
C’est l’agencement…
Alors, plutôt que ces oppositions nécessaires, structurales – soit-disant immotivées ou pas –
entre le signifiant et le signifié, à la place de cette barre traditionnelle, Saussurienne et reprise
par Lacan entre le signifiant et le signifié, je dirai : c’est l’agencement. Il y a agencement de
contenu et agencement d’expression, avec toute la contingence, la singularité de ces différents
types d’agencements :
— Agencements de composantes relativement plus territorialisées,
— Agencements de composantes relativement plus déterritorialisées, avec réversibilité possible.
Par exemple, le même texte français lu par un anglais et lu par un français inverse précisément les
rapports de signifiant et de signifié…
Un autre exemple : les sémiotiques somatiques. La somatisation hystérique ou autre : les repré-
sentations dites d’objet peuvent être en position relativement plus territorialisée (par rapport aux
autres composantes) mais elles peuvent être aussi en position plus déterritorialisée par rapport aux
autres composantes, par rapport au langage. Elles peuvent donc être en position d’expression,
c’est-à-dire qu’il peut se faire que ce soit le corps qui exprime le langage ou qui exprime des
Le rapport expression contenu n’est pas structural, systémique ou mathématique (dans le sens des
mathèmes de Lacan), il est d’abord et fondamentalement une opposition micro-politique liée à la
nature des agencements qui en font la concaténation ou la mise en fonction diagrammatique.
Un agencement contingent
Pour reprendre les anciennes terminologies, on peut donc dire que là (5) on a une ligne de conte-
nu (signifié) et une ligne d’expression qui va se trouver articulée et cela va être un agencement.
La ligne qui fait cette articulation n’est pas une ligne de correspondant structural, c’est un agen-
cement contingent. C’est agencé ou ce n’est pas agencé. En effet, les sémiotiques du contenu peu-
vent travailler à leur propre compte, ou en faisant exploser l’agencement. Ce sera le cas du déli-
re, du symptome.
Expression
Reprenons les catégories de Hjelmslev – que j’aime bien retrouver parce qu’elles nous permet-
tent, ensuite, d’explorer certains types de problèmes.
Au niveau de l’expression, l’on distinguera des matières d’expression, des substances d’expression.
Les matières d’expression, ce sont les flux matériels, les flux énergétiques – flux de phonie, flux
scripturaux, flux de peinture, toutes les perspectives sont ouvertes…
Au niveau de la substance d’expression, ce seront des corps, des territoires.
Les rapports entre les matières d’expression et les substances, nous les avions appelés : rapports
de persistance ; ou pour ceux qui se souviennent de l’Anti-Œdipe, cela correspond à l’ancien type
de rapports entre les flux et les codes. En effet, il y a un certain découpage de corps et de terri-
toires parmi les flux. Ce peut être des territoires comme cette pièce, des territoires sensibles ; ce
peut être un découpage d’objet, voilà le rapport de persistance : quelque chose persiste à travers
ce type de sémiotisation qui crée des redondances – signifiantes, de territoire. Voilà un rapport
d’expression.
Ce qui caractérisera un agencement, c’est qu’un autre type de couple – matière et substance – y
sera en position d’expression. Ce couple territorialisé sera dans un rapport métabolique, agencé
Pour schématiser…
Donc, pour éclairer un peu ce tableau (8), à la place du rapport signifiant signifié, on va parler au
niveau du contenu des phylum machiniques qui seront des matières du contenu, s’articulant à des
univers.
Ce seront des univers subjectifs, des univers de valeur, toutes ces catégories d’incorporels, de
devenirs dont nous avons parlé l’année dernière.
Pour schématiser, nous aurons là, dans l’expression, des flux qui s’articuleront à des territoires.
Et, pour articuler le tout, des agencements. Donc, à la place d’une théorie de la Forme ou de la
Structure, ce sont des agencements – des agencements d’énonciation – qui permettent d’articuler
ces quatre positions – ou qui ne les articulent pas, d’ailleurs, ce qui donnera une souplesse très
grande au système.
Par opposition à des consistances machiniques, on voit là le monde des consistances
référentielles.
On va retrouver là, si vous voulez, le triangle sémiotique traditionnel – en cachant ceci (9). Vous
avez un certain type de rapports entre des flux, des codes, des référents sémiotiques. Ils vont créer
des systèmes de coordonnées découpant des territoires. Et vous aurez là des rapports de segmen-
tarité entre ces différents territoires, et là vous aurez des rapports de mélange entre ces différents
flux.
La sémiotique est là pour articuler ces mélanges et ces rapports segmentaires entre les territoires.
Ce qui veut dire simplement que tous les territoires s’emboîtent les uns dans les autres dans des
rapports systémiques.
Tandis que là, la consistance est totalement différenciée. En effet, les phylum développent chacun
leur propre univers. Qu’est-ce que cela veut dire ? Prenons, par exemple, un phylum musical : un
certain type de signes musicaux ou d’objets musicaux développent leur univers qui s’appelle la
musique. À côté de cela, vous avez un phylum mathématique qui, à partir d’un certain signe va
développer des idéalités mathématiques. Mais entre les mathématiques comme univers et la
musique, il n’y a pas de rapport, il n’y a pas de mélange, pas de segmentarité. Et pourtant, il y a
bien un rapport, puisqu’on peut faire des mathématiques avec de la musique…
Un amour – l’amour de Swann pour Odette, par exemple – toutes sortes d’univers le constituent :
un univers de demi-mondaines, un univers d’un certain type de visage, d’un certain type de réfé-
rence aux jeunes filles, de ritournelle musicale – la phrase de Vinteuil –, un certain univers plas-
tique. Puis, tout cela s’appelle un amour, cela fait : l’amour de Swann. Mais alors ! Proust s’ar-
rache un peu les cheveux : comment tout cela tient-il ensemble ? Ce n’est pas dans des rapports
d’espace, d’énergie qui… et pourtant, cela fait un certain type d’agencement.
Chacun de ces univers renvoie à des phylum, renvoie à ses propres possibilités, lignes, renvoie à
son propre passé, à son propre futur, à sa propre productivité machinique. Comment ces univers
tiennent-ils ensemble ? Et bien précisément parce qu’ils sont agencés avec des flux, bel et bien
matériels et énergétiques, et avec des territoires bel et bien référencés.
Autrement dit, c’est par le détour de ces lignes de persistance que la transistance s’institue entre
des univers totalement hétérogènes. De fait, leur caractéristique est d’être totalement hétérogènes
et d’avoir là des rapports de filiation très particuliers avec toutes les catégories à la fois d’irré-
versibilité et de lissage du temps (10).
Ce qui fait tenir ensemble les différents univers qui constituent l’amour de Swann, c’est que les
segmentarités, les mélanges de flux sont métabolisés à travers une sémiotique qui, au lieu de les
faire travailler dans le sens de l’équilibre, dans le sens de la répétition, de la redondance, des ter-
ritoires, des corps, des sensibilités, etc., les font travailler loin de l’équilibre pour, précisément,
articuler des univers hétérogènes ; pour accrocher des univers qui sont eux-mêmes dans un plan
de consistance totalement en dehors des références : la musique, la science, les mathématiques et
tout ce que vous voulez… sont dans des univers qui pourraient être totalement coupés des agen-
cements concrets, mais les agencements, là, les articulent.
Et il s’agit alors de faire travailler les mélanges et les segmentarités selon des lignes d’univers,
selon des hétérogénéités, selon des lignes de phylum machiniques, selon des univers hétérogènes
qui, sinon, continueraient de tourner en rond avec toujours le risque d’un affaissement, d’un trou
noir, d’une inhibition, de tous les systèmes dont nous avons parlé l’année dernière.
Un agencement, c’est donc le fait qu’il y a des flux matériels ou énergétiques, des rapports de
segmentarité, de territoire, des coordonnées, des références qui s’articulent avec des phylum
machiniques, qui travaillent, quelque part, à leur propre compte et qui développent des univers.
C’est donc le fait que, à un degré ou à un autre, ces quatre types d’éléments sont articulés
ensemble.
Les univers sont des univers subjectifs, des univers de valeur – espèces d’objets dont je disais
qu’ils ont pour caractéristique de ne pas rentrer dans les coordonnées à tel point qu’ils vont infi-
niment plus vite que la vitesse de la lumière, qu’ils sont tout et partout dans l’univers, qu’ils sont
tout et partout avant, pendant et après les coordonnées temporelles.
Et l’autre ?
L’intérêt de ce schéma par rapport aux schémas antérieurs est que l’on va pouvoir développer une
multiplicité, une hétérogénéité totale des facteurs de subjectivité.
Une subjectivité, il y en a ou il n’y en a pas. Il peut se faire que Odette, ça ne soit pas du tout un
autre, et pendant tout un temps, ce n’est pas un autre. À un moment, il y a un des univers qui se
déclenche : Tiens ! elle a un visage lourd ou… elle est moche… Un univers; bon, cela ne suffit
pas pour déclencher un grand amour ; mais il y a un autre univers : Tiens ! Botticelli ! ça
Risques de catastrophes
Les mélanges, eux-mêmes, peuvent fonctionner comme phylum machiniques ou pas. Mais, je
vous ferai remarquer une chose : il n’y a pas de rapports d’infrastructure/superstructure dans ce
schéma. Car, s’il est vrai qu’une économie persistantielle peut décoller de l’équilibre par une
sémiotique loin de l’équilibre, s’accrocher à des phylum machiniques et à des univers hétéro-
gènes, l’inverse est vrai aussi. C’est que le fonctionnement de phylum machiniques et d’univers
peut accrocher, engendrer de nouveaux flux, de nouvelles segmentarités.
L’exemple qui nous venait à l’esprit en parlant avec E. tout à l’heure, est celui de la chimie : vous
pouvez avoir un agencement machinique avec différents phylums : phylum d’écriture, phylum de
mathématiques, phylum de physique, phylum expérimentaux, etc., qui développent et articulent
entre eux des univers physiques, chimiques, mathématiques, etc. Agencés entre eux, ils créent de
nouveaux flux et de nouveaux territoires chimiques, de nouveaux territoires perceptifs, de nou-
velles couleurs, de nouvelles matières – qui ne préexistaient pas à la mise en œuvre de ces phy-
lum et de ces univers. Donc, le schéma n’est pas forcément dans un sens ou dans un autre. Ce qui
va nous permettre, dans une perspective d’analyse schizo-analytique, de considérer que nous
aurons à envisager toujours la potentialité de l’existence de chacun de ces quatre triangles (11). Car
il peut se faire qu’il y en ait qui soient totalement dégénérés, totalement restreints avec des risques
de catastrophes. Nous étudierons les quatre types de catastrophes – et comment les désigner – qui
arrivent quand un agencement perd un ou, nécessairement, trois de ces triangles. Que se passe-t-
il quand ces triangles s’affaissent ?
Il y a des univers, il y a des territoires. Alors là, ça marche dans les deux sens. On pourrait appe-
ler ce cas de figure celui des devenirs incorporels. Le primat de l’agencement, c’est qu’existent
des relations territorialisées et puis de la production, de l’engendrement. C’est ce que Freud appe-
lait la sublimation – qui est une catégorie totalement floue.
Mais cette « sublimation » peut marcher aussi dans l’autre sens le devenir incorporel, ce peut être
aussi qu’un univers engendre un territoire. Au lieu de ce rapport bilatéral incompréhensible entre
une économie territorialisée de la libido qui va se sublimer dans l’art, dans des valeurs, dans des
univers, ce sera exactement l’inverse : le fait d’accrocher ce type d’univers permet de reconstituer
ou de constituer ou d’inventer d’autres territoires sensibles, d’autres corps…
(celui-là est dédié à M.). Là on a des phylum machiniques, des flux, on a un agencement. Quand
on fera un tableau des catégories, on situera les singularités dans les flux. Les singularités, c’est
presque le contraire des redondances. Quant aux flux, le fait qu’ils soient flux et mélanges de flux,
c’est qu’ils n’ont pas de caractère de redondance. Ils sont héraclitéens. Ils se fluent à eux-mêmes.
Et puis on a des phylum machiniques. Alors dans un cas, on a un flux, une singularité qui se met
à proliférer et à travailler comme un phylum machinique. Ce sera par exemple un certain élément
territorialisé de flux qui va se mettre à travailler et à proliférer, à faire un texte musical ou un élé-
ment de singularité qui va se produire et engendrer une logique impliquant un univers.
Inversement, on a le fait que les phylum, quelque part, sont toujours accrochés à des points de sin-
gularité. Alors là, ce serait plutôt la théorie de l’objet a lacanien, c’est-à-dire qu’il y a toujours un
en-deça singulier…
La schizoanalyse
La schizoanalyse consistera donc à savoir ce qui fonctionne, quel est le primat de ce type d’élé-
ments ayant le mérite d’introduire des caractères et un classement totalement différents.
Elle consitera ou bien à savoir si l’on a affaire à des singularités, à des flux dont littéralement il
n’y a rien à dire (c’est du « comme ça » et puis tu peux toujours y aller, tu peux tout mélanger, tu
peux faire ce que tu veux, tu n’atteindras pas à ce type de flux) ; ou bien à faire une stratégie dans
les territoires. Ce seront alors toutes les interactions systémiques tu prends un bout de territoire,
tu en prends un autre, et puis tu essayes de déclencher quelque chose qui fasse un compromis,
consolide un territoire… Là c’est une logique particulière d’interactions, là c’est une logique par-
ticulière de mélanges ; ou bien elle consistera à voir si, au contraire, on a affaire à un système
machinique. Alors là, c’est tout-à-fait autre chose : quelque part il y a un primat de la machine et
Si on l’attrape par les flux, on peut être sûr qu’on n’attrape rien parce qu’on n’attrape pas des flux.
Si on l’attrape par les codes, on peut être sûr qu’on le reterritorialise, qu’on le consolide.
Si on l’attrape par les phylum, alors tant mieux ! mais il est préférable de se laisser porter et en
dehors parce que…
Si on l’attrape par les univers, il se peut alors que des possibles inondent, irriguent le système,
toute la question étant : qu’est-ce qui se joue au niveau de la praxis ? au niveau des agencements
d’énonciation ? Qu’est-ce qui se modifie, puisque, après tout, les différentes articulations passent
toujours par ces agencements d’énonciation ?
Voilà, j’ai donc survolé là les catégories de l’année dernière en les représentant un peu autrement.
Ce que je peux faire maintenant, c’est simplement reclasser une série de notions sur ce schéma (13),
et illustrer ceci de quelques exemples totalement différents les uns des autres pour voir comment
essayer d’articuler des agencements les uns aux autres sans faire de phénomènes de surdétermi-
nation, de rapports infrastructures/ superstructures, puisque précisément on aura des entrées
d’agencements totalement hétérogènes qu’il faudra choisir pour rendre compte de leur compati-
bilité.
Là, comme catégorie ou clef d’effectuation, il y a un phénomène de matérialisation, là il y a des
phénomènes de structure (j’y ai fait allusion), là il y a des phénomènes d’ordination a-signifian-
te, toujours la mise en jeu de schémas signifiants qui annoncent la possibilité d’une entrée des
systèmes machiniques.
Là, ce sont des processus, et là des organisations tourbillonnaires, en ce sens qu’il y a une vites-
se absolue qui ne délimite pas le cercle du trou noir et les systèmes inter-relationnels.
J’évoquais plus haut le cas de la catastrophe. Quand l’agencement saute, qu’arrive-t-il aux diffé-
rents termes ?
Ce qui arrive quand il y a une catastrophe ici, c’est la mort au niveau des flux : c’est l’économie
de l’équilibre total sur lequel Freud a insisté dans Au-delà du principe de plaisir.
Au niveau des territoires, c’est le trou noir : les territoires s’effondrent ou bien on lutte d’une
façon obsessionnelle pour éviter cet effondrement en appréhendant et en investissant ce trou noir.
Là, les relations rhizomatiques entre les phylum machiniques ne sont plus rhizomatiques mais
arborescentes et, quelque part, se rabattent dans des stratifications.
Et là, c’est un univers à soi-même de la catastrophe qu’on pourrait appeler le néant ou le nirvana
– catégorie du vide absolu.
Quant aux consistances, si l’on reprend les catégories de l’année dernière, ce serait la subsistan-
ce des flux, la persistance des territoires, l’existence : les agencements sont ex-istants, c’est-à-dire
qu’il n’y a d’existant, de mise en coordonnées et de mise en effectuation machinique que par un
agencement. La clef de l’existence est là.
Agencements musicaux
F. : Certainement. Dans la musique antique, oui. Le vent dans les cordes, bien sûr.
Les univers musicaux sont hétérogènes mais articulés les uns aux autres : l’harmonie, avec ses
catégories du juste et du faux, du dissonant ; les modes : mode mineur, mode majeur ; les affects
musicaux ; c’est tout ce qui peut produire quelque part l’effet, la subjectivité musicale et ses dif-
férents modes de valorisation.
On pourrait multiplier les exemples. J’en avais imaginé sur les machines de travail, les différents
types de valorisage. Je les énumère simplement et puis on retiendra ceux qui vous intéressent.
En ce qui concerne les niveaux de l’inconscient (le niveau des pulsions, des objets partiels, le
niveau des zones érogènes) dans le rapport qu’on avait étudié l’année dernière (la machine dési-
rante, les pulsions, l’inconscient machinique et le désir, l’économie non-énergétique de la libido),
on pourrait essayer de réarticuler ces notions pour voir les différents types d’entrée, ce qui dans
les théories de l’inconscient a été mis sur le registre du moi, ce qui a été mis dans le registre des
flux et enfin l’économie psychotique, ce qui a été mis dans les pulsions avec la capacité qui est
leur d’engendrer des univers…
J’avais imaginé aussi qu’on puisse mettre un agencement militant avec les leaders, les groupes
primaires, les partis, le flux de paroles, d’attitudes, de violences, d’ondes hertziennes, les zones
où ça prend dans le territoire mais aussi dans les affects ; et puis tous les différents phylum qui
concourrent à faire un agencement militant – à la fois des phylum sociaux, des phylum démogra-
phiques mais aussi des phylum théoriques ; et puis la lutte, le politique, le changement, l’appar-
tenance, les grands univers qui se trouvent pris ainsi.
P. : Par exemple, le tableau périodique de Mendeleïev, qui produit quelque chose comme un agen-
cement, comment le situerais-tu ?
Le tableau de Mendeleïev
Un drôle d’exemple
L’intérêt serait aussi de prendre des exemples qui soient des situations dans lesquelles vous êtes
accrochés pour voir comment on peut en sortir pour comprendre les accrochages. Voilà, pour
l’instant, un drôle d’exemple, une équation très curieuse : le 10 mai, François Mitterand, un agen-
cement, le parti socialiste. Et puis, étrangement, un des changements scientifiques, expérimentaux
auquel on assiste, c’est que les chroniqueurs du Matin, de Libération, de Paris-Match changent et
on voit apparaître Bernard-Henri Lévy, Glucksmann, Hallier… Depuis que la gauche est au pou-
voir, c’est la droite qui écrit dans les journaux de gauche, c’est curieux quand-même !
Ce serait un agencement intéressant à creuser. En effet, si cet agencement – Mitterand – n’entraî-
ne pas, n’est pas corrélatif de la diagrammatisation de phylum machiniques et d’univers dia-
grammatiques, il y a tout lieu de penser que cela va faire une reterritorialisation à tour de bras.
C’est-à-dire que la droite sera d’autant plus la droite qu’il y aura cette tentation, cette tentative de
sémiotique loin de l’équilibre et qui avorte. On a tellement affolé en vain les capitalistes, les petits
bourgeois avec le changement – mais avec un changement abstrait et qui n’est pas un univers du
changement parce que si c’était un univers du changement, on serait dans le changement, on ne
pourrait pas s’y affoler ! Du coup, on voit effectivement se reterritorialiser la droite dans la
gauche, la gauche dans la droite, pour pouvoir redonner une persistance au système. Voilà com-
ment on pourrait faire des points d’entrée.
F. : Mais ce qui me semble intéressant, ce n’est pas tellement cette présentation plus qu’une autre.
Evidemment, je la trouve plus commode pour essayer d’articuler les choses ensemble ; mais, c’est
cette idée d’une réappropriation, en effet, de la poésie, du délire, de la religion, des idéaux, etc.,
qui ne soit pas sur le mode des superstructures, de la sublimation, mais sur celui d’en comprendre
le carctère opératoire, qui m’intéresse.
Pourquoi, d’un seul coup, tomber dans un univers amoureux ou musical, cela change-t-il com-
plètement tout ? Et ce n’est pas un raisonnement marxiste ou freudien qui en rend compte. Cela
change tout parce que cet univers-là est support de potentialités de systèmes machiniques qui eux,
effectivement, travaillent et changent tout. Mais cela ne se voit pas, l’amour ou la musique, alors
comment les faire entrer avec des éléments très visibles – des territoires, des flux, des corps ?
Comment faire, quelque part, qu’on puisse entrer dans ce sens là aussi bien que dans l’autre et
dans toutes les catégories ? Parce qu’on vit sur une stupide tradition matérialiste – ou idéaliste,
c’est tout-à-fait identique – réductrice, qui ne nous permet pas de comprendre l’efficience radica-
le de données de l’inconscient machinique qui n’ont rien à voir avec des individus, avec des enti-
tés repérables – données d’univers de valeur, d’univers de désir, etc. Et c’est comme s’il y avait
une sorte de myopie totale qui s’était abattue sur une certaine façon de voir les choses, alors que
les enfants, les fous, les primitifs n’ont pas du tout cette myopie. Eux ne se trompent pas du tout,
ils voient bien qu’à un moment « mais qu’est-ce que c’est que cet esprit qui perturbe le systè-
me »… Eux n’ont pas d’hésitation, de préjugé. Ils ont raison en plus : ils ne doutent pas de cette
entrée possible.
De même, il y a un certain rapport d’entrée dans la création, dans la production dont on peut voir
qu’il change tout. Dans les relations concrètes, quand quelqu’un engage un processus, qu’est-ce
que cela veut dire que de vouloir essayer de quadriller, reprendre, situer, interpréter ce processus ?
Et bien ! marche par là, on verra bien ! Simplement, ce processus, vers quelle micro-politique va-
t-il aller ?
C’est en même temps une possibilité de mettre en question radicalement le concept d’interaction.
C’est aussi un peu dans ce but que j’ai reforgé ce système-là. C’est-à-dire que, c’est vrai, cela
existe les interactions, mais il n’y a pas que les interactions, il y a aussi les mélanges, il y a aussi
l’hétérogénéité totale, il y a aussi les filiations, il ne faut pas mettre de l’interaction partout !
M. : Depuis que l’on raconte nos histoires, je me rends compte que les gens que j’écoute me par-
lent différemment. Récemment, une dame est venue pour me parler mais elle n’arrivait pas à par-
ler et elle finit par me dire :
« Est-ce que je peux enlever mes chaussures ?
— Je vous en prie. »
Elle est montée sur la chaise, et parce que la lumière frappait alors ses yeux avec un angle diffé-
rent, elle s’est mise à parler. Je crois que c’est possible ce genre de choses qui ne m’arrivaient
jamais avant, depuis que je t’écoute.
F. : Moi, je ne dirai pas : pour toujours ; je vais prendre un exemple monographique et le mieux,
c’est de prendre le mien, si vous voulez.
La Borde – Oury… Tous les flux tournent en rond pour moi pendant un certain temps et tournent,
entre 50 et 65 autour d’un trou noir conjugal produisant des mômes. Cela tourne jusqu’à la
Mutuelle des étudiants, jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. Il y a des identifications…, des
coliques néphrétiques, des cailloux. Tous les cailloux que j’ai, ils datent de là. C’est ce que m’a
dit le Professeur X. : Vous les avez tous faits en même temps, cinq d’un côté, quatre de l’autre
(rires), c’est comme ça. Et je me souviens très bien de ma première colique néphrétique, vraiment
un trou noir menaçant ! Un jour, il y a eu une scène qui a tout cristallisé : j’étais dans le train que
je prenais toujours le jeudi et j’allais au wagon-restaurant ; le serveur vient me trouver et il me
dit : « Monsieur, je vous serre la main parce que c’est la dernière fois, je vais prendre ma retrai-
te » (rires). Mon Dieu ! Effrayant !
Arrive la Mutuelle. Arrive le fait que mon père, avant de mourir, insiste et me file un billet de cin-
quante francs pour passer mon permis de conduire (ce n’est pas rien de passer le permis de
conduire, je l’ai passé très tard !) Arrive donc tout cela et toute cette bande, R. et les autres qui
m’entraînent, qui me chopent là, dans un autre agencement.
Il se passe beaucoup de choses, j’en passe… changement de territoire, A., divorce, 68 et puis
Deleuze. Une machine, différents phylum qui travaillent… Et, suivant les nécessités, les urgences,
les agencements, ce phylum ne travaille pas de la même façon : période du début, rupture CERFI
– FGERI… et puis, à un moment une autre séquence, je me retrouve tout seul, séparation d’avec
A. Bon. Cela peut s’arrêter, cela peut repartir. D’autres univers apparaissent plus ou moins consis-
tants ; et là je fais plusieurs rêves du visage d’Oury : notamment un rêve où il est par terre, sous
une chaise, et puis il cherche quelque chose, il cherche quelque chose, et puis je suis coupable de
ce qu’il cherche quelque chose, il y a Brivette et tout-ça. Et je dis : « Mais qu’est-ce qu’il m’em-
merde ! Il cherche quelque chose ! Je m’en fous ! Mais qu’il cherche ! qu’il cherche ! »
C’est comme s’il y avait un décollement là de l’image avec l’univers Ouryen qui est plus par là.
Mais enfin ! la consistance de cet univers-là, mais pourquoi ça se colle, pourquoi ça se rabat ?
Pourquoi est-ce qu’il y a une sorte de culpabilité a-priori qui apparaît ?
Il est évident qu’un certain fonctionnement des visages, de l’image, de l’identification est totale-
ment différent suivant le type de consistance. Mais cette consistance n’est pas garantie. Elle peut
se décrocher. L’univers peut s’éteindre. Je le vérifie régulièrement : Pourquoi je voyage tout le
temps ? C’est sûr, je ne dis pas du tout la même chose à l’extérieur, dans d’autres pays qu’ici !
Parce que dans le contexte parisien, c’est un miracle qu’il y ait toute une bande de copains ici pour
qu’on discute… Et puis ailleurs, il y a un autre agencement, alors tous les phylum politiques, psy-
chanalytiques, tout cela repart. Il n’y a pas non plus de permanence : quand ça se rallume, ça se
rallume d’un seul coup, avec une rémanence, un lissage rétroactif et prospectif… Est-ce que ça
répond un peu à ce que tu disais ?
P. : Je vais formuler simplement ma question autrement : ce que tu signalais comme étant les
catastrophes, tout-à-l’heure, la question est de savoir si, au lieu d’être, disons, des manifestations
contingentes de ce tableau, de cette représentation, elles ne sont pas la règle, justement, dans le
système que tu décris ? Auquel cas, on retomberait dans des découpages, des territorialisations,
des systèmes structuraux – à savoir que la catastrophe psychotique, une fois qu’on y est, il n’est
pas possible de faire retour… ?
F. : À mon avis, c’est la règle à ce niveau, en ce sens que toujours un territoire, toujours une sémio-
tisation qui individue, toujours un système d’encodage, une sémiotisation près de l’équilibre sont
hantés par la catastrophe, par le trou noir, peu importe comment on l’appelle, néant ou forclos.
Toujours.
Mais le rhizome ne connait pas la catastrophe en ce sens qu’il est plus qu’immortel parce que le
problème du temps ne se pose pas. Ce sont des séquences machiniques, il n’y a pas de coordon-
nées, pas de temps, pas d’espace. En fait, on peut faire exploser toute la terre, dans une guerre
atomique totale, la musique – phylum machinique – reste, je ne sais pas où, mais en tant que phy-
lum machinique, n’est pas entamé.
P. : Pour en revenir aux catastrophes, elles avaient quand-même en commun que c’est là, au
centre, du côté des machines asignifiantes… Ce que je voulais te demander tout-à-l’heure, c’est :
est-ce que cela a à voir avec la diagrammatisation ?
P. : Elles avaient donc, ces quatre catastrophes ceci en commun, c’est de s’arrêter par là.
J’aimerais que l’on en parle un peu plus, parce que, par exemple, pour reprendre un exemple
concret que l’on connait tous, la Philadelphia, de Laing, à Londres, avec ses appartements théra-
peutiques, etc., c’est, je pense, une tentative de mettre sur pied – sans le savoir – une espèce
d’agencement diagrammatique pour articuler ces différents… à partir d’un univers métanoïaque,
de l’analyse existentielle et d’un brin d’hindouisme boudhique.
F. : Oui, c’est intéressant. Parce qu’on voit bien, par exemple, le délire d’Oury ; comment ce type
qui n’est rien, dans aucun territoire, qui ne sait rien à la limite, d’un seul coup, lance un univers !
C’est scandaleux, cette entrée ! (rires) En effet, je crois qu’il faudrait creuser en quoi est-ce, dans
les agencements, l’émergence de sémiotiques a-signifiantes qui permet la diagrammatisation,
c’est-à-dire le passage à l’acte, l’actorisation, l’injection de nouveaux possibles.
F. : La question est de savoir comment, en effet, portée par des redondances signifiantes – des
redondances territorialisées –, une économie a-signifiante s’agence avec des redondances machi-
niques. Mais c’est là-dessus que je tourne en rond depuis vingt ans ! Qu’est-ce qui fait qu’un plan,
une équation, s’ils sont convenables, s’ils sont adéquats, pertinents, s’ils ont la bonne consistan-
ce a-signifiante, permettent cela avec des seuils, avec des catégories de dimensionnement. Il ne
suffit pas de dire que le plan est quelque chose qui permet d’ajuster des éléments matériels pour
que cela fonctionne, parce que, quelque part, il y a un fonctionnement purement machinique
abstrait – ou purement théorique, si vous voulez – qui existe indépendamment du retour à
l’expérimentation.
Là, on reprendrait une vieille discussion épistémologique : tu as une pure théorie, par exemple le
tableau de Mendeleïev, qui n’a pas tellement besoin de l’actualisation pour s’affirmer comme
machine, qui n’a pas besoin d’être vérifié expérimentalement, qui le sera ou qui ne le sera pas…
On peut prévoir une chimie des énergies à très haute puissance ou une chimie organique à 37°,
mais sans avoir du tout les moyens de. Et pourtant, ça peut fonctionner comme machinisme. Ou
pas. Evidemment, il y a une dialectique en réalité, parce que les choses ne se développent pas
comme ça unilatéralement.
Mais il est évident que, par exemple, dans un rêve, dans un fantasme, dans un jeu de scène, etc.,
tu peux produire une dimension machinique indépendamment du fait qu’il y ait sa mise en acte
possible. Simplement, tout est changé. J’ai rêvé ça et puis… Alors, qu’est-ce que c’est que ce
fonctionnement a-signifiant ? Là, il serait intéressant de réintroduire sérieusement le concept de
machine abstraite. C’est la machine abstraite, la consistance abstraite qui fonctionnent à ce
moment là. Là cobérence machinique portée par les équations et le plan du Concorde font voler
le Concorde. Mais il n’y a pas de consistance économique, on s’en moque, personne n’en veut,
d’accord, mais enfin, ceci dit, au moins à ce niveau technique, ça vole ; ça ne vole pas concrète-
ment parce que ce n’est pas possible, il n’y a pas la consistance économique, il n’y a pas les uni-
vers de désir pour faire voler le Concorde mais n’empêche qu’il a sa consistance machinique. Il
pourrait aussi bien ne pas l’avoir. Car, inversement, tu pourrais avoir tous les éléments et puis que
ça ne vole pas, faute de consistance machinique.
D. : Est-ce que les radios libres, ce n’était pas un peu ainsi, avant le 10 mai ? Il y avait une radio,
tout le monde venait, tout le monde parlait et cela n’avait aucun effet nulle part.
F. : Ce n’est pas tout-à-fait exact, cela n’avait pas d’effet nulle part, cela avait un petit effet, par
exemple cela servait à ce que Untel et Untel aient des relations homosexuelles. On faisait des
réunions, des machins, c’était le bon temps… Et puis tout d’un coup, il ya a eu l’entrée d’autres
composantes, la C.G.T., etc. Eclatement total des relations, ils se sont mis à se haïr, à faire des
déclarations… (rires) mais ce n’était plus les mêmes individus, les mêmes territoires, plus le
même langage. Je ne sais pas si X a le même nez rouge, il faudrait voir, ah oui, toujours ! une sin-
gularité est restée… non proliférante, mais il peut se faire qu’à une autre étape des radios libres,
il n’ait plus le nez rouge !
G. : Comment se fait cette… , soit à rabattre et territorialiser les uns, soit à ce que les autres aillent
vers le trou noir. Comment se passe tout cela ? C’est ça qui m’intéresse.
P. : Juste une ébauche de réponse : cela tient peut-être au fait que justement les modes de struc-
turation bipolaires du type signifiant/signifié ne sont pas du tout les mêmes, ou pas du tout ache-
vés ou même carrément embryonnaires. Je pense à toute une série de langues orales africaines où,
effectivement, cette bipartition n’existe pas ou est très précaire, et chez les gosses évidemment on
le sait très bien.
F. : Tu as raison. Savoir la signification d’un rituel dans les systèmes africains, cela n’a pas de
sens : Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu me poses la question ? Qu’est-ce que tu veux dire quand
tu fais ça ? Qu’est-ce que tu veux dire quand tu poses la question ? La question ne se pose pas.
P. : Umberto Eco citait dans un article une histoire d’un gosse à qui il demandait ce que c’était
qu’un hélicoptère et qui était incapable, effectivement, de le lui dire. Il lui montrait, je crois un
dessin et lui demandait « Qu’est-ce que c’est ? » en montrant l’hélice, mais le gosse était inca-
pable de lui dire quoique ce soit à partir de l’image. Par contre, il lui a nommé parfaitement ce
que c’était et il lui a expliqué avec son corps à quoi servait la fameuse hélice.
F. : ça, on le fait constamment : on s’explique à soi-même des choses qui ne passent pas par la dis-
cursivité du langage. Il n’y a pas de consitance d’univers. Notre problème, c’est de savoir à quoi
tiennent les consistances. Elles peuvent tenir à ce niveau intra-agencement, elles peuvent tenir à
ce niveau extra-agencement. Le discours que je tiens de façon répétitive sur la Révolution molé-
culaire, si je le tiens au Mexique, ça va : il y a la consistance, parce qu’il y a d’autres univers, les
bidonvilles, la merde et toute une autre tradition de composantes sémiotiques qui donne la consis-
tance des univers en question. Mais si je tiens ce discours en France, là, aujourd’hui, ça ne tient
pas, ce n’est pas consistant. Mais de quoi parle-t-il Cela, c’est au niveau de la consistance d’uni-
vers. Mais au niveau des consistances des phylum machiniques, c’est la même chose. On a des
bouleversements complets parce qu’un autre phylum machinique apparait, par exemple le phylum
machinique de l’informatique. Ce qui est intéressant, c’est justement
d’avoir des catégories suffisamment élaborées pour ne pas repartir avec la même batterie inter-
prétative d’infrastructure/superstructure.
F. : C’est-à-dire ! (rires)
E. : Allez, jette-toi !
P. : C’est la même chose que ce que j’ai dit avant, mais en reprenant les catégories d’usage.
F. : Oui, et puis cela a fait rentrer des territoires hollywoodiens, des flux d’argent, tout un cinéma
de consommation – c’est ce qu’on disait pour les radios-libres – qui changent totalement
l’agencement.
P. : Oui ; d’ailleurs la connerie des gens qui ont introduit le langage dans le cinéma, on la voit très
bien dans le dernier film de Pabst qui ressort en ce moment, l’histoire de la jeune fille perdue, où,
à un moment donné, elle commence une lettre : « Cher père » en allemand : alors, on voit la tra-
duction en français l’image suivante : « cher père » ; et puis, elle prend son crayon et elle barre :
alors on voit « cher père » en allemand, barré ; et après une autre image : « cher père » en fran-
çais, barré. Vraiment, comme si on n’était absolument pas capables de traduire une rature, vous
avez remarqué ?
E. : Moi, ce que je trouve extraordinaire, c’est que je crois qu’enfin, quelque part, tu viens de
régler tes comptes avec Lacan, parce que ce que tu nous as dit au début, mine de rien, c’est qu’en
fait la subjectivité c’était l’autre. C’est effectivement en même temps « l’axiome n° 1 » de la schi-
zoanalyse, à savoir déterritorialiser la catégorie de subjectivité, la retirer de celle de territoire, ne
pas se borner à une application bi-univoque, mais essayer de la penser comme un problème…
F. : C’est cela, l’autre conçu comme univers de possibles, c’est-à-dire qu’il n’y a justement pas
une catégorie de l’altérité qui traverserait les espaces et les temps. Il y a des altérités qui se com-
posent, d’autres qui ne se composent pas. Il est évident que l’altérité à l’époque grecque ou romai-
ne ne concerne pas les esclaves, très peu les femmes ou les enfants. La question ne se pose pas.
Ce sont des univers qui existent, mais par ailleurs. L’entrée de l’univers de la dame, de l’univers
de l’enfance dans un certain type de concaténation des phylum machiniques, par exemple, à par-
tir de la Renaissance, alors là, en effet, il y a une autre subjectivité. C’est cela qui est très inté-
ressant dans les histoires d’Aries et compagnie : il montre que des subjectivités, des altérités ou
des valeurs surgissent, qui n’étaient pas là dans les territoires ; on peut dire alors qu’elles sont, en
même temps, totalement inventées historiquement et que, d’un autre côté, elles ont une consis-
tance machinique, elles ont « pris ».
1. Je laisse de côté tout le courant Chomskyen qui draine lui aussi des remises en question relativement importantes.
En effet, je ne reprendrai pas les choses sous cet angle-là.
Une fois de plus, je vous demande d’accrocher vos ceintures car je voudrais développer des
choses assez problématiques. Je souhaite que, par la suite, notre discussion accède, selon le vœu
de M., à des références beaucoup plus concrètes, mais pour l’instant, je crois encore nécessaire
de faire quelques détours théoriques.
J’essayerai d’approfondir le statut des singularités contingentes, du type de celles mises en cause
dans la précédente discussion, à propos des interventions de M.. Quels éléments peut déclencher
une intervention dans une psychothérapie institutionnelle ou une interprétation dans une thérapie
analytique ? Comment peut-on gérer de telles singularités contingentes et quel sens cela a-t-il ?
C’est la question que je voudrais tenter d’examiner et de fonder. On ne peut arriver à fonder de
telles interventions qu’à partir d’un certain couple que j’appellerai : l’univers des problèmes et
l’univers des machines abstraites. J’aimerais qu’on réfléchisse aujourd’hui sur cette distinction.
Comment un événement singulier – un événement rare, contingent – peut-il être transformé en
singularité machinique efficiente, qui se mette à proliférer dans un champ, moteur de transfor-
mation. Donc, phénoménologiquement, on part du fait, simplement, qu’il y a des problèmes.
Il y a des problèmes, non seulement dans la tête, dans la représentation, mais aussi dans la réali-
té des choses. Je disais la dernière fois, qu’il faudrait se convertir, en quelque sorte, à une philo-
sophie de type dogon, pour s’imprégner d’un certain réalisme des idées, des valeurs ; accepter
l’existence des idéalités, des concrétions problématiques, comme étant quelque chose qui se ren-
contre aussi ordinairement que les objets de la vie quotidienne.
Il existe des concrétions problématiques de toute nature : une ethnie, un clan, une structure fami-
liale ou un mythe technologique, ces problèmes sont des existants particuliers ; on peut les attra-
per, buter dedans ; on peut chercher à les réduire, à les résoudre ; on peut les amplifier ; on peut
créer de nouveaux problèmes. Il faudrait, en somme, avoir une conception virale des problèmes :
quelque chose qui peut faire des souches, muter, quelque chose qu’on peut transporter de toutes
sortes de façons.
Un premier examen – très superficiel – de la phénoménologie du problème nous permettrait déjà
de ventiler ces existants problématiques en fonction des quatre types de dimensions de l’incons-
cient, proposées précédemment :
– Au niveau de l’inconscient subjectif, on peut être à soi-même un problème, avoir une existence
globalement problématique. Ce peut être, sur un plan clinique, le cas de la mélancolie, de la schi-
zophrénie. Le statut différent : être réactionnaire, est aussi quelque part, être à soi-même un pro-
blème ; ou bien : être mystique, angoissé ou timide, quelque chose qui concerne la totalité du
mode de subjectivation.
– Au niveau de l’inconscient matériel – l’inconscient des contenus –, ce serait plutôt : avoir des
problèmes. On les attrape un peu comme des morpions… On les a ! Ce qui conduit à des formules
du genre : « C’est quoi ton problème ? », « Ce n’est pas mon problème ! ».
Une zoologie des problèmes est à établir puisque, outre le rapport d’énonciation qu’on peut avoir
aux problèmes, les problèmes ont des consistances différentes, en raison même des différents
agencements porteurs de problèmes. Recenser les problématiques les plus différentes… Une ins-
tance poétique – un certain ordre de mots, de phrases, de contenus significatifs ou non-significa-
tifs de rythmes, de ritournelles – est une ordination et, en tant que telle, une problématique ; elle
n’est pas donnée comme un fait, mais comme étant à agencer ou à réagencer, ou à assumer dans
un agencement donné ; ce peut être extrêmement fugace, avoir différentes consistances : le même
être problématique poétique peut apparaître comme une intuition, ou être agencé dans une per-
formance d’expression – orale, écrite ou rentrant dans quelque genre littéraire, etc.. La problé-
matique, suivant son mode d’agencement, peut se déployer suivant toutes sortes de territoires : lit-
téraires, micro-sociaux, et autres. Il serait donc intéressant de faire la classification en fonction
des différents types de consistance proposés précédemment. Une faible persistance de champ
d’une problématique peut être corrélative d’une forte transistance machinique : ainsi, une idéali-
té poétique très délimitée, secrète, ne concernant qu’une chapelle, a cependant une très forte tran-
sistance machinique. L’exemple est devenu faux au fil du temps, mais au départ, le Surréalisme
pouvait ne concerner qu’une toute petite chapelle et impliquer une transistance machinique consi-
dérable, concerner les domaines les plus diversifiés. Une problématique mathématique – une idéa-
lité mathématique, coordination et valorisation particulières sur des agencements donnés – peut
avoir une très forte persistance, être enseignée dans toutes les universités du monde et cependant,
avoir une transistance très faible, voire nulle. Des théories ou des concepts mathématiques ne sor-
tent pas d’un espace donné et n’ont aucune espèce d’application dans le domaine physique ou
autre, car, entre les sémiotiques mathématiques et les modes de sémiotisation des sciences dites
appliquées, les liens sont d’une grande complexité. L’on pourra aussi prendre toute une série
d’exemples sur la perversion capitalistique, les types de problématiques posés au niveau des
modèles d’urbanisme, etc..
Où logent les problèmes ? Les problèmes habitent les agencements, sous toutes sortes de statuts :
problématiques réelles, problématiques imaginaires, problématiques potentielles, problématiques
actuelles ; mais dans tous les cas, il n’y a de problème que lié à un agencement problématique,
un agencement de valorisation.
Ces existants particuliers que sont les problèmes sont des êtres grégaires, vivant, la plupart du
temps, en colonies. Trois types généraux de colonies problématiques peuvent être repérés :
– Les concrétions problématiques. Leur particularité est de vivre autour d’un trou noir, qui est un
profond désir qu’il n’y ait pas de problème. Toute la problématique est focalisée autour de cette
passion : non seulement qu’il n’y ait pas de problème, mais qu’il n’y en ait jamais eu, et qu’il n’y
en ait jamais – ce qu’on pourrait appeler : l’état initial et terminal de tout problème, ou la pulsion
de mort des concrétions problématiques. D’où une entropie maximum de la problématique et une
production tendanciellement nulle de la déterritorialisation : tout ce qui fait problème s’éteint,
avec un attrait considérable vers ce retour à l’état initial. À terme, il reste « les données objec-
tives » de l’agencement : la singularité contingente – le fait qu’il n’y a rien à dire. Le trou noir est
absolument corrélatif de l’être-là, des conditions problématiques. C’est quelque chose que nous
rencontrons souvent dans nos professions : « c’est comme ça parce que c’est comme ça ». Que
voulez-vous dire de plus ! Et quoi que vous disiez, que vous tentiez de faire proliférer, c’est aspi-
ré de façon prodigieuse… Les singularités contingentes sont ce qui subsiste dans la concrétion ;
mais toujours, elles sont hantées par un ombilic-trou noir ; sa caractéristique fait que tout systè-
me d’expression, de valorisation, d’ordination est lui-même hanté par un système d’idéalités for-
melles ; les couples d’idéalités formelles – en particulier, les couples de référence de valeur : le
bien/le mal, le vrai/le faux – sont des machines fonctionnant comme des systèmes d’oscillations
autour d’une opération trou noir, toujours pour aller dans le sens de l’extinction d’une probléma-
tique vers cet état de trou noir.
– Les agencements problématiques loin des équilibres redondants. Cette fois, les conditions de
l’agencement ne priment plus sur les productions problématiques ; c’est au contraire, la problé-
matique qui est, quelque part, porteur de l’agencement. Alors que, précédemment, il y avait refus
de la déterritorialisation :
– soit en se précipitant dedans,
– soit en la négociant de façon relative, pour qu’elle soit minimale, là, il y a une acceptation
de la déterritorialisation ; donc, des phénomènes d’amplification problématique, de prolifération
– avec le risque, toujours, de retomber brutalement dans un état initial problématique, style trou
noir, ou la tentation de retour à un état stationnaire. C’est, à ce moment-là, la problématique des
devenirs, des lignes de fuite. Ici, les singularités sont porteuses de nouveaux champs probléma-
tiques possibles.
Comment un événement rare – une singularité – peut, effectivement changer complètement toutes
les conditions de l’immense majorité des événements constitutifs d’un agencement stratifié ou
d’un état stationnaire ? Il faudra revenir là-dessus.
Le problème, maintenant, est porteur d’agencement, de renouvellement d’agencement, d’aboli-
tion d’agencement ; porteur de composantes de passages, de revalorisation machinique, de plus-
values, de codes, etc.. Il y a, donc, valorisation ouverte par rapport à la valorisation d’équilibre ou
à l’abolition de tout système de valorisation, dont je parlais précédemment.
Éventuellement, il serait intéressant d’étudier comment cette conception des agencements pro-
blématiques loin des équilibres redondants nous permet de sortir d’un certain nombre de difficul-
tés relatives à tous les systèmes qui – qu’on le veuille ou non – mettent implicitement en position
de superstructures, les phénomènes de création, de logique (et autres), par rapport aux phéno-
mènes économiques. Par exemple, l’éclosion d’un certain type de musique baroque à Venise – la
musique de Monteverdi, l’opéra, etc. – est liée, bien évidemment, à une certaine explosion des
sémiotiques capitalistiques dans cette ville. Quels rapports entretiennent ces modes de sémiotisa-
tion ? Y a-t-il une priorité des uns sur les autres ? Il me paraît difficile de dire que le capitalisme
est né de la musique de Monteverdi ! (rires) Il me paraît tout aussi difficile de dire le contraire !
À partir du moment où l’on part de l’idée qu’il y a des agencements problématiques se dévelop-
pant loin des équilibres redondants, c’est que, littéralement, la question ne peut plus se poser dans
ces termes-là : en effet, ces différents champs problématiques sont corrélés par quelque chose qui
n’a rien à voir avec des rapports d’étayage sur des agencements infra-structuraux. Et cela, c’est
quelque chose d’assez précieux, effectivement, et de transposable dans toutes sortes de registres.
Les problèmes peuvent se déplacer et entretenir des rapports de champs. Qu’une problématique,
quelque part, traverse différents segments de ces champs, implique une persistance et des rapports
de segmentarité avec ce qui n’est pas le champ, avec les autres types de problématiques. Une pro-
blématique – bien qu’étant dans des registres segmentaires séparés – est liée par l’existence de
ces rapports de segmentarité dans un fonctionnement machinique abstrait, mettant en jeu le même
type de problématique.
La façon de lier l’économie du narcissisme et l’économie œdipienne me semble en être un
exemple amusant. En principe, ces économies sont dans des territorialités distinctes, avec toutes
sortes de niveaux intermédiaires – l’oralité, l’analité, etc.. L’économie des personnes mise en jeu
S’il peut y avoir ces rapports de territorialité, c’est qu’il y a une certaine relativité de l’extensivi-
té des problèmes. Par exemple, pour en revenir à Braudel, les problèmes des mutations capitalis-
tiques dans le proto-capitalisme de Venise, Gênes, Amsterdam, ne se posent pas avec la même
intensité à la périphérie des économies-mondes qu’il décrit, et au centre. C’est même cela qui
constitue l’économie-monde. Alors, jusqu’où cela va-t-il ? Jusqu’où cela sort-il du champ ? La
question sera posée en termes de relativité restreinte de la problématique, et nécessairement
– nous le verrons – en termes de relativité générale.
Relativité restreinte : « Jusqu’à quelle vitesse un problème peut-il se déplacer ? » La réponse est,
axiomatiquement : « Au maximum, à la vitesse de la lumière » (rires). Oui, c’est un axiome ! Si
quelqu’un veut faire une autre théorie, il ne faut pas vous gêner, allons-y !
F : Pas du tout ! On peut dire aussi : « Au maximum, à la vitesse des médias… » (brouhaha)…
Non, les médias ne vont pas plus vite que la vitesse de la lumière, non ! Il faut qu’on se mette
d’accord sinon ce n’est pas la peine de continuer la discussion…(silence)… … Donc, il y a une
question d’inertie problématique, liée aux dimensions des agencements, aux modes de territoria-
lisation dans le temps, dans l’espace, dans les différents modes substantiels ! Je l’appellerai :
vitesse de persistance. Toujours pour rester dans Braudel, je vous signale une chose à laquelle je
n’avais jamais pensé auparavant, et qui me parait extraordinaire : cette nécessité absolue pour le
capitalisme de ne pouvoir décoller que dans des territoires relativement délimités et restreints
– dans de petites entités curieuses comme Venise, les économies-mondes, puis dans des provinces
de Hollande, ultérieurement dans la région de Londres, moyennant une certaine carte des dis-
ils entretiennent toutes sortes de modes de vie, individuels, collectifs, physiologiques, risquent de
s’abolir, de prendre le dessus… Pourquoi donc affirmer qu’ils ne peuvent pas se déplacer plus vite
que la lumière ? Simplement pour montrer qu’il n’y a des problèmes que dans des champs pro-
blématiques, dans des modes de territorialisation spatio-temporels, de substance, de matière d’ex-
pression, etc..
Mais alors, si les problèmes ne peuvent pas se dégager des agencements, comment est-il possible
qu’un problème se déplace ? passe d’un agencement à un autre, d’une composante à une autre ?
Pour assumer ce type de passage, une autre instance – et à mon avis, cela a des conséquences pra-
tiques considérables ! – est nécessaire : les machines abstraites qui, elles, ne répondent pas à cet
axiome de relativité. Les machines abstraites se déplacent à une vitesse infinie. Elles n’ont pas de
problème – c’est le cas de le dire ! – avec les coordonnées et les territoires. Leur vitesse de tran-
sistance est soit infinie, soit nulle.
Quand la vitesse de transistance est nulle, c’est le trou noir la machine abstraite est non-opératoi-
re, n’existe pas. Et quand elle est opératoire, sa vitesse est infinie. Voilà qui nous permettra de
fonder une dimension de décisionnalité – dimension de fondation de singularités opérant loin des
équilibres.
Cela veut dire que, quelle que soit la vitesse de transfert des conditions d’une problématique, les
machinismes abstraits mis en jeu sont toujours – eux – arrivés avant.
Prenons des exemples ; imaginons de transporter des conditions physico-topologico-terrestres à
une quantité infinie d’années-lumière dans la galaxie. Tant que ces conditions ne sont pas trans-
portées, décalquées (par quelque moyen qu’on imagine), la problématique ne se pose pas.
Mais les machinismes abstraits relatifs à ces espaces topologiques sont arrivés, eux. En effet, une
fois que les conditions y seront, les solutions y seront déjà : la même consistance problématique
que dans les conditions terrestres, se retrouvera là-bas – comme un équivalent, en quelque sorte,
du principe de conservation des machines abstraites : les conditions problématiques peuvent être
différentes ou non-pertinentes, cependant, à tous les points des coordonnées, existe le même type
de consistance au niveau des machines abstraites.
Car, poser des problèmes de topologie, de chimie organique ou autre, dans des galaxies où il n’y
Il existe un champ universel des machines abstraites qui couvre l’ensemble de toutes les problé-
matiques. C’est une garantie de consistance, hors toutes les coordonnées et hors tous les terri-
toires. C’est l’extensivité absolue de la déterritorialisation qui nous permet de générer des pos-
sibles flous.
Fondant le temps de la coupure, le temps de la rupture problématique, c’est aussi ce qui nous garan-
tit que le temps permet, en effet, de remanier quelque chose et de refonder une problématique.
Autrement dit, l’économie du possible peut être, effectivement, innovatrice. Le temps d’une rup-
ture permet de réagencer des solutions inédites, non calculables en termes de trajectoire détermi-
niste, et répondant à un plan de machinisme abstrait.
Les champs problématiques échappent aux démons de la place, ils peuvent toujours aboutir à une
possible remise en question radicale de toutes les problématiques calculables. Et cette éruption
des champs problématiques est le fait des machinismes abstraits : porteurs des événements les
plus rares, ils peuvent court-circuiter les champs problématiques et faire des connexions là où
toutes les conditions antérieures, tous les calculs possibles des trajectoires d’objets, de relations
du déjà-donné et du déjà-prévu sont vains. Une coupure machinique abstraite peut donc – quelle
que soit la problématique – toujours surgir. Les événements rares – singuliers – ont cette capaci-
té d’apporter, en quelque sorte, une anti-entropie, une énergie innovatrice, une puissance d’ordi-
nation nouvelle, quels que soient les niveaux de stratification et de transfert des problématiques.
Un champ des possibles flous, porteur de devenirs hétérogènes au niveau des machines abstraites,
s’oppose aux trajectoires déterministes des champs problématiques porteurs d’objets homogènes,
identifiables, reproductibles.
Les machines abstraites sont des êtres absolument déterritorialisés, existant hors de toutes les
coordonnées d’agencements.
Les idéalités problématiques sont des déterritorialisations relatives, toujours prises dans le méta-
bolisme des agencements.
La consistance des idéalités est relative à des champs territorialisés – manifestes ou potentiels –
alors que les machines abstraites ne relèvent pas de processus possibilistes ; et c’est parce qu’elles
échappent aux processus possibilistes qu’elles sont, précisément, une coupure dans les champs de
possibles calculables : elles postulent une pure consistance hors de toutes coordonnées. À cet
égard, le machinisme abstrait, porteur de toutes les puissances d’innovation intégrales, représen-
te une potentialité.
C’est pourquoi le niveau des machines abstraites se trouve substitué au niveau énergétique de la
libido : il met en question, radicalement, toute idée d’économie quantitativiste, pulsionnelle.
Au cours d’un débat avec (inaudible), (inaudible) a repris une idée très intéressante : les dia-
grammes de bifurcation n’ont pas une existence transcendante. (ils n’existent pas indépendamment
des populations fluctuantes d’événements dont les équations déterministes décrivent seulement la
Dans le dernier schéma, les composantes n’étaient encore placées qu’en ordre successif. Où en
sommes nous, maintenant, dans la topologie du dispositif ?
Le niveau I des agencements – composantes d’expression loin de l’équilibre – implique l’exis-
tence de composantes de contenus stratifiés : états stationnaires, concrétions, complexions. Une
composante diffère des autres : elle se met à produire du problème et à le faire proliférer. C’est
en ce sens que, phénoménologiquement, on peut dire : « Il se passe quelque chose. »
Puis, à un autre niveau, on peut toujours se retourner dans tous les sens, se raconter des choses, il
ne se passe rien ! On est toujours dans des composantes de contenus stratifiés.
« Il se passe quelque chose » quand une sémiotisation loin de l’équilibre se déclenche. C’est une
dimension bien spécifique. Et, même s’il se passe quelque chose par la mise au premier rang
d’une sémiotisation globale d’expression, cela ne veut pas dire du tout que ça vienne de là :
Un garçon vient me voir ; il me raconte sa vie et me fait un discours extraordinaire : il va bien,
son travail, la fille avec qui il vit, etc., tout cela va très bien. Il y a une seule chose qui est terrible :
dès qu’il se trouve avec des gens qu’il ne connaît pas, il est pris d’une formidable angoisse et
s’isole ; cela déclenche quelque chose d’effrayant. C’est un garçon turbulent, caractériel, marrant
et dynamique. Il raconte toutes sortes de choses et, en parlant, localise de lui-même, le moment
où s’est déclenché ce rétrécissement de champ, provoquant d’extrêmes difficultés (rougeurs,
angoisses, etc.) ; il localise, donc, un point de singularité sur : « C’est un jour… voilà… un type…
au cinéma, justement, me met la main… et je ne m’en suis aperçu qu’après… parce qu’il s’était
déboutonné… » Bon, c’est parfait ! Alors… il y a un affect homosexuel qui est resté coincé…
séduction précoce étant enfant… C’est tellement parfait ! C’est vraiment du proto-freudisme !
Magnifique ! On ne peut pas refuser de tels cadeaux ! (rires)
Mais, il est bien évident que, si l’on examine de bonne foi tout le reste, ça n’a rien à voir.
Vaguement, un fantasme pédé, comme tout le monde, mais après… quoi ?
P : Un jour, il y a une bombe qui est tombée sur Hiroshima, mais ça n’a aucun rapport ! (rires)
F : La problématique n’est, évidemment, pas à chercher dans les champs territoriaux des diffé-
rentes composantes.
L’ensemble des composantes de contenu, quelque part, met en cause cette dimension globale
Quel est donc l’intérêt de la dichotomie : problème-machine abstraite ? C’est que cette compo-
sante d’expression peut développer ses propres dimensions d’inconscient territorial. Pour ce
genre de mutation, je rappelle un exemple antérieur : une chanteuse très douée perd sa mère, et
son registre vocal rétrécit de deux octaves. Allez expliquer ce qui se passe de l’une à l’autre des
composantes territoriales ! Ce n’est pas une laryngite, mais l’ensemble des composantes territo-
riales – en tant que composantes d’expression – qui fait un rétrécissement général de toutes les
territorialités.
Là se posent vraiment les problèmes de transmission problématique, de champs problématiques,
d’aménagement, de dilatation, de rétrécissement : « et il faut qu’on se parle à deux, et il faut qu’on
se parle à dix, et il ne faut pas qu’on se parle du tout, écrivez-moi » …, toutes les possibilités d’en-
trées pour changer les modes d’expression, de territorialisation de la problématique. C’est ce que
j’appellerai les déterritorialisations relatives.
À l’autre carrefour, au niveau des déterritorialisations absolues – des effets machiniques –, nous
sommes dans le registre des singularités où, tout compte fait, il se passera quelque chose, ou il ne
se passera rien. Vous aurez beau avoir soi-disant compris, fait des cartographies, ou tout ce que
vous voulez, un certain nombre de singularités contingentes se mettront à proliférer pour déclen-
cher un phénomène de sémiotisation loin de l’équilibre ; ou non – et vous pouvez toujours conti-
nuer à faire ce que vous voudrez !
Ce carrefour-là est très important. Ce qui compte, c’est que les champs problématiques, évidem-
ment, soient explorés. Ils existent ! Mais, ce qui compte aussi, c’est qu’existe le processus de
déclenchement machinique abstrait : ça se passe, ou ça ne se passe pas. Car, de toute façon, rien
ne sera pertinent à cet égard. Cela implique une toute autre nature de règles et de stratégies :
autant il était question de savoir, d’exploration, de cartographie, autant ici, il y a une sorte de rap-
port-Zen, d’écoute Zen, je dirais de modestie absolue : on rencontre la machine abstraite ou on ne
la rencontre pas.
Et tout ce qui tendra à faire perdre le caractère incisif de cette rupture (on pourrait évoquer le saut
Kierkegaardien, le Religieux B.), tout ce qui, au compte des autres registres analytiques, tendra à
stratifier ce type de surgissement, d’émergence des machines abstraites, rend nulle et non-avenue
toute possibilité de transformation.
Comment gérer les singularités, sans tomber dans des systèmes dichotomiques du type alternati-
ve pulsionnelle (pulsion de mort/Éros) ? En réalité, ce n’est pas si facile, parce qu’il ne suffit pas
de le savoir pour éviter le manichéisme de la bonne, de la mauvaise intervention.
L’opposition que je fais au niveau de cette déterritorialisation, qui peut avoir soit le statut de trou
Lorsqu’on fait quelque chose dans ce domaine-là, que fait-on ? À un moment, on va être amené
à manier ces singularités machiniques mais on le fait toujours avec d’énormes garanties théo-
riques, religieuses, institutionnelles, transférentielles : « Si je m’aventure à manier une singulari-
té, croyez bien que…ce n’est pas au hasard, n’est-ce pas ? ». C’est dire qu’on ne le fait qu’en les
reterritorialisant de telle sorte que l’on prend vraiment des chances de les amputer, de les lester,
quelque part, de leur efficience.
À quel point les interprétations de Freud étaient provocatrices, c’est une chose qui m’a frappé
depuis longtemps, avec le sentiment qu’il disait vraiment n’importe quoi ! Et plus il disait n’im-
porte quoi, plus il avait de l’assurance ; et plus – je suppose – cela marchait parfaitement ; du
coup, il fallait pomper la théorie à fond !
Dans ses prolongements, c’est en même temps une époque assez bénie de mise en question, abou-
tissant aux ruptures du Surréalisme, de l’Art Moderne, avec toujours des Freud et des Breton
disant… « Heu… mais sûrement pas n’importe quoi ! » (rires), et refondant des religions d’au-
tant plus despotiques qu’il y a des coupures machiniques, des objets singuliers. Je mets à part des
hommes absolument prodigieux comme Roussel et Artaud qui prennent vraiment des singularités
et les font fonctionner, sans aller vouloir leur donner un statut scientifique ou métaphysique.
Ce que je trouve formidable dans les interventions de M., c’est cette impression qu’on a parfois :
« Mais qu’est-ce qu’il raconte… » et ça marche à fond ! Seulement, en même temps, là on sent
bien que, profondément, il n’y croit pas du tout : il invente tout et ça marche !
L’efficience de la singularité n’était pas déjà-là et, cependant, on accepte que, à un moment, elle
se mette en état de fonctionner. Ces caractères de fonctionnalité, de prise d’universalité, de prise
de transistance me paraissent importants car il s’agit là de fonder théoriquement, le plus sérieu-
sement du monde, le fait que, justement, quelque chose de non-fondé quelque part, de singulier,
de contingent, peut brusquement changer de statut et devenir l’événement rare qui va transformer,
remodeler, cristalliser une sémiotique loin de l’équilibre.
Ce n’est pas du tout l’apologie de l’acte fou, du spontanéisme mais surtout le repérage que, en
tout état de cause, l’élément qui déclenchera une sémiotique loin de l’équilibre est nécessairement
une rupture par rapport aux différents équilibres redondants ; il doit être cerné et reconnu comme
tel, au risque même de devenir une clef redondante et d’instituer de nouveaux systèmes, de nou-
M : Dans le groupe de formation, deux copains voient une famille, dont un gosse a la maladie de
(inaudible). La première séance a été pénible comme ce n’est pas possible ! Lors de la seconde
séance, j’étais fatigué, plutôt endormi. Les copains travaillant à côté, au bout de dix minutes, sont
venus me demander : « Que faut-il faire, on ne comprend rien ! » Après, ce fut un extraordinaire
feu d’artifice : la mère est intervenue pour parler de son fils, et le thérapeute a découvert toute une
série d’ingéniosités incroyables.
Le père disait que la mère n’arrivait pas à aider leur gosse à trouver les médianes ; on parle des
familles divisées en deux ; c’est bête, c’est systématique : on parle constamment de ce qui remet
l’axe, alors tout platement je dis : « Peut-être pourriez-vous demander au père et à la mère de par-
ler de mort au gosse ; comme ça, tous les deux jours, cinq minutes, ça fait du bien, parler de la
mort. » Les copains me regardent, stupéfaits, comme si j’étais complètement fou… C’est marrant,
parce que ce truc est sorti d’un esprit à moitié éteint par le sommeil, la fatigue et la chaleur.
Quelque chose du même genre est arrivé avec une tâche donnée, il y a quelques mois à un théra-
peute : demander à une femme délirant de manière un peu paranoïaque si elle est d’accord ou pas
sur des trucs complètement saugrenus qui sont dits, tandis que son mari et ses gosses essayeraient
de prendre note de ce que ça signifie. Le thérapeute n’avait jamais voulu le faire ; or, la famille,
quand elle est revenue, pas à pas, l’y a amené.
Ainsi, mes copains retournent avec les parents de ce gosse malade, qui parlent toujours de média-
ne : « Et quand votre enfant est anxieux ? Parlons un peu d’anxiété. » Le père : « Et si on parlait
de la mort ? »
Eux, n’auraient jamais osé parlé de la mort. Comment se fait-il que ce petit machin – apparem-
ment délirant – brusquement, recoupe quelque chose du côté de la famille ? que la mort ait
quelque chose à voir avec la médiane, et que moi… ça prolifère ? (rires)
F : La question est de savoir s’il y a des règles de conduite, non pas pour analyser, mais pour faire
le moins de conneries possible. Parce que, son intuition – inconsciente – sur la mort, il aurait pu
la présenter de trente-six manières…
P : Ce que je trouve intéressant, dans la présentation que tu en fais – je ne sais pas comment cela
s’est passé dans la réalité –, c’est que tu mets en relation des systèmes de codes différents : la
médiane, elle, renvoie à des codes spatiaux – figuratifs ou géométriques – très particuliers ; la
mort, à de tout autres codes : métaphysiques ou affectifs… C’est le télescopage, à un moment
donné, de ces registres différents qui est déclenchant…
F : C’est très important. En effet, les éléments transémiotiques relèvent de différents codes sémio-
tiques stratifiés.
Mais il ne suffit pas de faire ce jeu – qui pourrait être repris par les Lacaniens (ou autres), comme
une sorte de surgissement signifiant. Car, c’est, bien entendu, l’incarnation au niveau de l’agen-
cement d’énonciation – avec le rôle, la fonction, les gens, le fait que ce soit dit de telle manière–
qui permet, un espace de temps donné – ne serait-ce qu’un instant – de faire une sémiotisation
X : Mais tu en parles dans les mêmes termes où toujours, les religieux les plus connus parlaient
de la grâce. Alors, à défaut d’une mécanique de la grâce, on pourrait peut-être rêver d’une asep-
sie de la grâce. Je crois que ce serait plutôt quelque chose comme ça (rires). Au point où l’on en
est, il s’agirait plutôt d’écarter ce qui ne permettrait pas cette rencontre que tu décris, pratique-
ment, comme complètement miraculeuse. Une asepsie… Là aussi, il y a des références reli-
gieuses, permettant de dépoussiérer…
F : Parfait !
M : En réalité, je pense encore à mon histoire : les copains sont arrivés en pensant que la mort
pouvait être un des éléments-médiane… ce qui fait que les gens l’ont repris. J’ai trouvé remar-
quable d’être arrivé avec ça…
Je vais vous raconter une autre histoire : à Bruxelles, le lundi matin, j’ai une heure à la clinique
où je forme des étudiants. En général, pendant les cours, les gens amènent des familles qu’ils
voient ; je suis à côté (vidéo-son).
Ce lundi matin-là
La femme de ménage : Monsieur M., il y a des gens qui se sont trompés de jour : ils sont venus
un jour qui visiblement n’était pas le bon !
Je sors et je vois un couple.
M. : Madame ?
Lui : Non, elle ne parle pas.
M. : Monsieur ?
Lui : Untel. Monsieur M. ?
M. : C’est moi.
Lui : On est envoyé par l’hôpital universitaire.
M. : Pour quoi ?
Lui : Je ne sais pas.
M. : Vous avez téléphoné ?
Lui : Non.
Le lundi suivant
10 h 30 : Personne.
10 h 45 : arrivent la fille et son mari.
Par hasard, ce jour-là, la caméra était en panne, mais le son marchait toujours. La fille et son mari
agressent à fond les thérapeutes qui se défendent mollement. Je les entends dire que je suis seul
de l’autre côté, puis sortir tout le baratin classique : système familial, ne rien bouger, le père, la
mère, il faut leur écrire, pour leur dire à quel point c’est bien de ne pas être venus. Puis, la fille et
son mari sortent, les thérapeutes viennent de mon côté.
M. : Eh les copains ! Que se passe-t-il ? C’est marrant, ça ; vous dites que je suis seul derrière le
miroir des fantasmes (de l’autre côté), alors qu’on est dix ! Vous faudrait-il des secrets comme à
cette famille ? Et puis, ces machins complètement confus pour vous défendre !
Finalement, les étudiants leur donnent rendez-vous « dans deux semaines, le lundi 15 mars ». Or,
c’était : dans trois semaines et le lundi 16 mars, non pas le 15.
Je pense aux copains et je me dis :« Ils sont complètement avalés par cette famille, je vais aller
les aider ». Je me lève, je sors, je vais à ma porte, je frappe (rires) ; c’est comme si on m’atten-
dait dans le couloir, vous comprenez ! Je frappe : « Merde ! Je suis dans le couloir ici ! Ils sont,
eux, confus dans le temps comme je le suis dans l’espace ! ». Finalement, je rentre.
M. : Je ne vous ai même pas vus, car la caméra est en panne : je n’ai eu que le son et vous m’avez
déjà avalé ! Ce n’est pas possible ! Et j’ai entendu les copains (ce sont des gens de Louvain, très
précis, incroyablement minutieux, ponctuels.) donner rendez-vous dans trois semaines, le lundi
15… Ce n’est pas possible !
Lui : Ah ! Je me disais bien que le lundi 15 n’existait pas ; donc, c’était le-lundi-dans-15-jours
alors, on serait encore venus en avance !
Elle : Vous êtes perdu dans l’espace et moi dans le temps.
Un matériel invraisemblable, donc. C’est assez extraordinaire ! Et Je n’ai même pas vu, donc je
Y : (inaudible)… Et dès qu’il se passe quelque chose, on déplace toutes les coordonnées vers ce
qui se passe et, en fait, tout le système se redéfinit autrement. Il me semble que c’est cela qui a
réussi dans ce que nous a raconté M. (…) À la limite, cela ne s’appellerait même plus, « loin de
l’équilibre » : l’équilibre, il est complètement mis à la poubelle, et puis hop ! Et il me semble aussi
que la singularité, telle qu’elle apparaît, est plutôt entre les gens… dans la situation… les théra-
peutes, que dans la famille elle-même, qu’on reconnaîtrait à travers une singularité.
Je repense à ce qui s’est passé dans la très brève expérience de schizoanalyse que j’ai faite, il y a
cinq ans, avec A., B. et C.
Une femme est arrivée, en nous disant : « Voilà, je viens vous voir parce que j’étais en analyse et
j’ai été mise à la porte par S.L. parce que j’ai fait un acting-out, c’est-à-dire que j’ai divorcé. Je
suis une mauvaise mère, parce que, évidemment, pour mon gosse, divorcer c’est dégueulasse,
etc.. » Et pendant vingt minutes, elle développe ce thème de la mauvaise mère.
A. lui dit alors : « Tu nous ennuies : on n’en a rien à faire que tu sois une mauvaise mère, cela ne
nous intéresse pas, parle-nous d’autre chose, de ton travail, par exemple ?
— Voilà, je suis la secrétaire de V. et je n’aime pas du tout ce travail, etc..
— Mais à part ça, qu’aurais-tu envie de faire ? » Or, il y avait là, par ailleurs, un copain arménien,
C. Qu’il soit arménien lui a tapé dans l’œil, peut-être, et elle nous dit : « Je ne rêve que des pays
de l’Est », et de fait, elle avait une documentation fantastique sur les pays de l’Est, était en rela-
tion avec de nombreux mouvements dissidents, et tout ! À ce moment-là, C. lui précise : « Mais
moi, les Arméniens, l’U.R.S.S., les pays de l’Est, cela ne m’intéresse pas ! » Mais cette femme,
par la suite, a développé tout un trip Arménie-Pays de l’Est, a fait un film, monté une salle de ciné-
ma, et en est complètement sortie. Entre temps, elle est revenue nous dire, affolée : « Non ! Ce
n’est pas possible que j’aille aussi bien ! », voulant littéralement replonger. Elle en est sortie, mais
alors, A., B., C. et moi, nous avons été pris de panique, car là, une seule schizoanalyse, cela mar-
chait, mais si elles devenaient plus nombreuses, nous n’avions absolument pas l’appareillage pour
produire des quantités de branchements à la chaîne. Par ailleurs, juste à ce moment-là, B. nous a
lâchés, virant de bord. Mais c’était assez passionnant ! (inaudible)… Ta réflexion sur les pro-
blèmes a complètement à voir, il me semble, avec ce que disait Deleuze sur l’individu chez
Spinoza… L’individu comme rapport entre des ensembles infinis d’infiniment petits… Un rap-
port abstrait donc, dont il donne, d’ailleurs, une expression mathématique…Les individus n’étant
pas nécessairement des personnes… Mais il me semble que cela a quelque chose à voir…
Tu as parlé aussi de la vitesse. Alors là, moi je ne comprends pas cette volonté d’être du côté des
très grandes vitesses, de l’infini ou de zéro, nécessairement. Et pourquoi pas n’importe quel autre
stade ?… parce que justement, l’individu se composant aussi des rapports de la vitesse et de la
lenteur, du mouvement et du repos…
X : Je voulais demander si tu penses qu’il y a une homogénéité chimique des molécules problé-
matiques ? Est-ce que c’est un exemple de la chimie, la problématique ? Est-ce que c’est à la fluo-
rescine de savoir où l’on en est – un milliard de problèmes dans un coin, et ça diffuse sur l’en-
semble de la planète ? Ou alors, qu’en est-il de la catalyse des problèmes ? Comment ça se
dégrade ? Comment ça s’associe ? Qu’est-ce que c’est, les catalyseurs des problèmes, pour que
cela fasse des molécules problématiques plus grosses, etc..
F : Justement, vu que ça parait complètement pataphysique, moi je pense qu’il faut faire une hypo-
N : Il parait que la probabilité est à peu près la même que pour qu’un singe s’installe au piano et
joue une sonate de Beethoven !
Y : Non mais attends ! Je crois me souvenir que quand (inaudible) parle de cela, il faut que le
milieu soit défini par une différence de potentiel – en fait, une puissance – pour qu’il puisse se
produire de tels phénomènes.
P : J’aimerai revenir sur un exemple dont j’ai déjà un peu parlé ici : l’histoire de la folie d’un
homme, dans le film de Stanley Kubrick, Shining.
Dans la tête et dans le corps de cet homme – qui fait un accès paranoïaque, passionnel et crimi-
nel – il semble se passer quelque chose qui s’est déjà passé avant, et peut-être pas seulement une
fois. Une répétition, en quelque sorte, un rythme : il y a de nombreuses années déjà, le gardien a
tué ses deux gosses, cela va se passer encore. On assiste donc, dans ce film, à la genèse d’une
folie.
Quelles sont les conditions, les agencements, les méandres à réaliser pour qu’un homme, plongé
Du point de vue d’une réflexion sur la genèse d’une psychose – qu’est-ce qui rend fou ? –, les
hypothèses passent par :
– des séries d’objets constituées comme telles – des instruments, au sens Lévi-Straussien. C’est
un monde déjà très formé, une substance déjà très travaillée.
– mais ensuite, des choses plus abstraites : un certain type de décor, de découpage des couloirs,
de proportions entre les couloirs et leurs coudes ; la succession des couloirs, la largeur de l’esca-
lier ; l’utilisation des volutes, des angles droit ou des angles aigus dans la décoration ; et bien sûr,
les couleurs.
– Le découpage de l’espace. La fin du film le confirme complètement : c’est un découpage très
particulier de l’espace – labyrinthique – qui va permettre, finalement, au gosse de déjouer la folie
du père et de le mettre à mort.
Autrement dit, la genèse de cette folie a lieu, d’abord et avant tout, comme une transmission topo-
logique et figurale d’un univers – idéologique, moral, esthétique, économique, etc. – qui induit
successivement un certain nombre d’étapes :
1/ Une première étape hallucinatoire.
Ayant quitté le monde pour aller là-bas dans les Rocheuses, lui qui est déjà loin de tout parce qu’il
se veut écrivain, donc solitaire, cet homme se retrouve dans un espace vide, déshabité, loin de la
situation d’équilibre.
L’hôtel lui-même est dans une position anormale par rapport à sa situation d’équilibre : il est
vide ; il n’y a, effectivement, personne, et tout cela ne sert à rien qu’à l’enclore, cet homme.
On entend des bruits et des voix qui parlent. C’est l’entrée déjà dans un premier niveau de psy-
chose hallucinatoire.
2/ Puis, les hallucinations deviennent carrément visuelles : c’est la rencontre, dans la salle de
bains, de personnages qui sont morts, et même pourris.
3/ Ensuite – chose très intéressante –, la mutation porte sur l’hôtel lui-même. C’est la scène où
l’ascenseur saigne. Du sang sort de l’ascenseur, non que le crime soit tellement sanglant que cela
finisse par couler à travers l’ascenseur, mais tout simplement, cette chose qui est de pierre, de bois
et d’éléments métalliques, peut saigner exactement comme un corps humain. Une sémiologie du
corps humain vivant, biologique – avec la circulation sanguine et le reste – s’est littéralement
introduite dans l’hôtel pour en faire un corps. Jack n’est pas dans un hôtel, mais dans un immense
corps, qui saigne, où il y a des tuyaux – et peut-être bien que les couloirs sont des tubes digestifs
Genèse, donc, de cette folie et enchaînement d’articulations très insolites de codes, de séries, d’es-
paces et de substances, complètement hétérogènes les uns aux autres, dans lequel Kubrick – parce
qu’il est cinéaste – privilégie l’aspect topologique. À la fin, une solution : tuer ; il n’y en a pas
d’autre ; il est vraiment fou, cet homme, et la solution, c’est d’en finir avec ça.
Mais d’une certaine manière, la solution sera, elle aussi, topologique : la communication avec le
nègre qui vient de très loin pour essayer de sauver femme et enfant, ça ne marche pas. La seule
chose qui marche, c’est d’entraîner le père dans un espace de rupture avec le fameux hôtel
(Château - Procès - Kafka, etc.). Dans une tout autre topologie, évoquant différemment.
C’est un espace labyrinthique où le gosse introduit – par une astuce consistant, à un moment
donné, dans la neige, à reculer dans ses propres traces, et à se mettre de côté – une autre dimen-
sion, qui est la dimension verticale. Le père arrive, suit les traces. Tout à coup, les traces s’arrê-
tent. Il ne comprend pas. Son visage se relève, comme s’il pensait à ce moment-là que le gosse
s’est envolé, littéralement, à cet endroit. Le surgissement de cette troisième dimension signe la
mort du père ; déjà, il était blessé par la mère, mais dans une mythologie beaucoup plus œdi-
pienne : elle lui avait donné un coup de couteau sur la main. Il y avait, donc, tout ce qu’il fallait
pour qu’il meure. Mais il ne serait pas mort s’il n’y avait pas eu ce bouleversement, tout à coup,
de l’espace. C’est peut-être là, effectivement, le point de singularité sur lequel le gosse sauve sa
vie.
Shining… Kubrick, lorsqu’on l’interviewe sur ce film, dit que ces histoires de communication, en
fait, ne l’intéressent pas du tout ; il sait que les américains achètent cela beaucoup, alors il a fait
un film sur les communications extra-psychiques. Ce qui, semble-t-il, l’intéresse vraiment, c’est
aller le plus loin possible dans la vraisemblabilité (tout ce qui peut marcher, mais sans faire appel
au Bon Dieu : la seule concession qu’il fait au surnaturel dans ce film, c’est au moment où les
fantômes disent à Jack : « Si tu reprends la tradition des hommes qui savent se faire respecter, on
t’ouvre le garde-manger et tu vas pouvoir sortir. » Effectivement, après, on le voit sorti du garde-
manger. Alors là, mystère ! C’est le seul moment où intervient un phénomène inexplicable, ou
inexpliqué.) Tout peut être analysé dans ce film, même s’il manque des chaînons. Stanley
Kubrick, par ce souci effectif du vraisemblable, est un clinicien à sa manière.
Je trouve des plus intéressante cette idée que les murs, les figures, les lignes, les couleurs, toutes
ces choses qui n’ont absolument rien à voir avec…, ont quand même à voir avec. Comme une
contagiosité, la saleté, l’infection passent aussi, tout simplement, par les traits, la pente, l’organi-
F : Autre chose ?
E : La seule chose sur laquelle j’aurais voulu que tu mettes davantage l’accent, c’est ce rapport
entre machinisme abstrait et trou noir : essayer d’analyser le problème, en fait, des composantes
de passage entre les deux, parce que je pense que c’est la clef qui nous permet d’éviter le problè-
me du dualisme. Je crois que c’est un très gros morceau, et cela rejoint le problème que tu posais
entre concrétions problématiques et complexions problématiques. Il faudrait, je pense, insister
beaucoup là-dessus, la prochaine fois : d’une part, cela permet de voir un certain nombre de situa-
tions au niveau clinique, au niveau historique, etc. ; et surtout d’approfondir ton hypothèse de
base : sortir complètement du problème énergétique et de toute cette économie libidinale qui
fonctionnerait – pour reprendre ton idée – sur les quantités extensives.
P : Mais, cela veut-il dire que tu abandonnes définitivement la possibilité de parler aussi en
termes, non pas d’interprétation, mais de… « comprendre » ? Tu fais toujours référence à « ça
marche », « ça ne marche pas » : effectivement, du point de vue du thérapeute, par exemple, ou
de l’homme politique, cela peut être très suffisant. Mais, on peut penser aussi que cela ne suffit
pas : il arrive, parfois que l’on ait envie – rétrospectivement et non pas, justement, pragmatique-
ment – d’y comprendre quelque chose. Par exemple, un jour, ne serait-il pas intéressant de
réfléchir (ce qui est inutile du point de vue pragmatique) sur les phénomènes de contamination
qui, en mai 68, ont mobilisé des gens n’ayant rien à faire ensemble et des problématiques très dif-
férentes, selon ta description taxinomique ? Quels ont été les types de machinismes abstraits – ou
les plans de consistance – qui ont pu, finalement, passer d’une problématique à une autre et faire
qu’il y ait « recrutement », comme on dit en physique (si vous préférez : cristallisation, catalyse
ou contagiosité.)
P : Mais, ce sont des choses dont tu as déjà parlé dans de tout autres termes. Pourquoi ne pas
essayer d’en parler avec les termes que tu utilises maintenant ? Ou alors, se poser ce type de ques-
tions serait-il complètement contraire à ta démarche ?
F : Non. Cela ne fait aucune difficulté, en ce sens que, pour moi, la dimension pragmatique – ça
marche ? – est simplement, comme disait X., une démarche aseptique pour dégager le « ça
passe ». « Il se passe quelque chose » n’est pas forcément à incidence pragmatique : il est évident
qu’il s’est passé une multitude de choses en mai 68, et « ça a passé » d’un registre à un autre, alors
que ça n’a pas marché. Là n’est pas la question : simplement, – et au nom même d’un pragma-
tisme – on peut ne pas voir qu’il se passe quelque chose. Il faut une propédeutique pour arriver à
reconnaître le « il se passe quelque chose » (il se passe quelque chose dans l’ordre de l’affect ou
d’une idéalité poétique, etc.), comme si une loi d’efficience capitalistique l’interdisait : « mais
enfin ! cela n’a pas à entrer en ligne de compte ! » – ce qui compte devant être attesté dans des
systèmes de valorisation, de coordonnées, etc.. Donc, toute une population d’idéalités n’a pas
droit de cité.
Or, quand il se passe quelque chose et qu’on le reconnaît, c’est justement toujours en connexion
avec ce type d’idéalité ; et s’il y a un travail analytique à mener, c’est par ce détour. Les exemples
les plus magnifiques sont ceux de Joyce et Proust… De quoi est faite la dynamique de leur œuvre,
X : C’est vraiment la démarche mystique, Dieu étant ce qui reste quand on a écarté ce qui est
contingent ! C’est la recherche de la non-contingence.
F : Plutôt de ce qui, dans la contingence, fonctionne en ex-strates. Je ne peux pas dire « en ex-
tase » ! (rires)
Y : À un niveau sociologique plus général, le livre qui a été publié récemment par les éditions
Recherches, La famille contre la ville (Richard Sennett, Collection Encres), démontre que le capi-
talisme américain est monté à partir d’une minorité de familles qui étaient anormales, c’est-à-dire
non intégrées aux années 1870-1930. En fait, ce capitalisme a réussi à partir de familles complè-
tement archaïques ou mal foutues. Ce livre démontre donc, avec toutes les statistiques à l’appui
(on ne peut vraiment rien lui reprocher sur le plan historique), l’inverse de ce qui a toujours été
raconté : la famille qui développe le capitalisme n’est pas la famille fonctionnelle par rapport à
l’état stationnaire.
F : On en parlait l’autre jour, des vrais barons : certains sont des fous, des idéalistes, de vrais
mutants, oui… Il faudrait faire une clinique pour les barons ! (rires)
Y : Et je pense que, une fois qu’il y a eu un mouvement de lancé, le Capital doit être – c’est une
hypothèse –, au contraire, entretenu par ce qui est traditionnel dans…
F : Reterritorialisation.
Y : Si tu veux, il y a l’aspect étatique du Capital qui est le maintien en « état » et, effectivement,
la création d’États stationnaires (rires) !
X : À l’inverse, c’est intéressant, aussi, d’étudier le champ de la reproduction des modèles comme
condition nécessaire de changement : c’est le terreau faute duquel il ne peut y avoir de saut.
Y : Un ami a étudié les rapports de propriété et de pouvoir dans les multinationales et autres ; il
montre ceci : le fait que, de plus en plus, le pouvoir dans l’entreprise ne soit plus associé à la pro-
priété du Capital, en soit disjoint, et qu’en outre, la propriété du Capital ne soit faite que de toutes
petites parts ridicules, conduit à une espèce de propriété étatique complètement stabilisant à peu
près égale à la propriété démocratique soviétique – avec moins de fous !
P : Internationale ! (rires)
F : … une nosographie – et par la même occasion, une internationale. Essayer de reprendre les
P : Szondi – de façon très timide, certes – a ébauché une démantibulation du cadre nosologique,
en faisant rentrer des composantes très étranges que Freud n’aurait jamais acceptées ! (compo-
santes de socialité, d’espace, de territoire, etc.)
F : En même temps, cela nous amènerait à définir pourquoi, précisément à telle époque, telle
nosographie a triomphé, et ce qu’impliquait la nécessité de tel découpage nosographique dans tel
contexte.
Il faut surtout aussi sortir de toutes les bêtises qui ont été dites à cet égard, comme si c’était des
erreurs : pas du tout !
F : Exactement ! On sera peut-être amené, en effet, à faire rentrer des composantes, par exemple,
de perversion capitalistique nécessaires pour rendre compte de tel type de névroses (sémiotiques
monétaires, mais aussi sémiotiques de l’espace, du transport) : tel homme (aux rats) aurait une
fixation anale, voilà ce qui est dit. Or, cela peut être complètement l’inverse : une fixation capi-
talistique fait qu’il y a tel fonctionnement de l’économie anale ; de même, il ne s’agit pas de dire
que Untel est agoraphobique parce qu’il y a telle fixation, etc., mais c’est peut-être tout à fait l’in-
verse : des composantes de transport, de rapport au bâti, aux circulations sont constitutives de…
Ce qui fait partie des dimensions II et va transformer les modes de subjectivation.
X : Sortir du linéaire, et d’autres modèles nous inviteraient à penser qu’il y a une complémentari-
té nécessaire qui n’est pas forcément linéaire et globale, justement ! Une complémentarité
inévitable !
F : Je ne sais pas du tout, d’ailleurs, comment aborder cela : il faudrait peut-être retravailler tous
les textes de Freud sur l’hystérie : ils sont nombreux et riches ?
P : Écoutes, je pensais même à des choses plus simples : des accoucheurs ont étudié le dévelop-
pement des enfants nés par la méthode de l’accouchement sans douleur ; que la mère ait eu un
certain type de grossesse et qu’elle ait accouché de telle manière peut changer quelque chose,
finalement, au développement de l’enfant, à sa façon de penser, d’imaginer, je trouve cette idée
passionnante.
Et voici ce qui m’intéresse beaucoup : un gosse est mis en présence de sa photo, des bruits de sa
voix quand il a un an, ou de l’échographie (sa photo dans le ventre de sa mère, par exemple). Cet
ensemble de matériaux – auquel de plus en plus, maintenant, l’enfant va être confronté – ne rema-
F : Et puis, il y a aussi le fait que les médias se soient substitués au roman – familial, bourgeois,
populaire – et au conte. Non seulement cela a changé la nature des romans, mais qu’est-ce qui est
introjecté et fonctionne là-dedans ? Une névrose avec B.D. et une névrose sans B.D., ce n’est pro-
bablement pas la même chose : voilà une hypothèse qui n’est pas extraordinaire, mais pourtant !
Des lapins dans un clapier et des lapins libres de courir la campagne ne sont pas les mêmes
lapins ! J’aimerais bien qu’on amorce une remise en question totale de tous les acquis ; pas du
tout pour les rejeter stupidement (« Ouais, nosographie = piège à cons ! »), mais pour voir quel-
le logique a présidé à cette instauration des visions nosographiques. Comment allons-nous
procéder ?
J’ai bien aimé ce que tu as amené aujourd’hui, et il faudrait l’approfondir. Qu’est-ce qui a fait que
toi, tu as sélectionné ces éléments, alors que peut-être, quelqu’un des Cahiers du cinéma, ou autre,
ne l’aurait pas fait ?
P : Oui, c’est très passionnant de travailler là-dessus ; en plus, Michel Ciment (qui fait aussi par-
tie de l’équipe du Masque et la Plume, émission hebdomadaire de radio) vient de sortir un livre
sur Stanley Kubrick, où il fait une analyse freudienne et structuraliste très serrée de Shining. C’est
aussi parfait dans son genre que Bellour analysant les films d’Hitchcock. On pourrait donc s’ap-
puyer là-dessus pour travailler à dégager d’autres éléments et d’autres dimensions.
F : Oui ! Très bien ! Évidemment, il serait plus difficile de reconvoquer le petit Hans ou Schreber
pour faire une étude différentielle ! À moins que nous montions un théâtre pour les faire rejouer
avec l’homme aux loups, Dora et les autres…
J’aurais moins de scrupules du fait qu’on est en petit comité pour repartir sur les dimensions rela-
tivement abstraites de ma réflexion, qui tourne toujours un peu autour des mêmes points et qui
peut-être se stabilise relativement et qui, j’espère, s’approfondit.
Donc, mon souci c’est de faire qu’on ne se prenne pas les pieds dans l’analyse des contenus, sans
pour autant tomber dans des repérages structuraux. D’où l’idée d’un dépistage de modèles qui
sont des modèles contingents. Voir quelles sortes d’opérateurs se dénoncent dans des comporte-
ments, dans différentes formes de discours sémiotique pour indexer ces opérateurs contingents.
C’était déjà la même démarche autour des ritournelles, traits de visagéité, etc. Les points autour
desquels j’essaye de tourner – qui d’ailleurs tournent davantage autour de moi que je ne tourne
autour d’eux – c’est d’essayer de voir comment dans le donné, disons le donné analytique, à
quelque niveau qu’on le considère (duel, de groupe ou à des niveaux collectifs plus larges) , com-
ment des séquences, des éléments fonctionnent à la fois dans des champs de discursivité, donc
de sens, et renvoient d’une référence de sens à une autre, tout en même temps en fonctionnant
dans un autre registre, une autre logique (machinique) ; en tous cas quelque chose qui ne fonc-
tionne pas du tout dans la logique des ensembles discursifs mais qui joue une fonction que j’ai
appelée, tout récemment, d’existentialisation (faute d’un autre terme, la terminologie pour moi
n’ayant jamais grande importance).
Alors dans ce parcours on était amené déjà depuis longtemps à faire une sorte de mot d’ordre, à
le lancer, de réhabilitation de l’image, de l’imaginaire contre tous les réductionnismes structura-
listes, systémistes qui remontent en réalité à bien avant la vague des années 60, qui remontent à
Freud lui-même. Et c’était à cette occasion que j’étais intéressé, parce que je ne connaissais pas
du tout, de voir qu’il y avait une logique de cet imaginaire, qu’on appelle un art topique, chez
Vico, et qu’il présente comme un accès tout-à-fait privilégié et quasiment univoque à la subjecti-
vité historique. Cela me semble une objectivité ethnographique, c’est une sorte d’inventeur de
précurseur de l’ethnographie. J’aimerais bien si quelques uns voulaient travailler là-dessus.
Et alors a priori ma perspective, tout-à-fait de loin, serait que, dans une position un peu para-
doxale, ce retour à l’image , ce rapport aux tpoï (topos) n’est pas du tout synonyme d’un recul par
rapport au concept et à l’abstrait, car il y a toujours le risque de faire.l’alternative : bon et bien
plutôt que l’abstrait, des concepts, la rationalité, il faut avoir un abord par le mythe, les fusions
mystiques, etc. Donc c’est alors un antagonisme entre l’imaginaire et le rationnel. Là pas du tout !
Il s’agit d’établir, de montrer en quoi cette iconicité est porteuse de la plus haute abstraction.
Il s’agit donc, à travers tout le parcours sur lequel je reviens sans arrêt, de montrer que les pra-
tiques rituelles, les inscriptions corporelles telles que celles que nous avons pu voir la dernière
fois grace à Barbara, ne sont pas une pensée territorialisée, lourde, qui serait carentielle par rap-
port à des voies d’intelligibilité plus rationnelles, pas du tout, il s’agit d’une autre forme d’hyper-
rationalité, mais ne passant pas du tout par les mêmes voies (Cf. le précédent séminaire sur les
Walpiri).
Donc là le problème, pour l’instant, c’est d’essayer de théoriser comment cette iconicité, ce rap-
port de topos, ou cette corporéisation (qui dans ma perspective est plus qu’un iconicité au sens
ordinaire puisqu’elle n’est pas discursive du tout, quand on pense à une icone, on pense à un rap-
port figure/fond, là il ne s’agit même pas de ça, il s’agit de traits intensifs qui sont auto-référen-
cés et qui s’affirment, comme dans ton rêve d’une couleur qui en elle-mème est la totalité de tout
ce qui peut exister et s’impose comme telle). Comment est-ce que cette iconicité peut-être por-
teuse d’abstraction ? C’est sur ce paradoxe que je voudrais, une fois de plus, revenir.
Comment peut-on concevoir une machine abstraite dans un champ non discursif ? C’est quand-
même difficile à soutenir. Avec toutes les déductions que ça implique. C’est-à-dire que c’est un
système, une certaine façon d’intelligibilté existentielle qui ne repose pas sur des structures inter-
actives, mais qui s’organise en constellations contingentes, qui s’organise en positions existen-
tielles. Il n’y a pas de discursivité, il n’y a pas de translation énergétique, donc il y aura le pro-
blème de savoir comment cependant il y a non pas représentation mais intelligibilté existentielle.
Cela posera à nouveau le problème de définir une voie de transfert machinique (conception géné-
ralisée du transfert) ou de transversalité, c’est-à-dire comment est-ce que ces machines abstraites
traversent des zones différentes, tandis que, par ailleurs, elles ne sont pas affectables à aucun de
ces ordres sur un mode, donc, d’un rapport discursif.
J’avais, avant d’aller plus loin une incidente sur le genre de problème que ça peut nous amener à
poser. Quand on considère un problème psychopathologique, on a tendance à lui donner une
affectation individuée : on dit « telle personne est malade », on peut faire une affectation indivi-
duée ou subindividuée « non, ce n’est pas la personne qui est maladee c’est tel organe qui est
malade », ou alors on peut corriger le tir en disant « ce n’est pas telle personne ou tel organe qui
sont malades, mais c’est la famille ou les interactions » ; mais finalement, on cible toujours une
affectation univoque, on cherche à cadrer un trouble pour l’affecter, pour le rapporter. Dans la
perspective que je propose, la situation est toute différente. Prenons l’exemple non pas d’une per-
sonne hospitalisée à La Borde mais d’une personne qui travaille à La Borde, le modèle, de la
sorte, est plus compliqué. Quelqu’un a un trouble, dans le personnel à La Borde. Ce même trouble
peut être rapporté comme si c’était une malade. Ah ! bien voilà, elle est tombée malade à La
Borde, membre du personnel mais finalement elle est comme une malade, et on reprend la même
logique d’affectation. Mais on peut aussi corrélativement dire : il y a une place, comme sur un
échiquier, place à prendre (de même qu’il y a une place de cuisinier ou de chef d’entretien), place
psychopathologique qui s’est déterminée. Il y a un certain nombre de cases, les choses étant ce
qu’elles sont, structuralement et il y a donc des troubles, là, qui sont en voie d’affectation comme
ces âmes errantes qu’on trouve dans les sociétés archaïques qui sont là, prêtes à se fixer : « ah ben
le p’tit il a attrappé ça parce que forcément l’âme du grand’père qui est en train de courir par ci
par là, s’est logée là. On peut faire un procès de sorcellerie ensuite pour faire partir cela. On peut
aussi imaginer d’autres niveaux. C’était un petit peu notre souci avec Mony de trouver les diffé-
rents niveaux psycho-sociaux, tous les troubles similaires qui existent dans un quartier donné dans
le même type de familles ; là ce n’est plus seulement l’institution, ça peut être tout un ensemble
Qu’est-ce que c’est que ces machines abstraites dont je parle toujours ? Même quand on a à faire
à un trouble somatique, à une représentation fantasmatique, à un rapport territorialisé comme dans
l’hystérie ou dans la phobie (l’agoraphobie par exemple), et bien, ce qui se présente comme ter-
ritorialisé, en fait est porteur de machines abstraites qui peuvent être hyper complexes. C’est en
effet quelque chose qui reste formidable dans la découverte du Freudisme, c’est que si jamais on
se met à creuser un rêve ou quelque chose de parfois très simple, alors on détricote des choses
d’une complexité inouïe. Il y a donc un rapport entre le simple et le complexe qui fonctionne
d’une façon totalement différente et sur lequel je reviendrai un petit peu après.
L’hypothèse que je fais, c’est que il y a possibilité de saisir les points de réversion entre ces
niveaux de fonctionnement.
Il y a les fonctionnements où ces niveaux rentrent en correspondance, sont traductibles les uns par
rapport aux autres, sont dénommables ; et puis il y a certains de ces niveaux qui, au contraire, tout
en étant dénommables, ne fonctionnent plus sur ce même registre.
Dans les sociétés archaïques c’est formidable parce que c’est cerné de façon beaucoup plus
visible, puisque précisément au moment où ils se mettent à fonctionner sur cet autre mode, quel-
quefois ils ne sont plus dénommables, ils sont interdits de séjour dans la langue. Le nom du mort
ne doit plus être prononcé pendant deux ans. C’est bien dire qu’on n’est plus dans le même
registre : il pourrait fonctionner puisque tout le monde l’a plus ou moins à l’esprit, mais non.
Nous, on ne s’abandonne pas à de telles facilités, on a tort, d’ailleurs mais le résultat est le même.
Lapsus, coupures, faux-mouvements, etc., des évitements, des sortes de contractions comporte-
mentales, des contractions de la conduite, des mutations des univers de référence.
Donc cette perspective analytique des agencements d’énonciation, consiste donc à essayer de
repérer ce que sont ces points de virement, le fait que quelque chose, dans la logique ordinaire de
la vie, dans une relation conjugale, par exemple, change : à partir d’un certain moment, il n’y avait
pas de raison, mais ça ne fonctionnait plus, à chaque fois que je le regardais, il y avait ça qui se
passait ou alors je ne bande plus, mais qu’est-ce qui s’est passé ? On peut toujours échafauder des
explications. Là, attention il faut aller lentement ! Evidemment qu’on échafaude des explications
et c’est même un problème fondamental ; mais bien aussi évidemment, ce n’est pas ces explica-
tions qui rendront compte de ces mutations existentielles. Il y a donc là tout-à-fait un rapport para-
doxal, c’est que on ne peut pas faire autrement que sécréter ces explications, cette rationalité, cette
discursivité explicative, dans le même temps qu’on a l’appréhension immédiate que cela ne sert
absolument à rien. Et plus ça ne sert à rien et plus on le fait. On connait bien ce mécanisme là,
c’est un mécanisme vraiment fondamental, on en trouve une illustration dans le plan politique, il
se trouve que je suis amené à voir des gens que je n’ai pas vus depuis logtemps comme Krivine.
Un type comme Krivine qui est remarquablement intelligent, et pas seulement avec sa tête est
manifestement totalement conscient que ce qu’il fait depuis quinze ans est totalement con, que ça
ne sert à rien mais il ne peut pas s’empêcher de le faire ! C’est quand-même quelque chose ! Ce
n’est pas seulement des problèmes psychopathologiques, c’est interindividuel cela concerne des
ensembles beaucoup plus larges. Je reviendrai là-dessus.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 3
Avec les systèmes dont j’ai proposé une description, on peut saisir déjà une première distinction.
Dans les systèmes que je propose, il y a l’idée de codage intrinsèque entre un ensemble et un autre
ensemble. Ils sont dans un rapport de discursivité, donc qui développe potentiellement des vir-
tualités de coordonnées de temps, d’espace et de rapports énergétiques.
Potentiellement, cette mise en rapport de deux ensembles pose un énonciateur potentiel. C’est
comme s’il y avait un énonciateur qui fait cette mise en rapport. C’est comme s’il y avait un petit
deus ex machina qui tape maintenant sur l’ordinateur pour régler le code génétique. Vous pensez
bien qu’il n’y a pas un petit bonhomme dans notre chimie organique… mais enfin c’est comme
si ! Ça fait des mises en rapport et s’il y a un gène qui est mal foutu, alors ça fait telle distorsion.
C’est à la condition qu’il y ait eu cette première extraction d’un sens intrinsèquement codé et que
ces deux types d’extractions de sens intrinsèques soient mis en rapport, d’une certaine façon arbi-
traire, qu’il y a cette possibilité de produire un autre phénomène de sens qui est beaucoup plus
déterritorialisé, parce qu’il y a une sorte de jeu de composantes : on avait mis telle et telle batte-
rie mais on peut en mettre une autre, et j’avais souligné la dernière fois dans l’intervention de
Barbara le fait que il y ait un paysage référé, que les signes corporels sur les seins des femmes
décrivaient telle chose, des rapports de parenté, etc., mais qu’on pouvait d’ailleurs changer. Cette
liberté là, cette arbitrarisation permet de s’emparer, par des moyens sémiotiques, d’un contenu,
donc c’est déjà un plaisir de posséder quelque chose, je joue sur cette gamme discursive et puis
je m’empare des sons qui sont produits, mais en outre ce n’est pas seulement de s’emparer d’un
codage avec un autre codage.
(FIN DE BANDE)
C’est donc une plus-value qui se crée parce qu’il y a ce rapport d’arbitrarisation. Donc il y a une
liaison fondamentale entre le caractère d’agencement de dimension arbitraire et le caractère de la
plus-value de sens produite. J’insiste beaucoup là-dessus parce que c’est à travers cela qu’on va
trouver une dissymétrie avec l’autre dimension. Là je l’ai dit quarante fois, donc je le signale et
je ne le développe pas, bien entendu il ne s’agit pas pour moi de faire une théorie de la double
articulation mais de la multiple articulation, car je prétends que de toutes façons il n’y a jamais
simplement une double articulation mais il y en a toujours beaucoup plus, il y a toujours N arti-
culations. Donc quand je mets deux systèmes c’est simplement comme ça, mais en fait il y en a
d’autres, il y a des compositions de sens dans un axe de déterritorialisation qui engendre des plus-
values de possibles.
E. : Au niveau de cette critique immanente que tu fais de la double articulation, tu penses aux his-
toires : sujet d’énoncé, sujet d’énonciation, etc., ou c’est complètement en dehors ?
Seulement, ça, ça ne nous permet pas justement de saisir une énonciation. Il y a des proto-énon-
ciations virtuelles, qui sont là. Qu’est-ce qui va faire qu’il y a un agencement de l’énonciation de
cette discursivité riche, avec ses possibles ? Avec ça on peut monter des réflexes, on peut monter
des machines sur des machines informatiques, ça ne nous donne toujours pas une énonciation ;
l’énonciation commence quand il y a une plus-value de possibles, quand il y a, à partir de là, pos-
sibilité de jouer des airs inédits, quand il y a des champs relatifs de créativité potentielle qui s’ins-
taurent. Là on ne l’a pas.
C’est précisément ces retournements synaptiques, qui peuvent se situer aussi bien là que là que
n’importe où, qui vont, eux, déterminer une certaine reprise de ces énonciateurs potentiels, et qui
vont, eux par contre, faire l’opération à contre-sens : un chainon, par exemple sémiotique, a pour
fonction pas seulement d’être relais de cette construction de mise en rapports de rapports à la
puissance N, mais tout en ayant cette fonction là, il joue aussi comme moyen de constituer un ter-
ritoire existentiel. Il joue comme moyen, on ne peut pas dire de faire une double articulation,
parce que c’est justement là qu’il faut inventer une autre catégorie, car ce n’est pas une articula-
tion puisqu’il n’y a pas de discursivité ; en ce sens que les territoires énonciateurs, les territoires
existentiels sont bien pris dans une concaténation, une agglomération, une constellation, il faudra
voir d’ailleurs si on n’a pas intérêt à sérier ces différentes catégories et elles vont fonctionner
comme territoires existentiels mutant. Alors des exemples simples : si je dors, je mets en rapport
un certain nombre de modules de sémiotisation qui se chevauchent les uns par rapport aux autres
et puis ça met en jeu un certain nombre de gammes d’instruments ; mais si je me réveille j’en mets
d’autres, j’en éteins certains, j’en mets d’autres et puis ça ouvre un certain nombre de champs
d’interaction avec des individus, avec des machines. Seulement cette fois là, je vous ferais remar-
quer que la différence, cette fameuse dissymétrie dans mon schéma que je cherchais depuis des
années (notamment à travers les rêves, je disais : il y a une dissymétrie entre les rapports de phy-
lums, de flux, et puis les rapports de territoires existentiels et d’univers), consiste en cela, c’est
qu’il n’y a pas de plus-value existentielle, il n’y a pas de plus value de l’énonciation, il n’y a pas
cette petite flèche là (Cf. schéma) qui va créer ce niveau là. C’est que les différentes aggloméra-
tions qu’on va trouver là, sont complètement collées les unes aux autres. C’est ce que les phéno-
ménologues ont vu, Husserl par exemple : on voit bien que l’altérité elle rentre dans ma propre
subjectivité ; mon monde c’est tout ce qu’il y a partout ; mon rapport existentiel est totalement
impérialiste par rapport à l’existence. C’est à l’intérieur de mon appréhension existentielle que va
se creuser quelque chose qui apparaitra comme rapport à l’autre ; mais il n’y aura pas de construc-
tivité discursive du rapport d’altérité comme il y a dans les ensembles discursifs. Il y a principe
d’agglomération. Il n’y a pas d’autre moyen d’accéder à l’existence que celui-là, d’accéder au
rapport d’auto-existentialisation.
Ce qui fait que quand, cependant, on fera la différence entre je dors et je marche, je parle ou je
suis pris dans un phénomène intégriste qui me soulève avec les foules, on ne le fera jamais à ce
niveau là, on le fera toujours dans un certain repérage discursif ; à ceci près que ce repérage ne
saurait être scientifique, ne saurait être en correspondance binivoque, puisque précisément il ne
s’agit pas d’ensembles discursifs. C’est ce rapport mythique, mythologique, cette mise en scène,
C’est que rien n’est donné immédiatement, dans ce renversement Ce n’est pas un renversement
codé. Rien n’implique qu’il y ait cette prise de conscience existentielle. Elle n’existe que pour
autant qu’elle est engendrée dans ce que j’appelle une métamodélisation. Mais avant de passer à
cette métamodélisation, il y a ce contresens, ce passage, qui est un passage purement vide, qui est
une façon d’évider la procédure de signification.
Et c’est ce temps d’évidage qui est peut-être cette représentation justement du corps mort. C’est
une marque contingente de ce changement de statut, de ce renversement, c’est le point de réver-
sion qui se propose comme point de réversion ; à partir de là ce qui est en question, c’est que ce
ne sera plus la logique des ensembles discursifs qui fonctionnera : je suis mon corps ou le corps
de Dieu, d’Allah, ou le corps magique ou le corps totémique et l’endroit où il va y avoir ce glis-
sement. C’est encore trop dire qu’il en est le support, il en est simplement la découpe et c’est une
découpe vide qui annonce que l’on est dans une appréhension auto-existentielle et que l’on n’est
plus dans une appréhension discursive. Encore que c’est le même matériau qui fait ce double
emploi, et ce serait ce passage de point de réversion qui serait ce corps sans organe, ce corps de
bascule entre ces deux logiques.
Donc, là, quand il y a un certain niveau d’abstraction, de mise en correspondance (Cf. schéma),
on ne peut pas du tout passer n’importe comment d’un endroit à un autre. Il y a une logique arbo-
recente, il y a une rationalité qui implique que si on veut passer de là à là, et bien il faut faire le
détour par tel système déductif, il y a des lois, il y a des catégories spatio-temporelles, énergé-
tiques ; tout peut être mis en rapport en principe mais pas par n’importe quelle voie.
A la différence, dans l’autre phénomène existentiel, tout est en agglomération et tout rapport
d’existentialisation rentre en correspondance, percute indépendamment de toute catégorie ; et
cependant il existe des découpes (...) Donc on voit que les niveaux d’abstraction qui sont organi-
sés, qui sont structurés dans des niveaux d’abstraction profonde, où il y a des noyaux de rationa-
lité qui contrôlent ces articulations, là il n’y a pas ces structures en profondeur, organisatrices. On
peut passer d’emblée, comme on le voit dans le rêve à quelque chose qui peut être un rapport com-
plètement contingent à un objet et que ce même objet soit mon grand’père, ma patrie (…) Et
cependant il s’agit d’un niveau complètement ordonné, il n’est pas coordonné mais il a des
niveaux d’organisation à savoir que ça marche ou ça ne marche pas, on est dans telle subjectivi-
té et pas dans telle autre, telle subjectivité qui va permettre de développer dans un champ para-
digmatique pragmatique ou pas, qui va faire des inhibitions, des ruptures, etc. Cette correspon-
dance, c’est celle des machines abstraites qui sont précisément prises dans des territoires dont je
disais qu’ils sont discursifs. On en aura une appréciation – je ne veux pas dire métaphorique parce
que ça a été tellement galvaudé par les lacaniens, il faudrait trouver autre chose – une apprécia-
tion scénique ou de l’art topique de Vico, compte-tenu de ce qu’elle est arbitraire, asignifiante,
etc. ; et c’est à travers ça qu’on peut dire que, en effet, il y a un certain type de machines abstraites,
transférentielles qui traversent des ordres totalement disjoints dans l’odre de l’appréhension
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
existentielle. C’est ce genre de machine abstraite dont on dira : et bien on trouve ça dans le
Debussysme mais on le trouve en même temps dans l’impressionisme, ou dans tel problème éco-
nomique de telle époque ; alors que, bien entendu, il n’y a aucun rapport de translation dans l’es-
pace, il n’y a aucun rapport énergétique, il n’y a aucune influenciation en causalité directe, et
pourtant ce n’est pas sans rapport ça va faire des constellations existentielles.
Du coup, vous comprenez que ça change complètement le niveau d’importance (comme Vico le
montre) qu’on peut conférer au culte, aux mythes, à tous les modes d’accès à ces objets (qu’il
s’agisse d’objets partiels à un certain niveau ou d’objets religieux). Mais qu’est-ce qu’ils ont sans
arrêt à revenir à des trucs irrationnels, religieux, etc. ? Pourquoi ? Dans un état donné de la sub-
jectivité, c’est qu’il n’y a pas d’autres moyens, il n’y a que les moyens du bord. Si pour exister,
on est absolument obligé d’avoir recours à ce type de topique, il n’y a pas lieu de s’étonner pour-
quoi les gens se précipitent là-dessus, même s’ils savent, par ailleurs, que rationnellement ça ne
tient pas la rampe. Si moi, par exemple, je me mets à remettre en cause les catégories de repéra-
ge de J. dans ces histoires qu’elle pratique sans arrêt, comme elle m’aime beaucoup, elle le sup-
porte, mais d’une autre façon, elle sait bien que ça ne sert à rien du tout, parce que qu’est-ce que
ça peut lui faire puisque c’est son rapport à sa pratique, à son existence même qui est en question.
Disons plutôt qu’on n’est pas sur la même religion. Mais alors elle serait plutôt en droit de me
dire : dis-moi, toi comment tu fais ton alchimie ? Comment toi tu fais ton acupuncture ? Parce
que c’est tout ce qu’on peut se dire Comment est-ce que tu te fais ton corps sans organe ? Il n’y
a pas de dialectique possible à ce niveau là.
Je refais encore un petit pas en plus pour ramener ma différence entre les cartographies concrètes
et les cartographies spéculatives. Je crois qu’il faut absolument renforcer cette distinction et lui
donner un statut encore bien plus puissant qu’on ne lui avait donné antérieurement. Les cartogra-
phies concrètes, c’est les descriptions qui sont de ce niveau d’un comment est-ce que tu fonc-
tionnes ? Comment est-ce que tu te repères. Là je voudrais qu’on généralise la notion de speach-
act, qui serait une sorte de sémiotic-act. Quelles sont les ritournelles les trucs qui déclenchent.
Moi j’avais donné cet exemple qui est très vulgaire mais il dit bien ce qu’il veut dire, c’est que,
quand je ne peux pas me mettre au travail le matin, je prends toutes sortes de procédés… pour
reprendre mon travail en cours : je prends la méthode assimil de portugais, je me dis tiens je vou-
drais bien apprendre le portugais, je n’y arriverai jamais, mais enfin ça ne fait rien, ou je vais me
faire un café ; et puis si j’arrive à embrayer par cette cartographie, chacun se débrouille comme
il peut, chacun a ses difficultés, c’est plus facile d’être obligé de prendre le métro et de partir à
telle heure parce que là tu as tous les systèmes qui fonctionnent tout seuls mais dans certains cas
ce sont des cartographies beaucoup plus compliquées que de prendre le métro. Et puis au moment
où ah ! ça y est ! je reprends mon travail, j’écrivais un truc, à la seconde même j’ai envie de pis-
ser ! c’est le signal ! c’est ça la cartographie concrète. Alors il faut savoir qu’est-ce qui s’articule
. On voit bien dans la sexualité, c’est sans arrêt des cartographies concrètes qui fonctionnent. S’il
fallait que les gens se disent exactement ce qu’ils mettent en oeuvre pour arriver à baiser, on aurait
des surprises et généralement on ne le dit pas ce qui fonctionne. Quelles sont les cartographies
concrètes, ça pourrait peut-être créer toutes sortes d’embarras. Cartographies concrètes… j’ai pris
un exemple sexuel, un exemple d’écriture… mais pour militer. Pour faire quelque chose, pour dire
« on n’est pas d’accord », il faut des dispositifs déments, des réunions qui ne servent à rien, des
discours, des machins : alors on va faire ça ! et au prix de tous ces dispositifs complexes, peut-
être qu’on le fait ! Quel événement ! On pourrait multiplier les exemples. ça c’est les cartogra-
phies concrètes et les analystes, il faut qu’ils s’intéressent à ces cartographies concrètes. Donc,
eux, ils amènent aussi leurs propres dimensions. Parce que le fait d’aller parler à un analyste, à
un systémiste, ça introduit une composante de plus et ça peut être un de ces déclencheurs comme
Cartographies spéculatives. Le niveau maximal des références les plus abstraites n’est pas donné
dans le ciel des idées, dans des universaux, platoniciens ou autres. Lui-même dépend d’une cer-
taine cartographie puisqu’il est possible de mettre en acte comme machiniques les plus abstraites,
à un moment donné.
Elles sont les plus abstraites mais elles n’en sont pas moins contingentes. Les machines les plus
abstraites qui ont fait partir les gens en cohortes pour aller faire de grandes expéditions pour
reconquérir la terre sainte, étaient quand-même très contingentes. J’ai bien dit : ce sont des
machines abstraites qui ont une certaine incarnation contingente, à savoir que c’est sur un texte
précis, c’est sur un individu précis ou c’est sur une moustache d’Hitler, c’est un certain matériau
de sémiotisation très précis qui va servir de support à cette organisation d’un champ
d’existentialisation.
La cartographie spéculative, c’est celle qui développe les conditions de possibilité de ces niveaux
machiniques les plus abstraits. D’où l’importance fondamentale des débats théologiques, poli-
tiques, idéologiques et autres, philosophiques. Suivant qu’on participe d’une philosophie capita-
listique qui prétend couvrir l’ensemble des catégories, suivant qu’on met en oeuvre une cartogra-
phie spéculative dans des paradigmatiques beaucoup plus locales, qui ne prétend pas faire une
universalisation des références, on change évidemment ces différentes (cartographies). Les carto-
graphies spéculatives, comme celle du Freudisme à un moment donné, ou comme celle du
Fondamentalisme, ce sont celles qui donnent les champs de possibles des différents éléments mis
en jeu dans les cartographies concrètes. Elles ne sont pas le référent des cartographies concrètes.
Elles ne sont pas en position d’une théorie scientifique par rapport à ces cartographies concrètes ;
ça c’est une vision déjà de la philosophie, de la science capitalistique qui prétend à un envelop-
pement, à une abstractification complète des différents niveaux modulaires, mais elles créent les
champs d’articulations possibles, tandis que elles mêmes sont exposées à toute une mutation
possible.
Donc, quand on essaye de travailler la théorie, la cartographie spéculative, on peut dire que d’une
certaine façon la théorie, à ce niveau, n’est jamais assez spéculative, et je dirai, n’est jamais assez
coupée d’une cartographie concrète et dans ce cas théorique on peut faire rentrer des formes d’art,
des formes de création de toutes natures, pour autant qu’elles sont précisément coupées d’avoir à
rendre compte, d’avoir à se présenter comme référent des cartographies concrètes. Elles n’en met-
tent pas moins en circulation des machines abstraites qui feront servir le système mutationnel.
Le simple et le complexe. Là on peut avoir l’idée que les modules élémentaires sont des modules
sensualistes au sens de Locke, Condillac, etc, et puis qu’on va monter là à du social, à des niveaux
de plus en plus abstraits. Ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit, car il ne s’agit pas de modules,
de codages qu’on va pouvoir hiérarchiser en niveaux d’intégration, ça peut être ça à ce niveau de
description tant qu’on ne fait pas le mouvement de réversion, mais les modules sont élémentaires
pour autant qu’ils sont élémentarisés. Alors là il faudrait qu’on ait un jour un exposé philoso-
phique conséquent sur le simple et le complexe dans l’histoire de la philosophie. Disons simple-
ment qu’il y a deux types d’abord global, il y a les gens qui veulent construire le complexe à par-
tir d’éléments simples et puis il y a les gens qui construisent du simple à partir du complexe.
Par exemple, je crois qu’on peut dire que Descartes a construit du complexe à partir du simple,
une idée claire et distincte, tandis que Newton va prendre des ensembles totalement complexes,
comme les marées, le mouvement des planètes, la chute des corps, etc., pour extraire du simple
qui sera : les lois de la gravitation. Ça ne l’empêche pas d’être alchimiste, ça n’embête personne
qu’il soit alchimiste puisqu’il fait le mouvement inverse, ce qui serait terrible c’est si Descartes
était alchimiste, alors là ! Mais Newton peut bien être alchimiste au départ puisque, de toutes
façons, il veut saisir des articulations. C’est un rapport où ce qui est élémentaire, modulaire est
élémentarisé.
Dans ces conditions qu’est-ce que c’est pour nous un module élémentaire ? Ça peut être des
choses qui sont élémentaires au point de vue somatique : j’ai envie de pisser. C’est un niveau
qu’on peut parfaitement hiérarchiser par rapport aux fonctions mentales, discursives, l’intelligen-
ce, le rapport social, etc. Mais ce qui peut être élèmentarisé, ce sont des discursivités aussi d’une
toute autre nature, par exemple c’est les phénomènes de groupe qui deviennent élémentaires : le
Lepenisme c’est un phénomène modulaire qui est là (schéma). Les autres déterminations corpo-
relles (se déterminer, avoir des attitudes, rapport homme/femme, sexualité), il faut être déterminé
par quelque chose qui ne serait pas hiérarchiquement élémentaire dans une vision comme ça qui
veut mettre la matière en bas, le biologique au-dessus et qui veut entasser comme ça, faire toute
une pyramide. Des attitudes élémentarisées venant du socius ou venant d’une conception reli-
gieuse ou de sagesse, des oppositions telles que le Yng et le Yang dans la philosophie chinoise,
etc., peuvent devenir modules élémentaires qui contrôlent les autres modules. Donc vous voyez
qu’il n’y a pas une hiérarchie X entre les modules mais qu’il y a des remaniements entre les sys-
tèmes modulaires.
Alors là, ça va nous permettre de faire peut-être un pas très important. C’est que ce module là ou
là , il peut se faire qu’il passe là (Cf. schéma). Il y a donc ce qu’on pourrait appeler une expro-
priation modulaire. Ce qui fonctionnait comme système modulaire, disons déterminant dans mon
comportement (j’ai faim, tel individu joue tel rôle… ) , il peut se faire que les composantes chan-
gent de niveau et qu’il y ait un autre système d’intégration. Parce que ce point qui était là, sous
le contrôle d’une subjectivation qui était là, il peut se faire que ce soit lui qui s’installe à sa place
là, et puis qui refoule celui-là.
Donc voilà une théorie du refoulement qui n’est plus énergétique parce que, à ce niveau là, on est
dans la logique du plat, la logique du sens de Deleuze, Alice au pays des merveilles, tout est à plat
comme des jeux de cartes successifs.
Pourquoi est-ce que tout est à plat ? Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de rapports discursifs, de rap-
ports dynamiques, de rapports conflictuels avec ça ? Il n’y en a pas parce que, dans la logique des
ensembles discursifs, il y a une échangeabilité des termes qui repose sur le fait que des éléments
déterritorialisés peuvent rendre compte des mises en rapport des ensembles. Il y a toujours un
résidu qualitatif, il y a en effet une construction de niveaux d’abstraction successifs qui permet-
tent de piloter des grands ensembles discursifs. Là je dis : pas du tout ! il n’y a pas ce type de
plus-value de sens, parce que là il y a une échangeabilité de forme, il y a une extraction de formes
comme dans Hemlslev quand il dit que le rapport entre la forme d’expression asignifiante et la
forme de contenu signifiant, et bien c’est finalement la même forme à un certain niveau. Il y a des
saisies de formes, il y a des transferts de formes qui s’opèrent. Il y a une échangeabilité de formes
qui peuvent traverser des niveaux biologiques, machiniques, sociaux, etc. C’est ça qui permet de
construire la vie, la société, les arts, etc.
Mais l’existence, elle, elle n’est pas du tout échangeable. Les territoires existentiels ne connais-
sent pas du tout ce caractère d’échangeabilité. Je crois que c’est une caractéristique importante.
L’existence est accrochée à son topos, totalement, sans qu’on puisse jamais décoller une forme
qui serait une forme de l’existence. Tu y es ou tu n’y es pas. Et si tu es mort, on ne peut même
pas dire que c’est une négativité de ce que tu y étais, ça n’a rien à voir avec une négativité. Il n’y
Seules sont translationnelles, à ce niveau, des machines abstraites qui sont une pure postulation
métaphysique ou métapsychologique, dont on rend compte d’une façon pseudo-référentielle ça
c’est en effet translationnel, on voit bien qu’il y a des formes existentielles qui sont distinctes mais
elles ne sont absolument pas dans des rapports d’échangeabilité. L’amour voudrait, je voudrais
échanger, rendre échangeable mon existence pour la tienne, ça serait un idéal formidable, sauf que
vraiment la question ne se pose pas, ce n’est pas possible, il n’y a pas d’échangeabilité de l’exis-
tence. L’existence est à elle-même tout l’existant. Et puis si elle n’est pas, il n’y a rien à en dire,
on ne peut pas la dénommer comme non-existant..On ne peut donc pas.la situer dans un rapport
figure/fond, dans un rapport référencé, dans un rapport de non-existence. Il n’y a pas d’être et
néant, il n’y a pas de fond de néant pour situer cet être-là.
Corollaire aussi du caractère non-discursif, non échangeable des territoires existentiels, c’est qu’il
y en a une intelligibilité par transfert. C’est-à-dire que paradoxalement on ne peut pas en avoir
une représentation intelligible discursive, on ne l’a que par pseudo-référenciation, modélisation
concrète et métamodélisation ultime, mais du même coup on a une intelligibilité dont il faudrait
parler en termes de théologie négative, c’est-à-dire qu’on en a une intelligibilité de fait, c’est que
l’intelligibilité de l’existence de l’autre constellation est donnée d’emblée ; c’est comme si on
habitait dans l’existence de l’autre, bien qu’on n’ait aucune représentation de cette habitabilité. Et
ça aussi, à mon avis, c’est une clef anthropologique, à savoir que il est tout-à-fait légitime que
dans les sociétés archaïques il y ait le participationnisme dénoncé par les autres : c’est eux qui ont
raison. Bien entendu, on participe existentiellement d’une connaissance de l’existence de l’autre,
de toute forme d’altérité, aussi bien de devenir-animaux que devenir-végétaux, devenirs-musicaux
et autres. A ceci près que, bien entendu, on ne peut rien en dire. Voilà le paradoxe de la connais-
sance par transfert. Il y a une vérité de l’existence qui est donnée mais c’est une vérité non
discursivable.
A. Querrien : Je ne connais pas très bien la transformation du boulanger. Mais à travers ce que tu
en dis, j’ai l’impression qu’on peut appeler ça de la fabrication volontaire d’entropie. C’est-à-dire
qu’à partir d’une figure qui est claire, organisée par une transformation apparemment interne,
mais en même temps extérieure, petit à petit on disperse tout. Je perçois plutôt Proust comme
quelqu’un qui, trouvant le « truc » totalement dispersé, va reconstituer le chat à travers une série
de tentatives et faire un peu le chemin inverse…
F. Guattari : Mais ce qui est reconstituable, c’est l’énonciation, ce n’est pas le contenu.
E. Alliez : J’ai l’impression que tu as franchi un seuil, à force de tourner précisément. Ce que je
ne comprends pas bien, c’est pourquoi au niveau même de l’exposition – je sais qu’il y a là une
raison de fond – tu n’as pas commencé sur le problème de la forme, de l’énonciation et des affects
problématiques. Cette chose intervient à plus de deux tiers de ton exposé, alors qu’il me semblait
que c’était un angle d’entrée.
F. Guattari : Ça vient tout de suite la distinction entre affect sensible et affect problématique.
J’annonce tout de suite la couleur, au lieu de construire les affects problématiques à partir des
affects sensibles. Si tu veux, la mauvaise lecture de Proust, c’est de le prendre dans le sens de la
lecture normale qui consiste à penser qu’il commence par parler de la « madeleine » pour arriver
à reconquérir le temps ; en fait c’est exactement l’inverse qui se passe. Ce qu’il dit à la fin, au
moment où il a saisi l’affect problématique qui serait l’espèce d’harmonique extraordinaire qu’il
y a entre Guermante et le pavé dans la Cathédrale de Venise où tout se joue. C’est à ce moment-
là seulement qu’il arrive à disposer d’un moyen d’écrire les autres ritournelles, puisqu’en cours
de route, il raconte que, toute sa vie, il a cherché à saisir ce qui se passait. Il n’a jamais été foutu
de saisir ces histoires de moments féconds. C’est à partir du moment où il a cette clé d’affect pro-
blématique (qui est l’instrumentation) qu’il peut en effet dire n’importe quel affect sensible. Il me
semble que c’est important pour la psychose. Au lieu de construire le délire, les syndromes psy-
chopathologiques de façon mécanique, en partant du simple pour arriver à une formulation
concrète, au contraire il y a d’emblée une sorte de façon d’intuitionner une problématique qui est
donnée d’emblée et qui est la catastrophe existentielle. Puis à partir de là, on se débrouille. À par-
tir de là, Schreber va ramasser tout ce qu’il trouve dans sa mémoire, dans sa culture, dans ses réfé-
rences de souvenirs d’enfance, pour faire face à cela, parce que c’est donné comme ça. Dans la
création artistique, phénoménologiquement, c’est toujours donné comme ça. C’est donné avant
qu’il y ait la construction, ensuite on dira : d’accord, il y a le jeune Debussy, le vieux Debussy,
A. Querrien : Moi, j’avais travaillé sur l’exemple de la force de travail. À partir de quand a-t-on
commencé à évaluer la force de travail des hommes ? Pratiquement, l’Académie des Sciences a
été fondée en grande partie pour cela. Une bonne partie des travaux de cette Académie, à partir
de 1666, consiste à faire des expériences pour évaluer le travail des hommes. C’est le fondateur
du corps des Ponts et Chaussées qui a trouvé la solution, presque par hasard, en voulant payer les
ateliers des chantiers de travaux publics : il voulait payer les paysans qu’il mettait dessus de telle
manière que ce ne soit que des chômeurs et pas des gens qui auraient fui des travaux existants.
Pour cette raison, il fallait trouver le salaire minimum possible pour qu’à la fois les types se repro-
duisent – c’est le fameux théorème de Marx. La force de travail est payée au niveau de sa repro-
duction. C’est en fait un travail social qui a pris comme une traînée de poudre et est devenu une
énonciation scientifique à peu près immédiate, comme quoi le travail était ce qui se payait dans
la force. Cela est extraordinairement visible dans les manuels de physique de la fin du XVIIIe
siècle. On voit donc un énoncé qui va se matérialiser dans toute une organisation générale et
aboutir à Karl Marx et Cie, avec les effets extraordinaires sur l’organisation sociale et sur le chan-
gement radical de l’économie de travail que cela a représenté. Est-ce que ça rentre dans ton
analyse ?
F. Guattari : Tout à fait, sauf qu’il faudrait maintenant développer tout cela.
X : J’ai l’impression que tu me parlais d’un roman policier à énigme qu’il faudrait écrire complè-
tement à l’envers. C’est-à-dire que c’est comme ça qu’on comprendrait les morceaux. On pour-
rait prendre une autre image : celle de l’archéologie, à savoir connaître une civilisation pour com-
F. Guattari : Il est vrai que c’est pourtant lié à une pratique, mais dans le cursus des psychothéra-
peutes et des jeunes psychanalystes qui se trouvent dans la position d’avoir à entendre des choses
de gens qui viennent et qui attendent quelque chose d’eux, il faut être complètement armé, blin-
dé et se dire : entrez sur cette scène. De même pour un acteur, ce n’est pas rien. Il y a tout un pro-
blème de consistance, quasiment mythique. Il faudrait avoir un certain tonus extérieur et intérieur,
et même tout un environnement : vous êtes dans un endroit où il est licite d’avoir des problèmes.
Il est vrai que le fait d’accepter qu’il y ait du sujet supposé savoir, comme disait Lacan, qu’il y
ait du savoir, que ça soit en raison d’une compétence de savoir qu’il y aurait légitimation que
quelqu’un vienne ou X (un groupe ou un problème) à être traité, c’est quelque chose qui mène à
des impasses quelques fois dramatiques. Parce que, précisément, ce qui se noue dans ces relations
de transfert n’est pas du tout de cet ordre du savoir, de cet ordre discursif. Cette dimension dis-
cursive du savoir peut faire obstacle et créer une situation d’accélération, pour le coup de fracta-
lisation catastrophique qui fait qu’il y a des situations qui se nouent, des espèces de grumeaux
énonciatifs, et qu’on continue dans un bluff connu de l’un et de l’autre : on est alors dans une
situation en impasse complète. Quelqu’un vient, déprimé et suicidaire, est là et attend de toi
quelque chose : que fais-tu maintenant ? Il y a une sorte de culpabilité qui signifie alors : tu es en
position de m’aider à ne pas être déprimé, à ne pas être suicidaire. Il y a une sorte d’ineffable, là.
Alors, on imagine tous les faux-semblants, tous les faux-fuyants, toutes les astuces, toutes les
façons de gagner du temps. La situation est complètement différente. Et là, je pense que sur le
plan méthodologique, ce n’est pas tout à fait inutile de marquer, dès le début, ceci : il y a effecti-
vement des processus qui apparaissent, des énonciations partielles, des singularités qui se mettent
à proliférer. Sinon, il n’est pas question d’attendre que, de cette seule situation, puisse advenir
quoi que ce soit, il n’est pas absolument légitime d’entretenir cette idée-là. Plus tu entretiendras
cette idée d’un savoir, d’une manière de faire, d’une expérience pouvant piloter la cure, plus, à ce
moment-là tu vas être complètement dans l’impasse… Je pense à cela, parce que quelqu’un me
disait : « Bon, alors, je suis déçu, très déçu. » Je lui dis : « Repose toi et à la semaine prochaine. »
Mais, dit-il, la semaine prochaine, je ne serai peut-être pas là. Je lui réponds : « Moi non plus,
peut-être… » Et cela a déclenché, chez cette personne par ailleurs dans un état difficile, un éclat
de rire. « Vous êtes indifférent », me dit-il, « Pas du tout, je ne suis pas indifférent », et là-dessus
la personne me dit, pour boucler complètement le paradoxe « oui, mais enfin quand même, vous
m’aviez dit que ce serait peut être bien qu’on se voit dans cette période actuelle difficile pour moi,
plusieurs fois par semaine », « oui, j’ai dit ça, mais pour quoi faire dans l’état actuel des
choses ? », il me répond : « on peut se revoir le mois prochain ou la semaine prochaine, s’il se
passe quelque chose ». Moi, alors, je deviens complètement victime, je m’ennuie, si je me lais-
sais aller, je serais angoissé, inquiet, coupable… et puis, zut, bon ça va. Ça change complètement,
parce que la visée, à ce moment, signifie : est-ce qu’il y a cristallisation d’une matière énonciati-
ve, du fait que je suis porté dans le mouvement ? C’est cela l’agencement d’énonciation ? c’est
la chaîne qui parle à ta place.
X. : Tu as parlé deux fois d’intuition. Une première fois, parce que ça relance, ça décoince quelque
chose, alors tu peux passer à autre chose. Mais comment tu la (l’intuition) situes par rapport à ce
F. Guattari : C’est vrai que ce n’est pas une catégorie qu’on utilise fréquemment. C’est-à-dire qu’à
ce niveau de proto-énonciation, d’affect problématique, le donné est atmosphérique, il se donne
d’emblée, ensuite dans un deuxième temps, dans un temps discursif, on se dira : qu’est-ce qu’on
s’ennuie ici ? Que c’est angoissant ! C’est une ambiance formidable… Bon, c’est dans un deuxiè-
me temps. Mais le premier donné, c’est celui qui va constituer une disposition ou une situation
qui est que si je suis là, dans la salle, il y a une sorte de prise de consistance d’énonciation. À mon
avis, ça doit être la même chose dans le théâtre. Le trac est une espèce de disjonction de ces com-
posantes énonciatives, même si j’ai la perception de mon devoir qui est de lire mon texte. S’il n’y
a pas cet intuitionnement d’un affect d’ensemble qui va me porter, la situation est alors totalement
éclatée. Mais le problème de l’accès à cette intuition est quelque chose qui pose un problème
méthodologique. En principe, quand on dit intuition ou inspiration, on attend que ça vous vienne
dessus. C’est comme Dieu qui vous parachute : eh bien ! ça y est, etc. L’idée, un peu plus com-
pliquée, c’est que ça se travaille, c’est que cette matière énonciative se travaille comme une autre.
Je pense que pour les plasticiens, il y a le petit miracle qui fait que j’ai trouvé le « truc » : on
attend pendant dix ans devant sa toile ou est-ce qu’il y a des procédures permettant cette chose
dont Fromanger, à la suite d’autres, disait que le travail devant la toile consiste à non pas ajouter
quelque chose sur une toile blanche, mais à effacer tout ce qui est dessus… ?
Ce problème d’affect problématique, c’est qu’avant de pouvoir dire à quelqu’un : mais, écoutez,
ce n’est pas que je m’en fous que vous allez vous suicider ou que c’est la catastrophe, mais vrai-
ment je n’y peux rien. Par contre, faire ce nettoyage-là demande un exercice extraordinaire, pour
pas que ça apparaisse comme quelque chose de traumatique ; c’est-à-dire que là, il y a un pro-
blème de parachèvement éthico-esthétique. Esthétique, parce qu’il y a une évidence de l’énon-
ciation, quand il y a une relation d’amour ou de haine. C’est la formulation de Spinoza : on ne s’y
trompe pas, comme je dis toujours : même un chien a tout de suite compris de quoi il s’agit, il ne
fait pas de phrases, il voit bien si on veut lui taper dessus ou si on veut le caresser. Donc, il y a
un parachèvement de l’énonciation, on ne s’y trompe pas, c’est dur comme tout, bien que ça soit
complètement atmosphérique (« je suis sûr que c’est cela »), c’est de l’ordre de l’intuition. Et, en
même temps, il y a la dimension éthico-politique, parce que cette matière-là n’est pas seulement
une matière esthétique, c’est aussi une matière qui rentre dans des rapports de transversalité avec
d’autres niveaux complètement hétérogènes, ce que j’appelle l’hétérogenèse des composantes.
Car, dès lors que, par exemple, un musicien trouvait juste la façon d’articuler cette mesure-là, il
a tout le morceau d’un coup, toutes les autres difficultés, toutes les autres dimensions. Imaginons
que ça soit une histoire de temps, mais ce n’est plus seulement le temps qui est en cause, c’est
complètement la lecture d’autres dimensions harmoniques, parce que c’est là qu’il y a une sorte
de fractalisation : ce qui va s’opérer au niveau d’une des composantes énonciatives est en rapport
de congruence, de consistance existentielle dans les autres registres, ce qui serait incompréhen-
sible dans l’ordre des logiques discursives, parce que ce qui s’opère à un niveau de la structure
peut se répercuter là, à condition qu’il y ait tous les éléments de passages intermédiaires, puisque
dans l’énonciation, ce n’est pas cela qui se passe. Dès lors qu’il y a un jeu de bascule qui va faire
qu’une seconde auparavant j’avais envie de l’étrangler, qu’une seconde après j’ai envie de l’em-
brasser, c’est quelque chose qui embrasse toute la situation.
J. C Polack : Je réfléchissais a l’affect comme quelque chose dont on parle beaucoup, effective-
ment dans le milieu des psychothérapeutes, c’est-à-dire quelque chose qui vous arrive, qui arrive
F. Guattari : Ce que je dirai, c’est que Searles, Rosen et Rosenfeld ont leur cartographie. On voit
bien aussi que Mony Elkaïm a son système cartographique, même si on ne peut pas le décrire
comme un mythe explicite. La question qui se pose alors est que les cartographies ou les systèmes
mythiques peuvent être complètement refermés sur eux-mêmes et servir à voir cette fonction de
défense, fonction de maintien d’un état des différents statu quo entre les composantes énoncia-
tives. Au contraire, ces cartographies et ces systèmes mythiques peuvent travailler dans le sens
des machinismes abstraits selon des lignes que j’appelle des phylums machiniques, c’est-à-dire
qu’il y a quelque chose à refaire et que le niveau déterritorialisé d’expression donne des possibi-
lités qu’il y ait différents phylums expressifs, comportementaux, pragmatiques, etc. Au nom de
cela, tu peux avoir une refermeture systématique. C’est pour cette raison que pour le peintre ou
pour n’importe qui, la question n’est pas seulement d’attendre l’affect libérateur qui va donner
une ligne de fuite, mais qu’il y ait un travail. On a dit qu’une première dimension du travail est
déjà de nettoyer le terrain, donc de se faire nettoyer soi-même. Comme tu dis, je suis complète-
ment épuisé, parce que, eux, comme ils sont à nu du point de vue de ces résistances, les psycho-
tiques, dans le face à face, ont tendance à te foutre à poil par la même occasion. Mais l’autre
dimension du travail qui n’est pas seulement cette mise à jour d’une surface d’accueil d’une sin-
gularité, c’est ce que j’appelle affiner les facettes assignifiantes des singularités. C’est comme si
le travail de discernabilisation des singularités, des ritournelles en particulier, des coupures pou-
vait permettre qu’à un certain moment la cristallisation s’opère.
J’aime assez bien cette image des cristaux, car j’imagine bien qu’un cristal qui serait émoussé et
dans la vase ne puisse pas permettre le développement de la ligne de déterritorialisation qui fait
que le cristal va partir dans ces directions. Par exemple, Alfred Cortot composait à partir des
Études de Chopin, c’est-à-dire que, sur une seule difficulté minuscule, il développe des pages
E. Cormann : À l’inverse, ce qui est assez curieux, c’est que toute la conduite d’acteurs, la majeu-
re partie des pratiques de conduite d’acteurs soient issues plus ou moins de Stanislavaki. Tout à
l’heure, tu tirais la métaphore avec l’acteur, moi, je la tirerai plutôt avec le metteur en scène, c’est-
à-dire que le directeur d’acteurs est dans cette position bizarre qui serait le pendant curieux de
l’analyste, parce qu’il est censé constituer des affects sur la scène. Il semble que cette majeure
partie des pratiques issues de Stanislavaki, reprises par l’Actor’s Studio soit plus ou moins assi-
milée, plus ou moins avouée. En définitive, le directeur d’acteurs est aussi dans la position de ne
pas savoir très bien quoi faire. Son savoir-faire, il peut le faire fonctionner, plus sur une écono-
mie générale du spectacle s’il y a un savoir-faire permettant de mettre ensemble de la lumière et
du son, une plastique et puis des mouvements d’acteurs, etc. Par contre, sur la conduite d’acteurs,
le savoir-faire est très incertain, puisque chaque acteur a une expérience particulière. En fait, l’ex-
périence de Stanislavaki consiste précisément à ne pas se nettoyer, puisqu’il s’agit, pour produi-
re un affect donc artificiel et n’étant pas vécu dans l’instant de la représentation, d’aller chercher,
de fouiller dans sa propre expérience des affects produisant des effets équivalents. Par exemple,
si on a un souvenir extrêmement vif d’avoir pleuré fort à l’âge de 5 ans, parce qu’on avait cassé
un objet auquel on tenait beaucoup, c’est peut-être ce qu’il faut réactiver à l’instant de mettre en
branle une grande émotion dans un rapport qui n’aura strictement rien à voir avec cela, peut-être
qu’il sera question de drame considérable. D’autre part, le metteur en scène est censé organiser
justement des circulations d’affects, une concaténation qui n’existe que sur le papier et qui n’a
que son formulaire, c’est-à-dire qu’elle n’a que les mots pour le dire. Déjà, il faut que l’acteur, en
disant ces mots, ait l’intuition de quel affect il est question là-dedans, puis de savoir comment va
s’organiser la circulation des affects entre l’un et l’autre. Quand Jean-Claude Polack disait que
l’affect est ce qui nous arrive dans la relation de partenaires entre acteurs, il y a circulation d’af-
fects dont, à chaque instant, ils sont simultanément dans la position de se dire : Ça m’arrive, et ce
que je donne à voir dans ma relation aux partenaires doit être le signe que ça m’arrive et qu’en
même temps j’ai la conscience que ça ne m’arrive pas puisque c’est faux. Il serait curieux et inté-
F. Guattari : Juste un point : une idée qui ne me paraît pas recevable, c’est l’idée que l’affect serait
faux.
E. Cormann : C’est-à-dire que l’affect est vrai, mais en même temps on l’organise, l’objective, le
désigne. On est là et on se dit : c’est la matière sur laquelle on travaille, alors que probablement
ça nous échappe totalement. Mais l’affect est vécu à la fois dans son authenticité, c’est-à-dire dans
son immédiateté. L’acteur a toujours la pensée qui continue à se développer, qui consiste à pen-
ser son propre spectacle et à le gérer. Est-ce là finalement aussi la conduite au quotidien de qui
que ce soit ? C’est possible.
J.-C. Polack : L’exemple est caractéristique, parce que quand tu dis qu’il s’agit d’évoquer une
émotion ou un affect passé, c’est donc qu’on joue déjà sur cette espèce d’antinomie ou de rapport
entre l’affect et sa représentation. Il est question de trouver une espèce de représentant de l’affect
suffisamment général pour valoir pour toutes sortes de situations d’affects très singulières mais
très différentes. Le rôle de l’acteur étant d’en choisir une qui convienne à une multitude de situa-
tions. Il pourra la reproduire autant de fois qu’il voudra. La problématique de la psychothérapie
serait justement de ne pas se poser le problème en termes de rapports de résolution ou de vases
communicants entre la sphère des affects et la sphère des signifiants. Il ne faudrait pas trop et sans
arrêt se poser la question : est-ce qu’il y a trop d’affects, parce que ce n’est pas assez dit ? Ou est-
ce que, quand ça sera dit, il y aura un affect, soit pour souligner que ça était bien dit, soit il n’y
aura plus rien du tout. Enfin on sera débarrassé de cette charge d’émotions terribles et destruc-
trices. Le problème est de savoir s’il existe une stratégie ou une cartographie possible, dans l’es-
pace par exemple d’une séance de psychothérapie, qui traite cette matière-là, évidemment sur un
autre mode que sur le mode de l’interprétation. Il ne s’agit plus de parler d’une certaine manière,
il s’agit peut-être de concevoir, de voir des choses qui ne se voient pas, d’avoir un certain type de
modèle qui puisse fonctionner et intégrer ces données-là, mais au même titre que les autres, pas
du tout dans un rapport dialectique avec la sphère des représentations. Sinon, on est repris dans
le schéma freudien classique, à savoir on souffre parce qu’on n’arrive pas à dire pourquoi.
E. Cormann : Grotowski est vraiment la rupture pour ainsi dire sémantique dans cette histoire.
C’est une réflexion différente sur la représentation. Chez lui, l’acteur est un outil différent, parce
que déjà la représentation est pensée comme différente. Probablement, le spectacle, le fait théâ-
tral lui-même est pensé comme différent. Grotowski a beaucoup insisté sur la catharsis et en a tiré
les ultimes conséquences, si bien qu’aujourd’hui il ne fait plus de théâtre, je veux dire qu’il anime
des stages aux États-Unis et qu’il a complètement rompu avec sa pratique. Il y avait sans doute
là une forme d’impasse.
J.C. Polack : Justement, il me semblait qu’il y avait cette recherche de mise à jour d’un monde à
la lumière d’un texte, sans aucune volonté d’en donner une quelconque représentation, aussi
directe que possible.
E. Cormann : Grotowski avait une très grande technicité, mais je crois qu’il y a eu une dérive. Je
l’ai rencontré une fois. Il n’était plus du tout dans les préoccupations de l’époque du Prince
Constant. Il ne parlait plus que d’une seule chose : il ne s’intéressait plus qu’à la voix, en soignant
les voix malades, non pas seulement des acteurs – car les acteurs l’ennuyaient mais par exemple
de l’institutrice qui a des problèmes vocaux, parce qu’elle parle très fort et tout le temps, ou des
gardiens de musée. Ce qui l’intéressait au plus haut point était notamment les résonateurs crâ-
niens, c’est-à-dire comment développer les capacités physiques de la voix. C’est-à-dire qu’à un
moment donné il y a instrumentalisation totale de l’acteur, une sorte de dérive machinique. Je ne
connais pas suffisamment son travail pour en parler au-delà de ça. Je me demande s’il n’y a pas
eu une hésitation entre une direction qui aurait été totalement mythique, totalement abîmée dans
la perspective de renouer avec l’irruption des grands mythes dans un lieu rituel, comme ça pou-
vait être le cas (époque, circonstances et culturation différentes) dans la Grèce antique, et puis en
même temps l’idée que l’acteur n’est qu’un simple véhicule, une matière la plus malléable pos-
sible. D’où ces exercices pour pouvoir répondre à des injonctions minimales, en les amplifiant au
maximum jusqu’à une dérive, une spécialisation machinique de son théâtre, au point qu’il s’est
lui-même désintéressé de faire du théâtre.
X. : Je voulais demander tout à l’heure si le fait de définir l’intérêt d’une position éthique et esthé-
tique n’est pas en fin de compte contradictoire avec la quête d’un modèle de quelque chose de
repéré. Pour moi, cela me semble contradictoire. C’est-à-dire que si on a une position éthique et
esthétique, quelque part on est dans une position d’ouverture, de pouvoir être traversé par des
choses qu’on n’avait pas du tout repérées, des choses nouvelles qui, à chaque fois, ne peuvent que
venir et faire quitter les modèles ou fonctionner sans, a priori.
C’est pourquoi je pense qu’il y a un phénomène de seuil très important dans le théâtre, parce que
là les seuils sont à l’état nu, ils sont beaucoup plus difficiles à masquer que dans un rapport aux
psychothérapies qu’on noue avec un psychotique. Parce que là, d’un seul coup, si tu es en-deçà
du seuil, tu n’es vraiment plus rien du tout. Tandis que, dans une relation ordinaire quand l’affect
énonciatif fait que quelque chose se passe, on se décroche, disons que tu as de la marge (on a des
tas de choses à faire, à dire, avec des faux-fuyants), parce que là tu te retrouves vraiment désar-
çonné devant ton public. Alors, cette consistance éthico-esthétique me semble la matière même
de nos histoires. Est-ce que nous ne sommes pas avec des blouses blanches à l’extérieur et à l’in-
térieur de la tête ? Ne sommes-nous pas comme des palotins qui finalement n’atteignons pas cette
vérité même de l’affect qui fait qu’à un moment une processualité pourra naître de cette vérité ?
Pour retrancher la question avec ce qu’a dit Enzo Cormann, c’est quelque chose qui ramène au
problème des affects problématiques, parce que le travail de Grotowski visait un affect relative-
ment plus complexe, pas tellement des choses élémentaires (thèmes d’enfance, etc.), mais c’est
encore au niveau d’un fantasme relativement faux ce matériel modulaire dont on parlait.
Je pense que dans la tragédie antique les moyens pouvaient peut-être aussi employer des média-
tions tout à fait instrumentales, distantes d’une emprise suggestive. Mais c’est l’affect probléma-
tique (le mythe, etc.) qui va déclencher cette disposition existentielle qui fait que le public va être
absolument pris. Il ne peut pas être pris par un effet de suggestion à partir de ritournelles sen-
sibles. Il va être pris, parce que la procédure très complexe d’affects problématiques va jouer en
effet, son rôle de mise en machine, de mise en fonctionnement d’un affect existentiel.
E. Cormann : Pour revenir au trac, je me suis fait la réflexion suivante. Je ne saurais comment
l’analyser, mais on a toujours voulu dire, voulu croire, peut-être à raison, que le trac était une
angoisse bien particulière. C’était quelque chose d’assez spécial à la position de l’acteur où se
donne le spectacle. Et, essayant d’analyser ces composantes, j’ai l’impression qu’il y a deux
choses. D’une part, il y a purement et simplement la peur du public, la peur de ce qui va au public
F. Guattari : C’est un peu comme lorsqu’on regarde ses pieds en montant un escalier.
E. Cormann : Quelque chose comme ça ou comme si on se concentrait trop sur l’idée qu’on va
monter un escalier. Si on y pense trois heures, il y a un moment certainement où…
Ritournelles et
affects existentiels
« QUAND AU COURS D’UN REVE J’AI PEUR DES BRIGANDS, les
brigands sont imaginaires, mais la peur, elle, est bien réelle »,
relevait Freud, dans L’Interprétation des rêves (1). Le contenu
d’un message onirique peut être transformé, maquillé, mutilé,
mais pas sa dimension affective, sa composante thymique.
L’affect colle à la subjectivité, c’est une matière glischroï-
dique, pour reprendre un qualificatif que Minkowski
employait pour décrire l’épilepsie. Seulement, il colle aussi 1. L’interprétation
bien à la subjectivité de celui qui en est l’énonciateur qu’à des rêves, P.U.F., P.,
1967.
celle dont il est le destinataire et, ce faisant, il disqualifie la
dichotomie énonciative : locuteur-auditeur. Spinoza avait par- 2. Spinoza, Œuvres
faitement repéré ce caractère transitiviste de l’affect (« … il complètes, Pléiade,
nous est impossible de nous représenter un être semblable Gallimard, P., 1954.
éprouvant une certaine affection sans éprouver nous-même
cette affection ») et dont résultent ce qu’il appelait « une ému-
lation du désir » et le déploiement de compositions affectives
multipolaires. Ainsi, la tristesse que nous ressentons à travers
celle de l’autre devient commisération, tandis qu’« il est
impossible que nous nous représentions la haine envers nous,
chez notre semblable, sans le haïr à notre tour ; et cette haine
ne peut aller sans un désir de destruction qui se manifeste par
la colère et la cruauté » (2). L’affect est donc essentiellement
une catégorie pré-personnelle, s’instaurant « avant » la cir-
conscription des identités, et se manifestant par transferts illo-
calisables, tant du point de vue de leur origine que de leur
destination. Quelque part, il y a de la haine, au même titre que,
CHIMERES 1
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 2
Ritournelles et affects existentiels
corrélat passif de l’énonciation, mais son moteur, il est vrai du roman, trad.,
quelque peu paradoxal, puisque non discursif, n’entraînant Gallimard, P., 1978.)
pas de dépense énergétique — ce qui nous a conduit ailleurs 5. Ibid., p. 81.
à le qualifier de machinisme déterritorialisé.
La finitude, le parachèvement, la singularisation existentielle 6. Ibid., p. 74.
de la personne dans son rapport à elle-même, tout autant que
7. Ibid., pp. 71 et 74.
la circonscription de son domaine d’altérité, ne vont pas de
soi, ne sont donnés ni de droit ni de fait, mais résultent de pro-
cessus complexes de production de subjectivité. Et la création
artistique, dans des conditions historiques bien particulières,
a représenté une excroissance et une exacerbation extraordi-
naires de cette production. Aussi, plutôt que de réduire la sub-
jectivité, comme le souhaitaient les structuralistes, à n’être
que la résultante d’opérations signifiantes — on est encore
sous le coup, à cet égard, de la célèbre formule de Lacan selon
laquelle un signifiant était censé représenter le sujet pour un
autre signifiant —, préfèrera-t-on cartographier les diverses
composantes de subjectivation dans leur foncière hétérogé-
néité. Même dans le cas de la composition d’une forme litté-
raire qui semble pourtant entièrement tributaire de la langue,
Bakhtine souligne combien il serait réducteur, pour en rendre
compte, de ne s’en tenir qu’au matériau brut du signifiant.
Opposant la personnalité créatrice, organisée de l’intérieur (à
laquelle il assimile le contemplateur de l’œuvre d’art), à la
personnalité passive, organisée de l’extérieur, du personnage,
objet de la vision littéraire (5), il est amené à distinguer cinq
« côtés » du matériau linguistique, pour dégager un ultime
niveau d’affect verbal assumant le sentiment d’engendrer à la
fois : le son, le sens, les liaisons syntagmatiques et la valori-
sation patique d’ordre émotionnelle et volitive (6). L’activité
verbale d’engendrement d’un son signifiant est donc corréla-
tive d’une appropriation du rythme, de l’intonation, des élé-
ments moteurs de la mimique, de la tension articulatoire, des
gesticulations intérieures de la narration (créatrices de mou-
vement), de l’activité figurative de la métaphore et de tout
l’élan interne de la personne « occupant activement par le
moyen du mot, de l’énoncé, une certaine position axiologique
et sémantique » (7). Mais Bakhtine tient à bien préciser que ce
sentiment ne peut être réduit à celui d’un mouvement orga-
nique brut, engendrant la réalité physique du mot, mais qu’il
CHIMERES 3
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 4
Ritournelles et affects existentiels
Mon idée, cependant, est que les affects problématiques sont 9. La virtualité est ici
à la base des affects sensibles et non l’inverse. Ici, le com- corrélative d’une
déterritorialisation
plexe cesse d’être étayé sur l’élémentaire (comme la concep- fractale, qui est à la
tion en prévaut dans les paradigmes scientistes) pour fois de vitesse infinie,
organiser, au gré de sa propre économie, les distributions syn- sur un plan temporel,
chroniques et les devenirs diachroniques. et génératrice d’écarts
infinitésimaux, sur un
Reprenons successivement ces deux aspects. Résultat précaire plan spatial. (Cf. mon
d’une composition de modules de sémiotisation hétérogènes, texte à paraître :
son identité étant en permanence compromise par la prolifé- « Le cycle des
ration des phylum de problématisation qui le travaillent, agencements ».)
l’affect, dans sa version « riche », est constamment en quête 10. Cité par Tatossian,
d’une ressaisie de lui-même. C’est d’ailleurs essentiellement op. cit., p. 169.
de cette fuite ontologique « en arrière », consécutive d’un
mouvement infini de fractalisation virtuelle (9), que résulte sa 11. Ibid., p. 117.
CHIMERES 5
FÉLIX GUATTARI
l’autre. Comme le faisait dire superbement Robert Musil : 13. Robert Musil,
« L’homme sain a toutes les maladies mentales, l’aliéné n’en L’homme sans
qualités, trad., Seuil,
a qu’une » (13). L’exploration des niveaux expressifs des tem- P., 1956, T. II, p. 400.
poralisations pathiques n’a pas encore été sérieusement entre-
prise. I1 me semble pourtant que les retombées qu’on pourrait 14. Tatossian, op. cit.,
en escompter déborderaient largement du champ strict de la p. 186.
psychopathologie et seraient particulièrement significatives
dans le domaine linguistique. J’imagine que l’analyse des
conséquences modales et aspectuelles de la retenue obsessive,
ou mélancholique, du temps pourrait conduire à la formula-
tion d’une fonction plus générale d’inhibition de l’énoncia-
tion et, symétriquement, celle de la folle accélération
maniaque (Ideenflush) à une fonction de liquéfaction. (« Le
maniaque est continuellement saisi par un éventail infini de
renvois, toujours actuels, fugaces et interchangeables. » Sa
temporalisation est « réduite à une momentanéisation abso-
lue » (qui) ignore toute durée et disparaît comme la tempora-
lisation mélancholique (14).) J’imagine également le parti que
des sémioticiens pourraient tirer d’une étude, celle-là sans
doute beaucoup plus ardue, du décalage entre l’expression
muette du catatonique et la fantastique « gesticulation inté-
rieure » — pour reprendre l’expression de Bakhtine — dont
elle est le masque. D’une façon plus générale, on devra
admettre que le dérèglement des mythes de l’énonciation et
les discordances sémiotiques qui en résultent ne peuvent être
saisis dans un registre homogène de production de sens. Ils
renvoient toujours à des prises de pouvoir de composantes
extralinguistiques : somatiques, éthologiques, mythogra-
phiques, institutionnelles, économiques, esthétiques, etc.
L’affaire est moins visible lors de l’exercice « normal » de la
parole, du fait que les affects existentiels s’y trouvent plus dis-
ciplinés, assujettis à une loi d’homogénéisation et d’équiva-
lence généralisées.
Sous le terme générique de ritournelle je rangerai des
séquences discursives réitératives, fermées sur elles-mêmes,
ayant pour fonction une catalyse extrinsèque d’affects exis-
tentiels. Les ritournelles peuvent prendre pour substance des
formes rythmiques, plastiques, des segments prosodiques, des
traits de visagéité, des emblèmes de reconnaissance, de leit-
motive, de signatures, de noms propres ou leurs équivalents
CHIMERES 6
Ritournelles et affects existentiels
invocatoires ; elles peuvent également s’instaurer transversa- 15. Voir dans mon
lement entre différentes substances — c’est le cas avec les livre L’inconscient
machinique,
« ritournelles du temps perdu » de Proust, qui entrent le chapitre « Les
constamment en correspondance (15). Elles sont aussi bien Ritournelles du Temps
d’ordre sensible (la madeleine trempée dans la tasse de thé ; perdu », Recherches,
les pavés disjoints de la cour de l’Hôtel de Guermante ; la P., 1979.
« petite phrase » de Vinteuil ; les compositions plastiques
autour du clocher de Martinville…), problématique
(l’ambiance dans le salon des Verdurin) que visagéitaire (le
visage d’Odette). Pour situer leur position carrefour entre les
dimensions sensibles et problématiques de l’énonciation, je
propose d’« encadrer » le rapport significationnel : f. (sign),
(c’est-à-dire le rapport de présupposition réciproque, ou de
solidarité, selon la terminologie de Hjelmslev, entre la forme
d’Expression et la forme de Contenu) de quatre fonctions
sémiotiques se rapportant au Référent et à l’Enonciation. On
aura ainsi :
1. une fonction dénotative : f (dén), correspondant aux rap-
ports entre la forme de Contenu et le Référent ;
2. une fonction diagrammatique : f (diag), correspondant aux
rapports entre la matière d’Expression et le Référent ;
3. une fonction d’affect sensible (ritournelle), correspondant
aux rapports entre l’Enonciation et la forme d’Expression ;
4. une fonction d’affect problématique (machine abstraite),
correspondant aux rapports entre l’Enonciation et la forme de
Contenu.
Le triangle sémiotique et le triangle énonciatif :
CHIMERES 7
FÉLIX GUATTARI
Notons que, pour autant qu’on peut concevoir de tenir les 16. Hjelmslev,
fonctions significationnelles, dénotatives et diagrammatiques Nouveaux essais,
P.U.F., P., 1985,
dans le cadre traditionnel des domaines sémantiques et syn- pp. 74-75.
taxiques, il n’est pas ici question d’enfermer les deux fonc-
tions d’affect existentiel dans un troisième tiroir qui serait
étiqueté : pragmatique. Comme Hjelmslev l’a fortement sou-
ligné, la linguistique (pas plus que les autres systèmes sémio-
tiques) ne saurait relever d’une axiomatisation autonome (16).
Et c’est par ce versant des concaténations de territoires énon-
ciatifs partiels que s’opère une fuite généralisée des systèmes
d’expression du côté du social, du « pré-personnel », de
l’éthique et de l’esthétique.
Que peut-on attendre de notre biface ritournelle-machine abs-
traite ? Essentiellement un repérage et un déchiffrement des
opérateurs praxiques existentiels s’instaurant au carrefour
Expression-Contenu. Carrefour où, j’y insiste, rien n’est
jamais joué dans une parfaite synchronie structuraliste, où tout
est toujours affaire d’agencements contingents, d’hétéro-
genèse, d’irréversibilisation, de singularisation. Avec
Hjelmslev, nous avons appris la réversibilité foncière entre la
forme d’Expression et la forme de Contenu surplombant
l’hétérogénéité des substances et des matières qui en sont le
support. Mais, avec Bakhtine, nous avons appris à lire le
feuilletage de l’énonciation, sa polyphonie et son multicen-
trage. Comment concilier l’existence de cette intersection uni-
fiant formellement l’Expression et le Contenu, et de cette
multivalence-multifluence de l’Énonciation ? Comment
entendre, par exemple, que les voix hétérogènes du délire ou
de la création puissent concourir à l’agencement de produc-
tions de sens hors-sens commun qui, loin de s’instituer dans
une position déficitaire d’un point de vue cognitif, permettent
parfois d’accéder à des vérités existentielles hautement enri-
chissantes ? Les linguistes ont trop longtemps refusé de regar-
der en face l’énonciation dont ils ne voulaient prendre en
compte que ses effractions dans la trame structurale des pro-
cessus sémantico-syntaxiques. En fait, l’énonciation n’est nul-
lement une lointaine banlieue de la langue. Elle constitue le
noyau actif de la créativité linguistique et sémiotique. Et, s’ils
étaient véritablement disposés à accueillir sa fonction de sin-
gularisation, il me semble que les linguistes seraient avisés,
CHIMERES 8
Ritournelles et affects existentiels
sinon de substituer des noms propres aux symboles catégo- 17. Walter Benjamin,
riels qui dominent les arbres syntagmatiques et sémantiques Essais, trad., Denoël-
Gonthier, P., 1983.
qu’ils ont hérités des Chomskyiens et des post-Chomskyiens,
mais à tout le moins de les bouturer aux rhizomes de ritour- 18. Roland Barthes,
nelles s’accrochant à ces noms propres. I1 nous faut ré- La chambre claire,
apprendre les jeux de ritournelles qui fıxent l’ordination Seuil, P., 1980.
existentielle de l’environnement sensible et étayent les scènes 19. Christian Girard,
de méta-modélisation des affects problématiques les plus abs- Architecture et
traits. Survolons-en quelques exemples. Le porte-bouteille de concepts nomades,
Marcel Duchamp fonctionne comme déclencheur d’une éd. P. Mardaga,
Bruxelles, 1986.
constellation d’univers de référence engageant aussi bien des Philippe Boudon (dans
réminiscences intimes — la cave de la maison, cet hiver-là, « La ville de
les raies de lumière sur les toiles d’araignées, la solitude ado- Richelieu », éd. par
lescente —que des connotations d’ordre culturel et écono- 1’AREA, 28 rue
Barbet de Jouy, 75007
mique— l’époque où on lavait encore les bouteilles à l’aide Paris, 1972)
d’un goupillon… L’aura benjaminienne (17) ou le punctum de distinguait vingt types
Barthes (18) relèvent également de ce genre de ritournellisation d’échelles considérées
comme espace de
singularisante. C’est encore elle qui confere son dimension-
référence de la
nement d’échelle aux agencements architecturaux (19). À quels conception
détails, quelquefois minuscules, s’accroche la perception d’un architecturale :
enfant qui traverse les allées mornes d’un ensemble H.L.M. ? technique,
fonctionnelle,
Comment, à partir d’une sérialité désolante, parvient-il à nim- symbolique formelle,
ber sa découverte du monde d’auréoles magiques ? Sans cette symbolique
aura, sans cette ritournellisation du monde sensible — qui dimensionnelle de
s’établit d’ailleurs dans le prolongement déterritorialisé des modèle, sémantique,
socio-culturelle, de
ritournelles éthologiques (20) et archaïques (21), les objets envi- voisinage, de visibilité
ronnants perdraient leur « air » de familiarité et basculeraient optique, parcellaire,
dans une angoissante étrangeté. géographique,
Les ritournelles d’Expression priment dans les affects sen- d’extension,
cartographique, de
sibles : l’intonation, par exemple, d’un comédien fixera la représentation,
tournure mélodramatique d’une action, ou la « grosse voix » géométrique, des
du père déclenchera les foudres du Surmoi. (Des chercheurs niveaux de
américains sont même parvenus à démontrer que le sourire le conception, humaine,
globale, économique.
plus contraint entraînera, sur le mode des réflexes pavloviens, On peut concevoir
des effets biosomatiques anti-dépresseurs !) En revanche, la d’autres classements
prévalence des ritournelles de Contenu, ou machines abs- et d’autres
regroupements, mais
traites, s’affirmera avec les affects problématiques qui opè-
c’est le respect de
rent aussi bien dans le sens d’une individuation que d’une l’hétérogénéité des
sérialisation sociale. (D’ailleurs, les deux procédures ne sont points de vue qui
pas antagonistes ; les options existentielles, dans ce registre, importe ici.
CHIMERES 9
FÉLIX GUATTARI
ne sont pas exclusives les unes des autres, mais entretiennent 20. Voir le chapitre
des rapports de segmentarité, de substitution et d’aggloméra- intitulé « L’éthologie
des ritournelles
tion.) Par exemple, une Icône de l’Eglise Orthodoxe n’a pas sonores, visuelles et
pour finalité première de représenter un Saint, mais d’ouvrir comportementales
à un fidèle un territoire d’énonciation le faisant entrer en com- dans le monde
munication directe avec celui-ci (22). La ritournelle visagéitaire animal », dans
L’inconscient
tire alors son intensité de ce qu’elle intervient comme shifter machinique, op. cit.
— au sens de « changeur de décor » — au sein d’un palimp-
seste superposant les territoires existentiels du corps propre 21. Marcel Granet
et ceux de l’identité personnologique, conjugale, domestique, montre la
complémentarité entre
ethnique, etc. Dans un tout autre registre, la signature, appo- les ritournelles de
sée sur un effet bancaire, fonctionne, elle aussi, comme ritour- délimitation sociale,
nelle de normalisation capitalistique : qu’est-ce qu’il y a dans la Chine
derrière cette griffe ? Pas uniquement la personne qu’elle archaïque et les
affects, ou les vertus,
dénote, mais aussi les assonances de pouvoir qu’elle comme il les appelle,
déclenche dans la société des « gens en place ». portées par des
Les sciences humaines, en particulier la psychanalyse, nous vocables, des
graphies, des
ont trop longtemps accoutumés à penser l’affect en terme
emblèmes, etc. : «…
d’entité élémentaire. Mais il existe aussi des affects com- Ia vertu spécifique
plexes, inauguraux de ruptures diachroniques irréversibles, d’une race
qu’il faudrait appeler : affect christique, affect debussyste, seigneuriale
s’exprimait par une
affect léniniste… C’est ainsi que, durant des décennies, une danse chantée (à motif
constellation de ritournelles existentielles a donné accès à une animal ou végétal).
« langue-Lénine » engageant des procédures spécifiques aussi Sans doute convient-il
bien d’ordre rhétorique et lexical que d’ordre phonologique, de reconnaître aux
anciens noms de
prosodique, visagéitaire, etc. C’est d’une certaine concaténa- famille la valeur d’une
tion et prise de consistance de ces composantes, ainsi ritour- sorte de devise
nellisées, que dépend le franchissement de seuil — ou musicale — laquelle,
l’initiation — qui légitime une relation de pleine appartenance graphiquement, se
traduit par une espèce
existentielle à un groupe-sujet. J’ai naguère essayé de mon- de blason — l’entière
trer, par exemple, que Léon Trotski n’était jamais parvenu à efficace de la danse et
véritablement franchir le seuil de consistance de l’agencement des chants demeurant
collectif qui fut le Parti Bolchévique (23). aussi bien dans
l’emblème graphique
L’énonciation est comme un chef d’orchestre qui accepterait que dans l’emblème
quelquefois de perdre le contrôle de ses musiciens : à certains vocal. » (« La Pensée
moments, c’est le plaisir articulatoire ou le rythme, à moins chinoise », coll.
Évolution de
que ce ne soit la boursouflure du style, qui se met à jouer son
l’Humanité, Albin
solo et à l’imposer aux autres. Soulignons que si un agence- Michel, pp. 50-51, P.,
ment d’énonciation peut comporter de multiples voix sociales 1980.)
il engage également des voix pré-personnelles susceptibles
CHIMERES 10
Ritournelles et affects existentiels
d’amener une extase esthétique, une effusion mystique, ou 22. Cela n’est vrai que
une panique éthologique — par exemple, un syndrome ago- pour les icônes dont la
fabrication
raphobique —aussi bien qu’un impératif éthique. On voit que, s’échelonne entre le
toutes les émancipations concertantes sont concevables. Un IXème et le XVIéme
bon chef ne prétendra pas surcoder despotiquement siècle, centrées sur
l’ensemble de ces composantes, mais veillera au franchisse- une visagéité
mystérique, quasi
ment collectif du seuil de parachèvement de l’objet esthé- sacramentelle. Par la
titque désigné par le nom propre inscrit en tête de sa partition. suite, les icônes se
« Vous y êtes ! » Tempo, accentuation, phrasé, équilibre des surchargent de détails
parties, harmonies, rythmes et timbres : tout concourt à la vestimentaires, les
personnages se
réinvention de l’œuvre et à sa propulsion sur de nouvelles multiplient, elles se
orbites de sensibilité déterritorialisée… trouvent surchargées
L’affect n’est donc pas, comme le veut sa représentation ordi- de revêtements
naire chez les « psy », un état passivement subi. C’est une ter- métalliques (oklad).
Cf. article « Icônes »,
ritorialité subjective complexe de proto-énonciation, siège par Jean Blankoff et
d’un travail, d’une praxis potentielle, portant sur, deux dimen- Olivier Clément, in
sions conjointes : « Encyclopaedia
Universalis »,
1. un processus de dissymétrisation extrinsèque qui polarise
pp. 739-742, Corpus,
une intentionnalité vers des champs de valeur non-discursifs T. IX, P., 1984.
(ou Univers de référence) ; une, telle « éthisation » de la sub-
jectivité étant corrélative d’une historicisation et d’une sin- 23. Psychanalyse et
Transversalité,
gularisation de sa trajectoire existentielle ; Chapitre « La coupure
2. un processus de symétrisation intrinsèque, évoquant non léniniste »,
seulement le parachèvement esthétique de Bakhtine, mais pp. 183-195, 2ème éd.,
aussi la fractalisation de Benoit Mendelbrot (24) et qui consiste Maspéro, P., 1974.
à conférer à l’affect une consistance d’objet déterritorialisé et 24. Benoit
une prise d’autonomie énonciative auto-existentialisante. Mendelbrot, Les
Écoutons à nouveau Bakhtine : « Par ses propres forces, le objets fractals,
mot translate la forme parachevante en contenu : ainsi, dans Flammarion, 2ème éd.,
P., 1984.
la poésie, l’imploration, esthétiquement organisée, commence « Les Fractals », in
à se suffıre à elle-même et n’a plus besoin d’être satisfaite, « Encyclopaedia
l’étant, en quelque sorte, par la forme même de son expres- Universalis »,
sion ; la prière n’a plus besoin d’un dieu qui pourrait Symposium,
pp. 319-323.
l’entendre, la plainte n’a plus besoin de secours, le repentir
n’a plus besoin de pardon, etc. À l’aide du seul matériau, la
forme comble l’événement, toute tension éthique, jusqu’à leur
accomplissement plénier. À l’aide du seul matériau, l’auteur
adopte une attitude créatrice, productive par rapport au
contenu, c’est-à-dire aux valeurs cognitives et éthiques. C’est
comme si l’auteur entrait dans l’événement isolé et y devenait
CHIMERES 11
FÉLIX GUATTARI
créateur, sans en être participant (25). » Cette fonction de par- 25. Bakhtine, op. cit.,
achèvement comme disjonction du contenu — au sens où il pp. 73-74.
arrive que le compteur électrique se mette à disjoncter — et 26. Ibid., p. 47.
cette sui-génération de l’énonciation me semblent tout à fait
satisfaisantes. Mais les autres traits par lesquels Bakhtine 27. Ilya Prigogine et
caractérise la forme esthétiquement signifiante, à savoir : Isabelle Stengers,
La nouvelle Alliance,
l’unification, l’individuation, la totalisation et l’isolation (26) Gallimard, P., 1979.
me paraissent appeler quelques développements. Isolation : Ivan Ekelard,
oui, mais active, allant dans le sens de ce que j’ai autrefois Le calcul, l’imprévu,
appelé une mise en a-signifiance processuelle. Unification, Seuil, coll. Science
ouverte, P., 1984.
individuation, totalisation : certes ! mais ouvertes, « multipli-
cantes ». C’est ici que je voudrais introduire cette autre idée
de prise de consistance fractale. L’unité de l’objet n’est, en
réalité, que mouvement de subjectivation. Rien n’est donné
en soi. La consistance ne se gagne que par une perpétuelle
fuite en avant du pour-soi, qui conquiert un territoire existen-
tiel, dans le temps même où il le perd et où, cependant, il
s’efforce d’en garder une mémoire stroboscopique. La réfé-
rence n’est plus là que support de ritournelle réitérative. Ce
qui importe, c’est la coupure, le gap, qui la fera tourner en
rond sur elle-même et qui engendrera non seulement un sen-
timent d’être — un affect sensible —, mais aussi une facon
active d’être — un affect problématique.
Cette réitération déterritorialisante s’effectue également selon
deux axes synchronique et diachronique non plus, cette fois,
séparés en coordonnées extrinsèques autonomisées, mais tres-
sés en ordonnées intensives :
1. les unes intentionnelles, selon lesquelles chaque territoire
d’affect est 1’objet d’une fractalisation — que l’on peut illus-
trer par la transformation mathématique dite du boulanger
développant des rapports de symétrie interne (27). J’entends par
là que c’est par une tension inchoative, un permanent « work
in progress », que la « prise d’être » de l’affect se renouvelle,
prend sa consistance ; aucune de ses partitions, fussent-elles
infinitésimales, n’échappant aux procédures d’homothétie
existentielles déployées, hors des registres d’extensité discur-
sive, par les ritournelles sensibles et problématiques. Non seu-
lement tous les angles d’approche spatio-temporels se trouvent
ainsi explorés et subsumés, mais également l’ensemble (ou
l’intégrale) des points de vue d’échelle, pour en revenir encore
CHIMERES 12
Ritournelles et affects existentiels
CHIMERES 13
FÉLIX GUATTARI
C’est parce que l’affect n’est pas une énergie massivement 28. Emmanuel
élémentaire, mais la matière déterritorialisée de l’énonciation, Lévinas : « Je pense
que l’accès au visage
une intégrale d’insight et d’« outsight » hautement différen- est d’emblée
ciés, qu’on a quelque chose à faire avec lui, qu’on peut le tra- éthique… » (Ethique
vailler. Pas à la façon des psychanalystes traditionnels, et infini, P., p. 89).
c’est-à-dire à coup d’identification modélisantes et d’intégra- « La signification du
visage n’est pas une
tions symboliques, mais en déployant ses dimensions éthico- espèce dont indication
esthétiques par la médiation des ritournelles. (Sur ce point, je ou symbolisme serait
rejoins Emmanuel Lévinas, lorsqu’il associe intrinsèquement le genre. » (Heidegger
visagéité et éthique (28).) Considérez, par exemple, les ritour- ou la question de
Dieu, p. 243, livre
nelles symptomatiques peuplant les automatismes psycholo- collectif, Grasset, P.,
giques de Pierre Janet, les expériences délirantes primaires de 1981.) « La
Karl Jaspers ou l’inconscient fantasmatique de Freud. Deux responsabilité pour
attitudes sont possibles : celles qui en font un état de fait autrui n’est pas
l’accident arrivant à
inamovible et celles, au contraire, qui partent de l’idée que un sujet, mais précède
rien n’est joué d’avance, que des pratiques analytico-esthé- en lui l’Essence,
tiques et éthico-sociales sont susceptibles de leur ouvrir de l’engagement pour
autrui. » (Humanisme
nouveaux champs de possible. Le freudisme, à ses origines,
de l’autre homme,
fut une véritable mutation d’agencement d’énonciation. Ses Bibliothèque Essais,
techniques d’interprétation, ses interventions sur les ritour- Livre de poche, P.)
nelles oniriques et psychopathologiques ne portaient qu’en
apparence sur des contenus sémantiques — l’illusoire révé-
lation d’un « contenu latent ». En fait, tout son art a consisté
à faire jouer ses ritournelles sur des scènes d’affect inédites :
l’association libre, la suggestion, le transfert… — autant de
nouvelles façons de dire et de voir les choses ! Mais ce que la
psychanalyse a manqué, au cours de son développement his-
torique, c’est l’hétéro-genèse des composantes sémiotiques
de son énonciation. À l’origine, l’inconscient freudien prenait
encore en compte deux matières d’expression, langagière et
iconique ; mais avec sa structuralisation, la psychanalyse a
prétendu tout réduire en terme de signifiant, voire de
« mathème ». Tout me conduit à penser, au contraire, qu’il
serait préférable qu’elle multipliât et différenciât, autant que
faire se peut, les composantes expressives qu’elle met en jeu.
Et que ses propres agencements d’énonciation ne soient plus
nécessairement disposés en adjacence d’un divan et de telle
sorte que la dialectique du regard en soit radicalement for-
close. L’analyse a tout à gagner à élargir ses moyens d’inter-
vention ; elle peut travailler avec la parole, mais également
avec la pâte à modeler (comme Gisela Pankow) ou avec la
CHIMERES 14
Ritournelles et affects existentiels
CHIMERES 15
Les séminaires
de Félix Guattari 16.02.1982
Félix Guattari
Flux. Synapses. Composantes de passage
Disposer de moyens d’analyse des données – de quelque registre que ce soit (psychopathologie
individuelle ou analyse d’un processus collectif…) – qui déjouent un certain nombre de pièges
portés par l’analyse freudienne ou d’autres types d’analyses (marxiste, sociologique, etc.), telle
est l’idée de cette recherche.
La notion la plus banale qui pollue notre possibilité d’une analyse des données, réelle, effective,
est peut-être une certaine conception des communications. Ce qui me paraît devoir être souligné
au passage, c’est que l’illusion du signifiant dans la théorie lacanienne – directement héritée d’une
certaine période de la linguistique structurale – est tout-à-fait parallèle à l’illusion de l’informa-
tion, notamment de l’abus qui est fait de la théorie de l’information dans les théories systémiques
ou, pour remonter plus avant, de l’illusion de l’être – de la notion d’être telle qu’elle a pu large-
ment être utilisée dans l’existentialisme de la belle époque de Sartre…
Je cherche donc un système d’analyse de données, qui ne partirait pas des préjugés relatifs au
signifiant, à la théorie de la communication – une certaine conception de l’information –, ni même
d’une théorie implicite de l’être.
Il s’agirait d’articuler quatre types d’entités différentes, se recoupant évidemment avec les autres
dimensions, mais de façon à se mettre non pas dans une position scientifique, philosophique,
transcendantale ou critique, mais dans la position phénoménologique la plus proche de celle qui
est la nôtre dans un monde enfantin, dans un monde onirique ou de société archaïque…
La cartographie que je propose n’a aucune prétention scientifique. C’est simplement un moyen
pour voir si, par ce type d’échafaudage sémiotique, on peut rendre compte de façon plus serrée
des processus relatifs à l’économie du désir inconscient.
Ces quatre types d’entités sont les puissances machiniques actuelles – éléments repérables dans
le mouvement, la dialectique des choses, qui se développent en rhizomes. Repérer un rhizome de
points-signes sans chercher à distinguer ce qui est sémiotique ou ce qui est chose, mais au niveau
le plus naïf, ce qui bouge, ce qui vit, ce qui remue…
1. L’analyse de ces éléments peut être réduite, en effet, en quantité de mouvements, en systèmes
d’enveloppements topologiques – quelque chose de quantifiable, réductible à une analyse de type
cybernétique, par exemple : cela peut rentrer dans une description scientifique, voire dans un ordi-
nateur. On retrouverait là la catégorie de quantité d’information, sa pertinence.
2. La dimension d’appropriation, d’incarnation, par contre, n’est pas quantifiable : c’est une caté-
gorie qui ressemble davantage à celle de l’être – l’être-là qui se donne en même temps comme
être-pour-soi, comme être-pour-l’autre, etc. C’est une dimension que, justement, on ne peut faire
rentrer dans un ordinateur. C’est là ou ce n’est pas là, c’est donné ou ça ne l’est pas.
4. La dernière catégorie est, elle, tout-à-fait insaisissable, hypothétique : c’est la catégorie d’effi-
cience machinique, hors coordonnéss, que j’appellerai aussi : catégorie d’efficiences potentielles
ou de machines abstraites.
C’est avec ces quatre types d’entités – dont l’une est hypothétique, dont une autre colle à la réa-
lité d’existence, une autre aux descriptions scientifiques (par exemple, aux réductions quantitati-
vistes de l’information), une autre enfin aux fantasmes, aux idées, aux représentations incorpo-
relles – , c’est avec ces quatre types de dimensions que j’essaye de reconstituer une topique pour
rendre compte, entre autres, de l’économie de désir, de l’inconscient, etc.
Une première catégorie est celle qui part de flux matériels, énergétiques. À partir d’un système
de points-signes, de codages intrinsèques (1), elle fait fonctionner des machines concrètes. Cette
première triangulation, nous la nommerons : triangulation pragmatique, car il y a une pratique,
une praxis, un donné de flux qui, en tant que tels, suivent leur propre logique, leur inertie de flux,
qui se mélangent mais, quelque part, n’interagissent pas ; et puis, il y a un système qui les fait
fonctionner proche ou plus loin de l’équilibre (2).
Voilà déjà une première utilisation de cette entité de machine car il y a – qu’on l’exprime dans
une philosophie ou dans une autre – des systèmes de vie, des systèmes de machines, etc. qui fonc-
tionnent indépendamment de la conscience qu’on peut en prendre. C’est un donné que l’on trou-
vera, d’une part, à des niveaux qui – dans cette direction là – seront mécaniques. Partant des flux
à travers des systèmes de points-signes pour animer des machines concrètes, je parlerai de spin
positif et là, l’économie sera machinique.
Si, à l’inverse, une machine perd ses systèmes de signalisation ou de codage intrinsèque, je dirais
qu’elle marche dans un spin négatif qui sera mécanique.
On aura donc un vecteur qui va dans le sens de la machine désirante, de la vie… et, à l’inverse,
un système qui se délite et qui fonctionne dans un sens mécanique : une machine qui tombe en
pièces détachées ou qui se met à faire un automatisme de répétition, une machine qui n’est plus
créatrice ; tournant sur elle-même, elle n’engendre plus la possibilité que d’autres machines – à
partir d’elle – produisent… C’est comme un artiste qui ferait toujours le même tableau (3).
F. : Un autre type d’objet que j’ai évoqué, c’est que le même type de flux subit une autre utilisa-
tion : il est pris dans des systèmes de signes, dans des systèmes de syntagmes. Ce ne sont pas for-
cément des syntagmes verbaux, d’écriture, mais ce peut être une écriture avec des traits de visa-
ge et tous les syntagmes perceptifs. Là, je vous renvoie à Merleau-Ponty. La perception est tou-
jours un système de signes, mais pas nécessairement un système de signes comme ceux du lan-
gage, de l’écriture, des phonèmes et graphèmes…
Les flux sont pris, organisés et disposés, répartis en territoires, en corps. Ce qui m’importe au
niveau de cette dimension – spin positif – c’est que là, il y a une opération d’appropriation. Je
Il advient à un système de flux qu’ils soient territorialisés organisés, disposés dans un espace,
dans des coordonnées spatio-temporelles. Voilà le deuxième type d’objet, bien différent, à mon
avis, du premier. Par exemple, là,c’est une dimension qui a été décrite dans une catégorie,très
pénible à mon gré, par Lacan, mais qui vise quelque chose de très intéressant : ce qu’il appelle
« Lalangue », c’est quelque part la langue avant qu’elle ne soit parlée, la langue qu’on reconnait
pour sienne, soit qu’on la parle, soit qu’on l’entende : sa langue propre, sa langue maternelle, sa
langue idiosyncrasique, indépendamment du fait que l’on sait quelque chose de cette langue.
Toutes les relations, donc, d’appartenance, toutes les relations de territorialisation.
Ici, je voudrais faire remarquer qu’il ne s’agit pas de la catégorie du signifiant. Une multitude de
flux, en effet, sont pris dans cette opération de la conscience perceptive – à laquelle est liée la
dimension d’appropriation – mais cela n’implique pas pour autant une catégorie transcendante de
signifiant ; cela ne veut pas dire que le signifiant se plaque sur les flux (matériels…) Au contrai-
re, cette opération de conscience perceptive (de conscience syntagmatique, de syntagmatisation
de territoires, de corps… tombe sur les systèmes de flux, découpe à travers les flux ce qui devien-
dra des flux signalétiques. Mais les flux signalétiques restent les flux signalétiques et ce n’est que
dans cette économie de territorialisation, de syntagmatisation, qu’ils sont sémiotiques. En tant que
tels, ils restent flux – matériels ou énergétlques.
L’illusion signifiante – l’être ou les quantités d’information sont la même illusion – viendra
comme unification des flux, comme unification du processus de conscientialisation. Mais c’est la
conscience pure, à ce niveau, qui constitue la catégorie de signifiant et les flux comme tels n’exis-
tent pas en tant que flux signifiants. Ils existent comme flux signalétiques extraits, sélectionnés
par la conscience non-thétique. Cette conscience non-thétique, je fais remarquer qu’on la retrou-
vera comme catégorie de l’inconscient absolu. C’est là un paradoxe que j’ai déjà évoqué : la
conscience, pour autant qu’elle est conscience en deçà de l’objet, est toujours conscience d’objet
pour s’apparaître à elle-même, mais en tant que conscience c’est l’inconscient absolu,et cette
structure conscientielle – cet inconscient absolu je le distingue d’une autre stucture qui est celle
de la subjectivation. Elle a comme caractéristique de ne pas être foncièrement individuelle mais
elle ne se pose pas le problème de savoir si elle est individuelle ou collective. Elle est appropria-
tion sémiotique de flux. Le procédé de la conscience – qu’elle soit conscience collective ou
conscience individuelle – ne se pose pas, pour la bonne raison qu’elle n’a pas à elle-même le
moyen, à ce niveau là, de trouver sa propre identité.
Les flux, eux, ne sont pas affectés intrinsèquement par cette opération de conscience syntagma-
tique. Ce type d’accrochage – le signifiant, l’être, la découpe des territoires – leur advient, ce qui
ne veut pas dire pour autant qu’ils ne rentreront pas dans les processus d’agencement. Ils n’y ren-
treront pas par l’intermédiaire de cette catégorie générale du signifiant qui serait comme une âme
venant les habiter. Ils y rentreront quand ce même type de flux pourra sortir de son inertie, de sa
La dimension que j’appelle : la sémantique des incorporels est d’une autre nature. Elle part des
incorporels, justement. Là, on a les corps, les territoires, et là on a une autre entité : les incorpo-
rels, c’est-à-dire quelque chose qui advient sur les corps sans être corporéisé. Ce sont les heccéi-
tés, toutes les catégories d’incorporels décrits par les Stoïciens, et qui sont pris dans les sèmes ;
des figures a-signifiantes font la médiation dans cette opération qui, cette fois, aboutit à des
univers.
Ces incorporels – paradoxe – ne sont pas des entités évanescentes. C’est là que je renvoie à une
philosophie Borroro ou Aztèque… Il serait tout-à-fait erroné de penser que les esprits n’existent
pas : ils existent, mais sur un autre mode d’existence ; ils ont un autre mode de consistance. Les
incorporels non seulement existent mais ils disposent d’une organisation syntagmatique. Les
contenus sémantiques ne sont pas n’importe quoi, et ils constituent des référents qui sont des uni-
vers déterritorialisés, non sécables, qui sont des qualités sensibles. Par exemple, des impressions
musicales qui sont des incorporels – quelque chose d’autre que des notes perçues à travers une
oreille – peuvent constituer un univers musical parfaitement précis, daté, etc. Donc, les impres-
sions musicales ne sont pas seulement des êtres incorporels évanescents mais des incorporels qui
peuvent se structurer, s’organiser selon un mode qui n’est pas celui de la segmentarité des terri-
toires, ni celui du phylum des machines concrètes, mais à partir duquel on voit se construire un
certain type d’univers.
Le dernier type d’élément que j’ai évoqué est celui qui part de phylum machiniques : ces systèmes
de machines qui – au delà des machines concrètes – font qu’il y a une logique des enchaînements
machiniques. Si, en effet, aujourd’hui il y a une « génération » d’ordinateurs, une « génération »
d’appareils photographiques, cela veut dire qu’il y a une filiation : telle machine résulte du maria-
ge de telle autre, de la rencontre de telles théories, etc. Il y a des rhizomes – comme des rhizomes
évolutifs de machines.
Mais les phylum machiniques ne sont pas tout et n’importe quoi, partant d’une inventivité floue
dans n’importe quelle direction. Cette catégorie répond à une certaine économie qui est celle des
machines abstraites et répond à un certain type de référent totalement déterritorialisé que j’ap-
pelle : le plan de consistance.
Ce sont ces quatre types d’objets dont je voudrais me servir pour faire une analyse des données.
Soit une situation concrète, individuelle, collective ou autre… On dit quelque chose, on présente
quelque chose… On le présente, généralement avec du langage ; on peut faire un mime, on peut
faire du tam-tam, mais, habituellement, on le présente dans un texte écrit ou parlé. Il s’agit alors
de savoir à quoi l’on a affaire. Première dimension analytique : qu’est-ce que c’est ?
— Est-ce que ce sont des incorporels ? Dans ce cas, attention ce n’est pas parce que ce sont des
incorporels que ce n’est pas sérieux et qu’il ne faut pas en tenir compte. En effet, toutes ces
dimensions sont aussi sérieuses les unes que les autres. Les incorporels ont leur logique singuliè-
re, ils n’ont pas le même type de référent : notamment, ils ne se découpent pas dans des coor-
données spatio-temporelles ou kantiennes. Ils ont leurs propres lois d’univers, leurs propres mon-
tages et leur propre vie.
— Si ce sont des systèmes machiniques, nous avons affaire là à un autre type d’objet qui relève
de la mécanosphère : rhizomes de machines, ce sont des systèmes différents des être-là, différents
des incorporels, c’est encore autre chose.
— Quant aux machines abstraites, il n’y a pas grand’chose à en dire, sinon qu’il faudra un cer-
tain détour pour pouvoir essayer d’en donner une justification, pour distinguer leurs projections
sur les machines concrètes et sur les incorporels, rendre compte, enfin, de leur existence.
J’ajouterai encore ceci : au niveau des processus de syntagmatisation perceptive, on a affaire à des
structures (4). Au niveau des pragmatiques machiniques, on a affaire à des systèmes. Au niveau des
sémantiques des incorporels, on pourra prendre (puisqu’il y a le terme « sémantique ») le systè-
me des formes – avec les différentes options philosophiques suivant la consistance de ces sys-
tèmes de formalisation (Aristotéliciennes ou toutes autres). Quant au dernier système, c’est celui
de machines. On a donc des formes, des systèmes, des structures et des machines. Voilà : au lieu
de se battre entre structuralistes, formalistes, systémistes et autres, nous prenons là chacune de ces
théories pour essayer de construire quelque chose (5).
Etant donné ces types d’objets, deux éventualités sont possibles : soit ces éléments, chacun pour
eux-mêmes, renvoient à des agencements différents, soit ils s’organisent comme agencement.
Une première distinction à établir, c’est que les agencements peuvent avoir une partie actuelle et
une partie virtuelle. Quand un de ces quatre éléments – systèmes, structures, formes, machines –
entre en connexion avec un autre, il constitue un agencement actuel. C’est là qu’intervient une
première loi ou axiome : Si se constitue un agencement actuel par la liaison entre deux ou trois
des éléments précités, il y a toujours virtuellement la présence des autres dimensions. Un systè-
me pragmatique rencontre un système de conscience syntagmatique Une machine qui existe là est
prise en compte par un groupe social… Par exemple, la machine à tisser ou la machine à vapeur…
et puis un groupe de capitalistes : Tiens ! Pourquoi pas ? se disent-ils. C’est alors que va se faire
un certain type de synapse : la façon dont les territoires capitalistes se constituent à cette époque
là se connecte avec quelque chose de très différent – les systèmes de points-signes fonctionnant
dans cette machine à vapeur ou à tisser. Mais alors, dans cette hypothèse, cela implique tout aus-
sitôt que soient mis en cause potentiellement des problèmes de subjectivité paradigmatique ou de
machines loin de l’équilibre. C’est d’ailleurs évident dans l’exemple choisi : une telle opération
ne peut se produire que pour autant qu’existe une représentation quasiment « mass-médiatique » :
il faut que cela fasse quelque chose aux gens, présente un intérêt, une valeur esthétique ou de pres-
tige, que cela évoque un désir concret, un fantasme ; en outre, cela doit s’insérer dans une certaine
L’autre loi, c’est que, à chaque fois, dans chacun de ces niveaux (de la pragmatique, de la syn-
tagmatique, de la paradigmatique ou de la sémantique, et de la machinique) ce n’est pas une
composante sémiotique, mais N composantes qui sont en cause.
Par exemple, la conscience syntagmatique ne se produit pas seulement avec le langage. On ne fait
pas son territoire seulement avec du signifiant, avec du langage : si l’on est un oiseau, on le fait
avec des chants, avec de la merde, avec un tas de matières d’expression et la territorialisation
résulte des accollements, feuilletages et conjugaisons de différentes composantes.
D’autre part, il suffira qu’une sous-composante rentre dans un rapport avec un de ces trois autres
éléments pour qu’aussitôt l’ensemble des sémiotiques feuilletées considéré rentre dans ce même
type de rapport : la composante de passage qui est en position de point de déterritorialisation
engendre le mécanisme du noyau d’agencement. Par exemple, toujours la musique : il suffira
qu’une mutation musicale se passe sur un de ces éléments, cela pourra se faire sur une de ses sous-
composantes ; une mutation de musique baroque pourra se faire ainsi sur l’écriture des lignes
mélodiques, sur l’harmonique, les timbres ou la composition d’ensemble de la musique, mais il
suffira que l’un des systèmes de mutation rentre, par exemple, dans un nouveau type de machine
musicale pour que, du même coup, cela entraine l’ensemble des autres composantes du système
musical – y compris des composantes totalement passives (les conservatoires, les écoles, etc.)
Il y a donc des composantes de passage, des composantes-pilotes qui, premièrement, nouent
l’ensemble de l’économie de l’agencement et, deuxièmement, entrainent l’ensemble des sous-
composantes.
Un dernier type d’élément sur la composition d’un noyau d’agencement est le suivant : ces tri-
angles (6) sont pris dans un noyau d’agencement, mais avec une plus ou moins grande consistan-
ce déterminée par la capacité à rentrer en interaction avec les autres systèmes. On peut imaginer
cette loi : quand il y a une perte de consistance d’une structure, d’un système, d’une forme, d’un
système machinique et d’une machine (quand, par exemple, la ligne passe en deça du noyau), il
y a inversion de son spin. Le fait qu’il y ait ce mouvement d’appropriation, ce mouvement de
machinisation, ce mouvement de sémantisation, de constitution des phylum dans une homogé-
néité globale, tient à ce que les systèmes entre eux sont pris et s’étayent les uns sur les autres dans
les agencements. Si un de ces éléments saute, il se retourne sur lui-même et, pris dans une éco-
nomie de trou noir, dégénère littéralement. Par exemple, un système de conscience syntagmatique
qui n’est plus branché sur une pragmatique, une sémantique, une machinique, deviendra une
conscience trou noir, un vide, une angoisse, une catastrophe.
Donc, le spin qui va des flux de matière signalétique, des figures a-signifiantes à la constitution
de corps, territoires, etc., s’inverse : il y a un spin négatif, c’est-à-dire un phénomène de déstrati-
fication, quand le système – la structure, en l’occurrence – sort du noyau d’agencement.
Quand ce même phénomène d’inversion se produit au niveau sémantique, les univers se décom-
posent, les sèmes prennent leur autonomie et l’on assiste à une prolifération comme une boite de
Pandore, avec d’ailleurs parfois une sorte d’équilibrage, de pulsation comme dans l’œuvre de
Kafka où cette décompensation sémantique prolifère en devenir animaux cependant que des deve-
nir incorporels et machiniques compensent le système. Dans le même temps où l’on a des deve-
nir animaux (devenir insecte), on a des devenir incorporel (devenir balle de ping-pong, devenir
processus totalement machinique). À ce niveau, le système machinique dans le spin positif
— Les fixations complexuelles, dans l’histoire individuelle, datent de telle époque précise. On
peut dire : quand il a eu deux ans, il a subi tel traumatisme et il a eu tel complexe. Très bien !
Mais, en fait, on s’aperçoit que le complexe en question balaye le temps et qu’il perdure : il exis-
tait avant, il a toujours été déjà là.
J’ai dessiné dans ce schéma (7) ce qui se passe au niveau du noyau d’agencement et je proproserai
un système de notations, dont nous nous servirons, éventuellement, dans l’avenir.
Il ne me paraît pas inutile pour une analyse des données de savoir ce qu’on met en œuvre dans les
rapports inter-composante. Lorsque l’on passe d’un système de conscience syntagmatique à un
système de subjectivité paradigmatique, il y a un double mouvement. Quand on y passe dans le
sens des figures a-signifiantes vers les sèmes, c’est une dimension que j’appellerai : la synapse de
la représentation. Elle fonctionne dans deux sens :
— Quand les être-là, les fantômes, les représentations, les incorporels, etc. sont pris dans un jeu
formel, une syntaxe, des syntagmes de figures a-signifiantes (phonèmes ou taxèmes), il y a syn-
taxisation corporéisante. En fait – et on le voit aussi bien dans les névroses que dans les sociétés
primitives – , il y a urgence de mettre de l’ordre dans toute cette faune paradigmatique, dans toute
cette faune sémantique. C’est alors qu’on la fait rentrer dans une syntaxe, dans un rituel. Et il
importe que ce rituel soit lui-même hiérarchisé pour que tous les fantômes, tous les fantasmes,
tous les morts en particulier et tous les incorporels soient quelque part syntaxisés. Rapportés à
cette conscience syntagmatique qui se veut, en même temps, conscience religieuse, conscience
sociale, les fantômes se mettent à habiter. L’on peut donc appeler cette opération une habitation.
Entre les figures a-signifiantes et les points-signes des systèmes machiniques, c’est le même prin-
cipe. Quand ce sont les signes qui vont organiser, prendre en charge des rhizomes machiniques,
des rhizomes de points-signes, je dirai qu’il y a alors travail sémiotique. C’est le cas de la scien-
ce : des signes chimiques (tableau de Mendeleïev) rentrent en connexion avec toutes sortes de dis-
positifs, de protocoles expérimentaux et de systèmes machiniques.
Quand à l’inverse, une structure pragmatique, des systèmes de flux, de machines concrètes se pro-
jettent sur un système syntagmatique, c’est un index : les choses elles-mêmes, les machines elles-
mêmes, s’inscrivant, vont bouger quelque part quelque chose dans les systèmes sémiotiques.
Indexation.
Quand les systèmes de points-signes s’organisent avec la machinique loin de l’équilibre, on par-
lera alors de prolifération machinique. C’est l’idée même du phylum que l’on retrouve et ce sont,
par exemple, les retombées scientifiques.
Des propositions machiniques s’ouvrent sur d’autres dimensions que les dimensions actuelles du
système pragmatique (8). Les synapses machiniques jouent alors comme propositions machiniques
dans ce sens-ci et comme proliférations machiniques dans ce sens-là, développpant des phylum.
Il y a un au-delà des machines actuelles, des prolongements, des possibles scientifiquement déter-
minables, que l’on peut calculer selon des lois, selon toute une sémiotique convenable : c’est la
science à proprement parler.
Et inversement, quand le vecteur tombe d’une machinique pour engendrer une pragmatique, je
dirai alors que c’est une projection machinique. Le système de retombées entre en jeu.
Par exemple, dans la machinique loin de l’équilibre de la Renaissance, un certain nombre de
machines pragmatiques ont effectivement entrainé l’« esprit » de la Renaissance, mais à l’inver-
se, ce machinime abstrait étant en place, va engendrer des machines concrètes et des phylum
machiniques.
Sur la ligne des synapses affectives, il n’y a pas que la discursivité des machines abstraites (9), mais
il y a un abord subjectif – non discursif – que j’appelle : affectif des machines abstraites. C’est la
qualité même des choses : les qualités sensibles. On peut analyser ce que sont les éléments d’une
musique, d’une peinture, on peut les discursiver (en faire des syntagmes, des machines musicales,
etc.), mais ce qui ne peut être fait que par affect – avant même de dire comment se découpe cette
musique – c’est le « ça c’est de la musique ! » ou « c’est de la merde ! ». Car cela ne relève pas
du tout d’une discursivité ou d’une pragmatique, mais c’est directement un rapport d’affect.
À l’inverse, il peut y avoir des retombées : un certain type de phylum machiniques, pris dans un
plan de consistance, peut engendrer un nouveau type de subjectivité paradigmatique, un nouveau
type d’objet et avoir des retombées incorporelles.
Notes :
2. Là, il faudra voir, étant donnée l’objection très intéressante de M., la dernière fois, sur cette utilisation de la notion
« loin de l’équilibre ».
3. Cf. Kafka.
8. Cf. schéma en annexe : il y a des propositions machiniques, des énoncés diagrammatiques, des phrases et des
affects. D’où : les synapses affectives, les synapses représentatives, les synapses diagrammatiques et les propositions
machiniques.
9. C’est pourquoi il n’y a pas de rapport direct entre les figures a-signifiantes et les machines abstraites.
Les schizoanalyses
J’avais besoin de votre assistance pour me clarifier les idées.
Je me suis aperçu – cela fait d’ailleurs partie de ce que je vou-
drais aborder ici – que, dans certaines situations, il n’était pas
possible de procéder à une telle clarification sans le secours
d’un agencement collectif d’énonciation. Sinon, les idées
vous tombent des mains ! Depuis déjà pas mal de temps,
j’étais à la recherche d’un polygône de sustentation pour cir-
conscrire ce qui traîne dans ma tête. Je ne sais si, à nous tous
ici, nous constituerons un tel polygône. On verra bien ! Nous
avions commencé de le mettre en place, Mony Elkaim et moi,
au cours de discussions antérieures ; seulement c’était de
façon épisodique, toujours « à la sauvette », dans les coulisses
de congrès et de rencontres, où j’étais amené à discuter ses
références systémistes en thérapie familiale. Mais, jusqu’à
présent, nous ne nous étions jamais vraiment donné les
moyens de raccrocher ces réflexions au travail critique que
j’ai mené par ailleurs, avec Gilles Deleuze, sur la théorie et la
pratique psychanalytique.
Ce que je propose aujourd’hui, après un certain déblayage,
une certaine « tabula rasa », c’est de dégager ce qui pourrait
encore tenir debout dans les décombres psychanalytiques et
qui mériterait d’être repensé à partir d’autres échafaudages
théoriques – si possible moins réductionnistes que ceux des
freudiens et des lacaniens.
CHIMERES 1
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 2
Les schizoanalyses
CHIMERES 3
FÉLIX GUATTARI
La question deviendra alors celle du statut de ces compo- 1. Ce n’est pas sans
santes d’agencement qui se trouvent ainsi « à cheval », en une certaine perplexité
que je reprends cet
interaction, entre des domaines radicalement hétérogènes. ancien terme
J’avais dit – je ne me souviens plus où – que nous voulions d’« analyseur », que
construire une science où l’on mélangerait des torchons et des j’avais introduit dans
serviettes avec d’autres choses encore plus différentes ; et où les années 60, et qui
fut « récupéré » (ainsi
l’on ne pourrait même plus englober les torchons et les ser- que « l’analyse
viettes sous la rubrique générale du linge, mais où l’on serait institutionnelle »,
préparé à accepter de bonne grâce que les torchons se diffé- la « transversalité »,
rencient dans des devenirs singularisés, assortis d’un cortège etc.) par le courant
Lourau, Lobrot,
de répercussions contextuelles, où il pourrait être aussi bien Lapassade,
question d’un patron de bar essuyant des verres avec un tor- dans une perspective
chon, que de militaires lançant un « coup de torchon » sur une beaucoup trop
poche de résistance. Dans une perspective psychanalytique psycho-sociologique,
à mon goût.
classique, on ne prend en compte ce genre de contextualité
que dans ses incidences signifiantes et jamais en tant que réfé-
rent générateur d’effets pragmatiques dans des champs
sociaux institutionnels et matériels donnés. C’est cette micro-
politique du sens qui me paraît devoir être renversée. L’effet
analytique présumé ne réside plus dans une dérivation de
chaînes sémiologiquement interprétables, mais dans une
mutation – a-signifiante – du « contexte d’univers », c’est-à-
dire de la constellation des registres de référence mis en cause.
Les agencements collectifs et/ou individuels de l’énonciation
sont alors non seulement des objets de plein droit de l’inves-
tigation analytique mais également des moyens d’accès pri-
vilégiés à ces objets, de sorte que la problématique du
transfert d’énonciation s’instaure en priorité sur celle des ima-
gos et des structures prétendument constitutives de la subjec-
tivité. D’une façon contingente, certains agencements sont
mis en position « d’analyseur » (1) des formations de l’incons-
cient. Il importe peu que ces analyseurs soient conscients de
leur « mission » ou soient investis par d’autres instances pour
occuper une telle position. Un agencement analytique, dans
ces conditions, peut se dimensionner différemment, selon
qu’il s’incarne :
— sur un individu, par exemple, Freud qui invente la psy-
chanalyse ;
— sur un groupe sociologiquement délimité, par exemple, un
gang de jeunes qui « révèle » les potentialités d’un ghetto ;
CHIMERES 4
Les schizoanalyses
— sur des phénomènes sociaux plus diffus, tels que des muta-
tions de sensibilité collective ou des mouvements d’opinion
incontrôlés ;
— sur une pratique pré-personnelle, un style, une mutation
créatrice qui engage un individu ou un groupe par devers
lui…
(Tous ces cas de figure et bien d’autres pouvant se combiner
de multiples façons.) Ainsi, la démarche schizoanalytique ne
se limitera jamais à une interprétation de « données » ; elle
portera intérêt, beaucoup plus fondamentalement, au « don-
nant », aux agencements qui promeuvent la concaténation des
affects de sens et des effets pragmatiques. N’échappant pas
eux-mêmes à cette plasticité générale des agencements, les
« analyseurs » ne se présentent pas comme des dispositifs pré-
établis, ne prétendent jamais s’instituer comme des structures
légitimes d’énonciation – comme c’est le cas avec la curetype
psychanalytique. Non seulement il n’y aura pas de protocole
schizoanalytique normalisé, mais une nouvelle règle fonda-
mentale, une « règle anti-règle », imposera une constante
remise en question des agencements analyseurs, en fonction
de leurs effets de feed-back sur les données analytiques.
Ces feed-back – négatifs, quand ils conduisent à un simple
rééquilibrage de l’agencement et positifs, quand ils engagent
des processus de splitting, voire des catastrophes – constituent
la matière analytique par excellence. Comment un agence-
ment prend-il le relais d’un autre agencement pour « gérer »
une situation donnée ? Comment un agencement analytique,
ou prétendu tel, peut-il en masquer un autre ? Comment plu-
sieurs agencements entrent-ils en rapport et qu’en advient-il ?
Comment explorer, dans un contexte en apparence totalement
bloqué, les potentialités de constitution de nouveaux agence-
ments ? Comment « assister », le cas échéant, les rapports de
production, de prolifération, la micro-politique de ces nou-
veaux agencements ? Voilà le genre de question que la schi-
zoanalyse sera amenée à se poser. Ce travail de la subjectivité
– au sens où l’on travaille le fer, ou les gammes du piano, ou
les moments féconds de l’existence dans la « Recherche »
proustienne – est identifié ici à une production de référent, ou,
plus précisément, à une méta-modélisation des rapports
trans-agencement. Loin de coïncider avec ce que l’on entend
CHIMERES 5
FÉLIX GUATTARI
***
CHIMERES 6
Les schizoanalyses
CHIMERES 7
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 8
Les schizoanalyses
CHIMERES 9
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 10
Les schizoanalyses
***
CHIMERES 11
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 12
Les schizoanalyses
CHIMERES 13
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 14
Les schizoanalyses
CHIMERES 15
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 16
Les schizoanalyses
***
CHIMERES 17
FÉLIX GUATTARI
Freud comme d’un texte révélé – il ne me paraît pas inutile 8. « Deux ambitions
d’essayer de situer en quoi la présente tentative de refonda- me dévorent :
découvrir quelle forme
tion de l’inconscient sur la déterritorialisation s’inscrit dans assume la théorie du
son prolongement et en quoi elle s’en démarque. Le premier fonctionnement
souci de Freud a été de rendre scientifique la psychologie en mental quand on y
y introduisant des quantités abstraites (8). C’est cette préoc- introduit la notion de
quantité, une sorte
cupation qui va désorganiser l’ordonnancement des « facul- d’économie des forces
tés de l’âme » des théories classiques et entraîner une nerveuses et,
déterritorialisation de la psyché aboutissant à la promotion deuxièmement,
d’une « scène » inconsciente, illocalisable dans ses coordon- tirer de la
psychopathologie
nées phénoménologiques ordinaires. Mais, alors qu’on aurait quelque gain pour la
pu s’attendre à ce qu’une telle intrusion dans le psychisme eût psychologie
une fonction essentiellement réductionniste, elle fut, à normale. » Lettre à
l’inverse, corrélative d’une véritable explosion d’interpréta- Fliess du 25.5.1895 in
Naissance de la
tions novatrices du discours de l’hystérie, des rêves, des lap- psychanalyse, PUF
sus, des mots d’esprit, etc. Ce n’est pas un mince paradoxe de 1979, p. 106.
voir ainsi coexister des présupposés mécanistes (9) directement
9. Un exemple, parmi
inspirés de la psychophysique de Fechner et du « physica-
cent autres : « … une
lisme » d’Helmholtz et de Brücke et une exploration « - tension sexuelle
abyssale » dont le caractère aventureux n’aura guère eu physique, portée au-
d’équivalent qu’avec le dadaïsme et le surréalisme (10). Tout dessus d’un certain
degré, suscite la libido
semble s’être passé comme si l’appui que Freud avait pris sur psychique qui alors
les schémas scientistes de son époque lui avait donné une prépare le coït… » in
assurance lui permettant de laisser libre cours à son imagina- Naissance de la
tion créatrice. Quoi qu’il en soit, il faut bien admettre que sa psychanalyse, p. 83.
découverte des processus de singularisation sémiotique de 10. Exemple :
l’inconscient – le célèbre « processus primaire » – aura beau- « … j’exige que, pour
coup de mal à trouver place dans le cadre associationniste l’analyse d’un rêve, on
rigide qu’il développait concurremment dans le sillage de son s’affranchisse de toute
espèce de jugement
Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895 (11). Jamais fondée sur un degré de
pourtant, il ne devait rompre ses attaches avec ses modèles certitude et que l’on
neuroniques de départ (12). (Il maintiendra, par exemple, dans considère comme une
l’édition définitive de la Traumdeutung de 1929 ses premières certitude totale la
moindre possibilité
professions de foi réflexalogiques (13) ), de sorte que qu’un fait de telle ou
l’Inconscient et le Préconscient continueront de se trouver pris telle espèce a pu se
en sandwich entre la perception et la motricité (14). produire dans le rêve. »
(L’interprétation des
Le résultat de l’incessant va-et-vient de Freud entre un scien-
rêves, op. cit., p. 439.)
tisme impénitent et une inventivité lyrique évoquant le
romantisme, c’est une série de reterritorialisations en retour
des diverses avancées de la déterritorialisation de la psyché.
CHIMERES 18
Les schizoanalyses
économique telle qu’il l’a proposée, mais de choix micro- 13. « Le réflexe reste
politiques fondamentaux. La libido se trouvera, dès lors, le modèle de toute
« dénaturée », déterritorialisée : elle deviendra une sorte de production
matière abstraite du possible. Le choix générique deviendra : psychique. »
(L’interprétation des
soit l’option déterritorialisée de la schizoanalyse d’une libido- rêves), op. cit., p. 456.
phylum (sur l’abscisse gauche des Fig. 1 et 3) comme inté-
grale des flux transformationnels de désir (matériels et 14. Id. op. cit., p. 459.
signalétiques), soit l’option reterritorialisée du freudisme
15. Loin d’assumer
d’une libido-Flux, d’abord enkystée dans la part somatique des puissances de
des pulsions (la poussée et la source, par contraste avec le but singularisation de
et l’objet), puis mise en stades psychogénétiques, pour être l’inconscient collectif,
Jung les uniformise,
enfin rendue prisonnière d’un face à face intemporel avec une les « archétypise »,
mort entropique (opposition Eros-Thanatos). leur fait subir une
Pour l’inconscient, le choix générique sera : soit de se consti- détotalisation qui les
tuer en Univers de référence de lignes d’altérité, de possibles rend neutres et
passives plutôt qu’une
et de devenirs inédits et inouïs (sur l’abscisse droite des Fig. déterritorialisation qui
1 et 3), soit d’être un Territoire-refuge du refoulé, tenu en les rende activement
laisse par la censure (dans le système Conscient-Préconscient processuelles :
de la première topique) et par le système Moi-Surmoi (dans « Autant les individus
sont séparés par la
la seconde topique). différence des
Freud a très tôt abandonné le premier terrain à des théoriciens contenus de leur
comme Jung qui, d’ailleurs, n’ont guère su l’exploiter (15). Il conscience, autant ils
n’a cessé, en revanche, de reterritorialiser l’inconscient sous sont semblables pour
ce qui concerne leur
divers aspects : psychologie
— Sur le plan spatial, comme je viens de le dire, il l’a cir- inconsciente. Tout
conscrit sur une instance qui, dans sa seconde version topique, praticien de la
psychanalyse éprouve
celle du Ça, se trouve vidée de toute substance, réduite à un
une forte impression
chaos indifférencié (16). le jour où il finit par
— Sur un plan temporel, alors qu’avec sa découverte du constater que,
continent inexploré de la sexualité infantile il avait réussi le décidément,
CHIMERES 19
FÉLIX GUATTARI
CHIMERES 20
Les schizoanalyses
18. L’interprétation
des rêves, op. cit.,
p. 254.
CHIMERES 21
Les séminaires
de Félix Guattari 22.01.1985
Félix Guattari
Singularité et complexité
Je vais parler aujourd’hui autour du thème : singularité et complexité, dans le domaine psy. La
dernière fois, j’avais essayé de montrer en quoi la production de subjectivité était devenue en
quelque sorte une industrie, une industrie importante concernant des mass-medias, des équipe-
ments collectifs…, on pourrait dire une industrie de pointe ; et en quoi, d’aucune part, une com-
posante de la subjectivité ne pouvait prétendre échapper à cette modélisation, à cette production
de subjectivité, aussi bien pour meubler donc la mémoire, la compétence des individus, mais aussi
bien leur pattern de conduite, des types de perception, donc des types de conscience, et au-delà
des systèmes de normes. Autrement dit, aucune partie, la plus abyssale de la subjectivité ne peut
prétendre échapper à cette production. On peut devant cette évolution, avoir une attitude de rejet,
de refus – ce qui ne sert d’ailleurs pas à grand’chose – mais en tous cas on peut avoir une certai-
ne nostalgie, se dire : enfin, tout de même, que devient là-dedans l’individu, que devient le sujet
personnel ? Mais d’une certaine façon, le fait que la subjectivité soit devenue, dans le cadre de
nos sociétés, objet de production de masse, au même titre que d’autres marchandises, et qu’il
s’agisse d’une marchandise qui conditionne la production des autres marchandises, une mar-
chandise-clef, une sorte de matière première fondamentale de tout autre type de production, non
seulement de biens mais aussi de socialité, le fait qu’on en soit venu là doit aussi bien nous ame-
ner à poser la question rétroactivement de ce qu’étaient les autres modes de subjectivation. Plutôt
que d’avoir une nostalgie des origines, il faut s’interroger sur ce qu’étaient ces origines et il est
facile de constater qu’au fond il en a toujours été ainsi : la subjectivité a toujours été l’objet d’une
production sociale, il n’y a jamais eu de subjectivité « naturelle », essentiellement montée par des
schèmes ontogéniques. Par exemple, on peut renvoyer à quelque chose qui le montre très claire-
ment, c’est la façon dont Georges Duby décrit les trois types, les trois ordres de l’imaginaire de
la féodalité : le travail du paysan, fonction, corage de relations d’assujettissement pour les
hommes de guerre et les fonctions de prière dans le domaine religieux. Mais on a aussi ici dans
cette salle des anthropologues qui pourraient nous montrer à quel point dans les sociétés les plus
« archaïques » la subjectivité est elle-même fabriquée, manufacturée par des procédures très com-
plexes qui n’ont rien à voir avec un développement, avec une production naturelle, avec une psy-
chogénèse qui dépendrait d’un montage préformé.
Alors c’est peut-être trop général, trop abstrait la façon dont je dis les choses mais quand vous ne
pouvez pas vous endormir parce que vous êtes insomniaque et que vous vous mettez à compter
les moutons, ce n’est évidemment pas la dimension de contenu des moutons qui compte, les mou-
tons ont une fonction répétitive, ils ont une fonction pour que le contenu donne une certaine
consistance à l’énoncé répétitif, pour constituer l’énoncé répétitif comme ritournelle. Ce qui
compte c’est ce travail d’une ritournelle-répétition, quelque chose qui va vous modeler, vous pro-
duire un certain type de subjectivité. Il y a une production d’un certain type d’énonciation qui uti-
lise la production sémiotique, pas du tout en fonction d’une finalité qui serait celle de la produc-
tion de sens, mais qui est celle de la production d’un certain type d’état. Et on pourrait multiplier
Je distinguerai les singularités sémiotiques comme étant discursives, et des singularités affectives
comme étant non discursives, c’est-à-dire comme se donnant d’emblée, comme posant même à
travers des traits oppositionnels, mais se posant comme quelque chose qui ne peut pas s’articuler
(fin de bande)
ça a été repris après par la psychiatrie américaine, on dit : c’est une schizophrénie aiguë ! La schi-
zophrénie chronique c’est quelque chose qui dure comme ca sur des années, alors ça c’est une
schizophrénie aiguë ! Ça rend d’ailleurs furieux les psychiatres européens : pas du tout, ça n’a
rien à voir du tout, la schizophrénie c’est quelque chose de très particulier, parce que pour les
américains la schizophrénie c’est tout… Peu importe, laissons ce débat de côté, mais ce qui se
passe c’est que cette expression, si vous voulez c’est un peu comparable sur un autre registre aux
phénomènes fonctionnels de Sylberer, c’est que dans cette schizophrénie aiguë il y a conservation
parfaite de la conscience, c’est même plus que de la conscience, c’est une hyperconscience, le
moindre signe, le moindre bruit, la moindre idée se met à proliférer, à avoir ses propres coordon-
nées interprétatives, d’où délire paranoïaque, délire d’interprétation, etc. À quoi faut-il rapporter
cela ? S’agit-il de quelque chose qui engage les grandes clefs interprétatives de la personne, le
fameux triangle œdipien, ou les grandes clefs interprétatives du discours normal qui est refoulé
par, par exemple, le discours manifeste du rêve. Pas du tout ! Est-ce que ça dépend d’une conflic-
tualité-refoulement qui implique qu’il y ait tout un traitement pour faire une embrouille pareille,
une explosion d’embrouille ? Pas du tout ! D’abord parce que ça se passe en pleine conscience,
alors que les phénomènes fonctionnels se passaient sous demie-conscience. C’est quelque chose
qui apparaît brutalement, qui reparaît aussi vite, et qu’on ne peut pas raisonnablement rapporter
à toute la cuisine conflictuelle des rapports d’identification, du complexe d’œdipe et toutes ces
choses là. Ceci dit, Freud a essayé de prendre ce type de production délirante dans le cas
Schrœber et de le faire rentrer dans des cadres de sa cartographie psychanalytique des névroses,
d’où cette chose que Gilles Deleuze et moi voudrions faire, c’est-à-dire que nous voudrions plu-
tôt lire la névrose à travers l’économie de la psychose c’est-à-dire à travers une certaine autono-
mie des modules d’expression sémiotique et pas l’inverse, pas lire la psychose à travers les petites
cartographies de la névrose.
D’autres exemples pourraient être multipliés et ça a été une menace permanente dans l’histoire de
la psychanalyse le fait qu’il puisse y avoir ainsi une expressivité spécifique, une autonomie de
l’expressivité qui vienne compromettre ces grandes structures explicatives. Cela a donné le débat
interminable avec tout le courant kleinien, avec le fait que d’un seul coup le moi au lieu de
dépendre seulement d’identifications parfaitement repérables se met à exploser en petits person-
nages, que le moi devient un théâtre dans lequel il y a des bons et des mauvais objets, il y a des
bouts de la mère, des bouts des personnages les plus différents, ce qui fait que d’un seul coup on
n’a plus les grandes options personnologiques de référence de départ. Ça prend des proportions
extraordinaires dans le domaine de l’enfance où il y a quand même cependant toujours la tentati-
ve de refaire rentrer tout ça dans la cartographie spéculative de référence, car sinon on se fait
exclure de l’ordre psychanalytique. Mais vous avez dans le domaine de la psychose des gens qui
ont essayé, mais cette fois en respectant beaucoup moins les cartographies de référence, de
travailler avec cette prolifération de l’expression du type expérience délirante primaire. C’est par
F – Minkowski.
P – Oui, mais lui n’était pas allemand. C’est un polono-français qui a écrit, entre autres Le temps
vécu des schizophrènes. Peut-être faut-il lire ce livre justement, c’est très intéressant. Il parle des
états maniaques, de l’épilepsie… Et cela a été repris en France, au fond, de façon beaucoup plus clas-
sique par Henri Ey qui a essayé d’intégrer cela dans une théorie organo-dynamique. Effectivement
il y a une interprétation par Minkowski des états maniaques et mélancoliques presque uniquement
en termes de temporalité, de facteurs temporels : stagnation du temps, ralentissement, accélération
du temps. Il faudrait faire autre chose que d’exhumer simplement ces textes.
F – Plutôt que de traduire un texte, il vaudrait mieux faire un travail là-dessus, ce serait bien. Le
thème qui me viendrait tout de suite à l’esprit, c’est de reprendre déjà l’exposé que vous avez fait
sur les rêves, avec cette notion que vous avez amenée, de longue durée dans les rêves. Ce pourrait
être tout à fait étonnant de voir que déjà le temps de la vie quotidienne est l’objet de ruptures très
marquées selon qu’on parle à quelqu’un ou que l’on s’ennuie dans un coin, que l’on est déprimé,
qu’on lit ou qu’on tape à la machine. Pendant le rêve, il y aurait une situation paradoxale : on aurait
en même temps des phénomènes de discontinuité du temps très accélérés, immédiats, et de longues
durées qui s’instaurent. C’est comme s’il y avait une distension des dimensions du temps. Autrement
dit dans le temps capitalistique on fait une pondération des temps et au-delà d’une certaine rapidité,
c’est la fuite de pensées, la manie, etc. Et au-delà d’un certain ralentissement… Tandis que là c’est
comme s’il y avait une multiplicité, un éclatement des temps.
T – Je voulais dire que le temps du rêve n’est pas linéaire. Même chose dans le délire. Il y a cette
impression de longueur, de série même, mais ce n’est pas un temps linéaire, c’est une autre sorte de
continuité et une autre sorte de discontinuité.
P – Quelqu’un peut faire un rêve qui se déroule de façon à peu près linéaire jusqu’à un certain point.
Puis là, premier embranchement, il se passe une certaine histoire. Ensuite on revient au point de
séparation et on reprend une autre branche, donc on fait retour et on repart, comme s’il y avait plu-
sieurs possibilités. Dans le temps, c’est vécu comme un phénomène très particulier : retour en arriè-
re et on recommence, autre scénario possible.
G – Quand tu racontes, tu es obligé d’aplanir sur une sorte de surface quelque chose que tu sens…
F – Cela se double d’une opération sur l’intérêt, l’investissement du rêve. Une expérience fréquen-
te : au réveil tu as le souvenir d’avoir rêvé quelque chose de très long, de très développé, immense.
Tu cherches à en garder quelques éléments, tu as un sentiment de déception parce que tu t’aperçois
que très vite tu en as perdu au moins les 9/10. Tu en gardes donc quelques éléments qui te semblent
finalement peu intéressants, tu as l’impression d’avoir manqué plein de choses, et puis quand tu
sémiotises ces quelques éléments, tu t’aperçois qu’ils partent dans des tas de directions, tu découvres
une étrangeté secondaire et donc une richesse propre aux éléments qui te paraissaient banals, sur
fond de l’ensemble de ce qui a été perdu. Et d’un seul coup c’est comme une sorte de résidu d’ura-
nium enrichi qui lui-même est porteur d’un tas de choses. Donc cela va dans la même hypothèse de
rhizome de temps, c’est-à-dire que tu as la nébuleuse en expansion de l’ensemble du rêve. Tu en
gardes un élément et tu te rends compte qu’il est lui-même en expansion.
G – J’avais cessé de noter mes rêves pendant un certain temps et quand j’ai voulu m’en souvenir,
rien. Et puis un jour, j’ai chopé un bout, et puis un autre jour j’ai chopé un autre bout, et puis, au
bout d’une semaine j’ai fait un rêve qui contenait les autres rêves, une fresque, ce n’était pas les
mêmes images, mais cela se recomposait.
T – Cela me fait penser à la vision de certains insectes, des mouches en particulier qui ont 4 000
ommatidies, 4 000 petites facettes de plusieurs choses et les rêves me font parfois penser à cela. Au
lieu de voir une chose, puis une autre, puis une autre… une vision beaucoup plus démultipliée.
F – Moi ça me fait penser beaucoup à des cellules de musique répétitive. Comme des séquences
répétitives, évidemment de longueur différente, de rythme différent, mais aussi de matières d’ex-
pression différentes. Là évidemment j’introduirai mes cartes-schémas : telle musique répétitive d’un
certain nombre de flux, d’éléments, d’images, etc. C’est le cas des processus qui cherchent à se glis-
ser là-dedans, qui cherchent à donner leur logique machinique propre. Tu as aussi des univers qui
s’imposent comme tels, comme ils peuvent. Des mutations brusques qui font que les mêmes élé-
ments sont éclairés brusquement totalement différemment puisqu’ils ne sont plus du tout dans les
mêmes systèmes de référence incorporelle. Et puis alors tu as surtout – ce serait peut-être la domi-
nante – ce qui reviendrait à la fonction première du rêve chez Freud qui est de dormir, tu as un ter-
ritoire du rêve, des territoires du rêve, des découpes territoriales dans des rapports segmentaires qui
cherchent à s’imposer, qui traversent. C’est comme une musique à quatre dimensions, mais qui les
unes à travers les autres cherchent à se combiner et à défendre leur propre logique.
M – Un de mes patients me raconte un cauchemar. Il parle d’un serpent qui le menace mortellement.
Et je fais le même rêve que lui. Je rêve qu’un serpent me mord et je me dis dans ce rêve : s’il est
mortel, j’ai le temps de le savoir parce que je vais mourir. Il n’est pas mortel immédiatement. J’avais
un minimum de marge et c’était là la différence entre les deux rêves. À la séance suivante j’ai racon-
té mon rêve à ce patient qui a beaucoup ri.
P – Un de mes patients m’a dit un jour : il m’est arrivé quelque chose d’étrange ; j’étais l’autre jour
chez des amis dans une maison à la campagne, tout près d’une forêt et il faisait très beau ; j’étais
dans le jardin sur une chaise longue avec un roman très intéressant ; et je lisais et il y avait du vent
P– Oui mais c’est beaucoup plus spatial et l’autre est plus temporel. J’ai trouvé cela très intéressant
parce que ce que l’on connaît déjà très bien, ce sont les sensations de déjà vu, justement tous les
rêves épileptiques ou les sensations dostoiewskiennes de déjà vu et ce que l’on connaît moins c’est
cela. C’est la première fois que j’entends parler comme cela d’une projection en avant de quelque
chose que l’on vit. Ce n’est pas une sensation de déjà vu, c’est une sensation de pas-vécu à vivre de
quelque chose qui est vécu.
E –Le rêve n’existe plus ici qu’en tant que pure matière d’expression d’une certaine manière,
puisque le contenu est là. Il est vrai que l’on avait l’habitude de définir le rêve par des contenus. Le
problème est de savoir comment s’enchaînent les contenus parce qu’il en manque toujours des bouts.
Vieux problème ! Et ce qui échappe toujours à cette volonté de trouver ce qu’il y a entre, c’est le ter-
ritoire du rêve en tant que tel, c’est son épaisseur, celle-ci n’étant que sa temporalité propre.
Simplement on ne la connaît qu’au niveau du symptôme, au niveau du manque, sur ce qui manque
entre deux points singuliers. Dans ce que raconte P. il y a l’affirmation d’une pure matière d’ex-
pression, c’est-à-dire d’une pure intrusion dans un autre type de temps, puisque le contenu, lui, est
du déjà donné.
P – Ce qui m’intéressait beaucoup dans ce rêve, c’est qu’en général on parle, les lacaniens en parti-
culier, très facilement de « l’autre scène ». En effet, ils parlent du rêve comme d’un espace, quelque
chose de toujours topologique. Et là, tout d’un coup, cette autre scène n’est pas une autre scène, mais
un autre temps, un télescopage en quelque sorte qui fait que tout d’un coup le temps présent est lit-
téralement projeté en avant, virtualisé.
F – Mais ce n’est pas seulement du temps projeté en avant, virtualisé, puisque c’est la limite même
du temps qui est proposée. Des blocs de temps se referment sur eux-mêmes. Peut-être pourrait-on dire
plutôt que c’est une certaine production de subjectivité qui trouve ses limites. Dans un cas, celui du
deuxième rêve, dans l’espace du corps où il se fait l’amour à lui-même, où il s’étreind lui-même – ce
qui paradoxalement ressemble beaucoup au rêve de M. par rapport à celui de son patient, avec cette
petite marge (de sécurité) pour juste en saisir une différentielle qui est l’essentiel finalement pour pou-
voir s’en tirer : eh bien oui ! on peut faire ça, mais avec juste au dernier moment ce geste : salut !
F – C’est-à-dire qu’il n’y a plus les actes de référence généraux universels. Si on garde cette idée
que le temps et l’espace sont définis comme coordonnées capitalistiques, il y a des coordonnées
d’échangisme généralisé qui sont l’argent, qui sont le temps, à commencer par le temps de travail
entre autres, qui sont le temps de Virilio, l’espace de communication ; en principe à énergie égale et
à masse égale on va n’importe où, en fait ce n’est pas du tout comme cela que ça se passe ; en par-
ticulier quand on est agoraphobique, on ne se déplace pas dans l’espace comme on veut et on ne se
déplace pas dans le temps comme on veut, ne serait-ce que pour la bonne raison qu’on tombe sur le
serpent, la mort, etc. On s’aperçoit que la notion de temps universel est totalement en dehors de la
réalité de notre subjectivité et que l’on a affaire à des références qui sont soit totalement singulières,
c’est-à-dire que le temps et l’espace dans lequel on est, on n’en a rien à exprimer à personne parce
qu’on est tellement dedans qu’ils sont totalement intraductibles. Ce n’est pas toi qui mourras à ma
place, ce n’est pas toi qui feras quoique ce soit dans cet ordre-là. Ou alors ce sont des références ter-
ritorialisées. Je peux faire cela dans un certain temps, un certain rythme, un certain espace, dans les
limites de là à là. Mais si on me change d’espace, si on change mes coordonnées subjectives, alors
là je ne peux plus du tout. Il me semble que les catégories de temps transcendant et d’espace sont
des catégories qui doivent être uniquement situées dans le cadre d’agencements. Cela peut être capi-
talistique, on peut les appeler autrement, mais enfin ce sont des agencements de sémiotisation socia-
le. À partir du moment où tu es dans une sémiotisation soit onirique, soit névrotique, soit poétique,
ou autre, il est évident que la notion même de temps et d’espace – comme on l’entend – ne tient pas
debout du tout. C’est là que peut-être on peut réintroduire des coordonnées de référence qui ne sont
plus les coordonnées universalistes spatio-temporelles telles que : là, dans cette subjectivité, c’est
mon territoire, ou là ça n’est pas du tout mon territoire, ou c’est le territoire conjugalo-familial, ou
professionnel, ou clanique. Et puis il y a un seuil où on n’y est plus ; là dans tel type de dimensions
c’est mon processus, c’est mon phyllum, ça ça va, ça je sais le faire, ça je peux le faire jusque là, et
puis là ah non ! ça s’arrête. Ou bien c’est le processus de mon groupe, si je suis dans telle situation,
dans tel contexte, bon. Il faut alors réintroduire les autres coordonnées de ce que sont les seuils en
deçà desquels ce n’est pas la bonne constellation d’univers, ça ne fonctionne pas, ça ne donne rien,
et ce que sont les phénomènes de discernabilisation de flux, d’intensité, d’hétérogénéité de flux pour
que ça passe. Mais quoi ? On peut appeler ça du temps, mais on peut dire aussi de la temporalisa-
tion ou de la subjectivation. Finalement, un certain type d’agencement.
F – Ce n’est même pas dans ce temps-là, c’est : je peux temporaliser, il y a agencement de tempo-
ralisation ou des rapports spatio-temporels dans cet agencement. Et dans tel autre, comme dans le
rêve que tu évoques, comme si la pente sautait, c’est ainsi.
J’ai envie de reposer une question, c’est : dans quel contexte, à quel prix (dans tous les sens du mot
prix) y a-t-il traductibilité des temps ? À quel moment est-on effectivement dans un phénomène de
traductibilité à soi-même du temps ? Est-on bien le même ? Dans le même continuum ? Dans le
même processus ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a des seuils où l’on n’est plus à soi-même dans la conti-
nuité du temps ? Expérience psychotique, expérience onirique, l’expérience de dissociation, c’est le
fait qu’il y a des temporalisations qui sont disjointes. On ne peut même pas dire qu’on est au carre-
four de plusieurs agencements. Cela s’agence dans des subjectivités hétérogènes.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 4
E – Il me semble qu’à côté de ce temps défini par le territoire, puisque tu définis l’agencement en
tant que micro-territoire (exemple de P.), on peut aussi imaginer un autre temps qui serait un temps
lui-même conçu en tant que composante de passage, c’est-à-dire passage entre les différents terri-
toires, et c’est précisément ces franchissements de seuils qui donnent l’impression d’un temps autre,
d’un temps qui n’est pas, lui, référable dans un système d’équivalents de traductibilité, dans un sys-
tème capitalistique.
F – Oui, c’est tentant, sauf qu’il y a toutes sortes d’éventualités. Ce que tu évoques, c’est une rup-
ture de constellations d’univers et, à un moment, on passe brutalement à un autre registre.
F – Alors ce serait donc la façon de ne pas passer brutalement ; ce serait le glissement d’une constel-
lation à une autre. Et effectivement l’on doit moduler cela dans la vie normale, quotidienne, car on
est sans arrêt en train de moduler ces glissements, ces passages, on négocie ces virages d’un terri-
toire à un autre dans un rapport diachronique entre toutes les façons de s’accrocher aux différents
territoires, aux flux, etc. Mais ce qui est surgissement d’un capital de possibles est aussi quelque
chose qui peut faire éclater tous les possibles et les paralyser. C’est un peu ce qu’on disait avec
Deleuze sur le corps sans organe. Il y a aussi une façon de se faire un corps sans organe qui fait écla-
ter totalement les organes et aboutit à ce qu’il n’y ait plus aucune possibilité d’articuler, de faire se
continuer un processus. Les Grecs mettent la phronésis, la prudence au centre, les stoïciens…
F – Oui. La phronésis serait une micro-politique qui permettrait ces passages de production d’une
subjectivité à une autre sans aller s’étaler totalement…
E – Il faut faire un tout petit peu attention à ce type de notion parce que, en particulier chez Aristote,
la phronésis a toujours une fonction de médiation dans le sens le plus horrible du terme, c’est vrai-
ment la dialectique. C’est une machine à broyer de la différence et à reposer sans arrêt l’identité.
Donc, je ne sais pas si l’exemple de la phronésis serait une bonne composante de passage. C’est à la
fois un facteur d’inhibition et de réalisme, au sens le plus « petit bourgeois » du terme, pour
reprendre les catégories des philosophes anglais marxistes des années cinquante.
S – Pour moi, le rêve aurait une sorte de fonction-congélateur. Comme si les agencements de tem-
poralité en fonction du rêve pouvaient être suspendus n’importe quand. Dans la réalité quand on a
terminé, on a terminé. Dans le rêve, cela peut toujours être repris un beau jour, très longtemps après,
dans un autre rêve. Dans la réalité ça a pris ou ça n’a pas pris. Dans le rêve, les agencements-mayon-
naise peuvent toujours être repris autrement. Comme si chaque composante était suspendue, emma-
gasinée et, à une occasion quelconque, pouvait être recomposée autrement.
F – Mais c’est un peu contradictoire avec ce que vous aviez fait comme travail sur le rêve, à mon
avis. Les éléments du rêve peuvent être repris sans pour autant que cela interdise l’idée d’un pro-
cessus irréversible qui s’exprime à travers la ligne des rêves. Auquel cas finalement on aurait une
historicité, une histoire, une longue durée des rêves qui serait tout à fait comparable à la longue durée
historique, quelles que soient d’ailleurs les mêmes illusions que l’on retrouve dans l’histoire comme
dans le rêve du déjà-vu, du retour en arrière : ça c’est une révolution, on a déjà vu ça 36 fois mais…
Parce que sans cela, tu as l’air de présenter les choses comme s’il y avait au fond une malléabilité,
une sorte de rapport de réversibilité complet existant dans le rêve alors qu’il n’existerait pas dans la
S – Moi je parlais plutôt de l’élaboration d’un rêve, qui peut reprendre un élément de temporalité
suspendu pendant très longtemps.
F – Et quelle différence avec les modes de temporalisation réels ? Les artistes reprennent les pro-
cessus qui ont été suspendus depuis deux mille ans. Ils repartent au même point. Les philosophes
aussi redécouvrent et repartent sur une piste oubliée.
S – Un acteur peut reprendre une pièce, un texte qui date de plusieurs siècles. Pour le rêve, on repren-
drait ce qui l’a inspiré, ce qui a fait écrire ça.
F – Ce n’est pas un réaménagement, une représentation. C’est toujours un réagencement, une pro-
duction aussi bien de subjectivité que de réalité. On reprend toujours tout à zéro dans cette affaire
quelque part, que ce soit dans le rêve, dans l’histoire ou dans l’art ; même quand on répète.
Pourquoi je chicane un peu ici ? C’est peut-être un peu un procès d’intention que je fais à ce
moment-là. En ce sens que si on fait cette différence, on va peut-être réintroduire une sorte d’axio-
matique qui consisterait à diviser les données en deux parties : celles qui seraient du bon côté de la
créativité, de la possibilité de reprendre ses billes, de la sécrétion d’un possible libre. Tandis que sur
le versant de la réalité, le gong est tombé, ce coup-ci c’est classé, c’est passé dans le passé, c’est
passé dans le réel, tu ne peux pas reprendre tes billes, reprendre tes coups. Alors finalement, à ce
moment-là, avec toutes les conséquences méthodologiques que cela aura pour l’analyse des conven-
tions de l’inconscient. Mais on peut imaginer une autre perspective, et ce serait un peu ma tentation,
qui serait de dire : on peut aussi bien travailler l’inconscient dans les dimensions imaginaires que
dans les dimensions du présent ou que dans celles du futur en train de se faire. Simplement, effecti-
vement, cela n’engage pas les mêmes types de coordonnées.
E – Oui, dans le type de différenciation que tu introduis, S., je vois une différenciation freudienne.
D’un côté, le principe de réalité. Je l’assimile au temps et le temps, quelque part, c’est le principe de
mort. Et puis d’un autre côté, il y aurait effectivement un temps onirique qui serait intemporel, mais
que nous, par une sorte de perversion, on appellerait Temps, le vrai temps.
F – Je ne suis pas persuadé – c’est peut-être une phase de ma psychopathologie personnelle – qu’il
y ait une grande différence entre ce qui se passe dans le rêve et ce qui se passe dans la vie éveillée.
J’ai l’impression que ce sont des modes de sémiotisation qui se superposent avec des dominantes,
mais il faudrait peut-être introduire la problématique de l’attention : des seuils de conscience, des
P – Celui qui décrit le mieux ce genre de communication, finalement, c’est Michaux. Il arrive à
raconter cela en faisant les passages les plus subtils dans ses écritures.
F – Je ne ferai pas de procès d’intention à S. Mais c’est sûr qu’il y a une disposition pythique : ah
voilà ! j’ai trouvé une matière, un marc de café, un truc qui va me permettre d’accéder aux joyaux
du possible. Le rêve, bof ! oui.
P – Le dernier film de Bergman, Fanny et Alexandre, est très beau de ce point de vue là. Un glisse-
ment des temporalités brise sans arrêt l’unité logique d’un récit. Les grands temps, relativement spé-
cifiés, font beaucoup penser à la thématique strindbergienne du paradis, de l’enfer, du purgatoire,
etc., mais ils sont complètement traversés par une multiplicité de situations très délimitées, ponc-
tuelles, d’éléments dont on ne sait plus du tout, à un moment donné, s’ils appartiennent au réel ou à
l’imaginaire. J’ai rarement vu au cinéma, même Fellini, arriver à faire cela aussi bien. Fellini, au
fond, n’est pas arrivé à traiter la matière-temps dans ces situations de passage. Il s’appuie conti-
nuellement sur des références spatiales, des zones de passage géométriques, des défilés, des
gouffres, ou simplement des systèmes techniques cinématographiques, fondus enchaînés, etc., là on
est dans le temps du rêve, là on n’y est pas. Dans Bergman il se passe quelque chose et puis tout d’un
coup tu te dis : cela ce n’est pas vrai quand même et pourquoi pas ? Puis tu passes dans autre chose
et tu te demandes si tout ce que tu viens de voir est quelque chose qui est vécu ou bien si c’est un
rêve. Et au lieu de te donner des clefs pour te faire comprendre qu’on passe d’une scène à une autre,
des clefs spatiales, il joue uniquement sur le registre du temps et il te laisse complètement dans l’am-
biguïté. Tout le récit est ainsi.
F – Ce qui serait un carrefour important pour nos préoccupations, serait de voir si, à la notion de
temps de référence, d’espace de référence, on peut substituer celle des transformations, des devenirs.
Une question massive va se poser alors. On nous dira : c’est très joli tout ça, mais vous avez com-
plètement désexualisé l’inconscient. Il n’y a plus que des devenirs, vous en avez fait quelque chose
qui perd une dimension essentielle, l’intrusion des découvertes freudiennes, car enfin il se passe des
choses, des luttes micro-politiques s’engagent dès la petite enfance et ce sont des luttes acharnées,
une machinique de la sexualité se déclenche, machine infernale. La question qui se poserait serait de
savoir dans cette perspective d’inconscient transformationnel, où l’on ne se donnerait donc pas à
priori des coordonnées de réalité, de temps, d’espace, de loi, etc., comment cependant rendre comp-
te des épreuves micro-politiques, évidemment pas seulement celle de la scène primitive et des dif-
férentes scènes familialistes, mais aussi toute autre épreuve personnologique et de pouvoir.
Comment va-t-on les réinstituer ? Les re-poser ?
C’est vrai qu’il y a là, en en faisant une fonction générale, la question de l’entrée de la fonction scé-
nique et même théâtrale, pour moi au moins toutes les fois où une scène s’instaure explicitement
dans le rêve, un territoire dans le territoire du rêve, où là se projettent, s’expriment, se mettent en
scène les enjeux.
P – Un codificateur capitalistique qui donne le ton de la langue exactement comme dans une socié-
té archaïque, à partir de la situation initiatique, c’est ainsi que ça se lit, que ça se passe ou qu’on tra-
duira le reste. Et puis des clefs d’échangeabilité. Tu es un petit garçon puisque tu n’es pas une fille.
Il faut prendre l’ensemble de la relation. Donc relation binaire, Phallus, non Phallus, identification,
etc. Il me semble que c’est important d’essayer de prendre le problème par les deux bouts parce que
sinon on va dire : il n’y a pas de processus primaire et puis, en fin de compte, il y a bel et bien toute
cette chierie de mise en scène, d’entrée dans les épreuves micro-politiques, sexuelles et autres.
P – Quand on analyse, parmi tous les textes de Freud relatifs à la scène primitive, le rêve de l’hom-
me aux loups, il me semble que c’est un peu la première fois qu’il fait retour à quelque chose qui se
serait passé dans l’enfance du rêveur, à un an et demi en plus, une mise en scène fantastique, ciné-
matographique. Il fait une enquête et dit : c’est à un an et demi et c’est à trois heures de l’après-midi,
pendant la sieste des parents. On s’aperçoit que quand il fait cette enquête, sans arrêt il prend en
compte (sans le dire parce que ce n’est pas nécessaire : il parle à des gens qui sont ses contempo-
rains) toute une série de dispositifs, d’agencements qui sont considérés comme à la fois connus et
universels : par exemple, la structure d’une maison, comment les chambres sont disposées, la place
des portes, les rapports de sexualité à un moment donné ou le rapport à la nudité, ou le fait que la
communication se fait essentiellement par le récit et qu’il n’y a pas encore la télévision. Et aussi les
bonnes, très important, cela revient sans arrêt, ce sont les initiateurs par excellence !
F – C’est comme dans les sociétés antiques, on parle de tout, sauf des esclaves !
P – En tous cas, Freud, lui, donne tout cela. Et logiquement il faudrait maintenant dire : il y a cer-
tainement quelque chose qui joue ce rôle à l’heure actuelle, et l’on peut être sûr que ce ne sont pas
les relations de papa et maman derrière la porte fermée avec des bruits, etc. Probablement quelque
chose doit avoir cette fonction, cette importance « structurale », mais c’est tout à fait autre chose.
Cela serait très intéressant de savoir quoi. Je pense un peu au poste de télévision mais je ne suis pas
sûr que ça se passe sur cet écran, une sorte d’intuition comme cela.
F – On ne reçoit plus l’image dans le miroir mais on la reçoit dans la télévision. On a une fabrica-
tion mass-médiatique de moi qui est certainement très antérieure à tous les systèmes de découpe
idéelle de soi-même, tels qu’ils étaient articulés avec les nourrices.
P – C’est vrai pour le moi, le moi morcelé, le moi sexué. Et c’est vrai pour les émois aussi, c’est-à-
dire que j’imagine, je ne sais pas pourquoi, que les émotions les plus fortes ont peut-être lieu devant
l’écran et pas du tout dans la chambre, à côté. C’est une hypothèse parmi beaucoup d’autres.
Cette évolution réductrice peut être prise dans deux acceptions contradictoires, lesquelles coexis-
tent :
– d’une part, une réduction de la pratique : dans l’état actuel des choses, les analystes lacaniens
que nous connaissons n’analysent rien du tout ! C’est le transfert pur et simple. Leurs interpréta-
tions ne consistent en rien d’autre qu’à ce fait d’avoir l’oreille collée au signifiant.
– et d’autre part, l’intérêt de cette évolution est que toute une série d’anthropomorphismes du
Freudisme originel se sont trouvés déterritorialisés. Je le regrette. Je préférerais que, au contrai-
re, cela soit de plus en plus anthropomorphique, animiste pour que l’on en arrive à des références
comme celles des religions africaines, car on rendrait mieux compte, ainsi, du fonctionnement de
l’inconscient.
Cependant, nos sociétés psychologisées, psychologisantes étant ce qu’elles sont, peut-être y a-t-
il là une évolution intéressante. En particulier, le seul élément globalement positif de l’évolution
du Lacanisme, c’est cette fonction de l’objet a qui subsume toutes les théories de l’objet partiel
– réduction qui a été poussée à son comble : tous les objets incarnés (sur le corps, sur la sexuali-
té), tous ces objets originaires de la psychanalyse sont devenus des algorithmes, des mathèmes.
Réduction intéressante, si l’on conjugue les deux mouvements : prise en compte d’objets hyper-
déterritorialisés comme ceux vers lesquels la théorie lacanienne de l’objet a tendait et, au niveau
du voir et de l’écoute, de toute une série de relations non-directement saisissables, ici et mainte-
nant, dans la corporéité ; et si on les fait servir, précisément, à la description d’une vision beau-
coup plus anthropomorphique où il serait possible d’imaginer ce que sont les « théories de l’in-
conscient » dans les sociétés primitives, parmi les psychotiques, chez les enfants, etc..
Il faudrait donc une conjugaison de ces deux mouvements : toujours plus de déterritorialisation
pour rendre compte de ce que sont les modes territorialisés de subjectivation.
Ici, nous disons : il y a quatre types, non pas d’objets, mais d’entités qui peuplent l’inconscient.
Le signifiant n’est pas là comme pure catégorie qui rendrait compte de tout et de rien. Il y a quatre
types d’entités : l’être-pour-soi que j’ai appelé la syntagmatique existentielle, les qualités sen-
sibles incorporelles, les processus concrets – systèmes vivants ou praxis machinique, les réalités
abstraites ou machines abstraites.
Mais cela voudrait-il dire que nous sommes passé à quatre termes alors que les Freudiens en
avaient deux (ou trois selon les topiques). Ou bien, tel Charles Sanders Pierce qui avait tout triadé
jusqu’à atteindre 52 éléments de base, aurais-je ainsi poussé les choses, faisant un quadriadisme.
Non, parce que ces quatre types d’entités participent d’une vision qui demeure moniste, rassurez
vous (1) : ces quatre entités – ou intensités – inscrites sur le plan de consistance, dans ce monde de
réalités machiniques abstraites (un monde sur lequel ni les machines, ni les représentations – et
encore moins la syntagmatique existentielle – n’ont de prise) ont quatre modes d’existence
– quatre dimensions.
On peut désigner les quatre inconscients ainsi : l’inconscient de Sartre, celui de Freud, celui de
Breton et le nôtre. Le niveau de l’inconscient absolu est, comme diraient les surréalistes, celui des
hasards objectifs. Et ce qui est fondamental, c’est que c’est cet inconscient absolu qui rend comp-
te du fait que l’on a affaire à un agencement vrai avec un noyau d’agencement qui articule les dif-
férentes intensités, ou à un agencement fictif, à savoir que chacun de ses éléments renvoie en réa-
lité à d’autre types d’agencements et que ce qui apparaît être dans un tableau mondain comme un
agencement, n’en est pas un.
Des gens, parfois, viennent m’embêter avec leurs questions : « Alors, La Borde ? ». Mais, c’est
quoi La Borde, au fait ? Est-ce un agencement ? Probablement pas. Sans doute y a-t-il un tableau,
un lieu-dit. Mais un tel entrecroisement d’agencements ne permet pas de qualifier de façon perti-
nente une entité comme telle. Il s’agira donc de déqualifier, de désémantiser, de désyntaxiser les
tableaux, non seulement du sens commun (à savoir le surmoi du sens commun qui demande des
comptes aux entités qui sont devant lui, pensant que ce sont des agencements mais aussi du sens
idiosyncrasique : ce serait encore davantage l’instance du surmoi, et dire que c’est bel et bien moi
qui ai fait ça, aussi incroyable que cela paraisse ! Justement, la question est de ne pas le croire,
défaire le sujet. Là, je est un autre, ce dont on a une aperception dans le rêve ou dans une expé-
rience de la drogue ou dans une expérience passionnelle délirante : qu’est-ce que « je » et le
reste ? Ça peut partir vraiment dans tous les sens et l’on s’aperçoit alors que le sens idiosyncra-
sique peut être aussi fictif que le sens commun, et même y faire ce que j’appellerai le sens armé
d’une théorie, d’une vision scientifique, religieuse ou autre.
La cartographie des agencements met en question le sens commun et le sens idiosyncrasique,
mais pas au nom d’un sens scientifique armé. Au nom d’une cartographie mais qui est spécifique
à quoi ? C’est là que la question se pose en d’autres termes : on n’a pas d’objectivité, les entités
appartenant aux agencements ne relèvent pas du principe d’identité. Pouvant changer de visage,
être polymorphiques, n’appartenant pas aux systèmes de coordonnées spatio-temporelles, elles
peuvent jouer sur différents tableaux et ne répondent pas au principe de contradiction (ni
d’ailleurs au principe de cause efficiente).
Ces entités sont, quelque part, porteuses de leur propre système référentiel. Et les cartographies qui
vont rendre compte d’un type d’agencement seront totalement modifiées à partir du moment où il
y aura interaction d’un autre agencement. Il n’y a pas de science générale des cartographies. Il n’y
a pas de topique des topiques. Pas de topique générale. Ceci est une rupture très marquée avec non
seulement les perspectives freudiennes, mais aussi avec toutes les perspectives systémistes.
La question ne se pose jamais uniquement de savoir ce qui est donné dans la constitution du donné
schizoanalytique, puisqu’il faut élaborer le donné à travers les tableaux mondains. Ne pas seule-
ment se poser la question : « Qu’est-ce qui est donné ? » mais : « D’où est-ce que c’est donné ?
De quel agencement ? Qu’est-ce qui est donné = est-ce que ça appartient à tel, ou tel, ou tel agen-
cement ? » Mais du même coup, la question se pose : « À qui ? Par quel agencement est-ce
donné ? » Et c’est ce que j’appellerai : la question des agencements de transfert. L’axiome concer-
nant ces agencements de transfert serait un principe d’incertitude : l’agencement de transfert, par
essence dénature les données. Tout ce qui intervient comme agencement de transfert, par défini-
tion, ne nous donne pas accès à un donné originel. Il y a dénaturation par les rapports inter-agen-
cements eux-mêmes. Voilà qui est facile à comprendre dans nos profession : le symptôme du petit
Hans en famille est totalement dénaturé à partir du moment où le père en parle avec Freud, consti-
tuant potentiellement un agencement analytique. C’est d’ailleurs tellement vrai qu’il n’en avait
Ce principe va nous permettre d’amorcer la question du transfert qui devient, dans cette perspec-
tive, la question des agencements de transfert. Il ne s’agit pas d’un transfert sur un analyste, d’un
transfert qui met en jeu la personne, les identifications, mais d’un agencement de transfert qui,
entrant en jeu, interaction ou connexion, avec un autre agencement change non seulement les don-
nées de l’agencement objet, mais aussi ses propres données d’agencement de transfert.
C’est une problématique que l’on avait évoquée avec celle des composantes de passage et que l’on
va reprendre maintenant beaucoup moins globalement en fonction des quatre types d’entités
constitutives des agencements.
Le transfert existentiel
Sa ritournelle, son mot d’ordre est le « il y a ». C’est le circuit de l’ipséité sartrienne et en même
temps, c’est le contraire du transfert, l’anti-transfert par excellence. En effet, c’est le donné, la
perception immédiate de la pure hétérogénéité – non seulement celle de l’être donné mais enco-
re et à commencer par celle de l’être à soi-même. Et l’on s’aperçoit que les termes de Sartre ne
sont là qu’à titre d’emprunt, qu’il y a écrasement total l’un sur l’autre à ce niveau tangentiel limi-
te du transfert existentiel entre le pour-soi et l’en-soi : l’opacité du pour-soi est tout aussi totale
que l’opacité de l’en-soi à ce niveau et c’est la même. Cette fusion de l’en-soi et du pour-soi, nous
l’avions évoquée aussi précédemment comme économie du trou noir, comme effondrement de
l’appropriation existentielle.
Donc, c’est le transfert du non-transfert, le niveau où il n’y a pas d’affects : il ne se passe rien
avec l’univers, ni avec Dieu, ni avec qui que ce soit. Pas de machine, rien ne fonctionne, c’est le
corps sans organe total, sans organe machinique et il n’y a pas de sens : non-sens, nausée sar-
trienne… Cette donnée de l’altérité brute est sans doute marquée par une certaine assomption his-
torique et là il faudrait remonter au moins à Saint-Augustin, Saint-Anselme, Descartes,
Malebranche, Maine de Biran, Bergson, Sartre, pour voir comment on en est venu à cette aper-
ception du transfert anti-transfert, à savoir qu’il y a une donnée qui est totalement sans prise ni
sur Dieu, ni sur le sens, ni sur aucune machine. C’est un objet fondamental de notre probléma-
tique de l’inconscient.
Ce monde vidé de sa substance – machinique et sémantique – n’en fonctionne pas moins au sein
des agencements, et c’est là qu’il y a démarcation avec les perspectives sartriennes.
C’est que lui, sur lui-même, il n’a rien à dire à personne, rien à faire, il est sur son fauteuil. Mais
pris dans l’agencement, il fonctionne comme une sorte de machine infernale qui sera une machine
Et là, on n’est déjà plus tout à fait dans le transfert lacanien (le transfert de répétition). On est
dans le transfert « bon enfant », dans le monde de l’objet des hauteurs, le fait qu’une chose veut
dire une autre chose qui renvoie à une autre qui renvoie à une autre. L’on est devant une sorte de
machine particulière, les phylum sémantiques fonctionnant sous la loi suivante : la redondance y
précède l’existence. La pure redondance formelle, quelque part, est prête à s’incarner, à habiter
quelque chose : un lieu, un animal, un objet. Mais elle précède son incarnation et son mode de
fonctionnement. Ce qui est merveilleusement décrit dans tous les contes, les mythes : un esprit
rode qui se dit : « Où est-ce que je vais bien pouvoir me loger… là ça ne va pas… ici on a cassé
Le transfert machinique
C’était déjà dans l’inconscient machinique le niveau du « ça marche ». Là, le référent machinique
précède toutes les significations, toutes les appropriations existentielles. Il y a un niveau du « ça
marche » machinique qui est donné comme tel et trouvera les propres moyens d’alimentation de
son « ça marche », indépendamment de la façon dont tu le qualifieras ou pas. Il y a donc un « ça
marche » transférentiel et, que tu sois systémiste, psychanalyste ou épicière du coin, de toutes
façons un transfert se déclenche et, en tout état de cause, ça marche, ou ça ne marche pas, ou ça
s’arrête de marcher. Parce que c’est pris dans une économie d’agencement qui met en jeu des sys-
tèmes machiniques par eux-mêmes capables de métaboliser ce que sont les points-signes – qui ne
fonctionnent pas sous le régime des signifiants ou celui binariste de l’information, mais qui fonc-
tionnent directement avec des moyens de sémiotisation en prise sur la réalité même. C’est ce que
j’ai appelé des moyens diagrammatiques. Auquel cas, ça marche. Par exemple des processus révo-
lutionnaires marchent et relativement bien dans un sens libérateur. Ils peuvent avoir comme têtes
conscientes des gens qui tiennent des discours totalement imbéciles, mais de toutes façons, quand
ça marche, ça marche, et indépendamment de ce qui est incarné dans ces systèmes. Il ne s’agit
pas d’information, il s’agit vraiment de ce que j’ai appelé les points-signes. Les points-signes ren-
trent dans le fonctionnement même de la machine et dans l’économie même du système sont
capables d’absorber non seulement des informations et éventuellement des représentations, mais
les éléments même machiniques d’autres systèmes machiniques. « Quand faire-signe, c’est
faire »…
Ceci dit, ce même transfert machinique a son retour de manivelle. Ce n’est pas non plus le point
d’arrivée idéal, parce qu’il peut, lui aussi, en tant que tel, faire un effet d’anti-machine : très
concrètement, le fait que ça se mette à marcher dans un domaine (dans la séance ou dans un fonc-
tionnement quelconque) se met à empêcher de marcher d’autres systèmes qui déjà fonctionnaient
ou auraient pu fonctionner potentiellement. Donc, ce même système machinique peut très bien se
mettre à fonctionner comme système paradigmatique se bloquant plus ou moins, ou comme trans-
fert d’appropriation syntagmatique totalement inerte de pulsion de mort.
Là c’est Dieu parce que vraiment on n’a pas de prise ! Ça tombe du ciel : « indépendamment »
de toute représentation, de tout système de syntagmatique existentielle (que ce soit là ou pas là…
), de tout machinisme concret, une nouvelle constellation d’univers surgit « objectivement »
(compte tenu qu’il n’y a pas de sujet pour dire que c’est un objet). Il y a mutation d’univers. J’en
ai déjà beaucoup parlé à d’autres niveaux (7), prenant les exemples de la musique baroque – sur-
gissement d’un univers musical –, de la chimie à 37°, et du Concorde… ça tombe de l’histoire, ça
marche et puis maintenant… Il était schizophrène pendant quinze ans et puis un beau jour ne l’est
plus. Cela vient d’où, ça ? Il n’y a pas eu de thérapie ou de médicaments ou même de machines,
mais il y a un autre type de constellation qui fait que l’agencement change complètement.
Sans arrêt, l’on est confronté dans ce phénomène de transfert à cette question : « À quoi a-t-on
affaire ? Où met-on les pieds ? De quel niveau relève le donné que l’on est censé analyser ? »
F : J’essaye d’avancer sur un point : tout ce qui est cogito, territoires sensibles, appropriation de
territoires, disons rapports éthologiques négociés, médiatisés dans le champ humain ne se rap-
porte pas du tout pour moi justement à un être-là donné comme ça. C’est précisément pour ten-
ter de reprendre à la fois la phénoménologie sartrienne et pour la défaire. En effet, je n’ai cessé
de dire que ces éléments qui apparaissent comme conscience non-thétique, comme arrivée,
comme impasse totale, que ces mêmes types d’éléments, pris dans un désagencement ou dans un
réagencement, fonctionneront totalement comme un autre type d’entité. Mais il reste vrai que, à
ce niveau, c’est le cul-de-sac ou alors ils sont dans une fonction réductrice capitalistique binaire
« il y a/il n’y a pas » « c’est à moi » « c’est je » – quelque chose qui est au-delà même du délire
de jalousie, pour autant qu’il a un contenu, mais il peut n’avoir aucun contenu. « Tu es jaloux de
quoi ? » Il ne peut même plus rien articuler. Tous ces modes d’appropriation qui font que « ça
c’est mon territoire, ça je reconnais bien », ces éléments qui sont le « ground », le fond de la sub-
jectivité peuvent se défaire, se détruire pour être pris dans une économie de trou noir telle que l’on
a les mécanismes réitératifs de l’obsession, de la phobie, de l’hystérie. Et en même temps, ils peu-
vent donc faire une sorte de déterritorialisation brutale ou alors ils peuvent totalement s’organiser
et l’on s’aperçoit que ce qui fonctionnait comme territorialité quasi animale peut tout à fait fonc-
tionner dans d’autres registres machiniques, etc..
Ce n’est pas du tout pour faire une logique inhérente à une strate existentielle mais pour montrer
que cette conscience inconsciente de l’appropriation peut parfaitement basculer par ailleurs. Bien
entendu, il ne s’agit pas de l’identifier comme conscience de l’individu, c’est aussi la conscience
de groupe, d’institution, tout ce par rapport à quoi va se jouer ce mécanisme de rabat, de réap-
propriation. Et quand on est dans cet innommable de l’appropriation syntagmatique, parce que,
du coup, elle tend à lester toutes les autres dimensions, mécanisant les machines, binarisant les
sémantèmes, déconnectant tous les univers machiniques, c’est un agencement qui devient un
désagencement. Quelque part, précisément, ce n’est plus un agencement.
X : Oui, c’est l’instant sans histoire, c’est la brutalité, le surgissement… Je crois qu’il y a un rap-
port au temps très important là… Le maintenant… Le tout de suite se présente à nous de cette
façon brutale. Alors on le réagence comme on peut, mais le maintenant est une agression.
F : Quand tu vis le tout de suite, quand tu vis le maintenant. Heureusement, tu ne le vis pas
souvent.
D : J’ai l’impression que tu reprends des systèmes sur lesquels on a fonctionné et qui me déplai-
sent maintenant. Ce que tu avances – le mécanisme de défense contre la déhiscence absolue du
maintenant –, ce n’est pas vrai, ça ne marche pas comme ça. Je veux dire : on ne se détend pas
contre une déhiscence, on ne s’organise pas contre une déhiscence ou autour d’une déhiscence,
on n’est pas en train de combler un trou. J’ai l’impression que tu reprends la forclusion, et on met-
trait des tas de choses par-dessus. Quand tu parles, voilà ce que ça m’évoque alors que toute la
démarche que l’on essaye de faire, c’est d’opérer mentalement différemment, de disloquer ces
catégories et de repenser ça autrement. Tu es en train de refermer l’ouverture que l’on tente
d’avoir quand on a des gens en face de soi ou quand on a soi-même à « soigner », ce qui arrive le
plus souvent. Quand on y arrive…
F : J’insiste sur cette idée que la répétition qui est à la base de la pulsion de mort chez Freud ne
renvoie pas à une instance qui la fonderait comme répétition dans un statut ontologique, mais cette
même répétition, réagencée ailleurs en fonction d’une constellation d’univers ou…
D : Écoute, par exemple, moi je dirais à X : « Change de place ou change de pièce ou vas à
Beaubourg voir… » et puis il n’y aura plus de maintenant. Tu vois, il faut changer quelque chose,
mais il ne faut pas croire que tu combats continuellement contre une déhiscence, ce n’est pas vrai.
E : C’est important. Je crois que je comprends un peu ce que veut dire D. Il y a un endroit où une
« mythologie » de l’intensité absolue et du maintenant devient stratégie de l’absence et de la for-
clusion, etc.. Or, en développant d’un autre côté, c’est le côté « construction » du il y a. Le il y a
n’est pas une donnée irréductible ou résiduelle, c’est quelque chose de construit. Il faut donc le
mettre sur le même plan que les trois autres dimensions.
F : C’est un tableau mondain et il s’agit de savoir s’il coïncide avec un agencement ou pas.
E : Ce qui est intéressant puisque tu faisais allusion au cogito schizo de Descartes, c’est de voir
dans le texte fondateur de ce cogito, les Méditations, comment s’y prend exactement Descartes
pour le construire : d’un côté, il a toujours les épaules collées à Dieu, c’est l’argument ontolo-
gique, et puis d’un autre côté il y a cette exclusion qu’il est obligé de réitérer deux ou trois fois
par rapport à la folie. Cela est absolument fondamental parce qu’il se fait cette sorte d’objection
en disant : « Bon ! je suis là avec ma robe de chambre, avec ma pipe, en face mon poêle, donc je
suis là, je suis là. Simplement, je pourrais être suffisamment fou pour m’imaginer être là alors que
je suis ailleurs ou que je ne suis pas. » Donc il y a cette sorte d’exclusion perpétuelle.
E : Absolument ! On ne peut pas comprendre la construction du cogito dans le texte cartésien sans
cette exclusion de la folie.
G : Comment y a-t-il un certain nombre de données de type capitalistique qui peuvent essayer de
rabattre et de maintenir la binarité ? C’est là l’endroit où ça m’intéresse, car c’est très difficile à
redistribuer autrement, en particulier quand tu t’adresses à toute une série de couches sociales.
Notes
1. Heureusement, sinon j’aurais des ennuis avec Deleuze. Ce serait terrible si je dérivais en dehors du Spinozisme
de base !
2. Être/Néant au sens le plus sartrien : être-là dont il n’y a rien à dire d’un point de vue des contenus représenta-
tifs et dont il n’y a rien à faire, rien à articuler du point de vue des phylum machiniques, aucune synapse, d’au-
cun côté.
4. Il faut bien qu’il se raconte quelque chose, parce que sinon comment pourrait-il continuer à faire une chose
pareille… même en étant bien payé !
Dans ce cas là, si on renonce à ce type d’interprétation, qu’est-ce que peut être l’analyse ?
J’ai proposé de considérer que l’on pouvait envisager une quantification analytique, c’est-à-dire une
appréciation des différentes propositions à partir desquelles on détermine ce que sont des données.
Dans une situation (qu’il s’agisse d’une situation individuelle, névrotique, d’une situation de grou-
pe, d’une situation sociale, de problèmes esthétiques) comment aborder les données pour en faire
non pas une quantification logique mais une quantification pour voir ce qui est mis en jeu derrière
les énoncés qui se réfèrent donc à une situation donnée.
Cette quantification pour moi se rapporte à un certain nombre de composantes des agencements
– des agencements d’énonciation, des agencements engendrant les différents modes de consistance
de ces énoncés. Problématique qui renvoie plus généralement à celle de la pragmatique dans le
domaine de la linguistique. Un exemple de cette portée pragmatique : si je dis « Jean-Claude, je te
tue ! », cela a une portée pragmatique complètement différente si cela se passe sur une scène de
théâtre ou dans une scène de colère ou dans différents autres types de contextes pragmatiques.
De même dans les énoncés qui nous sont donnés – que ce soit un énoncé de symptôme névrotique,
de syndrome de répétition ou un énoncé relatif à des conflits intrafamiliaux, il s’agit de savoir quel-
le est leur portée pragmatique.
La quantification analytique, c’est simplement à quoi renvoie finalement le langage. A-t-il une pure
portée de représentation ? Ouvre-t-il un certain nombre de possibilités ? Tourne-t-il complètement sur
lui-même ? A-t-il une portée du genre passage à l’acte, changement des référents correspondants ?
À partir de là, j’ai essayé de constituer un modèle qui devrait aboutir à un questionnement catégo-
riel pour repérer ce que sont les énoncés quand il s’agit d’apprécier ce que c’est qu’une quantifica-
tion analytique : qu’est-ce qui est en jeu dans un énoncé ? Un énoncé appartient-il ou non à un agen-
cement ? Ou un énoncé est-il totalement en dehors de l’agencement considéré ?
Des exemples, on peut en inventer de multiples : quelqu’un va vous dire, je veux faire ceci, je veux
faire cela, j’ai l’intention de, à partir d’aujourd’hui je ne boirai plus, je ne me droguerai plus, etc. À
partir de quel type de catégorie peut-on estimer : oui, cet énoncé est pertinent par rapport à un agen-
cement donné, peut avoir une portée pragmatique, ou aucune, ou en aurait à la condition que tel ou
tel type de composante soit agencée dans cette situation.
F- Exactement. Les deux cercles de l’expression et du contenu bien entendu s’entrecoupent puisqu’il
y a un rapport expression/contenu. S’il y a un rapport, il faut bien qu’il y ait intersection quelque
part… Tandis que ces constellations d’univers incorporels sont en effet absolument en dehors des
référents du donné, sauf à un point d’intersection dont on donnera une figuration différente dans le
schéma suivant. Une voie de passage paradoxale sans laquelle tout s’effondre…
Je me dis toujours qu’il vaut mieux partir de 4 catégories que de deux ou d’une seule (et c’est pour
cela d’ailleurs que j’avais une certaine faiblesse pour Szondi…) Plutôt que de partir de la notion sou-
veraine et toute puissante du signifiant (avec le signifié qu’on a mis entre parenthèses), ou seulement
d’un dualisme signifiant/signifié ou symbolique/imaginaire (toujours avec la question du référent à
l’horizon), je préfère articuler directement ces 4 catégories pour voir ce que sont les différentes intri-
cations.
En effet, S. l’a vu tout de suite, on construit une première description combinatoire de ces
4 ensembles à partir de cercles et d’ovales… L’ensemble du donné est donc représenté par l’ovale I,
l’ensemble du donnant par l’ovale II, l’ensemble du répondant direct ou indirect au donné par le
cercle III, l’ensemble du répondant au donnant par le cercle IV (direct ou indirect) et l’ensemble
complémentaire aux 4 ensembles précédents (zéro) sera qualifié de répondant général sans qualifi-
cation particulière.
Il y a dans les données du donné qui est intracodé (13 cf schéma p.12) (du moment qu’il est à l’in-
tersection de cet ensemble III comme référent du donné) et il y a du donné qui est supporté par sa
propre consistance de donné que j’appelle intrinsèquement codé. (3 cf schéma p. 12)
À partir de cette transformation, on arrive à l’idée suivante : le cercle rouge est celui du contenu, et
le cercle bleu celui de l’expression. On va retrouver ici les rapports suivants : un certain nombre de
catégories seront comme les phyllum et les flux en position de référent extrinsèque. On aura les caté-
gories de référent intrinsèque à partir des matières signalétiques et des propositions machiniques.
Symétriquement dans le domaine des incorporels, on aura les référents de l’expression comme méta-
expression : territoires et univers. On aura une zone intraordonnée (24 cf schéma p.12) et toute cette
zone centrale qui sera celle précisément (I et II) des contenus extrinsèques et de l’expression extrin-
sèque. C’est dans le jeu entre cette expression extrinsèque et cette expression intrinsèque d’une part,
entre ces contenus extrinsèques et ces contenus intrinsèques que jouera l’articulation de ce que j’ap-
pellerai les différents tenseurs, les deux synapses et les quatre articulations de l’agencement.
(Schéma p. 14)
Les flux sont pris dans un rapport intensif avec les matières signalétiques, sont en position d’engen-
drer une substance du contenu. Les phyllum sont en rapport avec un référent intrinsèque de propo-
sition machinique, sont en position d’engendrer une forme du contenu dans le domaine des incor-
porels. Les territoires sont en position d’engendrer une substance d’expression, sont en position de
se raccrocher, de s’incarner dans une matière sémiotique. Les univers sont en position d’engendrer
une forme de l’expression qui peut s’incarner dans un diagramme, mais rien n’est donné comme tel.
L’ensemble de ces quatre types d’entités sont en présupposition réciproque et ce n’est que pour
autant qu’il y aura ces quatre types de conjonctions qu’il y aura effectivement mise en œuvre d’un
agencement, c’est-à-dire le fait qu’on ne soit pas dans un référent extrinsèque.
Quels sont les opérateurs des agencements dans ces conditions ? Une forme, un flux engendre une
matière signalétique qui potentiellement est porteur d’une substance de contenu et se transforme en
une synapse existentielle. Cette substance du contenu redevient elle-même matière sémiotique qui,
elle-même, devient support d’une substance d’expression et peut devenir un territoire existentiel.
Mais ce mouvement de la synapse existentielle est parallèlement symétrique avec ce qui se déve-
loppe au niveau des phyllum et des univers. Les phyllum sont finalement des flux à un certain niveau
Je vais maintenant amorcer ce que pourraient être ces catégories par rapport aux notions de visagéi-
té et d’identification.
Les flux à ce niveau du référent extrinsèque sont les flux de muscles, de sang, d’humeurs, de peau
de la tête. Les identifications, la visagéité ont quelque chose à voir avec la tête, avec ce type de flux,
qu’il s’agisse d’une tête réelle ou d’une tête sur vidéo, ou d’une tête imaginée. Il y a donc un certain
méta-référent. Dans le référent intracodé il y a constitution d’une matière signalétique qui est une
matière de visagéité… Il y a très peu dans l’ordre animal de visagéité, et il y a toute une partie des
têtes animales qui ne sont pas porteuses de matière signalétique de visagéité. Il y a un certain déga-
gement dans l’évolution phylogénétique où en effet la visagéité se dégage comme support, comme
matière signalétique spécifique. Cette visagéité qui se joue là dans des sémiotiques tout-à-fait mesu-
rables, est porteuse d’expressivité, d’effets incorporels partiels. Elle est porteuse d’éléments comme
la peur, la soumission, les rituels d’accueil qui sont complètement codés dans la visagéité. Ces
Mon but est d’essayer de créer des tables de catégories qui aboutissent à ce que j’appelle une quan-
tification analytique. Savoir où l’on est quand il y a un énoncé. Ce qui me semble important, c’est
cette idée de synapses, de spins, de tenseurs, parce que finalement peut-être qu’un beau jour je lais-
serai tomber tout ce schéma et que je garderai justement ces notions là. Qu’est-ce que sont des pro-
cessus machiniques qui sont à la jonction d’un système de double articulation, entre des systèmes
complètement intrinsèquement codés et des systèmes qui pour dépendre d’un référent n’en sont pas
moins ouverts ? C’est l’articulation système fermé/système ouvert. Qu’est-ce que ça donne ? Tout
en impliquant absolument pas l’autre dimension des incorporels. En principe, pour moi ce n’est pas
concevable.
Par ailleurs, qu’est-ce que ça implique de parler de systèmes de valeur, de systèmes incorporels, etc ?
Et l’on continue de parler de dynamique, de refoulement, etc. Mais il n’est plus jamais question
d’énergie. Alors ?
Les séminaires de Félix Guattari / p. 7
Et ce ne sont pas seulement des questions théoriques. Ce qui me semble important, c’est de forger
des notions où l’on puisse se dégager du fait qu’on colle le nez aux énoncés, ça marche, que tu parles
ou que tu ne parles pas, il y a une sorte de conviction, une sorte de glu qui te place soit sur le réfé-
rent d’expression, ou alors tu ne mesures absolument pas ce que sont les plus-values possibles dans
un système (ou l’impossibilité totale de ces plus-values). Précisément plus l’énoncé s’affirme dans
une matière signalétique ou dans une matière sémiologique pour dire « ça va, il y a quelque chose
qui se passe », moins il se passe quelque chose. Par quel type de notions, par quel type de logique
peut-on essayer de rendre compte de ces choses-là.
Il m’importe de forger des catégories qui permettent en effet d’associer au moins ces deux types de
synapses, ces types de double articulation qui sont factuelles. S’il y a ce rapport expression/contenu,
cela implique de toutes façons que ce rapport soit double : qu’il joue au niveau des processus direc-
tement relevant des flux, mais aussi au niveau de ce qui articule ces flux au niveau de phyllum, de
ce qui se développe paradigmatiquement comme univers, qu’on le prenne par un bout ou par un
autre, il y a toujours présupposition de ces quatre types de tenseurs.
M- Est-ce que tu pourrais décrire le devenir par exemple maintenant de quelque chose comme l’écri-
ture automatique ? Il y avait là à la fois ce présupposé et cette impossibilité définis comme tels.
A– Tu dis, quand ça s’effondre… Du fait tant de mon expérience individuelle d’être passée par
Sainte-Anne (effondrement total) et d’en être apparemment sortie pour l’instant, et d’autre part de
l’expérience politique, de voir comment on s’est effondré x fois et que là, à nouveau, c’est absolu-
ment dingue ce qui se passe en ce moment, comment le réseau ressort, mais alors on a des positions
tout-à-fait stratégiques au niveau de la gestion socialiste étatique. Le Coral, le syndicat de la magis-
trature à l’intérieur du ministère de la Solidarité, l’Almagar, l’urbanisme, moi dans tout ce réseau et
un certain type de gestion politique qui est tout-à-fait curieuse et qui a toujours été la nôtre, qui est
complètement gauchiste par rapport au milieu mais draine le milieu dans son ensemble – et à ce point
de vue il y aurait à faire toute l’autocritique d’un certain élitisme du C.E.R.F.I. – mais c’est quand
même très curieux de voir comment donc quelque chose persiste depuis 65, crève et ressurgit per-
pétuellement avec un certain nombre de gens et d’autres qui restent en rade et que donc l’effondre-
ment n’est pas définitif.
F– Qu’est-ce qui persiste là-dedans alors ? Qu’est-ce qui transite si quelque chose transite ?
S– Où est la mémoire d’un agencement quand il est tombé ? En quoi il marque ce qui sera ?
A– Gilles parle de l’espace lisse et de l’espace strié et moi j’y pensais par rapport à ce que j’avais
gardé du schéma de la dernière fois dans la tête. J’avais l’impression qu’on pouvait se promener sur
ton espace de manière striée, c’est-à-dire avec des positions relativement fixes, stables. Et puis on
pouvait – c’était justement en référence à la crise psychotique – aussi complètement glisser dessus,
de manière totalement lisse et nomadisée, et que précisément la folie, ça avait à voir avec ça, c’est-
à-dire que brutalement tout cet espace de coordonnées diverses se lissait complètement.
X– Qu’est-ce qu’il produit à part son fonctionnement ? Et quel rôle accordes-tu à ce qui se passe
dans les synapses ? Ce qui est intéressant dans le modèle des synapses, c’est que théoriquement c’est
un endroit où les vitesses de flux changent et où il y a en quelque sorte quelque chose qui se passe
dans le temps et où en plus il y a un phénomène de traduction. Si on prend l’analogie. Et il me semble
que dès que tu as un phénomène productif, il y a production de déchets, de choses qui ne sont pas
en parfaite équivalence d’un côté et de l’autre. Qu’est-ce que tu fais de tes synapses…?
Les séminaires de Félix Guattari / p. 9
F– Je n’aborderai pas le problème en termes de déchets. Mais les singularités sont en présupposition
réciproque et alors là le déchet est immense parce que c’est tout le reste du référent qui n’est pas
intrinsèquement codé par l’agencement. La seule ambition folle de ce modèle, c’est d’essayer de sai-
sir non pas un phénomène de traduction justement mais un phénomène de positionnement entre les
tenseurs qui à un moment va faire qu’un événement se passe ou ne se passe pas. Si une substance de
contenu comme ce que j’ai appelé les identifications partielles se trouve être en position compte tenu
de l’ensemble des présuppositions réciproques de l’agencement d’être génératrice de la création
d’une gamme, d’une matrice de choix (comme une gamme de phonèmes, une gamme de traits dis-
tinctifs), à ce moment-là la question va se poser aux quatre pôles de l’agencement, avec toute cette
partie : les méta-contenus d’expression et les méta-contenus de données. Donc finalement c’est une
sorte uniquement de table de catégories qui ne voudrait pas avoir d’autre ambition que d’apporter
des questions et non pas du tout des réponses.
a/de flux
b/machinique
c/existentiel
d/d’univers
T : Territoires existentiels
Sbe : Substance incorporelle d'expression (fig. exp. ; matrices d'alternative)
Mse : Matières smiotiques
Ph : Phyllum machiniques
Pm : Propositions machiniques
Fc : Formes de contenu – structures noématiques
– affects paradigmatiques
U : Constellations d'univers
Fe : Forme de l'expression, structures noétiques, devenirs incorporels
Diag : Diagrammes, énoncés machiniques
H - Ces deux formes de subjectivité auraient quand même une sorte d’autonomie ?
F - Évidemment. Ces deux formes de subjectivité ont une autonomie, en effet. Elles peuvent
coexister. Elles coexistent toujours mais il y en a une que je caractériserait tendanciellement
H - Si on affine, est-ce qu’on ne pourrait pas appliquer ce modèle déjà aux rapports parleur-audi-
teur ? Si j’ai bien compris, déjà Saussure, pas dans la version vulgaire, mais dans la version éten-
due, enfin ce qu’il a réellement fait, distingue un peu cela. Il dit : en fait il n’y a jamais la langue,
il y a toujours un peu un support, il l’appelle aposème ? C’est cette matière un peu identique qui
s’incorpore toujours dans l’acte de parler comme signifiant. Il y a déjà un peu ça. Il n’y a jamais
un pur modèle de parleur-écouteur, un pur modèle de subjectivité communicatif – si vraiment on
pousse un peu ce premier modèle, il y a beaucoup de catégories du deuxième qu’on retrouve en
petit là-dedans parce qu’il n’est jamais justifiable comme tel. Et déjà Saussure en fait l’avait fait.
Avec sa notion d’aposème, la couche non pas matérielle, mais quelque chose qui ressemble un
peu et qui s’incarne toujours dans l’acte de parler de différentes manières. Il y a toujours une sorte
de petite re-création.
F - Vos deux interventions se complètent. Cette idée qu’il y ait une matière non sémiotiquement
formée, comme dit Hemslev, qui apporte des traits particuliers (Hemslev dit : non sémiotiquement
formée, mais elle peut être scientifiquement formée). Et là ce serait psycho-pathologiquement,
socialement, hystérico-formé et ce serait une des entrées qui soit en dehors du traitement sémio-
tique subjectif des agencements. Ce qui est en effet intéressant, c’est que cette notion – je le sou-
ligne parce que c’est vraiment un petit problème – c’est que Ducros a en effet beaucoup pressé le
citron de Hemslev pour dégager cette notion de matière d’expression, qui n’est pas du tout expli-
citée parce qu’il en traite comme sens de contenu, comme s’il y avait un continuum de contenu
au sein duquel on découpe, un continuum de couleurs par exemple, et puis il dit : puisqu’il y a un
sens ou une matière (pour lui c’est la même chose) du contenu, il y a aussi un sens ou une matiè-
re de l’expression (j’aime beaucoup ce systématisme). Du coup cela veut dire qu’il y a un conti-
nuum des systèmes phonématiques, graphématiques, etc., dans lesquels on va découper. Ducros
exploite cela à fond, en faisant un système à six entrées. Mais ce qui serait très intéressant, c’est
de voir si précisément déjà Saussure n’était pas sur ce coup-là. Parce que ce qui nous importe
beaucoup ici, ce n’est évidemment pas de tomber dans un système structuraliste comme celui de
Saussure et Hemslev, mais c’est précisément l’articulation entre ce système non sémiotiquement
formé et ces types d’entrées, qui en effet rapporteraient, comme tu viens de le dire, à des phéno-
mènes de transitivisme, au rapport matériel, non sémiotiquement formé, parleur-auditeur, etc.
En tous cas, non sémiotiquement formé, entendons-nous. Engageant des composantes sémio-
tiques qui ne sont pas agencées les unes par rapport aux autres, car elles sont, si on veut, sémio-
tiquement formées parce qu’il y a des traits d’identification, il n’y a pas absolument un monde
sémiotiquement formé et un autre non sémiotiquement formé, il y a simplement le fait que cer-
taines sémiotiques sont articulées pour fabriquer un certain nombre d’effets de sens, et puis
d’autres qui sont tout aussi articulées, mais elles ne sont pas articulées à ça.
Quelque chose d’aussi articulé, sémiotiquement que les relations monétaires peut très bien avoir
un rôle primordial dans la position d’un enfant dans la famille et lui échapper totalement. C’est-
à-dire que des relations d’argent peuvent téléguider la position de l’enfant alors qu’il n’a aucun
rapport d’articulation avec ce type d’agencement.
S - Est-ce qu’il n’y a pas aussi un problème dans cette perspective-là de la question de la
conscience et de la rationalisation de ça ? Quelle est la relation entre les différentes situations
d’énonciation et puis la conscience de cette énonciation ?
F - C’est un problème que je ne traite pas directement parce que, à mon avis, si on l’introduit trop
tôt, il clôture la description. Je ne pense le poser qu’à la fin de l’ensemble d’une investigation. Il
clôture trop tôt parce que toutes les variantes sont possibles. D’abord il n’y a pas la conscience,
il y a N. types de conscientialisations. On prend toujours les mêmes exemples : si tu es en voitu-
re, tu dors à moitié… Il n’y a pas un phénomène brutal de conscience, il y a des niveaux de
conscience collectifs, individuels, conscience familiale, etc. Ensuite tu as des processus où de fait
la prise de conscience a un rôle déterminant, d’autres pas du tout, ou c’est même le contraire ; tu
H - Dans le premier cas il y a une sorte de découpage isomorphe entre (…) et matière qui appa-
raît de façon évidente, tandis que dans le deuxième cas il n’y en a pas.
F - Oui. Il y a un problème machinique abstrait relatif à « tous les corps tombent » dont on n’a
pas entendu parler jusqu’au (…) siècle. Je veux dire au niveau néolithique, les corps tombaient.
Il y avait des problèmes de phylums machiniques qui se posaient aussi. Ils n’étaient pas sémioti-
sés. Quand ça a été problématisé, ça a été problématisé depuis toujours. Seulement ce n’était pas
un problème qui était sémiotisé dans un corpus de propositions machiniques ou du moins pas le
même. Il y a eu une découpe abstraite du problème dès lors qu’on en a fait des propositions
machiniques et « tous les corps tombent » est devenu un problème de sémiotisation proposition-
nelle.
Voilà. Ensuite cela c’est le sens propositionnel. Et maintenant quatrième triangle de manifesta-
tion, sens machinique. Ça c’est un univers incorporel qui va se manifester dans un noème, ou
inversement un noème dans un univers, à travers un phylum problématique. Tout le vocabulaire
a changé et j’ai fait passer le sens machinique du côté de la singularité. Je me suis aperçu que ce
sont les univers qui sont machiniques, en ce sens que la finalité processuelle implique la mise en
œuvre d’univers hétérogènes, et relevant d’une production de singularités. C’est-à-dire que la sin-
gularité n’est évidemment pas donnée comme telle, il y a singularisation d’un certain nombre
d’éléments et on peut passer dans la singularité ou abandonner la singularité en fonction de la
constellation d’univers abstrait. Il n’y a pas de pure singularité.
C’est parce qu’il y a un sens machinique qui va travailler avec un certain type de noème qu’une
production d’affects nouveaux va engendrer… un univers incorporel : le Debussysme avant que
S - Tu as dit qu’il n’y a pas de présupposition réciproque. Est-ce que la découpe abstraite ne pré-
suppose pas le noème ?
F - Non, elle ne le présuppose pas. Je répète les types d’entrées : on a les différentes entrées sur
les substances ; on a les entrées qui consistent à savoir : est-ce qu’un diagramme fonctionne
comme flux signalétique utilisé pour faire un corps sans organe, est-ce qu’il y a cette consistan-
ce-là ; est-ce qu’une découpe sensible fonctionne pour faire un corps sans organe ? est-ce qu’il y
a ce double rapport d’affect ? S’il fonctionne, à ce moment-là, il y a constitution d’un nouveau
type de matière qu’on va retrouver à un niveau déterritorialisé, étant entendu qu’on peut conti-
nuer à développer ainsi tout un schéma, cela devenant l’unité de territorialisation de l’ensemble
des rapports déterritorialisés, cette unité n’étant pas fixe, n’étant pas une infrastructure, c’est sim-
plement le fait que tous les rapports de déterritorialisation étant ce qu’ils sont, il y en a un qui
fonctionne comme niveau de territorialisation relative de base.
Viennent alors les différents problèmes de consistance. Deuxième type de production de sens, le
troisième étant : est-ce qu’il y a constitution d’une synapse d’effet ou d’une synapse d’affect ?
Quand il y a une synapse d’affect, ça veut dire qu’il y a un processus de singularisation, qu’il y a
un processus de production de nouvelle matière déterritorialisée. Quand il y a dégénérescence de
ce schéma et qu’il y a uniquement les synapses d’effet, ça veut dire qu’un système continue à
fonctionner sur lui-même avec une carence, une déficience de production de subjectivité et ce
Et je le répète, il se trouve que c’est la topique que je propose aujourd’hui, pour l’instant et au
point où l’on en est. Cela peut changer la semaine prochaine et n’importe qui pourra en proposer
une autre, la topique que voici ne se veut vraiment pas universelle.
Nous partons de quatre types de référents qui me paraissent devoir, d’une façon ou d’une autre,
toujours être mis en cause – même implicitement – dès qu’il y a rapport ou sémiotisation d’un
énoncé concernant la donnée la plus générale que je propose, c’est-à-dire celle des agencements :
3. Les machines fonctionnent, les unes par rapport aux autres, sur le mode d’engendrement par
phylum et d’interaction entre les phylum.
— À ce niveau-là, dans les flux, il n’y a pas de rapport temporel puisqu’il y a pure intensité et pas
de référentiel.
— Là, il y a des coordonnées spatio-temporelles.
— Là, il y a les coordonnées de temps dont on avait tiré l’idée de temps séquentiel, impliquant un
lissage rétroactif et prospectif du temps.
4. Les univers, quant à eux, impliquent des rapports de durée totalement hétérogènes.
Nous allons maintenant examiner comment ces éléments entrent en rapport deux par deux. Nous
proposons cette combinatoire, étant donné que nous aboutissons ensuite à une gamme de combi-
naisons qui devraient nous permettre de mieux articuler ce que sont les référents des énoncés
concrets particuliers auxquels on a affaire.
Entre les flux et les territoires, un mode d’encodage territorial se fait à partir de chaînes syntag-
matiques de figures d’expression (1). Les rapports éthologiques sont un exemple d’encodage terri-
torial. Un encodage territorial s’articule quelque part avec un certain type de signes ne requérant
aucune sorte d’interprétation, donnés comme tels : il y a des rapports de territoire, il y a des rap-
ports de comportement qui s’instaurent à partir d’une matière signalétique. Celle-ci ne demande
pas de rapports d’interprétance mais rentre peut-être – pour reprendre les catégories de
Benvéniste – dans des rapports de signifiance immédiate ; et avec tous les rapports de segmenta-
rité puisque, pour garder cet exemple d’éthologie, vous savez qu’un territoire ne joue que dans un
certain type d’agencements. Ce qui est délimité comme territoire par un chant d’oiseau l’est dans
Là, on aboutit à des espaces striés, des espaces qui sont stratifiés selon un certain type de coor-
données portées par ces encodages. Alors, ce triangle-là (2) – de même que les autres triangles sur
lesquels va porter notre attention – a une consistance particulière. Et si la syntagmatique des
figures s’affaisse, on pourra le vectoriser et faire que ce point se rapproche sur une zone d’affais-
sement et ce sera un trou noir territorial : la catastrophe ; c’est-à-dire que là, on ira vers un point
de catastrophe qui nous servira à essayer de définir un certain type d’objet névrotique catastro-
phique ou un certain type de catastrophe dans d’autres situations d’effondrement territorial.
La perte de consistance peut se faire dans ce sens-là, mais elle peut se faire aussi en direction
d’une perte de consistance particulière des figures a-signifiantes vers les flux ou vers les terri-
toires. On peut imaginer – c’est une hypothèse provisoire – que cette direction-là nous permette
peut-être de caractériser une perte de consistance phobique par rapport à une appréhension hys-
térique des territoires corporels (3). Vous voyez donc que ce point-là peut aller ainsi dans le sens
d’une prise de consistance qui le mettrait en articulation avec les autres univers ; il peut s’affais-
ser dans ce sens-là ; il peut aller en direction d’une perte de consistance des flux, d’un affaisse-
ment vers les flux ou d’un affaissement vers les territoires, il pourra donc changer de
configuration.
Cette triangulation des encodages est un essai, simplement, de cartographie : avons-nous affaire
à un encodage territorial ? Quelle est sa consistance ?
Dans la pratique quotidienne, nous avons affaire à une relation de type éthologique, disons la
jalousie. Mais on peut avoir affaire à toutes sortes de jalousies : l’une va dans le sens d’un équi-
valoir général de tous les territoires, filant vers un autre triangle, celui de la paranoïa ; une autre,
beaucoup plus dépressive, dans ce noyau d’agencement, filera vers une dimension d’affaissement
mélancolique ; une autre ira dans le sens d’un affaissement de toutes les territorialités…
On pourra donc avoir une caractérisation, en principe, d’un certain nombre de problématiques
d’encodages territoriaux. Et ce, je le répète, pour complexifier les modèles au lieu de se conten-
ter de catégorisations pures et simples : la jalousie est signe d’une identification homosexuelle,
point à la ligne. Et puis, lorsque l’on est dans une situation effective d’encodages de caractère
éthologique, d’encodage territorial, on ne sait pas du tout comment elle s’articule avec les autres
instances.
Nous allons prendre maintenant le deuxième triangle qui fonctionne avec ces mêmes variabilités
et l’appeler : le triangle des sémiologies interprétatives. Cela consiste en ce que des traits séman-
tiques (4) se dégagent à partir des territorialités.
Là, les territorialités sont dans des rapports syntagmatiques. Elles sont, en quelque sorte, articu-
lées les unes par rapport aux autres : elles s’enchevêtrent, elles s’articulent.
La segmentarité, c’est toujours cette idée : je suis allié avec mon frère contre le reste de l’univers,
je suis ennemi avec lui pour un objet triangulaire, mais je suis allié avec lui contre telle adversi-
té, les familles sont ennemies mais elles sont alliées dans le cadre du clan, etc.
— Nous avons donc là quelque chose qui nous renvoie à des définitions assez classiques en
sémiotique : ce signifiant, ces figures a-signifiantes (ce qui correspond grosso modo aux catégo-
ries saussuriennes de signifiant), en rapport avec ce signifié – ces traits sémantiques – constituent
une ligne de signification.
Des esprits qui flottent, des entités sémiotiques, des traits sémiotiques sont pris dans une machi-
ne d’encodage, dans une machine de langue, un discours de traits sémantiques et sont rapportés,
articulés selon des rapports plus ou moins arbitraires à des lignes d’encodages territoriaux. Cela
constitue un phénomène de signification. Les phénomènes de redondance de l’interprétance sont
pris comme phénomènes de signifié par rapport à des phénomènes de redondance purement a-
signifiante. C’est le phénomène de signification linguistique.
C’est une direction qui articule les chaînes d’encodage dans le monde des redondances, dans le
monde de ce que j’avais appelé les esprits, l’âme. On verra ensuite quels types de catégories héri-
tées du freudisme on peut essayer de reloger ici.
Et voici que l’on ouvre le continent des machiniques loin de l’équilibre (7). Ces mêmes machines
concrètes, ces mêmes phylum concrets, pris dans des phylum hétérogènes qui rentrent dans cer-
tains types d’interactions et ayant donc chacun leur univers intrinsèque, encerclés dans leur propre
univers de possibles, d’un seul coup développent une multiplicité, une production d’univers à tra-
vers les univers. Production qui ne sera pas une plus-value de code mais une plus value machi-
nique (8).
Par exemple, un certain flux de musique vocale traditionnelle, territorialisée dans une certaine
zone, s’articule avec un autre flux de signes d’écriture et avec un certain nombre de flux d’affects
religieux et autres. Et ils produisent, engendrent un autre univers qui est la musique baroque, qui
n’était contenue dans aucun de ces univers-là. Il y a une production d’univers, et ce alors qu’on
peut calculer les plus-values de code spécifiques à chacun des phylum ; c’est-à-dire que, à la limi-
te, on peut mathématiquement calculer ce qu’on peut faire avec différents registres, différents
traits d’articulation machiniques de points-signes ; un ordinateur peut donner toutes les possibili-
tés pour chacune des coordonnées. Mais ce que l’on ne peut calculer, ce sont les mutations qua-
litatives, les mutations d’univers qui vont créer un nouveau type d’entité et qui vont le créer sur
un mode singulier : d’un seul coup, attribuable à la totalité de l’univers, il apparait comme ayant
toujours été possible qu’il puisse apparaitre. C’est ce que j’appelle machinique loin de l’équilibre.
Le problème, donc, que j’évoquais au début, de définir ce que sont les référents de n’importe quel
énoncé, disons d’ordre analytique ou schizoanalytique, c’est d’une part d’essayer d’affecter les
énoncés à chacun de ces triangles ; d’autre part, d’apprécier jusqu’à quel point, un de ces triangles
est défaillant, est écrasé, va dans une direction ou va dans une autre ; et d’essayer de saisir ce que
sont les articulations entre ces triangles.
La relation entre la machinique loin de l’équilibre, le possible, l’univers des possibles, les muta-
tions d’univers, etc. et les sémiologies interprétatives, je l’appellerai : une ligne d’affect.
L’affect est une connaissance des univers à partir d’une sémiologie interprétative non discursive.
Quand vous n’avez que ces deux triangles-là, il y a l’affaissement des autres, c’est-à-dire que,
quelque part, indépendamment de tout protocole d’insertion dans des rapports matériels de flux,
indépendamment de toute machinique scientifique, de tout étayage diagrammatique, il y a aper-
ception d’un univers.
Pour exemple, j’aimerais bien présenter un monsieur que j’aime beaucoup, John Cage, qui me
semble avoir découvert la musique comme pur affect. Les coups de John Cage ! Au concert, il
commence par casser ou laisser tomber quelque chose et… c’est le concert ! Le concert est le pur
affect qui consiste
à déterminer indépendamment de tout caractère discursif, l’univers de la musique. De même, ces
peintres qui font des provocations un trou dans le mur, un tuyau de cheminée vers l’extérieur, et
bien c’est ça ! Là c’est un tuyau de poêle, mais là c’est une œuvre d’art plastique. Et il y a ce pur
affect, cette pure saisie, indépendamment de toute territorialité (et de toute discursivité).
Nous avons dès lors nos quatre éléments : flux, territoires, machines, univers et la façon dont ils
sont schizés, tirés dans une sémiotisation plus ou moins consistante, plus ou moins ratée ; nous
avons aussi ces quatre points-là qui sont le noyau de l’agencement.
Ce qui nous intéresse, c’est ce qui se passe dans ces quatre figures : est-ce très différent dans les
situations concrètes d’avoir affaire à une relation de signification, à une relation diagrammatique,
à une proposition machinique ou à un affect ? Ces situations évoluent, s’articulent les unes par
rapport aux autres et on peut espérer trouver un système de représentation, de vectorisation pour
voir dans quelle direction on va.
Les énoncés successifs aboutissent à des cartes successives : finalement, on va vers un croisement,
se dit-on alors, où l’on retrouvera les axes de transistance et de persistance qui font que ça passe ;
il y a des composantes de passage, il y a des territoires qui fonctionnent comme machines par tel
ou tel détour, il y a des flux, des singularités qui fonctionnent comme univers ; ou, au contraire,
il y a des catastrophes qui apparaissent, le décrochage d’éléments sémiotiques, etc. Telle ou telle
stratégie des modes d’encodage, de sémiologie, de sémiotique et de machinique apparaît.
Une autre fois, parce qu’il faut y réfléchir davantage, on verra comment raccrocher un certain
On retrouvera ce que j’ai appelé en plaisantant la baïonnette lacanienne ! Et l’on retrouvera des
éléments qui seront, par exemple, que, dans un certain type d’articulation des noyaux, on a une
configuration plutôt qu’une autre.
Mais, d’abord, la machine de pouvoir. La machine de guerre, c’est le fait qu’un territoire fonc-
tionne comme machine par le détour de rapports a-signifiants et de points-signes machiniques
sans rapport de signification : c’est un pur machinisme, une façon de faire fonctionner les terri-
toires – les territoires humains, les territoires d’armes, etc.
On emprunte donc les encodages territoriaux, les diagrammes et une sémiotique machinique
directement pour passer d’un territoire à la machine. L’axiome, c’est qu’on ne puisse pas passer
directement sans faire ce détour, ce qui justifie la structure du carré (9). Parce que, sinon, on pour-
rait les disposer autrement mais je reviendrai sur cet axiome.
Par contre, un territoire qui fonctionne avec un univers en empruntant le rapport de signification
est une machine de pouvoir.
Quant à la baïonnette lacanienne, ce sont des flux, des singularités qui s’articulent à travers des
signifiants, qui font le détour du moi et du petit autre – qu’on va retrouver là – pour aller vers le
grand Autre, qui est un univers englobant tous les univers, et qui est par ailleurs ce qu’on pourrait
appeler un grand Autre capitalistique, puisque c’est le fait que toutes les constellations d’univers,
quelque part, sont rapportées à un grand Dieu, à un grand Englobant.
À cette baïonnette lacanienne s’oppose une baïonnette schizo, à savoir non plus l’entrée du couple
maudit signifiant/signifié, mais l’entrée du diagramme et le passage…
Prenons maintenant l’exemple d’une série d’énoncés d’une personne que j’ai appelée Helga et qui
dit un certain nombre de choses.
Elle dit l’énoncé suivant : « je suis plus dure avec moi-même qu’avec les autres ». Voilà quelque
chose qui, quelque part, tire une inflation des rapports de territorialisation,qu’on appellera « hys-
tériques », dans la sémiologie interprétative et qui représente un certain affaissement.
— Il y a un univers, c’est plus que cela, ou alors il faut le prendre sur le versant des esprits, des
gnomes.
— un affaissement de l’autre
— une hypertrophie des relations du moi
— une direction qui va dans le sens d’un trou noir surmoïque et d’une pure loi autonome de toutes
les redondances. Pure redondance : la loi c’est la loi. La meilleure expression de cette pure redon-
dance se trouve évidemment chez Kafka. La loi, c’est : « Oh, mais qu’est-ce que tu fais là ! », ou
comme disait Lacan à la belle époque la moustache ou la grosse voix : « Oh ! qu’est-ce que j’ai
fait ! qu’est-ce que je suis ! pourquoi suis-je là ! » et je me jette par la fenêtre. C’est le court-cir-
cuit de la loi et l’on passe par la fenêtre.
Et avec cette hypertrophie de toutes les redondances du moi et cette appropriation de tous les
territoires, voilà une perte de consistance au niveau de ce territoire, le moi, l’autre… Elle dit :
« toujours eu un rapport d’obéissance, de ponctualité, notamment avec tout ce qui fonctionne
Elle raconte – énoncé toujours actuellement valable – que son père, pendant la guerre (il était offi-
cier dans l’armée allemande) avait tué un de ses petits frères qui venait juste de naître parce qu’il
était mal formé, mais il l’avait tué « en règle », c’est-à-dire qu’il avait le droit de le tuer et l’avait
porté pour ce « au service compétent ». Et cela continuait à avoir une certaine importance dans sa
tête.
Cela c’est une question importante, mais c’est une question de quoi ? Où est-ce qu’on peut loger
un truc pareil ? C’est quelque chose qui met en cause ce type de triangle, le type même de socié-
té, le type de valeurs comme on dirait. Là, il y a un certain affaissement des plus-values machi-
niques. C’est ce qu’on peut appeler un état de barbarie et, en même temps, vous voyez que c’est
quelque chose de très difficile à sémiotiser avec les autres éléments. Un énoncé effrayant, quelque
part, qu’on ne peut pas rapporter, qu’on ne peut diagrammatiser avec rien.
Il y a une pure extension des machiniques comme la machine nazie. Elle ne produit plus du tout
de plus-value machinique , elle ne produit que des plus-values de code. Il faudrait trouver une
représentation adéquate, peut-être que celle-ci peut aller. Et une distanciation énorme s’établit là,
au niveau des propositions machiniques, il y a un raccrochement de l’univers du possible avec le
surmoi. C’est là aussi un court-circuit kafkaïen.
Elle dit encore : « Les gens que je désire sont tous des menteurs, des violeurs, des ivrognes, des
hors-la-loi, des noirs, des prolos, des jeunes délinquants. » On peut aussi rapporter cela à ce tri-
angle. Et ensuite elle dit, par exemple, que dans son école d’architecture, il y a toutes sortes de
problèmes, la suprématie des hommes sur les femmes…, etc. Il faudrait tout reprendre dans le
détail.
Les énoncés d’Helga posent la question de savoir comment est-ce qu’elle peut s’en tirer avec des
rapports de signification exorbitants. Comment intégrer cette ligne de surmoi ? Comment éviter
ce collapsus entre toute possibilité d’univers loin de l’équilibre qui rentre automatiquement dans
les significations redondantes dominantes ? Comment abolir cette distance par rapport au point
de praxis, au point de passage à l’acte, au point de diagrammatisation ? Comment l’articuler avec
ces territorialités concrètes ?
Je reprendrai cet exemple pour y travailler davantage vers cette idée d’une appréhension des dif-
férents niveaux de consistance, des niveaux d’articulation entre les modes d’encodages, de sémio-
logies, de sémiotisations et de machines.
E. : Une question que j’aurais voulu que tu reprennes plus longuement, c’est celle du rapport entre
plus-value de code et plus-value machinique. Dans l’Anti-Œdipe, quelque chose m’a toujours
posé problème : c’est le fait de rapporter systématiquement la machine à la plus-value de codes.
Ce qui me paraît là important, c’est qu’effectivement, tu rapportes la plus-value de codes à une
sémiotique près de l’équilibre, et la plus-value machinique à une sémiotique plus loin de
l’équilibre. Et ce que j’aimerais bien que tu réarticules, c’est le rapport entre ce que tu as appelé
dans ton noyau machinique : proposition machinique et ligne diagrammatique. En effet, j’ai
l’impression que la notion qui te permet de réarticuler un peu l’ensemble, c’est cette vieille notion
M. : Moi, je ne suis pas convaincu que plus-value de code par rapport à plus-value machinique soit
près de l’équilibre par rapport à loin de l’équilibre. Si j’ai bien compris, plus-value de codes, ce
n’est pas forcément viable à long terme…
M. : Mais n’est ce pas porteur d’une créativité, d’un enrichissement, d’un branchement sur autre
chose ? Dans le contexte précis où tu parlais de plus-value de codes, cela me semble beaucoup
plus restrictif que ce que l’on appelle généralement les systèmes loin de l’équilibre ou proches de
l’équilibre – toute une série de systèmes qui survivent remarquablement bien et qui sont branchés
sur d’autres champs…
F. : Je ne crois pas que cela fasse de difficultés. En effet, dans mon idée, on peut avoir, évidem-
ment, des agencements où il manque un, deux, ou trois de ces éléments parce que les autres sont
potentiels ou dégénérés ; mais on peut très bien avoir un système – et cela est très important – qui
fonctionne en même temps comme système d’encodage territorial, comme système de redondan-
ce sémiologique, comme système près de l’équilibre. Encodage qui ne produit que dans les
limites de ce qu’il peut produire, et qui – par ailleurs – se connecte avec une machinique loin de
l’équilibre. La question est d’apprécier quelle est la dynamique – de la topique on détoucherait
vers une dynamique –, de savoir vers quoi ça tend. Parce que, du coup, on voit bien qu’il y a des
entrées multiples. L’entrée d’un point de singularité qui va muter et qui, brusquement, va cour-
circuiter par transistance directement fait surgir un univers. Il y a le fait que ce que l’on pourrait
appeler la situation objective change, la machinique loin de l’équilibre change. Admettons que
cela soit le cas sous Mitterand, c’est sûr que, à ce moment-là, les mêmes types de problématiques
sont changés parce que l’ensemble du noyau d’agencement est modifié par ces mutations de
machinisme loin de l’équilibre.
Et il peut y avoir, en même temps, une entrée qui tient au fait qu’un certain type de diagramma-
tisme est modifié. Un exemple : « Elle a passé son permis de conduire. » Bon. C’est effectivement
un certain type de rapport diagrammatique qui change complètement le rapport entre les enco-
dages territoriaux antérieurs et les différentes sémiotiques machiniques. C’est-à-dire qu’elle ne va
pas voir sa grand’mère ou sa tante de la même façon. Et du même coup, cela peut avoir une inci-
dence pour arriver à ce qu’il y ait un certain type de proposition machinique, par contre, qui se
profile.
D’impossible en équilibre, quelque chose devient possible simplement parce qu’il y a eu dia-
grammatisation entre ces deux sémiotiques. Sinon, « Elle a passé son permis de conduire et du
coup… ! » , qu’est-ce que cela veut dire ! Et pourtant, c’est vrai. Il faut bien trouver un moyen de
repérage et, dans certains cas, ce sera un rapport d’affects entre des choses totalement hétéro-
gènes : sa façon de percevoir le monde, de percevoir le temps, de percevoir toutes les redondances
significatives, sa façon d’appréhender le possible, enfin ce que j’appelle ce rapport d’affects est
modifié parce qu’il y a eu un changement diagrammatique (sans aucun rapport.).
Alors, là-dessus, les psychanalystes foncent en disant : « Oui mais, c’est parce qu’il y a eu une
identification de changée… » Ils ne comprennent rien ou – ce qui est pire – ne prennent pas en
compte l’importance du travail qui s’est fait spécifiquement sur cette ligne diagrammatique.
L’on pourrait donner beaucoup d’exemples de ces sabotages par des psychanalystes, pour qui cela
E. : C’était que tu reprécises un peu la notion de point-signe, ce qui me paraît tout-à-fait impor-
tant dans la mesure où c’est elle qui articule la distinction que tu fais entre, d’un côté, plus-value
machinique et, d’un autre côté, plus-value de code, à travers le diagramme et…
F. : Les points-signes, c’est finalement ce qui fait qu’une machine concrètement fonctionne. On
peut prendre des exemples neurologiques, des exemples de connexions qui se font là où ça ne se
faisait pas. Les points-signes, c’est le fait qu’il y a des mécanismes, des engrammes, par exemple
dans l’apprentissage de la musique : quelque part c’est rentré mais cela ne relève plus de la
conscience qui sera alors de ce coté-ci tandis que que la subjectivité sera de ce côté-là. I1 y a un
certain nombre d’engrammes qui font fonctionner une machine pour elle-même et qui donnent la
capacité de suivre toutes les lois, tout le possible porté dans cette dimension. Une gamme s’ouvre
et rien d’autre, c’est l’ouverture de potentiel. À la limite, on pourrait en rendre compte unique-
ment en termes de théorie de l’information : on peut espérer avoir une description exhaustive, une
description scientifique de tout le possible contenu dans le fait de tel type de points signes intrin-
sèques à une situation – diagrammatisés ou non, d’ailleurs, car ils peuvent ne plus être diagram-
matisés : le diagramme peut s’effacer du point de vue des rapports conscientiels, c’est-à-dire que,
à ce moment-là, le point-signe et le diagramme et les figures fonctionnent tous ensemble, mais
cela peut être du pur automatisme et aboutir à ce qu’il n’y ait pas du tout de rapports de transis-
tance mais seulement des rapports de persistance. Des territoires sont pris dans ce rapport machi-
ne concrète/territoire/flux/figure/point-signe.
Seulement, si l’on en reste à ce type de psychologie, jamais on ne pourra rendre compte de ce que
sont l’économie du désir, de ce que sont le fait qu’il y a une entrée d’incorporels, une entrée d’uni-
vers et une entrée d’autres mondes, d’autres possibles qui dépendent de cette plus-value.
Quand un flux rencontre un autre flux, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Rien, c’est le régime des
mélanges possibles mais qui maintiennent leur hétérogénéité totale.
Quand un territoire rencontre un autre territoire, à la rigueur, ils se mettent à résonner les uns par
rapport aux autres et à engendrer une entité particulière qui est une entité de résonance, d’inter-
prétance : ce sont des traits sémantiques. Vraiment, dans l’univers humain, c’est une chose très
banale, qui paraît difficile à digérer peut-être et cependant c’est le phénomène même de la signi-
fication. Et dans les sociétés primitives, pour les enfants, il va de soi qu’une chose, une entité, un
territoire résonnent avec le reste et que c’est une réalité : c’est la réalité de l’âme, la réalité des
esprits, des revenants, des fantômes, tout ce qui habite la vie entre les objets, les existants, etc.
Quand une machine rencontre une autre machine, cela peut faire un phylum qui s’articule, qui
rentre en interaction – machine physique, machine chimique, machine électromagnétique, machi-
ne théorique. Cela marche ou non. Dans ce cas, c’est totalement hétérogène et les technologies,
la science, etc. établissent des lois de compatibilité ou d’incompatibilité. Ce type de phylum
marche, ne marche pas. Une relation articule alors le diagramme et ses propositions machiniques,
ses propositions de vérité. Là, il faudra faire un examen des notions logiques pour savoir com-
ment on les articule.
Mais ces relations de phylum peuvent se développer en relations de rhizome d’une toute autre
nature, c’est-à—dire faire que ces hétérogénéités, d’un seul coup, font une véritable plus-value
machinique. Tandis que dans l’Anti-Œdipe et dans Mille Plateaux, on l’avait appelée plus-value
de code, on pourrait l’appeler plus-value machinique, notamment avec les exemples de guêpe-
Par contre, quand un univers rencontre un autre univers, comme ils ne peuvent pas se rencontrer,
comme ils sont aussi hétérogènes que les flux, quand ils se rencontrent quand-même, cela fait ce
que j’ai appelé : des constellations d’univers – des univers d’univers qui, tout en maintenant l’hé-
térogénéité produisent d’autres univers. L’exemple que j’avais pris est celui de la chimie à 37° :
c’est une toute petite case particulière du possible chimique près de l’équilibre qui se met à engen-
drer des univers qui engendrent des univers… Mais évidemment ! Alors, c’est très compliqué de
dire que les univers religieux, poétiques, militaires, scientifiques, etc. sont contenus dans les uni-
vers des atomes et des molécules : et il va falloir trouver les poèmes de Mallarmé dans les molé-
cules de carbone, d’hydrogène et d’azote, c’est imbécile !
La question est que ces différents phylum engendrent des plus-values d’univers, des plus-values
machiniques, fonctionnant avec leur propre cohérence et susceptibles d’engendrer d’autres
univers.
Ce qui me paraît très important, c’est à la fois de montrer l’hétérogénéité persistante, définitive si
l’on peut dire, de chacun de ces univers et leur capacité cependant à engendrer d’autres univers.
La question qui est très paroxystiquement paradoxale, c’est que l’on peut se demander si cette
production d’univers, cette plus-value machinique n’est pas toujours liée (supportée) à une infra-
structure d’encodages territoriaux, de sémiotiques machiniques, etc.
C’est un paradoxe parce que, en fait, il faut affirmer la thèse de la possibilité pure. Pourquoi ?
Parce que si, effectivement, de telles rencontres ne peuvent se jouer pour nous que dans l’ordre
historique de rencontres concrètes, de mutations précises, de coupures épistémologiques comme
disent les autres imbéciles, il n’empêche que dès lors qu’elle est apparue, elle antécède la ren-
contre historique, elle fait ce lissage rétroactif et apparait comme ayant toujours été possible. Dès
lors que la musique baroque est apparue comme plus-value d’univers, comme plus-value de code
par rapport aux différents phylum articulés, elle a toujours été possible puisqu’elle existe. Son
caractère d’existence envahit toutes les coordonnées possibles puisqu’elle passe à travers tous les
systèmes de coordonnées, tous les territoires historiques, toutes les coordonnées de temps et
d’espace.
D’où cette notion de plan de consistance qui nous permet de passer à travers les différents élé-
ments, sinon ils restent totalement hétérogènes.
Ce qui fait que, par exemple, sur la notion d’État (11), on peut dire qu’il y a maturation de flux capi-
talistiques, de modes de sémiotisation monétaires, boursiers, d’opérateurs, de villes-mondes pour
faire maturer la fusion des flux capitalistiques, pour produire l’univers du capitalisme qui est un
univers d’univers et qui est, en même temps,un trou noir, et tout à la fois affirmer l’Ur-staat : de
toutes façons, la question de l’état, la question de la toute puissance d’une référence des flux capi-
talistiques précède tout et partout.
À la fois, on peut dire qu’il y a un rapport processuel dans la production d’un certain type d’uni-
E. : Effectivement, l’Ur-staat est toujours là. Mais le problème qui se pose, c’est celui des com-
posantes de passage et des modes de diagrammatisation possibles.
F. : Oui. Précisément, ce genre de cartographie pourrait avoir l’utilité de ne pas mélanger Louis
XIV, Bonaparte, Alexandre et Hitler. Il faudrait presque, à ce moment-là, l’éprouver pour montrer
qu’on aura des figures totalement différentes, pas les mêmes types de flux du tout ni les mêmes
types de machines. En particulier, l’immaturité des machines diagrammatiques – soit au niveau
capitalistique – ne permet pas de maintenir la consistance du type d’empire d’Alexandre, d’em-
pire romain, etc., bien que, par ailleurs, toute une série de machines soient parfaitement adaptées
au point de vue industriel, au point de vue commercial et au point de vue lutte des classes pour
faire une société capitalistique ; mais on ne peut pas poser ainsi le problème des univers de pou-
voir, des univers d’état dans l’abstrait, même si, du point de vue des affects, il se pose totalement
dans l’abstrait.
Prenons un autre exemple, celui de l’angoisse. Ce serait intéressant de voir les différents types
d’angoisse ou les différents types de trou noir ou encore de ce que j’avais appelé : collapsus
sémiotique et l’on en trouvera alors de très différents.
Une certaine mort est l’effondrement de tous les machinismes en équilibre : c’est la mort « pour
de bon », dont on n’a vraiment rien à dire du tout, c’est celle-là qui est hors de toutes coordon-
nées. On a toujours été mort avant, après, pendant.
Il y a une certaine mort d’effondrement territorial qu’il faudrait essayer de caractériser avec des
notions psycho-pathologiques peut-être plus fines que celles auxquelles nous sommes habitués.
Qu’est-ce ? L’appréhension de la délimitation territoriale, cette façon de se cramponner ; moi je
la vois un peu sur les axes de la névrose obsessionnelle, de la phobie. Qu’est-ce qu’appréhender
les territoires, appréhender les purs flux, en particulier les purs flux signalétiques pour essayer de
conjurer cet affaissement,tout en étant fasciné par lui ? Comment cette mort névrotique s’articu-
le avec cette mort cosmique. Il n’y a pas de rapport direct, sauf un rapport paradoxe-Zen : imagi-
ner qu’il puisse y avoir un rapport là où il ne peut pas y en avoir. Ou l’incarnation de Jésus-Christ
quelque part, un corps, ceci est mon corps, ceci est ma mort, Dieu. Comment ? Ne posez surtout
pas la question. Et c’est cela la religion : ne pas poser la question.
Et ce rapport des sémiotiques machiniques : qu’est-ce que l’affaissement des lignes de vérité ?
Qu’est-ce que l’erreur ? La non-consistance ? Il y a un vertige de l’effondrement de la scientifi-
cité et, notamment, la mort de la science, c’est je crois, quelque part, les mathématiques ! Une
ligne d’affaissement fait que les propositions machiniques s’effondrent on ne sait plus de quoi ils
parlent. Il y a quelque chose de très curieux dans la façon où, à un certain moment, le discours
scientifique devient fou, chez les astro-physiciens en particulier : mais d’où est-ce qu’ils parlent ?
Et puis il y a toutes les morts, les morts du langage, qui depuis Brice Parain et bien d’autres, ont
été appréhendées. Qu’est-ce que c’est que cette mort qui est conjurée à travers les redondances
mêmes de l’expression, cette mort qui est portée par les sémiologies ? Il serait intéressant de voir
comment elles s’articulent les unes avec les autres.
Le rapport entre les pures sémiotiques machiniques et la pure interprétance que j’ai exclu de cette
structure de quadrangle, si je dis que cela c’est le Zen ou Jésus-Christ, là par contre ce serait le
robot pur. Une pure machine sans support de segmentarité territoriale, de corps, de qualités sen-
sibles engendre un discours. Valdemar. On aurait une ligne de science-fiction qui traverse une
ligne de religion.
En opposition avec les qualités sensibles, je mettais la notion de qualités abstraites qui sont la per-
ception par affects d’un univers, mais sans discursivité, qui se donne d’emblée, comme tel : l’uni-
vers de la présence au monde, de la musique, de la présence au temps se donne en dehors de toute
discursivité, c’est-à-dire en même temps en dehors de toute théorie de l’information possible.
E. : Il est assez surprenant que tu parles, d’un côté, de qualités sensibles, d’un coté de qualités abs-
traites au niveau des univers et que tu courcircuites la notion d’heccéité.
F. : Non, la notion d’heccéité, à mon avis, serait par là. Et, en opposition à l’héccéité, c’était quoi ?
E. : C’étaient, effectivement, les qualités sensibles ; mais ce qui serait intéressant, ce serait de
situer l’héccéité non pas dans les univers mais entre les machines abstraites et les univers.
F. : Oui… Il serait intéressant non plus de partir d’exemples presque construits pour pouvoir
répondre à ces différentes catégories,mais de prendre des préoccupations, des discours que les uns
et les autres portent pour savoir si cela a un caractère réducteur ou, au contraire, permet de décri-
re quelque chose, de poser des questions que l’on ne se serait pas posé sans ce schéma. Est-ce que
cela peut servir d’outil pour ceci notamment : il est question d’une identification. Ceci, on voit
tout de suite où le rapporter, dans les redondances sémiologiques, dans ce triangle à droite et son
type d’économie, mais on peut se dire : il y a ceci dans ce triangle à droite, et alors qu’en est-il
des autres problématiques ? en partant du principe que, de toutes façons, la question devra se
poser d’une façon ou d’une autre.
1. Dans une autre terminologie, c’est ce que j’avais appelé des sémiotiques a-signifiantes.
4. Au sens où la notion de trait sémantique a été introduite dans les études des champs sémantiques ; et aussi de
Hjemslev, avec ses notions de figures de contenu.
7. Je ne les appellerai pas cette fois des sémiotiques, parce que je préfère mettre un terme différent.
10. Ou : une plus-value machinique ; je ne sas pas encore comment on peut l’appeler.
Il ne s’agit pas du tout ici de présenter un corpus doctrinal homogène, mais d’envisager la possi-
bilité de définir des instruments conceptuels pour saisir des ressorts inconscients qui, dans l’ana-
lyse classique, sont forclos, oubliés, ou niés.
Pour ces ressorts inconscients, au niveau du transfert et de la performance significative, il n’y a
pas de prise. S’ils peuvent aussi être appréhendés, éventuellement, par cette dimension de rela-
tion, de langage et de signifiant, ils n’appartiennent pas pour autant (1) à celle-ci.
LEUR REGISTRE
Leur registre est celui des actes de passage – mutations psychiques réelles, à partir de l’hypothè-
se métapsychologique des machines abstraites et d’un inconscient machinique.
L’inconscient machinique n’est pas localisé sur les personnes et ne relève pas d’entités intra-
psychiques.
Les machines abstraites ne sont pas – pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty – appréhen-
dables directement par la conscience thétique. Elles échappent aux coordonnées spatio-
temporelles (2).
Ce sont des objets qui ont une consistance très différente de celle des objets matériels ou mentaux
habituels. Échappant aussi aux modes d’expression sociaux et de sémiotisation (vigiles) habi-
tuels, ce ne sont pas pour autant des catégories a priori de l’entendement.
Ce sont vraiment des objets singuliers.
La conscience machinique
Les machines abstraites, dans cette perspective, ne sont pas non plus de purs objets théoriques :
ils sont intuitionnés inconsciemment. Mais encore faut-il redéfinir cette notion d’inconscient
comme étant l’extrême de la conscience : la conscience machinique.
Il y a une conscience inconsciente des machinismes abstraits et donc une exploration possible, un
travail analytique particulier les concernant (3).
À la clef…
Mais pourquoi ces objets singuliers sont-ils donc nécessairement en dehors des modes de com-
préhension et de sémiotisation traditionnels ?
C’est qu’ils sont, en fait, à la clef de l’organisation des coordonnées spatio-temporelles et des
modes de repérage des objets. Ils sont au fondement même des rapports qui tendent à poser un
objet par rapport à un sujet, un sujet par rapport à un objet.
Prenons par exemple le comportement phobique d’un pensionnaire de La Borde qui va se laver
les mains 90 fois par jour…
On voit bien que ce qui est visé à travers ce comportement, ce ne sont pas des microbes réels,
mais quelque chose d’autre qui a sa consistance et sa définition : c’est un certain type d’objet que
j’appellerai donc machine abstraite : en l’occurrence, surgissant à une certaine époque, ayant une
certaine trajectoire et entretenant un certain type de relations avec d’autres objets.
Et ce n’est pas là pure considération théorique : en effet, le phobique lui-même le sait bien ; à la
rigueur, si on le fait vraiment chier – en l’embêtant ou en lui faisant du charme (5) – , il peut très
bien passer outre tel ou tel de ses rituels phobiques. Mais cela ne change rien.
Il a un certain niveau de connaissance de ce décalage entre l’expression qui est donnée – rituelle
et verbale – à propos de son comportement phobique et l’objet en question : un machinisme abs-
trait qui échappe totalement à toutes les coordonnées de temps, d’espace, d’entourage, de champ
social, etc..
Ou la voie royale…
Le meilleur exemple est encore évidemment le rêve qui demeure la voie royale de toutes les for-
mules de l’inconscient. Là aussi, on peut voir qu’il y a une conscience inconsciente du rêve en
train d’être rêvé.
Dans ce niveau de sémiotisation interne au rêve, toutes les coordonnées spatio-temporelles sont,
sinon abolies, du moins profondément remaniées ; toutes les articulations logiques, les rapports
d’objet, de sujet, d’animalité et autres, sont totalement différents et même les représentations que
l’on peut en avoir semblent toujours décalées par rapport au noyau machinique actif qui travaille
le rêve.
Aussi, vouloir dire de ce noyau machinique qu’il serait un conflit latent dont on aurait à trouver
des traductions de toute nature ou, inversement, vouloir dire du texte qui peut donner le compte-
rendu de cette sémiotisation, qu’il requiert une remise en ordre par un contenu latent, sont des for-
mules qui me paraissent manquer totalement la nature – précisément – de cet objet machinique
abstrait.
Nous reviendrons là-dessus l’année prochaine, en travaillant – si vous le voulez – sur des analyses
concrètes de rêves, mais à titre indicatif l’on peut déjà remarquer l’intérêt qu’il y aurait (6) à mul-
tiplier les références d’agencements d’énonciation relatifs au rêve.
Et déjà, plutôt que de cette simple opposition interprétative d’un contenu manifeste et d’un conte-
nu latent, je proposerai que l’on parte de six niveaux d’agencements de sémiotisation du rêve :
6/ Les opérations successives de filtrage par les agencements de mémorisation sont plurielles.
Étant donné que les psychologues expérimentaux ont distingué deux ou trois mémoires
fondamentales :
– Une mémoire qui se joue sur quelques dixièmes de seconde,
– Une autre mémoire qui se joue, elle, sur quelques minutes, et qui capitalise un certain nombre
d’autres éléments,
– et enfin, une mémoire à long terme.
On peut penser que le premier palier de prolifération dépend de cette mémoire se jouant sur
quelques dixièmes de seconde. C’est un sujet vraiment intéressant, et si quelqu’un voulait tra-
vailler là-dessus, il aurait de quoi faire !
Des filtrages successifs font que les troisième et quatrième niveaux de mise en coordonnées sont
pris par un vent d’oubli qui va – très vite – chasser les choses du rêve ; si l’on se met à noter un
rêve tout de suite après le réveil, on s’aperçoit que, l’après-midi, ce dont on se souvient est vrai-
ment très différent de ce qu’on avait noté le matin.
Puis, éventuellement, les agencements d’énonciation du rêve consistent à raconter celui-ci à quel-
qu’un – psychanalyste ou autre – ou bien à l’écrire.
Toutes sortes d’autres niveaux intermédiaires existent entre les différents niveaux d’agencements
d’énonciation.
J’ai pris cet exemple du rêve pour montrer que cette hypothèse des machinismes abstraits nous
permet d’avoir une attitude beaucoup moins réductrice, que ce soit par rapport à des symptômes
(phobiques, par exemple) ou par rapport à des phénomènes comme celui du rêve. Mais on retrou-
ve cette question aussi dans d’autres domaines, et notamment dans le fonctionnement de l’in-
conscient dans le champ social. Prenons un thème de l’Anti-Œdipe : ce que j’ai appelé La
Révolution Capitalistique.
La Révolution Capitalistique
Cette machine abstraite – en tant que traitant des flux décodés – est opérante dans des champs
plus ou moins consistants (7), plus ou moins persistants ; mais un certain surgissement de ce machi-
nisme abstrait contamine des secteurs totalement hétérogènes et des époques différentes.
C’est donc un faux problème que chercher à localiser la naissance du capitalisme : on trouvera
autant de naissances du capitalisme que de situations. Et cependant, poser la question du surgis-
sement de la machine abstraite capitalistique n’est pas un faux problème.
Le paradoxe est que l’on puisse ainsi faire remonter la Révolution Capitalistique comme menace
ou comme poussée – y compris dans les sociétés les plus primitives ; et que, cependant, il y ait
bien quelque part quelque chose – un plateau, une référence – qui marque cette menace d’une
machine capitalistique, allant gagner aussi bien les domaines de la religion – avec les différentes
poussées monothéistiques – que ceux des langues qui commenceront à avoir une fonction de sur-
codage de tous les systèmes plus idiosyncrasiques et d’expression, etc..
LEUR EFFICIENCE
– Une schizoanalyse générative (8), celle des champs, des territoires, des objets, des sujets persis-
tants, des comportements, des causes efficientes, des représentations formelles, des coordonnées
spatio-temporelles et énergétiques.
– Une schizoanalyse transformationnelle, celle des agencements transistants. Son objet, cette
fois, ce seront les lignes de fuite, les idéalités machiniques, les actes de passage (9), les dia-
grammes (10), la physique des transformations des incorporels, des matières à option non-énergé-
tiques, non-informationnelles, non-systémiques.
À un niveau, donc, où ni le topos, ni le logos, ni l’energeïa ne sont les références (11), comment
peut-on envisager, complémentairement, une analyse de l’inconscient qui soit tournée vers les
champs réels (12), et une analyse du possible (13) ?
Je m’expliquerai en conclusion de cet exposé sur la façon dont on peut concevoir l’articulation de
ces deux niveaux.
Des Esprits habitent la terre… C’est une question qui hante l’histoire de la subjectivité humaine.
La certitude de l’existence de ces esprits peut subir des fluctuations mais, même dans les socié-
tés les plus rationnelles, elle demeure très vivace : partout et dans tous les sens les esprits courent
et grouillent ; voyez-les en Pologne ou en Russie, c’est pareil, il y en a vraiment partout.
Ils existent, c’est sûr, mais jusqu’à quel point peuvent-ils vraiment influencer : destins, maléfices,
ou anges gardiens, quelle est l’efficience réelle de ces esprits ?
Il est intéressant de voir jusqu’où, de fait, il y a eu division du travail – coexistence entre la ratio-
nalité scientifique et les différentes religions, pratiques rituelles ainsi que ces petites religions ter-
ritorialisées qui existent un petit peu dans tous les coins de la vie sociale.
Il s’agirait de faire une véritable science des Esprits : les prendre tout à fait au sérieux et consi-
dérer qu’il y a effectivement des phénomènes d’envoûtement sémiotique de toute nature (14) et que
cela fait bel et bien partie de l’analyse.
LEUR EXISTENCE
Au niveau de l’existence de ces objets, un problème est que cela ne fait pas trop sérieux :
« Qu’est-ce donc ? Ces objets qui sont partout et nulle part… dont on dit qu’ils se déplacent beau-
coup plus vite que la lumière… et même à une vitesse infinie… ces objets qui n’ont pas de
contours… pas de parties…? »
Cependant – et j’insiste sur ce fait – ce type d’objet, non seulement habite la conscience ordinai-
re (15), mais c’est encore autour de lui que tourne, en grande partie, l’histoire des religions, des
théologies et de la philosophie classique elle-même.
Quel statut existentiel leur donner ?
Ils n’existent pas en soi : ce ne sont pas des objets transcendants – ni formes transcendantes de
type Platonicien ou Aristotélicien, ni monades au sens de Leibniz.
Ils n’existent pas sur le mode de la persistance dans des coordonnées repérables (16), ils existent
sur le mode de la transistance, cette transistance n’étant articulable qu’entre des composantes ter-
ritorialisées. Autrement dit, elle ne se manifeste que pour autant qu’il y a des agencements qui
l’articulent.
N’existant pas en soi sur le mode de la persistance, les machinismes abstraits sont des objets tran-
sistantiels qui impliquent certaines conditions pour exister.
Cela n’est pas si mystérieux : par exemple, certaines rêveries, intuitions musicales ou esthétiques
impliquent pour exister qu’il y ait des musiciens, des instruments, des salles, des sons, des vibra-
tions, etc.. Mais ces intuitions là – quelque part un certain type de plaisir – ne sont absolument
pas saisissables dans les coordonnées précédentes. Les machines abstraites, pour ce qui est d’exis-
ter, c’est quelque chose de cette nature.
Moisissure métaphysique, du point de vue existentiel, les objets transistants n’ont de possible per-
sistance qu’à l’état parasitaire. Cette vie parasitaire persistantielle n’en implique pas moins un
niveau de transistance absolue.
C’est autour de ce paradoxe que l’on va tourner surtout.
LEUR RÉFÉRENCE
Et, si l’on prend cette distinction, il n’y a pas de difficulté à dire que les machines abstraites – en
tant que telles – ne se réfèrent à rien.
Elles ne se réfèrent à rien pour autant qu’elles se réfèrent à tout, qu’il n’y a pas de référent – exté-
rieur ou intérieur –, qu’il n’y a pas de partition possible : elles envahissent l’ensemble du cosmos.
Et cependant, elles ont, en quelque sorte, une référence générale que j’ai appelée, avec Deleuze,
le plan de consistance.
Ceci ne veut pas dire que ce plan de consistance soit similaire, par exemple, à la référence que
Leibniz donne de l’harmonie préétablie. En effet, en raison de la nécessité pour les machines abs-
La logique que ces objets transistants mettent en jeu diffère à l’extrême de celle des degrés
– continuum – d’existence. On en arrive à une radicalité absolue : les machines abstraites, par
paliers brutaux de transistance, se mettent à exister du tout ou rien ; en outre, ces paliers d’exis-
tence et de non-existence coexistent. C’est dans le même temps que les machines abstraites per-
sistent localement dans un champ, apparaissant à l’occasion d’un événement ou d’un autre, et
– par ailleurs – transistent pour toujours (17) à partir du moment où elles ont commencé à transister.
Quelle peut être l’utilité d’insister sur ces paradoxes, sinon de tenter de faire sentir la brutalité de
la rencontre avec ce type d’objet ? Il n’est sans doute pas inutile d’évoquer cette rencontre – phé-
noménologiquement – parce que la singularité est toujours quelque chose d’intolérable quelque
part. Formuler des paradoxes aussi insoutenables, c’est un peu nous accoutumer, en quelque sorte,
à aborder d’autres paradoxes, qui sont ceux de l’existence, de la mort, du désir – ceux de tous les
phénomènes de singularité.
On peut les prendre de la manière traditionnelle comme des superstructures idéologiques : des
faux-semblants, projections de représentation, ombres chinoises sur un mur… des idées : choses
de peu d’importance, mais qui nous servent… des instruments.
L’autre manière de les « prendre » – pas du tout, alors, comme une plaisanterie –, c’est de les rap-
porter à des machinismes abstraits objectifs.
Les idéalités mathématiques, par exemple, ce n’est pas du tout quelque chose qui se passe uni-
quement dans le rapport du mathématicien et des signes linguistiques qu’il manie. Mais un cer-
tain type d’idéalité mathématique – comme le théorème de Pythagore – existe aussi, d’une façon
ou d’une autre, dans des galaxies où il n’y a aucune sorte de relation possible d’expression de
cette nature ; et même s’il n’y a aucun type de déploiement d’espace correspondant, il existe…
Donc, une objectivité des machinismes abstraits supporte les idéalités mathématiques.
Et, de quelque façon qu’on les considère, l’on peut très bien admettre qu’elles sont en prise sur
ces deux modalités d’existence :
– L’existence prise dans les coordonnées spatio-temporelles, substantielles et énergétiques,
– et des systèmes d’existants hors coordonnées qui sont comme une sorte d’antimatière « dou-
blant » toute la matière prise dans les coordonnées.
Pendant des centaines d’années, les philosophes ont tourné autour de cela, du clinamen jusqu’à
toutes les formulations des phénoménologues – ce type même d’aporie auquel on se heurte.
LE NÉORÉALISME ITALIEN
Donc, le machinisme abstrait qui habite cet objet transistantiel – le néoréalisme italien – est pris,
lui, dans une dimension de phylum (horizontale, si l’on veut) ; mais aussi dans une dimension de
rhizome (verticale) : en ce sens que c’est le même machinisme abstrait qui va travailler « l’esprit
de l’époque en Italie » (une guerre… mais que s’est-il passé… un rapport au surplus américain…
un certain type de vision… de « libido »… la crise… tout ce qui a suivi cette époque-là… etc..)
L’analyse devra alors circonscrire son champ pour trouver ces différents modes de
transistantialité.
– d’idéalités formelles, qui tournent en rond, sans prise sur les processus réels de transformation :
les processus de persistance. Nombreuses sont les idéalités formelles de ce type, notamment dans
le monde religieux (idéalités de pure étiquette).
– d’idéalités machiniques, qui sont juste à certaines fonctions-charnières, ont une fonction dia-
grammatique ou une fonction de point de déterritorialisation ; elles servent pour articuler des
champs de réalité, puis s’abolissent au-delà.
– des idéalités machiniques diagrammatiques qui, elles, nouent des agencements et qui existent,
transistant pour elles-mêmes – qu’il y ait ou non manifestation persistantielle.
Si l’on prend ces trois niveaux, on comprend pourquoi je dis que les rapports entre la transistance
et la persistance sont à la fois d’indépendance et de parasitage : en effet, ils peuvent être indépen-
dants dans certaines situations, et ils peuvent être de parasitage total, ou même d’impuissantation.
Et, il va de soi que ces différents niveaux sont articulés constamment dans n’importe quel agen-
cement concret.
F : Je n’en donne que trois, mais il faudrait faire une catégorisation beaucoup plus complexe, car…
F : Il y a donc :
– Les idéalités formelles qui sont : le Bien, le Mal, toutes les valeurs de référence qui peuvent
engendrer des phénomènes surmoïques d’inhibition et autres, mais qui n’interviennent pas direc-
tement comme des processus diagrammatiques.
– Des pointes machiniques qui amorcent des idéalités de transition ; idéalités-charnières qui ne
franchissent pas un seuil que j’appellerai : plateau de transistance.
– Les idéalités machiniques diagrammatiques, qui nouent les agencements et dont la consistance
renvoie au plan de consistance des machinismes abstraits, en sont l’expression la plus pure.
F : Oui, c’est cela. Mais, encore une fois, ce sont trois catégories un peu à l’emporte-pièce et il
faudrait différencier beaucoup plus.
ET LE SEUIL DE TRANSISTANCE ?
Prenons un exemple : les génies immatures ; on dit qu’Einstein ou Galois étaient des génies
immatures… Vous avez, donc, des génies immatures.
Vous avez des fous créateurs qui, d’emblée, atteignent un plateau de transistance déployant tout
un univers… D’emblée, on sent bien qu’il y a quelque chose de définitif créé à ce niveau-là…
Kafka ou Rimbaud.
Mais cela peut très bien (21) correspondre à un niveau de persistance proche de l’effondrement
total, du trou noir.
C’est un paradoxe très intéressant que de voir une discordance totale entre une persistance com-
plètement fragilisée et une transistance qui aboutit à des créations d’emblée géniales.
F : Oui, elle est occasionnelle, au coup par coup, dans son effet dans les champs persistantiels (23),
mais cela ne l’empêche pas d’être absolument une logique machinique – elle, par contre, au
niveau de la transistance. Tel est le paradoxe de cette logique.
Ainsi, l’assurance, l’autorité avec lesquelles un schizophrène donne des éléments de sa logique
nous est bien connue.
Par contre, il perdra ses certitudes quand il se mettra sur le terrain de notre logique persistantielle.
Ce qui prouve que sa folie n’est pas du tout générale dans la logique. De certaines choses il est
parfaitement sûr, ces choses qui, pour nous, ne tiennent pas debout. Par exemple, à la lecture du
texte de Schreber, on sent tout de suite que c’est stupide de discuter : il y a là une évidence d’un
autre type de logique. Mais, par ailleurs, je suis sûr que si l’on coinçait le Président Schreber dans
un coin, le contestant sur certains points, il dirait : « Bon, je vous l’accorde, ce n’est pas mon
domaine… »
Il y a un problème sur lequel nous n’avons pas encore vraiment réfléchi, c’est celui du statut des
contraires dans cette logique, qui n’est pas une logique du flou ; ce n’est pas une logique des inter-
médiaires entre les à-peu-près et les presque – toutes ces catégories mi – qui évitent les opposi-
tions binaires pures et simples… Là, c’est autre chose.
C’est l’ensemble des choix co-existants (24) : les choix ne véhiculent pas seulement leur contraire,
ils véhiculent aussi tous les problèmes qui ne se posent pas ; dans la logique, il y a le vrai et le
faux, et puis une troisième éventualité qui est : le problème ne se pose pas.
Or, précisément, dans cette logique particulière, tous les problèmes qui ne se posent pas ici et
maintenant, pourraient se poser. Vous vous rendez compte ! C’est là que j’avais essayé de faire un
petit développement sur les torchons et les serviettes et toutes les autres façons d’envisager ces
questions des torchons et des serviettes… pour être bien sûr qu’alors, on ne pourra jamais s’y
retrouver !
Les publicistes disent que lorsque l’on veut lancer un produit (25), peu importe que l’on parle de
lui en bien ou en mal : l’important, c’est qu’on en parle !
Et bien ! C’est ce type de glissement qui est en question : la machine optionnelle ne prend pas
acte des modes de valorisation locaux – des oppositions binaires –, mais elle prend l’ensemble
des champs de possibles qui sont déployés à cette occasion-là.
Et c’est cela qui est, selon moi, l’expression de cette logique machinique : ce qui y est déployé,
ce ne sont pas seulement des quantités d’informations sur les objets mis en option, c’est aussi et
surtout une certaine qualité optionnelle.
PLATEAUX DE POTENTIALITÉ
À partir d’un certain moment dans l’histoire de la musique, se met à exister la musique scriptu-
rale : celle qui a, en adjacence à son agencement, de l’écriture (26).
Au niveau du machinisme abstrait en question, ce sont, d’un coup, toutes les musiques scriptu-
rales qui sont mises en cause là, d’emblée : aussi bien la musique baroque de l’époque de Bach
que toutes les autres possibilités d’écrire de la musique dans l’histoire de la musique.
Historiquement, du point de vue de la persistance, il en va tout autrement : il y a des phylum très
précis et des enchaînements bien particuliers.
Mais, au niveau de la mutation machinique représentée – surgissant avec la musique scripturale,
et bien ! Il y a tout ! Toutes les autres musiques possibles et imaginables, celles que l’on n’a pas
écrites, auxquelles on n’a pas pensé.
C’est donc une certaine qualité du référent qui surgit, une certaine qualification : ça, c’est de la
musique ; c’est donc de la musique.
Ce qui a été mis en cause dans cette musique, c’est un plateau de potentialité : non seulement une
quantification logique des options, mais : « à partir de maintenant, cela, ça se mettra à être de la
musique », et cela sera de la musique. En outre, cela a toujours été de la musique il a toujours été
LA CHIMIE À 37°
À partir de telles mutations dans le phylum évolutif, une chimie à 37° prend le dessus (27). On peut
considérer qu’il y avait d’autres options possibles que ce type de chimie du carbone dans de telles
conditions mais, à partir du moment où cette option a « pris », ce plateau de la chimie à 37° se
développe avec une virtuosité incroyable – quand on pense en unités informatiques, ce que repré-
sente le cerveau le plus débile d’entre nous, c’est prodigieux ! Et par rapport à ça, l’histoire de
l’informatique a encore un sacré trajet à faire !
Il ne s’agit donc pas d’option des logiques simples – celles qui peuvent être réduites à une axio-
matique de quantités d’informations, à des systèmes binaires, etc., puisqu’il s’agit d’y faire entrer
des éléments aussi qualitatifs que : « ça, c’est de la musique » et « ça, ce n’est pas de la musique ».
À l’intérieur de ces qualifications, il y a des révolutions : « Tiens, maintenant, on va faire du
cinéma comme cela » et cela, ça fait du cinéma !
Ou bien, par exemple, à partir de John Cage, des choses qui n’étaient pas de la musique le devien-
nent. Auparavant, c’était du bruit et puis, rétroactivement, tous les bruits sont devenus potentiel-
lement de la musique – ce qui, d’ailleurs, éclaire certaines autres musiques…
C’est une logique des qualifications de niveaux qui nous amène immédiatement, en fin de comp-
te, à des valorisations : car ce sont des champs de référence de valeur qui feront dire « cela,
c’est… » ou « cela, ce n’est pas… » . Mais, le « cela est… », dans ce champ de valeur, n’est pas
du tout pris comme une logique de quantification d’objet, vrai/faux. La question ne se pose pas
que cela ne soit pas…, que la musique scripturale n’ait pas existé – puisqu’elle existe – donc…
Une évidence, en quelque sorte là, comme celle du Cogito : rien à faire, c’est comme ça ! On ne
peut plus faire maintenant que Giscard n’ait pas perdu les élections une fois pour toutes, alors que,
il y a encore quelques jours…
F : Mais, encore une fois, qu’est-ce qui transiste dans ces agencements de qualification et de valo-
risation ? J’insiste, car c’est un point fort important :
Ce ne sont pas des objets. Ce ne sont pas des quantités d’informations. Ce ne sont pas des quan-
tités d’énergie (ce qui revient au même puisqu’il n’y a de quantités d’énergie que pour autant
qu’elles sont qualifiées, et donc, qu’elles peuvent être traitées d’un point de vue informatique).
… à suivre…
Notes
2. Ce ne sont pas des objets que l’on peut localiser dans le temps ou dans l’espace.
11. Et où, peut-être, l’on pourra reprendre la vieille expression d’entéléchie pour essayer de situer un certain type
de conception de l’acte hors coordonnées.
12. Les champs du moi, de la vie conjugale, domestique, de la vie micro sociale et de la vie sociale ; les diffé-
rents rapports structuraux, systémiques qui peuvent s’établir : rapports de forces, etc. ; les rapports visibles
– manifestes ; le poids du passé, des inerties sociologiques et biologiques de toute sorte.
13. Une analyse du possible partout où il est niché, partout où il prolifère : dans le champ social, dans des com-
posantes micro-sociales, infra-personnologiques, individuelles ; dans des singularités de toute nature.
17. Ou définitivement.
19. Je ne reprends pas toute la critique que j’ai déjà faite des notions de représentant de la représentation dans la
théorie freudienne. Se référer aux textes précédents.
23. Dans les champs, dans les réalités, les moi, les territoires, etc..
24. Cum-possibles.
25. Ou un acteur
.
26. Notes, texte, syntaxe, polyphonie, harmonie…
Le choix étant pris de partir d’un projet analytique qui ne se fixera plus comme référent la repré-
sentation, sous quelque forme qu’on la théorise (signifiant ou formulation freudienne : notions
d’objet, but, etc.), la question du statut de la pragmatique est posée : on n’attend plus d’une inter-
vention analytique modifiant quelque chose dans l’ordre du signifiant ou du signifié – dans l’ordre
de l’interprétation, de quelque façon qu’on la considère – une transformation des problèmes de
l’inconscient. Aussi ai-je proposé, précédemment, un modèle d’inconscient à quatre dimensions :
1/ Une dimension d’expression susceptible, notamment, de déclencher un processus de sémioti-
sation loin des équilibres redondants, loin des redondances stratifiées.
2/ Une dimension relative aux différents contenus subsumés par cette expression. Précisons que
chacune de ces dimensions de contenu a ses propres caractéristiques ; hétérogènes les unes par
rapport aux autres, ces dimensions sont susceptibles de fonctionner chacune pour son compte et
dans sa direction – la deuxième dimension étant plutôt celle qui fonctionne dans le registre de la
psychose.
3/ Dans quels espaces de vie, de temps, de rythme, de ritournelle s’agencent les deux dimensions
précédentes ? La troisième dimension, celle des modes de territorialisation s’étend depuis le ter-
ritoire du moi jusqu’à ceux de la conjugalité, de la famille, en passant par les territoires micro-
sociaux, etc..
4/ Je reviens aujourd’hui sur la dimension machinique, car c’est, finalement, ce registre de l’in-
conscient machinique, des machines abstraites, qui pose le plus de questions, à mon avis. C’est la
dimension de l’économie du possible ; de l’intervention d’un certain nombre de processus échap-
pant, purement et simplement, aux coordonnées habituelles de la subjectivité et de la réalité :
coordonnées du temps, de l’espace, des différentes substances.
J’aborderai aujourd’hui deux thèmes difficiles pour moi-même, et donc probablement aussi pour
vous ; je m’en excuse par avance, mais j’attends de la discussion et du travail même d’expression
un processus de clarification. Ces deux thèmes seront : l’acte et la singularité.
L’ACTE
La dimension de l’acte a été (c’est le cas de le dire !) forclose par la psychanalyse : il suffit de
parler de « passage à l’acte » pour, en quelque sorte, considérer qu’on est en dehors du champ de
l’analyse. Or, pour la schizoanalyse, cette dimension de l’acte, précisément, devient tout à fait
centrale.
Qu’est-ce qui fait qu’il y a acte, ou inhibition d’acte, dans la phobie, dans la compulsion de répé-
tition ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a passage à l’acte ? D’où est-ce que ça vient ? Comment ça cris-
tallise ? Les noyaux actants, c’est quoi ? D’où est-ce que ça acte ou n’acte pas ?
À propos de l’acte, nous verrons que les différentes dimensions de l’inconscient – et tout parti-
culièrement, cette quatrième dimension machinique – sont mises en jeu. La première distinction
que je vais faire est simple :
La subjectivité est produite par des agencements. Elle n’est pas déjà donnée. Il n’y a donc pas du
sujet par avance ni une nécessité en soi de production de subjectivité au niveau d’un individu ou
au niveau, par exemple, d’une concaténation de chaînes signifiantes, mais différents niveaux de
production de subjectivité. En particulier, le capitalisme mondial d’aujourd’hui est un producteur
de subjectivité et c’est même, peut-on penser, sa principale production.
Qu’est-ce que c’est que cet acte, producteur de subjectivité, producteur de réalités ?
On peut très bien avoir une attitude d’évitement de cette question et considérer qu’elle ne se pose
pas ; cette attitude implique, quelque part, une conception génétique de l’acte, une conception
causaliste : on parlera d’acte gratuit, on verra l’acte comme quelque chose qui tombe d’on ne sait
où, faisant jonction, en quelque sorte, entre l’esprit et les domaines biologiques et matériels, sans
se poser aucune question, sinon de type religieux. Acte ex nihilo accordé aux puissances divines,
la parole se fait acte… De là, toute une théologie, des notions de liberté de choix, toute une phi-
losophie dans ce sens.
Qu’est-ce que cette consistance ? Je propose deux dimensions, en fonction des catégories anté-
rieures : une dimension de persistance problématique et une dimension de transistance machinique.
– La transistance machinique de l’acte. Cette deuxième dimension ne dépend pas d’un point de
vue ; elle est hors coordonnées spatio-temporelles, hors coordonnées des substances. Et pourtant,
elle n’est pas n’importe quoi (on pourrait se dire que si c’est hors coordonnées, cela tombe du
ciel, n’a aucun fondement, telle la mythologie de Lafcadio ou de Gide. Mais, pas du tout !)
Des cristaux d’actance sont là, tout à fait solides : aussi solides qu’une détermination territoria-
le, historique, économique ou biologique. Des cristaux d’actance sont là, et c’est là, sur leur dos,
que je mettrai ces facteurs qui échappent à la persistance problématique.
Un problème spécifique de l’acte, de la consistance de l’acte échappe aux systèmes de détermi-
nations prises dans les champs de coordonnées, prises à partir d’un point de vue, d’un observa-
teur, d’une représentation ; une dimension de l’acte échappe à la représentation : c’est la dimen-
sion diagrammatique. Qu’est elle ? C’est là que nous rentrons dans une série de paradoxes.
Un certain nombre de travaux – notamment ceux de Bourdieu et Passeron – ont montré, statis-
tiques à l’appui, que l’économie du choix d’un enfant ne dépend absolument pas de son Q.I. ou
de quelque facteur de cette nature, mais qu’un niveau culturel, socio-économique de la famille
détermine une économie de l’actance pour toute la vie.
Peu importe les explications qu’ils en donnent mais, pour cet exemple que j’ai forgé –« je veux
devenir musicien » –, dire : « dans cette famille, il y a des cristaux de choix musicaux, il y a de
la musique, quelque part, dans l’économie du choix » est une hypothèse intéressante.
Et Mozart ? Lui que le père a conditionné comme une bête, à coups de bâton et autres ?
Cela non plus n’explique pas grand chose : il ne suffit pas de taper sur un enfant pour en faire un
musicien ou un mathématicien ! Après tout, la question n’est pas là.
Mais, une certaine consistance de ce cristal de choix – et c’est ce qui nous intéresse ici –, de ce
machinisme de choix, fait qu’il y a bel et bien un passage, une actance au niveau de l’entité fami-
liale ou du groupe social, et que les voies de frayage sont immédiates pour l’agencement de l’en-
fant qui est pris dans cette direction.
Paradoxe
Qu’en est-il de ces machines abstraites ? Elles ne sont pas dans des coordonnées d’espace, de
temps et de substances, et pourtant, elles sont la clef d’un acte ; et par définition, un acte est situé
dans l’espace, c’est une rupture dans le temps ; nous dirons même que c’est une actualisation de
ces cristaux de choix, de ces machines abstraites.
On retrouve ici le paradoxe, relevé par Tom, du lissage rétroactif du temps et de l’espace par les
logos. Mais, encore une fois, il s’agit précisément de ne pas faire, des machines abstraites, des
logos – des entités universelles.
Les machines abstraites ne sont pas des structures topologiques universelles : elles sont porteuses
d’une date (donc, d’un certain rapport à l’histoire), des composantes et du type d’agencement qui
en permettent le décollage. Les éléments qui les marquent sont tout autres que les éléments uni-
versels d’un type de topologie comme celle de Tom.
Prenons, par exemple, l’émergence d’une chimie organique à 37 degrés, l’émergence de la vie.
Peut-on dire que toutes les structures de la matière sont hantées par ce machinisme abstrait de la
chimie à 37° (1) ? Non. C’est à partir de l’événement du décollage de la vie que ce machinisme
abstrait trouve sa date, son origine. Mais ensuite, rétroactivement, ce machinisme abstrait aura
toujours existé et sera toujours susceptible d’exister partout ailleurs.
Le paradoxe, c’est qu’il y ait date : un événement, un événement de naissance. Mais tout aussi-
tôt, cet événement échappe et se déplace (2) à la vitesse infinie, et pas du tout à la vitesse de la
lumière – comme il en est des problèmes ou de toute transmission d’information.
Le jour où s’est révélé un certain type de musique scripturale occidentale, la musique baroque, du
même coup il s’avère que, depuis toujours et en tous temps, eût été possible la naissance de cette
musique. Et pourtant, rien ne garantit avant qu’un tel machinisme abstrait soit inscrit dans les
structures de la matière ou de l’énergie.
C’est l’ouverture d’un champ de possible qui contamine toutes les stratifications de codes, toutes
les sémiotiques stratifiées antérieures et postérieures.
Ce paradoxe est difficile à soutenir ; mais, si l’on veut pousser à bout les termes de cette problé-
matique, on est obligé de le soutenir, d’une façon ou d’une autre (3).
L’acte relève, donc, de ce que l’on peut appeler une logique, ou des logiques (4)
et d’une machi-
nique diagrammatique.
– La logique : c’est l’interaction des champs physico-chimiques, eux-mêmes pris dans des repré-
sentations transcendantes, avec – éventuellement – des rapports d’assujettissement, de segmenta-
rité, d’infra-structure et de super-structure (5).
Le choix de l’orchidée
La mise en acte d’un machinisme abstrait apporte un changement : une expression dans un pro-
cessus, et non une représentation intrinsèque au processus. Cette expression consiste à donner des
modes d’ordination, de qualification, voire de valorisation, qui ouvrent un avenir multivalent au
processus – une gamme de choix –, la possibilité de connexions hétérogènes, en dehors des
connexions prévues déjà codées, déjà possibles. Par exemple, « le choix » (7) de l’orchidée.
Quand l’orchidée « choisit » la guêpe pour la coopter, en quelque sorte, à son processus de repro-
duction, la guêpe fait partie du monde de l’orchidée. Mais, ce n’est pas sur le mode de la repré-
sentation. Il va de soi qu’il n’y a pas de mémoire ou d’enregistrement représentatif… dans la tête
de l’orchidée ! (rires) Il n’y a pas de cerveau de l’orchidée ! Et pourtant, à son niveau d’orchi-
La singularité est une problématique qui recoupe, certes, celle de l’acte. Mais nous l’abordons,
maintenant, avec cette préoccupation fondamentale : ne pas partir de déterminations d’ordre géné-
ral qui récupèrent tout élément de singularité ; préserver la possibilité d’apparition de sémiotiques
loin de l’équilibre ; laisser la chance aux singularités de proliférer – même si elles sont a-séman-
tiques, a-signifiantes, a-syntaxiques et complètement incompréhensibles…
Les réalités sont découpées dans une série d’ordres réductionnistes selon deux dimensions :
– Dimension de similarité
Tous les états de choses représentables – localisés ici et maintenant – relatifs à cette singularité
peuvent renvoyer à d’autres états de choses (14) : ce sont les dimensions similarisables de la singu-
larité. Quand on les a épuisées, il reste la substance vide, le point où il n’y a plus rien à dire (15) :
plus rien ne peut être formulé (16) à propos de l’ensemble des états de choses considérés.
– La deuxième dimension, c’est ce résidu, cette substance trou noir de la singularité contingente,
ne renvoyant qu’à elle-même, c’est-à-dire à rien. C’est un pur être-là, dont il n’y a rien à dire :
rien à formaliser, si ce n’est l’affection. Sartre l’a décrit : la nausée, ou l’angoisse – le fait qu’il
n’y a rien, pas d’objet de la nausée ni de l’angoisse, puisque l’objet lui-même est pris dans un
processus d’implosion. Impossibilité de tout traitement sémiotique. Collapsus sémiotique, c’est la
définition que j’avais proposée, précisément, du trou noir.
On voit donc que toutes les représentations similarisables sont satellisées autour d’une substance
trou noir ; pourrait-elle être entendue, alors, comme une pulsion de mort de type freudien qui han-
terait toutes les réalités subjectives ? Absolument pas ! Cette substance trou noir n’est pas du tout
un processus d’abolition et de neutralisation, ni un degré zéro énergétique, ni une tendance au
retour à l’état initial.
Elle recèle, au contraire, une immense réserve de puissance machinique (17) de possible, qui pour-
ra exploser. De ce trou noir substantiel vide pourront naître des signes-particules de possible.
La catatonie
L’illustration en est, dans notre domaine, la catatonie. Car, celui qui est dit catatonique n’est pas
du tout au degré zéro de la vitalité, passif, abruti. Si on l’observe d’un peu près, on s’aperçoit qu’il
a tout vu, tout entendu, et qu’il recèle une immense capacité potentielle (18).
Ce n’est pas un degré zéro de sémiotisation, mais bel et bien un certain phénomène de trou noir
sémiotique.
La singularité machinique.
En opposition aux singularités contingentes (19), existent ce que j’ai appelé : les singularités machi-
niques. N’étant pas du tout, pour leur part, ancrées dans un être-là, satellisées autour d’un trou
noir, dépendantes d’un système de redondance expressive ou d’un point de vue transcendant de
représentation, elles sont partout et nulle part, ne dépendent d’aucun territoire, d’aucune circons-
tance (20). Les singularités machiniques sont une rupture événementielle.
Les singularités machiniques sont transistantes : elles font transiter quelque chose en dehors des
coordonnées énergétiques de transport (21) entre des stratifications hétérogènes. Elles travaillent à
même l’état de choses hétérogène et se mettent à le travailler lors même qu’il n’en était pas
Venise et Gênes : c’est le machinisme abstrait du capitalisme, par exemple, vénitien ou génois ;
d’un seul coup, une machine économique abstraite se met à travailler dans des ordres absolument
hétérogènes, qui, jusque là, fonctionnaient chacun dans leur coin : un certain capitalisme com-
mercial avec tel type de commerce sur le Moyen-Orient, un certain type de production, de repré-
sentation sémiotique relative aux échanges, un certain type de marché, etc.. Et, tout à coup, il y a
un machinisme qui fait prendre tout cela en gelée.
Mais ce machinisme ne relève pas de la physique des problèmes. La cristallisation en tant que
telle – la catalyse de ces processus – est un effet brusque, daté ; c’est un effet de mutation dont
on ne rendra jamais compte par des systèmes de déterminations, même si, par ailleurs, tous les
systèmes de déterminations s’entrecroisent sur lui. C’est le noyau, le carrefour de tous les autres
systèmes de déterminations.
La répétition représentative
La singularité contingente pose un objet comme retour sur lui-même ; un certain état de choses
est reconnu comme état de choses et c’est le même état de choses : il y a donc l’état de choses et
la boucle représentative.
Le mur de la représentation.
L’économie chinoise…
Je vous renvoie à l’exemple du capitalisme : à partir du moment où un certain type de capitalis-
me occidental est né, il a toujours été possible et de telle sorte que l’on peut même le (re)déchif-
frer rétroactivement. Est-ce autour de cela que tournait l’économie chinoise à telle époque ? Peut-
être bien ! Mais, c’est seulement à partir du moment où ce machinisme abstrait s’est cristallisé,
que cela peut se dire : l’économie chinoise… Et du même coup, ce possible se (re)trouve proje-
té rétroactivement et prospectivement.
Prenons un exemple tout simple et, je crois, assez proche de nos problèmes.
Une jeune fille se regarde dans la glace et elle a un rapport de singularité contingente à son visa-
ge, à sa silhouette, à son corps.
Elle est embauchée dans un ministère où elle déclenche tout un chantier que l’on peut facilement
imaginer… Tout un remaniement !
De singularité contingente, elle devient alors singularité machinique interagissant dans tous les
niveaux de fonctionnement les plus hétérogènes : onirique, bureaucratique, économique et dieu
sait quoi encore ! C’est tout à fait incontrôlable. Qu’est-ce que cela va déclencher ?
Et d’ailleurs, si l’on embauche les femmes porteuses de ce type de singularité « à la porte », c’est
bien pour cette raison. Leur beauté – un certain sex-appeal –, dans son heccéité, est valeur poten-
tielle de machinisme abstrait. On les embauche donc « pour faire l’accueil », mais plus difficile-
ment dans les fonctionnements machiniques susceptibles d’être fragilisés par des singularités
pareilles (25).
Première séquence
Manifestation d’une expression mutante. Émission d’autres configurations de possible. Et là, il
faut bien distinguer qu’il ne s’agit pas de ce qui se passe dans la tête des gens, à ce niveau ; mais
que l’inconscient réside en ceci que, après, l’on dira : « Mais ! Que s’est-il donc passé ? Qu’est-
ce qu’il y a eu là ? »
Il y a eu l’entrée d’une sémiotique sexuelle, d’une sémiotique de la beauté (27), dont on s’aperçoit
– après coup – que l’on a bien besoin de se la représenter ; parce qu’elle est déjà là, qu’elle a déjà
contaminé les différents systèmes et déjà déployé un champ possibiliste.
Dans la cure analytique – ou de thérapie familiale –, c’est du même ordre : avant qu’il y ait eu
quoi que ce soit – quoi que ce soit que vous disiez ou ne disiez pas –, il y a eu un champ possi-
biliste qui s’est ouvert… ou qui ne s’est pas ouvert, d’ailleurs !
M : Mais il n’est pas évident que la singularité contingente ne fait que subvertir ! Le machinisme
abstrait peut très bien, au contraire…
F : C’est ce que je viens de dire ! Parfois, la singularité est satellisée, reprise en abondance repré-
sentative, neutralisée : elle est renvoyée à sa contingence. C’est le cas, précisément, où il n’y a
pas de percussion avec un machinisme abstrait (28).
F : Oui, c’est pris dans les coordonnées, c’est prévu pour. « Tu as ta place là. »
M : Absolument ! Lorsque j’ai été engagé pour travailler dans le Bronx, ils m’ont dit ceci : « On
vous engage ‹ to rock the boat › » – pour foutre la merde. C’était programmé !
Deuxième séquence
Cette nouvelle dimension d’expression accroche ou n’accroche pas, et cela dépend de deux types
de consistance.
La transistance machinique
Est-ce que le machinisme abstrait est tel que, en effet, cette problématique se pose ?
Pour reprendre cet autre exemple de la Musique, imaginons que quelqu’un, à l’époque de
Mérovée ou Childéric où l’on jouait de la viole de gambe, se mette à écrire sa musique, décou-
vrant la notation musicale. C’est génial, sauf que… cela n’a aucun effet ; parce que la consistan-
ce machinique de la Musique, un certain type de baroquisation ne se posent pas. Donc, c’est une
grande découverte, mais = rien !
Il y a la consistance de quelqu’un qui va, effectivement, faire sa notation musicale ; et puis, il y a
le fait que rien n’est là pour recevoir. Pas d’accueil, le machinisme abstrait « objectif » ne cor-
respond pas : rien ne se passe.
Dans le domaine scientifique, de tels exemples foisonnent : prématuration de découvertes qui ne
débouchent pas.
Le problème est donc celui des probabilités d’occurrence relatives aux diverses configurations
dans un champ donné ; de la mise en rapport des différents possibles et du possible lui-même dans
les dimensions machiniques qui sont immanentes.
L’acte devient alors un acte de transconsistance entre ces différents niveaux de consistance : cela
se passe ou cela ne se passe pas.
ce qui est en question ici : disposer d’un certain nombre de moyens de repérage de ce qui se passe
quand il se passe quelque chose.
À un certain point de rupture – point de passage hors du mur du duel –, tous les systèmes de repré-
sentation mis en jeu – les siens comme ceux des autres – deviennent caducs : des embranchements
possibilistes apparaissent, qui ne sont pas n’importe quoi (29).
M : Ce n’est pas dit ! Ce qui serait vraiment fascinant à étudier, c’est la question suivante :
« Qu’est-ce qui fait que, à un moment donné, tu interviens en disant une chose et pas une autre ? »
Et là, c’est tout un autre domaine qui s’ouvre : « Qu’est-ce qui fait que ta contingence à toi s’ins-
crit dans un machinisme particulier avant même que tu ne t’en rendes compte ? » En fait, tu t’en
rends compte dans le processus, en voyant différer cette singularité et alors le champ bouge, tout
se met à bouger…
N : Ma question était :
Il se passe quelque chose. Ce n’est pas n’importe quoi qui se passe. Est-ce que c’est prévisible ?
Ou : Est-ce que c’est après coup que l’on peut faire l’analyse ?
F : On pourrait peut-être le dire autrement : la question n’est pas de savoir si c’est prévisible, car
là, on reste dans le champ de la trajectoire causaliste (31), mais si un agencement est dans un rap-
port d’expression relativement à cela et non pas dans un rapport de représentation.
Le postulat que j’avais proposé dès nos premières discussions (32) disait : « Quand il se passe
quelque chose, on ne s’y trompe pas ! »
Ce n’est pas que l’on est informé. Cela ne se transmet pas sous l’aspect de problèmes, c’est imma-
nent à toutes les dimensions de l’agencement.
Ensuite, la question est de savoir, en effet, comment on se le représente. Mais c’est déjà en acte
puisque l’acte précède la représentation.
M : Un exemple précis : l’autre jour, on a fait une « simulation » ; on a demandé à une fille de
jouer le rôle d’une femme qui voulait se séparer de son mari à cause d’un problème de chambre.
Et la fille choisie m’a dit : « C’est moi ! Je me sépare de mon mari à cause d’un problème de
chambre ! Comment as-tu pu me choisir moi, pour ce rôle ? » Alors, tu es dedans avant même de
F : Quant à moi, je préfère – c’est une question de terminologie – faire la distinction entre l’ex-
pression et la représentation. L’expression est antérieure à la représentation. Et voilà quelle
serait, finalement, une définition d’un inconscient machinique : il y a quelque part une expression,
une sémiotisation. La question n’est pas d’en avoir une représentation confuse, approximative,
interprétée… C’est que, de fait, cette expression est fonctionnelle comme telle ! Tu t’en aperçois
parce que tu as mal à l’estomac, parce que tu as le cafard, parce que tu te casses la gueule dans
l’escalier… Et après, tu cherches à te représenter ce qui s’est passé : donc il s’est passé quelque
chose.
Mais il y a une sorte de cogito de l’acte, là : c’est que l’acte à lui-même est sa propre expression.
M : Sauf que, je crois qu’il y a des moments où l’on peut s’en rendre compte autrement qu’on ne
le fait…
F : Voilà que, t’en rendant compte, de cela, tu vas le rapporter à des coordonnées, le prendre dans
le champ des redondances dominantes. Et, le plus probable, c’est que, dès l’instant- même où tu
te représenteras ce qui s’est exprimé là, tu vas mutiler le champ des choix, actionner quelque part
et, peut-être, perdre le fait qu’il s’agit de choses d’un ordre qui t’échappe totalement – à toi, agen-
cement d’énonciation individuel ou agencement thérapeutique ; qu’il s’agit, par exemple, du fait
que le P.C.F. est en train de se casser la gueule ou que le problème des immigrés se pose en
d’autres termes ou dieu sait quoi !
F : Pas du tout ! Mais simplement, si tu dis : « Ce qui m’arrive, c’est que j’ai un accès d’hyper-
tension…, c’est très bien ! Mais… si j’ai un accès d’hypertension – bon – je vais voir le méde-
cin, etc.. » Tu spécifies ta trajectoire, alors qu’il peut se faire que cela, finalement, renvoie à toute
une série d’autres champs possibles…
M : N. avait tout à fait raison, ce que tu dis signifie ceci : « Je ne peux être fructueux qu’autant
que je reste à distance de la représentation et au pur niveau d’expression. »
F : Absolument !
F : Mais c’est ton être interprétatif, c’est le fait que tu sois là qui est réducteur en tant que tel, quoi
que ce soit que tu dises !
M : Non, non ! Attends ! Bien sûr, à partir du moment où cela fait sens pour toi, c’est vrai, tu fais
sens, alors, dans une partie limitée de l’arc-en-ciel et tu mets des œillères qui vont, de fait, élimi-
ner d’autres choses. N’empêche que, ce que je vois fréquemment se passer, c’est que, dans ce
domaine-là, ça fructifie extraordinairement…
F : Mais je m’en fous ! De toute façon, la question qui se pose est de l’agencement d’énonciation.
F : Tu es là avec des gens : il faut bien que cela prolifère dans cet agencement. Mais la question
qui se pose en pointillés, au niveau – vraiment – de l’inconscient machinique, est : « Mais qu’est-
ce que c’est que cet agencement-là plutôt qu’un autre ? »
F : Évidemment ! Et ce peut être le meilleur endroit pour que ça fructifie dans je ne sais quel
registre… Mais enfin ! La question ne se pose pas en termes de « fructification » ! Je ne porte pas
un jugement de valeur.
Simplement, à « c’est là que ça sera », la question se pose : « Et pourquoi est-ce là que… ? » Voilà
qui change tout !
« Le capitalisme, ce sera à Venise ». Point à la ligne ! Et si c’était parti de Chine ? (33) Il est évi-
dent que cela aurait changé beaucoup de choses. Par exemple, nous ne serions pas assis là à dire
les mêmes choses à cette heure-ci… (rires)
V : Ce que tu développes rejoint des idées que les physiciens sont en train de se renvoyer d’un col-
loque à Cordoue : ils ont supposé tout ce qui se passerait si les hypothèses d’Einstein – notam-
ment l’hypothèse de la lumière – n’étaient pas respectées ; puis, ils sont partis sur la mécanique
quantique et ont, à peu près, donné les définitions que tu as apportées ici : absence complète de
repères espace/temps, de tout ce qui du passé revient ainsi, massivement, quand une particule peut
être saisie et cernée. Une superposition, en quelque sorte. C’est ainsi, ou presque, et c’est
passionnant (34).
Ils ont fait aussi, à Orsay, une machine pour montrer qu’il peut y avoir d’autres déplacements plus
rapides que la lumière ; et à partir de là, tout un champ de possible – ce dont tu nous parles ici –
qui semble non-prévisible. (35)
F : D’après ce que tu dis, dès l’instant qu’une particule irait plus vite que la lumière, c’est qu’el-
le ne relèverait plus d’une physique énergétiste ?
P : J’ai envie de reprendre ici l’histoire de Semmelweis que Céline raconte. Il la déforme
d’ailleurs probablement par sa propre paranoïa.
Un médecin autrichien – Semmelweis – qui travaillait dans un hôpital viennois, avait, en fait,
découvert le principe de l’infection avant Pasteur. Mais alors, il n’y avait aucun moyen de faire
comprendre aux gens qui étaient là, autour de lui, de quoi il s’agissait.
Donc, Semmelweis avait eu une intuition, en quelque sorte ; et s’était mis en place, quelque part
en lui, ce machinisme abstrait qui permettait d’expliquer pourquoi 80 % des femmes qui accou-
chaient mouraient de septicémie… Sa pensée était la suivante : il y a des petites, toutes petites
bêtes qui sont amenées de l’extérieur par les mains des accoucheurs et le personnel de l’hôpital.
Il fait donc un premier exposé de cette idée nouvelle. Mais tous ceux qui l’écoutent se mettent à
crier « au fou ! » et notre Semmelweis a bien failli se faire enfermer.
Alors, il leur dit : « Écoutez, nous allons faire une expérience, si vous voulez bien ; je propose
que les gens qui s’occupent des femmes qui vont accoucher dans telle salle de notre hôpital vien-
nois, tout simplement se lavent les mains ; puis, nous verrons si cela change un peu quelque
chose. »
Le principe est accepté avec beaucoup de réticences : à cette époque-là, en effet, l’Internationale
Ouvrière était encore tout à fait embryonnaire, mais c’est accepté !
Les gens se sont donc, effectivement, lavé les mains et le taux de mortalité est tombé de 80 % à
15 %. Là-dessus, réunion de l’Académie des Sciences, réunion de l’Académie de Médecine… et,
après trois journées de travail intense, on parvient à dégager cinq ou six explications possibles,
plus extraordinaires les unes que les autres : par exemple, la première explication disait que la
salle qui avait été choisie pour cette expérience faisait, par rapport à la lune et au soleil, tel angle
et que, par conséquent… Chaque fois donc, des systèmes d’explication extrêmement homogènes,
mais qui n’étaient pas donnés comme omni-explicatifs : c’étaient cinq ou six possibilités expli-
catives qui étaient retenues comme pistes de travail pour la suite.
Finalement, Semmelweis se retrouve seul avec son intuition et tout à fait découragé de ne pouvoir
se faire comprendre. Alors, un jour, il vient dans l’amphithéâtre d’anatomie pathologique où l’on
était en train de disséquer les cadavres des femmes mortes de cette septicémie (inaudible) ; il
prend un des bistouris qui servaient à disséquer ces cadavres, se pique les veines et dit : « Écou-
tez-moi : dans quelques jours, je mourrai exactement de la même maladie que ces femmes-là ! »
Et ce fut effectivement cela qui arriva. Quelques jours plus tard, ayant éprouvé exactement les
mêmes symptômes, Semmelweis mourut, septicémique.
X : Oui, il est honoré et célébré en Hongrie comme un des plus grands médecins de ce pays.
P : Dans cette histoire, le seul moment, semble-t-il, où il arrive – par une singularité d’extinction,
en quelque sorte – à faire passer quelque chose, c’est lorsque – par sa mort – il intervient sur le
domaine de résistance absolue de compréhension de ces gens-là qui l’entourent : probablement,
ce qui a été le plus extraordinaire et décisif pour eux, c’est qu’un homme (36) puisse mourir avec
tous les symptômes d’une maladie de femmes.
P : Non, mais il a fait jouer, malgré tout, une semblance qui manquait puisque, dans la première
expérimentation qu’il avait faite, tous les éléments étaient là, mais restaient sans effet de com-
préhension pour l’entourage…
X : Il y a deux éléments à considérer : le fait, d’abord, qu’il s’est payé une infection ; mais aussi
le fait qu’il était dans un état extrême : Semmelweis a passé sa vie à essayer de convaincre les
autres que ses idées étaient les meilleures et cette vie, il en est mort, pratiquement – puisqu’il a
passé la moitié de sa vie en prison, l’autre moitié en exil et qu’il était jeté au ban de l’Académie
de Médecine.
Il y a eu deux rencontres : un facteur temporel – de toute façon, sa découverte ne pouvait pas être
reçue à cette époque, ni admise comme à la notre. Et d’autre part, sa propre détresse par rapport
à cela. Semmelweis voulait aussi mourir, mais il voulait témoigner par son corps que ce qu’il
disait était vrai.
X : C’est comme le médecin qui découvre quelque chose et, sachant très bien que l’expérimenta-
tion humaine est le moyen le plus évident pour montrer qu’il a raison, devient son propre cobaye.
P : Je me demande, par exemple – pour rester précisément dans cette espèce de mouvement sacri-
ficiel –, si la mort du « terroriste » allemand, récemment, ou la mort possible de l’Irlandais suffi-
ront à faire passer quelque chose ? Cela ne me semble pas du tout évident.
Z : Bien sûr que non ! Le Christ n’a pas été le premier à dire ce qu’il a dit, hein ? Ça a été le pre-
mier à faire le truc qu’il a fait.
P : C’est pour cela que j’ai l’impression que ce qui a joué, à un moment donné, c’est la semblan-
ce : le fait que, dans un très court laps de temps, ce médecin hongrois ait pu reproduire sur lui-
même – sur son propre corps – quelque chose que ceux qu’il voulait convaincre avaient déjà vu ;
agissant ainsi, il supprimait toute une série d’intermédiaires, de médiations. Dans une expérience
faite sur deux ou trois mois, tant de facteurs multiples interviennent que l’on peut toujours pré-
tendre à toutes sortes d’autres explications possibles.
Mais là, c’est comme si tout avait été réduit au minimum d’éléments d’une part, et qu’il avait agi,
d’autre part, sur le plan de résistance – majeur, à mon avis – de la médecine des accouchements
au XIXe siècle, à Vienne. Une médecine faite par des hommes sur des femmes qui sont en train de
F : D’autant qu’il faudrait faire intervenir dans ton équation pourquoi Céline a mis à jour cette
histoire. Car il y a toute une série de relais : Semmelweis-Pasteur-Céline, trois agencements qui
représentent autant de mutations du système machinique abstrait.
Et il est évident que si l’on envisage une causalité linéaire entre ces trois états d’agencement, on
risque de dire des conneries monumentales, parce qu’on va lier cela au niveau de connaissances
relatives à la microbiologie (Est-ce que le microscope existait ? Est-ce qu’on était informé des tra-
vaux de Claude Bernard ? etc..)
Alors que l’on voit très bien qu’un autre type d’hypothèse concernant ce qui fait acte à ce
moment-là dans l’agencement considéré n’est pas du tout nécessairement spécifié – acté – dans
ce type d’agencement du champ médical. Ce qui peut renvoyer à dieu sait quoi ! Et à l’hypothè-
se de P., par exemple, qui est – de toute façon – plus intéressante et plus riche : faire entrer en
ligne de compte comment les rapports hommes/femmes sont vécus dans tel type de société et
donc, du même coup, ce qu’est le travail des femmes…
Et voilà que le travail des femmes, la guerre de 14 et Céline (37) font s’éclairer une dimension de
la machine abstraite – qui ne permettait peut-être pas de comprendre la transmission entre l’agen-
cement-Semmelweis et l’agencement-Pasteur, parce que, précisément, ce qui reste en cause là,
c’est de savoir pourquoi il en est mort, poussant sa recherche à bout, jusqu’à en crever ! Car cela,
alors, ce n’est plus de la science… à moins que l’on se réfère à je ne sais quel type d’héroïsme
complètement imbécile !
Le phénomène de transistance machinique implique que l’on soit disponible à ce fait de l’entrée
possible de dimensions parfaitement hétérogènes (38) plutôt que de voir le niveau de persistance
dans un champ donné : « ce champ médico-scientifique étant ce qu’il est… » , et voilà ! On trai-
te tout en problèmes de quantité, d’information, de diffusion ou de malchance, de refus, de savant
méconnu, toutes choses qui n’expliquent pas l’événement. Tout est « expliqué », sauf ce qui s’est
effectivement passé, sauf l’acte lui-même.
C’est comme Untel qui a toujours compris le problème et puis, un beau jour… « Ah ! C’est quand
il m’a dit ça, dans tel agencement ! Cela a tout changé ! »
On réalise quelque chose qui était déjà-là du point de vue de l’explication, de l’information et de
la communication, mais le passage à l’acte – le fait que cela change quelque chose – se produit
là.
X : Non mais, il y a quand même, à mon avis, une visée déterministe dans toutes les découvertes.
Quelque chose où il y a le hasard et en même temps la recherche. Je pense à l’histoire fabuleuse
de la découverte du L.S.D. Un chercheur travaille sur des médicaments qui ont une action sur
l’utérus. Revenant d’une journée de travail dans son laboratoire, il éprouve un certain nombre
d’effets bizarres et se sent extrêmement mal ; il se dit alors que c’est en rapport avec son travail
de la journée, et sans doute avec les substances qu’il manipule. Le lendemain, il prend ces sub-
stances et vit un voyage au L.S.D. Il déclare ensuite qu’il a découvert autre chose et change com-
plètement son optique scientifique.
Je pense qu’il y a donc deux plans : quelque chose de tout à fait nouveau et, en même temps, une
visée déterministe qui est la visée de la découverte.
F : Oui, c’est ce que je conteste tout à fait. La visée déterministe, tu peux toujours dire ça ! C’est
comme dire : « Je suis tombé dans l’escalier, et bien ! je fais une crise d’hypertension » . C’est
P : Oui, tu as tout à fait raison : l’espace de la représentation est aboli, c’est cela : je ne dis rien
– je suis – et puis, je disparais en même temps – et je suis cru !
F : Mais cela, disons que c’est ma propre maladie. Dans ma cartographie, c’est la notion de repré-
sentation qu’il me faut faire reculer. Car, ce qui m’intéresse – comme M. – c’est, finalement, une
perspective très pratique : tenter de disposer des moyens de repérage qui préservent l’entrée pos-
sible des composantes les plus hétérogènes, et donc les plus hors-champ. Or, là un problème se
pose. C’est que :
– Il se passe des choses en dehors du champ de la représentation, qui ne sont pas des choses au
hasard, mais qui sont des choses hautement différenciées, engageant l’ensemble de l’économie
des choix ultérieurs. Et la première de ces choses n’est vraiment pas très loin à chercher : c’est le
passage à l’acte, lui-même. En effet, vous avez la ritournelle de la représentation : « Bon, je vais
y aller, maintenant je vais y aller… » Et puis, à un moment, vous êtes en train d’y aller, mais vous
n’avez plus de représentation du tout.
Quelle est donc cette économie qui fait qu’à un certain moment il y a une mise en acte ? Mise en
connexion du système moteur avec dieu sait quoi ! Le « j’y vais », quelque part, s’est déconnec-
té du système de la représentation.
– Et pourtant, cela a à voir avec la représentation : il ne s’agit pas de réflexes de grenouille décé-
rébrée avec une goutte d’acide…
Quel est le moyen de faire mettre en connexion… ?
Quel est le moyen de consistance qui fait que, quelque part, des représentations fonctionnent sur
elles-mêmes ; des représentations fonctionnent mais, finalement, ne débouchent sur rien ; des
représentations fonctionnent et font des semblants d’actes tandis que, quelque part, d’autres
sémiotiques actionnent en laissant la représentation de côté.
Entre la représentation et l’acte, toute une gamme de rapports possibles !
3. À ce propos, certains nous parleront de Spinoza, nous montrant peut-être qu’il y a cette notion d’un plan d’im-
manence pour rendre compte d’un tel paradoxe.
4. Facultativement logiques.
5. Toujours, coupure entre un plan de ce qui est représenté de ce qui est représentant (ou du signifié et du signifiant).
7. Entre guillemets, parce que c’est une économie de choix qu’on fait sortir de la subjectivité humaine ou animale.
9. Tournant autour des options duelles. Nous reviendrons sur ce point, par la suite.
11. C’est-à-dire : à un point de vue extra-systémique, hors agencements et hors strates… C’est le même type de
problème.
12. Rien d’autre que l’on puisse saisir dans l’analyse réductrice formaliste.
15. Qui puisse être transmis = dit d’une chose et d’une autre chose.
16. Ou : formalisé.
19. Mais cette opposition n’est pas totale et nous verrons par la suite ce que sont les voies de passage.
22. Cf. aussi comment Hjemslev fait le découpage du contenu dans sa description.
25. Sauf dans une agence de publicité ou ce genre de boites qui prétendent coloniser, justement, un tel machinis-
me abstrait.
30. Cf. le texte sur Les quatre dimensions de l’inconscient et notamment le tableau en annexe.
31. De la persistance.
34. Cf. le livre écrit à ce sujet, Science et Conscience ; et aussi des articles du journal Le Monde.
35. Cf. Einstein on the beach, Phil. Glass and Bob Wilson.
36. Si ce médecin avait été une femme, je pense que cela n’aurait pas marché.
37. Toute la trajectoire de Céline issue de la guerre de 14, sa fonction dans le dispensaire, etc..
Texte du rêve
En compagnie de Yasha David et de son épouse, je sors d’une maison A qui donne sur une gran-
de place rectangulaire, laquelle parait sıtuée dans un grand bourg plutôt que dans une ville. Les
deux côtés les plus longs de cette place sont en sens unique, les deux côtés les plus courts sont en
double sens. L’ensemble constitue ainsi un circuit dont je parcourrai la plus grande part au cours
du rêve.
Nous sommes sur le point de nous séparer et je m’avise que je ne sais plus au juste où j’ai laissé
mon automobile. Je me propose déjà de la chercher autour de cette place. Yasha, qui se souvient
peut-être de l’endroit où elle est, m’accompagne dans cette recherche, toujours suivi de sa femme.
Tous les trois nous arrivons à un point B situé sur la partie droite de la place. L’envie me prend
de congratuler Yasha pour le succès de notre entreprise commune (l’exposition « Le siècle de
Kafka » à Beaubourg) mais je retiens une première phrase, car je m’aperçois que j’allais l’appe-
ler Gilles. Je me reprends. Puis j’évoque alors les risques que nous avons encourus. Nous étions
dans un gouffre, non, je dirais plutôt, accrochés au bord d’un gouffre, mais au bout du compte
nous nous en sommes bien tirés.
Dans un élan de sympathie, je m’apprête à les embrasser tous les deux, mais de nouveau j’inhibe
mon premier mouvement, car je me dis que Yasha pourrait mal prendre le fait que j’embrasse sa
femme, que je ne connais d’ailleurs presque pas ; et compte tenu du fait que je me suis laissé dire
qu’il en était extrêmement jaloux, je me contente de les serrer tous les deux dans mes bras.
Yasha David : il s’agit d’un intellectuel tchèque réfugié en France ; à qui j’ai confié la direction
de l’exposition : Le siècle de Kafka, qui s’est tenue l’été dernier au Centre Pompidou. Nous avons
du affronter ensemble de telles difficultés avec les responsables du Centre à tous les échelons qu’à
plusieurs reprises nous avons pensé devoir abandonner.
L’épouse de Yasha David : je réalise au réveil qu’une fois encore, car cela m’est déjà arrivé à plu-
sieurs reprises à l’état de veille, je l’ai confondue avec Héléna G. (en réalité il faut que je mette
tout le nom parce que ça ne marche pas sans cela : Héléna Gallard, dont le prénom s’écrit
d’ailleurs Aléna) qui, elle aussi vient de Tchéchoslovaquie, et qui elle aussi a travaillé sur le projet
L’oubli de l’automobile : l’automobile est oubliée à un double titre, dans l’espace du rêve et dans
sa qualification. En effet lors de la transcription du rêve, c’est le sigle BMW qui se présentera
sous ma plume à la place de Renault. Cette substitution d’une marque que je possédais dans les
années 60 à celle que j’ai actuellement, renvoie elle aussi à un autre rêve, de sorte que nous pou-
vons déjà considérer que nous avons à faire ici à un carrefour de rêves plutôt qu’à un corps de
significations fermé sur lui-même, ce qui constitue, notons-le, une situation beaucoup plus fré-
quente qu’on ne le croit (1).
Dans cet autre rêve, j’avais également oublié ma BMW dans une rue qui devait être la rue Gay-
Lussac (dont le nom d’ailleurs était censuré après) et que je finissais par parcourir en vélo pour
me retrouver dans une réunion du Parti Socialiste ou les Verts se faisaient chasser de la tribune
par Lionel Jospin en personne.
Le lapsus dans le rêve : au lieu de Yasha David se présente le nom de Gilles Deleuze. La série de
transformations qui se décline à partir de cette matrice transformationnelle, avant de l’énoncer, je
dois reprendre la question de l’auto, car il y a un schéma associatif qui dit : la question de l’auto-
Donc on a une ligne d’univers indexés par Arlette Donatti, une indexée par Adélaïde, qui utilise
un des chaînons sémiotiques de l’autre (transfert de signifiant).
Autres commentaires possibles sur le texte du rêve : il y a deux incertitudes concernant Yasha. Je
dis de lui : « il sait peut-être où j’ai laissé mon automobile », mais Yasha David est un personna-
ge dont on ne sait jamais s’il sait ce qu’il sait ou s’il dit les choses comme ça. D’autre part il y a
une incertitude sur l’ordre des deux éléments : l’oubli de la BMW et le fait que je dise Gilles
Deleuze dans ma tête au lieu de Yasha David. En fait l’ordre logique c’est d’abord BMW-Renault
avant Gilles Deleuze-Yasha David et cependant il reste une hésitation qui me fait penser que les
deux éléments fonctionnent de façon synchronique.
Un autre élément sur le gouffre : je me reprends, je dis : nous étions tombés dans un gouffre, non,
nous étions accrochés aux parois d’un gouffre, et là il y a une expression technique que je cherche,
c’est : dévisser, par rapport à une cordée, et c’est l’idée d’être accroché sur le bord d’un gouffre
qui s’impose ; cela s’associe aussi avec le titre d’une nouvelle de Beckett qui s’appelle : Le dépeu-
pleur… Et puis un test que j’avais inventé, il y a très longtemps, le test d’intégration socio-exis-
tentielle et qui consistait à ce que les gens s’accrochent à certaines représentations qui seront
annulées au fur et à mesure du développement du test.
Dernier élément : l’inhibition face à la jalousie de Yasha David. L’énoncé « il est jaloux » marque
l’effacement d’une question, que s’il est jaloux, moi je ne suis pas jaloux. Il y avait la probléma-
tique qui m’avait été posée par une copine avec qui j’en avais discuté, dans cette période de ma
vie avec Arlette, je lui disais ; j’avais un rapport de jalousie avec Arlette, je ne l’ai pas dit. Comme
je sais qu’elle va parler avec Arlette, elle va lui dire. J’avais un embarras sur cette question et là
la question est réglée puisque c’est IL est jaloux donc le problème ne se pose pas pour moi.
Cinq univers personnologiques soit coexistent, se superposent (trois dans une première phase) et
deux s’articulent l’un à l’autre
D’abord la ville comme toile de fond. Une première dimension U1 est la ville de Mer. Là c’est
très caractéristique, il n’y a aucun doute qu’il s’agisse de la place principale de la ville de Mer,
c’est quelque chose qui est VU, il y a une certitude au niveau du fait que c’est VU. La connota-
tion de cette époque est double, c’est soit une connotation actuelle (ligne Adélaïde), soit une
connotation ancienne avec ma mère, mon père et toute la famille à l’époque de l’exode (U5 – déri-
vation). En somme elle se donne de façon linéaire, c’est-à-dire que c’est globalement que l’en-
semble du donné-à-voir est coupé d’une qualification possible, il n’y a pas un tronçon qui soit
coupé dedans, sinon le tronçon de la maison, et il fallait que je sorte de cette maison.
Analyse de niveaux
Quand on a un premier triangle Yasha David (je cherche avec Yasha David) à la place de Yasha
David va apparaître Adélaïde ; à la place de la Renault apparaît la BMW (cf. Schémas) Renault
ne sera pas prononcé, c’est BMW qui sera prononcé. Mais ce qui est prononcé à ce moment là
c’est la mise en jeu d’un autre triangle, mais qui n’est pas orienté de la même façon. Alors qu’il
y avait une raison particulière du rapport de Yasha David et de la Renault, pour une bonne raison,
c’est qu’il m’est arrivé, le jour d’ailleurs où Deleuze est venu à la conférence sur le siècle de
Kafka, de leur dire à la fin, c’était notre dernière séance : je vous raccompagne, je vous ramène.
Je l’ai emmené dans le parking, puis je ne trouvais pas ma voiture ; j’ai cherché, cherché ma voi-
ture avec lui… et au bout d’un long moment je me suis aperçu que je n’étais pas venu en voitu-
re ! Mais ça il n’en est plus question puisque à la place de Yasha David va apparaître Gilles
Deleuze, comme lapsus là, et le Yasha David va fonctionner comme Adélaïde au niveau phono-
logique ; et à la place de Renault il va y avoir BMW. Donc tout s’arrange, d’autant que le
(fin de bande)
En résumé ce que je voulais essentiellement montrer, c’est que, comme vous voyez, les trois
lignes antérieures on les retrouve là. Ce qui était simplement pour moi intéressant c’était de mon-
trer que l’oubli dans le rêve, le lapsus, l’hésitation, tous ces éléments là ne jouent pas comme
devant être interprétés par un texte qui clarifierait la situation dans la discursivité, mais ils jouent
comme double jeu, ils jouent dans l’ordre des significations, mais ils jouent en même temps
comme opérateurs, shifters existentiels, catalyseurs d’univers.
E. : J’ai l’impression que tu insistais beaucoup sur la substitution du nom propre, du nom Renault
au sigle BMW. Est-ce que tu pourrais expliquer un peu cette fonction de composante de passage ?
F. : Au fond, l’idée est la suivante, c’est que dans la théorie lacanienne du signifiant, c’est l’idée
qu’il y a des chaînons structuraux, phonologiques et autres qui sont les supports des subjectives,
là l’idée est toute autre : ce ne sont pas simplement des signifiants, il y a du vu, de l’affect, du
perçu, du remémoré qui fonctionnent en tant que tels. Les significations, mon automobile (BMW)
ne fonctionne pas en tant que signifiant, mais en tant que contenu, c’est les jeux de contenus qui
font cette opération de production de subjectivité et pas seulement les éléments syntaxiques ou
phonologiques, ou les chaînes discursives du signifiant ; ça c’est un premier élément. Quand on
fait de la poésie, on fait de la poésie avec des rythmes, avec des rimes, des assonances, etc., mais
en réalité on fait aussi rimer des significations et c’est tout à fait pareil. Donc les traits constitu-
tifs d’un univers poétique, ce n’est pas seulement des traits signifiants, ce sont aussi des traits de
contenu, des traits a-signifiants ; ou plus exactement, on peut faire un usage a-signifiant de conte-
nus significatifs. Et là c’est comme le corollaire de la démonstration.
M. : Tu pars d’un a-priori freudien : à savoir que le rêve est a priori et que du point de vue logique
on l’interprète ensuite. je me demande si cet ensuite…
F. : C’est comme si tu disais que mes rêves étaient truqués… Mais l’idée que je découvre, c’est
que l’interprétation elle est dans le processus du rêve lui-même. C’est le rêve qui secrète son
interprétation.
F. : C’est un vrai problème ; je comprends maintenant. Alors… Il est évident qu’il y a tout un mou-
vement de reconstruction parce que je ne note ce rêve que parce que je me dis : quoi, A. D. ? Yasha
David, Arlette Donatti, mais au bout de plusieurs jours, Adélaïde, Alana Gallard, qu’est-ce que
c’est que ce machin là ? Et ayant mis à jour cette machine abstraite qui se met à organiser l’en-
semble des dimensions sémiotiques, je reviens en arrière et reprenons le texte du rêve, reconsti-
tuons. Et dans le texte du rêve il n’est pas du tout question d’Adélaïde, d’Arlette Donatti, etc., il
est seulement question, grosso modo, d’une place, de deux ou trois références, et puis de deux
phases, d’une phase où je cherche ma bagnole, et puis Yasha David-Gilles Deleuze lapsus, et puis
la scène, attention si je les embrasse, il va croire que, juste une étreinte, terminé. Ce qui est inté-
ressant quand même c’est que le texte, cela reprend quelque chose d’essentiel dans le travail de
Freud sur les rêves, à savoir que si on s’en tient à une analyse de contenu du texte manifeste, on
ne trouve rien. Si je reprends une troisième fois le texte du rêve et que je me tiens à ça et que je
commente uniquement le texte du rêve en m’en tenant au texte comme ferait un littéraire, toutes
les autres strates de subjectivation ne paraissent que pour autant qu’on fait un autre usage des élé-
ments shifters, des éléments de lapsus, des éléments de glissement, d’oubli et qu’on s’en sert pour
appréhender ce que sont les mutations d’univers subjectifs. Je dirai même que je suis plus freu-
dien que Freud dans cette direction là parce que quand Freud dit qu’il ne faut jamais se tenir au
texte manifeste, ce qui compte c’est seulement ce qu’il appelle les pensées du rêve, les chaînes
associatives, etc., il n’y a que ça qui compte, le reste c’est tomber dans un piège total. Il dit : même
quand un rêve a de la signification, vous êtes sûrs que vous passez à côté si vous prenez en comp-
te ces significations là. Seulement quand il fait cela, au bout du compte, il raccroche quand même
ses pensées du rêve au texte du rêve ; alors que là, d’une certaine façon, j’aboutis à une dissocia-
tion radicale entre les cinq univers en question. Il y a une constellation d’univers qui travaille là,
puisque c’est elle qui manipule cette organisation, cette utilisation, ce détournement des éléments
sémiotiques mais elle n’a de comptes à rendre à personne, même pas à elle-même, elle n’a pas de
comptes à rendre, elle est constellation, voilà c’est cela qui se passe à ce moment là. Et là-dessus
on voit que c’est une utilisation rigoureuse, ce qui n’est pas la pensée du rêve mais ce qui est
l’existentialisation du rêve, c’est très précis, en utilisant tout et n’importe quoi, en jonglant avec
les sigles et les machins. Alors toi, tu te réveilles, tu ramasses tout ça, et tu dis : curieux, curieux…
Donc il me paraissait important quand même d’ordonner, très arbitrairement parce que en plus il
a fallu le rédiger avec une certaine stylistique donnée, alors que bien entendu le texte du discours
du réveil ce n’est pas celui que j’ai lu, j’ai fait une narration, le texte officiel du rêve.
Ce que je n’ai pas assez développé, c’est que il y a la lecture polyphonique qui consiste à discer-
nabiliser dans la mesure du possible les univers, les mondes, le monde de Micheline, le chaos,
Michoacan, le monde de Louviers, de la grand’mère et l’époque de l’exode, le monde… etc., et
puis il y a l’autre niveau qui ne tient plus du tout compte de cette personnologisation des univers
et qui consiste à les voir, cette fois, comme constellations ; on pourrait faire la distinction : au pre-
mier niveau, des territoires existentiels, tandis qu’au second niveau les univers seraient constitués
de constellations de territoires ou constellations d’univers, peu importe. Et là ce qui est en jeu
c’est leur portée pragmatique, leur capacité à organiser un discours, à organiser des défenses, à
reconstituer la triangulation œdipienne, à faire une stratégie, à mettre une phase B pour équilibrer
en apparence une phase A, mais en réalité pour neutraliser les charges qui sont dans la phase B,
etc. C’est-à-dire que c’est une lecture de niveaux, ce n’est plus une lecture polyphonique.
F. : On y passe en même temps sur l’autre versant, parce que c’est les mêmes, malgré tout.
M. : Cela me fait penser à un cauchemar que j’ai fait. J’étais allée avec une amie au cinéma et elle
m’avait dit : oui, je veux bien aller voir ce film à condition que ce soit en version originale. En
V. O. Et puis le film était assez mauvais et un des personnages parlait à la fin sur une scène, un
artiste et je suis sortie de là en disant : mais je n’ai pas compris grand’chose à ce film, ce n’était
pas très intéressant, tout en me disant, peut-être que dans la transcription, la V. O. j’aurais com-
pris. Donc de cette façon je me suis laissée tranquille sur le fait que je n’avais pas compris et
qu’éventuellement j’aurais pu comprendre. Et dans la nuit j’ai fait un rêve qui a tourné très vite
au cauchemar. Deux séquences. La première c’était que, cette amie avec qui j’étais allée au ciné-
ma avait faim, il fallait lui donner à manger, bon on va manger des hot-dogs. Et je me disais : les
hotdogs en Version Originale, ce sont des chiens chauds. À ce moment-là mon rêve basculait
complètement et j’arrivais dans une autre couche et je me disais, alors, bon je tue le chien, il fal-
lait que je le tue, très vite ça devenait une horreur, il fallait dépecer le chien, il fallait le faire cuire
et il fallait le manger…
F. : Tu crois qu’il y aurait un degré naturel de la V. O. ? Moi je ne le crois pas. Je crois que c’est
un choix la V. O. exactement comme un choix obsessionnel : bon, et bien dans ce cas là je vais
m’en payer une tranche. Il y a un choix du cauchemar de même qu’un obsessionnel fait une sorte
de choix de dire si je marche sur le bord du trottoir à ce moment, il va m’arriver ça, une catas-
trophe, l’Ange exterminateur, quoi ! Mais il n’y a pas un niveau naturel, originaire de la V. O.
J-C. : Je pensais à ce que tu disais sur la narration ; en ce moment ce qui me préoccupe beaucoup,
c’est d’essayer de ressaisir, même dans la narration d’un rêve ce qu’il a d’évocations perceptives
ou sensorielles, toutes les flexions concernant le temps, l’espace, les points de vue, la luminosité,
en somme tout le découpage, tout l’aspect vraiment filmique, au sens de la matière cinématogra-
phique, l’image-mouvement du rêve.
Et il est vrai que quand on te raconte, tu en perds une énorme quantité. La question est de savoir
si on peut, malgré la limite qu’impose le fait qu’on ne peut pas dire autre chose que racontez-moi
ou précisez-moi, essayer de combler un peu ce déficit, et d’atteindre donc alors je ne sais pas si
c’est cela que tu appelles éléments de shifter, ou éléments de flexion, de passage d’un univers à
un autre, d’un ordre à un autre, d’une strate à une autre, etc., en essayant de faire préciser ces élé-
ments que d’habitude on laisse tomber. Par exemple si quelqu’un dit : mais là il y a une autre
scène, il se passe quelque chose, je suis ailleurs, petit à petit j’ai pris l’habitude de dire : mais par
exemple, est-ce que vous avez le sentiment que la première scène (quand il y a deux scènes) a
duré très longtemps ou a été très courte, est-ce que la deuxième est très longue ou très courte, est-
ce que le changement est un changement de point de vue, comment ça se passe ? Et à la limite,
quand c’est possible j’aime bien qu’on me dessine les trucs. Est-ce que vous ne pouvez pas
essayer de faire un schéma, ou le faire pour la prochaine fois et me l’apporter ? Je me rappelle un
(fin de bande)
On est donc sur une indécision, un choix indécidable à faire, il voit quelqu’un en haut d’une cage
d’escalier, sur le bord d’une rampe, qui tenait à la rampe uniquement par ses pieds, qui était déjà
pratiquement basculé dans le vide mais qui tenait quand même par ses pieds, par ses chaussures,
sur la rampe. Et ce quelqu’un avait l’air de défier le rêveur : si tu approches, je vais me balancer,
mais si tu n’approches pas, ça ira ! Et ça restait là, et le rêve se terminait comme ça. Alors je me
disais que ça serait intéressant d’essayer de trouver des moyens d’attraper ça, et ce qui m’a frap-
pé, ça c’était un cas très particulier mais pour le moment c’est une sorte de modèle théorique que
je me donne provisoirement, c’est que tout cela a quand même à voir avec de l’image du corps,
au sens alors vraiment très complexe, un agencement corporel monstrueux, difforme dans lequel
il y a des éléments anatomiques, des mémoires, des traces, des histoires, des anecdotes, des mons-
truosités, au sens vraiment d’une production à la Pankow, des plans bizarres mais dont on voit
bien que quand progressivement on analyse un rêve, on peut faire une espèce de représentation,
une cartographie effectivement ou une géographie.
F. : ça serait très bien que tu analyses ton rêve en détail ici une prochaine fois mais là j’ai essayé
de saisir les types d’univers politiques, d’écriture, affectifs, d’inquiétude métaphysique qui se
nouaient autour de ces deux éléments d’oubli, de lapsus, l’hésitation, l’inhibition (l’inhibition de
la fin embrasser-embrasser pas) parce qu’ils étaient problématisés. J’ai fait une sorte de cartogra-
phie où ce qui apparaît comme éléments de territoires existentiels ou de corps existentiel, ou de
corps sans organe existentiel, c’est le voir, j’ai ce spectacle sous le nez de cette place de Mer mais
j’ai la tête au Mexique, le voir, les affects, etc. On peut très bien imaginer qu’une autre problé-
matique fera apparaître l’anus, le phallus, le sein maternel… La question c’est que, et là elle est
de taille, il n’y a pas lieu de dire à l’avance ce que seront la gamme des objets a ou des objets par-
tiels qu’on devra obligatoirement retrouver dans une telle cartographie. Finalement on ne fait la
promotion d’éléments du corps – et moi je suis d’accord pour appeler ça corps (territoires exis-
tentiels) – que pour autant que c’est absolument nécessité dans le processus de production de sub-
jectivité du rêve. Si tu veux le plaquer absolument, je pourrais en effet réécrire le rêve au coûte
que coûte, on peut toujours tout faire avec n’importe quoi, pour faire rentrer des éléments de…
castration ! Là la cartographie est totalement finalisée sur rendre compte de une certaine situation
de production d’existence, de subjectivité, de stratégie, de composition avec un malaise, perspec-
tive, jubilation mais elle n’est pas du tout retrouver coûte que coûte un fondement d’infrastruc-
tures pulsionnelles avec des zones précartographiées.
C’est cela qui me semble navrant quand on lit les premiers textes de Freud, c’est que il y a toute
cette richesse, toute cette disponibilité à l’ensemble des ouvertures des références existentielles
qui sont en particulier dans les lettres à Fliess et déjà moins dans la Traumdeutung et puis après
il n’est plus question qu’il y ait une description qui ne rentre pas dans une série de références cor-
porelles très codées.
1. Les sociétés archaïques, en particulier les aborigènes d’Australie sont coutumières du fait que chaque performan-
ce onirique renvoie non seulement à une suite diachronique individuelle de rêves mais de surcroît à des rêves de réfé-
rence collective, jouant un rôle fondamentale dans l’établissement des rapports de filiation, des itinéraires rituels et
dans la fixation de prestations de toutes natures. Barbara… Thèse à paraître.
Félix Guattari : J’avais besoin de votre assistance éventuelle pour me clarifier les idées. Je me suis
aperçu – cela fait partie, d’ailleurs, de ce que je voudrais exposer – que, dans certains cas, on ne
pouvait pas se clarifier les idées tout seul, et qu’il fallait mettre en place un agencement d’énon-
ciation, parce que, sinon, les idées vous tombent des mains… Je cherchais un polygone de sus-
tentation des idées. Je ne sais pas si ce polygone est réalisé ici, on verra. Il était amorcé par une
série de discussions épisodiques avec M. dans la presse de rencontres, de congrès…, où j’ai été
amené à mettre en question des notions qui semblent aller de soi dans le domaine des systèmes de
références à l’égard de (inaudible) et à relier un peu cet apport critique à celui que j’avais mené,
depuis plus longtemps, avec Deleuze, sur l’autre système, disons, des références psychanalytiques.
Alors, au fond, mise à part aussi une séance qu’on avait fait là, au 125, (deux ou trois), souvent,
je me suis posé la question de savoir s’il était opportun, judicieux, de sortir d’une perspective cri-
tique. Était-il concevable d’envisager une perspective méthodologique, pour essayer de rendre
compte, d’une autre façon, des pratiques d’intervention – de thérapie, de psychanalyse, peu
importe… Il s’agirait, donc, de formuler, dans cette perspective, une série de points de repère,
dont le premier objet serait de servir de garde-fou ; d’empêcher de retomber dans ces espèces
d’évidences, d’idées reçues, qui nous collent, vraiment, complètement à la peau, dans toutes ces
professions.
J’avoue que je suis encore très hésitant. C’est l’insistance de M. qui me pousse là, simplement, je
dirais, à essayer. Ce n’est pas vraiment un projet très délibéré, un corps consistant. Pour moi, il
n’aura de sens que si ça fonctionne. C’est-à-dire, très précisément, si les différentes avancées
théoriques que je proposerai ici, servent effectivement aux gens. Parce que, moi, elles me servent
pour ce que je fais, donc, je veux dire, ça me suffit très bien, je n’ai pas besoin d’un exposé ! Mais,
par exemple, j’ai apporté une certaine insistance sur l’hétérogénéité des composantes qui rentrent
en jeu dans les systèmes, la problématique des singularités, etc. ; et j’ai vu que, dans la mesure
où ça me permettait vraiment, d’avancer dans mon dialogue avec M., ça valait le coup. Sinon, je
n’ai pas envie, moi, de faire un échafaudage théorique pour le plaisir !
Donc, ce qui m’intéresserait, c’est un peu d’avancer, en fait, à partir d’une certaine tabula rasa ;
d’étalonner, vraiment comme dans une démarche de réduction phénoménologique, exactement ce
qui tient et ce qui ne tient pas ; et puis, de balancer absolument tout, y compris des choses qui
paraissent évidentes parce qu’on les traîne avec soi depuis vingt, trente ans, c’est tout.
Je trouvais très intéressant, moi, (avec ce type que V. suit – Max et les ferrailleurs –) au fond là,
en quelques remarques, de voir que, peut-être, on pouvait se servir d’un certain nombre de notions
– relatives, notamment, à cette théorie des agencements – pour avoir la meilleure disponibilité, le
meilleur accueil possible pour l’entrée d’une série de données. Alors qu’une optique strictement
psychanalytique, ou strictement de thérapie familiale, aurait peut-être – c’est une hypothèse – pu
conduire à ne pas porter toute l’attention nécessaire à un certain nombre d’éléments singuliers.
Alors là, je pense en particulier à, littéralement, ce que l’on peut appeler ton « fantasme » : il y
avait derrière cette affaire un « coup fourré ». Qu’est-ce qu’on fait de ça, quand apparaît chez le
La première remarque, qui est très ordinaire, (non, pas ordinaire, mais que je répète, parce que je
l’ai toujours dit par ailleurs) c’est que, bien entendu, je ne présente pas la Schizoanalyse comme
une nouvelle spécialité qui se mettrait sur les rangs des autres spécialités. J’avais dit, à la sortie
de l’Anti-Œdipe : s’il doit y avoir, quelque part, de la schizoanalyse, c’est qu’elle existe déjà, par
ci par là, donc il n’y a pas lieu de créer une société particulière.
Évidemment, je reviendrai sur cette notion d’agencement machinique ; mais c’est la deuxième
partie de la définition qui m’intéresse, c’est-à-dire, une problématique donnée, qui peut être : un
tableau clinique, un fantasme conscient, un fantasme inconscient, une production esthétique, un
fait social, etc.. Alors, pourquoi : « agencement machinique » ? D’abord, pour ne pas dire :
« inconscient ».Pour ne pas spécifier une problématique relative à la subjectivité, aux pulsions,
aux affects, à des choses de cette nature. D’une façon générale, les problèmes subjectifs, les pro-
blèmes affectifs, et même les questions d’ordre sémiologique pourront figurer, évidemment, dans
la problématique schizoanalytique, mais à titre de cas d’espèce. Elles pourront aussi, dans la
notion d’agencement, ne pas figurer. Il y a des agencements qui n’ont pas de composantes sémio-
tiques, des agencements qui n’ont pas de composantes subjectives, des agencements qui n’ont pas
de composantes conscientielles, etc..
Donc, la problématique de la schizoanalyse est, au départ, décentrée par rapport à toute problé-
matique du sujet, de l’être pensant, de l’être affectif, etc.. Ce point me semble assez important,
parce que l’on aura affaire à des systèmes qui seront, au départ, indifféremment matériels ou
sémiotiques, individuels ou collectifs, machiniques, au sein desquels peuvent rentrer les compo-
santes les plus hétérogènes, les plus différentes les unes des autres.
La question est : « Peut-on considérer des entités, des agencements qui soient à cheval sur, qui
mettent en interaction ces domaines radicalement hétérogènes ? »
J’avais dit – je ne sais plus dans quel contexte : « Oui, c’est en effet, une science où on mélange
les torchons et les serviettes et des choses encore plus différentes ; et où l’on n’englobe même pas
les torchons et les serviettes sous la rubrique générale du linge, mais où l’on entend encore que
les torchons se différencient dans leur singularité de torchon ; c’est-à-dire que ça peut aller dans
la direction du coup de torchon, ça peut aller dans des directions tout à fait particulières, tout à
fait spécifiques, et pas du tout dans un système de généralisation qui consisterait à dire : si j’arti-
cule torchon et serviette, l’un à côté de l’autre, c’est en tant que signifiants, ce n’est évidemment
pas en tant que les torchons sont agencés dans tel contexte de… patron de bar en train d’essuyer
avec un torchon, ou des choses de cette nature. Généralement, dans les perspectives psychanaly-
tiques, on ne considère les choses qu’en tant que signifiant, mais on ne les considère pas en tant
que référent, dans un champ social matériel donné. »
Alors, si on prend cette définition : étude de l’incidence des agencements machiniques – on lais-
se le terme « agencements machiniques », sur lequel on reviendra –, mais ça veut dire quoi,
étude ? Est-ce que l’étude donne un statut particulier à ces objets ? Ces objets, étant pris dans un
projet d’étude, rentrent-ils dans une logique particulière ? Est-ce qu’ils sont promus à un statut
d’objets scientifiques ? etc..
Là, ma réponse va être très ambiguë, parce que, en raison même de la vocation théorique de la
notion d’agencement machinique à englober des choses très hétérogènes, l’étude analytique peut
relever d’un projet explicite, mais elle peut relever de projets non-explicites ; et donc, ne pas rele-
ver d’un langage spécialisé particulier, d’attitudes, de méthodes logiques, de méthodologies par-
ticulières. C’est un point très important : l’agencement d’énonciation analytique peut être (et c’est
l’hypothèse, la ligne de travail, sur laquelle on se tiendra dans cette série de rencontres) un agen-
cement délibéré, mais il peut, aussi, n’être pas élaboré en tant qu’agencement d’énonciation
scientifique. Ceci renvoie à une vieille problématique – dont Jean-Claude se souvient – à l’époque
de la Mutuelle, celle des analyseurs : il peut exister, dans les institutions et dans le système, des
individus ou des collectifs qui sont – objectivement, si je puis dire – en position d’analyseurs des
agencements machiniques (à l’époque, je devais dire : « des composantes de désir » ou « des pro-
blèmes inconscients dans le champ social »).Il y a des structures qui sont en position d’analyseurs,
qui ne sont ni conscients, ni, d’aucune façon, investis à tenir cette position d’analyseurs : par
exemple, tel groupe d’enfants dans une classe, le 22 mars en 68, etc.. Coluche, aujourd’hui, c’est
un schizoanalyste. Si on lui disait ça, je ne sais pas ce qu’il dirait !
C’est extrêmement important, car – on le verra – la démarche particulière de la schizoanalyse ne
consiste pas seulement à analyser des contenus, à analyser des données, mais à analyser les agen-
cements qui œuvrent, énoncent, travaillent, fabriquent ces contenus, ces énoncés. Il n’y a jamais
de dispositif a priori qui soit donné comme cure-type, comme quelque chose de cette nature.
Or, non seulement il n’y aura pas de protocole schizoanalytique d’énonciation stéréotypé prééta-
bli, mais en outre, il y aura une problématique particulière qui consistera toujours à revoir ce que
sont les agencements d’énonciation, compte tenu de ce que les données qui sont reçues dans
l’analyse sont tributaires des agencements d’énonciation, et vice-versa.
M : (inaudible)
Quand Freud rencontre le petit Hans, plus tard :
Freud : Comment tu vas ?
Hans : Très bien !
Freud : Et tes parents ?
Hans : Ils se sont séparés quand je suis allé mieux. (rires)
Ce n’est pas inintéressant non plus comme élément ; ce n’est absolument pas pris en ligne de
compte, évidemment !
F : Il y aura un troisième choix analytique, que je vous signale, mais sur lequel on ne va pas par-
ler maintenant, c’est celui de l’exploration du champ des possibles, le champ des lignes de fuite
machiniques. C’est un peu illustré (puisqu’on en parlait tout à l’heure, avant que la réunion ne
commence), ça, par le cas de Louis, le fils de Claude ; quelque chose qui consiste à dire : « Écou-
tez, au point où l’on en est, vous prenez votre carnet d’adresses, de numéros de téléphone, vous
téléphonez systématiquement, vous prospectez tout ce qui peut exister comme point de singularité
résiduel (parce que tout s’est fait balayer dans une espèce de redondance domestique de vie com-
plètement encerclée), et puis vous allez à la prospection de champs de possibles ! » Lesquels ? Et
bien, justement ! Par définition, on n’en sait rien ; ça, ce n’est pas donné dans l’analyse.
L’analyse, là, n’est plus dans le donné (puisque rien n’est donné) ; elle n’est plus dans l’agence-
ment d’énonciation, parce que, là, il n’est pas encore donné ; elle est dans les lignes de possibili-
tés qui sont recelées par tel type d’éléments… C’est quelque chose que nous avons fréquemment
rencontré avec M. sur la problématique des points de singularité : à un certain moment, il y a un
M : Moi, j’ai un problème de logique, très simple, que je vais soumettre au groupe, si le groupe
est d’accord : je voudrais que, chaque fois que tu avances une notion nouvelle, tu le fasses à par-
tir d’un exemple précis, comme tu le fais maintenant, ne serait-ce que pour nous aider à nous
ancrer un peu dans quelque chose qui fait sens pour nous, chaque fois qu’on aurait à penser en
des termes relativement abstraits… Quand tu parles de nos discussions sur la problématique des
points de singularité, donnes un exemple spécifique de situation où…
F : Mais ça… On en parlera spécialement de ces problèmes de singularité. Je ne vais pas m’amu-
ser à donner des exemples à chaque mot que j’emploie, parce que… je ne vais pas y arriver ! On
prendra des exemples sur chaque notion, quand on les traitera en particulier.
M : D’accord !
X : Quand tu dis qu’il y a plusieurs voies d’exploration (soit les données elles-mêmes, soit les
agencements, comment ils se trafiquent entre eux, soit les champs de fuite…), est-ce que cela ne
dépend pas, chaque fois, tout simplement de la problématique ? Est-ce que cela ne peut pas être
systématisé, ou bien est-ce que c’est complètement événementiel ?
F : Oui, c’est une question fondamentale, en ce sens que mon problème, il est là, justement : on
peut considérer qu’on se débrouille, chacun, avec les moyens du bord ; et quand même, il serait
peut-être opportun qu’un certain nombre de repérages méthodologiques te permettent, sinon de
t’orienter dans les différents types de choix, en tous cas de voir ceux que tu ne prends pas, ceux
que tu aurais pu prendre. À mon avis, il ne s’agit pas d’un problème d’orientation positive
– quelque chose qui indexerait la direction que tu dois prendre –, mais plutôt, le problème serait,
surtout, de ne pas omettre les multiples autres potentialités, que tu seras tenté d’oublier, simple-
ment par préjugé, préjugé psychanalytique, préjugé de systémicien, etc.. Est-ce que c’est intéres-
sant de faire un développement théorique, une sorte de formation, dans ce domaine ?
Un autre mot d’ordre, aussi, ancien, dans ce domaine, était celui de ne pas nuire ; et cela rejoint
la question que tu poses en ce sens que, avec les meilleures intentions du monde, on ne s’aperçoit
pas que, parfois, on interdit l’entrée d’une ligne de travail relatif à des agencements machiniques,
tout simplement parce qu’on les attend à un endroit, alors qu’ils arrivent à un autre !
Y : Quand il y en a énormément, on ne sait plus quoi en faire ! On travaille, parfois, sur des maté-
riaux tellement hétérogènes !…
F : Bien sûr, oui. Mais alors là, le problème est de savoir si on peut sortir d’une hypothèse – qui
n’est pas la mienne, en tous cas – non-directiviste, où… « tout va bien », « faites n’importe quoi
et ça ira toujours ».
Est-ce qu’on peut imaginer une micro-politique de l’analyse qui permette, donc, de créer des
conditions optimales pour le développement d’un processus analytique ? Moi, j’ai tendance à
penser que oui ; j’ai tendance à penser, qu’au fond, un certain nombre de repérages – notamment
sur les histoires de singularité mais pas seulement, sur la question, aussi, des trous noirs, qui pour
moi, est une histoire très importante ; sur celle aussi de ne pas minimiser certains types de com-
posantes de passage, etc. – peuvent, effectivement, ouvrir la possibilité d’une productivité des
agencements d’énonciation, qui, sinon, ne sont pas…
X : Efficaces.
F : C’est ça. Une autre raison est que, parfois, quand il se passe, effectivement, quelque chose, on
n’est pas bien en mesure d’en rendre compte. Ce qui s’est passé, parfois, on peut l’attribuer à autre
chose. D’ailleurs, c’est fréquent, je crois, dans la thérapie familiale : c’est une pratique générale-
ment efficace, où il se passe effectivement quelque chose, mais dont il est rendu compte par des
appareils théoriques qui, à mon avis, sont quelquefois tout à fait en dehors du coup. Quand ça
marche, ça marche, mais… à un moment ou à un autre, ce même appareillage théorique fera l’ef-
fet inverse : il fera un effet de blocage, parce qu’on n’a pas vu, en fait, ce qui pouvait intervenir
à telle ou telle séquence.
M : D’ailleurs, des personnes différentes emploient le même outillage théorique de façons extrê-
mement différentes. Les résultats spécifiques, pour certaines personnes, ne sont que l’actualisa-
tion d’une pratique, qui n’est pas du tout une pratique liée à l’appareillage.
F : Exactement !
M : (inaudible)…analyse, tu n’as pas une sorte de ligne majeure, mais une multiplicité d’ap-
proches, en fonction des écoles. Et la pratique, elle, est essentiellement individuelle…
F : D’une façon générale, je disais que la problématique des agencements collectifs et des agen-
cements machiniques (j’expliquerai la différence après) ne comportait pas nécessairement de
composantes de sémiologie signifiante, de faits subjectifs, de faits inter-subjectifs, de faits
conscientiels. De quoi je parle là ? Vous voulez des exemples ?
– agencement non-sémiotisé : cela peut être, par exemple, un système de codage endocrinien, ou
un système de régulation nerveuse, qui ne relèvent pas de composantes sémiotiques à proprement
parler. Il y a des systèmes d’encodage qui peuvent avoir une importance en tant que tels.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
– agencement sémiotisé, mais non-subjectif : tu peux avoir des sémiotiques perceptives, des affé-
rences perceptives, ou des phénomènes comme ceux de la cuirasse, du tonus respiratoire, dont
parle Reich ; ou des rapports qui sont sémiotisés, mais qui ne sont pas repérés subjectivement :
des rapports phallocratiques dans la société, des choses comme ça.
– rapports subjectifs subjectivisés, mais non conscientisés : ce sont, par exemple, des rapports de
caractère éthologique, des rapports de soumission, de séduction ; des rapports de territoire, des
apprentissages par emprunts, etc..
Il y a, donc, toute une série de composantes qui peuvent entrer dans les agencements, dont il n’y
a pas lieu de dire qu’elles relèvent d’une problématique du sujet inconscient.
Là, un Freudien ou un Lacanien pourrait objecter : l’inconscient dont vous parlez, ce n’est pas
l’inconscient psychanalytique. C’est un inconscient qui existe, certes, mais l’inconscient psycha-
nalytique est spécifié comme inconscient relatif à des chaînes signifiantes, relatif à une subjecti-
vation, à des phénomènes éventuels de conscientialisation, etc..
Moi, je dis : l’inconscient dont je parle est à deux parties ou : il y a deux inconscients, et ça fait
partie du même champ, bien entendu.
Curieusement, j’en étais venu à une idée qui est, peut-être une fantaisie : on pourrait prendre cette
distinction, en disant qu’il y a un inconscient relatif et un inconscient absolu.
Mais alors, ce qui m’apparaissait être l’inconscient absolu c’était la conscience, précisément : la
conscience non-thétique, la conscience sans objet, des mécanismes d’asservissement.
Car, dans le type de présence-à-soi-sans-objet, qui est celui des exemples que je prends (la
conduite automobile ou l’écoute de la musique), il y a un phénomène de conscientialisation ; plus
exactement, il y en a plusieurs, parce qu’ils sont tous différents les uns des autres.
Là, il faudrait peut-être creuser. C’est, à mon avis, un problème théorique intéressant. Du moment
qu’un processus d’encodage, quel qu’il soit, est pris dans un agencement, on doit pouvoir parler
d’un phénomène de conscience : il y a une conscience de l’inconscient dans le rêve, mais il y a,
évidemment, une conscience onirique particulière dans le rêve. Il y a une conscience dans la
Méditation Transcendantale, dans le Bouddhisme Zen, dans le phénomène de rupture du rapport
à l’objet.
X : C’est biologique !
P : Je me demandais si, dans le versant machinique moléculaire, tu ne reprenais pas ce que tu met-
tais au compte, il y a quelques années du désir ? Quelque chose, effectivement, de foncièrement
hétérogène, chaotique, rhizomatique, etc. ; dont la digitalisation – dont le marquage, si tu veux,
par des codes de type linguistique – dégagerait ce que Lacan appelle, lui, l’inconscient. Ce qui lui
permet – à lui ou aux gens qui s’occupent de psychotiques derrière lui – de dire : « Le schizo-
phrène n’a pas d’inconscient ».
Est-ce la même partition, en quelque sorte, entre ce qui est pris dans les mailles d’un système de
signification ou de signifiance, et ce qui ne l’est pas – tout le reste, qui est l’essentiel ?
F : Tout à fait ! Il y a juste un point qui me gêne dans ce que tu dis, c’est que je ne pense pas du
tout rétablir là un niveau qui serait l’opposition : processus primaire/processus secondaire. Je ne
pense pas, en particulier, qu’il y ait un niveau de chaos de quoi-que-ce-soit de cette nature. C’est
vrai – et là, je crois que tu as raison de le souligner – il n’y a pas de processus de digitalisation,
mais il y a d’autres modes de sémiotisation, qui sont tout aussi rigoureux, machiniques, exacts, et
complexes ; et ce n’est pas parce qu’on échappe à la digitalisation qu’on tombe dans le chaos,
qu’on sombre dans l’indifférenciation. C’est la seule réserve que je ferai.
La problématique du désir ? Oui. Sauf que je voudrais, surtout, échapper maintenant à quelque
chose qui a peut-être créé une ambiguïté au niveau de l’Anti-Œdipe ; à toute assimilation des flux
de désir avec une problématique, disons, économique ; avec une problématique de la libido, ou
des choses de cet ordre.
C’est donc, peut-être, pour cela que je préfère parler de composantes hétérogènes, de systèmes
d’interaction, de systèmes de fonctionnements machiniques, qui ne mettent pas en jeu une caté-
gorie générale de flux, pouvant faire penser à une problématique économique. Car je crois que
c’est là qu’on va déboucher maintenant :
Donc, on dit que, quand il y a du sujet, de la conscience du signifiant, il ne s’agit jamais d’enti-
tés transcendantes, qui se maintiennent à travers les espaces, à travers les situations, à travers le
temps, mais il s’agit, disons simplement, de carrefours, d’agencements.
Ce qu’on retrouve, c’est un phénomène de carrefour, un phénomène d’intersection, mais ça ne
veut pas dire que cette intersection, ce carrefour, soit une constante.
Lorsqu’un des agencements qui concourent à ce carrefour perd sa consistance, il peut y avoir
défaillance d’un phénomène de subjectivation ; d’un des phénomènes de subjectivation – il y en
a autant que d’agencements d’énonciation, en l’occurrence.
Je vais prendre un exemple, pour faire plaisir à M.
Une chanteuse professionnelle – qui a donc un niveau de compétence bien élaboré – perd sa mère.
La semaine qui suit, elle perd deux octaves, se met à chanter faux, toute sa compétence tombe en
F : Il serait peut-être arrivé autre chose, mais en particulier, elle aurait perdu les mêmes octaves,
les mêmes compétences ; étant donné qu’elle ne les aurait pas travaillées, elle ne l’aurait pas repé-
ré, pas conscientialisé. C’est en raison de son niveau de compétence et de performance dans ce
domaine, qu’elle peut repérer un rétrécissement, là. Sinon, le même type de fading du sujet se
serait produit, et dans un climat général de dépression, mais sans avoir repéré exactement ce que
sont les index correspondants.
C’est quelque chose que vous voyez, par exemple, dans la fatigue en automobile : il est souvent
extrêmement difficile de se rendre compte qu’on est fatigué, qu’on est en train de s’endormir. Il
faut avoir un certain type de points de repère ; il faudrait presque… je ne sais pas… faire des mul-
tiplications ou des divisions pour dire : je suis en train de m’endormir…
M : Je ne suis pas convaincu ! Ce n’est pas par hasard… une fille qui vient me voir en me disant :
« J’ai le mal de mer » et qui, juste après, me parle de sa mère… (inaudible)............... Là, tu dis :
« Si cette fille n’était pas chanteuse, il n’est pas impossible qu’elle ait perdu ces mêmes octaves,
mais elle ne pourrait s’en rendre compte. » Je ne suis pas convaincu : dans quelle mesure la perte
d’octaves particuliers n’a-t-elle pas une fonction en relation avec la perte de sa mère ?
F : Et voilà ! Mais c’est toute mon hypothèse… et moi, j’en suis convaincu ! Et je pense que c’est
sur cette hypothèse là, qu’on doit réfléchir.
X : On peut, aussi, dire que c’est punitif : qu’elle a perdu sa mère… et que…
F : Voilà ! On peut sortir toute la batterie de cuisine intentionnelle là-dessus ! Alors que, dans mon
hypothèse, les quatre ou cinq caractéristiques d’agencements (que nous allons prendre en consi-
dération) montreront qu’il y a toujours une problématique, que j’appellerai…
F : Il peut y avoir, effectivement, un problème d’un des quanta, d’une des caractéristiques des
agencements : celui d’une certaine dimension de la persistance spatio-temporelle de l’agencement
(traits de visagéité, ritournelle, etc.). Mais il ne sera pas nécessaire de faire un montage par rap-
port à des instances psychologiques transcendantes (autopunition, identification…) pour rendre
compte de ce que les rapports inter-agencements, sur lesquels était fondé le mode de subjectiva-
tion de cette femme, perdent leur consistance, du fait qu’une de ces composantes d’agencement
perd sa consistance.
De fait, dans la mesure où la mère meurt, il y a bien là un certain type de visagéité, de ritournel-
le, qui s’affaisse. Et cela peut très bien entraîner, soit un phénomène de trou noir, soit un phéno-
mène d’affaissement, de recul. Du coup, cela rend parfaitement compte de ce que d’autres terri-
toires – comme un territoire musical – en subissent immédiatement le contrecoup.
Cette explication, évidemment, est beaucoup moins plaisante, elle a beaucoup moins de magie
que les autres explications !
P : L’hystérie.
F : Oui, exactement ! (je l’avais marqué, d’ailleurs)… Donc, cela a beaucoup moins d’intérêt que
les systèmes identificatoires, d’introjection, de mauvaise mère, de punitivité, de pulsion de mort,
et de… je-ne-sais-pas-quoi, d’ailleurs… J’ai la chance d’oublier de plus en plus… il faudra que
vous m’aidiez à l’occasion…
Le système de cartographie, dans ce que je vous propose de travailler, n’est pas magique du tout.
C’est un problème, cette perte de magie !… Et, s’il doit y en avoir, il faudra la trouver ailleurs, dans
le clan des Ferrailleurs ou je-ne-sais-quoi mais pas dans ce que tu apporteras toi, en tant qu’ana-
lyste, ou… À mon avis, moins il y en a, de magie, dans l’analyse ou dans le transfert, et mieux les
gens se portent ! Mais c’est plutôt dès qu’il y en a, qu’il faut alors vraiment s’inquiéter !…
P : …De laisser ouverte la possibilité – non pas qu’on interprète – mais qu’on articule différem-
ment des plans aussi éloignés, apparemment, que la voix – le système phonologique – et la voix
– la musique comme donnée abstraite – et la structure familiale, cela implique aussi l’hypothèse
d’autres types de connexions que ceux qu’on a pu imaginer jusqu’à présent.
- Soit sur le mode de la mise en écho des phénomènes de trou noir ; ils peuvent, eux, mettre en
écho les choses les plus différentes les unes des autres : une crampe d’estomac avec une repré-
sentation obsessive de dire que j’ai la poisse ; avec une représentation du monde qui s’assombrit,
les couleurs qui deviennent ternes, la myopie qui s’accélère… Des comportements de natures très
différentes rentrent véritablement en écho, se mettent tous à marcher au pas, comme sur un pont,
et ils sont en train de faire ébranler le pont de façon catastrophique ; parce que tous se mettent
dans le même rythme binaire de trou noir : « C’est la merde. Ça marche pas ». Voilà ! Tout le
monde se met à dire ça en même temps. Peu importe que ce soit des instances très différentes qui
le disent. Il suffit qu’elles se mettent à le dire et à battre le rythme : il y a un phénomène de catas-
trophe qui se déclenche.
– Soit sur le deuxième mode, très différent, celui des composantes de passage : cette fois, ce n’est pas
n’importe quoi qui communique avec n’importe quoi. C’est un certain type de possibilité que telle
composante entre en concaténation avec d’autres composantes : ce que j’appellerai un phénomène de
Y : Est-il important de définir la nature des liaisons qui se passent entre les différents agencements
que tu peux repérer ainsi ?
F : C’est ce que nous allons étudier spécifiquement. Que sont les composantes de passage, quand
elles existent ? Qu’est-ce qui fait que ça ne passe pas, par moments ? Qu’est-ce qui fait que ça
fait effet de trou noir ? de catastrophe ? ou, tout au contraire, fusion d’agencements conjugaux,
qu’on ne peut pas séparer, ou qu’il faudrait séparer à la hache, ou en tuant les gens, l’agencement
n’est plus dissociable, etc.. Il s’agit de savoir ce qui fonctionne à ce moment là ?
F : Ce sera un problème – mineur, je pense – mais ce sera aussi un problème. Je ne crois pas qu’il
sera prévalent.
Y : Tout à l’heure, à propos d’inconscient absolu et d’inconscient relatif, tu disais : il faut imagi-
ner un mode de subjectivation conscientiel, conscientialisé, qui ne tombe surtout pas dans l’alter-
native rapport subjectif/représentation cosmique d’une libido. Donc, là, je crois qu’on est en plein
dans ce problème ; parce que, si ce n’est ni l’un ni l’autre, effectivement cela pose le problème
du diagrammatisme. Mais là, se pose très concrètement la question des connexions que ça
implique…
Z : (inaudible) …Qu’est-ce qui pourrait remplacer, comme mode de liaison, dans ce que tu pro-
poses, ce qu’on a appelé, ce que Freud a appelé la Libido ou l’Éros ?
F : Voilà ! Le premier repère qu’on peut avoir, c’est déjà de se retirer de l’esprit toute infra-struc-
ture instinctuelle, pulsionnelle : infra-structure de besoin par rapport aux phénomènes d’énoncia-
tion sémiologiques.
Évidemment, les comportements codés (on ne les appelle plus « instincts », mais peu importe,
cela peut s’appeler des phénomènes éthologiques, des phénomènes de grégarité, de fuite, de
maternage) existent. Mais, quand ils interviendront dans les agencements, c’est de plain-pied
qu’ils interviendront, et non à titre d’infrastructures. Comment est-ce possible ?
Ils interviendront directement, à titre de composantes qui interfèrent dans un agencement et
dans un autre agencement : on trouvera des phénomènes de ritournelle, des phénomènes de
rythme, de structure de visagéité, ou des phénomènes de devenir-animaux, qui traverseront dif-
férents agencements. C’est ce qui permettra, justement, de les faire intervenir, notamment les
phénomènes de territorialisation.
Les phénomènes de besoin, c’est la même chose : jamais un besoin (n’en déplaise à David Cooper
ou je-ne-sais-qui, avec la nouvelle théorie des besoins !) ne devra être considéré comme infra-
structure d’un fait subjectif.
F : Ce n’est pas parce qu’il l’a dit, que je ne vais pas le dire !… Mais, je ne sais pas s’il l’a dit
exactement comme je vais le dire maintenant ; à savoir que, un besoin d’alimentation (outre qu’il
peut parfaitement s’abolir, c’est le cas de l’anorexie), on voit bien que ce n’est pas tellement un
besoin fondamental : ça peut tout à fait s’arrêter. Il y a toutes sortes d’anorexies, il n’y a pas que
des anorexies psychopathologiques : il y a des gens qui s’arrêtent de manger, comme ci, comme
ça, parce que ça les ennuie, parce que ça les fatigue ; il y a des gens qui font la grève de la faim.
Ce type de besoins est lié à des agencements collectifs, à des agencements sociaux, qui les déter-
minent entièrement. La faim, là, n’est absolument pas l’équivalent d’un instinct ou d’un besoin
codé ; c’est quelque chose qui, dans un individu, représente le carrefour d’une instance sociale,
géopolitique, économique, venant marquer son élément de croisement, son élément de sous-
ensemble sur le personnage : ça fait de la faim ; ça pourrait ne pas en faire. Et ça fait tel type de
faim, et pas tel autre.
Pour la sexualité, pour n’importe quel type de besoin, il s’agit toujours de l’interaction d’un agen-
cement collectif extrêmement complexe, dans lequel rentrent des éléments, et pas du tout d’une
infra-structure instinctuelle…
P : Une seconde ! À propos du besoin… Puisque tu parlais tout à l’heure des encodages biolo-
giques, etc., pourquoi ne reconnaîtrais-tu pas là, l’existence d’encodages de ce type ?Parce qu’il
y a quand même des limites. Il y a la mort, quand même.
F : Mais même la mort… Oui. Sauf qu’il se trouve qu’en l’occurence, là, il s’agit d’encodages
sociaux, et pas d’encodages biologiques. Encodages sociaux qui peuvent interférer avec des ques-
tions biologiques, éthologiques, écologiques, mais…
F : Il faut faire attention, parce que tu faisais référence à Lacan, et je ne suis pas, moi, convaincu
qu’il soit allé au bout de sa critique.
Z : Peut-être n’est-il pas allé au bout, mais c’est vrai que c’est parti de là… (inaudible)…
Or, sa source renvoie, incontestablement, à une théorie d’étayage et, quelque part, à des besoins.
La sexualité orale est définie comme s’étayant sur la faim, etc.. La notion de zone érogène, je
crois, devrait être mise tout à fait en cause, car elle implique bel et bien, toute une économie de
l’étayage subjectif.
De même, la notion de but va nous renvoyer à la critique de la notion de tension, de celle de satis-
faction. Le but, c’est la levée, la liquidation d’une tension. C’est là, donc, tout un système
économique ; une sorte de principe de constance préside à cette économie. (Cette critique ne
devrait pas faire de difficultés entre nous, à partir du moment où, déjà, les uns et les autres, je
crois, vous avez participé à la critique de (inaudible) aux conceptions thermo-dynamiques qui
régnaient à l’époque de Freud). Pour moi, il n’est même pas question de mettre en cause l’an-
cienne thermo-dynamique de l’équilibre, mais de mettre, purement et simplement, toute référen-
ce thermo-dynamique en cause.
Le but de la pulsion freudienne nous renvoyait à la distinction principe de plaisir/principe de réa-
lité, avec l’histoire des énergies liées, etc..
Au niveau du principe de réalité, toute une série d’instances jouent une fonction régulatrice – qu’il
s’agisse de la conscience, du jugement, de la mémoire, de l’action, etc.. Donc, on voit bien que
sont étayées sur la notion de but de la pulsion des fonctions logiques, des fonctions praxiques les
plus diverses.
L’objet de la pulsion, ce sont, dans la conception freudienne, des objets assez délimités au corps
(corps-sein-fesses-voix-parole, etc.). Lacan en a fait une sorte d’intégrale, avec sa notion d’objet
petit a. Mais, de toutes façons, ses algorithmes et tout, ramènent toujours le petit a à la pulsion,
qu’on le veuille ou non ; et, à mon avis, rétablissent bien ce type d’infra-structure.
Ajoutons à cela quelque chose sur quoi Lacan est revenu, mais, à mon avis, ce n’est pas limpide :
cette idée – absurde entre toutes – d’établir une sorte de progression dialectique entre les objets,
comme s’il y avait une trajectoire, un parcours du combattant ! On commence par l’objet oral et
on finit par… je-ne-sais-pas-quoi ! (encore une fois, j’ai dû oublier en cours de route.)
Là aussi, cette sorte de dialectique absurde des objets pulsionnels implique qu’il y ait, quelque
part, un programme tout monté.
Le dernier point est celui de la représentation. Car, si vous vous souvenez du schéma freudien, la
pulsion est réprimée, et la représentation est refoulée. Il y a donc une sorte de traitement de la pul-
sion par l’intermédiaire des délégués, des représentants de la pulsion. C’est vraiment comme si,
dans l’usine, on ne pouvait discuter qu’avec les délégués syndicaux !
Enfin ! Il y a, quand même, aussi, d’autres moyens, d’autres procédés : il n’y a pas forcément que
ce système de représentation. L’opposition entre représentation de la pulsion et pulsion ne va pas
de soi du tout, et c’est ce qu’on remettra en cause dans cette théorie des agencements. C’est-à-
dire qu’on ne retrouvera pas l’opposition, somatique et psychique, avec les deux modes de repré-
sentation psychique qui sont la (inaudible) et les affects. On aura des modes de sémiotisation
différents, selon qu’il s’agira de sémiotiques de caractère iconique, discursif, linguistique et
autres. Mais cela ne veut pas dire, pour autant, que ces sémiotiques seront représentatives d’un
phénomène pulsionnel, qui serait en quelque sorte, le contenu univoque de ces affects, qui en
Du même coup cela fait tomber la notion de refoulement, puisque, dans cette problématique des
agencements, on ne pourra jamais parler de refoulement.
Reprenons l’exemple de cette femme qui a perdu ses octaves : ses octaves n’ont pas été refoulés !
Simplement, ça ne sémiotise plus. Ils se sont affaissés. Ils ne sont pas passés ailleurs, sous la table,
en dessous de la représentation. Ils ne sont pas là, en train de pousser, pour dire : « On voudrait
bien ressortir ! » La question ne se pose pas dans ces termes. Il y a des modes de sémiotisation
qui fonctionnent ; et puis, dans d’autres contextes, ils ne fonctionnent pas, ils s’éteignent.
De même, pour la dichotomie entre les contenus manifestes et les contenus latents, par exemple
dans le rêve ou dans n’importe quelle psychopathologie de vie quotidienne, ce n’est pas du tout
comme cela que ça s’étagera.
Il y a un certain mode de sémiotisation plein, qui n’est pas latent, qui a son propre mode de
conscientialisation, sa propre syntaxe, son propre fonctionnement : c’est celui du rêve. Et puis, il
y a un autre mode de fonctionnement qui est celui de la veille. Il n’est pas question de traduire
l’un dans l’autre. Il est question de voir qu’on passe d’un agencement d’énonciation à un autre et
que de l’un à l’autre, on ne met pas en jeu les mêmes types de composantes. Cependant, certaines
des composantes se retrouvent de l’un à l’autre ; et sans qu’on puisse les traduire d’un agence-
ment à un autre, c’est certainement tout à fait utile d’essayer de repérer « qu’est-ce qui passe ?
qu’est-ce qui ne passe pas ? d’un agencement à un autre ? » ce qui est tout différent de faire une
interprétation.
Comment est-ce que je traite mon problème passionnel, par exemple ? ma composante passion-
nelle : je suis amoureux de… ou j’ai peur de…, ou de la mort. Comment est-ce que je traite cela
dans mon agencement d’énonciation onirique ? Qu’est-ce que j’introduis là-dedans ?
Vas-y ! Sur cette scène de théâtre, tu joues ça avec tels moyens. Et puis, sur une autre scène, tu
joues avec un autre instrument. Maintenant, fais le moi au piano ! ou – comme on dit – dites le
moi avec des fleurs !
Mais ça ne veut pas dire qu’il y a un phénomène de traduction. Et ainsi, vous remarquerez, sont
restitués les pleins droits, la pleine authenticité de ces modes d’expression dans les différents
agencements d’énonciation.
C’est dans la mesure où l’on dit qu’il y a des complexes fondamentaux, des structures, des objets
partiels, des pulsions, des instincts de mort, d’Éros, etc., dans la mesure où l’on introduit de telles
constantes, qu’on peut, ensuite, dire qu’il y aura traductibilité. Elle se fera toujours en référence
à ce code central qui est déposé dans cette pulsion, ces complexes, cette généalogie des stades, et
des choses de ce genre.
Si vous faites sauter cela, vous n’avez plus de possibilité de traduction. Vous avez une praxis par-
ticulière, un autre agencement d’énonciation qui consiste à dire : « Fais moi un autre discours qui
ne sera pas un métalangage, mais un autre discours, qui prendra en compte le discours que tu as
sorti, à ton réveil, de ton rêve ; et puis, le discours que tu me tiendrais sur la problématique – tel
que tu en parles avec tes proches – de ton amour, de ta passion, de ta peur de la mort… »
F : Ce n’est même pas une synthèse, c’est un autre discours ; complètement original. Il implique
un degré de créationnisme, il réinvente les mêmes objets. De même, si tu te mets à réécrire
Hamlet, tu ne vas pas faire une synthèse des anciens Hamlet, tu vas faire un autre Hamlet ; même
si tu prends le même titre, tu vas faire une autre pièce, mais tu ne vas pas synthétiser…
Cette idée nous amène à mettre en cause la notion d’économie. (là, je me rapproche de la question
F : Il n’y en a pas.
P : On peut dire qu’il n’y en a pas. On peut dire qu’il y en a tout le temps, aussi.
F : Mais non ! C’est très fâcheux ! Il faut prendre un autre mot. Je préfère parler de signes-parti-
cules, car si tu parles d’énergie, tu vas être obligé d’inventer un système où de petites quantités
d’énergie peuvent avoir des effets considérables, et doivent se protéger des super-affects qui vont
balayer ces petites quantités d’énergie ; et tu trouveras cette poisse dans toutes les histoires de
sublimation, etc..
Là, pour changer de territoire, avoir envie de. (je vais partir, je vais m’installer au Brésil, ou :
maintenant, je vais refaire du piano, ou : maintenant, ma mère est morte, le piano, fini !), ce ne
sont pas des quantités d’énergie qui interviennent. Ce n’est pas : « Allez ! Remets-m’en un coup !
Ah ! Encore une chope de libido et ça va partir ! » Pas du tout !
Ce sont des connexions machiniques toutes simples. Exactement comme dans les systèmes infor-
matiques : des machines qui marchent sans énergie – ou à un niveau tel, que ce n’est pas pertinent.
Tel type de connexions, tel type de singularités met le feu à un système, complètement, le fait
démarrer du point de vue sémiotique : une intuition poétique, un fantasme délirant, et puis tu pars
dans un trip schizo, tu tournes fou ou tu tombes amoureux… Mais il n’est pas question de quan-
tités d’énergie là-dedans, il n’est pas question de pulsion de base.
F : Question-piège : il peut se faire que, dans un tableau dépressif, il y ait certaines composantes
avec facteur énergétique. Mais ça ne veut pas dire que le régime d’ensemble de l’agencement relè-
ve de cette problématique énergétique : tu peux très bien donner des vitamines, du Tofranil, et
tout, pour intervenir sur la composante dépressive, sans que cela ait aucune sorte d’incidence sur
l’économie générale de l’agencement dépressif. Simplement, tu interviendras sur une des com-
posantes somatiques ; mais ce qui fait les systèmes d’interconnexions, de disjonctions, de trou
noir, etc., ne relève pas de cette composante énergétique particulière, qui interviendra au niveau
somatique de la dépression.
P : Ça c’est sûr !
F : Oui, pour la dépression. Mais dans le mécanisme général pulsionnel, il y a nécessité de liqui-
der toute cette notion énergétique relativement aux pulsions.
M : … C’est la multiplicité des éléments qui joue un rôle ; ce qui n’exclue pas que, de temps en
temps, le grand père Freud ait aussi raison, mais par hasard, pour une partie limitée ; ou que la
psychiatrie traditionnelle, les éléments génétiques, etc., aient aussi quelque chose à dire.
Mais, ce qui me semble très important – effectivement – c’est une approche qui permette de ne
pas être piégé par une seule manière de voir, et qui, pourtant, laisse la possibilité à toutes les
manières d’avoir un rôle à jouer.
Pour moi, qui ai, par exemple, passé une partie de mon temps à parler uniquement des systèmes
qui dépassent l’individu : les systèmes économiques, sociaux, culturels, politiques, etc., mainte-
nant, il se trouve que je me remets à penser : « Et les systèmes infra-individuels ? génétiques,
neuro-physiologiques, et autres ? » Ils ont un rôle extrêmement important… et même si on les
appelle des encodages !
Ce qui est très riche dans ce qu’on entend aujourd’hui, c’est la possibilité d’un champ ouvert.
Cette multiplicité de recoupement de lignes bizarres qui, à un moment donné, font que quatre ou
cinq voies apparemment (inaudible) passent par le même point. C’est extrêmement riche.
Mais le problème sera : Comment, concrètement, organiser un contexte qui permette aux singu-
larités de proliférer ?…
F : Donc, voilà : j’ai mis en question la notion d’infra-structure libidinale, pulsionnelle, de quan-
tité, principe d’économie. Il va de soi, d’ailleurs, que je mettrai en question les notions de dyna-
mique et de topique freudiennes, pour d’autres raisons : la topique parce que je suis tellement pour
la topique, que je ne suis pas pour la topique freudienne. Je suis tellement pour la cartographie,
que la cartographie freudienne me paraît complètement restrictive (et ne permettant pas du tout
de rendre compte des phénomènes). Quant à la dynamique, j’ai dit les raisons : il y a des systèmes
d’ouverture, de prolifération, des systèmes de mouvements d’équilibre, qui ne sont pas du tout du
registre des rapports refoulé/refoulement, des choses de cette nature.
On pourrait être tenté de dire : « Mais alors ? S’il n’y a pas d’énergie à la base des systèmes
d’agencements, au fond, ce qui va les actionner, leur servir, en quelque sorte, de système causal,
c’est un principe de déterritorialisation – voire un principe de néantisation, pour reprendre le
terme sartrien ; il va faire, au fond, qu’il y a, ou qu’il n’y a pas, connexion, etc.. N’allons-nous
pas retrouver une catégorie générale de déterritorialisation, comme fondement des agencements ?
Avec cette nuance que : la déterritorialisation serait une sorte d’énergie neutre, d’énergie
blanche ? »
P : En ce moment, je travaille les questions du visuel, de l’iconique dans le rêve ; pour prendre
un peu à rebrousse-poil l’hypothèse selon laquelle on ne s’intéresse qu’à ce qui se dit. L’idée était
de partir du texte du rêve, tel qu’il est dit, et essayer de travailler comme si on avait à faire à un
film, avec des composantes sémiotiques assez diverses, où il y a de la parole, du mouvement, de
la lumière, où il y a des images qui bougent.
Faire l’hypothèse, donc, que l’analysant raconte, comme il peut un film qu’il a vu. En première
approximation. On pourrait dire, aussi : quelque chose qu’il a vécu dans sa peau, son équilibre,
sa coenesthésie, etc.. Mais enfin, on peut s’en tenir, dans une version restrictive, à l’expérience du
film, c’est assez commode.
Entre autres, j’avais été frappé par le rêve qu’a fait un garçon, qui se définit, lui, comme homo-
sexuel. Il est venu en analyse pour cela, parce qu’il est homosexuel malheureux. Et il avait fait le
rêve suivant. Il dit ceci :
Je suis dans un train, avec d’autres gens. Ma main droite touche les fesses, probablement d’une
femme, et c’est une sensation extrêmement agréable. C’est la première partie du rêve : du plaisir
qu’il décrit.
F : et la honte !
Z : …Dans le rêve, comme production cinématographique de Fellini, on voit proliférer des corps
à l’infini, dans tous les sens, jusqu’au réveil, où il constate que la femme qu’il voit comme ça,
c’est celle du rêve ; mais il n’y a pas de femme, en fait : toutes celles qu’il a vues là, annulent
toute autre.
Z : J’ai envie, vraiment, d’embrayer sur ton impression qu’il demandait une éventuelle transfor-
mation de l’agencement de la cure… un peu pour rebrancher F. sur cette question : « Comment,
à prendre ainsi d’autres éléments que ceux du discours, faire entrer dans le système d’énonciation
tant d’éléments disparates ? » Qu’est-ce que tu proposerais alors, comme cadre pour mettre en
place la schizoanalyse ?
P : Attends ! Restons un peu sur cet exemple précis. Si j’ai raconté le rêve de ce patient, c’est aussi
parce que je ne lui ai pas du tout posé des questions sur les mots. Effectivement, à un moment
donné, je lui ai dit : « Écoutez, c’est quand même drôlement intéressant, ce que vous me dites ! »
Et je lui ai demandé de faire un plan : il a commencé à dessiner le plan du compartiment. Si tu
veux, j’avais l’impression que c’était bien par là qu’il fallait focaliser plutôt que sur les phrases.
Z : C’est pour cela que j’embraye directement sur la sortie d’une espèce de scène pré-établie entre
lui et toi : quelle place occuper ? Où est-ce que vous pourriez être ? Est-ce que c’est vous qui êtes
à côté d’Éva ?
M : (inaudible)…
Z : … Donc, que proposerais-tu, aussi bien pour utiliser ce que dit P au niveau des éléments ico-
niques, que pour les éléments de ta chanteuse qui perd des octaves ? Que pourrait-on imaginer ?…
Au niveau actuel, on voit bien qu’il y a un cadre sur lequel jouent la famille, les générations, la
case vide… Quand tu inaugures avec des dessins, tu privilégies l’élément visuel, un autre élément
qui n’est plus d’ordre auditif. Dans la pluralité de ce que tu fais mettre en scène, ce serait comme
une séance, ou une pratique de la schizoanalyse.
Comment envisagerais-tu de pouvoir, concrètement, permettre à tous ces agencements d’avoir
une existence sur un lieu qui soit saisissable dans une rencontre avec un thérapeute, avec un
schizoanalyste ?
F : Moi, je prendrai des exemples que je connais mieux, parce que ce sont les miens… Mais, je
voudrais remarquer, dans ce que tu dis, ceci, il y a une première chose qui est essentielle, et que
tu pointes ; c’est le fait qu’il y a une jouissance, en quelque sorte, topologique, jouissance des per-
mutations ; jouissance d’espace – qui n’est d’ailleurs pas un espace calme, mais un espace de per-
mutations. C’est un espace très particulier : devant, derrière, en diagonale… Quelqu’un fait les 36
positions, et dans un train en marche ! C’est formidable ! Il est devant, derrière… Finalement,
c’est le genre de choses dont on n’a rien à dire, par définition ! « C’est vraiment très bien !
Continuez ! Tout va bien ! »
X : Si ! lui payer un abonnement de train ! « Demandez à la Sécurité Sociale qu’elle vous paye
une carte de train »… (rires)
M : La dernière phrase du rêve me fait penser à celle de Kafka : « Et pourtant, je l’ai toujours
aimée », à la fin de ce texte qu’il dit avoir écrit « comme une éjaculation, en une seule nuit »,
Verdict. Il faudrait travailler ça… (inaudible)… C’est, effectivement, extrêmement riche comme
ligne de travail de ce qu’il nous a donné, et qui, apparemment, est tout à fait aérien, n’est pas sou-
tenu, n’est pas ancré par tout ce qui est l’orthodoxie créationnelle…
F : Mais pourquoi ce type là, quelque part, s’investit sur la honte ? Pourquoi ? Son plaisir de la
honte est tel, que, probablement, il doit foutre en l’air tous les autres registres de fonctionnement
qui sont les siens… Mais je crois que c’est encore plus compliqué, là : en effet, quand il dit
« encore une fois, je n’ai pas de femme » il se persécute tout seul, en somme, parce que, par
ailleurs, il n’en veut pas, de femme.
P : Il reprend à son compte, en fait, une phrase venue d’ailleurs. Il n’en a rien à faire, ceci dit,
dans sa vie pratique.
Z : Les conditions de cette honte et de cette impossibilité d’articuler font que, lorsque ça s’arti-
cule en langage, ça pose un problème, qui est : « je n’ai pas de femme en moi ». C’est l’impossi-
bilité d’avoir en soi cette multiplicité de côtés – à la fois d’un côté, de l’autre… – parce qu’en fait,
il est seul dans le compartiment, les autres personnages sont…
Comment est-ce que cela pourrait s’ouvrir sur un programme… et prendre consistance ?
F : C’est impeccable dans le registre des permutations ; cela fait bien partie de l’économie de
prendre toutes les places à la fois. Mais, il y a un élément dont on ne rendra pas compte de cette
façon, c’est celui de la honte.
P : La honte se confond avec une certaine logique de l’espace : une logique phénoménologique
(« Ce n’est pas possible ! elle est en face de moi, en plus elle est en diagonale, je ne peux pas lui
Y : C’est aussi le problème que tu posais tout à l’heure, de cette disjonction entre conscience et
subjectivité. L’acte discursif implique le rapport de subjectivation. Et l’énonciation de la diago-
nale fait que le phénomène tombe. Parce que, effectivement, on est passé dans cet autre champ,
dans cet autre inconscient.
F : On est passé dans le champ où il faut rendre des comptes : tu es assis devant ou tu es assis der-
rière ? Tu es homme ou tu es femme ? Explique toi ! Tu ne peux pas être partout ! Il y a un lan-
gage ! C’est : oui/non, blanc/noir.
Y : Comme dans le film Sunseat Boulevard. On est passé au parlant. Cette star, venant jouer son
propre rôle dans un film parlant, sous forme d’une star déchue, est confrontée au problème du
scénario. Les producteurs n’en veulent pas : ses scénarios sont vides. Mais, le cinéma, ce n’est
pas un problème de discours, de dialogues : c’est un problème d’images et de montrer… Toute
son impossibilité dans le film tient autour de cela…
P : D’où ça vient ? D’où vient l’injonction ? À ce propos, je pensais au dernier film de S. Kubrick,
Shining.
Pour résumer : un homme est chargé de garder un hôtel, complètement isolé en plein hiver, où il
sera seul dans cet immense espace avec sa femme et son gosse. On lui dit qu’il sera très bien payé,
nourri, ce sera très bien, il vivra vraiment comme dans un palace (c’en est un). Mais à une condi-
tion : il doit savoir, quand même, qu’il y a une histoire. Il s’est passé un drame, ici, il y a quelques
années : le gardien a tué à coups de hache sa femme et ses deux filles. C’est pourquoi on a beau-
coup de mal à trouver quelqu’un qui veuille bien reprendre la place. Lui, répond que ça lui est
bien égal, au contraire ! C’est très drôle ! Très amusant ! « — Mais votre femme n’y verra pas
d’inconvénient ? — Mais non, mais non, mais ma femme… » À sa manière de prononcer ces
mots, on sent que déjà, de toutes façons, sa femme n’a pas voix au chapitre, la cause est enten-
due, c’est lui qui décide.
Ce que j’ai trouvé extraordinaire, c’est l’idée qu’il y avait un lien, une connexion entre l’espace
(son architecture, son dessin, le décor, la couleur, la disposition, la grandeur des pièces, la pro-
fondeur des couloirs, etc.) et un certain état de société, une certaine éthique, un certain type de
fonctionnement des machines familiales, qui pouvait se transmettre tel quel, simplement au tra-
vers de ce décor. Du moment qu’il était là, cet homme était pris littéralement, dans une machine-
rie paranoïaque, transmise par le dix-neuvième siècle : « Tu ne vas pas être un mec moderne, qui
fait la vaisselle, et qui se laisse monter dessus par le gamin ! Ça ne va pas du tout ! » Et, de fait,
il répond à cette injonction ; il se passe un phénomène de cet ordre.
J’ai trouvé intéressante l’idée que la folie ne vient pas à quelqu’un, nécessairement dans une rela-
tion à d’autres sujets ; mais au travers de tout un dispositif architectural, et de décor qui tiennent
lieu…
P : Plus qu’un territoire, c’est toute une culture : ces meubles, cette énorme cuisine, le garde-
manger…
P : C’est vrai ! Le premier moment d’angoisse, c’est le tricycle. Le bruit. Sur le tapis, on n’en-
tend rien, et puis, dès qu’il sort du tapis et qu’il est sur le marbre ! Là tu commences à avoir vrai-
ment peur ! La bande son est extraordinaire !
X : Et la machine à écrire ?
P : Oui ! C’est un élément d’angoisse inouï ! Alors que ce n’est rien du tout ! (C’est quelque
chose ! N.D.L.C. )
« Seul le périssable
demeure »
À Jacques Lejeune
CHIMERES 1
MADY LAFARGUE
CHIMERES 2
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 3
MADY LAFARGUE
CHIMERES 4
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 5
MADY LAFARGUE
CHIMERES 6
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 7
MADY LAFARGUE
CHIMERES 8
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 9
MADY LAFARGUE
CHIMERES 10
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 11
MADY LAFARGUE
CHIMERES 12
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 13
MADY LAFARGUE
CHIMERES 14
« Seul le périssable demeure »
Mais n’est pas hyperboréen qui veut. Vivre par des tempé-
ratures de -50° exige pour ne pas y périr un appareillage
culturel précis.
Le vécu quotidien contre le thermomètre (voir la mort du
père par le froid, dans le labyrinthe de Shining, film de
S. Kubrik).
La « modélisation » thérapeutique esquimau, mise en place
en tant que support théorique, rendait plus accessible des
temporalités quotidiennes.
Michel, objet-sujet d’une Histoire, excluant à chaque fois
l’histoire et la géographie – c’est-à-dire du quotidien – en
avait un peu plus. S’il pouvait par moments disposer d’une
certaine perception temporelle ouverte, son rapport à
l’espace et à son corps restait pour l’instant assez labile.
Je me mis à la recherche d’une articulation possible entre
l’histoire et la géographie. Articulation suffisamment spé-
cifique pour que nous puissions l’aborder ensemble comme
pour « le modèle Inuits ». Compte tenu aussi de l’impor-
tance constituée par l’apport de « mots » nouveaux et com-
muns dans le quotidien.
IV. De la continuité.
CHIMERES 15
MADY LAFARGUE
CHIMERES 16
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 17
MADY LAFARGUE
CHIMERES 18
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 19
MADY LAFARGUE
CHIMERES 20
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 21
MADY LAFARGUE
CHIMERES 22
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 23
MADY LAFARGUE
CHIMERES 24
« Seul le périssable demeure »
CHIMERES 25
MADY LAFARGUE
CHIMERES 26
Les séminaires
de Félix Guattari 04.10.1984
Gériatrie à Genève
M. & Félix Guattari
M- Mon propos concerne le problème des vitesses et du ralentissement gênant pour le vieillard
malade en milieu hospitalier ; et le parcours d’accompagnement se situe dans l’hôpital de géria-
trie à Genève. Je ne vais pas rentrer dans le détail, quel genre de parcours ont ces vieillards hos-
pitalisés, ce n’est pas là précisément mon propos. Il s’agit d’un hôpital genevois très propre, avec
deux équipes de nettoyage, l’une le matin, l’autre l’après-midi, constamment en train de balayer
à droite et à gauche, de passer la ponceuse, et de faire qu’il n’y ait là aucune trace des personnes.
Un monsieur, à tout moment de la journée, attend devant la porte où il demeure. La porte est lais-
sée ouverte et il attend. Il attend sans savoir très bien s’il doit rentrer ou sortir de sa chambre.
Dehors les services circulent normalement à vitesse grand V. et lui, il est là, affolé, parce qu’il est
censé être très perturbé. Alors je m’occupe de lui parce qu’il embête les équipes et parce que, moi,
je m’embête avec ceux qui sont trop en place. Je branche avec lui en le voyant là. Il est là, il est
un peu troublé, disons. Du coup, je m’approche. Je ne dis rien mais je fais plusieurs gestes vers
la direction où j’ai décidé qu’on allait se balader, il s’agira de traverser le long couloir entre sa
chambre et la cafétéria.
Au moment où l’on commence à marcher, je vis une étrange transformation : mon corps com-
mence à l’accompagner par des mouvements de cou en essayant de chercher sa méthode de
démarche. En marchant parallèlement à lui je suis, je ne sais pourquoi d’ailleurs, en train de tour-
ner mon torse vers lui. Je marche un peu à la façon d’un cheval qui voudrait courir mais qui en
est empêché. Et c’est ainsi que nous avançons lentement.
C’est là qu’il y a un décalage de démarche. En l’accompagnant à cette vitesse-là, je me fais inter-
peller par les autres : – qu’est-ce que tu es en train de foutre ! Tu te crois au parc un samedi après-
midi ! C’est très embarrassant parce qu’il faut jongler avec ces allusions et le fait de continuer à
marcher avec lui.
On continue à marcher et, à partir de ce moment-là où il me semble me brancher dans sa vitesse
très ralentie, je remarque que son regard qui est toujours penché vers le sol très glissant change :
il tourne la tête et lève les yeux pour venir vers la partie de mon corps qui est tournée vers la
sienne.
Ainsi l’on marche et l’on arrive vers la loge. C’est l’endroit où il y a l’ambulance, les gens qui
arrivent sans chemise blanche, il y a le téléphone, il y a beaucoup de visites. Et là il y a un carre-
four intéressant dans cette vitesse-là pour ceux qui sont soi-disant paralysés ou semi-paralysés, si
l’on respecte cette vitesse-là devant le téléphone, les visites. Souvent il y a une situation de
« Tiens ce manteau-là », une ébauche très précise de situation de constat. « Le chien de mon voi-
sin. » « Mon appartement. » Et à partir de là, très hétérogènes, très complexes, ont permis quelque
part que, dans cette lenteur, on repère des lieux matériels.
Voilà une partie de la chose. Mais que se passe-t-il quand, en marchant de cette façon là, à un
moment donné, des indices de repérage font que des existants très concrets brouillent la fonction
de l’oubli. Souvent on dit que ces vieillards-là ont une mémoire très défaillante. Mais j’ai remar-
qué que la fonction d’oubli, souvent, est brouillée par la présence de ces indices concrets ; et ce
vieillard vit quelque chose de très concret : en marchant dans cette lenteur, il se redresse comme
si le toit qu’il faut à cette courbure de dos s’élevait et il dit à un moment donné des choses, très
concrètes elles aussi, qui appartiennent tout à fait à l’ordre des choses dont on peut parler
normalement.
F- Et toi, est-ce à partir de ta prise dans ce type de vitesse que tu tes mis à démarrer dans une
réflexion autonome vis-à-vis de l’institution, à t’en démarquer ?
M- Ce qu’il y a de fou, c’est cet élément banal. Il n’y a pas de chose aussi élémentaire que de ren-
trer dans la vitesse de ces gens-là mais c’est quelque chose de révoltant pour les autres ? Cela fait
bouchon. Pourquoi ?
F- Cela, c’est la réaction du milieu, de l’environnement. Mais pour toi-même, il n’y a pas eu ce
contre-effet négatif, mais un effet positif.
M- Ah oui ! Et toute la fonction du regard à côté est extrêmement présente. Dans ces regards-là
on lit : « qu’est-ce que c’est que cette histoire ! » Regards qui poussent vers l’accélération. C’est
quand même très intéressant.
M- C’est curieux, cela m’a fait penser aux infirmières qui viennent de l’Afrique. Elles sont très
appréciées par ces gens, parce qu’elles sont très lentes soi-disant. Alors, tout le monde est très
content avec elles. C’est la remarque du chef du personnel.
M- Il n’y a pas de question. C’est juste une entrée à cette mouvance et j’ai été affolé de voir que,
en rentrant dans ce temps, une quantité de choses de l’ordre du quotidien pouvait émerger et
reconstituer quelque chose.
F- Ce n’est pas du tout le fait du ralentissement ou de l’accélération en tant que tels qui impor-
tent, mas c’est le déclenchement d’une singularité qui est toujours une singularité différentielle,
à savoir qu’il change la ritournelle, il change le mode de déplacement normativé pour un champ
donné. À ce moment-là toutes les dimensions de l’agencement changent, d’une part celles du
vieillard en question, d’autre part celles de l’environnement social, à la limite celles des femmes
de ménage noires. Quelque chose change dans le champ de perception et se déclenche aussi
quelque chose qui fait que tu viens à la limite en parler ici. C’est comme si cette singularité dif-
férentielle-là avait suivi dans sa trajectoire une amplification dont on a maintenant la gestion. À
mon avis c’est vraiment le problème d’une rupture a-signifiante. Le passage en deçà des coor-
données sémiotiques fait qu’il y a un déclenchement. C’est que l’on a touché un autre type de
catégorie qui serait celle de temporalisation par rapport aux catégories de sémiotisation. Quand
il y a une sorte de passage à l’acte singulier (le fait de faire une rupture d’équilibre), à ce moment-
là advient (ou n’advient pas d’ailleurs, parce que ça dépend des ondes d’amplification et de tout
autre facteur, ce n’est pas une recette), un certain nombre de faits. Ce qui est intéressant, c’est que
E- La leçon qu’il tire est ambivalente. Il dit : là on peut enfin commencer à lui parler, rentrer à
nouveau dans un langage ordinaire. C’est ambivalent parce qu’il y a à la fois ce qu’a dit Félix sur
la rupture a-signifiante (ta démarche, etc.) et en même temps le fait que tu arrives à la conclusion
que là enfin on peut rentrer à nouveau dans un langage.
F- C’est toi qui fais la dichotomie ! Mais de toutes façons, la singularité va s’étendre dans un
champ et là dans un double champ : d’une part, la reprise de parole du vieillard et la sienne pour
la première fois ici. La singularité en soi évidemment ça n’existe pas parce qu’il n’y a rien à en
dire du tout. On n’en parle que sur un certain mode rétro-déductif : c’était donc une singularité.
À Bruxelles, j’ai cru réaliser que la thérapie familiale entretenait un rapport pour moi insoupçon-
né jusqu’à ce moment avec la psychanalyse (rires). J’ai pensé que c’était le degré de déchéance
absolue de la psychanalyse, le niveau où vraiment on ne pouvait pas descendre plus bas dans l’in-
terprétation ; et, ayant capté cette fonction dans ce champ, il y a un déblocage du champ social
correspondant, alors que la psychanalyse est – il faut bien le dire – en impasse un peu partout,
reste une pratique élitiste ou élitaire, là dans ce type de formation s’engouffrent en de nombreux
pays (peut-être pas en France, mais cela ne saurait tarder) des gens qui, autrefois, auraient rêvé,
imaginé que la seule issue possible était celle de la psychanalyse.
Cela étant, on reste sous la loi des paradigmes, à savoir que rien n’influence rien dans ce domai-
ne, le paradigme psychanalytique continuera jusqu’à sa mort mais il n’empêche que le phylum de
la thérapie familiale est sacrément bien parti. À tel point que je me suis aperçu que des
Américains, dans ce contexte, écoutaient ce que je racontais et disais à Mony : « Mais quel dom-
mage que je ne comprenne pas le français. » (rires). O surprise !
Cela m’amène à une considération : les mythes fondateurs de la subjectivité. On en entend parler
pour les sociétés archaïques. Des mythes de référence cadrent les façons d’articuler les rapports
de parenté, les prestations de toutes sortes, le prestige… Mais on sait bien que toutes les religions
ont aussi cette fonction de servir de cadre de référence. C’est comme une sorte d’ordinateur col-
lectif qui donne la loi pour toute une série d’actes de socialité essentiels, pour articuler tout ce qui
sert de réglementation pour les initiations sexuelles, les couples, la famille, la mort.
Ce n’est pas une grande idée que de considérer qu’un certain type de proto-média, tel que le
roman à partir de Gœthe ou de La Nouvelle Héloïse a joué aussi une fonction de mythe de réfé-
rence, en particulier pour le nouveau type de subjectivité bourgeoise. Ce n’est pas non plus une
idée très originale que de remarquer que le Freudisme a pris la suite et a donné un certain type de
cadrage, d’ailleurs avec une normativation de plus en plus soutenue.
Je suis parti d’une réflexion tout à fait fortuite autour de la question d’un mot. Ce mot c’est la
chorégraphie. J’ai pensé, pour connaître un peu le ballet, classique ou moderne, que ce que j’en
savais, c’est que le mot de chorégraphie était impropre, puisqu’au niveau de la création, c’est-
à-dire de l’invention du ballet, de ce qu’on appelle la chorégraphie, il n’y avait pas la possibi-
lité d’inscrire à l’avance le déroulement du ballet. En général, c’était inusité et pas fait du tout
par les chorégraphes et les inventeurs. Donc, ce mot est quelque part impropre.
Il y a eu, dans toute l’histoire de la danse, plusieurs tentatives de promouvoir une méthode qui
rende compte du mouvement de la danse, de l’histoire racontée par un ballet, en un mot, com-
ment cela se passe. Je crois que le premier effort a été fait par des moines autour du XIVe-XVe
siècle. La première vraie tentative a été faite par un maître de ballet de l’Académie Royale de
danse de Paris, à la fin du XVIIe siècle, Charles Louis Beauchamp qui, pendant dix ans de tra-
vail, avait mis au point une méthode et dont bizarrement aucune trace écrite n’est restée.
Pourtant, un de ses successeurs à qui il avait fait d’ailleurs un procès l’avait vu travaillé, un
certain Feuillet. Il avait publié, en 1700 à Paris, un énorme bouquin L’Art de décrire la danse
par caractères, figures et sous-démonstratives ou chorégraphie. C’est un ouvrage qui a eu un
succès tout à fait considérable. À tel point qu’on pourrait en prendre de la graine. Par exemple,
il a été traduit à Londres ; 4 mois après sa publication, il est publié à Paris et en Autriche, ce
qui est un signe de vitalité extraordinaire pour l’édition.
Une deuxième méthode plus élaborée a été publiée 25 ans après par un certain Rameau, cou-
sin de Jean-Philippe Rameau, de sa génération, puisque Jean-Philippe avait publié son premier
Traité de l’Harmonie en 1722. Tout cela est un peu de l’histoire. Ce qui est assez impression-
nant, c’est que ces livres et ces méthodes ont eu beaucoup de succès, simplement parce que la
danse, au sens de pratique mondaine, était effectuée sous forme de ballet très stéréotypé, dans
tous les châteaux et dans toutes les maisons de France et de Navarre, et de l’étranger aussi.
Beaucoup plus tard, et d’une manière plus scientifique, il y a des gens qui, en 1920-1930, ont
mis au point des méthodes beaucoup plus sophistiquées, avec des signes plus modernes.
Méthodes toujours aussi compliquées qui ne sont pas employées, sinon parfois pour transcri-
re le ballet, mais une fois qu’il a été composé. (…) c’est une pratique qui se fait assez peu et
qui coûte une fortune (…) prend un temps fou et (…) est assez peu fiable d’ailleurs.
De plus, les chorégraphes ne se servent, en général, d’aucune de ces méthodes, même des plus
modernes. Le chorégraphe le plus connu historiquement, Nevers, a été l’inventeur de la danse
classique (fin XVIIIe-début XIXe). Il avait écrit beaucoup d’ouvrages théoriques sur le ballet et
était d’ailleurs un ennemi absolu de la chorégraphie. Ce fut un auteur de ballet qui a travaillé
dans l’Europe entière et qui connut un succès extraordinaire. Il avait fait entre 60 et 80 ballets
dont il ne reste strictement rien, sinon des descriptions.
La question, par rapport à l’enregistrement, c’est que maintenant il y a la vidéo. il y a les films
– assez peu il est vrai. La vidéo est beaucoup plus utilisée actuellement, mais plus comme a
posteriori, exclusivement même a posteriori, comme enregistrement de quelque chose qui s’est
passé, mais pas du tout comme instrument de création, comme a priori de la création. C’est
donc un mouvement assez spécifique et intéressant, pas tellement au niveau de la danse parce
que je ne pourrai guère en dire plus, mais au niveau de deux formes de pratique artistique pour
lesquelles j’ai tenté d’établir une sorte d’analogie : la musique de jazz et le cinéma, en tant que
pratiques créatrices.
Pour finir avec la danse, le terme propre, d’ailleurs très peu employé, qui définit l’art de la
danse, c’est-à-dire la création, est le mot « orchestique ». Il existe depuis une quinzaine d’an-
nées, à la Sorbonne, une chaire d’orchestique dirigée par un certain monsieur Boursier qui a
écrit déjà plusieurs histoires de la danse.
Alors création sans texte et sans inscription. Ce n’est quand même pas la même chose que le
mouvement créatif d’une peinture (où on impose malgré tout des choses), de l’écriture ou de
la poésie. Ce qui n’est pas la même chose que la forme de création opposée à la statuaire où
on arrache des lambeaux pour donner une forme. Mais, il y a pourtant une inscription quelque
part sur de la pierre, sur de la toile, sur du papier. On peut prendre toutes les formes possibles
d’inscription qui sont diverses, mais qui impliquent un support.
J’ai choisi le jazz et le cinéma pour deux raisons. D’abord, à cause de cette analogie intéres-
sante : la non-inscription stricte de la chose. La seconde question est celle de l’enregistrement,
avec sans doute une importance considérable du support matériel, tant pour le jazz que pour le
cinéma – ce sera l’hypothèse que j’évoquerai tout à l’heure. Je reviendrai aussi sur une autre
question, à savoir les éléments historiques solides dont on dispose pour ces deux formes de
création artistique. Leur date de naissance est connue. On peut la situer dans les années 1890.
Ce qui m’a intéressé dans le jazz et qui donne toute sa spécificité à cette musique, c’est préci-
sément le fait que ça vit et qu’il y a toujours à peu près le même caractère. Il y a un argument.
En général, c’est un thème, très court, avec des figures. Mais ce qui rend spécifique cette
musique, c’est justement la non-inscriptibilité de ce qui va se passer. C’est-à-dire, d’un mot, la
Je pense, notamment, à de très grands morceaux, comme celui de John Coltrane enregistré au
début des années 1960-61, intitulé Blues to Bechet. Bizarrement, c’est là où il le réussit le
mieux. C’est un morceau dédié à un vieux jazzman grisonnant qui, lui, n’était pas un grand
improvisateur, sauf à ses débuts. Ce Blues est joué au saxo-soprano, ce qui n’est pas l’instru-
ment le plus utilisé par Coltrane. Il y met une capacité extraordinaire à placer en tension le
morceau, l’improvisation dure sans interruption pendant 6 à 7 minutes. Il est intéressant de
noter qu’il ne donne pas la parole à ses accompagnateurs, je veux dire que la basse, la batte-
rie, le piano – puisque c’est un quartet – ne prennent pas le solo, laissant la parole seule au
saxo-soprano. Ce qui n’est pas le cas toujours, dans tous les morceaux de jazz. Au contraire,
en général, les musiciens prennent des chorus et des solos, les uns à la suite des autres.
Même quand le morceau paraît un tout petit peu composé – je ne sais si certains parmi vous
ont en tête un disque un peu antérieur à Blues to Bechet et édité en 1959 : c’est le fameux
disque de Miles Davis, l’un des plus beaux albums de l’histoire du Jazz intitulé Kind of Blue.
La formation est composée de six musiciens : John Coltrane, Cannonball Adderley, Miles
Davis, Paul Chambers, Bill Evans, Jimmy Cobb (Disque Columbia).
Kind of Blue est un disque enregistré. Les morceaux sont originaux et sont des compositions
extrêmement ténues, créés par Miles Davis uniquement. Ce qui est particulier, c’est que c’est
une session faite pour l’enregistrement, pour le disque. Par la suite, elle a été reprise dans les
concerts, mais la création originale est dans l’enregistrement. Un tel disque dure environ 40-
45 minutes, il y a 5 à 6 morceaux. L’enregistrement, si le travail se fait bien, se passe en une
nuit. En général, il se déroule la nuit. En une nuit ou deux. Bill Evans raconte que, même pour
ce disque, (Kind of Blue) extrêmement travaillé et composé, Miles Davis est arrivé, tout à fait
délibérément, cinq minutes avant le début de l’enregistrement et a donné les thèmes aux musi-
ciens qui ne les avaient jamais lus.
Mon idée, de ce côté-là, est que c’est radicalement différent comme forme de création de la
création musicale écrite, classique ou moderne, parce qu’évidemment, lorsqu’on connaît la dif-
ficulté de l’écriture dans la musique, il y a quelque chose là dans la rapidité, dans la nécessité
de la création immédiate, de spontané, d’instantané, d’extemporané, etc. Un élément qui donne
un caractère spécifique à l’affaire.
Le Blues est plus écrit, il y a des paroles, mais il est surtout reproduit par les interprètes, en
général de la même façon. La part d’invention est beaucoup plus dans l’interprétation, dans le
style donné que dans la nécessité d’égrener plus ou moins vite un chapelet de notes, sur une
base mélodique ténue.
Le Jazz, tout au contraire, beaucoup plus inventif est plus créatif que le Blues. C’est ce qui le
différencie radicalement de n’importe quel folklore, indien, tibétain ou chinois, etc.
Quelque chose de tout à fait fondamental dans l’histoire du Jazz et son déroulement, c’est la
question du support matériel. Je pense que, sans le disque, c’est-à-dire l’invention de l’indus-
trie de l’enregistrement, la musique de Jazz n’aurait pas connu ce développement qu’elle a
connu. D’abord, parce que le concert est quelque chose d’éphémère – cela nous ramène à la
question d’oreille, de la transmission par la mémoire – ensuite, parce que dans les très grandes
villes de Jazz les grands moments de création ne sont pas forcément des concerts, loin de là.
Ce sont souvent ce qu’on appelle des sessions destinées à l’enregistrement, c’est-à-dire à être
gravées immédiatement. La question de la création en studio, de la musique enregistrée en stu-
dio, sans public autre que les techniciens, les ingénieurs et les deux ou trois copines… Ce n’est
pas du tout la même chose que de voir jouer des musiciens devant un public. Ils ne font pas la
même forme de travail. Je pense que là il y a un caractère de réciprocité entre la possibilité
d’un gravage et la musique – qui en est faite. Ce caractère a joué sûrement d’une manière tout
à fait déterminante. Ceci m’amène a ce qui est peut-être le plus difficile à dire – et le plus inté-
ressant – un peu par analogie avec ce que je viens de dire du Jazz, je veux parler du cinéma.
Je me suis dit qu’après tout ce qu’il y a de commun entre la danse et le Jazz, c’est-à-dire, l’im-
possibilité technique de pré-transcription, pour le cinéma, par contre, on est en plein dedans.
Ce sera un peu l’idée que je vais essayer de développer rapidement. À savoir que, pour moi,
le moment de création dans le cinéma est un moment auquel on n’assiste pas, c’est celui tout
à fait précis du tournage, de ce qui se passait à ce moment-là, avec tous les aléas, toute la ques-
tion de la lumière, des acteurs, de l’improvisation, du moment où la prise de vue se fait et où
il y a quelque chose de pris, d’inscrit, pour préparer un film, une histoire, un découpage, un
casting, mais pourtant, la plus complète inscription d’un film, même si cela fait 3000 pages
– tout est inscrit à la seconde près de ce qui va se passer – n’a jamais fait un film. On pourrait
éventuellement penser l’expérience de donner un film écrit, à l’image près, pré-écrit pour ainsi
dire, bien entendu Godard n’en fera pas du tout le même film que Truffaut, en suivant les ins-
criptions à la lettre. Il y a donc là quelque chose de tout à fait insaisissable, de tout à fait impon-
dérable, semblable à plus d’un titre à la mise en tension nécessaire pour qu’un morceau de
musique de Jazz existe, sans pour cela être du folklore.
Par la suite, il y a certes le travail, pour la même scène. Il y a dix ou vingt rushes, on en choi-
sit un, mais pas trois. Puis, il y a le montage. Les Européens se plaignent souvent des
Américains de ne pas avoir accès à la salle du montage. On va même jusqu’à dénoncer
J’ai voulu retenir une idée que j’ai classée sous la rubrique : naissance nécessaire par la ques-
tion de la mésalliance – terme emprunté à Granoff parlant de mésalliance à propos des origines
de la psychanalyse. Il y a, selon Granoff, mésalliance pour les enfants, c’est-à-dire les psy-
chanalystes. S’il y a mésalliance à ne pas connaître, à méconnaître si possible, c’est l’alliance
entre Fliess et Freud, qui est une alliance honteuse. N’empêche que c’est l’alliance qui donne
naissance à la psychanalyse, historiquement.
Je me disais que, pour le Jazz, il y a des centaines d’ouvrages d’histoire du Jazz, sur les ori-
gines, etc. D’abord, le plus curieux c’est qu’on ne sait pas du tout ce que veut dire le mot Jazz.
Il n’y a pas d’étymologie, pas d’explication. Évidemment, les origines, c’est toujours les Noirs
opprimés, esclaves, le Blues, les racines africaines et le choc de l’oppression, l’aspect politique
de musique de libération, etc. En particulier, marquons une insistance extrême sur les racines
africaines. Je pensais que c’était un peu vrai et que s’il n’y avait que cela, on serait resté tou-
jours dans le folklore, au niveau du Blues. Je pensais que la mésalliance, celle qui n’était pas
du tout à reconnaître et à dire, c’est l’alliance de Noirs sortant de l’esclavage.
La musique de Jazz n’est pas une musique populaire, même aux États-Unis, historiquement.
La mésalliance se situe au niveau d’une tentative d’intégration, tout à fait extraordinaire, d’as-
similation, d’appropriation par un certain nombre de Noirs Américains – pas tous – en géné-
ral, des professionnels et des musiciens, donc, déjà très éloignés du folklore et de la musique
populaire. Appropriation, par des musiciens professionnels noirs et savants de la musique
européenne. Si cette musique de Jazz a fonctionné, c’est parce que ça allait de ce côté-là. En
plus, il y a un parrainage non négligeable : le caractère purement anglophone de cette musique.
La question de l’anglais comme langue porteuse, dans tous les termes techniques, est tout à fait
importante. Y compris que le Jazz, devenu musique universelle, est pratiqué par des Japonais,
des Hollandais, des Tchécoslovaques. C’est d’ailleurs du très bon Jazz, du Jazz très inventif.
Ces musiciens utilisent des termes anglais pour les titres.
Discussion
Félix Guattari : J’ai noté, au passage, sans élaborer, quelques idées. Ça me semblait très fruc-
tueux. La première question, c’est celle que tu poses : il s’agirait de quelque chose de radica-
lement nouveau. Certainement, en raison de ce que tu as dit de son développement, de son pas-
sage par des moyens de reproduction industrielle, en un mot de sa reproductibilité machinique,
pour ce qui concerne le Jazz.
Ceci dit, il y a une série d’éléments qui ne sont pas, à mon avis, essentiellement nouveaux.
C’est radicalement nouveau, mais pas essentiellement nouveau. Parce que la musique la plus
écrite, au niveau de l’interprétation, connaît une resingularisation également radicale. Il est
vrai que cette singularisation n’est pas forcément explicite et est souvent méconnue. Mais, si
on s’efforce d’imaginer la différence, par exemple, de ce que l’on sert sous le mot de Vivaldi,
à la radio, et ce qu’a écrit, par ailleurs, effectivement le musicien Vivaldi, il y a des interprètes
qui ont le courage de jouer ça, comme Gould, faisant du Jazz avec Bach, par exemple. On voit
bien que, de toute façon, l’interprétation est une resingularisation très contrainte, se donnant
un paradigme de conformité, mais qui n’est pas ce qui est moteur. Ce qui est moteur, c’est bien
entendu ce qui existe, ce qui échappe à cet univers d’identité de la reproductibilité idéale,
disons du caractère platonique de la répétition. Il faudrait reprendre les thèmes de Walter
Benjamin sur l’aura. C’est précisément ce qui échappe dans la reproductibilité qui fait que,
d’un seul coup, on a une datation parce qu’il y a une série de traits d’interprétation, de resin-
gularisation. On devrait évoquer la thématique sur la photo, sur les photos anciennes, en par-
ticulier. Barthes distinguait le studium – le fait que l’on s’y retrouve dans une photo. Il y a donc
une répétition de quelque chose de déjà connu, même si c’est toujours un événement singulier.
De plus, ça a du sens en raison de l’objet photographié ou en fonction de la compréhension
qu’on en a. Barthes met l’accent sur quelque chose d’important : le punctum, qui échappe à
ces dimensions-là, qui n’est littéralement pas vu, pas cherché par le photographe, mais qui fait
l’opérateur singulier de subjectivation.
J’ai bien apprécié l’insistance sur la corrélation entre ce phénomène de musique se donnant
comme irréversible – jamais deux fois on ne se baigne dans la même musique de Jazz – et la
dimension industrielle de reproductibilité. Cela me semble tout à fait essentiel.
Qu’en est-il de l’opérateur ? À quoi servent toutes ces choses-là ? J’avais proposé, il y a très
longtemps, le terme de ritournelle, pour tenter de marquer qu’il s’agit toujours, d’une façon ou
d’une autre, d’engendrer des formules de cristallisation du temps. Il s’agit de battre le temps,
de produire du temps, mais pas du temps universel. Plutôt du temps comme territoire. Du
temps comme lieu d’appartenance existentielle. On sait que de telles ritournelles existent de
tout temps dans l’idéologie. Il y a des moyens de délimitation d’un territoire ceci étant préci-
sé qu’il ne s’agit pas d’un territoire absolu, en soi, mais d’un territoire différentiel. D’un terri-
toire par rapport aux autres espèces ou à d’autres types de comportement, c’est-à-dire que ce
Si l’on a bien en tête cette idée de systèmes de répétition, on comprend que la musique de Jazz
noue des territoires existentiels. Mais, ce qu’il y a d’intéressant avec l’entrée du disque, de l’in-
dustrie, des studios de reproduction, c’est qu’il ne s’agit plus d’un territoire déterritorialisé. On
peut parler du clou de Chicago, mais d’une certaine façon, je crois que le Jazz, d’emblée, se
territorialise en dehors de son appartenance originale africaine.
Ce qui est intéressant, c’est que tu soulignes qu’il ne s’agit pas d’une musique de masse, mais
d’une musique ségrégationniste, c’est-à-dire d’une musique de certaines catégories de gens qui
se représentent dans le Jazz. C’est donc un territoire transversal, un signe de reconnaissance,
d’appartenance existentielle à un certain type de subjectivation qui traverse… C’est beaucoup
plus net pour l’Europe. On n’en a pas parlé. Il serait intéressant de revenir là-dessus, parce que
l’opérateur de subjectivation, constitué par l’Europe, traverse beaucoup mieux que n’importe
quelle idéologie, que n’importe quelle religion. En particulier, il a pu traverser en Russie, en
Chine, etc., bien avant que d’autres systèmes de sémiotisation ne véhiculent des idées, des sen-
timents, des narrations, etc.
Je pense que cette question est en plein dans le travail qu’on essaye de discuter ici. Pour sim-
plifier le problème que nous nous posons depuis des années autour de nos thématiques de
« chimères », de schizoanalyses, c’est le passage d’un paradigme technico-scientifique (plutôt
technocratico-positiviste) vers un paradigme éthico-esthétique. Ce passage implique qu’on
passe d’une référence pseudo-scientifique (avec des universaux, avec une conformité, avec des
lectures de symptômes, de syndrome, avec des interventions normées en fonction de l’objec-
tif fixé), qu’on passe donc vers au contraire une resingularisation de la lecture des situations
que l’on veut confronter, de la pragmatique de la pratique dans laquelle on sera impliqué.
Resingularisation, en conséquence, de la lecture et de la pratique, mais qui renvoie, d’une cer-
taine façon aux types de singularité de la création artistique et aux types de responsabilité
impliqués par cette création. Celle-ci ne met jamais en jeu seulement une situation locale, tech-
niquement bien discernée, mais une intervention engage une certaine création ex nihilo, une
certaine gratuité, et (…) du même coup engage des conséquences, dans toutes sortes d’autres
domaines. C’est, ici, sa dimension éthico-politique.
Il n’y a pas de garant transcendant, aucune garantie scientifique, aucune donnée permettant
d’appuyer dans telle ou telle direction, cependant, dans une relation thérapeutique, quelle
qu’elle soit, ce type d’engagement est inévitablement pris, même s’il n’est pas pris
consciemment.
On peut mieux saisir cette dimension critique dans le type de références de singularisation don-
nées avec la chorégraphie, le Jazz et le cinéma. En effet, il y a une série de références esthé-
tiques très proches du paradigme technico-scientifique. La musique, pendant des siècles, a été
complètement assimilée à la science, aux mathématiques. Dans la musique baroque, en
Un des éléments de conjonction entre la danse et le tango, c’est le butô. On remarque, par
exemple, dans le butô, qu’il n’y a même plus les figures de base ; puis, il y a cette intervention
immédiate de l’élément de singularité dans l’assistance, dans tout ce qui se passe. Il y a une
entrée, une singularisation bien plus grande encore que dans les autres systèmes de danse.
Par conséquent, le problème se ramène a cette question : comment peut-on traiter des opéra-
teurs de singularisation existentielle, sans qu’ils vous sautent à la gorge, sans qu’ils vous fas-
sent tout éclater ? Les appareils de mémoire, l’écriture préalable, ce sont, d’une certaine
manière, des moyens pour les capter, pour qu’ils n’éclatent pas comme dans les univers de
Jérome Bosch. Ils impliquent qu’une scène soit aménagée – la scène et l’écriture, en un sens,
c’est pareil – où ils pourraient développer leurs lignes de processualité. Les scènes sont plus
ou moins ouvertes, plus ou moins maîtrisées en fonction justement de ces dimensions de maté-
riaux. Sans doute, fallait-il une certaine scène de mémoire collective, de mémorisation collec-
tive pour la danse. On ne peut imaginer une polyphonie, un contrepoint, une orchestration très
élaborée avec des systèmes de mémoire collective comme ceux des danses dans les sociétés
archaïques. Ceci dit, ils permettent de faire rentrer toute une série d’autres facteurs extra-musi-
caux. Après quoi, l’on n’est pas fondé de dire qu’il s’agit de musique. Il ne s’agit ni de musique
ni de danse, au sens où nous parlons. Nous employons des mots, mais nous dédaignons des
notions tout à fait différentes. En revanche, ce qui est intéressant, c’est de voir qu’il y a des
systèmes de mémoire plus directement territorialisés qui sont, pour ainsi dire, des mémoires a
posteriori et pas des mémoires a priori comme l’écriture musicale, mais qui jouent avec le
disque, avec l’enregistrement, etc. La mémoire devient, à ce moment-là, une mémoire de cul-
ture et de culte. Je pense que celui qui prend le saxophone ou la basse écrit ses notes en réfé-
rence a tout ce qu’il a encodé dans cette mémoire de Jazz ou de Tango, ou de Butô.
On s’aperçoit qu’il y a bien une mémoire. Ça ne tombe pas du ciel. Mais, elle n’est pas une
mémoire complètement territorialisée. Là, il y a des mémoires machiniques collectives, des
agents collectifs d’énonciation s’appuyant sur le disque, la vidéo, le cinéma et donnant une
consistance générale à une aire culturelle qui est elle-même déterritorialisée, mais qui est pour-
tant absolument singulière et constituée par des phylums singuliers liés où rentrent des phéno-
mènes de subjectivation traversant les frontières, mais où rentrent également des techniques
nouvelles instrumentales, des systèmes d’enregistrement (cf. le passage du 78 tours aux der-
nières techniques d’enregistrement).
Dans la psychanalyse, une singularité verbale se joue dans l’association d’idées. Dans la thé-
rapie familiale, une singularité comportementale (accident de thèmes, lapaus, etc.) se jouera
beaucoup plus dans un ordre de la performance. Cela signifie que, d’une certaine façon, les
dimensions machiniques du voir (celles du cinéma, de la publicité, etc.) sont prises en charge,
relativement connectées dans la thérapie familiale, quelles que soient les « conneries » déli-
rantes dans l’ordre des théories systémiques ou des choses de cette nature. Finalement, il n’y
a plus de critères déterminants.
J.C. Polack : Quand nous avons vu Moreno travailler à Barcelone, il donnait à voir dans le
commentaire des personnes présentes (thérapeutes, etc.). On ne prenait jamais en considéra-
tion les éléments proprement visuels de la scène. « Il » a dit ça, « il » a agi de telle ou telle
manière, mais on ne notait aucun déplacement de pied, à la différence de la thérapie familiale
où apparemment il y a des gens qui ne le font pas toujours, mais où il y a beaucoup qui don-
nent le moindre détail, comme si, tout d’un coup, cette sémiotique-là, purement imaginée, ico-
nique, avait sa consistance propre, son intérêt propre.
D. Maugendre : Quand on parlait de mémoire, cela est vrai de tous les instrumentistes et de
tous les interprètes, je dirais qu’il y a une mémoire cénesthésique du corps, radicalement dif-
férente d’un interprète à un autre, de la forme d’un instrument à un autre. Il n’ y a pas les
mêmes solos pris par Gould et les autres interprètes. Un des grands ratages du film de Bernard
Tavernier, Around Midnight, dédié à un grand génie du Jazz, le pianiste Budd Powell, c’était
de donner le rôle à un « soufflant », ça n’a aucun sens. Pour une raison très simple, c’est que
Powell, en jouant, faisait son phrasé comme Gould : il chantait très fort et utilisait tout le temps
sa voix. Alors qu’un saxophoniste, comme Dexter Gordon, ne chante pas. De surcroît, le rap-
port au corps et à l’instrument n’a rien à voir.
A. Querrien : Par rapport à l’allusion aux mathématiques, au XVIIIe s., il me semble qu’il fau-
drait indexer les processus, productions et reproductions. Ce qui me frappe, du côté de la scien-
ce et des technocrates, c’est le souci de reproduire la réalité. Quand Descartes, par exemple,
voit un rayon de soleil qui passe à travers une vitre et découvre les lois de la réfraction, il est
absolument ravi de décrire la reproduction du processus naturel en mathématiques, mais c’est
une reproduction. Ce qui me frappe, donc, dans ces musiques, c’est, au contraire, qu’avec le
disque, on pouvait « fourguer » la reproduction quelque part et se libérer aussi de l’aspect
hyper-ritournelle de la relation au public, de la reproduction identitaire, etc. Je crois qu’il y
aurait à chercher du côté des dissociations des processualités entre ces deux domaines-là.
Medam : Avec mon professeur d’harmonie, nous avons discuté de la différence entre les
mathématiques et la musique. Étudiant l’harmonie, l’écriture depuis quelques années, par
ailleurs, étant économiste, donc censé faire des mathématiques en économie, j’avais posé le
problème en expliquant à mon professeur d’harmonie que les mathématiques ne me plaisaient
pas du tout, qu’au contraire l’écriture me plaisait davantage. À mon avis, il devait y avoir une
différence. Ce que j’ai compris, sans caractériser les mathématiques par rapport à la musique,
c’est que la musique va en avant, est quelque chose de créatif. C’est en quelque sorte un ins-
trument abstrait, comme les mathématiques, mais destiné à créer quelque chose. Pour moi,
avant tout, la musique est un instrument semblable à celui du menuisier, un instrument qui
résiste, obéissant à des règles dont on n’a pas absolument parlé. Car, il y a des règles dans le
Jazz et dans le Blues aussi. Ces règles doivent être appliquées pour être modifiées. Prenons
deux exemples : comment fait-on du Blues ? On a une cadence, un certain type d’accords, un
accord de tonique, c’est-à-dire de premier degré (do-mi-sol-do), par exemple, un accord de
sous-dominante du quatrième degré (fa-la-do-fa), un accord de dominante (sol-si-ré-sol), puis
on revient sur la tonique. Nous avons alors une grille, c’est-à-dire qu’au départ, il y a quelque
chose qui est donnée, constituée d’un certain nombre d’accords, une succession, une cadence
(1, 4, 5). En général, tout est écrit. C’est-à-dire que, quand on commence à jouer un morceau
de Blues, on joue ce qui est écrit, ensuite on démarre, reprend la cadence, mais en gardant le
seul principe, l’outil en quelque sorte, la règle de la cadence (1, 4, 5) ; à partir de là, on passe
en modulant sur d’autres tonalités.
D. Maugendre : Sur les rapports des mathématiques et de la musique, il y a un livre qui en trai-
te, d’une manière géniale pour certains, c’est le livre de Hofstadter (Bach, Godel et Escher).
Pour ce qui concerne le Jazz, je suis fermement convaincu qu’il y a très peu de gens qui aiment
le Jazz. Il faut très bien connaître le Jazz pour l’aimer. En général, les gens aiment bien, mais,
au niveau des chiffres des ventes, il n’y a aucun rapport avec la variété, le rock ou même le
classique. Quand on a vendu 1000 disques, on est déjà rentré dans son argent, alors qu’un bon
disque classique se vend à 100 000 exemplaires. Un disque de Johnny Halliday se vend à
500 000 ex. En revanche, un disque de Jazz qui se vend à mille exemplaires sur Paris et sa
région constitue un grand succès.
Par ailleurs, le Jazz, au niveau du rock en particulier (Presley, les Beatles), a été une source
d’inspiration, sur le plan de l’harmonie, de l’invention. De nombreux thèmes ont été « piqués »
à Coltrane, Ellington ou a Armstrong.
La question de règles : évidemment, le jazz est bourré de règles, y compris les règles d’har-
monie, etc. Il y a tout à fait des cadres. Simplement, à évoquer le free-jazz, il y a une ligne très
dure qui doit être respectée, c’est la ligne rythmique. En général, basse-batterie-piano, ligne
mélodico-rythmique extrêmement solide. Quand Ornette Coleman se mit à faire du free-jazz,
« free » signifiait « foutre en l’air » la ligne dure pour que tout explose et soit plus libre. Cela
a bien marché pendant 4 à 5 ans. Au début, les free-jazzmen ont commencé à déstructurer.
Mais, maintenant le free-jazz est devenu quelque chose d’ennuyeux et d’impossible. Les pro-
ductions récentes d’Ornette Coleman et d’Anthony Braxton sont devenues inaudibles…
comme la musique contemporaine (éclats de rire dans l’assistance). Le principe de liberté dans
le cadre est effectivement très strict, mais une fois qu’ils ont voulu faire du free-jazz, plouff !
ça ne marche pas.
F. Guattari : Est-ce que c’est seulement un truc de qualité ou une régression des luttes collec-
tives pour ce qui concerne le free-jazz ?
D. Maugendre : Il y a deux phénomènes à mon avis. Tout d’abord le phénomène folie qui est
devenu répétitif. Ornette Coleman a été génial et inventif pendant 10 ans, mais depuis 15 ans,
il fait la même musique : une sorte de tarissement. L’autre phénomène, c’est l’envahissement
du Jazz-rock qui a pris une importance commerciale fantastique (par exemple avec Keith Jarett
et Herbie Hancok). Au point de vue de la technique, classiquement l’enregistrement se fait
d’une prise, de deux à trois, quand la première prise est ratée. Actuellement, Miles Davis, génie
qui devient très répétitif, vend aussi bien que Johnny Halliday.
X : Le free-jazz, c’était aussi un mouvement noir américain. Il s’est cassé la gueule en même
temps que la fin de ce mouvement. Archie Chepp, le festival Panafricain d’Alger en 1969, les
leaders noirs américains, les Black Panthers entre autres… les touaregs, ce n’était pas rien !
X. : Pour le lien avec la danse, je ne suis pas tout à fait d’accord dans les processus de création.
Je verrais la danse plus proche du théâtre, parce que l’important, dans la danse, c’est la répé-
tition. Dans le Jazz, l’improvisation est une création. À un moment donné, on décolle. Tandis
que la danse, comme le théâtre, la répétition y est très importante. Au moment de la représen-
tation, le produit est fini. Évidemment, il va changer à chaque représentation, il y a quelque
chose qui se crée avec le public, de l’ordre de l’impalpable. Il n’y a pas cette liberté, à part
peut-être dans certaines danses contemporaines.
D. Maugendre : Une fois le ballet construit dans la tête des chorégraphes, il est d’une grande
rigidité. S’il ne se répète pas au millimètre près, c’est le clash immédiat.
J.C. Polack : Pour revenir au tournage comme moment privilégié de la créativité intranscrip-
tible, chacun revendique d’être au cœur du processus de l’invention, de ce qui n’est justement
pas facile à écrire dans un découpage ou dans un scénario. Si on prend le débat classique, on
peut dire qu’en effet il y a un cinéma où c’est dans le tournage que ça se passe. Il y a des
cinéastes dont la stylistique est complètement orientée sur la question du montage, ils sont
d’abord et avant tout des monteurs. Je pensais, par exemple, à Nashville de Robert Altmann.
C’est un film centré sur une science du montage. On a l’impression que la temporalité, l’or-
ganisation des plans compte beaucoup plus que la façon dont les acteurs jouent, que la lumiè-
re, etc. Ca peut se discuter, mais en tout cas, l’impact pour Altmann, l’intérêt, la spécificité de
ce film est quand même sa construction, la durée des séquences, l’alternance, l’harmonie d’une
certaine manière plus que la texture des séquences qui seraient donc les mélodies. Je pense
qu’on pourrait pousser l’analyse un peu plus loin, c’est-à-dire qu’à l’intérieur même du pro-
cessus du tournage, considérer que la créativité elle-même est diffractée entre un certain
nombre de gens qui travaillent sur des matières particulières (l’éclairagiste, l’opérateur, le
cadreur, etc.). Cela fait que le même metteur en scène – puisqu’on a pris l’exemple de Godard,
selon qu’il travaille avec Nestor Almendros ou Alekan, il va faire un tournage complètement
différent, quelles que soient ses intentions, parce qu’il y a quelqu’un qui pense la lumière com-
plètement différemment que son copain, etc. Là, on pourrait presque faire des subdivisions
encore, morceler davantage le processus de créativité instantanée, au détriment du caractère
synthétique de la position au metteur en scène, pourtant très hypothétique. Bien sûr, c’est très
important, d’abord parce que c’est lui qui les choisit, la sensibilité d’Almendros plutôt que
celle d’Alekan ou de Raoul Ruiz (quand il était opérateur), mais, malgré tout, à partir du
moment où il a choisi, il y a un degré de liberté réservé à l’opérateur qui fait qu’il y a de l’im-
prévisible et de l’incontrôlable, quelque chose qui ne peut pas être écrit. Autrement dit, on
pourrait se demander si chaque fois que la matière spécifique est en jeu, avec sa technologie
industrielle justement, ses moyens, ses instruments, etc, il n’y a pas comme des foyers de créa-
tivité instantanée tout à fait incontrôlables et qui font que, d’une certaine manière, une séquen-
ce bien tournée relève pour ainsi dire du miracle et est une espèce de hasard. Il y a des
cinéastes, au talent fantastique, qui forcent le hasard pour faire que le hasard se répète.
A. Querrien : Ces foyers de créativité instantanée sont incontrôlables d’une manière unitaire
par le metteur en scène, mais en fait la personne travaillant la lumière, à travers tous les films
auxquels elle participe, contrôle à l’inverse beaucoup plus ce vecteur-là. Mais, c’est l’idée
d’une espèce d’unité du contrôle qui est effectivement impossible.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 12
D. Maugendre : Cela ne fait que confirmer ce côté hasardeux et ce caractère éphémère et ins-
tantané – ce qui échappe. J’ai toujours un doute quand on fait trop d’analyse et insiste sur le
côté soit découpage en amont, soit montage en aval. Parce que, même si c’est fait en fonction
de ce qui est décidé plus tard, pour reprendre l’exemple de Nashville, c’est quand même là que
ça se passe. Le commentaire trop précis sur l’importance du découpage ou du montage est une
tentative de réappropriation d’un contrôle, c’est-à-dire une tentative de repérer justement ce
qui a échappé et est déjà perdu à jamais.
A. Querrien : Dans la psychanalyse la plus traditionnelle, le regard joue un rôle très important
pour l’analysant pour reprendre un terme lacanien (la personne allongée). Par exemple, il y a
des variations d’intensité de la lumière qui font qu’à lumière apparente égale, l’on est ébloui
ou pas, puis on voit ce qui se passe dans le bureau. Il y a un non-contrôle, par l’analyste, de ce
qui se passe dans le regard de l’analysant et qui pour l’analysant joue un rôle fondamental de
rupture dans ce qu’on est en train de raconter des signes. De ce point de vue, ce serait finale-
ment assez ouvert.
F. Guattari : Ce serait ouvert, mais ouvert à quoi ? Il y a le problème de la visibilité sociale qui
me semble être en question. Le regard psychanalytique est un regard personnologique. C’est
un regard solide. Tandis que la visibilité sociale sort de ce cadre des catégories psychanaly-
tiques. C’est le fait qu’on est pris dans un système panoptique, machinique, excentré. On est
sans cesse dans le regard du planning, des trajectoires. Sans en faire un regard paranoïaque, il
est vrai qu’il y a un donner à voir une machine complètement déterritorialisée et sociale,
dépassant de beaucoup plus loin un donner à voir de l’intimité (comme dans les Pays Arabes,
l’importance prise par le voile sur les yeux). C’est un donner à voir pour ne pas voir, c’est un
donner à voir pour un regard proximal, un regard humain, familial, un regard de partenaire
éventuel ou un regard interdit. Tandis que le regard du cinéma, de la vidéo, le regard de la thé-
rapie familiale, en un mot le regard machinique, est un regard de sondages, comme le regard
de la publicité. C’est un regard beaucoup plus déterritorialisé, comme le regard des flux de
population ? Un regard statistique.
A. –… qui sont hiérarchiques dans un certain type de société quand même. Précisément, il y a
l’ordre qui règne et dans cet ordre les niveaux sont effectivement hiérarchisés. Si tu es bien élevé,
tu sais que le niveau verbal est supérieur au niveau physique.
M. – La différence est hors toi, qui dis : moi, A., avant de parler, je précise une chose : ce que je
vous dis n’est valable que par rapport à une culture spécifique, une culture dominante dans un lieu
spécifique, ce que je vous raconte n’a rien affaire avec une universalité. Bateson ne dit pas cela !
A. – Je veux dire que l’ordre social fonctionne beaucoup comme cela. J’ai beaucoup travaillé sur
l’État, et l’on s’aperçoit que le double bind, c’est vraiment la démarche même de l’État. À chaque
foi qu’il donne quelque chose d’une main, il le retire de l’autre. Mon travail le plus récent, c’est par
exemple la création de la Sécurité Sociale en 1945. On crée des caisses autonomes : gestion syndi-
cale, c’est vous qui gérez, allez-y les gars ! Et au même moment (ce que l’on est d’ailleurs en train
de faire avec la loi sur la décentralisation des collectivités locales) on décide que les décisions des
conseils d’administration ne sont pas applicables avant un mois, pendant lequel le Ministre peut les
suspendre, y mettre fin. Au même moment. Alors les gars ont eu effectivement deux attitudes : soit
le super-conformisme, allant voir le Préfet avant de prendre toute décision, soit la provocation. Et
dans les deux cas, il n’y a jamais eu de Sécurité Sociale autonome. Et tout l’État, quelque soit le
grand corps que l’on prenne, fonctionne comme cela. Donc, c’est vraiment le fonctionnement même
de l’ordre, je le crois.
M. – Effectivement, nous ne croyons pas qu’une double contrainte existe comme ça. Elle n’existe
que parce que, dans une même démarche, un ordre ou une personne est tentée de rendre compte de
différents niveaux de réalité, d’où l’aspect apparemment contradictoire, mais qui n’est pas contra-
dictoire. En fait, on ne fait que dire à la fois et que montrer à la fois différents niveaux. En réalité,
il n’y a pas des double bind, il y a des sextuples bind. Des situations où tu as X. niveaux de réalité
que tu dois présenter à la fois puisque tu es obligé par ton comportement de montrer que tu obéis
aux différentes règles implicites. D’où une situation où ce n’est pas la communication du tout, ça
n’a rien à voir avec cela, ça a à voir avec autre chose. Ce n’est pas que tout ordre engendre un double
bind, c’est tout système qui à partir d’un moment donné tente de respecter un niveau qui est le niveau
je dirais explicite des règles supposer fonctionner, tout ordre respectant par ailleurs les règles de ce
système qui sont des règles implicites mais qui elles aussi le régissent, fait que tu as constamment à
chaque pas différents niveaux qui se situent. Et ces niveaux ne sont pas hiérarchiquement différents.
Ils sont cet entrelacs complexe que Félix appellerait rhizomatique parce qu’ils se recoupent n’im-
porte comment et suivant aucune hiérarchie. C’est un des points que je voulais amener au débat.
Échecs
CHIMERES 1
JEAN-CLAUDE POLACK
territoire ennemi. Sa chute entraîne alors celle des « temps », 1. André Green, « La
surtout si la pièce qui s’échange avec lui n’a fait qu’un mou- psychanalyse, son
objet, son avenir », in
vement sur l’échiquier. La Revue Française
Les cases sont valorisées selon leurs relations stratégiques de Psychanalyse,
avec les pièces à mater, les rois. Elles sont donc affectées par 1975, XXXIX.
le dispositif du jeu, la présence de telle ou telle pièce dans la
proximité, sur les diagonales, etc. Bien des parties se jouent
autour de l’occupation ou du contrôle d’une ou deux des
soixante-quatre cases, le plus souvent au centre de l’échiquier.
Une troisième dimension, temporelle, surdétermine ce com-
plexe « algébrique », quand les joueurs disposent d’un capi-
tal de temps identique et limité. À l’extrême un « blitz », une
guerre éclair, oblige les deux adversaires à régler leurs
comptes en quelques minutes, au coup pour coup. La vitesse,
comme dans les duels de westerns, fait alors la différence.
Dans tous les cas aucun texte signifiant, aucun effet de sens
ne doit déranger les stratèges aux prises avec les logiques abs-
traites des nombres, des espaces et des temps. Le choix des
coups doit être libre de toute indexation inconsciente. Comme
le dit justement A. Green :
« Les joueurs ne sont pas censés avoir d’inconscient. Ils ne
font pas d’actes manqués, rien que des fautes. Le postulat est
que chacun joue pour gagner et qu’il n’y a qu’une façon de
gagner. » (1)
Certes, le roi est la pièce à abattre ; la reine dispose d’une
grande mobilité, le cheval peut sauter par-dessus d’autres
pièces, les tours flanquent tout ce dispositif féodal aux quatre
coins du champ de bataille. Mais le roi n’est pas le père. La
reine n’est ni sa femme, ni sa maîtresse phallique. Le fou ne
l’est pas plus qu’un autre, même s’il reste consigné aux dia-
gonales d’une seule couleur. Les tours, loin d’être des bas-
tions défensifs, s’agitent en grands déplacements dans les fins
de parties. On ne se sera pourtant pas privé, une fois encore,
de déchiffrer les règles, les phases et les combinaisons du jeu
avec la grille symbolique œdipienne. En 1925, Herbstmann
inaugure à Moscou la série de ces interprétations qui décèle-
ront dans la marche et la promotion des pions, les limites et
la mobilité du roi ou le dynamisme de la reine, les drames de
la puberté, la fragilité du père, l’ambivalence des fils, la toute-
puissante castratrice de la mère, les jeux du meurtre et de
CHIMERES 2
Échecs
CHIMERES 3
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 4
Échecs
CHIMERES 5
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 6
Échecs
CHIMERES 7
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 8
Échecs
CHIMERES 9
JEAN-CLAUDE POLACK
qu’il appela son fils, ce qui signifie “le fils de mes larmes”. 7. Photographié par
Ce début doit son nom à Aaron Reïganum qui l’analysa pour Norman Snyder dans
la collection de
la première fois en 1825 et qui lui donna ce nom, car il avait Mrs J. Russel Twiss et
cherché dans ce travail un refuge à sa mélancolie… » publié dans le
L’impression prévaut que l’événement réel (la séquestration « Monde des échecs »,
de la femme) influe sur les mouvements de la Dame sur Antony Saidy et
Norman Lessing,
l’échiquier : celle-ci est manifestement « handicapée » dans Hachette, 1975.
le jeu de Kortchnoï. Il ne nous appartient pas de démonter pré-
cisément l’agencement « responsable » de cette infiltration,
mais de repérer des « voies de passage » entre différentes
strates sémiotiques.
On alléguera sans doute ici que dans la langue russe la pièce
que l’Europe occidentale et les Américains nomment
« dame » ou « reine » porte un autre nom, sans connotation
de sexe ou de parenté. Le jeu aurait été introduit en Russie
directement par les Persans tandis que le monde chrétien l’a
reçu des Arabes ; les seconds parlent de « dame » là où les
premiers désignent un « vizir » ou un « firz ». Il est vrai que
le terme de « fera » (général, stratège) est très usité. Mais les
joueurs russes emploient aussi communément les noms de
« damka » ou « koraleva » (la reine). Par ailleurs la compéti-
tion est internationale, le prétendant au titre est apatride, les
compte-rendus de Baguio sont donnés en anglais. L’U.R.S.S.
a d’ailleurs adhéré depuis longtemps, quelque soit son nom,
à la représentation féminine de cette pièce. Il suffirait pour
s’en convaincre d’examiner un jeu soviétique des années 30,
composé de prolétaires et de capitalistes, en céramique
émaillée (7). Les pions (« noirs ») du camp capitaliste, en
bonne doctrine léniniste, sont les prolétaires enchaînés. Le roi
(« blanc ») des prolétaires, un superbe ouvrier, a comme pions
des paysans porteurs de faucilles. La dame tient une gerbe de
blé. Le roi capitaliste n’est autre que la Mort, squelette drapé ;
sa dame, lascive et vénale, porte une couronne d’or et laisse
à nu son sein gauche.
Kortchnoï joue-t-il dans sa vie comme s’il respectait à son
insu une règle échiquéenne ? Mme Leeuwerick, la secrétaire
de la fédération suisse et l’accompagnatrice du grand maître,
tiendrait-elle alors la place d’une deuxième reine, soit adjointe
à la première (si l’on considère que Kortchnoï n’est pas
« légalement » séparé de sa femme), soit unique et véritable-
CHIMERES 10
Échecs
CHIMERES 11
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 12
Les séminaires
de Félix Guattari 17.06.1986
Jean-Claude Polack
Esquisse pour une stratégie thérapeutique des psychoses
Je me propose ici de décrire une manière de travailler, progressivement définie, par essais et
erreurs. L’espace de la séance, si réduit soit-il, y est conçu comme un dispositif institutionnel
complexe. Les questions posées par la psychose appellent un mode d’intervention où l’interpré-
tation signifiante cède le plus souvent le pas à l’élaboration d’un espace imaginaire dont le corps
libidinal étalonne la cartographie. Faire et dire, comprendre et prescrire n’y seront pas aussi clai-
rement dissociés que dans une stricte pratique d’analyse. D’une façon plus générale, mon princi-
pal souci est de rendre patents, donc utiles, les divers registres sémiotiques mis en jeu dans la
cure. L’avènement du « sens » et de la « vérité » nous paraît souvent moins urgent que la mise en
place d’une corporéité imaginaire, corrélative d’un territoire existentiel limité. De cela nous
sommes à la fois l’observateur et l’artisan. Une assez longue histoire témoigne des modifications,
des écarts ou des transgressions auxquels la psychothérapie des psychoses conduit nécessaire-
ment ceux qui s’y consacrent ; mais aussi de ce qu’une théorie de l’inconscient peut attendre de
la systématisation d’une pragmatique dont je ne fais ici qu’ébaucher quelques directions.
Quand il vient me voir pour la première fois, envoyé par une de mes patientes, professeur de
Faculté, Michel n’a pas encore trente ans.
De taille moyenne, plutôt élancé pour sa carrure, le front dégagé, le visage boutonneux, il ne me
fait pas bonne impression. Je le trouve buté, légèrement arrogant, hostile. Il me déclare que dix
thérapeutes au moins ont déjà déclaré forfait. Il surenchérit ainsi sur la mise de son amie B. (mon
analysante) qui est surtout liée avec son frère aîné. Je sens très tôt que ma « réputation » est en
jeu, ou pourrait l’être. La présomption le dispute à l’appréciation des risques. J’ai envie de m’oc-
cuper d’un cas réputé difficile, d’un patient avec qui je n’aurais eu aucun commerce institution-
nel, dans le seul champ clos de mon cabinet. Je décide néanmoins de différer mon accord, pres-
sentant trop de travail et de préoccupations. Je me propose comme médecin-psychiatre et l’envoie
chez M.R., un jeune collègue que j’ai analysé quelques années auparavant.
Je reçois dix jours plus tard une lettre de celui-ci dont je livre ici l’intégralité, car elle décrit à la
fois le problème à traiter et la mise en scène « transférentielle » de cette prise en charge.
« J’ai reçu en consultation Mr Michel G., deux fois. Dès les premiers instants de notre entretien
il m’a fait savoir qu’il n’était pas à l’aise avec moi et en fait il ne l’était pas du tout. Il avait des
difficultés à s’exprimer, manifestant une très grande anxiété, souhaitant à plusieurs reprises inter-
rompre notre entretien et partir. Il a pu toutefois parler de sa solitude extrême, de son sentiment
exacerbé d’être “mal dans sa peau”, de son apragmatisme, de ses inhibitions, de ses idées noires
voire suicidaires, et surtout de ses difficultés de communication avec autrui qu’il pressent comme
menaçantes pour son intégrité.
Il a fait référence à plusieurs reprises au bon contact qu’il avait avec vous et à son sentiment de
réassurance que lui procuraient vos rencontres.
Nous étions convenus de nous revoir une seconde fois. Au cours de notre second entretien, après
m’avoir dit qu’il avait tout d’abord songé à décommander notre rendez-vous en me faisant par-
venir le montant de la consultation, il me parut plus détendu. Il me paya puis il me confirma alors
qu’il ne se sentait pas à l’aise avec moi comme avec les treize autres psychiatres et psychothéra-
peutes qu’il avait rencontrés depuis un an et demi et qu’il allait se contenter pour l’instant de vous
rencontrer tous les dix jours environ “pour les médicaments à moins que l’un de vos patients ne
Michel m’a raconté la rupture avec son dernier thérapeute. Elle est d’ailleurs assez semblable aux
échecs précédents. « C’était un rouquin » dit-il, « avec une gueule qui ne me revenait pas ». Au
bout de sept mois je l’ai quitté. Sinon, je lui aurais cassé la figure. Je me dis que j’ai sept mois
pour m’assurer de ma « bonne gueule » et de sa violence. Mon inquiétude, paradoxalement, est
un argument décisif : je n’aime pas la reconnaître, même quand elle me paraît justifiée. Nous pre-
nons rendez-vous, établissons le contrat. Les séances seront entièrement remboursées par la
Sécurité Sociale. Je me réserve le droit de lui conseiller des médicaments, je lui donne le droit de
m’en demander. Je me trouve en balance entre le modèle médical et le statut du psychanalyste,
désireux avant tout de m’adapter, assez empiriquement, à la marche de notre travail. Dans les
mois qui suivent, par bribes et morceaux, il reconstitue sommairement sa biographie. Il est le plus
jeune de deux fils d’un diplomate installé au Mali au moment de sa naissance. Il a vécu à
Bandiagara, puis à Bamako jusqu’à l’âge de treize ans. La famille est venue ensuite en France.
Michel va au lycée, passe son baccalauréat et, comme son frère, fait des études d’anglais.
« Comme son frère » il a fait du football qu’il pratique assidûment et dans lequel ses qualités sont
presque professionnelles. La rivalité fraternelle est le fil conducteur de sa biographie ! moments,
décisions et vocations. Elle se manifeste plus violemment dans une suite ininterrompue de
conflits, bagarres, affrontements physiques graves se terminant parfois par des blessures ou des
évanouissements. Michel reconnaît que son aîné, plus grand et plus fort, pourrait facilement avoir
le dessus et qu’il ne doit qu’à la mansuétude de ne pas avoir été plus souvent corrigé ou terrassé.
Cela ne fait qu’accroître sa culpabilité ; il est, comme le roquet, l’initiateur de ces violences que
son dogue de frère essaye toujours d’éviter. Michel garde la certitude que sa mère l’a toujours pré-
féré, qu’il a eu avec elle, souvent, et notamment pendant une sieste africaine, des relations quasi
incestueuses. Le père était toujours absent et distant. Il n’intervenait que rarement dans les dis-
putes des frères et pour le protéger. Plus récemment, comme son frère, Michel était coopérant
dans l’enseignement. Il a fait deux séjours successifs en Australie, pendant que l’aîné travaillait à
Prague. Au moment où la cure s’engage, il vient de jouer sur la confusion des prénoms pour obte-
nir un poste d’auxiliaire dans un collège parisien. Il s’y maintiendra quelques mois, au prix d’an-
goisses incessantes, d’insomnies, de culpabilité constante et de divers simulacres destinés à
cacher son impossibilité à préparer les cours, à corriger des copies, à interroger les élèves.
Je lui demande un jour de me faire un arbre généalogique succinct. Il me l’apporte la fois sui-
vante. J’en note quelques caractéristiques frappantes :
- Fréquemment, mais en particulier en ce qui concerne ses parents, les lignes ne se rejoignent pas,
ni ne « donnent naissance » aux enfants, alors que les frères sont parfaitement liés entre eux.
- La ligne des grands-parents les unit tous les quatre en un seul trait. Le grand-père paternel est
inconnu. Michel porte donc le nom de jeune fille de sa grand-mère, une fleuriste qui tenait bou-
tique dans la rue, modestement, et dont le fils, « naturel », – le père de Michel, s’est hissé au rang
de diplomate.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 2
- La profusion des secrétaires, le nombre important d’artisans. Le milieu est modeste, « petit
bourgeois ».
- L’absence ou le défaut des grands-pères. L’un d’eux est inconnu. L’autre quitte sa femme en
1950 et part au Canada pour y devenir artiste (peut-être « chanteur » ?).
- Quand les géniteurs sont anonymes, leurs lignes se rejoignent sur le dessin (trois fois au moins).
D’où cette règle empirique qu’on peut tirer du diagramme : il n’y a d’unions complètes que des
anonymes.
- Enfin au dos du génogramme, Michel a fait son portrait. Une lettre commente le tout :
Ce que j’ai à dire sur ma façon de travailler est trop inséparable du cadre matériel pour que je n’en
donne pas ici un aperçu succinct. Nous pensons avec Fedida, que le patient arrive chez l’analys-
te « équipé d’un montage corporel (parole-perception-geste) qui est en partie, socio-culturelle-
ment prédéterminé » (1). Ce montage n’est pas dérisoire dans le dispositif de la cure. Il répond aux
modèles fonctionnels du thérapeute et, quel que soit le projet de s’en défaire (par un style propre,
la neutralité, la disponibilité), il est difficile d’aménager un « espace vide », purgé des conven-
tions sociales, où « tout », « n’importe quoi » peut se produire et s’entendre. Le cabinet de l’ana-
lyste est une « institution », avec ses coordonnées, ses règles, son économie de parole, de sexe et
d’argent.
Il requiert les mêmes questions de méthode qu’un dispensaire ou une clinique, même si les don-
nées à traiter sont moins nombreuses ou dispersées. Il porte un certain nombre de marques, de
traits révélateurs, de symptômes inconscients. Le psychotique, plus que quiconque, peut en avoir
l’aperception lucide, même quand son déchiffrage alimente le délire, justifie les persécutions ou
favorise les transferts. Le propre de ces transferts, pluriels, est de mettre en jeu des « phan-
tasmes », des relations imaginaires partielles et labiles où des parties du corps se combinent à
d’autres parties par le médiat d’objets ou de figures, dans des montages limités et réversibles. Ces
rapports nécessitent des supports ; ils s’appuient sur des lieux et des moments dont une cartogra-
phie de base doit faire l’inventaire et l’invention. Il serait vain, bien entendu, de chercher le modè-
le général de ces dispositifs matériels. On pourra considérer comme un acquis que certains d’entre
eux soient validés par leur pertinence, c’est-à-dire leur persistance ; et qu’ils puissent alors servir
d’éléments pour des élaborations plus complexes, des constructions plus larges. J’insiste d’autant
plus sur cette économie des transferts que dans le cas de Michel elle coexiste avec les manifesta-
tions évidentes d’un transfert beaucoup plus « névrotique ». Les rêves et les propos le figurent
massivement au risque de masquer un démembrement sous-jacent. La vacillation itérative des
limites de son corps, les phénomènes d’identification fusionnelle ou de projection font des péri-
péties de la séance des menaces constantes contre son intégrité corporelle.
Mon bureau est le plus vaste d’un cabinet collectif situé au centre de Paris, dans le quartier latin,
quartier de cinémas, restaurants, galeries d’art, antiquaires et marchands de vêtements. Le bureau
est le plus proche de l’entrée du Collectif où travaillent avec moi cinq autres thérapeutes et une
Cliniquement parlant, Michel ne fait pas partie du cadre des psychoses dissociatives mais plutôt
de ce que Tausk nomme, avec prudence, les syndromes d’aliénation : sentiment d’étrangeté de
son corps, perte imaginaire d’une partie qui ne lui appartient plus, perception d’un défaut de crois-
sance du thorax, d’une disproportion quasi monstrueuse entre le haut et le bas, modification du
visage, du volume et de la forme du nez, du menton et des joues. Dans des moments-charnières
il s’en faut de peu qu’on ne passe du registre narcissique de l’aliénation du corps à l’organisation
délirante d’une persécution paranoïde. Mais ce glissement, nous devons en convenir, a toujours
été fugace. Rare dans les séances, il a été l’occasion d’un certain nombre de passages à l’acte
domestiques quand la présence du frère, de l’oncle maternel ou du père a semblé donner consis-
tance, dans un contexte spéculaire, à l’hypothèse paranoïaque d’un rapt parcellaire de sa chair
vive. Le miroir est d’ailleurs l’instrument répétitif d’une vérification douloureuse. Les grimaces
et les mouvements de la tête font varier à l’infini ces « prises » stéréotypées par lesquelles Michel
cherche à la fois à s’assurer d’une identité de perception et d’une possession tangible de la visa-
géité comme ensemble de traits fondateurs de sa « moitié ». Ce qu’il raconte de ses troubles les
fait remonter à l’adolescence et peut-être même avant ; ce qui confirme l’hypothèse d’une psy-
chose de l’enfant laissée en l’état, développée plus tard en une « dépression atypique ».
Pour Michel, le début de la séance est manifestement une épreuve, une mise en condition, une ini-
tiation, un accord au sens musical du terme. En quel ton jouons-nous, sur quelle mesure, dans quel
tempo ? La partition peut se réduire, en première analyse, à l’espace même du bureau et cette cho-
régraphie à deux qui précède la parole. Les gestuelles, les sèmes positionnels font contrepoint
avec la strate signifiante, ou plus précisément langagière. Ils définissent un certain type de
contrat ; ils comportent déjà un certain mode de transfert. Si Michel se retourne vers l’encoignu-
re de la pièce, je sais par habitude, (par apprentissage), qu’il faut que je l’extirpe de cet espace
autistique pour pouvoir établir une relation quelconque avec lui. Je sais aussi qu’il vaut mieux le
faire sans bouger, car mes mouvements peuvent l’inquiéter, l’importuner ou lui révéler mon
malaise. Il vaut mieux aussi que je n’interprète pas trop, même si je crois avoir compris l’histoi-
re que cette délimitation semble raconter. De n’en pas comprendre le sens ne m’empêche
d’ailleurs pas de me servir d’un savoir appris avec lui dans un agencement singulier précis. C’est
un duo, notre musique de chambre ; peu à peu il est possible de l’écrire, de la fixer par des notes,
c’est-à-dire des mots et des images. Il y a des improvisations possibles mais comme dans une
« jam session », les inventions de chaque instrumentiste se déroulent sur le fond d’un contrat
Dans le combat avec Antée, Hercule doit tenir son adversaire loin du sol, car chaque contact avec
la Terre, qui est sa propre mère, décuple les forces du géant. Il m’arrive parfois d’avoir l’impres-
sion que le travail « reprend » chaque fois que je renoue le lien momentanément perdu avec une
partie du corps imaginaire, dont le devenir mesure en quelque sorte l’efficacité de nos pérégrina-
tions. Une hypothèse utile, parmi d’autres, est de prendre le bureau comme espace de projection
pour le corps propre du patient. Une autre est d’y voir projetée ma propre anatomie imaginaire.
Les « greffes » d’une structuration phantasmatique de l’image du corps passent par le média d’un
décor qui lui sert d’appareillage symbolique.
Le torse de Michel lui semble trop étroit (il est en fait athlétique), trop enfantin. Michel risque
souvent l’hypothèse (la métaphore) d’un arrêt de croissance : le haut de son corps se « serait »
arrêté dans son développement, la tête ne se serait pas bien dégagée des épaules et du thorax.
Parfois il s’étire curieusement, avec des mouvements de reptile, pour se déployer complètement
et ne plus étouffer. La zone restreinte, anachronique, est comprise entre la tête et la ceinture ; elle
englobe la fonction respiratoire et peut-être la voix. C’est pourquoi il veut non seulement s’étirer
mais crier très fort ou se replier sur lui-même avant de s’allonger à l’extrême, comme un poussin
risque sa tête hors de l’œuf qu’il a brisé. L’image me paraît tellement évidente que je la lui décris
un jour ; son silence marqué me paraît alors un suffisant accord. Mais ces mouvements du corps,
dans leur expressionisme, sont liés à des parties du bureau, des murs, des encoignures, des dis-
tances. Une certaine structuration de l’espace se repère au jeu des oppositions distinctives qui for-
gent un dialecte territorial précaire. Plusieurs entrées donnent accès aux situations phantasma-
tiques : l’une d’entre elles est purement positionnelle, une autre met en jeu le timbre de ma voix
ou les objets que je touche, ma manière de m’asseoir ou de me lever. Plutôt que d’évoquer du
sens, ces gestes favorisent une multitude d’arrimages libidinaux, qu’on peut appeler transferts, à
condition de ne pas y projeter des contenus personnologiques et de leur garder le caractère pri-
maire, pulsionnel et polymorphe qui préside à leur jeu.
L’agitation anxieuse de Michel est telle qu’il ne peut rester en place plus de quelques instants.
Parfois, au cours de la séance, la sédation se produit, un retour au calme. Il peut alors s’asseoir et
rester, immobile, comme accablé. Le plus souvent il marche, se déplace comme un lion en cage,
se met près de la fenêtre ou contre le radiateur ; il est alors de trois-quart ou de dos pour moi, et,
quand il lui arrive de parler, son regard et le mien ne risquent plus de se rencontrer. Les mouve-
ments et les arrêts peuvent alterner jusqu’à ce qu’une position d’équilibre ait été atteinte ou qu’un
dialogue se noue, permettant le retour de Michel vers un fauteuil et le face-à-face.
Pendant une période de plusieurs semaines, Michel s’est presque uniquement limité à des « cho-
régraphies » : certaines d’entre elles, stéréotypées, copiaient les attitudes des stars, des allures de
cow-boys, des mouvements d’échauffements de sportifs, c’est-à-dire les gestes répertoriés, tech-
niques, d’un code reconnu. D’autres, plus curieuses et difficiles, s’organisaient autour d’un objet-
fantôme : par exemple une position assise avec appui des avant-bras sur les cuisses qui, jointe à
la rougeur de la face et la mimique d’effort, évoquait pudiquement la défécation.
Les mouvements du corps se partagent en deux séries essentielles, de regroupement fœtal ou d’al-
longement. Entre les deux, une tension de croissance, de développement. Quand Michel s’enrou-
le, c’est qu’il prépare son épanouissement, ou qu’il le médite. Quand il s’allonge et se cambre, il
se dégage de l’enfance en agrandissant la partie du corps qu’il juge encore trop enfantine. Le
mouvement ambigu donne corps à la durée tout en amplifiant dans l’espace des régions imagi-
naires archaïques, indécises, asexuées. Michel sait qu’il se donne en spectacle. Il aime le théâtre.
Pendant deux années il suit un cours pour amateurs. Il improvise sur scène devant ses camarades :
le plus souvent des séances de traitement, des actes incongrus, des moments de folie. Dans les
séances il est vêtu légèrement. Deux fois, l’été, il est venu en short. Ses vêtements clairs ont
quelque chose de colonial. Chaussures souples ou baskets. Il doit être à l’aise dans ses mouve-
ments, ses pas, son équilibre.
Petit à petit, il me fera comprendre l’écart profond entre l’image du corps inachevée ou malme-
née et son schéma corporel, parfaitement maîtrisé dans la pratique des sports et de la danse mais
aussi dans l’expression, hic et nunc, de sa souffrance. L’angoisse de dépersonnalisation, de trans-
formation physique, cède dès qu’il est pris au jeu d’un code dynamique, technique précise du
football ou débauche quasi maniaque des mouvements libres de la danse africaine Il me suffit par-
fois d’une simple question sur les cours du Centre Américain pour faire cesser une bouffée d’an-
goisse visible à l’œil nu. Tout se passe comme si le déploiement hystérique incontrôlable (mais
néanmoins très proche dans sa stylisation des recherches d’un Grotowski, par exemple) passait
dans un registre d’expression réglé sur une scène reterritorialisante (salle de danse, terrain)
indexée sur des univers consistants (musique et monde africains ; techniques et rites abstraits,
mythes du football). J’ai parfois l’impression, en nommant ces « lieux », de couper court à un flot
d’angoisse que rien n’endiguait ni ne canalisait et qui, d’un coup, trouve son réglage, sa fonction,
son plan d’énonciation possible.
La prise de parole est précédée d’une période plus ou moins longue de mutisme, qui coïncide avec
une prise de possession de l’espace, une délimitation. Il y a des temps d’arrêt, des vides, mais
jamais ces blocages ou barrages qui dénotent une coupure schizoïde ; un témoignage évident de
cette continuité : si Michel s’arrête de parler pendant une minute, il reprend son discours là où il
l’a abandonné, ou dans la logique évidente d’une association d’idées. Il m’est arrivé de prendre
la parole juste au moment où il la reprenait, pour prononcer des mots voisins ou identiques. Une
fois même Michel a prononcé les mots que j’avais en tête après quelques instants de silence tendu.
Au cours de nombreuses séances Michel pousse des cris inarticulés, des gémissements, des gro-
gnements. La montée d’angoisse peut se résoudre en une phrase hurlée (« ça ne va pas,
Dr Polack ! ») ou s’exaspérer dans une agitation incoercible.
Un jour, vers la fin de la première année de traitement, Michel se met en face du radiateur, me
tourne le dos, se balance d’avant en arrière en poussant de longues plaintes gutturales. Puis il
crie : « il faut que je me fracasse la tête contre le mur. » Je me lève alors et me mets à parler avec
force, en lui disant qu’il a le droit d’être violent contre les autres, qu’il n’est pas nécessaire qu’il
s’en punisse. Il se retourne alors vers moi et me saisit par les épaules en même temps que je
touche les siennes. Sa saisie est brutale et je me dis que je vais partager bientôt le sort du frère.
Je me mets à parler beaucoup, répétant que je suis là, que je vais bien, qu’il ne m’a fait aucun mal.
Son étreinte se relâche. Son visage est devenu cramoisi. Il souffle et se met à pleurer. Cette crise
va faire pivot dans la cure ; il n’y aura plus jamais d’affrontements physiques entre nous, mais
seulement des « envies de » clairement énoncées et déjouées.
Ma préoccupation cartographique est d’autant plus discutable que malgré ma représentation spa-
tialisante virtuelle des divers matériaux de la cure, je ne procède justement à aucun tracé concret.
Je ne demande pas à Michel de me faire « un monstre » en pâte à modeler, car je pressens chez
lui trop d’histrionisme, et d’habileté consciente. Je fabrique en moi-même une sorte de « monstre
mental », d’autant plus monstrueux que non restreint à l’anatomie phantasmatique, mais multisé-
miotique, surdéterminé, hétéroclite comme « l’inventaire » de Prévert. Il me reste à détecter les
quelques « ratons-laveurs » qui balisent cette mise en place, les répétitions et les retours. La
construction du monstre se fait à partir d’un matériel où les fantasmes sont dits ou évoqués dans
la parole. La démarche diffère par conséquent de celle qui prend une figuration tangible comme
point de départ et matérialisation. Elle la rejoint dans un souci d’une description qui peut, en des
moments cruciaux du travail, privilégier l’économie de la forme sur la logique du sens, mais qui
se tient le plus souvent à mi-chemin de la figuration et du corps parlé, interrogeant à la fois les
symboles et les analogies. Zone des « possibilités de fait », des sensations, des transformations de
forme. Ou encore, paraphrasant Deleuze, de la « déformation » comme acte et manifestation.
Dans la peinture de Francis Bacon, la déformation est « acte pictural », dans les mouvements de
Michel une actualisation motrice. Mais de l’un à l’autre, du patient au tableau, le lien est évident.
Un manifeste intensif, dans un espace non entièrement signifiant, tend à rendre compte des rap-
ports de forces qui agitent la corporéité sensuelle. Il ne les fige jamais dans leurs extrêmes hypo-
thétiques, mais veut suggérer à la fois leur dynamisme et leur composition.
Dans mon travail l’image du corps est un prétexte, un « modèle », plus qu’un soubassement ou
une matrice. Je le conçois davantage comme un système de coordonnées, une légende, une unité
de mesure ; et du coup je ne me sens pas embarrassé d’une quelconque chronologie stratégique.
C’est en termes de distance en effet que les diverses territorialités familiales peuvent s’évaluer.
La mère, la fonction maternelle, et plus encore le corps de la mère sont toujours envahissants. Les
yeux, les seins et la blondeur sont pratiquement fétichisés. Michel les retrouve partout, dans les
effets de semblance et de similitude. Toutes les femmes, mais surtout celles qui lui plaisent, ont
quelque chose à voir avec sa mère. Dans les premiers mois du traitement il parle de sa mère
comme un petit garçon : c’est la plus belle, tout le monde la trouve belle ; il en est le préféré. Il
ne dit pas que plus tard il l’épousera, parce que sans doute cela s’est déjà fait. Plus que de s’unir
à ce corps, il a le sentiment d’en faire partie. Il décrit des fusions, des transfusions, des confu-
sions : une même chair fait son corps et défait celui de sa génitrice. D’autres femmes servent de
relais et de médiatrices. Leurs joues, la couleur de leurs cheveux ou de leurs yeux sont en même
temps ce qui l’attire et lui fait peur. Si ces signes manquent, rien n’est possible. Une longue his-
toire d’intentions avortées, d’envies violentes, d’occasions manquées se déroule presque unique-
ment par des communications téléphoniques. Lise est très belle mais trop lointaine. De loin il la
désire, parfois se masturbe en pensant à elle. S’ils se rencontrent dans une soirée, il veut l’insul-
ter ou la battre, et doit se retirer précipitamment. Suzanne, qu’il a rencontrée au tennis, est trop
laide. Il ne voudrait pas que d’autres hommes le voient en sa compagnie et se disent qu’il a une
nana si moche. Dans les deux cas trop de distance au corps de la mère rend le lien impossible.
Avec Florence, qu’il a rencontrée dans un café, les choses sont plus faciles.
Les rondeurs et la blondeur lui conviennent, en ce qu’elles déclenchent son désir, lui permettent
des gestes d’approche, des caresses, un contact. Il peut lui faire l’amour, ce qui dans sa vie est
rare et délicat. Mais très vite, au lit, il a comme une phobie de ce qui l’attirait, les hanches trop
fortes, les seins trop généreux, le visage enfantin. Il faut qu’il n’éloigne et s’en aille. À peine est-
il rentré chez lui qu’il téléphone à son amie pour reprendre contact, à distance, fixer un rendez-
vous. Une fois sur deux il ne s’y rend pas, hésite, appelle à nouveau. Au bout de quelques
semaines c’est la rupture.
Sa vie entière est jalonnée de ces allers-retours, ces compulsions. Pendant les vacances, la très
jeune fille des amis de ses parents vient le voir dans sa chambre. Elle ressemble à sa mère, elle
n’est pas loin de sa mère ; il subit une érection, la cache et renvoie son amie dans sa chambre.
Revenu à Paris, il ne cesse de penser à elle.
« Quand je suis avec Florence, je ne sais pas ce qui m’arrive. Elle a le visage de ma mère, les
mêmes pommettes, le même regard, surtout la même façon de regarder, pas les mêmes yeux… Et
le même cou. Ces temps-ci j’avais l’impression que mon visage gonflait mais avec elle le mien
cesse de gonfler. Je le sens. En m’arrêtant de manger ça ferait pareil. J’ai envie d’essayer… »
Ou bien encore :
« Je regardais le visage de cette fille. Elle ressemblait au mien. Plus je la regardais plus mon visa-
ge fondait, mes pommettes mincissaient, mon nez se réduisait. »
« Quand je reste plus d’une demi-heure dans une chambre avec Florence, je sens que je pourrais
lui faire du mal. De toutes façons, quand je lui fais l’amour, je pense à mes épaules. Elle me dit
que j’ai de belles épaules, et ça me fait du bien. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas moi qui
suis là avec elle, que je me sers d’elle. Je me sens salaud, dégueulasse. À ce moment-là, il faut
que je bouge, que je fasse des choses, même avec elle, ailleurs, du mouvement. »
« J’ai téléphoné à mon père, en Algérie. Il me disait : “je ne sais pas quoi te dire.” Je lui ai dit “ne
te tracasse pas, laisse moi simplement m’appuyer sur toi.” »
- Et la mère ?
« J’ai envie de la battre, c’est la balance dans l’autre sens. »
- C’est le couple que vous ne supportez pas ?
Il se lève et déclare qu’il étouffe, qu’il a des nausées, puis :
« Comment faire pour être un autre que ma mère, que mon père ou les autres personnes ? »
Je crois comprendre que Michel ne peut imaginer un contact, surtout si celui-ci est tendre, que
sous la protection de la distance. Il ne peut évoquer de « s’appuyer » sur son père que de part et
d’autre de la Méditerranée. S’il se rapproche du père, il conçoit de la haine pour la mère ; il n’ima-
gine pas de les aimer ensemble. Chacun des parents peut faire alliance avec lui contre son enli-
sement dans l’autre. La scène « primitive » ne lui répugne pas. Au contraire. À distance, par télé-
phone, il peut imaginer le couple désuni, une complicité mortelle avec sa mère. Quand ils vien-
nent à Paris et qu’il les voit ensemble, il se sent rassuré. Ils peuvent alors repartir pour quelques
mois, le laisser dans leur appartement, loin de leurs corps tentateurs ou de leurs failles.
« Je ne supporte pas la présence physique et la voix de mon père. Ça me fait cela avec le père et
avec le frère. Je n’ai pas envie d’en parler, ça me donne des malaises. »
Je lui dis que d’en parler peut permettre que tout ce qui se rapporte au père soit très présent à son
esprit ; que Florence est d’autant plus insistante dans ses pensées qu’il n’en parle pas. J’ébauche
le thème de l’évacuation du fantasme par le passage aux actes ou la parole dans la séance.
« Je crois que je ne peux pas affirmer, avec mon père et mon frère que je ne suis pas comme eux,
que je suis différent. Je voudrais le faire, je n’y arrive pas. Je me conforme à l’image qu’ils ont
de moi, à ce qu’ils veulent : Michel gentil, petit ; peut-être “malade” entre guillemets. »
- Ayant besoin d’eux ?
« Je ne veux pas leur faire du mal. C’est trop compliqué tout ça, il y a trop de choses qui se mélan-
gent. »
Michel oscille entre les fragmentations dépressives et les effets de totalisation persécutive qui
marquent avec les territoires de la mère et du père, les grandes répartitions du féminin et du mas-
culin. Alors que du côté des femmes son corps est presque toujours en danger, – susceptible de
proliférer ou de s’amoindrir dans des passages brutaux de chair vive – les hommes comptent
davantage pour ce qu’ils veulent, ce qu’ils attendent de lui, leur façon de le juger. Ce registre du
« moi idéal » est justement celui d’une image du corps au sens restreint, image de répertoire social
et familial.
Les affiches, les médias, les milieux du sport et la mode la lui suggèrent constamment. Il tente de
plaquer une figure « virile » sur le fond d’un désarroi d’abandon où les femmes rencontrées sont
des objets transitionnels ou fétichistes, nécessaires mais insupportables.
Les distances et les parcours sont des tracés pertinents ; les lieux habités, les paysages traversés,
les continents visités des espaces féconds. Nomadisme et sédentarité y croisent leurs lignes de
force. Après son séjour de coopérant en Australie, où il est resté près de deux ans, Michel met
presque six mois à revenir en France, traversant l’Océanie à petites étapes. Il s’arrête dans des îles
inconnues, pour jouer au football, pieds nus, avec les indigènes. En Amérique du sud il prend le
temps de perfectionner l’espagnol et commence d’apprendre le portugais au Brésil. À Rio tout lui
rappelle l’Afrique, la samba et la bossa nova l’enchantent. Il les joue sur sa guitare. Avec le jazz
et la musique africaine ce sont les rythmes des noirs qui seuls l’intéressent et le font danser. Il va
là où ça danse, le plus souvent sans partenaire, pour son plaisir.
Les rêves de Michel explorent nostalgiquement le monde des occasions perdues. Il m’en écrit un,
à ma demande, avec des commentaires (20 ou 24.2) :
« J’étais à nouveau en poste comme prof en Australie. J’habitais dans une baraque au cœur de la
ville (type ville de province française je crois) en face de l’entrée principale du lycée ou collège.
(Séance du 14.3.86)
Mon intervention sur la sieste et sur l’Afrique n’est pas étrangère au fait d’avoir visité le Mali et
particulièrement la région des Dogons où Michel a vécu sa petite enfance. Elle doit sans doute
aussi à mes souvenirs d’enfance, les Antilles, des moments de repos torrides, des jeux, des bêtes
tropicales.
Simultanément (l’inconscient n’est pas avare de ces condensations), le lézard m’apparaît comme
une bonne métaphore du pénis. Dans les pays du Sahel le « margouillat », aux couleurs vives
autour du cou, est un animal presque familier. Dressé, il fait un angle avec le sol ou sur le mur,
celui d’une érection vigoureuse ; et le coït est folkloriquement décrit comme « un margouillat
s’empiffrant d’une tarte aux baies noires ».
Michel tient la destruction des lézards pour la preuve et la plus claire manifestation de son sadis-
me, d’une cruauté foncière. De proche en proche les déplacements le conduisaient à sa famille,
son frère, son père peut-être, et plus précisément à leurs organes sexuels. Cette violence est le
symptôme préface d’une pathologie dont il est prêt à dire, par érudition, qu’elle est centrée sur
ses désirs œdipiens et la castration. C’est le parti qu’ici je n’ai pas pris. En me présentant comme
le dernier des lézards je crois lui avoir signifié d’abord que je connaissais ce jeu, et qu’à ma
manière, réellement ou imaginairement, j’avais pu l’avoir pratiqué. Je lui disais aussi que sa puis-
sance de mort avait des limites, que la question continuait à se poser pour lui d’une aire de sécu-
rité, de respiration nécessaire, de partage territorial. Enfin et surtout que le fantasme de notre duel
ne me menaçait pas s’il lui était nécessaire. Nous avions à trouver l’espace imaginaire commun
de notre différenciation corporelle, et de notre coexistence ; un lieu où la survie de l’un ne sup-
pose pas la mort de l’autre, où la vie d’un autre ne nous dévore pas.
Si le lézard fait fonction de partie du corps projeté, une dernière hypothèse, plus classique, ne peut
être écartée. L’heure de la sieste est l’heure de l’inceste. Trop facile et fusionnel c’est le moment
d’une angoisse vertigineuse où manque le phallus. Michel s’en prend à son pénis, à tous les
lézards érogènes. Il croit les avoir séparés de sa vie. Le défaut d’érection, l’éjaculation précoce
témoignent de son infirmité. Et si je suis lézard j’insiste dans son corps imaginaire comme sexe
présent, par delà sa castration seulement symbolique. Cette séance se situe dans une période où
Michel peut, mais depuis seulement quelques semaines, avoir des relations sexuelles qui donnent
Dans le devenir-animal le corps tout entier investit une espèce. Michel manifeste une grande affi-
nité vis à vis des reptiles, mais surtout des sauriens, iguanes et varans. L’interminable duel avec
son double donne lieu, parfois, à de curieuses péripéties :
« L’autre jour au Jardin des Plantes, je suis allé voir les sauriens. De l’autre côté du verre, il y
avait un varan qui s’est mis en arrêt, face à moi, dès que je me suis approché de la vitre. On se
regardait dans les yeux. Il m’attaquait. D’autres gens passaient mais il était indifférent. Il n’y a
que moi qui l’intéressait. »
Je pense à l’axolotl de Cortazar. Cette histoire d’un échange d’identités entre l’écrivain et la larve
mexicaine, de part et d’autre d’une vitre qui ne peut empêcher leur transfusion corporelle.
« Les margouillats, mâles et femelles, en Afrique, quand je les attrapais, je les sacrifiais dans le
feu. Je n’arrive pas à respirer (il grimace constamment en plissant tous ses traits). Mon visage
change. Je commence à le sentir comme celui de mon père, ou celui de mon frère. Mais Michel
là-dedans… »
- « Où vivent les varans ? »
- « Partout, il y en a dans le désert. C’est des bêtes d’un mètre environ. Il me fixait à travers la
vitre. Un autre est venu taper du doigt. Rien. »
Du corps propre à l’animal les trajectoires sont multiples : parfois seulement des projections par-
tielles ; parfois une identification globale que surdétermine la symbolique familiale ; parfois, de
véritables « devenirs », comme dans le Birdy d’Alan Parker, avec des phénomènes de mutation
sémiotique, un changement métamorphique des usages du corps, de la sexualité, des intérêts, des
relations à l’espace et le temps. Le héros se dénude, se perche, cherche à voler. Et quand une jeune
fille lui offre sa poitrine, il ne sait pas quoi faire de ce corps étranger.
Le varan qui fixe Michel et le fascine, ce peut être moi, dans le face à face redouté de la séance.
Et si un autre veut « taper du doigt », Michel souhaite sans doute que je ne m’en soucie pas, que
je reste seul dans mon désert, et dans notre couple.
Il vient très en avance, reste plié sur lui-même dans la salle d’attente, se lève difficilement, s’ins-
talle dans le fauteuil en face de moi de la même manière, plié en avant. Je ne vois que son crâne.
Long silence. Je lui pose quelques questions, très courtes, du genre « comment ça se passe ? »,
auxquelles il ne répond pas. Tout d’un coup il hurle longuement et se jette à terre, frappant vio-
lemment le sol avec son poing.
Moi - « Je suis là, Michel. Ce n’est pas la peine d’ameuter tous les autres. »
M - (hurlant) « Je sais, il y a les autres ! Je suis mort, Dr. Polack ! »
Moi - (énervé et montant le ton) « Pour un cadavre vous faites beaucoup de bruit ! »
À peine j’ai dit cela j’en perçoit l’énormité, dans l’humour : violence contre violence. Je me
calme.
Moi - « Et si on parlait de votre frère ? »
Pas de réponse.
Il se lève et se met dans différents endroits, devant la cheminée, face au miroir. Pleurs.
Gémissements.
M - « J’ai envie de te casser la gueule, Jean-Claude ! »
Il continue de déambuler sans se rapprocher de moi. (Je suis très content d’avoir, en ces moments-
là, un grand bureau… Je n’ai pas vraiment peur, juste un peu de réactions de stress, cœur rapide,
rougeur et chaleur de la face, mais il me semble que Michel ne peut pas s’en apercevoir). Long
silence à nouveau. J’essaie autre chose :
Moi - « Can we speak now ? »
Pas de réponse.
Moi - « Voulez-vous boire quelque chose ? »
M - « Je ne vous entends pas. Je n’entends rien »…
Silence. Il va vers le radiateur. Je patiente, puis :
Moi - « Pouvez-vous vous asseoir maintenant ? »
M - « Ça serait mieux. »
Il vient s’asseoir dans l’autre fauteuil, plus près de moi et de la table, se recroqueville à nouveau.
Moi - « Comment vous sentez-vous physiquement ? »
M - « Bloqué. Je ne sais pas où sont mes épaules, mon thorax ne s’est pas développé. »
Long silence. Et puisqu’il n’enchaîne pas :
Moi - « Jusqu’où voulez-vous vous développer ? »
M - « Je sais qu’à 31 ans j’ai censé de grandir… »
Long silence. J’éprouve un malaise et je le lui fais savoir :
Moi - « Je voudrais quand même comprendre pourquoi vous voulez me faire peur ? »
Il rit.
M - « C’est moi qui ai peur ! C’est peut-être pour ça que je m’accommode de gens amoindris. Il
faut toujours que je sois premier en tout ».
Il parle alors beaucoup et se détend. En recopiant mes notes, je me dis que j’ai manqué de pré-
sence d’esprit, que j’aurais pu lui signifier que son problème est de ne pas être un premier-né, ni
aussi grand et fort que son frère. Je garde en réserve cette interprétation, attendant l’occasion de
m’en servir.
Après le long renvoi en miroir de nos silences et de nos craintes, le retour à cette partie straté-
gique du corps, le thorax « insuffisant », nous donne un peu de matière et deux orientations utiles.
La première indique que l’amoindrissement de son corps fait figure pour Michel de la présence
amoindrie d’un double. La deuxième, quel retard de croissance de son anatomie fantasmatique lui
permet d’espérer une inversion chronologique, une aînesse obtenue après coup. En disant mon
anxiété, je me suis identifié, ne serait-ce que pour quelques instants, au plus faible des frères.
L’image du corps et la biographie se rencontrent alors pour un effet de sens.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 15
Au bout de deux années de traitement Michel a commencé d’exprimer directement un « trans-
fert », à parler d’amitié, de lien, et même une fois, d’amour. Pendant plusieurs semaines il tente
de me tutoyer, m’appelle par mon prénom, s’attendant à la réciproque : me dit sa déception, me
demande les raisons de mon vouvoiement inflexible.
Depuis quelques temps, j’ai pris l’habitude, quand Michel était déchiré par ses passions contra-
dictoires, d’évoquer la figure d’un double, mauvais et fou, mais aussi fantasque et poète, fonciè-
rement antithétique.
Parlant avec mes collègues au cours d’une réunion de travail, je me demande si le « tu » n’est pas
simplement destiné à me rendre double, à répercuter en moi le dialogue interne de Michel et de
son « monstre ». Le lendemain Michel me raconte un rêve de la nuit précédente. Il vient à mon
cabinet et trouve deux psychanalystes, un jeune qui me ressemble d’allure, un vieux à la barbe
poivre-et-sel. Je lui dis :
« Quand on est double, on a peut-être besoin d’au moins deux psychanalystes. »
Il rit beaucoup, puis se fige brusquement et déclare :
« Je ne comprends pas bien ce que vous venez de dire, mais je crois que ça me fait du bien. »
Il parle alors de la dernière séance de danse africaine. Une jeune femme, à sa droite, lui avait paru
belle et désirable, mais il ne pouvait pas se mettre en face d’elle. Le professeur devant eux leur
tournait le dos et la grande glace lui renvoyait ainsi, parmi d’autres, les images de la fille, du pro-
fesseur et la sienne. Tout alors lui paraissait possible. Il pouvait la regarder, guetter le maître, s’as-
surer d’un regard qui le cautionne. Pour une fois un visage n’absorbait plus le sien, tandis qu’un
troisième terme apaisait la tension d’un face à face.
Le changement de registre est parfois plus radical. Après une séance où Michel était entré dans
mon bureau en chantonnant, je me mets au piano au moment où il vient dans la salle d’attente,
quelques minutes avant le rendez-vous suivant. À la séance d’après (la troisième de cette séquen-
ce) il m’apporte un enregistrement de ses chansons qu’il accompagne à la guitare ; l’une d’entre
elles, improvisée, ressemble à du folklore mandingue et parle une langue inventée, tout à fait
convaincante. J’écoute l’enregistrement pendant la séance ; il fait des commentaires. Pour la
musique, comme pour le football et le tennis, il garde encore, bien qu’assez secrètes, des velléi-
tés professionnelles, des ambitions de succès. Mais l’essentiel lui semble de se faire une voix,
développer sa respiration, parfaire sa cage thoracique. Une trajectoire ainsi passe par la musique,
l’instrument, l’Afrique, un enregistrement, un cours de chant dont je lui donne l’adresse, pour
aboutir sur cette partie du corps enclavée dans l’enfance. Mon rôle consiste à ne pas manquer le
passage du témoin, à faire relais dans cette course, quelles que soient les matières et les signes qui
me sollicitent. À cet impératif il faut pourtant deux corollaires Le premier est que je n’ai pas le
choix conscient ni le savoir acquis de cette position. Si la musique, par exemple, joue son rôle
dans la cure, c’est parce qu’elle occupe pour moi une place singulière ; que je ne peux pas écrire
sans un fond de musique, et que Bach, plus que tout autre, me donne l’impression, alchimiste, de
transformer des sons et des mélodies en mots et phrases ; que cette musique réveille des sensa-
tions curieuses dans le haut de mon dos ou me donne la chair de poule ; que je rêve parfois de
jouer du piano mieux que mon cousin ; et que, par conséquent, je peux participer des recoupe-
ments sémiotiques que me propose mon patient musicien.
L’autre corollaire est qu’une autre situation de traitement, un autre thérapeute eussent requis des
processus différents de singularisation. Et que la seule méthode à prescrire pourrait être de s’y
rendre disponible, par exemple en ne refusant pas d’emblée les matériaux, les objets ou les actions
qui ne ressortissent pas à la logique du discours, aux jeux du signifiant et de la langue.
Les questions du travail, habituellement hors champ d’une stratégie analytique m’occupent autant
que les activités d’un patient hospitalisé dans une clinique dite de « thérapie institutionnelle ». Ce
Les relations féminines, surtout dans le cadre du travail, échappent aux contraintes sadiques ou
masochistes que l’érotomanie persécutive lui dictait encore récemment. Les dispositifs profes-
sionnels, les tours de garde, les partages de responsabilité permettent que l’approche se fasse de
biais. Les codes organisationnels locaux recoupent ou tiennent à distance les fantasmes narcis-
siques de confusion, ou de symbiose. Il s’aperçoit que les femmes aiment bien lui raconter leur
vie et que sa complaisance attentive les entraîne plus loin dans une demande d’amour qui le
déborde quelque peu. Dans son travail pourtant il se laisse choyer, toucher. Il accepte des caresses
distraites et légères. Et chaque jour davantage il trouve intéressantes les confidences et les récits,
les histoires de ceux qui l’entourent.
(Séance du 6.1.86)
Il se sent très bien, calme, « lucide ». Il sourit. Ses parents sont là en ce moment. Il parle d’eux,
de leur « folie », de « leur mal dans la peau », de leur manière de se réfugier dans « le boulot »,
la représentation, les mondanités. Son frère aussi est un peu fou. Il n’est donc pas étonnant qu’il
le soit aussi, à sa manière.
Moi - « C’est quoi “être fou” ? »
M - « C’est être replié sur soi, ne pas pouvoir entendre ou s’intéresser à quelqu’un d’autre ; pour-
suivre son propre chemin, ses propres pensées. Ils sont très anxieux et me sollicitent énormément.
J’arrive à leur faire du bien. »
Michel prend la mesure du fait que « sa maladie », au-delà de sa majorité, prolonge, peut-être
pour eux, son enfance, et les aide…
Moi - « Et la politique ? »
M - « Comment peut-on avoir des idées et comprendre quelque chose à la politique quand il y a
un tel désordre en soi ? »
Moi - « Faut-il une chronologie ? D’abord soi, puis les autres ? »
M - « J’ai l’impression que oui. »
On parle des idées du père et des siennes.
M - « Depuis que les parents sont là, je vais assez bien en fait. C’est peut-être le Surmontil aussi.
En tous cas j’ai fait deux rêves, de blocage, identiques. Je te cherche partout et ne te trouve pas.
Des tas de femmes me renseignent, mais aucune ne peut vraiment me préciser quoi que ce soit…
Elles ne comprennent pas, ne savent pas ce que tu es devenu… »
Il rougit tendrement, peut-être à cause du tutoiement.
M - « Je revois une fille, Chantal, qui a vécu aussi en Afrique, fille d’amis de mes parents. On
flirte mais quand je veux lui faire l’amour je ne peux pas la pénétrer. »
Le rêve et la séance mériteraient un long commentaire. Comme tous les rêves il fait message. On
peut dire aussi qu’à côté de ses significations œdipiennes, voire anamnestiques, il organise une
réponse au message que l’analyste fournit dans le déroulement de la cure, essentiellement à son
insu.
Félix - Ce qui est intéressant – c’est sans doute un problème de présentation – c’est que tu as com-
mencé à mettre sur le tapis les dispositifs spatiaux, et de plus en plus vers la fin, les dispositifs
pulsionnels. Je suppose que l’ordre n’était pas ainsi chronologique On a l’impression justement
que c’est un montage auto-pédagogique. Il me semble que c’est en cours de route que tu as réa-
lisé l’usage esthético-pédagogique que tu pouvais en faire. Je crois que c’est important dans les
composantes, et tu ne l’as pas tellement indexé. Tu l’as dit au passage mais cela a dû être vrai-
ment très important, le fait qu’à un moment il y a eu décision de dire : celui-là ce n’est peut-être
pas le bon, mais c’est un des bons !
Il y a une idée qui m’est apparue très clairement dans ce que tu as dit sur le problème particulier
de la psychose, et je crois que c’est très heureux, c’est quand tu as dit qu’il n’avait pas de troubles
du schéma corporel, et donc que toutes les idées de remodelage, de structuration dynamique de
l’image du corps, etc., finalement avaient une certaine importance pour toi parce que ça fait par-
tie de ta culture, tu ne peux pas ne pas y penser, c’est comme une langue maternelle, c’est le cas
de le dire, mais en fin de compte ça n’apporte pas de ligne directrice particulière. Par contre, en
somme, tu découvres qu’il y a au départ un doublage, une double scène qui fait qu’il est amené à
incarner un corps parallèle. Cela fait penser à la danse Butô. C’est un véritable état de démence
organique que l’on peut voir alors que le danseur n’a pas du tout de troubles du schéma corporel.
Donc c’est bien le corps, en tant que dispositif scénique, qui se met en œuvre. C’est important.
Ne pas voir cette scène du corps qui double les autres scènes (la scène du corps social, le schéma
corporel, et éventuellement des troubles qu’il a eu après sa tentative de suicide, il y a trente-six
corps…), c’est ne pas se demander comment le corps peut devenir une scène ? Quand on pense
à ça, le premier réflexe idiot, c’est de le penser en termes de corps déficitaire, « il somatise », ou
de telles bêtises. Alors que là, en réalité, c’est un dispositif qui ne se présente pas selon des lignes
de discursivité qui aboutiraient à une lecture en termes déficitaires, mais c’est là en termes d’in-
tensité, c’est vraiment transversal. Comme sur le corps schrébérien se joue des animaux, des
intensités féminines… On voit donc que c’est l’atteinte de ce passage du corps-scène qui permet
de faire venir en scène un certain nombre d’autres éléments, et faute de cette mise en scène, cela
resterait dans un rapport d’impossibilité de cristalliser ces constellations d’univers. En refaisant
quelque chose de très artificiel, on peut dire :
- on a un premier temps où on a une scène encerclée. Il s’amène avec son bastringue, pour jouer
toujours la même scène de l’impasse avec le psychanalyste. Il y a une histoire comme ça : les trei-
ze. Alors il continue son truc, comme une perversion, il recommence une partie : tiens je vais me
payer un psychanalyste ! La question que l’on pourrait essayer de creuser, c’est : quelle connerie
inspirée a fait que tu n’as pas marché. Il y a eu une chose très importante, c’est la lettre très
brillante, très intelligente du jeune collègue ; ça devient là un objet qui fonctionne à contre sens,
ce que j’appelle un opérateur existentiel. À ce moment-là ça a été sans doute très important, ainsi
Là je crois qu’on peut, à partir de ce que tu as dit, distinguer trois niveaux de travail. Le transfert
est entendu uniquement comme prise de consistance des opérateurs existentiels, et pas du tout
quelque chose qui relève d’une manipulation des identifications et des interprétations. Bien enten-
du, il y a ces identifications, il y a ces interprétations, ça fait partie du pain quotidien, la question
est de savoir : à travers ces opérations qu’advient-il des opérateurs existentiels, sont-ils mis
comme ça dans un coin, dans une fonction mécanique, ou rentrent-ils précisément dans ces opé-
rations de processualité et de singularisation que j’évoquais précédemment. Premier temps.
Temps de respect des dimensions asignifiantes des opérateurs. Tu l’as très bien dit quand tu as
distingué l’intuition, l’interprétation, l’action. À ce niveau du transfert-action, je fais… ça
marche, ça ne marche pas, mais de toutes façons il y a quelque chose qui se passe ; ça c’est l’ac-
ceptation pour toi-même, et pour l’autre du caractère asignifiant de la mise en œuvre d’un opéra-
teur, ce qui fait que tu donnes ta conclusion : et bien oui, je le soigne, il me soigne, salut ! C’est
effectivement le dégagement de la voix psy, du voile psy, cette espèce de voix d’inauthenticité
totale qui fait que, que ça marche ou que ça ne marche pas, de toutes façons c’est faux. Donc si
c’est faux à ce niveau, ça ne pourra jamais être singulier, il n’y aura jamais de puissance de véri-
té processuelle là-dedans.
C’est la première coupure transférentielle qui a déjoué effectivement les autres politiques
perverses du transfert avec les autres psychanalystes, c’est le respect : il y a quelque chose qui se
passe, alors on continue, même s’il y a des commentaires, ce ne sont pas eux qui comptent, c’est
la réalité de la cristallisation d’un certain nombre d’opérateurs existentiels. C’est cette
Notes :
Le corps, la carte
et le monstre
Élodie « — Voilà, je voudrais te parler de mon bébé. Je
t’avais dit d’abord qu’il fallait que je le mette dans une pri-
son de noirs musulmans. (…) Mon enfant, je l’ai eu parce que
j’avais mangé des pommes de terre pour couper les testicules
aux Allemands. Moi, ça me faisait jouir par mon vagin, et ne
je tuais pas d’Allemands mais ça m’a gonflé le ventre. Bon !
Maintenant j’ai accouché parce que mon bébé m’a dit de le
circoncire… comme ma croix. Alors quand j’ai été à la
selle… l’urine…
— Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
É — Le bébé est sorti de mes règles et a toujours communi-
qué avec mon ventre.
— Il est toujours dans le ventre ?
É — Non, plus maintenant.
— Où est-ce qu’il serait passé ?
É — Je ne sais pas. Je ne comprends pas, c’est une autre
manière d’accoucher que je ne comprends pas.
— Il communique avec toi en parlant ?
É — Oui, dans mon ventre.
— Et il parle quelle langue ?
É — Le français.
— Et il y a des moments dans la journée où il te parle surtout,
non ?
É — Non, il me parle tout le temps.
— Au travail, à la maison, partout ?
É — Un peu comme toi. J’entends ta voix.
CHIMERES 1
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 2
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 3
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 4
Le corps, la carte et le monstre
mique, c’est pas, le liquide qu’il y avait à l’intérieur corres- 3. À l’époque de cet
pondait exactement à, c’est imagé, c’est ce que j’imagine (…) entretien, on ne parlait
pas encore du SIDA…
c’est disons le liquide, ce sont des pertes blanches qui sentent
mauvais.
— Oui alors ça vient d’où, ça ?
É — Non, je t’ai dit je venais d’avoir mon frottis à ce
moment-là. Je crois que mes règles sont stériles. Je ne peux
pas avoir d’enfant même en ayant mes règles, c’est du sang,
simplement.
— Tu penses que tu n’as pas de capacité d’avoir d’enfant en
ce moment ? Pourquoi ?
É — À cause de mes règles parce que voilà, avant d’avoir mes
règles je vais à la selle. Les règles me viennent par derrière,
excuse-moi. Alors après m’être masturbée à une certaine
période de ma vie, je n’avais pas mes règles. Parce qu’elles
me font toujours aller à la selle, mes règles ne valent plus rien,
ma selle ne vaut plus rien, mes règles non plus.
— Et le reste ? Le reste du corps ?
É — Je peux faire l’amour avec mon copain, il a mon âge, il
a 35 ans, moi j’ai 37 ; lui aussi, il est stérile, quoi ! C’est,
disons le sperme chez lui, ça lui fait le sperme qui n’est plus
jeune comme avant, blanc. Il a été malade. Il n’a pas été tra-
vailler j’imagine… depuis mon frottis.
— Qu’est-ce qu’il a eu comme maladie ?
É — Du sexe et du ventre. À cause de moi parce que mes
règles… Enfin, je pense que c’est à cause de moi.
— Parce que tu as…
É — Maigri : je n’ai plus mes règles comme avant. Et ça
montre qu’il ne peut plus avoir la même vie qu’avant. Alors,
tu vois, lui, il éternue, sa salive est purulente à cause de son
sperme, ça lui monte jusqu’à la salive, c’est un Musulman.
Son… groupe sanguin quand on se fait examiner par un
médecin, positif ou négatif, il crache souvent à cause de son
sperme. (3)
— Il sort par la bouche ?
É — Oui, pour pouvoir se masturber devant moi et tirer sur
son sperme, il crache.
— Ça l’aide ?
É — Crachat, quoi ! Oui c’est ça.
— Il éjacule par la bouche, alors ?
CHIMERES 5
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 6
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 7
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 8
Le corps, la carte et le monstre
Le terme d’« image » ne doit donc pas nous conduire vers le 6. Gisela Pankow,
seul continent du visuel, du scopique, ou la problématique iso- L’être-là du
lée du regard. Pas plus que le miroir, en ses divers agence- schizophrène, Aubier,
1981.
ments, ses « stades » ou ses vicissitudes ne peut résumer les
aventures idéales du « Sujet », les impasses et les fractures de
l’« identification ». Peut-être serions-nous plus près du
concept « informatique » de l’image, dans son hétérogénéité
vis-à-vis de l’univers optique proprement dit.
CHIMERES 9
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 10
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 11
JEAN-CLAUDE POLACK
Plus tard elle croit pouvoir expliquer les symptômes par une
contention traumatique de la petite enfance : pendant leur tra-
vail, les parents ficelaient le petit garçon sur sa chaise percée,
lui interdisant toute motricité autre que distale, les mains, les
doigts. Mais on est frappé des parcours, (solidaires) croisés
dans la cure, de l’image du corps sexué, des repérages généa-
logiques, des lois qui ordonnent l’organisation des lieux et ter-
ritoires, des situations administratives et de la géographie
politique.
CHIMERES 12
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 13
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 14
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 15
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 16
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 17
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 18
Le corps, la carte et le monstre
tions tels qu’ils construisent la langue, mais dans leurs rap- 9. Jean-Pierre
ports d’existence comme formes picturales. D’où la double- Jouffroy, Le Jardin
des Délices grandeur
vie des choses peintes dans l’entremêlement et les interactions nature, éd. Hier et
de leurs significations comme formes plastiques et comme Demaim, 1977.
évoquant des mots. »
CHIMERES 19
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 20
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 21
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 22
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 23
JEAN-CLAUDE POLACK
Gilbert Lascaux semble penser qu’une classification rationa- 10. Gilbert Lascault,
liste, cartésienne et formelle des monstres de l’art occidental Le monstre dans l’art
occidental,
s’intéresse uniquement aux procédés combinatoires qui les Klinckeieli, 1973.
ont fait naître ; la seule question « pourquoi ? » devrait faire
pièce à la démarche structuraliste, en renvoyant le monstre à
sa source de désir et de folie. Ce « pourquoi ? » ne nous suf-
firait pas pourtant pour échanger aux logiques du discours, du
sens et de l’inconscient car il réitère l’exigence d’une expli-
cation, d’un « parce que », d’un « à cause de », l’obligation
de reporter en amont, dans les « structures » mêmes de
l’« inconscient », les règles combinatoires et l’ordre des pro-
cessus imaginaires qui accouchent des monstruosités. Le cata-
logue devient alors celui des personnalités, des positions de
la libido, des typifications perverses, des nœuds et des
impasses œdipiennes. L’auteur affirme que la condensation,
le déplacement, le renversement dans le contraire, la réunion
des contraires représentés dans le même objet en une igno-
rance apparente de la négation, sont les procédés qui permet-
tent tout à la fois la construction des monstres et l’élaboration
des rêves décrite dans la « Traumdeutung ». La tentation lin-
guistique est assez forte pour lui faire dire :
CHIMERES 24
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 25
JEAN-CLAUDE POLACK
L’échec à la fois relatif et évident de la plupart des systèmes 12. Aude d’Achon,
interprétatifs portés sur cette œuvre vient de cet oubli. Ce que Jérôme Bosch par
delà l’envers et
crée le peintre, ce ne sont pas des mots, mais des motifs, ce l’endroit, La
n’est pas un discours mais une grammaire de formes qui n’a Différence, 1984.
de sens qu’en tant que production génératrice de ses propres
phénomènes (au sens propre “phanesthai”, apparaître). » (12)
CHIMERES 26
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 27
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 28
Le corps, la carte et le monstre
CHIMERES 29
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 30
Le corps, la carte et le monstre
à force de rester couchée et de prendre médicaments par 14. Nous avons déjà
l’estomac, en allant à la selle, c’est les reins qui jouent, c’est parlé d’Élodie dans La
Borde ou le droit à la
pour ça que ça faisait jouer à la fois les nerfs et les reins. (14) folie, (D. Sabourin-
Moi — Les choses, elles passent par l’eau, par l’électricité, et Sivadon et J.C-
puis par quoi encore ? Polack), Calmann-
— Alors maintenant je dors avec le courant parce que les Lévy, 1975.
Français sont chez eux avec leur lumière à eux et leur eau, et
me captent, ou plutôt l’électrisent mon urètre.
— Et est-ce que je peux t’aider, moi, dans cette histoire ?
— Tu m’aurais pris la tension et j’aurais été à la selle (…)
— C’est moi qui te capterais ?
— Oui c’est ca.
— Tu préfères. Parce que si je te capte moi, eux ne peuvent
pas te capter.
— Ils me captent par les médicaments. Parce que tu me
captes. Parce que tu me parles… Mais c’est la majorité que
je supporte… Sans cette majorité-là, le pays est condamné.
— Tu fais un peu de politique, toi ?
— Sous la présidence de François Mitterrand… C’est des
pommes de terre sous le régime socialiste… Manger des
pommes de terre chez les Allemands. Faire comme au temps
de la Belle Époque.
— La Belle Époque, c’était quand ?
— Avant la guerre, en 1930.
— On mangeait beaucoup de pommes de terre ?
— On devait faire ça, on devait tuer les Allemands !… Je
pense que Mitterrand croit que la politique des pommes de
terre sera l’avant guerre. On devait résister aux Allemands en
mangeant des pommes de terre, en les mangeant, en restant
dans le noir, ça devait être scandaleux l’origine de la
deuxième guerre.
— Ça scandalisait les Allemands ?…
— Oui, c’est ça ; ça devait les humilier beaucoup. Il y a le
Marché Commun. Simone Weil, le Marché Commun et les
Juifs. Tu vois, c’est le vieil orgueil juif qui veut tuer les
Allemands à cause des camps de concentration. C’est le vieux
Juif qui est humilié par le fait que les Allemands les aient fait
mourir dans la religion juive. C’est pour cela qu’ils en veu-
lent aux Allemands.
— Tu es née en quelle année ?
CHIMERES 31
JEAN-CLAUDE POLACK
— En 48.
— À quel endroit ?
— Je ne sais pas. À « Clermongas » (?), en Bretagne, dans le
Finistère sud, à côté de Quimper.
— Pas en Tunisie ?
— Non, je ne crois pas. C’est-à-dire, voilà, Jean-Claude, tu
m’excuses, je ne t’ai jamais dit ça, je te demande de me soi-
gner parce que j’avais dit à un médecin que j’avais perdu la
mémoire, alors il avait ri de moi : comment on peut dire qu’on
perd la mémoire et le savoir ? Alors il a voulu se moquer de
moi, il m’a fait un électro-encéphalogramme avec la lumière
allumée. Heureusement que la dame à qui il a demandé de le
faire avec la lumière allumée était complètement folle, c’est
ça qui m’a guérie, on doit trouver les traces que je n’ai pas
menti dans l’électro-encéphalogramme.
— C’était pour voir si tu mentais ou pas ?
— Non, moi je l’avais demandé comme ça, parce que j’ima-
ginais les résultats d’une étude… sur le système nerveux, par
électrodes. Je n’ai pas demandé d’électrochocs, j’ai demandé
un électro-encéphalogramme. Quand on me l’a fait avec la
lumière allumée, on a dû comprendre que ma maladie n’était
rien de grave mais qu’il ne fallait pas qu’ils me guérissent non
plus.
— Il ne fallait pas qu’ils te guérissent ?
— Mais tu ne me soignerais pas pour que ma mémoire com-
mence, sans ça, ça ferait longtemps que je l’aurais retrouvée.
J’y rêve souvent la nuit.
— Tu rêves souvent la nuit. De quoi ?
— Des choses quand j’étais toute petite, je ne sais pas.
❏
CHIMERES 32
JEAN-CLAUDE POLACK
L’éclipse et l’écho
CHIMERES 1
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 2
L’éclipse et l’écho
CHIMERES 3
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 4
L’éclipse et l’écho
CHIMERES 5
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 6
L’éclipse et l’écho
CHIMERES 7
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 8
L’éclipse et l’écho
CHIMERES 9
JEAN-CLAUDE POLACK
CHIMERES 10
Les séminaires
de Félix Guattari
Jean-Claude Polack
La sauterelle chez Dali (suite)
Ces quelques notes pourraient servir d’introduction au texte précédent.
Il s’agit donc de distinguer dans une production esthétique qui porte témoignage sur
l’inconscient :
- ce qui appartient au registre de la signification proprement dit, et par là même s’interprète par
référence à Freud selon les méthodes rhétorico-syntaxiques habituelles, décalquées d’ailleurs de
la psychanalyse. Et dans ce domaine, Dali a produit quelque chose qu’il n’est pas le seul à avoir
produit et qui, par exemple apparaît peut-être plus purement chez Magritte. Dali, lui, a tendance
à déborder ce récit fantasmatique.
- ce qui manifeste un processus de transformation, de bouleversement appliqué aux coordonnées
de la représentation et qui représente une tendance qui va s’accomplir beaucoup plus que dans
l’œuvre de Dali, dans la peinture abstraite, chez Kandisky et chez les Suprématistes, chez
Mondrian, chez Klee, etc.
- et d’autre part, un troisième domaine où Dali ne fait qu’ébaucher une tentative de produire, sur
le tableau ou dans le tableau, quelque chose qui est en connexion presque directe avec de l’éner-
gie, un mouvement, une action, et qui, malgré la fixité du tableau et le fait qu’il n’utilise pas du
mouvement et de la pellicule, veut faire quelque chose de cet ordre-là. Et ceci apparaît peut-être
plus clairement ensuite chez les Action painters, Pollock, les Body painting, etc. À ce titre,
d’ailleurs, j’ai vu quelque chose d’assez extraordinaire il y a quelques années dans un musée : des
gens vivants se représentant eux-mêmes en tableaux. Ils restent complètement immobiles, cata-
toniques, on ne les voit pas respirer ni bouger des yeux pendant huit heures, le temps d’ouvertu-
re du musée et ils repartent le soir (enfin, j’imagine) et reviennent le lendemain matin…
Donc, l’arbitraire du signe – on le sait – est du côté du signifiant. La face signifiée par contre,
l’image mentale ou le concept sont profondément travaillés par divers champs de force qui tra-
versent l’histoire, l’individu et le collectif.
Il ne faut pas confondre cette persistance, cette maniabilité des représentants avec les archétypes
jungiens qui seraient plutôt, eux, des universaux réfractaires à toute historicité. Mais il nous faut
constamment rechercher des figures, formes, représentations imaginaires ou coordonnées senso-
ri-motrices qui, à un moment donné, vont fournir le fond matériel imaginaire dans lequel l’in-
conscient, lui, prélève des matériaux.
Et là, on se rapproche, me semble-t-il, d’un certain type de travail de Dali. Bien entendu, ce maté-
riel ne concerne pas seulement la réalité des objets, des références matérialisables et nommées,
mais aussi des conceptualisations, des appréhensions figurales du temps, de l’espace, du volume,
des usages du corps, de la profondeur, etc. Je renvoie notamment aux études de Panowski sur la
Ce point de vue renvoie aussi à des analyses de Merleau-Ponty et Sartre sur l’intentionnalité dans
le regard pour dire que rien n’échappe du côté de la sensation ou de la perception à ces grandes
mises en scène inconscientes qui règlent, bien que toujours imparfaitement, les modalités du voir
ou du toucher, c’est-à-dire de la pensée elle-même.
Ces trames institutionnelles, microsociales, langagières sont assez déterminantes pour interdire,
détourner, bouleverser l’expérience perceptivo-motrice.
Dali donne l’impression, à un moment donné, de faire un travail à rebours : bouleverser un cer-
tain nombre de coordonnées, de préjugés tenaces sur le regarder, le palpable, les couleurs, sim-
plement pour remettre en question cette intentionnalité qui sert de carcan pour le regard.
C’est là toujours dans le domaine – en prenant le signe saussurien – d’un travail sur le système
des représentations, c’est-à-dire de ce qui lie le réel ou le référent au concept, au figuré et au
signifié.
Ces trames institutionnelles tiennent tout sous leur contrôle – et surtout quand il s’agit des figures
fondamentales réglant, pour l’analyse freudienne, les coordonnées identitaires, les objets libidi-
naux (le pénis, la scène primitive, etc.). Or, elles sont manifestement travaillées par les champs
de force économiques, sociaux, les enjeux éducatifs, médicaux, religieux, technologiques et
autres qui les agencent à tout moment dans des formulations différentes et dynamiques. Cela veut
dire que tout ceci qui a été traité longtemps et encore souvent par les analystes comme des
concepts ou des figurés totalement fixes, est au contraire l’objet d’une modulation permanente,
d’une transformation très bien décrite par Félix dans La Révolution Moléculaire (Échafaudages
sémiotiques).
– Dali, à l’intérieur de la figurativité, a travaillé manifestement dans le registre de la signification
et ne s’est pas privé de tirer de l’analyse stylistique freudienne du rêve une panoplie de symboles
provocateurs – au sens le plus classique : il a fait aussi du jeu de mots, du rébus et si on les cherche
on les trouvera.
- Mais – et peut-être en grande partie à son insu – il a porté l’élaboration du fantasme jusqu’aux
limites mêmes de la représentation, en s’attaquant à ces fameuses coordonnées phénoménales dis-
tancielles du visible, aux conditions mêmes de la perception dans une perspective essentiellement
gestaltiste. Notamment les histoires de doubles formes, des points reconstituant de la profondeur,
ou même ces tableaux qu’il faut voir avec des lunettes spéciales, ou ces doubles tableaux qu’on
regarde avec une seule lunette mais qui restitue une troisième dimension de profondeur. Formes
doubles, reduplication témoignent du souci de fournir au regard une panoplie de possibilités, un
choix, et par conséquent de solliciter du désir, d’une manière beaucoup plus orientée que ne le
Voilà ce que j’ai essayé de concrétiser sur ce fameux élément, la sauterelle. Ce n’est pas un sym-
bole, ce n’est pas un signe mais c’est un petit peu tout cela – à la fois objet et signe – mais aussi
une manifestation d’énergie, non pas un représentant mais un morceau, un élément énergétique
dans la toile. J’ai pris la sauterelle parce qu’elle se situe au recoupement des différents plans de
dérive présents dans l’onirisme de Dali.
- D’un côté, ce qui joue dans le registre d’une sémiotique signifiante avec toutes les ressources
stylistiques affectées à ce domaine (le domaine du fantasme, pourrait-on dire, au sens du fantas-
me lacanien).
- D’un autre côté ce qui, travaillant dans des opérations et représentations figurales, se met en
prise sur la multiplicité des déterminations de l’image elle-même, et serait de l’ordre de la consti-
tution et de la transformation de l’imaginaire, d’une sémiotique imaginaire, iconique.
- Et enfin un troisième plan existe aux confins de ces deux premiers et articule ces deux registres,
sémiologies non-signifiantes et sémiologies signifiantes, avec les domaines rythmiques, abstraits,
chromatiques, avec les dimensions de mouvement qui, en fait, seulement dans le cinéma – et plus
particulièrement dans le cinéma d’animation – vont trouver une pleine expression. En effet, dans
le cinéma de fiction habituel, des limites sont imposées par la technologie, par la photographie
elles-mêmes ; pourtant les gens qui font du dessin animé, et plus encore ceux qui font de la pein-
ture animée – dont à mon avis le représentant le plus passionnant est la canadien Mac Larren
aboutissent à un cinétisme très systématique que la peinture ne peut pas porter très loin. Il existe,
bien entendu, dans des musées d’art modernes des peintures qui bougent. Mais outre qu’elle sont
prises dans une problématique de cycles (tous les six jours ou tous les six mois on va retrouver
une périodicité), il y a aussi une volonté de ne pas contrôler, de ne pas prévoir : laisser un certain
nombre de mélanges, d’opérations se faire à l’insu même du peintre qui s’abstrait de l’œuvre à un
moment donné, alors que chez Mac Larren, il y a un travail de la main permanent sur la pellicu-
le, et tout ce qui s’y produit a été fait directement par le corps et la main de Mac Larren.
Par ailleurs, je me suis aperçu que la sauterelle ne commence pas, dans l’histoire de la peinture,
avec Dali, loin de là. Notamment, dans la peinture Flamande du Siècle d’Or (XVIe- XVIIe siècles)
et très précisément dans les natures mortes de cette époque là (dans les tableaux de Van de Velde
et ensuite de Kees) : il y a des sauterelles dans toutes les natures mortes, que ce soient des natures
mortes de fleurs (des bouquets essentiellement) ou des natures mortes de comestibles, mais plus
souvent du côté des fleurs quand même que du côté de ce qui est mangeable.
Présence très insolite de la sauterelle qui d’ailleurs, généralement, n’est pas isolée mais s’accom-
pagne d’autres éléments vivants (insectes, lézards, papillons, mouches, etc) et, parfois, d’élé-
ments semi-vivants dans les natures mortes comestibles comme l’huître, les moules et autres
fruits de mer.
Cela m’a amené à penser que finalement donc, dans ces nature dites mortes, la sauterelle avait
fonction justement, d’une part de présence du vivant, et d’autre part d’inscription potentielle du
mouvement dans quelque chose d’inanimé. Inscription potentielle qui présentifie le peintre lui-
même dans le tableau. Reste de l’action du peintre dans le tableau. Y laisser quelque chose qui à
tout moment est en position virtuelle de bouger, avec des antennes, des pattes partageant (en géné-
ral) la toile en un certain nombre de plans. Forme très particulière de la sauterelle : un œil, un
doigt, ce sont effectivement les objets spécifiques du peintre lui-même. Présentification donc
d’objets du corps privilégié du peintre dans la toile. Voilà où j’en étais dans l’intérêt à porter à
cette sauterelle.
P - Oui, ce peut être l’indicateur de l’infusion du peintre dans le tableau, c’est-à-dire de sa vie,
de ses objets du corps privilégié dans la peinture (le regard et la main).
P - Cela fait penser aussi à des histoires de lampe diode : en électricité cela sert pour qu’y passe
une certaine quantité mais qu’une autre soit au contraire retenue. Il y a cette fonction de filtre.
F - Ce serait la différence que tu fais avec la peinture abstraite : ce ne serait pas la même diode…
Enfin, c’est l’idée en même temps de la nécessité d’une proposition machinique, d’une constel-
lation de points-signes pour déclencher un effet donné. Il y a un seuil : tu y es ou tu n’y es pas.
D’où l’intérêt de faire une sorte de phylum de ces machines concrètes : le phylum des sauterelles
de telle période à telle période.
A - La sauterelle dans la Bible est un fléau qui, paraît-il, d’un point de vue naturel est aberrant.
Qu’une nuée de sauterelles s’abatte sur un pays n’a jamais produit ce que l’on raconte dans la
Bible. Dans plusieurs civilisations africaines aussi je crois que c’est un mythe.
E - C’est très intéressant parce que regardes : ici et maintenant tu as cadré, si je puis dire, ta sau-
terelle. Plus ou moins, car la dernière fois elle a déjà… sauté du tableau ! Tu nous dis : - Tiens !
je l’ai retrouvée là ! Puis A. te dit : - Tiens ! Mais tu ne veux pas la retrouver dans la Bible ? Tu
réponds : - Boff… (rires) ; ça c’est une proposition, disons, dans le triangle de droite. Il est
P - Quand Dali raconte comment il a été confronté à la sauterelle, ce qui est intéressant, c’est qu’il
n’introduit aucun élément de référence à une culture, à une histoire universelle, à la Bible… Il
raconte un phénomène très curieux mais qui a un caractère presque de trait-unaire, je ne sais
pas… C’est un traumatisme élémentaire : un jour, petit garçon, il attrape une sauterelle et l’ap-
proche de son œil ; il regarde et ça lui provoque un dégoût épouvantable ; il la jette. Puis, quelques
jours après, il est en train de pêcher à Cadaquès, il attrape un « baveux » et ce poisson a exacte-
ment, dit-il, la tête d’une sauterelle : alors même dégoût, même horreur, etc. À partir de là, une
filiation phobique va s’étendre à toutes sortes d’objets qui s’articulent dans un poème qu’il écrit
et qui tourne beaucoup autour de la pourriture : les ânes pourris, etc. Mais la pourriture n’étant
pas pour lui objet de dégoût, c’est là où il y a une espèce de réversion, on s’aperçoit que de la sau-
terelle on passe à la pourriture, de la pourriture on passe à la merde et de la merde on passe au
fantasme de la merde de la femme qu’il aime. Et voilà ! Un cycle s’est construit et ça commu-
nique. Avec cette machine-là – dont je ne sais si c’en est une ou pas – il peut traverser énormé-
ment de choses : les coordonnées de temps et d’espace, des choses historiques…
E - Là précisément il y aurait une plus-value paradigmatique lui permettant de faire que sa sau-
terelle ne fonctionne pas seulement dans ses fantasmes, dans ses incorporels, mais fonctionne bel
et bien dans la toile, c’est-à-dire dans l’œil de je ne sais combien de générations qui vont faire
usage de cette machine concrète qu’est devenue à ce moment-là la sauterelle. Alors que, en effet,
la sauterelle dans ce schéma était prise dans un double mouvement : elle pouvait tomber dans le
phallus, la castration, alors terminé ! avec même un machin phobique de répétition où la saute-
relle aurait tourné en rond. Et puis… elle passait là, jusqu’à ce que peut-être elle passe ailleurs.
La différence de ma façon de voir pose simplement quels problèmes ? Au lieu de se contenter
d’une représentation, de faire le jeu même seulement de la plus-value paradigmatique : cela ren-
voie à ceci, au phallus… Je ne sais pas ce qu’en diraient les freudiens, ils diraient des choses…
E - Dire : oui, cela est vrai, mais comme dans les systèmes mathématiques d’une intégrale, entre
tel point et tel point, que tu commences à explorer : est-ce que c’est bien la même sauterelle quand
A. parle d’une sauterelle de la Bible ou pas ? Cela devient un vrai problème. Parce que peut-être
que, en effet, pour elle c’est la même, mais historiquement est-ce la même ? Est-ce la même seu-
lement pour elle ou bien s’apercevra-t-on qu’il y a une machine concrète sauterelle-insecte, un
devenir insecte… qu’on va retrouver peut-être chez Kafka dans La Métamorphose. Mais à ce
moment-là ce n’est pas du tout un problème de vague système identificatoire, c’est mesurable :
c’est vrai ou ce n’est pas vrai, il faut travailler, vérifier, tu comprends…
T - Je me demande si la sauterelle, en fait, n’est pas dans un rapport de superposition – qui date-
rait du Moyen-Âge – avec la tarentule. C’est un insecte qui est quand même aussi dans toute une
tradition esthétique, musicale, et en même temps qui n’est pas représenté ou qui n’est pas repré-
sentable, si ce n’est comme idée ; et s’il n’y aurait pas des transformations (en patois, je crois en
plus que cela doit tomber à peu près juste) entre la tarentule et le « saltarellou »…, le saltus aussi
que l’on pourrait brancher là…
P - Moi ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que justement le paradigme, les significations, le ren-
voi à toutes les cultures, à l’histoire et toutes ces choses, apparemment Dali n’y attache pas beau-
coup d’importance et ce n’est pas ainsi que cela fonctionne dans le tableau. Cela fonctionne
comme échangeur, comme point de friction, de passage entre des registres qui sont complètement
différents et parfois très abstraits : des registres de profondeur, ou alors de ce qui est du domaine
du corps à ce qui est du domaine du minéral ou du végétal. Passage d’une espèce à une autre ou
même d’un ordre à un autre.
Ce que Freud remarque, et dénonce, c’est un trop plein de sens, de symboles, de figures et d’al-
légories. Une intention. Un système. Comme si, chez Dali, l’inconscient n’était plus à guetter
dans les failles et les flous de son œuvre, mais à contempler – « admirer » serait encore plus
juste – dans ses fastes impérialistes.
Dali se sert, une dernière fois, ce soir-là, de l’argument de la liberté surréaliste : « Ainsi, André
Breton, concluai-je, si je rêve cette nuit que je fais l’amour avec vous, demain je peindrais nos
meilleures positions amoureuses avec le plus grand luxe de détail… ». Mais dans son œuvre il n’y
croit plus déjà depuis longtemps. Sa rupture avec l’automatisme, qu’il croit stérile, le fait se tour-
ner vers une systématique des désirs, un catalogue de fantasmes d’où doit naître une autre raison,
puissante, ontologique, porteuse d’impacts sur les « réalités ».
Qu’il l’ait voulu ou non, une part de son œuvre se laisse aisément déchiffrer comme la parodie
symbolique de sa biographie. Les Plaisirs illuminés (1929) (1) sont minutieusement décortiqués
par Harriet Janis qui y voit « une clef pour la psychanalyse », un exercice de style freudien. Les
images du tableau, dont elle souligne l’extrême précision naturaliste, sont d’abord des signes, des
cryptogrammes, des éléments d’un code et des indices. Un sens latent doit être dégagé du spec-
tacle immobile comme on analyse une partie figée d’un rêve. Le père, la mère et l’enfant, leurs
combinaisons, dépendances et violences forment la trame d’un récit (« le dédale de son histoire
intérieure ») dont on ne peut être étonné qu’il soit ponctué des événements de la naissance, de la
scène primitive, du désir incestueux, de la castration et de la mort. Y figureront en bonne place
l’angoisse liée à l’onanisme ou à la propreté anale, la curiosité sexuelle infantile, etc. La critique
s’empare d’emblée du caractère exemplaire du tableau, de son intentionnalité. Elle l’étudie
comme une leçon de choses sur l’inconscient. Tout ce qui n’exprime pas directement les repères
du savoir psychanalytique est dépêché en quelques lignes, au début de l’article (2) : ainsi des réma-
nences ou traces de l’influence de Chirico : ombres portées, jeux de lumière contradictoires, pro-
fondeur et désolation des perspectives, découpage du tableau en trois scènes organisées en
Voisinant avec l’étude des fantasmes et souvenirs infantiles présents dans le tableau, la manifes-
te de Bataille souligne la nécessité d’un parti pris de cruauté. Il faut faire vaciller les socles de la
raison, du bien, du beau, du sujet pensant. Et cela même dans l’art ne peut se faire sans violence :
« Le désespoir intellectuel n’aboutit ni à la veulerie ni au rêve, mais à la violence. Ainsi il est hors
de question d’abandonner certaines investigations. Il s’agit seulement de savoir comment on peut
exercer sa rage, si on veut seulement tournoyer comme des fous autour des prisons, ou bien les
renverser. »
L’effort clastique de Dali, le débridement de ses violences, les rapprochements incongrus, les voi-
sinages érotiques ou scatologiques coïncident avec le défi pervers lancé aux normes éthiques ou
esthétiques de la société qu’il considère comme « fondées sur une fondamentale dénégation. »
Ici, et c’est nous qui le soulignons, Dali distingue le désir et l’organisation inconsciente. Il en
soupçonne les régimes distincts, voire antagonistes. L’envers des valeurs dominantes, idéolo-
giques ou névrotiques, est cette connaturalité de l’amour et de la mort, de la laideur et du beau,
de la femme idéale et de sa pourriture. États complexes, fusionnels, ambivalences. Dali veut
concilier en des figures uniques des réalités antinomiques. Il ne lui suffit plus que les poils de
l’aisselle d’une femme prennent la place d’une bouche d’homme ou que des fourmis prolifèrent
à l’endroit où le regard est en quête de lèvres, d’oreilles ou de paumes de mains ensanglantées.
Le sang, la merde, la mort, les insectes nécrophiles, les corps obturés, les peaux marmoréennes,
les œufs et les germes de vie forment des cycles sans origine ni destin. Mais le travail du peintre
Le mariage des inconciliables systématise l’anatomie fantasmatique d’un corps que Dali pousse
dans toutes ses dimensions d’espace et de temps. De Picasso et de Chirico, ses maîtres avoués, il
prend l’effort d’analyse et de déconstruction d’une part, le dénuement allégorique de l’autre. Les
proportions ne sont plus pourtant cohérentes entre elles, comme dans le cubisme ou l’allégorie ;
il les choisit au gré d’une toute-puissance des désirs, mouvements partiels de la libido, pulsions,
montages. Des objets, des objets du corps, des signifiants représentés (mais qui valent alors par
les mots qu’ils figurent) sont disposés dans l’espace du tableau selon des logiques diverses, par-
fois articulatoires, parfois de simple contiguïté, dans un désordre que seules transcendent les
constructions géométriques d’ensemble. Les grands partages de la toile, l’horizon souligné, les
perspectives redondantes assurent l’architecture intersticielle brute de ces événements asyn-
chrones. Il se passe plusieurs choses, en plusieurs endroits, en des temps écartés : le tableau
condense tout. Ces effets de collage hétéroclite, le travail des disproportions et les anachronismes
ne sont pas à mettre au compte d’un quelconque « cadavre exquis » individuel. Le peintre donne
à chaque partie du corps – ou à chaque moment de son histoire – une importance et une situation
en rapport avec l’intensité libidinale qui les traverse, que celle-ci soit faite d’éros ou d’angoisse,
d’envie ou de dégoût.
Dali s’est fait analyste et rassemble en un seul texte (5) des notices biographiques, tressées autour
de quelques objets-clefs de son bestiaire anatomique : outre la sauterelle, le baveux (un poisson),
l’âne pourri, les mouches, le lézard, le phallus volant, le doigt détaché ou flottant, la larve, l’oi-
seau, la chrysalide, le pouce émergeant, isolé, de la palette pleine de couleurs.
Quelque soit l’effet plastique de la sauterelle dans les tableaux, nul ne peut vraiment ignorer cette
chaîne d’« objets », clairement érigés en équivalents interchangeables et articulables, véritables
signifiants iconiques, langue d’images. Dans une sorte de bulle-lacune peinte dans le panneau
central des Plaisirs illuminés, la sauterelle, accrochée par ses pattes aux bords de l’alvéole,
La critique abandonne donc toute dialectique (?) des objets partiels, de remplacement, de substi-
tution, ou de montage. La bestiole est le médiat purement symbolique entre le père et le fils, le
signifiant de leur identité. Insecte/inceste. Tout au plus admettra-t-on la similitude formelle de la
sauterelle avec l’objet fœtal. L’étalement vertical des images dans le panneau central évoque donc
l’évolution embryonnaire du sujet.
Pourtant la sauterelle, chez Dali, n’a pas les caractéristiques d’un objet unitaire, frappé une fois
pour toutes du sceau de la paternité, ou du poids des valeurs phalliques. Tableaux et textes font
varier la position de l’insecte dans la hiérarchie ou la texture des fantasmes. Le poème commen-
taire du Grand Masturbateur (1929) la fait surgir une dizaine de fois, sauterelle, affreuse saute-
relle, sauterelle pourrie.
Mais elle n’est pas seulement cadavre ou momie, morte ou desséchée. On la trouve vivante et
symbiotique, dans le texte comme dans le tableau, amante et mante religieuse :
« … de chevaux pourris
d’ânes pourris
d’oursins pourris
de bernards l’hermite pourris
et tout particulièrement
de poules pourries
et d’ânes pourris
et aussi de sauterelles pourries
ainsi qu’une sorte de poisson
dont la tête est d’une ressemblance
poignante avec celle d’une sauterelle. »
Toutes ces « médailles » préparent le grand sacrifice du mâle dévoré par la mante et son renver-
sement érotique, insistant chez Dali :
Et cette fois l’imaginaire court au long des chaleurs africaines, du désert, des nuages de saute-
relles, de sauterelles grillées ; avec dans leur sillage des histoires de conquêtes, l’imagerie légion-
naire, le bled, la dérive des annexions, de l’Empire, de l’Europe cannibale. L’onirisme exotico-
politique de Dali est alors proche des Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, mythologies,
contes d’enfants, parfums barbares et scatologiques du continent noir, amours cannibales.
L’insecte n’est pas au sommet d’une immense pyramide de significations possibles, le fameux
paradigme d’où l’exégète tire l’élément qui lui convient et qui corroborera son hypothèse, œdi-
pienne ou pas. Il occupe une position équivoque par rapport à des registres, matériaux ou terri-
toires diversifiés où s’accomplissent les dimensions singulières des investissements de désir :
micro-cristaux inertes ou grands ensembles historiques, parties du corps, couples, groupes consti-
tués, voire nations, races ou continents.
C’est cette situation carrefour, digrammatique, qui anime et distribue les lignes de force dans le
Jeu Lugubre (6). Non seulement parce que la sauterelle est au centre du tableau, mais surtout parce
qu’elle fait fonction de clôture. La tête centrale semble paralysée, sourde, muette, aveugle. L’œil
est fermé, sous la menace d’un oiseau multicolore, qui obture l’oreille en un étrange tératome. La
sauterelle annule, « bouche » la bouche, devenue indistincte. Le dispositif est prêt pour une pro-
duction d’images qui ne doit plus rien aux perceptions, et qui sourd toute entière de la tempe de
Dali (?), ouverte au monde par une vulve béante. La sauterelle interdit la parole, condamne le dis-
cours, transforme la tête en zone de passage et de brassage entre des « objets hétéroclites », des
intensités et des sentiments dispersés aux diverses régions de la morale, de la société, ou du désir
sexuel.
Dans le Portrait de Paul Éluard (7), le corps de la sauterelle « combinée » (avec poisson, visage,
fourmis et végétaux) est à la fois pénétrant et pénétré, emboîté. L’épi de maïs pénien du corps et
des ailes, découvrant en son extrémité comme l’ébauche d’un gland, s’imbrique dans le thorax du
poète ; tandis que l’annulaire d’une main surgie de la base du cou s’enfonce dans le trou à bords
nets de l’abdomen de l’insecte. La machine homosexuelle est parfaite, avec ses pouvoirs de
fécondation réciproques, l’échange et la transfusion, le partage des lieux du corps, des femmes et
des fantasmes. La sauterelle, en son apparente unité, est donc déjà un objet surréaliste. Loin de
fonctionner comme signe ou nœud de représentations, l’agencement met en relation immédiate
des parties hétérogènes mais non dénuées de sutures, jonctions, zones de passage, espaces de
devenir ; ces parties sont corollaires des régions fantasmatiques du corps ; elles entretiennent avec
« À la limite de cette culture du désir naissant, nous semblons attirés par un nouveau corps, nous
percevons l’existence de mille corps objectifs que nous pensions avoir oubliés. »
Gilbert Lascault passe en revue cette carte anatomique. Il souligne justement l’attention portée
aux sécrétions, excrétions, odeurs et fluides ; l’intérêt pour ce qui trahit, tranche, évoque, prend
par surprise ou contrepied, l’allusion : le plaisir dans l’ascèse, la mort dans le vivant, le mouve-
ment de la statue, l’huile et les couleurs sur le tableau séché. Fascination des poils et de leurs
migrations, de la moustache verticale, mythe, index et signature :
« Elles sont très utiles pour attirer les petites particules, en les empêchant non seulement de se
coller à la toile, mais aussi d’entrer dans votre bouche ou votre nez. Elles agissent comme des
antennes. »
La moustache est sauterelle, accrochée à sa lèvre, protectrice. La bouche est cet orifice où tout le
corps de Dali se conjugue avec d’autres choses, les autres, comestibles ou pas, êtres inanimés ou
vivants, femmes aimées, Gala. C’est par l’idée d’une dévoration frénétique à l’œuvre dans
L’Angelus de Millet que le peintre fera resurgir le sujet de la mante religieuse.
La sauterelle ne fonctionne pas comme signe, dans le jeu des évocations suscité par sa face signi-
fiante. Dali ne semble attacher aucune importance à son nom, malgré le « sauter-elle » ou le
« saute-réel » plein de promesses qui le composent. Elle insiste davantage par sa bio-physiolo-
gie : itinérante, collective, mouvements de masse de voyageurs et destructeurs, armées, fléaux.
Elle vaut sans doute par sa forme. Indice ou analogon, l’insecte métaphorise le doigt, le fœtus, le
pénis ou l’étron.
L’essentiel n’est pas de représentation.
La sauterelle n’est pas à la place d’autre chose, mais au lieu où les choses, si distantes soient-elles,
se croisent et s’entremêlent, se modifient, se détruisent, et s’engendrent. Elle est un plan de
consistance où le minéral du marbre, la végétations des algues ou des cheveux, l’animalité humai-
ne métabolisent leurs substances en des monstres ou des filiations insoupçonnables. Elle est un
de ces lieux par où la mort se mêle au vivant, l’amour au meurtre, le mâle au femelle. Une forme
en laquelle l’histoire infantile rejoint l’entomologie. Une frontière molle, transgressive, entre la
passion de peindre et le goût de discourir, les images et les mots. Un point de dérive moyen entre
la bouche et l’anus.
Tout cela et bien d’autres carrefours, repères, fonctions. Mais ses vertus ne sont pas exception-
nelles ; une même analyse s’appliquerait sans doute à la tête du lion asiatique, la corne du rhino-
céros, la falaise rouge de Cadaquès. Le peintre pressent en ces objets leur plasticité, leur fluidité,
leur non-appartenance à un domaine précis de la nature ou de la sémiologie. Et c’est peut-être seu-
lement par le cinéma que Dali, grâce à Bunuel, peut aller au bout de son activité transformation-
nelle, en n’ayant plus à figer les changements dans les deux termes du départ et de l’aboutisse-
ment. Le spectateur assiste au mouvement entier de la mutation. Le saisissement du regard et du
corps au spectacle du Chien andalou tient sans doute à cette victoire définitive de la métamor-
phose sur la métaphore. Il ne s’agira plus de repérer des symboles, construire un catalogue,
consulter le programme des signifiants propres des « auteurs ».
Notes :
1. Huile et collage sur bois 24x35, The Museum of Modern Art (Sidney and Harriet Janis Collection, 1957), New York.
2. Harriet Janis : Painting as a key to psychoanalysis. Art and Architecture, Février 1946.
3. Huile et collage sur toile, 31x34, 1929.
4. Huile sur toile, 1929.
5. La Libération des doigts (dans L’Amic de Les Arts, 31.3.1929).
6. Le Jeu Lugubre, 1929. Huile et collage sur toile. 31x41. Collection particulière.
7. Portrait de Paul Éluard, 1929. Huile sur carton. 33x25. Collection particulière.
Le Voyage de Pierre
Il était revenu de son voyage à Barcelone.
Nous n’en savions rien.
De tout ce voyage, il semblait d’ailleurs que nous n’avions
plus rien à en savoir.
Pierre regagna l’hôtel où il habitait dans le 14e. Quelque jours
plus tard on le retrouva mort, barricadé dans sa chambre.
Suicide sans doute.
Le patron de l’hôtel était algérien, originaire du village où 1. Le « Collectif » de
Pierre avait fait autrefois son service militaire. Pierre et lui la rue de Châtillon est
un lieu cogéré par
s’entendaient bien. deux associations, une
Un Juif polonais et un Kabyle ; leur rencontre représentait un de patients, usagers de
moment d’humour dans la trajectoire de ces deux peuples que la psychiatrie, Trames,
les diasporas ont nomadisés, ou exterminés. et une de non patients,
Adres. Les deux
À vingt ans d’intervalle, l’hôtel de la rue des Plantes, comme associations sont
le village des montagnes de Tizi-Ouzou, servaient ainsi de fédérées dans
scène au croisement de ces deux destins, réduits ici à leur plus Traverse.
baroque expression – un Juif fou et un Berbère du 14e.
Les coups de l’histoire ensemble, le soir, ils s’en amusaient.
Cela faisait assez bien leur affaire.
Je parle de Pierre, parce qu’il vient de mourir ce qui ne me
plaît pas du tout. Peut-être est-ce aussi parce que sa mort, son
parcours rue de Châtillon et le fonctionnement du
« Collectif » (1) sont indissociables. L’histoire de Pierre à
Trames est celle d’un monsieur qui participa de cette toile
d’araignée collective, de ce filet qui attrape les gens par un
bout, pour leur permettre d’être un peu là. C’est-à-dire de
CHIMERES 1
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 2
Le Voyage de Pierre
CHIMERES 3
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 4
Le Voyage de Pierre
mais dont mon grand-père parla sur son lit de mort, comme
on le fait d’une maison d’enfance.
Barcelone, cette ville où, semble-t-il, chacun de nous a vécu
une histoire d’amour. La Barcelone que Monique a rencon-
trée plusieurs fois profondément comme elle seule sait le faire
avec les lieux baroques.
Un Juif qui gardait l’accent slave lorsqu’il parlait l’espagnol.
Cet accent insituable où J.-C. P. reconnaissait la trajectoire
sonore de sa mère, alors qu’enfant, des villes de plus en plus
latines les cachaient tous les deux.
Le loto, cette part de hasard qui pouvait chaque semaine trans-
former la vie de Pierre.
Un délire de rechange – plus radical que le sien.
Pierre aimait le loto : c’était sa façon à lui de compter le
temps. Sa météo personnelle.
Le loto scandait la semaine selon une temporalité oblongue
dont les tenseurs partaient des mercredis, jour du tirage,
moment pointu, où l’identité même est suspendue à l’arbitraire
de quelques chiffres, au tout-ou-rien d’un sorcier mécanique.
Les deux jours suivants Pierre et ses différents blocs disjoints
s’amenuisaient jusqu’à n’être plus que morosité.
Puis rapidement, il recomposait ses rêves, transformait son
château, y adjoignait un élevage de poules, ou laissait tomber
la Dordogne pour un tout autre voyage.
Jamais cette fortune à éclipse du loto, cette boucle temporelle
n’amenait Pierre à vouloir retrouver Barcelone, ni la femme
qu’il n’avait cessé d’aimer.
Jamais il n’utilisait l’utopie de ce jeu de hasard pour fermer
le cycle du retour.
Pour Pierre, le loto, c’était son « Alice dans les villes ».
Une enfance exigeante et nomade qui monterait avec lui dans
les trains en partance, dès qu’elle entendrait un air trop connu.
Puis le mercredi, un robot remettait en marche une autre
séquence de temps, une renaissance hebdomadaire. Le loto
de Pierre rythmait les mercredis de la rue de Châtillon. Cette
autre mécanique hasardeuse. Espace sonore d’un groupe où
les récits, les idées, les gestes, les regards, les humeurs pas-
sent d’un objet à un autre, comme on change dans un film de
sujet, de temps, de décor, pour y revenir éventuellement.
CHIMERES 5
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 6
Le Voyage de Pierre
Ulysse inversé.
Son Odyssée, c’était Trames.
Il y avait rencontré des femmes-poissons, des tempêtes, des
objets biscornus…
C’était le voyage.
Il est retourné à Ithaque.
Il s’est trompé d’histoire d’Ulysse.
Celle de Joyce lui aurait mieux convenu : l’Odyssée sans sor-
tir de Dublin. Parcours sur place. On ne sait plus qui dit quoi,
mais ça vaut mieux. Ne pas se retourner. La lucidité se cris-
tallise sur un temps et un lieu donnés. C’est mortel.
« Ah, tiens ! j’avais oublié, je suis Kerre B…, j’habite à
Barcelone, salut ! »
CHIMERES 7
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 8
Le Voyage de Pierre
CHIMERES 9
DANIELLE SIVADON
L’art et la manière
de manger son thérapeute
CHIMERES 1
Paris, rue du Renard, juillet 1987 – ph. Claude Bourquelot
L’art et la manière de manger son thérapeute
Anne et moi nous rencontrons depuis deux ans. Elle est venue
me voir pour des crises boulimiques violentes et épisodiques.
Longtemps elle fut une source d’étonnement, de sentiment
d’étrangeté, celui d’être introduite dans un monde démulti-
plié, gigantesque. Tout ce qu’elle éprouve représente dix fois
mon propre univers. Non pas que soit constante cette déme-
sure. Elle peut adopter pendant des semaines la sérénité de
ceux auxquels le fil du temps n’est qu’une suite d’habitudes
plaisantes. Élaborations, associations et fantasmes ne ren-
contrent chez elle qu’une négligence morose. Puis soudain
survient l’absurdité apparente d’un fait et des ondes de plus
en plus conséquentes viennent défaire sa vie, la couper en
plages aussi infimes qu’intenses. Elle se réveille violente et
boulimique. Et c’est toujours comme s’il s’agissait d’une pre-
mière fois, comme d’une naissance, cette mauvaise surprise
par excellence, ce vieux compte à régler avec le corps de
l’autre.
Nous nous trouvons dans la dimension radicalement diffé-
rente du quantitatif. Et c’est sans doute cette créativité dimen-
sionnelle qui a très tôt induit mon souci de prendre des notes,
de retenir, de contenir l’amplitude de notre expérience com-
mune. Comme si quelque chose de l’intensif chez moi était
voué à l’oubli.
Je pense maintenant que c’est précisément mon carnet jaune
et mon intérêt croissant pour l’histoire et pour l’anthropolo-
gie des coutumes alimentaires qui ont maintenu entre Anne
et moi un minimum de mobilité. Ce texte ne constitue donc
que le témoin d’un exorcisme.
Les séances
CHIMERES 3
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 4
L’art et la manière de manger son thérapeute
mères
CHIMERES 5
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 6
L’art et la manière de manger son thérapeute
chiens
Anne a trente-neuf ans. Depuis huit ans, elle vit avec Pierre-
Marie, un Antillais dont la famille vit en France depuis deux
générations. Il travaille à mi-temps comme coursier, Anne est
également à mi-temps secrétaire chez un avocat. Ils alternent
leur rythme de travail pour élever leur chien, un chien-loup
qui ne supporte pas la solitude. Anne et Pierre-Marie se voient
peu. Elle travaille de midi à dix-sept heures ; lui de dix-sept
heures à vingt-trois heures. Il dort le matin quand elle sort le
chien ou vient à ses séances. Elle dort lorsqu’il rentre le soir.
Profitant de ce qu’une certaine sérénité s’est introduite dans
nos relations, j’essaye de me dégager de ma position d’enfant
dévorant-dévoré, qui ne me semble plus d’actualité. Ainsi un
matin, je choisis d’être le chien ou bien c’est le chien qui me
choisit, c’est égal.
CHIMERES 7
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 8
L’art et la manière de manger son thérapeute
CHIMERES 9
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 10
L’art et la manière de manger son thérapeute
CHIMERES 11
DANIELLE SIVADON
le corps
Anne rêve donc qu’elle est dans un endroit inconnu d’elle, une
pièce avec de grandes baies et de simples voilages où toute
une famille dort sur des divans épars. Un ami antillais l’invite
à s’asseoir pour jouer aux échecs. « Je m’aperçois tout à coup
CHIMERES 12
L’art et la manière de manger son thérapeute
que les dents poussent. Il faut faire quelque chose pour arrê-
ter ça. J’ai peur et dis que je connais un texte qui peut les sau-
ver. Il faut le réécrire pour le lire ensuite dans l’obscurité. »
Les dents qui poussent la font se souvenir que dans son
enfance elle refusait de prendre de vrais repas à table et qu’elle
ne mangeait jamais de viande. Sa mère lui disait que si elle
continuait ainsi, ses dents ne cesseraient de grandir. « C’est la
première fois que je fais un rêve avec autant de détails. »
Le texte, mon carnet jaune commencent à pénétrer son ima-
ginaire. L’exorcisme tisse un espace commun. Cet ami
antillais, elle le rencontre souvent car, comme elle, il croit à
la magie et à l’occultisme. C’est lui qui l’avait présentée à un
sorcier pour mettre fin à une crise de boulimie. Ce fut un
échec. Elle décida alors de commencer une psychothérapie.
C’est ainsi que nous nous sommes rencontrées.
« L’an dernier, j’avais envie d’inviter des amis à prendre le
thé, finalement je ne leur ai pas téléphoné, j’avais acheté des
pâtisseries viennoises, j’ai tout avalé, puis j’ai continué en
mangeant tout ce qu’il y avait dans la maison. Dans ces
moment-là, je n’ai pas envie de faire la cuisine, je finis les
restes, ouvre les boîtes de conserves et les mange froides, et
je vais même rechercher des trucs jetés la veille à la poubelle.
Je mange avec un dégoût complet de moi-même. Je redeviens
quelque chose de très primitif ; impression d’assister à une
régression lente et irréversible de ma personne. Image de moi,
assise par terre, sans rien autour, complètement sale, en train
d’avaler quelque chose d’écœurant. Cela peut durer deux ou
trois jours de suite. J’ai peur de ne plus sortir de chez moi et
de continuer à manger, j’ai très peur de ça ! Dans cet état, je
suis obsédée par l’image de moi prostrée, une image de la
folie. Quelque chose qui n’est plus humain, qui n’a plus de
parole. Je voudrais que ça cesse, j’en viens à détester mon
corps que déjà je n’aime pas. » L’invisibilité absolue de
l’incorporation la fige en une sorte de toute puissance. Elle
fracture le temps personnel, le détache du temps des mens-
truations, du chien, des séances. Un deuil, une impression de
malheur profond, peuvent, selon Bachelard, nous donner la
sensation de l’instant.
D’une façon générale, Anne possède une image du corps
bipolaire, oscillante. Elle se sent soit un corps volumineux
CHIMERES 13
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 14
L’art et la manière de manger son thérapeute
assurer que par une action ou une passion de son corps. Il n’y
a ni jeu ni symbole, ni aire intermédiaire : sémiotique à-même
le corps de la présence-absence de l’autre.
Peut-être est-ce sur les mêmes éléments prépersonnels non
discursifs que je me suis appuyée pour envoyer Anne dans la
Drôme et jouer ainsi avec elle à la bobine. Je ne sais trop ce
qui préside à mes propres coutumes alimentaires phobiques.
Mais souvent au récit des orgies d’Anne ou d’autres,
j’éprouve un dégoût délicieux, celui d’engranger un opérateur
anorectique capable de prendre le pouvoir si de telles catas-
trophes venaient à m’atteindre. L’oralité est sans mémoire.
L’écriture tente d’y remédier.
monstres
CHIMERES 15
DANIELLE SIVADON
entretiens, à propos du seul rêve qu’elle faisait alors de façon 3. Pierre Fédida,
itérative : « Je me trouve dans un couloir, chaque chose que « Une parole qui ne
remplit rien », in
je vois se transforme en un corps de putréfaction, j’avance et Corps du vide et
suis sans cesse confrontée à cette répulsion épouvantable, ça Espace de séance, P.,
me réveille. Il me faut alors me lever, allumer la lumière, véri- Delarge Editions
fier que tout est en place dans ma chambre. Parfois le rêve Universitaires, 1977.
continue à l’état d’éveil, je m’habille et sors dans la rue. Je
vérifie l’escalier, l’immeuble, le quartier, il me faut retrouver
la vue, l’odorat. À ce moment-là, j’ai peur qu’on ne me
touche, mon corps est en danger. Je suis agressée par la
lumière, le bruit ; le moindre objet prend une forme inquié-
tante. J’essaie d’éviter la violence de ce rêve en disposant
mon lit de façon à voir toutes les ouvertures, portes et fenêtres
de mon studio. Il est aussi vide que possible. Il faut toujours
que tout y soit en ordre. »
La chambre comme le corps vide d’Anne ne s’ouvrent que
sur eux-mêmes, se multiplient à l’infini dans un onirisme
qu’aucune vérification ne clôture. Ce ne sont plus des espaces,
le temps en est disparu. Je lui rappelle cette séance déjà
ancienne et combien à l’époque elle avait du mal à se recon-
naître dans une glace comme à mémoriser mon visage. La
boulimie, en s’amenuisant, a laissé place au vide de l’histoire
d’Anne qu’elle contourne silencieusement et consciencieuse-
ment sous de multiples amnésies.
À propos du Huis-clos de Sartre, Fédida propose « le vide
comme l’impossibilité d’un espace qui soit le temps d’attente
et de projet, le temps d’un corps où puisse s’élaborer ce qui
est reçu. (3) »
Mais ce qui étonne Anne, c’est qu’autour du rêve que j’avais
écrit sous ses yeux, je puisse me souvenir de l’ensemble de
ce qu’elle m’avait dit. Il y a comme un effet de trop-plein.
Peut-être mon carnet de notes et ma mémoire font-ils obstacle
chez elle à l’inscription du temps ?
Je pense que, décidément, je ne lui laisse pas assez d’espace,
qu’il faut faire un peu de vide en moi pour qu’elle puisse me
constituer un corps qui ne soit pas déjà plein, un corps qu’elle
puisse mobiliser, s’approprier. Je lui propose de s’allonger.
Elle accepte et pendant des semaines, elle parle beaucoup
autour des morts de sa famille, en particulier des hommes.
C’est-à-dire qu’elle parla de ce qu’elle connaissait peu, les
CHIMERES 16
L’art et la manière de manger son thérapeute
CHIMERES 17
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 18
L’art et la manière de manger son thérapeute
cartographie et corps-chantier
CHIMERES 19
DANIELLE SIVADON
CHIMERES 20
L’art et la manière de manger son thérapeute
CHIMERES 21
Les séminaires
de Félix Guattari 29.10.1985
Isabelle Stengers
Whitehead
Je n’ai pas préparé de discours construit, d’abord parce que je n’en avais pas le temps, mais même
si j’avais eu le temps, je ne sais pas si je l’aurais préparé, parce que ce soir je vais introduire un
philosophe dont vous avez pu entendre parler en association avec Russel : Alfred North
Whitehead ; mais je vais le présenter sous un aspect, c’est-à-dire à une période de sa vie où il n’a
plus rien à voir avec Russel, et où d’ailleurs Russel l’a considéré comme complètement fou, ce
qu’il a d’ailleurs fait avec Wiggenstein aussi, quand il n’a plus suivi le chemin des tractatus ; donc,
un Whitehead qui, lui, est relativement peu connu. Et c’est un Whitehead assez curieux pour que
je préfère essayer de discuter, qu’est-ce que ça veut dire de faire des choses comme il a essayé de
faire, plutôt que d’essayer de vous donner un panorama construit, parce que finalement ce serait
assez compliqué, je vais vous montrer pourquoi ; parce que désormais, depuis quelques semaines,
je ne saurai plus comment construire le panorama, c’est une des choses dont je vais vous parler,
cela fait quelques semaines que j’ai ce livre là, ce qui a beaucoup changé mon rapport aux textes
de Whitehead.
Donc ce dont je voudrais discuter ce soir, c’est : est-ce qu’on peut encore aujourd’hui, comme on
a essayé, disons au XVIIe siècle, des gens comme Leibnitz, Descartes ou Spinoza, est-ce qu’on
peut encore prendre au sérieux un projet de cosmologie rationnelle, ou bien est-ce que nous
sommes soumis, est-ce que nous tombons soit sous la critique de : ce n’est pas scientifique.
Qu’est-ce que ça veut dire ce n’est pas scientifique ? Ou bien sous le coup d’une critique comme
celle de Heidegger : qu’est-ce que ça veut dire, ontothéologie ? Comme on le verra, cette cosmo-
logie se présente effectivement avec une figure de Dieu, donc on va aussi discuter de Dieu ce soir,
j’espère, et on va aussi discuter, j’aimerais bien, de ce que Whitehead appelle le rationnalisme,
puisqu’il s’agit bien d’une cosmologie rationnelle et que le ressort, l’exigence qui pour moi fait
l’intérêt de ce que Whitehead a essayé de faire, ce sont bien les contraintes rationnelles qu’il s’est
données. J’appellerai cela, par précaution stylistique, un hyper- rationalisme, distinction plutôt
d’ordre tactique. En première analyse qu’entendre dans le cas de Whitehead par ce type de ration-
nalisme ? Quand Whitehead parle de rationnalisme, il en parle toujours comme d’une aventure
expérimentale, ce sont ses termes : il s’agit d’un travail aventureux, sans garanties, sans fonde-
ment comme toute aventure, donc ce n’est pas une déduction ; et « expérimentale » au sens où
l’expérimentation a pour intérêt les contraintes qu’elle se donne. Contrairement à l’empirisme,
une expérimentation n’existe pas sans règles strictes. Si on parle d’expérimentation, c’est parce
que on n’admet pas n’importe quel mouvement, n’importe quel type d’interprétation.
Quand on ouvre Process and Reality au hasard, on tombe sur des mots anglais, des mots relati-
vement simples, on lit une phrase et on ne comprend plus. On ne comprend littéralement plus
parce que tous les mots ont pris un sens qui est littéralement inventé dans le texte. C’est une des
raisons pour lesquelles Process and Reality est un texte difficile à lire, parce que il y a des mots
qui ont été définis quelque part et.qui se mettent à fonctionner, à structurer leur environnement
linguistique de telle sorte que lire au hasard, rencontrer le texte, c’est étonnant, on a l’impression
d’un véritable langage-fiction, et qui tient, qui rai(ré)sonne. C’est littéralement un livre où le lan-
gage a été complètement recréé. Et cette recréation je l’apprécie personnellement, je vous donne
cette impression, elle est subjective. Je l’apprécie parce que je dirai que d’une manière ou d’une
autre, ce langage fonctionne. Pas seulement au sens où il est intéressant à lire, mais au sens où
j’ai rencontré des whiteheadiens américains, ce sont les seuls exemplaires vivants que je connais-
se, et cela fait une impression absolument fantastique, parce qu’on se met à parler whiteheadien
et c’est intelligent, et c’est amusant. Les rencontres entre whiteheadiens sont les seules rencontres
que je connaisse de ma vie où l’on ne s’ennuie pas, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai-
merais bien cette année faire un séminaire sur Whitehead à l’Université de Philosophie euro-
péenne , parce que c’est un langage amusant, intéressant. Il y a des disputes de sectes mais ce sont
des disputes ultra-techniques : il s’agit, par exemple, de savoir si on a le droit de supposer que
l’entité actuelle peut appréhender ou préhender ou sentir la nature conséquente de Dieu et pas uni-
quement sa nature antécédente. Voilà un gros problème où beaucoup de choses sont en jeu, où
tout le langage est en jeu ; de ce problème apparemment technique dépend la légitimité ou la
nécessité de retravailler et de redécaper toute une série d’expériences ; cela veut dire : est-ce que
l’on accepte toute cette gamme de prétentions religieuses comme telles, ou bien est-ce que ça doit
A mon sens, c’est effectivement une expérimentation et une expérimentation sur le langage. Son
intérêt est que c’est une expérimentation hyperbolique, c’est-à-dire qu’on ne peut avoir par rap-
port à elle – moi, en tous cas – qu’un rapport d’humour, de la même manière que si on lisait des
cosmologies anciennes. Je veux dire, la question de la vérité, est-ce bien raisonnable ? Est-ce
qu’on peut vraiment dire ça ? ne se pose pas, est déconnectée immédiatement, comme dans toute
bonne expérimentation. Dans toute aventure, les arguments de bon sens, les arguments de raison-
nabilité ne se posent pas. C’est plutôt : est-ce que c’est intéressant de dire ça ? Est-ce qu’on ne va
pas admettre trop, et donc faire rentrer des tas d’expériences sans pouvoir les interroger parce que
la catégorie est trop globale, et donc inintéressante ? Est-ce qu’on ne peut pas économiser plus
sur la catégorie, quitte à encore plus retravailler le langage de l’expérience ? Ce sont donc des pro-
blèmes qui sont donc ceux d’une axiomatique. Est-ce qu’on peut encore réduire les atomes et
redéfinir, retravailler des choses qu’on aurait eu envie de poser de manière axiomatique ? Donc
c’est quelque chose qui à la fois se laisse lire comme avec l’humour et l’intérêt d’une mythologie
ou d’une cosmologie qui nous serait étrangère et où pourtant on trouve à l’œuvre tout ce qui est
la rationnalité occidentale, c’est-à-dire l’idée de système axiomatique, l’idée qui pour lui est ce
qui donne l’intérêt à l’entreprise que les contraintes sont de logique et de cohérence. Si on pose
des axiomes, ce n’est pas pour en oublier un au bon moment ; ils doivent tous être à l’œuvre,
aucun ne doit être inutile, aucun ne doit être redondant, aucun ne doit être ad hoc par rapport à
telle petite expérience. Et par exemple., le grand défi, celui qu’il a posé dans Process and Reality,
c’est donc de donner sens à l’expérience, le sens premier c’est l’expériencee mais ce n’est pas une
expérience centrée sur l’expérience humaine : il faut essayer de rendre compte en termes d’expé-
rience, en termes essentiellement homogènes à ceux dont nous réussirons à parler de l’expérien-
ce humaine, de ce qu’est une pierre, ce qu’est un électron, ce qu’est un atome de vide, quelque
chose où on ne peut même pas parler d’existence. Donc ce sont les mêmes catégories qui s’ap-
pliqueront à la pierre et au penseur. De manière différente, mais il y a là une ambition d’univoci-
té, l’être dont il s’agira, l’entité actuelle doit se dire au même sens de la pierre et du penseur. Et
de Dieu, quoique là il y ait tout un problème technique sur lequel on reviendra. Je vous signale
que la pierre et le penseur sont des occasions actuelles qui sont des entités actuelles, mais Dieu
est une entité actuelle qui n’est pas une occasion actuelle. Mais enfin dans tous les cas, il y a ambi-
tion d’univocité.
J’ai une espèce de thèse vague, comme quoi très souvent quand un penseur se met à produire
quelque chose qui a une ambition ontologique de décryptation ontologique ou scientifique mais
dans ces cas là ça vasouille tellement que c’est de la fausse ontologie ou de la fausse science, on
n’en sait rien, mais en fait il fait son portrait très intime. Quand Piaget parle d’assimilation et
quand on entend parler de ce qu’était Piaget, de comment il fonctionnait, on se rend compte qu’il
a fait son portrait. Prigogyne aussi. Donc il y a une communication entre ce qui s’explicite et le
rapport qui se vit qui me semble très frappante chez une série de penseurs. Chez Whitehead aussi,
et c’est au niveau des textes que l’on s’en compte. Je prends un peu de recul : Whitehead était
quelqu’un qui travaillait sur la fondation des mathématiques avec Russel (paradoxes, métadis-
cours, etc.). Puis il a cessé de travailler avec Russel et il a fait, toujours en Angleterre, une série
de livres qui peuvent s’intituler des livres de philosophie de la nature, en distinction avec la cos-
mologie. Philosophie de la nature, parce que son point d’inspiration d’un livre qui s’appelle par
exemple The Concept of Nature était assez clairement la relativité générale, il s’agissait d’essayer
de comprendre la nature comme continuum spatio-temporel, tissé d’événements qui s’entretra-
duisent comme les points de vue des observateurs s’entretraduisent sans point de vue absolu, de
manière purement relationnelle dans la relativité générale. Et puis il est passé aux Etats-Unis et
là il a pondu trois livres assez rapidement : La science et le monde moderne, Process and Reality,
et un troisième que je n’ai pas, les aventures de…
C’est cela la philosophie de Whitehead : une créativité à partir d’un passé donné, à partir d’une
histoire morte et qui ne cesse de ressusciter à partir de nouveaux problèmes. Je vais y venir.
Maintenant je vais vous dire ce qu’il a découvert de manière très globale, les deux choses qu’il a
découvert, c’est une des manières de pénétrer ça. Il a fait ainsi quelque chose qui est en position
de non évidence, de paradoxe, en position qui donne à penser par rapport à toute science possible,
étant donné justement Dieu et les objets éternels. Au moment où il écrivait La science et le monde
moderne, il avait une sorte de conception philosophique de la nature immanente : pas de Dieu et
les anglais l’avaient toujours connu comme agnostique quoiqu’il s’intéressât à la religion comme
expérience, puisque la philosophie ne peut « explain away », mais il le dit assez clairement ; je
ne crois pas du tout à quelqu’un qui dirait avoir un schéma rationnaliste et croire à Dieu. C’est la
chose qui pour lui est la plus stupide, si on fait intervenir Dieu c’est que l’on en a besoin ration-
nellement. On ne fait pas intervenir Dieu par bienséance ou parce qu’on aime ça, il faut donc que
Dieu soit nécessaire, ce qui n’est pas le cas au moment où il écrit Science and the modern world.
Ce qu’il essaye de concevoir c’est un monde d’événements qui s’entretraduisent, un monde
constitué de points-événements dont chacun unifie de son point de vue, donc c’est une espèce de
leibnitzianisme, mais dynamique où il n’y a que portes et fenêtres, il n’y a pas de monadologie
où les monades pourraient être conçues comme sans communication, ou il n’y a pas d’harmonie
préétablie mais il y a un processus permanent de synthèse par chaque locus, de préhension du
monde de son point de vue qui évidemment transforme quelque chose et qui doit être resynthéti-
sé par tous les autres points de vue. Donc c’est une immanence où ça se construit par relation,
comme d’ailleurs tous les physiciens sont habitués à le faire (systèmes d’équations). C’est donc
une philosophie de la nature spécifiquement, une philosophie d’entités qui sont emboîtées les
unes dans les autres, puisque dans tout événement il y a des sous-événements et une philosophie
où la conscience nait pour certaines entités complexes qui en contiennent beaucoup d’autres et
dont le processus d’unification permet un pôle mental où des problèmes peuvent se poser qui ne
sont pas une simple unification mais qui peuvent faire intervenir du nouveau, j’en parle de maniè-
re relativement sobre parce que justement c’est une des choses qui vont être dépassées et donc je
ne veux pas m’y attarder, c’est une philosophie où, comme dit le commentateur, si on prend la
chose au sérieuxy c’est-à-dire si on ne lit pas les textes à la lumière du Whitehead suivant, on peut
tout de même dire que la conscience est en sérieux danger de n’être qu’un épiphénomène par rap-
port au processus d’unification, et c’est en cela que c’est une philosophie de la nature, parce que
le fait qu’il y ait conscience, ça peut exister mais on ne peut pas dire que ce soit un problème fon-
damental. Donc les expériences humaines n’ont pas un statut extrêmement intéressant là-dedans.
La chose que Whitehead va trouver d’abord est une perspective extrêmement abstraite. C’est
l’idée de l’atomicité temporelle. Jusqu’ici tout événement était en relation avec tous les
Alors dès ce moment là va se poser de manière beaucoup plus forte pour Whitehead la question,
puisqu’il commence à s’éloigner d’une philosophie de la nature avec cette individualité et cette
atomicité du temps, qui n’a aucun sens en relativité générale, il va y avoir au fond une libération
de problèmes par rapport à la relativité générale. La question : qu’est-ce que cette unification des
données, qu’est-ce que cette entité actuelle produit ? va se poser. Et là va se produire la notion
Dieu là-dedans est encore flou. Dieu là-dedans intervient néanmoins parce que si les objets éter-
nels sont tout cela, Dieu là-dedans est au fond quelque chose d’éternel, qui n’est pas encore une
créature, mais qui est plutôt un principe d’ordre technique. Au fond, c’est de sa faute si nous
vivons dans un univers tridimensionnel. C’est lui le responsable d’une espèce d’ordre de notre
époque cosmique qui fait qu’il y a des types d’expériences que nous n’aurons pas c’est un prin-
cipe de limitation. et c’est un pur principe de limitation au sens où dans ce monde, pour qu’une
expérience soit possible, il y a des contraintes qui restent. Je précise que Dieu va être investi de
beaucoup d’autres choses, mais c’est une première entrée de Dieu. Si vraiment on passe d’une
philosophie de la nature à une cosmologie avec ce monde d’objets éternels qui sont des possibi-
lités de nouveauté, se pose aussi le problème de la limite à cette nouveauté qui fera que ce ne sera
pas le pur chaos. Et voilà la première apparition de Dieu comme principe d’ordre, qui au fond est
un principe d’ordonnancement de notre époque cosmique du domaine des objets éternels.
Tout cela va être bouleversé dans Process and Reality. A ce moment là, la nature primordiale de
Dieu c’est d’envisager les objets éternels, et donc dans cette contemplation, de les ordonner. Voilà
où on en est dans Science and the modern world. Dans l’ouvrage suivant, le problème continue à
se déloyer, et là je dirai que l’atomicité du temps est acquise et ce qui va tenter de se découvrir
c’est en quel sens on peut vraiment parler de l’entité actuelle comme cause de soi. Beau problè-
me métaphysique ! Puisque cette entité actuelle nait d’un monde, pour Whitehead en parler
Alors maintenant le problème c’est si le monde des données n’est plus en lui-même l’explication
puisque l’entité juge de son propre point de vue, pose son propre problème ; pour qu’elle soit
cause d’elle-même, on ne peut plus présupposer une espèce d’unification objective des données
à partir de laquelle elle poserait ce problème, ça c’était la position de Whitehead au début de
Process and Reality : il y avait d’abord une transition avec unification objective des données,
C’est là que Dieu va intervenir, lourdement cette fois-ci, plus comme principe d’ordre éternel
mais comme une créature du monde. Toute créature est capable d’appréhender ou de sentir (sen-
sations) des objets éternels et les données (entités actuelles du passé). Donc toute entité a deux
pôles : le pôle mental et le pôle physique (qui sent l’univers du passé). Dieu aussi va avoir ces
deux pôles, à ceci près (grosse différence) que Dieu n’est pas une occasion actuelle, Dieu est une
créature du monde qui se produit en même temps que le monde, qui est une créature primordiale
de la créativité, c’est la créativité qui est le grand principe, Dieu ne domine absolument pas la
créativité, Dieu est créé de manière primordiale par la créativité. Dieu est celui qui tout à la fois
peut envisager la totalité des objets éternels et appréhender sans rien en éliminer (c’est le seul
pour qui toute préhension est une sensation, est acceptée, est un sentiment), il est donc celui qui
appréhende toute production. Pour lui le monde a lieu sans simplification. Il en conçoit, il en jouit,
il en évalue toutes les satisfactions. Donc lui ne sélectionne pas, n’élimine pas. Whitehead dit
alors « toute satisfaction est en elle-méme une impasse » et c’est Dieu qui relance le problème.
Voyant la nature de l’impasse, et donc comment les objets éternels ont joué, ont résolu ce pro-
blème et ont abouti à une impasse, c’est en Dieu que l’entité qui se crée va trouver sa « Visée sub-
jective »,ce qui va faire que l’impasse va éventuellement (ce serait le désir de Dieu, qui est traité
d’« appat érotique » notamment) c’est ce qui fait qu’un problème nouveau va pouvoir se donner,
donc Dieu est celui qui au fond – en termes de différence et répétition – lance la question, mais
la question n’est pas encore le problème, mais c’est en termes de cette question primordiale, abs-
traite, que le processus de « sensation », c’est-àdire de constitution de ce que va être le monde
pour l’entité qui se crée, va avoir lieu.
Dieu a une nature antécédente qui est éternelle puisque c’est celle qui envisage les objets éternels.
Dieu n’évolue pas. Pas d’évolution des objets éternels qui « ne racontent rien d’eux-mêmes », car
ils devraient, pour ce faire, être déjà affectés d’une détermination, or ils sont potentiels pour toute
détermination, mais eux-mêmes ne peuvent pas être déterminés par quoi que ce soit, ils sont véri-
tablement l’abstraction au sens où l’on ne peut rien en dire. Mais la nature conséquente de Dieu
n’est rien d’autre que l’appréhension continuelle qu’il a des différentes satisfactions qui sont
créées. Il n’y a pas de choix de possible là, parce que Dieu lui-même doit prendre en compte…
Il y a deux sens de possible : un possible au sens de défi : étant donné ce qu’est ton monde, et
étant donné la question que je te pose, tu pourrais être capable de… vivre cette expérience là. Et
ça c’est le possible au sens de Dieu : il se rend compte que quelque chose pourrait être pertinent,
qu’une question pourrait être résolue qui n’a pas encore été résolue. Mais ce n’est pas un possible
au sens de possible préexistant, puisque Dieu n’a pas un choix de possibles éternels, le choix de
possible se reproduit, le défi, la question à lancer ne préexiste pas à la dernière satisfaction qu’il
a perçue. Vous voyez ? Une sorte de défi et de pertinence. Lancer un problème qui impliquerait
pour qu’il soit pertinent quelque chose qui est pratiquement inexistant dans le monde, ça pourrait
exister, mais il y a toutes chances que ça se termine en échec, l’entité ne pouvant alors que répé-
ter son monde et ne pas du tout produire de nouveauté. Pour qu’il y ait nouveauté, il faut que le
défi soit pertinent à ce qui était possible…
Immanent oui, mais je disais pertient : la plupart des constellations d’univers ou des objets
éternels ne pourraient pas être pertinents pour telle ou telle entité actuelle. Par contre, il y a de
Il dit aussi de Dieu qu’il est « l’éternelle incitation du désir ». Dieu en fait est le seul qui n’est
jamais satisfait là-dedans, c’est pour cela qu’il est éternel, il n’est jamais quiet, ne cessant de jouir.
Dieu rejoint des fonctions qui sont celles du Dieu bon, du Dieu sauveur, du Dieu tendre, etc., mais
aussi du Dieu fatal, du Dieu de la tragédie grecque, ou du Dieu du Mal, puisque de toutes façons,
lui se préoccupe très peu de ce que nous pourrions considérer comme intéressant, c’est-à-dire une
certaine continuité de notre vie subjective. Si, étant donnée l’impasse où l’on est, quelque chose
peut être possible, qu’importe qu’on explose ! Ce n’est pas le problème de Dieu qui est absolu-
ment non charitable, parce que ce qui lui importe, c’est la production de nouveau, d’inédit, pas
du tout la conservation de ce à quoi nous croyons tenir dans la continuité que nous produisons
malgré nous. D’ailleurs Whitehead explique très bien que la seule définition de la vie c’est l’ori-
ginalité. La vie a besoin d’une continuité, de quelque chose qu’il va appeler une société, quelque
chose où justement une série d’entités partagent un héritage assez cohérent pour qu’il y ait confor-
mité. Mais cela ce n’est pas la vie, la vie n’est pas sociale, la vie est le contraire du social. C’est
tout-à-fait étonnant qu’on décrive la vie comme une permanence parce qu’on essaye de lui attri-
buer les traits qui seraient ceux d’une pierre. S’il y a quelque chose comme la vie, c’est la possi-
bilité de asocialité qui peut être aidée par une société parce qu’on peut arriver à des mondes et des
problèmes complexes, étant donné les sociétés.
Whitehead dit : les objets éternels ne sont ni vrais ni faux et ils ne disent rien à propos de leur
ingression ; d’un objet éternel n’est pas déductible le type d’entité dans lequel il est susceptible,
(ingression), en fait il n’y a pas d’ingression comme s’il arrivait quelque chose à l’objet éternel,
il n’arrive jamais rien aux objets éternels. Par contre il y a préhension ou feeling d’un objet éter-
nel, c’est ça l’ingression d’un objet éternel, mais ça concerne l’entité, ça ne concerne absolument
pas l’objet éternel. Donc l’objet éternel est en lui-même totalement dépourvu de mémoire, et c’est
cela que Whitehead appelle la condition ultime de l’empirisme, au sens où si un objet éternel était
porteur de quelque sens que ce soit, disait quoique ce soit, on retournerait dans une philosophie
du jugement général, parce que l’on pourrait subsumer sous disons par exemple, rouge, l’en-
semble des objets rouges. Si un objet éternel était porteur d’un sens comme rouge est porteur de
sens (en fait, rouge n’est pas un objet éternel, rouge est une manière pour nous de dire où l’objet
éternel doit faire ingression, mais rouge appartient à une proposition mais pas à un objet éternel
parce que rouge dit quelque chose de ses ingressions). Le problème pour Whitehead est de
J’ai dit : nous ne prenons en compte que ce que nous sentons positivement, mais il ne dira pas que
c’est un univers clos, il dira que tout ce que nous avons éliminé, tout ce que nous n’avons pas senti
laisse sa marque. Les préhensions négatives laissent leur marque, font partie de la chair de l’ex-
périence. Ce que nous n’avons pas pris en compte nourrit notre expérience affectivement, du point
de vue évaluatif comme ce que nous avons pris en compte. L’un des problèmes de Hume qui le
turlupine, c’est le problème de la teinte de couleur manquante : si je vois plusieurs bleu, je peux
me rendre compte qu’il manque un bleu, ou qu’un bleu aurait pu être le cas. Et c’est comme cela
que Whitehead résoud le problème, car dans l’objet éternel qui permet la proposition bleu (ceci
est bleu) il y a encore la marque de l’indétermination que d’autres choses auraient pu être d’autres
bleu. et donc étant donné ce mode d’ingression des objets éternels, il peut dire que nous expéri-
mentons uniquement avec les sensations ou les feeling physiques parce que justement les objets
éternels qui ont informé ces feeling physiques, qui font partie de la satisfaction que nous ressen-
tons, portent encore la marque de ce qu’ils auraient pu être d’autre. « Les préhensions négatives
qui effectuent l’élimination ne sont pas simplement négligeables ; elles ont leurs propres formes
subjectives qui contribuent au processus d’actualisation. Un feeling porte en lui-même les cica-
trices de sa naissance. Il est comme émotion subjective, souvenir de sa lutte pour l’existence. Il
garde l’impression de ce qui aurait pu être et n’est pas. C’est pourquoi ce qu’une entité actuelle a
évité en tant qu’objet de sentiment, peut cependant constituer une partie importante de ce qu’el-
le est. L’actuel ne peut être réduit à un simple état de choses par opposition au potentiel ». Donc
l’actuel est transi de tout ce qu’il aurait pu être mais n’est pas et c’est ce caractère transi qui peut
être un élément de relance.
Il donne cet exemple. Proposition : Napoléon a été vaincu à la bataille de Waterloo. C’est quelque
chose qui est désormais une proposition, qui organise notre monde. C’est quelque chose qui est
transmis, dont on peut se souvenir, moi je me souviens que je l’ai lu là, mais c’est venu résonner
avec des tas d’autres filiations, héritages où j’ai vu employer cette proposition, où elle avait un
sens. Mais cette proposition est porteuse pas seulement d’un fait Napoléon a été vaincu à la
bataille de Waterloo, mais d’infinies possibilités de spéculations : et que ce serait-il passé si
Napoléon n’avait pas été vaincu… ? Et pourquoi au fond n’aurait-il pas été vaincu… ? Est-ce
qu’il a tellement été vaincu… ? Est-ce que c’est si important que… ? Donc une proposition est
Pour un animal, le feeling propositionnel est quelque chose qui existe. C’est d’ailleurs quelque
chose que Leibnitz avait déjà dit : l’animal est un terrible généralisateur. Donc la proposition est
quelque chose qui est indépendant de la conscience au sens où nous entendons la conscience. Par
contre, là où il y a haut fait de conscience, un problème extraordinairement complexe, c’est quand
on perçoit une théorie ou quelque chose avec le sentiment que cette théorie pourrait être fausse.
L’animal produit des propositions et se comporte en conséquence : il résoud des problèmes en
C’est uniquement parce que les propositions commencent à être déconnectées de leur prégnance,
ce qui est le cas de l’animal viande, viande, si c’est de la viande, je me précipite et : ceci est-il de
la viande ? et : tiens ! ça pourrait être au fond du carton-pâte, etc. Ceci est-il une illusion ? cela
ce n’est pas un feeling propositionnel, c’est quelque chose qui joue d’une proposition mais en
contraste avec des choses qu’on voit d’autre part et qui se mettent à poser problème par rapport à
cette proposition. Et pour Whitehead, ça c’est quelque chose où l’on dira : il y a conscience, au
moment où ce type d’expérience est vécu, mais très souvent, dit-il, on vit sans conscience, on vit
dans un monde d’évidences. Je crois qu’il dirait très facilement qu’au moment où l’on conduit sa
voiture de manière automatique, la conscience dans ce sens là n’existe pas, et nous vivons une
expérience qui est complètement homogène à celle d’un chien, d’un chat, quand on conduit sa
voiture en interprétant les signaux : vert-je pars, feu rouge-j’arreête, piéton-je ralentis, portière-je
me méfie tout cela est un type d’expérience complètement liée à ce que peut vivre un animal. Par
contre dire : je conduis une voiture, se réveiller, dire : attention, tout de même, je conduis une voi-
ture ! Ça c’est un haut fait de conscience, une scintillation, un contraste fort.
Et pour Whitehead, la conscience est indissociable de cette référence symbolique : j’ai un corps
et je sens par mon corps et pourtant je sens aussi comme si je voyais directement.
Ce que j'ai essayé de faire c'est d'expliquer pourquoi une préoccupation se fait jour à un moment
donné autour de ces questions d'hygiène sociale et d'hygiène mentale en milieu universitaire.
Pourquoi ça se développe. Il y a une proposition de travail qui se met en place, j'appelle cela un
courant. Pourquoi il y a même des structures de soins qui se sont mises en place. Cela correspond
à une attente. C'est un thème qui connaît une fortune certaine. Et puis, passée une certaine époque
– là je me donne une coquetterie d'auteur, je reviendrai là-dessus – c'est quelque chose qui va au
contraire se résorber, voire même disparaître en partie, et je dirai à l'heure actuelle n'intéresser
plus grand monde.
Alors je me suis demandé pourquoi quelque chose qui paraissait tout à fait bien adapté comme
dispositif, comme idéologie, comme mode de diffusion, de constitution d'un courant, pourquoi
ceci disparaît à un moment donné. Ce qui m'amène dans le fil à m'interroger : qu'est-ce qu'on peut
appeler un mouvement social ? De quoi c'est fait ? et d'essayer d'avancer quelques arguments de
méthode sur l'approche des mouvements sociaux. Donc voilà le prétexte et le sujet, en somme,
est une étude sur les mouvements. C'est en plus quelque chose qui est très nourri d'éléments fac-
tuels, ce qui explique le volume, et je ne vais pas vous retranscrire cela dans ces termes-là, et je
vais être obligé de prendre à certains moments des raccourcis.
La question que je posais aussi c'est : est-ce qu'un mouvement se développe en s'assurant, en cou-
vrant le champ initial qu'il s'est défini, en produisant des procédures, en prélevant un savoir, ou
est-ce qu'un mouvement se développe dans une espèce de processus d'excentrement, où il est tou-
jours dans une sorte de tension par rapport à ce champ initial, par rapport à la consistance de ce
champ initial, à ses composantes donc, et à certains domaines connexes (je laisse de côté ce que
j'entends par « connexes ») ou voisins avec lesquels il va entrer en résonance. Donc deux hypo-
thèses. Une hypothèse qui est celle d'un travail d'intensification centrée ; et l'autre qui est celle
d'une sorte de prolifération interdomaines.
La question que je me suis posée à ce stade c'est : qu'est-ce qui peut rendre ce processus d'exten-
sivité possible ? L'exemple que j'ai pris c'est bien sûr cette question de la santé mentale. Alors
quand je dis ensuite courant puis mouvement, je dis aussi que l'hygiène mentale, en tant que telle,
de quoi c'est fait ? Ce qui me paraît important c'est qu'on peut la ressaisir comme une création de
compétences qui résulte d'une mise en jeu de pratiques, de gestions, de savoirs et je voudrais donc
ensuite développer ce point-là ; et le troisième point, il s'agit des débordements, c'est d'essayer de
voir comment l'hygiène mentale va fournir du matériau à toute une série de domaines qui n'ont
rien à voir avec elle, comme les loisirs, le travail universitaire, les relations hommes/femmes, l'ha-
bitat, enfin toute une série de domaines voisins ou contigus, je ne sais pas, mais qui vont être en
quelque sorte ressaisis sous l'angle d'un critérialisation hygiène mentale. Est-ce que, en d'autres
termes, l'université par exemple est dans un certain rapport qui est favorable ou défavorable à ce
qu'on pourrait appeler un gradient de santé mentale de la population qui la fréquente. Est-ce que
les cités universitaires… ? Il y a une sorte de prise en compte de ces domaines par le biais hygiè-
ne mentale qui va connaître une sorte d'inflation avant cette période où au contraire il va se refer-
mer, j'ai appelé ça « épuration », je vais essayer de montrer comment cela se passe également.
Les cartographies d'abord d'un courant et ensuite d'un mouvement et le passage de l'un à l'autre,
j'ai passé beaucoup de temps à les reconstituer. Pour cela j'avais beaucoup de matériel : des
comptes-rendus de congrès, ce courant en particulier s'exprime de façon régulière au sein de la
Ligue française d'hygiène mentale, il y a donc des traces et j'ai pu faire des entretiens à ce sujet.
Ce qui m'avait frappé c'était d'abord le caractère très pertinent des composantes de ce premier
courant. Une sorte d'emboîtement à peu près parfait. Il y a le courant qui s'exprime comme un
courant d'opinion : la santé mentale, avec toute une dramatisation de la problématique, ça mar-
chait très fort ; ensuite il y a le choix d'un certain nombre de thèmes de recherche, donc toute une
partie prospective ; et puis des structures de soins sont mises en place à peu près dans le même
moment et tout cela marche très bien ensemble, les gens qui participent à ce courant sont ceux
qui sont attendus. Il s'agit de faire venir là des personnalités du monde hygiénique, médecins,
administrateurs, enseignants, politiques éventuellement, des gens qui sont requis là en fonction de
leurs compétences, soit parce qu'ils sont utiles, soit parce qu'il serait éventuellement souhaitable
pour désamorcer d'éventuelles préventions qu'ils viennent là, ils sont invités, ils viennent réelle-
ment, et ça produit ! Il y a une sorte de méthodologie de ce premier type de mouvement qui tour-
ne assez bien.
La méthodologie de ces propositions de travail me paraît quelque chose de très important parce
que je dirai que la segmentarité du courant par rapport à la segmentarité du mouvement, ça n'a
rien à voir. Quand il s'agit de mettre quelque chose en route sur ces trois thèmes de travail, les
procédures sont tout à fait banales, classiques, tâtonnantes et ça ne fait pas partie de l'objet de tra-
vail. Ce qui est visé c'est ce que peut rapporter comme contenu tel questionnaire, c'est-à-dire des
énoncés terminaux. Mais tout ce qui en est de la confection, de ce qui peut s'échanger autour de
la confection, de la ramification de ce type d'enquêtes, ce qu'on va trouver dans la deuxième
période, ça n'existe pas, et cela me paraît très important. L'exemple-type c'est : Voilà comment il
faut faire, vous réunissez les étudiants autour d'un pot, et puis vous leur posez des questions et
puis vous prenez des notes. La méthodologie-type de l'enquête n'a rien à voir avec les enquêtes-
participation extrêmement pointées que l'on va trouver dans la période suivante. C'était le moment
initial de ce travail sur ces propositions, ensuite la commission se réunissait trois, quatre fois dans
l'année chez Pierre, Paul ou Jacques, et puis quelqu'un faisait un rapport qui était présenté aux
Journées annuelles de La Ligue d'hygiène mentale, et l'année d'après on recommençait sur
d'autres thèmes ou d'autres sous-thèmes. Cela fonctionne donc pendant six ans avec un certain
nombre de personnalités qui ne se dérobent pas, mais un nombre relativement réduit d'étudiants.
Dans le matériel que j'ai utilisé il y a des compte-rendus de congrès qui sont très importants
comme moments d'intensification qui produisent des effets dont on peut repérer la cartographie
quand il est rendu compte du congrès. Les français vont aller à Princetown aux États-Unis parler
effectivement, mais très tôt, il n'y a pas encore grand chose de fait de l'orientation santé mentale
en France. Deux communications essentielles sont présentées, l'une des professionnels qui ont
commencé de mettre en place la première clinique médico-psychologique à Sceaux, et l'autre c'est
un représentant des étudiants, c'est le président de la Mutuelle d'alors. C'est tout à fait extraordi-
naire (là aussi on a un compte-rendu linéaire) les américains ne comprennent pas du tout, parce
que le représentant des étudiants dit : voilà, il y a les logements, les bourses, les logements uni-
versitaires, c'est trop bruyant, les étudiants ont des difficultés de logement, tous facteurs extrê-
mement matérialisés, et les américains disent : oui, c'est très intéressant certes, mais que font les
psychiatres ou les thérapeutes quand un étudiant leur apporte des problèmes de ce type ? C'est
vraiment le malentendu complet, l'étudiant reprend : il ne refuse pas de les soigner mais ça des-
cend d'un étage et là on retrouve l'aspect intervention auprès des pouvoirs publics qui alerte l'opi-
nion, etc., etc. Ce moment m'a paru important.
Le premier matériel arrive, les premiers consultants, et l'on rentre dans ce que j'ai appelé la pério-
de des tableaux. La mise à jour, c'est cela : une sorte de coupe est faite de ce que sont les problé-
matiques des étudiants, avec à la fois les facteurs de milieu (les étudiants sont en rupture avec leur
milieu familial mais ils sont isolés dans quelque chose qui est un pseudo-milieu ; un certain
nombre de phénomènes psychiques retentissent d'autant plus qu'ils sont dans cette situation, en
particulier le problème de fonctionnement intellectuel comme mécanisme de défense ; d'autres
éléments interviennent aussi comme des données sociologiques sur l'allongement des études,
cette période intermédiaire, ce n'est plus un adolescent, l'étudiant est-il un adolescent prolongé,
L'autre proposition de travail, les problèmes universitaires, c'est effectivement une mise en cause
toujours par des compétences de l'examen et concours comme quelque chose d'inutilement trau-
matisant, des problématiques de passage (passage du secondaire au supérieur essentiellement et
l'on va voir comment elles s'élargissent ensuite), problématique de relation enseignant/enseigné
(et l'on va voir comment ce qui est situé en termes de couple va s'élargir sur l'institution univer-
sitaire) et problématique de méthodes de travail (est-ce qu'on travaille mieux seul ou en groupe,
un très long débat va s'ouvrir là). Les examens. Enquêtes. Comment les étudiants préparent-ils
leurs examens ? Est-ce qu'ils font du sport ? Prennent-ils des médicaments ? Combien d'heures ?
Et puis aussi faire un questionnaire pas trop intrusif. Comment passer ce questionnaire ? etc. Et
puis personne ne répond, ça finira par se faire mais c'est vraiment une proposition qui est très
longue à se mettre en place comme si elle ne répondait pas à une attente qui est déjà déportée.
La relation enseignant/enseigné va être étudiée sous ses deux faces : quelles sont les images que
les enseignants ont des relations qu'ils ont avec les étudiants et inversement.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
Encore une fois je souligne : les procédures d'enquêtes, d'investigations, de questionnement ne
fait pas partie de ce qui est dit. Et je dirai qu'ils n'ont pas les moyens ou les mots pour l'écrire ou
pour le décrire. C'est des gens qui appartiennent quand même à la période précédente, et la cuisi-
ne, ça ne se parle pas, ce qui compte ce sont les contenus, les terminaux. En revanche, précisé-
ment sur cette question enseignant/enseigné, il y a quelque chose de l'ordre d'un dégagement de
la scène (extension) à la fois du côté d'une micro-structuration (le travail en groupe peut être
effectivement autre chose que le cours magistral) et d'autre part autre chose qui va plus vers des
préoccupations macro-physiques, à savoir la participation des étudiants à la gestion des structures
universitaires sur un mode très articulé (gestion, cogestion, démultiplication jusqu'au groupe de
travail). C'est là qu'on trouve effectivement les premières participations de psychosociologues
vers : comment encourager des formes de coopération et de complémentarité. Une convergence
à noter à ce sujet entre enseignants, cliniciens et tout le courant prospective (Gaston Berger). Est
important dans cette convergence un dénominateur commun : un enseignement plus technique,
plus concret, qui sera dit plus humain et là on trouve quelque chose qui s'articule avec la problé-
matique santé mentale.
Les méthodes de travail c'est toute la question des groupes de travail qui se terminera en fin de
période par : Mais faites-les vous-mêmes ! Et en même temps ce que les auteurs appellent un
dérapage quand ils s'aperçoivent qu'on passe de questions qui peuvent apparaître comme des
revendications économiques, sociales à des revendications universitaires qui mettent en question
le contenu de l'enseignement lui-même et non plus les formes dans lesquelles il est donné. Cela
est très important car là vous allez avoir un débat homérique, le débat d'Althusser quelques années
après.
Le dernier thème-souche, les problèmes économiques et sociaux, va se diriger vers deux sous-
thèmes : d'une part la question des cités universitaires, est-ce que vivre là peut être quelque chose
d'épanouissant ? À quelles conditions ? Est-ce que au contraire c'est un milieu qui est massifié ?
Comment peut-il être animé ? Quelles sont les problématiques institutionnelles de l'habitat col-
lectif étudiant ? Cette problématique que je condense beaucoup s'étend dans le temps en s'inté-
ressant particulièrement aux jeunes ménages comme si c'étaient des gens particulièrement fragiles
et révélateurs.
À Paris en 1961, il y a un congrès annuel pour la santé mentale et les organisations étudiantes qui
sont relativement bien placées par rapport à cela puisque c'est la Ligue d'hygiène mentale qui en
est l'organisateur local, souhaite présenter quelque chose précisément à propos des problèmes
sexuels et on leur dit non, ce n'est pas possible, le programme est déjà prévu, et nous (les profes-
sionnels) allons présenter en revanche mais dans des intercours des communications qui pourront
susciter un débat sur : l'étudiant et sa famille, les méthodes de travail, l'étudiant hospitalisé et l'ai-
de psychologique. Là une sorte de déchirure se fait dont on retrouvera quelque chose un peu plus
tard.
Vous avez vu l'aspect : comment impulser un programme de recherches ; il y a un autre aspect :
comment conseiller les pouvoirs publics et là va être posé un problème très difficile, mais c'est
comme toujours, à travers les problèmes difficiles les problématiques s'affinent, telle celle ici de
la sélection, et en particulier comment faire en sorte que les personnalités pathologiques ne puis-
sent pas accéder à certains exercices libéraux, nommément la médecine, et là il y a une pression
forte de certains professeurs de faculté, certains représentants et rouages para universitaires pour
faire quelque chose à ce niveau-là et puisque le CNUSM existe on va, dit-on, saisir le NUSM de
ce problème. Et avec beaucoup d'habileté, les gens vont se dégager en renvoyant la chose sur les
Ordres professionnels tout en reconnaissant que ces questions ne les laissent pas indifférents.
Dans le prolongement de cela, le dernier aspect était : créer des structures. Là il y a toute une pro-
position un peu cafouilleuse qui s'est appelée la sixième commission, avec un flottement sur les
Je voudrais dire un mot maintenant de l'hygiène mentale en tant que telle, dispositif et énoncés.
L'hygiène mentale est effectivement une création de compétences mais on ne peut pas appréhen-
der cela avec des textes parce qu'il y en a très peu. D'autre part, si on se contentait des textes, on
va les trouver, les savoirs, on raterait toute la problématique des agents d'énonciation. Ce qui per-
met le mieux d'attraper cela, c'est de développer quelque chose au niveau des pratiques, au niveau
des gestions, des savoirs. J'avais mis également le plan des échanges mais ce n'est pas un vrai
plan. Rencontres et évitements, c'est plutôt un mouvement qui circule entre le plan des pratiques,
le plan des gestions et le plan des savoirs prélevés.
On pouvait aussi éviter la question, dire : bien sûr là il y a un organisme, onze centres de soins en
gestion directe, quatre cliniques médico-psychologiques en cogestion, des projets, ça pèse un cer-
tain poids, ça a une consistance, et on pourrait passer à autre chose. Mais en fait j'ai essayé de voir
ce que c'était que cette consistance et comment on pouvait approcher plus finement cette création
d'une compétence. Là deux modalités : celle d'un processus cumulatif, avec quelques avatars de
transmission dûs aux discontinuités des animateurs étudiants, ça joue en particulier dans la pre-
mière période. Et aussi un processus de décentrement (peut-être excentrement conviendrait
mieux) : un mouvement s'échappe, une sorte de tension permanente, où quelque chose échappe à
son cadre d'origine. C'est un véritable mouvement de chassé-croisé. Je vais vous donner quelques
exemples de cette façon d'être à côté dans une espèce de débordement. En 62, par exemple, vous
avez une rencontre nationale qui se prépare des professionnels qui travaillent dans ces structures,
dans les BAPU en particulier. En même temps, vous avez cette commission dont je parlais tout à
l'heure qui travaille sur ce que doit ou peut être un projet de dispensaire d'hygiène mentale étu-
diant, et en particulier un BAPU, sans aucun rapport entre les deux. Il n'y a pas de rapport entre
ces deux propositions de travail si ce n'est qu'à un moment donné, lorsque le colloque a lieu, les
étudiants qui travaillaient dans cette commission vont prendre des notes et rédiger le compte-
rendu. En 63 on trouve aussi quelque chose du même type, un colloque annuel et en même temps
une proposition de travail en acte qui prépare une revue, un numéro spécial sur la santé mentale,
mais aucun rapport d'établi entre la première et la seconde proposition. Autre exemple : dans le
bulletin où il est rendu compte de ces réunions de professionnels salariés qui sont les salariés des
étudiants, il est dit qu'une commission de jeunes techniciens va faire une évaluation des expé-
riences en cours, sans plus ; mais sous-entendu : cette commission de jeunes techniciens n'est pas
prise parmi les professionnels que vous êtes, et ce dans un bulletin qui s'adresse aux profession-
nels. Également une commission de travail qui se met en place pendant plusieurs années fonc-
tionne sans aucune liaison avec ce qui est établi et qui fonctionne réellement dans le secteur
F - Je ne voudrais pas rentrer dans les détails mais aller tout de suite à un problème auquel m'a
fait penser l'ensemble de ton parcours. Et ce que je trouve intéressant justement c'est que tu as fait
l'ensemble du parcours et que tu ne te sois pas trop arrêté sur tel ou tel élément. Parce que, au
fond, il y a eu détournement, détournement à étages d'un certain nombre d'institutions, de fonc-
tionnements sociaux, et d'ailleurs détournement de fonds aussi. De l'argent transitait des fonds de
la sécurité sociale pour aboutir jusqu'à des groupuscules, des revues politiques… Mais c'est un
détournement généralisé jusqu'au moment où il y a eu un débordement et où le détournement s'est
épuisé sur lui-même.
Si on reprend mon idée des trois fonctions par rapport aux productions discursives, celle de déno-
tation, celle de signification, et celle que j'appelle d'existentialisation, mise en existence, qui est
donc la troisième fonction non discursive, fonction de constitution de territoires subjectifs et
d'univers de référence déterritorialisés, incorporels. On voit bien qu'il y a une fonction dans ce
que tu dis de dénotation-gestion. Pratiques de fait très difficiles à cerner, il faudrait être beba-
viouriste à ce niveau-là : mais que faisaient-ils au juste ? Ils étaient dans des bureaux, ils faisaient
des bordereaux de sécurité sociale, il y avait quand même quelque chose à l'arrivée. Il n'y avait
pas qu'une pratique de deuxième niveau, de signification, de logos, d'idéologie, de parole ; il y
avait aussi quelque chose que justement tu ne trouvais pas dans les autres niveaux. Et puis le troi-
sième niveau, que tu as mis à jour de façon très brillante, dans l'espèce de tournant que tu fais
entre le courant et le mouvement, c'est-à-dire une production de subjectivation, une production
d'énonciation qui, à un moment, se met à travailler sur elle-même, qui, au lieu d'être dépendante,
adjacente à je ne sais pas quoi comme dans le CRUSM, non seulement se met à prendre une cer-
taine consistance, mais se met à travailler pour elle-même, et puis se met à être interlocutrice,
interpellatrice jusqu'au délire, avec implosion.
La guerre d'Algérie, les pouvoirs spéciaux, le 20° congrès, Suez…, tu n'en as pas parlé et finale-
ment tu as bien fait. Justement ce n'était pas, à mon avis, l'objet, puisque précisément, ce qui était
intéressant c'était de voir comment il y a eu un pôle de subjectivation qui s'est constitué, et qui
Avec Christiane, nous allons essayer de faire un séminaire sur le concept de machine – on parle
beaucoup de machines ici –moi dans le rôle du biologiste et Christiane dans le rôle de la mathé-
maticienne, puisque cela correspond à nos attributions respectives.
Le problème, c’est qu’en biologie il n’y a pas de concept de machine. Depuis que la biologie est
biologie il y a des centaines de constructions machiniques qui ont été imaginées mais il n’y a pas
de concept pour en parler.
Dans un premier temps je vais raconter l’histoire de toutes ces machines, parce qu’elles ont une
histoire. Je vais parler de la machine comportementale, de la machinerie des instincts et
Christiane enchaînera à partir de cela sur les machines mathématiques qui sont beaucoup plus
récentes et certainement beaucoup plus formalisées.
Aristote a été le premier zoologiste à décrire l’esclave comme une machine animée (La
Politique).
Il est d’usage de dire depuis lors que l’idée de machine renverrait à celle de cause mécanique,
efficiente.
Selon Georges Canguilhem, l’évocation du fonctionnement machinique d’un être serait une
explication d’ordre analogique se référant à ces objets réels consacrés par la technique, assem-
blages de pivots, de rouages et de cliquets, astreints à quelque tâche utilitaire et infiniment répé-
table, car inscrite dans l’agencement même de leur structure.
« On peut définir la machine comme une construction artificielle, œuvre de l’homme, dont une
fonction essentielle dépend de mécanismes. Un mécanisme, c’est une configuration de solides en
mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration. Le mécanisme est donc un
assemblage de parties déformables avec restauration périodique des mêmes rapports entre les par-
ties. L’assemblage consiste en un système de liaisons comportant des degrés de liberté détermi-
nés (…). La réalisation matérielle de ces degrés de liberté consiste en guides, c’est-à-dire en limi-
tations de mouvements de solides au contact. » (Canguilhem, La connaissance de la vie, p. 102)
On a souvent tendance à mépriser ses prédécesseurs ; mais il ne semble pas, en réalité, que qui-
conque ait jamais songé sérieusement que le corps ou l’esprit puissent fonctionner sur de tels
principes.
Et de façon plus générale, que quelqu’un ait jamais cru que l’explication machinique puisse repo-
ser sur les dispositifs utilitaires, ouvriers ou ménagers, utilisés à son époque, sinon dans un but
illustratif et métaphorique.
S’il en était ainsi, l’on devrait s’attendre à ce que les structures imaginées par les biologistes du
corps et de l’esprit du XIXe siècle, siècle du machinisme par excellence, aient quelque parenté avec
celles manipulées par les ingénieurs de l’époque.
Et sans doute les manuels de dissection et d’anatomie comparée sont-ils saturés de termes évo-
quant l’architecture fonctionnelle des corps : « animaux articulés », arthropodes, hexapodes,
myriapodes ; les psychiatres eux-mêmes discutent sur les « automatismes mentaux ».
Le vivant n’a vraiment été comparé à un automate que dans le siècle qui a suivi Descartes. Les
machines étaient alors des jouets : canards qui béquettent et qui défèquent, automate joueur
d’échecs, joueuse de tympanon construite pour Marie-Antoinette. C’étaient des objets d’art et de
démonstration construits en exemplaire unique. Êtres singuliers et merveilleux, ils fréquentaient
le milieu choisi des cours d’Europe et des salons philosophiques. Et quant aux machines utili-
taires, il y avait certes, à cette époque, des moulins à eau, mais aucun philosophe n’y a jamais
comparé l’esprit.
Les mythes des hommes perdus dans les engrenages de la fabrique, ou détrônés par les robots
appartiennent à la culture populaire, mais ils relèvent d’un imaginaire autrement plus riche que
celui d’une crainte quelconque inspirée par les objets de l’industrie. Ils ne doivent pas en tous cas
masquer le fait que ce sont les machines imaginaires qui ont, en tous temps et en tous lieux, pré-
cédé les machines réelles, et non pas l’inverse.
Mais s’il en est ainsi, où est la vertu explicative de la machine ? D’où nous vient cette illusion
d’intelligence du fonctionnement d’un être, à la simple évocation de son statut machinique ?
Quelle est la plus value de l’argument machinique par rapport à une éventuelle non explication
machinique ? À quoi s’oppose la machine dans le langage ?
L’inconscient du machiniste déroute encore par la prolificité de sa production, car toutes les
machineries imaginaires ne sont pas construites sur un mode unique et l’on peut distinguer, au
cours de l’histoire des sciences inexactes, biologie et sciences humaines, trois grandes périodes
au cours desquelles l’idée de machine s’est renouvelée.
1/ Les automates de l’époque de Descartes sont les seuls qui correspondent à l’image classique
du mécanisme. Réalisés pour accomplir quelque tâche nécessairement préétablie par leur
constructeur, ils appartiennent à un monde dualiste. La créature renvoie à son créateur : cause
finale.
2/ La science du XIXe siècle se veut matérialiste, moniste, évolutionniste. Les machines biolo-
giques et psychiques sont alors conçues comme des corps organisés, capables d’assurer leur déve-
loppement par des voies endogènes. L’embryologiste Driesch montre que si l’on dissocie les blas-
tomères d’un œuf d’oursin, chaque blastomère peut régénérer un individu.
Ces machines organicistes n’ont pas à être construites. L’évidence de leur fonctionnement ne rési-
de pas dans le jeu prédéterminé des pièces et des rouages, comme chez celles qui sortent de la
fabrique. Elles sont constituées d’organes auxquels sont attribués des fonctions spécifiques. Il suf-
fira pour les décrire d’un simple diagramme mettant en évidence la différenciation des parties, et
leur agencement respectif. Leur secret n’est pas dans la transmission du mouvement selon des
procédures automatiques, mais dans la complexité organisationnelle de l’ensemble.
3/ Le XXe siècle voit réalisée la continuité substantielle du monde dans toute l’étendue de l’échel-
le des sciences, et s’intéresse maintenant aux propriétés structurelles. Les « fonctions » de l’or-
ganisme n’ont plus leur contenu immanent. Elles sont prises dans des explications formelles qui
transcendent leur nature particulière. Les mêmes équations valent pour une variété de systèmes
sans apparentement évolutif : cause formelle.
Le comble des machines imaginaires est de n’avoir jamais fonctionné sur le mode de la préten-
due « cause efficiente ».
Cet exposé envisagera l’histoire de l’art de fabriquer des machines imaginaires en biologie du
comportement animal. Il ne s’attardera pas à la filiation des machines elles-mêmes, car à une
même époque, les jeux d’opposition entre écoles multiplient les modèles ; les emprunts et les
références multiples, les plagiats, les transferts d’une discipline à une autre, la différence d’habi-
leté de chaque artisan, ou la facture variable d’un même composant selon l’atelier qui l’a produit,
rend les généalogies contuses. On peut par contre envisager les lignes directrices dans l’évolution
des technologies. Plutôt que de s’intéresser à la ressemblance entre les produits finis, on s’atta-
chera aux changements de traditions dans le travail des machinistes.
Les machines dont je parlerai sont celles de l’instinct situées à la jointure des machines animales
et des machines, et ce pour deux raisons.
La première est qu’à une époque donnée, les mêmes schèmes, situés à la frontière du concevable,
diffusent dans tous les domaines qui visent à l’intelligibilité du complexe.
La seconde est que l’animalité a toujours été considérée comme l’hypothèse nulle pour l’étude de
l’homme, le point zéro de l’humanité, que l’on ait pour but de les opposer de manière dualiste,
ou de trouver ce qui fait la spécificité de l’homme à partir de son origine.
Le corps-machine devient une hypothèse scientifique avec les travaux de H. sur la circulation du
sang (1628) et le Discours de la Méthode de Descartes (1637) qui développe l’idée de l’animal
machine. Il correspond bien alors à son étymologie grecque qui signifie ruse, machination. Le
Moyen-Âge connaît les machines de théâtre. Elles supposent un machiniste (Deus ex machina).
L’animal-machine n’est que le faire-valoir de son créateur. Il permettra au XVIIIe siècle d’avancer
l’argument du « Grand Horloger ». Et jusqu’au début du XIXe siècle, alors qu’apparaissent les pre-
mières théories évolutionnistes (Lamarck, Darwin…), Payley développe l’argument de la
montre : l’adaptation des êtres vivants à leur milieu, équilibre merveilleux obtenu par les mul-
tiples inventions de la nature, prouve le dessein du créateur (c’était déjà l’argument de Plotin ou
de Saint-Augustin : la beauté du monde qui nous entoure est un signe de l’intervention divine).
Les machines sensualistes de Condillac permettent aux animaux de fonder leur sensibilité sur les
besoins qui naissent de leur organisation, et non plus sur un don de la grâce divine : « L’instinct
n’est rien, ou c’est un commencement de la connaissance. Car les actions des animaux ne peu-
vent dépendre que de trois principes : ou d’un pur mécanisme, ou d’un sentiment aveugle, qui ne
compare point, qui ne juge point, ou d’un sentiment qui compare, qui juge et qui connaît. »
(Condillac, Traité des animaux, p. 489).
Si le Traité des sensations est dirigé contre Descartes, le Traité des animaux est écrit contre
Buffon : « Je conçois, écrit-il à son adresse, que si le chien était poussé comme une boule, par
deux forces égales et directement contraires, il resterait immobile, et qu’il commencerait à se
mouvoir lorsque l’une des deux forces deviendrait supérieure. Mais avant que ces ébranlements
donnent des déterminations contraires, il faudrait pouvoir prouver qu’ils donnent des détermina-
tions certaines : précaution que Monsieur de Buffon n’a pas prise ». (Condillac, ibid., p. 446).
C’est l’argument de l’âne de Buridan.
La thèse de Condillac annonce déjà la jointure entre le siècle des lumières et le XIXe siècle qu’opé-
rera Lamarck. Condillac écrit : « Les habitudes naissent du besoin d’exercer ses facultés : par
conséquent, le nombre des habitudes est proportionné au nombre des besoins. » (Condillac, ibid.,
p. 478) Et Lamarck écrit presque en écho : « De grands changements dans les circonstances amè-
nent pour les animaux de grands changements dans leurs besoins, et de pareils changements dans
leurs besoins en amènent nécessairement dans leurs actions. Or, si les nouveaux besoins devien-
nent constants ou très durables, les animaux prennent alors de nouvelles habitudes, qui sont aussi
durables que les besoins qui les ont fait naître. » (Philosophie zoologique, p. 2).
Avec Condillac tout se passe comme si les animaux pouvaient faire l’économie du créateur. Il
devait nécessairement s’ensuivre une renégociation des rôles entre Dieu, les animaux et les
hommes. L’animal se rapproche de l’homme, en même temps que le dualisme entre le corps et
l’esprit de l’homme se transforme en une dualité fragile.
« Retranchons d’un homme fait le moi de la réflexion, on conçoit qu’avec le seul moi d’habitu-
de, il ne saura plus se conduire lorsqu’il éprouvera quelqu’un de ces besoins qui demandent de
nouvelles vues et de nouvelles combinaisons. Mais il se conduira encore parfaitement bien, toutes
les fois qu’il n’aura qu’à répéter ce qui est dans l’usage de faire. Le moi d’habitude suffit donc
aux besoins qui sont absolument nécessaires à la conservation de l’animal. Or, l’instinct n’est que
cette habitude privée de réflexion. » (Ibid. Condillac, p. 489)
« Il y a dans la bête ce degré d’intelligence que nous appelons instinct ; et dans l’homme, ce degré
supérieur, que nous appelons raison. » (Ibid., p. 529).
Cette conception anthropomorphique de l’instinct animal. et parallèlement, cette dualité psy-
chique de l’homme entre moi animal et moi raisonnable seront des constantes de la science du
XIXe siècle jusqu’aux alentours de 1900.
Il n’est pas anodin, pour terminer sur Condillac de noter qu’il utilisait l’expression « d’êtres orga-
nisés » pour désigner les animaux. Vers la fin du XIXe siècle, le terme « d’évolution des êtres orga-
nisés » sera synonyme de transformisme.
III/ Darwin
Darwin était fort préoccupé du problème de l’origine du psychisme humain, et lui a consacré des
chapitres entiers de plusieurs de ses ouvrages.
Ses conceptions sur la question n’avaient rien de trivial. Il a nettement avancé l’idée, inédite à son
époque, que la sexualité humaine commençait chez le nourrisson, thèse que connaissait Freud, et
dont on sait la place dans sa théorie psychanalytique.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 4
Au XIXe siècle, c’est la conscience qui était conçue comme apanage de l’humanité. On ne mécon-
naissait pas l’existence de phénomènes inconscients, mais ceux-ci exprimaient plutôt notre natu-
re animale. La biologie de Darwin était loin, cependant, de les opposer. Organiciste, comme toute
celle du XIXe siècle, elle était caractérisée, non seulement par l’idée d’hérédité, mais aussi par
celle de développement.
Pour Darwin, les capacités intellectuelles s’étaient développées sous l’influence conjuguée de
l’hérédité et de la sélection naturelle, et avaient fait naître le langage, « moitié-art, moitié-
instinct ».
Quant à la conscience, elle naissait d’un conflit intérieur entre instincts sociaux et pulsions irré-
fléchies, arbitré par la raison.
« J’ai cherché à prouver que le sens moral (de l’homme) résulte premièrement de la nature des
instincts sociaux toujours présents et persistants ; secondement de l’influence qu’ont sur lui l’ap-
probation et le blâme de ses semblables ; troisièmement de l’immense développement de ses
facultés mentales et de la vivacité avec laquelle les événements passés viennent à se retracer à
lui ; et par ces derniers points, il diffère complètement des autres animaux. »
Cette disposition d’esprit entraîne l’homme à regarder malgré lui en arrière et en avant, et à com-
parer les impressions des événements et des actes passés.
« Aussi, lorsqu’un désir, lorsqu’une passion temporaire l’emporte sur ses instincts sociaux, il
réfléchit, il compare les impressions maintenant affaiblies de ces pulsions primitives (?) avec
l’instinct social toujours présent, et il éprouve alors ce sentiment de mécontentement que laissent
après eux tous les instincts auxquels on n’a pas obéi.
Il prend en conséquence la résolution d’agir différemment à l’avenir, – c’est là ce qui constitue la
conscience. Tout instinct qui est constamment le plus fort ou le plus persistant éveille un senti-
ment que nous exprimons en disant qu’il faut lui obéir. » (Darwin, La Descendance de l’Homme,
pp. 668-9).
Sous une grande naïveté, on discerne déjà les grandes lignes d’un autre système, qui aura été
grandement influencé par l’organicisme du XIXe siècle, celui des topiques freudiennes, et de l’af-
frontement entre le moi, le surmoi et les pulsions du ça.
La grande différence est que la partie inconsciente du psychisme humain était alors conçue
comme exprimant sa partie animale. Il n’en reste pas moins que la psychanalyse n’est pas tom-
bée du ciel.
Darwin était tant préocuppé du problème qu’il lui consacre encore un ouvrage : L’expression des
émotions chez l’homme et les animaux. Le thème traité était celui de «…l’acquisition par le déve-
loppement de certaines actions réflexes dans lesquelles les muscles qui ne peuvent être influen-
cés par la volonté sont mis en action (…) ».
« Car la conscience, dont dépend le sens de l’utilité, ne peut être intervenue dans le cas d’actions
effectuées par des muscles involontaires. Le mouvement magnifiquement adapté de l’iris lorsque
la rétine est stimulée par trop ou trop peu de lumière, est un exemple du problème. » (Darwin,
« Origin of certain instincts », Nature, 1873).
Le livre de Darwin se signale notamment par l’importance accordée au psychiatre français
Duchenne de Boulogne. C’était l’un des maîtres de Charcot. Ses travaux de neurologie mettaient
à contribution deux des inventions scientifiques du XIXe siècle : l’électricité et la photographie. Il
soignait l’hystérie par des séances d’électricité. Par ailleurs il avait collaboré avec Nadar.
Aujourd’hui la fixation des expressions sur la pellicule est considérée comme un art. À l’époque
c’était une découverte d’ampleur scientifique. De leur collaboration Nadar avait acquis son habi-
leté à dresser un portrait expressif de ses contemporains. Duchenne qui classifiait les maladies
mentales comme on classifie les espèces, en avait tiré des photographies des principales expres-
sions de base chez l’homme, que Darwin regardait comme un « progrès considérable » et qui
illustraient tout son ouvrage.
L’inconscient travesti
À ce point de l’histoire des machines imaginaires, nous pouvons résumer ainsi le chemin par-
couru depuis Descartes.
Le dualisme entre le corps-machine et l’âme n’a été remis en cause que sur la base d’une confu-
sion croissante entre l’animal et l’humain.
La description des mœurs animales au XIXe siècle est devenue très anthropomorphe. Il a fallu
accepter une dualité du psychisme humain, en surajoutant à sa raison ce qui apparaît pour le
moment comme un soubassement animal, s’exprimant par des « automatismes » échappant à sa
conscience.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 6
L’inconscient s’avance masqué, sous la figure de l’animal.
Nous approchons du point crucial où l’homme et l’animal vont se dévêtir et échanger leurs
défroques. Au début du XXe siècle, l’animal va redevenir un pur automate, et l’inconscient va
devenir l’attribut essentiel de l’humanité.
Au delà de ce point de rupture, Lacan pourra dire : « Il n’y a d’inconscient que chez l’être par-
lant. Chez les autres qui n’ont d’être qu’à ce qu’ils soient nommés, bien qu’ils s’imposent du réel,
il y a de l’instinct, soit le savoir qu’implique leur survie.
Encore n’est-ce que pour notre pensée, peut-être là inadéquate. » (Lacan, Télévision, p. 15)
Pour l’instant, cette confusion des rôles, on la trouve pour l’animal, dans le livre sur L’évolution
mentale chez les animaux, écrit en 1884 par Romanes, élève chéri de Darwin, et dont Freud devait
faire une lecture abondamment annotée :
« Je me suis efforcé de démontrer que l’origine des instincts peut être ce que j’ai appelé primai-
re ou secondaire, c’est-à-dire que je crois qu’il y a un nombre de faits établissant que les instincts
peuvent naître soit par la fixation, au moyen de la sélection naturelle, d’habitudes dépourvues de
but précis, qui se trouvent être avantageuses ; dans ce cas, ces habitudes deviennent des instincts
sans que l’intelligence s’en soit jamais mêlé ; soit par la transformation d’habitudes, originelle-
ment intelligentes, en actes automatiques, grâce à la répétition. » (Romanes, op. cit.)
Côté homme, l’inconscient se trouve sur le fil du rasoir avec Janet, qui reprend l’idée de Charcot
selon laquelle l’hystérie est une maladie des idées, de l’imagination, qui crée le concept de sub-
conscient et déclare en 1895 : « Je ne serais pas surpris si, – pour comprendre les idées fixes en
général, on était obligé de commencer par l’étude des idées fixes subconscientes. » (Névroses et
idées fixes, p. 231).
Malgré tout, ce subconscient reste pour lui de nature essentiellement pathologique, le résultat
d’une défaillance de la volonté : « Cette conservation des groupements anciens (d’idées) une fois
constitués, une fois organisés, nous explique les idées fixes et les obsessions (…). »
« La force de ces idées fixes vient précisément de la faiblesse des idées nouvelles acquises à
chaque moment ; c’est par nos pensées actuelles que nous résistons à la marée montante de nos
souvenirs. Supprimez ce “réducteur antagoniste”, et nos souvenirs anciens vont se reproduire, se
combiner de mille manières, d’une façon facile, automatique et irréversible. Les souvenirs, les
répétitions de mots, les rêveries sont tout près de notre conscience. Il suffit d’un moment de dis-
traction pour qu’ils affleurent, il suffit d’un moment de sommeil pour qu’ils se répandent sur tout
l’esprit pendant les rêves et les cauchemars (…). Il suffit de se réveiller un moment, de reprendre
la claire perception des choses nouvelles et de ses propres changements pour voir s’évanouir tous
ces fantômes. » (Janet, ibid., p. 53).
Le Carnaval de Genève
Avant d’abandonner l’homme pour considérer les nouveaux paradigmes de l’instinct, situons pré-
cisément ce point du début du siècle, ce carrefour où homme et animal changent mutuellement de
peau.
Freud n’a pas encore sa notoriété. Nous sommes à Genève en 1909. L’association de psychologie
physiologique fondée par Charcot tient le VIe congrès international de psychologie organisé par
F. et Claparède. Parmi les nombreux points à l’ordre du jour, deux tables rondes retiennent l’at-
tention. L’une sur le subconscient avec Janet et Morton-Prince, l’autre sur les tropismes, c’est-à-
dire la description mécaniste du comportement animal, avec les zoologistes Jacques Lab et
Jennings. Signe des temps, on a même invité un botaniste, Francis Darwin.
Subconscient : 1/ Cette partie du champ de notre conscience qui à tout moment, est en dehors des
formes de l’attention.
Subconscient : 4/ Coconscient + expériences conscientes passées qui sont soit oubliées, soit hors
de l’esprit.
Inconscient : 5/ Moi caché : tout esprit serait double, (…) le moi éveillé et le moi submergé.
Inconscient : 6/ Idées subliminales (…). Le moi personne devient même une conscience infé-
rieure émergeant d’une conscience supérieure, parfois conçue comme une partie d’un monde
transcendant.
Avec la deuxième table ronde, nous venons à un domaine purement animal, et nous quittons défi-
nitivement le XIXe siècle. Elle oppose Jacques Lob, le promoteur du « mécanicisme » à Jennings,
l’auteur de la théorie de l’apprentissage par « essais et erreurs ».
Pour le premier, la base du comportement est dans les tropismes, c’est-à-dire dans des réactions
passives d’orientation de l’animal par rapport à son milieu.
Par exemple, dans une cage expérimentale, on met un insecte, organisme à symétrie bilatérale.
On éclaire une source lumineuse frappant l’animal de côté. L. explique que sous l’effet de cette
dissymétrie de la stimulation, les réactions d’oxydo-réduction se produisent à vitesse différente
des deux côtés du corps. Cette motricité inégale fera tourner l’animal lors de son déplacement
vers la source lumineuse. Elle s’égalisera lorsque les deux côtés du corps seront également illu-
minés (cf. papillons). À cette théorie physico-chimique de l’orientation, il ne manque que d’ex-
pliquer le S.N.C. Elle se forme en réaction contre l’anthropomorphisme du XIXe siècle, et aura un
succès éphémère. C’est la première fois, et la dernière, depuis Descartes, que l’animal est décrit
comme une machine pure. Ceci n’est rendu possible que par le refus des auteurs concernés de
considérer l’utilité adaptative des comportements.
C’est ainsi que s’achève le processus d’échange des qualités de l’homme et de l’animal. L’homme
ne peut être connu que par son inconscient. L’animal ne peut être connu que par ses actes exté-
rieurs, son comportement. Mais ce n’est pas parce qu’il a hérité de la raison. C’est parce qu’il est
connu par l’intermédiaire d’un processus rationnel : le dispositif expérimental où le scientifique
l’enferme. Si nouveau dualisme il y a, il est méthodologique.
L’éthologie
L’étude des tropismes ne permet pas cependant d’étudier le comportement naturel : d’une part, parce
qu’il évacue tout sens adaptatif des conduites ; d’autre part, parce qu’il nie l’existence de toute moti-
vation endogène, l’animal n’étant connu que par ses réactions au dispositif expérimental.
Les séminaires de Félix Guattari / p. 8
À quoi sert de savoir qu’un papillon est attiré par un lampadaire ?
Tinbagen, en décrivant le comportement sexuel de l’épinoche transpose métaphoriquement le dis-
positif expérimental dans la nature, permettant d’objectiver l’existence de stimuli déclencheurs,
et donc de garder la même description formelle.
Il faut cependant introduire la notion de motivation, en admettant l’existence de niveaux hiérar-
chiques supérieurs du comportement, celui des grands instincts.
Cette étude de l’instinct, dans le cadre de la description rigide héritée du mécanicisme, est bapti-
sée par Konrad Lorenz éthologie objective :
« Comportement appétitif : phase variable d’introduction d’un schème ou d’une séquence com-
portementale instinctive. Acte consommatoire : acte constituant la fin d’un schème ou, d’une
séquence comportementale instinctive. » (Thorpe)
Les pulsions
La notion d’instinct amène à poser un problème dont nous n’avons pas parlé, celui du moteur. À
toute machine, il faut un moteur. Chez Aristote, le moteur était présent : c’était l’âme, située dans
le cœur, plus chaud que l’organisme ; le cerveau ne servait qu’à refroidir. Animal : animé : âme
sensible. Chez Descartes, c’était un autre dualisme : l’âme spirituelle siège dans l’organe pinéal ;
le cœur réchauffe encore l’organisme par les « esprits animaux ». Au XIXe siècle, ce sont l’héré-
dité et les besoins (d’où naissaient les habitudes) qui étaient le moteur du comportement. Dans la
première moitié du XXe siècle, tant pour l’éthologie que pour la psychanalyse, ces besoins impé-
rieux de l’hérédité prennent la forme de pulsions.
Métaphores énergétiques.
« Instinct : système inné ou adapté de coordination interne du système nerveux dans son ensemble
qui, lorsqu’il est activé, trouve expression dans un comportement culminant en un schème d’ac-
tion héréditaire. Il est organisé sur une base hiérarchique, tant du côté afférent que du côté
efférent.
Lorsqu’il est “chargé”, il révèle l’existence d’un potentiel d’action spécifique et d’une prédispo-
sition au déclenchement par un déclencheur comportemental.
Activité de déplacement : activité résultant de l’activation par surcharge (potentiel d’action spé-
cifique) d’un ou plusieurs instincts. Il semble apparaître lorsque un (ou des) instinct (s) ne reçoit
pas l’occasion de la décharge adéquate par son ou ses actes consommatoires. » (Thorpe)
La Cybernétique
L’apparition de la cybernétique et des ordinateurs va faire disparaître ce qu’il restait encore d’ani-
mal (d’animé) dans les machines comportementales, pour ne garder que l’aspect formel.
Bateson :
1/ L’esprit est un agrégat de parties ou de composants en interaction.
2/ L’interaction entre les parties de l’esprit est mise en action par la différence, et la différence est
un phénomène insubstanciel délocalisé dans l’espace et le temps ; la différence s’apparente à la
négentropie et à l’entropie plutôt qu’à l’énergie.
3/ Les processus mentaux requièrent une énergie collatérale.
4/ Les processus mentaux requièrent des chaînes de détermination circulaires (ou plus
complexes).
5/ Dans les processus mentaux, les effets de différence doivent être vus comme des transforma-
tions (c’est-à-dire des versions codées) d’événements les ayant précédé. Les règles d’une telle
transformation doivent être relativement stables (c’est-à-dire plus stables que le contenu) mais
sont elles-mêmes sujettes à transformation.
6/ La description et la classification de ces processus de transformation révèle une hiérarchie de
types logiques immanents au phénomène.
L’intérêt de cette définition de l’esprit est de ne pas être une définition de l’esprit mais de la cyber-
nétique. Elle est fondamentalement valable pour n’importe qui dès lors que l’on présuppose qu’un
formalisme cybernétique s’y applique. Elle n’est immanente que du contexte culturel dont elle
émane.
Le problème de l’analogie entre l’homme et la machine est étroitement lié à des symbolismes cul-
turels et linguistiques associés à cet objet technique. Toute assimilation – admise ou refusée – de
l’homme à la machine a rapport à des modalités de signification centrées principalement sur la
notion de simulation.
Je vais vous donner quelques jalons, qui vont de l’animal-machine de Descartes à la question de
la pensée des ordinateurs.
Ce n’est pas l’objet technique qu’est la machine qui est en question ici, mais son fonctionnement
comme modèle, comme métaphore à l’intérieur d’un certain type de discours. Ce qui est en jeu,
c’est la liaison de la machine à des fonctions radicalement humaines ; la question de l’être humain
a toujours été considérée dans une perspective mécaniste de savoir s’il était une machine, et la
machine a toujours été considérée comme simulacre du vivant.
À la fin du XVIIe siècle, les dictionnaires s’accordent sur les trois sens suivants du mot
« machine » :
1. Instrument servant à transformer une force naturelle (engin).
2. agencement de parties fonctionnant par lui-même (machinerie).
3. Invention, ruse, moyens mis en œuvre en vue d’une fin (machination).
Le second sens de ce mot est une innovation par rapport à la conception antique de la machine,
dans laquelle la source d’énergie est extérieure à la machine.
Les dictionnaires de la Renaissance indiquent le sens « ruse » comme prépondérant. Mais à
l’époque classique, Furetière écrit de la machine :
« Engin, assemblage de pièces fait par l’art des mécaniques, qui sert à augmenter la vertu des
forces mouvantes. On donne le nom de machine en général à tout ce qui n’a de mouvement que
par l’artifice des hommes. »
À l’époque de Descartes, l’accent est mis sur l’artifice, sur l’ingéniosité qui soumet le réel. La
machine apparaît comme une ruse du faible, comme un appareil à produire des illusions (en par-
ticulier au théâtre). Elle ruse avec la nature pour produire l’illusion du réel ; elle est, par excel-
lence, ce qui sert à la simulation.
Pour Descartes, la machine simule tous les phénomènes en tant qu’ils se déroulent automatique-
ment, c’est-à-dire sans intervention de l’âme. D’où l’homologie bien connue entre l’animal et la
machine, entre le corps (privé d’âme) et la machine.
En se calquant sur les gestes de l’homme, la machine représente en retour un modèle pour com-
prendre comment fonctionne le corps.
Le mécanisme de Diderot est différent de celui de Descartes. La machine vivante est formée de
la réunion du corps anatomique et du corps pensant, souffrant, jouissant. Elle ne se réduit pas à
une machine affublée d’une âme. Le réel est entièrement mécanique, ce qui entraîne qu’il est
objet de science. Le vivant est une machine d’une extrême complexité, mais c’est sa machinicité
même qui le rend intelligible. Diderot associe mécanisme et raisonnement : le syllogisme fonc-
tionne comme une machine et la machine comme un syllogisme.
On voit apparaître ici la possibilité que la machine simule la pensée, le raisonnement. Il est remar-
quable que Diderot ne décrit jamais la machine, mais seulement son fonctionnement.
Le sens de ruse-machination du mot machine disparaît à la fin du XVIIIe siècle. Pendant l’ère
industrielle – triomphe du machinisme – on ne trouve pas trace du sens de machination, comme
si la réalité de la machine occultait tout imaginaire.
Au XIXe siècle, la machine devient un instrument de domination entre les mains des puissants.
Cependant, depuis la machine arithmétique de Pascal (1640), les machines à calculer se dévelop-
paient mais elles n’avaient pas de mémoire et n’étaient pas programmables. Vers 1850, Charles
Babbage invente ce qui est considéré comme le véritable ancêtre des ordinateurs, la Machine
Dans une situation déterminée par un état interne et par un symbole lu sur la bande, la machine
change d’état et agit sur la bande.
Il y a un nombre fini de règles de transition, et, dans une situation donnée, une seule évolution
possible, c’est-à-dire que la machine est déterministe. La machine produit son propre temps, qui
est discret.
On associe un algorithme à une machine : un mot est imprimé sur la bande. La tête démarre sur
la lettre du mot la plus à gauche, la machine étant dans un certain état initial. Si la machine stop-
pe, le mot écrit sur le ruban à ce moment là est la valeur de l’algorithme.
L’intérêt essentiel des machines de Turing est qu’elles permettent de manipuler la notion de déci-
dabilité. On dit qu’une proposition P est décidable si le problème de décider si P est vraie ou faus-
se est récursivement résoluble, c’est-à-dire s’il existe un procédé déductif mécanique (une machi-
ne de Turing) qui donne la réponse vrai ou faux après un nombre fini de calculs.
Une théorie est décidable s’il existe une machine de Turing qui peut, pour chaque formule, dire
en un temps fini si cette formule appartient ou non à la théorie.
Le résultat le plus fameux à propos d’indécidabilité est sans doute le théorème de Gödel (1931)
qui dit : dans toute formulation axiomatique consistante de l’arithmétique, il y a des propositions
indécidables. La preuve de ce théorème repose sur l’écriture d’un énoncé mathématique auto-
référent, de la même manière que le paradoxe d’Epiménide le Crétois est un énoncé auto-référent
du langage. Le problème est que les énoncés de l’arithmétique portent sur des nombres, et ne sont
donc pas auto-référents, i. e. ne portent pas sur des énoncés.
Gödel a eu l’idée de coder par un certain nombre (dit de Gödel) tout énoncé de l’arithmétique.
Ainsi, un énoncé de l’arithmétique peut être compris à deux niveaux différents : 1/ comme énon-
cé de l’arithmétique. 2/ comme énoncé à propos d’énoncés de l’arithmétique.
Ensuite Gödel considère l’énoncé suivant (G) : « Cet énoncé n’a pas de preuve dans ce système. »
Cet énoncé (G) n’est pas prouvable dans le système, mais vrai. Ainsi la démonstrabilité est plus
faible que la vérité.
Revenons aux machines de Turing. Le théorème de Gödel a comme conséquence qu’il n’existe
pas de machine de Turing qui puisse, au bout d’un temps fini, dire si une machine de Turing quel-
conque peut s’arrêter. Autrement dit, aucun programme ne peut, pour un programme quelconque,
dire si celui-ci s’arrêtera ou non.
Vers 1940, Turing et d’autres commencèrent à concevoir les ordinateurs (appelés calculateurs),
qui sont à la convergence de trois théories : la théorie du raisonnement axiomatique ; l’étude du
calcul mécanique ; la psychologie de l’intelligence.
Intelligence ! Vers 1950, ce qui agite beaucoup les logiciens, les mathématiciens et les philo-
sophes, c’est la question suivante « les machines peuvent-elles penser ? »
Alan Turing, dans un célèbre article de 1950, imagine un jeu de simulation, de deux individus,
lequel est humain et lequel est une machine ?
Le théorème de Gödel a été souvent utilisé pour tenter de montrer que l’esprit humain ne peut se
réduire à la machine. Ainsi Lucas déclare que dans toute machine, il y a une proposition
Dans son article de 1950, Turing jetait les bases de ce que l’on appelle l’Intelligence Artificielle.
Il prévoyait des machines qui pourraient voir, parler, etc.
Hofstadter poursuit cette approche. Pour lui, le cerveau est isomorphe à un système formel. Tout
aspect de la pensée peut être considéré comme une description de haut niveau, d’un système qui,
à un niveau inférieur, est gouverné par des lois simples et formelles. Ce système est le cerveau.
Le niveau logiciel, visible est informel, tandis que le niveau matériel, caché, est un mécanisme
complexe qui effectue des transitions d’état en état, selon des lois physiquement implantées, et
selon l’impact de signaux.
Le but de l’Intelligence Artificielle est de décrire tout ce qui se passe au niveau supérieur. Thèse :
au niveau supérieur, les procédés mentaux sont récursifs. Tout processus mental peut donc, pour
1’I.A. être simulé par un programme d’ordinateur dont le langage sous-jacent contient les fonc-
tions partielles récursives. Les machines vont évoluer de plus en plus près des mécanismes du cer-
veau (cf. les récents développements de la neuroinformatique).
Les machines ont servi de modèle à la pensée ; le cerveau et son fonctionnement sert maintenant
de modèle pour la construction de machines.