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Abstract
Ruskin Against Sainte-Beuve : Painting in Proust's Aesthetic
Paintings have a number of functions in Remembrance, from characterisation to verbal display, but in the main Proust chooses
those which, like the madeleine, serve to recapture the essence of lost life, a choice coherent with Ruskin's, and with modeling
Elstir on the Impressionists.
Bertho Sophie. Ruskin contre Sainte-Beuve : le tableau dans l'esthétique proustienne. In: Littérature, N°103, 1996. pp. 94-112.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1996_num_103_3_2415
■ SOPHIE BERTHO, université libre d'amsterdam
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1 Voir en particulier la monographie déjà ancienne de Juliette Monnin-Hornung, Proust et la Peinture, Genève,
Droz, 1951, et dans le remarquable catalogue de l'exposition Proust et les Peintres, Musée de Chartres, 1er juillet-
4 novembre 1991,, la bibliographie
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LITTÉRATURE ouvrages, études,
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n°103 - OCT. 96 2 Voir George D. Painter, Marcel Proust, 1871-1903 . les années de jeunesse, Paris, Mercure de France, 1966.
SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■
MONTESQUIOU
3 Comme le souligne Antoine Bertrand dans son excellente étude sur Montesquiou, la critique semble avoir voulu
« exalter davantage encore le génie de Proust, elle présente en effet le gentilhomme comme un personnage
pittoresque mais creux et plutôt insignifiant », Les Curiosités esthétiques de Robert de Montesquiou, Genève, Droz,
1996, t. H, pp. 745-746 ; on consultera également É. de Clennont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel
Proust, Paris, Flammarion, 1925, et R. de Montesquiou, Les Pas effacés, Mémoires, 3 vol., Paris, Émile-Paul, 1923.
4 L'étude monographique que Proust consacre à Montesquiou, «Un professeur de beauté», est publiée le
15 août 1905 dans Les Arts de la vie, puis insérée par Montesquiou en appendice d'Altesses sérénissimes, Paris,
Félix Juven, 1907 ; voir Essais et articles, in Contre Sainte-Beuve, pp. 506-520. Nous citons le Contre Sainte-Beuve
dans l'édition de la Pléiade, Gallimard, 1971, établie par P. Clarac et Y. Sandre. C'est à cette édition que LITTÉRATURE
correspond notre abréviation CSB entre parenthèses. n°103 - ocr. 96
■ LE TABLEAU DANS L'ESTHÉTIQUE PROUSTIENNE
Le mot est affaibli par l'habitude, l'emploi banal qui en est fait ; Montesquiou
lui redonne une profondeur étymologique — démarche qui n'est d'ailleurs
pas sans analogie avec celle de Mallarmé entendant « donner un sens plus pur
aux mots de la tribu ». Le projet romanesque de Proust retiendra plus tard ces
leçons : la profondeur du mot sera éclairée non plus tant par les déplacements
de sens offerts par l'étymologie que par ceux qui jaillissent de la métaphore.
Deuxième point : voir. Montesquiou, dit Proust, partage avec Ruskin
« ce don (qui) consiste d'abord à voir distinctement là où les autres ne voient
qu'indistinctement » (CSB, 514) ; et Proust lui attribue la possession de « merv
eilleux télescopes spirituels» (CSB, 513). Or, dans la bouche de Proust,
littéralement obsédé par les illusions et les instruments optiques, qui forme
rontplus tard les grandes métaphores philosophiques de la Recherche, le mot
« voir » n'a rien d'anodin ; le télescope est l'attribut sacré du peintre et de
l'écrivain découvrant et révélant la beauté cachée entre les choses. Proust est
profondément fasciné par le Montesquiou « conversationniste », par la ma
nière dont celui-ci, dans la vie quotidienne, voit et fait voir ; de façon très
baudelairienne (s), il transfigure le réel le plus plat en tissant autour de celui-ci
des concordances, tout un réseau de correspondances littéraires :
Vous entrez au salon. Belles fleurs dans les jardinières. « Ces amarantes, dit M.
de Montesquiou, signifient en langage floral, etc., et il cite gracieusement
Molière et Boulay Paty ». On apporte des poires. « Ce sont des poires bon
chrétien, dit M. de Montesquiou, celles que M. Thibaudier envoie à Madame
d'Escarbagnas et qu'elle prend en disant : "Voilà du bon chrétien qui est fort
beau." » Le maître de maison entre, en un pantalon gris que M. de Montes
quioudéclare balzacien. Vous hasardez : « Celui de Lucien de Rubempré.
— En aucune façon, proteste M. de Montesquiou, celui de Pierre Grassou qui
était "avantageux", ou plutôt celui de Sixte du Chatelet qui était prétentieu
sement provincial » (CSB, 514).
7O 5 Baudelaire, on le sait, définit l'imagination comme « [...] une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord, en
dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les
LITTÉRATURE analogies », Notes nouvelles sur Edgar Poe, in Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll.
n°103 - OCT. 96 « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. H, p. 329.
SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■
Cette manière de parler, que Proust cite avec admiration, préfigure la techni
que littéraire de l'auteur de la Recherche, chez qui l'objet sera toujours décrit
dans son rapport avec un autre : un objet réel, physique, dans son rapport avec
un objet fictif, artistique, ceci ayant pour effet l'élargissement et l'approfon
dissementdu monde désigné au départ.
Enfin, troisième point, on ne peut plus important pour Proust, qui tient
en bien piètre estime l'originalité de la forme pour elle-même (ô) et qui va
concevoir la Recherche comme une démonstration aboutissant à l'apothéose
de l'art, Montesquiou est un vrai philosophe :
Cet esprit qui excelle à fixer le reflet d'une nuance et la singularité d'un contour
ne se plaît pourtant à cela que de passage et dans la mesure où cela est utile à
ce qu'il prétend prouver. Car il est avant tout philosophique et il n'a pas écrit
une page qui ne soit mouvementée et émouvante, d'être en marche vers une
démonstration (CSB, 518).
LES GONCOURT
6 À l'enquête organisée par La Renaissance politique, littéraire, artistique : « Sommes-nous en présence d'un
renouvellement du style ? », Proust répondra de la façon suivante {La Renaissance du 22 juillet 1922) : «Je ne
"donne nullement ma sympathie" (pour reprendre les termes mêmes de votre enquête) à des écrivains qui seraient
"préoccupés d'une originalité de forme". On doit être préoccupé uniquement de l'impression ou de l'idée à
traduire. »
7 Le premier fait partie de la série des neuf pastiches réalisés par Proust autour de l'affaire Lemoine, il s'intitule
« Dans le journal des Goncourt » et paraît dans Le Figaro de février 1908 : voir Pastiches et mélanges, CSB,
§p. 24-26 ; le second pastiche s'insère dans Le Temps retrouvé sous la forme de quelques pages issues d'un volume Q~7
u Journal que Gilberte prête à Marcel : voir À la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de SI
Jean- Yves Tadié, Paris, Gallimard, 1987-1989, « Bibliothèque delà Pléiade », t. 4, pp. 287-295. On consultera à ce
sujet l'article de Jean Milly, « Le pastiche Goncourt dans Le Temps retrouvé », Kevue d'histoire littéraire de la LITTÉRATURE
France, n° 5-6, 1971, pp. 815-835. n°103 - ocr. 96
■ LE TABLEAU DANS L'ESTHÉTIQUE PROUSTIENNE
C'est là le miracle des choses que peint Chardin : modelées dans la masse et
l'entour de leurs contours, dessinées avec leur lumière, faites pour ainsi dire de
l'âme de leur couleur, elles semblent se détacher de la toile et s'animer par je ne
sais quelle merveilleuse opération d'optique [...] (13).
8 Voir Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, p. 40.
9 « Watteau », Essais et articles, CSB, p. 666.
10 On retiendra des Goncourt cette extraordinaire description du style de Chardin qui pourrait être celle de
Proust au sujet du style d'Elstir : « Chardin ose comme la nature même, les couleurs les plus contraires. Et cela sans
les mêler, sans les fondre : il les pose à côté l'une de l'autre, il les oppose dans leur franchise [...]. Mais s'il ne mêle
pas ses couleurs, il les lie, les assemble, les corrige, les caresse avec un travail systématique de reflets, qui tout en
laissant la franchise à ses tons posés, semble envelopper chaque chose de la teinte et de la lumière de tout ce qui
l'avoisine. Sur un objet peint de n'importe quelle couleur, il met toujours quelque ton, quelque lueur vive des objets
environnants. À bien regarder il y a du rouge dans ce verre d'eau, du rouge dans ce tablier bleu, du bleu dans ce
linge blanc. C'est de là, de ces rappels, de ces échos continus, que se lève à distance l'harmonie de tout ce qu'il
qQ peint, non la misérable harmonie misérablement tirée de la fonte des tons, mais cette grande harmonie des
yO consonances qui ne coule que de la main des maîtres », L'Art du dix-huitième siècle, présentation par J.-P. Bouillon,
Paris, Hermann, 1967, p. 93.
LITTÉRATURE ' ' ^°'r * Chardin et Rembrandt », Essais et articles, CSB, p. 372, note 1. 12 Goncourt, op. cit. p. 81.
N°i03 - oct. 96 13 Op. cit., pp. 84-85.
SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■
Le plaisir que vous donne sa peinture d'une chambre où l'on coud, d'un office,
d'une cuisine, d'un buffet, c'est saisi au passage, dégagé de l'instant, approf
ondi, éternisé, le plaisir que lui donnait la vue d'un buffet, d'une cuisine, d'une
office, d'une chambre où l'on coud (CSB, 373-74) [16].
RUSKIN
La lecture, la traduction des écrits de Ruskin (21), et la réflexion sur ces écrits
à travers différentes études (22) que Proust publie en 1900 lui permirent de
surmonter les déceptions causées par l'inaccessible comtesse Greffulhe, et
surtout la froideur et l'insensibilité du noble faubourg dont Proust découvre le
nouveau et peu gracieux visage lors de l'affaire Dreyfus. À une époque où
Proust désenchanté découvre le vide de ces mondanités qu'il avait tant
recherchées, les textes de Ruskin sur l'art vont opérer de manière tout à fait
1 7 Concernant l'impact de Ruskin sur Proust, voir plus particulièrement : Jean Autret, L'Influence de Ruskin sur
la vie, les idées et l'uvre de Marcel Proust, Genève, Droz, 1955 ; Juliette Monnin-Hornung, op. cit., pp. 26-34 et
pp. 64-72 ; George D. Painter, op. cit., chap. XIV, pp. 323-359 ; Richard Macksey, « Proust on the Margins of
Ruskin », in J.D. Hunt et EM. Holland éd., The Ruskin Polygon, Manchester, Manchester University Press, 1981 ;
Jean-Pierre Guillerm, « Le ruskinisme en France ou la célébration du fou », Revue des sciences humaines, n° 189,
1983, pp. 89-110 ; Annette Kittredge, « Des théodolites et des arbres (H) », Bulletin d'informations proustiennes,
Presses de l'École normale supérieure, n° 26, 1995, pp. 45-73 ; et enfin, tout particulièrement, les précieuses
informations qu'apporte la remarquable biographie de Jean- Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996, en
particulier les chapitres LX et X.
18 Malgré son admiration pour Ruskin, Proust n'hésite pas à marquer aussi son désaccord envers le maître
vénéré, ainsi envers ce qu'il appelle l'idolâtrie de Ruskin (péché que ce dernier partage d'ailleurs avec Montesquiou
et avec les Goncourt), qui consiste à subordonner le sentiment moral au sentiment esthétique tout en affirmant le
contraire, à préférer une doctrine « belle » à une doctrine « vraie », voir Jean-Yves Tacué, op. cit., le chapitre
intitulé « Pèlerinages ruskiniens en France », pp. 43 1-440 ; désaccord également à propos de la notion de lecture,
qui pour Proust n'est pas, comme le dit Ruskin, la même chose que la conversation (CSB, 74) : voir sur ce point Julia
Kristeva, Le Temps sensible, Paris, Gallimard, 1994, pp. 135-136. Voir aussi Jo Yoshida, Proust contre Ruskin. La
Genèse de deux voyages dans la « Recherche », 2 vol., thèse de doctorat de 3e cycle, Université de Paris-IV, 1976.
19 G. Painter, op. cit., chap. XIV. 20 «John Ruskin », in Pastiches et mélanges, CSB, p. 111.
21 C'est dans Le Bulletin de l'union pour l'action morale, la revue de Paul Desjardins, que Proust de 1893 à 1903
va découvrir l'uvre de Ruskin, consacrée essentiellement à l'Italie, au Moyen Age et aux arts plastiques. Proust
lira dans cette revue des extraits traduits de différents ouvrages de Ruskin : Sésame et les lys, Les Pierres de Venise,
les Sept Lampes de l'architecture. Marie Nordlinger aidera Proust à traduire Sésame et les lys et La Bible d'Amiens
dont la traduction définitive paraît au Mercure de France en 1904.
100 22 L'année 1900, date de la mort de Ruskin, voit paraître toute une série d'articles de Proust : «John Ruskin »
paraît en janvier, « Pèlerinages ruskiniens en France » en février, et « Ruskin à Notre-Dame d'Amiens » en avril.
LITTÉRATURE Les travaux consacrés à Ruskin, articles, traductions, se poursuivent de 1896 à 1904 et prennent une place si
n°103 - oct. 96 considérable dans la vie de Proust qu'il s'inquiète de jamais pouvoir mener à bien ses projets romanesques.
SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■
l'univers reprit tout d'un coup à mes yeux un prix infini. Et mon admiration
pour Ruskin donnait une telle importance aux choses qu'il m'avait fait aimer,
qu'elles me semblaient chargées d'une valeur plus grande même que celle de la
vie (23).
INSTRUMENT OPTIQUE
28 « La tâche et le devoir d'un grand écrivain sont ceux d'un traducteur », écrit Proust (La Bible d'Amiens, Paris,
Mercure de France, 1904, p. 92).
29 Proust n'attache pas à la peinture une spécificité propre : « les peintres nous enseignent à la manière des
poètes », écrit-il («Journées de lecture », in Pastiches et mélanges, CSB, p. 177).
30 L'esthétique proustienne du « miroir » se trouve en quelque sorte résumée dans les pages qui décrivent le
jeune Bergotte : « Ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus
délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont eu le pouvoir, cessant
1 C\ 0 brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie,
J. \jZ. si médiocre d'ailleurs qu'elle pouvait être mondainement et même dans un certain sens, intellectuellement parlant,
s'y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété »
UTTÉRATURE (K7?, 1. 1, p. 545).
n°103 - ocr. 96 31 « John Ruskin », in Pastiches et mélanges, CSB, p. 108.
SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■
tableaux, et dans lesquels, si l'on sait, en s'éloignant un peu, bien les regarder,
d'importantes parties de la réalité sont dévoilées. Nous sommes là, penchés sur
le miroir magique, nous en éloignant, essayant de chasser toute autre pensée,
tâchant de comprendre le sens de chaque couleur, chacune appelant dans
notre mémoire des impressions passées [...] (32).
Les grandes œuvres d'art, nous dit Proust, révèlent l'essence enchantée des
choses, et cette essence est liée au Temps, à notre temps perdu, chaque couleur,
à la manière des réminiscences de la mémoire involontaire, ranimant le passé.
Et, en tant que miroir, le tableau a un immense avantage sur l'armoire à glace
qui dans la chambre du Grand Hôtel de Balbec, telle une marine, dessine un
paysage de flots et de ciel, sur les vitres du train qui se colorent de l'aube et
dont le narrateur essaie désespérément de recoller les parties : le tableau est,
lui, capable d'éterniser l'instant, de révéler le réel en y fixant le Temps.
Ce que Proust admire chez les peintres impressionnistes comme Monet,
et le Narrateur dans les toiles d'Elstir, c'est une perception métaphorique des
choses. Tout l'art de Proust, sa théorie et sa pratique esthétiques sont, en
termes de style, fondés sur la métaphore (33), qui — de même la mémoire
involontaire — opère une transmutation du réel en surimposant une sensation
ou une impression à une autre selon un rapport d'analogie. C'est à travers cette
perception métaphorique que le narrateur accède à « quelque essence génér
ale, commune à plusieurs choses », et accède à l'extra-temporel.
Cette transmutation ou transsubstantiation du réel est également à
l'œuvre dans le tableau. Métaphore, mémoire involontaire, tableau forment
chacun ce qu'on pourrait appeler un doublet (34) : à chaque fois, deux él
éments sont réunis selon un rapport d'analogie. Surimposition de deux images
dans la métaphore pour la création d'une troisième qui sera l'essence des deux
autres, surimposition de deux sensations dans la mémoire involontaire pour le
surgissement d'un hors temps, et surimposition du tableau au réel pour
l'émergence d'un réel éclairci et authentique. Métaphore, mémoire involont
aire, tableau sont des équivalents ; ils fonctionnent chez Proust comme les
instruments de révélation des essences et du Temps. Mais il ne pourra,
soulignons-le, s'agir de n'importe quels tableaux, de n'importe quelle pein
ture ; seuls intéressent Proust, et le Narrateur, ceux qui relèvent d'une recréa
tion du réel à travers la perception métaphorique :
Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux
gens du monde m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les objets si
nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. [...] n'est-il pas logique, non
par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de
l'impression, de représenter une chose par cette autre que dans l'éclair d'une
illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont
en réalité indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose
quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait (RTP, II, 712-713).
Les tableaux de Monet nous montrent dans Argenteuil, dans Vétheuil, dans
Epte, dans Giverny l'essence enchantée. Alors nous partons pour ces lieux
bénis. [...] Il nous fait adorer un champ, le ciel, une plage, une rivière comme
des choses divines vers lesquelles nous voulons aller (35).
n°103 - oct. 96
LITTÉRATURE 35 « Le peintre. Ombres - Monet », Essais et articles, CSB, p. 676. On relèvera le vocabulaire très ruskinien !
SICNE CHIFFRE ÉCRITURE
philosophie de l'art du XIXe siècle qu'il va, à travers Elstir, faire de l'impres
sionnisme une affaire de vision, alors que le groupe impressionniste ne cesse
d'affirmer la matérialité de la peinture, la mise en œuvre d'une technique
particulière.
Des premiers écrits sur l'art aux tableaux d'Elstir, il est frappant de
constater — comme l'ont fait avant nous Anne Henry (36) et Vincent
Descombes(37) — que chez Proust, la palette du peintre, la composition du
tableau, bref les moyens matériels qui concrétisent la vision ne sont jamais
explicités, que l'enchantement provoqué par les tableaux n'est jamais lié à leur
matérialité. Proust ne peut pas être plus clair à ce sujet que dans son étude sur
Rembrandt :
Les musées sont des maisons qui abritent seulement des pensées. Ceux qui
sont le moins capables de pénétrer ces pensées savent que ce sont des pensées
qu'ils regardent dans ces tableaux placés les uns après les autres, que ces
tableaux sont précieux, et que la toile, les couleurs qui s'y sont séchées et le
bois doré lui-même qui l'encadre ne le sont pas (38).
C'est dire encore que Proust, qui imite Les Phares de Baudelaire dans ses
Portraits de peintres (39) et s'inspire des Salons dans ses premiers articles, ne
tient pas compte de la frappante formule de Baudelaire : « La peinture n'est
intéressante que par la couleur et la forme » {Salon de 1846) ; et alors qu'Elstir
peut être rattaché à une école picturale précise, celle de l'impressionnisme,
alors qu'il évoque des Monet, des Turner, des Whistler de par les sujets choisis
— Port de Carquethuit, Miss Sacripant, Falaises de Creuniers — et de par une
optique (impressionniste) qui privilégie ce que l'on voit sur ce que l'on sait,
Proust néglige l'importance que les impressionnistes accordent, c'est là just
ement leur révolutionnaire nouveauté, au pictural par rapport au sujet ; la
célèbre définition que Maurice Denis donnait du tableau en 1890 étant bien :
« Surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».
On apprend certes que les peintures d'Elstir sont une sorte de « méta
morphose » du réel, mais il n'est jamais question de détails techniques qui
auraient pu nous faire voir plastiquement cette métamorphose ; ainsi, dans Le
36 Voir l'article d'Anne Henry, qui met en lumière l'absence de picturalité dans les tableaux d'Elstir et l'absence
d'analyse plastique de la part de Proust : « Quand une peinture métaphysique sert de propédeutique à l'écriture :
les métaphores d'Elstir dans À la recherche du temps perdu », in J. Gaulmier éd., La Critique artistique, un genre
littéraire, Publications de l'Université de Rouen, Presses universitaires de France, 1983, pp. 205-226.
37 Vincent Descombes, à la suite d'Anne Henry, insiste, dans son chapitre intitulé « Dans l'atelier d'Elstir », sur
le fait que « Proust parle du regard d'Elstir, non Je sa main ou de sa palette », Proust, philosophie du roman, Minuit, •» aç
1987, p. 281). 38 « Rembrandt », in Essais et articles, CSB, p. 659. 1 \)J
39 Voir ici entre autres Leo H. Hoek, « Les "minutes profondes" de Marcel Proust », in Sophie Bertho éd. , Proust
contemporain, CRIN, n°28, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, pp. 103-116, et J. Theodore Johnson Jr., LITTÉRATURE
« Proust's Early Portraits de peintres », Comparative Literature Studies, IV, 1967, pp. 397-408. n°103 - ocr. 96
■ LE TABLEAU DANS L'ESTHÉTIQUE PROUSTIENNE
Port de Carquethuit, les couleurs ont été remplacées par des métonymies
comme « mousse », « brouillard », « neige », « écume ». L'impressionnisme
est pour Proust une vision de la réalité, non pas une technique particulière
(comme cette décomposition des couleurs et des contours propres à Monet).
La description des tableaux chez Proust s'arrête ainsi, en quelque sorte, avant
Xekphrasis (40), il est bien impossible pour le lecteur de se représenter concrè
tement les fameuses toiles d'Elstir.
Alors que dehors l'art fait sa révolution, les futuristes, les nabis, les
cubistes se succédant, Proust s'enferme dans les images de sa jeunesse et
choisit comme modèle de peinture un art, l'impressionnisme, qui n'est plus
véritablement contemporain (41) et dont il donne une interprétation très
personnelle, soumise à sa propre esthétique.
40 Le terme ekphrasis a été remis à l'honneur avec le développement, depuis une dizaine d'années, des études
interarts. On consultera avec profit Michael Riffaterre, « L'illusion d'ekphrasis », in Gisèle Mathieu-Castellani éd.,
La Pensée de l'image. Signification et figuration dans le texte et la peinture, Presses universitaires de Vincennes,
1994, pp. 2 1 1-229, et la mise au point de Michel Costantini, « Écrire l'image, redit-on », Littérature, n° 100, 1995,
pp. 22-48.
41 Voir ici Anne Henry qui insiste dans son article (1983, op. cit.) sur cet aspect « légèrement rétrograde » des
choix effectués par Proust en matière de peinture, en particulier pp. 209-213.
42 D est intéressant de souligner encore que Proust reproche à Balzac un style qui ne « reflète pas » pour admirer
d'autant plus dans le style de Haubert que « toutes les parties de la réalité sont converties en une même substance,
aux vastes surfaces, d un miroitement monotone. Aucune impureté n'est restée. Les surfaces sont devenues
réfléchissantes. Toutes les choses s'y peignent, mais par reflet, sans en altérer la substance homogène » (CSB, 269).
43 Dans le petit pan de mur jaune de la Vue de Delft, c'est la surimposition des couleurs — qui rappelle la trame
des métaphores proustiennes — qui enseigne à Bergotte ce que doit être la littérature : « "C'est ainsi que j'aurais
dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma
phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune." » (RTP, Ht, 692.) Et cette phrase précieuse,
c'est le narrateur qui à travers « les anneaux d'un beau style » la réalisera, « faite d'une substance spéciale où tout
doit s'abîmer et ne plus être reconnaissable » (CSB, 271). Bergotte dans la Recherche n'est pas, pour la littérature,
l'équivalent de ce qu'est Elstir pour la peinture et Vinteuil pour la musique ; il est l'image effroyable, qui a dû
souvent hanter Proust, de l'artiste qui va mourir avant d'avoir pu mettre en œuvre, en pratique, le savoir absolu
-t r\ s concernant l'art, la révélation de Vermeer.
J. VJO 44 Voir Anne Henry, 1981, op. cit. Voir également les très intéressants commentaires de Jean-Yves Tadié qui met
LUTÉRATURE
n°103 - oct. 96 op. cit., pp. 413-435.
SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■
La profondeur a un sens très particulier chez Proust : elle n'a rien à voir
avec une quelconque substance immuable, elle n'est ancrée nulle part, elle est
dans le Temps créé par le miroir, le reflet ou la métaphore, elle est toujours
associée chez Proust à la recréation (45) du réel par l'art :
45 « Quant aux vérités que l'intelligence — même des plus hauts esprits — cueille à claire-voie, devant elle, en
pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n'ont pas de
profondeur parce qu'il n'y a pas eu de profondeur à franchir pour les atteindre, parce qu'elles n'ont pas été
recréées» (RIP, IV, 477).
46 On pourrait même dire que le Proust mondain est un Proust ruskinien : jamais de conversations, d'informat
ions « directes », « plates » chez Proust, comme le révèlent ses lettres avec leur immense système de parenthèses,
de mystifications, de complications, de langage en quelque sorte chiffré qui demande la fameuse « recréation ».
Voir à ce sujet la belle étude de Walter Benjamin,* Zum Bilde Prousts », in Vher Literatur, Frankfurt am Main,
Suhrkamp Verlag, 1970.
47 « La Méthode de Sainte-Beuve », in CSB, p. 225. Pour une analyse différente de la poétique du Contre
Sainte-Beuve, voir Dominique Maingueneau, « Proust critique : la méthode inactuelle », in Sophie Bertho éd.,
Proust contemporain, CRIN, n° 28, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, pp. 41-50.
48 Rappelons que le manuscrit du Contre Sainte-Beuve n'a pas été retrouvé. Les fragments réunis par Bernard de
Fallois
du CSBsous
danslel'œuvre
titre de proustienne,
Contre Sainte-Beuve
voir Philippe
ont étéKolb,
tirés en
« La
général
genèsedededivers
la Recherche,
Cahiers deune
Proust.
heureuse
Concernant
bévue »,laRevue
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J. A~7
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d'histoire littéraire de la France, septembre-décembre 1971, pp. 791-803, lire en particulier pp. 795-798.
49 « La méthode de Sainte-Beuve », in CSB, pp. 23 1 . LITTÉRATURE
N°103 - OCT. 96
■ LE TABLEAU DANS L'ESTHÉTIQUE PROUSTIENNE
d'enquête, celle que mène Swann sur Odette, celle du Narrateur concernant
Albertine et d'autres personnages, recherche où les informations, comme dans
l'enquête d'Aimé traquant les fréquentations d' Albertine, s'accumulent et se
contredisent, recherche de la vérité qui n'aboutit jamais, débouchant seul
ement sur le temps perdu et les déceptions, toutes les « déceptions de ma vie en
tant que vécue » (RTP, IV, 456). La vérité de certains personnages de la
Recherche, comme Vinteuil par exemple, pour être amenée à la lumière doit
d'abord dépasser l'erreur sainte-beuvienne, celle que le critique fit sur Baudel
aireet qui choqua tellement Proust (si) : Vinteuil, vu « à la Sainte-Beuve »
par ses voisins de Combray, par Swann qui ne peut croire que cette « vieille
bête » ait composé la Sonate, est un personnage falot, excessivement timide,
dont on ne connaît que de médiocres compositions. Ce sont ses œuvres
posthumes qui révéleront un compositeur puissant et joyeux (52).
En revanche, la recherche de la vérité à la manière ruskinienne, c'est
celle qui est du côté des réminiscences, qui s'applique à révéler la raison de
l'immense joie ressentie lors des hasards de la mémoire involontaire ; cette
recherche qui va déboucher sur l'apothéose de l'art et la recréation du Temps,
sur cette vérité que « la vie pleinement vécue, c'est la littérature » {RTP, IV,
474) [53].
FONCTIONS DU TABLEAU
qui oppose l'histoire et le poétique (ou le philosophique) » [p. 30]. Voir en particulier le chapitre intitulé « Le
roman, genre prosaïque », pp. 23-30.
51 Une énorme erreur sainte-beuvienne, c'est celle encore que fit Gide refusant en 1912 Du côté de chez Swann ;
il l'avouera plus tard à Proust : « Pour moi, vous étiez resté celui qui fréquente chez Mme X ou Y, et celui qui écrit
dans Le Figaro. Je vous croyais, vous l'avouerai-je, du côté de chez Verdurin ! un snob, un mondain amateur
— quelque chose d'on ne peut plus fâcheux pour notre revue. » Correspondance, éd. Philip Kolb, Paris, Pion,
t.XDI,p.53.
52 Le Contre Sainte-Beuve, comme le montre Philippe Sollers, est aussi une attaque contre l'académisme et
l'Institution, et une attaque à Pencontre du mauvais goût maternel qui préférait de loin Sainte-Beuve à l'auteur de
Bénédiction. Sollers montre comment Proust se situe à la fois « aux antipodes de l'académisme classique
institutionnalisé » et « aux antipodes aussi du préjugé moderniste qui est : du passé faisons table rase ». « Sur
Proust », L'Infini, n° 5 1, automne 1995, pp. 26-37. Toujours au sujet de la position de Proust face à l'académisme
et de la place (entre-deux) qu'occupe Proust en littérature, voir le stimulant ouvrage d'Antoine Compagnon, op.
cit.
-l f\ O 53 Ce qui ne veut pas dire, comme la critique l'a souvent suggéré, que la vie soit fade et le livre fascinant, ou que
-L vy O le livre doive être perçu comme autonymique, séparé de la vie. Le livre a ce pouvoir d'éclaircir la vie, « elle qu'on
vit dans les ténèbres », de la « ramener au vrai de ce qu'elle était, elle qu'on fausse sans cesse » {RTP, El, 337). C'est
LITTÉRATURE pourquoi encore, selon Proust, l'écrivain est un « traducteur ». Voir à ce sujet l'entretien de J. Kristeva avec
n°10î - oct. % D. Sallenave, « L'expérience littéraire », L'Infini, n° 53, printemps 1996, pp. 38-39.
SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■
54 Voir dans Juliette Monnin-Hornung, op. cit., le chapitre TR intitulé « Les descriptions de tableaux ».
55 Voir RTP, I, pp. 80-81 et p. 82. Les Vices et les Vertus de Giotto sont reproduits dans la Library Edition de
Ruskin, que Proust possède et consulte lors de la rédaction de la Recherche.
56 Voir RTP, IV, pp. 226-227. 57 Voir RTP, II, pp. 190-198 : les marines d'Elstir dans son atelier.
58 Voir RTP, II, pp. 7 1 1-7 15 : les Elstir de la collection Guermantes.
59 Voir dans le catalogue de l'exposition Proust et les Peintres, op. cit. , l'« Index des peintres cités dans les œuvres
et écrits de Marcel Proust », pp. 509-526.
60 Pour une topologie des différentes fonctions narratives qu'un tableau peut assumer à l'intérieur d'un récit, et
en particulier chez Proust et Flaubert, voir mon article : « Asservir l'image, fonctions du tableau dans le récit », in
L.H. Hœk
prends danséd.,
la présente
L'Interprétation
étude certains
détournée,
éléments
CRIN,
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n° 23, Amsterdam-Atlanta,
dans cet article ; voirRodopi,
également1990,
Marie-Lucie
pp. 25-36.Imhoff
Je re-, 1 r\Q
W) J
« Proust et la peinture ou le temps dépassé », pp. 105 -159, in Proust et les Peintres, catalogue de l'exposition du
Musée de Chartres, op. cit., plus particulièrement le chapitre intitulé « Les comparaisons picturales. Rôle et portée LITTÉRATURE
romanesque », pp. 139-156. n°103 - oct. 96
■ LE TABLEAU DANS L'ESTHÉTIQUE PROUSTIENNE
si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c'est en ôtant leur nom, ou
en leur en donnant un autre qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent les
choses répondent toujours à une notion d'intelligence, étrangère à nos impres
sionsvéritables (RTP, 11,191).
61 Ce passage est un fragment tiré du Cahier I; voir RTP, t. I, esquisse III (« Les sommeils nocturnes d'autref
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Robert ont disparu du texte définitif, mais selon l'un de ces sacrilèges inconscients dont Proust a le don, le tableau
d'Hubert Robert, « Les Grandes Eaux de Saint-Cloud », réapparaît dans Un amour de Swann sous la forme d'une LITTÉRATURE
reproduction offerte au narrateur par sa grand-mère dans un but éducatif ! Voir RTP, I, p. 40. n°103 - ocr. %
■ LE TABLEAU DANS L'ESTHÉTIQUE PROUSTIENNE
62 Dans Sodome et Gomorrhe, RTP, t. III, p. 56, Proust s'inspire du jet d'eau du parc de Saint-Cloud (qui servit
plusieurs fois de modèle à Hubert Robert) pour décrire le jet d'eau des jardins Guermantes. On ne peut
s'empêcher de penser que la scène de la masturbation a fait ici l'objet d'un curieux déplacement : « Un de ces petits
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n°103 - ocr. %
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