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À gauche : Iannis Xenakis, Premières esquisses et plan au

sol pour le Pavillon Philips, 1956.


Le Corbusier avait délégué la conception du Pavillon Philips
pour l’exposition universelle de Bruxelles de 1958 à Xenakis.

Ci-dessus : Iannis Xenakis, Études pour les glissandi de


Metastasis, 1954.

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Éléments d’arythmétique
Le rythme selon Whitehead et Deleuze
Frédéric Bisson

« Le nombre nombrant est rythmique, non pas harmonique. Il n’est pas


de cadence ou de mesure : c’est seulement dans les armées d’Etat, et pour
la discipline et la parade, qu’on marche en cadence. »

« Le rythme est l’Inégal ou l’Incommensurable. »

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux.

Introduction : rythmicité et plasticité


Quelle est la nécessité du concept de Rythme dans le champ des arts plastiques ? Un
usage restreint du terme “rythme” nous a habitués, sous l’influence notable de la musi-
cologie qui en a accaparé l’usage légitime, à limiter son champ d’application aux phé-
nomènes temporels. Parler de rythme à propos des arts plastiques ne pourrait alors
relever que d’un usage métaphorique du terme, par analogie avec ces arts de la durée
que sont la musique et la danse, voire le théâtre et le cinéma. Mais, en toute rigueur,
un tel clivage aurait également pour conséquence de métaphoriser l’usage que l’on fait
du terme “mouvement” : si l’on voulait cantonner le dessin et la peinture à une stricte
spatialité inerte, il faudrait en effet considérer un tableau comme le Derby d’Epsom de
Géricault comme une simple représentation truquée du mouvement, sans prise direc-
te sur le réel qu’il représenterait, et ne voir dans les calligraphies chinoises que les traces
figées de traits qui ne sont plus. Une telle conséquence aurait presque valeur d’une réfu-
tation par l’absurde si des siècles d’un platonisme dogmatique ne nous avaient condi-
tionnés à regarder les images de l’art comme des simulacres.

En réalité, la plasticité n’est pas moins capable de mobilité et de rythmicité que la tem-
poralité éthérée de la musique. Sans nier les différences essentielles entre les arts,
l’esthétique du XXe siècle est d’une certaine manière vouée à un vocabulaire de plus
en plus transversal, qui transgresse leurs frontières. De même que la musique s’est livrée
à une “spatialisation” du son, de même la peinture incarne à sa manière le rythme et
en revendique un usage au sens propre. La peinture investit réellement le rythme, et
invente des moyens proprement picturaux de faire le rythme. Le Nu descendant un esca-
lier de Duchamp fait un rythme comme seule la peinture peut le faire. Un tel système

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d’échanges entre les arts n’est donc pas purement lexicologique, mais ontologique. La
racine de la séparation entre la peinture et la musique se trouve dans la séparation plus
fondamentale entre l’espace et le temps. L’erreur commune revient à considérer que
le mouvement s’effectue dans un espace immobile et abstrait, comme dans une pièce
vide, comme s’il pouvait le survoler sans être déjà pris en lui, impliqué en lui, sans
mordre sur lui. Le concept de Rythme permet au contraire de ressaisir le mouvement
en deçà de la bifurcation entre le temps et l’espace.

Les arts plastiques prolongent en ce sens une rythmicité déjà présente dans la nature.
Messiaen a vu le prototype des “rythmes non rétrogradables” qu’il met en musique
dans les dessins symétriques des ailes de papillons1. Plus encore, les nervures d’une
feuille d’arbre, par le jeu complexe de symétrie et d’irrégularité qu’elles manifestent,
ne sont pas moins rythmiques que le flux et le reflux des vagues sur la plage. Philosophe
du rythme, Ludwig Klages a essayé de le ressaisir comme la matrice de l’espace et du
temps : « les rainures de la coquille d’une noix bien mûre ne suivent aucune règle, ce
qui les rend d’ailleurs uniques, mais sont parfaitement rythmiques, de même que les
plissements labyrinthiques du noyau, les chemins tortueux que le vers du bois dessine
dans l’écorce de l’arbre »2. De même, un relief ou un paysage semble fait de processus
rythmiques : « ne disons-nous pas fort à propos qu’un chemin nous “mène” ou nous
“conduit” quelque part, “traverse” une prairie, “serpente” le long d’un ruisseau, que la
rigide spirale “tourne”, que la vrille “se hisse”, que l’arête d’une montagne “grimpe”
jusqu’au sommet, qu’une falaise “plonge” à pic »3.

Si une écriture, un dessin, une peinture ou un édifice architectural peuvent à leur tour
être dits rythmés, ce n’est pas seulement par analogie avec les mouvements rythmiques
de la main qui les ont produits dans le temps, encore moins avec les mouvements
oculaires que le spectateur doit effectuer pour en faire la synthèse. Goethe a qualifié
l’architecture de musique pétrifiée : cela ne veut pas dire que la pierre aurait tout perdu
de la fluidité de la musique. Selon le mythe, c’est en mouvant les pierres par le son de
sa lyre qu’Amphion a construit les murs de la ville de Thèbes, pétrifiant les accords
musicaux dans les proportions architecturales qui continuent de les manifester. La
structure garde et prend sur soi le rythme vif de sa genèse. Les œuvres d’art plastiques
sont intrinsèquement rythmiques, au même titre que les gestes qui les ont fait naître.
Les mouvements du spectateur ne font à leur tour que développer une temporalité
déjà enveloppée dans les choses mêmes, comme la marche en pleine nature, quand elle
parvient à un degré presque somnambulique de communion affective avec l’espace,
ne fait que développer la temporalité intrinsèque du paysage et du relief qu’elle épouse.

L’espace est intérieurement travaillé de forces plastiques que le mouvement temporel


actualise. Le concept de “plasticité” désigne ainsi l’élément dynamique de l’espace :
elle est ce qui dans l’espace échappe à l’inertie, l’énergie potentielle qui couve dans la
matière sous son apparente immobilité. Cette énergie se manifeste physiquement dans
les transitions de phases, quand la matière passe soudainement d’un état à un autre,
comme dans le cas remarquable du brouillard givrant. Mais ce qui paraît soudain se
prépare en réalité dans une vie secrète. C’est la force propre de l’art que de rendre
visibles les forces plastiques invisibles de la matière qu’il travaille, en réinventant les
points critiques de température (cristallisation, fusion, congélation, condensation,

1. Claude Samuel, Entretiens avec Olivier Messiaen, Paris, Belfond, 1967, p. 83 : « Quand les
papillons sont enfermés dans leur chrysalide, leurs ailes sont repliées et collées l’une contre
l’autre ; le dessin de l’une se reproduit donc en sens inverse sur l’autre. Plus tard, lorsque les
ailes se déploieront, il y aura un dessin et des couleurs rétrogrades sur l’aile droite par rap-
port à l’aile gauche et inversement, le corps de la chenille, le thorax et les antennes placés
entre les deux ailes constituant la valeur centrale. Ce sont de merveilleux rythmes non rétro-
gradables vivants ». Messiaen appelle ces rythmes “non rétrogradables” parce qu’ils ne sont
pas différents lorsqu’on les lit de gauche à droite ou de droite à gauche.
2. Ludwig Klages, Vom Wesen des Rhythmus (1922), tr. fr. La nature du rythme, Paris, L’Har-
mattan, 2004, p. 71.
3. Ibid., pp. 74-75.

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surfusion, etc.) à l’intérieur même d’un seul état apparemment homogène. La plasti-
cité nomme cette puissance de fluxion qui permet à la spatialité d’accueillir le Rythme
qui va l’organiser.

1. Les aventures du pythagorisme


La rythmanalyse n’est pas seulement spéciale, mais générale. Si elle n’implique aucune
équivocité ou analogie dans l’usage généralisé du concept de Rythme, quelle est donc
la raison du Rythme ? Qu’est-ce qui autorise à parler univoquement de rythme dans la
nature et dans les arts, en musique, en architecture, en peinture ?

Suivant une étymologie hypothétique, rhuthmos est parent d’arithmos, le nombre. Cette
étymologie suggère ainsi que toute expérience du Rythme serait, pour plagier ce que
dit Leibniz de la musique, un exercice inconscient d’arithmétique, où l’âme ne s’aper-
çoit pas qu’elle compte4. La main de Matisse qui danse au ralenti devant la toile5 ne
semble-t-elle pas arithméticienne ? Phénoménologue et humaniste, Merleau-Ponty a
voulu rejeter l’arithmétique hors du geste esthétique : « Matisse se trompait s’il a cru,
sur la foi du film, qu’il eût vraiment opté, ce jour-là, entre tous les tracés possibles et
résolu, comme le Dieu de Leibniz, un immense problème de minimum et de maxi-
mum ; il n’était pas démiurge, il était homme »6. Il n’est cependant pas besoin de sup-
poser une conscience mathématique extralucide pour voir les nombres gouverner la
Nature : les cristaux apériodiques, les fleurs pentamères, les organismes marins comme
le nautilius pompilius ou le corps humain participent spontanément au nombre d’or
qui régit leur symétrie dynamique, pentagonale7. Les fleurs ne contemplent pas seu-
lement l’eau, l’azote, le carbone, les chlorures et les sulfates qu’elles contractent8, mais
aussi les nombres que leur calice “préhende”, comme ceux de la Victoria Regia ou de
la Grande Consoude (Symphytum officinale). La croissance rythmique des êtres est ainsi
inséparable d’un calcul sans conscience. Le geste du peintre n’est pas enfermé dans une
humanité opaque et mystérieuse, mais participe à son tour de cette spontanéité pul-
satile universelle, à un degré supérieur.

La topologie rythmique est-elle mathématique ? Une longue tradition pythagoricien-


ne a, depuis Platon, défini le Rythme arithmétiquement, comme nombre du mouve-
ment 9. Cette tradition parvient jusqu’à nous : le rationalisme pythagoricien, recouvert

4. « Musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi ». Voir G. W. Leibniz,
Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison, § 17 : « La musique nous charme, quoique
sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres, et dans le compte dont nous
ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations
des corps sonnants, qui se rencontrent par certains intervalles ».
5. Voir Maurice Merleau-Ponty, “Le langage indirect et les voix du silence”, in Signes, Paris,
Gallimard, 1960, p. 73 : « Une caméra a enregistré au ralenti le travail de Matisse. L’impression
était prodigieuse, au point que Matisse lui-même en fut ému, dit-on. Ce même pinceau
qui, vu à l’œil nu, sautait d’un acte à l’autre, on le voyait méditer, dans un temps dilaté et
solennel, dans une imminence de commencement du monde, tenter dix mouvements pos-
sibles, danser devant la toile, la frôler plusieurs fois, et s’abattre enfin comme l’éclair sur le
seul tracé nécessaire ».
6. Ibid., p. 73.
7. Matila C. Ghyka, Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts (1927), Paris, édi-
tions du Rocher, 1998, p. 160 : « La section dorée [...] et la symétrie pentagonale qui en
dérive sont bien un monopole de la croissance vivante ». Voir aussi Matila C. Ghyka, Le
Nombre d’Or. Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occi-
dentale, Paris, Gallimard, 1931, tome I (“Les Rythmes”), pp. 46-48.
8. Gilles Deleuze, Différence et répétition (désormais noté DR), Paris, PUF, 1968, p. 102.
9. Platon le premier a défini le rythme comme « ordre dans les mouvements » (tès kinéséôs taxis),
capable de régler le désordre naturel de la jeunesse, c’est-à-dire de le rappeler à l’ordre arith-
métique et politique : « Nous avons dit [...] que, de son naturel, la jeunesse est bouillante,

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par des siècles de cartésianisme et de positivisme, est réactualisé par les sciences et les
arts contemporains. Dans son livre sur Les rythmes comme introduction physique à
l’esthétique, Pius Servien a dégagé les “lois rythmiques” des faits esthétiques, sous forme
de structures numériques invariantes10. La notation numérique de la poésie de langue
française transforme ainsi les problèmes d’analyse esthétique en problèmes d’analyse
arithmétique. Le pythagoricien éclectique Matila, prince Ghyka, fétichiste du “nombre
d’or”, “divine proportion” qu’il croit déceler dans toute beauté naturelle et artistique,
a donné à ce formalisme mathématique son extension maximale. Il définit, à la suite
d’Eichthal, le rythme comme analogue temporel de la symétrie spatiale : « le Rythme
est dans le temps ce que la symétrie est dans l’espace »11, c’est-à-dire, suivant la concep-
tion ancienne de la symétrie, commensurabilité ou “commodulatio” des parties entre
elles et avec le tout12. L’identité absolue des rapports numériques permet ainsi de sur-
monter l’hétérogénéité des différents domaines matériels où le Rythme s’exprime13,
en les transposant de l’un à l’autre, comme les mensurations d’une jeune fille sont
transposées dans la symétrie du temple que lui dédie son amant Eupalinos, l’architecte
de Paul Valéry : « Où le passant ne voit qu’une élégante chapelle, – c’est peu de chose :
quatre colonnes, un style très simple, – j’ai mis le souvenir d’un clair jour de ma vie.
O douce métamorphose ! Ce temple délicat, nul ne le sait, est l’image mathématique
d’une fille de Corinthe, que j’ai heureusement aimée. Il en reproduit fidèlement les pro-
portions particulières »14.

Ce primat et cette indépendance de la forme mathématique par rapport à la matière


sont-ils cependant satisfaisants ? Les courbes rythmiques d’un corps féminin ne se pétri-
fient pas dans l’architecture d’un temple sans qu’en même temps le temple ne devien-
ne femme : c’est ce processus d’entrelacs qui est proprement rythmique, et le rythme

incapable de rester tranquille, de se retenir aussi bien de se remuer que de parler ; qu’elle
bavarde et gambade sans arrêt d’une façon désordonnée ; mais que chez elle il y a un sens
de l’ordre que peuvent, de part et d’autre, comporter ces actes, tandis qu’aucun des autres
animaux n’y atteint jamais : c’est un privilège que la nature humaine est seule à posséder ;
que cet ordre dans les mouvements a précisément reçu le nom de “rythme” [...] » (Lois,
664e-665a, traduit par Léon Robin, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1950, Pléiade).
Voir aussi Pierre Sauvanet, Le Rythme grec d’Héraclite à Aristote, Paris, PUF, coll. “Philo-
sophies”, 1999, et Le Rythme et la Raison, Paris, Kimé, 2000.
10. Pius Servien, Les rythmes comme introduction physique à l’esthétique, Paris, Boivin, 1930,
pp. 19 sq. : « Nous poserons donc en principe que, chaque fois qu’on parle de rythmes,
on a perçu, d’une façon plus ou moins confuse, des nombres. Et nous nous astreindrons
à la méthode suivante, qui est l’essentiel de ce livre : Nous ne parlerons jamais de rythmes,
sinon sur des représentations ou traductions numériques des phénomènes. À qui prendra l’ha-
bitude de tout traduire en nombres, la signification ou l’absence de signification de toute
proposition rythmique apparaîtra immédiatement ».
11. Eugène d’Eichthal, Du Rythme dans la versification française, Paris, Lemerre, 1892.
12. Comme le souligne Ghyka, cette conception ancienne, harmonique, de la symétrie, va
être recouverte par le sens moderne de la symétrie comme égalité statique de rapports. La
symétrie dynamique repose au contraire sur une dissymétrie constituante, elle est une “éga-
lité dans l’inégalité”. Voir Jean-Luc Périllié, Symmetria et rationalité harmonique. Origine
pythagoricienne de la notion grecque de symétrie, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 14.
13. Matila C. Ghyka, Le Nombre d’Or, tome I, op. cit., pp. 99-100 : « Théoriquement, le mot
rythme devrait être réservé à ce qui caractérise la périodicité des événements dans le temps,
celui de la symétrie (enchaînement des commensurabilités entre les différentes parties et
entre ces parties et le tout) étant appliqué aux relations mutuelles des éléments et de l’en-
semble dans une suite “spatiale”. Mais les Grecs même, qui n’admettaient aucune confu-
sion d’idées ou de définitions en matière esthétique, mélangèrent ici sciemment les termes
appartenant à l’architecture et à la musique ; bien plus, les concepts architecturaux, la mor-
phologie esthétique sont par eux consciemment discutés et perçus en analogies musicales ;
si en musique les notions d’accords et de suite d’accords harmonieux sont établies en
fonction de rapports et de proportions numériques ou géométriques, ils donneront paral-
lèlement le nom de symphonie à l’enchaînement harmonieux des proportions dans un
ensemble architectural, celui d’eurythmie à l’effet perçu ».
14. Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte, Paris, Gallimard, 1945, pp. 28-29.

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demeure endormi tant qu’il demeure seulement secret ou idéal. Le même motif ryth-
mique virtuel peut certes être transposé à différents tempi sans pour autant perdre
l’identité structurelle qui le rend reconnaissable, comme un motif mélodique peut être
transposé dans les douze tonalités de l’échelle diatonique tout en restant le même. Mais
les motifs restent-ils tout à fait les mêmes en passant d’un tempo à l’autre, d’une tona-
lité à l’autre ? L’égalisation abstraite des différents degrés de l’échelle diatonique relè-
ve d’un émoussement de la perception musicale. À plus forte raison, les mêmes nombres
peuvent certes structurer une multitude de réalités hétérogènes, mais non sans subir
en retour l’action plastique de la matière où ils sont situés. Les peintures sérielles d’Ivan
Sizonenko, exactement construites sur la suite de Fibonacci, sont moins rythmiques
que les jets et les gouttes de couleurs de Jackson Pollock qui, dans Autumn Rhythm,
trouvent un point d’équilibre dynamique entre l’accident et le contrôle du geste, et
font ainsi naître des fractales spontanées, palpitantes et hirsutes. La série numérique
des glissandi dans Metastasis de Xenakis se pétrifie dans les sections coniques du Pavillon
Philips et dans les pans de verre ondulatoires du couvent de La Tourette, mais non sans
emmener avec elle la tension nerveuse des cordes. Si les nombres peuvent rythmer la
matière qu’ils informent, c’est parce qu’ils ne sont pas des structures abstraites, mais
qu’ils sont d’une certaine manière affectés par leurs incarnations. Le Rythme vivant ne
peut se satisfaire d’une bifurcation entre la forme et la matière, entre l’être et l’appa-
raître ; il n’est pas caché comme le squelette sous la chair, et la rythmanalyse n’est pas
une sorte de radiographie mathématique ou d’intellection eidétique. Elle est au contrai-
re une méthode intuitive, une sympathie pour le rythme intérieur d’un être, comme,
déjà, celle du sphex pour la chenille qu’il pique15.

Liés entre eux par une sorte de fraternité, Alfred North Whitehead et Gilles Deleuze
ont tous deux investi le concept de Rythme d’une valeur transcendentale, en l’accen-
tuant comme notion ontologique. Dans leurs systèmes respectifs, le Rythme ne quali-
fie pas seulement un certain déroulement des phénomènes rythmés, mais quelque chose
de plus profond : le Rythme est plus nouménal que les phénomènes naturels (vagues,
marées, flux-reflux, respirations, etc.) où il s’exprime superficiellement, et par lesquels
on se le représente usuellement. Si l’on parvient à le distinguer rigoureusement de la
cadence avec laquelle l’opinion le confond depuis Platon16, le concept de Rythme est
en effet le plus apte à nommer le rapport complexe de la répétition et de la différence
qui, selon Whitehead et Deleuze, constitue la raison ou l’être des phénomènes. C’est
pour cela qu’il peut légitimement prétendre au titre de transcendental.

Parce qu’ils dégagent les principes d’une rationalité rythmique, Whitehead et Deleuze
sont encore proprement pythagoriciens. À propos de Deleuze comme de Bergson, une
lecture à tendance irrationaliste, dominante dans le champ des études esthétiques où
ses concepts sont monnaie courante, est sûrement la plus naïve et la plus fausse : elle
oublie que Deleuze a essentiellement écrit des logiques (Logique du sens, Logique de la
sensation), et qu’il a été avant tout soucieux de formuler des règles de méthode et des
théorèmes 17. Mais le renouveau pythagoricien du XXe siècle n’est pas pour autant, comme

15. Henri Bergson, “Introduction à la métaphysique”, in La pensée et le mouvant, Paris, PUF,


1938, nouvelle édition 2009, p. 181. À propos de la “sympathie” du sphex pour la che-
nille, voir Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1941, pp. 176-177. Cet exemple
est emprunté aux Souvenirs entomologiques de Jean Henri Fabre. À propos de la pluralité
des rythmes de durée, voir Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1939, p. 232.
16. Emile Benvéniste souligne que le sens courant du terme “rythme” ne découle pas d’une
observation directe des régularités de la Nature, qu’il s’est en réalité fixé au cours d’une
longue histoire linguistique, sous l’influence de la pensée (notamment platonicienne) qui
l’a fait varier : voir Problèmes de linguistique générale tome I, “La notion de ‘rythme’ dans
son expression linguistique”, Paris, Gallimard, 1966, p. 335.
17. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966, chapitre premier : “L’intuition comme
méthode”, p. 1 : « L’intuition est la méthode du bergsonisme. L’intuition n’est pas un senti-
ment ni une inspiration, une sympathie confuse, mais une méthode élaborée, et même une
des méthodes les plus élaborées de la philosophie. Elle a ses règles strictes, qui constituent
ce que Bergson appelle “la précision” en philosophie ». La conclusion de Mille plateaux
(Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, désormais noté MP)

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dit Ghyka en empruntant le mot à Bertrand Russell, un “retour à Pythagore”18. Dans
les années 30, le pythagorisme de Ghyka est conditionné par la crise de 1929 et par la
montée du nazisme : la “Race Blanche” éprouve le besoin de se régénérer à la source de
la Grèce antique pour totaliser le sens de son “aventure intellectuelle”19. Mais cette ten-
dance réactionnaire n’épuise pas le sens du pythagorisme. Le pythagorisme n’est pas
seulement une école, c’est un mouvement, un lignage. Alors qu’une école cherche à
reproduire le dogme qui la fonde et stérilise ses disciples, un mouvement ne peut au
contraire être fidèle à son origine sans une certaine infidélité. Une école ne va pas sans
secret et sans gardiens du secret, sans “traîtres”, sans excommunicateurs. Hippase de
Métaponte a été excommunié de la confrérie pour avoir révélé l’existence des rapports
incommensurables, et pour avoir ainsi fragilisé le dogme fondateur suivant lequel « tout
est nombre »20. Par une sorte d’ironie de l’histoire, le mouvement pythagoricien ne fera
par la suite que développer cette dissonance fondamentale que l’école pythagoricienne
s’était efforcée de cacher. Si l’âge classique définit ainsi les mathématiques comme
“science de l’ordre et de la mesure”, c’est sans pouvoir jamais conjurer le désordre et
l’incommensurable que la Raison retrouve sans cesse malgré elle en voulant les refou-
ler. Whitehead et Deleuze, d’une fidélité infidèle à l’intuition originelle de Pythagore,
représentent en ce sens deux aventures de l’Idée qu’ils réactualisent ; ils marquent deux
moments successifs, deux étapes dans une sorte de devenir-baroque du pythagorisme
qui culmine chez Deleuze21. Le Rythme, d’abord encadré par la Mesure, se rapproche
ainsi progressivement de sa plus grande puissance, en libérant la répétition de sa sou-
mission à l’identité.

Je voudrais dans les pages suivantes extraire des textes de Whitehead puis de Deleuze les
théorèmes d’une rythmologie transcendentale. Il n’est peut-être pas la peine de chercher
une totale cohérence entre ces deux séries de théorèmes ou de lois ; il suffit de constater
qu’elles se chevauchent et qu’elles instaurent un nouveau paradigme, rythmique, de la
rationalité. Les œuvres d’art plastique, sans avoir le monopole de cette logique, peuvent
en constituer des cas remarquables et nous initier ainsi à la rythmicité du réel.

2. Le procès rythmique selon Whitehead


Dans La science et le monde moderne, Whitehead place sa spéculation métaphysique
sous le patronage de Pythagore22. La physique mathématique ne suffit cependant pas
à rendre compte du monde actuel. Les relations mathématiques ne sont pas les seuls
ingrédients qui interviennent dans le procès par lequel le monde se fait. Selon White-

formule également une série de “règles concrètes” permettant de circuler transversalement


à travers les plateaux. De même, le livre est rythmé par la série discontinue des “théorèmes
de déterritorialisation” (pp. 214-215 et 377).
18. « Peut-être la chose la plus étrange concernant la science moderne est son retour au pytha-
gorisme » (The Nation, 27 septembre 1924). Il faut cependant noter que, dans son auto-
biographie intellectuelle, Russell a défini son évolution philosophique comme “une renon-
ciation progressive à Pythagore” (Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques, Paris,
Gallimard, 1961, pp. 260 sq.). Cette évolution peut d’une certaine manière résumer la
divergence entre Russell et Whitehead.
19. Matila C. Ghyka, Le Nombre d’Or, tome I, op. cit., “Avant-propos”, p. 15. Pour une ana-
lyse contextuelle critique du pythagorisme réactionnaire de Ghyka, voir Marguerite Neveux,
Le nombre d’or. Radiographie d’un mythe, Paris, Seuil, 1995, pp. 120-136 : “Le nombre d’or
de Matila, prince Ghyka”.
20. Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, Pléiade, édition établie par Jean-Paul Dumont,
pp. 76-77.
21. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, pp. 111-112.
22. Alfred North Whitehead, La science et le monde moderne (Science and the Modern World,
New York, The MacMillan Company, 1925), trad. fr. P. Couturiau, Monaco, éd. du
Rocher, 1994 désormais noté SMM II, p. 46 [40] : « Pythagore aurait enseigné que les
entités mathématiques, telles que les nombres et les formes, étaient les éléments ultimes

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head, c’est ce “procès créateur” lui-même qui est rythmique. La cohérence logique est
au procès créateur ce que la division métrique du temps sur la partition (3/4, 4/4, etc.)
est à la musique vivante qui l’interprète. De même que le temps de l’interprétation
musicale n’est pas celui du métronome23, de même, le procès rythmique du monde ne
se joue pas suivant le découpage abstrait des structures potentielles qu’il actualise.
Interprète de la partition idéale qu’il a d’abord contemplée, Dieu compose ensuite avec
les accidents et les imprévus du concert, accueille chaque nouveau fait pour le « tisser
immortellement dans le rythme des choses mortelles »24.

Au substantialisme qui domine la métaphysique occidentale depuis Aristote, Whitehead


substitue une rythmanalyse 25. Une telle rythmanalyse est à la fois empirique et spécu-
lative. Partant de l’expérience scientifique du monde, elle intègre les faits ondulatoires
mis en évidence par la physique quantique dans une vision métaphysique. En quoi la
“philosophie de l’organisme”, comme Whitehead l’appelle, peut-elle nous permettre de
nous écrier : « tout est rythme » ?

2.1. Le Rythme ne spécifie pas une région de l’Être, mais s’applique univoquement
à toute réalité.
Soit l’exemple paradigmatique de la Grande Pyramide : en quoi est-elle rythmique ?
La Pyramide est un objet physique, c’est-à-dire une entité durable, que l’on peut recon-
naître à travers le temps, comme si elle était identique à elle-même. Mais l’objet, pris
en lui-même, est une abstraction. La Pyramide est poussée à chaque instant à l’exis-
tence : l’unité persistante de cet objet est animée d’une sorte de vie secrète, elle est
faite d’événements uniques qui sont pris dans un flux transitoire, ne cessent de naître et
de mourir.
« L’événement qu’est la vie de la nature à l’intérieur de la Grande Pyramide
hier et aujourd’hui est divisible en deux parties, soit la Grande Pyramide
hier et la Grande Pyramide aujourd’hui. Mais l’objet reconnaissable qui
est aussi appelé la Grande Pyramide est le même objet aujourd’hui qu’il
était hier. [...] Dans le cas de la Grande Pyramide, l’objet est l’entité une
perçue qui, en tant que perçue, demeure identique à elle-même à travers
les âges ; tandis que toute la danse des molécules et le jeu changeant du
champ électromagnétique sont des éléments de l’événement. »26
La physique quantique déracine le chosisme qui imprègne nos habitudes perceptives :
elle nous enseigne qu’il n’y a pas de “choses” substantielles, mais seulement des rythmes
ondulatoires. L’énergie vibratoire est, comme dit Bachelard, “l’énergie d’existence” :
« si un corpuscule cessait de vibrer, il cesserait d’être ». Par exemple un morceau de
fer, qui semble par excellence illustrer la solidité fondamentale de la matière, se définit
au contraire comme une note de musique, voire comme un air musical, c’est-à-dire

constituant les entités réelles perçues par nos sens » ; SMM II, p. 56 [53-54] : « [...] Signalons
que nous en sommes revenus, en définitive, à une version de la doctrine du vieux Pythagore,
laquelle a donné naissance aux mathématiques et à la physique mathématique ».
23. Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. G. Granel, Mauvezin, T.E.R., 1990, p. 80 :
« Temporalité de l’horloge et temporalité dans la musique. Ce ne sont absolument pas les
mêmes concepts. Jouer rigoureusement en mesure, cela ne veut pas dire jouer en suivant
exactement le métronome ».
24. Alfred North Whitehead, Religion in the making, trad. fr. par Henri Vaillant, La religion
en gestation, Louvain-la-Neuve, Chromatika, 2008, p. 76.
25. Bien que le concept de rythme ne soit explicitement revendiqué et élaboré par Whitehead
que dans le dernier chapitre de ses Principes de la connaissance naturelle (Alfred North
Whitehead, An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge (1919), Cambridge
University Press, désormais noté PNK), je propose de l’accentuer pour essayer d’en faire
une clé de lecture originale de tout son système cosmologique.
26. Alfred North Whitehead, The Concept of Nature, Cambridge University Press, 1920. Trad.
fr. de J. Douchement, Le concept de Nature (désormais noté CN), Paris, Vrin, 1998, rééd.
2006, pp. 118-119.

171
« seulement dans une certaine durée compacte, par un certain rythme »27. Ainsi la matiè-
re, les maisons, les pyramides sont des rythmes, des anarchies vibratoires couronnées :
« […] les figures les plus stables doivent leur stabilité à un désaccord ryth-
mique. Elles sont les figures statistiques d’un désordre temporel ; rien de
plus. Nos maisons sont construites avec une anarchie de vibrations. Les
Pyramides, dont la fonction est de contempler les siècles monotones, sont
des cacophonies interminables. Un enchanteur, chef d’orchestre de la
matière, qui mettrait d’accord les rythmes matériels, volatiliserait toutes
ces pierres »28.
La physique quantique instruit ainsi scientifiquement une sorte de renouveau du pan-
vitalisme : « partout où se trouve du rythme, existe de la vie » (PNK 64.6). La vie dans
la nature ne nous est apparente que là où son rythme est assez lent pour cadrer avec
notre conscience29. Dans un objet physique comme la Pyramide, les rythmes micro-
scopiques des parties ne se composent pas en un rythme macroscopique perceptible,
à la différence du vivant stricto sensu, dont les parties s’ordonnent en un agrégat ryth-
mique30. L’organisme est une polyrythmie d’organes dont chacun a son cycle périodique
propre, mais qui, en même temps, conspirent à l’unisson en un seul rythme vivant. Si
la Pyramide n’est certes pas un vivant de ce type, du moins comporte-t-elle “de la vie”
dans ses parties, mais non ordonnée suivant les rapports constitutifs de l’organisme.
Entre ce que l’on appelle la matière inorganique et la vie organique, la différence n’est
donc pas une différence de nature, mais une différence de complexité rythmique dans
la composition des parties. « Le fer se situe au même niveau qu’un organisme biolo-
gique. » (PNK, chapitre II, pp. 22-23)

La cosmologie de Whitehead, si elle déracine le préjugé substantialiste véhiculé par nos


habitudes de langage, n’entend cependant pas rompre avec l’expérience perceptive pour
la dissoudre dans les ondes microphysiques. Elle refuse au contraire la “bifurcation de
la nature” entre les “qualités premières” et les “qualités secondes”31. La perception de
la permanence n’est pas illusoire, mais devient présomptueuse dès qu’elle prétend juger
de la nature de la permanence, en l’adossant à une supposée substantialité. La démarche
spéculative de Whitehead consiste à décomposer les entités stables en événements et les
événements eux-mêmes en “occasions actuelles”, “gouttes d’expérience” indécompo-
sables32, mais seulement pour pouvoir ensuite recomposer les entités stables avec ces
atomes ontologiques. La solidité cristalline de la substance se désagrège en un brouillard
de gouttes empiriques, en un “éther d’événements” (CN 120). En ce sens, l’individualité
de l’objet ne peut plus être qu’une individuation, et l’individuation ne peut être que
rythmique : le rythme est le processus qui chevauche (“overlap”) la discontinuité des
occasions groupées sous l’unité apparemment substantielle d’une entité durable. La
Pyramide vit d’un “perpétuel périr” de ses occasions actuelles.

27. Jean Wahl, “La philosophie spéculative de Whitehead”, in Vers le concret. Etudes d’histoire
de la philosophie contemporaine, Paris, Vrin, 2004, pp. 134 et 135. Cet exemple se trouve
dans PNK, chapitre II, pp. 19 et 22-23. On le retrouve dans le dernier chapitre, p. 196.
28. Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1950, p. 131.
29. Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., pp. 227-228.
30. PNK 64.6 : « Dans l’objet physique, nous avons en un sens perdu les rythmes dans l’agré-
gat macroscopique qui est le caractère causal final. Mais la vie conserve son expression
rythmique et sa sensibilité au rythme. La vie est le rythme en tant que tel, tandis qu’un
objet physique est une moyenne de rythmes qui ne construisent aucun rythme par leur
agrégation ».
31. CN, chapitre II, “Théories de la bifurcation de la nature”.
32. Alfred North Whitehead, Process and reality. An Essay in Cosmology, Corrected Edition, ed.
D. Ray Griffin, D. W. Sherburne, New York and London, The Free Press, 1978, p. 18 :
« Les “entités actuelles” – aussi appelées “occasions actuelles” – sont les choses réelles der-
nières dont le monde est constitué. [...] Les faits derniers sont, tous au même titre, des enti-
tés actuelles ; et ces entités actuelles sont des gouttes d’expérience, complexes et interdé-
pendantes ». Whitehead emprunte cette expression à William James.

172
2.2. Toute individuation est l’actualisation d’une structure rythmique potentielle.
La “danse des molécules”, la répétition périodique des vibrations n’est pas en elle-même
le rythme, elle n’en est que l’occasion. Le rythme est une relation : il est le processus par
lequel une structure reconnaissable “ingresse” un événement qui la “préhende” d’occa-
sion en occasion. Par exemple, les motifs mélodiques et rythmiques de la partition peu-
vent ingresser le concert tout au long des gestes instrumentaux qui l’exécutent. Le concert,
localisé et daté, est un événement actuel qui ne reviendra jamais, comme l’éclosion de
tel lys dans la Nature ; par contre, les notes, les mélodies, les rythmes qui composent la
partition qui a été jouée ce soir-là sont des virtualités qui peuvent être réactualisées,
comme la blancheur éternelle du Lys. Ce sont des objets éternels, pures potentialités qui
caractérisent les événements dans lesquels ils sont situés. Or, la structure rythmique, à
la différence de la couleur, est un objet non uniforme : elle est constituée d’une tempo-
ralité idéale, elle est un “pattern” qui enveloppe ses parties dans une durée indivisible.

La Pyramide de Chéops comme objet physique n’est uniforme que pour une percep-
tion abstractive ; en réalité, elle se caractérise par les proportions géométriques éter-
nelles qu’elle actualise. En quoi la structure géométrique de la Pyramide est-elle ryth-
mique ? Dans le chapitre VIII de son Esthétique des proportions, Matila Ghyka a résumé
les hypothèses sur la construction de la Pyramide. Analysant le triangle méridien, il
reprend à son compte et démontre l’hypothèse de Jarolimek et de Kleppish, suivant
laquelle le tracé du monument est une application rigoureuse de la section dorée :
« Il est probable que l’architecte de la Grande Pyramide n’était pas au cou-
rant de toutes les propriétés géométriques que nous y découvrons après-
coup ; ces propriétés ne sont cependant pas accidentelles, mais découlent
en quelque sorte organiquement de l’idée maîtresse consciemment réa-
lisée dans le tracé du triangle méridien. Une conception géométrique syn-
thétique et claire fournit toujours un bon plan ; celui-ci a l’originalité d’en-
chaîner dans la rigidité abstraite et cristalline de la pyramide une pulsation
“dynamique”, celle-là même qui [...] peut être regardée comme le sym-
bole mathématique de la croissance vivante »33.
La spirale logarithmique que régit la série de Fibonacci (1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34...)
est la structure rythmique par excellence, dont la progression est la répétition d’une
différence constituante. Les organismes vivants, comme le nautile, croissent en pré-
hendant cette pulsation gnomonique.

Entre la structure rythmique potentielle et la vie qui l’actualise, il n’y a donc pas une
totale hétérogénéité, car le rapport de la répétition et de la différence est déjà inhérent
au domaine de la potentialité elle-même. La structure potentielle du rythme n’est pas la
cadence métrique homogène, mais un contraste structurant entre ses parties, entre ses
temps “faibles” et “forts”. Comme le dit Whitehead, « il existe des degrés dans le ryth-
me » (PNK 64.7). Dans son Essai sur le rythme, Ghyka a réparti ces degrés sur une
échelle à cinq échelons. Dans l’échelle potentielle du rythme, on passe ainsi de formes
simples de répétition à des formes de plus en plus complexes, c’est-à-dire où la diffé-
rence à laquelle elle est dédiée se libère de plus en plus du mètre régulier qui l’encadre.

a. Cadences uniformes, à périodicité régulière, comme la spirale d’Archimède, les par-


titions spatiales isotropes, systèmes cristallins, motifs réguliers des tapisseries ou des
carrelages, roulements de tambour uniformes ; ou cadences uniformément variées,
statiques mais non isotropes, comme celles d’un jeu de marteaux de forge ou des
bielles d’une locomotive, ou comme la structure architecturale de la cour des Myrtes
de l’Alhambra de Grenade.

b. Cadences rythmées, qui répètent en périodes identiques un motif élémentaire apé-


riodique ou dénué de périodicité rigoureuse globale, comme certaines ondes pério-
diques dont la forme n’est pourtant pas régulière, comme un assemblage régulier

33. Matila C. Ghyka, Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, op. cit., pp. 272-
273.

173
de polyèdres semi-réguliers de Kelvin (dont le motif élémentaire à pour thème √2),
ou encore comme la structure architecturale de l’église des Scalzi à Venise, la faça-
de du Capitole de Michel-Ange, ou le tracé du dôme de Milan.

c. Rythmes cadencés, agencements proprement dynamiques, dont les éléments séparés


par les césures de la cadence ne sont plus nécessairement identiques, mais dont les
accents toniques produisent au contraire des inégalités et des incommensurabilités
à l’intérieur même du mètre qui les encadre, comme certaines décompositions har-
moniques des rectangles dynamiques (√5,φ), comme la spirale logarithmique, comme
les rythmes toniques incantatoires en prosodie, avec leurs accents intensifs, leurs
timbres et leurs enjambements syncopés qui brisent du dedans la coupe classique
de l’alexandrin, ou encore comme la fontaine du palais del Grillo à Rome ou celle
de la Pigna au Vatican.

d. Suites rythmées, à périodicité irrégulière, qui amplifient les rythmes cadencés dans
un agencement d’ensemble : ici la cadence se relâche dans une élasticité telle qu’elle
ne peut plus être exprimée que par une suite de nombres sans retour au Même, comme
les strophes entières de vers à rythme tonique, ou comme la Piazza Navona.

e. Rythmes sans cadence, dépourvus de toute périodicité, comme les motifs élémentaires
que répètent les cadences rythmées (degré b), branches d’hyperboles ou arcs de spi-
rale logarithmique. Encore ces cellules apériodiques suggèrent-elles d’elles-mêmes par
extrapolation des développements pulsatiles virtuels, des suites cadencées poten-
tielles, à venir. Le rythme sans cadence s’évanouit quand il ne subsiste aucune sug-
gestion d’organisation périodique : alors « nous quittons complètement la zone du
rythme pour les terrains vagues de la dissonance, de l’arythmie »34.

La différence et le processus entrent ainsi dans l’éternité idéale des rapports mathéma-
tiques : la spirale croît réellement dans son temps mathématique.

Mais, chez Ghyka, le rythme vital ne fait ainsi que réaliser des potentialités toutes faites.
Or, si les structures mathématiques sont certes suffisamment dynamiques pour pou-
voir épouser la vitalité du réel qui les actualise, elles ne sont cependant pas pour White-
head la vie elle-même : « il ne faut pas chercher le rythme de la vie seulement dans le
simple renouvellement cyclique »35. Les aventures du pattern dans l’actualité ne sont pas
que des accidents charmants dans la pulsation homothétique de la vie, mais constituent
le rythme proprement dit dans son “avancée créative”.

2.3. Le processus rythmique d’actualisation est “transmission de différence dans une


structure de répétition”36.
Si un événement ne survient certes que par l’actualisation d’une structure, il n’est cepen-
dant pas épuisé par la structure qui le caractérise. L’actualisation est créatrice : « aucun

34. Matila C. Ghyka, Essai sur le rythme, Paris, Gallimard, 1938, p. 175.
35. Alfred North Whitehead, La fonction de la raison et autres essais, Paris, Payot, 1969, p. 115.
36. Cette propriété rythmique générale du procès créateur est mise en évidence par le cas remar-
quable de la “croissance mentale” de l’enfant, telle que la pédagogie doit l’accompagner.
Voir Alfred North Whitehead, Les Visées de l’éducation et autres essais [The Aims of Education
and Other Essays, 1929], trad. fr. J.-P. Alcantara, V. Berne, J.-M. Breuvart, Louvain-la-Neuve,
éd. Chromatika, 2011, chapitre II, “Le rythme de l’éducation” : « La vie est essentiellement
périodique. Elle comprend des périodes à l’échelle du jour, avec leurs alternances de travail
et de jeu, d’activité et de sommeil, et les périodes liées aux saisons, qui dictent nos temps
de travail et nos vacances ; et elle est aussi composée de périodes annuelles bien balisées.
Ce sont les périodes globales évidentes que personne ne peut négliger. Il y a également des
périodes plus subtiles de la croissance mentale, avec leurs réapparitions cycliques, pourtant
toujours différentes, comme nous passons d’un cycle à un autre, quoique les stades subor-
donnés soient reproduits dans chaque cycle. C’est pourquoi j’ai choisi le terme “rythmique”,
comme signifiant essentiellement l’introduction d’une différence à l’intérieur d’une struc-
ture de répétition (“the conveyance of difference within a framework of repetition”) ».

174
rythme ne peut être qu’une simple structure, car la qualité rythmique repose également
sur les différences que comporte chaque manifestation de la structure » (PNK 64.7).
Dans l’idéalité pure, il n’y a que des répétitions, aussi complexes que possible, mais
pas d’événement. Or, le rythme est inséparable d’un événement qui modifie ou affec-
te la structure qu’il actualise : « le rythme n’est pas du tout quelque chose de périodique
et de répétitif. C’est le fait que quelque chose arrive, quelque chose d’inattendu, d’irre-
levant »37. Le rythme n’est certes pas l’élément des ruptures brutales ou des révolutions
violentes, mais plutôt de ce que la langue chinoise appelle les “transformations silen-
cieuses”, c’est-à-dire immanentes à la mesure qui les encadre, larvées, lentement infu-
sées. Suivant le mot de Nietzsche, les plus grands événements, « ce ne sont pas nos heures
les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses »38.

Qu’est-ce qu’un événement rythmique ? L’événement n’est pas seulement vibratoire,


microphysique, car il serait alors encore soumis à la répétition périodique. Comme dit
Whitehead, « la vie est complexe dans son expression » (PNK 64.6) : elle n’est pas seu-
lement physique, mais psychique, émotionnelle. Si la Grande Pyramide est un événe-
ment, c’est parce qu’elle préhende non seulement la structure géométrique éternelle,
mais aussi les autres événements. En 1798, Napoléon dit à ses soldats : « du haut de ces
pyramides, quarante siècles vous contemplent ». En effet, la même Pyramide ne reste
pas indifférente au monde dans lequel elle est située : tout en restant la même, elle se
charge intérieurement de toute la nouveauté des événements qu’elle objectifie et immor-
talise ainsi dans son propre devenir subjectif. La pyramide préhende les soldats de
Bonaparte39, la concrescence de ses occasions en 1798 intégrant à jamais dans sa
perspective privée la présence des troupes napoléoniennes en Egypte. Plus largement
encore, elle préhende le rythme de l’“époque cosmique” à laquelle elle participe.
Astronomiquement, la Pyramide est selon Ghyka le “gnomon de la Grande Année”,
elle reproduit par son orientation l’obliquité de l’écliptique terrestre et épouse ainsi le
cycle de la Grande Année, c’est-à-dire du temps que prend notre système solaire pour
parcourir sur son orbite la trajectoire autour du soleil. L’événement est ainsi encore
devant nous : dans l’année terrestre du Grand Automne – peut-être approximativement
en 10234 – et dans l’année du Grand Printemps, « les hommes habitant le parallèle
ayant cette latitude verront le Soleil culminer au zénith [...] exactement au-dessus du
centre de la Grande Pyramide, puisqu’elle est située sur le parallèle de 29° 58’ 51’’ N »40.
La savante construction de la Pyramide, où rien ne semble avoir été laissé au hasard ou
à l’erreur, est en même temps soumise à l’expansion cosmique, qui modifie rétroacti-
vement le sens émotionnel de la structure qu’elle actualise : l’émotion de la Pyramide
perdurant à travers les ères glaciaires et les déluges, contemplant le soleil à son zénith
relativisera rétroactivement l’émotion de la Pyramide contemplant les soldats de Napoléon
après la bataille. C’est le nombre d’or lui-même qui vibre avec le monde, varie affec-
tivement en fonction des situations nouvelles où il s’actualise. Comme le premier
Nymphéa de Monet répète tous les autres, la Pyramide répète à l’avance toutes les dif-
férences émotionnelles que l’avancée créative du monde ajoutera à l’éternité de sa struc-
ture impassible. La Pyramide a toute sa vie devant elle.

La vie est essentiellement rythmée par les événements qu’elle noue ensemble en un
“nexus” où ils empiètent les uns sur les autres. Le rythme vivant des vagues qui roulent
sur la côte de Cornouailles répète la différence du coup de vent du large qui à la fois
meurt et dure à travers lui en s’y objectifiant (CN 190). Le rythme de l’individuation

37. John Cage, Pour les oiseaux. Entretiens avec Daniel Charles (Paris, Belfond, 1976), rééd. Paris,
L’Herne, 2002, pp. 173-174.
38. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra II, “Des grands événements”.
39. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, op. cit., pp. 105-106 : « Toute chose pré-
hende ses antécédents et ses concomitants et, de proche en proche, préhende un monde.
L’œil est une préhension de la lumière. Les vivants préhendent l’eau, la terre, le carbone
et les sels. La pyramide à tel moment préhende les soldats de Bonaparte (quarante siècles
vous contemplent), et réciproquement ».
40. Matila C. Ghyka, Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, op. cit., p. 259.

175
préhende le lointain, préhende le monde entier qui s’immortalise en lui. Le rythme
du monde est jazz, perpétuellement syncopé : le procès “swingue”41 entre la concres-
cence de chaque goutte d’événement et la transition par laquelle elle se fond dans
une autre.

Le Rythme n’est donc ni périodique, ni idéal ; il est la liaison organique entre l’iden-
tité du pattern qu’il actualise et la différence qualitative continue qu’il lui soutire en le
répétant, et à laquelle la répétition même est dédiée. La structure cristalline dans l’objet
éternel se double et s’enveloppe toujours d’un brouillard émotionnel ou d’un éther dans
l’événement qui l’actualise42.

3. L’ary thmétique selon Deleuze


En thématisant explicitement le rapport de la répétition à la différence, Deleuze ampli-
fie cette rythmologie transcendentale préfigurée par Whitehead. Je propose l’ortho-
graphe néologique d’“arythmétique” pour désigner le système deleuzien de la répéti-
tion complexe. Ce mot-valise a l’avantage de contracter et de condenser en un raccourci
instantané deux idées distinctes qui se trouvent jointes par Deleuze.

Premièrement, ce terme rappelle la fusion proprement pythagoricienne entre arithmos


et rhuthmos : comme dit Deleuze, « le nombre nombrant est rythmique » (MP 485). Le
nombre nombrant, comme répétition de l’unité (1+1+1...), est dédié à la différence qu’il
déploie dans la série des nombres qu’il génère : différence du pair et de l’impair, du
premier et du divisible43, etc.

Deuxièmement, le mot-valise suggère l’idée paradoxale suivant laquelle l’arythmie est


la source du rythme : « le rythme est l’Inégal ou l’Incommensurable » (MP 385), « l’in-
égal est le plus positif » (DR 33). En d’autres termes, c’est l’irrationnel qui est la raison
du réel. Comme en peinture ou en musique, la logique deleuzienne est une “logique
irrationnelle”44. L’aventure baroque du pythagorisme culmine ainsi chez Deleuze, qui
confère rétrospectivement sa valeur prémonitoire à la trahison de Hippase de Métaponte.
Dieu ne se contente plus, comme chez Whitehead, de sauver a posteriori les dissonances
du monde actuel en les harmonisant avec ses structures idéales ; c’est désormais dans
l’a priori de l’idéalité elle-même que s’installe la dissonance : « il est [...] bien vrai que
Dieu fait le monde en calculant, mais ses calculs ne tombent jamais juste, et c’est cette
injustice dans le résultat, cette irréductible inégalité qui forme la condition du monde »
(DR 286). Si Dieu est rythmicien, il ne bat pas la mesure, il est plutôt arythméticien.
Ce petit « y » permet de subvertir l’idée reçue qui, dans l’opinion, réduit le rythme à
la récurrence isochrone.

Quelles sont les lois de cette arythmétique ?

41. Alfred North Whitehead, Process and reality. An Essay in Cosmology, op. cit., p. 151. Pour
la justification de cet anglicisme, voir mon article “Le swing cosmique”, in Michel Weber
et Ronny Desmet (dir.), Chromatikon V, Presses universitaires de Louvain, 2009, pp.
140-143.
42. PNK 64.7 : « La pure répétition tue le rythme aussi sûrement que la pure confusion des
différences. Un cristal est dépourvu de rythme par un excès de structure, tandis qu’un
brouillard est sans rythme en ce qu’il manifeste une confusion de détails non structurés »
(traduction de Henri Vaillant).
43. Henri Lefebvre, Eléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, Paris,
éd. Syllepse, 1992, pp. 14 et 16.
44. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, La Roche-sur-Yon, éd. de La Différence,
1981, rééd. Paris, Seuil, 2002 (désormais noté FB), p. 79.

176
3.1. La répétition rythmique n’est pas métronomique : la mesure est “l’enveloppe”
extérieure d’une polyrythmie fondamentale (DR 33) ; le Rythme est essentiellement
polyrythmie.
Le rythme n’est pas simple, mais toujours complexe. Les temps de la mesure sont des
coupes immobiles du mouvement rythmé. La mesure comme division homogène du
temps, la cadence comme retour périodique de l’identique sont des abstractions. Elles
se détachent sur fond d’une multiplicité de rythmes entrelacés45. Le rythme ne s’op-
pose donc pas à la mesure dont il se distingue, mais l’anime intérieurement, virtuelle-
ment, comme la symétrie dynamique, pentagonale, anime la symétrie statique, cubique
ou hexagonale : « il en est le cœur, et le procédé actif, positif » (DR 32). On ne dit du
cœur lui-même qu’il bat la mesure que par abstraction ; en réalité, le “cœur dynamique”
est la conjonction de deux cadences inégales, ventriculaire et auriculaire46. Même dans
les armées d’Etat, dans la discipline et la parade, la cadence uniforme n’est que l’enve-
loppe d’une multiplicité plus profonde qu’elle refoule : une société, même discipli-
naire, est toujours traversée de “lignes de fuite” qui sont les virtualités rythmiques de
la cadence actuelle qui les enveloppe. Le Pouvoir “segmentarise” nos vies linéairement,
les coupe verticalement comme des barres de mesure (la famille, l’école, l’armée, l’usine
ou le bureau, etc.) et les soumet ainsi à une cadence métronomique. Mais, comme l’écri-
ture processuelle de Kafka l’a mis en évidence, ces segments cloisonnés plongent plus
profondément dans une polyrythmie micropolitique de flux, où ils se dissolvent, empiè-
tent les uns sur les autres, où le Pouvoir est multiplié en une série de figures ambiguës
(juges, commissaires, bureaucrates, employés de banque, secrétaires, etc.) qui prolifè-
rent et le troublent. La sobriété de l’écriture chez Kafka joue un rôle rythmique : elle
accélère le tempo social jusqu’à un point critique qui révèle le Désir polymorphe dont
vit secrètement la cadence macropolitique47.

3.2. L’unité du Rythme est indéterminée : la distribution des rythmes constitutifs


d’une polyrythmie n’obéit pas à une coupure déterminée par des rapports de pro-
portionnalité, mais c’est une distribution immanente aux rapports de forces entre
ces rythmes eux-mêmes.
Whitehead avait déjà noté le caractère multiple et hétérogène du rythme : « le rythme
le plus parfait est construit sur des composantes rythmiques. Une partie subordonnée
structurée à l’excès comme le cristal ou confuse comme un brouillard affaiblit le ryth-
me de l’ensemble. Tout grand rythme présuppose donc des rythmes plus courts, sans
lesquels il ne pourrait être » (PNK 64.7). Mais chez Whitehead, l’unité polyrythmique
est encore pensée dialectiquement comme une synthèse abstraite des contraires, de
l’identité cristalline et de la différence nébuleuse, qui la rend isomorphe aux structures
éternelles que le rythme actualise. Avec Deleuze, l’unité est immanente à la multipli-
cité polyrythmique et ne peut donc plus être déterminée abstraitement, c’est-à-dire
organisée par un rapport numérique a priori entre les parties. Le Rythme n’est plus la
synthèse du Même et de l’Autre, de l’Un et du Multiple, mais une multiplicité concrè-
te qui définit d’elle-même sa propre loi de consistance.

La division entre un temps fort et un temps faible, en tant que paramètre de la mesu-
re, est une abstraction. En réalité, les rapports de forces qui animent une polyrythmie
ne sont pas déterminables suivant une division métrique du temps. Deleuze emprunte
à Boulez le concept de “temps non pulsé” ou de “temps lisse” pour désigner cette unité

45. MP 385 : « On sait bien que le rythme n’est pas mesure ou cadence, même irrégulière :
rien de moins rythmé qu’une marche militaire. Le tam-tam n’est pas 1-2, la valse n’est pas
1, 2, 3, la musique n’est pas binaire ou ternaire, mais plutôt 47 temps premiers, comme
chez les Turcs ».
46. Voir James Gleick, La théorie du chaos. Vers une nouvelle science, Paris, Flammarion, 1991,
pp. 352 sq.
47. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975,
pp. 104-107.

177
immanente : « dans le temps lisse, on occupe le temps sans le compter ; dans le temps
strié, on compte le temps pour l’occuper »48. Comment compte-t-on le temps musi-
cal ? Le calcul qui caractérise selon Boulez le temps strié est modulaire. L’arithmétique
modulaire formalisée par Gauss est pendulaire, algorithmique : le modulo pris comme
étalon de division détermine une récurrence dans une série et opère ainsi des calculs
sur des cycles. Le modulo 12 qui définit l’échelle chromatique revient à traiter l’octave
comme le cadran d’une horloge. De la même manière que l’espace des hauteurs, le temps
est ainsi strié par la division chronométrique dont le modulo, qu’il soit fixe ou variable,
détermine toujours des “balisages” mesurables de la durée. Au contraire, l’arythmétique
n’est pas modulaire, le Rythme n’est pas un algorithme. Le temps lisse, “amorphe”, est plu-
tôt un “champ de temps”, comme un champ de force dont la structuration est imma-
nente aux événements qui y surviennent : « Le temps amorphe sera seulement plus ou
moins dense suivant le nombre statistique d’événements qui arriveront pendant un
temps global chronométrique ; la relation de cette densité au temps amorphe sera l’in-
dice d’occupation »49. Le rythme n’est donc pas étranger au nombre : au modulo comme
raison de distribution des coupures dans le temps métrique se substitue dans le temps
rythmique le “nombre statistique d’événements” qui l’occupent et le densifient. En ce
sens, le nombre rythmique est nécessairement appoximatif, ni exact, ni inexact, mais
anexact et pourtant rigoureux50. Comme les “essences vagues” découvertes par Husserl
dans la proto-géométrie (par exemple le rond, distinct du cercle comme essence fixe),
le nombre rythmique est flou. De même que le rond ne se forme que dans la série de
processus techniques de déformation qui épousent rythmiquement le matériau qu’ils
arrondissent51, de même le nombre arythmétique n’existe qu’énergétiquement, en tra-
vail à même la matière qu’il meut. Cette occupation énergétique et non métrique du
temps correspond à ce que Deleuze, accentuant le grec “nomos”, appelle distribution
“nomade” (DR 53-54) : « le nomos est la consistance d’un ensemble flou » (MP 472).

En quoi la distribution nomade des rythmes est-elle énergétique ? Deleuze a vu dans


les triptyques de Bacon une sorte de recréation de l’“image-temps”, c’est-à-dire une
composition de rapports qui fait naître en nous “l’impression de Temps” (FB 71).
Comme pour preuve du caractère transcendental du Rythme, Deleuze a formalisé les
lois du Triptyque de Bacon suivant un modèle emprunté à la musique de Messiaen.
Messiaen a en effet forgé le concept de “personnage rythmique”, c’est-à-dire du rythme
comme personnage autonome et non représentatif. Or, comme tout personnage, un
personnage rythmique est toujours pris dans une dramaturgie. La rythmanalyse est ainsi
une “méthode de dramatisation” :
« Imaginons une scène de théâtre où nous plaçons trois personnages : le
premier agit, il agit même de façon brutale en frappant le deuxième – le
deuxième personnage est “agi” puisque ses actions sont dominées par celles
du premier – enfin le troisième personnage assiste au conflit et reste inac-
tif. Si nous transportons cette parabole dans le domaine du rythme, nous
obtenons trois groupes rythmiques : le premier dont les durées sont tou-
jours croissantes – c’est le personnage attaquant –, le second dont les durées
décroissent – c’est le personnage attaqué –, et le troisième dont les durées
ne changent jamais – c’est le personnage immobile »52.
Sur cette scène, les rythmes ne figurent pas des actions dramatiques extrinsèques (comme
le “poteau indicateur” du leitmotiv dans la musique à programme), mais deviennent
en eux-mêmes actifs ou passifs. Outre sa célèbre rythmanalyse du Sacre du Printemps 53,
48. Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gonthier, 1963, p. 107.
49. Ibid., p. 100.
50. Michel Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences,
Paris, Minuit, 1977, p. 29.
51. MP 508 : « par exemple, les ondulations et torsions variables des fibres de bois, sur lesquelles
se rythme l’opération de refente à coins ».
52. Claude Samuel, Entretiens avec Olivier Messiaen, Paris, Belfond, 1967, p. 72.
53. Olivier Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (1949-1992), Paris, Leduc,
tome II.

178
Francis Bacon, Triptyque - Août 1972, 1972, huile sur toile, chaque panneau : 198,1 x 147,3 cm, Londres,
Tate Gallery.

Messiaen a donné dans sa propre œuvre plusieurs exemples de cette dramaturgie ryth-
mique. Par exemple, dans la Turangalîla-Symphonie, le cinquième mouvement, Joie
du sang des étoiles, est un canon à six personnages rythmiques interdépendants : deux
augmentent et deux diminuent suivant des rapports de rétrogradation, tandis que deux
restent immobiles. Chez Bacon, les trois volets du Triptyque présentent de manière
équivalente deux figures rythmiques qui se distribuent suivant le rapport mobile aug-
mentation/diminution, autour d’un “témoin” immobile. Le rythme-témoin fixe n’est
aucunement la mesure du mouvement : le fixe n’est pas le Même, ne ramène pas le
différent à l’identité métrique, mais permet au contraire d’identifier le différent en tant
que tel. Comme la petite fille raide dans Homme et enfant de 1963, qui semble « battre
la mesure avec son pied bot » (FB 69), le rythme non rétrogadable est comme le tour-
niquet ou le pivot de la variation dont il témoigne. Le cas exemplaire du Triptyque
est celui d’août 1972, « un des tableaux les plus profondément musicaux de Bacon »
(FB 77), où les mutilations et les prothèses se distribuent dans un jeu de forces entre
les figures, dans une circulation énergétique qui assure l’unité de l’ensemble.

La loi de consistance polyrythmique est donc l’opposition augmentation/diminution.


Cette opposition est cependant encore abstraite, et renvoie plus profondément à une
différence de potentiel, une différence de niveau haut/bas. La différence d’altitude entre
deux points du lit d’une rivière est ce par quoi le courant coule. De même, le Rythme
ne coule – rhein – que dans une descente, non pas nécessairement extensive, mais inten-
sive54. Comme en atteste la marche syncopée du swing, le Rythme est une chute per-
pétuelle, rattrapée à chaque pas. Le Rythme est ainsi la dramaturgie complexe d’une
chute intensive.

3.3.1. Le Rythme coule dans une microrythmie, en nouant les uns aux autres des
“instants critiques”.
Là encore, Whitehead était sur le chemin de cette idée, quand il définissait le rythme
par « la manifestation du contraste qui naît de la nouveauté du détail des parties »
(PNK 64.7). Mais chez lui, le détail joue un rôle encore décoratif, comme dans le cas
exemplaire des statuettes et nervures du Portail royal de la Cathédrale de Chartres55,

54. FB 78-79 : « Le primat chez Bacon est donné à la descente. Bizarrement, l’actif, c’est ce qui
descend, ce qui tombe. L’actif, c’est la chute [...]. Toute tension s’éprouve dans une chute.
[...] La chute est exactement le rythme actif ».
55. Alfred North Whitehead, Aventures d’Idées, Paris, Cerf, 1993, trad. fr. J.-M. Breuvart et
A. Parmentier, pp. 337 et 358.

179
où il est enveloppé dans l’homogénéité harmonique de l’ensemble qu’il vivifie. Le détail
ne devient vraiment rythmique qu’en s’émancipant de l’harmonie, en devenant dis-
sonance, instant critique.

Deleuze emprunte l’expression “instant critique” à l’esthétique des rythmes de Henri


Maldiney56 : « le rythme s’articule en instants critiques, résolus les uns dans les autres
dans le cours d’un ressourcement mutuel ». Le flux rythmique se renouvelle en répétant
des points toujours singuliers. Encore une fois, les instants remarquables du rythme
ne sont donc pas les temps de la mesure, mais des points intensifs : accents toniques,
“points d’inégalité, points de flexion” (DR 33) autonomes à l’intérieur du mètre. Dans
les Augures printaniers du Sacre de Stravinski, les temps forts ne sont pas mesurés par
le temps pulsé des cordes, mais produits par les accents intensifs indéterminés qui dérè-
glent du dedans la pulsation. De même, le cœur est constitué de nœuds qui condui-
sent l’influx nerveux, nœud sinusal, nœud d’Atchoff Tawara qui le reprennent et le
relancent. Le rythme cardiaque, loin d’être mesuré par le pouls superficiel, est en outre
constitué par les points d’irrégularité, ectopiques, extrasystoliques, qu’il noue les uns
aux autres dans une sorte de crise perpétuelle.

La conjonction des rythmes d’une polyrythmie se fait donc au niveau moléculaire, par
un déplacement de l’intensité d’une singularité à l’autre57. Dans Fillette courant sur un
balcon de Giacomo Balla, le dynamisme rythmique n’est pas dans la répétition chro-
nophotographique qui divise métriquement le tableau en poses instantanées, mais dans
le devenir-moléculaire de la couleur qui réalise une sorte d’épanchement au niveau des
genoux et traverse ainsi les barres de mesure verticales.

3.3.2. Si les points intensifs du rythme sont critiques, c’est en tant que points de
passage d’un devenir.
Le modèle physique des points intensifs, c’est la série des points critiques de tempé-
rature, donnée par Péguy : « points de fusion, de congélation, d’ébullition, de conden-
sation, de coagulation, de cristallisation, de surfusion »58. Non seulement les repères
métriques (les “temps” de la mesure) sont des coupes immobiles du mouvement ryth-
mé, mais les motifs rythmés sont eux-mêmes des coupes mobiles dans une transfor-
mation qualitative 59. Une accélération de tempo n’est qu’une variation quantitative
mesurable en battements. Elle ne devient rythmique qu’à condition que la différence
de degré atteigne un point critique où elle coïncide à une différence de nature entre
deux états que le rythme raccorde l’un à l’autre. L’accélération du pouls cardiaque prend
sens dans une émotion, par exemple dans la soudaineté d’un baiser, qui fait passer le
désir amoureux dans la banalité quotidienne qu’il transfigure, par une sorte de cristal-
lisation. La cristallisation amoureuse, rendue célèbre par Stendhal, n’est pas une illu-
sion, mais une loi rythmique de la vie affective.

Si l’arythmétique n’est pas modulaire, ce n’est donc pas parce que le Rythme serait indi-
visible, mais parce qu’il ne se divise pas sans changer de nature : en lui, les coupures
ne sont pas seulement irrégulières ou irrationnelles, mais hétérogènes, génératrices de
différence.

56. Henri Maldiney, “L’esthétique des rythmes” (1967), conférence reprise dans Regard, Parole,
Espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1973, pp. 147-172.
57. Deleuze note que cette loi microrythmique est confirmée par la chronobiologie molécu-
laire, qui a découvert l’articulation entre les rythmes vitaux non pas dans une horloge (inter-
ne ou exogène) qui les synchroniserait, mais « à un niveau infra-vital », dans « une popu-
lation d’oscillateurs moléculaires capables de traverser des systèmes hétérogènes, dans des
molécules oscillantes mises en couplage qui, dès lors, traverseront des ensembles et des degrés
disparates » (Gilles Deleuze, “Rendre audibles des forces non-audibles par elles-mêmes”,
in Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, pp. 143-144).
58. Charles Péguy, Clio, Paris, Gallimard, p. 269.
59. Deleuze, Cinéma I. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, pp. 18-22.

180
3.4. En tant qu’hétérogenèse, le Rythme rythmant ne coïncide pas aux motifs ryth-
més qu’il distribue, il est la puissance plus profonde qui les ouvre et les déborde.
Comme le rythme cardiaque, le Rythme en général est diastole-systole, ouverture et fer-
meture, dissipation et contraction60. Là encore, Deleuze emprunte ce modèle à Maldiney :
« l’espace s’échappe à lui-même en diastole mais les foyers de l’œuvre le rassemblent
en systole, selon un rythme expansif et contracté en modulation perpétuelle ». Les
mouvements rythmés qui animent une répétition complexe ne sont donc pas la tota-
lité du rythme, mais contractent une durée diastolique plus sourde qui passe à travers
eux. Le tout que les rythmes expriment n’est pas donnable entièrement en eux, car il
est l’Ouvert qui ne cesse de changer, et dont la polyrythmie est une coupe mobile.

Si, comme dit Deleuze après Bachelard, « le rythme n’a jamais le même plan que le
rythmé » (MP 385), le Rythme peut-il donc avoir un lieu, tenir en place ? Comme Ghyka,
Deleuze généralise le concept de rythme : « le rythme apparaît comme musique quand
il investit le niveau auditif, comme peinture quand il investit le niveau visuel ». Mais
cette généralité du Rythme n’est pas la transposabilité d’une structure identique à elle-
même, elle est la transversalité d’une puissance : le Rythme est « une puissance vitale
qui déborde tous les domaines et les traverse » (FB 46). En le projetant sur un plan, ne
risque-t-on pas alors de perdre le Rythme ? Comment le Rythme pourrait-il tenir dans
un seul domaine – par exemple, pictural – sans être homogénéisé et donc dénaturé ?

La topologie rythmique n’est pas mathématique. Le lieu du rythme n’est pas idéal ou
intelligible. Le plan de consistance du Rythme est ce que Deleuze a découvert chez Bacon
sous le nom de diagramme. La topologie rythmique est diagrammatique. Mais, suivant
sa prédilection, Deleuze fait un usage subversif de ce concept, qu’il arrache à la géo-
métrie et à la logique. Le diagramme selon Bacon et Deleuze n’a plus la forme géomé-
trique du diagramme schématique, par exemple du diagramme conique de Bergson, du
diagramme linéaire du temps selon Husserl ou du schéma des flèches de Wittgenstein.
Le diagramme géométrique peut bien être, comme le dit Bergson, un “schéma dyna-
mique”61, le cône peut bien tourner sur sa pointe telle une toupie, il n’en demeure pas
moins abstrait de l’expérience qu’il schématise, comme une Idée transcendante. Comme
le dit Merleau-Ponty, un diagramme linéaire tel celui de Husserl62, malgré la complexité
de ses lignes rétentionnelles diagonales, schématise un “tourbillon spatialisant-tempo-
ralisant”63 d’où les lignes sont abstraites. L’indétermination de ce tourbillon rythmique
ne se réduit pas à la croissance gnomonique de la spirale logarithmique. Le diagramme
est certes une sorte de structuration, mais ce n’est pas une épure abstraite qui domine-
rait ses incarnations : c’est une structure émergente, inséparable de sa genèse, comme la
“structure dissipative” du tourbillon de Bénard-Von Karman est immanente au chaos
des forces qu’elle organise.

Chez Bacon, la Figure (le personnage du tableau) est rythmée, mais par autre chose
qu’elle-même, par le diagramme d’où elle sort. Ce que Bacon appelle “diagramme” est
un processus. Il s’agit de tout le travail préparatoire où le tableau à venir est en germe.
Ce travail ne consiste pas en une esquisse ou un dessin, comme une sorte de squelette

60. FB 37-38 et 46.


61. Henri Bergson, L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 1919, p. 161.
62. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr. H. Dussort,
préface G. Granel, Paris, PUF, 1964.
63. Merleau-Ponty, notes de travail du Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 284 :
« Appliquer à la perception de l’espace ce que j’ai dit de la perception du temps (chez
Husserl) : le diagramme de Husserl comme projection positiviste du tourbillon de la dif-
férenciation temporelle. Et l’analyse intentionnelle qui essaie de composer le champ avec
des fils intentionnels ne voit pas que les fils sont des émanations et des idéalisations d’un
tissu, des différenciations du tissu. » ; p. 298 : « Il faut prendre comme premier, non la
conscience et son Ablaufsphänomen avec ses fils intentionnels distincts, mais le tourbillon
que cet Ablaufsphänomen schématise, le tourbillon spatialisant-temporalisant (qui est chair
et non conscience en face d’un noème) ».

181
géométrique ou de quadrillage, mais en une série de gestes génératifs, de procédés tech-
niques déjà proprement picturaux, qui brouillent les formes figuratives et répartissent
ainsi les intensités sur la toile : « faire des marques au hasard (traits-lignes) ; nettoyer,
balayer ou chiffonner des endroits ou des zones (taches-couleur) ; jeter de la peinture,
sous des angles et à des vitesses variés [...] Le diagramme, c’est l’ensemble opératoire
des traits et des taches, des lignes et des zones » (FB 93 et 95). Rien n’interdit bien sûr
que des formes géométriques entrent dans ce diagramme esthétique, comme par exemple
le Cube chez Bacon, mais ces formes virtuelles, loin de rendre raison de l’œuvre, sont
à leur tour affectées et brouillées par le mouvement gestuel qui les actualise : « si la géo-
métrie n’est pas de la peinture, il y a des usages picturaux de la géométrie » (FB 106).
Le Cube, le parallélépipède de verre se mettent à résonner des cris de la Crucifixion.
En ce sens, le diagramme n’est pas un invariant structural, une forme a priori de l’es-
pace esthétique, c’est toujours un cas d’espèce : il y a un diagramme de Cézanne, un
diagramme de Van Gogh, un diagramme de Bacon, un diagramme propre pour chaque
contenu d’expression original64. Le diagramme est une sorte de cartographie ; s’il est
certes abstrait au regard des données figuratives qu’il brouille, il produit cependant la
carte de densité ou le relief sensible du tableau, déterminant ainsi les rapports de forces
entre les figures qui vont se concrétiser en lui. Le diagramme est plastique, et c’est pour-
quoi il est capable d’accueillir la puissance hétérogène du Rythme sans le dénaturer :
« Le diagramme est bien un chaos, une catastrophe, mais aussi un germe d’ordre ou de
rythme » (FB 95). Le diagramme est topologique : son opération propre est de créer des
zones d’indiscernabilité ou de voisinage entre des traits figuratifs hétérogènes (traits de
visagéité, d’animalité, etc.) dont il rend ainsi possible la composition intensive dans le
fait pictural. « La coexistence de tous les mouvements dans le tableau, c’est le rythme »
(FB 38). Le diagramme est rythmique parce qu’il fait coexister les mouvements hété-
rogènes dans l’unité d’un seul fait pictural, parce qu’il fait passer les unes dans les autres
les formes figuratives qu’il déforme pour en faire sortir une seule Figure rythmée. Ce
faisant, le fait pictural visualise le Rythme, en traduisant et en réinventant la violence
de la sensation haptique dans la clarté optique (FB 151).

3.5. Le Rythme comme puissance vitale est démesure ; il est trop grand pour celui
qui le vit, « presque invivable ».
« L’unité du rythme, [...] nous ne pouvons la chercher que là où le rythme lui-même
plonge dans le chaos, dans la nuit, et où les différences de niveau sont perpétuellement
brassées avec violence » (FB 47). En laissant aller ses gestes au rythme hasardeux de la
main qu’il veut capter et convertir visuellement, le travail du peintre risque toujours
de s’effondrer dans ce chaos non figuratif, comme cela arrive dans l’Action painting 65.
Mais cette “catastrophe” n’est pas propre à la peinture, ni même à l’art, c’est un risque

64. Dans sa dimension sociale, le diagramme tel que Deleuze l’analyse chez Foucault est éga-
lement mobile et se distingue par là d’une infrastructure invariante : « S’il y a beaucoup de
fonctions et même de matières diagrammatiques, c’est parce que tout diagramme est une
multiplicité spatio-temporelle. Mais c’est aussi parce qu’il y a autant de diagrammes que de
champs sociaux dans l’histoire. [...] Toute société a son ou ses diagrammes » (Gilles Deleuze,
Foucault, Paris, Minuit, 1986, pp. 42-43).
65. Deleuze ne nie pas le caractère rythmique de l’expressionnisme abstrait en peinture : la
“danse frénétique” de la main de Pollock autour de la toile clouée au sol est bien un “tour-
billon spatialisant-temporalisant”. Mais « c’est au plus près de la catastrophe, dans la proxi-
mité absolue, que l’homme moderne trouve le rythme » (FB 99). Ce qui manque selon
Deleuze à l’expressionnisme abstrait, c’est la vertu de tempérance qui s’exprime par le contour,
la maîtrise du diagramme. L’Action painting ne parvient pas à extraire du Rythme qu’il
affronte une figure rythmée, à extraire de la turba un turbo. Michaux, qui a expérimenté
les turbulences du Rythme par la voie extrême de l’intoxication mescalinienne, prévient :
« Le grand Tourbillon, si on y entre au hasard, brise. [...] Même l’amour, la meilleure dis-
position que l’on connaisse pour aller à la rencontre du Grand Tourbillon, même lui y va
avec danger » (Henri Michaux, L’Infini turbulent, Paris, Mercure de France, 1964, pp. 19
et 21-22). Sur le Tourbillon, voir aussi Michel Serres, La naissance de la physique dans le
texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, op. cit., pp. 37 sq. : « Figure sur fond, le tourbillon
paraît sur le chaos, et le turbo sur la turba » (p. 41).

182
inhérent à la rationalité rythmique. Refuser de courir ce risque, c’est d’emblée cristal-
liser le rythme dans l’abstraction. La pensée vivante, dès qu’elle renonce aux formes
toutes faites, affronte le même danger mortel de s’échapper à elle-même dans la “fuite
des idées” et de partir en fumée. C’est pourquoi « nous demandons seulement un peu
d’ordre pour nous protéger du chaos »66. Les rythmes que l’homme peut convertir et
monnayer en œuvres et en actions sont toujours arrachés à un Rythme inhumain qui
risque de le briser67.

C’est pourquoi l’ontologie arythmétique devrait s’adjoindre une “arythméthique”, c’est-


à-dire un art de vivre le rythme. « Va à ton rythme », « prends ton temps » : telle est
bien la règle éthique fondamentale, qui permet d’affronter le Rythme sans en mourir.
Plutôt qu’une eurythmie, encore trop pulsée pour être concrète, l’“idiorrythmie”68 s’ajou-
terait ainsi à la polyrythmie et à la microrythmie comme corrélat éthique nécessaire de
l’Être turbulent dont elles donnent l’image.

Frédéric Bisson

66. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 189.
67. Nietzsche, La naissance de la tragédie, 21 : « Quand on a, comme ici, appliqué l’oreille aux
pulsations de la volonté universelle, quand on a senti, dans toute sa fureur, le désir d’exis-
ter jaillir de ce cœur battant et se répandre tantôt avec le fracas du torrent, et tantôt un
murmure du ruisseau, dans toutes les artères du monde, – comment pourrait-on ne pas
se briser d’un coup ? ».
68. Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-
1977), Paris, Seuil IMEC, 2003.

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