catherine mary questionner la légitimité de la médecine à détenir Ehrenberg, en octobre 2016, dans son discours
Burn-out, violences sociales, seule un droit de regard sur la maladie. En cause, ses d’inauguration à la tête du Conseil national de la
D
anxiété… quantité de troubles épression. C’est le terme utilisé par la frontières, qui englobent l’ensemble des états dépres- santé mentale. « Les problèmes de santé mentale ne
médecine contemporaine pour dési- sifs face auxquels le traitement médical – principale- sont plus seulement des problèmes spécialisés, de psy-
psychiques sont aujourd’hui gner cette plongée dans la souffrance ment les antidépresseurs et les psychothérapies – chiatrie et de psychologie clinique, ils relèvent égale-
assimilés à la dépression. psychique que les médecins antiques
nommaient mélancolie. Une maladie
s’impose comme l’unique réponse. « La dépression est
une notion dépassée. De plus en plus, on va vers une
ment de problèmes généraux, de la vie sociale, qu’ils
traversent de part en part. Nous savons bien que, en
Mieux comprise pour certains, complexe qui se manifeste par un état de rupture déconstruction de ce qu’est ce trouble », affirme le psychiatrie, l’expression “santé mentale” ne fait pas
avec l’état habituel de la personne, se traduisant par sociologue Xavier Briffault, du Centre de recherche en consensus, mais quel que soit le jugement qu’on porte
trop médicalisée pour d’autres, des troubles psychiques et physiques dont l’insom- médecine, sciences, santé, santé mentale et société du sur cette situation et l’interprétation sociopolitique
cette affection est difficile nie, l’angoisse, la perte d’appétit ou encore les pen- CNRS. « Ce qui ressort depuis une dizaine d’années, c’est qu’on peut en faire, c’est là un fait social », déclarait-il. Il
sées suicidaires. Dans les formes les plus sévères, elle que le concept de dépression lié à une cause biologique est l’auteur de La Fatigue d’être soi, un livre publié
à circonscrire. Maladie ? fait peser un risque vital sur la personne, notamment sous-jacente n’existe plus. Différents éléments de la per- en 1998 (Odile Jacob), qui marqua un tournant dans la
Souffrance psychique par suicide ou arrêt d’alimentation. sonne incluant des facteurs biologiques, psychologi- prise en considération de ce fait social. Mais sa nomi-
Elle touche une personne sur cinq au cours de son ques et environnementaux entrent en compte. Ces nation symbolique n’a pas suffi. En janvier 2018, le
ou sociale ? Le débat anime existence et l’Organisation mondiale de la santé éléments interagissent entre eux pour créer un cercle Conseil national de la santé mentale a été dissous
psychiatres et sociologues estime à plus de 300 millions le nombre annuel de
dépressifs. Mais si ce nombre n’a cessé d’augmenter
vicieux qui aboutit à la dépression », poursuit-il.
Et c’est justement sur cette dimension sociale des
pour être remplacé par un comité stratégique, dont la
composition n’a pas encore été annoncée.
(+ 18 % entre 2005 et 2015), des voix s’élèvent pour troubles dépressifs qu’insistait le sociologue Alain → L I R E L A S U I T E PAG E S 4- 5
Cahier du « Monde » No 22764 daté Mercredi 21 mars 2018 - Ne peut être vendu séparément
ACTUALITÉ
2| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 21 MARS 2018
V
ous avez sans doute déjà fait l’expé-
rience : fermez un œil et tentez
d’allumer une cigarette. Si tout se
passe bien, vous échouerez lamen-
tablement ; dans le pire des cas,
vous vous brûlerez le nez. La raison en est assez
simple : pour bien apprécier les distances, nous
avons besoin de nos deux yeux. En pointant un
même objet, ils permettent à notre cerveau
d’évaluer la distance.
Rien de similaire avec les oreilles. Si les chats, les
chevaux, les cerfs… et les ratons laveurs peuvent
bouger leurs organes auditifs, nous autres
humains en sommes incapables. Pas question,
donc, de viser une source sonore. Comment, dès
lors, déterminer la distance d’émission d’un son ?
Une équipe allemande vient de répondre à la
question dans les Proceedings de l’Académie des
sciences américaine (PNAS). Au terme d’une
étude minutieuse, elle a montré qu’il nous suffit
de bouger notre corps et plus particulièrement
notre tête pour y parvenir.
Ainsi énoncée, l’affirmation peut sembler sinon
évidente, du moins assez intuitive. Puisque les
oreilles ne peuvent pas se déplacer seules, aidons-
les. La replacer dans son contexte en donne pour-
tant une tout autre portée. Depuis les premiers
travaux de John William Strutt (1842-1919), alias
Lord Rayleigh, les spécialistes de l’audition ont
tenté de mettre en évidence les indices binau-
raux, autrement dit ces informations que nous
pouvons percevoir indépendamment de la
nature du son. Par exemple, nous pouvons dire
qu’un son vient de notre gauche parce qu’il par-
vient à notre oreille gauche avant d’atteindre
notre oreille droite, et avec un volume plus fort. Pour l’expérimentation, il est nécessaire d’éliminer la réverbération des sons, comme dans cette chambre hémianéchoïque de l’université du Colorado. A. BROWN
« Nous avons de bons indices binauraux pour la
latéralité, mais beaucoup moins pour la distance »,
explique ainsi Victor Bénichoux, chercheur en émis par la source et celui réfléchi par les murs. les sources permettant la distinction est repous- tion, leur permet de percevoir des écarts bien plus
neuroscience de l’audition à l’Institut Pasteur. A « Ce rapport-là, nous le percevons bien », souligne sée de 4 cm. Pour la seconde expérience, ce sont faibles. Et, dès lors que le mouvement est volon-
l’entendre, nous serions donc incapables de per- Victor Bénichoux. La seconde énergie, qui résulte les sources qui étaient bougées et non plus taire, que le cerveau connaît la commande mo-
cevoir les distances sonores. Etrange… Ne distin- des réflexions sur toutes les surfaces réverbéran- l’observateur. Cette fois, la distance minimale de trice, il dispose d’encore plus d’informations et par-
guons-nous pas au contraire, sans mal, si notre tes d’une pièce, est peu dépendante de la distance perception est repoussée de 40 cm supplémentai- vient à des performances encore meilleures. »
interlocuteur nous parle de près ou de loin ? « C’est d’émission. La première y est directement liée. En res. « Certains sujets n’ont pas pu du tout remplir la Les plus grincheux observeront peut-être que,
parce que nous connaissons le volume normal de analysant ce ratio, nous sommes capables d’éva- tâche », soulignent les auteurs de l’article. dès les années 1930, le psychologue américain
la parole à une certaine distance – 60 décibels à luer la distance d’une source sonore. Hans Wallach avait déjà supposé que bouger la
1 mètre de nous, par exemple, poursuit le scientifi- Les scientifiques allemands se sont donc placés Bien en deçà de nos capacités visuelles tête permettait de mieux percevoir les sons. Mais
que. Même chose avec le son d’une ambulance ou dans une salle sans aucune réverbération. Et ils Ces résultats représentent une moyenne. Le cela devait essentiellement permettre de suppri-
tout autre bruit familier. Mais, sans point de repère, ont commencé leur manipulation. Sept sujets meilleur sujet, libre de ses mouvements, est ainsi mer l’ambiguïté entre une source provenant de
si la nature de la source n’est pas clairement définie, ont été ainsi affublés de lunettes noires et instal- parvenu à distinguer deux sources séparées de l’avant et celle émise à l’arrière. Explication de
nous n’y parvenons pas. » Impossible ainsi de faire lés face à deux sources sonores, l’une aiguë, seulement 7 cm. Une performance auditive toute- Victor Bénichoux : « Comme la tête est quasiment
la différence entre une émission forte et lointaine l’autre grave, afin qu’ils puissent les distinguer. fois bien en deçà de nos capacités visuelles. L’arti- symétrique, il est presque impossible de distinguer
et une source faible et proche. Ils devaient indiquer laquelle leur semblait la cle indique en effet que, dans de pareilles circons- un son qui parvient de la droite, à 60 degrés à
L’équipe de l’université Louis-et-Maximilien à plus proche. Immobiles, ils s’en sont révélés inca- tances, il serait possible à un humain d’évaluer l’avant, ou à 60 degrés à l’arrière… Sauf si vous
Munich a parié sur l’usage du phénomène de pables. Les expérimentateurs leur ont ensuite avec ses yeux la proximité relative de deux objets tournez la tête, car, alors, un son semble se dépla-
parallaxe. Expliqué par Lutz Wiegrebe, le coordi- permis de bouger le haut de leur corps. En pla- séparés de seulement quelques millimètres. cer vers le centre, l’autre vers le côté. »
nateur de l’étude, le principe est assez simple : çant la source la plus proche à 30 cm et l’autre Pour Victor Bénichoux, l’étude apporte « des en- Huit décennies plus tard, l’équipe munichoise
« Lorsque vous déplacez votre tête sur le côté, la 16 cm plus loin, les personnes interrogées ont seignements éclairants, particulièrement la grada- pousse les observations de son prédécesseur net-
position apparente d’un objet proche bouge fourni la bonne réponse dans 75 % des cas. Et ce tion de niveau de perception entre les trois disposi- tement plus loin. Elle résout ce que Lutz Wiegrebe
davantage que celle d’un objet lointain. » Il a donc taux n’a cessé de monter tandis qu’augmentait tifs ». Il explique : « Le déplacement seul des objets nomme, en souriant, « l’effet cocktail party », à
voulu voir si, à lui seul, le mouvement d’un audi- l’espace entre les deux sources. apporte une information minimale, mais appa- savoir cette tendance à bouger la tête pour distin-
teur pouvait lui permettre de détecter la distance Les chercheurs ont voulu aller plus loin, avec remment suffisante si les sources sont assez dis- guer la provenance d’une voix familière dans une
de la source sonore. A lui seul… La précision est deux expériences supplémentaires. Dans la pre- tantes. J’avoue que je suis surpris par ce résultat, foule bruyante. Plus profondément, elle vient
d’importance. Car notre système auditif dispose mière, les sujets ne bougeaient pas eux-mêmes, mais le protocole est solide. En revanche, quand les nous rappeler que c’est en bougeant que l’on
d’un indice caché : le ratio entre l’énergie directe mais étaient déplacés par les expérimentateurs. sujets sont déplacés, même passivement, l’oreille appréhende le monde. Même avec les oreilles. p
et l’énergie réverbérée, autrement dit entre le son Dans ce cas de figure, la distance minimale entre interne, qui est située sur le même site que l’audi- nathaniel herzberg
Le bébé fait preuve d’un esprit déjà logique Il s’agit de l’interleukine-33 (IL-33), une pro-
téine humaine découverte en 2003 par
cette même équipe dirigée par Jean-Philippe
Girard. Lorsque les allergènes arrivent
PSYCHOLOGIE COGNITIVE - Des capacités déductives primitives devancent l’acquisition du langage dans les voies respiratoires, ils libèrent des
enzymes qui découpent l’IL-33 en fragments,
déclenchant les réactions allergiques.
> Girard et al., « Nature Immunology »,
1/200 000
dans Science, le 16 mars. Avant kins de Baltimore (Maryland), une fleur –, mais leur partie supé- 7,6 secondes. Chez les mouflets de
même de déployer leurs compé- dans un commentaire associé rieure est identique. Un écran mas- 19 mois, ces durées étaient respec-
tences de langage parlé, nos bam- dans Science. Pour autant, « ce que ensuite ces deux objets. Puis tivement de 7,7 et de 10,5 secondes.
bins semblent capables d’une concept se heurte souvent à l’incré- un panier s’empare de l’un d’eux. Ainsi, face à un résultat violant les
forme de déduction logique. Plus dulité. Après tout, le raisonnement L’enfant ignore lequel (il n’aperçoit prévisions, les bébés marquent de
précisément, ils montrent un rai- logique semble demander beau- que le haut de l’objet). L’écran est la surprise, suggérant qu’ils font C’est la possibilité pour que l’absence de tueries
sonnement de type « syllogisme coup d’efforts conscients et de ensuite levé, révélant l’objet res- une inférence logique. de masse depuis vingt ans en Australie soit due
disjonctif », qui permet de dire : capacités linguistiques ». tant : le dinosaure, par exemple. L’équipe espagnole a aussi au seul hasard. En 1996, à la suite du massacre
« Dans le cas où seulement une des Puis est présenté le contenu du pa- mesuré la dilatation de leurs de Port Arthur, qui fit 35 morts dans la capitale
deux propositions A ou B est vraie, Bébés de 12 et 19 mois nier. Dans la moitié des cas, la logi- pupilles. Verdict : les pupilles se de Tasmanie, le pays modifia sa législation sur
si A est fausse, alors B est vraie. » La nouvelle étude dans Science a que est sauve : c’est la fleur qui ap- dilataient au moment de la « phase les armes. Avec un effet majeur. Au cours des dix-
Depuis plus de quarante ans, les été menée chez des « enfants » au paraît. Dans l’autre moitié des cas, de déduction potentielle », quand huit années précédentes, treize fusillades avaient
neurosciences cognitives n’ont sens premier du terme – du latin le résultat est incohérent : c’est le l’écran était levé. Un signe supplé- fait au moins cinq morts dans l’île-continent.
cessé d’éroder le cliché selon infans, « qui ne parle pas ». Les dinosaure que contenait le panier. mentaire de déduction logique, Durant les vingt-deux années suivantes, le nom-
lequel les nourrissons ne seraient auteurs, chercheurs à l’université Pendant que les enfants regar- selon les auteurs. « Nos données bre de massacres de cette ampleur est tombé
que des ventres. « Depuis les de Barcelone, ont présenté une daient ces vidéos, les auteurs établissent la présence de capacités à… zéro. Un hasard, ont toutefois prétendu les
années 1970, des centaines d’expé- série de courtes vidéos à des bébés observaient… leur regard. A l’aide déductives primitives », concluent- défenseurs des armes, en invoquant les règles
riences ont mis en évidence les de 12 et de 19 mois (vingt-quatre d’une technique d’eye tracking, ils ils. « Tout enfant est dans une cer- régissant les événements rares. Des mathémati-
multiples compétences du bébé », enfants de chaque âge). Sur un film enregistraient les mouvements taine mesure un génie », anticipait ciens ont voulu y voir clair et leur conclusion est
relève Stanislas Dehaene, titulaire mis en ligne par ces scientifiques, des yeux des bébés balayant Arthur Schopenhauer, en 1819, qui sans appel. La possibilité qu’un tel résultat soit
de la chaire de psychologie cogni- on voit un bambin joufflu suivre l’écran. Résultat : les enfants ajoutait : « Et tout génie est en quel- due à la chance est donc de 1 sur 200 000.
tive expérimentale au Collège de avec attention une de ces vidéos, fixaient plus longuement les que façon un enfant. » p > Chapman et al., « Annals of Internal
France. « Même de jeunes enfants assis sur les genoux de sa mère. résultats incohérents. Quand le florence rosier Medecine », 12 mars.
ÉVÉNEMENT
4| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 21 MARS 2018
Dépression
Une maladie en souffrance
▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE Le terme dépression date d’il y a moins de cent « LA DÉPRESSION gie est pour l’industrie une part de marché, et plus
ans, et la maladie s’est imposée dans l’après- la maladie est fréquente, plus la part de marché
guerre. « Dans les années 1950, il y a eu une possi- EST UNE CONSTRUCTION est grande. La définition de la maladie a été cons-
Les psychiatres eux-mêmes sont partagés entre bilité d’agir sur cet état avec des médicaments, ce SOCIALE, ET L’INDUSTRIE truite sur la base d’observations de malades très
ceux qui relativisent la dépression selon son qui en a fait une maladie », résume l’historien sévèrement déprimés et qu’on a appliquées à l’en-
contexte et ceux qui la circonscrivent à leur spé- Vincent Barras du CHUV de Lausanne. Le pre- Y A JOUÉ UN RÔLE » semble de la population ».
cialité. « Dans la définition de la dépression, il y a mier antidépresseur, l’imipramine, a été mis au JEAN-NICOLAS DESPLAND La simplicité du diagnostic proposé par le DSM
une idéologie sur ce qu’est un être humain », point par le laboratoire suisse Geigy, espérant PSYCHIATRE, DU CHUV DE LAUSANNE contraste par ailleurs avec la complexité de la ma-
confie le psychiatre Bruno Falissard, de la Maison obtenir un neuroleptique. Ses propriétés antidé- ladie, qui nécessite une analyse fine des contextes
de Solenn, à Paris. « On est dans une société où, pressives ont été découvertes par le psychiatre et des sensibilités des patients. La réaction d’une
pour pouvoir écouter la plainte de quelqu’un, il Roland Kuhn en 1957. personne à un événement ou à un environne-
faut prouver par l’imagerie cérébrale qu’il se passe Peu rentable à ses débuts, le marché des antidé- ment varie ainsi en fonction du sens qu’elle lui
quelque chose dans le cerveau. Or, nous sommes presseurs s’est développé au début des années « négatives » pour modifier ses comporte- donne, de son histoire et des soutiens extérieurs
un sujet pensant et nous avons une vie intérieure 1960 avec la distribution par le laboratoire ments – est par ailleurs modulé, en axant le tra- dont elle peut bénéficier. « J’ai connu le cas d’une
dont le ressenti est profondément immatériel. Merck, désireux de promouvoir les propriétés vail sur la dimension émotionnelle ou compor- femme qui a fait une dépression après le mariage
C’est une évidence qu’il faut parfois rappeler car, antidépressives de l’amitriptyline, du livre du tementale. On identifie également mieux les de sa fille, se souvient Bruno Falissard. Pour cette
quand on a mal dans cette vie intérieure, ça s’ap- psychiatre Franck Ayd Reconnaître le patient dé- pathologies associées comme l’alcoolisme, la femme, sans doute, ce mariage équivalait à une
pelle un problème psychiatrique. Or, c’est une primé. Selon le psychiatre Jean-Nicolas Despland, boulimie ou l’anxiété. perte qui l’a plongée dans cet état dépressif. »
question que la science effleure tout juste », pour- du CHUV de Lausanne, « c’est avec ce livre que se Dans les cas les plus sévères pouvant engager le Si les psychiatres sont de plus en plus attentifs
suit-il. Pour le psychanalyste Pascal Keller, auteur construisirent les premiers critères qui corres- pronostic vital, les psychiatres ont recours à des aux conditions de vie de leurs patients, ils man-
d’un « Que sais-je ? » sur la dépression (PUF, 2016), pondent à la réponse aux antidépresseurs plus traitements physiques tels que les électrochocs. quent de formation en matière sociale. « La for-
« la dépression n’est pas une maladie. C’est un état qu’à une description de la maladie. Sa diffusion à Agissant plus rapidement que les antidépres- mation des médecins est jugée trop centrée sur les
de souffrance psychique qui est en rapport avec les 50 000 psychiatres par les laboratoires Merck seurs, l’électroconvulsivothérapie est jugée effi- pratiques seulement hexagonales et seulement
conditions dans laquelle se trouve la personne. La amorça le boom des antidépresseurs. La cace dans 50 % à 60 % des cas. « On dispose médicales, trop éloignée des pratiques de terrain :
manière dont on parle de la dépression au Japon, dépression est une construction sociale, et l’indus- aujourd’hui d’un corpus de données qui s’appli- pas de chaire de psychiatrie sociale, pas assez d’épi-
en Grèce, à New York ou au Canada n’est pas du trie y a joué un rôle ». quent à 70 % des cas cliniques. On évalue ainsi démiologie, pas de notion concernant le partena-
tout la même qu’en France parce que les attentes l’évolution et le risque pour le patient », insiste riat médico-social et social », constatait en 2016 le
de la société ne sont pas les mêmes ». Réponse aux antidépresseurs Antoine Pelissolo. rapport Laforcade relatif à la santé mentale.
« Les médecins disposent d’outils de communi- Suivra ensuite un deuxième boom, avec la com- Parallèlement, les scientifiques explorent le
cation et de diagnostics qui permettent de s’enten- mercialisation du Prozac en 1989, pionnier d’une cerveau, en quête de signatures morphologiques Impact des facteurs environnementaux
dre sur la description sémiologique de la maladie, nouvelle classe d’antidépresseurs, les inhibi- des états dépressifs. « On a pu observer que certai- Ces praticiens ne disposent donc pas de l’expé-
conteste le psychiatre Antoine Pelissolo, de teurs sélectifs de la recapture de la sérotonine. nes structures cérébrales, les régions limbiques, rience nécessaire à la représentation de situa-
l’université Paris-Est-Créteil, faisant référence « L’industrie y vit une nouvelle opportunité car, pouvaient être modifiées en cas de stress ou de tions complexes dans lesquelles les patients évo-
aux classifications des maladies psychiatriques contrairement aux antidépresseurs précédents, le dépression. Des études par résonance magnétique luent. L’impact des facteurs environnementaux,
comme le DSM, le manuel diagnostique et statis- Prozac ne produit pas d’accoutumance », pour- fonctionnelle ont également montré que certai- tels que la souffrance au travail, les violences fai-
tique des troubles mentaux de l’Association psy- suit Jean-Nicolas Despland. « Le Prozac a démo- nes régions du cortex préfrontal, impliquées dans tes aux femmes ou la pénibilité des transports,
chiatrique américaine. Les contestations vien- cratisé la dépression », ose Bruno Falissard. la capacité à gérer les émotions, pouvaient être peut ainsi être minimisé, et l’individu rendu res-
nent des sciences humaines. Ce sont de bonnes Les années 1980-2010 furent celles de l’âge d’or ralenties au cours de la dépression », souligne ponsable de son état et exposé à la stigmatisa-
questions sur le plan philosophique et sociétal, des antidépresseurs, et c’est dans ce contexte que Antoine Pelissolo. La recherche fait aussi appel à tion. « Ce qui est important, c’est de ne pas être
mais, sur le plan médical, c’est une maladie de le DSM s’est imposé comme référence mondiale des programmes pluridisciplinaires. « Nos pro- dans une individualisation des pratiques, estime
mieux en mieux circonscrite. » pour le diagnostic des troubles psychiatriques. jets intègrent les neurosciences, les sciences socia- Marie Israël du GRAAP, une association suisse de
Hippocrate fut le premier, au IVe siècle av. J.-C., à En neuf questions portant sur des critères les, la psychiatrie et la biologie, explique ainsi le patients experts en santé mentale. Dans le cas du
décrire la mélancolie. « Si tristesse et crainte durent incluant l’insomnie, la perte de plaisir ou encore psychiatre Philippe Fossati, de l’Institut du cer- burn out, par exemple, qui est une réaction à une
longtemps, l’état est mélancolique », observait-il. les idées suicidaires, il permet de diagnostiquer veau et de la moelle épinière à l’hôpital de la situation extérieure, on prétexte que la personne a
Un état que les médecins antiques expliquaient la dépression et d’orienter le traitement pouvant Pitié-Salpêtrière à Paris. Nous recherchons par craqué parce qu’elle était fragile. Or, il y a des
par un excès de bile noire, une substance dotée de combiner la prescription d’antidépresseurs, la exemple, en imagerie médicale, des signaux parti- conditions de travail qui broient les gens, et celui
propriétés inquiétantes dont celle d’ulcérer tout psychothérapie, les thérapies cognitives com- culiers chez les personnes socialement exclues, et qui craque, contrairement aux idées reçues, est
endroit du corps avec lequel elle entrait en portementales ou encore la méditation de pleine l’idée est d’articuler ces connaissances avec celles celui qui est attaché à ses valeurs et se trouve en
contact. Aristote y voyait aussi le terreau du génie conscience. D’où la généralisation de son usage, de la psychologie et de la sociologie. Nous espé- situation de conflit entre les siennes et celles que
de la créativité, faisant de la mélancolie à la fois que les psychiatres peuvent aussi combiner à rons aussi développer des biomarqueurs qui per- lui impose son entreprise. »
une condition humaine et une maladie. Tel le d’autres approches. mettront d’améliorer et de personnaliser les soins Pour l’historien Vincent Barras, « la dépression
peintre Albrecht Dürer avec sa gravure Melenco- Les traitements plus diversifiés et mieux ajus- en santé mentale. » permet d’accueillir le désarroi des individus dans
lia I, les artistes à travers les âges n’ont cessé de la tés sont combinés en fonction du stade de la En attendant, la dépression est presque deve- une société qui exige d’eux toujours plus de perfor-
décrire. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un maladie, de sa sévérité, et des spécificités du nue le mal du siècle. « Aujourd’hui, le mot dépres- mance et où l’individu est roi. Les médecins sont
couvercle sur l’esprit gémissant en proie aux longs patient. La méditation de pleine conscience est sion appartient à tout le monde et il est à la fois fils de leur temps comme les autres et ils prescri-
ennuis », écrivait ainsi Charles Baudelaire au par exemple efficace pour prévenir les rechutes, utilisé de manière très précise et banalisé. On dit vent des antidépresseurs à ces individus qui se
XIXe siècle. « C’est avoir le noir sans savoir très bien mais pas lors d’un premier épisode de facilement : ce matin je suis déprimé », constate sentent morcelés ».
ce qu’il faudrait voir entre loup et chien, c’est un dépression. L’usage des thérapies cognitives l’historien Vincent Barras, du CHUV de Lau- Pourtant, si nos sociétés survalorisent l’esprit
désespoir qu’a pas les moyens, la mélancolie », comportementales – ces thérapies brèves qui sanne. Et le DSM est entaché par les conflits d’in- dit « positif », les moments dépressifs permet-
chantait encore Léo Ferré au siècle suivant. visent à prendre conscience des pensées térêts de certains contributeurs, soupçonnés de tent aussi une réorganisation de vie psychique
servir le marché des médicaments en systémati- nécessaire au réajustement de notre rapport au
sant le diagnostic. Ainsi, alors que le deuil en monde. « Plutôt que de cultiver nos potentialités
La recherche en santé mentale trop peu financée était exclu dans les versions précédentes, la ver- de dépressivité qui nous permettent de rebondir,
sion de 2013, le DSM-5, l’y inclut. Selon l’apprécia- on cache cela et on dit aux gens : “C’est votre cer-
Les derniers chiffres de l’Assurance-maladie le rappellent : la santé mentale, avec 7 millions de tion du psychiatre, une personne endeuillée veau, on va vous donner des médicaments.” Du
personnes prises en charge et des dépenses de 19,3 milliards d’euros, pèse en France plus lourd peut être considérée comme malade. « La psy- coup, on les coupe de cette potentialité, pointe le
que le cancer (14,1 milliards d’euros). Pourtant, ces maladies ne recueillent qu’un peu plus de chiatrie a évolué en médicalisant la dépression psychanalyste Patrick Landman. Il y a des cas où
4 % des dépenses de recherche. Il y a quatre fois moins d’équipes de recherche pour les mala- plutôt qu’en tenant compte du contexte. Il y a la c’est tellement grave qu’on n’a pas le choix, en par-
dies psychiatriques que pour le cancer, et les budgets sont captés essentiellement par les volonté avec le DSM de rendre le diagnostic fiable, ticulier dans les dépressions de type mélancolique.
neurosciences et la génétique. Des centaines d’études cliniques ont été réalisées sur les psycho- c’est-à-dire qu’on puisse communiquer et s’enten- En dehors de ces cas un peu rares, il faut aider les
thérapies. On sait par exemple que les thérapies cognitives et comportementales sont aussi effi- dre sur ce qu’on appelle la dépression. De ce point gens à accepter d’être parfois un peu déprimés. »
caces que les antidépresseurs dans les dépressions modérées. Mais les chiffres manquent pour de vue, le DSM est une réussite », analyse Charles Selon lui, « la dépression a été mondialisée en par-
mesurer pleinement leurs bénéfices. Par ailleurs, « nous manquons de données sur la proportion Bonsack, psychiatre au CHUV de Lausanne. Mais ticulier par Big Pharma, mais en réalité, c’est une
de personnes de la population générale y ayant recours ou encore sur leurs coûts pour les systè- pour ce spécialiste, « cela élargit la dépression à notion occidentale. Dans les autres cultures,
mes de soins. Dans le domaine social, on ne connaît pas non plus les effets de la réinsertion des une quantité de souffrances psychiques ou socia- quand les gens craquent, on appelle cela autre-
patients sur leur santé mentale, alors que ces mesures sont souvent déterminantes », souligne le les qui ne sont pas forcément de la dépression au ment et on traite cela autrement ». p
psychiatre Bernard Granger, responsable de l’unité de psychiatrie de l’hôpital Cochin (APHP). sens maladie. Ce que nous appelons épidémiolo- catherine mary
ÉVÉNEMENT
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 21 MARS 2018 |5
JENNIFER RUMBACH/PLAINPICTURE/NEUEBILDANSTALT
LE LIVRE
HOMMAGE MONDIAL
À STEPHEN HAWKING
La délicate Le physicien britannique Stephen
mise en équation Hawking est mort, mercredi
14 mars, à l’âge de 76 ans, après
avoir fait face pendant plus d’un
de l’homme demi-siècle à la maladie de Char-
cot qui l’avait paralysé et cloué
dans un fauteuil roulant. Cette
maladie dégénérative qui touche
La modélisation les neurones moteurs l’avait aussi
progressivement privé de l’usage
des comportements de la parole, et le chercheur s’ex-
primait à travers un synthétiseur
en sciences sociales vocal. De l’ancien président amé-
ricain Barack Obama – qui lui a
se heurte à des limites souhaité de « s’amuser parmi les
étoiles » – à des enfants handica-
pés d’une école de Chennai, en
B
très présent dans l’actualité, fait l’objet de Besançon (au FRAC 2, passage des Arts) , avec 3. Pour 8 maisons, il y a au maximum 12 PI, pour 100
deux conférences à Paris : • Le 4 avril à 18 h 30 à la BNF, quai François- un rapport étroit avec les mathématiques : maisons 150 PI, pour 101 maisons 151 PI.
SEMAI N E D ’ I N FOR MAT I ON • Le 26 mars, (université Paris-Descartes, Mauriac, Paris 13ème, dans le cadre de la série • « Partitions régulières » de Raphaël Zarka, L’idée consiste à généraliser à n maisons. Si p(n) est le
Santé mentale, parentalité et enfance 45, rue des Saints-Pères Paris 5 e), la Société « Un texte, un mathématicien », l’I.A. sera collages et fresques représentant des motifs nombre de PI, la formule générale, qui marche à partir de
Expositions, conférences, vidéos, journées française de statistique, associée au encore à l’ordre du jour de la conférence de géométriques ; n = 4, est p(n) = 3n/2 lorsque n est pair et p(n) = (3n – 1)/2
Grenoble Alpes Data Institute, consacre une Yann Le Fur. Sous le titre « La théorie de l’ap- • « Every Day is Exactly the Same » , diverses
portes ouvertes… Il reste encore quelques journée à « Intelligence Artificielle : quelle prentissage de Vapnik et les progrès de l’I.A. », séries de peintures très géométriques
lorsque n est impair. En particulier, p (8) = 12.
jours pour participer aux événements transparence ? quelle confiance ? ». l’intervenant s’interrogera sur la façon dont d’Hugo Schüwer Boss ; Début de justification de cette formule : on part, pour n
organisés dans toute la France dans le cadre Avec des scientifiques et des représentants l’I A. pourrait susciter une nouvelle théorie • Remake d’Etienne Bossut, rappelant le points, de leur enveloppe convexe polygonale de k côtés
des Semaines d’information sur la santé de l’entreprise, on discutera des probléma- de l’intelligence. Pop Art et ses effets d’optique. (A, B, C, D…), puis on place une maison, qui pourra appar-
mentale. Cette 29e édition, qui se termine le tiques et des enjeux pour la société de Information sur : www.smf.emath.fr Informations sur www.frac-franche-comte.fr tenir à deux PI, dans chaque zone d’intersection des k tri-
angles successifs (ABC, BCD, CDE…). On obtient :
25 mars, a pour thème parentalité et enfance. E. BUSSER, G. COHEN ET J.L. LEGRAND © POLE 2018 affairedelogique@poleditions.com p(n) ≤ n + Min (k, n – k), optimal pour k proche de n/2.
> www.semaine-sante-mentale.fr
RENDEZ-VOUS
· LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 21 MARS 2018 |7
CARTE
BLANCHE Ne sacrifions pas l’enseignement des sciences
Le charme discret TRIBUNE - Dans une lettre ouverte au ministre de l’éducation nationale, un collectif d’associations
demande que les sciences réintègrent le tronc commun et contribuent au développement de l’esprit
du contournement
de l’ISF
Par BAPTISTE COULMONT
M ercredi 14 février, le minis-
tre de l’éducation natio-
nale, Jean-Michel Blanquer,
a présenté la réforme du baccalauréat
et de l’enseignement au lycée. L’en-
ques, physique, chimie, sciences de la
vie et de la terre (SVT), nécessaires pour
une réflexion rationnelle. En l’état
actuel des choses, les deux heures par
semaine prévues ne représentent en
LES CONSÉQUENCES
DE LA RÉFORME
SUR LES PRISES
rapide ; de retarder l’orientation des
élèves pour que leurs choix soient faits
en connaissance de cause et pour limi-
ter les orientations par défaut, les
erreurs d’orientation, les orientations
DE DÉCISION
La malle
de fortune citée dans l’article, c’est « une pos-
sibilité qui tombe sous le sens ». Parfois, les
conseils restent limités au cercle des pro-
ches. Quand le patrimoine est familial
aux trésors
(compte en Suisse hérité non déclaré, par
exemple, ou château avec une importante
« valeur affective »), l’évaluation se fait en
famille : il faut se mettre d’accord pour éviter
de payer trop. Quand de nombreuses per-
sonnes assujetties à l’ISF résident à proxi-
mité les unes des autres, dans ces « ghettos
de riches » de l’Ouest parisien, il est possible
de s’accorder, au fil des discussions entre
de Louxor
voisins, sur une évaluation collective à la
baisse. On triche, oui, « mais comme tout le
monde ». Les petits arrangements s’ap-
puient sur le réseau local.
La sous-évaluation n’est donc pas stigmati-
sée. Elle se déploie dans ce que Camille
L e sous-sol de la Haute-Egypte est
une malle aux trésors sans fond. A
Louxor, l’ancienne Thèbes, les tra-
vaux des archéologues se poursuivent
depuis près de trois siècles avec le même
Herlin-Giret appelle un « rapport dual au enthousiasme à remonter le temps.
droit ». Les personnes interrogées se présen- L’immense complexe religieux de Karnak données sur l’histoire du site, du Moyen Reconstitution 3D. lancé par le CFEETK et en accès libre sur
tent à la sociologue comme de bons citoyens, dédié au dieu Amon-Rê a sans cesse été Empire à l’époque romano-byzantine, NATIONAL GEOGRAPHIC Internet (Sith.huma-num.fr/karnak). Ce
en lui rappelant que l’impôt est légitime et agrandi et enrichi par les pharaons qui ont avec un ensemble jamais fouillé de mai- programme a pour objectif de réaliser le
qu’il faut le payer. « Mais je ne dis pas qu’on régné sur l’Egypte, jusqu’aux invasions sons des IVe et Ve siècles. » La restauration relevé de l’ensemble de ces « tableaux »
évalue tout au maximum », lui déclare-t-on perse, grecque, romaine et byzantine. achevée des salles dites funéraires de sculptés dans la pierre du site cultuel de
immédiatement. La règle est bonne, certes, Après dix saisons de fouilles, le temple l’Akh-Menou, temple de Thoutmosis III, Karnak. Dix mille inscriptions supplé-
mais quand même, point trop n’en faut, « on de Ptah, jouxtant l’imposant sanctuaire permet au public de les visiter. mentaires sont en cours de traitement
fait ça intelligemment ». Ce rapport dual au d’Amon-Rê, livre les traces de ces millé- avec translittération et bibliographie de
droit, cette aptitude pleine d’aisance à la naires successifs. La fouille du secteur Ensemble encore inédit référence. La documentation photogra-
sous-évaluation, doit s’apprendre, ce que oriental du temple, occupé par un vaste Parmi les révélations, la très riche décora- phique ancienne ainsi qu’une nouvelle
montre la sociologue par un éclairage sur quartier d’habitations, a mis en évidence tion du complexe des « magasins nord », couverture photographique en haute défi-
l’île de Ré où certains propriétaires terriens, une occupation des premiers chrétiens à un ensemble de salles encore inédit qui nition complètent l’information diffusée.
qui ont vu la valeur de leur bien exploser en Karnak. Des travaux opérés par le Centre « développe des thèmes décoratifs comple- Ce projet d’édition des inscriptions des
quelques années seulement, indiquent franco-égyptien d’étude des temples de xes puisés dans des répertoires très anciens temples de Karnak est fondé sur le
beaucoup plus suivre les règles : ils n’ont pas Karnak (CFEETK), codirigé par le CNRS et alliant la fête Sed, la fête de l’hippopotame dépouillement exhaustif des documents
encore appris à la contourner. le ministère des antiquités d’Egypte, avec blanche, la chasse au filet », souligne et inscriptions collationnées sur l’origi-
Entre la fraude et le consentement se glis- le soutien du ministère de l’Europe et des Christophe Thiers. Cette vision du temple nal. Chaque document reçoit un numéro
sent les petits arrangements. Des contesta- affaires étrangères (MEAE) et du Labex de Ptah et de son environnement immé- d’identifiant unique lors de l’intégration
tions partielles et presque silencieuses que Archimede (université Montpellier-III). diat, méridional et oriental, permettra de à la base de données. Toutes les informa-
l’enquête sociologique met en lumière. p « Le temple de Ptah a été construit par mieux appréhender le développement de tions relatives à un document (édition
Thoutmosis III (qui régna de 1457 à ce secteur, qui aurait été consacré à une typographique, translittération, photo-
1425 av. J.-C.), remplaçant un édifice plus activité économique et administrative graphies, fac-similés, documents d’archi-
ancien bâti en brique crue, note l’égypto- dès avant la construction du temple. ves) sont ainsi accessibles à partir d’une
logue Christophe Thiers (CNRS), codirec- Autre apport scientifique récent, la seule notice. Le premier volume du
teur du CFEETK. Les souverains de la mise en ligne des 5 000 premières scè- « Glossaire des inscriptions de Karnak »
Baptiste Coulmont 25e dynastie et les Ptolémées ont agrandi nes et inscriptions hiéroglyphiques est paru en 2017, il est disponible en for-
Sociologue et maître de conférences l’espace cultuel par l’adjonction de gran- numérisées qui animent les colonnes et mat PDF. Un formidable outil pour un
à l’université Paris-VIII des portes d’enceinte. La fouille des abords les parois des temples de Karnak, donne 9,99 €, en kiosque voyage au temps des pharaons. p
(http://coulmont.com) est en cours et a déjà livré d’importantes la mesure de l’ambitieux projet Karnak, le 21 mars. florence evin
RENDEZ-VOUS
8| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 21 MARS 2018
C
hez un scientifique, c’est l’équiva- 160 pots produits par ses ouvrières. Quant à
lent d’un coming out, en plus sul- Elizabeth II, sans doute doit-elle méditer sur
fureux. « Pendant une bonne partie son sort de souveraine, lorgnant avec un peu
de mon adolescence, j’ai gobé tou- d’envie ses royales voisines. Chez les abeilles,
tes les pseudo-sciences : les ovnis, en effet, les ouvrières d’été vivent en
les extraterrestres construisant les pyramides, moyenne cinq à six semaines. Partie d’une
les complots du 11-Septembre, les phénomènes larve en tout point identique, dotée notam-
magiques, les anges, les fantômes, les machines ment d’un même génome, la reine, elle, peut
à énergie libre… Il n’y avait pas encore la théorie vivre jusqu’à cinq ans. Respect, Your Highness !
de la Terre plate, mais j’y aurais sûrement cru Son secret tient dans une potion magique.
aussi. » Celui qui s’exprime ainsi, Sébastien Ou plutôt dans une drôle de substance protéi-
Carassou, est pourtant aujourd’hui docteur en née dont une équipe allemande vient d’analy-
astrophysique. Il a soutenu en novembre à ser la composition et la structure. Publiés
l’Institut d’astrophysique de Paris sa thèse sur dans Current Biology, ces résultats détaillent
la simulation de l’Univers pour mieux com- l’étonnante sophistication du processus qui
prendre l’évolution des galaxies. Cette soute- voit une colonie appeler une abeille à régner.
nance s’est d’ailleurs retrouvée au premier Les grands principes sont assez largement
rang des tendances en Europe sur Twitter – du connus. Dans une ruche, trois types d’abeilles
jamais-vu pour une thèse ! Sébastien Carassou cohabitent. Des femelles ouvrières, chargées
est aussi un vulgarisateur acharné, lui qui doit de l’ensemble des travaux de la colonie, du
tant aux grands passeurs de science comme butinage et de l’apport en eau à la confection
Carl Sagan (1934-1996) – son modèle – ou des alvéoles ou à la défense de la collectivité.
André Brahic (1942-2016), dont il loue l’huma- Des mâles, également appelés faux-bour-
nisme, l’optimisme et la passion. dons, chargés, pendant le vol nuptial, de
Son parcours est précieux pour comprendre remplir la spermathèque de la reine. Cinq à
comment une personne intelligente et dix d’entre eux se succèdent pour l’opération.
curieuse peut croire en tout un fatras de théo- De quoi permettre à la souveraine de pondre
ries paranormales, mais aussi comment il est ensuite durant toute sa vie, au rythme de
possible de s’en sortir. Important à l’heure où la 1 000 à 2 000 œufs… par jour, avec toutefois
théorie du complot n’épargne pas les sciences ! une pause royale de fin septembre à février.
Né à La Réunion dans un milieu assez catho- Et enfin il y a la reine.
lique et superstitieux éloigné des sciences, où
l’on croit volontiers aux miracles, Sébastien
Carassou se définit lui-même comme un rat
de bibliothèque, avide de comprendre le
monde. Il dévore indistinctement les rayons
science et ésotérisme, et il ne voit aucune
contradiction entre les deux, aucune fron-
tière. Tout ce qu’il lit est au même niveau de
crédibilité. « Je cherchais à engranger le plus de
connaissances possible, et je me suis enfermé
dans une bulle ésotérique à travers les forums,
et Internet en général. » Sa première vocation
est de devenir parapsychologue : étudier Une reine (point orange) et ses ouvrières. S. ERLER
« scientifiquement » les phénomènes psycho-
logiques paranormaux comme la télépathie Mais d’où vient-elle ? D’un concours de cir-
ou les expériences de mort imminente. constances, d’abord : la précédente reine a
succombé ou bien la colonie prend trop d’im-
Premier déclic portance. Les ouvrières construisent alors
Qu’est-ce qui l’a fait évoluer ? Son chemine- des cellules spéciales : non pas les fameuses
ment vers l’esprit critique a été très progres- alvéoles hexagonales d’où naissent des cen-
sif. Le premier déclic est venu des adeptes des taines d’ouvrières et coule le miel. Des struc-
pseudosciences eux-mêmes. « Lorsque j’étais Sébastien Carassou, le 17 mars, à Paris. tures plus longues, arrondies, installées sur le
en classe préparatoire à Strasbourg, j’ai assisté KAMIL ZIHNIOGLU/SIPA POUR « LE MONDE » bord de la ruche et surtout tournées vers le
à un congrès d’ufologie [l’étude des ovnis], bas. Personne ne sait trop comment les
indique le jeune homme de 26 ans. J’étais très ouvrières décident de mettre telle larve dans
motivé pour y aller : cela coûtait 80 euros tendresse à leur égard. « La plupart des gens Aujourd’hui, Sébastien Carassou ne souhaite telle cellule. Mais, une fois installée, c’est à la
l’entrée ! J’y ai rencontré beaucoup de person- qui croient aux théories du complot ne sont pas continuer la recherche en astrophysique. gelée royale, et exclusivement à elle, qu’elle
nes sincères, mais aussi des charlatans qui pas de mauvaise foi. Ces doctrines sont des Pas envie de tous les sacrifices que cela impli- doit son développement.
transpiraient la malhonnêteté. Ça a été ma visions simples et rassurantes. Quelqu’un qui que. « J’ai lancé plein de projets, je me sens au Depuis longtemps, les apiculteurs connais-
première graine de doute. » croit aux Illuminatis peut tout expliquer à tra- bon endroit. » L’un de ces projets est né d’un saient le rôle alimentaire de cette sécrétion
Mais il lui faut encore une année et de nom- vers ce filtre. C’est normal que ça plaise ! Ces coup de déprime, après avoir regardé une ultraprotéinée. Ils se doutaient de l’impor-
breuses lectures pour abandonner ces idées. personnes cherchent une vision du monde qui émission de divertissement sur la sonde tance de sa texture pour permettre à la larve
Bien sûr, ses études scientifiques y contri- leur corresponde. » Rosetta, présentée par Laurent Ruquier et qu’il de rester collée. « Une sorte de mélange de
buent, lui donnant un regard analytique sur le Son expérience d’ex-adepte montre aussi la trouve affligeante. « J’ai ressenti un vrai senti- miel et de marmelade », décrit Anja Buttstedt,
monde. Mais il regrette l’absence de cours voie à suivre pour lutter contre ces théories : ment d’urgence : comment voulait-on résoudre biologiste à la Martin-Luther University de
d’épistémologie (analyser comment on crée « Il ne faut pas considérer les ésotériques ensemble les problèmes de notre siècle si des Halle-Wittenberg (Saxe-Anhalt) et première
des connaissances, et comment on sait si elles comme des idiots, ça les braque et ce n’est pas millions de gens restaient apathiques à regarder signataire de l’article. La chercheuse a profité
sont fiables) et d’éducation aux médias, qui constructif. On peut tous changer d’avis, mais des émissions de ce type à la télé, où la science et de sa formation de biochimiste pour aller
auraient probablement aidé à sa prise de cons- ça prend du temps et de l’énergie. Les mots sont la technologie sont piétinées régulièrement ? » fouiller les ressorts moléculaires de la recette.
cience. C’est surtout le blog de l’astronome et d’une importance capitale, ils peuvent changer Son réflexe : trouver d’autres personnes « Et, là, on a eu une énorme surprise, poursuit-
sceptique américain Phil Plait qui le « conver- une vie, mais il faut les utiliser avec beaucoup motivées pour proposer autre chose. Ce sera le elle. Sous pH neutre, la protéine avait une
tit ». Ce blog, qui traite beaucoup de films de de responsabilité, de tact et d’empathie. Et Collectif Conscience pour la diffusion de la forme et une taille normales, d’une dizaine de
science-fiction (l’une des passions de Sébas- enfin, la forme importe autant que le fond : ce culture scientifique. Il vise à partager des expé- nanomètres. » Quant à la gelée, elle coulait. En
tien Carassou), parle aussi de scepticisme. « Il n’est pas parce qu’on a raison qu’on va convain- riences et des ressources pour aider à lancer milieu acide, en revanche, le jus devenait glu.
a été ma porte d’entrée vers les sceptiques amé- cre. » Il conseille aussi de se renseigner sur les des projets de communication scientifique. Il « Au microscope, on voit qu’une polymérisa-
ricains. Il appliquait la méthode scientifique à sciences humaines, qui ont étudié comment est notamment à l’origine d’un webzine de tion aboutit à des structures de plusieurs
des affirmations sur l’astrologie, les ovnis… Il mieux communiquer les sciences. vulgarisation, céphalusmag.fr, et de comptes centaines de nanomètres. Nous avons regardé
apportait les informations pour se poser les Twitter partagés : @endirectdulabo et @coms- encore un peu mieux et découvert des fila-
bonnes questions. » Un travail de longue haleine cicomca, tenus chaque semaine par des cher- ments. C’était l’origine de la viscosité. »
Grâce à ce blog, Sébastien Carassou décou- Car beaucoup de scientifiques croient encore cheurs et des communicants différents, qui Dans la ruche, en effet, le royal repas trône à
vre l’astronome américain Carl Sagan, spécia- au « modèle du déficit », selon lequel le seul racontent leur quotidien. Pour certains, c’est un pH situé entre 4 et 5, le résultat de la ren-
liste de la recherche d’intelligence extraterres- obstacle pour que les gens admettent des leur première expérience de vulgarisation. contre des protéines et des acides gras pro-
tre à travers le programme « SETI » (Search for vérités scientifiques, c’est leur manque de Il y a aussi YouTube, incontournable pour vul- duits par deux glandes situées l’une dans la
Extra-Terrestrial Intelligence). Et surtout son connaissance. Il suffirait donc de combler ce gariser après du plus grand nombre. Sébastien bouche des ouvrières, l’autre derrière leurs
émission de vulgarisation, « Cosmos ». C’est le déficit. Or, plusieurs études montrent que ce Carassou s’y est plongé avec enthousiasme, et mandibules. « Mais on pensait que cette aci-
déclic. « Cela me parlait intimement : c’était modèle est faux. Dès lors, que faire ? D’abord, comme toujours en équipe, avec Le Sens of dité servait uniquement à lutter contre les bac-
scientifique, mais aussi quasi spirituel, avec des connaître son public, comprendre ce à quoi Wonder et la chaîne collective String Theory. téries et à protéger ainsi les larves, rappelle la
métaphores très symboliques. Sa sincérité m’a il croit, et pourquoi il le croit. Rester humble : Mais toutes ces initiatives se heurtent aux chercheuse allemande. Eh bien non, elle sert
plu : c’était quelqu’un de passionné qui avait abandonner l’idée de convaincre quelqu’un limites du bénévolat : difficile de faire des cho- aussi à prévenir les larves contre la chute. »
gardé son âme d’enfant. » D’après lui, l’émo- en une conversation, se contenter de semer ses ambitieuses sans moyens, en comptant Pour Gérard Arnold, directeur de recherche
tion, souvent refusée par les chercheurs au quelques graines de doute, des questionne- uniquement sur les bonnes volontés. Or, émérite au CNRS, « cet article original montre
nom de la rationalité, est au contraire un ments. Proposer des alternatives sans les Sébastien Carassou veut non seulement vivre une fois encore la capacité des abeilles à nous
ingrédient indispensable pour s’adresser au imposer. « Créer de la confiance, respecter le de la communication scientifique, mais sur- étonner dans leur développement ». Les signa-
grand public, notamment aux plus réfractai- public, c’est indispensable », rappelle Sébas- tout agir en grand, partager son émerveille- taires de l’article, eux, concluent en compa-
res à la science. Sans pour autant tomber dans tien Carassou, qui reproche aux zététiciens ment avec le plus grand nombre. « J’aimerais rant le mélange royal aux colles à deux com-
le sensationnalisme. français, ces défenseurs de la pensée critique, maximiser le bien que je peux faire, toucher les posants si souvent utilisées par les humains.
Sébastien Carassou n’est ni moqueur ni leur agressivité vis-à-vis des adeptes des gens de manière positive. » Ça pourrait sem- « Sauf que chez les abeilles, le mélange offre
méprisant envers les adeptes d’opinions les pseudosciences (contrairement à leurs bler naïf, c’est juste enthousiasmant. p aussi un excellent repas. » p
plus farfelues. On ressent même une certaine homologues américains). cécile michaut nathaniel herzberg