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Texte intégral
1 L’œuvre de Saba Mahmood a profondément renouvelé les études de genre par son
approche critique du féminisme libéral et de la lecture de l’islam qui l’accompagnait
jusqu’alors. Publié il y a dix ans aux États-Unis, son ouvrage majeur, Politique de la
piété (Mahmood, 2009), a donné lieu à un nombre important de commentaires dans le
monde anglophone et est devenu une référence incontournable dans le champ des
études de genre et de l’anthropologie de l’islam. Pourtant, sa traduction en 2009 n’a pas
provoqué un débat de même ampleur dans l’espace francophone. Ce dossier de la revue
Tracés entend contribuer à faire mieux connaître ce travail et les questions essentielles
qu’il soulève.
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L’incorporation de l’éthique
5 Par sa posture analytique qui porte attention aux catégories endogènes, Mahmood
s’inscrit dans le courant de relecture de l’anthropologie religieuse fondé par
l’universitaire américain Talal Asad. Ce chercheur, peu connu du public francophone en
l’absence de traduction en français de ses ouvrages, s’oppose à une définition de la
religion comme un système de croyances et de valeurs auquel l’individu souscrit
individuellement et librement (Asad, 1986, 1993 et 2003). Il s’agit selon lui d’une vision
très kantienne de la morale religieuse qui a une généalogie protestante et postule qu’il
est possible de séparer la croyance (qui serait de l’ordre du privé) et son expression
publique (le rituel). Toute autre conception de la religiosité est rapidement qualifiée
péjorativement de « traditionaliste » ou de « fondamentaliste ». C’est en se fondant sur
cette approche que l’anthropologie a pu gloser sur le « drame » ou le « problème » des
sociétés islamiques qui ne seraient pas en mesure de séparer le politique du religieux.
Contre cette orientation, Asad affirme au contraire qu’il faut étudier ensemble le
séculier et le religieux, car dans une perspective foucaldienne, il s’agit des deux faces
d’une même médaille produite par la tradition scientifique moderne. Il propose donc de
définir l’islam comme une « tradition discursive » et d’étudier ensemble les pratiques
religieuses et les discours qui les fondent. L’attention des chercheurs est dès lors portée
sur la question du rituel, de la piété et de l’éthique, plutôt que sur celle de la croyance
ou de la théologie.
6 Le mouvement des mosquées étudié par Mahmood est un terrain d’enquête riche
pour ces questionnements, car ses participantes cherchent à combattre ce qu’elles
perçoivent comme une folklorisation de l’islam en Égypte, réduit à des croyances
abstraites et donc à des rituels vidés de leur sens. Les enquêtées entendent « remédier à
cette situation en cultivant les attitudes corporelles, les vertus, les habitudes et les
désirs susceptibles d’enraciner les principes islamiques dans les pratiques de la vie
quotidienne » (Mahmood, 2009, p. 75). Fatma, une des enquêtées, déplore par exemple
que les gens jeûnent pendant le ramadan tout en se lançant dans une consommation
frénétique et en regardant beaucoup de divertissements à la télévision. La forme du
rituel (le jeûne) est respectée, mais son sens profond (acquérir une vie vertueuse) est
perdu, en dépit des apparences.
7 L’étude de l’apprentissage corporel des pratiques propres à produire un soi pieux est
au cœur de l’ouvrage de Mahmood. En couplant la réflexion de Talal Asad avec celle de
Judith Butler sur la performativité (Butler, 2005), Saba Mahmood met l’accent sur la
question de l’incorporation : c’est par le corps – et par la réitération de pratiques
corporelles – qu’est peu à peu produite la subjectivité pieuse de ces femmes. Elle
théorise ce phénomène à travers le concept d’habitus emprunté à la philosophie
aristotélicienne, dans laquelle l’extériorité produit de l’intériorité – et non l’inverse.
L’intérêt de cette conception est qu’elle n’a rien de spécifique à l’incorporation de
l’islam et qu’elle permet aussi de s’intéresser à des pratiques séculières. On peut par
exemple rapprocher ses conclusions de celles de Beverley Skeggs sur la manière dont se
constitue un « soi dévoué » chez les femmes des classes populaires anglaises (Skeggs,
2015). Dans la nouvelle préface que nous traduisons pour ce dossier, Mahmood
transpose elle-même ses interrogations hors de la sphère religieuse en exposant
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comment la pratique d’un art martial finit par conduire les sportifs à l’adoption de
valeurs, alors qu’ils venaient pour de tout autres raisons (développer leur musculature
par exemple). L’anthropologue propose donc un modèle de l’apprentissage de l’éthique
par le corps et le quotidien dans lequel l’éthique n’est autre qu’un « ensemble d’activités
pratiques qui sont inhérentes à un certain mode de vie » (Mahmood, 2009, p. 50). Cela
la conduit à retravailler la frontière entre l’éthique et la politique en affirmant que la
« capacité des mouvements de ce genre à impulser un changement politique est
immense » (ibid., p. 61). Ce point de vue se rapproche de manière frappante du grand
slogan féministe des années 1970 qui clamait que « le privé est politique ». Mahmood
aide à penser une efficacité politique ancrée dans le corps, dont toutes les implications
analytiques sont loin d’avoir été explorées.
8 On peut par exemple réfléchir à ce paradoxe que l’auteure souligne dès la préface de
Politique de la piété : les participantes du mouvement de la piété adhèrent à un
discours qui maintient la soumission à l’autorité masculine, et qui conditionne leur
place dans l’espace public à la manifestation de vertus dites féminines comme la
timidité, la modestie ou l’humilité. Pourtant, cette attitude de conformité remet
partiellement en question l’ordre patriarcal, car ces femmes « défendent leur présence
dans des sphères autrefois réservées aux hommes » (p. 17). En effet, comme le souligne
Sylvia Faure dans ce numéro, « habiter les normes les transforme ou au moins les
déplace », dans un sens parfois inattendu. Finalement, malgré l’absence d’action
apparente de ces femmes pieuses dans le sens de l’égalité, il y a une possibilité de
transformation des structures sociales par une opposition silencieuse qui possède son
efficacité politique propre. Cela ouvre des perspectives assez vertigineuses sur le
potentiel de transformation sociale d’un acte qui se pose pourtant explicitement comme
garant de la conformité et de la stabilité des rôles de genre.
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et d’analyses fondées sur les méthodes des sciences sociales sont très peu audibles
(Baubérot, 2006 ; Lorcerie, 2006). De manière significative, le livre que l’historienne
du genre Joan W. Scott a consacré à cette question, The Politics of the Veil, est l’un des
seuls de cette auteure à n’avoir jamais été traduit en français (Scott, 2007). Dans ce
contexte, il n’est pas étonnant que l’ouvrage de Mahmood qui prend le contre-pied de
ce féminisme libéral n’ait été que peu approprié. Après les attentats de janvier 2015 à
Paris, il y a fort à parier que les appels répétés à l’Union sacrée républicaine et à la
défense d’une certaine forme de laïcité n’en viennent à rendre encore plus inaudibles
les thèses complexes de cette anthropologue. Mais n’est-ce pas finalement le meilleur
moment pour publier un dossier sur ce sujet ? On ne peut pas nier, en effet, que les
questions que pose cette ethnographie de l’Égypte des années 1990 résonnent dans
l’actualité du débat public français, sur l’appréhension du voile ou sur
l’instrumentalisation du féminisme à des fins partisanes.
11 Nous espérons donc que cet ensemble d’articles permettra d’ouvrir le débat sur des
propositions riches, et parfois dérangeantes pour un lectorat français. Nous publions
tout d’abord la traduction de la préface à la nouvelle édition américaine de Politique de
la piété, écrite dans les premiers jours de la révolution égyptienne de 2011. Dans ce
texte, Mahmood revient sur les débats qu’a suscités son livre, présente ses terrains de
recherche ultérieurs et souligne les thèmes qui ont reçu peu d’attention alors qu’elle les
juge essentiels. Nadia Marzouki expose ensuite les raisons du faible écho – ou de
l’écho tardif – de ce travail en France : les débats autour du voile et la polarisation du
féminisme, mais aussi l’existence d’un courant alternatif de pensée du religieux autour
de l’œuvre de Michel de Certeau. Alessandra Fiorentini et Gianfranco Rebucini, tous les
deux anthropologues, replacent ensuite les recherches de Saba Mahmood dans le
courant de l’anthropologie critique, à la croisée de l’anthropologie féministe (Marilyn
Strathern et Lila Abu-Lughod) et de l’anthropologie de la religion initiée par Talal Asad.
Sylvia Faure, sociologue du sport et spécialiste de l’incorporation, propose une lecture
de Politique de la piété à la lumière de la sociologie bourdieusienne, dont s’inspire
Mahmood notamment pour élaborer sa propre définition du concept d’habitus. La
comparaison des conclusions de l’anthropologue avec les recherches de Faure sur la
danse et les groupes de femmes des quartiers populaires lyonnais permet d’interroger
la validité des modèles de Mahmood en dehors du domaine religieux. Enfin, dans un
entretien croisé, Zahra Ali et Amélie Le Renard reviennent sur les apports de Politique
de la piété pour leurs enquêtes ethnographiques qui s’intéressent également à des
femmes en situation postcoloniale, en Irak et en Arabie saoudite.
12 Marzouki insiste dans sa conclusion sur la nécessité de pouvoir discuter des travaux
de Mahmood sans caricature, ni sanctification. S’il est en effet essentiel de faire une
lecture critique de son œuvre, le lecteur gagnerait à adopter la définition de la critique
qu’a élaborée l’anthropologue elle-même (Asad et al., 2009). Dans cette acception, il ne
s’agit pas simplement de démolir le point de vue de l’adversaire, mais bien plutôt
d’adopter une position qui « laisse ouverte la possibilité d’être soi-même transformé
dans le processus de confrontation de différentes visions du monde, [qui] laisse ouverte
la possibilité d’apprendre. Cela suppose parfois de porter un regard critique sur nos
propres partis pris, d’accepter la possibilité d’être transformés au cours de la rencontre
avec l’autre » (Mahmood, 2009, p. 63).
Bibliographie
ASAD Talal, 1986, « The idea of an anthropology of Islam », Occasional Papers Series,
Washington, Center for Contemporary Arab Studies, Georgetown University.
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Notes
1 Elle a été invitée à donner une conférence à l’ENS de Paris le 23 novembre 2010 en
compagnie d’Éric Fassin et de Nilufer Göle, dont le texte a été publié (Mahmood, 2011).
Auteurs
Anaïs Albert
docteure en histoire contemporaine, chercheuse associée au Centre d’histoire du xixe siècle
(Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
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Droits d’auteur
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