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La Poésie pure

Source gallica.bnf.fr / Institut catholique de Paris


Bremond, Henri (1865-1933). La Poésie pure. 1926.

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32 663
HENRIBREMOND
île l'Académie Française

LA
POÉSIE
AVI.C UN Dl'HAT SUll LA POÉSIE
PAR
ItOBEHT DE SOUZA

«IMSSGT
ŒUVRES PRINCIPALES D'HENRI BREMOND
La Provence mystique au XVIIe siècle.Antoine Yvan et
Madeleine Martin (Pion).
L'Inquiétude religieuse: 1" série. Aubes et lendemains
de conversion (Perrin).
L'Inquiétude religieuse. 2* série (Perrin).
Ames religieuses (Perrin).
Apologie pour Fénelon (Perrin).
Newman. Essai de biographie psychologique (Bloud et Gay).
Le Bienheureux Thomas More (Lecoffre).
L'Enfant et la Vie (Bloud et Gay).
Bossuet. Bibliothèque française (Plon).
Histoire littéraire du Sentiment religieux en France depuis
la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours (Bloud
et Gay).
I. L'HUMANISME DÉVOT. — II. L'INVASION MYSTIQUE. —
III. LA CONQUÊTE MYSTIQUE: * L'Ecole française. —
* IV. LA CONQUÊTE MYSTIQUE: ** L'Ecole de Port-Royal. —
V. LA CONQUÊTE MYSTIQUE:*** L'Ecole du Père Lalle-
mant. — VI. LA CONQUÊTE MYSTIQUE: **** Marie de
l'Incarnation. Turba Magna. -

Les deux musiques de la Prose. (Le Divan).


Pour le Romantisme (Bloud et Gay).
H. J. et A. BREMOND: Le Charme d'Athènes et autres essais
(Bloud et Gay).

ŒUVRES PRINCIPALES DE ROBERT DESOUZA


POÈMES :
Modulations 1893-1908, édition collective (1923), Crès.
-- Terpsichore (1920), Crès. — Mémoires (1921), Crès.
L'Heure nous tient, feuillets lyriques (1926), Edi-
tions du Monde moderne.
ETUDES LITTÉRAIRES ET TECHNIQUES :
Le Rythme poétique (1892), Perrin. -La Poésie
populaire et le Lyrisme sentimental (1898), Mercure.
— Où nous en sommes (1906), Floury. — Du Rythme
en français (1912), Librairie Universitaire.
de la Poésie vivante (1923), Crès.
-
DétenH
ESTHÉTIQUE URBAINE:
L'Art public (1901), Floury). —Nice, capitale d'hiver
(1913),Berger-Levrault.
HENRI BREMOND
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LA POÉSIE PURE
AVEC

UN DÉBAT SUR LA POÉSIE


PAR

ROBERT DE SOUZA

PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE TREIZE EXEMPLAIRES SUR
PAPIER CHINE, NUMÉROTÉS CHINE 1 A 10 ET 1 A III;
VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON, NUMÉROTÉS
JAPON 1 A 20 ET 1 A V; QUATRE-VINGT-DIX-NEUF EXEM-
PLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE, NUMÉROTÉS HOLLANDE
1 A 90 ET 1 A IX; CENT DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER
VELIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VELIN PUR FIL
1 A 100 ÊT 1 A x; ET DOUZE EXMÏFFPLALRBS SUR MADA-
GASCAR TIRÉS SPÉCIALEMENT POUR M. LAFUMA ET NUMÉ-
ROTÉS DE 1 A 12.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


rêserves pour tous pays.
Copyright by ficrttartf Grasset 1926.
AVANT- PROPOS
AVANT-PROPOS

On pourra suivre commodément dans ce petit


livre le débat qui s'est engagé parmi nous, l'hiver
dernier, autour de la « Poésie Pure ».
Je rappelle que ce débat avait eu pour point
de départ la lecture que je fis l'automne dernier
à la séance publique annuelle de l'Institut. Tout
en rédigeant le mémoire qui, manifestement, ne
ferait qu'effleurer un sujet aussi magnifique, aussi
vaste, et qui exerce, depuis trois mille ans, la
subtilité des philosophes, l'idée m'était venue de
proposer aux Nouvelles Littéraires une série
d'éclaircissements. Je comptais y calmer les inquié-
tudes que ma lecture ne manquerait pas d'éveiller
chez les derniers dévots du rationalisme, et mettre
à profit les critiques, les suggestions diverses
qu'on voudrait bien me communiquer. Ainsi fut
fait, pendant quelque douze semaines 1, pour la
Plus grande gloire, non pas du simple greffier que
j'étais bientôt devenu, mais de la poésie elle-
même, et de tous les métaphysiciens que l'on vit
alors se passionner à la définir.
1. Les 31 octobre; 7, 14, 21, 28 novembre; 5, 12, 19, 26
décembre 1925; 2, 9 et 16 janvier 1926.
Pour moi, arraché soudain par un caprice de
la fortune à la sereine obscurité de mes besognes
habituelles, ce furent des jours d'éblouissement
certes, mais aussi d'angoisse. Comment trouver
le temps de méditer, puis de m'approprier, ainsi
qu'il l'eût fallu, un si grand nombre, d'articles,
même après avoir jeté aupanier, sur la rapide
inspection d'un ami, ceux qui ne méritaient pas
d'être lus ! J'en dirai autant, mais avec plus de
confusion encore et de gratitude, des lettres si
pleines pour la plupart, si nobles, si cordiales qu'il
ne m'a pas été possible de verser au dossier des
Eclaircissements et que, bien à contre-cœur, j'ai
dû laisser également sans réponse.
On trouvera donc ici avec le texte inévitable
du Discours sur la Poésie Pure, quelques frag-
ments de cette correspondance, et les passages
des Eclaircissements qu'il a paru bon de conser-
ver. Plus que personne j'aurais désiré faire une
place moins réduite à tant d'aimables inspirateurs,
mais le malheur des temps nous l'a défendu.
Je comptais aussi profiter de la présentepubli-
cation pour expliquer plus à fond les quelques
lignés du Discours où l'expérience poétique se
trouve comparée à l'expérience mystique. Ce sera
là, si onleveut bien, l'objet d'un nouveau tra-
vail
Me voyant très embarrassé et comme perdu, au
milieu de ce vaste chantier, et d'ailleurs pressé de
1. Cf. Prière et poésie, dansles Cahiéïi Verts de l'au-
tomne 1926.
revenir à mon travail ordinaire, M. Robert de
Souza a eu l'obligeance d'organiser le présent
recueil, je veux dire, de mettre en ordre et de
réduire mes improvisations des Nouvelles Litté-
raires, de les compléter aussi, en y ajoutant, soit
de nouveaux témoignages, soit le résumé de cer-
taines communications plus ésotériques qui m'a-
vaient été adressées au cours du débat, et dont
mon incompétence, en matière de science pure, ne
m'avait pas permis de tirer parti. Ainsi, notam-
ment, pour les précieux mémoires de M. Lionel
Landry et de M. Lartigue.
Je suis encore plus reconnaissant à M. de Souza
de nous avoir cédé le meilleur, le plus définitif
des Eclaircissements, l'article magistral grande-
ment développé, qu'a publié le Mercure de France

Poétique, je ne suis qu'un amateur ;


du 1er février 1925. En fait de poésie et de critique
Robert de
Souza, un maître, au sens rigoureux du mot. « No-
tre génial abbé Rousselot » — m'écrivait hier le
P. Marcel Jousse, dont les recherches et les décou-
vertes ne seront pas moins précieuses — m'a dit

:
plusieurs fois, au Laboratoire de Phonétique expé-
rimentale du Collège de France dans toutes les
questions touchant l'Acoustique, et, en particulier,
le timbre des voyelles françaises d'après la
pro-
nonciation parisienne, nul n'est plus averti que M.
Robert de Souza. Avec cela, le goût le plus sûr,
»
to pensée la plus pénétrante et la plus noble. Aussi
bien, ne partons-nous
pas, lui et moi, du même
Point. Son domaine propre est l'expérience poéti-
que; le mien, si j'ai la prétention de parler ainsi,
l'expérience mystique. Et c'est là, si j'ose encore
dire, ce qui peut donner un réel intérêt à notre
rencontre.
Deux équipes de travailleurs qui, sans s'être
donné le mot, sans même se connaître, commence-
raient un tunnel, les uns du côté suisse, les autres
du côté italien, et qui auraient enfin la joyeuse
surprise dé se rejoindreau beau milieu du Gothard.
Après quoi, est-il besoin d'ajouter que, l'un aussi
indépendant que l'autre, chacun de nous gardeseul
la responsabilité de ce qu'il avance. Ni sur Valéry,
ni sur Duhamel, que je mets si haut, ni, juste ciel !
sur l'Académie, je ne ferais miens tous les juge-
ments de M. de Souza. Et lui, de son côté, j'ai
grand peur qu'il ne goûte que médiocrement le
dernier chapitre de Prière et Poésie, conclusion
nécessaire, selon moi, de tout le discours sur la
Poésie pure.
Devais-je conserver les pages des Eclaircisse-
ments où il est question de M. Paul Souday. Oui,
m'a-t-il semblé, mais abrégées le plus possible.

;
Quoi qu'en ait écrit ce délicat, mes pages n'évo-
quent pas l'idée d'un charretier en colère elles
visent d'ailleurs uniquement M.Souday, journaliste,
elles laissent de côté ce qui est proprement de sa
personne. Après tout, il n'est ici qu'un symbole,
unesorte de Béhémoth, L'anti-Poésie en soi. Si
ma bonne étoile ne me l'avait fait rencontrer vivant
et pontifiant, il m'aurait fallu l'inventer.
HENRI BREMOND.
LA POÉSIE PURE
LA POESIE PURE1
M-
Les modernes théoriciens de la poésie pure,
Edgar Poe, Baudelaire, Mallarmé, M. Paul Valéry
ne sont pas les dangereux novateurs que parfois
l'on semble croire,Nous pouvons, certes, les soup-

;
çonner d'hérésie sur quelques points de détail, et
je ne m'en prive pas mais pour le fond de la
doctrine, ils continuent une tradition assez véné-
rable. En France, l'abbé Dubos, qui fut notre

;
secrétaire perpétuel de 1722 à 1742, les devance,
les prépare et Dubos, de son côté, ne fait que
suivre les traces de l'humanisme italien, comme
l'ont montré récemment, avec autant de pénétration
que de science, deux historiens étrangers, M. Ro-
bertson
en Angleterre, M. Toffanin en Italie2.
Mais
un si long progrès ne se résume pas en quel-
ques pages, aussi vais-je me borner à élucider la
notion même de poésie pure.

Prenons cette notion, au moment où elle tra-


verse
— oh timide, incertaine et sur la pointe
!

1. Lecture faite en séance publique des cinq Acadé-


mies, le 24 octobre 1925.
2. J. G. Robertson, Studies in the genesis of Romantic
t fleory in the eighteenth
th
century.
lUlin, la Fine del Umanesimo. Turin,Cambridge, 1923; G. Tof-
1920.
des pieds!- la cellule virgilienne du P. Rapin.
Ce bon lettré vient d'énumérer, docile aux leçons
d'Aristote, les caractères essentiels de la beauté
poétique. Il devrait s'en tenir là, mais, poète lui-
même, il sent confusément que tout lui reste à
dire. «Il y a encore, insinue-t-il d'un air. gour-
mand — et cetrencore est ici pour nous le mot
capital, — ily a encore dans la poésie de cer-
taines choses ineffables et qu'on ne peut expliquer.
Ces choses en sont comme les mystères. Il n'y
a point de préceptes pour expliquer ces grâces
secrètes, ces charmes imperceptibles, et tous
ces agréments cachés de la poésie, qui vont au
cœur. »
Qu'il est encore loin de nous et qu'il en est
!
près
Aujourd'hui, nous ne disons plus : dans un
poème, il y a de vives peintures, des pensées ou

; : a
des sentiments sublimes, il y-:âceci, il y cela,
puis de l'ineffable nous disons il y a d'abord et
surtout de l'ineffable étroitement uni, d'ailleurs, à
et
ceci à cela. Tout poème doit son caractère pro-
prement poétique à la présence, au rayonnement,
à l'action transformante et unifiante d'une réalité
mystérieuse que nous appelons poésie pure.

Commençons par une expérience que nous


faisons tous, mais, d'ordinaire, sans y prendre
garde, quand nous lisons un poème. Pour que
l'état poétique s'ébauche en nous, nul besoin
n'est-cepas, d'avoir pris d'abord connaissance du
poème tout entier, même s'il est court. Trois ou
quatre vers, rencontrés au hasard de la page ou-
verte, souvent même quelques lambeaux de vers
ont suffi. Primam Graïus homo. Ibant obscuri.
;
Laphrase n'est pas finie ce qui va suivre, nous
l'ignorons tout à fait, et cependant le charme

;;
opère déjà. La première scène d'Iphigénie est
une ouverture, au sens musical du mot elle nous
met, si j'ose dire, en état de grâce poétique elle
fait pénétrer en nous la poésie de toute la pièce.
Une toile de Delacroix, disait Baudelaire, «vue à
une distance trop grande pour analyser et même
comprendre le sujet, a déjà produit sur l'âme une
impression réelle ». L'action que produisent sur
nous certains vers, ainsi détachés de leur con-

natrice. On ;
texte, est également immédiate, soudaine et domi-
est tout comblé on n'éprouve pas le
besoin d'aller plus avant. C'est là même ce qui rend
difficile la lecture continue de tels poètes, parmi

:
les plus hauts, Dante,
;
par exemple. Nous leuy'
dirions volontiers mais arrêtez-vous de ce beau
Vers au sens suspendu
Laissez-nous plus longtemps savourer les délices,

Marche!
tandis que nous crions à la prose : marche
Ad eventum festina. Et si le dénoue-
ment tarde trop, ou de la démonstration ou du
!
récit, nous brûlons les
pages.
Prose et poésie veulent des rites différents.
l' le De natura rerum comme on ferait une
Lire
thèse
sur Epicure, attendre de l'Enéide le même
plaisir que des Trois Mousquetaires, c'est pécher

simoniaque;
contre la poésie elle-même, par une sorte d'avidité
c'est, pour prendre des termes plus
doux, demander à M. Ingres un air. de violon. Le
poète nous promet tout ensemble beaucoup plus et
beaucoup moins que le romancier. Lui aussi, d'ail-
leurs, il est souvent comblé dès ses premières ins-
pirations. La suite sera ce qu'elle sera, et la fin,

pour Hélène aurait pu s'achever en Homélie


»
«Heureux qui comme Ulysse..,. par l'apothéose
;
puisque, bon gré mal gré, il faut une fin. Le sonnet

du mont Palatin. «L'influence secrète ». est une


invitation aussi confpse que pressante. On part
dans la nuit, sans bagages, parfois sans boussole.
A la rime d'intervenir en cas de famine, à d'au-
tres hasards de fixer le terme du voyage.

Quoi qu'il en soit, pour lire un poème comme


il faut, je veux dire poétiquement, il ne suffit pas, j

et, d'ailleurs, il n'est pas toujours nécessaire d'en i

saisir le sens. Une paysanne bien née s'épanouit 1

sans effort à la poésie des psaumes latins, même


non chantés, et plus d'un enfant a goûté la pre-
mière églogue avant de l'avoir comprise. Huit ou
dix contresens, disait Jules Lemaître, c'est tout ce

Eh!
qui reste de Virgile à la moyenne des bacheliers.
pourvu que le message parvienne à son
adresse, qu'importe la défroque du messager ? j
Tel de ces contresens nous livre la poésie même
deVirgile plus sûrement que ne l'eût fait l'inter-
prétation orthodoxe du texte. Après tout. le sens
;
exact de la quatrième églogue, si elle en a un,
n'est pas grand'chose plus virgiliens que Vir-
gile, mais grâce à Virgile, nous réalisons la poésie
inexprimée qui inspira ces lignes obscures, l'appel

;
au rédempteur qui ne peut plus tarder. Contresens
d'un côté, intuition infailliblede l'autre victoire
du pur sur l'impur, de la poésie sur la raison. Il

;
est vrai que le pur et l'impur s'opposent rare-
ment l'un à l'autre avec tant d'éclat mais un cas
extrême comme celui-ci nous avertit qu'on ne doit
jamais les confondre.
On ne sait pas, un homme de goût ne cherche
même pas à savoir ce que signifie telle chanson de
Shakespearz, exquise pourtant. «Il semble qu'il

certains poèmes de Burns ;


n'y ait plus rien, disait le robuste Angellier de
les pièces sont dé-
Pouillées du moindre contenu intellectuel, elles sont
vides. Tout s'en est retiré, images, idées, couleurs.
Elles tremblent d'une flamme invisible. L'effet
est insaisissable et pénétrant. » «Mes sonnets,
confesse gaiement Gérard de Nerval, ne sont
guere plus obscurs que la métaphysique de Hegel.
et perdraient de leur charme à être expliqués, si la
chose était possible.» Cela nous empêche-t-il de
les réciter
avec ferveur ?
Je suis le ténébreux,
Le — le veuf, - l'inconsolé,
prince d'Aquitaine à la tour abolie,
•Ma seule étoile
est morte, et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.
Lapoésie populaire de tous les pays, et même
du nôtre, aime le non-sens. Il lui en faut tou-
jours au moins quelques grains. C'est pourquoi


Béranger ne fut qu'un homme d'esprit. La strophe
cristalline
Vendôme..,
«Orléans, Beaugency. Vendôme,
ne présente même pas le simulacre
d'un jugement. Qui néanmoins ne la préfère à cent
volumes de vers raisonnables ?Après la défaite de

:
Ramillies, on a voulu donner du lest à cette chan-
son, et c'est devenu
Villeroy, Villeroy
A fort bien servi le roi
Guillaume, Guillaume.

Comme effrayée de cette épaisseur de* sens, la


poésie s'est envolée. Non qu'il lui répugne de se

:
poser sur une épigramme. Songez plutôt à l'in-
discutable chef-d'œuvre
Lorsque Maillart, juge d'enfer, menoit I
4

A Montfaulcon Semblançay l'âme rendre.

Le poète des Châtiments ne fera pas mieux.


Là-dessus, remarquez cette chose singulière : il
semble que, pour s'accumuler et éclater ainsi, le
courant poétique ait eu besoin de rencontrer le
nom deMaillart.Remplacez-leparDupont.La
pensée n'y perdrait rien de sapointe, mais l'étin-
celle ne jaillirait pas. Ainsi les cigognes de Victo-
Hugo : si elles venaient de Mulhouse et non du
Caystre, une glorieuse strophe des Mages perdrait
sa lumière.
Il arrive même que, suivant le degré de l'ins-
piration poétique, le courant que nous avons dit
electrise plus ou moins un seul et même mot. Le
vers, convenable, mais tout narratif de Stace,
Solatur lacrymas : qualis Berecynthia Mater.
s'empourpre, dès que notre Joachims'en empare,
de tous les feux du soleil couchant :
Telle que sur son char la Bérécynthienne.
Attendons enfin que les philosophes de la
Poésie-raison nous expliquent, d'abord, pour-
quoi le vers de Malherbe,
Et les fruits passeront la promesse des fleurs
est un des quatre ou cinq miracles de la poésie
française, ensuite,
comme il se fait qu'on ne
Puisse toucher à la moindre lettre de ce vers sans
'e dégrader tout entier. Ajoutez le poids d'un flo-
con de neige au troisième de ces divins anapestes:
Et les fruits passeront les promesses des fleurs,
le vaseest brisé.
Ce vers
a un sens - la récolte sera bonne
mais si indigent qu'on ne peut imaginer que tant
de poésie
-
en découle. Et ceci est vrai d'une foule
de splendides poèmes, à
Géorgiques. commencer par les

Mais à quoi bon prolonger cette analyse


1Intelligenti
?
pauca. Est donc impur — oh d'une
!
impureté non pas réelle, mais métaphysique
—tout ce qui, dans un poème, occupe ou peut
!
;
occuper immédiatement nos activités de surface,
raison, imagination, sensibilité tout ce que le

;
poète nous semble avoir voulu exprimer, a expri-

;
mé, en effet tout ce que nous disons qu'il nous
suggère tout ce que l'analyse du grammairien ou
du philosophe dégage de ce poème, tout ce qu'une

le sujet ou le sommaire du poème ;


traduction en conserve. Impur, c'est trop évident,
mais aussi le
sens de chaque phrase, la suite logique des idées,
le progrès du récit, le détail des descriptions et
jusqu'aux émotions directement excitées. Ensei-
gner, raconter, peindre, donner le frisson ou tirer
des larmes, à tout cela suffirait largement la prose,
dont c'est aussi bien l'objet naturel. Impure, en
un mot, l'éloquence, entendant par là non pas
l'art de beaucoup parler pour ne rien dire, mais
bien l'art de parler pour dire quelque chose. Et,
sans doute, le vers de Boileau dit toujours quelque
chose, mais ce n'est pas pour si peu qu'il est
poésie. En sa qualité d'animal raisonnable, le

la raison, comme celles de la grammaire ;


poète observe d'ordinaire les règles communes de

sa qualité de poète. Réduire la poésie aux dé-


non en
marches de- la connaissance rationnelle, du dis-
cours, c'est aller contre la nature même, c'est
vouloir un cercle carré. «Ce serait peu de chose,
avoue encore le classique Rapin, que ce que disent
la plupart des poètes, s'il était dépouillé de l'ex-
pression. » D'où il suit nécessairement que, même
d'une œuvre où le sublime abonde, la qualité pro-
prement poétique, l'ineffable est dans l'expression.

Mais encore, cette expression, ou vide de sens,


Ou dont le sens n'a que peu de prix, ou qui, même

;
riche du plus beau sens, nous réserve des plaisirs
inconnus à la raison ces mots de tous les jours
et de tout le monde, par quelle métamorphose
inouïe se trouvent-ilsvibrer soudaind'une lumière
et d'une force nouvelles, séparés de la prose pure,
mariés à la poésie ?
Pourquoi tant chercher, répondent plusieurs,
et parmi eux de hautes intelligences, l'auteur de
Variété, par exemple ? La métamorphose s'opère,
1

l'expression devient poétique, le vers poésie, dès


qu'une techniquesubtile et patiente, d'ailleurs se-
condée par d'heureux hasards, est arrivée à capter,
Pour les orchestrer délicieusement, les ressources
Musicalesdu langage. Uneplume experte fait chan-
ter la page comme « un petit roseau. la forêt».
Le poète n'est qu'un musicien entre les autres.

;
Poésie, musique, c'est même chose.
Je veux bien mais, la musique pure ne parais-
Sant pas moins mystérieuse que la poésie, je me
demande si ce n'est
pas là définirXiUQonnupar <
l'inconnu. Que si, du reste,
on seflatte de nous
donner ainsi
une grande idée de la poésie, il me

1.«Cc qui fut baptisé le Symbolisme résume très


se
«simplement dans l'intention commune à plusieurs fa-
«(Paul
millesdepoètes. de reprendre à la Musique leur bien.
ValéryVariété,p.97.) »
:
semble que l'on se trompe. Grêle musique et mono-
tone, dès qu'on la compare à la véritable Baude-
laire à Wagner.
§ Et puis, si toute poésie est musique verbale,
S
comme j'en conviens, toute musique verbale n'est
pas poésie. Bossuet musicien égale Victor Hugo.
!

Je sais bien que, par endroits, la prose d'un Bos-


suet, d'un Michelet, d'un Loti, d'un Barrès ne se
distingue plus de la poésie. Mais d'Ablancourt,
simple traducteur d'ouvrages en prose, mais Bal-
zac l'ancien ne sont-ils pas aussi harmonieux que
n'importe quel poète? D'Ablancourt, de qui, au
gré de Saint-Evremont, tout le charme s'évanouit
si l'on déplace la moindre de ses syllabes. Fixez
donc, si vous le pouvez, l'exacte nuance et exclu-
sivement musicale, par où, de ces deux musiques,
une seule, et parfois la moins harmonieuse, est
poésie. Après quoi, vous aurez encore, je le crains,
à bouleverser les cadres établis, à mettre Des-
portes et Bertaut sur le même rang que Ronsard,
Malherbe assez au-dessous de Quinault, Delille
très au-dessus d'Alfred de Vigny. Nous savons
tous des vers immortels qui n'ont de musique que
la
ce qu'en exigent les règles de prosodie. Il en est
aussi, et beaucoup, dont nous ne vantons l'har-
monie, d'ailleurs réelle; que dans l'impuissance où
nous sommes de qualifier autrement leur étrange
séduction.
Je crois donc qu'il faut renoncer à tout expli-
quer par cette assimilation paresseuse. Non que
nous entendions rompre, ce qu'à Dieu ne plaise,
avec les théoriciens de la poésie-musique, nos
alliés naturels et invincibles contre les théoriciens
de la poésie-raison. Loin de classer la musique
de l'expression parmi ces impuretés dont la prose
revendique le monopole, — les idées, les images,
les sentiments, nous affirmons nous aussi, que

cette musique est inséparable de la poésie. Il n'y
a pas de poésie sans une certaine musique verbale,

mieux l'appeler d'un autre nom ;


d'ailleurs si particulière que peut-être vaudrait-il
et dès que cette
musique frappe des oreilles faites pour l'enten-
dre, il y a poésie. Mais nous ajoutons aussitôt
qu'une chose aussi chétive — quelques vibrations
sonores, un peu d'air battu — ne saurait être
l'élément principal, encore moins unique, d'une
expérience où le plus intime de notre âme se
trouve engagé. Grelots de la rime, flux et reflux
des allitérations, cadences tour à tour prévues ou
dissonantes, aucun de ces jolis bruits ne parvient
jusqu'à la zone profonde où fermente l'inspiration,
où l'on ne perçoit, avec le Périclès de Shakespeare,
que la musique des sphères.

Avec cela, comment se peut-il que, de ces pro-


fondeurs spirituelles, quelques mots mis en leur
Place, le rythme, la rime, nous ouvrent soudain
l'accès,' et
que le poète, s'il veut faire passer en
nous son expérience poétique, doive recourir à des
moyens si grossiers ? ! Eh comment se peut-il
qu'une âme immortelle dépende étroitement de
l'argile qui l'emprisonne, et qui ne vit que par
elle?
Il semble toutefois certain que, dans cette col-
laboration paradoxale, les mots n'agissent pas
seulement et d'abord en vertu de leur beauté pro-
pre, pittoresque ou musicale. Nous nous offrons
à ces vibrations fugitives, si exquises d'ailleurs
que soient leurs caresses, non pour goûter le plai-

:
sir qu'elles donnent, mais pour recevoir le fluide
mystérieux qu'elles transmettent simples conduc-

;
teurs, plus ou moins précieux ou sonores, il
importe peu ou plutôt, conducteurs qui doivent
leur sonorité même et leur splendeur éphémère au
î

courant qui les traverse. Vous vous rappelez les


anneaux dont parle Socrate dans l'Ion de Platon
la pierre merveilleuse qu'Euripide appelle magne-
:
tis, non seulement les attire, mais encore leur com-
munique sa propre force attirante. Ce sont des
talismans, ou, des sortilèges, des gestes ou des
formules magiques, des charmes au sens preemier
de ce mot. Simple harmonie et nouée au sens dans
la prose, cette musique verbale devient, dès qu'elle
s'est imposée au poète, une véritable incantation.
«Magie suggestive », disait Baudelaire, sans
prendre garde que le pouvoir de suggérer, d'évo-
quer, s'adresse exclusivement à nos facultés de
surface, appartient à la prose pure. Contagion, ou
rayonnement,dirais-je, voire création ou trans-
formation magique, par où nous revêtons, non pas

:
d'abord les idées ou les sentiments du poète, mais
l'état d'âme qui l'a fait poète cette expérience
confuse, massive, inaccessible à la conscience dis-

comblent nos activités ordinaires ;


tincte. Les mots de la prose excitent,, stimulent,
les mots de la
Poésie les apaisent, voudraient les suspendre. Ils
nous détournent de ces ombres éblouissantes, que
notre impérialisme antimystique, suite du premier
péché, nous rend trop délectables, pour nous trans-
porter dans ces heureuses ténèbres, où les griffes
des trois concupiscences ne trouvent plus où se
prendre.
j
1
Magie recueillante, comme parlent les mysti-
quëS, et qui nousinvite à une quiétude, où nous
n'avons plus qu'à nous laisser faire, mais active-
¡ ment, par un plus grand et meilleur que nous. La
4 Prose, une phosphorescence vive et voltigeante,
qui nous attire loin de nous-mêmes. La poésie,
ll-firappeldel'intérieur^unpoidsconfus, disait
WordswÓrth,

:
une chaleur sainte, disait Keats, un
Poids d'immortalité sur le cœur an awful warmth
Qbout my heart, like
Amor, Pondus.
a load of immortality. —
— Ce poids, où veut-il nous pré-
Cipiter, sinon
vers ces augustes retraites, où nous
attend, où nous appelle une présence plus qu'hu-
maine ? S'il en faut croire Walter Pater, « tous les
arts aspireraient à rejoindre la musique ». Non, ils

médiaires qui lui sont propres, ;


aspirent tous, mais chacun par les magiques inter-
- les mots
notes; les couleurs; les lignes;— ils aspirent
les
OtIs à rejoindre laprière: -
ECLAIRCISSEMENTS

Il y a longtemps que je pense que celui


qui n'aurait que des idées claires serait
assurément un sot.
DOUDAN, Lettres, IV, p. 159. Cf. Ib.,
III, p. 119.
1

M. PAUL SOUDAY
OU •

LÉ MARTYR DE LA POÉSIE-RAISON

Des éclaircissements
?
drait-il pas Ce n'est
? Eh ! comment n'en fau-
pas seulement le plus beau
des sujets, c'est le sujet même de tous les sujets,
ce qui reste à dire quand tout a été dit, ce que
l'on sent bien
que nul ne dira jamais. On ne définit |
Pas la poésie pure. Faire comprendre pourquoi
elle est indéfinissable, et
que sa beauté essentielle J
est d'être indéfinissable, je n'ai pas cherché autre •
chose dans cette lecture
sous la Coupole.
Quand l'Académie m'a demandé de choisir
un
sujet pour la séance publique d'octobre, j'étais
ai, bout du monde, train de ruminer une pré-
en
ace pour le Paul Valéry de Frédéric Lefèvre.
leavais
sur ma table le Mallarmé de Thibaudet —
Propre exemplaire de Valéry et les Clartés
, SUr —
la poésie de Royère. Ainsi harcelé
par Lefèvre,
obsédé par Valéry, écartelé entre Thibaudet et
Royère, comment hésiter ? Je choisis la Poésie
pure. Mais la lettre à M. Doumic à peine partie,
je réalisai mon étourderie. Le sujet des sujets, et

!
en vingt minutes, et devant le premier auditoire

-
du monde Il me faudrait, de toute évidence,
ajouter à ces dix pages trois ou quatre volumes
d'éclaircissements.
En voici lepremier chapitre. Pour la composi-
tion des autres, je serais très reconnaissant à ceux
de nos lecteurs qui me feraient l'amitié de me
dire ce qui lesauraitsurpris, embarrassés, choqués
même dans la rapidè synthèse, fatalement un peu
tranchante ou simpliste, de l'autre jour: Il s'agit
bien d'humilier ou d'exalterma chétive personne
Ceux qui savent auront vu déjà que je ne fais
!
que réunir,filtrer, orchestrer les pensées d'autrui.

*
:
Quel pavé me tombé là tout d'abord
qu'il m'étonne
! Non pas
il était infailliblement prévu. Ne
me vient-il pas de-M.Paul Souday, qui me per-
sécute depuis longtemps, bien qu'il ne me veuille
aucun mal, pas même s'il faut l'en croire, à ma
robe? Sous un autre costume, il me trouverait à
peine moins absurde. Il souffre même de prendre.
!
ma religionen défaut. Eh ! quoi me criait-il un
jour avec une onction qui me toucha, oubliez-vous
que Dieu est le seigneur des sciences — Scien-
tiarum Dominus — donc de la raison ? C'est sa
façon ingénue d'argumenter. Mais sans bassesse.

pas mêler au débat ses


;
Il défend son petit panthéon, un peu vieillot ; ses
petites idées, un peu sommaires mais il ne semble
répugnances personnelles.
Du moins, il l'affirme. S'il lui arrive parfois d'être
assez désobligeant, c'est à son insu.
La critique littéraire n'est pas son rayon. Nous
sommes tous d'accord là-dessus. Il lui manque
le don premier, les antennes spirituelles, le sens
du - mystère, la poésie. Même dans son ordre
l'INTELLIGENCE
— il ne rappelle Fontenelle ou
-
Bayle que d'assez loin. Le char ailé de Voltaire
métamorphosé en tank.
Mais il a une certaine vigueur pesante et une

!
simplicité épanouie qui ne sont pas sans agré-
ment. Et quelle agile maîtrise Une lecture rapide,
cinq minutes de méditation l'ont trouvé prêt à
tirer mon discours au clair, à l'exposer, à le juger,
!
à l'exécuter, et, ma foi le mieux du monde.
!
Non qu'il ait compris, ce qu'à Dieu ne plaise
Ni même qu'il ait confusément senti qu'il ne com-
prenait pas. Mais justement, il apporte, il déploie
à ne pas comprendre une justesse, une robustesse,
une précision, une franchise admirables. Il ne
s'amuse pas aux menues querelles d'à côté, ni-
gaudes, piétinantes, qui laissent la vraie question
intacte. Il tombe d'instinct, et de tout son poids,
avec une sûreté héroïque sur la méprise fonda-
mentale, où, d'ailleurs, je l'invitais diaboliquement.
Mieux encore qu'un long et beau contresens, son
articleest la réaction spontanée, massive, invin-
;
cible de tout son être l'arrêt brusque, et plein
d'horreur sur le seuil d'un monde qui n'est pas le
sien et dont il ne veut à aucun prix.

M. Paul Souday se rend vaguementcompte que


peut-être il yvade tout. Assurément, il est très
sincère lorsqu'il me présente aux lecteurs du
Temps sous les traits d'un féroce maniaque oscil-
lant entre l'humour et l'illuminisme. Par moments
toutefois je l'inquiète pour de bon. Hier je lui ai
fait une grosse peur. «M. Bremond, écrit-il, en-
core frissonnant, voudrait nous infliger sur l'autel
du mysticisme et du mystère. d'abominables mu-
! !
tilations ». Mais non Mais non Ce que je veux
est tout à la fois moins sangùinaire et plus grave.
Je veux savoir si, d'aventure, le rationalisme blindé
où se complaît M. Souday, et avec lui, ceux qui
l'applaudissent, ne serait pas une mutilation et
mortelle, une atrophie, si vous préférez. C'est là
tout le problème de la Poésie pure, tout le sujet
de nos Eclaircissements.
;
J'ai dit qu'il excellait à ne pas comprendre
dois le prouver. Parce que je soutiens —„ et tout
je

se ramène là, en effet — que poésie n'est pas rai-


son, il me reproche de « jeter l'anathème à la rai-
son ». Non, pas plus qu'à l'oreille, quand je cons-
tate qu'on n'entend pas avec les yeux. Prenons un
autre exemple, et qui est ici plus qu'un exemple.
Une série d'analyses m'ayant démontré que, d'une
part, il n'est pas impossible qu'un théologien émi-
nent manque tout à fait de vie religieuse, que,
d'autre part, il se rencontre des âmes profondé-
ment religieuses qui manquent tout à fait de théo-
logie, je conclus sans hésiter de ces deux séries
extrêmes d'expériences, que religion et théologie
cela fait deux, sans contester pour si peu les rela-

:
tions nécessaires qui existent entre religion et théo-
logie. Ainsi de la poésie et de la raison elles se
distinguent toujours, elles s'ignorent quelquefois, j;
1

elles ne sont pas ennemies. ;'


Cette objection centrale, solaire, éblouissante,
qui saute aux yeux, et que je n'avais pas pu ne
Pas prévoir, c'est toute la philosophie de son ar-
ticle. Mais ce néant, M. Souday l'orchestre de la
façon la plus savoureuse.

La poésie, dit-il par exemple, doitêtre musique


Par l'élimination.

Recueillez-vous, je vous prie.


Par l'ÉLIMINATION DU PROSAÏSME.

Par où l'on voit que Molière n'est pas l'idole


la plus vénérée de
son panthéon. Est-ce là une
simple distraction
tinctive de ce
? Non, c'est la dialectique ins-
farouche «intellectualiste
».
Ayant écrit, il y a déjà longtemps, dans un
article sur Sainte-Beuve, que le goût était autre
chose que la raison, M. Souday,
fondre, avait pris les mêmes
armes :
pour me con-
Mais tout au contraire, m'avait-il répondu, le goût
C'EST LA RAISON DÉGUSTANT LES ŒUVRES D'ART de
même que l'Athena Promakhos, c'est la raison armée.

Voici plus curieux encore, et plus pathétique :


La poésie, déclare-t-il, s'ajoute à la raison, mais
ne la nie pas.
! !
Tiens Tiens Si elle ajoute à la raison c'est
qu'elle n'est pas la raison. 4

Elle est PLUS QUE RATIONNELLE et non irrationnelle.

Ce disant, comment ne voit-il pas qu'il vient de


s'infliger, sur l'autel du mysticisme, la plus abomi-
nable des mutilations ? Si la poésie est plus que
rationnelle, c'est donc que la raison n'est -
pas la
seule lumière de l'homme c. Q. F. D. j
Avec tous ceux qui lisent poétiquement les poè-
tes, j'avais remarqué que, pour sentir le charme
d'un vers, d'un lambeau de vers, pas n'est be-
soin de connaître le poème où ce vers, celambeau
se trouvent.

La fille de Minos et de Pasiphaë

« Exagération », me répond M. Souday. «Si


vous ne saviez pas qui sont le père et la mère
de Phèdre », ces magiques syllabes vous laisse-
raient froid.Ici, manifestement, je n'ai plus qu'à
m'incliner. Il est ainsi fait. Cette généalogie le met
ei1 extase. Nous autres pas. Quand je
,que nous n'habitons
pas le même monde !
vous disais
Encore s'il observait les lois de son monde géo-
métrique, lesrègles du Discours de la méthode
encore si, dans le domaine desfaits tangibles,
Palpables, il n'affirmaitrien qu'à bon escient. Est-
; -

à
Ce bon escient qu'il peut déclarer Poe et Valéry
f.tes plus intellectualistes des poètes ? » Le sont-
il8 en tant
Et même que ?
poètes Toute la question est là.
en tant qu'analystes, leur intellectualisme
est-il spécialement rationaliste ? Pour Valéry,
c'est un auteur difficile. Tour à tour et tout
en-
semble, M. et Mme Teste. M. Souday perdrait son
gre,è à tenter de s'y reconnaître. Mais où diable
a-t-ilpris Edgar Poe en flagrant délit de rationa-
lisme?
Jouvre au hasard The Poetic Principle
traduis
La' au galop. >
- etje
grande hérésie moderne est de faire de la
ente
V
l'objet suprême de laPoésie. Entre Poésie
et Vérité, nulle- sympathie. Avec
ce qui est indis-
pensable au chant, la Vérité autrement dit la
Raison faire. —
— n'a rien à Folie de vouloir ré-
concilierthe oils and waters of Poetry and Truth.
e must be blind indeed— il n'entend rien à nos
Mystères,
celui qui ne voit pas qu'entre le vrai, qui
estl'objet de la raison, et le poétiqùe, il
mur, un abîme de différences
a
y un
— who does not
perceive théradical and chasmal différences bet-
ween the truthful and the poetical modes of
inculcation. »
Les Marginalia redisent, de vingt façons, les
mêmes choses.
II

ENCORE LE MARTYR.

Ecce iterum C. Je m'étais bien promis de ne


plus le lire, mais pouvais-je prévoir qu'il m'exter-
minerait
une deuxième, une troisième fois, et jus-
clu à
une quatrième, et à cette quatrième fois en
anglais ?
Dans la deuxième réponse qu'il m'a fait l'hon-
neurdem'adresser réponse qui transpose seu-

lement sur le mode irrité les affirmations de son
premier article,M. Souday veut bien prendre
g* la déliquescence de mon cerveau. Lisez plu-
en
tôt :

Parce
que nous avons reconnu qu'il y a, dans la
poésie, quelque chose de plus la raison, M. Bre-
que
nond nous attribue cette concession que la raison
ne serait pas la seule lumière de l'homme.
Parbleu, s'il plus d'une lumière, il y a en
b' y a
bien au moins deux.
Il continue:
!
Que d'équivoques La raison est la seule lumière
pour la connaissance proprement dite: dans la poé-
sie, labeauté s'ajoute àla raison, mais ne la nie pas
et n'en est même qu'une illustration et un épa-
nouissement.

Je ne vois là que des mots, et qui ne veulent


absolument rien dire, s'ils ne répètent confusé-
ment ce que nous avons avancé nous-mêmes. Si
M. Souday fait, et (du moins à première vue) jus-
tement de la raison «la connaissance proprement
dite », ne semble-t-il pas voir, dans la poésie un
autre mode de connaissance (même si l'on refuse
de la qualifier poétique, mystique), distincte de la
raison ? Cette « beauté », pour parler sa langue,
«qui s'ajoute à la raisons,nepeut pas ne pas
être autre chose que la raison. « Illustration. épa-
nouissement ». Encore des mots, et qui pisest, des
métaphores. Qu'est cet épanouissement ?
; Le déve-
loppement normal de la fleur au fruit de la phi-
losophie de Descartes à quelque épopée restée
inédite? Ou bien le miracle, un lis piqué soudain
sur un potiron. Mystère ? On dirait que M. Sou-
day ne voit même pas la difficulté.
:
Enfin savourezsa,dernière ligne « M. Bremond

? ;
nous fait penser aux fétichistes nègres et aux der-
viches tourneurs » Raison, je ne sais mais poé-
sie, cela est certain, quoique naturellement un peu
noire. i
M. Bremond, avait-il écrit, a si bienélucidé,
dans son discours, la notion de poésie pure j
~! sentait lui-même, trois jours après, la nécessité
de
conducteur de char en détresse :
nouveaux éclaircissements. Il vocifère comme un
ce n'est pas notre
Préfèrerait des raisons
micien
;
faute s'il s'est embourbé. Au lieu d'injures,
mais le plus bel acadé-
ne peut donner que ce qu'il a.
on

Quel jour
ouvre-t-il pas sur sa façon de philosopher !
presque nouveau M. Souday ne nous
Ainsi,
pour n'avoir pas éclaici, résolu, épuisé, en dix
Pauvres pages, une question qui reste en suspens
depuis la Poétique d'Aristote, je lui parais disqua-
h!lé. Ce
n'est pas trois jours après le discours,
c'est plusieurs semaines avant, et lorsque
ce dis-
cours n'était même commencé que j'ai deman-
dé pas
éclaircissements,
à Maurice Martin du Gard, pour une série
l'hospitalité des Nouvelles.
on ambition n'a été que de provoquer, par un
exposé rapide et tranchant, la discussion autour

solu.
d'un problème
d'avance que je savais, que je déclarais
ne pouvoir jamais être entièrement ré-

Passons la troisième extermination, qui dé-


sur
r
111ünÜe
avec évidence que M. Souday et moi ne
0ns Pas la même langue, et arrivons au
morceau publié dans la New-York Times rare
Book
du 29 novembre 1925. Il y résume, il
renforce
r y
s. pour l'étranger ses trois scolies antérieu-
Je traduis aussi littéralement
que possible sur
latraduction américaine, sans me flatter de re-
trouver l'élégance vigoureuse du texte primitif.
M. Bremond est un pur mystique. La raison est sa
bête noire. Il ne veut pour guide que l'inspiration
d'En-Haut. D'après lui, on doit expulser de la poésie
toute espèce d'idées, de sentiments et d'images. Il
appelle tout cela «Poésie-Raison », et préfère de
» !
beaucoup la « Poésie-Musique — encore un de ces
méchants mots qu'il se plaît à forger — bien que
celle-ci même, il l'estime insuffisante. Il tient que ce
qui provoque en nous l'état poétique, c'est unique-
ment le son du vers. Au sens, il n'attache aucune

absolutely wrong;
importance. Il se trompe du tout au tout. (He is
intraduisible en français poli.)
Enfin il conclut que la poésie pure consiste en un
« fluide mystérieux », qui transfigure les mots vides
ou pauvres de sens, et qui nous fait communier avec
l'infini, ou même avec Dieu. Personne, parmalheur,
ne sait de quoi est fait ce «fluide mystérieux », et
personne ne croira jamais que, pour communiquer
avec ses créatures, Dieu ait recours à des mots vides
de sens. Suppression de toute activité intellectuelle,
le mysticisme, tel que le conçoit M. Bremond.
Ceci est une concession aimable, eten quelque
sorte, patriotique, aux susceptibilités américaines
en matière religieuse. Mieux vaut, en effet, qu'on
ignore là-bas la vraie pensée de l'illustre critique
du Temps sur le mysticisme, sur tout mysticisme.
C'est bien le cas de le dire, M. Souday, quand il
voyage en Amérique, met de l'eau dans son
whisky. Régime mi-sec, Le mysticisme donc, tel
que Bremond le conçoit,
mènerait droit
aux gouffres du matérialisme. Quoi,
en effet, de plus matériel
que des mots «vides de
sens » ou
electrique ?
qu'un fluide, tout voisin apparemment de
Non, non, ce ne sont pas des courants
tectro-magnétiques qui donnent leur
aux mots
eur de poésie, c'est l'harmonie immatérielle va-
et ra-
tionnelle de la musiqùe verbale et de la pensée !
« correspondant» modèle, et une
Voilà
Torique un
eprouve
bien
une
! Ce n'est pas que je
renseignée
sorte de volupté, perverse peut-être,
a traduire
cette avalanche de contre sens massifs,
toujours les mêmes et néanmoins toujours impré-
vus. Oh je savais bien d'avance la traver-
!
See Paris-New-York
que
n'allégerait pas l'obésité con-
genItale de cette pensée. J'espérais toutefois qu'il
énoncerait enfin à proposer
une théorie de son
cru: « Harmonie immatérielle et rationnelle,. etc.,
c- ». Auprès de ces grands mots, la chanson Or-
ans, Beaugency semble riche du plus beau
Avec sens.
cela, je n'ai pas besoin de rassurer nos amis
dAmérique. L'Etoile verte de Chicago a publié,
ns son numéro de Noël, une traduction de mon
Scours\ On a pu y constater dès les premiers
ots que M. pauj Souday n'a pas même pris la
Peine de
me lire. Voyez plutôt :
ents
il
111
Aujourd'hui,
a nous :
ne disons plus dans un poème,
y de vives peintures, des pensées ou des senti-
sublimes ; il y a ceci, il y a cela, puis de l'inef-
1.
t'Oll
^~Je besoin d'ajouter
que ce journal est une créa-
de ma fantaisie ?
:
fable. Nous disons il y a d'abord et surtout de l'inef-
fable, ÉTROITEMENT UNI D'AILLEURS A CECI ET A CELA.
aux pensées, aux sentiments, aux images. Quelle
affirmation serait plus catégorique, et en même
?
temps, plus limpide Aux Américains d'apprécier,
comme il leur plaira, la critique de M. Souday.
Usant d'une métaphore commode — laquelle,
après tout, n'en déplaise à l'immatérialisme éthéré
deM. Souday, n'est pas qu'une métaphore, puis-
que enfin tous nos sens, toutes les fibres de notre
corps participent aux émotions de la poésie — si
j'ai comparé au courant électrique la force mysté-
rieuse qui donne aux mots de tout le monde ce
caractère indéfinissable que nous appelons poéti-
que, les esprits les moins éveillés auront compris
d'abord qu'une telle force ne vibrait pas dans le
vide. Nécessairement elle s'applique, elle s'ajoute
à de certains éléments, elle traverse, elle pénètre
un certain milieu, les idées, les images, les senti-

ne canonise pas le non-sens ;;


ments qu'elle poétise, si l'on peut ainsi parler. Je
je me borne à cons-
tater qu'il ne détruit pas irrévocablement le charme
de tel poème où il s'est glissé ce qui me permet
de conclure que, même du plus haut poème philo-
sophique, le charme proprement poétique ne réside
pas dans le sens. Ou encore, je constate avec Flau- -
ber qu'« un beau vers qui ne signifie rien est supé-
rieur à un vers moins beau qui signifie quelque
chose ». D'où je conclus, non pas qu'il est, désira-
ble qu'un vers ne signifie rien, mais simplement -
que, ce qui rend un vers poétique, ce n'est pas le
4"! qu'il
d' ailleurs,

son mérite
;
exprime. Je n'exile pas le sens, lequel,
reviendrait au galop je lui laisse tout
propre, sa fonction normale, qui doit
etre- ne croyez-vous pas
niais j'affirme, et
? — de signifier;
sans de gros efforts de subtilité,
que> banal
ou splendide, peu importe, pris ensoi,
a l'état de
sens, de matière intelligible, il ne pré-
Sente absolument rien de poétique, puisque enfin
Ce caractère d'intelligibilité qui fait tout être,
1 le
son
conserve également, et, qui plus est, à l'état
Presque pur, dans la plus prosaïque des
En face des deux textes
apportez-moi pantoufles»; :
que voici
«
proses.
«Nicole,
Mais où sont
es neiges d'antan mes
? », ma raison procède de la
même manière
sens de ces mots : ;
:
elle
notions qui leur répondent
saisit
— apprehendit —
Nicole, pantoufles, neiges, les
après quoi ellesaisit,
le

elle noue le
eront former
aut, elle raisonnera
elle fait
un jugement, une phrase ;
lien logique par où ces mots se trou-

plus avant là-dessus. Bref,


s'il le

OUdnez-vous son métier de raison : elle comprend.


qu'elle se pâmât ? Ce n'est pas dans
ses moyens. Si donc l'expérience
a nous montre que
Première de ces phrases, une fois comprise,
nous laisse dans
notre état normal, au lieu que la
sel°nc*e'
une fois comprise, elle aussi, et même,
fa^11 moi,
avant qu'on l'ait comprise pleinement,
é{It Passer
en nous un certain frisson, le moyen, je
vous le demande,
d'attribuer ce frisson à la joie
que nous
Pas aussi bien
procure l'acte de comprendre ?
compris la première que la se-
N'ai-je
?
conde Que : ne l'ai-je pas beaucoup mieux
dis-je
comprise, ayant épuisé d'abord et vite
assez
sens très précis, très limité qu'elle renferme ?Sur
le

un homme qui ne serait que raison, ces deux


phrases produiraient le même effet, à cela près
qu'il trouverait une satisfaction plus entière dans
la première que dans la seconde. Me direz-vous
que le contexte ajoute un certain halo comique à
?
la première, mélancolique à la seconde Oui, sans
doute, et voici, de ce chef, proposée à ma raison,
une nouvelle série d'exercices, plus compliquée que
l'ancienne, mais du même genre. Elle cherchera,

comique ;
par exemple, à expliquer pourquoi M. Jourdain est
à propos de quoi, si elle est dans ses
beaux jours, ou si elle vient de lire un article sti-
mulant de M. Paul Souday, elle bâtira une disser-
tation sur le rire.

*
**

Mais elle ne rira pas. Comment ferait-elle ? Par


définition, elle est celle qui comprend, non celle
qui rit. Intelligente
si eile ne l'était pas
-? !
et juste ciel que serait-elle
— elle arrivera ensuite avec
plus ou moins de peine à saisir que Villon s'apitoie,
dans sa ballade, non pas sur les neiges disparues,

même jusqu'à remarquer, -


mais sur la ruine inévitable de toute chair. Elle ira

! tant sa perspicacité
est aiguë — que cette ruine est quelque chose
de déplorable. Pleurera-t-elle pour autant ? Elle
:
ne saurait, Allons plus loin si, au lieu de cons-
tater que ces anciennes dames n'ont pas laissé
plus de traces de leur passage ici-bas que les
neiges de l'an passé, il s'agissait pour la raison de

reliées par un verbe :


donner son adhésion motivée à ces deux notions
Je vais mourir, elle ne
frissonnerait pas davantage. Mais gardez-vous
bien de lui reprocher son apathie. Si elle manque
à ce point d'humour, de tendresse, de poésie, c'est
tout bonnement, d'une part, qu'elle a pour unique
objet l'intelligible, et que, d'un autre côté, l'intel-
ligible, n'est ni amusant, ni émouvant, ni poétique.
Il est ce que la raison peut comprendre, contrôler,
construire, déclarer vrai ou faux dans une phrase
donnée ou dans un système de phrases.
M. Paul Souday veut bien nous apprendre qu'il
n'est pas de vers qui ne signifie quelque chose.
Rationalisme honteux. Je veux moi, que chaque
phrase d'un poème, en tant que phrase, née de la
logique et de la grammaire, n'ait qu'un sens uni-
que accepté par un oui, ou rejeté par un non. Otez
ce oui ou ce non, il n'y a plus là pour la raison que
de l'air battu. Qu'elle s'attaque au poème le plus
lyrique, je la défie bien d'y découvrir un atome
de couleur, d'émotion, encore moins, s'il est pos-

jugements;
sible, de poésie. Elle n'y verra qu'une suite de
trente, cinquante affirmations ou né-
gations. Ces jugements n'arborent pas tous leur
insigne, je veux dire leur verbe, leur oui ou leur
non. Il en est de sournois, de recroquevillés, d'im-
plicites, de présupposés, de suggérés., mais enfin,
M. Souday aidant, ou n'importe quel logicien, il
faudra bien qu'ils se montrent dans leur nudité
grelottante de jugements. Une fois dépistés, tirés
de leurs cachettes et mis en procession, vous au-
rez épuisé le contenu du poème, sans qu'il reste un
seul mot que la poésie puisse dire sien.
Un jour, j'accompagnais le bon archevêque
d'Aix, Mgr Bonnefoy, sous les platanes du Cours
Saint-Louis, quand nous vîmes venir à nous un des
professeurs du Grand-Séminaire, brandissant un
rouleau de papier qu'il semblait — je suis très
myope — approcher de ses lèvres comme une

se penche vers moi :


trompette. Déjà tout amusé lui aussi, Monseigneur
«Regardez-le, il m'apporte
l'Encyclique Pascendi, qu'il a juré, ce matin, de
mettre en tableau synoptique. » C'était bien cela,
en effet. Quand il nous eut rejoints, le digne hom-

répétait triomphant :
me, étalant son petit papier, zébré d'accolades,
«Elle est toute là» Aux!

yeux de la raison, un poème n'a rien qui le dis-


tingue essentiellement d'une encyclique. Il est com-
me elle, et il ne peut être qu'une suite d'affirma-
tions ou de négations. Mettez l'Iliade en tableau

aurez fini, dites hardiment


Le reste, le concert,
:
synoptique, — rien de plus facile.; et, quand vous
«Elle est toute là, »
la couleur, l'émotion, la.
poésie, c'est nous qui l'aj outons au poème, nous,,
dis-je, si nous avons invité à le lire nos puissances
de vision, de sentiment et d'intuition. Laissée à
elle-même, ettelle qu'elle se présente à l'examen
de la raison, une œuvre, quelle qu'elle soit, n'a
;
rien de poétique elle n'est qu'un tissu de juge-
ments, et l'on sait bien que tout jugement, même
Porté sur des choses concrètes, est abstraction,
que toute abstraction est prose. Encore un mou-
choir rouge tendu à M. Paul Souday ; il répétera
demain aux échos des deux mondes que,
pour
M. Bremond, il n'est plus de poésie, même dans
Homère.

tique
,
;
Qu'on me pardonne cette débauche de dialec-
autour d'une poignée de truismes elle m'a
day est ;
paru nécessaire. Oh ! j'entends bien que M. Sou-
un cas extrême je voudrais pouvoir dire
unique ; pourquoi des maladroits m'en ont-ils
Peché ? Mais laissons le enfoncer à
em-
coups de poing
des fenêtres béantes et résignons-nous à piétiner
devant la porte d'ivoire, attendant qu'elle s'en-
tr'ouvre.
III

TÉMOIGNAGE DES POÈTES


LE

j'ai reçue de Fagus et


Une splendide lettre que
regrette de pouvoir donner ici tout en-
que je ne
le «mystère du poète»,
tière. Qui nous éclairera
si ce n'est le poète
sur
lui-même ?
bien
Fagus
fait.
n'a
La
pas pris
poétique
la peine de me lire, et a il
les Tes-
Salisbury figure pas dans
de Jean de ne
do-
Pour faire le tour de son
taments de Villon. consulter
n'a besoin de
maine, un propriétaire pas
le plan cadastral.
parlez de poésie pure, me dit-il, et je n'en
Vous digne de ce nom.
connais pas d'autre du moins @

effet que j'aurais dû


A merveille. Voilà en ce
lieu de le réserver pour notre
affirmer d'abord, au
CCIIIe Eclaircissement.
l'impur dans un poème
ou elle est toute pure ou
;
Il ya
mais
elle
toujours
la poésie
n'est pas.
du pur et
elle-même,
Dès
elle
de

qu'elle
divinise
paraît, elle poétlse, si l'on peut dire,
les éléments impurs
qu'il faut bien qu'elle s'an-
nexe : idées, images, sentiments,
toutes choses
Prosaïques, selon moi, par définition.
luiest
Tout idées,
PPeennssées,
rythme, dit-il encore, rythmes de
images, sentiments, sensations,tout
Qluui»est
un au fond.
Certesun,
-
devient que
ouidès«tout qui est un *' ou plutôt qui
emparée,
comme la poésie s'enest
tout devient rose au crépuscule du matin.
Avant cette
aurore, avant cette sorte de trans-
paru! nen oude
mutation
à
si comme il arrive
du COurant
prose
trop
;
la mainmise, tous ces éléments ap-
après, ils sont poésie.
Et
souvent, l'action unifiante
poétique vient à s'interrompre, cesdi-
vers
reté congénitale.
honsdanslespoèmes
la
éléments retombent
Ainsipour plupart
aussitôt dans des
leur transi-
impu-
narratifsoudanslesodes
psejT
pure Spoemesnarratifs
°~C,aSSiques-NuncPater^neas
Æneasestprose
est prose
Ilesttemps de passer au funeste
Où la triste Vénus moment
trèsaPParentdelafatigue.
t
Cette'
doit quitter son amant.
rapide platitude, écrit Valéry,
est un signe
Plus pass^
rantnequefatigue, c'est la maiadie du sommeil.
plus.
-'sa.II
Ireest vrai que, dans les vers, tout qui
à ce
dire est presque impossible à est néces-
bien dire.
-
firait
aIt a du Valéry des grands jours Et !
prouver que les démarches de la
qui suf-
poésie
ne sont pas celles de la raison. Cette nécessité, du
reste, si c'est votre propre inspiration qui vous

suivra tôt ou tard


jamais.
;
l'impose, le «bien dire », le dire poétiquement,
si c'est la seule logique,
-

Il est temps de passer au funeste moment.


Notez-le bien : ce que nous reprochons à ce
vers, ce n'est pas, à proprement parler, sa laideur.
Il y a, écrit J. Boulenger, de « beaux vers ». qui ne
sont pas poétiques. car ce n'est pas l'éloquence.,
ce n'est pas même la seule beauté de l'image qui fait
le caractère proprement poétique du vers. Tel
alexandrin,admirablement imagé. comme

est beau d'une beauté prosaïque


beau vers, c'est une belle phrase1.
;
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles.
ce n'est pas un
Aussi bien, préparons-nous, mon cher ami,
J. Boulenger et moi, une collection «Arc-en-ciel»

indéniable! les
desprincipaux poètes, recueil dont l'originalité --

aux épidermes
— sera précisément de rendre sensible
plus épais le passage du courant
1. Mais l'Art est difficile, 1re série, p. 59. Les. suppri-
mentles passages qui m'amèneraient àme battre avec
J. Boulenger. Duel commencé dans ma lecture, et que
nous reprendrons à la première heure. Pour lui «Ie
caractère proprement poétique» est dans «la musica-
lité » du vers. Quant à l'exemple choisi par Boulenger, oe
peut discuter. Pour moi je croirais plutôt avec lui que
la beauté de cette admirable ligne est éloquente plu-
tôt que poétique. Robert de Souza est d'un avis contraire.
Mais peu importe.
^°uge-feu J
Poétique. Les
;
vers poétiques seront imprimés en
les prosaïques, en noir ceux que tra-
verse un courant à peine perceptible,
en jaune1.
*
**
Mais revenons à la étincelante
Ue prose de Fagus.
mets entre crochets les phrases contestables
qu'il serait trop long de discuter.)
[Tandis le roman, l'histoire même, et autres.
rivent des êtres et des choses], la Poésie
que
chh science d'exprimer les rapportsdes est l'art
comme
p«e,
êtres et des
seraient, mais de façon moins essen-
[l'Architecture] et la Musique. Cela situe ht
E:oesie
lIe au-dessus de tout, [avec les Mathématiques.
rapport,
est une Méta-mathématique]. Tout lui étant
tout lui est rythme. [La poésie française

Qu'pii
:
est la poésie
ser, peser ellepar excellence, la poésie complète. Pen-
pense, compte et mesure]. Bien
use du nombre [autant que l'antique et
sans nombre, point de
lsooélément vraie poésie -] —
et du timbre,
profond reste la mesure]. [Par suite],
la rime.
Que, [combinée(?)
f
fee ou riche discrète,
ou
au timbre], cette rime se mani-
ou secrète, extérieure ou
in"116'
s'atténue
rOde jusqu'à jusqu'à l'assonance, sesous-en-
tlès
l11e,
:
qUe subsiste cette colonne vertébrale :
paraître s'annuler, cela n'importe pas,
un ry-

w armature à cette moelle le rythme intérieur.


Cerythmeintérieur,
rythme d'une pensée(?), pro-
que, si les vers sont intraduisibles en soi,
piffoeque
1.J,",'al.s parié
que ce paragraphe — simple fantaisie
<nelepari. serait pris au sérieux par plusieurs. J'ai
lapoésie demeure le langage universel. Quand Ho-
mère nous apporte la plus vieille et illustre des ima-
ges,pourquoi persiste-t-elle à subjuguer, même qui
?
n'entend pas le grec Même nous tous qui apprîmes à
la laïque que les doigts ne sont pas de roses et que
l'Aurore (n'étant d'ailleurs pas déesse) ne possède
pas plus de doigts que l'Orient de portes.
Et quand Shakespeare dit de la femme : Perfide
comme l'onde, nous savons l'onde n'être pas plus
perfide que non-perfide, et la femme n'avoir pas plus
à démêler avec l'onde que l'Aurdre avec une femme.
Quel mystère nous a circonvenus ? Celui-ci : Ho-
mère et Shakespeare ont inventé des rapports.
[L'arithmétique vulgaire s'avoue impuissante à opé-
rer sinon sur matières identiques(?)] La poésie, [mé-
ta-mathématique, identifie(?) des matières inatten-
,
dues] elle leur découvre des rapports réels, auxquels
le commun des humains n'eût songé jamais, et dont
après il confesse l'évidence et la nécessité. La poésie
ne vit que d'évidences.
Le vers de Victor Hugo :
L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle
témoigne combien la poésie constitue un idiome à
part de tous; où les mots, à travers leurs sens usuels,
révèlentun sens nouveau, inédit, supérieur, surna-
turel et nécessaire. Quand Stéphane Mallarmé décla-
rait :« Les mots, enfin, dirent ce qu'ils voulurent»,
ce n'était, ce me semble, pas exactement cela. Les
mots disent ce que, à SON INSU MÊME (parfois) (c'est
moi qui souligne) le POÈTE LEUR INSUFFLE sans sa

;
volonté, ou la dictée de son démon. Certes, l'ombre
non plus n'est ni nuptiale ni autre chose se conten-
tant d'être l'ombre, où nul ange ne circule, même
d'ailes bleues, qu'aussi bien nos yeux ne distingue-
raient guère !
Seulement, ce FLUX SONORE AGENCÉ,
INDUIT L'AUDITEUR en l'inquiétude
amoureuse que
voulait et subissait à la fois le patriarche de Guer-
nesey, artisan et maître de son verbe, même alors
qu'esclave de ses vieilles passions.
Ainsi la pensée du poète est double, tel un reflet
SUr l'eau
Ceci nous importe, qu'à travers telle pensée
•••
Poétique une fois admise, nous épousions la pensée
iTIME de son inventeur, et qu'elle fructifie en nous.
St,
mon Dieu, autant en va de l'humble et immortel
bonnet d'Arvers, tant la règle est générale.
Bref, dès qu'il s'agit de poètes nés, peu importe
le verbe
que leur saint esprit leur insuffle. IL COM-
PORTE NÉCESSAIREMENT
LE MOT ADEQUAT. Que tels
fraternisent la laisse de Théroulde ou l'alexan-
Qnn de Racine, avec
ou toute espèce de vers libre ou re-
nouent au lyrisme médiéval (nos grands Symbolistes)
011, s'ils l'osent, renouvellent le d'or
sonnet de Mal-
ariTié,
OUjOurs

quIl
ou
-
s'inventent quoi que ce soit d'inédit — c'est
inédit dès qu'un génie y préside dès qu'il
y apensée, il
y a rythme, conditionné parelle; [dès
y a rythme, il y a rime, conditionnée par lui ».]
Comment s'émet la poésie ?. Le poète,
f
financier, comme le
tout. en
veillecontinuellement à vaquant aux devoirs quotidiens,
rne son art. Quoi qu'il éprouve,
externe, il le traduit en images, idées,
neu
rvyH",mes.

rès
ou
tréfonds :
Qu'il transcrit, ou bien laissedéposer en
non «subconscient
p conscient. Fond de son tiroir. » attention, mais
à peu, graduellement, tels, puis tels surgeons
prennent racine,
forme, ordonnance. A un moment,
1.D'a.P.t*es
ya
y sapensée
chose
moi, cc n'est pas ma pensée qui est double: il
paroù, — qui,
cettepensée
en soi, resterait prose; il y a autre
devient poésie.
une « pensée »(?) se précise, se déclenche, d'autres
une grappe. Dès cet instant, l'artisan a conçu l'as-
:
pect, l'étendue, et tout d'abord le rythme de la pièce

Quoi
si, donc
!?
future1. Il la pourrait dire achevée.

HORS D'ELLE, PLUS DE POÉSIE Un poète


!
?
l'inspiration n'existerait-elle donc pas Que

:
s'en est expliqué pour tous, dans une définition digne
du mathématicien qu'il était Napoléon. «L'inspi-
ration est la solution spontanée d'un problème lon-
guement médité. »
, *
sH*
Ces excellentes pages, qui malheureusement
simplifient trop à diviser et à juxtaposer au lieu
d'entrepénétrer les éléments de leur analyse, m'of-
frent la première belle occasion d'éclaircir ma
pensée. Car avec les poètes, comme trop souvent
avec les critiques, professionnels,— nous venons
assez de le voir, — l'on n'a pas à craindre de pié-
tiner surplace, de rester en deçà de son sujet.
Ces pages de Fagus nous font toucher du doigt,
une fois de plus, la difficulté contre laquelle nous
nous heurterons toujours. La définition napo-
léonienne de l'inspiration, par exemple : elle dit
ce que l'inspiration nous apporte - la solution
soudaine d'un problème — mais sur l'inspiration
elle-même, elle nous laisse dans la nuit. Rien
;
qu'une lueur, infiniment précieuse, du reste cette

trouvée:
solution, le seul travail de la raison ne l'a pas
il a fallu qu'intervîntune activité d'un

1. Il me semble que ce rythme premier n'est pas, ne


peut être «conçu». Il est donné dans l'inspiration elle
'même, de laquelle je ne comprends pas qu'on le distinque-
autre ordre. Vous avez reconnu au passage, et
salué avec plaisir la vieille théorie évidente sur la
Poésie créatrice de rapports nouveaux. Et moi
comme vous. Mais des rapports de ce genre, la
Prose peut en créer à chaque minute. Et qui sait?
Plus la poésie serait haute moins en créerait-elle.
C'était l'avis de Ruskin, dans son fameux cha-
pitre
sur la Pathetic Fallacy (Modern Painters, III).
A l'origine de toute activité poétique, Fagus
place un «rythme intérieur ». Pourquoi ajouter
aussitôt «rythme d'une pensée », alors qu'à dé-
clencher et à régler le rythme d'une pensée quel-
conque, même sublime, la simple logique c'est-

à-dire la ?
prose — suffit Pour moi, ce rythme
intérieur, c'estl'expérience poétique elle-même,
impression, l'inspiration, la saisie immédiate et
massivede ce réel qui échappe à la prose.
De Villeneuve-lès-Avignon, un jeune instituteur,
qui est aussi gentil poète, M. Raymond Christo-
flour, vientà mon aide avec des Réflexions sur la
poésie où il distingue, beaucoup mieux que Fagus,
dans les divers stades de la création poétique, la
cause.profonde unifiante.Après avoir spirituelle-
Il va
tout de suite au cœur du problème :
ment rapproché des vers de Coppée et de Boileau,

J'appelle ces ;
lignes de la prose rimée je répugne
invinciblement à les appeler de la poésie. Je
ne suis
Pas le seul. Et la question n'est pas nouvelle. Qu'elle
ne soit point
encore résolue, cela marque la pente
naturelle de certains esprits à prendre le signe pour
objet, et à
se mettre paresseusement d'accord sur
les apparences. Si l'on osait pousser jusqu'au sens

:
profond, on saisirait peut-être des réalités plus subs-
tantielles, on verrait sous ces mots prose et poésie,
non seulement les deux mécanismes de l'expression
verbale, mais les deux tendances rivales de l'esprit
humain, les deux modes de connaissance qui les ont
créées.
L'une de ces tendances s'efforce de réduire le
monde en idées claires. Son moyen, c'est l'intelli-
gence. L'univers brut, complexe, ténébreux, tel qu'il
est livré à nos sens, est par elle émietté en éléments
distincts et reconnaissables.
Mais il n'y a pas que des idées claires et distinctes
dans la nature et en nous-mêmes.
Et mon fervent correspondant ne croit pas
comme Fagus que, pour résoudre la question de
la poésie pure, le poète pourrait se faire le spec-
»
tateur de lui-même, analyser, « émietter sa créa-
tion comme n'importe quel travail. Il ne s'imagine
pas «très conscient. en son tréfonds », et il se
met au centre de l'expérience :
Assis au milieu du jardin, devantle cièl et ce feuil-

;
lage, face à face avec l'amour ou avec la mort, sous
cette nuit étoilée, face à face avec Dieu si j'écarte
un instant toute pensée, et si je me recueille en si-
lence, je sens se mêler à moi tout un monde confus
de formes, de couleurs, de sons, de parfums, de pré-
sences ; je sens s'éveiller au plus profond de mon
être tout un cortège d'émotions, de souvenirs, d'aspi-
rations vagues, indéfinissables, infiniment nuancées,
qu'aucune analyse ne pourrait jamais saisir. Ainsi
plongé dans l'océan de l'existence, m'oubliant moi-
même pour <;
m'enfoncer dans l'objet » comme dit
Novalis, participant de sa vie propre, jusqu'à m'iden-
tifier avec lui par le sentiment, j'atteins, bien au delà
de l'idée, l'essence même des choses, « cette certaine
partie inexplicable, le centre, le foyer ».
Quand il s'agit d'exprimer des vérités de cet
1
ordre, la langue de l'analyse et de la raison reste
impuissante.
La poésie ainsi comprise nous transporte très loin
des préoccupations de l'intelligence et de la prose
dans le monde obscur de l'âme où s'élaborent les
instincts vitaux et les aspirations supérieures. Non

communes de l'homme et
;
seulement elleconnaît les choses, mais elle s'incor-
pore à leur identité profonde elle touche les racines
de l'infini. L'unisson, l'ac-
cord, le rythme ébauchent le geste sublime, réveillent
en nous le lointain souvenir, l'image imparfaite mais
poignante de l'harmonie universelle.
Qu'ajouter à ces admirables commentaires ?
Ceci, en revenant à Fagus, lorsqu'il nous dit, d'ac-
cord avec notre correspondant comme avec tous
les vrais poètes :
Le vers de Victor Hugo — «L'ombre
était nup-
tiale.» témoigne combien la poésie constitue un
;
idiome à part de tous où les mots, à travers leurs
sens usuels, révèlent un sens nouveau, inédit, supé-
rieur, surnaturel et nécessaire.
S'ils ne faisaient que nous révéler «un sens
nouveau », cette révélation n'aurait rien de «sur-
naturel », de poétique. La plus prosaïque des mé-

nouveau :
taphores en fait autant. Il y a bien là, certes, du
il ya le passage du mystérieux cou-
rant o ,!e nor.s avons dit.
IV

PAUL VALÉRY OU LE POÈTE MALGRÉ LUI1

Répétons-le : ce que j'affirme ou ce que je nie,


des milliers de poètes, de critiques, de philoso-
phes l'ont affirmé ou nié avant moi et souvent
dans les mêmes termes. Si bien qu'à la fin de cha-

:
que paragraphe, j'aurais pu écrire, comme Jacques
Boulenger dans l'Opinion du 7 novembre
Inutile d'insister. ; il serait trop facile d'accumu-
ler des exemples, mais ceux qui ne savaient pas
d'avance ce que nous venons de dire, ne le compren-
dront jamais.

tique ou pédagogique ;
Non, pas d'autre originalité que d'ordre dialec-

;
rien de neuf, sinon l'im-
prévu, le coupant de certaines formules la dis-
position que je donne à cette série de truismes et
1. Ce chapitre est le résumé essentiel pour notre sujet
des quatre articles que nous avions réservés à Valéry
dans nos Eclaircissements. Les fervents de l'écrivain les
retrouveront complets dans ma préface aux Entretiens
avec Paul Valéry de Frédéric Lefèvre (Le Livre, éd. 1926).
le mouvement qui lesentraîne vers une conclusion,
imprévue peut-être elle aussi, mais qui me paraît
inévitable. Cette conclusion, je l'indique à..,peine"
en finissant, car il m'eût fallu plusieurs volumes

blique ne saurait permettre :


pour l'établir, et des précisions qu'une lecture pu-
c'est le rapproche-
ment — nécessaire, selon moi — je ne dis pas
l'identification — entre l'expérience poétique et
l'expérience mystique.
Tôt ou tard, nous reviendrons à ce rapproche-
ment entre la poésie et la mystique. Pour l'ins-
tant, le débat tend de plus en plus à se limiter à la
partie négative de notre synthèse. Et c'est mieux
ainsi. Jacques Boulenger a si bien posé la question
que je ne puis mieux faire que de le citer une fois
de plus.
*
**
Parmi les idées de M. Paul Valéry, écrit-il, il en
est une qui a une grande fortune. C'est dans l'Avant-
Propos à la Connaissance de la déesse. M. Valéry a
fait remarquer que les plus grandes œuvres versifiées
de la race latine appartiennent à l'ordre didactique
ou historique et empruntent une partie de leur
substance à des notions que la prose la plus indiffé-
rente aurait pu recevoir. On peut les traduire sans les
rendre tout insignifiantes.
C'est qu'elles ne sont pas purement, exclusive-
ment poétiques. Pour isoler «une préparation de
poésie à l'état pur », il faut dissocier et écarter
les éléments qui sontaussi ceux de la prose nar-
ration, drame, didactisme, éloquence, images, rai-
:
sonnement, etc. ; l'essence de la poésie, la « poésie
pure »,ce sera ce qui restera après cette opéra-
tion
M. l'abbé H. B. vient de reprendre cette idée valé-
ryenne. Il établit. que la poésie est sans rapport
(direct et nécessaire) avec le sens intellectuel du
poème, qu'elle ne l'exclut pas, bien entendu, mais
qu'elle existe en dehors de lui. Ce n'est pas son sens
qui fait le mérite d'un vers royal comme :
La fille de Minos et de Pasiphaé.
et comme tant de vers sonores du père Hugo, qui ne
contiennent rigoureusement que des noms propres.
Et la poésie populaire2.

1. Ecartons une difficulté qui arrête, assez inutilement,


certains esprits. La formule de Valéry «une préparation
de poésie à l'état pur» peut avoir deux sens. Il peut
s'agir d'une préparation chimique dont le résultat serait
:
un poème pur; ou simplement d'une préparation méta-
physique, c'est-à-dire, abstraite la première serait
l'œuvre d'un poète, la seconde d'un critique ou d'un
philosophe. Quelle que soit la pensée de Valéry, je ne
crois pas, pour ma part, à la possibilité d'un poème d'où
serait exclue toute espèce d'idées, de sentiments et d'ima-
ges. Il est vrai que l'expérience poétique elle-même se
passe dans cette joie de l'âme où ne sont produits ni les
idées, ni les sentiments, ni les images, mais dès qu'il
s'agit de traduire, de communiquer cette expérience, en
d'autres termes, dès qu'il s'agit de réaliser, d'écrire un
poème, force est bien de recourir à ces divers éléments.
(Prière et poésie, passim).
2. Tout l'article est à méditer de près, comme celui
de M. Pierre Mille, (Nouvelles litt. 7 Novembre 1925)
Impures donc, les idées, mais non pas «bien
entendu », hostiles, réfractaires à la poésie. Je
n'ai insisté un peu longuement que sur ce point
dans la partie négative de mon discours. Mais ce
que nous disons des idées, il faudra bien le dire
et des images, et des sentiments, et jusqu'à un
certain point de la musique verbale elle-même.
Aucun de ces éléments, pris en soi, et séparé du
courant poétique, n'est poésie. Et voilà de belles
difficultés qui nous attendent. Il en est de formi-
dables, mais pas assez, je l'espère, pour m'empê-
cher d'arriver enfin à mes conclusions mystiques.
Avant d'aborder la critique de détail, je vou-
drais qu'on me laissât présenter ces quelques vues
d'ensemble sous un jour nouveau, et d'une manière
moins abstraite. Ce sera toujours la même syn-
thèse.
De Virgile à Paul Valéry, avais-je pensé écrire
un jour. Pourquoi Virgile ?Parce qu'il n'y a pas
de poème didactique comparable aux Géorgiques.
celui de M. Fournol (Figaro du 6 novembre) et les autres,
dont je ferai, chemin faisant, mon profit.
Dans le texte donné par certains journaux, il s'est
glissé une faute d'impression plus que désolante, et qui

droit ?
n'est-ce pas. définir l'inconnu par l'inconnu
lenger lu: «N'est-ce
? a
connu », et il s'étonne à bon
l'la
a fort embarrassé Jacques Boulenger. J'ai écrit: «La
musique pure ne me paraissant pas moins mystérieuse
que la poésie pure (éclairée la seconde par la première)
J. BouJ
pas là définir le connu par l'in-
poésie pure plus connue que la rqw^iqme^Kflon,
certes, également mystérieuses, l'unièiau
les mêmes raisons. Il n'y là qu'un se par
~mys-
a
tère, et qu'on ne peut éclaircir qu'en t'<~o~))R à la
psychologie des mystiques.
?
Pourquoi Valéry Parce que sa préface m'avait fait
comprendre que, s'il peut y avoir des poètes et
des poèmes didactiques, l'idée même de poésie di-
dactique est un monstre, une absurdité. Eh sans !

doute, Poe, Baudelaire et Mallarmé auraient pu,


bien avant lui, auraient dû nous rendre le même
service, eux qui ont assez vivement réalisé et clai-
rement publié le néant à la fois scientifique et poé-
tique de toute exprèssion doctrinale dans le poè-
me. Pour une cause ou pour une autre, j'hésitais

,;
encore à pousser la leçon de ces maîtres jusqu'à
ses dernières conséquences, et j'attendais sans
doute Valéry. Dans son obscurité enchanteresse,
la Poésie-Raison n'est-elle pas réduite en miettes ?
Mais, de ce fait, le poète, chez lui, se trou-
verait finalement en désaccord avec le théoricien.
Et vice versa. Il se serait aventuré parfois à re-
lever de sa main droite l'idole qu'avait renversée
le petit doigt de sa main gauche. On l'a cru, il
l'a cru peut-être, car tout homme est pervers. Pour
moi, je ne le crois pas, ou ne le crois qu'à moitié.
Cependant, si haut que je le place, je ne reconnais
pas à Valéry le pouvoir de ressusciter les morts,
— les morts surtout qui n'ont jamais vécu, et la
poésie-raison est de ceux-là.

- *
**
On voit pourquoi, aussi antisentimental qu'il pût
être, et encore plus paraître, aussi hostile qu'il
l'écarter de ce débat:
fût à toute mysticité, il était précieux de ne pas
il est en effet une preuve
vivante de ce que l'intellect est impuissant à dé-
truire, même quand on pense aboutir, comme dans
le cas du didactisme et de la poésie, à son triom-
phe. Malgré toute la volonté d'une raison qui se
croit maîtresse des moindres éléments d'une œu-
vre, l'inspiration sauve de ses griffes nombre de
morceaux éblouissants.

nard:
Appliquons à Valéry ce qu'il a écrit de son Léo-
« Il abandonne les débris d'on ne sait quels.
grands jeux. »
:
Entendez par ces débris tout ce qu'il a publié
jusqu'ici éclats d'une planète lointaine ou d'un
invisible diamant. Laissant à d'autres, à Thibau-
det, à P. Lièvre, à Lefèvre, la critique minutieuse,
hostile ou fervente, de ces fragments, j'essaierai
d'imaginer les «grands jeux » intérieurs que de
tels débris nous révèlent et tout ensemble nous
dérobent.
«Grands jeux », mais dramatiques. Un désas-
tre obscur les menace constamment. C'est le drame
assez fréquent dans l'ordre religieux, beaucoup
Plus rare chez les poètes, du croyant, qui coupe
une à une les racines toujours renaissantes de sa
foi
— Scherer, par exemple — ; du poète né, qui
veut tuer en soi le poète, et qui, pour notre bon-
heur, ne réussit jamais qu'imparfaitement dans
ses
tentatives de suicide. Car Valéry est poète, il l'est
essentiellement même, sinon surtout, dans sa prose.
Semblable, qu'il me pardonne, à
ses frères ins-
pirés, bien qu'il raille l'inspiration, ou qu'il la
piétine.
:
Valéry ou le poète malgré lui ces deux mots
dégagent, me semble-t-il, son originalité la plus
rare. C'est par là qu'il nous gêne et qu'il nous
:
séduit. Bizarre prestige, composé de deux éléments

;
qui s'enchevêtrent l'un dans l'autre la perversité
du poète qui se renie la splendeur de l'auréole
qu'il ne parvient pas à éteindre.
Le conflit entre les deux démons de la poésie
et de la prose est poussé chez Valéry jusqu'aux
suprêmes horreurs. Les autres inspirés, quand ils
veulent traduire vaille que vaille leur inspiration,
sont bien obligés de se résigner à l'impur. Valéry

malheureux!
est tenté d'adorer l'impur. Il l'avoue, du reste, le
et presque sans rougir, dans la pré-
face, heureusement rarissime, qu'il a écrite pour la

:
seconde traduction anglaise de la Soirée avec Mon-
sieur Teste
J'étais affecté du mal aigu de la précision, je ten-
dais à l'extrême du désir insensé de comprendre.
» :
«Mal et folie il le sait donc bien, mais il se
complaît dans ce crime fou.
Je suspectais la littérature (parbleu !) et jus-

:
qu'aux travaux assez précis de la poésie.
L'art est toujours précis la précision la
savante et rigide, au service de l'imprécis. Vous
plus

entendez bien que ce qui lui rend les techniques


suspectes, c'est l'ineffable, c'est la poésie qui tâ-
chent de s'épanouir par elles.
On sait bien, par exemple, que les conditions de la
lecture littéraire sont incompatibles avec une préci-
sion excessive du langage.
Le langage est précis, ou il devient verbiage. Le
langage poétique aussi bien que l'autre. Mais il a
ceci de particulier, de divin que sa précision elle-
même a pour but unique d'ouvrir, aussi grandes
que possible, les portes du mystère. Précision hon-
teuse de soi, inquiète, bégayante, opposée à la pré-
cision satisfaite, triomphante, définitive de la,
prose. La lecture poétique commence au point
Précis où s'achèverait la lecture prosaïque.
L'intellect volontiers exigerait du langage commun
des perfections et des puretés qui ne sont pas en sa
Puissance. Je rejetais non seulement les Lettres
mais encore la Philosophie presque tout entière par-
mi les Choses Vagues et les Choses Impures aux-
quelles je me refusais de tout mon cœur. J'étais
fort de mon désir infini de netteté.

;
C'est ici la tentation à son paroxysme
« grand refus
consommé
» ; le
du don poétique sur le point d'être
»
l'« Intellect narguant la fine pointe
de l'âme la
; prose elle-même bafouée comme en-
core trop semblable à la poésie. Valéry accepte
le silence, il
se tait parce que la parole humaine,
etmême celle des philosophes, n'atteint pas à cette
;
clarté définitive, à cette précision absolue où il
voit le Souverain Bien le poète se tait, ou, du
n'Oins, incline au silence, parce
que les mortelles
Précisions de la parole humaine réduisent, défor-
ment, limitent, dégradent les réalités mystérieuses,
indéfinissables que l'inspiration lui a permis d'en-
trevoir, de sentir, de toucher presque Pour le

précise;
poète, la prose est impure parce qu'elle est trop
pour Valéry, parce qu'elle ne l'est pas
assez. Non, je ne crois pas qu'on puisse imaginer
d'opposition plus tragique, ni en apparence plus
irréductible entre un vrai poète et la poésie.
1. Voir le chapitre qui suit p. 77 et le chapitre IX,
p. 120 et suivantes, les réflexions sur le «Silence », qui
ne doit jamais être, comme dans le cas de Valéry, une
abdication, une abstention.
V

UNE DISTINCTION DANGEREUSE D'ALBERT THI-


BAUDET.
- L'INSPIRATION ET LA FABRICATION

avait établi cette distinction fondamentale :


Dans son étude sur Valéry, Albert Thibaudet
«Il

qu'ils sont poètes;


y a des poètes qui savent faire des vers parce
et il y a des poètes qui sont

tine et Hugo seraient parmi les premiers;


Poètes parce qu'ils savent faire des vers. » Lamar-

Parmi les seconds. Valéry appartiendrait au


Racine,

deuxième type. On
« ne voit en lui aucune nécessité
qui le contraigne à être expressément poète. »
A propos de la poésie pure, Thibaudet vient de
reprendre ce thème. (Nouv. Rev. française, 1er jan-
vier 1926.) Qu'en devons-nous penser ?
Il y
a dans les vies des Pères du Désert une
jolie histoire
que Thibaudet a bien fait de ne pas
relire avant de mettre à son article. Sans quoi
se
a plume lui serait tombée des mains, ce qui eût
eté grand dommage. Deux
ermites, voisins de
cellule, depuis quelque trente ans, vivent si una-
nimes qu'ils se demandent parfois comme il se
peut faire qu'on ne soit pas toujours d'accord ici-
bas. Car, enfin, s'il faut en croire les bruits du
dehors et ce que racontent les livres, le reste des
mortels passerait le temps à se déchirer. Com-
ment font-ils? Si nous essayions? Là-dessus, le
moins pacifique des deux, fronçant le sourcil, met
la main sur le petit banc de pierre où ils avaient
coutume de se reposer côte à côte. — « Ce banc
est à moi, fait-il de sa voix la plus caverneuse.
— « Non, il est à moi, bégaie le plus doux. — Par
ma barbe, il est à moi, reprend l'autre. — Mais bien
sûr, » consent le second. Et leur querelle pritfin.
Ainsi de nous deux. Thibaudet, le plus violent,

;
fait d'abord mine de m'avaler, puis, avant que
j'aie eu le temps de fuir, il me rappelle au lieu
de l'unique banc qu'il avait feint de me disputer,
il m'en offre deux. Et me voilà plus obligé que
jamais à lui trouver un fauteuil. C'est un de mes
chers soucis. En attendant, essayons de nous dis-
puter.
Il s'agit, commence-t-il, d'un problème de critique
littéraire, non de dogmatique ou de critique philoso-
phique. Nous sommes critiques. Nous avons devant
nous une masse de poésie faite, et nous nous deman-
dons ce qui, dans cette poésie réalisée, peut répondre
à la notion de poésie pure.

Si j'avais sa prodigieuse virtuosité d'analyse,


je n'en finirais pas de déchiqueter ces premières
;
lignes. Elles déplacent la question elles brouillent
déjà tout. Ce pervers le sait mieux que moi.
Nous faisons ici figure, non de critique, mais
de philosophe. A travers le particulier qui nous

;
est soumis — un poème quelconque — nous vou-
lons atteindre l'universel de l'impression pro-
duite par ce poème nous voulons tirer une loi qui
s'applique à tous les poèmes. Comment Thibaudet,
ce métaphysicien endiablé, qui découvrirait je ne
»
sais quelles profondeurs « cosmiques jusque dans
Mignonne, allons voir., m'oblige-t-il à lui rappe-
?
ler ces évidences
La poésie pure étant ce par quoi le poétique se
distingue du prosaïque, il va de soi que la réalité
mystérieuse qui répond à la notion de poésie pure,
doit se retrouver à un degré quelconque dans toute
œuvre vraiment poétique, passée, présente ou

:
future. Chaque poème est une création originale,

;
ulonn'avaitpas vue encore qu'on ne verra pas
deuxfois mais l'idée même de poésie est univer-
selle, comme l'idée d'homme
ou d'oiseau. Il y a
des milliers de poèmes, il n'y a qu'une poésie,
Principe unique, raison dernière d'une expérience
indéfiniment diverse, mais qui présente constam-

:
ment les mêmes caractères aisément reconnais-
sables cet éblouissement, ce frisson, cette émo-
tion, délectable,certes,mais
en même temps si
Profonde, si voisine de l'émotion religieuse, que
nous avons conscience de l'avilir en l'appelant vo-
lupté. Toute
:
œuvre qui nous procure cette émo-
tion est poésie,
au sens propre de ce mot l'Enéide
comme le Corbeau ; ;la Vigne et la Maison comme
l'Après-midi d'un Faune le Cimetière marin
comme les Abeilles du manteau. Nous sommes tous
d'accord là-dessus, un seul excepté.
Le terme de poésie pure, écrit Thibaudet,
s'applique à deux provinces de la poésie française
entre lesquelles il ne me paraît pas que M. Bre-

Suffisamment !
mond. ait distingué suffisamment.
Mais j'espère bien n'avoir pas
distingué du tout. L'eussé-je fait, si peu que ce

;
fût, je n'oserais plus me montrer. Dresser la carte
de nos plaisirs, c'est l'affaire du critique la phi-
losophie ne connaît par de frontières.
J.
Lorsque Lemaître disait que Lamartine est la
poésie même, il imputait au compte lamartinien quel-
que chose de fort analogue à notre poésie pure.
(Parbleu !). Et s'il est permis de condenser en théorie
les abondantes réflexions de Lamartine sur la poé-
sie., on y verra canoniser une intensité d'émotion
poétique pure, analogue à la prière. et dont le Lac,
la moitié de la Maison du Berger, Booz endormi.,
fournissent des preuves suffisantes. A l'idée de poé-
sie pure est alors liée celle d'inspiration, de génie
qui souffle, de facilité suprême et divine, un état de
grâce que bien naturellement l'on compare à la
communion avec Dieu.
Mais le terme de poésie pure, la catégorie de
poésie pure, offrent aussi un autre sens, NON SEULE-
MENT DIFFÉRENT DE CELUI-LA, MAIS ASSEZ VIOLEM-
MENT OPPOSÉ A LUI. Je pense à Poe, à Mallarmé et
à Valéry. Nous voilà dans un climat tout à fait dif-
férent du climat lamartinien. A L'IDÉE D'INSPIRATION
S'OPPOSE CELLE DE FABRICATION, à l'idée du génie qui
souffle du dehors, celle du génie qui s'attache à une
matière, mais une matière pure (toute matière est
impure) ; à l'idée de facilité aérienne, celle d'une dif-
ficulté qui s'applique., d'un diamant extérieur qui ne
peut se polir que par une poussière intérieure, mais
congénère, de diamant. Mysticisme, soit, mais mysti-
cisme de la matière, de la matière poétique.
Deux poésies donc, non seulement toutes diffé-
rentes l'une de l'autre, mais encore volontiers
brouillées l'une avec l'autre. La poésie inspiration,
et la poésie fabrication. Un même nom désigne
par malheur ces deux objets que rien ne rapproche,
que tout sépare. C'est là un de ces pièges que tend
le dictionnaire aux âmes simples. J'aurais pu tout
aussi bien confondre le rossignol oiseau avec le
rossignol qui force les serrures. Deux poésies, et

sir, deux mysticismes :


qui plus est, comme Thibaudet veut me faire plai-
celui de l'Ecce deus, celui
de la lime. Plus il m'en donne, moins je suis con-
tent. Revenons à notre point de départ qu'il a si
nettement marqué lui-même, mais pour l'oublier
aussitôt.
*
îîî
De quoi s'agit-il ?
soit et de l'état poétique;
Du poète lui-même pris en
ou, en d'autres termes,
du phénomène que l'on appelle inspiration et
que
l'on attribue à
un « génie qui souffle du dehors » ?
Non,
pas du tout, ou du moins, pas immédiate-
ment. C'est bien, sans doute, à quelques lueurs sur
ce phénomène que nous voudrions parvenir, mais,
présentement, nous ne soumettons pas à notre ana-
lyse une matière aussi difficilement saisissable.
Boileau a beau crier que son Pégase l'emporte.
Nous le prions de laisser ce cheval tranquille et de
nous passer le Lutrin. Bref, nous n'étudions ici —


faut-il que je l'apprenne à Thibaudet, — qu'une
«poésie faite» autant dire, si je ne m'abuse,
qu'une poésie FABRIQUÉE ». Pas d'usine, pas de
poème. Lamartine comme Mallarmé, Hugo comme

;
Valéry, autant d'usiniers ou d'artisans. Ils ont

;
tous pris la peine d'écrire ils ont raturé peu ou
prou leurs rimes riment. L'enseigne de l'usine, la

;
complication ou la simplicité de ses rouages, le
tapage ou le murmure de ses forges nous aban-
donnons ces particularités, ces accidents, à la cri-
tique littéraire. Pour nous, philosophes, tout poème
est quelque chose de fabriqué, tout poète un fabri-
cant ; inspiré ou non, peu importe pour l'instant.
A coup sûr, quelques-uns le sont. D'où je conclus
triomphalement que l'idée de fabrication se trou-
vant nécessairement liée à l'idée de « poésie faite »,
on ne peut soutenir, sans une malice criminelle,
«
que l'idée de fabrication s'oppose violemment »
à l'idée d'inspiration. Ce que la nature même des
choses a étroitement uni, Thibaudet lui-même ne
pourra le séparer.
Ces deux idées, non seulement ne se combat-
tent pas, mais encore elles s'appellent, elles s'exi-
gent l'une l'autre, elles se fondent l'une dans
l'autre, pour ne former qu'une seule notion, la
notion de « poésie faite ». Puisqu'elle est faite, elle
est fabriquée ; puisqu'elleestpoésie, plie pst ins-
pirée. Il n'y a là qu'un seul et même miracle et
qu'une seule magie.
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram.
En imaginer deux, comme le veut Thibaudet, et

;
distinctes, et séparées, c'est les détruire également
l'une et l'autre opposer la mystique lamartinien-
ne de l'inspiration à la mystique valéryenne de la
fabrication, c'est rendre également à la prose, c'est
démysticiser, du même coup, et le Lac et le Cime-
tière marin.
Que cherchent-ils l'un et l'autre. Lamartine et
Valéry, quand ils écrivent ? Quel est l'enjeu des
ratures, ou clairsemées, ou innombrables, qu'ils
?
griffonnent Ils cherchent la solution d'un conflit
intérieur qui les tourmente, une sorte de libération. 1
Qu'ils le sachent ou non, uneforcemystérieuse les
travaille; uneexpérience d'ordre mystique se
PoursLut
en eux. Le réel les investit, s'offre à leur

:
prise. D'autres font tous les jours des expériences
Plus ou moins semblables
les enfants, les simples, tous
étranglé leur âme.
les saints, les héros,
ceux qui n'ont pas

**
Decetteexpérience,toute passive au
toute passive audébut,
début,
naît leconflit. Le donqu'elle nousapporteexige
en retour de notre part le don de nous-mêmes.
« Dieu parle, il faut qu'on lui réponde » La réalité
qui nous visite, qui s'offre à nous, il nous faut
l'accueillir activement, nous l'approprier, et pour
cela luiouvrir toute grande notre âme profondè,
sans écouter la résistance instinctive de nos fa-
cultés, hostiles d'abord à cette appropriation qui,
tôt ou tard, les comblera sans doute elles aussi,
mais après les avoir mortifiées. Cette espèce d'ago-
nie accompagne, bien que très atténuée, le plus
souvent, toutes les expériences qui rappellent, de
près ou de loin, la contemplation proprement dite.
Pas n'est besoin d'être poète pour en savoir'quel-
que chose. La réponse dont nous parlons ne va
jamais sans quelque souffrance.
D'ailleurs, autant d'appels différents, autant de
réponses, mais chacune d'elle doit se mouler en

provoquée;
quelque manière, sur l'expérience initiale qui l'a
elle doit prolongercetteexpérience,
la féconder, la renouveler, en un mot, la faire
la
passerde la pointeà
;
surface active de l'âme.
Et cela, je le répète, de bien des façons amour,
dévouement, commencement d'une vie morale plus

;
haute, initiatives de tout genre et dans tous les
ordres de vocations adaptation, héroïque souvent,
mais toujours laborieuse, de tout l'être au modèle
que l'inspiration lui a montré.
Au poète, on ne demande pour toute réponse
que des mots. Et c'est là, fort curieusement, ce qui
le distingue des autres inspirés. Mais des mots,
qui tout aussi bien que les actes silencieux des
autres, continuent l'expérience intiale qu'ils es- (
saient de traduire
La haute contemplation des mystiques est
silence, comme l'amour, comme l'héroïsme 2. Elle
ne s'exprime au dehors que par des efforts géné-
reux vers la sainteté. Si plusieurs d'entre eux
éprouvent, au sortir de l'extase, le besoin de par-
ler ou d'écrire, c'est zèle de propagande chez les
uns, chez les autres, pure faiblesse. Quoi qu'il en
soit, les mots qu'ils emploient ne sont pas, si l'on
peut dire, en fonction de leur expérience ineffable
simples signes qui la rappellent confusément, mais
;
qui, loin de la reproduire, de la rendre commu-

:
nicable, la défigurent plutôt. Ils ont mieux à faire
que d'écrire le poète, en tant que poète, n'a rien

tinguent pas ; ;
d'autre à faire. Ses mots dépendent étroitement de
l'expérience poétique elle-même ils ne s'en dis-
aussi longtemps que cette expé-

plète, disons mieux, elle est manquée ;


rience ne s'achève pas en un poème, elle est incom-
tout comme
serait manquée une inspiration héroïque qui ne se
dénouerait par aucun geste. Dans n'importe quel
poème, inspiration, fabrication, cela ne fait qu'un
Que le poète le sache ou non, définir, peindre,
émouvoir, choisir et disposer
ses mots, tout cela
n'estpour lui qu'un moyen de se libérer de la force
mystérieuse qui le possède, de s'approprier la réa-
1. Cf. le dernierchapitre de Prière et Poésie.
2. A rapprocher
au chapitre IX, p. 120, des citations
de Carlyle et des commentaires qui les accompagnent.
lité, d'ailleurs ineffable, que l'inspiràtion luia
-offerte-
-

*
&*

t
Le vers, écrit encore Thibaudet, ne dépasse pas
le fini par l'indéfini, mais par le définitif.

et
:
Formule parfaite que je fais mienne, mais en
donnant au mot définitif, un sens tout différent
de celui qui obsède et qui égare Thibaudet :

Ce que Valéry dit en vers, c'est ce qui ne pouvait


être dit que par le vers, ce qui est consubstantiel au
corps du vers, ce qu'aucune prose ne peut essayer
de traduire.

ne pouvait être dit que par ce vers ;


Il est très vrai que ce que dit un vers de Valéry
mais cela
n'est pas moins vrai, l'est même beaucoup plus

:
selon moi, du vers de Lamartine, du vers de Vic-
tor Hugo. Prenons un exemple extrême la poésie
de Marceline Desbordes-Valmore n'est pas moins
précise, pas moins définitive que celle de Valéry.
Dès qu'on les applique à un poème, ces deux épi-
thètes prennent un sens particulier et mystique.
Elles désignent l'adaptation parfaite d'une suite de
mots — non pas à une suite d'idées, comme dans
la prose — mais à une expérience plus profonde

:
que n'est l'acte de connaître, de raisonner, d'ima-
giner, de sentir expérience que le poète est pressé
de traduire, et qu'il ne peut s'approprier pleine-
ment, maîtriser et achever qu'en la traduisant. Une
formule incantatoire atteint son maximum de pré-
cision, non pas lorsqu'elle exprime avec une lim-
pidité absolue toutes les nuances d'une idée, mais
lorsqu'elle atteint infailliblement le but que le ma-
gicien se propose.
Il en va de même pour les mots qu'emploie le
Poète, et c'est uniquement par là qu'ils se distin-
f guent des mots de la prose. La raison géométrique
trouvera les vers de Marceline, et même les vers
de Virgile, plus
mous, plus confus, moins précis,

tiquement,
;
au sens géométrique de ce mot que les vers de
Mallarmé
ou de Valéry mais pour qui les lit poé-
pour qui se soumet à leur action magi-
ce qu'ils ont à faire;
que, ces vers font avec une précision merveilleuse

;
ils dénouent ce conflit dou- J'
loureux qui travaille tous les inspirés ils rendent
lelecteur capable de s'approprier à son tour l'ex-
-
Périence poétique du poète.
C'est bien là d'ailleurs, l'unique objet que pour-
suivent inconsciemment
ces hallucinés de la techni-
que dont nous parle Thibaudet. Valéry, si
je le comme
crois, il est poète — vrai magicien,, veux-je
^,re>
et non simple prestidigitateur --.J. Valéry a
eau se persuader qu'en raturant plus que Lamar-
t'ne, il obéit
à une consigne de précision intellec-
tuelle
; en fait, qu'il le sache ou non, il n'est qu'un
inspiré
comme les autres en quête de l'incantation
* définitive
». Si Lamartine rature moins que lui,
c'est qu'il trouve sans effort la réponse libératrice1.
Telle est du moins notredoctrine, à Thibaudet et
à moi, ou plutôt la doctrine d'Edgar Poe, de
Coventry Patmore, et de tout le monde aujour-
d'hui, à l'exception de M. Paul Souday et de ses
fidèles. Etc'est ainsi que nous nous retrouvons
unanimes, Thibaudet et moi, après avoir vaine-
ment essayé de nous disputer notre banc de
pierre.

1. Lire à ce sujet dans l'exquise brochure d'un jeune


philosophe roumain, M. S. Coculesco — Essai sur les
rythmes toniques du français (Presses Universitaires) -
le chapitre qui a pour titre: Paradoxe sur les corrections.
VI

RÉSISTANCES
LA RÉACTION BOURGEOISE.
ARTISTE
- LA RÉACTION

Encouragements, confirmations motivées, sug-


gestions de tout genre, contradictions, injures —
oh! celles-ci peu nombreuses, mais de grand
style — je ne puis songer à publier ni même à
!

discuter les articles, les lettres qu'a provoqués


jusqu'ici notre enquête magnifique. Le simple cor-
tège de ces correspondants et de ces critiques
couvrirait des pages et des pages. Il y a là, venus
de tous les coins du pays, de Lille à Béziers, de
Coblence à Hasparren de plus loin encore,

d'Oxford, par exemple, une des capitales de l'es-
thétique des poètes, naturellement, beaucoup

^e poètes, des officiers, des médecins
une des
rations : —
plus belles lettres a dû être écrite entre deux opé-
elle sent l'iodoforme — des étudiants,
même en droit, des professeurs de philosophie, des
Phonétistes, des théologiens, des curés de
cam-
!
pagne. Répétons avec Pierre Mille : le beau pays
que le nôtre Ce qui me frappe plus encore peut-
être, est de voir à quel point s'est développée

;
chez nous l'intelligence des choses poétiques. Les
symbolistes ont semé dans les larmes ils mois-
sonnent dans la joie.
Je lis et relis ces lettres, que je dois renoncer
s'il ne tient qu'à moi, à examiner une à une, mais
dont aucune ligne ne sera perdue. En attendant, je
voudrais mettre un peu d'ordre parmi ces réactions
diverses, faisant mienne l'austère épitaphe que no- :

jour d'humeur, pour sa tombe:


tre nouvel académicien, M. Teste choisit, en un
Transiit classifi-
cando.
Soit quatre catégories: la réaction bourgeoise
et la réaction artiste, la réaction scientifique et la
:

d'elles.
réaction rationaliste. Donnons quelques minutes
d'attention à chacune

*
** <

La réaction bourgeoise. - Plus sourde, mais


aussi plus douloureuse, j'appelle réaction bour-
geoise — écartons philistine comme peu courtois
celle du monsieur qui ne veut pas, si l'on peut dire,
-
qu'on le fasse « marcher », «monter à l'échelle ».
Beaucoup d'autres synonymes et encore plus verts,
tant cet état d'esprit est répandu. Famille innom-
brable, et, en quelque manière, auguste. Depuis le
second jour dumonde, ils sont là, persuadés que
;
toute originalité se moque d'eux. Delenda. Avant
avant-hier, c'était Ronsard avant-hier, Racine ;
:
hier; les romantiques et les symbolistes; aujour-

,
d'hui qui vous savez Jammes, Péguy, Proust,
Claudel, Valéry. Ce sont, par définition, desper-
sonnescultivées ;ils occupent, de droit,fes~huit
dixièmesdesplacesdans les Sociétés savantes.

une mission providentielle :


Fort heureusement, du reste, car ils ont à remplir
défendre, contreles
barbares, d'un côté, et, de l'autre, contre lesgénies
trop pressés, l'indispensablegâteau de routine
(cake of custom), dont parle l'auteurdePhysics
and Politics1. Les photographes— le jeune Mau-
« »
rice Barresentre autres — les ont pris mille et
millefois.Voici un desderniers instantanés :
Il nes'approche d'une langue, ou d'une idée que
s'illacroitbien morte, etqu'il la voit momifiée dans
unevitrine,et que ça ne peut plus mordre ;et il s'en
approche sur la pointe des pieds

écrivains de marque
-
Deux professeurs de faculté — l'un et l'autre
me reprochent d'admirer
Paul Valéry. Chez l'un, c'est une surprise amusée,
Chez l'autre, une souffrance :
narquoise « Simplerougeole. Vous en reviendrez ».

Vous, mon cher ami, clair esprit de Provence, fils


de Mistral, admirer, défendre les obscurités préten-
tieuses) les subtilités torturées d'un Paul Valéry.
1. Livre essentiel. Traduction française: Lois scientifi-
ques du développement des nations (Alcan).
2. L.-P. Fargue, dans le numéro de Commerce, où se
trouve la Lettre de Madame Emilie Teste.
Que j'ai de peine à vous lire !.Vous avez pourtant
appris à l'école du maître de Maillane que la grande
poésie est accessible au plus humble. Quatre vers de
Mireille ou des Iles d'Or dissipent toute cette fumée,
dont s'entourele poète qu'on essaie de nous fabri-
quer. Que d'autres collaborent à cette gloire arti-
ficielle, mais vous. ?

Ici, de nouveaux compliments sur le génie pro-


vençal, ou, comme ils disent, latin dont je serais
la dernière fleur.
Ces quelques lignes, si franches, si cordiales
dans leur amertume, trahissent le mieux du monde
les causes principlaes de la réaction que j'ai dite.
Dès les premiers mots paraît l'invincible confusion

«Tout ou Rien ». «Vous admirez Valéry donc ;


qui offusque tout le débat : ce paralogisme du

vous ne lui trouvez aucun défaut. Nous, au con-


traire, pour les défauts que nous lui trouvons, nous
le repoussons tout entier. »
Encore une fois, laissons les snobs qui nous en-
combrent des deux côtés de la barricade. Ils ne
doivent pas nous gâter nos plaisirs. La question
unique n'est pas de savoir si Valéry — ou Péguy,
ou Proust, ou Claudel — est ou non sans défauts
mais si, malgré ses défauts, voire dans ses défauts
;
même, éclate ou n'éclate pas sur son front le signe
lumineux où nous reconnaissons le poète. Pour

au moins de l'œuvre de Proust :


moi, je brûlerais sans trop de remords la moitié
n'en retiendrais-
je que deux cents pages, qu'importe, si elles sont
de celles qui gardent un nom de mourir
le premier poème que j'aie lu de Valéry — par
?
Dans

: -
hasard et ignorant tout de lui, jusqu'à son nom
il y a des vers qui me rendent malade

Patience, patience,
Patience dans l'azur.

!C'est presque aussi douloureux - non, pour-


tant — que l'horrible chose par où débute l'Art
poétique de Boileau. Qu'importe, encore une fois?
Dès ce jour, du fond de mon cœur, je l'ai salué
poète, et avec quelle joie !

sible au plus humble ». Allons donc !


Vous dites que la grande poésie «est acces-
(Du moins
la poésie dite savante, qui d'ailleurs est encore
-

plus littéraire ou conventionnelle que savante). Les

:
humbles font grande la poésie parfois lamentable
qui les enchante ils la recouvrent, pour ainsi dire,
ils la transfigurent de leur poésie à eux, qui vaut
certes bien la nôtre, mais qui ne cristallise pas
autour des mêmes points. Parleraient-ils latin, Vir-"
gile ne serait pas pour eux ce qu'il était pour
Sainte-Beuve. Et Dante, et Racine, et Keats, et
?
Vigny Populaires, pensez-vous? ?
Mistral Poé-
sie deux fois inaccessible aux humbles, puisqu'elle
.s'est créée une langue nouvelle. Poésie princière,
et qui, de mon temps, c'est-à-dire quarante ans
après son apparition, n'était pas encore populaire.
Aujourd'hui, je ne sais pas. La musique de Gou-
nod l'aura peut-être mise à la portée d'un plus
grand nombre. Un paysan, Mistral, ce fils de roi !
','
Ni l'homme, ni le poète, Ou, si l'on veut, le poète,
mais comme Virgile1.

:
La fin de cette lettre désolée nous dit leurpau-
vre secret cette peur du «bateau », si j'ose en-
core m'exprimer ainsi. Ils croient, dur comme fer,
à quelque mystification organisée par une dizaine
de pince-sans-rire, propagée par une centaine de
gobeurs. Les noms changent, mais l'aventureest
toujours la même. Ainsi Racine jadis «fabriqué »
par Boileau et qui passera comme le café. C'est
l'accueil réservé à toute poésie que le temps n'a
pas encore consacrée.Moins elle est impure, plus
elle étonne, choque, exaspère, non pas les humbles,
mais les lettrés, et entre ceux-ci, les faiseursde
vers. On se moque de nous, tremblent-ils, et, ma
;
foi, ils ont après tout raison. La poésie estla
sœur germaine de l'humour dans toutvraipoète,
un mystificateur sommeille. Malheur à lui et
à,
1

nous s'il ne se réveille jamais ! .:.. ce fut le


hélas ! du sublime Wordsworth. Un humaniste
cas
anglais a écrit sur l'ironie de Sophocle; Virgile a
prévu, a voulu Scarron.
!
Eh ! oui tout poète se moque de nous, mais f
en sé moquant d'abord de lui-même. Suavement,
d'ordinaire, et sans qu'il y paraisse trop. Aussi,
pour que ne s'affadisse pas, au moins dans l'âme
des poètes, le sel indispensable de l'humour, pa-
raissent à point nommé les enfants terribles de

Pour les chansons, le cas semblerait plus compliqué.


1.
Mais en quoi sont-elles plus «populaires
quatus volo parvulus de Catulle?
» quo le Tôt-
,
la poésie
Malherbe
:; La Fontaine, après le trop solennel
Musset, après les mages romantiques ;
pontifiant Leconte de Lisle ;
Verlaine, Laforgue et Francis Jammes, après le
Apollinaire, après
l'heureux et dangereux triomphe des symbolistes.
Humour multiforme et, par définition, toujours
imprévu. C'est lui qui; fatigué de la mascarade

Jean-Baptiste ;
néo-classique, a présenté à Valéry la défroque de
c'est lui qui, vers lemême temps,

:
pour les mêmes fins, nous donnait Giraudoux, Coc-
teau, Max Jacob, et d'autres encore bienfaisants
mystificateurs qui maintiennent, bon gré mal gré,
une inquiétude salutaire dans le camp des faux
poètes.— Vallée de Josaphat, comme vous savez.
Ceux-ci, du reste, ne sont pas de moindres mysti-
: ;
ficateurs seulement, ils se mystifient eux-mêmes
tous les premiers
!
ils prennent, ils veulent nous
faire prendre— hélas ils y réussissent parfois !
vécu;
—- pour vivant ce qui est mort, ce qui n'a jamais
adorateurs éperdus dans un temple vide.
Plus leur poésie est prose, plus ils la croient
poésie.

*
**

La réaction artiste.
- Ni l'inspiration ne suffit,

à a?
ni la lime. Je ne m'étais pas attardé à amplifier
cet axiome. Ce qu'Horace dit une fois pour tou-
tes, quoi bon lerépéter Mais je comptais sans
les poètes. Ils ont toujours peur qu'on lesprenne
pour des paresseux ou pour des mendiants. Avec
Mathurin Régnier, ils se comparent aux galériens ;
;
avec Boileau, ils nous fatiguent du grincement de

!
leurs ratures aujourd'hui, Valéry les offense lors-
qu'il avoue — l'ingénu — que « les dieux, gra-
cieusement, nous donnent pour rien tel premier
vers », laissant à notre industrie le soin de «fa-
çonner le second ».
Paul Valéry, m'écrit Fagus, croit à l'inspiration,
au vers initial jeté comme un coup de dés par le
hasard des dieux. Les dieux ne nous donnent rien.
!
On leur arrache. Mis en cause (eh vous serez tou-
jours en cause, dès qu'on parlera de poésie) je me
puis bien prendre en exemple. Soit pour me louer,
soit pour me décrier, on me qualifie volontiers de
poète lyrique (parbleu !). Donc inspiré. Or, mes
ouvrages, facile est de le vérifier, ont tous été fa-
briqués, jour à jour, mois à mois, heure à heure.
La solution, l'inspiration ne m'est jamais arrivée,
comme à Valmajour, en écoutant chanter quelque
chée, chassée, pourchassée, hélas
qu'elle se laissât saisir.
!
rossignol intérieur (!). Mais à force d'avoir été cher-
il fallait bien

Pourquoi fallait-il qu'elle se laissât saisir?


Parce qu'il est Fagus. Elle échappe éternellement
à des milliers de chasseurs plus acharnés que lui.
Si, après l'avoir cherchée, il la trouve tôt ou tard,
c'est qu'il l'a vue, entrevue du moins, ou le bout
de son écharpe, ou l'escarboucle qui noue ses
cheveux. S'il l'arrache aux dieux, c'est donc que
les dieux la lui ont montrée.
Puisqu'il est aussi ferré que moi sur le caté-
chisme, je demanderai à Fagus, ce qu'il pense
dela grâce. N'est-elle pas, elle aussi, un don
gracieux, mais qu'il _,fautciuenou-auachionsae
viveforce, violenti rapiunt, à qui nous l'offre?
:
Qui coronando merita, coronas dona tua en cou-
ronnant, Seigneur, nos mérites, ce sont vos propres
dons que vous couronnez. Valéry, du reste, oubliait
heureusement ce jour-là, qu'il a adoré la précision
il parlait en poète, non en philosophe, et fort d'une
;
claire expérience personnelle, que tous les porte-
lyre, Fagus compris, ont faite avec lui.

r Je trouve m'avait fui.


au coin d'un bois le vers qui
-
de fées. Fagus a raison :
Ce n'est là toutefois qu'une parabole, un conte
le premier vers ne nous
tombe pas de la lune. Les dieux ne nous don-
nent ni le second ni le premier. Il faudrait pour
cela qu'ils fissent eux-mêmes des vers, et ils n'en
font pas. Pas plus qu'ils ne font de syllogismes ;
donnent beaucoup mieux :
pas plusque les anges ne jouent du piano. Ils nous
ce je ne sais quoi qui
transfigure en poète un pauvre homme pétri de
Prose, qui l'élève à l'état de grâce poétique, et qui,
ainsi métamorphosé, l'incite à fabriquer, marte sua,
le premier et le second
semble pas à la dictée d'un maître d'école
n'est pas transmission d'idées, de sentiments,
;
vers. L'inspiration ne res-
elle

d'images, de rimes.
La poésie, a dit Derême1, c'est à la fois le cheval
et la bride — (l'inspiration et la lime) — et non point
le cheval sans la bride, ni la bride sans le cheval2.

:
Et M. Jean Hytier, non moins excellement, Men
qu'à la manière des philosophes

;
La poétisation des images est opérée par le poète,
plus ou moins inconsciemment ce qui ne veut pas
dire qu'il faille accepter tel quel le produit brut de
l'inspiration, sans travail, sans recherche, sans cri-
tique. On ne le trouve qu'en le cherchant3.
Fagus revient à la charge dans une nouvelle
lettre :
Valmajour avait médité sur les trois trous de son
flûtiau autant, mon Dieu, que Newton sur la gravi-
tation des mondes. Ainsi, dans ces ordres, ou infime,
ou sublime, il n'y a pas eu inspiration. mais la ré-
sultante d'une longue opération de l'esprit.

1. Tristan Derême, depuis, s'est porté au secours de


la seule Raison, je veux dire de M. Paul Souday. Mau-
vais cavalier, il s'est cramponné à la bride.
Au fait, je sentais venir cette catastrophe. Depuis le
début des hostilités, Derême gardait une neutralité sau-
tillante qui me semblait grosse de menaces, «Je suis
oiseau, voyez mes ailes, je suis souris, vive Souday».
Tristan !
Ma foi, s'il passe décidément du côté rat, tant pis pour
:
Mais quoi, n'est-ce pas Tristan, notre beau
Tristan, qui a dit, bien avant moi «Un vers peut avoir
une beauté quasi toute nue et solitaire, outrepassant les
idées ou images qui y sont encloses, et d'elle indépen-
dante. »? — Maladroit, c'est l'autre, c'est Tristan l'Her-
!
mite que vous citez là
Derême
! - Alors, ma foi, tant pis pour
2. Divan, novembre 1925, p. 561.
3. Jean Hytier,•£,« Plaisir poétique, Presses Universi-
taires,1903,p.98.
Ces opérations, où m'a-t-il vu les interdire au
poète? Que la raison collabore au poème le plus
chétif comme à la découverte scientifique la plus
merveilleuse, pour le nier, il faudrait l'avoir perdue,
ou tout ignorer de l'homme qui, même poète, reste
Un «animal raisonnable ». Je l'ai dit et le redis.
Mais qu'elle intervienne seule, ou même qu'elle ait
une part prépondérante dans les trouvailles du
génie, voilà ce que Fagus lui-même n'est pas à la
veille de nous démontrer.
Le poète, dit-il encore, est un individu lucide.
Gœthe, pourtant, a soutenu expressément le
contraire, Henri Poincaré de même. C'est toujours

;
la même simplification. En tant qu'animal raison-
Jl^le^jejjoèteestjucide ou devrait l'être en tant
que poète, ilne l'est pas, il ne peut l'être. L'acti-
vité rationnelle qui précède, prépare, accompagne

lucide. Mais l'expérience


même !.
;:
et suit l'expérience poétique, ne sera jamais assez

Fagus dit encore


mais l'inspiration elle-
«Mais je professe
qu'il existeunsenspoétique. » Eh c'est là tout
!

ce que nous demandons. Ce sens, on ne le définira


jamais qu'en le distinguant de la pure raison.
VII

TOUJOURS LA RÉACTION RATIONALISTE


LA RÉACTION SCIENTIFIQUE

Ainsi cette diablesse de raison arrive à faire dé-


raisonner les poètes eux-mêmes. Sa tyrannie a
beau leur avoir joué les plus méchants tours, ils
acceptent qu'elle rentre par la fenêtre, après que,
poétiquement, ils l'ont mise, non pas à la porte,
mais à son rang, dehors, de gardienne, pour em-
:
ployer le terme noble. Et cela s'explique très bien
elle les prend par l'amour-propre. Des enfants,
nous? !
Ah, non Tel est le secret de The Philo-
sophy of composition que tant de naïfs prennent

:
au tragique. Edgar Poe, comme Fagus, voulait
nous en faire accroire il nous mystifiait en se mys-
tifiant le premier. Un correspondant m'écrit : «La
raison a un ennemi irréconciliable, c'est le raison-
nement », Mais nul ne s'en doute, ne veut s'en
douter Surtout. De là, devant l'expérience, et mal-
gré son évidence, la continuité defc réactions rab*
tionalistes.
Deux groupes : les triomphants; les honteux.
Dans le premier groupe, un M. V., de Montfort

!
(Ille-et-Vilaine). «Vous n'êtes qu'un moderniste,

:
qu'un subjectiviste, monsieur ». Ou encore un
humoriste de Saint-Ouen « Seriez-vous dadaïste,
monsieur? »
Les seconds, de toute leur bienveillance, de toute
leur âme, voudraient me donner raison. Je n'in-
quiète que leur esprit, qu'ils pensent que je rêve
d'étrangler. Mais non, il m'est précieux, lui aussi.
N'est-ce pas à lui que s'adresse ma dialectique,
uniquement désireuse de le convaincre qu'il s'ap-
pauvrit, s'avilit, se détruit lui-même quand il essaie
de congédier son âme ?
*
D'un pauvre presbytère de campagne, où il
«enchante ses heures de profonde solitude, en
méditant les mystiques et en s'oubliant dans les

:
poètes », un prêtre me fait le grand honneur de
m'écrire
«La fille de Minos. », je ne suis pas insen-
;
sible à la musique de ce vers mais le charme ne
provient-il pas de l'évocation d'un passé mysté-
rieux?. le mystère de l'écoulement des choses ?.
Oui, sans doute, mais l'incantation, pure et sim-
ple, a commencé. Le fond de l'âme a frémi d'abord,
Puis ce frisson a gagné la surface active. Bien
qu'elle se forme dans notre zone profonde, l'ex-
Périence poétique, comme, d'ailleurs, l'expérience
mystique, met en branle toutes nos facultés, et jus-
qu'à nos sens.Pensées, images, sentiments, c'est
une série
:
indéfinie d'ondulations. Timidement,
doucement, on continue
Dans la remarque de M. Souday, n'y aurait-il pas
une « âme de vérité»?
Où n'yen a-t-il pas ?Mais le réflexe étourdi
qui à dicté à M. Souday ses articles de France et i
d'Amérique, je le retrouve ainsi, quoique moins
impétueux, plus hésitant dans une vingtaine des

le même scandale :
lettres qu'on a bien voulu m'écrire. C'est toujours
on pense que nous sacrifions

!
aux troubles lueurs de l'instinct les précisionslumi-
neuses de laraison, et que, sous le nom de poésie
pure, nous voulons glorifier ie pathos, le
vague,.
»
non
l'obscur, l'infrarationnel; « l'obscène chaos où se
débattait la conscience avant le Fiat lux de l'enten-
dement. Non, mille fois
La connaissance particulière que nous étudions

elle est supra-rationnelle ;


chez le poète ou chez le mystique, n'est pas infra,
raison supérieure, plus
raisonnable que l'autre. Loin d'être le rêveur, ou1
l'illuminé, ou le niais que vous pensez que nous
»
fois :
exaltons, il est «intelligent et il l'est même deux
d'abord, à la maniere de tout le monde,
;
formant, assemblant et dissociant desconcepts

;
comme vous et moi, bien ou mal, selon qu'il est
plus ou moins doué de ce côté-là il l'est encore
d'une autre façon, et plus haute, son expérience
proprement poétique lui permettant de dépasser
l'ordre abstrait des notions, des raisonnements, et
d'atteindre le concret, le réel même, comme on peut
l'atteindre ici-bas.
M. Souday ne dit rien que d'évident lorsqu'il

quet poétique ;
affirme que l'intelligence n'est pas exclue duban-
mais lorsqu'il me reproche de l'en

:
exclure, il est, corps et âme, dans le faux. Assuré-
ment, entre lui et moi, il y a autre chose il y a tout
le problème de la poésie, comme il y a toute la
question mystique entre Nicole et saint Jean de la
Croix. M. Souday fait sienne l'esthétique de Ché-

:
nier (Marie-Joseph), ainsi que me le rappelle
d'Alger un agrégé de grammaire
C'est le bon sens, la raison qui fait tout
Vertu, génie, esprit, talent et goût.
:
Mais cette erreur fondamentale, que l'ensemble
de nos éclaircissements tend à combattre, il l'ag-
grave d'uncontre sens plus chétif et qui ne touche
que moi. Non content d'estimer que la raison
« fait tout » dans les vers, M. Souday veut encore
que, d'après moi, elle n'y fasse rien. A l'en croire,

;
je conseille à l'âme d'imposer à l'esprit un jeûne
total le poème, tel que je l'entends, serait d'au- i
tant plus parfait que la raison aurait plus de peine

raisonnements ;
à y trouver sa nourriture habituelle, des idées, des
bref, jerenverrais àlaprose le De
natura rerum, la Divine Comédie, les Méditations 1.
1. Même contresens dans l'article d'un des plus chauds
admirateurs de M. Souday, M. André Rousseaux (Revue
Universelle, novembre 1925,
p. 481). Il nous adjure de ne
».
Pas cultiver le désir d'une poésie inintelligible Pour
A quoi il sera répondu excellemment qu'il ne faut
pas confondre l'analyse métaphysique avec l'ana-
lyse chimique. Nous sommes ici des abstracteurs,
non des fabricateurs de quintessences. Notre sujet
- la Poésie pure — le veut ainsi. Dans le concret,

:
poésie, raison, sensibilité, etc., etc., tout cela ne
fait qu'un seul être vivant le poème.
Cependant ce qui est vrai de la poésie, consi-
dérée par un effort d'observation, dans sa pure
essence, n'est plus également vrai de l'œuvre infi-
niment complexe où cette poésie se trouve réalisée.
Il y a, dans tout poème, des éléments divers
pensées, images, sentiments — qui, pris en soi,
-
;
et si on pouvait les isoler, appartiennent tous à la
prose pure traversés par les mystérieuses vibra-
tions que nous avons dites, ils deviennent poésie.
Est-il donc si difficile de comprendre qu'un poète
pur, qui ne serait que poète, ne se rencontre jamais
sur les routes de ce monde. Pas même au Divan.
à
Ainsi de la poésie, l'état pur, quoi que semblent
dire Valéry, Thibaudet et Jacques Boulenger.
L'âme de vérité que mon charitable correspondant

la voici, ferme et limpide


pas y avoir de poésie
:
voit poindre dans les objections des rationalistes,

pure. encore :
il n'y a pas, il ne peut
Ou pas de
moi, des épithètes de ce genre — intelligible, inintelli-
gible — appliquées à la poésie, ne présentent aucune
espèce de sens. Autant parler, au sens propre, d'une
oreille presbyte ou myope. Un poème est intelligible ou
ni
ne l'est pas; la poésie ne peut être ni l'un l'autre.
poésie qui puisse, pour s'exprimer, se passer de
mots.
Enfonçons toujours le même clou dans le même -
mur. Un poème a, en quelque sorte, deux sens,

précisément, et qui est prose :- ;


celui qu'il exprime. directement, immédiatement,
l'impur celui

:
qu'il respire, si j'ose ainsi dire, et qui seul est
poésie
;
— le pur. Un second sens, mais qui est
gros des significations les plus riches sens non
formulé, non formulable, que seuls, je ne dis pas
comprennent, mais saisissent, palpent, s'appro-
prient soit le poète lui-même, soit les heureux qui
lisent poétiquement. Ce sens inexprimable, que nul
jugement ne peut étreindre comment passe-t-il de
l'âme profonde du poète, dans un tissu de phrases

*
abstraites, de symboles, pour passer de là, et par
l'intermédiaire actif de ces mêmes phrases dans

et tout son mystère;


l'âme du lecteur, c'est tout le miracle de la poésie
ce mystère, tout le sujet de
nos «éclaircissements ».

S
**

:
Réactionsscientifiques.
suffiront
- Peu de mots nous
un simple geste, assez mélancolique,
d'admiration confiante, de regret, d'adieu. Phoné-
tistes, sémantistes, psychologues, psycho-physi-

;
ciens et les autres, non, je ne puis les suivre dans
les laboratoires où ils m'invitent d'abord parce
que l'initiation première me manque et le temps
de l'acquérir, ensuite parce que rien ne doit me
distraire de la fin, assez absorbante déjà, que jeme
:
suis proposée ruine, de la poétiquerationaliste
esquisse d'une poétique fondée sur les analogies
;
que je crois pressentir entre le poète et le mystique.
Un professeur de philosophie — en passe d'ou-
vrir à la phonétique des voies nouvelles — est

du serpent à Eve ;
venu me voir au lendemain de ma lecture. Visite
l'arbre de la Science à l'ho-

:
rizon. « Ah ! m'a-t-il dit, vous ne savez pas pour-
quoi, dans votre vers de Malherbe

Et les fruitspasseront la promesse des fleurs,


si l'on remplace la promesse par les, votreplaisir
s'évanouit. La phonétique le sait fort bien. Là-
dessus, il tire de sa vaste serviette une foule de
menus engins et deficelles dont je me vois investi
sur l'heure, non sans effroi. Je me rappelais les
tortures chez l'oculiste. Puis il m'a montré sur de

:
larges rubans photographiques huit paires de cour- !

bes, vallées et montagnes, comme sur les tracés


barométriques courbes hostiles, m'a-t-il déclaré;
et cela paraissait bien, les quatre qu'avaient don-
nées le vers authentique narguant par leur allure
paisible les zigzags sursautant du vers massacré.
Je regardais de tous mes yeux, ahuri, mais non
sceptique, songeant au fou rire qui prit Une de nos
sociétés savantes lorsqu'on lui présenta le premier
embryon du phonographe. Ils avaient flairé, sous
ces bruits nasillards, non pas le diable, ce qui eût
peut-être été plus intelligent, mais quelque ventri-
loquie. Pourquoi hausser les épaules ? Ces cour-
bes sont là, nettes, implacables, narguant, elles
aussi, le floude nos sensations poétiques. Tôt ou
tard, une loi quelconque se dégagera de ces expé-
riences précises. Nosfaciles plaisanteries n'y chan-
geront rien. Seulement je ne crois pas que cette
loi doive balayer l'antique mystère de la poésie, le
rendre à la poussière des superstitions vaincues.

;
Ils expliqueront beaucoup de choses que nous ne
faisons encore que sentir ils n'expliqueront pas
tout.Autour de l'expérience poétique, ils laisseront
bon gré mal gré unefrange ineffable, un rien de
;
je ne sais quoi passerelle aussi ténue que l'on
voudra, mais réelle entre l'infini et nous, entre la
science et la poésie.
D'ailleurs leur résistance s'exerce moins sur le
fond dès choses, sur le mystère même de la créa-
tion poétique, que sur l'étendue de ce mystère.
Bien mieux, on le verra plus loin, ils nous appor-
tentde précieux renforts. Mais il est naturel qu'ils
restent dans leur rôle,qui est de diminuer de tout
leur pouvoir les diverses zones mystérieuses où
nous poursuivons notre aventure. En devrons-nous
être, en serons-nous pour cela moins aventureux ?
Leurs analyses nous empêcheront-elles de nous
enfoncer toujours plus avant dans l'inconnu ? C'est
ce que je ne suis pas encore prêt à leur accorder,
si je leur concède que.j'ai peut-être appelé trop
facilement «miracle » un simple beau vers de
Malherbe.
Au cours d'un remarquable mémoire, M. Lionel
Landry, tout comme mon philosophe phonéticien,
me le démontre avec aisance. De toutes les ana-
lyses que j'ai reçues d'« Et les fruits passeront la
promesse des fleurs », la sienne est de beaucoup
la mieux poussée, grammaticalement et sémanti-
quement. Mais quand donc mes critiques compren-
dronts-ils que dans le moment de la transmission
poétique et artistique, quelle que soit la rapidité
avec laquelle une nature cultivée et entraînée peut
enregistrer tous les composés du phénomène, pres-
que rien ne compte des minutieuses ou des belles
?
raisons des choses déduites après coup Il est en-
tendu que ces raisons y sont, qu'elles contribuent
certainement à l'enchantement, elles ne suffiront
jamais à l'expliquer — je le redirai et redirai sans
cesse — puisque on peut le subir, et parfois avec
plus d'intensité encore, sans les connaître.
Aussi la précision de M. Landry est-elle beau-
coup plus efficace lorsqu'elle s'attaque à mes com-
mentaires. Je retiens en particulier sa distinction
pénétrante d'un sens et d'une signification nette.
Un vers peut n'avoir pas de «signification », et
néanmoin§_sesmots éveillent en nous des « sens »
parlesimagesourelations plastiques qu'ils évo-
quent.
On ne doit pas présenter, écrit-il, comme dépouillé
de tout sens un discours où sont entassés des mots
aussi évocàteurs que ténébreux, prince d'Aquitaine,
étoile, luth constellé,soleil noir, mélancolie. L'action
exercée sur l'attitude mentale est seulement indirecte,
tout comme dans tel vers de Mallarmé, par angoisse,
minuit, lampadophore. (Dans un autre ordre) les
huit ou dix contresens sur lesquels se fonde l'admi-
ration pour Virgile ne sont point des absences de
signification, mais des enrichissements apportés à sa
signification primitive (sunt lacrymœ rerum, etc.).

C'est très juste. Mais pour la tradition scolaire,


il n'y a pas de sens qui ne se traduise par une si-
gnification exclusive, et il n'y a pas de signification
dans un groupe de mots sans enchaînement logique,
et sans cette logique tout pour elle est absurde.
!
Soit reprendrais-je donc, j'accepte que des vers
-
merveilleux aient cette absurdité, je défie qu'elle
les prive de leur pouvoir poétique, et celui-ci sera

:
même d'autant plus grand qu'ils seront pluschar-
gés de mystère. M. Landry ajouterait « par con-

mieux:
séquent chargés de sens.

de mon côté.
» Je ne demande pas
on ne saurait tomber plus heureusement

Il me met en garde encore contre les fausses

-
postérieure, il revient sur le problème :
suggestions de la musique verbale. Dans une lettre

Voulez-vous que j'ajoute une anecdote à la dis-


cussion sur Dupont et Maillart ? Rendant compte
d'une visite à une star de cinéma qui se faisait ap-
peler Miss Dupont, un journaliste américain écrivait
La jeune femme qui porte ce nom incendiaire est
:
d'aspect très calme, etc.» What's in a name !
(Mon distingué correspondant ne croit-il pas

',.
que le reporter avait mis la beaucoup plus d'hu-
mour qu'il ne pense?). -''-,'

En sens inverse, je reconnais qu'à valeur séman-


tique équivalente Pedro de Alcantara fait mieuxque
Pierre Dupont et Dante de Alighieri que Durand
desAugiers.
« Fait mieux ». ;
pour un Français mais « Pierre
Dupont» ferait peut-être mieuxpour l'Espagnol
»
et « Durand desAugiers pourl'Italien, question
d'exotisme).
Ce qui me semble vrai,continue-t-il,est, que à
l'origine, forme mixte musico-poétique,Essentielle-
ment qualitative, les rythmes,leséchelles étaient
à chaque morceau.' - L'élaboration l'art
propres
musical a consisté à établirdesabaisses
données permettant de standardiser
et
(si
de
des or-
j'ose drrè)
les productions (lé terme dernier est la gamme tem-
pérée) dans l'ordre numérique (du temps et du nom-
bre de vibrations). Cependant Jelangage standardi-
sait les mots, les dépouillait à cet égarddeleur
contenu émotif(que gardait parmontre l'art musical).
Pour regagner ce la
contenu émotif, poésiedoitse
rapprocher, fût-ce temporairement, de la musique.
On voit comment après avoir réagi contre cer-
taines de mes propositions, surtout certains de
mes exemples (l'équation personnelle peut en effet
facilement empêcher que desexemples aientune
valeur aussi générale que la thèse qu'ils soutien-
nent), M. Lionel Landry se retrouve sur notre ter-
rain, — le même terrain indéfini. Car pas plus dans
son mémoire que dans sa lettre, il n'arrive à sortir
la musique verbale du nuage psychologique d'où,
pour son plus grand pouvoir, elle émane.
VIII

RENFORTS
CORRESPONDANTS ET TEXTES CONTEMPORAINS

Les résistances que j'ai éprouvées ne sont rien


auprès des renforts abondants et de tous les or-
dres qui me sont arrivés des quatre points cardi-
naux. Nombre de correspondants trouvent même
que j'ai été trop loin dans mes distinctions, notam-
ment dans celle de la prose et des vers, la prose
s'étant souvent offerte, pouvant toujours s'offrir
encore plus librement à la poésie pure.
Cette question des rapports ou différences du
vers à la prose est peut-être le problème qui re-
vient le plus souvent dans les lettres que je reçois.
Ainsi on m'écrit de Nice, et je regrette de ne pou-

:
voir vous donner toute la lettre, curieuse et char-
mante

; ;
Telle prose n'est pas que le sens elle est chargée
d'autre chose au delà des mots et des activités de
surface, elle éveille les prolongements ineffables de
la poésie pure.
Je suis bien de cet avis, et je croyaisl'avoir dit
expressément dans le passage du discours où je

:
distingue, d'ailleurs trop sommairement, deux mu-
siques dans la prose la musique Balzac, d'Ablan-
court, Bouhours ; la musique Rabelais, Rousseau,
;
Chateaubriand la première, «nouée
1 »
au sens
immédiat qu'elle a pour objet ou de soulignerou
même decompléter : la seconde, dépassant le sens
et établissant un contact profond, de toute l'âme
àtoute l'âme, entre l'écrivain et nous. Pour moi,
Bossuet est poète, au sens le plus rigoureux du
mot, et poète infiniment supérieur àBoileau. J'op-
pose non pas les vers à la prose -
opposition qui
me paraît techniquement fausse —> mais unique-
ment la poésie au prosaïsme.
La prose d'Anatole France est-elled'un poète?
Vraiment, je ne sais plus. Jadis, je n'aurais pas

1. Il va de soi que cette distinction n'est pas rigoureuse.


Je veux dire simplement qu'il y a plus de poésie dans
Rabelais, Rousseau, que dans Balzac (le pieux), Bouhours,
etc. Remarquez, du reste, que cette prose, que je dis
moins poétique, obligée qu'elle est de se couler en de cer-
tains moules dessinés d'avance, ressemble beaucoup plus
à ce que nous appelons vers que la prose de Chateau-
briand. Remarquez aussi qu'une prose vraiment sermo,
parlée, et nous transmettant tout l'ensemble psycho-
physiologique de celui qui la parle, est déjà, par le
«
fait même, poésie: La phrase la plus insignifiante, di-
sait le grand abbé Rousselot, est déjà une œuvre. d'art. »
La prose pure, celle qui se bornerait exclusivement à
exprimer un jugement abstrait, nese rencontre, je crois,
que dans les ouvrages techniques: algèbre, grammaire,
logique, etc. Pour le psittacisme, il n'est évidemment ni
poésie, ni prose.
hésité, maispeu à peu un doute m'est venu, que je
vois qui tourmente également M. Pierre-Quint.
France est un grand intellectuel, — écrit ce dernier
dans son maiden article de la Revue de France (1er

;
décembre 1925), que tous les connaisseurs auront
trouvé, j'en suis sûr, riche de promesses — l'art est
pour lui harmonie et beauté, et non une sorte de
communion mystique de l'homme avec la vie.
Il entend par là, comme Proust, du reste, cette
réalisation profonde, dont nous avons déjà tant
parlé, et sans laquelle il n'est pas dehalo poétique,
pas d'incantation :
Ses deux livres les plus réussis, le Lys rouge et les
Dieux ont soif sont l'expression tranquille et équili-
brée (merveilleusement, mais peut-être uniquement
précise, absente, abstraite) d'un artiste sincère, ex-
pression qui risque de se refroidir et de se figer.
Si elle doit tôt ou tard paraître froide et figée,
elle l'esté dès sa naissance. Quelque illusion, une
autremagie que celle des poètes, nous aura em-
pêchés d'en discerner le prosaïsme foncier.
Cependant, il y a tant de divination, d'intelligence
et de curiosité dans ces deux ouvrages qu'ils dépas-
sent le cadre des œuvres d'art bien réalisées. France
a, d'ailleurs, été parfois plus qu'un artiste.
Un poète donc? Pour moi, je n'en veux pas
1. Mais peut-être seulement homme
douter un d'es-
1. Cf. dans Lp Livre de mon Ami (Révélation de la
poésie), p. 118.
prit. Il
«y a trois poètes, disait Boileau, M. Cor-
neille, Molière et moi. M. Racine n'est qu'un
homme d'esprit. » Quoi qu'il en soit, voici, grâce
à M. Pierre-Quint, une question bien posée.

On me communique une foule de beaux textes,


et naturellement en premier lieu de M. Bergson.
Mais c'est en vain qu'on me tente. Mon incompé-
tence, enmatière de philosophie technique, m'empê-
che d'ajouter ici le témoignage des vrais maîtres.
N'étant pas sûr de les bien comprendre, je ne sau-
rais les discuter Je sais, du reste, que M. Bergson
a bien voulu suivre nos débats sur la poésie pure.
Son exquise bienveillancem'a encouragé à plu-
sieurs reprises. Avec cela,pourquoirefaire ce qui
aétéfaitdéjà, et le mieux du monde. M. Tancrède
de Visan, en deux remarquables études, Essai sur
le Symbolisme(1904) et L'attitude du Lyrisme
contemporain (1911), a montré à quel point le
bergsonisme nous aidait à identifier la «poésie
pure», celle qui va plus loin que le mot qui l'ex-
prime. Aussi me bornerai-je à luiemprunter
quelques-uns des passages dont il s'est lui-même
servi avec la plus heureuse finesse, et je
cerai par celui-ci qui est capital: commen-

Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal,


qui emmagasine ce a
qu'il y de stable, de commun
et par cônséquent d'impersonnel dans lesimpres-
1.C'est pour la même raison que je ne cite pas
Schopenhauer et que je ne discute pas l'Esthétique de
M. Croce. Non omnia possumus omnes;
sions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre
les impressions délicates et fugitives de notre cons-
cience individuelle. (Essai sur les données immé-
diates de la conscience, p. 99\)
M. de Visan corrobore cette citation par cette
autre, extraite de l'Essai sur les fondements de la :
connaissance mystique de Récéjac :
a-t-il des mots pour exprimer directement les
Y
?
sensations élémentaires Il suffit que chacun puisse
conscience soit empiriques, soit morales :
se dire à lui-même les affirmations premières de la
ce n'est
que par un travail ultérieur qu'on les comparera en
>

vue de les exprimer analogiquement. — C'est ce fond


du moi, proprement impensable, qui sera la source 2

de tous les faits mystiques (p. 38)2.


Il y a des choses trop complexes, à la fois trop
étendues et trop indivisibles, pour qu'elles puissent
être présentées à la conscience par des procédés
dialectiques. C'est donc pour réparer l'insuffisance du
langage et quand nous avons besoin d'embrasser les
:
3

choses avec toute l'âme, que nous recherchons les


symboles grâce à eux seulement nous pouvons ar-
river à cet état appelé « mystique » qui est la syn-
thèse du cœur, de la RAISON et des sens (p. 140).
Si pour la seule connaissance cette synthèse est
nécessaire, à quel point ne doit-elle pas l'être en -

1. A rapprocher de cette pensée d'Emile Verhaeren:


|<< Les mots ne servent qu'à vider les idées de ce qu'elles
contiennent de profond et de vrai.» (Impressions, re-
cueil posthume, Mercure de France, éd. 1926.)
2. Cf. ce qui a été dit sur ce point dans les chap. IV
et V; cf. aussi le chap. suivant du «Silence» et ce que
nous citons de Carlyle.
dehors de la nécessité métaphysique,lorsqu'il s'agit
des communications émotives et transfiguratives à
travers l'expression des arts, lorsque l'artiste, dit
M. Bergson,

vise à nous faire éprouver ce qu'il ne saurait nous


faire comprendre.
Car l'objet de l'art
-
est d'endormir les puissances actives ou plutôt résis-
tantes de notre personnalité, et de nous amener ainsi
à un état de docilité parfaite où nous réalisons l'idée
qu'on nous suggère, où nous sympathisons avec le
sentiment exprimé. Dans les procédés de l'art on re-
trouvera sous une forme atténuée, raffinés eten quel-
que sorte spiritualisés, les procédés par lesquels on
obtient ordinairement l'état d'hypnose. (Op. cit.,
p. 11.)

ému.
Aussi un correspondant m'adresse-t-il cette
phrase rencontrée mot pour mot à la fois dans
Rémy de Gourmont et dans Barrès:
On peut ne pas bien comprendre et cependant
être
De Rémy de Gourmont encore, transmises par
J.-M. :
Les mots ont en eux-mêmes et en dehors du sens
qu'ils expriment une beauté et unevaleurpropres.
Je les aime pour leur esthétique personnelle,
dont la rareté est un des éléments, la sonorité
Un autre.
Ceux que j'adore sont ceux dont le sens m'est
fermé, ou presque, les mots imprécis, les syllabes
de rêves, les marjolaines ou les milloraines, fleurs
jamais vues, fuyantes fées, qui ne hantent que les *
chansons de nourrices.

**
Les écrits des symbolistes et de leurs commen- :
tateurs sont pleins de ces passages qui distinguent
l'un ou l'autre des éléments dont la poésie pure
;
se compose. M. Robert de Souza disant dans Ou
nous ensommes. — La Victoire du siience (p. 45) :
Rien ne peut être étranger au poète, si toutefois
le magasin de sa raison reste, dans l'instant qui le v
soulèveattaché comme un banc de coquilles obs-
cures au fond des eaux ingénues de son âme.
Il m'est signalé encore que la préface de Paul
Valéry aux poésies de M. Lucien Fabre, s'est élan- --
:
cée du tremplin de ces lignes, prisesdans Divaga-
tions, de Stéphane Mallarmé
Je sais, on veut à la Musique limiter leMystère,
quand l'écrit y prétend. (p. 288). La Poésie,proche
l'idée, est Musique par excellence. (p. 277).
cette musique aboutissant à 4

,
la divine transpositionpour l'accomplissement de
quoi existe l'homme. (p. 121.) -

époque ;
Puis, au sujet des efforts convergents de son

m
Les Ecoles. adoptent, comme rencontre, le point
--.

d'un Idéalisme qui. refuse les matériaux naturels


et, comme brutale une pensée exacte, les ordonnant
pour ne garder de rien que la suggestion (p. 245).
Evocation, dites «allusion» je sais «sugges-
tion » cette terminologie quelque peu de hasard at-
teste la tendance, une très décisive, peut-être, qu'ait
subi l'art littéraire,elle le borne et l'exempte (p. 245).
Voici un texte court, plein et limpide. Il est de
P. Guigou, dans son introduction aux Reliques,
de Tellier:
Je trouve quela poésie de Tellier a parfois quelque
chose de trop net, de trop visible et d'un peu sec.
L'idée, toujours fine et poétique, y est exprimée avec
exactitude, avec beaucoup de propriété, mais sans
mystère. Les motsdisent littéralement ce qu'ilsdisent
et rien de plus. Il manque autour d'eux ce je ne sais
quoi qui les baigne, comme d'un fluide pénétrant et
fait qu'ils se prolongent dans notre esprit et le mè-
nent de rêve en rêve. La poésie de Tellier, parfois
peu suggestive, manque précisément de ce qu'il
aimait dans la poésie des autres.
Cela m'a donné l'idée de reprendre le vieux livre
de Nos Poètes (1888), que je n'avais pas relu de-
puis bien longtemps. Le meilleur de Teilier n'est
paslà, mais voici pourtant une jolie page qui fait
écho à celle de Guigou :
,
Et qu'on ne dise point non plus que, funambules-
que ou olympienne, une poésie sans pensée n'est
qu'un jeu puéril. Car je me sens envie de répondre
«Mais c'est la pensée, bien plutôt, qui est un jeu
:
puéril, puisqu'elle ne mène à aucune certitude.
(Non. Mais les certitudes où la pensée des
poètes — en tant que pensée — nous mène parfois,
n'ont qu'un intérêt médiocre.)

:
et qu'elle est finalement affligeante. La pensée
est une chose sotte et triste (non abstraite). Le
rythme est une chose noble et grande et participe à
la dignité des forces naturelles,.dans lesquelles il est
»
répandu. Ces forces ne « pensent pas à notre façon.

;
Un bois qui murmure n'a aucune idée, et n'est pas
plus puéril pour cela il y a dans son murmure quel-
que chose de divin. Il y a bien quelque chose de divin
aussi dans le don de parler pour ne rien dire,au
degré où le possèdent certains poètes. DES QU'ON NE
RECONNAIT POINT DANS UNE SÉRIE DE PAROLES LE JEU
DES RESSORTS ORDINAIRES DU CERVEAU HUMAIN, IL
FAUT BIEN QU'ELLES VIENNENT NON DE L'HOMME; MAIS
DE QUELQUE CHOSE D'AUTRE ET DE MYSTÉRIEUX.
Quelque chose de divin, non pas seulement chez
certains, mais chez tous les poètes, quand ils par-
lent en poètes.
Mê11le chez ceux
— et c'est le grand nombre
dans les paroles desquels nous pensons reconnaître
-
e
« jeu des ressorts ordinaires du cerveaux, en
d'autres termes, même chez ceux dont on peut
mettre les œuvres en «ableaux synoptiques».
Qu'il s'agisse de Bourdaloue ou de Racine, une

;
intelligence appliquée à l'analyse des passions joue
exactement de la même manière mais les paroles,
par où s'exprime ce jeu, rendent autre chose que
ce jeu.
le domaine propre de la création poétique :
Laissons l'analyse intellectuelle, ne quittons pas
on l'a
toujours reconnue surtout dans les relations nou-
velles suscitées par les images. Mais il faut bien
comprendre que
I la vraie poésie n'est jamais l'amalgamed'une image
eïd'uneidée,
que l'image n'est pas
une simple métaphore ou une allégorie conscious
(voulue, appliquée). Le poète n'a pas commencé à se
proposer une idée, un principe pour chercher ensuite
le symbole qui l'envelopperait. (E. CAIRD, Evolution
of Religion, II, p. 291).
Car la vraie poésie ne serait pas plus entièrement
dans les images mêmes que dans les idées et dans
les mots, elle n'existerait pas sans les «quelque
chose d'autre et de mystérieux » qui les soulève
et les traverse.
Je lis aux pages 154, 155 de La Poésie de Sté-
phane Mallarmé, par Albert Thibaudet :
-.

J'entendais, il y a quelques années, M. Bergson


développer dans une leçon que, contrairement à une
théorie très commune, ce n'est pas par images que
l'on pense profondément. Il faisait., dans la pensée,
sentir un mouvement, un courant, un élan analogue à
l'élan vital de l'Evolution créatrice, et, dans l'image,
il montrait, non pas la cause, mais au contraire,
L'ARRÊT ET COMME LA CONGÉLATION DE CE COURANT,
la forme spatiale qu'il prend en devenant, pour la
pratique et pour la vie sociale, une représentation.
Lorsque nous évoquons notre pensée (profonde) afin
de l'expliquer, elle se résoud bien pour nous en ima-
ges. Mais, si nous essayons de l'épouser de plus près,
dans son acte, en nous retournant brusquement, à
l'instant nous pouvons sentir peut-être ce courant
fluide qui passe, le sentir comme une nature vraie,
antérieure psychologiquement à toutes images.
Comparez avec ces quelques lignesd'un admi-
rable poète, Mrs Meynell :
On dit d'un poète qui évoque de belles images ;
c'est un grand mystique. Or il est vrai. sans doute
qu'un grand poète, autrement dit qu'un grandmysti-
que, est un magnifique créateurd'images, maisnon
pas à ses plus hauts moments d'inspiration.Ce n'est
le
pasparce que poète excelle à créer des similitudes
qu'il est grand mystique, c'est parce qu'il a une
pleine vision du mystère des réalités. (Mrs MEYNELL,
Hearts of Controversy, p. 91, 92.) -

Parmi lesnombreux.articles qui ont été consa-


crés à notre débat, il yen a plusieurs quine sont
pas de simpleschroniques et que je regrettefort
:
de ne pouvoir discuter ici. Notamment dans les
journaux de province ainsi l'article de M. Hupel

mentierdans l'Union républicaine de Mâcon ;


dans la Côte-d'Or Républicaine, et de M.G. Par-
plus
notamment, si l'on peut dire, dans lesjournaux du
Midi. Méridional moi-même, je constate sans éton-
nement, mais non sans joie, qu'abondent encore
chez nous, de Nice à Béziers, de Toulouse à Bor-
deaux, « les esprits amoureux de la rhétorique pro-
fonde », comme disait Baudelaire. Et d'abord les,
articles très amusants, mais aussi très pénétrants,
de l'Etameur, dans le Soleil d'Oc. Ce qu'a écrit le
poète Jean Soulairol dans le Cri de Béziers n'est
pas moins remarquable1. Un de ses articles a pour
:
titre Une rencontre de M. H. Bremond et de Mar-
cel Proust. Rencontre ? !
Eh beaucoup plus que
cela. Pendant que je préparais le discours, j'avais
constamment devant les yeux les chapitres mémo-
rables sur la Sonate de Vinteuil.
De divers côtés on me découpe dans l'œuvre de
1. Me trouvant forcé, faute de place, à renvoyer à un
autre volume la discussion du rapprochement entre la
poésie et la mystique, je dois, à mon vif regret, me
priver de citer ici le très bel article de la République
du Var, — un de ceux qui m'ont le plus vivement touché
— où M. Léon de Saint-Valéry traite ce sujet. Voici les
premières lignes de cet article: «Examinant au-delà de
l'intelligence et de la sensation, la poésie pure, M. l'abbé
B., après avoir opiné en psychologue, conclut en croyant.
Il affirme: que la poésie est comme une forme adorante
des aspirations humaines et qu'au point extrême où
l'esprit l'épouse, sans que la raison la définisse, elle
rejoint le besoin de prière. Parce que l'analyste est
un prêtre, des lecteurs superficiels ont affecté de voir là
une idée surajoutée et étrangère au débat; quelque chose
comme la péroraison édifiante d'un sermon. C'est ce-
pendant, à la précision du terme près, l'unique conclusion
qui se puisse tirer d'un examen objectif de la poésie.»
Que nous avions donc raison d'admirer tantôt la dif-
fusion des curiosités les plus hautes par tout le pays
Parcourez les collections anciennes de la République du
!
Var, ou d'une feuille analogue, pendant les années 1880
ou 1890. Y rencontrerez-vous de pareils problèmes abor-
dés avec cette décision simple, traités avec cette élé-
gante maîtrise. M. de Saint-Valéry ne demande pas grâce
pour le sujet qu'il a choisi, comme fait tel chroniqueur
parisien, d'ailleurs au-dessous du médiocre qui me re-
proche, à quatre ou cinq reprises, de «ratiociner » pen-
dant que le franc baisse. Il est sûr, au contraire, qu'en
traitant sérieusement ces problèmes éternels, il ferait
plaisir à ses lecteurs de la République du Var. Qu'il
s'agisse présentement de moi, peu importe. C'est là un
signe des temps que je devais relever.
Marcel Proust comme des passages d'appui infini-

:
ment précieux pour notre thèse, celui-ci entre
autres

Je me demandais si la musique n'était pas l'exem-


ple unique de ce qu'aurait pu être — s'il n'y avait
pas eu l'invention du langage, la formation des mots,
l'analyse des idées — la communication des âmes.
;
Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de
suites l'humanité s'est engagée en d'autres voies,
celle du langage parlé et écrit. Mais ce retour à
l'inanalyse était si enivrant, qu'au sortir de ce pa-
radis, le contact des êtres (ou des idées) plus ou
moins intelligents me semblait d'une insignifiance
extraordinaire. (La Prisonnière, II, 76.)
Rapprochez de ces lignes ce que Proust nous
dit sur
la beauté dénuée de signification de la fille de Minos
et de Pasiphaé (p. 193).
ces vers d'autant plus beaux qu'ils ne signi-
fiaient rien du tout. (Dli côté de chez Swann, p. 89.);
et sur
ces impressions. pour ainsi dire sine materia., ces
motifs à peine discernables, connus seulement par le
plaisir particulier qu'ils donnent, impossibles à dé-
crire, à se rappeler, à nommer, ineffables. (p. 194.);
et enfin sur les ressources uniques de l'art, qui
seul nous fait connaître
tout le résidu réel que nous sommes obligés de gar-
der pour nous-mêmes, et que la causerie ne peut
transmettre., cet ineffable qui différencie qualita-
tivement ce que chacun a senti et qu'il est obligé de
laisser au seuil des phrases, où il ne peut communi-
quer avec autrui qu'en se limitant à des points ex-
térieurs communs à tous et sans intérêt. (La Pri-
sonnière, II, p. 75.) ,

Comment ne raccorderait-on pas ces passages


à nos citations de Bergson et aux déclarations de
tant de poètes, critiques, philosophes qui sentent
profondément, poétiquement, par là même mysti-
quement? Citations et déclarations dominées par
le rappel dans mon discours de la conclusion ex-
plicite de Walter Pater, qui, en quelques mots,
nous présente les diverses faces du problème :
Tous les arts aspirent constamment àse rappro-
cher de la musique. La perfection de lapoésie semble

DE CE QUI N'EST QUE LE SUJET ;


dépendre, en partie, D'UNE CERTAINE SUPPRESSION
si bien que le sens
même d'un poème n'arrive jusqu'à nous QUE PAR DES
CHEMINS OU L'ENTENDEMENT NE SE RECONNAIT PAS1.

1. Je tiens à donner les propresparoles de ce texte


capital: «All artconstantly aspires towards the condi-
tion of music; and theperfection ofpoetry seems to
depend in part on a certain suppression of meresubject,
so that the meaning reaches us through ways not dis-
tinctly. traceable by the understanding. »
IX

TEXTES DU PASSÉ
DE BAUDELAIRE AUX « PRÉROMANTIQUES »

Or, à l'origine de ces textes contemporains et

:
de leur concordance, nous rencontrons ces lignes
de Baudelaire
Plus l'art voudra être philosophiquement clair,
plus il se dégradera. Plus, au contraire, l'art se dé-
tachera de l'enseignement, et plus il montera vers
la beauté pure (Sur Reynolds.)
Nous rencontrons surtout ce passage, écrit en-
core plus directement sous l'influence d'Edgar Poe :
:
de combinaison;
Deux choses sont également requises l'une une
certaine somme de complexité, ou plus proprement
l'autre une certaine quantité d'es-
prit suggestif, quelque chose comme un courant sou-
terrain de pensée non visible, indéfini. C'est l'excès
dans l'expression du sens qui ne doit être qu'insinué,
c'est la manie de faire du courant souterrain d'une
œuvre le courant visible et supérieur qui change en
prose, et en prose de la plate espèce, la prétendue
poésie de quelques soi-disant poètes1
Il n'y a pas dans toute l'esthétique baudelair-
rienne de passage plus important à notre point de
vue que celui-là. Il est comme le pivot non seule-
ment duquel rayonna le développement de la poé-
sie françaisenouvelle, mais qui unit tous les divers
rayonnements passés de la poésie véritable dans
toutes les littératures anciennes et modernes. La
relation. circulaire est continue parce qu'il n'y a
aucune rupture du centre à la circonférence. Si je
me suis arrêté plutôt sur quelques lyriques anglais,
c'est qu'ils venaient d'eux-mêmes sous ma plume
à propos de Baudelaire et de Mallarmé, et je n'au-
rais pas dû les séparer d'ailleurs de plusieurs phi-
losophes et esthéticiens anglo-saxons dont le-prin-
cipal fut Carlyle2
Carlyle est particulièrement des nôtres parce
que nul ne comprit comme lui, pourque passe le
»,
«courant souterrain le rôle fondamental du
silence.
1. C'est le cas de rappeler la profondé remarque de
M. Souday: «Personne, par malheur, ne sait de quoi
»
est fait ce « fluide mystérieux qui transfigure, etc., etc. »
2. J'ai déjà cité Ruskin, mais à cette place il convient
!
de rappeler son grand nom. Que d'extraits deses œuvres
corroboreraient notre thèse Seule leur abondance nous
a fait reculer. On lui impute à crime aujourd'hui d'avoir
trop mêlé, comme Platon, l'éthique et l'esthétique. C'est
d'une noire ingratitude. Débarrassés de leurs partis-pris,
ses enseignements nous sont plus que jamais nécessaires,
si nous voulons sortir notre fausse civilisation de ses
impasses. Et n'oublions point son précepte capital dans
Les loiq de Fiesole; «TOUT ART VRAIEST ADORATION».
Le silence estl'élément dans lequel toutes les
grandes choses se forment et s'assemblent.,
écrit-il. Pour lui la poésie est
une action simultanée du Silence et de la Parole.
Arrêtons-nous un instant sur cet'te pensée et
distinguons bien l'expression loquace, trop sou-
vent impuissante, de la contemplation révélatrice.

:
Deux sortes de démons se partagent l'inspira-
tion des poètes Il ya le
;
démon du silence — et
il yale
:
c'est l'inspiration elle-même
vers
démon du
celui-ci, bavard divin ou diabolique tour à
tour, le singe, et plus encore, le bourreau de celui-
là. Caliban près d'Ariel en extase. Il veut, bon gré

;
mal gré, s'unir au concert qu'il devine et qu'il
n'entend pas il crie, il frappe son épais tambou-
rin ; il fait tant de bruit que les invisibles musi-
ciens s'évanouissent. Dans le poème le moins im-
pur, la poésie estd'Ariel, les mots sont de Cali-
théâtre ;
ban. Est-ce pour cela que Racine a renoncé au
? Peut-être mais c'est assurément pour
cela qu'une heure vient où les grands mystiques ne
peuvent plus que se taire.
Ordinairement, je ne prie pasDieu, écrit une de
nos contemplatives françaises, "tje ne fais que lui
adhérer. Je suis réduite à m'expliquer par le mot
oui. Toutefois, il arrive souvent que ce mot, pour
:
n'être pas assez simple ni assez court, ne me contente
plus. Je cherche donc une parole abrégée, qui puisse
mieux énoncer la grandeur de cet Etre infiniment
adorable et mon extrême anéantissement devant lui ;
mais je n'en trouve point, tellement que je demeure
dans un bégaiement muet1.
La poésie pure est silence, comme la mystique.
Nombre de vrais poètes parlent néanmoins, ou
bégaient, comme nombre de mystiques. Bienheu-
reuse contradiction, ou plutôt bienheureux com-
promis et fissure maladroite, par où nous est en-
tr'ouvert le royaume de l'esprit. Chacun des deux
démons que nous avons dits sacrifie à l'autre quel-
que chose de ses propres exigences. D'où ce com-
posé paradoxal que tout poème nous présente, ce
mélange de pur et d'impur, où la prose et la poésie
ont également le droit de se reconnaître.
— Ce poème est à moi, dira la prose, l'analyse
n'y retrouvera jamais que des éléments qui m'ap-
partiennent, des idées, des images, des sentiments.
— Il y a autre chose, répondra la poésie, mais
qui vous échappe fatalement, puisque ce quelque
chose est inexprimé. Sous le bruit des mots de la

du silence. Oh !
prose, une oreille poétique entendra les musiques
n'essayez pas de comprendre.
C'est notre mystère. S'il ne vous paraissait pas
absurde, vous ne seriez plus la prose. Ces idées,
ces images, ces sentiments, tout ce que vous
croyez que le poète « avait à dire », tout cela, pour
le poète, est encore silence. Da poetan, et sentiet
quod dico.
Un symbole est le résultat de ces associations

1.Histoire littéraire du sentiment religieux, les Mysti-


quoa du Silence, t. VI, p. 33tii
:
et de ce silence mystérieux, mais jamais ce qu'il
exprime ne l'épuisé. Ecoutons Carlyle

C'est par les symboles que l'Imagination et sa


mystiquerégion des merveilles passent dans l'étroit
et prosaïque domaine et font corps avec lui. Dans le
symboleproprement dit,ce. que nous pouvons appeler *
unSymbole, il y a toujours,plus ou moins distincte-
;
ment et directement, quelque incarnation, quelque
révélation de l'Infini par lui, l'Infini est obligé de
s'unir au Fini,de rester visible, et pour ainsi dire de
rester tangible là. L'homme se trouve partout en-
vironné de Symboles. Tout n'est-it pas Symbole
254.) ?
pour le voyant. (Sartor Resartus, trad. Barthéle- f
my, p.
Savourez encore ces. passages :
Ne nous est-il pas compté comme un mérite, com-
me une preuve de ce que nous appelons une' nature«
poétique », le fait de reconnaître quetout objet a une
divine beauté enlui;que tout objet est encore vérita-
blement ««ne fenêtre à travers laquellenous_pou-
vons plonger dans l'Infinitudeelle-mêntie, (Les,
;
Héros, trad. Izoulet, * p. 16.)
»
Si votre description est authentiquement musicale,
musicale, non dans ses mots seulement, mais dans
son cœur et sa substance, dans toutes ses pensées et

! :
expressions, dans sa conception tout entière, alors
elle sera poétique ; sinon, non. — Musicale que de
choses tiennent dans cela Une pensée musicale est

;
une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le
cœur le plus intime de la chose qui en a découvert
le plus intime mystère, c'est-à-dire la mélodie qui
;
est cachée en elle l'intérieure harmonie de cohè*
rence qui est son âme, par qui elle existe, et a droit
d'être, ici en ce monde. Toutes les plus intimes cho-
ses sont mélodieuses, naturellement s'expriment en
Chant. La signification de Chant va profond.
La Poésie donc nous l'appellerons Pensée musi-
cale. Le poète est celui qui pense de cette manière,
(Idem, p. 132.)

Passons chezles Allemands qui, avec Novalis,


préparaient le temps de Baudelaire :
Toute œuvre d'art véritable est un symbole mys-
térieux qui a plusieurs significations (vieldeutig), et
est, en un certain sens, insondable. Plus une création
poétique est issue de la seule pensée, et moins elle
enfermera de mystère et plus on la comprendra. En
revanche, on en épuisera d'autant plus vite le conte-
nu, et on la rejettera bientôt comme un coquillage
dépouillé de sa perle. Le poète didactique, lui, va
jusqu'à donner la solution toute nue, au lieu de
l'énigme qui seule nous intéresse. (journal de Hebbel
(2 février 1841). — Cité par Paul Bastié, L'Esotéris-
me de Hebbel, Larose éd., 1910, p. 5.)
Enfin, l'aube du grand XIXe siècle lyrique aura été
saluée par les déclarations simultanées, alleman-
des, anglaises et françaises, des plus beaux génies
de l'Europe. Sur la poésie pure, ils s'entendent tous.

- Ne pensez pas toujours que tout serait perdu, di-


sait Gœthe, si on ne pouvait découvrir au fond d'une
œuvre quelque idée, quelque pensée abstraite. Quelle
idée ai-je cherché à incarner dans mon Faust ?
Comme sije le savais moi-même 1
Schiller:

de disposition musicale ;
Tout d'abord mon âme est remplie par une sorte
l'idée poétique ne vient
qu'ensuite. (Cité par Cassagne, La Théorie de l'Art
pour l'art, 1906, p. 423.) I
Quand je m'assois pour.écrire une poésie, ce que
je vois le plus souvent devant moi, c'est l'élément l
musical du poème, et non pas leconcept clair du
sujet, sur lequel souvent je ne suis pas d'accord avec <'

moi-même. (Cité par Thibaudet, La Poésie de Mal-


larmé, p. 156)1.
Shelley :
Un poète est un rossignol qui chante dans les ténè-

sons ;
bres pour charmer sa propre solitude de ses doux
ses auditeurs sontcomme des hommes ravis
en extase par la mélodie d'un musicien invisible, qui
se sentent émus et charmés, mais qui ne savent ni
d'où vient la mélodie, ni pourquoi elle les charme.
(Défense de la Poésie, Œuvres de Shelley, t. III,
trad. F. Rabbe, p. 379.)
La division populaire en prose et vers est inad-
missible au point de vue d'une exacte philosophie.
Il n'est nullement essentiel qu'un poète soumette
son langage à un certain système de formes tradi-
tionnelles, pourvu que l'harmonie qui est son esprit
soit observée. (Idem, p. 366 et 367.)
La poésie agit d'une manière divine et instinctive
dépassant et dominant la conscience (Id., p. 369).

1.Vingt confidences du même genre dans la Corres-


pondance de Schiller si parfaitement traduite et annotée
par L. Berri (Collection Charles du Bos, Plon.)
La poésie sauve de la mort les visites de la divinité
dans l'homme (Idem, p. 400).

Lorsque Shelley dénonce l'abomination du


didactisme en poésie, la vanité de mettre en vers
ce que la prose peut aussi bien expliquer,
-
Comprenez-le bien, dit M. de Bradley, ce qui lui
fait horreur, ce n'est pas le dessein de produire un
effet moral, c'est de faire appel, pour cela, à la rai-
son raisonnante. (Oxford lectures on Poetry, 1909,
p. 169.)
*
**
Mais on peut remonter, même en France, plus
haut que les premiers grands romantiques, avant
que Chateaubriand n'eût défini la poésie :
L'art de choisir et de cacher. (Lettres à Fontanes),
définition qui répond en écho aux pensées de son
ami le délicieux Joubert, mariant les teintes raci-
niennes aux premières nuances de l'aube roman-
tique, lorsqu'il disait :
Ilfaut de l'enthousiasme dans les sons, pour être
un grandmusicien, et dans les mots, pour être un

:
grand écrivain ; mais il faut que cet enthousiasme
soit caché et presque invisible c'est lui qui fait ce
que l'on appelle le charme.
Faisons un petit bouquet de certaines de ses
maximes exquises sur la poésie etles arts. On ne
lesrespirera jamais trop, et l'on verra à quel point
elles s'allient heureusement aux fleurs que j'ai
cueillies sur la même plante, et, par exemple, à ces
»
« visites de la divinité dont parle Shelley, et que
la poésie sauve de la mort.

On ne peut trouver de poésie nulle part quand on


n'en porte pas en soi.

La poésie construit avec peu de matière, avec des


feuilles, avec des grains de sable, avec de l'air, avec
des riens.
Les mots des poètes conservent du sens même lors-
qu'ils sont détachés des autres, et plaisent isolés
comme de beaux sons. On dirait des paroles lumi-
neuses, de l'or, des perles, des diamants et des fleurs..
Les beaux vers sont ceux qui s'exhalent comme
des sons ou des parfums.

Tout bruit modulé n'est pas un chant, et toutes


les voix qui exécutent de beaux airs ne chantent pas.
Le chant doit produire de l'enchantement.

Il faut pour qu'un spectacle soit beau, qu'on croie


imaginer ce qu'on y entend, ce qu'on y voit, et que
tout nous y semble un beau songe.
Les arts ont pour mérite unique, et tous doivent
avoir pour but, de faire imaginer des âmes par le
moyen des corps.

Le beau, c'est la beauté vue avec les yeux de l'âme.

«vOn doit regarder les arts comme une sorte de lan-


gue à part, comme un moyen unique de communica-
tion entre les habitants d'une sphère supérieure et
nous.
Le poète ne prend de toutes choses que ce qui lui
vient du ciel.
Si nous arrivons aux environs de 1830, dans
la préface de Cromwell, après plusieurs pages sur
les conquêtes poétiques du Christianisme, sur les
élargissements de la poésie des anciens par l'« in-
fluence de la mélancolie », Victor Hugo concluait :
J Le pointéedépartde la religion est toujours le
; point,de départ de la poésie. Tout se tient.
Avec les poètes, les philosophes français de
l'époque (ceux du moins qui avaient échappé à :
l'influence du XVIIIe siècle) reconnaissent dans la
poésie le même « courant souterrain»religieux, la
même nécessité pour elle d'un afflux psychique
intraduisible, glissant sous les mots et à travers
leur sens.
On lit dans Maine de Biran :
;
L'homme intérieur ne peut se manifester au de-
hors tout ce qui est en image, discours ou raison-
nement le dénature ou altère ses formes propres, au
lieu de les reproduire. (Cité par Delbos, Figures et
Doctrines des philosophes, p. 285.)
Et dans Lamennais :
Le langage, moyen de lapoésie, n'est pas la poésie
même. Il manifeste les pures idées et leurs rapports
logiques. Or les idées et les rapports purement intel-
lectuelsne sont point du domaine de l'Art. L'Art im-
plique l'idée, il est vrai, mais l'idée rendue saisissable
aux sens. La poésie, ce n'est donc pas Dieu arbitrai-
rement conçu par l'esprit, mais la manifestation exté-
rieure de Dieu, l'univers qu'il pénètre et anime de sa
vie. C'est l'homme même., manifestant sa propre
des choses;
nature dans ses rapports avec les choses et l'Auteur
c'est l'incarnation du Verbe invisible,
irradiation interne de son intelligence, de sa forme,
par lequel, comme l'Etre infini, il se dit à lui-même
tout ce qu'il est. (De l'Art et du Beau, p. 223, 224.)
Ces témoignages, bribes entre des centaines, que
le romantisme m'apporte sur la poésie pure, pour-
raient être rattachés par de multiples fils aux dires
des poètes les plus éloignés les uns des autres, de
l'extrême occident à l'orient extrême. N'est-il pas
curieux de pouvoir ainsi rapprocher sur ce point
Alfréd de Musset et Rabindranath Tagore ?
Danstout vers remarquable d'un vrai poète, il y

lecteur à suppléer le
:
a deux ou trois fois plus que ce qui est dit c'est au
reste. (Œuvres posthumes.)
Et Tagore, dans son Gitanjali (n° 75) :
Les mots dont se sert le poète,
Ils ont plus d'un sens pour les hommes,
Et chacun fait son choix.
Comment d'ailleurs entend-il ce sens pour lui-
même, le poète hindou ?
Jamais, dans ce temps-là, je n'ai cherché
Le sens des chants que tu chantais pour moi ;
1
Ma voix se contentait d'en saisir l'air,
Et mon cœur de danser sur la même cadence.
(Gitanjali, 97.)

En des chants immortels je vous ai raconté ;


Tout le secret s'épanche à flots hors de mon cœur
Ou vient me demander d'en bien dire le sens
Mais je ne sais comment répondre.
;
!
« Ah leur sens ?. qui donc le connaît ?»
Et l'on s'en va, plein de mépris, plus que jamais.
Or, vous êtes là, vous (Dieu), qui souriez.
(Idem, n° 102.)
(Citation d'Emile Le Brun. — La Connaissance.)
On peut remonter ainsi des contemporains à
Baudelaire et de Baudelaire, à travers le monde,
«
jusqu'à ce préromantisme » européen qui, pen-
dant plus d'un siècle, en plein règne de l'abstrac-
tion classique, renouvelait peu à peu « les notions
de vraie poésie ». Mais je ne puis que renvoyer
aux solides travaux de M. Paul Van Tieghem1 et
de M. Daniel Mornet 2.Mes citations ne suffisent-
elles pas d'ailleurs amplement à montrer une fois
?
de plus que je n'ai rien inventé que je suis d'ac-
cord avec tous ceux qui créent ou sentent poéti-
quement lorsque la fausse raison ne les trompe
pas? M. Paul Tuffrau3 veut bien m'écrire :
1. Le Préromantisme, Rieder, éd. 1924.
2. Le Romantisme en France au XVIIIe siècle; 1912.
3. A qui nous devons des ouvrages fort remarquables
sur les Chansons de geste, Guillaume d'Orange, Raoul
de Cambrai, et qui vient de donner Le merveilleux
de saint Brandan. voyage
Il me semble que vos contradicteurs font en géné-
ral bon marché d'un élément essentiel à mes yeux :
la poésie ne me touche que lorsque les séries qu'elle
ouvre, — séries d'idées, de sentiments, d'images
restent ouvertes.
-
Nouvelle façon — et il n'en paraîtra jamais trop
- de dire la même chose. La poésie ne se dispense
communément ni de définir, ni de peindre, mais
elle ne s'en tient pas là : sans cela qu'aurions-nous
?
besoin d'elle Définir et peindre, cela est pour elle
un moyen, non une fin, et un moyen qui,. seul,
ferme tout. Comme la Sainte-Chapelle, la poésie
est tout en fenêtres, si j'ose dire, sur l'infini, sur
l'informulable. Ainsi, jusqu'à un certainpoint, du
vitrail comparé à la mosaïque. ,
x
LES ARTS ET LA POÉSIE
LE SUJET ET LES CADENCES PLASTIQUES

?
Vous
:
: :
Les frivoles nie démandent Quand donc finirez-
Et les sages Quand donc commencerez-
vous ? Aux premiers, je réponds bientôt, et aux
seconds : pas encore.
Des renforts nouveaux m'arrivent du côté des
arts, et c'est un champ immense dont on n'aperçoit
pas les bornes. La question serait à débattre de
savoir si la poésie de l'espace n'a pas souffert plus
que la poésie du temps du prosaïsme, du rationalis-
me isolant de l'idée. La poésie-peinture, ou sculp-
ture, ou même architecture, nous offrent d'abon-
dants exemples de destruction plastique par la
'- tyrannie
de l'ordre cérébral et du sujet. Cette tyran-
nie y dépasserait peut-être de sa puissance le ra-
tionnel dominateur dans le poème de la musique
proprement dite et dans le poème du verbe.
Car les arts sont inséparables de la poésie
comme la poésie des arts. On n'y pense jamais
;
assez, parce que la littérature, qui est prose, les
envahit également ou bien les artistes, trop sou-

que des cuisiniers de techniques :


vent, qui ne veulent pas être des littéraires, ne sont
ils perdent le
sens de l'art en perdant le sens de la poésie.
Mais cette poésie dans l'art sera d'autant plus
forte qu'elle n'empruntera rien à l'idée verbale,
»
que l'œuvre sera « ineffable par le langage qui
lui est propre. A ce titre, l'expression d'un potier,
d'un verrier, d'un ferronnier, peut être d'une évoca-
tion aussi prenante et d'une étendue aussi mysté-
rieuse que celle d'un peintre, d'un statuaire, d'un
musicien, — tous poètes. Comme j'aurais aimé re-
cevoir des confidences sur l'obscur état lyrique de

! !
nos prodigieux artistes du feu dans le plein de leur
enfantement Et celles de nos musiciens Comme

!
elles nous aideraient à pénétrer le sens profond
des poèmes du verbe Je l'aurais aimé et redouté
à la fois, nos artistes ne pouvant incliner à ces
confidences sans le secours d'un langage qui n'est
pas le leur. Rares sont ceux que cela ne fait pas
verser dans un néfaste intellectualisme. Témoin

:
M. André Lhote. Après ces justes phrases que je
viensde lire sous sa signature
Le contrôle humain me paraît nécessaire pour
goûter ce que l'œuvre d'art peut offrir de divin. Le
mystère pur, et recherché systématiquement à l'ex-
clusion de tout idéal terrestre, nous oriente vers des
régions défendues.
il tombe dans cette singulière interprétation extra
:
picturale
J'aime que Picasso se dépeigne lui-même le mètre
à la main, mesurant les objets les plus vulgaires :
moulure, verre ou pied de table. Leurs images réelles,
superposées aux architectures abstraites dont le
peintre couvre la toile, sont les tremplins que l'esprit
quête pour rebondir dans l'inconnu. (Nouvelle Revue
française, 1er févr. 1926.)
Ainsi le «contrôle
;humain »l'« inconnu
s'entendrait du
d'une
prosaïsme le plus plat et »,
abstraction qui nous jetterait hors du tableau, hors
de toute plastique. Ces commentaires sont des
types parfaits de littératurite à propos d'art.
Deux peintres l'ont évitée en m'écrivant des let-
tres très simples. Ils ne cherchent qu'à distinguer le
véritable langage de la peinture, et tous deux s'ac-
cordent à reconnaître, sous des angles divers, qu'à
partir d'une certaine acuité l'émotion qu'il nous
transmet échappe à toute explication rationnelle.
Poésie et peinture relèvent, sous des aspects dif-
férents, de lois identiques,
-

m'écrit de Graveson M. A. Chabaud :

Je commencerai par une vérité de La Palisse, mais

plus que jamais :


ces vérités sont toujours bonnes à dire, aujourd'hui

;
La condition «sine qua non »,
d'une peinture est d'être picturale celle d'une poésie
est d'être poétique. Le sujet, auquel tant de person-
nes insensibles aux grandes cadences assignent la
première place (et qui peut l'avoir dupoint de vue
religieux ou social) est picturalement parlant se-
condaire, voire un simple prétexte.
S'il n'existait pas ainsi, un tableau du Lorrain, par
exemple, n'intéresserait que ceux qui, relativement
restreints, connaissent sur le bout du doigt la my-
thologie homérique ou virgilienne relatée par le ta-
bleau, et laisserait froids ceux pour qui ces histoires
ne réveillent qu'un vague souvenir classique, voire
pas de souvenir du tout, ce qui est le cas de beau-
coup de peintres, et un peu le mien, je l'avoue hum-
blement. Or il n'en est rien, et le tableau peut être
compris par l'illettré sensible aux grandes cadences,
et incompris par un froid savant qui n'ignorerait au-
cun détail de l'histoire, tant il est vrai que le véri-
table sujet du tableau, c'est la lumière qui s'en
dégage.
Un exemple : Deux tableaux représentent le même
sujet, mais l'un avec de belles et neuves cadences,

;
l'autre non. On présente ces tableaux à un fin con-
naisseur : l'un, le bon, la tête en bas l'autre, le mé-
diocre, dans le sens voulu. Si le sujet était la chose
principale, l'amateur irait au tableau à sujet vide.
Il n'en est rien, d'un coup d'œil il a vu que les ca-

;
dences n'y sont pas et que ça n'a par conséquent

;
aucun intérêt et il regarde avec délectation le ta-
bleau renversé qui l'a charmé le goûtant même
d'autant mieux, que la question secondaire du sujet
est abolie. Son extase finie, libre à lui de mettre
le tableau dans le sens voulu et de s'intéresser à
l'histoire, mais sa véritable opinion est déjà faite.
s'en tenir dès qu'il a entendu
et de Pasiphaé ». :
De même l'homme sensible à la poésie sait à quoi
«La fille de Minos
Mais il peut ensuite, si ça lui
plaît, sauter sur son dictionnaire et se rafraîchir la
mémoire.
A poursuivre cet examen, cela nous entraînerait
très loin, et en peinture vers cette école d'avant-
garde,sœur jumelledu «cubisme », dénommée « le
purisme », école qui, si les mots ont un sens, prône
la «peinture pure » (terme très à la mode dans
»
l'avant-garde picturale). La « peinture pure a pour
but de dégager les grandes lois fondamentales, de
les séparer de l'accessoire, du secondaire, du para-
site. 'Il est évident que, puisque le bon tableau de-
meure un bon tableau lorsqu'il a la tête en bas (et
même semble meilleur !), le tableau «cubisto-puris-
te» (qui, bien que la tête en haut, l'a également en
bas!) est bon pour des raisons identiques. Ces
écoles d'avant-garde (qu'on les considère viables ou
non) auront eu le grand mérite de poser les pro-
blèmesde la peinture en soi.
Mais, dites-vous, la «poésie pure.» n'existe pas,
ou du moins que par intermittence, car elle a besoin
de l'impure matière pour se révéler, et elle a besoin
d'être tendue sur un canevas, si ténu soit-il, de même
que l'émotion picturale est issue de la boue des cou-
leurs, et qu'un tableau cubisto-puriste, si éloigné
soit-il de la représentation photographique, laisse
transparaître par ici par là (ô trahison !) un manche
de guitare, un goulot, un œil, un numéro, etc., etc.

clencher l'émotion poétique:


Il est évident que l'émotion est impuissante à dé-
C'est Sancho (il a rai-
moulins!);
son, aprèstout, et finalement les moulins, c'est des
mais c'est Don Quichotte, se trompant
sublimement, qui est le poète, et nous sommes avec
lui.
Je n'ai pas voulu interrompre mon pittoresque
correspondant, il est trop savoureux. On aura
remarqué qu'il répondait d'avance à M. André
Lhote, en nous montrant sous son vrai jour son
»
«contrôle humain anti-poétique, un goulot, un
œil, un numéro n'étant pas spécialement humains
pour être d'un prosaïsme brutal. Mais il y a lieu de
le féliciter de ne nous avoir pas expliqué ce qu'il
entendait par ses « cadences ». Il nous suffit que ce

;
terme de musique soit parfait dans l'expression l'un
par l'autre du temps et de l'espace il se comprend
d'autant mieux qu'on ne le précise point, qu'on peut
l'appliquer à toutes les valeurs de la composition.
Dans la question du « sujet », M. Chabaud, par
contre, serait peut-être moins heureux, et il donne-
rait prise à nos rationalistes. Car il faut distinguer
entre lesujet plastique, déterminé par un choix des
formes — dans ce choix le rôle de la raison est
important --, et le sujet proprement cérébral fourni
par une anecdote qui peut être indifféremment ar-
tistique ou littéraire, poétique ou prosaïque, avec
laquelle la raison prend une initiative abstraite,
séparée, fort dangereuse pour l'art qu'elle prétend

que l'idée anecdotique:


servir. L'idée plastique n'est pas moins un sujet
le point capital est qu'elle
ne soit pas simplement greffée sur l'autre, qu'elle
en puisse être entièrement indépendante. Il faut
qu'ensuite la liberté de notre sentiment à la traduire
soit aussi complète. Diderot raconte quelque part :
J'ai connu un jeune homme plein de goût qui,
:
avant de jeter le moindre trait sur la toile, se met-
tait à genoux et disait «Mon Dieu, délivrez-moi du
modèle. »

On ne saurait trop presser le sens de cette petite


histoire.
XI

(suite)
LES ARTS ET LA POÉSIE
LA MYSTIQUE DU CHEF-D'ŒUVRE.
DES SIMPLES
- LE SENTIMENT

La deuxième lettre que je reçois d'un peintre


m'arrive de Pontivy. Après la Provence, praticienne
avant tout, forte de ses « cadences », la Bretagne
plus songeuse. Mon correspondant qui veut rester
anonyme, parle d'ailleurs en philosophe esthéti-
!

;
cien, oh non pas à la Chenavard, cette grande
victime du « sujet », du sujet externe sa philoso-
phie, toute intérieure, n'est que l'âme de son art,
elle fait corps avec lui.
Vos idées, m'écrit-il aimablement, quelques-uns
des témoignages que vous apportez, vos formules
et surtout l'esprit dans lequel est menée votre en-
quête, coïncident merveilleusement avec ma propre
évolution, commencée il y plus de deux ans1
1. On voit bien que cette lettre comme la précédente
n'était pas destinée à l'impression. Simples notes, rédi-
gées à course de plume, ce qui ajoute encore à leur
intérêt.
Je suis peintre, plus spécialement paysagiste et,
professeur, j'ai voulu enseigner l'histoire de l'art.
Du point de vue esthétique, cherchant comment jus-
tifier la distance énorme — et pourtant minime —
qui sépare un chef-d'œuvre d'une œuvre honnête, je
prétends que tous les raisonnements sont impuis-
sants ; qu'il s'agit là d'UN AUTRE ORDRE D'IDÉES, ou
plutôt de sentiments, d'intuitions d'une nature spé-
ciale, pour lesquels un seul mot peut convenir, le mot
mystique. Tandis qu'une foule d'aspects de l'œuvre
d'art dépendent de la raison, de l'intelligence analy-
;
tique, de l'étude spéciale et de la technique ensei-
gnée, le fond, le rien qui est tout le goût, le génie,
la vision, le COTÉ PERSONNEL ET VIVANT DE LA TECH-
NIQUE ELLE-MÊME;

(c'est moi qui souligne cette observation capitale)

en un mot,tout ce qui dépasse le travail debon


élève, tout cela est d'ordre mystique.. Quels sont les
rapports de cette myslique avec la mystique reli-
gieuse ?.
C'est là un sujet difficile et que nous ne pou-
vons aborder encore. Je retiens seulement une
indication très précieuse, et qui rejoint ce que j'ai
essayé ailleurs d'expliquer sur le caractère pro-
fondément religieux du mouvement romantique.

Dans une histoire curieuse et rare du paysage en

:
France par Georges Lanoe et Tristan Brice, se trou-
ve soutenue la thèse que voici le grand mouvement
religieux du XIXe siècle avorta, et c'est chez les pay-
sagistes de 1830 que fleurit, et là seulement (?), le
sentiment religieux.
En vérité, nous sommes tous du même avis,
comme l'écrit Delteil dans les Images de Paris
(novembre 1925), nous, veux-je dire, qui avons ou
dépassé ou évité l'étape.du livresque, du notionnel,
de l'irréel, ce deuxième état dont notre peintre va
vous entretenir.
J'ai commencé par une sorte d'Introduction à l'es-
thétique appliquée. J'écrivais jadis, au début de ce
même la poésie ;
travail, que je rejetais de mon domaine la littérature,
parce que, disais-je, la poésie,
même la plus poétique..,, ne peut contenir le beau £
l'état pur, obligée qu'elle est d'employer des mots eJ

:
des phrases, dont l'essence est analytique et dotià,
abstraite, et donc prose c'est ce qu'on ne répétera
jamais trop, et le but profond (tel, du moins, que la;
plupart le comprennent) utilitaire (didactique, mora-
lisateur) est qu'on ne saurait jamais si ce qu'on aime
dans un poème, c'est le son et l'image synthétiques,
ou bien les pensées qui se trouvent explicitement et
analytiquement évoquées, d'après une convention
préalable et fixe sur leur sens.
Notre correspondant veut-il bien me permettre
?
de détendre, d'aérer un peu ce beau raccourci Ce
que l'on aime poétiquement dans un poème, ce
n'est pas précisément «le son et l'image synthé-
»;
tiques beaucoup moins encore l'image, car celle-
ci n'est pas, comme le son, indispensable à la
poésie.
Ce qui est synthétique, ce qui se distingue d'une
perception analytique, notionnelle, morcelée, abs-
traite, c'est l'état poétique lui-même, entendant par
là cette expérienceparticulière, ineffable, intradui-
sible, par où le poète prend un contact intime avec
les réalités qui l'inspirent. Le son, pris en soi, ne
nous unirait à aucune réalité. Combien de lecteurs,

tent pas moins dans un état prosaïque !


qui entendent la musique des vers et qui n'en res-
Cette
musique, néanmoins, est d'une telle.nature, qu'à la
manière d'un sortilège, elle provoque directement,
dans l'âme profonde, non pas de tout lecteur, mais
de quelques-uns, cette expérience de réalisation,
d'union auréel. Or, de ce point de vue, comme
de celui proprement technique de M. Chabaud,

\je ne vois, pour ma part, aucune différence entre
vla poésie et la peinture. Comme les mots, les cou-
leurs ont leur magie propre, qu'il ne faut pas con-
fondre avec l'action immédiate qu'elles produisent
sur toute rétine bien constituée. Ainsi, à mon avis,
de tous les arts et de la musique même. Il y a dans
une page de Wagner des éléments qui ne sont pas
moins abstraits, en quelque manière, que les no-
tions fragmentées, irréelles, qu'évoquent les mots.

:
Une statue, une cathédrale, un tableau, une sonate,
ont aussi deux sens l'un prosaïque, accessible à

; »
tous (en particulier par le « sujet de notre peintre
provençal) l'autre, mystique, ouvert seulement aux
privilégiés, d'ailleurs très nombreux qui, par l'in-
termédiaire magique des lignes, des couleurs, des
notes, parviennent à l'expérience que nous avons
dite. Il se pourrait même
— insinuons-le tout bas,
puisque nous parlons à un peintre — que, de ces
incantations diverses, la plus puissante, la plus
mystique, soit encore celle qui nous semble la plus
paralysée par les abstractions qui l'encombrent,
c'est-à-dire la magie verbale. Il y a peut-être moins
de réalité diffuse dans les couleurs, dans les notes
mêmes que dans les mots1.
Voici, maintenant ramassés en quelques lignes,
la douzaine d'éclaircissements que je ruminais :
Jepressens que vous allez aborder cette question
Les simples et la poésie. -
:
! !
Eh oui Mais, de divers côtés, on me l'esca-
mote. Ainsi, M. Jean Dorsehne, dans un délicieux,
article, sur la Poésie pure à.
Tahiti (Figaro Lit-
téraire du 10 décembre).
C'est une loi des trois états qui se retrouverait
dans l'évolution. des peuples et des INDIVIDUS, et

k
?
aussi dans le processus de la formation de l'œuvre-
d'art du poème — (Mais certainement).
1erétat. SYNTHÈSE BRUTE. Fusion et confusion des
f
:
facultés non encore dif érenciées, (stimmung) ; possi-
bilités dans le domaine désintéressé sentimental,

:
poétique, religieux, mystique. Les simples, les en-
fants; Les poètes, les artistes de grands enfants.
2e état. ANALYSE, différenciation des facultés. Ten-
dance à donner à l'une la prédominance. En raison

normales — qui visent l'utilité immédiate ;


de l'excès de recherches, d'ailleurs nécessaires et
prédo- •

1.C'est ce que semble dire, après beaucoup d'autres,


M. André Lebey, dans son étude: De la poésie à notre
époque (La Connaissance, mai 1920).
; ;
minance de l'intelligence analytique. Connaissances
fragmentées, étiquetées par blocs disposition pares-
seuse à se satisfaire du détail abstrait
au moins provisoire, de saisir des ensembles ;
incapacité
(de
garder le contact avec le réel) ; d'où incompréhension
du détail lui-même, mais en même temps, dévelop-
pement (hypertrophie) de la raison raisonnante : ac-
cumulation de matériaux. Beaucoup en restent là.
Demi-savants, intellectuels de second ordre. C'est
l'immense majorité dans un pays d'instruction pri-
maire, et même secondaire, et même supérieure.

D'après les derniers recensements, M. Paul


Souday aurait avec lui le quart des licenciés ès-
lettres, les trois dixièmes des agrégés, seize pro-
fesseurs de faculté. Pour moi, j'ai pris — et, jus-
tement au cours d'une longue conversation avec
Paul Valéry — la résolution énergique de ne plus
jamais employer ce mot de «primaires », et de
travailler à le proscrire. Il blesse toute une catégo-
rie de très honnêtes gens, beaucoup plus humains,
beaucoup plus ouverts à la vraie poésie que tels
autres, parmi les mandarins qui les traitent de si
haut. « Intellectuel », qui n'est pas bon non plus,

:
vaudrait pourtant mieux. Un nom propre ne ferait
pas l'affaire la tête de Turc que l'on choisirait
serait trop ridiculement chétive pour devenir un
!
épouvantail national. Ah si Molière était là -

: :
!

3eétat. SYNTHÈSE CONSCIENTE il faudrait une for-


mule plus juste. Retour, mais non régression aux
possibilités désintéressées de l'enfant science pro-
fonde aboutissant à savoir qu'on ne sait pas, et à
; ;
s'incliner devant l'ineffable perception des ensem-
bles impulsions de nature mystique, vivifiant, co-
ordonnant, cristallisant, unifiant les éléments,épars
de la science analytique. Mentalité — du grand
poète, je n'ose dire. (Dites, ditese sans hésiter !).,
du grand artiste (au lieu de grand mettez vrai), chez
qui le sens du beau ne peut plus se tromper, ni aller
contre la raison et la vérité. Et peut-être (mais,
bien entendu !), mentalité du mystique, qui perçoit
l'Absolu, Dieu même.

Il y a plaisir a suivre ces réalisations laborieuses,


à voir s'imposer ainsi à l'intelligence solitaire d'un
peintre philosophe, cette distinction entre l'esprit
et l'âme, qui, sous une forme ou sous une autre,
occupe aujourd'hui tout homme qui pense, à l'ex-
ception de qui vous savez. Il finit par une petite
ligne aux perspectives innombrables.

Nombreux points de contact possibles (j'eusse dit

;
de souterrains ou d'escaliers) entre lepremier état et
le troisième aucun entre le troisième et le second
ni, me semble-t-il, entre le premier et le second.
;
Ces nombreux rapprochements entre le premier*

nous:
et le troisième, l'Evangile les a marqués avant
« Si vous ne devenez semblable aux enfants,
vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu.»
Comme le ciel aux pharisiens de ra morale ou des
rites, la poésie est fermée aux rationalistes. Chose
merveilleuse, c'est chez nous, Français, adorateurs
de la raison raisonnante, c'est au lendemain même
du triomphe de Descartes et de Malherbe, que
!
surgit, que se propage, avec quel éclat une école
de spiritualité — l'école française des Bérulle et
des Condren — qui a pour objet de ramener les
âmes à «l'esprit d'enfance »: (Cf. le tome III de
mon Histoire du sentiment religieux1) Tout se
;
tient, qu'on le veuille ou non tous les intellectua-
lismes, tous les pharisaïsmes sont frères. Mais,
pour ne parler ici que de poésie, ne retrouvez-vous
pas chez nos symbolistes une heureuse tendance
le picturisine parnassien ;
à fuir les formalismes desséchants du second état
- la rhétorique classi-
cistedont les romantiques n'avaient pas su se dé-
faire — et à renouer le contact avec la poésie des
simpless ? Relisez là-dessus un des manifestes
symbolistes, le livre de Robert de Souza, sur la
Poésie populaire et le Lyrisme sentimental. Lisez
de même le livre charmant de Mlle Simone Téry
— l'Ile des Bardes (Flammarion)
— ;
sur la renais-
sance poétique de l'Irlande contemporaine l'Ir-
lande, où tout le monde est poète, même et surtout
les paysans. Vous verrez tous ces raffinés, Yeats,
G. Russell, Synge, passer de Baudelaire, de Ver-
laine et de Mallarmé, à l'école du premier état. Et
méditez de nouveau, car elles vont très loin, les

1. Cette même doctrine soutient le beau livre, si vi-


vant, si vrai, si peu passe-partout, si j'ose dire, si débana-
lisant, que Gaëtan Bernoville vient de publier sur Sainte
Thérèse de l'Enfant-Jésus. (Grasset, édit.)
2. Ne pas confondre ce que je dis ici de - la poésie des
simples qui peut s'accorder'avec la plus raffinée, qui peut
la nourrir d'un exquis et d'un sublime supérieurs, avec
ce que j'ai dit au chapitre VI de la poésie savante « inac-
cessible au plus humble ».
déclarations de notre grand ami Georges Moore à
Frédéric Lefèvre (Nouvelles Littéraires, 14 novem-
bre 1925). Au fond, que demande Moore, sinon que
l'on mette en quarantaine les pense-toujours qui
sont aussi les pense-petit, les contremaîtres du se-
cond état?
Mais une quarantaine moins hérissée que ne
semble le vouloir notre peintre-philosophe. Une
quarantaine, qui invite ces malheureux ou bien à
rétrograder doucement vers la demeure des sim-
ples, qu'ils n'auraient jamais dû quitter, ou bien à
s'élever peu à peu jusqu'au réalisme supérieur —
poétique, philosophique et religieux — du troi-
sième état. Soyons bons — j'écris ce mot une der-
nière fois — pour les primaires. Nous sommes
tous primaires, hélas! par quelque côté, et tou-
jours menacés de le redevenir. Tout poète a dans

;
son cœur un classiciste qui sommeille, toujours

;
près de se réveiller tout critique, un Paul Souday ;
tout philosophe, un rationaliste tout religieux, un
faux dévot. Et inversement, par bonheur.
XII

LA POÉSIE ET LA SCIENCE
«
CIATIONS INFORMULÉES »
LE CONCOURS DES PHILOSOPHES. — LES
ET LE «
ASSO-
COMPLEXE
PRIMITIF », D'APRÈS M. LIONEL LANDRY.

Tandis que le témoignage des artistes élargissait


encore nos ailes, la résistance des savants était
loin d'augmenter comme je m'y attendais. Je
croyais que d'un poids toujours plus lourd ils me
retiendraient au sol, mais tout au contraire, cette
résistance même donne à notre élan toute sa force,
elle en facilite, le départ. C'est une résistance
d'appui.
Une des tartes à la crême de la critique pen-
dant la dernière moitiédu XIXe siècle était l'oppo-
sition irréductible de la poésie et de la science, la
blonde et la brune de Lucrèce ou de Molière. Au- j

cun admirateur de l'une ne semblait pouvoir recon-,


naître les prouesses de l'autre. On nous les repré-
sentait comme deux boxeuses, à la vérité la poésie
toujours à terre, knock-out. Mes correspondants
me démontrent qu'il n'en est plus rien aujourd'hui.

même;
Nos deux déesses se soutiennent par leur lutte
elles n'arrivent pas à se tomber, elles ne le
cherchent pas d'ailleurs, elles en ont assez, elles
se cramponnent, et l'on ne sait plus si elles combat-
tent encore ou s'embrassent.

:;
Toutefois, faisons attention, elles restent des
rivales
structure
elles n'ont ni mêmes formes, ni même
l'embrassade ne pourrait-elle finir par
un mutuel étouffement ? Il y avait de cette crainte
dans ma dérobade aux invitées de nos expérimen-
tateurs, de la prudence dans la confiance. Or, il
semble bien que la confiance doive être entière.
Nos vrais savants reconnaissent à la poésie son
droit à la vie, en certains cas à la victoire, par le
fait même qu'ils croientdécouvrir les causes psy-
cho-physiologiques précises dont ils veulent faire
dépendre sa force et sa beauté
— précisions qui
ont ceci de particulier de n'être jamais limitatives.
C'est ainsi que tous ceux qui ont bien voulu
s'intéresser à notre débat entendent les choses.
La science authentique, plus elle tend à épuiser le
connaissable, le mensurable, le formulable, moins
elle se flatte de tenir la raison dernière de quoi que
ce soit. Aucun de mes correspondants n'a trouvé
ridicule notre orientation raisonnée vers le mys-

refuser aux disciplines scientifiques !:


ticisme. De notre côté nous sommes loin de nous
Elles n'ar-
rêtent pas d'ailleurs l'analyse spirituelle où finit-
elle exactement, et où commencent les autres Je
les distingue
?
sans les séparer dans les quelques
pages, trop courtes à mon gré, mais des plus sug-
gestives que m'a soumises M. L. Hartman, délégué
de la haute commission de Coblence, et dans les
quelques brochures et articles de M. Edouard
Monod-Herzen, où se trouvent, non pas confon-
dues, mais réconciliées, sous le regard favorable
de Platon, la, géométrie et la poésie1.
Quelle que soit aussi la technicité des recher-
ches vertigineuses, prodigieusement neuves du
R. P. Jousse sur le Style oral (Archives de Philo-
sophie, Beauchesne, 1925), spiritualité et disci-
pline expérimentale' s'y rejoignent ou tendent à
s'y joindre en l'intimité la plus étroite.
Mais deux communications doivent particulière-
ment nous retenir au cœur du problème.

*
**
Revenons d'abord au mémoire de M. Lionel
Landry dont les contestations de détail ne firent
qu'éliminer ce qui pourrait nuire, d'après lui, à
l'appui de sa thèse générale pour une grande part
sympathique à la nôtre.
L'art, écrit-il, est un phénômène collectif, l'éta-
blissement d'états de conscience communs chez un
certain nombre d'individus qui se ressemblent ou se
succèdent autour d'une œuvre.
1. E. Monod-Herzen, Science et Esthétique, Gauthier-
Villars, 1925. Du même, une étude extrêmement riche,
sur La Montagne, les artistes et le public, dans La Mon-
tagne, revue du Club Alpin Français, janvier 1923, etc.,
etc.
Les arts dynamiques sont caractérisés parce que
l'élément temps intervient dans le plan.
Le point de départ de l'activité artistique dynami-
que est l'établissement d'un consensus mental dans
un groupement où la distinction entre auteur, ani-
mateur, interprète, public, n'est pas nette, chacun
D'où trois dissociations et réassociations:
participant un peu à tous ces modes d'activité.
18 au-
teurs, protagonistes, auditeurs, se substituant après
avoir été séparés d'apparence, les uns aux autres,
;
chacun s'imaginant être à la fois spectateur, acteur,
créateur — 2e l'activité artistique se dégageant des
buts pratiques originaires (magie, théurgie, enseigne-
ment moral, exaltation patriotique, émotion collec-

;
tive même) pour se complaire en elle-même. Le moyen
s'érige en fin, ce dont il meurt d'ailleurs, et il faut
recommencer — 3* les différents moyens inclus
dans le complexe primitif se dissociant à mesure
qu'ils se perfectionnent techniquement et qu'ils exi-
gent une spécialisation plus grande de l'attention,
sans que ces dissociations puissent rompre les as-
sociations informulées qui rappellent les autres élé-
ments du complexe primitif.
La succession des états d'âme collectifs se résoud,
pour chaque individu, à une série de modifications
de la conscience informulée, et en trois manières
-r directement, par l'agrément ou désagrément
:
Par la musique;-
Physiologique, genre de procédé appliqué surtout
2* directement, par une sugges-

;
tion imitative, suggestion hypnotique entre autres,
d'un rythme répété
— 3e indirectement, par des as-
sociations d'idées ou d'images. Dans le mécanisme
complexe de ces associations, interviennent non seu-
lement la forme d'art intéressée, mais encore les
autres activités du complexe primitif qui se pour-
suivent implicitement.
Comment opère le poète ? Evidemment en se
répétant le mètre, le rythme, le mouvement mélo-
dique, la sonorité cherchée d'une part, en essayant
de l'autre les sens, les idées, les images que suggè-
rent les associations mentales. Les poètes consultés
;
quant à ce processus n'en signalent guère que la pre-
mière partie rien d'étonnant à cela. La répétition

;
d'un rythme ou d'une sonorité est un travail bruyant,
qui s'impose à la conscience claire la recherche de
l'idée est au contraire un travail silencieux qui s'ac-
complit dans la conscience informulée (je ne dis pas
la subconscience) au moyen de ces mécanismes ad-
mirables qui, en une demi-seconde, jettent au centre
du langage le plan d'une phrase de trente mots
virtuellement construite dans notre esprit avant qu'une
seule sonorité ait résonné dans notre tête. Rien
d'étonnant que ce second travail échappe à l'attention
jusqu'au moment où l'un des schèmes manipulés
dans l'arrière-boutique (ou plutôt le bureau de la
Direction) cadrera avec la donnée rythmique qui se
pavane dans la vitrine.
Ne croyons donc pas les poètes quand ils disent

:
qu'ils réalisent leurs trouvailles en martelant des
anapestes chez n'importe qui, mathématiciens (cf.
H. Poincaré), hommes d'Etat, stratèges, les grands
travaux de l'esprit n'ont pas lieu en clair ; ils sont
souvent masqués par un verbiage automatique sans
:
rapport avec le travail profond dela conscience les
hommes chez qui le travail mental alieu en clair,
qui ont besoin de parler pour penser, ne représentent
pas une élite parmi les penseurs.
:
Ainsi donc nous revenons au point de départ l'ac-
tion sur l'attitude mentale pour établir un état d'âme
collectif. Considérée sous cet aspect, l'action poéti-

;
que, ainsi que vous l'avez très justement fait voir, se
rapproche beaucoup de l'action mystique et cela n'a
rien d'étonnant si l'on considère que l'une et l'autre
procèdent de ce complexe originel où danse, prière,
inusique,poésie, magique, amour et crainte se con-
fondaient.

Je suis bien au regret d'avoir dû tailler et couper


à travers la magnifique dissertation de M. Lionel
Landry, mais nous en avons l'essentiel. Cela suf-
fit pour qu'on voie que nous nous retrouvons sur
le même point au débouché de la forêt. Certes nous
avons pris des chemins très différents, et monà
avis même, M. Landry s'est quelque peu égaré en
étant, dès l'entrée du bois, trop assuré de sa route.
Je ne déteste pas sa «conscience informulée »,
malgré ce qu'elle présente d'antinomique, qui se-
rait, en somme, le nom nouveau de l'intuition
mais il n'aurait pas fallu l'opposer à une cons-
;
cience « en clair » et comme vide, par rapport à un
«travail profond ». Tant que ce travail est pro-
fond, comment serait-il véritablement conscient ?
Et comment la clarté ne serait-elle pas la fleur
extrême de toute conscience ?
On perd ainsi à vouloir entrer trop tôt dans
l'état conscient tous les avantages créateurs du
»
«complexe primitif et de ses associations inef-
fables. On court le danger de trop dissocier, et à
faux, les éléments de l'élaboration poétique. Je
n'accorde pas à M. Landry que le poète sépare
l'expression musicale de l'expression mentale, que
le rythme s'impose à la conscience claire et l'idée
à la conscience informulée, qu'une «phrase de
trente mots ait été virtuellement construite dans
son esprit avant qu'une seule sonorité ait résonné
dans sa tête », qu'enfin un poème doive son exis-
tence comme un produit d'industrie à des services
distincts. Tout cela me paraît singulièrement arti-
ficiel. Non, non, c'est André Chénier qui a raison
&
:
Touts'allie et se forme et tout va naître ensemble1.
Sans quoi l'action poétique et l'action mystique
n'auraient rien de commun, — ce qui serait con-
traire à la conclusion même de ce pénétrant phi-
losophe.

1. Cité par Robert de Souza dans Où nous en sommes,


p. 83.
XIII

L'APPUI DES SAVANTS


« » DISTINCTION D'UNE

;
EN PSYCHODYNAMIQUE
FORCE A CARACTÈRE DE SIMPLE « IMPULSION »
(LOGIQUE)

»
« INDUCTION » (MORALE) ;
(ESTHÉTIQUE). D'APRÈS
—« *IRRADIATION
M. ALFRED LARTIGUE.

Avec M. Alfred Lartigue, ingénieur et électri-


cien, la poésie pure entre dans un vaste système
explicatif du monde, une Psychodynamique géné-
rale. En m'envoyant le manuscrit de cette véritable
somme encore inédite, l'auteur veut bien me signa-
ler « la convergence, le recoupement de nos thèses
respectives ». La sienne fut préparée par des « Let-
tres à l'Académie des Sciences » que présenta
M. Daniel Berthelot Dans le chapitre où il traite
des domaines de l'Intelligence et de l'Imagination,

1. Lettres à l'Académie des Sciences sur l'unification


des forces et des phénomènes de la nature; introduction
Par M. Daniel Berthelot (Tirage préliminaire exécuté par
l'Imprimerie de Vausginard 1R3, riiei de Vautflrni'd),
ilcite particulièrement ces passages de ma lecture :
«Il semble toutefois certain que, dans cette col-
«laboration paradoxale (celle de l'âme et du
«corps), les mots n'agissent pas seulement et
« d'abord en vertu de leur beauté propre, pitto-
«resque ou musicale. Nous nous offrons à ces
«vibrations fugitives, si exquises d'ailleurs que
«soient leur caresses, non pour goûter le plaisir
«qu'elles donnent, mais pour recevoir le fluide
«
mf.<?~r/ ~s_/r~~mc~c/ Contagion, ou
«ravonnement, dirai-je, voire création ou trans-
«formation magique, par où nous revêtons, non
« pas d'abord les idées ou les sentiments du poète,
«mais l'état d'âmequi l'afait poète.»
Et les dernières lignes ne sont pas oubliées sur
la poésie qui rejoint la prière.
Voici donc intrépidement adoptés par un
»
« scientifique pur les passages même qui ont le
plus exaspéré lesattardésdu rationalisme. M. Lar-
tigue estime en effet particulièrement «fondé»
d'envisager dans la poésie, comme je l'ai fait,
surtout
i
des éléments esthétiques, c'est-à-dire des éléments
agissant sur nos systèmes nerveux par un dyna-
misme irradiant d'effluve.
La logique, la raison est une force psychique dont
le dynamisme est impulsif, (au sens mécanique), la
fnorale par éléments de sympathie, est une autre force
psychique dont le dynamisme est induclif (au sens
électro-technique). Quoique pouvant très assurément
s'allier à la poésie. elles ne sont pas des éléments
psychodynamiques de 1» «poésie pure».. Leur do-
maine propre est étranger au domaine de l'esthétique
prise en soi.
Au contraire, l'intelligence et l'imagination sont

expansif;
des forces de rayonnement dont le dynamisme est
elles sont lumineuses, électrisantes, qua-
lités psychodynamiques qu'avec M. l'abbé Bremond
nous devons pareillement attribuer à la «poésie
pure ». Toutes les formes de ces qualités vont donc
se ressembler et se rejoindre'
Ces «convergences» sont très séduisantes.Ce-
pendant, bien que la poésie soit à la base de toute
esthétique, M. Alfred Lartigue n'a pas assez vu
que, selon moi, ou plutôt selon la plupart des
poètes, qu'ils soient créateurs -ou restent en puis-
l'être, la po^'pHpp^sspl'esthétiaue. Elle
sance de
englope pournous toute la vie, elle est
englobe la source
intérieure de l'être en ses manifestations les -plus
diverses, et l'on doit l'étudier comme telle, ainsi
qu'on distingue le sentiment du beau indépendam-
ment de l'art et de ses formes.
L'appui que nous donne l'auteur n'est pas moins
considérable, puisqu'il a séparé la logique et la
raison de l'intelligence proprement dite, qu'il as-
socie l'entendement à l'imagination. Mais pour bien
comprendre la qualité etle rôle différents qu'il
leur attribue d'impulsion, d'induction ou d'irradia-
tion, il faut connaître les bases de sa synthèse. Il

1. J'ai retranché de la citation un certain nombre de


mots dont la série ne me paraît pas pouvoir S'Ê&chaîneï
8aps mise au point complémentaire.
à
va sans dire que je me borne l'exposer, je ne la
discute pas— cen'est point de ma compétence -
et la discussion d'ailleurs déborderait notre sujet.
Mais il m'a paru important pour notre thèse d'en
faire connaître les grandes lignes, l'auteur abou-
tissant à une métaphysique a posteriori, d'autant
plus intéressante pour nous qu'elle serait dans son
ensemble cartésienne et mécaniste.
Comme Gabriel Lamé, William James, Oliver
Lodge, Abel Rey, Pierre Duhem enfin, M.Alfred
Lartigue estime que la Physique peut aboutir à
une Métaphysique, à une «théorie définitive qui
monterait comme un soleil à l'horizon, le jouroù
l'homme,pourrait se hisser sur un bloc d'observa-
tions assez haut pour la voir ». (Louis de Launay.)
Pour le moment, malgré la belle pierre de taille
dont grandit l'observatoire, il reconnaît
l'existence, d'un domaine psychique où sont pos-
sibles des transformations essentiellement inacces-
sibles aux méthodes de la science., le sanctuaire où
il n'est permis d'accéder qu'en suivant les dédales
de l'introspection, où la logique déductive doit s'in-
cliner devant les grandes révélations de cette «vue
directe de la vérité », de cette «expérience supra-
sensible », de cette lumière naturelle
pelle aujourd'hui l'Intuition.
» qu'on ap-

Mais il :
ajoute
A cela près, -
qui n'est pas unefissure - notre
Synthèse, basée sur des faits scientifiques etnon des
conceptions, à priori, paraît douée d'un pouvoir ex-
plicatif s'étendant à l'intégralité des forces et des
phénomènes de la nature, sans en excepter les faits
du domaine de la Psychologie,notre point de départ
ayant été la recherche algébrique d'un Théorème
d'unification.
M.Lartigue,comme
Daniel Berthelot,
M.
M. Bouasse et d'autres, est résolument antirelati-
viste1 Il part donc d'un monde qui occupe expéri-
1. Entre les pages que l'auteur consacre au relativis-
me, citons celles-ci:
«Les pseudo-géométries non euclidiennes où la sur-
face fondamentale n'est plus un plan, mais un ellipsoïde
dans la métagéométrie de Riemann, unhyperboloïde à
deux nappes dans celle de Lobatchewski; l'extension
à l'Espace de la notion mathématique d'un continu à
4, 5, 6.n dimensions par les écôles de Cantor, Zermelo
et autres, etc., ne sont que jeux de mathématique pure.
«Il est aisé de concevoir une fonction continue à ,
quatre ou cinq variables, et conséquemment uncontinu
à quatre ou cinq dimensions. Mais appeler ce continu un
espace, c'est verser grammaticalement dans le barbaris-
me, cosmologiquement dans l'utopie. Il n'existe au monde
qu'un seul espace, c'est l'espace à trois dimensions.
«N'osant aller jusqu'à nier cette évidence, les méta-
géomètres se gardent d'affirmer qu'il existe un autre es-
pace que l'espace euclidien; ils disent seulement qu'une
infinité d'autres espaces sont possibles: ne suffit-il pas de
supposer que nos sens ne peuvent percevoir, soit les
dimensions d'un ordre supérieur à trois, soit les cour-
bures hypothétiques des substituts de la ligne droite
et du plan ?
«Ces transpositions arbitraires de l'ordre mathémati-
que à l'ordre géométrique n'ont aucune base expérimen-
tale, aucune base intuitive. Elles conduisent à imaginer
des mondes totalement diffépents du nôtre, où vivraient
des êtres autrement construits que nous». (Psychodyna-
mique généralè, chap. III, p. 77.)
«Les relativistes oublient vraiment trop, dans leurs
d'où trois qualités de FIGURES •:
mentalement un espace à trois dimensions,

interprétations arbitraires de quelques expériences des


plus délicates, que les résultats expérimentaux ne sont
jamais autre chose que la mesure de durées finies ou
d'étendues limitées. Le Temps en soi, l'Espace en soi
sont bien au-dessus de leurs atteintes, quelle que puisse
être leur science mathématique.

Bouasse.
«Tel est l'avis de trois physiciens français contem-
porains les plus éminents et les plus encyclopédiques:
le regretté Pierre Duhem, M. Daniel Berthelot, M. H.

— «Le trait le plus saillant de la doctrine de lare-


lativité, écrit M. Daniel Berthelot (La Physique et la
Métaphysique des théories d'Einstein), «est la négation
de l'idée de temps, telle qu'on l'a conçue depuis qu'il y
a des hommes et qui pensent, pour parler comme La
Bruyère. D'où provient ce renversement de notre an-
cienne idée dutemps ? De l'expérience du physicien amé-
ricain Michelson, nous répondront les initiés. Observateur
admirable, égal des plus grands, émule de nos Fiziau et
de nos Foucault, Albert Michelson passa à Paris plusieurs
mois l'an passé (1921). Comme lui-même n'a-jamaisrien
écrit sur les théories prodigieusement abstraites qu'on
a bâties sur sa fameuse expérience, je lui demandai ce
qu'il en pensait. Il sourit: «Je ne puis vous faire qu'une
réponse, celle du Kaiser quand il vit les horreurs de la
guerre déclarée par son initiative: je n'ai pas voulu
»
cela. (Idem, chap. IV, p. 100.)
: «
«Et M. H. Bouasse (Scientia, janvier 1923) — Com-
ment pouvez-vous simultanément rejeter les données
instinctives de notre cerveau sur l'espace et le temps,
?.
et lui conserver votre confiance quand il s'agit de rai-
sonner On ne fait pas à l'évidence sa part. Vous
dites que notre cerveau est un faux témoin, puis vous
conservez la moitié de son témoignage! En bon français,
c'estabsurde. Et voilà posée la question préalable: Je
dis que les données instinctives de notre cerveau forment
un bloc quevous n'avez pas le droit de diviser. Si vous
en rejetez une partie, vous êtes fatalement conduit à
rejeter le tout: ce qui supprime toute possibilité de
connaissance. (Idem., p. 101.)
les lignes, figures à 1 dimension :
longueur,
les surfaces, figures à 2 dimensions: longueur,
largeur,
les volumes, figures à 3 dimensions :
longueur,
largeur, hauteur (ou profondeur) ;
d'où trois qualités de MOUVEMENTS :
les translations (ou vibrations). mouvement, à
1 dimension, à caractère d'impulsion,

les rotations (ou oscillations) mouvements à


2 dimensions, à caractère d'induction,
les déformations élastiques (dilatations, pulsa-
tions radiales, flexions ou torsions) mouvements
à 3 dimensions, à caractère d'expansion, et con-
séquemment trois qualités dans toutes les caté-
gories de phénomènes, ceux-ci devant être con-
sidérés, avec Descartes etPascal, comme des com-
binaisons de figure et de mouvement.
L'auteur aboutit ainsi à fonder sa Psychodyna-
mique sur le trimorphisme et le tricinétisme uni-
versels, déterminés parles multiples manifestations
énergétiques de la substance immatérielle où nous
serions plongés qu'est l'Ether sidéral dont il de-
meure partisan convaincu.

;
L'Ether prendrait un état solide, à structure cellu-

;
lo-réticulaire éminemment vibratoire un état liquide,
à structure gyroscopique éminemment rotative un
état gazeux, à structure disloquée éminemment ex-
pansive'.
1- «
lequel
L'Ether est le milieu universel de liaison par
toutes les parties de l'Univers s'unissent et cons-
Un tourbillon d'éther est constitué par une com-
binaison quelconque de ces trois états.
Vraies du physique en général, ces conceptions
ne le seraient pas moins du physique et du psy-
chique humains étroitement liés aux résonances
des nerfs sensitifs et moteurs.
L'auteur y parvient en aboutissant à la psycho-
physiologie, cette suprême catégorie des sciences
biologiques, par toutes les séries ininterrompues
des sciences géométriques, des cinématiques et des
physiques, et en retrouvant dans chaque catégorie
les figures à trois dimensions du mouvement
spatial.
En Stéréodynamique, par exemple, le passage de

voie de résonance de vibration-rotation ;


l'état solide à l'état liquide, ou vice-versa, a lieu par
il en est de
même pour le passage d'un état allotropique à un
autre. Le passage de l'état liquide à l'état gazeux,
ou vice-versa, a lieu par voie de résonance de
rotation-expansion.
En Electrodynamique, le trimorphisme qualitatif

tituent un tout cohérent, au lieu d'un ensemble chaotique


de fragments isolés et indépendants. C'est le véhicule de
transmission des forces de tous genres depuis la gravita-
tion jusqu'à la cohésion et à l'affinité chimique; c'est
donc le dépôt de réserve de l'énergie potentielle. L'Ether
n'est pas une création imaginaire de philosophe spécu-
latif; il nous est aussi essentiel que l'air que nous res-
pirons; l'étude de cette substance qui pénètre tout est
peut-être la tâche la plus captivante et la plus impor-
tante du physicien. Ni tangible, ni sensible, il est ce-
pendant d'une concrète réalité.» SIR OLIVER LODGE, Dis-
cours d'ouverture au Congrès pour l'avancement des
sciences. Birmingham, 1913. (Cité par Alfred Lartigue.)
I
:
de l'éther sidéral donne lieu aux trois qualités de
Phénomènes suivants

;
Courant électro-galvanique, ou ébranlement vibra-

;de
toire de l'éther solide induction électro-magnétique,
ou flux rotatif de l'éther liquide charge électro-
statique, ou pression expansive l'éther gazeux.
Chacun de ces phénomènes provoque dans une
certaine mesure l'apparition des deux autres, etpeut
dans certaines conditions, entrer en résonance alter-
native avec eux.
En Thermodynamique, le trimorphisme qualitatif
:
de l'éther se traduit par
la chaleur sensible, mouvement vibratoire se propa-
;
geant par conduction ; la chaleur latente,. mouvement
rotatif se corrimuniquant par commotion la chaleur*
rayonnante, mouvement expansif se dissipant par
émission.
Etc., etc. *
•,
Nous arrivons en.Biodynamique à la physio-
logie où, d'un tourbillon vital d'éther,
par la pré-
pondérance de l'éther gazeux naîtraient et agiraient
divers organes, les uns et les autres créateurs des
sens, et, par leur entremise, des sensations.
Ces sensations obéiraient :
les unes, par le toucher, par l'ouïe àdes modes
de vibration, correspondant,
comme les courants
galvaniques de conduction ou comme. la chaleur

;
sensible, à desmouvements longitudinaux de
translation —auxquels se rattacheraient, au de-
gré Psychologique individuel, les émotions, les ré-
flexes
; au degré philosophique, l'action extérieure
la
de
subie; Volonté, c'est-à-dire l'Autorité exercée et
les secondes, parle goût, à des modes de rota-
tion correspondant, comme les flux d'induction

mouvements de conservation ;-
magnétique ou comme la chaleur latente, à des
auxquels se rat-
tacheraient, au degré psychologique individuel, les

; ;
phénomènes de la Mémoire, des Habitudes, des
Instincts au degré philosophique, la -Sympathie,
base de la Morale
les troisièmes, par la croissance, la génération,
la vue (l'auteur donne aux yeux des pouvoirs mul-
tiplès plus complexes qu'aux autres organes des
sens), à des modes de déformation élastique, cor-
respondant, comme les effluves électrostatiques ou
comme la chaleur rayonnante, à des mouvements
de distorsion transversale et d'expansion volumi-
que ; — auquels se rattacheraient, au degré psy-
chologique individuel, en même temps que les Ju-

;
gements et les Conceptions, les Sentiments et les
Intuitions au degré philosophique, avec l'Educa-
tion, tous les faits esthétiques, tous les faits émi-
nemment psychiques et religieux, les faits de créa-
tion.

La manière est remarquable dont M. Alfred


Lartigue passe scientifiquement des plus simples
sensations aux abstractions les plus hautes, sans
rompre le fil qui les relie à l'unité primaire du
mouvement spatial. Son classement de nos forces
psychiques en dynamismes particuliers commu-
niant avec les diverses formes des mouvements
physiques dans un élargissement continu, sans
confusion ni amoindrissement de leur nature ou de
leur pouvoir, satisfait à première vue autant l'in-
tuition du sens commun qu'un intellectualisme
rigoureux.
Il me semble toutefois que sa terminologie n'est
pas toujours très sûre, et qu'il pourrait être dupe
sur certains points de simples analogies. Puis il
ne peut être question de transcrire ici les preuves
qu'il tâche d'apporter ni d'en démêler la valeur.
Mais la théorie fondamentale que je viens très
sommairement de résumer suffit à faire entrevoir
la vraisemblance de l'impulsion rectiligne donnée
au dynamisme de la logique, d'une toute autre na-
ture que l'expansion rayonnante, irradiante du dy-
namisme poétique, — l'Ether jouant pour l'au-
«
teur lerôle de mon fluide mystérieux », qui (dans
une analogie d'ailleurs trompeuse) s'apparenterait
à »
ainsi la«matière subtile de Descartes.
Voilàcomment un mystique pourrait être un
!
cartésien qui s'ignore. Ah quelle gratitude ne
dois-je pas témoigner, pour cette révélation, à
mon savant correspondant !.
POST-SCRIPTUM

- !
Mais laissez donc là ces outils », me disaient
«
les bonnes gens, «vous n'en finirez jamais. Un
homme de sentiment n'est pas un terrassier. il a
des ailes. Qu'il les étende, qu'il s'enlève, et tout
obstacle, dominé, a disparu.»
Les amis sont terribles. Je goûte fort la malice
de cette objurgationsympathique. Mais elle provient
d'une erreur dangereuse, qui est de croire que le sen-
timent n'a que faire des outils de la logique courante,
qu'il doit les dédaigner parce qu'il en connaît l'im-
puissance finale, qu'au surplus il ne saurait pas les
manier, puisque le propre de sa nature est de se

Non !
suffire à elle-même.
Personne ne peut se passer du travail ma-
nuel, et la logique est d'autant plus forte que le sen-
timent en est leconducteur. Lui seul inspire les
arguments, il en est l'âme, et ce sont eux qui, aban-
donnés à eux-mêmes, travaillent tout de travers.
Comme l'oiseau, d'ailleurs, il n'est pas tout en ailes,
il a aussi des pattes, et c'est de leur prise qu'il s'en-
lève.
Surtout quand on aborde le côté mystique des
choses, on ne saurait trop user de toutes les armes
de la raison. On ne supprime pas le mur qu'elle a
construit, pour l'avoir survolé, on ne le supprime pas
pour ceux qui restent à terre, ceux qui ne se fient
qu'à leur esprit. Distinguons bien d'abord les moyens
rationnels des sentimentaux, employons-les bien en-
suite contre l'obstacle qu'ils ont dressé, c'est alors
seulement que l'âme doit prendre son vol, et, sur
le terrain déblayé, chanter victoire.
Dans ma lecture à l'Institut, etdepuis le début de
ces Eclaircissements, dans chacun des précédents
chapitres, j'ai cherché à rendre toujours présente la
montrela Ï
différenceprofondpdel'espritetde Qffî ç* puis j'ai
nécessité de leur accord contre les obs-
i

tructions que l'on doit à l'une des fatultés trop ex-


clusives de l'esprit, celle de l'analyse rationnelle, si

:
limitée lorsqu'elle s'applique à ce qui comporte tant
d'inconnu et d'infini l'œuvre d'art.
Il me faudrait maintenant aborder la conclusion de

;
mon discours et prouver comment la poésie peut
aboutir à la prière. Mais il m'a paru que le sujet dé-
borderait le cadre de ces Eclaircissements je l'ai
donc traité à part dans le petit volume des « Cahiers
Verts », annoncé en commençant, qui paraît en même
temps que celui-ci. >
*
*#
Je finirai seulement sur quelques lignes qui nous

vrage posthume de Mgr Duchesne ;


serviront comme de passage du profane au sacré.
Tandis que j'écrivais, on me remit un jour l'ou-
l'Eglise au VIe
siècle. J'ai couru au chapitre sur les églises celtiques,
ému à la pensée, à la certitude que j'y trouverais tra-
duit, sur le latin de Bede par la main défaillante de
Duchesne, un des plus beaux poèmes que je con-
naisse. Le voici :
« Enfin Edwin (pressé de se convertir au chris-
m
tianisme), se décida à porter la question devant un
grand conseil. C'est là que furent prononcées par un
des seigneurs angles les célèbres et profondes pa-
roles où se traduit si bien l'angoisse religieuse, non
seulement des barbares du VIIe siècle, mais des
hommes de tous les temps.
- ",
«Roi, dans les nuits d'hiver, alors qu'autour
d'un grand feu, toi et tes compagnons Vous êtes
attablés, il arrive parfois qu'un passereau égaré,
entre par une ouverture, traverse la table et ressort
à l'atitre bout. Un Moment il est dans la lumièreet
?
la chaleur, mais avant d'entrer, où était-il Et Quand
il est sorti dans la nuit, et la tempête, que devient-
il? Nul ne le sait. Ainsi en est-il de l'homme. Il ap-
paraît pendant une courte vie, mais d'où vient-il,
où va-t-il ? Mystère. Si les Hommes de Kent peuv'ènt
nous apprendre quelque chose àce sujet, ily a lieu
de les écottter» ,"

Eux aussi, les poètes, l'espère,dumoins
fermement, «peuvent nous apprendrequelquechose
à ce sujet ». A qui s'étonnera que je mesoisattardé
«
à nos êclaircissements je ne feraipas d'autre
réponse. \:.
UN
DÉBAT SUR LA POÉSIE
AVERTISSEMENT

La généreuse confiance que M. l'abbéBremonJ


m'a témoignée en m'offrant de joindre dans le même
volume mon «éclaircissement » aux siens ne me
permet pas de le transcrire tel qu'il parut au Mercure
de France.
Je ne pouvais alors que toucher à la question sans
la creuser, et je ne songeais qu'à profiter de récentes
lectures philosophiques pour soutenir de textes ap-
propriés le défenseur inattendu et merveilleux de la
vraie poésie. Mais au moment de livrer au public
une étude moins sommaire, je dois m'excuser ençore
de son insuffisance.
:
Il manque aux pages qui suivent un chapitre sur
La Musique et les Arts, complément de celui sur

La Pensée et le Lyrisme :
« la poésie et la musique », ainsi qu'un chapitre sur
le peu que j'en ai traité
appelle bien d'autres recherches et précisions.
Il manque aussi des «éclaircissements »
Jeu et le Plaisir que certains sentimentaux, non
sur Le
moins absolus que certains rationalistes, voudraient
éliminer des conditions de l'art et de la beauté.
j'aurais voulu m'arrêter enfin sur la limite fron-
tière — pour mieux étudier comment la franchir —
qui est tracée entre le mysticisme religieux et le mys-
ticisme esthétique. Les mystiques de toutes les re-
ligions y ont élevé eux-mêmes une véritable mu-
raille de Chine, et je crois bien que même l'abbé
»
Bremond dans le « Cahier vert où il publie à part
ses «éclaircissements» sur la prière et la poésie
y ajoute encore quelques défenses.
leur fondement dans lanécessité de l'être à
Pour moi, qui pense que les mysticismes trouvent

passer, à se transfigurer, autantqu'às'approfondir,


dé-

:
on ne sauraittropabattre les murailles qui les sé-
parent à travers des modes différents, ¿ln'y.JJ.,.-
qu'unemystique. Même si l'on distingue, comme l'im-
pose l'orthodoxie de toutes les religions, la mystique
»
-

« surnaturelle »,
d'une mystique «naturelle on ne
peut pas plusles séparer humainement que le corps
et l'âme, ouque le profane et le sacré dans la subs-
tance poétique de la prière, dans les éléments des
hymnes et des psaumes.
»
Or, la « purification dernière où Henri Bremond
semble nous mener finirait par détruire la vie na-
turelle que cependant, à travers nos sens le plus
orthodoxe des mysticismes religieux absorbe. La
catharsis n'est acceptable pour un artiste, pour un
poète (et par eux, par conséquent, pour tous) que
si elle contribue à maintenir, à exalter, non à ruiner
l'amour de la vie, — amour-passion sans lequel il
n'y aurait point d'art, et non plus de science. Il
m'eût fallu ainsi montrer amplement dans cet amour
même la possibilitépour toutes les mystiques de se
fondre en la prédominance esthétique de la Poésie,
— fusion et prédominance qui sauveront seules
l'humanité des impasses où, isolément, chacune de
ses mystiques l'engage,
Je m'excuse d'avoir dû me borner, de ce côté sur-
tout, à de simples indications.
R. S.
UN DEBAT SUR LA POÉSIE

, Que disions-nous
Avec des mots si doux,
Que même ainsi, sans suite ils nous enivrent

l'écriture.
FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN.

La voix a ses lois, l'âme a ses exigences,


qui ne sont pas celles de la logique et de
PAUL
Une fois de plus, en France, l'idée de poésie
aura provoqué une attention que ne retient pas la
poésie même.
Une fois de plus, d'ailleurs,
— par ceux
peuvent ou qui ne veulent pas comprendre, — cette
attention autour de l'idée en aura épaissi les
nuages.
CLAUDEL.

qui ne
?

Il ne faut donc pas se flatter de concourir à


une lumière efficace, du moment qu'il ne s'agit
point de ces «clartés
coutume de se satisfaire.
» aveuglantes dont on a
Mais s'il est néfaste à toute réalité d'isoler l'idée
de la chose même, doit-on s'empêcher d'unir l'idée
au fait, la théorie à l'action, lé principe à l'œuvre,
lorsque le fait de l'action qu'est le poème entraîne
malgré soi à l'examen de ses multiples origines ?
Evidemment, pour un écrivain, ce penchant est
un vice abominable. Quelle injure de ne pas sépa-
rer la pensée de l'expérience pour l'indifférence
cérébrale de nos praticiens, ou l'expérience de la
pensée pour le syllogisme d'une critique qui veut
tout tirer du jeu des mots. Si encore on pouvait
espérer qu'à certains yeux une expérience était
nécessairement une preuve, bien que, malgré tout,
l'expérience la plus probante ne soit jamais une
fin. Cette préoccupation de la finalité, et dans une
rapide mesure de temps aussi peu biologique que
possible, empêtre la plupart des raisonneurs artis-
tiques et littéraires. Nulle rigueur ne les satisfait
qui n'aboutit pas à la borne.
Aussi serait-il vain d'attendre de son interven-
tion dans un débat comme celui-ci un éclaircisse-
ment quelconque. Il est seulement agréable, au-
tant qu'obligatoire, de chercher sa propre satis-
faction avec une entière sincérité, d'obéir à son
penchant dans une parfaite humilité.
1

LA POÉSIE, LA POÉTIQUE, LE POÈME

La coupole académique est éminemment favora-


ble aux échos de l'esprit, mais elle ne peut être,
si ce n'est pour les poètes, du moins pour la poé-
sie, un très bon résonnateur. Il faut pour s'en ser-
vir sans que la poésie en pâtisse, beaucoup de
finesse et un grand courage. Ce sont qualités com-
plémentaires dont M. l'abbé Henri Bremond a
témoigné supérieurement toute son existence litté-
raire et religieuse, et jamais il ne les a mieux
affirmées que par sa lecture publique à l'Institut
sur La Poésie pure.
d'ardeur et d'audace !
Jamais le problème n'a été attaqué avec plus
Jamais, plus étroitement
l'être et des choses!
rattaché, comme il se doit, aux racines mêmes de
On ne saurait trop l'envi-
sager sous l'angle le plus ouvert, même quand il
ne s'agit que de comprendre la poésie dans son

Quel problème!
expression verbale.
il n'en est pas de plus grave,
r

|
il

,
n'en est pas de plus vaste. — Il n'en est pas
de plus difficile.
La première difficulté vient du bout par lequel
on le doit prendre, de l'ordre de ses facteurs. La
»
« poésie
ou poétique et poésie, du « poème

même,
?
?
est-elle dépendante de la « poétique »
? » Si ellepré-
existe à l'œuvre et à ses lois, elle existerait donc
d'abord en nous. Mais trouve-t-elle en notre seul
être sa matière cet être à qui, par sa naissance
la matière du monde est imposée, et avant
cette matière l'ordre qui l'enfante, quels que soient
les principes tour à tour de création et d'évolution
dont
on l'interprète.
Cependant c'est le monde, c'est le. poème, ses
relations et ses rapports qui nous révèlent en même
temps qu'à nous-mêmes, les lois à la fois claires
et mystérieuses (par conséquent
régissent.
lapoétique)qui le

Dès lors, s'il faut prendre conscience du plus


grand poème qu'est l'univers pour connaître du
plus petit, comment y parvenir sans considérer
ayant tout sa poétique, après avoir justifié en pre-
mier lieu cette qualité de poème, —raison d'être
supérieure du monde.

*
**
Le monde est I'oeuvre en effet d'un Rythme —
dont l'impulsion première et le caractère entier
nous échappent, — ordonnance identique et chan-
geante, expression et perception, propre à détermi-
ner en nous, par nous, hors de nous, le phénomène
de la beauté, et l'exaltation (ou lyrisme) sans
laquelle nous n'en pourrions jouir.
Le véritable crime de notre temps, le vrai péché
dont l'homme trouble de plus en plus la fontaine
de vie originelle depuis qu'il a identifié la civili-
sation au progrès mécanique et physique, est dans
sa méconnaissance de la poétique créatrice, le but
de la nature, qui est évident, — tel que par ses
débauches de sons et de couleurs, — étant de sur-
passer l'utilité.
Les visions de l'« Eden», »
de l'« Age d'or pour
le passé, du « Paradis », pour l'avenir, ne furent
pas des symboles erronés. Elles exprimèrent que
l'homme sut voir longtemps le monde sous l'as-
pect magnifique du poème terrestre qui lui fournit
tous les éléments de leurs transfigurations. La né-
cessité et la souffrance, bases du travail avec le

lui dérober parfois sa splendeur :


plaisir de l'action pour elle-même, pouvaient bien
de son travail
même, il collaborait au spectacle dans le sens de
la poétique naturelle. Entre le rythme qui le crée,
qui le recrée à chaque seconde, et les formes de
l'univers, les vibrations de l'onde vitale étaient d'un
enchaînement continu, sans désaccord, sans rup-

;
ture. Il nefondait pas sa puissance aux dépens
du sensible et duconcret il n'y sacrifiait pas
l'enchantement du poème. Pourtant la science
n'est pas la cause de ces destructions, ni sasépa-
;
ration souvent obligatoire de l'art c'est par l'uti-
litarisme économique que l'homme a galvaudé le
poème, au service d'un intérêt pour qui n'existe au-
cune forme, et qui, avec la beauté, tue la vie.
La machine, fabricatrice infatigable de besoins
nouveaux, est déifiée jusque par des artistes, qui
s'aveuglent sur la mortelle laideur de ses amon-
cellements ; et à son automatisme d'esclave on
emprunte la mécanisation des disciplines adminis-
tratives. Le rythme vivant est partout détruit. Du
végétal à l'animal, menant à la conquête un besoin
toujours plus grossier, l'abstraction satanique pour-
suit ses hécatombes. Les mille formes de l'espèce
sont écrasées, laminées. Le stéréotype remplace le
type. La fausse déesse. Quantité règne sur une
immense œuvre de mort, et elle s'étoufferait elle-
même, si la Qualité divine ne maintenait héroïque-
ment dans tous les ordres les pouvoirs miraculeux
d'une poétique.
Nous nous croyons très forts de la rejeter comme
une illusion et une fable. Or nous ne vivons que
par elle. Malgré les submergements de l'intérêt
mercantile, les arts, les sciences mêmes, dressant
leurs cîmes en îlots, ne vivent que par elle, dans
une tension constante vers un équilibre, une har-
monie, une beauté qui se dépasse.
Le désir, fondement de la vie, est, même au
stade de la simple fonction, inséparable de la
beauté, parce que la beauté, jusque dans l'appa-
rence de s'ignorer, de se nier, est inséparable du
bonheur, notre espérance à l'infini.
Liée au sens esthétique, cette aspiration nous
sauve. Malgré toute nécessité, malgré tout inté-
rêt, aucun être, serait-ce parmi les primitifs, par-
mi les moins délicats, ne demeure insensible, sui-
vant sa nature, le lieu et le moment, à certaines
phases du « poème » :
levers ou couchers des jours,
nuits d'étoiles, complaintes et mélopées du vent
ou des eaux, senteurs attractives, chairsfondantes,
saisons ou moissons, mers ou montagnes, bêtes
ou plantes. Mais, seuls, sont pénétrés de « poésie»
ceux qui renouvellent sans cesse, recréenten eux
par le sentiment les choses et leur expression.

*
**.
A la poétique générale et comme impersonnelle

:
de l'univers s'ajoutent les poétiques des hommes,
religieuses, sociales et politiques dispositions de
la race, de l'époque, du groupe. Qu'il s'en rende
compte ou non, chacun de nous est soumis d'abord
à l'une de ces dispositions collectives, par les-
quelles il interprète, adapte ou fausse le grand
poème universel. Quelques-unes accroissent en

;
nous l'exaltation lyrique et nous aident à le mieux
sentir la plupart nous éloignent de ses splendeurs,
nous ferment à ses enchantements..C'est qu'elles
ne sont pas pures, DÉGAGÉES DE L'INTÉRÊT, qui, sus-
citant la lutte sans autre nécessité que d'utiliser,
propage les destructions. Le caractère primordial
du monde, ce qui en fait le poème est sa gratuité.
Sa raison d'être est de n'en pas avoir. Les poéti-
ques religieuses ou sociales des hommes empê-
chent l'homme de le comprendre, ou plutôt de
l'accepter. Non seulement elles s'entreheurtent, se
blessent et s'annihilent à courir vers un but dressé
comme un mur toujours-pareil qui masque tout,
vers le point fixe d'une fin, mais à vouloir mettre
dans leur jeu la poétique entière du monde et son
mystère, son infini sans but, elles perdent avec le
sens du désintéressement, le secret de sa valeur qui
est mieux que de nous servir, qui est denous
ravir. L'explication souveraine du monde relève
ainsi avant tout de l'esthétique. Il a pour objet de
se contempler, d'intensifier, d'indéterminer notre
vie par la sienne dans sa propre contemplation. La
vie est dès lors inséparable de l'universel mystère.
Par ce que les poétiquesdes hommes contiennent
de sentiment, elles s'en pénètrent, dépendant ainsi
heureusement de l'esthétique, mais par leurs côtés
pratiques finalistes, elles nous condamnent au sup-
plice, elles clouent dans l'homme un Dieu sur la
croix.
L'histoire est la chaîne de ces poétiques collec-
tives, qui favorisent plus ou moins mal le courant
sauveur de la poésie, et, dans l'exaltation, l'aspi-
ration à la beauté. Presque toujours donc, elles n'y
tendent qu'indirectement, leur soutien esthétique
est d'une insigne faiblesse, quand il n'est pas nul,
nous laissant au gibet retomber sur nous-mêmes.

*
*sis
1

L'individu intervient alors de sa poétiqueparti-


culière. Le savant, d'hypothèses en hypothèses,
d'expériences en expériences, dépassant, s'il y a
lieu, les bornes de ses moyens naturels, poursuit

;
le bonheur et la beauté dans la recherchede la
vérité l'artiste, de rêve en rêve, à travers le jeu de
ses sens, dans la représentation et l'interprétation
de la vie. Tous deux tendent par l'invention, la
création, au plus profond du réel, sans que le sa-
vant ait le droit de condamner de sa réalité celle
de l'artiste, parce que la sienne serait dégagée des
apparences. Les apparences, dues à la limite de
nos sens, n'en peuvent être pour cela dénoncées
comme illusoires et trompeuses, puisqu'elles sont
liées à la réalité même de l'homme, aux conditions
vitales de ses rapports avec la nature. Ce serait
au contraire la vérité scientifique qui nous trom-
perait, si nous imaginions possible de vivre sans
tenir compte des apparences du temps et de l'es-
pace créées par nos trop faibles aptitudes du tou-
cher, goûter, voir, ouïr et sentir. L'univers existant
à la fois sans nous, par nous, en nous, le savant
vise à le découvrir en toute indépendance de nos
conditions humaines et au delà de leurs limites ;
l'artiste, à l'absorber en soi dans ces limites mê-
mes, étendues, il est vrai, à la mesure indéfinie du
monde, et au delà, par le sentiment. Dans les deux
cas, l'œuvre n'est point qui ne soit poème, c'est-à-;
dire expression de beauténée d'une ordonnance et:
d'une exaltation, suscitatrice à son tour d'une poé-.
tique nouvelle en union plus ou moins avec les
autres.
Ainsi se ferme et s'ouvre, perpétué, le cycle du
grand poème universel au petit poème individuel,
l'orbe continu de poétique à poétique dont un
fluide insaisissable, qui est la mystérieuse poésie,
est le courant animateur.

Toute cette immense sphère tournante balancée


sur ses deux pôles de la science et de l'art, égale-
ment esthétiques, on a l'habitude de la réduire à
une petite bille. Cette bille prend, il est vrai, la va-
leur d'une perle, le poème proprement dit, roulée
entre les doigts du créateur proprement dit, le
poète.
Ce n'est pas sans raison, car le poète est le
créateur du Verbe, de l'élément qui concentre et
dispense par excellence les pouvoirs des autres.
Tous, savants et artistes, ont besoin à quelque
degré de son concours; et il a la faculté supé-
rieure de les remplacer tous, ou, ce qui revient
au même, d'en donner l'illusion. Dans le verbe il
retrouvepar le Rythme la puissance originelle, fé-
condatrice du monde, et il le dote par la voix d'une
séduction suprême, le Chant.
Mais la parole n'est pas qu'un élément d'exalta-
tion et de création, elle est un instrument de pré-
cision et d'abstraction, en même temps qu'un
moyen quotidien d'échange, de simple utilité. Elle
n'est plus alors la vie même, elle n'en a plus la
force maîtresse, elle n'en est trop souvent que la
mauvaise, pauvre, sèche et incapable servante. Hé-
!
las elle se sait indispensable, elle abuse de son
rôle, sa tyrannie se glisse ou s'impose à toute heure,
elle paralyse nos élans, elle est la cendre sur la
flamme. Suivant les époques et les générations, le
poète lui-même devient sa victime. Les poétiques
se racornissent, les poèmes se vident, la poésie
s'évanouit. Nous sommes à une de ces époques-là.
II

LE CONTRE-POÉTIQUE : RÉALISME, RATIONALISME

Entre tous les maux qui oblitèrent aujourd'hui


le sens poétique, ceux qui viennent ainsi des poè-
tes, les uns inconscients, les autres doctrinaires,
ne sont pas les moindres. La nature de la poésie
comme la matière" du poème ont été par eux sin-
gulièrement diminuées, embrouillées ou corrom-
pues. Il convient donc de remonter aux sources, de
les redécouvrir claires et fraîches à la soif du pè-
lerin, qui a perdu, par ses guides mêmes, la route
de l'oasis.
C'est ce qu'a très bien compris M. Bremond en
saisissant l'occasion d'une séance de l'Institut.
Certes il y a d'autres causes très graves à la
désolation qui nous frappe, — causes détermi-
nées par l'abstraction de ces fausses poétiques
collectives, notamment politiques, économiques,
sociales, dont le poète est impuissant à briser
l'étreinte, et qui veulent nous forcer au bonheur
dans la laideur, sans que la beauté soit au premier
plan de leur idéal, en accord avec toutes les ex-
périences et magnificences de la nature.
La tempête où nous nous démenons empire ces
causes singulièrement ; suffoquant d'une poussière
brûlante, tournant sur nous-mêmes, aveuglés, nous
cherchons en vain la bonne piste. Qui songerait à
chanter dans ces tourbillons avec la bouche pleine
de sable?
Il y aurait là-dessus beaucoup de choses à dire,
si elles n'étaient dominées par la perte fondamen-
tale en nous du sens poétique — sens qui dans no-
tre histoire n'avait jamais été plus développé
qu'aux époques de tempêtes, de bouleversements,
et alors que les poètes se taisaient. Ils ne se tai-
saient pas avant 1789, cependant la poésie était
tarie. Durant la Révolution et l'Empire, elle inonda
au contraire toutes les âmes sans que bien rare-
ment un poète pût la capter. Ce qui importe en
effet beaucoup plus que le poème est la poésie
demeurée en puissance pour les temps du fécond
silence. Or, de nos jours au contraire, elle se glace,
s'envaseou s'évapore à travers une foule de poètes.

*
**

Prenons, entre des centaines, un seul fait


L'Anthologie de la pensée lyrique française de la
:
fin du XVe siècle à lafin du XIXe siècle, publiée
à Leipzig par M. Georges Duhamel dans la Biblio-
l'épithète «lyrique» ;
theca mundi d'Ensel-Verlag'. On remarquera
pourtant très consciem-
ment, l'anthologiste remplira presque la moitié de
son volume de simples versificateurs, et il aura
justifié son choix dans une préface. Il prétend qu'on

certains;
ne reconnaît pas la poésie lyrique à des signes
il faut par conséquent la chercher der-
rière ses «déguisements les moins prévus ». La
sécheresse poétique qui a marqué le XVIIIe siècle
n'aurait été qu'une apparence, — d'où la figuration
d'un Bernis, d'un Ducis ou d'un Colardeau, à côté
d'un Chénier, d'un Lamartine, d'un Hugo. On au-
rait pu l'admettre dans une « Anthologie historique
des poètes français », cela n'est d'aucune manière
admissible dans un recueil de poésie, et lyrique.
M. Duhamel ne veut pas s'incliner devant l'évidence
d'une disparition en France de la poésie véritable
pendant près d'un siècle, parce qu'il estime, avec
raison, que le lyrisme, avant d'être un résultat, est
une faculté de nature, peu ou prou inséparable de
l'homme dans tous les temps. Sans doute, mais
cette faculté n'était plus libre de s'appliqueer à la

;
composition poétique dont on avait raréfié les
moyens à l'excès la grande prose seule lui per-
mettait de se manifester. De grands prosateurs et
orateurs du XVIIIe siècle entretinrent les multiples
magnificences déployées dans le feu enthousiaste
1. Ne voulant parler que de l'esprit du recueil, nous
n'insistons pas sur son plan. Mais que dire d'une an-
thologie paraissant en 1923 dont les plus récents au-
teurs cités sont morts, sauf Banville aux environs de
1870.
d'un Bossuet et dans la flamme harmonieuse d'un
Fénelon. Le Télémaque devint le parfait modèle du
chant lyrique narratif. Chateaubriand n'eut qu'à le
reprendre avec éclat. Désormais tous les matériaux
d'un nouvei art poétique étaient à pied d'œuvre
le lyrisme allait être enfin chez lui.
:
Quelques pages de prose ou de vers de
M. Georges Duhamel suffisent à expliquer avec sa
méconnaissance de ces distinctions lapauvreté de
son florilège. Préoccupé de dépouiller toute rhé-
torique, de s'approcher au plus près de la réalité
la plus dénudée, de n'éprouver qu'une sensibilité
à l'écart de la moindre imagination, il a perdu avec
le goût des hauteurs les larges ailes du lyrisme,
et il ne signale instinctivement et volontairement
dans son recueil, en dehors des pièces célèbres
impossibles à éviter, que les pas des trotte-menu

:
De cet obscurcissement du sens poétique, on
voit les conséquences nous arrivons non seule-
ment à perdre notre propre faculté, lyrique, mais
à ne plus savoir reconnaître où sont les trésors
dont elle a comblénotre passé.
Jamais la position de la poésie n'a été aussi
douloureuse. Par ses gardiens, les poètes eux-
mêmes, elle occupe un cabanon muré, sansouver-
tures, entre la fosse du réalisme béante à ses
pieds et le plafond du rationalisme où elle se
1. Il va sans dire, — je tiens àlebienremarquer -,
que cette constatation n'implique en rien une mécon-
naissance quelconque du romancier et de l'observateur si
généreusement humains
cogne la tête. Admirons Henri Bremond qui s'ef-
force à la tirer de là.
Mais avant de nous rendre compte comment il
s'y prend, il convient de choisir encore un exemple,
celui-ci tout opposé. On le trouve dans La Musique
intérieure (Grasset, éd. 1925), de M. Charles Maur-
ras. Nous aurions pu nous arrêter sur deux ou-
vrages précédents, L'Allée des Philosophes (Crès,
éd. 1924) et Barbarie et Poésie (Nouv. lib. natio-
nale, 1925), on y puiserait à pleines mains des
preuves d'attentats contre la poésie, commis cette
fois au nom d'un intellectualisme absolu1. Mais
ces preuves sont, pour ainsi dire, forcées par
l'exercice d'une critique volontairement implacable
afin de mieux servir une étroite pédagogie. Au con-
traire, dans la Musique intérieure elles sortent de
la nature même de l'auteur, de son œuvre la mieux
accordée à ses aspirations intimes.
On sait que ce volume se compose, en parties
à peu près égales, d'un recueil de poèmes et d'une
énorme préface, déroulée sans mesure pour ex-
pliquer et pour excuser leur publication, qui aurait
pu être regardée comme futile de la part d'un
homme voué au bien public. A travers de délicieux
souvenirs d'enfance et des pages parmi les plus
belles qui aient été écrites sur l'amitié, M. Charles
Maurras y revendique le droit supérieur de rester
le poète qu'il n'aurait jamais cessé d'être. Com-
ment aurait-il pu échapper dès ses jeunes années à
1. BarbarieetPoésie, porte en sous-titre: « Vers un
artintellectuel.»
?
l'influence méditerranéenne qui l'environnait En-,
tre les bercements des flots, des cantiques et des
chansons roulés dans les parfums de la terre pro-
vençale, toute son âme s'éveillait à la « musique »
de la poésie. Plus tard, cet éveil s'épanouissait en
deux ou trois mille vers que sa jeunesse n'osait
pas sortir du tiroir. Plus tard encore, chef poli-
tique, dans ses retours nocturnes et solitaires de
l'Action française à son logis, sa tâche de jour-
naliste achevée, il scandait sa marche à la mesure
des strophes qui libéraient son esprit.
Ceux qui ont un peu approfondi la genèse du
lyrisme reconnaîtront l'excellence de cette forma-
tion poétique et de son développement. Elle doit
son ardente origine à l'émotionde la vie totale, à
la propulsion sentimentale entière qui ne sépare
aucun des éléments physiques et spirituels de notre
être. Puis, au plus fort d'une emprise et d'une vo-
lonté doctrinales à la cérébralité intransigeante,
c'est encore une subtile délivrance de l'instinct phy-
siologique dans le mystère psychique de la nuit
qui recrée le pouvoir du poète.
M. Charles Maurras n'a pas assez de termes
enthousiastes heureusement confus pour peindre
l'inexplicable de l'état lyrique où il est alors plon-
gé. Une «effusion d'ivresse », une foi obscure,
une «possession », une «obsession », une « porte
«
qui s'ouvre à un doigt mystérieux », une masse
puissante de sonorités qui vient de beaucoup plus
»
loin queson être «une nage dans une eau dia-
phane », le « rêve d'un vol sur les ondes de l'air Y"
enfin il «ne sait quel commandement émané des
sauvages profondeurs naturelles où les Anciens
plaçaient la genèse d'un songe » Quel romanti-
que, pour mieux décrire son exaltation, aura plus
accumulé d'images avec tant de justesse impré-
cise !
Il semblait que Maurras n'avait qu'à se laisser
»
«porter, soulever sur les flots cristallins de la
poésie, et que jamais il n'aurait méconnu la belle,
la libre vague de l'inspiré. Mais il eût fallu compter,
pour avoir cette confiance, sans le démon de la
contradiction qui l'agitait déjà sur le sein de sa
nourrice. Petit garçon, il se refuse à chanter avec
ses camarades le cantique qui cependant l'enivre 2.
Jeune homme, un idéal abstrait le contraint à se
raidir contre ses penchants symbolistes, et il détruit
ses vers dont ceux qui furent sauvés témoignent
qu'ils restent les meilleurs. Homme mûr, il aboutit
à un art poétique dont toutes les bases linguisti-
ques ou physiques sont fausses, et à la défense
1. A moins d'indications contraires, c'est moi toujours
2. « -
qui souligne certains passages des citations.
A toi!? ? ?
Et toi tu ne chantes pas — Mais
— Je ne veux pas. — Tu ne veux
non — Pourquoi
pas chanter: «Je suis chrétien»
! ? — Je ne veux pas.
Pas, pas. — Eh bien alors, nous autres nous ne te vou-
lons pas.» (La Musique intérieure. Préface, p. 11.)

!
ses parce que et de tous ses pourquoi
bavard
:
«Le langage parlé m'avait plu en raison de tous
qu'il me rendait
An contraire le chant, l'humble chant naturel,
celui qui ne jaillit que pour faire naître son inexplicable
mélange d'ébriété fugace et d'équilibre satisfait, le chant,
par le mystère de sa douceur peut-être, tne tenait sa-
rouche et muet. » (Idem, p. 10.)
d'un didactisme qui n'a son excuse d'être métrifié
que pour des raisons mnémotechniques. Ainsi l'ex-
cellence initiale de ses élans sentimentaux etlà
chatoyante analyse de ses états lyriques eurent
pour conclusion desvers comme ceux-ci :•

De l'animal et de l'humain,
Une secrète véhémence
Bientôt réchauffe notre main.
De l'artisan la grâceinnée
D'uneindustrie est raffinée
Qui le polit d'âme et de corps.
Ses idéales créatures.
Dans leur reflet les transfigurent
Pour l'emporter dans leur essor.

A quelle négation nous fait tomber le culte sa-


crilège de la Déesse Raison, exclusive et nue,dans

*
le sanctuaire de la poésie, alorsque l'esprit cri-
tique même emploie tous les termes. les plus
échauffés pour nous tromper sur ce néant, l'exem-
ple de cette strophe suffirait à notre connaissance.

Arrêtons-nous un
peI, cependant* Cela
en vaut
la peine.
S'il y a un domaine qui aurait dû être soustrait
depuis longtemps à l'éternel manichéisme dont le
métronome - noir,blanc, noir, blanc. — scande
arbitrairement toutes nos opérations intellectuelles
et morales, c'était bien celui des arts et de la
poésie. Au fur et à mesure que l'analyse des phé-
nomènes nous révélait leur complexité indivisible
et l'erreur de la vouloir expliquer par le combat de
deuxextrêmes, les poètes auraient pu reconnaître
spécialement qu'il ne leur convenait pas de se loger
dans une cave ou dans un comble. Mais comme
avec le mal et le bien, le jour et la nuit, le froid et
le chaud, etc. la dualité perpétuelle d'Ormuz et
d'Ahriman continue à régner chez eux avec le
réalisme et le rationalisme, —- étant bien entendu
que l'un et l'autre sont tour à tour Ahriman et
Ormuz.
Certes aucune littérature comme la française ne
fut, depuis ses origines, soumise, dans le même
temps ou successivement, à ces balancements d'op-
positions absolues et fermées, et l'on ne saurait
refuser aux nouvelles mises en marche du métro-
nome une conformité parfaite à la tradition la plus
lointaine. Les romantiques avaient bien brouillé un
peu le tictac de l'insupportable mécanique, mais,
ainsi qu'on le sait, afin qu'elle s'arrêtât du côté
réaliste. Pour la poésie, c'était la faire tomber dans
un contraire presque aussi néfaste que le rationa-
lisme, si justement honni par eux aux heures effer-
vescentes de leur jeunesse.
Il n'est pas de vrai, de grand, de pur poème
qui ne soit pétri de réalité. Mais le «réalisme»
nous donne un pain incomplet, de grossière farine,
sans levure ni sel, et mal cuit. Quand, avec notre
idéal, et tous les ingrédients imaginables du rêve,
nous faisons du pain un gâteau, le « rationalisme»
nous prive tantôt de lait, tantôt de beurre, tantôt
de sucre, et il laisse la pâte si sèche que le gâ-
teau n'est pas mangeable.
« Rêve et réalité », non. Rien d'humain, rien de
substantiel n'existe par le «rêve », ou la pensée,
d'un côté, et la «réalité », de l'autre. Le réel ne
divise rien. La poésie a jpotirobjetsuprême de
l'éteindre et del'exprimer tout entier, en le ma-
laxant,enl'affirmant, mais de telle sorte que les
impondérables qui pénètrent toute chose y gardent
leur force mystérieuse.
Ce qui est vrai, à un degré supérieur, du poème,
l'est de tous les arts, même plastiques. Le tableau,
comme la statue, servent d'autantplus laréalité
qu'ils la prolongent au delà de ses aspects com-
muns, ou même l'en détournent, qu'ils en décou-
vrent la poétique cachée, qu'ils la personnalisent,
qu'ils la renouvellent. Les témoignages des artistes
et des poètes n'ont cessé de converger sur ce point.
Mais à peine les œuvres de quelques génies soli-
taires parvenaient-elles à atteindre ce totalisme
vital, que la division reprenait, plus que jamais
désastreuse et mortelle aux arts.
Le symbolisme-impressionniste 1 fut le premier
mouvement, non seulement en France mais en Eu-

1. L'étroit accolement de cette épithète est nécessaire;


elle est significativedu caractère propre au symbolisme
littéraire français, pour qu'il n'y ait pas confusion avec
d'autres esthétiques comme avecles systèmes exclusive-
ment idéaux des philosophies et des religions. Elle
montre aussi la corrélation certaine qui unit les divers
arts de l'époque.
rope, depuis les origines des littératures occiden-
tales, qui en eut la conscience à la fois vague et

une soudure autogène de deux poétiques :


profonde. Il opéra la fusion en commençant par

de Verlaine et celle de Mallarmé. Mais nombre de


celle

ses protagonistes ne s'en rendirent pas compte. Ils


restaient plus ou moins des parnassiens sans le
savoir ou redevenaient de simples lamartiniens
baudelairisés, quand les uns ne se bornaient pas
aux strictes imitations mallarméennes et les au-
tres aux verlainiennes, laissant toujours séparés,
malgré certain impressionnisme les apparentant de
ses suggestions mystérieuses, un sens trop réaliste
et un sens trop idéiste du réel. La critique ne s'aper-
çut pas davantage qu'en partant de la fusion de
deux poétiques les vrais symbolistes triomphèrent
enfin, dans un art où se manifestait avant tout le
jaillissement intérieur, de la division funeste qui
depuis des siècles, écartelait la poésie entre ses
deux contraires. Puis, tout en profitant de leurs

;
conquêtes, les générations suivantes les gâchaient
bientôt elles retombaient dans l'universel mani-
chéisme que la littérature représente — droite,
gauche, droite, gauche !. — avec fidélité.
Comment en pourrait-il être autrement d'ail-
?
leurs L'école persiste à ne pas sortir des deux
ornières parallèles où, dès nos premiers tours de
roues, elle nous engage. Il n'est pas une de nos
conceptions dont le point de départ ne soit fixé sur
le double des unités opposantes. Elle installe en
nous ce combat des «deux hommes » que Ra-
cine voit toujours aux prises, et que nous trans-
portons au dehors sous toutes les formes. La
guerre et la paix n'en seraient-elles pas (aussi
paix ou guerre cependant l'une que l'autre) la
fatale conséquence entre les groupes, partis, na-
tions, races, etc. comme entre les individus?
L'école affirmera qu'elle ne peut qu'enregistrer les
alternatives obligatoires des faits religieux, so-
ciaux, politiques ou économiques, et qu'ils sont
eux-mêmes le résultat denos oppositions philo-
sophiques et morales. Or ces dualités représente-
raient fatalement notre constitution physiologique,
depuis nos deux lobes cérébraux jusqu'à nosdeux
pieds, en passant par tous les autres organes bi-
naires dont le fonctionnement s'accorderait au
bilatéral de tous les rythmes physiques, de tous
les mouvements. vibratoires qui se répondraient
en s'opposant dans l'ondulation infinie de la na-
ture et des mondes.

reur mère de toutes les catastrophes !


Ah routine captieuse de cet entendèment Er-
! !

Par elle,
l'homme se détruit en détruisant, comme par la di-
vision des engrenages contre-appliqués du machi-
nisme, la vie qui l'entoure et ses propres œuvres.
Le binaire de la nature ne s'oppose pas, il
se com-
plète, il s'enchaîne, ou plutôt il se compénètre, *
pour aboutir par la polyrythmie à l'unité synthé-
tique vitale. Il n'a même pas de réalité exacte, il
n'est' même pas un moment, un passage, il n'est
qu'une apparence, la vaine brisure, à la vue, d'un
bâton dans l'eau. Derrière chaque forme bilatérale
se cache l'unité déterminante, faisceau d'innom-
brables composants où les dualités sont toujours
des couples. Les signes isolateurs des langages

;
verbaux et mathématiques ne sont que facilités
d'analyse et par «positif» ou «négatif»
représente une différence de mode, non de nature.
on

L'homme est dans la femme, comme la femme


dans l'homme.
En s'efforçantpar les arts et la poésie d'attein-
dre cette réalité, d'effacer toute division, le sym-
bolisme impressionniste n'avait guère étendu ail-
leurs, pour ne pas rester sans soutien, son
influence, et il n'avait pas converti l'école, qui
reprit de plus belle dans son enseignement divi-
sionnaire nos jeunes générations.
Aujourd'hui, nous en sommes aux deux derniers
pics parallèles de l'absurde avec le sur-réalisme et
le sur-intellectualisme dont les eaux d'ailleurs se
mêleraient dans l'abîme qui les sépare. Elles gon-
flent également le torrent antipoétique et son chaos,
car le pic de l'inconscient et le pic du conscient
pointent avec la même rigueur dans le mental, dans
un air glacé, tourbillonnaire pour l'un, immobile
pour l'autre.
On peut négliger ces régions inhabitables, et
-
dans ce cas espérer beaucoup plus, sur les pentes
nourricières, du réalisme que de l'intellectualisme,
de M. Duhamel que de M. Maurras. Avec le pre-
mier, le sentimental intervenant nous offre, bien
que prosaïque, des échappées possibles, et jusque
par l'imagination. Le subjectif du cœur ne se passe
guère d'aides inventives dont le réel entier profite.
Mais avec le second, le cœur bridé par le mental
et la poésie décharnée par le didactique, la poésie
est condamnée au désespoir.
Il est donc incontestable qu'après nos réalistes
nos rationalistes martyrisent la pauvre Muse d'au-
jourd'hui.
?
Comment la délivrer s'est dit M. Henri Bre-
mond. En rappelant d'abord à tous sa véritable
nature, — qu'elle n'est pas dans la stricte, dans
l'appliquée, dans, la simple représentation exté-
rieure de l'objet, et qu'elle n'est pas folle pour
être mieux que raisonnable.
LA « POÉSIE PURE » ET HENRI BREMOND

Toutes les propositions du brillant lecteur aca-


démique pourraient en effet se réduire à ce truisme
élémentaire, si une simplification pareille ne de-
vait pas trahir l'analyse d'une nature aussi com-
plexe, — et mille nuances, nous prévient-il, ne
l'épuiseront jamais.
Il n'est pas aise de décider en quoi consiste cette
nature.
*
disait le Père Rapin, de qui une des Réflexions sur

:
la Poétique servit de pivot au discours de M. Bre-
mond

ineffables, et qu'on ne peut expliquer :


dans la poésie de certaines choses
Il y a encore
ces choses
en sont comme les mystères. Il n'y a point de précep-
tes pour enseigner ces grâces secrètes, ces charmes
imperceptibles, et tous ces agréments cachés de la
poésie qui vont au cœur.
:

-
Partant de là, l'orateur nous soumit ces notions
essentielles1
-

I. Une réalité mystérieuse et unifiante.

Aujourd'hui, nous ne disons plus (comme le Père


Rapin) : dans un poème, il y a de vives peintures, des
pensées ou des sentiments sublimes, il y a ceci, il y
a cela, puis de l'ineffable: nous disons: IL Y A
D'ABORD ET SURTOUT DE L'INEFFABLE, étroitement uni
d'ailleurs, àceci et àcela. Tout poème doit son ca-
ractère proprementpoétique à la présence, au rayon-
nement, à l'action transformante et UNIFIANTEd'une
RÉALITÉ mystérieuse que nous appelons «poésie.
1
pure. »
II. Un enchantement obscur,d'abord indépendant
du sens.
Pour lire un poème comme il faut, je veux dire
poétiquement,il ne suffit pas, et, d'ailleurs, IL N'EST
PAS TOUJOURS NÉCESSAIRE D'EN SAISIR LE SENS.

Telle chanson de Shakespeare, tel poème de


Burns, tel sonnet de Gérard de Nerval, telle com-
plainte populaire sont entièrement obscurs, vides
d'un sens précis etperdraient tout à être expliqués.
Quelqueslambeaux poétiques, avant qu'on en con-

d'enchantement incomparable
1. On la suite
:
naisse même la signification, prennent un pouvoir

cette réduction du discours,


, verra par que
bien que le lecteur l'ait au début de ce volume tout
entier sous les yeux, est indispensable à la parfaite
connaissance de ses propositions capitales.
L'action que produisent sur nous certains vers
ainsi détachés de leur contexte estimmédiate, sou-
daine, dominatrice.
III. Une expression dépassant les seules formes
du discours, irréductible à la connaissance
rationnelle.
Prose et poésie veulent des rites différents.
Tout ce qui, dans un poème, occupe ou peut oc-
;
cuper immédiatement nos activités de surface, raison,
imagination, sensibilité. tout ce que l'analyse du
grammairien ou du philosophe dégage de ce poème,

le sommaire;
tout ce qu'une traduction en conserve. ; le sujet ou
mais aussi le sens de chaque phrase,
la suite logique des idées, le progrès du récit, le dé-
tail des descriptions, et jusqu'aux émotions directe-
ment excitées. ; enseigner, raconter, peindre, donner
le frisson ou tirer des larmes, à tout cela suffirait
largement la prose, dont c'est aussi bien l'objet
naturel.
En sa qualité d'animal raisonnable, le poète ob-
serve d'ordinaire les règles communes de la raison,
comme celles de la grammaire, non en sa qualité
de poète,. RÉDUIRE LA POÉSIE AUX DÉMARCHES DE LA
CONNAISSANCE RATIONNELLE DU DISCOURS, C'EST ALLER
CONTRE LA NATURE MÊME.

IV. Une musique, mais conductrice d'un fluide


qui transmet le plus intime de notre âme.
Le poète ne serait-il qu'un musicien entre les
?
autres Poésie et musique, est-ce même chose
Sans doute.
?
Mais la musique pure ne paraissant pas moins
mystérieuse que la poésie, ce serait là définir l'in-
connu par l'inconnu. (bien que) les théoriciens de
la poésie-musique soient nos alliés naturels et in-
vincibles contre les théoriciens de la poésie-raison.
Il n'y a pas de poésie sans une certaine musique

;
verbale, d'ailleurs si particulière que peut-être vau-
drait-ilmieux l'appeler d'un autre nom et dès que
cette- musique frappe des oreilles faites pour l'enten-
dre, il y a poésie. Mais nous ajoutons aussitôt
qu'une choseaussi chétive
sonores, un peud'air battu
-- quelques vibrations
ne saurait être l'élé-
ment principal, encore moins unique, D'UNE EXPÉ-
RIENCE OU LEPLUS INTIMEDE NOTRE AME SE TROUVE
ENGAGÉ.
Nous nous offrons à ces vibrations fugitives.

METTENT :
pour recevoir le FLUIDE MYSTÉRIEUX QU'ELLES TRANS-
simples conducteurs. qui doivent leur
sonorité même et leur splendeur éphémère au cou-
rant qui lestraverse.
V. Une incantation par où se traduit inconsciem-
ment l'état d'âme qui fait le poète avant les
idées ou les sentiments qu'il exprime.
Ce sont des talismans, ou des sortilèges, des
gestes ou des formules magiques, des charmes au
sens premier de ce mot. Simple harmonie et nouée
au sens dans la prose, cette musique verbale devient
dès qu'elle s'est imposée au poète, UNE VÉRITABLE
INCANTATION.
laire.
« Magie suggestive », disait Baude-

Contagion, ou rayonnement, dirais-je, voire créa-


tion ou transformation magique, par où nous revê-
tons non pas d'abord les idées, ou les sentiments
du poète, mais L'ÉTAT D'AME QUI L'A FAIT POÈTE
CETTE EXPÉRIENCE CONFUSE,MASSIVE, INACCESSIBLE
:
A LA CONSCIENCE DISTINCTE. Les mots de la prose
.excitent, stimulent, comblent nos activités ordinai-
res ; les mots de la poésie les apaisent, voudraient
les suspendre.
VI. Une magie mystique rejoignant la prière.
MAGIE RECUEILLANTE, comme parlent les mystiques,
et qui nous invite à une quiétude, où nous n'avons
plus qu'à nous laisser faire, mais activement, par un
plus grand et meilleur que nous. La prose, une
phosphorescence vive et voltigeante, qui nous attire
loin de nous-mêmes. LA POÉSIE UN RAPPEL DE L'IN-
TÉRIEUR, un poids confus, disait Wordsworth, une

*
chaleur sainte, disait Keats.
S'il en faut croire Walter Pater, «tous les arts
aspireraient à rejoindre la musique. » Non, ils as-

;
les couleurs ; ;
pirent tous, mais chacun par les magiques intermé-
diaires qui lui sont propres, — les mots les notes
les lignes — ILS ASPIRENT TOUS A
;
REJOINDRE LA PRIÈRE.
Telles sont, fidèlement ramassées, puis classées,
divisées et mises en valeur par soulignements ap-
propriés les notions sur la poésie qui furent offertes
à nos méditations du haut de la tribune acadé-
mique.
**
Littérairement, on sera frappé d'abord de leur
caractère universel. M. l'abbé Bremond ne s'ap-
puya pas seulement sur des poètes français et,
comme tout bon humaniste, sur leurs aïeux di-
Audace singulière en pleine
rects, latins ou grecs. des Anglo-
Saxons, de ne pas nous opposer
Académie, a
mais, en se servant d'eux, d'unir les poètes
et de tous temps par un lien
de toutes langues
inséparable. Audace nécessaire devant
commun relâchent lien,
nationales qui ce
trop d'admirations méconnaissant
le détordent, ou qui le brisent, en
puissance,
son étendue
pendance
!
ainsi la poésie même,
Plus
d'accoler aux
sa
remarquable
nature,
Anglais
sa
encore
des
fut
poètes
l'indé-
fran-
Baudelaire, réprouve, un maudit,
çais comme un
objet d'opprobre pendant cinquante et
ans, comme
Mallarmé, objet de dérision pour les bons élèves
les lauréats. Il aurait fallu
et de dédain pour tous morts qu'aux
entendre le beau dialogue des
Champs-Elysées échangèrent sans doute Brune-
Faguet. Quel scandale que cette
tière, Lemaître et
tous les anciens de la nécropole aca-
séance pour
démique ! - La hardiesse
d'associer
ne
la
fut pas
poésie
moins
aux arts,
éton-
de
nante et heureuse
revenir milieu de ses enfants, rentrer
la faire au
quelle le
Muses, avec l'espoir
dans le chœur des maternelle si
dirigera encore de toute son autorité
douceet subtile, ou si chaude
donne
et
enfin
vibrante.
à la
Puis
poésie,
on
bien
voit que M. Bremond philoso-
toute sa portée
au delà des littératures, les plus
phique Il nous la découvre aux sources
générales les plus intimes de l'être, aux origines
et
des mystérieuses transformations que subissent
les choses dans une aspiration supérieure
par nous
de ce que nous appelons l'âme.
Mais en mettant de côté le choix peu acadé-
mique despoètes invoqués, il n'y avait rien de
subversif dans cet élargissement par la poésie de
?
l'ordre littéraire. N'avait-il pas été fait souvent
Une grande part de sentiment inexplicable fut
aussi reconnue maintes fois dans l'œuvre d'art,
spécialement l'œuvre poétique. L'abbé Bremond ne
nous affirme-t-il pas qu'il n'énonce rien de nou-
veau? Pourquoi donc sa lecture a-t-elle soulevé
?
tant de controverses
Ramenée à la demi-douzaine de propositions es-
sentielles que nous avons dégagées, qui de la pre-
mière à la dernière s'emboîtent parfaitement, et
qui se tirent aussi naturellement les unes des au-
tres que les différentes parties d'une lunette pour
qu'elle soit au point de chaque vue particulière, la
poésie, enfin isolée par Henri Bremond de ce qui
nous la dérobe, nous en éloigne ou nous en distrait,
apparaît, — proche aux plus simples, — vraiment
telle qu'elle ne peut ne pas être.
Il y a cependant un rien, et ce rien est tout,

;
qui explique comment' cette belle évidence ne fut
pas évidente pour tous ce rien est dans le ren-
versement des facteurs et de leur importance.
Lorsque jadis et naguère on soulignait le rôle
du sentiment dans les arts, la place qui lui était
accordée était presque de complaisance ou de luxe.
Elle restait incertaine, et il la payait très cher.
Le coche, surtout le carrosse, pouvait être attelé
et partir sans lui. Nous-mêmes, dans la présenta-
tion raccourcie d'ensemble que nous avons esquis-
sée en tête du premier chapitre, bien qu'en fondant
intimement la « poésie » dans le sentiment, en les
confondant l'un l'autre dans la naissance du fluide
»
animateur du «poème et des « poétiques », nous
avons considéré que le poème du monde existait
d'abord, que sa matière n'avait besoin d'aucun
élément second pour être poétique. Mais si les
règnes de la nature n'ont pas attendu l'homme
pour manifester leur multiple grâce ou grandeur,
il fallait que ces qualités esthétiques indépendantes
de la nécessité fussent ressenties par lui, et dès
lors signifiées comme telles. Bien plus, la beauté
-d'un même objet ne put être, sauf en ses valeurs
extrêmes, du noir et du blanc, la même pour cha-
cun ; ni l'émotion qu'on en éprouva, la même à des

sité, mais dans son caractère;-


heures différentes, non seulement dans son inten-
et jamais l'ana-
lyse la plus subtile n'est arrivée à pénétrer toutes
les causes de ces effets si complexes de la beàuté.
Ses éléments intimes, fondamentaux, échappent,
comme dans une nuée mouvante, à nos regards ;
lumineuse et crépusculaire, elle est portée par elle,
baignée dans ses vapeurs.

:
De là, cette proposition mise en avant de toute
autre « Dans un poème, il y a D'ABORD et SURTOUT
de l'ineffable », cet ineffable «mystérieux »,
« transformant », «unifiant » l'objet et le sujet.
L'obscurité de l'œuvre, une obscurité initiale, est
la conséquence immédiate de cette mise au premier
plan du sentiment, dont le propre est de ne pou-
voir ni s'expliquer ni être expliqué. Mais cette obs-
curité n'en est que davantage créatrice, car si elle
ne s'explique pas, elle s'éprouve, elle prouve par
l'expérience sa réalité communicative, d'autant
plus étendue que les mots, les lignes, les sons, les
couleurs n'ont pas une valeur immuable précise,
qu'ils se prêtent à la réalité psycho-physiologique
de chacun, qu'ils éveillent en nous tout un monde
intérieur encore plus vaste que l'extérieur.
Inutile d'examiner pour le moment les proposi-
tions qui se déduisent de ces deux premières sur
le sentiment et sur l'obscurité. Nous verrons jus-
qu'où nous entraînera dans la suite la génération
de ces conjoints. Il importait seulement de se de-
mander ici pourquoi ces notions devinrent aussitôt
les pièces d'un débat qui n'est pas terminé encore ;
il y a lieu de bien le comprendre avant de les ap-
profondir..
Certes jamais l'Académie n'en avait entendu
-
de
pareilles. Aucun de ses poètes ou de ses critiques,
même de ses plus poétiques comme M. Henri de
Régnier, ou de ses plus esthéticiens comme M. Paul
Bourget, n'y avaient risqué rien de sembla-
ble. Les doctrines générales de l'Académie (car elles
existent forcément, en dépit de l'indépendance qu'a
chacun de ses membres)restent liées, comme l'en-
seignement universitaire, au préceptorat de Boi-
leau, fondé sur l'exercice de la raison seule, de
la raison raisonnante, sur la parfaite clarté, égale-
mentappliquées au poétisme et au prosaïsme. Elle
accepta des romantiques, puis des réalistes par-
nassiens, ainsi qu'elle commence à recevoir des
symbolistes (d'ailleurs plus ou moins honteux);
mais les fondements mêmes de la poésie, on ne

et prosaïque mesure littéraire :


s'y entendit guère à les chercher hors d'une étroite
dans les profon-
deurs vitales de tous les arts. On pouvaitdonc
s'attendre à des réactions passionnées dans les
milieux académiques et enseignants, puis dans
ceux aussi de certaine littérature politicienne, pour
qui la cage forgée par Boileau, encore nouvelle-
ment verrouillée, est toujours le meilleur logis où
il convienne d'enfermer des adversaires dangereux.
Mais les véritables poètes, leurs amis naturels
par toutes les affinités de l'âme contre le dessè-
chement versifié des uns ou la fantaisie prosée des
autres, les défenseurs, comme M. Paul Souday, du
romantisme que les principes soutenus par l'abbé
Bremond conduisent à-une épuration suprême,de
quels applaudissements allaient-ils accueillir une
illumination aussi audacieuse à travers les cendres
éteintes que l'Académie répand d'habitude sut
leur
!
enthousiasme Ces applaudissements retentiraient
sans doute aussitôt dans un bel ensemble de re-
connaissance.
Oir, dès le lendemain de la lecture à l'Institut,
poètes et critiques hostiles ou amicaux, témoi-
gnèrent àl'envi d'une incompréhension plus ou
moins complète 1, — et M. Paul Souday se dis-

1.Et cela continue. Dans le moment que je corrige ces


pages, Une heure avec. de M. Frédéric Lefèvre (Les
Nouvélles littéraires, 18 sept. 1926), montre que malgré
son universelle intelligence et le génie de sa sensibilité,
tingua le premier par une de ces grosses attaques
brutales qui lui sont familières, lorsqu'il ne peut
accorder son amour du romantisme et son culte
séparatif de la raison.

Mme de Noailles n'a rien saisi du problème. Evidem-


au mot «pur !.
ment, ainsi que nous verrons plus loin, la faute en est
», hélas Cependant elle dit des choses
très justes en défendant Musset, comme chaque fois
qu'elle parle des poètes aimés, mais non de la poétique
que dans ses commentaires elle a toujours singulière-
ment rétrécie.
IV

D'EDGAR POE AU «POÈTE MALGRÉ LUI »


Une erreur légère de M. Henri Bremond, simple
faute de tactique, la favorisa. Grand admirateur de
M. Paul Valéry, pour détourner la marche au fau-
teuil de l'obstacle que son candidat rencontrait
dans le reproche d'obscurité qui lui était fait géné-
ralement, il tint à rattacher toute sa défense mys-
tique du lyrisme à l'auteur même de Charmes,
titre ambigu propre aux illusions. Dès les premiers
-
mots de son discours, il l'évoquait parmi les mo-
dernes théoriciens de la «poésie pure », aux
côtés d'Edgar Poe, Baudelaire et Mallarmé. En
quatre générations ne sont-ils quatre types d'une
?
même famille, et par filiation directe Comment
imaginer Valéry sans Mallarmé, Mallarmé sans
Baudelaire et Baudelaire sans Edgar Poe ?
plus, Valéry dans Variété ne venait-il pas de re-
De

prendre en un de ses essais lethème de la « poésie


pure », tant de fois interprété par les symbo-
listes?
Cependant il n'y a rien là qu'un de ces aspects
des choses qui nous leurrent trop souvent : une
descendance est bien loin d'être toujours une filia-
tion. Valéry contredit autant Mallarmé, que Mal-
larmé Baudelaire et Baudelaire Poe.
Ce n'est pas que les efforts de Poe, de Baude-
laire, puis de Mallarmé ne tendirent toujours à sé-
parer entièrement le poétique du prosaïque, à satis-
faire ainsi l'ambition avouée ou non des vrais
poètes de tous les lieux et de tous les âges. Les
textes contemporains cités dans les Eclaircisse-
ments, et leur liaison avec des textes antérieurs
sont d'une lumière éblouissante. Mallarmé enfin
accentua la prépondérance du suggestif sur le dé-
terminatif. Mais l'obscurité créatrice, telle que
l'entend M. Bremond, n'est d'aucune façon mys-
tique chez les deux plus récents poètes, tandis que
la mysticité très relative de Baudelaire est fort
peu obscure, aux lointains confins du psychisme
d'Edgar Poe jouant d'un mystère artificiel. Théo-
riquement, il est vrai, les trois premiers en date ont
exclu de la poésie l'enseignement, puis avec Va-
léry les émotions communes trop évidentes, les
pulsations directes du cœur, ce qui était d'ailleurs
pour Baudelaire un plein contresens. Mais prati-
quement le mystérieux et l'indéfini sont dominés
chez eux par une forme poétique (si ce n'est lin-
guistique) étroite -et dure, en contradiction nette
avec le mytère de l'expression, forme qui est même
d'une extériorité agressive comme les découpures
d'un papier dentelle. Bien que Baudelaire, par ses
»
Poèmes en prose (le mot « prose indiquant seu-
lement ici un desserrement approprié) et Mallarmé,
par Un Coup de dés, aient pris— trop tard —
conscience de cette antinomie, la mécanisation de
la forme ne fit que croître de Poe à Valéry.
La symétrie mécanique, Poe et Valéry d'ailleurs
le disent et le redisent, est pour eux une condition
de l'art1.
Les cristaux, particulièrement, ou l'équilibre
cosmogonique, la périodicité des phénomènes nous
le montreraient dans la nature, alors qu'en réalité

1. Voir dans Poe les trois essais: The poetic principle,


The rationale of verse,The phylosophy of composition,
surtout le second et aussi Eureka. C'est ainsi qu'il donne
au vers la base fondamentale du spondée, l'égalité pre-
mière de deux syllabes, alors que tout rythme a pour
point de départ une différence de perception entre une
longue etune brève, uneforte et une faible ou vice versa,
un trochée ou un ïambe:
«The rudiment of verse may possibly be found in
a
the spondee. The very germ of thought seeking sa-
tisfaction in equality of sound, would result in the
construction of words of two syllabes, equally accented.
In corroboration of the idea, we find that spondeesmost
abound in the most ancient tongues. The second step
we can easily suppose to be the comparison, that isto
say, the collacation of two spondees — of two words
composed each of a spondee. The third step would
be the juxtaposition of three of these words.» (Poe's
Works, Standardedition, Black, London, vol. III,p. 228.)
Il n'y a dans ces conjectures aucune réalité, physique
ou historique.
Voir dans Variété de M. Paul Valéry, Au sujet, d'Eureka
et Introduction à la méthode de Léonard de Vinci
(1894-1919) pour la compréhension générale du monde
et de la vie, puis Avant-Propos et Au sujet d'Adonis
pour ce qui concerne les formes de l'art poétique. Tou-
jours la rigueur intellectuelle y aboutit à une rigueur
géométrique purement externe. <
une dissymétrie variable est à la base de toute
vie, même planétaire, par conséquent de toute
transformation, de toute expression. Correspon-
dances, oui, mais changeantes, mais mobiles, et
d'autant plus éloignées que nous nous enfonçons
plus profondément dans l'inconnu. Une asymétrie

découvertes de Pasteur :
de certains cristaux est à l'origine des grandes
elle lui révéla avec les
bacilles tout un monde vivant ignoré. On nous op-
posera que l'œuvre humaine, en art surtout, est
d'ordre différent, parce que, d'obligation, un acte
volontaire dont la cérébralité peut être d'un arbi-
traire sans limite. Dante, par exemple, tout mys-
tique et obscur qu'il fut, enferma son poème dans
une mathématique pythagoricienne d'une rigidité
extrême, vers, rimes, chants, parties y étant fonc-
tion absolue du nombre sacré 3 et de ses multiples,
plus un, pour arriver par cette unité supplémentaire
à 10 et 100 qui seraient les nombres parfaits.
Cette symétrie spirituelle, secrète et transcen-
dantale exactement comparable à la sévérité des
règles que s'imposaient librement saint François
et sainte Claire, n'a aucun rapport avec la sou-
mission forcée aux conventions matérielles du
siècle qu'est une versification tout extérieure. Ou-
tre que le mysticisme de l'art n'a pas toujours lieu
de reconnaître la nécessité d'une forme péniten-
1. A remarquer d'ailleurs qu'elleest fondée sur les
vertus de l'impair, par conséquent sur l'antisymétrique
en soi, pour aboutir au seul nombre original qui, avec
6, est à la fois multiple du pair et de l'impair (2+2+2
+2+2=5+5=10).
tiaire. Dante gardait à l'intérieur du vers et de la
strophe, et de strophe à strophe, une liberté de
mouvement dont se sont expressément privés Poe,
Baudelaire, Mallarmé et Valéry. Ils ont étouffé au
contraire, sous un moule parnassien, d'un rationnel
strictement contingent, l'expression mystérieuse de
leur lyrisme.

Le poème étouffe la poésie qu'il contient lors-


qu'elle ne commande pas sa poétique.
En se servant, contre les grands romantiques,
du vers de Boileau jusque dans ses gaucheries,
Baudelaire ne compensa .pas de ses beautés de
langue l'insuffisance de ses mouvements. Mallar-
mé modifia d'une manière très heureuse le vers
de Baudelaire par une musicalité personnelle et
des mobilités intérieures, mais il n'en changea
point le cadre, souvent plus rigide encore, si par-
fois il rendit plus fluides, quoique moins rares
sémantiquement, les harmonies externes de ses
rimes. Valéry usa d'un art rigoureusement décal-
qué sur le vers mallarméen, mais en le durcis-
sant, en l'alourdissant de rimes épaisses, en se
privant de plus en plus de ses flexions délicieuses,
pour finir, en dépit de ce qu'il prétendra, par imi-
ter Jean-Baptiste Rousseau avec le faire ossifié du
Parnasse.
En somme, la poétique du Corbeau rejoint celle
du Lutrin pour aboutir à un poème qui semble
faire parade de sa machine strictement rationnelle.
Tout dans cet art présente un intellectualisme dis-
socié de l'être profond, tout y est d'un spectateur,
non d'un acteur. La matière du poème lui reste
comme étrangère, à tel point que M. Paul Valéry
admet très bien que trois ou quatre thèmes déco-
ratifs, de lien aucun avec l'épreuve vivante, rem-
plissent, sans cesse retravaillés, l'entière existence
d'un poète.
Pour moi le jeu d'échecs ressemble au jeu des vers,

a écrit Delille1. L'auteur de Charmes a, sans le


savoir, commenté maintes fois cet alexandrin pres-
que littéralement :
Considérez les joueurs. ils voient invinciblement
leur petit cheval d'ivoire assujetti à' certain bond
particulier sur l'échiquier. (Variété, p. 66.)
comparaison qui lui sert à confirmer le bonheur
des «disciplines conventionnelles ». En effet,
la véritable condition d'un véritable poète est ce
qu'il y a de plus distinct de l'état de rêve. Je n'y vois
que recherches volontaires. (Variété, p. 56.)
Mais que certaine vie mentale réduise la pen-
sée ordinaire à être « le rêve d'un dormeur éveillé»:

1. Ne pas oublier toutefois que Delille, bon praticien


d'ailleurs, fut techniquement un des premiers théoriciens
du vers et de la langue romantiques. Lire en tête de sa
traduction des Géorgiques (1769) son «Discours pré-
liminaire », trop mal connu pour l'histoire de la forme
poétique française.
Ilapparaît que la série de ce rêve, la nue de com-
binaisons, de contrastes, de perceptions, qui se
groupe autour d'une recherche ou qui file indéter-
minée selon le plaisir, se développe avec une régu-
larité perceptible, une continuité évidente de machine.
(Introduction, 1894, Variété, p. 225.)
En opposition avec toutes les expériences poé-
tiques, notre théoricien en arrive même à ce qui
suit :
Je trouvais indigne, je le trouve encore, d'écrire par
le seul enthousiasme. L'enthousiasme n'est pas un
état d'âme d'écrivain. Ecrire (souligné par l'auteur)
devant être le plus solidement et le plus exactement
qu'on le puisse, de construire cette machine de lan-
gage où la détente de l'esprit excité se dépense à
vaincre des résistances réelles (souligné par l'auteur),
H exige de l'écrivain qu'il se divise contre lui-même.
(Introduction, 1919, Variété, p. 176-177.)
J'aurais donné bien des chefs-d'œuvre que le
croyais irréfléchis pour une page visiblement gou-
vernée. (Variété, p. 178.)
Un philosophe mécaniste s'exprimerait-il autre-
ment ?C'est une gageure d'appliquer cette « ma-
»
chine du langage au poème, qui doit trouver sa
discipline en soi, non dans un mécanisme exté-
rieur. Le rôle de l'artiste n'est pas de substituer
au mouvement natif, une convention impersonnelle,
une fixation artificielle pour atteindre l'équilibre
ou le style, il est de découvrir cet équilibre dans
la nature même du flux qui se propose, serait-ce
par le reflux qui s'en impose. Mais Paul Valéry
est hanté de l'idée d'une structure comme plus
durable à l'état solide. De là, pour cette résistance,
sa hantise de la «symétrie » fixe qui n'est qu'un
ordre mathématique, une abstraction. Toute ex-

;
pression ou vie est obligée de le rompre pour
exister et c'est la manière de le rompre qui cons-
titue les arts des pays divers, comme le dévelop-
pement de chacun des arts,spécialement du poème.
Ainsi, qu'il s'agisse de ses conditions internes
(pour lesquelles, loin de se dépouiller, de s'isoler,
de s'accuser d'autant plus par cette nudité stérile,
le Moi doit disparaître dans l'enrichissement de ses
sympathies), ou de ses conditions externes (qui
ne doivent pas convertir en statisme arbitraire son
dynamisme naturel, — le poème est à l'opposé de
l'état où l'immobilise, avec Valéry, un faux classi-
cisme1.
Prenons le véritable lyrique d'une époque qui
1. En art, il est curieux de remarquer à quel point la
tradition conventionnelle paralyse les esprits les plus
indépendants. Un bel exemple en est le Système des
Beaux-Arts, du philosophe ALAIN. (Gallimard, éd. Edi-
tion nouvelle avec notes, 1926). Il n'est pas de livre plus
riche et plus neuf en observations de détail. Mais en
étant parti de cette idée heureuse que l'imagination
artistique doit se soumettre aux leçons du corps hu-
main, l'auteur croit pouvoir l'appliquer en suivant do-
cilement Kant et Descartes. De sorte que tout se résoud
en classifications perpétuelles, et une domination absolue
de l'ordre abstrait rejette dans l'informe toute la vie
animale, tout le naturel des émotions et des passions.
Comme dans le faux classicisme, l'art, dans ce « système »,
ne se sert du corps humain qu'en moniteur de gymnas-
tique, il n'apprend rien de sa liberté. Aussi Alain comme
Valéry aboutit à l'écriture statique;
n'acceptait pas ses règles de rhétoriqueurs livres-
ques, prenons Pindare. Sans aller même chercher
les fragments de ses libres dithyrambes, la con-
vention dans ses odes triomphales et chorales, or-
données pourtant comme une architecture, se borne
à la triade des strophes antistrophe, épode. Or
pour chaque ode les rythmes, le mètre et la strophe
sont recréés, entièrement inventés. Ils sont à tel
point privés de rapports communs que toutes les
scansions en sont conjecturales. Rien de plus éloi-
gné d'une soumission mécanique à un vers que
notre logicien s'imagine à tort avoir été des siècles,
en chaque pays, immuable, à des schémas passe-
partout in abstracto, dus à des règles reconnues
par lui-même «absurdes ».
On est obligé de conclure des réflexions de
M. Paul Valéry sur son art, comme de son vers,
que jamais le cérébral n'aura tant ignoré ce sen-
timent ineffable et cette effusion intérieure sur les-
quels se modelèrent les mouvements de la parole
et son chant pour que de la poésie le poème prît
naissance. Suivant l'évidente formule de l'abbé
Bremond, qu'il nous faudra d'ailleurs entendre as-
sez différemment 1, jamais poète ne l'aura davan-
*

tage été «malgré lui ».


*
** ,
Cet aboutissement était fatal, comme chaque
fois que dans un art le rationalisme des moyens
contredit et surpasse l'élément profond; Tout un
1. Voir la chapitre qui suit, p, 222.
côté de la création poétique en ces cinquante der-
nières années en est la preuve par suite de l'in-
fluence même, à travers Baudelaire, d'Edgar Poe.
L'auteur du Corbeau fut déjà le type du «poète
malgré lui », comme l'auteur des Fleurs du mal,
et d'autant plus qu'il n'admettait pas d'une poésie
véritable qu'elle ne plongeât point dans l'intros-
pectif de l'âme et dans le mystère ambiant, car il
prétendait l'instaurer sous le pouvoir dominateur
de la lucide raison. En le prenant par l'autre bout,
il perpétuait, il agrandissait ainsi le dualisme ex-
trême, inconciliable, qui était cause du prosaïsme
dont il pensait triompher. Il n'est pas de lucidité
extérieure aux choses qu'elle croit embrasser, qui
ne les limite et ne les écarte. Pour se refuser à
la seule inspiration du sentiment qu'il rendait res-
ponsable de l'abaissement prosaïque où retombe
toujours la poésie, il dut appuyerson rationalisme
combinateur sur les apparences du vraisemblable,
par conséquent amoindrir l'ineffable par le raison-
nement et le calcul, le réduire jusqu'à la trahison
d'une ordinaire matérialité. L'art de Poe est trop
souvent alors celui de lasurprise qui déçoit. Trans-
porté chez Baudelaire, ce rationalisme renforça
encore davantage le réalisme dont il s'étaye, cerné,
grossi d'un trait moins étrange que prosaïque et
cru. La poésie se sauvait de la platitude senti-
mentale et de ses délayages en glissant sur des
fonds d'une sensualité trop étroite ou trop épaisse.
Elle battait des ailes, mais restait prise.
Après avoir filtré l«s thèmes réalistes de Bau-
delaire comme à travers un treillis soyeux et mé-
tallique, le purisme intellectuel de Mallarmé con-
tredit tout différemment l'élément profond. Reje-
tant le concours des nerfs et du sang, si actif chez
Baudelaire, il abaisse la température intérieure et
il fait un mystère des surfaces mêmes. Nos pro-
fondeurs s'expriment, comme sur de minces super-
ficies, en arabesques décoratives d'où la poésie
naît malgré le poète et sa volonté de ne rien creuser
en nous. Du seul motif se déroule un jeu, la seule
combinaison des mots vous entraînant et vous en-
fermant, ainsi que dans ces labyrinthes que nos
architectes traçaient de pierres jaunes sur le dal-
lage des nefs ogivales. Le mystère n'est plus une
évasion par le sentiment ou le rêve, mais l'impasse
dont on ne peut sortir, à moins de rompre une
énigme qui vous ramène sur vos pas. Cette
énigme est dans l'arabesque même, et l'on ne peut
la créer sans que finisse par apparaître à nu la
patience didactique à laquelle ses entrelacs doi-
vent l'irritante séduction d'un logicisme tout ex-
terne, tout rationnel, formel et fermé, c'est-à-dire
d'un symbolisme qui retourne à son contraire, à
la précision antipoétique. La Prose pour des Es-
seintes nous en offrait déjà l'avéré témoignage
Ebauche d'un serpent et le Cimetière marin n'en
;
retiendront même plus la condensation sybilline ;
la poétique de Poe, par son antinomie avec la na-

œuvre:
ture essentielle de la poésie, aura achevé son
le retour à l'enseignement tant et si juste-
ment dénoncé.
V

LE RETOUR AU DIDACTISME

De fait, M. Paul Valéry ne parla de la « poésie


pure », après l'avoir cristallisée techniquement,
que pour la condamner historiquement dans le sym-
bolisme et dans ses œuvres. Il l'a nié, en reven-
diquant d'avoir donné à l'expression (assez né-
gligemment jetée.) « une sorte de fortune1»,bien
qu'il eût vidé ce qu'elle représente de toute possi-
bilité vitale.
Est-il admissible qu'ait été ainsi oubliée la con-
sécration étendue qu'elle avait reçue de Baude-
laire en sa préface aux Nouvelles histoires de Poe ?
Car c'est de cette époque qu'elle date dans ses
termes mêmes et dans la plénitude de son sens
moderne, lorsque Baudelaire en appela
à toute âme éprise de poésie pure2,

1. Entretiens avec Paul Valéry, p. 65.


2. M. René Lalou, bien qu'auteur d'une Histoire de la
Littérature contemporaine (1870 à nos jours), croitpou-
VoiTr assurer que l'Avant-Propos iL Connaissance de la
pour que fussent soutenues ces magnifiques pro-
positions:
C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie,
1
splendeurs situées derrière le tombeau ;
par et à travers la musique que l'âme entrevoit les
et quand un
poème exquis amène des larmes au bord des yeux,
ces larmes sont bien le témoignage. d'une mélan-
colie irritée, d'une nature exilée dans l'imparfait et
qui voudrait s'emparer immédiatement, sur cette terre
même, d'un paradis révélé.
Le principe de la poésie est strictement et simple-
ment «l'aspiration humaine vers une beauté supé-
rieure », et la manifestation de ce principe est dans
un enthousiasme, une «excitation de l'âme », —
enthousiasme tout à fait indépendant de «la vérité
qui est la pâture de la raison 2» (Notes nouvelles
sur Edgar Poe, p. XXI et XXII — Nouv. Histoires
extraordinaires. Nouvelle édition, 1883.)
On n'aura pas pu ne pas remarquer à quel point
ces propositions que l'abbé Bremond a si bien
apparentées aux siennes sont contredites par Paul
Déesse est «le premier texte où ait été employée l'ex-
pression: «poésie pure».(Défense de l'homme, p. 91,
Simon Kra, éd. 1926). Il n'en est rien. Il ne serait même
pas difficile de la trouver bien avant Baudelaire.
1. Ces deux «à travers» soulignés par Baudelaire, et
l'on comprend l'importance de ce soulignement.
2. J'ai retrancné de la citation «indépendant de la
passion qui est l'ivresse du cœur », idée qui exagère
l'opposition du cœur et de l'âme et qui fut la très grave
erreur du Parnasse, puis d'une partie de son développe-
ment mallarméen. - J'ai mis de plus entre guillemets
les expressions empruntées textuellement à Poe et que
Baudelaire fit siennes sans le dire avec toute la pré-
cision désirable;
Valéry, qui, du même coup, rejette les plus féconds
principes du symbolisme. Tout à ses « recherches
volontaires », il n'a retenu de l'esthétique baude-
lairienne que ce qui se rapporte à la composition
poétique, devant, d'après Poe,
marcher pas à pas vers son but avec la précision et
la logique rigoureuse d'un problème mathématique.
(Idem, p. XXIII.)
Il semble que Valéry n'ait voulu voir, afin de les
mieux écarter, que ces écrivains
qui affectent l'abandon, visant au chef-d'œuvre les
yeux fermés, pleins de confiance dans le désordre,
et attendent que les caractères jetés auplafond re-
tombent en poèmes sur le parquet. (Idem, p. XXIII.)

jours nombreux;
Evidemment des écrivains de ce genre sont tou-
mais cela ne rend pas valable
pour le poème de se confier par réaction au seul
ordre de la logique démonstrative, de jeter au
panier des œuvres lyriques que leurs auteurs se
sont refusés à priver de vie sous un joug brutal
divisionnaire aussi apparent.
Les pages sont manifestes dans lesquelles
M. Valéry a voulu que la culture symboliste ait
abouti à la «ruine », principalement pour s'être
révoltée contre cette emprise. C'est en vain que
dans les Entretiens avec Frédéric Lefèvre il pré-
tend avoir couvert le Symbolisme « des plus grands
éloges imaginables », les textes sont la (Variété,
p. 97 à 105) où il n'a reconnu le haut idéal de so,
jeunesse que pour accepter que le désir de géné-
rations antipoétiques soit la preuve de la vanité
contenue dans ce «pauvre mot de Symbole1 » et.
de l'inutilité d'une course à l'absolu. Il finissait
même par s'écrier :
?
Comment périr, ô camarades — Qu'est-ce donc
qui a si secrètement altéré nos certitudes, atténué
notre vérité, dispersé nos courages ? (Variété, p. 102.)
En admettant que fussent vraies ces altérations
et ces dispersions, inévitables d'ailleurs dans tout
mouvement prolongé,que prouveraient-elles con-
tre l'évidence d'une nature ?Que démontrent les
longs abandons auxquels la fleur semble se com-
plaire contre la synthèse vitale qui concentra en
volutes, couleurs et parfums, l'épanouissement
?
fragile de sa beauté Personne ne croit plus au-
jourd'hui que le dessèchement lyrique du dix-hui-
tième siècle, résultat de la doctrine classique et de
ses fausses ordonnances, ait fait une erreur de la
greffe féconde entée par Ronsard. Personne ne
croira davantage que le didactisme étroitement
cérébral auquel retourne Valéry condamne le sym-
bolisme, ses rêves, ses ardeurs, et qu'il soit l'arrêt
forcé d'une «poésie pure » reculant devant sa
perte. Cetteperte n'existe que dans le réalisme et
le rationalisme des unsou des autres. Les plus
belles eaux rencontrent des abymes. Leurssources
n'en sont pas moins pures, et moins puissante la

1. Voir aux Eclaircissements les citations de Carlyle.


*
**
i
poussée de leur abondance originelle, qui, au delà
du gouffre nocturne, entraînera les âmes vers de
nouveaux royaumes.

Devant une attitude et des poèmes d'un intel-


k

lectualisme aussi exclusif, dont l'influence ne peut


être que désastreuse pour la vraie poésie, on s'ex-
plique néanmoins très bien que M. l'abbé Bre-
mond se soit appuyé sur l'auteur de Charmes. En
effet, Valéry est, malgré lui, poète. Les chapitres
des Eclaircissements où il nous est montré luttant
contre lui-même sont d'une finesse pénétrante.
Mais en réalité il n'y a pas lutte, car ce combat
supposerait que la poésie chez lui prendrait sa
1

source dans le sentiment intérieur et qu'elle s'eS-


forcerait de franchir en jaillissant le barrage de
l'intellect. Or, il n'en est rien, puisque nous avons
vu qu'il charge cet intellect seul de choisir sa
matière au dehors, et de la rapporter sur un échi-
quier, où il la dispose selon toutes les rigueurs
d'un jeu strictement cérébral. « Malgré lui ». c'est-
à-dire malgré les difficultés qu'il accumule, malgré
l'ennui dont il excite et diminue à la fois son
plaisir.
Aussi M. Bremond neraisonne-t-il pas tout à
fait juste, à mon sens, lorsque, répondant à Thi-
baudet, il soutient l'une par l'autre l'inspiration de
Lamartine et la fabrication de Valéry. Ce serait
vrai pour Baudelaire, parce que la source inté-
rieure, profonde de Baudelaire est d'une évidence
brûlante, et que la compression du fabricant agit
sur le sentiment même pour en doubler la force.
Avec Valéry il ne s'agitque d'« exercices »
(dédi-
jeux1,
cace de La Jeune Parque), de jeux, mais de
il est vrai, qui,deviennent poétiques, comme chez
Mallarmé, grâce à une virtuosité spéciale propre
à extraire des mots et de leurs groupements écrits
le maximum de matière étrangère à la nécessité
de la pensée abstraite et du plan mental qui com-
manderaient le poème.
Le regretté Jacques Rivière l'avait très bien vu

:
en rendant compte de Charmes (Nouv. Rev. fr.,
-1er sept. 1922). Il énonçait d'abord

Tout le monde aujourd'hui est d'accord pour ad-


mettre qu'une vérité, c'est-à-dire une idée en contact
avec les choses et les reproduisant, est inexprimable
en poésie, ou n'y peut passer qu'en l'infectant de pro-
saïsme. La poésie tend de plus en plus à se diffé-
rencier du jugement, et même de la perception.
Puis ilconstatait que
le sens habite chacun des poèmes de Valéry à l'état
latent et comme embryonnaire. Elle est, cette idée,
d'aspiration tout au moins, extrêmement abstraite et
1. L'art le plus élevé, l'art le plus émouvant ne re-
jette pas le plaisir du jeu pour le jeu; il n'y a pas d'art
sans plaisir, et il n'y a pas de plaisir sans jeu; il n'y
a pas davantage de beauté même grave, triste, doulou-
reuse, sans joie. Mais dans toute vraie poésie le jeu
est un phénomène second dominé par l'émotion ou la
transfiguration inspiratrices.
que !.
;
générale on la sent d'essence quasi-mathémati-
mais jusqu'au bout elle refuse la clarté et
la vérité auxquelles elle semble vouée pour émettre
des effluves strictement poétiques.
Rivière oubliait que le grand appareil logique
donné, dans l'ensemble, par Valéry, surtout à ses
longs derniers poèmes, et leur métrique découpée,
carrée, articulée sur desjointures angulaires,
étaient beaucoup plus antipoétiques par les res-
sorts, mis à nu ainsi, de l'idée que par l'idée même.
Le résultat est que «l'émission d'effluves » ne se
produit que dans un temps très court. Dès que le
geste continue, dès que la volonté du mouvement
s'accuse, l'automatisme arrête l'enchantement.
Mais en rompant l'armature générale du poème, on
peut détacher des centaines de petits morceaux
d'autant plus radioactifs qu'ils seront isolés, privés
de véritable signification intellectuelle. Paul Va-

:
léry devient un exquis poète en réalisant son con-
traire par des alliances de mots éloignés de toute
détermination trop précise, il n'en est pas, après
Mallarmé, qui nous offre plus d'exemples de ces
alexandrins dont la suggestion mystérieuse est un
ravissement. M. Henri Bremond aurait pu en citer
de nombreux à côté de son vers de Virgile :
Ce trouble transparent qui baigne dans les bois.
Tendre lueur d'un soir brisé de bras confus
Tant la chair vide baise une sombre fontaine.
Toute, toute promise aux nuages heureux.
Ce dernier vers rejoint délicieusement Racine,
et celui-ci davantage encore :
je me sentis connue encor plus que blessée.

A ces extraits de la Jeune Parque on joindrait

:
avec non moins de bonheur des fragments du
Narcisse

Gardez-moi longuement ce visage pour songe


Qu'une absence divine est seule à concevoir.
Mes lentes mains, dans l'or adorable se lassent.

Mais n'est-il pas visible, malgré leurs délices,


que ces « charmes
siens ?
» procèdent des dehors parnas-
Et tous ces dehors, plus ou moins, enfan-

:
tent comme naguère des juxtapositions de mor-
ceaux simplement descriptifs
Les arbres regonflés et couverts d'écailles,
Chargés de tant de bras et de trop d'horizons,
Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,
Montent dans l'air amer avec toutes leurs ailes
De feuilles par milliers qu'ils se sentent nouvelles.
La Jeune Parque.
Des cimes, l'air déjà cesse le pur pillage ;
La voix des sources change, et me parle du soir ;
Un grand calme m'écoute, où j'écoute l'espoir.
J'entends l'herbe des nuits croître dans l'ombre
Et la lune perfide élève son miroir [sainte,
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.
Fragment du Narcisse.
Mais avons-nous gagné par ces vers sur ceux-ci :
Tu sais, ma passion, que pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
;
Coule pour tout l'essaim éternel du désir.
A l'heure où ce bois d'or et de cendre se teinte
Une fête s'exalte en la feuillée éteinte.
L'Après-midi d'un Faune.

plus raffinés de l'art mallarméen ?


Avons-nous gagné sur tant d'autres vers encore
Comment le
croire, puisque M. Paul Valéry, infidèle à son maî-
tre, dont l'intellectualisme ne faisait que concentrer
la sensation, aboutit à des développements didac-
tiques interminables et, comme M. Charles Maur-
ras, à des strophes de ce genre :
0 Vanité ! Cause première 1
Celui qui règne dans les Cieux,
D'une voix qui fut la lumière
Ouvrit l'univers spacieux.
Comme las de son pur spectacle,
Dieu lui-même a rompu l'obstacle,
De sa parfaite éternité;
Il se fit Celui qui dissipe
En conséquences, son Principe,
En étoiles, son Unité.

Il est clair que le poète de cette strophe, tout


en étant le même, au. fond, a singulièrement refoulé
celui de la Jeune Parque. Et ne demeure-t-on pas
stupéfait d'une pareille méconnaissance lyrique,
lorsqu'on a subi dansEbauche d'un Serpent trente
et. une strophes semblables, et que Le Cimetière
marin nous en a offert vingt-quatre sur ce modèle :
Templedu Temps, qu'un seul soupir résume,
A ce point pur, je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude, un dédain souverain.
Valéry ne voit dans la strophe qu'un moule.
Dans Eupalinos il compare l'œuvre d'art au
bronze en feu qui s'est figé après avoir dissous la
représentation naturelle de la rose et son image
!
de cire. Soit mais la même cire, serait-ce pour la
même rose, est « perdue », et chaque nouvelle re-
présentation d'autres roses commanderait son
moule.
Voilà pourquoi après cinq ou six strophes aussi
uniformément moulées une véritable souffrance
s'empare de ceux que n'absorbe pas la seule lec-
ture mentale, Toute oreille un peu délicate est
comme frappée à coups de poings de ces vers en
battants de cloches lancés par une énorme rhéto-
rique.Car c'est un des méfaits de cette machinerie
et de ses sonorités par symétries massives que de
faire réapparaître dans leur entraînement les plus
redondantes formes du discours et de la déclama-
tion scolaire, quelle que soit l'originalité des pen-
sées qu'elles recouvrent 1. Aucun des poèmes de
1. Paul Claudel a savoureusement peint les méfaits
de la vieille poétique dans Réflexions et propositions sur
cette sorte n'échappe à la déduction oratoire
qu'avait condamnée, après Poe, l'esthétique mal-
larméenne. On se retrouve en face de ces amplifi-
cations dont le volume décoratif ne sauvait pas la
fausse logique en trois points dans la poésie des
XVIIe et XVIIIe siècles.
Nous l'avons vu : le culte de la forme volon-
taire et de la composition mathématique, chez ceux
même en qui renaissait le véritable sens de la

le vers français (Nouv. Rev, française, 1er oct. et 1er nov.


1925). Sa parabole d'Animus et d'Anima touchant le
fond de la poésie a été rendue célèbre par Henri Bremond
qui s'en servit à propos de Valéry même, avec la plus
ingénieuse dextérité. (Préface aux Entretiens avec P. V.
de Frédéric Lefèvre; et dans Poésie et Prière, elle est
comme l'illustration de presque toutes les pages. Les
remarques de Claudel sur la technique du poème ne
seront pas moins fécondes; elles s'accordent d'ailleurs *

avec les œuvres et les recherches des tenants d'une poéti-


que vivante, appuyée sur la physiologie et ne laissant
rien perdre des sources intérieures. Mais sur l'ancienne
il s'exprime ainsi:
«La même horreur du hasard, le même besoin de
l'absolu, la même défiance de la sensibilité, qu'on re-
trouve encore aujourd'hui dans notre caractère et nos
arrangements sociaux, ont modelé notre grammaire et
notre prosodie. Il fallait empêcher l'air d'entrer., il
fallait serrer les mots par une contrainte extérieure et
intérieure si forte, entre des coins si durs, que la ligne
acquit l'immobilité définitive et infrangible d'une ins-
cription, lisible pour l'éternité. Sans parler du code
général de la rhétorique, du savoir-vivre et du «goût»
plus vétilleux que l'ancienne étiquette espagnole. Cette
situation était si dure qu'au bout de peu de temps il
»
apparut aux «poètes français inutile de la compliquer
en faisant intervenir des éléments réfractaires et suspects
comme l'inspiration, la fantaisie, le rêve, la passion, la
musique, etc. Il était beaucoup plus commode de tra-
é
poésie, y devait conduire. Mais un pareil désaxe-
ment aujourd'hui du côté de la «poésie-raison»
enseignante n'en est pas moins peu compréhensible
après l'approfondissement de tous les arts par plus
de vingt lustres de sensibilité créatrice sans cesse
renouvelée et dont le fonds est inépuisable. C'est

nement soit perpétuel ;


qu'il semble, pour le poème surtout, que ce retour-
il serait dû à des causes
qu'il faut mieux connaître si l'on veut en prévenir
les effets. Essayons de les débrouiller.

vailler tranquillement sur une matière inerte et morte


qui ne se débattait pas sous l'acier. L'arrangement des
mots entre eux devint un jeu purement cérébral comme
»
l'algèbre ou les échecs. (Nouv. Rev. Fr., 1er oct. 1925,
p. 424.)
« Que de lyrisme excite dans tous les cœurs ce bien-

!.
heureux mot de contrainte qui à croire les critiques est
la mère de notre poésie On n'entendra même pas le
bolchevik intimidé grommeler que la contrainte naturelle
exigée par la pensée et par l'expression musicale est
assez dure sans y ajouter des obligations artificielles
et puériles. On lui réplique, comme le Code Pénal
n'a jamais gêné que les malfaiteurs, que la contrainte
de notre prosodie n'a jamais embarrassé un véritable
poète. Notre jeune gaillard n'a qu'à se taire. C'est jo-
liment bien répondu. On lui a rivé son clou comme il
faut. Ainsi la prosodie est salutaire en ce qu'elle est
une contrainte, et d'autre part pour le vrai poète elle
»
n'est nullement une contrainte. (N. R. F., 1er nov. 1925,
p. 558).
LE LANGAGE GNOMIQUE ET LE POÈME

Il est impossible d'embrasser une synthèse aussi


complexe que l'œuvre d'art ou poème sans une
lenteur d'analyse qui désespère l'esprit journalis-
tique. M. l'abbé Bremond n'eut pas tort de se
plaindre dans ses Eclaircissements qu'on le pressât
d'en finir. Quelqueminutie qu'on apporte à cet

<
;
examen, on ne doit guère se flatter que d'une pré-
sentation encore n'est-on jamais sûr d'exposer
seulement toutes les faces du prisme. Celle de ce
chapitre et des suivants en appellerait doncbien
d'autres dont on voudra m'excuser dene faire
entrevoir que des irisations passagères.
Le fait est patent : surtout en France, le cas
de M. Valéry, collectif ou individuel, se répète
tout au long des siècles : le didactisme (surtout
dans l'art académique et officiel) finit toujours par
écraser le lyrisme, par s'installer à sa place. Pour
y parvenir, il n'est pas de déguisements qu'il ne
prenne, avant de s'avouer avec complaisance le
« Faux-Semblant » du XIVe siècle ou le parfileur
détisseur du XVIIIe. Avant que du poète lyrique ne
sorte un moraliste ou philosophe déclaré, il revêt

;
la robe épique ou le masque tragique. Derrière le
conteur il cache un historien dans la dragée d'un

:
madrigal, une pilule. Enfin l'esprit encyclopédiste
fait perdre complètement la tête à l'artisan sous
la toise ou le mètre il rêve d'enfermer l'univers, et
nos élégiaques sont honteux d'une pastorale qui ne

;
avec YHermès;
se terminerait pas en palingénésie. C'est Chénier
c'est Lamartine avec La Chute

;
d'un Ange c'est Hugo avec l'Ane ou Religions et
Religion c'est Sully-Prudhomme avec La Justice,
les uns et les autres après de plus ou moins longs
discours où ils voyaient le poétique dans le pro-
saïque.
!
Eh quoi ne serait-ce pas une des plus légiti-
mes ambitions du poète ?
Divine Comédie ou Faust ? ?
La poésie devrait-elle
renier le De Natura rerum et les Géorgiques La
Et si en France nous
n'avons rien de comparable à ces grandes sommes
d'un genre, d'un temps ou d'une action, devons-
nousconfondre la réussite avec le principe ?
Le principe donnant le droit à la poésie de s'em-

;
parer de toute matière est démontré par les œuvres,
il est inattaquable mais elle doit la faire sienne,
par conséquent la transformer en émotion et
beauté, lui insuffler la vie. Les vastes compositions
de Lucrèce et de Virgile, de Dante et de Gœthe
restent des poèmes, parce que le concret y domine
l'abstrait, et dans la mesure où le lyrique y surpasse
le philosophe, l'historien ou l'agriculteur. On ne
cite jamais le De natura pour ses discussions ari-
des, mais pour les tableaux qui y sont mêlés, ni
la Divine Comédie pour ses nomenclatures théo-
logiques et astronomiques, ni les Géorgiques pour
leurs préceptes ou leurs indices du temps. Le but
premier et général de ces grandes œuvres est com-
plètement délaissé pour les morceaux de poésie
vraie auxquels il semble ne servir que d'attache.
L'évidence en apparaît à un tel point que ceux
même qui, comme M. Charles Maurras, voudraient
de nouveau confier au vers les purs concepts ou
les simples utilités de l'esprit en caractérisent la
réalisation par des termes dont nous savons que
les imaginations émouvantes du lyrisme le moins
précis auraient lieu d'être amplement satisfaites.
*
&*
Cependant, parce que «toutes les matières, si
elles ne sont pas bonnes peuvent le devenir », on
en arrive à franchir les limites du vraisemblable
pour se complaire à entrevoir la mise « en alexan-
»
drins des cinq Codes et pour conclure à l'apo-
logie du didactique par cette phrase étonnante
On ne saurait trop éviter de se laisser embarras-
:
ser d'aucune fausse honte de prosaïsmes apparents
(?!). (La Musique intérieure, p. 88.)
Avons-nous tort de dénoncer un rationalisme
capable d'accentuer ainsi le défaitisme poétique où
nous nous enfonçons ?
pourtant n'étions-nous !
Quels victorieux lyriques
N'avions-
pas devenus
nous pas sauvé des ronces les parterres merveil-
leux ? dépisté, pourchassé, occis fauves et barba-
res dans ces broussailles incultes du prosaïque qui
?
les recouvraient Et voilà que de nouveau surgis-

!
sent des fourrés, à grands fracas, les tueurs de la
mélodie, le tueur raisonneur, le tueur spirituel De
ces prosaïstes féroces, enfin triomphante,l'harmo-
nie avait été libre de se déployer dans les airs :
lard aux dents pointues. Le raisonnement
pointe
!?
Orphée avait sauvé l'oiseau du carnassier brail-

! Qui n'était d'accord sur leurs méfaits


la

Non pas la pensée dont le sentiment et l'image


prolongent la résonance bien au delà de notre pri-

;
son mentale, mais l'idée abstraite, celle qui est
détissée de ses figures de soie non pas le sourire
qùi éclaire et qui sait se mêler aux larmes, mais
le trait sec qui s'en moque, qui coupetoute com-
plainte et toute ardeur ou tendresse. Il nous revient
le rimailleur qui parfile de la logique ou qui fait
de l'esprit. Il ne tourne plussur un vers comme sur
untalon de cour, il tourne sur lui-même de rime en
rime, en clown forcé et insolent.
Le prodigieux, l'inexplicable, au premier abord,
de cette confusion entre la mise en vers et le poème
est qu'elle avait été condamnée il y a plus de vingt-
deux siècles par Aristote. On se souvient de ce
passage de saPoétique dans lequel le philosophe
proteste contre l'abus du nom de poète donné à
à
Empédocle, comme Homère, parce que le physi-
cien avait versifié son œuvre. La poésie, dit-il à peu
près dans la suite de son traité n'est pas dans le
vers, mais dans les images ou rapports entre les
choses qu'il porte. Ruis il établit la distinction des
genres proprement poétiques en les faisant tous
sortir — ce que nos classiques oublièrent trop --
du dithyrambe, c'est-à-dire de la grande source
lyrique, où, dans les rythmes les plus libres, tout
était mêlé, depuis l'épopée jusqu'à l'ode héroïque
ou élégiaque, pour aboutir à la tragédie toujours
lyrique, elle aussi, avec ses chœurs.
Comment ia tradition en s'appuyant sur Aris-
tote pour cette classification en arriva-t-elle à ou-
blier le fondement qu'il lui avait donnée ? Si cet
oubli, après toutes les générations qui l'ont vu se
reproduire, se manifeste encore aujourd'hui avec
la volonté provocatrice d'étouffer le lyrisme sous

*
le didactisme, — et sans qu'on croit perdre le sens

!
de la poésie, et jusque en lui reconnaissant par
l'analyse son véritable caractère — c'est qu'à une
pareille erreur il y a une cause profonde. En effet,
à travers Aristote dont une partie de la doctrine
contredit l'autre, contradiction qui nous régit tou-
jours, cette cause est dans le langage même.

**
Le didactisme ou enseignement nous communi-
que l'objet de deux manières (isoléês, successives
ou simultanées) par imitation, par définition. Or
on sait qu'Aristote a trouvé l'origine de la poésie
et detous les arts dans notre penchant naturel à
imiter ce qui nous entoure, penchant favorisé dès
les premièresleçons de l'enfance par la nécessité
d'imiter pour prendre conscience des choses et
s'instruire. Notre philosophe a beau ensuite séparer
de cette nécessité le plaisir seul du chant et du
rythme, nous rappeler que l'imitation n'est plus
en cause quand on n'a pas vu l'original, toute sa
doctrine est fondée sur ce que le plaisir de l'art
est inséparable de ce qu'il vous apprend. Les poé-
ticiens de toutes langues, depuis l'ut pictura poesis
d'Horace, n'ont fait que renchérir là-dessus sans
se rendre compte de la mortelle antinomie qu'ils
perpétuaient. En séparant Empédocle d'Homère,
en montrant à la source de toute poésie l'alliance
complète, intime de nos moyens expressifs inclus
dans le lyrisme et qui, eux aussi, ont forcément
pour origine l'imitation,Aristote avait mal distin-
gué que dans ce cas du plaisir artistique l'imita-
tion est surtout désintéressée, tandis que l'intérêt
domine dans l'imitation didactique. La première est

;
associée à la pleine ardeur de vivre d'une façon
plus intense et plus belle la seconde au simple
besoin pratique de nos connaissances, — et cette
imitation enseignante, sans cesse, tend à s'abs-
traire comme dans son signe, dans ce qui la ré-
sume : la définition.
Mais que nous révèlent ces différents caractères
?
de l'imitation le processus même du langage et
sa fin, lorsque le verbe s'identifie à l'idée pure,
lorsque d'émotion il devient notion.
A vrai dire, dès le langage originel, avant que
la parole ne fût une suite cohérente et pût être ou
paraître séparée des autres mouvements muscu-
laires, le geste signifiait autant qu'il exprimait. De
cette double valeur relevèrent les rythmes primi-
tifs qui, imités par la parole, servirent, avant l'écri-
ture, à faire de la pensée naissante des formules
transmissibles. Il s'agissait d'enfoncer l'idée dans
la mémoire par la répétition d'un mouvement, mou-
vement doni la pensée même prenait la forme ba-
lancée. C'était le langage gnomique par sentences
et maximes, l'expression métrifiée des lois de
Solon ou des principes de Pythagore, étendue à
toutes les matières de la jeune science. Le gno-
misme rythmé servit particulièrement de véhicule
à la morale, et l'apologue juxtaposait les deux
imitations, l'imaginative et la didactique, aussi sé-
parées qu'elles peuvent l'être.
La raison du plus fort est toujours la meilleure
Nous l'allons PROUVER tout à l'heure.
Or il ne faut pas croire du tout qu'il en soit
différemment aujourd'hui même, après l'abandon
dans l'enseignement de la méthode mnémotech-
»
nique de Port-Royal, renouvelée des anciens, et
dont La Fontaine tira un si merveilleux parti. J'ai
encore récité les vers du Jardin des racines grec-
ques, et, dans le même temps que les Fables, les
- règles de Lancelot « pour apprendre facilement la
langue latine »,
SouventauverbeneutreEttoujours àl'Actif
On donnera la chose au Cas accusatif.

:
Et comment a-t-on pu dédaigner ces octosylla-
bes délicieux
Lorsque le Verbe signifie
Le désir de faire et l'envie,
Il n'aura point de Preterit,
(Tels sont aussi FERIT, AIT.)
Exceptez-en PARTURIO,
ESURIO, NUPTURIO.

Mais malgré le rejet de ces excellentes méthodes,


nous n'apprenons pas autrement les dix comman-
dements de Dieu1, et nous n'avons qu'à ouvrir nos
gazettes pour voir que la publicité s'est emparée
de ce que l'école a méprisé. M. Charles Maurras
peut donc être tranquille : la sagesse des nations,
à défaut de leur science, aura toujours recours au
vers pour aider la mémoire, c'est-à-dire à l'imita-
tion répétée d'un geste transposée dans les mots.
Seulement, dans quelle mesure ces répétitions sont-
elles inséparables de l'art, dans quelle mesure les

1. A ce didactisme de mnémotechnique religieuse se


rattachent nombre des poèmes de Francis Jammes, no-
tamment Les Georgiques chrétiennes dont les sept chants
sonttoutendistiques ininterrompus. Jammes y a com-
mis la même erreur, dans un esprit opposé, que Valéry
et Maurras. Rapproché ainsi des simples procédés de

quatrains, d'Omar Keyam:


mnémotechnie, le poème ne peut être, en tant que
véritable composition d'art, que très court, comme les
— une «Inscription» ainsi
qu'Henri de Régnier et Charles Maurras ont heureusement
intitulé certains de leurs vers. -
doit-il et les peut-il dissimuler, toute la question
est là.
Si dans une pensée abstraite de La Rochefou-
cauld on retrouve le balancement du proverbe po-
pulaire le proverbe était déjà dans le refrain de la
chanson, refrain qui reproduisait le mouvement
final d'une figure dansée.
Du gain l'odeur
A bonne saveur

dit un vieux dicton qui a exactement la forme du


Je suis Grosjean comme devant
de La Fontaine, laquelle ne diffère pas de ces
mille tours d'anciennes rondes françaises, perpé-
tués dans les refrains des rondeaux et ballades.
Et que de fois ces refrains prennent tournure de
proverbes, amenée par la répétition du mouve-
ment et de l'image, comme
Maisoùsontlesneigesd'antan? <
L'image, en effet, pas plus que le mouvement
du lyrisme n'émousse la pointe didactique qui est

:
dans la signifiance même du mot
Suivez, suivez toujours
et de ses groupes.
du vers-refrain au vers-
proverbe on arrive au vers-maxime qui commence
ou termine la strophe et la tirade des romantiques
comme des classiques, qui se glisse àtravers les
compositions picturales et musicales des poètes
les plus étrangers au souci de convaincre et d'en-
seigner. Et il ne s'agit pas seulement des vers-

:
pensées qui ressortent en têtes de clous sur le
panneau du poème
;
Seul, le silence est grand tout le reste est faiblesse.
Alfred de Vigny.
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.
Lamartine.
Nous ne voyons jamais qu'un seul côté des choses
L'autre plonge en la nuit d'un mystère effrayant.
;
L'homme subit le joug sans connaître les causes,
Tout ce qu'il voit est court, inutile et fuyant.
Victor Hugo.

C'est le besoin d'aimer ;


Ce que l'homme ici-bas appelle le génie,
hors de là tout est vain.
Alfred de Musset.
A côté de ces types de la poésie-raison, qu'ils
soient imagés ou non, l'antididactique Baudelaire
est plein, comme ses aînés, de ces vers qui ramas-
sent le pas, de danse en un de ces coups de talons
par lesquels l'image même frappe d'une conclu-
sion abstraitela fin notamment de nombreux son-
nets:
Pour faire épanouir la rate du vulgaire,
Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux.
Du sang que nous perdons croît et se fortifie.

Avec Verlaine, sans aller jusqu'à ces alexan-


drins :
L'amour de la Patrie est le premier amour
Et le dernier amour après l'amour de Dieu,
et avec Mallarmé, sans aller jusqu'à ces octosyl-
labes :
L'ère d'autorité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit.
des
L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable,
«
et des

Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change,

sont des vers parfaitement gnomiques dans leur


profondeur irradiante. Puis, chez tous les symbo-
listes après eux, il n'est pas de trame poétique,
parmi les plus vaporeuses, où ne restent pris quel-
ques vieux fils des lois de Solon qui croisent les
figures des plus antiques balancements, ou qui s'y
mêlent.
Ainsi l'imitation par le langage des premiers
gestes humains et de leur mimique gnomique,
inhérente à la moindre phrase, fait que le poème
où l'on vise à la pure, à la seule beauté comporte,
malgré les intentions du poète, des bases qui sem-

;
blent lui être le plus étrangères. Toute poésie est
d'abord forcément une énonciation mais si elle
est celle qui nomme, elle sera d'autant plus elle-
même qu'elle nous le fera oublier, que le didac-
tisme sera, dans l'expression émouvante ou trans-
figurante, indiscernable du lyrisme.
C'est ce qui se passait d'ailleurs et ce qui se
passe encore avec la poésie primitive spontanée
où, par le plaisirdésintéressé de la danse et du

d'Homère de la physique d'Empédocle :


chant, disparaît la signification de l'objet dans sa
représentation. C'est ce qui distinguait les poèmes

qu'eussent été les points communs, mnémotech-


quels

niques et didactiques, de leurs mètres, l'objet était


plus qu'énoncé par le poète, il était lié à tousJes
rapports de sa place dans notre vie, ènrobé
dans les émotions qu'il provoque. ,
Si donc, du fait même du langage, arrivé sur-
tout au stade d'abstraction extrême de nos lan-
gues littéraires, nous sommes dans nos transports
toujours plus didactiques et gnomiques quenous
ne le voulons, il ne sera jamais pour la poésie plus
fâcheux et plus vain que, sous couleur de pensée,
de la ramener aux moments de seule utilité où la
notion dépasse l'émotion, que de la rendre serve de
connaissance aux dépens de la simple enivrante
ardeur 1. Un poème ne peut que consacrer la dé-
* «
1. D'autant que, extraits dé la page écrite, réincarnés
en nous, dans un organisme vivant, le jugement, la sen-
tence, les moins subjectifs sont colorés de cette ardeur,
inhérente à tout langage dont nous savons que la pro-
priété fondamentale est d'être affective, — parce que
«nous ne vivons pas pour penser, nous pensons pour
vivre», que la vie est toujours action, et que l'action
faite de la poésie lorsqu'il contient des vers abs-
traits de ce genre : •

Tu gardes les cœurs de connaître


Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté d'unNon-Etre.
Ou encore :
La superbe simplicité
Demande d'immenses égards
Sa transparence des regards,
!
Sottise, orgueil, félicité,
la
Gardentbien bellecité !
Sachons lui créer des hasards,
Et par ce plus rare des arts,
Soit le cœur pur sollicité !
C'estlàmonfort, c'estlàmonfin,
A moi les moyens de ma fin !
Par la seule lecture de ces vers, M. Bremond
aurait dû se rendre compte que leur auteur n'avait
nul besoin d'être défendu contre les partisans de
de la poésie-raison, et qu'aucun poète, depuis
Boileau, n'avait eu autant de titres à lui succéder
à l'Académie.
La vieille dame n'a pas en effet si mauvaise vue
qu'on le veut prétendre. Elle sait très bien distin-
guer les visiteurs qui conviennent à son salon, no-

-Payot,éd.
tamment les soutiens d'une tradition intangible.

est nécessairement gouvernée par la sensibilité person-


1926.3
et
nelle. (Voir CHARLES BALLY, Le Langage la Vie, p. 18-23.
douter, par surcroît, que tran-
On ne pouvait pas côté lui
des
quillisée à l'égard de M. Paul Valéry du
poétiques, elle élirait beaucoup plus en
règles penchant
lettré qu'un poète pur, suivant le
de
un pur le tort de ne pas
goûts séculaires. Ayant eu
ses (mais il avait rendu
recevoir M. Charles Maurras
impossible), elle devait saisir l'occa-
son élection
sion d'une belle revanche.
Si'M. l'abbé Bremond en avait eu l'assurance
certaine, il eût beaucoup plus embarrasse les en-
s'embarrassant moins de
nemis de la poésie, en
trompe-l'œil. Il l'aurait dégagée du graphisme
ses les Alexandrins, elle
tout extérieur auquel, depuis
tyrannisa, autant queVirgile
est soumise, et qui inspirateurs du
trois derniers
ou Malherbe, ces -
le si
lyrisme moderne (du moins par contenu Poe,ce
le contenant) que furent
n'est toujours par poètes,
Baudelaire et Mallarmé. Car il reste que ces
leur élève restrictif, en dépit de
ainsi que Valéry, enri-
et de leur formalisme,
leur intellectualisme
chirent magnifiquement de joyaux mystérieux a
devanciers, à travers les ba-
toison d'or que leurs rapportaient d'un
gages mêmes de la raison,
voyages aux îles fortunées.
VII

LA POÉSIE ET L'ÉTAT DE CONSCIENCE

Cependant, M. Paul Souday n'eut pas de peine


à rappeler que M. Valéry se croyait poète par la
domination même de l'intellect. Mais en même
temps il le cita à faux, comme siM. Henri Bre-
mond exigeait le «sacrifice » de la raison, lui
jetait « l'anathème », méprisait « tout le fonds hu-
main» et réduisait la poésie pure à un « agréable
flatus vocis » (Le Temps, 26 octobre 1925).

:
Or que lisons-nous de l'académicien dès le dé-
but de nos citations «dans un poème,. il y a
d'abord et surtout de l'ineffable, étroitement uni,
d'ailleurs, aux pensées et aux sentiments. »
En vain M. Bremond remit-il sous les yeux du
critique du Temps son texte exact, M. Souday
revint à la charge pour affirmer que M. Bremond
« exclut de la poésie les idées, les sentiments et les
images» (2 novembre 1925) et une troisième fois
encore pour assurer qu'il «proscrit tout élément
intellectuel. »(9 novembre). Enfin, M. Paul Sou-
day transporta
jusqu'auxEtats-Unisson acharne-
la New-York
mentàne pas dans

bête
comprendre;
Times BookReview,
noire.
il
Au sens
et
récidivait
il n'attache
:
«La raison est
aucune espèce
sa suppression de toute activité intel-
d'importance. conçoit M. Bre-
lectuelle, le mystère tel que le
droit gouffres du matéria-
mond, mènerait aux
»
lisme. etc., etc. (Nouv. lit., 26 dec.)
faut demeurer stupéfait devant une
Il ne pas Si l'on
volonté dans la méprise.
aussi inconcevable
doit laisser tomber les lamentables ironies sans ar-
guments de l'Action française, ne voulant pas re-
que le titre seul de La Musiqueintérieure
connaître, toutes
de M. Charles Maurras contenait, résumait
de poésie pure », et s'il
les notions bremondiennes «
spirituels
est tout natùrel que des versificateurs
voix
comme M. Tristan
de Boileau quand
Derème
on leur
répondent
parle de
pourquoi
par
,il
poésie
nombre
la
ne
des
faut pas ne pas se demander
correspondants de l'abbé Bremond parmi les plus
rendre compte à quelpointl'esprit-devientpoésie,
1. Pour se
bête, quand il se mêle de donnerdes leçons à la
cet échantillon est à produire:
dit que c'est sorcellerie
Et
Àh - Le vers !
qu'entends-je!

On nous
magie, envoûtement.
prie.
, 1 de grâce, messieurs, attendons un
moment;
- Respirons, je vous c'est?
ne sait-on ce que
Le vers depuis longtemps,
«Cinq font neuf, ôtez deux, reste sept.»
Faut-il et quatre
chercher en lui de ces choses divines
Comptez-moi
doigts et puis. vosdeuxnarm.es,
vos dix
Et vous avez l'alexandrin.. ,c ,", ,:):
compréhensifs, nombre de fins analystes entre les
meilleurs d'aujourd'hui, n'ont pas saisi tout à fait
la délicatesse du problème ou ont passé à côté de
la question
Rien ne démontrera mieux que cet examen à
quel point il était nécessaire de nous remettre en
facede la vraie poésie, de sa véritable nature.

*
*H*

Une erreur fondamentale fut de confondre la


volonté intellectuelle dans la manière de diriger
l'acte intérieur d'où doit naître le poème avec la
nature intellectuelle que l'acte met en jeu.- Autre-
ment dit, on équivoque sur les origines en discu-
tant sur les méthodes. --
En admettant que la volonté, qui suppose une
conscience nette, ne soit pas presque toujours une
illusion, les méthodes artistiques peuvent prendre
des formes diverses, et paraître les plus contraires
à la nature originelle transmise par l'acte. L'im-

M. Tristan Derème n'a pas effacé cette mauvaise plai-


santerie d'une brochure, Guirlande pour deux vers de
Gérard de Nerval (Au Pigeonnier, 1926) dans laquelle il

,
reconnaît amplement «le mystère de la poésie », sa
».
« magie », et sa «sorcellerie Mais toutes les contra-
dictions sont bonnes aux contempteurs du haut lyrisme.
1. Mettons à part toutefois le cours professé cette
année à l'Université de Lyon, sur l'Esthétique du senti-
ment, parM. V. Segond, qui a trouvé dans la solution du
problème de la poésie pure la réponse à toutes les dif-
ficultés. (Revuedes Coûté et Conférences, avril à juillet
1926.)
soit pas travestie.
portant est que cette nature ne dans
distinguer les éléments
Efforçons-nous d'en l'unité synthétique
leur ordre vital, avant d'arriver à
qui la constitue.
intellectualistes littéraires font
De cet ordre, nos
incroyable. En demeurant .sur le seul
un désordre mêlent deux sor-
l'intelligence, ils
domaine de
tes qui se complètent en nous,
en
mais en s opposant.
première détient notre faculté d'imaginer, par
La dé-
puis, proprement, celle de
elle, celle d'inventer,
effet trois facultés qui se tien-
couvrir. (Ce sont en
différentes et que peu d'indi-
nent, mais qui sont
vidus réunissent.)
seconde détient notre faculté d'abstraire, par
La En
puis celle de juger.
elle, celle de raisonner,
deux précédentes, on ne possède pas
dépit des
toujours la troisième.)
qu'il s'agit de création,
Ilest évident que, dès
notreintel-
notre intelligence inventive a le pas sur
de même qu'elle est notre
ligence raisonnante, qu'il faut
premier guide dans la vie, alors nous
découverte en découverte. Or les con-
marcher de a iden-
l'abbé Bremond se bornent
tradicteurs de
uniquement à la raison l'intelligence, con-
tifier, réduit.
sidéréeainsisous son aspect le plus
abstractive l'intelligence
assume, dans
Lorsque l'intelligence
la création, d'imposer son ordre a elle ar-
imaginative, elle tue la discipline vivante
rête l'œuvred'artdans l'emploi de toutes ses res-
sourcesorganiques.
De la part de nos rationalistes exclusifs, cette
mainmise de l'abstrait s'explique toutefois très
bien, car ils ne peuvent méconnaître que notre
faculté intellectuelle d'imaginer ne détient pas en
nous la force créatrice initiale, qu'elle est dépen-
dante d'une plus fondamentale encore, la sensibi-
lité, base de la vie. Et comme ils veulent à tout
prix assimiler toute intelligence à la conscience,
cette imagination, fille d'une sensibilité obscure
dont aucune lumière n'arrive à percer entièrement
les ténèbres, leur est insupportable. En vain cher-
chent-ils à s'en débarrasser, notre intelligence
inventive ne serait rien sans la sensibilité à laquelle
nous devons la faculté d'éprouver d'abord des sen-
sations, puis des sentiments.
Sil'on admet comme exact le processus de ce
rudiment psycho-physiologique, cette toute pre-
mière origine qu'est la sensibilité commandant la
nature de la poésie et des créations qu'elle entraîne,
— de même qu'elle s'impose à la naissance de
l'être, serait-ce dans ses grandissements succes-
sifs, — ne doit jamais cesser d'être présente dans
nos constatations, sous peine de voir l'analyse y
perdre pied. Or nos intellectualistes oubliant la
sensibilité ou la supprimant enlèvent à l'imagina-
tion créatrice, spécialement à la poétique, sa nour-
riture essentielle, comme s'ils arrachaient un en-
fant du sein de sa mère.
La «poésie pure » entendue ainsi d'une sépa-
ration forcée est loin d'être, comme ils le pensent,
un suprême perfectionnement. « Pur doit être coin*
pris non dans le sens chimique de l'« eau pure»
distillée, par élimination des éléments vivants pour

nérale ;
atteindre à la pureté parfaite de la substance mi-
mais dans le sens biologique du «pur
sang », lorsque l'être manifeste les caractères les
plus distinctifs, les plus conformes à ses origines,
les vertusles plus complètes, les plus rares de sa
nature
Dès que nous restons dans la norme biologique
l'intelligence ne peut que viser au respect du sen-
sible, qu'en étendre même les pouvoirs de son
soutien. Sensations et sentiments, inhérents au tem-
pérament en ses plus secrètes profondeurs, com-
posent dans leurs liens avec les perceptions que
nous prenons du dehors le fonds original de notre
nature. Les intellectualistes au second degré re-
poussent cette originalité. Sous prétexte d'en dé-

rement les nœuds ;


brouiller la pelote confuse, ils en coupent grossiè-
ils en éliminent, ils en cassent

ils identifient ce compte à sa numération :


la plupart des fils, comptés un à un. Ils font pis,
le con-
cret disparaît dans l'abstrait, l'expérience devant
le système.
Le pur système mental, contracté même à l'ex-
trême dans la réduction mathématique, serait su-

1. Il va sans dire que le sens moral ici, dans «pure»


doit être entièrement éliminé. Bremond l'a bien marqué;
il s'agit avant tout d'une pureté métaphysique, mais
qu'il importe de lier à une pureté biologique. Il est vrai
que lorsqu'on arrive, même métaphysiquement, à l'ulti-
me «purification » à la catharsis, il y a danger pour
l'art de trtoraUlme, (Voir Prière et Pudoio)i
périeurement créateur parce que le résultat d'un
supérieur état de conscience. Cette supériorité

contraire ainsi au schématisme ;


créatrice par la conscience est vaine. On arrive au
l'idéal devient la
formule. Etonnez-vous, après cela, que le «cu-
bisme» dans tous les arts rejoigne l'« acadé-
!
misme », — un académisme, ô surcroît d'horreur
industriel.
- *
**
A quelque degré que ce soit, en effet, la créa-
tionest déjà faite lorsque la conscience s'en éta-
blit la souveraine, car son trôneest toujours taillé
dans le passé connu.
La marque indubitable du conscient est le pré-
visible par la connaissance : on a l'assurance
d'obtenir telou tel résultat par l'adaptation de tel
ou tel élément éprouvé. Or qu'on questionne n'im-
porté quel artiste, ou qu'un- poète, qu'un peintre,
qu'un musicien s'interroge lui-même, s'il en est
capable, le plus intelligent, disons le plus intellec-
tuel, s'il est sincère, conviendra que presque tou-
jours le résultat cherché est obtenu par un élé-
ment tout autre, indéterminable, qu'en réalité le
conscient aboutit à l'inconscient 1, Il s'agit, il va

1. Si merveilleusement intelligent que fût Proust, il


obéissait a un ordre qui lui venait de plus haut que son
intelligence, à quelque chose qu'il n'aurait pu — malgré
son. incomparable lucidité — définir lui-même et que,
par conséquent, il-est vain de vouloir fixer, par une
formule.» LouisDE ROBERT (Nouv.litt.,18sept. 26).
A rapprocher de eette page de TAINGUÈBE un VISAN sur
sans dire, de créations vraies, non d'imitations ap-
pliquées, psittacismes d'images, mots, lignes, ou
couleurs.
En étudiant le phénomène de l'inspiration, pre-
nons les trois états par où il passe. Que ce soit
dans l'état premier de réception, lorsque le poète

;
est mis en contact avec les éléments qui doivent
susciter l'œuvre dans l'état second de condensa-

;
tion, lorsque les éléments reçus se transforment

;-
dans le travail intérieur où l'œuvre s'élabore dans
l'état enfin de l'émission réalisatrice presque
La Philosophie et le Lyrisme contemporain à propos
du bergsonisme et du symbolisme:
«Les psychologues distinguent deux sortes de cons-
cience: la conscience réfléchie et la conscience spontanée.
La première se trouve comme à la surface de l'être et
travaille sur une matière qu'elle ne crée pas; elle a
pour mission de réfléchir les données immédiates et
forme une sorte de précipité psychologique qu'on pour-
rait appeler d'un terme général, le pensé. Au-dessous
du pensé se trouve le vécu, la spontanéité ou conscience
immédiate. C'est celle-ci qui parle lorsque nous créons
et c'est elle qui constitue le fondement de l'être. Un
artiste serait très embarrassé de dire comment il écrit
tel poème, l'idée comme la strophe qui l'enveloppe se
sont présentées tout à coup alors qu'il y pensait le moins;
ce n'est que plus tard qu'il a réfléchi sa création pre-
mière, mais cette création dans sa forme intuitive est
bien l'œuvre de la conscience spontanée.
«Si l'on préfère, le moi nous apparaît sous deux as-
pects bien différents suivant qu'on l'étudie de l'extérieur
ou de l'intérieur. Vu de l'extérieur le moi réfracté est
net, précis, mais impersonnel, privé de couleur et de
personnalité. Ainsi abstrait pour le mieux appréhender
dans les limites de l'intelligence, ce moi «n'est que
l'ombre du moi projeté dans l'espace homogène. » (L'At.
titude du Lyrisme contemporain, p. 449-450.
de France, 1911.)
- Mercure
jamais une onde consciente n'unit ces trois phases
de l'inspiration, quand des années de distance ne
les séparent point quelquefois, sans que l'inspiré
ait prévu que les deux premières se résoudraient
en poème, ni quel poème en sortirait. Ah !
souvent m'interrogeant je fus obligé de me répon-
que
dre : Je ne me sens que conscient de ne pas l'être.
Cela ne veut pas dire que l'intelligence seconde
ne joue pas dans la création son rôle. Une sorte
de pont met en communication les deux rives op-
posées de la forêt et de la plaine, du sentiment et
du jugement, la clef de voûte nous étant donnée
à ce point d'intersection de l'inconscient et du
conscient qui est dans le pouvoir personnel indé-
terminé du goût dont dépend le choix. Mais j'ai
beau choisir, modifier sans cesse longuement, mi-
nutieusement les mots et les sons, si je le fais dans
le sens de la nature poétique, j'éveille de plus en
plus les résonances mystérieuses qui aiguisent,
prolongent, transfigurent ma sensibilité à l'infini
et comme « au delà de mon être ». (MAURRAS.) Le
conscient ne m'a servi qu'à repasser dans l'incons-
cient et à le retrouver d'autantplus impénétrable,
par là même, comme la forêt vierge, plus fertile
et plus merveilleux

1. Et c'est vrai esthétiquement dans l'art du poète,


parce que c'est vrai linguistiquement de ses moyens na-
turels:
«Le fonctionnement du langage est en grande partie
inconscient. Nous ne pensons presque jamais aux in-
nombrables représentations que notre esprit est obligé
d'associer et de combiner pour la moindre phrase que
Ainsi, que je retourne la donnée première du
problème sous toutes ses faces, le fondement de la
thèse de l'abbé Bremond est vrai de toute évidence,
non seulement pour l'artiste, mais pour tout ima-
-

;
ginatifinventeur : la poésie-raison est en dehors
de la «réalité »,poétique la raison seule et ses
rigueurs (pas plus que la volonté arc-boutée sur
des conventions) n'est créatrice. La sensibilité du
reste (sensation et sentiment), plus ou moins ins-
tinctive et inconsciente, a son armature propre, sa
logique, «ses raisons que la raison ne connaît
pas ».

nous prononçons, c'est inconsciemment que nous choi-


sissons dans la conversation les mots qui nous parais-
sent les plus compréhensibles et les plus expressifs;
inconsciemment que nous forgeons parfois des mots
nouveaux que des analogies obscures nous font trouver;
inconscient aussi le travail spontané de compréhension
de l'interlocuteur. Plus ma pensée est inconsciente, plus
elle peut compter sur une compréhension exacte et pro-
fonde; plus au contraire l'expression est réfléchie et
analytique, plus aussi elle rencontre d'obstacles pour
se faire entendre de tous. Souvent une parole qui nous
échappe et nous étonne nous-mêmes lorsqu'elle est
envolée, pénètre plus avant dans l'esprit d'autrui qu'une
phrase claire et logiquement construite. C'est que seule
peut-être la pensée inconsciente possède le don de sym-
pathie; et c'est sans doute par l'inconscient que les
esprits se pénètrent plus efficacement..») CHARLES BALLY,
Le Langage et la Vie, p. 36-37, loc. cit.)

1. On ne saurait trop ne pas répéter la pensée de
»
Pascal comme un dicton rebattu. Les «raisons de sen-
timent ne s'opposent pas à la «raison de l'esprit». Elles
»
ne la nient point, — elles sont «raison aussi, — elles
la détendent, elles l'étendent, elles la vivifient, seulement,
la raison ne s'en rend pas compte, elle est impuissante
à s'en apercevoir, elle ne peut pas en raisonner.
Entre tous les contradicteurs et approbateurs
littéraires de M. Bremond, il n'est que M. Pierre
Mille qui ait compris ces bases et leur étendue :
La poésie n'exclut pas la raison, c'est-à-dire le
conscient, mais elle a pour objet de faire monter
l'inconscient jusqu'au conscient, et — par un magni-
fique et magique retour — d'absorber le conscient
dans l'inconscient. — Ce qu'elle exclut absolument,
c'est l'appareil logique de la prose raisonnable.

; :
(Nouvelles littéraires, 7 nov. 25.)
Deux légers correctifs le conscient ne dépend
pas que de la raison on peut être conscient de
sensations et de sentiments qui échappent à toute
pierre de touche rationnelle. D'autre part, il y a une
autre « logique », comme nous venons de le dire,
que celle du raisonnement, et c'est le mot « appa-
reil », en retrançhant «logique », que j'auraissou-
ligné à la place de M. Pierre Mille. Indépendam-
ment du conscient affectif et de la logique déduc-
tive, la raison n'est pas exclue par la poésie de son
foyer, elle doit se tenir seulement, comme dans la
vie, à sa place de ménagère 1.
1. Celles de mes pensées qui germent en pleine vie ne
sont jamais d'ordre essentiellement intellectuel; ce sont
des mouvements accompagnés d'émotion. ce sont des
épanouissements ou des repliements de désirs, de vo-
litions, d'impulsions vitales. Sans doute c'est par l'in-
tellect que je prends conscience de ces mouvements mul-
tiples, mais il n'en forme pas l'essence, il n'en est que
le véhicule, le metteur en scène et le metteur en œuvre.
Cette forme de pensée, seule habituelle et normale se
reflète fidèlement dans le langage naturel, et si cela est
vrai, il doit être autre chose que ce que nous fait croire
la logique (CHARLES BALLY, loc cit., 20-21.)
- Dans une des plus remarquables étudès (fort
inégales) du volume sur L'Art et la Pensée (F. Al-
can, 1926), réparti entre divers collaborateurs par
le Journal de Psychologie,M. Charles Lalo vient
d'analyser Le conscient et l'inconscient dans l'ins-
piration. Après avoir montré l'interpénétation-cons-
tante de ces deux états, et notamment le rôle des
« schémas imaginatifs », trop ingénieux « intermé-
»
diaires entredeux pôles trop distincts, l'auteur
croit pouvoir conclureque si les premières phases
de l'inspiration ordinaire sont inconscientes, elles
sont conscientes dans «les faits privilégiés» des
« »
arts, l'œuvre étant achevée, arrêtée par l'inter-
vention de la « conscience claire ». Il s'appuie sur
les multiples corrections et retouches des artistes
et des écrivains s'efforçant d'atteindre ledéfinitif.
Mais qu'il étudie la technique de Rembrandt, de
Rodin ou même d'Anatole France, que constatons-
?
nous Que précisément l'artiste le plus clairvoyant
ne peut pas savoir où il va, que ses corrections et
procédés sont le fruit, comme ses esquisses, ébau-
ches et brouillons, de tâtonnements sucessifs pro-
pres à le maintenir dans la synthèse confuse de
l'exaltation initiale ou à lalui faire retrouver et que,
plus, il a de génie, plus il tend vers l'expression
qui nous éloigne d'un déterminatif net, limité, pour
provoquer dans les profondeurs de l'inconscient
le plus de suggestions possible. En somme, l'œu-
vre, l'œuvre lyrique, s'entend, — et par quelque
côté tout travail d'imagination est de vie lyrique,-
n'est jamais arrêtée. Quand la « conscience claire»
prétend la fixer, elle la tue.1
1. Qu'importe que, pour M. Charles Lalo, comme pour

même loi que les processus conscients» !


M. P. Guillaume, «les processus inconscients suivent la
Que l'incons-
«
tiques sont les mêmes:
cient et le conscient soient ou ne soient pas deux
puissances hétérogènes de l'esprit », les résultats esthé-
ils doivent moins au conscient
qu'à l'inconscient. Et pour le moment il suffit de trans-
crire cette dernière phrase de M. Lalo: «Notre coup de
sonde jeté dans l'inconscient contribue peut-être à ra-
mener jusqu'à la surface un peu de la réalité profonde
sans qu'il prétende la faire connaître ni toute, ni telle
qu'elle est en soi.»
(Cf. aussi le chapitre sur les «degrés de conscience»
dans L'Intelligence (Alcan, 1926) par B. BOURDON).
En somme, il ne faut pas attribuer au conscient et
à l'inconscient une valeur réciproque absolue. «Incons-
»
cient et «subconscient », «conscience informulée
«conscience claire», «spontanée » »
»,
ou «réfléchie
et
ne
sont que des termes propres à nous maintenir sur les
limites de l'indéfinissable.
VIII

LA POÉSIE (PROSE ET VERS) ET LA MUSIQUE


LE LYRISME

Une des causes principales du débat — on vient


de le voir — fut l'amphibologie créée par le mot
« pur ». Valéry en est le grand responsable, de-
puis qu'il l'entendit d'une pureté chimique par dis-
tillation volontaire et absolue. Retenons bien qu'il
s'agit au contraire d'une pureté d'espèce, conser-
vant à l'objet toutes ses qualités organiques par
le rejet seulement des éléments étrangers à sa vie
originale.
De cette première amphibologie en a découlé
une autre sur le rôle dans le poème du conscient.
Il serait prépondérant en effet, au cas où l'on vou-

;
drait éliminer les principes vivants pour obtenir
une stérilisation parfaite mais comme il ne doit
être question que de maintenir ou retrouver le type
pur dans toute sa complexité instinctive, on ne sau-
rait rien perdre des richesses de l'inconscient, en
état seul de nous y ramener. 1
M. l'abbé Bremond le comprit à merveille, sans
toutefois assez dégager la pureté biologique de
la pureté chimique. Ses Eclaircissements nous le
prouvent par les remarques mêmes de ses corres-
pondants, qui lui font observer que de séparer la
»
«pureté métaphysique de la «pureté morale»
n'était pas assez dire. C'était aussi en quelque
sorte favoriser la stérilisation que de frapper d'im-
pureté, pour mieux distinguer le prosaïque du poé-
tique, des éléments communs à laprose et au vers
(images, sentiments), puisque la nature de la poésie
les incorpore non seulement sans s'altérer, mais
presque toujours dans une communion qui, l'inten-
sifiant, multiplie son expansion rayonnante.
Une nouvelle confusion s'établirait si l'on ne
rappelait pas expressément que la prose peut res-
sortir au poétique et le vers au prosaïque par le
contenu et par le contenant. L'auteur de la Poésie
Pure aurait mieux contribué à la dissiper en pla-
çant côte à côte des fragments de vers et de prose
d'une suggestion poétique également ineffable.
Nos grands prosateurs imaginatifs ou sentimen-
taux en sont pleins. Il s'agit donc avant tout de ne
pas diminuer la poésie même, en ne reconnaissant
pas tous les moyens susceptibles de la manifester
à travers une substance commune 1.
1. «Entre les deux catégories de l'expression humaine
(la poésie et la prose) je ne veux exprimer que des ten-
dances divergentes et les différences extrêmes, tandis
qu'une large zone médiane reste indécise. Cette remarque
est surtout vraie pour la littérature française où la
poésie n'est souvent que de la prose «montée », tandis
Dans cet esprit, il convient de laisser complète-
ment de côté la vieille distinction bilatérale de la
prose et du vers, aussi fausse que toutes les au-
tres, pour identifier la poésie partout où elle se
présente dansl'alliance indivisible qui la constitue
du sentiment et de son expression esthétique.
En reprenant sous un autre angle ce que nous
disions du didactisme obligatoire inhérent aux
mots etde la nécessité de les rendre dépendants
avant tout, pour le poème, du mouvement ému
qui les transporte, de l'émotion au langage et du
langage à l'émotion des commandes mutuelles font
naître cette alliance, d'un même mouvement figu-
ratif — qui est le rythme. Le rythme achève l'unité
de notre être psycho-physiologique et le rend sen-
sible au dehors par communication attractive. Nous
ne pouvons point nous exprimer sans rythmer la
suite de motsqui traduit notre émotion et qui en
fait une personne concrète identique à nous-mêmes.
Or, tant que ce concret n'est pas ruiné par l'abs-
trait, tant que l'abstrait n'a pas dépouillé nos trans-
missions de.leur vie personnelle, usé par l'habitude
l'effigie de notre monnaie, réduit pour l'utilité gé-
nérale le relief de la frappe individuelle — il y a
poétisme. La moindre phrase libre, ainsi réelle-
ment vivante, est invention, œuvre d'art. Ce n'est
qu'une question de degré. Par contre, le vers n'est
trop souvent qu'un passe-partout, un stéréotype

que la prose de son côté est toute chargée et agitée


»
de vers infus. PAUL CLAUDEL, art. cité, (N.R.F., 1er oct.
25, p. 419.)
qui, en n'importe quelle main trahit le type, qui le
livre au prosaïsme.
Henri Bremond ne s'est pas assez méfié du
mélange où nous engage facilement l'insuffisance
des termes par l'emploi pour «prosaïque
»
» et
« poétique de «prose» et «vers ». Bien qu'il
dise nettement que l'opposition lui paraisse tech-
niquement fausse entre certaines proses et cer-
«
tains vers, il accorde encore trop de musique »
aux Balzac et aux Bouhours comme aux Boileau.
Le vers classé, en tant que groupe rythmique na-
turel pris dans l'indépendance de la matière psy-

créateur à l'égal de tout autre groupe ;


cho-physiologique du langage, peut être certes
mais le
vers graphique mécanisé, imposé de l'extérieur,
est à toutes les expressions possibles ce qu'est une

:
formule mathématique commode pour le cadre
d'une expérience le signe d'une réalité qu'il n'est
pas.
Quoi qu'il en soit, par le mouvement rythmé, et
par la substance à la fois physique et immatérielle
qu'il manœuvre et transmet après l'avoir fait jail-
lir de nos obscures profondeurs, nous touchons ici
au côté le plus important, le plus délicat, le plus
diversement compris ou imcompris du problème
«
posé par M. Bremond, celui de la poésie-mu-
sique ».
*
**
Côté délicat, mais ne présentant aucune des dif-
ficultés de l'état de conscience dans la composi-
tion et la réception de l'œuvre poétique. Ces diffi-
cultés ne seront jamais entièrement résolues, puis-
la
que, si elle l'étaient, l'essence même de poésie
disparaîtrait dans cet éclaircissement avec son
mystère. Mais quant à ce qui est de sa substance
musicale, je n'arrive pas à m'expliquer les contro-
verses qu'elle suscite toujours,car on se trouve en
face, d'évidences simples. Pour les contester, il
faut être aveuglé soit par l'écriture, si l'on est
écrivain, et les combinaisons de langue et de pen-
séedont elle masque latrame sonore du langage,
soit par l'emploi, si l'on est musicien, d'un mode
différent et plus étendu que cette même substance.
Or, les esthéticiens, philosophes et critiques au-

!
raient dû depuis longtemps nous soustraire à ces
aveuglements de métier. Hélas eux aussi ne se
défient pas assez de leurs yeux d'écrivains et de
leur cataracte.
Descendons l'échelle que nous montions tout à
l'heure dans l'avant-dernier chapitre. Partir de ce
que nous croyons l'idée pure ou partir de ce que
nous croyons la sensation pure, ne change pas le
problème. Dès que le langage a frànchi le stade de
la première imitation représentative, le geste ins-
tinétif de l'émotion n'est pas plus absentde l'idée,
même transcendantale, que la pensée embryonnaire
de l'émotion spontanée et de son geste réflexe.. Un
concept entièrement dégagé de toute sensation pro-
duit en nous une certaine chaleur, énergie, force,
déterminatrice demouvements mimiques et sono-
res plus ou moins refoulés1. On se rappelle la
fièvre que donnait à Malebranche la lecture de
Descartes. A plus forte raison une pensée suscep-
tible d'être interprétée par l'art, c'est-à-dire à tra-
vers l'impression de nos sens, et qui n'est, par
conséquent, presque toujours qu'un sentiment
pensé. A plus forte raison encore une émotion pro-
voquée par une sensation quelconque, mettant en
jeu tout notre appareil physique.
Nous avons vu comment cette force et ces mou-
vements sont extériorisés par le langage, mais
nous devons nous demander de quelle façon s'y
prête, indépendamment du sens des mots, sa ma-
tière phonétique — cette suite de sons produits
par un ensemble d'organes qui les modifient selon
les lieux, les races, les familles et les individus, —
et nous devons constater que ces éléments seuls,
autant qu'émotifs, sont signifiants. Quels que soient
en effet leurs modes, les sons du langage plus ou
moins nombreux, plus ou moins isolés ou groupés,
prennent de multiples valeurs de signification par
eux-mêmes. Vrai, dès l'origine du cri, pour l'ani-
mal comme pour l'homme, cela est encore plus vrai
après des siècles de perfectionnements d'un par-
ler humain devenu une langue organisée, même
au stade graphique de sa codification grammaticale.
Le sens de la phrase dite sera toujours non seule-

1. Lors même qu'une phrase paraît entièrement inex-


pressive, l'intonation et la mimique du parleur mon-
treront, au moins faiblement, l'affectivité de sa pensée.
(CHARLES BALLY, loc. cit., p. 24.)
ment plus riche (ce qui va de soi-même) mais plus
précis que celui de la même phrase écrite, aussi
dépouillée de toute affectivité, aussi abstraite
qu'elle puisse être. Par leurs seules intonations,
le langage musical en dehors du verbe et le lan-
gage verbal possèdent une qualité sémantique
commune
La distinction de la poésie et de la musique a
a été cependant établie principalement sur l'inexis-
tence de cette communauté. Dans l'emploi des
sons, la musique aurait perpétué et le langage
instinctif de l'homme, et le langage expressif des
choses, mais la poésie ne serait née que de la
pensée et n'aurait d'autre objet que de la rendre
dans son idéalité, affranchie de tous rapports avec
les sons, qui, verbaux, ne seraient plus que des
signes. Un copieux in-octavo a été écrit2 pour dé-
1. Il faut bien comprendre: indépendamment de leur
association. Je considère uniquement icila même subs-
tance dans la musique et la poésie prise chacune à
l'état isolé.
2. JULES COMBARIEU, Les rapports de la musique et de la
poésie, considérés au point de vue de l'expression, (Alcan,
éd. 1894). — L'auteur dans un autre ouvrage La Musique,
ses lois, son évolution (Flammarion 1907) s'est heureu-
sement contredit, mais son chapitre sur «la musique
»
et le langage y est très insuffisant.
M. MAURICE GRAMMONT, en étudiant Le Vers français,
ses moyens d'expression, son harmonie (3e éd. revue et
augmentée, (Champion, éd. 1923), a excellement répondu
à Jules Combarieu (p. 199 à 203). Toutefois son livre
consacre tous les excès d'une fabrication scientifique
(dont la rigueur doctrinale est d'ailleurs souvent ar-
bitraire) dans une mise au clair beaucoup trop ratio-
naliste et trop absolue des phénomènes de l'inspiration
appliqués au mécanisme du vers traditionnel.
montrer que tous les poètes et presque tous les
esthéticiens de tous les temps s'étaient trompés, en
commençant par les Grecs et les Hindous, à vouloir
que les rythmés et harmonies poétiques aient une
parenté avec les musicaux. -
On n'en accorde pas moins que la voix hu-
maine serait la mère des deux arts,même que
tout un orchestre est déjà dans la voix, puisque on
est bien obligé de reconnaître que notre fonction-
nement vocal, en étant celui d'un orgue véritable,
peut donner naissance aux sons desinstruments
les plus divers. Mais la mise en action de ces ins-
truments par la parole n'aurait aucun rapport avec
leur mise en action par le chant. La parole ne
serait pas déjà un chant, usant comme lui de hau-
teurs, de durées, d'intensités analogues, pour l'uni-
que raison que les intervalles entre leurs succes-
sions seraient plus petits et non fixés par une con-
ventiond'écarts symétriques entre les tons et les
demi-tons, comme entre les mesures de la durée.
Bien plus, malgré la variété des timbres (voyel-
les et consonnes) qui composent chaque langue,
malgré leur caractéristique propre (indépendante
de la hauteur mélodique), ayant leur rang sur plu-
sieurs gammes du grave à l'aigu, les harmonies
du langage seraient de faible ressource au poète,
sous prétexte qu'elles dépendraient du mot gram-
matical et de la place immuable des timbres dans
le mot. N'en pouvant avoir la libre disposition
comme le musicien, il n'aurait qu'à ne pas trop
heurter entre elles les syllabes qui, selon le génie
de la langue, rendent la prononciation difficile.
Chercher des combinaisons sonores particulières,
vouloir les conformer surtout aux sentiments se-
raient des puérilités illusoires de primitifs ou de
décadents nuisibles à la poésie même, et, dans
tous les cas, d'une autre nature que l'art musical,
avec ses échafaudages de sonorités.
Telle est la manière dont les poètes acceptent
de voir brouiller leurs cartes par les écrivains et
les musiciens, bien que tous y mêlent d'analogues
figures sonores. On aboutiraità cette invraisem-
blance que l'extériorisation du mouvement intérieur
créé par l'émotion en la simultanéité musicale du
geste, de la parole et du chant, perdrait son ca-
ractère orginal dans les trois formes séparées de
la danse, de la poésie et de la musique. Non, cha-

:
cun des trois arts renferme les deux autres sous

;
peine de n'être point la danse est poésie et mu-
danse et poésie;
sique ; la poésie, danse et musique la musique,
chacun perpétuant la chaleur
créatrice première par laquelle ils ont vu le jour
ensemble.
L'argument est faux contre la poésie-musique
des intervalles trop peu sensibles de la parole.
Dans le parler courant, même intime et familier,

;
les.écarts sont fréquents de tierce, de quarte, de
quinte
;
dans le parler public, surtout oratoire,
davantage encore et la déclamation poétique est
une composition spéciale qui étend jusqu'au chant
proprement dit les diverses ondulations naturelles
à chacun de nos états vocaux
— ces états soutenus
par la trame rythmique de l'intensité et de la durée,
aux figures parfaitement distinctes en français
comme en toutes les langues. Mais il est vrai
qu'une production de la voix, aussi expressive
soit-elle, sur fond parlé, joue de préférence entre
des intervalles très petits. Or, cela entraîne une
délicatesse infinie, et l'argument en est retourné
contre toute musique trop esclave de la fixité de
ses écarts conventionnels. Pour une oreille vrai-
ment fine, il y a plus de musique dans la mélodie
parlée que dans la mélodie chantée. Sur la ligne
monodique, la première, parce que plus nuancée,
n'est pas plus pauvre que la seconde, toute pro-
portion gardée entre des limites d'une moyenne
moins étendue. En refusant à la poésie sa parenté
avec la musique, on affecte de voir dans ces liens
de famille une assimilation, une identification
mais seuls l'ont faite ceux qui confondent la mu-
;
sique avec la polyphonie et sesharmonies étagées,
ceux qui la noient dans l'orchestre, alors qu'elle est
tout entière dans le fil horizontal d'une simple
mélodie. -'"v
Maintenant la liberté de la mélodie poétique
serait-elle entravée par les groupes tout faits des
timbres que nous imposent les mots dans la-pré-

En aucune manière :
pondérance de leur enchaînement grammatical ?
les places variées qu'on peut
donner à ces groupes, leur nombre, leurs liaisons
diverses, leurs jeux internes, nous mettent seule-
ment en face d'un autre mode de composition, non
d'une substance d'une autre nature. Et en dépit de
nos maigres codes de versification à côté des mul-
tiples traités de l'art musical, en dépit des règles
« absurdes », comme, entre toutes, les nôtres,
d'un formalisme abstrait paralysant les formes
vivantes, les poètes, plus ou moins volontairement,
ont toujours usé d'une composition personnelle
musicale autant que poétique.

*
Mais, selon certains, il serait factice et trompeur

ces avec les sentiments :


de chercher dans leurs harmonies des concordan-

;
les mêmes sonorités se
prêteraient aux expressions les plus opposées et
même dans le cas d'un accord tenté généralement
entre l'objet et la texture harmonique du mot,
comme citadelle, par exemple, mortadelle, qui re-
présente une charcuterie, l'aurait exprimé encore
mieux.
Il n'y apas un atome de vérité dans les belles
apparences de cette objection. Quels que soient en
musique la variété des timbres et leur degré sur
l'échelle du grave à l'aigu, s'il est des caractères
d'un certain ordre qui s'adaptent plus naturelle-
ment à tel effet qu'à tel autre, il n'en est pour ainsi
dire pas qui ne puissent se prêter à tous les sen-
timents. Pourquoi en serait-il différemment des
timbres et des hauteurs du langage ? d'autant que
le sens des mots guide leur signification sonore.
C'est une question d'espèce, etl'art de la compo-
sition consiste précisément dans tous les arts à
faire servir un nombre restreint d'éléments à des
expressions multiples dont le renouvellement sur
un front éternel, est inépuisable. Il consiste sur-
tout en ce que les valeurs tirées de ces éléments
ne soient pas égales entre elles, que des vides sé-
parent des pleins, que leurs groupes ne fassent pas
tous images. En poésie, le défaut de la composi-
tion parnassienne, aussi de la mallarméenne (dans
laquelle on doit ranger tous les symbolistes par-
nassiens) fut précisément d'exagérer la succession
de ces reliefs. On doit donc rencontrer des grou-
pements et des correspondances de timbres perdus
dans des périodes indifférentes qui ne nous per-
mettent d'incriminèr en rien leur pouvoir de sug-
gestion à des places souveraines, qui lui donnent
au contraire toute sa force.
Mais, disent nos graphistes entêtés, le musicien
dispose très consciemment dans sa composition du
moindre élément de la matière sonore pour obte-
nir l'expression attendue, tandis que la plupart du
temps chez le poète, le travail musical s'opère en
toute inconscience, sauf (et encore !) à la rime, et
qu'il n'est jamais sûr de pouvoir placer, par exem-
ple, un o grave, là où le musicien est assuré de
mettre un fa, s'ille juge à propos, suivant la direc-
tion de sa mélodie. Là, nous retrouvons les divers
degrés créateurs du conscient et de l'inconscient,
en admettant que cette départition entre le musi-
cien et le poète soit juste. Or, cela importe peu
puisque le certain est que, d'une manière ou d'une
autre, les poèmes témoignent surabondamment
d'un constant accord chez les vrais poètes entre le
sentiment et l'harmonie, que cet accord échappe
-

ou non à la conscience de l'auteurcomme à l'ana-


lyse du lecteur ou de l'auditeur. Il ne s'agit pas
du reste d'arrêter ces concordances en de trop
étroites précisions. Le flottement de leurs réso-
nances physiques et psychologiques, et par làleur
prolongement en des directions imprévues, est un
de leurs charmes. On ne saurait trop ménager
l'insaisissable puissance qui est au fond, comme
de toute sympathie attractive, de la magie d'un
art. Le systématique Maurice Grammont écrit lui-
même à propos d'un alexandrin d'Heredia :

Le vocalisme de ce vers est très remarquable ; s'il


est permis d'analyser l'impression qu'il produit, ce
qui est toujours mauvais et INEXACT, parce qu'il n'est
pas possible de signaler des nuances aussi délicates
sansles exagérer. etc. (Le Vers français, p. 264.)
Ainsi l'élément musical de la poésie est bien
pour l'existence de son art (ou poème) une partie
capitale par la seule mise en action du langage.
Et cet élément, bien que de même essence, est
indépendant d'une musique en tant qu'art, qui met
en œuvre des sons de toute nature soumis à des
rapports plus strictement non pas seulement ma-
a
thématiques (car dès qu'il y SON ils existent),
mais plus arbitraires, dans leurs intervalles et leur
périodicité.
Néanmoins, n'oublions pas qu'à l'origine des
sons qui lui étaient personnels et des autres sons
naturels imités, la voix humaine ne faisait qu'un
langage. Tout nous était musique et langage à la
fois, tout était chant, un chant inséparable de la
mimique dans l'union complète de toutes les for-
,

mes expressives suscitées par les relations de nos


sens et des choses et par la nécessité de communi-
quer ces formes plastiques et verbales autant que
musicales, d'en provoquer de semblables des uns
aux autres pour se comprendre dans les simples
besoins de la vie. Longtemps après que du langage
primitif fut tiré un art d'exprimer des sentiments
et de les rendre plus intenses, longtemps après
que cet art aboutit à la poésie et à la musique, on
n'imaginait pas qu'elles pussent être dissociées,
leur union demeurait entière. Enfin, lorsque la sé-
paration des deux formes en fut acquise et spé-
cialement goûtée, l'idéal, quand même, tendit tou-
jours, aux plus grandes époques de la création ar-
tistique, à en reconstituer la fusion, de façon à
mieux retrouver et développer dans toute sa syn-
thèse première l'expression totale de notre émo-
tion telle que l'enregistrait le langage originel.
Il est donc inévitable que la poésie et la musique
séparées, leurs limites, à travers les modes de
composition les plus différents, parfois se confon-
dent comme, se courant après, les vagues d'un
même fleuve.Etau-dedans même de leurs limites
respectives, quelle que soit la prédominance de *

l'élément verbal ou du musical, il est forcé que la


musique soit poésie et la poésie musique. C'est
pourtant ce que refusent d'accepter nos intellec-
tualistes d'aujourd'hui. Ils opposent avec intran-
»
sigeance la « musique pure à la « poésie pure »*,
- toujours bien entendu dans le sens chimique
stérilisateur, non dans le sens vital biologique

::,,*

Cependant le phénomène musical est déjà né


dans l'immatériel enchaînement des ondes chaudes
et obscures de l'âme qui précède toute composi-
tion. Il y a musique, entre les êtres, entre les mon-
des, comme les Grecs le pensaient, qui ne savaient
pas dire si juste, dès que par des correspondances
1. Voir L'Idolâtrie de «l'état pur» dans l'art moderne,
par CAMILLE MAUCLAIR (La Revue de France, lor mars

pas d'assez près. -


1926). — L'auteur a gâté l'excellence de certaines pages en
sortant trop souvent de la question ou en ne la serrant
2. Dans un article de la Revue Musicale (1er novembre
1925), La Musique, vice littéraire, reproduit par le nu-
méro exceptionnel du «Journal de Psychologie », L'art et
la pensée (p. 230 à 238), M. André Cœuroy a prétendu
dénoncer ainsi une fois de plus «Belphégor
* déraison romantique » » et la
comme responsables de l'im-
pureté qui empoisonnerait la musique de littérature et
la poésie d'imaginaire musique. La véhémence de cet
article n'en cachait pas l'incroyable arbitraire et la
plus vide fausseté. — M. Lionel Landry, en se plaçant
surtout au point de vue historique, a fort bien répondu
à M. André Cœuroy (La Musique et ses «lois », Revue
Musicale», 1er avril 1926). L'« absence d'expression
«
»sen-
timentale et poétique supposéé et voulue par M. Cœuroy
?
est une expression quand même. Cette expression se-
rait limitée à des lois musicales particulières Or, ces
lois ne répondent à aucune réalité: elles se refusent
aux explications, aux formules, elles sont «fonction de
notre sensibilité ». ,
équilibrées (qui ne sont jamais symétrisées) s'éta-

:
blit une harmonie. Ce n'est pas seulement aujour-
d'hui une vue de l'esprit la preuve est faite que
de l'insecte à l'étoile, des plusinfimes cellules aux
la
plus vastes soleils, vie de l'univers est physique-
ment une vibration continue. Or, une musique in-

:
visible, plus infinie encore, habite l'homme inté-
rieur en elle, par elle s'opère l'œuvre d'art avant
sa matérialisation en tableau, statue, monument,
symphonie ou poème. Qu'on se rappelle ce que
-

pour prendre l'œuvre à sa source, M. l'abbé Bre-


mond a cité de Baudelaire et de son «courant
souterrain », de Carlyle et de sa « pensée musicale
qui pénètre dans le cœur le plus intime de la
chose, » de Bergson et de son « courant fluide, an-
térieur à toutes images » (Eclaircissements, chap.
VIII et IX), la parenté est intime entre lesréso-
nances profondes du travail artistique avant la
mise au jour de l'œuvre et le phénomène sonore,
dans toutes ses répercussions, de la musique réa-
lisée. Et le poème, comme la symphonie ou le
tableau, n'est qu'un reflet plus ou moins infidèle
dela création interne, une représentation jamais
égale ni semblable à l'original inexprimé. Il se
produit des failles dans la coulée de l'intérieur à
l'extérieur, car l'opération est de même nature que
le transfert de nos impressions du dehors à tra-
versnos sens, et la traduction purementanalogique
des sons oudes couleurs en mots, ou de n'importe
quelle matière en une autre. Les grandes œuvres
-

sont ainsi les plus musicales, parce que ce sont


celles qui ont lemieux su garder les premières
vibrations composantes d'une âme, bpte par sur-
croît à faire siennes toutes les correspondances

elles sont musique ;


d'un sensible indéfini. Poésie, peinture, sculpture,
musique, sculpture, peinture,
elles sont poésie. La poésie ouvre, pénètre et ferme
le cercle, portéepar la musique.
Il ne faut donc pas seulement dire avec Walter

*
Pater que «tous les arts tendent constamment à
»
serapprocher de la musique ; tous les arts sont
les enfants de la musique, des enfants trop sou-
vent ingrats qui se perdent en l'oubliant 1,
mais
qui, avec tous leurs pouvoirs, se retrouvent, dès
que, par des résonances en nous infinies, ils re-
viennent à elle.
*:!:
*
En découvrant ce substratum musical de tout
art,nous aboutissons enfin au lyrisme. Condition
même de l'œuvre artistique particulière, en même
temps que synthèse dans cette œuvre des expres-
sions de tous nos sens, par conséquent de tous les
arts, une exaltation personnelle, un «enthousias-
me», qu'il soit shelleyen ou baudelairien, est,
1. En poésie cet oubli devient particulièrement lamen-
table: «Les jèunes écrivains ne marchent nullement
dans la direction que je crois la bonne. Les questions
• musicales paraissent leur être devenues étrangères, ils
sont obsédés par des images visuelles qu'ils plaquent
l'une à côté de l'autre sur un mur, inscrites comme dans
»
des cartouches. (PAUL CLAUDEL, art. cité, 1ER nov. 25,
p. 570).
d'abord à l'origine. Cet enthousiasme soulève les
ondes multiformes de l'être intérieur et ces har-
monies le mettent en communication avec toutes
les musiques de l'univers dans un indéfinissable
échange de sensations et de sentiments. De cet
art, naîtsurtout le poète, avec toutes les forces
psychiques qu'il entraîne dans le poème. Par ces
forces, qu'il reste un simple danseur-chanteur, ou
qu'il devienne un prêtre et se croie un magicien,
il est un incantateur. Il possède la vertu transfor-
mante des sons et du verbe, vertu qui échappe à
la raison ou la dépasse, qui ne dépend pas de la
« conscience distincte ».
Rien d'extraordinaire alors à ce qu'il se consi-
dère comme en proie à un dieu, comme un initié,
non, ainsi que le voudrait M.. Cœuroy, de simple
apprentissage, mais comme celui qui, subissant
une «influence secrète », est doué d'un pouvoir
suggestif, ineffable et mystérieux. Les mots dont il
se sert employés par d'autres n'ont pas du tout
cette magie. Il est donc apte spécialement à re-
»
cevoir un « fluide qui semble lui devenir propre.
Mais, d'après l'expérience mystique d'Henri Bre-
mond rejoignant les expériences poétiques des siè-
cles, le poète ne serait qu'un poste de réception et
d'émission, Par la préparation de sa nature et de
il
sascience, a rendu seulement possible la con-
jonction des ondes. Sa volonté aurait ensuite peu
de part à la traversée des mots par ce fluide dont,
selon l'expression de Shelley, «les visites de la
»
divinité le surprennent et le baignent.
On voudrait que cette conception fût exclusive-
ment romantique. Nouvelle, erreur de nos rationali-
sants. Du sorcier primitif et du devin, au prophète
et au grand créateur de mythes, elle fut celle de
tous les lieux, de tous les âges, et,en France, de
notre période classique comme des autres.
IX

LE TÉMOIGNAGE DES CLASSIQUES 1

Dès les premières années du XVIII. siècle, l'évi-


dence apparut dans toute l'Europeque les théo-
ries classiques appliquées au poème étaient con-
traires à la poésie. Cela était ressorti de la que-
relle même des Anciens et des Modernes, alors que
plus on défendait les Anciens pour soutenir ces
théories, plus on aboutissait à des poèmes qui
étaient la négation des beautés qu'on prisait chez
les Grecs, même chez certains Latins comme Vir-
gile ou Tibulle.

1. Ce chapitre prépare les premiers chapitres sur


l'idée traditionnelle de la poésie, dans POÉSIE ET PRIÈRE.
M. l'abbé Bremond et moi, nous les avons écrits pour
ainsi dire ensemble sans le savoir, à quelques centaines
de lieues de distance, sur les mêmes documents,, après
avoir mêlé nos dossiers. De là souvent des citations com-
munes. Depuis des années, en effet, j'étudie nos excel-
lents rhétoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque j'eus
constaté à quel point on les ignore injustement ou de
quelle manière les fausses doctrines classiques. les )nt
travestis. De son côté, Henri Bremond les pratiquait
On sait que cette réaction tendait àremettre le
le poète en face de la nature comme l'avaient été
ceux du monde antique, et à le délivrer des règles
qu'il se forgeait en croyant les imiter. Elle eut
pour conclusion la recherche des sources instinc- *

tives et l'admiration de la poésie populaire, par-


tant nationale, dans la naïveté de ses floraisons.
Cette impulsion nouvelle ne data point tellement
de Herder et de ses Volkslieder (1778) qu'on a
coutume de le croire. Il suffit pour s'en rendre
compte de relier deux courants qu'on a toujours
trop isolés : celui des poésies et celui des chan-
sons. En France, comme les chansons depuis le
temps de la Ligue (même bien avant), puis de la
Fronde servaient, hors du domaine sentimental,
de presse politique, on oublie les nombreux re-
cueils de véritables poèmes populaires que d'autres
chansons transmettaient. Les imprimeurs Ballard,
notamment à partir de 1700, recueillirent quantité
de Brunettes, Petits airs tendres, Chansons à boire
et à danser. Mais tandis que les airs populaires se-
couraient souvent l'inspiration de la grande mu-
sique d'opéra, comme ils avaient servi de thèmes
aux Messes chantées, Madrigaux et Ballets du sei-
zième siècle, à peine si la poésie populaire teinta-
les contes et fables de La Fontaine sous sa forme.
la moins lyrique. Il fallut attendre en effet tout
un esprit nouveau avec Diderot et Rousseau pour

depuis longtemps comme professeur de «Belles Lettres »,


alors qu'au témoignage enchanté de ses élèves, son
enseignement original sortait de tous les sentiers battus.
que le sentiment du texte fût senti poétiquement
dans sa spontanéité et safraîcheur, et pour qu'il
nous aidât à ressusciter nos vieux trouvères, à goû-
ter leur charme ingénu.
C'est ainsi que les partisans des Anciens et des
Modernes se rejoignirent, et qu'après avoir re-
monté pour nous redécouvrir nous-mêmes jusqu'à
notre Moyen Age naquit le romantisme, qui fut
par excellence un nationalisme. Tout cela avait
été surtout préparé dans la seconde moitié du dix-
huitième siècle1.
Mais au seizième, à l'aube de notre grande Re-
naissance poétique, s'étaient déjà manifestés les
désaccords les plus formelsavec le classicisme tel
qu'il triompha dans la suite et, ces désaccords ne
cessèrent jamais jusque dans lesprincipes de ceux
qui assurèrent ce triomphe.
4 Il est extraordinaire qu'un fait aussi patent, car
il suffit de lire, ait été complètement négligépar
nos professeurs ou plutôt cela s'explique, puis-
qu'il s'agit toujours de condamner le lyrisme, ap-
pelé romantisme, au nom du classicisme. Or toutes
les citations européennes de M. Bremond, dans ses
Eclaircissements, corroborant l'une ou l'autre des
propositions de la « poésie pure », pourraient être
doublées d'aussi nombreuses, tirées des écrits où

1. On ne saurait trop rappeler à ce sujet, comme l'a


déjà fait M. l'abbé Bremond dans ses Eclaircissements, les
belles études de M. Paul Van Tieghem sur Le Préro-
mantisme européen, et de M. Daniel Mornet sur Le Ro-
mantisme eh France au XVIIIe siècle.
les parangons du classicisme français le plus rigide
développèrent leurs idées.
Nous n'avons donc pas besoin de commencer par
les poètes théoriciens de la Pléïade. Ronsard, du
Bellay, Baïf, — qu'il soit question de l'enthousias-
me inspirateur, d'une poétique musicale, des obs-
curités de l'ineffable, ou de la beauté échappant
à toute loi fixe et, ainsi, à une analyse strictement
rationnelle, — peuvent être résumés dans ce que
disait Giordano Bruno (Degl' Eroici furori, 1585):
que les règles dérivent de la poésie et qu'il y a autant
d'espèces de vraies règles qu'il y a d'espèces de vrais
poètes. (Cité par P. Van Tieghem, Le Préromantisme,
p. 24.)

manière les plus antiques témoignages ;


Tout l'esprit de la Renaissance confirmait de cette
car déri-
ver les règles de la poésie, c'est dériver la poésie
non d'un art fixé, mais du génie, de notre « démon »
intérieur, et ce démon, d'après Platon, était fils ,.
du « délire ». Unissant le don poétique au don di-
vinatoire, dans le Phèdre il disait •:
Le délire estpour nous la source des plus grands
biens. Le délire l'emporte en beauté sur la sagesse,
et le don qui vient de Dieu sur l'art qui vient de
l'homme. Quant à celui qui, persuadé que l'art suffit
à faire de lui un bon poète, ose, sans le délire que
concèdent les Muses, approcher les portes de la
poésie, celui-là ne fera qu'un poète imparfait, car
la poésie d'un homme de sang-froid est toujours
éclipsée par celle d'un inspiré. (Phèdre ou de la
beauté des âmes, trad.Mario Meunier, p. 76-82.)
Dans l'Ion, Socrate appuie :
Comme les Corybantes ne dansent que lorsqu'ils
sont hors d'eux-mêmes, ainsi les poètes lyriques ne
posent ces beaux chants que l'on connaît ;
sont pas en possession d'eux-mêmes quand ils com-
quand une fois ils sont rentrés dans le mouvement
mais

de la musique et du rythme, ils sont transportés et


possédés. Le poète est chose légère,ailée, sacrée, et
il ne peut créer avant de sentir l'inspiration, d'être
hors de lui et de perdre l'usage de sa raison. Ce
n'est pas eux qui disent des choses si admirables,
puisqu'ils sont hors de leur bon sens, MAIS C'EST LE
DIEU MÊME QUI LES DIT ET QUI NOUS PARLE PAR LEUR
BOUCHE. Les poètes ne sont que les interprètes
des dieux, puisqu'ils sont possédés, quel que soit
le dieu particulier qui les possède (Platon, trad.
Chambry, p. 20-21.)
La « poésie pure» de l'abbé Bremond est tout
entière dans ces deux passages de la doctrine pla-
tonicienne, et particulièrement dans la ligne mise
en petites capitales. L'on voit, dès lors, qu'elle
représente l'idéal même de la Pléïade qui était
;
celui de la vraie tradition, de la plus ancienne —
le même qui unit à la tradition du grand inspiré
le besoin de se retremper dans le « délire » natu-
rel de la poésie populaire, quand il s'empara des

le lyrisme était mort avec et depuis Malherbe ;-


lettrés après les froides ordonnances, par lesquelles

enfin le même qui, des traditionnels transports de


la « Pythie », des Prophètes et des plus humbles
chanteurs, créa le romantisme.
Mais au seizième, siècle je ne veux emprunter
qu'un texte, il est de Montaigne :
A certaine mesure basse, on peut juger la poésie
par préceptes etAU-DESSUS
par art : mais la bonne, la suprême,
la divine est DES RÈGLES DE LA RAISON.
Quiconque en discerne labeauté d'une vue ferme et

;
rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur
d'un éclair elle ne pratique point notre jugement,

*
elle le ravit et ravage. (Livre I, chap.VI.)

**
D'où vint que ce sentiment parfait du poétique
s'obscurcit au dix-septième siècle ? De ce que,
trompé par la rhétorique des Anciens et ses règles
communes à la poésie et à l'éloquence, on ne s'aper-
çut point que pour eux l'éloquence était un
mode de la poésie, alors que pour nous elle deve-
nait tout prose. On renversa les antiques facteurs
chez les Anciens la poésie commandait la prose,
:
chez nous la prose asservit la poésie, et en dépit
de toutes les renaissances depuis un siècle de notre
lyrisme, elle continue à l'asservir dans l'enseigne-
ment de l'école, d'où la nécessité incroyable d'un
débat comme celui-ci.
Cependant, tandis que « les règles de la raison»
étaient placées au-dessus de tout, la moindre

:
lueur du vrai sentiment poétique les perturbait. Il
se produisit même une intervention singulière les
orateurs, s'en dégageant davantage, devinrent plus
poètes que les poètes. Dans le jaillissement plus,
libre des émotions et de la parole auquel ils pou-
vaient s'abandonner, ils écartaient ces règles d'ins-
tinct. Lorsqu'un Bossuet parle de la poésie, il n'y
songe pas :
Son style hardi, extraordinaire, naturel toutefois
en ce qu'il est propre à représenter la nature dans ses
transports, marche par de vives et impétueuses sail-
lies. Affranchi des liaisons ordinaires que recherche
le discours uni, renfermé d'ailleurs dans des caden-
ces nombreuses qui en augmentent la force, il sur-
prend l'oreille, saisit l'imagination, émeut le cœur.

M. René Johannet, qui citait ce passage d'après


Louis Racine et l'Histoire universelle, remarquait
que « les mots de goût, de raison, de mesure, d'in-
telligence n'étaient même pas prononcés. »(Les
Lettres, 1er mai 1921, p. 639).
L'amour de la simplicité et de la clarté était
certes aussi fort chez Fénelon que chez Boileau
mais nous savons à quel point Fénelon déplorait
;
ce qui, dans notre langue et notre versification,
par suite d'une logique outrée, amortit «le feu
d'un bon poète »., ce qui nous a fait «chercher
le difficile plutôt que le beau »., ce qui nous a
«appauvri, desséché et gêné »., nous forçant à
suivre une méthode si «uniforme » qu'« elle ex-
clut toute suspension de l'esprit, toute attention
toute surprise, toute variété, et souvent toute ma-
gnifique cadence. » (Lettre à l'Académie française.)
Mais nous trouverons nos témoignages chez les
législateurs mêmes reconnus et admirés du Par-
nasse, poètes ou simples magisters, à travers les
antinomies inconciliables de la raison et de ce
»
« délire que l'autorité des Anciens leur fait un
devoir de conserver. Lorsque Despréaux publie en
1674 sa première édition collective, il y joint sa
traduction du Traité du Sublime, qui, pour Longin,
n'atteint toute sa grandeur que dans le pathétique,
lorsque le discours est animé de
cette espèce d'enthousiasme et de fureur noble qui
lui donne un feu et une vigueur toute divine. (Œuvres
diverses du sieur D*** avec le Traité du Sublime ou
du merveilleux dans le discours, 1675, p. 31.)
Le même Despréaux avait pourtant écrit d'« évi-
»
ter les excès et d'« aimer la raison seule. qui
n'a souvent qu'une voye. » blâmant ceux qui se
laissent «emporter d'une fougue insensée » (Art
Poétique), ce qui ne l'empêcha pas de vanter ensuite
dans sa traduction les passions par lesquelles les
hommes
changent à tous moments de pensée et de langage, et
ne gardent ni ordre, ni suite dans leurs discours,.
l'art n'étant jamais à un plus haut degré de perfec-
tion que lorsqu'il imite ces mouvements de la Nature,
lorsqu'il ressemble si fort à la Nature qu'on le prend
pour la Nature même. (Idem, p. 73.)
Bien mieux, il approuve le chapitre où Longin
démontre que l'on doit «préférer les défauts du
Sublime» »
au « Médiocre parfait ; et il n'est pas
jusqu'à notre jugement dont il ne reconnaît l'im-
puissance, tout comme l'abbé Bremond, devant
une poésie qui nous touche
Ces sortes de beautés sont de celles qu'il faut sen-
tir et qui ne se prouvent point.C'est un je ne sais
quoi qui nous charme, et sans lequel labeauté même
n'aurait ni grâce ni beauté. (Discours sur la Joconde.)
Le Père Bouhours dans ses Entretiens d'Ariste
et d'Eugène (1683) ne parlait pas autrement à pro-
pos d'un discours qui fut prononcé à l'Académie
sur «le je ne sais quoi »
:

- Peut-être que quand ce discours académique


~yr.-zzarcs»

;
aurait été mis en lumière, dit Eugène, nous n'en se-
rions pas plus savants que nous sommes cette
matière étant de la nature de celles qui ont un fond
impénétrable, et qu'on ne peut admirer que par l'ad-
miration et le silence.
— Je suis bien aise, dit Ariste, que vous preniez
enfin le bon parti, et que vous vous contentiez d'ad-
mirer ce que d'abord vous vouliez comprendre. Si
vous m'en croyez, ajouta-t-il, nous en demeurerons
là et nous ne dirons plus rien d'une chose qui ne
subsiste que parce qu'on ne peut dire ce que c'est.
(Ent. d'Ar. et d'Eug. Ve entretien, p. 369.)
Le Père Lamy dans son admirable rhétorique,
L'Art de parler (1670)1 et dans ses Nouvelles Ré-

;
flexions sur l'Art poétique (1678) patronne autant
que Boileau laraison et le bon sens il n'en ré-
1. Ce traité est en premier lieu fondé sur la physiolo-
gie, sur une étude dé nos organes et de la parole souvent
très juste. Il n'y a rien de semblable dans notre ensei-
gnement. Nos pauvres écoliers ignorent les plus pratiques
éléments que l'ancienne rhétorique dispensait, et avec
beaucoup plus de science qu'on ne croit, à leurs devan-
ciers de l'ancien régime.
clame pas moins pour le poète le droit de ressentir
les passions «qui sont le ressort de l'âme » pour
que nous sentions vivement l'objet dont il désire
que nous soyons émus.
Les passions sont bonnes en elles-mêmes :
seul dérèglement est criminel. Dans les passions les
leur

plus déréglées, dans celles qui n'ontpour objet que


de faux biens, il y a toujours quelque chose de bon.
Pendant que nous sommes sans passion, nous som-
mes sans actiôn, et rien ne nous fait sortir de l'indif-
férence que le branle de quelque affection. Il ne
suffit pour donner de l'amour de dire simplement

doit s'animer soi-même ;


que la chose jest aimable, il faut approcher des sens
ses bonnes qualités.On
faut, si je l'ose dire, que notre cœur soit embrasé,
il

qu'il soit comme une fournaise ardente,d'où nos pa-


roles sortent pleines de ce feu que nous voulons al-
lumer dans le cœur des autres. (La Rhétorique ou
l'Artde parler,par le R. P. Bernard Lamy, prêtre de
l'Oratoire, p. 412-416. Nouvelle édition revue et aug-
mentée, 1741.)
Les Poètes n'expriment pas toujours, heureuse-
ment les Passions. ils font faire, par exemple, à une
personne qu'ils représentent dans le transport de la
colère, des raisonnements et des réflexions mârales,
comme ferait un Philosophe qui médite tranquille-
ment dans son cabinet, et qui s'applique avec soin
à trouver des sentences.

transportentet ;
Nos Passions ne nous permettent pas de nous
arrêter longtemps à une même pensée elles nous
nous agitent, et nous interrompant
à chaque parole, elles nous font dire presqu'en un
moment cent choses toutes opposées. (Nouv. réflex.
sur Part poétique, p. 514, idem.)
Qui ne voit là une critique essentielle des poè-
mes du temps, et tout ce que le lyrisme roman-
tique a cherché à retrouver en rejoignant les prin-
cipes de Longin et de Bossuet.
Le Père Rapin a beau combattre la théorie de
Platon, vouloir que le poète n'obéisse qu'à des
« emportements réglés » et juger que de « décider
entre l'art et la nature pour ce qui contribue da-
vantage à la Poésie n'est pas aisé et peu impor-
tant », il n'en convient pas moins qu'il faut «en-
»
lever l'auditeur par la passion. Mais nos moyens
pour y parvenir seraient trop limités. Après avoir
blâmé le «Phoebus » et le «Galynatias » de du
Bartas et de Ronsard, il ajoute :
On est tombé depuis dans une autre extrémité par
un soin trop scrupuleux de la pureté du langage
car on commence d'ôter à la Poésie sa force et son
;
élévation, par une retenue trop timide, par une fausse
pudeur dont on s'avisa de faire le caractère de notre
langue. On en retrancha sans raison l'usage des
:
métaphores, et de toutes ces figures qui donnent de
la force et de l'éclat aux paroles et on s'étudia à
renfermer toute la finesse de cet art admirable dans
les bornes d'un discours pur et châtié, sans s'expo-
ser jamais au péril d'aucune expression forte et
hardie. (Réflexions sur la Poétique. — Les Œuvres
du P. Rapin, dernière éd., 1709, II, p. 125.)

n'est pas moins sévère en ce qui concerne


Il
l'harmonie et le nombre du français :
C'est une beauté inconnue à notre langue, dont
toutes les syllabes sont comptées dans les Vers, car
elle n'a nulle diversité de cadence.
A bien examiner les choses, on trouvera que la
grande Poésie n'est pas en usage parmy nous autant
qu'on pense. (p. 127.)
Au surplus, il ne manque jamais, à toutes les
occasions, de confirmer la citation liminaire
d'Henri Bremond et d'insister sur les «secrets
cachés »
de la beauté poétique :
Elle n'est ni bien connue de ceux qui l'ont ac-
,",

quise, ni bien enseignée par ceux qui y sont les plus


grands maîtres, lesquels n'ayant point d'autre règle
ni d'autre guide que leur génie, plaisent sans sçavoir

:
pourquoy : si ce n'est qu'ils ont un goût plus exquis
pour ce qui sied, que n'ontles autres sans sçavoir
toutefois que c'est par ce goût qu'ils plaisent. (Les
Œuvres du P. Rapin, II, p. 491.)

collège !
Qu'ils étaient savoureux ces vieux pédants de
L'esprit classique, tel qu'il fut entendu
par les Séminaires et l'Université depuis le Pre-
mier Empire et tel qu'il l'est encore, n'eut rien
de commun avec le leur. Comparez le ton de nos
doctrinaires et leur étroitesse absurde avec tout
ce que le respect, la vénération des règles laissait
»
d'ouverture au «je ne sais quoi et au sentiment
en plein cartésianisme1. Pendant que le Père La-
my voulait que son cœur fût une «fournaise ar-
Descartes lui-même, dans une de ses lettres, rap-
1.
porte au dérèglement de ses «esprits animaux »
s'être trouvé disposé à faire des vers dans un accès
de
de fièvre violente. (D'après Louis Racine).
dente », le Père Rapin en lisant l'Iliade croyait
«entendre des trompettes». Il souhaitait d'ail-
leurs qu'on trouvât pour la Poésie et l'Eloquence
-

»
les moyens de plaire « à coup sûr de la Musique
par «les proportions secrètes de son harmonie ».
Au dix-huitième siècle, les du Bos (Réflexions
sur la Poésie et la Peinture, 1719), et les Batteux
(Principes de la Littérature, 1746), prédécesseurs à 1

- l'Académie de l'abbé Bremond, s'exprimaient avec


la même finesse et indépendance que lui et que
leurs collègues passés. Bien avant le monde senti-
mentale et l'influence de J.- J. Rousseau, nos régents,
gardiens les plus fermes de l'esprit classique, dé-
ploraientla petitesse et la froideur de notre lyrisme.
Le problème de la poésie-musique était abordé
avec une liberté et une intelligence remarquables.
De ce côté,Marmontel (La Poétique, 1763) mar-
chait dans la même voie que les abbés. Louis Ra-
cine (Réflexions sur la Poésie, 1747) ne tarissait
pas sur l'« enthousiasme », principale « essence de

;
la poésie ». Le délire platonicien était découvert à
l'origine de la poésie de tous les peuples et c'est
par l'analyse d'un psaume que Batteux démon-
trait les caractères complets, véritables, du poème
lyrique. Ducerceau imputait à l'indigence de nos
tours et de notre versification *

la source de ce style prosaïque qui s'est introduit


dans notre poésie. (Réflexions sur la
Poésie, p. 5,
1730.)
Et Voltaire lui-même ne défendait nos vers que
par desarguments de nécessité, se plaignant de
ce qu'avec la sécheresse de notre langue encou-
rageant nos goûts didactiques, ils avaient
accoutumé la Poésie française à une marche trop
uniforme, l'esprit géométrique qui de nos jours s'est
emparé des Belles-Lettres, ayant été encore un nou-
veau frein pour la Poésie. (Poétique de M. de Vol-
taire, Genève, 1766 ; De la Poésie épiaue en France,
p. 167.)
Voltaire n'en était pas à une contradiction près.
Siun jour il renchérissait surles principes de
Despréaux :
Il n'y a de beau que le vrai exprimé clairement.
Qu'il soit sûr que tout vers qui n'a pas la net-
teté et la précision de la prose la plus exacte ne
vaut rien (Poétique de M. de V., p. 15.)
un autre jour il écrivait:

4
.;
Il y a des beautés de sentiment qui sont les vé-
ritables (p. 46.)
Tel est le privilège du génie d'invention., il, laisse
loin derrière lui tout ce qui n'est que raison et
qu'exactitude (p. 84.)
La vérité est qu'il n'y eut jamais chez nos. clas-
siques aucun accord entre la réalisation et les prin-
cipes du lyrisme et du «sublime », tels qu'ils

1. A rapprocher des théoriesde Valéry: «Ecrire, devant


être le plus solidement et le plus exactement qu'on le
puisse.»
étaient bien obligés de les reconnaître d'après les
chefs-d'œuvre des Hébreux et des Grecs. Ils
voyaient bien que la raison raisonnante n'avait
rien à faire avec l'inspiration et ils s'évertuaient en
vain à les concilier. (Boileau avouait à Brossette
que l'auteur du Discours sur la méthode avait
« coupé la gorge à la poésie1 ».) Ils blâmaient les
perpétuelles sentences dont, exagérant le gno-
misme du langage, on éteignait la flamme des
passions génératrices, et ils n'arrivaient pas à
maintenir la température d'« embrasement » néces-
saire à l'état d'inspiration. Néanmoins, dès qu'ils

1. Citépar Tancrède de Visan qui ajoute:


«(Cependant) l'Art poétique n'est que le Discours sur
la Méthode rimé, et toute la méthode cartésienne Boileau
la résume ainsi:
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement.
«Or, il est fort peu de choses qui se conçoivent avec
clarté. Mettre ce précepte en pratique c'était se vouer
aux idées générales et abstraites, à l'art statique et pure-
met formel. Il est tant d'états de conscience, — les
plus précieux et les plus riches — qui se conçoivent
mal! Tous les sentiments particuliers, les passions pro-
fondes, l'âme de la vie, ces sources vives du lyrisme
demeurent toujours troubles et leur profondeur n'est
point percée par les rayons de l'intelligence. Repousser
ces élans intérieurs, c'est priver la poésie de toute ori-
ginalité. Les accueillir, c'est se vouer à quelque obs-
curité peut-être, mais aussi à des formes plus expressives
du beau.
«Ne craignons pas de l'avouer, faire intervenir au
nom des «idées claires » la quantité dans la conscience,
alors qu'elle est un processus, un ensemble de qualités,
remplacer le dynamisme de la vie par le mécanisme du
concept discontinu, c'est tuer la poésie pure, pour ne
laisser place qu'à l'art oratoire ou au poème didactique ».
(L'Attitude du lyrisme contemporain, p. 445-446).
:
apercevaient quelques lueurs de génie, leur raison
abdiquait ils sentaient que ces beautés échap-
paient toujours, en dernière analyse, à la connais-
sance rationnelle, et les plus didactiques justifiè-
rent d'avance tous les propositions de M. Henri
Bremond.
*
**
Qu'a dit en effet de plus notre académicien ?
N'a-t-il pas insisté dans son discours et dans tous
ses commentaires sur le peu de nouveauté de ses
conceptions? Avant d'arriver au point le plus
mystérieux de la poésie, n'étions-nous pas tous
d'accord sur les états et les modes de sa nature ?
D'origine, ces états ne sont-ils pas produits par
la synthèse indivisible de toutes nos facultés d'ex-
pression, de nos passions, de nos sens et de notre
esprit pour traduire et transmettre en figures dans
une esthétique du temps et de l'espace la souffrance
ou la joie intérieures que suscitent la vie et ses
?
décors Dans cette absorption et cette représen-
tation du monde, notre être entier n'aspire-t-il
point à se dépasser et à dépasser les apparences ?
Puis, loin des choses, après les avoirévoquées par
le souvenir, à les transformer, les transfigurer, les
?
recréer Comment, dès lors, le sens incantatoire,
proprement magique, des peintures, sculptures,
danses, chants des modes primitifs pourrait-il to-
talement s'évanouir dans la spiritualisation poé-
tique moderne ? Et comment pourrait-il y avoir
incantation, évocation (même simple admiration,
partie de l'adoration) sans prière ? Comment la
chorégraphie à la fois amoureuse et religieuse la
plus ancienne ne se retrouverait-elle pas, indépen-
damment de toute croyance déterminée, mais dans
une « foi obscure », comme dit M. Charles Maur-
?
ras, à travers n'importe quelle vraie poésie Com-
ment les mots, chargés par l'enchantement du
poétisme de nous transporter au delà de leurs si-
gnifications communes dans un monde personnel
inconnu, auraient-ils la pleine clarté d'un pro-
saïsme usager ? Comment cet enchantement ne
serait-il pas produit d'abord par les sonorités sen-
suelles dont les mots nous frappent forcément bien
avant que leur signification abstraite entre dans
notre conscience? Et comment ces sonorités au-
raient-elles leur soudain pouvoir magique en elles-
mêmes sans que leurs ondes soient portées par
une sorte de courant psychique universel dont la
nature ne peut pas plus nous être exactement
connue que tant de courants physiques employés
dans notre vie quotidienne? Comment, en ce cas,
inséparables de toutes les motricités de notre orga-
nisme, en union avec les phénomènes vitaux qui
l'émeuvent, ces mots et leur mise en mouvement
seraient-ils l'œuvre d'une sorte de décortication
logique, d'une abstraction séparatiste ?
Voilà tout ce que renferment les propositions de
M. Henri Bremond, et pour ne pas nous entendre
sur leur énoncé, il faudrait rejeter complètement
la poésie. La raison n'y est pas niée, mais — répé-
tons-le, répétons-le sans cesse — incorporée dans
la réalité totale de l'être.
Or, c'est cette incorporation qu'elle n'admet pas,
en dépit de ce qu'elle-même reconnaît d'une inté-
gration nécessaire, et elle appelle à son secours
toute la science pour que les conséquences intui-
tives et mystiques — (dans le sens le plus général)
— qui en découlent, et qui sont obligatoires, soient
nettement combattues. On comprend alors la fu-
reur des intellectualistes, rationalistes absolus,
contre cet abbé qui, en poésie comme en religion,
ose redonner au sentiment la première place, après
s'en être fait l'historien charmé pour les époques
mêmes qui virent en France le grand triomphe de
la raison classique1. La poésie pure est un nou-
veau chapitre ajouté à son livre Pour le Romantis-
me (Bloud et Gay, 1924)2, — le romantisme qui,

1. Histoire littéraire du sentiment religieux en France


depuis les guerres de religion jusqu'à nos jours (6 vo-
lumes parus, Bloud et Gay, éd. 1916-1922).
2. Toute la position prise par M. l'abbé Henri Bremond
vis-à-vis de la poésie sur le terrain romantique et mys-
tique était déjà résumée admirablement dans cet ouvrage
par ces lignes nuancées:
« Au lieu seulement de maudire en celui-ci et en celui-
là deux venins de même famille, je bénirais plutôt
la commune excellence qui les rend très bienfaisants
l'un et l'autre, romantisme et mysticisme prenant égale-
ment leur origine aux sources profondes de notre être
dans cette région mystérieuse où s'allume la «docte
»
et sainte ivresse du poète, et où la nature s'offre à la
grâce qui déjà l'a prévenue, et qui la prépare à la
rencontre de Dieu. Non pas certes que j'identifie de
tous points l'expérience poétique — ou romantique
c'est tout uni — et l'expérience mystique Il me suffit
:
malgré toutes ses erreurs, nous remit en pleine vie
jusque dans le domaine de la connaissance, nous
ressuscita par l'amour. Ipsa efficitur dilectione ut
melius pleniusque cognoscatur. La poésie naît de
l'amour, ou elle n'est rien. D'un bond elle nous
fait sentir la toute présence des choses dans un
éclair, et par cet éclair leur essence. Bref, dans
cette fulgurance au plus profond de nous-mêmes

reconnu leur vieille ennemie :


de la certitude immédiate, les rationalistes ont
l'Intuition, mère,
selon eux, des mysticismes trompeurs qui aveu-

nique agréable ;
glent l'humanité. L'art ne serait qu'un jeu méca-
la science, une suite imperson-
nelle de démonstrations mathématiques.

que l'inspiration du poète se classe au premier rang de


»,
ces « états naturels, profanes où, comme l'enseigne un
théologien de marque, le R. P. L. de Grandmaison, l'on
peut déchiffrer les grandes lignes, reconnaître l'image et
dé.ià l'ébauche des états mystiques. » (Pour le romantisme,
avant-propos).
Notons cette remarque au sujet des adversaires sys-
tématiques du romantisme.
«Ils suppriment la lampe pour l'empêcher de fumer;
ce qu'il y a en nous de plus profond, de plus confus,
et par là même de plus difficile à gouverner, mais de
plus divin, ils le suppriment: ubi solitudinem faciunt,
pacem appellant.» (Pour le romantisme, p. 183).
X

DE LA DÉCOUVERTE POÉTIQUE
A LA DÉCOUVERTE SCIENTIFIQUE

Quels retardataires! La science n'en est plus


là depuis qu'elle est devenue expérimentale, depuis
qu'elle ne se fie plus à la seule démonstration abs-
traite, pas plus au seul langage des nombres qu'au
seul langage des mots. Elle est bien loin d'aller
au secours de la vieille raison verbeuse qui, inca-
pable de pénétrer au cœur des phénomènes, parle
et parle autour des choses sans même les entendre
ni les voir, qui s'escrime sur des catégories tran-
chées, qui ne veut pas se douter encore que maté-
rialisme et spiritualisme sont des termes vides de
sens, qu'intuitionisme et intellectualisme, à l'état de
doctrines, n'en ont pas davantage, aucun de leurs
éléments ne pouvant être pris à part de l'une et
de l'autre. En des «gouffres de matérialisme »,
d'après M. Paul Souday, tomberait pour la raison
tout sentiment qu'on prend d'une «réalité uni-
fiante », parce qu'on n'y sépare pas la physiologie
de la psychologie. La science ne se contente même
plus d'une raison moins arbitraire qui s'appuie sur
le fait éprouvé, mais qui le réduit, fibre à fibre, à
l'état de pièce anatomique, qui croit tout expliquer
de la vie, hors le fonctionnement de la vie, sur des
cadavres.
Aussi est-ce du côté des savants qu'au bout de

;
ses Eclaircissements, M. l'abbé Bremond a reçu
les renforts les plus sérieux et je m'étais proposé,
dès le commencement de cette étude, de verser aux
dernières pages de ce débat quelques nouveaux
textes scientifiques, d'autant plus probants pour la
poésie qu'ils le sont pour la science. On ne saurait
trop se réjouir de tout ce qui peut, contre des
antagonismes superficiels, en unir les conceptions
d'un ciment commun, afin de les rendre plus soli-
des les unes par les autres sans que soit modifiée

supra-rationaliste du savant et du poète :


leur nature1. Ces textes rappelleront la fraternité
leurs
créations sœurs étant filles, chacune à leur ma-
nière, d'un lyrisme et d'un inconscient mystérieux.

*
**
Une intuition est à la base de toute science.
L'expérimentateur qui n'en connaîtra pas l'étin-

1. Modification et altération que, par exemple, déter-


minent précisément les fausses pénétrations de la science
et de la poésie dans le poème didactique, — le didactisme
volontaire, — celui qui, comme nous l'avons vu, n'ëSt
pas le simple effet de toute élocution dé tout lahgadtfi
celle ne sera jamais un grand découvreur. Après
avoir rejeté avec justesse comme moyens de la con-
naissance la sentimentalité vide qui ne s'arrête pas
enface de la réalité, puis leraisonnement scholas-
tique qui tourne en vain sur lui-même, Claude
Bernard, dans son Introduction à la médecine ex-

:
périmentale, s'il proclame qu'on ne peut atteindre
la vérité que par l'expérience, ajoute

Le sentiment a toujours l'initiative, il engendre


l'idée a priori ou l'intuition.

Puis encore :
Il n'y a pas de règles pour faire naître dans le cer-
veau, à propos d'une observation donnée, une idée
juste et féconde qui soit pour l'expérimentateurune
sorte d'anticipation intuitive de l'esprit vers une re-
cherche heureuse Son apparition est toute spontanée
et sa nature toute individuelle, c'est un sentiment par-
ticulier, un iqiiïd proprium, qui constitue l'originalité,
l'invention ou le génie de chacun. Il arrive qu'un
;
fait ou une observation reste très longtemps devant
les yeux d'un savant sans rienlui inspirer puis tout
à coup vient un trait de lumière. L'idée neuve appa-
raît alors avec la rapidité de l'éclair comme une-
sorte de révélation subite. (Introduction; p. 54-60.)
Quel mystique de la philosophie ou de la reli-
?
gion parlerait autrement Au vrai, l'Introduction
à Ici médecine expérimentale est beaucoup plus
près qu'on ne pense de l'Introduction à la méta-
physique, car c'est Ml Bergson qui tire toutes ses
conséquences de l' «intuition »
et de la «révéla-
»
tion subite de Claude Bernard, lorsqu'il nous dit
que :
L'intuition est cette espèce de sympathie intellec-
tuelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un
objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par
conséquent d'inexprimable (Int., p. 3.)
La philosophie de M. Bergson est en effet beau-
coup plus près de l'expérimental, et par consé-
quent soumise au fait scientifique, que, parmi ses
adversaires, les petits rationalistes et les petits tho-
mistes, refaiseurs de catégories, n'ont l'habitude
de le croire. En aucun de ses ouvrages M. Bergson
n'esquive les résultats de quantité que la science
impose à notre raison. Mais dans quelle mesure
l'expérience quantitative est-elle définitive, entière-
ment valable, alors qu'y sont éludés les éléments
de qualité, c'est-à-dire ceux de notre perception
et de notre sensation personnelle ? Il y a comme
une métaphysique individuelle antérieure à toute
expérience, et les conclusions de cette expérience
n'échappent point à une métaphysique postérieure.
Impossible donc de se passer d'une psycho-phy-
siquequi fasse entrer la qualité dans la quantité,
et qui ne légitime les spéculations de M. Bergson
fondées sur la réalité d'une durée à la fois externe
et interne, non indépendante,du moi total et pro-
fond que divise l'esprit par une analyse prenant
seulement l'objet du dehors. «Analyser, écrit le
philosophe, consiste à examiner une chose en fonc-
tion de ce qui n'est pas elle ». Cette analyse jux-
tapose un à un les éléments dont chacun n'est
réel que dans leur ensemble, et cet ensemble le
moi le saisit d'un coup dans une création de soi
sans cesse renouvelée, spécialement par la dé-
couverte artistique. --

La vision de cet ensemble n'est pas moins né-


cessaire à la découverte scientifique, quel qu'en
soit le but partiel. Il y a toujours une synthèse de
rapports sans laquelle- on ne tient pas la clef du
problème. La faculté de la saisir intérieurement,
sans le secours des mots, au delà des évidences
mêmes, Ou de celles au moins du sens commun,
est ce qui sépare le grand savant du bon travail-
leur ; et il est remarquable qu'elle ait été attribuée
par le principal fondateur de la science expéri-
mentale à ce qu'on appelle le «sentiment » et
»
l'« intuition », avec tout ce que leur « éclair com-
porte d'irréductible.
Dans toute recherche, le savant positiviste le
plus rigoureux vise à trouver l'absolu particulier
mais, s'il n'admet pas lui-même ne l'avoir pas
;
atteint ou ne pouvoir l'atteindre, il lui est bientôt
démontré inaccessible ou « inexprimable » par une
découverte nouvelle qui en recule encore la pos-
session.
Cependant ceux mêmes, comme M. Emile Meyer-
son, qui tendent à croire qu'aucune science ne
s'est créée que dans la poursuite d'une «explica-
»
tion des phénomènes, dans le besoin d'arriver
à une loi, jusqu'à un principe* et qui s'efforcent de
démontrer la « rationalité du réel », ceux-là même
reconnaissent qu'ils partent d'un postulat, puis-
qu'ils supposent « la manière d'agir de la nature
conforme aux voies suivies par notre raison ». (De
l'explication dans les Sciences, I, p. 86, Payot,
édit. 1921.) Bien mieux, ils sont obligés de cons-
tater que l'irrationnel entre de plus en plus dans
«les éléments dont la science est amenée à se
»
servir et qu'il apparaît comme devant, par son
essence même, «résister à -toute réduction ulté-
rieure en éléments purement rationnels »(Idem,
p. 181). Ainsi, à l'origine d'une découverte,
l'hypothèse, la théorie à images, loin d'être une ex-
croissance parasite. fait corps au contraire avec ce
qu'il y a de plus essentiel. L'hypothèse est indispen-
sable (au savant), et quoi qu'il professe de croire à
cet égard, il y en a toujours une au fond de ses ex-
posés (EMILE MEYERSON, La déduction relativiste,
p. 26, Payot, éd.)
Puis, au bout de nos expériences
nous acquérons la conviction de plus en plus profonde
que le réel n'est point explicable entièrement, qu'il y a
en lui quelque chose qui résiste à cette pénétration.
C'est ce qui fait que la science devient, en avançant,
plus tolérante à l'égard de cet irrationnel, plus por-
tée à l'inclure dans son explication, c'est-à-dire dans
ce qu'elle a l'air de considérer implicitement comme
faisant partie du rationnel. (Idem, p. 369.)
Il n'y a pas donc à s'y tromper, — et les uns
et les autres veulent se le dissimuler en vain -
la science comme l'art part d'une mystique pour
aboutir à une mystique. M. Bertrand Russell,
l'éminent mathématicien etphilosophe anglais, qui
s'est proposé d'instituer en philosophie une mé-
thode plus-scientifique, nous dit nettement dans
son essai surLe Mysticisme et la Logique, 1918
(traduction par Jean de Menasce, Payot, éd., 1922):
En le restreignant comme il convient, le sentiment
mystique peut nous fournir une part de connaissance,
à laquelle il semble n'être pas possible d'atteindre
auJrement. (p. 21.)
L'opposition entre l'instinct et la raison est pres-
que-entièrement illusoire..L'instinct ou l'intuition est

;
ce qui conduit d'abord aux croyances que la raison
confirme ouinfirme par la suite mais la confirmat-
tion, lorsqu'elle est possible, consiste en dernière
analyse, dans un accord avec -d'autres croyances qui
ne sont pas moins instinctives. La raison est con- t
trôle, plutôt que puissance créatrice; Jusque dans le 1

domaine de la plus pure logique, c'est l'intuition qui,


la première appréhende le nouveau (p. 26).
Notre conclusion aura beau s'opposer formellement
aux croyances d'un grand nombre de mystiques, elle
n'est pas, dans SOli essence, contraire à l'esprit qui
a inspiré ces croyances, mais est plutôt l'aboutissant
de ce même esprit, en tant qu'il s'applique au do-
maine de la pensée (p. 31)
Qui pourrait croire qu'un logicien utilitaire
1. Voir aussi de BERTRAND RUSSEL':Analyse de l'esprit
(1921) trad. Lefebvre (Payot, éd. 1926), où l'auteur s'ef-
force de «concilier la tendance matérialiste de la psy-
chologie avec la tendance antimatérialiste de la phy-
sique »..
comme Stuart Mill appuie sur les mêmes bases le
?
C'est pourtant ce
phénomène de la découverte
qui ressort excellemment de cette page :
Il n'y a peut-être pas un seul des termes techni-
ques importants de la philosophie qui ne s'emploie
avec une quatité presque incalculable de nuances de
signification pour désigner des représentations qui
sont plus ou moins distantes l'une de l'autre. Entre
deux de ces représentations un esprit pénétrant peut,
comme par une vision immédiate, découvrir un inter-
médiaire caché sur lequel, — peut-être sans pouvoir
s'en rendre un compte strictement logique, -il fonde
une conclusion parfaitement valable, tandis que ses
adversaires, à qui manque cette intelligence profonde
de la nature des choses, voient là une conclusion er-
ronée provenant du double sens d'un mot. Plus est
puissant ce génie qui franchit ainsi avec sûreté les
hiatus entre les idées, plus il suscitera des cris d'in-
dignation et d'ironie satisfaite de la part des purs
logiciens qui s'avancent à pas pesants et prouvent
leur sagesse supérieure en s'arrêtant sur le bord du
ravin au lieu de se donner la peine de jeter un pont.
(Cité par Hans Larsson, L'Intuition, p. 55. — Voir
les citations suivantes.)
Et M. Larsson d'ajouter :
Stuart Mill a bien vu ce qui advient de beaucoup
de ces dilemmes par lesquels les logiciens abstraits
et a-prioristes, et, — tout autant qu'eux, — des em-

;
piristes disciples de Mill, encerclent lé domaine de
notre savoir et créent de tous côtés des impasses il
a vu que ces dilemmes ne sont pas justes, qu'entre
eux il existe plusieurs alternatives, que bien d'autres
alternatives encore apparaîtront dans un avenir éloi-
gné, et que par suite ce n'est le plus souvent qu'en
apparence que l'intuition défie les formes logiques
(p. 55-56).
*
**
Avec ces témoignages, nous ne sommes pas en-
core sortis du domaine de la connaissance. Mais
quand il s'applique au domaine de l'art, à la figu-
ration émotive du monde, à l'exaltation de notre
être s'efforçant d'embrasser à travers l'être et les
choses un inconnu de beauté qui ne peut surgir que
de l'extase (souffrante ou triomphante), l'esprit
serait-il moins soumis à l'intuition et à son élan
mystique? Et faudra-t-il que les psychologues et
les esthéticiens ramènent des poètes au sentiment
de leur état, de leur but et de leur pouvoir ?
L'œuvre d'art est un surprenant phénomène de
synthèse directe obtenu d'emblée, écrit M. Edmond
Monod-Herzen, et qui traduit des réactions émotives,
intuitives, dont la plus grande part est subconsciente.
(Science et Esthétique, Gauthier-Villars, éd. 1915.)
En 1892, dans L'Intuition, quelques mots sur la
Poésie et sur la Science et en 1899, dans un autre
essai, La Logique de la Poésie1, le philosophe
suédois, M. Hans Larsson, qui a si judicieusement
fait état de la page de Stuart Mill que nous ve-
nons de transcrire, avait déjà exposé le rôle de
1. Traduction de E. Philipot, préface de E. Boutroux,
avertissement de Lucien Maury (Ernest Leroux, éd. 1919).
l'intuition dans les deux domaines, le poétique et
le scientifique:
Cet acte de conscience (« spontanée ») appelé in-
tuition est le même, que ce soit un poète qui dans
un moment d'inspiration voie la vie s'illuminer d'un
éclair rapide, ou que ce soit un savant, un chercheur
à qui les profondeurs de l'existence se découvrent en
une telle seconde, pour se refermer peut-être avec la
même rapidité. Ce qui s'est passé dans cette seconde,
c'est que la pensée à volé à tire d'ailes sur des es-
paces qu'elle n'est pas assez forte pour embrasser
continuellement. Voilà pourquoi l'illumination est si
fugitive et momentanée. Il n'est pas étonnant que
ceux qui ont éprouvé avec le plus d'intensité cette
richesse d'intuition considèrent comme quelque chose
de médiocre la trame grossière et peu serrée des
syllogismes. De là, l'obscurité qui flotte sur la poésie

:
et sur tout travail dû à l'intuition. Cette obscurité
existe vraiment et pour deux causes en partie parce
que nous ne pouvons pas conserver par la suite tout
ce que nous avons vu, — ce qui est, à strictement

mot;
parler, une obscurité dans l'acception courante de ce
en partie aussi parce que dans toute synthèse
un peu riche les associations empiètent tellement au-
tour d'elles qu'elles entraînent et élèvent à la cons-
cience même ce qui gît non éclairci dans les profon-
deurs. (L'Intuition) p. 24, 25.)
C'était à tort qu'« on s'habituait », écrivait
à
Emile Boutroux dans I& préface, « identifier la
raison avec la pensée logico-mécanique », elle est
elle-même partie de notre faculté intuitive, et aussi
nécessaire ainsi pour les vues du philosophe que
pour les expérimentations du savant
Le sentiment a sa plus grande force non seulement
au pôle inférieur, mais au pôle supérieur du déve-.
loppement humain (L'Intuition, p. 9.)
Si, par conséquent même dans l'ordre analyti-
que, il y a deux logiques qui ne peuvent se confon-
dre et qui se complètent ou se détruisent, la

».•
logique de la poésie n'est pas moins forte parce
que spécialement intuitive, parce qu'« elle ne se
trouve pas à la surface », parce qu' «elle est au
fond
ELLE N'EST PAS MÉCANIQUE NI STÉRÉOTYPÉE,
MAIS ORGANIQUE. (La Logique de la poésie,
p. 193.)
On ne saurait trop retenir cette formule et la
creuser.
Or, en étant organique, l'intuition, particulière-
ment celle de la poésie, n'attend son entière puis-
sance créatrice que si elle retrouve en nous toutes
les forces physiologiques et psychiques inconscien-
tes, refoulées par l'habitude de l'abstraction. C'est
ce que M. Jules de Gaultier appelle avec une pé-
nétrante justesse un « rythme de reprise »,
chargé d'associer les plus anciennes formes mysti-
ques. aux modes nouveaux de l'énergie. de resti-
tuer au langage le pouvoir d'extérioriser et de com-
muniquer l'émotion qu'il avait perdue à mesure qu'il
était devenu un moyen de signification plus parfait.
(La Vie mystique de la Nature, p. 40-41, Crès, éd.
19241.)

1. M. Jules de Gaultier explique ainsi ce qu'il entend


Déjà en 1894, « à propos des poèmes de M. Paul
Verlaine », M. Jules de Gaultier dans un Essai de

:
physiologie poétique (Revue blanche, mai, juin et
juillet), avait conclu
Le labeur poétique tendra donc, parmi les divers
termes qui expriment des sens voisins, à choisir en
chaque occasion, par rétrospective divination, celui
dont la forme sonore sera le mieux consubstantielle
à la sensation mère du concept énoncé.
Et l'auteur, dans la partie "de son dernier ou-
vrage concernant « le lyrisme », montre que cette
»
«sensation mère est liée au langage ancestral,
lorsqu'il était
le prolongement et l'extériorisation pure et simple
dans le milieu sonore de ta vibration nerveuse iden-
tifiée avec la réalité même de l'émotion physiologi-
que (souligné par l'auteur). lorsque l'homme sans
l'intermédiaire d'aucune convention, d'aucun signe
intentionnellement élu, transmettait à l'homme d'une
façon entièrement adéquate un état de sensibilité qui,
par induction, se trouvait reconstitué selon son iden-
tité dans tout organisme similaire. (La Vie mys. de
la nat.,p. 161.)
par « mystique »: «L'activité mystique, c'est, en termes
clairs, exempts de mysticisme, la part de l'activité gé-
nérale d'une énergie qui se développe dans le subcons-
cient psychologique pour ne se révéler à la conscience
qu'après une interruption plus ou moins longue de son
contrôle (p. 158).»
Cette interprétation peut parfaitement s'accorder avec
une plus irrationnelle. Il suffit que du«subconscient»'
émerge cette «croyance instinctive» dont M. Bertrand
Russel nous a rappelé qu'elle est un des éléments iné-
luctables de la connaissance scientifique même.
Les moyens poétiques, le rythme principalement,
permettent de replonger l'expression verbale dans
ce bain premier, de redonner au langage d'aujour-
d'hui cette «substance » émotive qu'il «laissa
échapper dans les interstices des mots ».
Ces moyens sont en rapport direct avec la physio-
logie sur laquelle ils s'insèrent. Ils agissent sur elle
comme un organe sur un organe (p. 166. La poésie
renoue (alors) la chaîne physiologique que l'inter-
vention mentale avait brisée (p. 164).
Qu'on ne nous dise pas que c'est nous rame-
ner à un primitivisme grossier. Ce sont les hommes
de la plus haute cluture,

ceux qui ont appris à tirer le mieux et le plus com-


plètement parti de cette parcelle du feu primitif de-
meurée dans le langage et dont les mots sont illumi-
nés., ce sont les artistes, ceux qui aiment les mots
pour tout ce qu'ils contiennent, au delà du sens con-
ventionnel, de vie latente. qui font que le phénomène
biologique produit dans le domaine poétique ses
conséquences fécondes., et que la poésie se réalise
avec sa double nature apparentée d'une part à l'ef-
fort le plus volontaire et le plus subtil de la menta-
lité et de l'autre aux forces les plus aveugles de la
nature (p. 185-187).
Autrement dit, réagissant contre la diminution
totale que de plus en plus nous infligènt les abus
dans tous les ordres, spéculatifs et utilitaires, de
l'abstraction, l'artiste, le poète, mieux qu'aucune
autre cellule, maintient dans le milieu social par
le lyrisme « une loi de constance de la sensibilité»
(p. 171).
Cette constance, cette conservation et cette revi-
vification de la sensibilité dans et par le langage,
ils'agit maintenant d'en établir le processus expé-
rimentalement. C'est à quoi de divers côtés, des
chercheurs s'appliquent. Par la psycho-physiologie
et par la phonétique expérimentale approfondissant
à la fois acoustiques, linguistique, ethnographie et
psychologie, ils attaquent les multiplesproblèmes
que cette conservation soulève.
M. Marcel Jousse a entrepris l'attaque fonda-
mentale. Au seuil de ses immenses travaux il vient
de déposer une introduction à l'étude de la Mé-
1
moire verbo-motrice rythmique qui nous met déjà
magnifiquement sur la voie. Dans sa conclusion on
peut lire :
(Nous voyons) chez les peuples —encore relative-
ment — spontanés les réceptions se transformerins-
tinctivement en gesticulations intensivement imitati-
ves des innombrables actions environnantes. Ces
gesticulations, se rejouant spontanément dans l'or-
ganisme, sont naturellement utilisées par l'homme
pour rejouer volontairement, sémiologiquement, ses
intuitions (souligné par l'auteur) passées, imitations
en miroirs des actions cosmiques au milieu desquel-
les il est plongé. Mimiques vite entrecoupées et
«
suppléées par des sons, mimogrammes » vite en-
tremêlés de rébus sonores — aboutissant çà et là

Style oral rythmique et mnémotechnique chez


1. Le
les verbomoteurs (Gabriel Beauchesne, éd. 1925).
aux syllabaires et aux alphabets — à cause de la
prédominance sans cesse grandissante du geste la-
ryngo-buccalaudible sur le geste corporel ou manuel
visible, autrement expressif pourtant,. puisque là,
véritablement, «le nom de l'essence de la chose»
ou mieux son action essentielle, mimée sémiologi-
quement, concrètement (p. 233).

Il nous faut donc réaccorder toutes les parties


de notre appareil sensible arbitrairement disso-
ciées par ia raison mécanique, et sur ce fond de
l'expression totale, en rendant à la parole par le
lyrisme toute sa force psychique et musculaire,
faire que les poètes croient autant à la révélation
de la beauté que Claude Bernard croyait par « un
»
trait de lumière à l'intuition de la vérité.
XI

LES MYSTICISMES NÉCESSAIRES ET LEUR LIEN


LA POÉSIE
;
L'instrument par lequel la persuasion
se fait n'est pas la seule démonstration. Com-
bien y a-t-il peu de choses démontrées! Les
preuves ne convainquent que l'esprit.
PASCAL, Pensées, 252 (Edition Brunswig).
Deux choses instruisent l'homme de
toute sa nature: l'instinct et l'expérience.
Idem, 396.
Je
:
ne me suis attaché qu'à reproduire quelques
textes provenant d'esprits très différents depuis
le grand physiologiste, qui restreignait, d'ailleurs
abusivement, le caractère et la valeur de l'expé-
rience ou expérimentation et dont par conséquent
le témoignage est d'autant plus probant, jusqu'à
une rationaliste comme M. Meyerson ; depuis un
philosophe de l'introspection comme M. Bergson
jusqu'à un intellectualiste aussi ennemi du mysti-
cisme social que M. Jules de Gaultier. Mais j'au-
rais pu transcrire nombre d'autres textes, notam-
1. Se rappeler les démêlés de Claude Bernard avec
Lacaze-Duthiers sur la clafssification des sciences ex-
périmentales.
— que,

»
-
ment d'Henri Poincaré dans La Science et l'Hypo-
thèse, s'ils n'étaient bien connus.
Tous nous confirment dans l'opinion
parce qu'il
la «réalité unifiante »
est seul capable
:d'embrasser
de l'être et des choses,
l'« ineffable sentiment d'où sort l'intuition géné-
ratrice est à l'origine de toute découverte, scien-
tifique comme artistique ;
— que ce sentiment détermine un état de
croyance plus ou moins inconscient permettant
l'enthousiasme, l'exaltation, les transports, sans

que les divers éléments


;
lesquels l'intuition ne jaillirait pas
de ce phénomène

restent obscurs, entraînant pour l'œuvre d'art réa-
lisée une égale obscurité par un indéfini de mul-
;
tiples interprétations
- enfin que, de ce mystère initial à ce mystère
final, on ne cesse par toutes les expressions con-
jointes des cultes artistiques, scientifiques ou reli-
gieux, d'aspirer de découvertes en découvertes à
se dépasser soi-même, de tendre au divin.
Certains, tel le Dr Gustave Le Bon, voudraient
qu'on distinguât une intuition affective et une in-
tuition intellectuelle, la dernière étant seule suscep-
tible de faire avancer la civilisation. (La Vie des
Vérités, p. 207-209. Flammarion, éd. 11e mille,
1925). Ce distinguo serait tout arbitraire. Il fau-
drait connaître rigoureusement la nature de l'intel-
ligence
— efc l'on en est encore loin1 — pour
1. Un des maîtres de la psychologie expérimentale,
B. BOURDON, écrit en conclusion du volume remarquable
savoir à quel point l'affectivité n'est pas intellec-
tuelle. Et en supposant l'intuition entièrement sen-
timentale, comment expliquer que tant d'intuitions
aient été corroborées par la raison ? D'un autre
côté,si l'intuition était seulement intellectuelle,
comment se fait-il qu'elle se manifeste à la ma-
nière confuse et spontanée du sentiment, dans un
« éclair»indépendant de toute logique rationnelle,
exactement telle qu'une impression affective?
Cependant M. Gustave Le Bon reconnaît la
valeur de l'instinct, cet autre nom du sentiment,
l'inexplicable instinct. qui élève sur la route de la
connaissance une infranchissable muraille qu'aucune
investigation n'a pu briser (loc. cit. p. 204).
Il reconnaît qu'il serait un guide de la vie au-
tant et plus que la raison raisonnante, et que les
inspirations de la raison germent souvent au fond
de l'inconscient., source même de la vie organique
aussi bien que de l'activité psychique (p. 202).
Etablir dès lors deux sortes d'intuitions serait
contradictoire, d'autant qu'il constate que nous
ne faisons que changer de croyances et que leur
déjà cité sur L'Intelligence (Alcan, éd. 1926):«H est vi-
vement à souhaiter que nos connaissances relatives aux
conditions considérées se précisent, et il reste de ce côté,
peut-être, de merveilleuses découvertes à faire. Malheu-
reusement l'expérimentation sur l'homme vivant est
difficile, il y a donc peu d'espoir que ces conditions nous
soient jamais connues avec exactitude dans le détail,
et pendant longtemps encore, sans doute, peut-être tou-
jours, les esprits impatients, avides d'explications phy-
siplogiques, devront se contenter d'hypothèses fragiles,
plus ou moins vagues».
nécessité s'impose. Nous n'agissons, nous n'avan-
çons que par des actes de foi successifs.
Mais parce que certains de ces actes auraient
entraîné pour l'humanité des catastrophes, la foi
serait jugée nuisible en elle-même, et la cause en
serait la forme mystique, irrationnelle qu'elle tien-
drait de son essence. -

M. Jules de Gaultier a fort bien répondu en


séparant les mysticismes légitimes des sensibilités
supérieures, ceux qui ne se laissent*pas arrêter
par les conditions APPARENTES de la connaissance,
de «la foi inopportune
liste
,, spécialement
»du «croyant rationa-
néfaste «parce qu'il ne se
»,
sait pas croyant, c'est-à-dire « un cerveau comme
Lénine, sur lequel l'expérience, en ce qui touche à
de certains objets, n'a pas.de prise ». La foi telle

;
que nous l'entendons, est liée au contraire à l'ex-
périence qu'elle provoque elle écarte les limites
de l'idée ou de la volonté qu'on lui oppose, les
-

1. La foi inopportune, Mercure de France, 1er avril 1926.


— Nombre cfJautres divagations d'une mystique politique
et sociale font, comme le bolchevisme, «d'une église une
écurie ». Le mot, d'une justesse si vive, est de M. Bremond
(Pour le romantisme, p. 207).
Je diffère de M. Jules de Gaultier sur ce point: qu'il
accorde beaucoup trop d'importance selon moi, aux for-
mes historiques de la foi. La foi et ses actes sont.comme
toute chose, utilesou nuisibles suivant le lieu, le temps
et l'objet. Mais cela est indépendant de leur nécessité
biologique, inhérente à notre nature, — cette nécessité
étant conditionnée par le principe vital de notre sen-
sibilité.
Dans ce livre, remarquable sous tant de rapports, qu'est
La sensibilité métaphysique, M. Jules de Gaultier n'est-il
pas obligé de constater: « Sous l'apparent conflit des
bornes du sens commun, pour atteindre, sans pré-
tendre y parvenir, une réalité toujours plus pro-
fonde. Mais elle ne doit pas s'affirmer dans la
destruction de la réalité indubitablement conquise,
comme, par exemple, de vouloir instaurer dans
l'ordre de l'activité humaine un égalitarisme con-
traire à toutes les formes de la vie et à toutes les
preuves qui nous en sont, à chaque instant, don-
nées.
En somme,' le véritable mystique, qu'il soit un
savant, un poète, un artiste ou un saint, remet
moins en question les faits que les lois qu'on en
tire. Sachant que les faits sont dus presque tou-
jours à une découverte intuitive sortie d'une hy-
pothèse, il ne peut admettre que les lois ferment la
porte à des hypothèses nouvelles, d'autant qu'il
n'est, pour ainsi dire, pas de lois scientifiques
rigoureusement exactes.
Le souvenir des controverses suscitées par les
pages d'Henri Poincaré sur ce sujet nous rap-
logiques, c'est le conflit des sensibilités Qui mène le
monde et qui toujours décide. Il n'y a en vérité que des
questions religieuses.» (p. 91). Entre la,«sensibilité
spectaculaire » uniquement "esthétique,- qu'il entend sé-
parer radicalement de la «sensibilité messianique », uni-
quement morale, il y a un point commun où elles finis-
sent par se rencontrer: celui du bonheur, recherché par
l'homme d'un côté comme de l'autre. C'est l'aspiration au
bonheur qui gâte tout, qui remet toujours tout en ques-
tion, — après avoir tout créé. Car n'est-elle pas insé-
dans le désir fondamental ?
parable de l'être comme de l'existence, puisque incluse
Et les dieux, et les idoles
(liberté, justice, etc.) ne sont-ils pas encore les enfants
du désir, — les enfants à la fois régénérateurs et des-
tructeurs ?
pelle d'ailleurs qu'il est nécessaire toujours de
dénoncer les interprétations erronées au désavan-
tage de la science qu'on veut tirer de seshypothè-
ses successives. Le rôle premier de l'intuition et
de la croyance dans la découverte expérimentale
n'en diminue pas plus l'incontestable réalité que
la croyance au surnaturel n'empêche la mystique
ex-
religieuse d'adopter les vérités rationnelles et
périmentales qu'elle rencontre en dehors de son
çhemin, ou même sur son chemin. Dans les deux
cas, ce qui est cru la vérité (limitée et précise,
quoique à l'infini, quand elle est scientifique, —
indéfinie, quoique déterminée, quand elle est reli-
gieuse) n'est faussé nullementpar des actes de foi
provisoires ou par un acte de foi immuable. Les
vieilles querelles de la théologie ou de la science
positiviste doivent finir, l'objet de leur croyance
n'étant pas le même et pouvant coexister sans se
mêler dans les préoccupations affectives et intelr
lectuelles du même savant. Il importe seulement
que chacun de son côté, le religieux ou le savant,
ne vise pas à des applications présomptueuses,
dangereuses pour l'existence sociale, la vie collec-
tive ne pouvant supporter les mêmes expériences
que la vie individuelle.
*
**
Et maintenant en quoi les notions de M. l'abbé
Bremond contredisent-elles nos témoignages ?
Lequel ne se dresse pas devant M. Paul Souday, *
qui croyait"sans réplique d'écrire : «La raison
est la seule lumière pour la connaissance propre-

même ajouter :
ment dite. » (Le Temps, 2 nov. 1925), et qui osait
«La beauté n'est qu'une illustra-
»
:
tion et un épanouissement de la raison ! Tout
est d'abord croyance, autrement dit confiance
et jusqu'à l'aboutissement tout un fond immense
;
demeure obscur. Pas une découverte qui ne soit
le résultat premier ou dernier d'un état lyrique !
:
Pas une qui puisse naître sans que la fée se pen-
che sur son berceau sans que l'Intuition aux traits

le souffle moins exprimable de l'âme !


voilés se confonde avec l'air qu'on respire, avec
le Ainsi
les savants ne contesteraient plus qu'une mystique
préside à tout enfantement, que le sentiment est
l'initiateur, même le fécondateur, de toute concep-
tion, — et c'est alors que le triomphe en pourrait
être si grand pour la poésie, sans laquelle aucune
mystique n'existerait, qu'au nom de la raison il lui
serait refusé l'ineffable puissance de cette infini-
tude!
Dans cette mystique de la découverte qui ap-

sensibilité,"un lien, un courant est évident:


parente -le savant à l'artiste par l'imagination et la
celui
de poésie. Lui seul détermine sur des points diffé-
rents l'étincelle de l'état lyrique, sans lequel, —
qu'on en ait ou non conscience, et quelque forme
qu'il prenne (et la forme agitée n'est pas obliga-
toire : au contraire) — l'invention, pas plus que
l'amour et son fruit, ne peut naître.
La raison n'a rien à faire avec l'amour, et toute
science profonde, tout art vrai, toute vraie poésie,
est mystique parce que amour, — raison aussi,
mais à travers les sens au delà des sens, raison
unifiante, raison transcendante.
— « Sensualité, animalité, confusion. », disent
nos anti-mystiques.
! la raison qui-faitl'ange.)
-(Ah
« Réalité, simplement. », répondent la
science et la poésie, seule réalité créatrice, parce
qu'elle ne perd aucune des relations de la vie, rela-
tions concentrées, sublimisées par l'Amour dans.
l'adoration, dans l'extase.
Mais la poésie ne pourrait-elle se passer du poè-
me proprement dit ? du poème verbal qui n'en
serait plus qu'une expression périmée ? Pas' du
tout, car cet enfant-là est celui de l'amour, celui
qui tient le plus à son essence, le. plus apte à
perpétuer l'état lyrique, l'état d'invention par le
renouvellement des mots et de leurs rapports.
Quelle découverte qui ne soit forcée de se tra-
duire en sensation-pensée, qui n'ait été même
d'abordà ?
la fois sentie et pensée Et quelle pen..
sée dans ses liens avéc nos souvenirs qui ne soit
mots, mots par conséquent à refondre, par le silence
et son extase contemplative, dans une chair nou-
velle,- ce qui est le propre du poème ? Surtout,
perdant le goût Hu poème, l'homme perd le sens
de la poésie par ce qui peut le mieux maintenir le
désintéressement parfait des sens etde l'esprit,
aussi nécessaire à la découverte que l'exaltation et
la ferveur. Le poème est la plus belle expression
désintéresséequi nous permette d'atteindre et
d'étendre, en la transfigurant, en la recréant, la
réalité par l'Amour.
Cette réalité-là, les réalistesne la comprennent
pas mieux que les rationalistes. Et ce serait pour-
tant en ces deux groupes que nos poètes se ran-
geraient, qu'ils accepteraient d'être, comme cha-
cun de leurs membres, des dissociés. Les uns se

;
noient dans leur inconscient comme si le réel n'était
que ténèbres les autres le nient à ne pas le voir
d'un regard qui se croit lucide, et qui s'aveugle à
fixer le vide. La nuit, des deux côtés, est aussi
»
grande que né pénètre pas l'« éclair qui enfonce
le conscient dans l'inconscient, qui rend l'incons-
cient conscient.
Nous ne retrouverons pas la poésie sans cet
éternel mysticisme où s'opère la synthèse de l'être
et des choses. C'est à méditer sur cette évidence
que nous a conviés M. l'abbé Bremond. Qu'il y ait
associé la mystique religieuse, cela ne peut gêner
personne. Du moment qu'il y a croyance, — nos
savants nous ayant assez dit que chaque pas fait
dans la connaissance même est un acte dé foi —,
que les croyances s'ignorent ou s'opposent, toutes
les mystiques s'apparentent. On doit aller plus
loin et ne pas craindre de penser qu'elles se tien-
nent, qu'elles se complètent.
Mystique esthétique, mystique religieuse, mys-

cette trinité en une personne sans épithète


POESIE.
:
tique scientifique, la civilisation entière dépend de
LA
AVANT-PROPOS, par Henri Bremond 9

DE LA POESIE PURE
par

PURE.
HENRI BREMOND
de l'Académie Française
LAPOÉSIE 15
ECLAIRCISSEMENTS.

I. — Paul Souday ou le Martyr de la


Poésie-raison
Il.-
31
Encore le Martyr 39
III. — Le témoignage des poètes 50
* IV. — Paul Valéry ou le poète malgré lui.. (j0
V. — Une distinction dangereuse d'Albert
Thibaudet. — L'inspiration et la
69
1 artiste.
fabrication
VI. — La réaction bourgeoise. — La réac-
tion
VII. — Toujours la réaction rationaliste. —
La réaction scientifique
81

92
.-
VIII. — Renforts. — Correspondants et textes
contemporains.
Textes du passé. Baudelaire
104
IX. — — De
aux «préromantiques» 118
X. — Les Arts et la Poésie. — Le sujet et
les cadences plastiques— 131
XI. — Les Arts et la Poésie (suite), — La
mystique du chef-d'œuvre. — Le
sentiment des simples 137
XII. — La Poésie et la Science. — Le con-
cours des philosophes. — Les « as-
»
sociations informulées et le « com-
plexe primitif », d'après M. Lionel
Landry
XIII. - L'appui des savants. — En « psycho-
146

de simple impulsion (logique)


induction (morale)
;
dynamique », distinction d'une force

; —
— irradiation
(esthétique) ; d'après M. Alfred Lar-

Post-Scriptum.
tigue 153
164

UN DEBAT SUR LA POESIE


par

Avertissement.
ROBERT DE SOUZA

I.
:
— La poésie, la poétique, le poème
IL— Le contre-poétique réalisme, ratio-
169
171

III. - nalisme
»
Poésie pure et Henri Bremond
La «
IV.— D'Edgar Poe au « Poète malgré lui»
182
196
207

-
V.— Le retour au didactisme
VI. Le langage gnomique et le poème..
218
230
LA PRESENTE ÉDITION (2* TIRAGE) A ÉTÉ
IMPRIMÉE AUX «PRESSES DE SAVOIE »,
CLERMONT-FERRAND, LYON, AMBILLY.
LA POESIE ET LESPOETES
Racine Valéry
HENRI BREMOND, de
PrièreetPoésie 21.45
l'Arche. et
23.40
Divertissements devant
L'AcadémieFrançaise

23.40
Autour de l'Humanisme. D'Erasme à Pascal. Préface
de G. Goyau, de l'AcadémieFrançaise 23.40
ROBERT BROWNING
alfa,
Poèmes, traduits et présentés par Mme Mary Duclaux.

.•
Les Cabiera Vert.r, 26 »

Maurras1950
..,
,
MARCELCOULON -
Raoul Ponchon, l'hommeetl'œuvre. Préface de Charles

Fables
FRANC-NOHAIN

GÉRARD D'HOUVILLE
23.40

Poésies 23.40
JEAN DE LA VILLE DE MIRMONT

intérieure
L'Horizon chimérique 23.40
CHARLES MAURRAS
La Musique 23.40
HENRY DE MONTHERLANT
Encore un instant de bonheur 19.50
Comtesse DE NOAILLES
L'Honneurdesouffrir
,Derniers Vers etPoèmes
-
d'enfance. 23.40
23.40
RAYMONDRADIGUET
Les Joues en feu, avec un poème de Max Jacob et une 15.60
lithographie de Picasso
JEAN COCTEAU
Essai de critique indirecte 23.40
RAINER MARIA RILKE

E.NOULET
créatrice par Bernard Grasfft6-
Lettres à un jeune poôtepeuivies de réflexions sur la vie
19.50

Paul Valéry, précédé d'u® importante préface de Paul


Valéry. Fragment des Mémoires de « La jeune Parque 2340 »
CHEZ BERNARD GRASSET

18, rue Séguler, Paris (France'


20&^diiinn

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