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Revue de l'histoire des religions

Un philosophe au désert : Evagre le Pontique


Antoine Guillaumont

Résumé
Evagre, originaire du Pont, a composé au désert des Kellia, en Egypte, où il a vécu à la fin du quatrième siècle, une œuvre qui a
exercé une influence profonde sur le développement de l'ascèse chrétienne, en Orient plus encore qu'en Occident. Cette
œuvre, conservée en partie seulement en grec, la langue originale, et surtout par des versions orientales, reste d'un accès
difficile. Une synthèse est ici présentée, qui s'en tient aux grandes lignes de la doctrine et qui cherche surtout à dégager les
articulations existant entre les principaux éléments doctrinaux : la "practikè", qui comprend l'ensemble des exercices ascétiques
auxquels le moine se livre dans la solitude, la "gnostikè" dont le point culminant est la "théologikè". Cette doctrine spirituelle se
situe dans un système plus vaste qui comprend une cosmologie et une eschatologie, et l'on envisage, à la fin, comment se pose
le problème d'une mystique évagrienne.

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Guillaumont Antoine. Un philosophe au désert : Evagre le Pontique. In: Revue de l'histoire des religions, tome 181, n°1, 1972.
pp. 29-56;

doi : 10.3406/rhr.1972.9807

http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1972_num_181_1_9807

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Un philosophe au désert : Evagre le Pontique

Evagre. originaire du Pont, a composé au désert des Kellia,


en Egypte, où il a vécu à la fin du quatrième siècle, une œuvre
qui i a exercé une influence profonde sur le développement de
V ascèse chrétienne, en Orient plus encore qu'en Occident. Celte
œuvre: conservée en partie seulement en grec, la langue originale,
et surtout par des versions orientales, reste d'un accès difficile.
Une synthèse est ici présentée, qui s'en tient aux grandes lignes
de la doctrine et qui cherche surtout à dégager les articulations
existant entre les principaux éléments doctrinaux : la practikè,
qui comprend l'ensemble des exercices ascétiques auxquels le
moine se livre dans la solitude, la gnostikè dont le point
culminant est la théologikè. Cette doctrine spirituelle se situe dans un
système plus vaste qui comprend une cosmologie et une
eschatologie, et l'on envisage, à la fin, comment se pose le problème
d'une mystique évagrienne.

A environ 70 km au sud-est d'Alexandrie, à l'entrée du


désert libyque, existait, dès la seconde moitié du ive siècle,
une colonie d'ermites qui, avec celle de Nitrie, située à quelque
20 km au nord; et celle de Scété,.plus éloignée, vers le sud;
formait le groupement monastique le plus célèbre de la Basse-
Egypte, celui que les Apophlhegmala Patrům ont fait connaître
à tout le monde chrétien. Ce site monastique, qui était
primitivement une annexe de Nitrie, s'appelait les Kellia, c'est-à-
dire « les Cellules m1. Les moines y vivaient dans des cellules
dispersées à. travers le désert, qui, faiblement vallonné,
s'étend à perte de vue ; chacun habitait seul, occupé
principalement au travail manuel et à la méditation de l'Ecriture

* Texte, légèrement remanié, d'une conférence prononcée à la Société


Ernest-Renan, le 27 novembre 1971.
1) Après avoir identifié ce site sur le terrain en 1964 (cf. Le site des « Cellia »
t'Basse-Egypte), Revue archéologique, juillet-septembre 1964, p. 43-00), nous
avons pu y mener, à partir de 1965, plusieurs campagnes de fouilles, {rráce au
concours de M. F. Daumas, alors directeur de l'Institut français d'Archéologie
orientale du Caire. Les résultats des deux premières campagnes ont été publiés
{Kellia I, kom 'ЛЭ; Fouilles exécutées en 1964 et 1965 sous la direction de
F. Daumas et A. Ouillaumont, fasc. I-II, Fouilles de l'IFAO, t. XXVIII, Le
Caire, 196У).
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et ils se rassemblaient seulement chaque fin de semaine, à


l'église, pour y prendre un repas en commun et y célébrer la
liturgie. (Test dans l'une de ces pauvres cellules, faites de
briques crues et entourées d'un petit enclos, que fut composée
l'œuvre qui a exercé sans doute l'influence la plus profonde
sur le développement de l'ascèse chrétienne, l'œuvre d'Evagre
le Pontique.
Evagre avait déjà une quarantaine d'années quand il vint
s'établir aux Kellia, où il resta jusqu'à sa mort, survenue
vraisemblablement en 399. Sur ce qu'il avait fait auparavant,
nous sommes quelque peu renseignés par Pallade, l'historien
des moines, qui vécut auprès de lui aux Kellia et y fut son
disciple1. Il était né dans une petite ville d'Asie Mineure,
Ibora, dans le Pont, et dans cette province écartée il avait
pu connaître, tout jeune, saint Basile et saint Grégoire de
Nazianze, car c'est tout près ď Ibora que les deux amis,
après leurs années d'études à Athènes, s'étaient retirés pour
mener, un certain temps, la vie monastique. Evagre lui-même
fut-il moine dans un monastère basilien ? On l'a dit, à la
suite de Bousset, mais la chose n'est rien moins qu'assurée2.
Nous savons seulement que Basile lui conféra le lectorat.
Celui qu'il a reconnu lui-même comme son véritable maître
est Grégoire, qui l'instruisit aussi bien dans les belles lettres
et la philosophie que dans les sciences sacrées. Ordonné
diacre par lui, il l'accompagna à Constantinople, quand
Grégoire devint, en 380, évêque de cette ville ; bientôt il s'y
fit remarquer par son intelligence et son habileté dialectique
dans les controverses théologiques et quand Grégoire dut se
retirer, l'année suivante, il le laissa à son successeur, Nectaire.
Evagre aurait sans doute poursuivi dans la ville impériale
une carrière ecclésiastique qui s'annonçait brillante si une
aventure passionnelle n'était venue changer, soudain, le cours

1) Histoire lausiaque, chap. 38, éd. C. Butler, The Lausiac History of


Palladius, II, Cambridge, 1904, p. 116-123.
2) W. Bousset, Apophthegmata, Tubingen, 1923, p. 335-336. Л ce sujet,
voir Traité pratique ou Le moine (livre cité ci-dessous, p. 33, n. 1), t. I, p. 23
avec n. 3.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT : ÉVAGRE LE PONTIQUE 31

de son destin : il s'éprit de la femme d'un haut fonctionnaire


de la Cour, qui répondit à sa passion, et, pour assurer à la fois
sa liberté, menacée, et le salut de son âme, il quitta
brusquement Constantinople et s'embarqua pour la Palestine. A
Jérusalem, il fut accueilli par Ru fin et Mélanie, et c'est sur le conseil de
cette dernière, femme énergique autant que cultivée, qu'il décida
de gagner l'Egypte pour y mener désormais la vie monastique.
Avant de s'établir aux Kellia, il avait d'abord passé deux
ans à Nitrie, comme le faisaient d'ordinaire ceux qui voulaient
être initiés à la vie monastique avant d'aller vivre dans une
plus grande solitude. Quand il arriva en Egypte, certains des
moines les plus prestigieux vivaient encore. Il connut
notamment le grand Macaire, l'initiateur de la vie monastique à
Scété, où il allait le visiter, parcourant à pied, à travers le
désert, les quelque 40 km qui séparaient les Kellia de Scété,
l'actuel Ouadi Natroun. Aux Kellia mêmes, il connut aussi
l'autre Macaire, l'Alexandrin, qui, en sa qualité de prêtre,
jouissait d'une certaine autorité sur les moines de ce désert.
Il se lia d'amitié surtout avec un moine nommé Ammonios,
qui était, comme lui, fort instruit et grand lecteur des livres
d'Origène. Autour d'Ammonios et d'Evagre se groupèrent
quelques autres moines qui se distinguaient par leur goût de
la spéculation intellectuelle de la masse des autres,
généralement incultes. Une certaine hostilité finit même par se
manifester entre ceux qui passaient pour « origénistes » et ceux que
l'on appelait « anthropomorphites », parce que, se refusant à
toute exégèse spirituelle, ils prenaient à la lettre le mot de
l'Ecriture : « Dieu créa l'homme à son image » (Gen., 1, 27).
Les choses devaient tourner tragiquement quand, peu après
la mort d'Evagre, Théophile, le patriarche d'Alexandrie, vint
au désert même sévir contre Ammonios et ses frères — ceux
que l'histoire connaît sous le nom de « Longs Frères » — , et
leurs partisans1.

1) Sur la vie d'Evagre aux Kellia et son rôle dans la controverse origéniste,
cf. notre livre, Les « Képhalaia gnoslica » ďEvagre le Pontique et l'histoire de
Vnrigénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Paris, 1962, p. Г>1-64.
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Le problème fondamental qui se pose à propos de l'œuvre


d'Evagre est de savoir dans quelle mesure celle-ci reproduit
l'enseignement traditionnel des « Pères » dm désert et dans
quelle mesure elle est le fruit d'une spéculation personnelle,
nourrie de ? la vaste s culture philosophique qu'avait Evagre
et de la lecture assidue qu'il avait faite de l'œuvre d'Origène.
Volontiers Evagre présente sa doctrine comme l'écho de
l'enseignement qu'il a reçu au désert : « Nous allons exposer
'
maintenant, sur la vie pratique et la vie gnostique (c'est-à-dire
l'ensemble: de la vie monastique), non pas tout ce que nous
avons vu: et entendu, mais seulement ce que nous avons
appris d'eux (les anciens) pour le dire aux autres и1 ; àU'en
croire, il ne fait que répéter,- le mettant par écrit, ce qu'iL a
appris, simple chaînon dans la tradition du désert. Cet
enseignement donné parmi les moines était avant' tout pratique,*
fondé sur la parole et surtout sur l'exemple, et il se
transmettait sous la forme ď « apophtegmes », gestes et dits des grands
anciens. Evagre г termine;- l'un de ses principaux traités
ascétiques,, le Traité pratique, par' une petite collection
d'apophtegmes, qui- est la première que nous connaissions,
et il l'introduit par ces mots caractéristiques : «II faut aussi
interroger les voies des moines qui nous ont précédés dans le
bien et nous régler sur elles »2 ; puis il rapporte certains propos
de saint Antoine, de l'un et de l'autre Macaire et d'autres
moines, anonymes :. ces apophtegmes n'ont d'autre but. que
de garantir la doctrine exposée dans le livre.
Quand Evagre se présente ainsi* comme le porte-parole
des moines du désert, nous ne sommes pas obligés de le croire
aveuglément. Il paraît évident, à l'examen, qu'il y a deux parts:
à faire dans sa doctrine. Evagre a sans doute donné, le premier,
une forme écrite à un enseignement oral qui se transmettait
parmi les moines de Nitrie et de Scété depuis environ un demi-
siècle — enseignement qui concerne surtout l'ascèse * et ce

1) Traité pratique, prol., § 0, p. 493 de l'édition mentionnée ci-dessous,


p. 33, n. 1.
2) Ibid., chap, '.il, p. 003.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT Г ÉVAGRE LE PONTIQUE 33

que l'on considérait comme la lutte contre les démons,


inspirateurs des passions. Mais, d'autre part, il y a une large part
à faire, dans cette doctrine, à des spéculations dont l'origine
savante est dans l'ensemble aisée à identifier. Moins que
l'étude de ces sources, nous nous proposons de faire ici une
présentation synthétique de cette doctrine. Nulle part, en
effet, Evagre n'a fait la synthèse de sa pensée, qu'il expose
le plus souvent sous la forme analytique des sentences, et
ces sentences sont réparties dans des livres qui se situent
chacun à un niveau particulier de la vie spirituelle telle qu'il
la conçoit. Il faut ajouter que cette œuvre, écrite en grec,
est, pour une part importante, perdue dans le texte original
et est conservée seulement dans des versions orientales,
surtout syriaques et arméniennes, dont plusieurs sont encore
inédites. La doctrine d'Evagre, qui se présente ainsi sous une
forme disparate et fragmentaire, a cependant une forte unité ;
elle a été pensée par un esprit d'une vigueur exceptionnelle.
Nous voulons ici tenter de reconstituer les grandes lignes de
cette doctrine, chercher surtout à dégager les articulations
qui relient entre elles les pièces maîtresses du système1.
C'est quand Evagre traite des principes et des débuts de
la vie monastique qu'il se fait le plus sûrement l'écho d'un
enseignement dès lors traditionnel ; sur ce point, à l'influence
de ses maîtres égyptiens se joint, semble-t-il, celle de saint
Basile. Ces principes sont exposés dans le traité Des bases de
la vie monastique2. Le vrai sujet de ce livre est, en réalité,
Vhésychia, mot intraduisible, qui désigne l'état de parfaite
tranquillité dans lequel doit se trouver le moine, libre de tous
les soucis du monde, pour se livrer, en pleine disponibilité,

1) Pour CPt aperçu nécessairement sommaire, nous utilisons en particulier


le plus important ouvrage îI'Evagre, conservé seulement en deux versions
syriaques et une version arménienne, les Képhalaia gnoslica, que nous avons édité,
t-n 195Я, dans la Palrologia Orienlalis, t. 28, fasc. 1, et l'un de ses principaux
traités ascétiques, le Traité pratique ou Le moine, que nous venons d'éditer en
collaboration avec Claire Guillaumont, « Sources chrétiennes », 170-171
•Taris, 1971).
2) Migne, PG, 40, 1252 D - 1264 C, sous le titre « Rerum monachalium
rationes ».
34 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

à la contemplation. Etre moine, c'est essentiellement vivre


dans Vhésychia. Pour cela, la première condition est de
renoncer au mariage : le moine est d'abord un célibataire, ou,
mieux, un continent, et cela surtout parce que, selon la
doctrine paulinienne (/ Cor., 7, 33-34), le mariage est source
de division et de partage ; sur ce point, Evagre est fidèle
à la tradition par laquelle le monachisme se rattache à
l'ascétisme des premiers siècles : « Ainsi doit être le moine, s'abste-
nant de la femme, ne procréant ni fds ni fille (cf. Jér., 16, 1-4)...,
mais il doit être un soldat du Christ, immatériel et sans souci,
dégagé de toute pensée des affaires et de toute activité л1. La
continence n'est qu'un aspect d'une abstinence plus générale
qui a pour objet le monde : « Que le moine marche ainsi,
abandonnant toute la matière de ce monde et courant vers
les magnifiques et splendides trophées de Vhésychia »2. Le
moine doit donc renoncer à tous les biens du monde et vivre
dans la pauvreté ; qu'il ne se laisse pas séduire par les faux
prétextes de la charité ou de l'hospitalité pour amasser plus
qu'il ne lui faut, mais qu'il donne tout d'emblée, sans rien
réserver pour l'avenir ; qu'il vive dans une parfaite «
insouciance », et c'est surtout parce que les biens de ce monde sont
une source de soucis qu'il doit y renoncer, pour s'assurer
Vhésychia. Pour cela aussi il doit quitter la compagnie des
hommes « matériels », qui vivent dans l'agitation du monde,
s'arracher même à l'affection de ses parents et de ses proches,
éviter de les fréquenter de peur qu'ils ne lui fassent partager
leurs distractions. Aussi, rompant avec la société des hommes,
ira-t-il vivre au désert, accomplissant ainsi, non seulement le
« renoncement », mais aussi Vanachorèse : « Recherche donc
les lieux retirés et sans distractions >A Au désert même, il
lui faut se garder de tout ce qui peut être source d'agitation
ou de souci, éviter les frères qui, dans la solitude, ont conservé
l'esprit du monde et dont les propos peuvent être une occasion

1) Bases, § 2, 1253 B.
2) Ibid.
3) Ibid., § 6, 1257 С.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT I ÉVAGRE LE PONTIOUE 35

de trouble ; et même avec ceux qui sont de vrais spirituels, il


convient d'avoir des rapports ni trop fréquents ni trop
prolongés. Si le moine est trop souvent dérangé, Evagre lui
conseille de changer de lieu, de pratiquer le « dépaysement »,
la xéniléia, et cela pour sauvegarder son hésychia : « Sois
comme un bon marchand, jugeant de tout par rapport à
Yhésychia, t'attachant à tout ce qui la procure et la conserve в1.
Mais que ce motif ne devienne pas un prétexte à vagabondage ;
le moine ne doit qu'exceptionnellement quitter sa cellule ;
il est comme le vin contenu dans une cruche : si on la laisse
tranquille, il se repose et devient limpide ; mais si on la
déplace, il se trouble et devient mauvais2 ; sur ce point,
l'enseignement d'Evagre est pleinement conforme à celui des
moines égyptiens, qui n'ont jamais beaucoup goûté le mona-
chisme itinérant en honneur chez les Syriens. Pour lui,
V hésychia s'identifie à la garde de la cellule. Pour combattre
la tentation qui le pousse à sortir de sa cellule et pour
entretenir en lui la vertu de « persévérance », Yhypomonè, le moine
s'appliquera sans cesse au travail manuel, qui lui assure le
peu qu'il lui faut pour vivre, et il occupera son esprit à la
méditation de la mort, du jugement et des châtiments promis
aux pécheurs ; ainsi se pénétrera-t-il de l'idée de la vanité
du monde et trouvera-t-il la force de persévérer dans sa
résolution de garder la cellule3.
Toutes les premières démarches du moine ont donc pour
but de l'établir et de le maintenir dans Y hésychia qui, telle
qu'Evagre la décrit, correspond assez bien au genre de vie
semi-anachorétique des moines des Kellia. Mais si Y hésychia
est une condition favorable, voire nécessaire, à la
contemplation, elle ne saurait en être une condition suffisante. Pour

1) Ibid., 1257 Б. Cf. notre article, Le dépaysement comme forme d'ascèse


dans le monachisme ancien, Annuaire (1968-1969) de l'Ecole pratique des
Hautes Etudes, Ve section, Sciences religieuses, Paris, 1968, p. 31-58.
2) Ibid., § 8, 1260 С. Comparaison analogue avec l'eau, qui, reposée, devient
limpide, dans un apophtegme anonyme, Nau 134, Revue de iOrient chrétien, 3
(13), 1908, p. 47.
3) Ibid., § 9, 1261 AD.
36 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

accéder à la contemplation, ilfaut s'être dégagé des passions,


avoir atteint ce- qu'Evagre, reprenant un" terme stoïcien,
appelle Vapathéia; l'impassibilité. Or le moine qui- a '. quitté
le monde et , qui vit dans la solitude du , désert serait-il, par
là même, libéré des passions ?Evagre était bien loin d'avoir
une psychologie aussi sommaire et lui-même mettait en garde
le novice contre ' l'illusion qu'une fois au , désert il n'aurait
plus à lutter1. Le calme extérieur qu'est Yhésychia ne procure
pas ipso fado le calme intérieur de l'impassibilité, et celui-ci
<>st beaucoup plus difficile et plus long à obtenir. Entre les
deux: s'insère ce qu'Evagre appelle, d'un terme également
intraduisible, la praclikè ; il définit celle-ci comme «la méthode
spirituelle qui > purifie la partie passionnée de l'âme »2. Elle
suppose réalisée Vhésychia, et elle tend vers l'impassibilité
comme vers son: terme. C'est à elle qu'Evagre * consacre la
plus grande partie de ses développements, car son
enseignement s'adresse principalement à des anachorètes. Le moine
qui s'est retiré du monde n'a plus à lutter contre les hommes
et leurs agitations; mais il rencontre d'autres adversaires,
plus redoutables, qui sont les démons. Selon une conception
commune à tout l'ancien monachisme et qui s'exprime
notamment dans \&Vila Antonii, le désert est le domaine des démons
et l'anachorète qui s'y engage - les affronte3. Aussi- bien le
combat spirituel est-il compris, essentiellement, comme un
combat contre les démons. A vrai dire, pour Evagre, il en est
partout ainsi ; mais la différence est que, dans le monde; et
même chez les cénobites, les démons combattent par le moyen
des autres hommes, tandis qu'avec les anachorètes ils
combattent directement4. Leurs armes sont alors les pensées. Le
moine, en effet, qui vit à l'écart des « objets » du monde, est

1) Ibid., § 6, 1257 С.
2) Traité pratique, chap. 78, p. 667 ; sur la praclikè, l'histoire du terme et la
notion, qui est le sujet principal de ce livre, voir l'Introduction, p. 38-63.
3) Cf. L. Bouyer, La vie de saint Antoine, Paris, 1950, p. 103-106, et A. et
C. Guillaumont, article « Démon», Dictionnaire de spiritualité, t. 3, Paris, 1954,
col. 190-191. Cette idée repose sur une conception du désert qui est fort ancienne,
aussi bien chez les Sémites que chez les Egyptiens.
4) Traité pratique, chap. 5, p. 505.
UN PHILOSOPHE AU DESERT :'. ÉVAGRE LE PONTIQUE 37

soustrait à leur atteinte, mais il ne l'est pas à celle des


« pensées », faites surtout du souvenir de ces objets. Le mot.
« pensée », logismos, a, le plus souvent, chez Evagre, un sens
péjoratif, qui s'est maintenu,, après lui et sous son influence,
dans la littérature ascétique : la « pensée » est généralement la
mauvaise pensée, parce qu'elle est l'instrument dont se sert
le démon pour déclencher la passion chez l'anachorète, comme
il utilise les « objets » — par quoi il faut entendre les
personnes tout autant que les choses — , pour tenter ceux qui
vivent dans le monde : « Avec les séculiers les démons luttent
en utilisant -de préférence les objets ;. mais avec les moines,
c'est, le plus souvent, en utilisant les pensées, car les objets
leur font défaut à cause de la solitude и1. Concrètement la
pensée et le démon s'identifient, au point qu'Evagre emploie-
souvent de façon indifférente l'un ou l'autre terme. La lutte
que l'anachorète doit mener contre ses pensées, en quoi
consiste principalement la praclikè, n'est que l'aspect
psychologique du combat qui se déroule, sur le plan ontologique,
entre l'âme et les démons. Mais, pour Evagre, ces deux plans
ne sont pas dissociés : le démon, avec la pensée qu'il suggère,
fait irruption dans la vie même de l'âme.
La plus, grande partie des livres ascétiques d'Evagre,
Traité pratique, Anlirrhélique, traités Des. diverses mauvaises
pensées, Des huit esprits de malice, est consacrée à une analyse
des pensées2. Toutes sont classées sous huit pensées plus
générales : « Huit sont en- tout les pensées génériques, qui
comprennent toutes les pensées : lat première est celle de la
gourmandise, puis vient celle de la fornication, la ; troisième

est celle de l'avarice, la quatrième celle de la tristesse, la


cinquième celle de la « colère, la sixième celle de l'acédie, la
.

septième celle de la vaine gloire, la huitième celle de l'orgueil »3.

1) Ibid., chap. 48, p. 609.


'2) U" Anlirrhélique r est conservé seulement en syriaque et en arménien ;
édition de la version syriaque avec rétroversion grecque, VV. Frankenberg,
;

Euagrius Ponticus, Berlin, 1912, p. 472-545. Les deux derniers traités sont édités
sous le nom de saint Nil, PG, 79, 1145-1164 et 1200-1233;.
3) Traité pratique, chap. 6, p. Г>07-509.
38 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Cette liste est la première qui ait été établie sous une forme
close et fixe (seules la colère et la tristesse sont parfois dans
un ordre inverse) et, par l'intermédiaire de Cassien, qui l'a
retenue telle quelle, et de saint Grégoire le Grand, qui l'a
ramenée à sept termes en mettant l'orgueil hors série, elle
est à l'origine du catalogue des sept péchés capitaux1. Ces vices
ne sont pas sans rapport entre eux et souvent ils s'engendrent
les uns les autres : de la gourmandise naît la fornication, de
l'avarice, quand elle est frustrée de ce qu'elle désire, la tristesse ;
celle-ci, à son tour, engendre la colère qui s'échauffe contre
celui qui nous a affligés, ou dont nous pensons qu'il nous a
affligés ; la vaine gloire naît souvent de la victoire sur les
autres vices, et de même l'orgueil, quand le moine attribue
à lui seul le mérite de cette victoire2.
Les analyses, très concrètes, qu'Evagre a faites de ces
divers vices révèlent un moraliste d'une grande profondeur
et d'une grande finesse. Elles jettent une lumière crue sur les
tentations qui sont celles du solitaire et qu'il a lui-même
connues. Ces tentations ont le plus souvent un caractère
intellectuel, revêtant la forme de représentations qui affectent
l'imagination ou de raisonnements. Ainsi le démon de la
gourmandise rappelle au solitaire le souvenir des festins qu'il
a faits jadis dans le monde, de façon à lui inspirer le dégoût
de la nourriture grossière et toujours la même qui est
maintenant la sienne ; ou encore il lui représente les maladies qu'il
ne manquera pas d'avoir s'il persiste dans son abstinence3.
Le moine qui est en butte au démon de la vaine gloire se
voit, en imagination, entouré d'une foule qui vient à lui
comme auprès d'un thaumaturge, assailli par des gens qui
viennent le chercher pour le faire prêtre, qui l'attachent parce que,
par humilité, imagine-t-il, il veut se dérober à cet honneur4.

1) Sur les origines cle la liste évagrienne et sa portée historique, voir


l'Introduction au Traité pratique, p. 63-84 ; sur sa postérité en Occident, W. Bloom-
field, The Spven Deadly Sins, Michigan, 1952.
2) Cf. surtout les chap. 7-14 du Traité pratique, p. 509-535.
3) Ibid., chap. 7, p. 509-511.
4) Ibid., chap. 13, p. 529-531.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT ." ÉVAGRE LE PONTIQUE 39

Evagre a bien décrit les ravages que peut faire dans l'âme
de l'anachorète, ravages accrus par la solitude même, la
pensée de la colère qui, tout le jour, lui représente le visage
de celui qui Га affligé et qui, si elle s'attarde, se transforme
en rancune, au point qu'il ne peut plus prier. L'analyse la
plus originale est sans doute celle qu'il fait de Г « acédie » :
nous n'avons pas de mot, en français, pour désigner cet état
d'âme qui est propre à la vie solitaire ; le démon de l'acédie,
identifié avec le « démon de midi » du psaume 91, 6 (selon la
Septante), attaque, de préférence, au milieu du jour, quand la
chaleur se fait plus pesante ; le moine se sent alors gagné
par l'ennui : le soleil lui paraît immobile, le jour interminable ;
il guette la venue de visiteurs, mais en vain : les frères, se
dit-il, n'ont plus de charité ; l'abattement, le découragement
l'envahissent ; il éprouve le dégoût de son travail, du lieu
où il habite, de son état lui-même ; l'acédie pousse le moine
à quitter sa cellule et à déserter : elle est la tentation contre
Vhêsijchia, qui, nous l'avons vu, est l'essence même de l'état
monastique1.
Evagre analyse les pensées en quelque sorte à l'état pur,
dans des conditions expérimentales privilégiées, qui sont
celles de l'anachorèse, où elles agissent indépendamment de la
présence des objets ; son analyse n'en revêt pas moins une
valeur générale, car, de toute façon, ce ne sont pas les objets
qui nous tentent, mais les pensées qu'ils éveillent en nous.
Ainsi en est-il aussi des remèdes qu'il recommande pour les
combattre. Que pouvons-nous contre elles ? « Que toutes
ces pensées troublent l'âme ou ne la troublent pas, cela ne
dépend pas de nous ; mais qu'elles s'attardent ou ne
s'attardent pas, qu'elles déclenchent les passions ou ne les
déclenchent pas, voilà qui dépend de nous »2. Il faut donc d'abord
faire en sorte qu'elles ne s'attardent pas en nous, éviter, par
exemple, que la colère ne tourne au ressentiment et, pour cela,
se réconcilier avec notre frère avant le coucher du soleil,

1) Ibid., chap. 12, p. 521-527.


2: H, id., chap. 6, p. 5П9.
40 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

selon le conseil de l'Apôtre1. Pour pouvoir les chasser dès


qu'elles se présentent ou, mieux, les prévenir, il importe de
connaître le comportement de chaque. démon, le moment où
il a quelque chance de survenir ; c'est en observant le jeu et
la: succession' des pensées que l'on apprendra quel démon
succède à -tel autre démon, lequel ne peut coexister avec tel
autre, et l'ascète averti saura, par exemple, que le démon de
la vaine gloire et celui de la fornication ne peuvent se trouver
ensemble et que, par conséquent, l'on peut, moyennant une
certaine maîtrise de ses pensées, chasser: les pensées de l'un
en * évoquant celles de l'autre2. C'est donc par l'expérience
.

surtout que l'on apprend à connaître la tactique des démons


dans leur combat contre nous ; dans ce combat, l'observation,
la surveillance réciproque jouent un grand. rôle ; les démons
eux-mêmes ne cessent de nous épier, car, ne pouvant voir
directement l'état de notre âme, ils cherchent à le deviner
en interprétant les moindres signes de notre corps.
Les démons utilisent les pensées, mais ils ne les font pas.
Elles proviennent de la« partie passionnée » de l'âme. Evagre
adopte la conception platonicienne de l'âme tripartite, divisée
en une partie rationnelle, une partie irascible et une partie
concupiscible : ce sont ces deux dernières qui forment ensemble
ce qu'il appelle la « partie passionnée » de l'âme, où résident
les passions, qui, pour lui comme pour les stoïciens, sont les
maladies de l'âme. Nous serons libérés des pensées dans la
mesure où seront guéries notre irascibilité et notre
concupiscence. A chacune correspondent des remèdes appropriés : la
partie concupiscible, d'où proviennent les pensées de
.

gourmandise et de fornication, est guérie par l'abstinence et


l'ascèse; corporelle ; la partie irascible l'est par les vertus de
douceur et d'humilité et par l'exercice de la. charité3. Il est
important pour l'ascète de savoir où il en est dans la guérison
de son âme : il le saura en examinant ses pensées, leur pro-

1) Ibid., chap. 21, p.. 551 ; cf. Ephes., 4, 26.


2) Ibid., chap. 58, p. 637.
3) Ibid., chap. 20, p. 549, et chap. 91, p. 693-695..
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT .' ÉVAGRE LE PONTIQUE 41

venance et leur force. Mais un bon critère aussi est fourni par
les rêves ; Evagre, devançant en cela, de façon remarquable,
la psychologie moderne, a pensé que les rêves, qui pour les
Anciens avaient surtout valeur de pronostics, fournissent un
sûr diagnostic de l'état de notre âme :.« Si, dans les
imaginations du sommeil, les démons, s'attaquant à la partie concupis-
cible, font voir des réunions d'amis, des banquets de parents, des
chœurs de femmes et tous autres spectacles du même genre
générateurs de plaisir, et si nous accueillons ces images avec
empressement, c'est qu'en cette partie-là nous sommes malades
et que la. passiomy est forte. Si, d'autre part,, ils troublent
la partie irascible, nous forçant à suivre des chemins escarpés,
faisant . surgir des ; hommes armés, des bêtes venimeuses ou
carnivores, et si nous sommes terrifiés; devant ces chemins
et que, poursuivis par ces bêtes et par ces hommes, nous
fuyions, prenons soin alors de la partie irascible et, invoquant
le Christ dans nos veilles, ayons recours aux remèdes susdits л1.
L'impassibilité, qui est la santé de l'âme, s'établit en
celle-ci de façon progressive. Les passions qui cèdent en
premier lieu sont, celles qui relèvent de la partie concupiscible ;
celles de la partie irascible sont beaucoup plus longues à
guérir2. En accédant à l'impassibilité, l'âme retrouve, avec la
santé, l'usage naturel de ses diverses parties et en chacune
de celles-ci s'établissent les vertus qui lui sont appropriées :
prudence, intelligence 'et sagesse dans la partie rationnelle,
continence, charité et abstinence dans la partie concupiscible,
courage et persévérance dans la partie irascible ; dans l'âme
entière règne alors la vertu de justice, qui assure l'harmonie
entre les diverses parties de l'âme3. L'âme tout entière se

1) Ibid., chap. TA, p. 027. Pour Hippochate [Du régime, IV, «3-*G), les
rêves permettaient de diagnostiquer les maladies du corps.
2) Cf. Traité pratique, chap. 36, p. 583 : « Ceux (= les démons) qui président
aux passions de l'âme persistent jusqu'à la mort, ceux qui président à celles
du corps se retirent plus rapidement », et comparer Gnostique, 135 : « Persuade
les vieillards de maîtriser leur partie colérique et les jeunes gens de vaincre leur
ventre ; avec les vieillards, en effet, ce sont les passions de l'âme qui combattent,
tandis qu'avec les jeunes gens, ce sont le plus souvent celles du corps » (éd.
Frankenberg, op. cit., p. Г)50-о51).
3) Cf. Traité pratique, chap. 8У, p. fisi-689.
42 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

trouve ainsi orientée vers une seule fin, la contemplation, qui


est l'activité propre de sa partie rationnelle, l'intellect ; les
autres parties, agissant selon- leur nature, concourent à la
même fin,, la partie concupiscible en désirant la vertu, la
partie irascible en luttant contre les démons qui cherchent à
s'opposer à la contemplation : « La nature de la partie irascible,
c'est de combattre les démons et de lutter en vue du plaisir, quel
qu'il soit. Aussi les anges nous suggèrent-ils le plaisir spirituel-
et la béatitude qui le suit, pour nous exhorter à tourner notre
irascibilité- contre les démons. Ceux-ci, de leur côté, nous
entraînent vers les convoitises du1 monde et contraignent
la partie irascible, allant contre sa nature, à * combattre les
hommes, cela pour que l'intellect soit obscurci- et déchoie
de la science, devenant traître aux vertus s1. L'impassibilité
restaure donc l'état naturel de l'âme et rend à chacune de ses
parties l'exercice de la fonction qui lui est propre.
Mais l'impassibilité, si elle est le terme delapraclikè, n'est
pas une fin recherchée pour elle-même : elle n'est recherchée
que parce qu'elle est la condition d'une fin plus haute, la.
contemplation. La « vie pratique » prépare et conduit à la
« vie gnostique », la gnostikè: L'articulation de la pradikè et
de la gnoslikè est un point essentiel de la pensée d'Evagre
et il1 importe de la bien comprendre pour se faire une juste
idée du système. Il ne faut pas se les représenter comme deux
domaines juxtaposés, dont l'impassibilité serait la ligne - de
partage ; l'impassibilité elle-même n'est pas une * ligne • sans
épaisseur, mais une large zone comportant des degrés. Evagre
distingue entre ce qu'il appelle Г « impassibilité imparfaite », .
ou « petite impassibilité »2, et Г « impassibilité parfaite »3.-
.

L'ascète parvient à la première quand il a, vaincu les passions


de la partie concupiscible ; dès lors il progressera dans
l'impassibilité en domptant celles qui relèvent de la partie irascible,
et c'est seulement quand ces dernières seront vaincues que

1) Ibid., chap. 24, p. 557.


2) Cf. Diverses mauvaises pensées, § 15, PG, 79, 1217 B.
3) Cf. Traité pratique, chap. 60, p. 641.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT Г ÉVAGRE LE PONTIQUE 43

l'impassibilité parfaite sera atteinte. Celle-ci, en réalité, est


propre aux anges, et elle reste pour l'homme une limite vers
laquelle il ne cesse de tendre. La conception évagrienne de
l'impassibilité a donc un caractère beaucoup plus réaliste
et plus nuancé que ne le donnerait à penser le jugement
simpliste que saint Jérôme a porté sur elle1. La vie gnostique
commence, sous sa forme la plus humble, quand l'homme est
parvenu aux « frontières de l'impassibilité »2, c'est-à-dire à
l'impassibilité imparfaite ; elle se développe à mesure que
l'ascète progresse dans l'impassibilité, en poursuivant la
purification de sa partie irascible. Aussi le gnostique doit-il
cultiver en lui surtout les vertus de douceur et de charité ;
celle-ci est par excellence « le frein de la partie irascible »3 ;
elle croît avec l'impassibilité elle-même ; plus encore que
l'impassibilité, la charité, agapè, est la « porte de la science ».
Cette dernière expression se trouve dans une sorte de
schéma où Evagre a condensé sa doctrine spirituelle : « Voici
les paroles que les Pères leur répètent constamment : la foi,
enfants, est affermie par la crainte de Dieu, et celle-ci, à son
tour, l'est par l'abstinence ; celle-ci est rendue inflexible par la
persévérance et par l'espérance, desquelles naît l'impassibilité,
qui a pour fille la charité, et la charité est la porte de la science
naturelle, à laquelle succèdent la théologie et, au terme, la
béatitude »4. Evagre attribue ce schéma aux Pères du désert ;
en réalité, il a une origine savante et provient de Clément
d'Alexandrie5 ; l'impassibilité en occupe le centre ; comme
chez Clément, elle est étroitement associée à la charité, et
c'est celle-ci qui donne accès à la science spirituelle des natures
créées, puis de Dieu. Quand Evagre traite de la praclikè, qui
correspond à la première partie du schéma, il utilise, sans doute
très largement, l'enseignement et l'expérience qu'il a acquis

1) Lettre 13.'5, à Ctésiphon, § 3, éd. Labourt, t. 8, Paris, 1963, p. 53 : l'âme,


n'étîint plus ébranlée par aucune pensée ni aucun vice, sprait « ut simpliciter
iliciim, uel saxum uel deus ».
2) Cf. Traité pratique, chap. T>H, p. 637.
.'}) Ibid., chap. 38, p. 587.
4) Ibid., prol., § 8, p. 493.
Г>) Cf. Introduction au Traité pratique, p. Г>2-Г>Г>.
44 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

au ; désert, tout en faisant maints emprunts à l'éthique


scolaire ; mais sa doctrine concernant la gnostikè paraît provenir
surtout d'une spéculation personnelle, où il a mis en? œuvre
la culture philosophique et théologique acquise par lui ailleurs
qu'auprès de ses maîtres du désert:,
La gnostikè, ou science spirituelle, se compose de deux
grandes parties : la science, ou contemplation, naturelle, qui
a pour, objet les natures créées, et la science de Dieu, ou
théologie. La première se divise, à son tour, en une «
contemplation naturelle seconde », dont l'objet est les natures matérielles
et visibles, et en une « contemplation ^ naturelle première »,
qui a. pour objet les natures invisibles et spirituelles.
La contemplation naturelle seconde se distingue de ce
qu'Evagre appelle la « contemplation commune », ou
« épaisse a1, qui» s'arrête à l'aspect matériel et visible des
objets ; elle s'exerce nécessairement par le moyen des sens
du corps, mais elle va au-delà de l'apparence matérielle des
objets, jusqu'à leur « raison », leur logos, principe à la fois
de leur être et de leur intelligibilité; elle est contemplation *
des logoi des êtres, et c'est par là que, bien que s'appliquant
à des objets matériels, elle est déjà science spirituelle. Aussi
ne peut-on y avoir accès que par la purification qu'opère la
i

practikè, et c'est seulement quand on a franchi le seuil de


l'impassibilité que commence à se révéler à l'intellect cette
réalité intelligible et spirituelle des êtres matériels. Les hommes
qui ne sont pas purs, tout comme les démons, ne peuvent
dépasser la contemplation épaisse, et si les démons font la s
guerre à l'homme qui s'exerce dans la praclikè, c'est parce
qu'ils ne veulent pas, par l'effet d'une jalousie amère, que
l'homme accède à un bien dont ils sont eux-mêmes privés :
la lutte engagée avec eux a comme véritable enjeu la science
spirituelle2. Celle-ci, seul peut y goûter celui qui a purifié;
la partie concupiscible de son âme et qui s'est engagé dans la

1) Cf. Képhalaia gnoslica, VI, 2, édition signalée ci-dessus (p. 33, n. l),
p. 217/
.

2) Cf. Ibid., Ill, 41, p. 115.


UN PHILOSOPHE AU DESERT : ÉVAGRE LE PONTIQUE 45

purification de la partie irascible ; c'est autour de cette partie


de l'âme que se situe alors le combat1, et c'est surtout en
troublant l'irascibilité, en suscitant des pensées de colère,
qui aveuglent l'intellect, que les démons cherchent à faire
obstacle à la contemplation spirituelle2 ; chez le gnostique,
la vision des logoi sera d'autant plus claire que son, âme,
particulièrement sa partie irascible, sera plus pure. Alors le
monde matériel, qui auparavant lui paraissait opaque, devient
peu à peu transparent à ses yeux ; ou plutôt, c'est comme un
monde nouveau qui se révèle à lui, un ciel splendide, une région
immense qui se reflètent en sa pensée3. Une sensibilité
nouvelle, des sens spirituels s'éveillent en lui, qui lui permettent
de percevoir cet aspect, jusqu'alors caché, des êtres. La science
spirituelle est une sorte de déchiffrement des natures créées,
dont le vrai sens avait, jusqu'à ce moment, échappé. Ainsi;
en est-il, aussi- de l'Ecriture elle-même : c'est alors que le
gnostique en découvre le sens spirituel, y perçoit des vérités
qui, tant qu'il n'allait pas au-delà de la lettre, lui restaient
cachées, celles qu'Evagre a précisément cherché à expliciter
dans ses commentaires bibliques4. L'exégèse allégorique n'est,
en effet, qu'une partie de la contemplation spirituelle, par
laquelle le gnostique découvre la. vraie nature des êtres. La
contemplation naturelle seconde n'est pas seulement la
perception des logoi de chacune des natures constituant le monde
matériel* : elle est aussi perception de ce qu'Evagre appelle
les « logoi' de la providence et du jugement », c'est-à-dire les
raisons qui expliquent l'existence de ce monde matériel et la
fin pour laquelle il a été créé.
Le gnostique découvre alors les grandes vérités qui
constituent la métaphysique hétérodoxe d'Evagre et que celui-ci

1) Cf. Traité pratique, chap. 63, p. 647.


2) Cf. Képhalaia gnostica, IV, 47, p. 157.
3) Cf. ibid., V, 12, 39 et 42, p. 181 193 et 195.
4) En particulier son Commentaire des psaumes (sur lequel voir M.-.J.
Rondeau, Le commentaire sur les Psaumes d'Evagre le Pontique, Orienlalia
Christiana Periodica, 26, 1960, p. 307-348) et le Commentaire des Proverbes (cf. PG,
17, 161-252, sous le nom d'Ori^ène, et C. Tischendorf, Nolilia editionis cndicis
bibliurum Sinaitici, Leipzig, 1860, p. 76-122!.
46 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

a formulées, surtout dans ses Képhalaia gnostica, en termes


voilés ; ce sont, en effet, des secrets que seuls les gnostiques
peuvent connaître et il faut se garder d'en faire une révélation
prématurée à ceux qui, n'étant pas encore suffisamment
purifiés, sont incapables de les comprendre1.
Le monde visible et matériel n'est pas celui qui a été
créé en premier lieu, mais les êtres qui le constituent sont des
« êtres seconds », et c'est pourquoi la contemplation qui les a
pour objet se nomme « contemplation naturelle seconde »,
c'est-à-dire contemplation des natures secondes. La création
des êtres matériels a été précédée d'une création « première »,
celle d'êtres purement spirituels, intellects purs, les « êtres
premiers » ; ceux-ci, appelés aussi « natures raisonnables »,
logikoi, avaient été créés à seule fin de; connaître Dieu, Unité
et Trinité. Mais parmi ces intellects, il s'est produit un «
mouvement », effet de leur négligence, à la suite duquel ils ont
perdu la science de Dieu ; leur union à Dieu et, du même
coup, l'unité et l'égalité qui existaient entre eux ont été
rompues ; dans leur chute, ils sont devenus des âmes : « L'âme
est l'intellect qui, par sa négligence, est tombé de l'Unité »2 ;
les intellects étant tombés plus ou moins bas, la diversité et
une certaine hiérarchie sont survenues parmi eux : ainsi sont
apparus les ordres divers des anges, des hommes et des
démons3.
Cependant les intellects n'ont pas été abandonnés à leur
déchéance. Dieu, dans sa providence et sa bonté, a créé, lors
d'une seconde création, les corps et l'univers matériel, pour
que les intellects, désormais privés de la « science essentielle »,
la science de Dieu, pour laquelle ils avaient été créés, puissent
jouir d'une forme de connaissance adaptée à leur état de
déchéance et, par elle, accéder graduellement, de nouveau,
à la science de l'Unité. Des corps de diverses qualités, c'est-à-
dire composés des éléments en des proportions variables, ont

1) Cf. Gnoslique, 139, éd. Frankenberg, op. cit., p. 550-551.


2) Képhalaia gnoslica, III, 28, p. 109.
3) Cf. ibid., V, 11, p. 181.
UN PHILOSOPHE AU DESERT : ÉVAGRE LE PONTIQUE 47

été créés, appropriés aux divers ordres des êtres déchus :


corps d'anges, corps d'hommes, corps de démons, constituant
autant de « mondes w1. A chaque ordre d'êtres, à chaque monde
et à chaque espèce de corps correspond un certain type de
connaissance ou contemplation : contemplation épaisse pour
les démons, contemplation naturelle seconde pour les hommes,
contemplation naturelle première pour les anges. Chacune
de ces contemplations permet à celui qui l'exerce, dans son
ordre, de s'élever à la contemplation de l'ordre supérieur et,
par là même, de s'élever dans la hiérarchie des êtres. Car entre
les êtres raisonnables il y a seulement une différence, non pas
de nature, mais de degré. Leur salut s'effectue donc à travers
des changements multiples, qui ne se font pas toujours dans
le sens du mieux, par passages successifs d'un corps en un
autre corps, d'un monde en un autre monde, jusqu'à ce que
l'intellect, progressivement libéré de la matière et du lieu,
obtienne de nouveau la science essentielle2.
A chacun de ces changements, qui assure le passage dans
un autre monde, correspond un jugement, auquel préside
le Christ3. Celui-ci, selon la christologie évagrienne — chris-
tologie hétérodoxe condamnée au Ve Concile œcuménique
de 553 — , est un intellect primitivement pareil aux autres ;
mais seul il n'a pas subi le mouvement et il est resté uni à la
science essentielle, qui n'est autre que le Verbe : c'est en tant
qu'il est uni inaltérablement au Verbe Dieu que le Christ est
Dieu4. A lui revient le rôle essentiel dans la rédemption des
natures raisonnables déchues. C'est par lui qu'a été faite la
création seconde, celle des corps, par laquelle a commencé
Г « économie » ; c'est par lui qu'au commencement, puis à

1) Corps des démons, des hommes et des anges, ibid., I, 68, p. 49 ;


diversification des natures déchues selon la composition de leur corps, ibid., II, 66 et 68,
p. 87 ; mondes des anges, des démons et des hommes, ibid., Ill, 78, p. 131.
2) Sur les divers changements, voir ibid., II, 4, p. 61 ; III, 7, '20 et 47-48,
p. 101, 105 et 117; sur la destruction des corps, ibid., Il, 77, p. 91 ; III, 66
et 68, p. 125.
3) Cf. ibid., I, 82, p. 55 ; II, 75, p. 91 (divers jugements) ; III, Зк, р. 113 ;
VI, 57, p. 241 (rôle du Christ).
4) Cf. ibid., IV, 18, p. 143.
48 REVUE DE L'HISTOIRE DES - RELIGIONS

chaque changement, sont attribués- à chaque intellect un


corps et un monde appropriés ; lui-même a volontairement pris
un corps semblable à celui des êtres raisonnables déchus pour
opérer leur salut et leur révéler les moyens d'accéder de
nouveau à la science essentielle. Grâce à cette aide du; Christ, et
aussi grâce à l'entraide existant parmi les êtres raisonnables,
les1 plus élevés, les anges, aidant ceux qui? sont au-dessous
d'eux, tous, y compris les démons, finiront par accéder d'abord;
à l'état angélique : ce sera le « septième jour », où le Christ
établira son règne sur tous ; après quoi, au « huitième jour »,
libérés de toute matérialité et de toute diversité, ils jouiront

,
tous de nouveau de la science essentielle, à égalité avec le Christ1.
Selon ces perspectives qui s'ouvrent devant l'intelligence
du gnostique, le salut revêt des dimensions cosmiques. La ■<
condition humaine n'est qu'un état transitoire dans cette
immense- aventure de l'intellect, qui, déchu- de l'Unité,
retourne à l'Unité. Par la practikè, l'homme échappe à la


condition' démoniaque, vers laquelle il tend s'il s'enfonce
dans la contemplation épaisse, et il s'élève, par la contempla-
tionv spirituelle, à la condition angélique. L'exercice de la
contemplation naturelle seconde est donc chose normale
pour l'homme et c'est afin qu'il puisse l'exercer qu'un corps
approprié à son état lui a été donné. Le corps. n'est donc pas
mauvais, bien? au contraire, puisqu'il est pour l'homme un,
instrument de connaissance, c'est-à-dire- de salut. Evagre
s'élève souvent contre ceux qui dénigrent le corps : « Que
donneront donc pour la contemplation à l'âme qui est morte
ceux qui- méprisent le Créateur et calomnient le corps que
nous avons » ?2 ; aussi condamne-t-il non seulement le suicide,
mais même le désir d'être libéré prématurément de ce corps3 ; il

1) Assistance des anges, cf. ibid., VI, 35, 86, 88 (des anges et des astres),
p. 231, 253 et 255 ; 7 e et 8e jours, ibid., V, 83, p. 213 ; VI, 7, p. 219 (et cf. V, 8,
p. 179, 7e et 8e années) ; soumission des démons et apocatastase, ibid.,. VI, 15
et 27, p. 223 et 229 ; égalité de tous avec le Christ, ibid.,. VI, 33-34 et 85, p. 231;
et 255.
2) Ibid., IV, 02, p. 163.
3) CJ.ibid., IV, 76, p. 169 ; condamnation du suicide, IV, 33, p. 119 et 151 :
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT : ÉVAGRE LE PONTIQUE 49

condamne même toute ascèse excessive qui serait préjudiciable


à la santé du corps1. Celui-ci, nous devons le garder, le soigner,
aussi longtemps que nous sommes au stade de la
contemplation naturelle seconde, qui part nécessairement de la perception
sensible des objets pour s'élever jusqu'à la saisie de leurs logoi.
La contemplation naturelle première a pour objet les
êtres premiers, c'est-à-dire les intellects, créés lors de la
première création. En principe, elle est l'apanage des anges ;
mais il en est parmi les hommes qui « mangent le pain des
anges », selon l'expression du psaume 77, 25, dans la Septante2,
c'est-à-dire qui participent déjà, dans une certaine mesure,
à la connaissance angélique : ce sont ceux qui ont atteint
l'impassibilité parfaite et qui n'ont plus qu'à subir la
transformation de leur corps pour passer dans l'état angélique. Elle
est donc liée au plein épanouissement de la charité. Dans la
contemplation naturelle seconde, il ne faut pas s'attacher à
l'objet, matériel, mais seulement à sa contemplation : «
Heureux celui qui n'aime rien de la contemplation naturelle
seconde, si ce n'est la contemplation »3 ; dans la contemplation
naturelle première, au contraire, il faut aimer ce qui en est
l'objet, c'est-à-dire la nature raisonnable, à l'exception du
mal qui peut être en elle : « Heureux celui qui ne hait rien de la
contemplation première des natures, si ce n'est leur malice »4.
Cependant la contemplation naturelle première, pas plus
que la seconde, n'a pour vraie fin la science des êtres. De même,
en effet, que « dans la contemplation naturelle seconde, nous
voyons la sagesse multiforme du Christ, celle dont il s'est
servi pour créer les mondes »5 — toutes les choses visibles
portant l'empreinte du Christ et nous élevant vers lui — , de
même la contemplation naturelle première fait découvrir à
l'intellect « la sagesse multiforme de Dieu » (expression prise à
Ephésiens, 3, 10), celle qui a présidé à la création des êtres

1) Cf. Traité pratique, chap. 29, p. Г»67-569.


2) Cf. Képhalaia gnostica, I, 23, p. 27.
3) Ibid., Ill, S6, p. 133.
4) Ibid., Ill, «7, p. 133.
Г>) Ibid., II, 2, p. fil.
50 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

premiers et qui se reflète en eux comme dans un miroir1.


Elle est donc, déjà, connaissance de Dieu, mais connaissance
indirecte, médiate et par ouï-dire : « De même que, étant
éveillés, nous disons diverses choses sur le sommeil et que,
quand nous sommes endormis, nous les apprenons par
expérience, de même toutes les choses que nous entendons au sujet
de Dieu, étant loin de lui, quand nous serons en lui, nous en
recevrons la démonstration par expérience »2. Elle ne nous
fait connaître que le reflet de Dieu, son aspect exotérique,
mais non pas sa nature : « Tout ce qui a été créé proclame la
sagesse multiforme de Dieu, mais il n'y en a aucun parmi tous
les êtres qui fasse connaître sa nature »3.
La nature de Dieu, c'est la « théologie », la véritable
science de Dieu, qui la fait connaître. A vrai dire, pour
Evagre, il n'y a de science que de Dieu. Il est remarquable
qu'Evagre, quand il s'agit de la connaissance des êtres créés,
emploie, de préférence, le mot « contemplation л. Ihéuria,
réservant le mot « science », gnosis, à la connaissance de Dieu.
Dieu est, par excellence, l'objet de la science ; il est « la science
essentielle », celle pour laquelle l'intellect a été créé, a Tout
ce qui a été créé a été créé pour la science de Dieu »4 : si
les êtres premiers ont été créés pour connaître Dieu, les êtres
seconds n'ont été faits que pour permettre aux êtres premiers,
déchus de la science de Dieu, de connaître, malgré tout,
quelque chose de Dieu, à savoir sa sagesse, et, par celle-ci,
de s'élever de nouveau jusqu'à la connaissance de sa nature.
L'ascèse, la vie monastique, dès sa première démarche, sont
ordonnées à cette unique fin : « Le premier des trois
renoncements est l'abandon volontaire des objets du monde, en vue
de la science de Dieu »5. Tout le schéma doctrinal que nous
avons vu et en lequel Evagre résume sa pensée tend, à partir
de la foi, en passant par la pradikè et l'impassibilité, à la

1) Ibid., II, 1, p. 61.


2) Ibid., I, 38, p. 35.
3) Ibid., II, 21, p. 69.
4) Ibid., I, 50, p. 41.
5) Ibid., I, 78, p. 53.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT : ÉVAGRE LE PONTIQUE Г>1

science de Dieu, à laquelle est liée la suprême béatitude1.


Cet itinéraire spirituel est celui que l'exégèse allégorique
permet de lire en filigrane dans le récit de Y Exode : « L'Egypte
signifie le mal, le désert la pradikè, la terre de Juda la
contemplation des corps, Jérusalem celle des incorporels, et Sion est
le symbole de la Trinité »2.
La théologie, qui est la vie et la béatitude de l'intellect,
diffère radicalement des contemplations qui la précèdent ;
entre la contemplation naturelle et elle il y a une différence,
non pas seulement de degré, mais de nature. La première
correspond au royaume des cieux : « Le royaume (U>* deux
est l'impassibilité de l'âme, accompagnée de la science vraie
des êtres »3 ; la théologie est le royaume de Dieu : « Le royaume
de Dieu est la science de la sainte Trinité, coextensive avec la
substance de l'intellect et surpassant son incorruptibilité »4 ;
elle est « coextensive avec l'intellect », parce qu'il n'y a rien en
celui-ci qui ne soit fait pour elle, et, quand elle lui est donnée,
elle le comble avec surabondance. Dieu est un objet inépuisable
de science : dans la contemplation des êtres, notre ignorance
diminue à mesure que notre science croît; vis-à-vis de Dieu, au
contraire, notre ignorance croît avec notre science, et toutes
deux sont sans limites : plus on connaît Dieu, et plus il reste à
connaître en lui, parce que sa nature est infinie. « Celui dont la
science est limitée, son ignorance aussi est limitée ; et celui dont
l'ignorance est illimitée, sa science aussi est illimitée »5. Aussi
ne peut-il rien y avoir au-dessus de la science de Dieu.
La science de Dieu diffère notamment de la science des
êtres en ce qu'elle ne requiert aucun intermédiaire entre le
sujet et l'objet : « De même que la lumière, alors qu'elle nous
fait tout voir, n'a pas besoin d'une lumière avec laquelle elle
serait vue, de même Dieu, alors qu'il fait tout voir, n'a pas
besoin d'une lumière avec laquelle il serait connu, car il est,

1) (X ci-dessus, p. 43.
2) Képhalaia ynoslica, VI, 19, p. 'I'M.
3) Traité pratique, chap. 2, p. 199.
4) Ibid., chap. 3, p. Г)01.
Г») Képhalaia gnoalica, III, (»3, p. 12.'!.
ř>2 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS

dans .son essence, lumière »x. C'est la lumière de Dieu qui, se


reflétant sur les objets, nous permet de les voir, mais Dieu est
vu à sa propre lumière. Il est, en effet, « la lumière première
et bienheureuse » qui se reflète directement sur les natures
premières et intelligibles, et indirectement, par l'intermédiaire
du Christ, « soleil de justice » (cf. Malachie, 3, 20), sur les
natures secondes et corporelles. Dieu étant la lumière même
en laquelle il est vu, il n'y a pas, à proprement parler, d'objet
dans la science de Dieu ; tandis que dans la science des natures
il y a lieu de distinguer entre la nature elle-même, objet de
connaissance, et la contemplation qui la concerne, cette
distinction n'est plus à faire quand il s'agit de Dieu : « Toute
contemplation apparaît avec un objet sous-jacent, à
l'exception de la Trinité sainte »2. C'est pourquoi Dieu est dit « science
essentielle » : « Les objets sont en dehors de l'intellect, et la
contemplation qui les concerne est constituée au-dedans de
lui. .Mais il n'en est pas ainsi au sujet de la Trinité sainte, car
elle est seulement science essentielle »3.
Une autre différence entre la science des êtres et la science
de Dieu est relative, non plus à l'objet connu, mais au sujet
connaissant. La science de Dieu requiert de l'intellect une
plus grande pureté : « D'un intellect pur ont besoin les
intellections des corps, d'un intellect plus pur les intellections des
incorporels, et d'un intellect encore plus pur la Trinité sainte»4.
La purification est progressive et se fait par degrés ascendants,
mais, au terme, la pureté requise est d'un autre ordre. La
science des êtres, en effet, s'exerce par le moyen d'un corps,
de qualité variable, d'autant plus subtil que le degré
de contemplation est plus élevé ; la science de Dieu, elle,
suppose que l'intellect est dégagé de toute corporéité et de
toute matérialité ; elle requiert un intellect, non seulement
pur, mais « nu » : seul « l'intellect nu devient un voyant de la

1) Ibid., I, 35, p. Л.Ч ; cf. Jean, 1, 5.


2) Ibid., IV, 87, p. 175.
3) Ibid., IV, 77, p. 171.
4) Ibid., V, 52, p. 199.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT : ÉVAGRE LE PONTIQUE 53

Trinité и1. Tant que nous sommes liés à un corps, il ne nous


est pas possible de connaître la nature de Dieu ; sur ce point,
Evagre est fidèle: à. la doctrine de ses maîtres cappadociens,
adversaires d'Eunome, et à une tradition théologique qui
remonte au moins à Philon : « Celui qui voit le Créateur d'après
l'harmonie des êtres connaît, non pas sa nature, mais sa
sagesse, avec laquelle il a fait toute chose : je veux dire, non
pas la sagesse essentielle, mais celle qui apparaît dans les
êtres et qu'ont coutume d'appeler contemplation naturelle
ceux qui sont experts en cela ; s'iLen est ainsi, quelle est la
folie de ceux qui affirment connaître la nature de Dieu ! »2.
Dans le cycle complet de l'aventure cosmique de l'intellect,
la science de Dieu se trouve aux deux extrémités : dans la
condition première de l'intellect, créé pour jouir d'elle, par
.son union à la science essentielle, qui est le Verbe, et à la fin,
quand l'intellect, libéré de- toute corporéité, recouvrera sa
nudité et sa première condition et sera, de nouveau, uni à la
science essentielle. Pour accéder à la « théologie » ou science
de Dieu, l'intellect doit donc dépasser non - seulement la
condition • humaine, mais ■ la = condition = angélique ' elle-même.
Dès lors, si le système doit être pris dans toute sa rigueur,
comment peut-il y avoir une mystique chez Evagre, c'est-à-
dire une certaine perception de Dieu dès la condition présente ?
La mystique évagrienne est exposée surtout dans le traité
De la prière3. La. prière y est définie comme « l'ascension de
l'intellect vers Dieu », formule qui doit être prise selon le sens
propre des termes4. En elle, en effet, se résume toute la vie
spirituelle, qui est remontée de l'intellect vers Dieu : « Désires-
tu prier ?. Emigre d'ici-bas et aie toujours ton séjour dans les
cieux, non pas seulement en parole, mais par la pratique
angélique et la science divine »5. Pour prier vraiment, il faut

1) Ibid., Ill, 15, p. 103.


2) Ibid., V," 51, p. 199 ; le trait final est dirigé contre les eunomiens.
3) Edité sous le nom de saint Nil, dans PG, 79, 1165-1200 ; traduction avec
commentaire de I. Haushebr, Les leçons d'un contemplatif, Paris, 1960.
4) Chap. 35, 1173 D.
5) Chap. 142, 1197 A.
54 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

être impassible, libre de toutes les pensées passionnées,


surtout de relies qui sont suggérées par le démon, de la colère :
« Si Moïse, quand il essayait de s'approcher du buisson ardent,
en fut empêché jusqu'à ce qu'il eût ôté de ses pieds ses
chaussures, comment toi, qui veux voir celui qui est au-dessus de
toute représentation et de tout sentiment et converser avec
lui, ne te défais-tu pas de toute pensée passionnée ? »x ; bien
plus, il faut avoir l'esprit libre de tout souvenir ou de toute
représentation qui viendrait le distraire : « Efforce-toi de
maintenir ton intellect, au moment de la prière, sourd et
muet, et tu pourras prier »2. La vraie prière, en effet, est la
« prière sans distractions », qu'Evagre appelle aussi « prière
pure, » ; celle-ci implique l'absence même de toute image ou
de toute forme par laquelle on se représenterait Dieu : « Ne
te représente pas la Divinité en toi-même quand tu pries
et ne permets pas à ton intellect de recevoir l'impression
d'aucune forme ; mais va immatériel à l'immatériel, et tu
comprendras »3. Dégagé, en quelque sorte, de la matérialité,
l'intellect est alors en mesure d'exercer « l'activité qui lui
est propre »4, c'est-à-dire la science de Dieu : « Si tu es
théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es
théologien »5. La prière pure fait donc accéder l'intellect,
au moins de façon momentanée, à la « théologie ».
Evagre a décrit plusieurs fois cette expérience, qui est la
vision d'une lumière, lumière sans forme dont l'intellect se
voit revêtu. D'où provient cette lumière ? L'intellect se voit-il
simplement lui-même, ou bien voit-il Dieu ? Dans VAnlirrhé-
lique6, Evagre raconte qu'Ammonios et lui, désirant le savoir,
s'en allèrent une fois consulter Jean de Lycopolis, le célèbre
« voyant » de la Thébaïde ; il lui demandèrent « si c'est la
nature de l'intellect qui est "lumineuse et si cette lumière

1) Chap, i, 1168 D.
2) Chap. 11, 1169 С.
3) Chap. 66, 1181 A.
4) Chap. 83, 1185 B.
5) Chap. 60, 1180 B.
6) VI, 16, Frankenberg, op. cil., p. 524-525.
UN PHILOSOPHE AU DESERT Г EVAGRE LE PONTIQUE ;j;>

.
jaillit de lui-même, ou 'bien si elle vient de quelque chose qui
est extérieur à lui et qui l'éclairé » ; Jean répondit,
prudemment, qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de le dire,
ajoutant toutefois que « l'intellect ne peut pas être illuminé dans
la prière sans la < grâce de Dieu ». Evagre lui-même précise
que l'intellect se voit comme « le lieu de Dieu, pareil au saphir
ou à la couleur, du ciel я1, expression prise à ; la théophanie
d'Exode, 24, 10 ;: la pensée d'Evagre va dans le même sens
que celle des Septante, qui; en ce passage, ont, à l'expression
« voir Dieu », substitué « voir le lieu de Dieu », pour
sauvegarder la transcendance divine. Mais l'intellect se voit comme « lieu >■
de Dieu » seulement quand il est illuminé « par la lumière de la
sainte Trinité »2. Dans l'état, momentané, de prière pure, l'intel-
lectn'a donc pas une vision directe de Dieu : c'est lui-même qu'iL
voit, mais illuminé par cette lumière qui est Dieu même.
Evagre a été condamné,. pour ses opinions origénistes, en
même temps que Didyme d'Alexandrie et Origène lui-même,
par les Pères - du Ve Concile œcuménique, réuni à
Constantinople en 553. L'anathème a visé principalement la christo-
logie hétérodoxe qui; lui est propre, et les théories de la
préexistence des âmes et de l'apocatastase, qu'il tient d'Origène3.
Cette condamnation a entraîné la disparition, dans la tradition*
grecque, d'une partie importante de son œuvre, em
particulier de son gros ouvrage, Les Képhalaia* gnostica, où se
formulaient, - en termes souvent ésotériques, ses conceptions
métaphysiques; la plupart de ses livres ascétiques, où l'on
se plaisait à retrouver l'expérience et le message des Pères
du désert, n'ont cessé d'être lus, parfois sous d'autres noms
que le sien, surtout celui , de saint Nil, et ils ont exercé une
influence considérable tout au long de l'histoire de la
spiritualité byzantine, de saint Maxime le Confesseur à Grégoire
Palamas, en passant par Syméon le Nouveau Théologien. Om
peut dire qu'Evagre a fourni à la spiritualité byzantine une
1) Skemmata, 2, édité comme supplément des Six centuries, Frankenberg,
i.p.cil., p. 424-425..
2) Ci. ibid., 26 et .'30, p. 450-451 et 454-455.
3) Voir notre livre cité ci-dessus (p. 31, n. 1), p. 124-170.
56 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

bonne part de ses concepts fondamentaux et de sa terminologie.


L'influence d'Evagre sur les Syriens a; été encore plus.
profonde ; les versions syriaques, commencées dès la fin? du
Ve siècle, ont conservé son > œuvre entière, à l'exception des
commentaires scripturaires, non sans l'épurer, dans une large
mesure de ses opinions origénistes; Evagre est toujours resté
chez les Syriens, qu'ils fussent monophysites ou nestoriens,

:
le grand docteur de l'ascèse et de la mystique ; à ce titre, son
œuvre fut plusieurs fois commentée parmi' eux1. Elle a été
méditée et utilisée déjà par Philoxène de Mabbourg, vers la
fin du ve siècle et le début du vie, et, un peu plus tard, par les
moines mystiques des monastères nestoriens de Mésopotamie,
dont la' haute doctrine n'est pas sans avoir influencé,
semble-t-il, la grande mystique musulmane apparue peu après*
dans ces mêmes régions : Jean de Dalyatha, Joseph Hazzaya
et surtout, le premier d'entre- eux, Isaac de Ninive, qui a ;
développé de façon personnelle la théorie évagrienne de la
prière pure2. En partie par les Syriens, en partie venue
directement du grec, l'œuvre d'Evagre est passée chez les Arméniens,
qui, eux aussi, l'ont traduite, lue et commentée.
Enfin le moyen âge latin a connu, au moins partiellement,
l'œuvre d'Evagre, qui: fut traduite d'abord par Rufin, puis,
à la fin du Ve siècle, par Gennade ; les Latins paraissent avoir
surtout apprécié, chez lui, le moraliste et l'analyste des
passions, l'auteur des sentences modelées sur les proverbes
bibliques. Mais; plus encore que par ces traductions, l'influence
d'Evagre s'est propagée parmi eux\ par l'intermédiaire de
Cassien, dont l'œuvre, si largement répandue et lue dans les
monastères médiévaux, doit beaucoup, dans son inspiration et
son vocabulaire même, à celle du moine philosophe des Kellia.
Antoine Guillaumont.

1) Ibid., p. 259-301.
2) Les rapports des mystiques chrétiens d'expression syriaque, influencés
par Evagre, et des4 mystiques ,. musulmans ont \ été envisagés, jadis- par
A. J. Wensinck, en particulier dans sa traduction d'Isaac de Ninive, The Mystic
.

Treatises by Isaac of Nineveh, Amsterdam, 1923 (cf. p. liv-lvi) ; sur ce sujet, voir,
en dernier lieu, M. Mole, Les mystiques musulmans, Paris, 1965, p. 8-21 et 25-26.

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