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Résumé
Evagre, originaire du Pont, a composé au désert des Kellia, en Egypte, où il a vécu à la fin du quatrième siècle, une œuvre qui a
exercé une influence profonde sur le développement de l'ascèse chrétienne, en Orient plus encore qu'en Occident. Cette
œuvre, conservée en partie seulement en grec, la langue originale, et surtout par des versions orientales, reste d'un accès
difficile. Une synthèse est ici présentée, qui s'en tient aux grandes lignes de la doctrine et qui cherche surtout à dégager les
articulations existant entre les principaux éléments doctrinaux : la "practikè", qui comprend l'ensemble des exercices ascétiques
auxquels le moine se livre dans la solitude, la "gnostikè" dont le point culminant est la "théologikè". Cette doctrine spirituelle se
situe dans un système plus vaste qui comprend une cosmologie et une eschatologie, et l'on envisage, à la fin, comment se pose
le problème d'une mystique évagrienne.
Guillaumont Antoine. Un philosophe au désert : Evagre le Pontique. In: Revue de l'histoire des religions, tome 181, n°1, 1972.
pp. 29-56;
doi : 10.3406/rhr.1972.9807
http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1972_num_181_1_9807
1) Sur la vie d'Evagre aux Kellia et son rôle dans la controverse origéniste,
cf. notre livre, Les « Képhalaia gnoslica » ďEvagre le Pontique et l'histoire de
Vnrigénisme chez les Grecs et chez les Syriens, Paris, 1962, p. Г>1-64.
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1) Bases, § 2, 1253 B.
2) Ibid.
3) Ibid., § 6, 1257 С.
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT I ÉVAGRE LE PONTIOUE 35
1) Ibid., § 6, 1257 С.
2) Traité pratique, chap. 78, p. 667 ; sur la praclikè, l'histoire du terme et la
notion, qui est le sujet principal de ce livre, voir l'Introduction, p. 38-63.
3) Cf. L. Bouyer, La vie de saint Antoine, Paris, 1950, p. 103-106, et A. et
C. Guillaumont, article « Démon», Dictionnaire de spiritualité, t. 3, Paris, 1954,
col. 190-191. Cette idée repose sur une conception du désert qui est fort ancienne,
aussi bien chez les Sémites que chez les Egyptiens.
4) Traité pratique, chap. 5, p. 505.
UN PHILOSOPHE AU DESERT :'. ÉVAGRE LE PONTIQUE 37
Euagrius Ponticus, Berlin, 1912, p. 472-545. Les deux derniers traités sont édités
sous le nom de saint Nil, PG, 79, 1145-1164 et 1200-1233;.
3) Traité pratique, chap. 6, p. Г>07-509.
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Cette liste est la première qui ait été établie sous une forme
close et fixe (seules la colère et la tristesse sont parfois dans
un ordre inverse) et, par l'intermédiaire de Cassien, qui l'a
retenue telle quelle, et de saint Grégoire le Grand, qui l'a
ramenée à sept termes en mettant l'orgueil hors série, elle
est à l'origine du catalogue des sept péchés capitaux1. Ces vices
ne sont pas sans rapport entre eux et souvent ils s'engendrent
les uns les autres : de la gourmandise naît la fornication, de
l'avarice, quand elle est frustrée de ce qu'elle désire, la tristesse ;
celle-ci, à son tour, engendre la colère qui s'échauffe contre
celui qui nous a affligés, ou dont nous pensons qu'il nous a
affligés ; la vaine gloire naît souvent de la victoire sur les
autres vices, et de même l'orgueil, quand le moine attribue
à lui seul le mérite de cette victoire2.
Les analyses, très concrètes, qu'Evagre a faites de ces
divers vices révèlent un moraliste d'une grande profondeur
et d'une grande finesse. Elles jettent une lumière crue sur les
tentations qui sont celles du solitaire et qu'il a lui-même
connues. Ces tentations ont le plus souvent un caractère
intellectuel, revêtant la forme de représentations qui affectent
l'imagination ou de raisonnements. Ainsi le démon de la
gourmandise rappelle au solitaire le souvenir des festins qu'il
a faits jadis dans le monde, de façon à lui inspirer le dégoût
de la nourriture grossière et toujours la même qui est
maintenant la sienne ; ou encore il lui représente les maladies qu'il
ne manquera pas d'avoir s'il persiste dans son abstinence3.
Le moine qui est en butte au démon de la vaine gloire se
voit, en imagination, entouré d'une foule qui vient à lui
comme auprès d'un thaumaturge, assailli par des gens qui
viennent le chercher pour le faire prêtre, qui l'attachent parce que,
par humilité, imagine-t-il, il veut se dérober à cet honneur4.
Evagre a bien décrit les ravages que peut faire dans l'âme
de l'anachorète, ravages accrus par la solitude même, la
pensée de la colère qui, tout le jour, lui représente le visage
de celui qui Га affligé et qui, si elle s'attarde, se transforme
en rancune, au point qu'il ne peut plus prier. L'analyse la
plus originale est sans doute celle qu'il fait de Г « acédie » :
nous n'avons pas de mot, en français, pour désigner cet état
d'âme qui est propre à la vie solitaire ; le démon de l'acédie,
identifié avec le « démon de midi » du psaume 91, 6 (selon la
Septante), attaque, de préférence, au milieu du jour, quand la
chaleur se fait plus pesante ; le moine se sent alors gagné
par l'ennui : le soleil lui paraît immobile, le jour interminable ;
il guette la venue de visiteurs, mais en vain : les frères, se
dit-il, n'ont plus de charité ; l'abattement, le découragement
l'envahissent ; il éprouve le dégoût de son travail, du lieu
où il habite, de son état lui-même ; l'acédie pousse le moine
à quitter sa cellule et à déserter : elle est la tentation contre
Vhêsijchia, qui, nous l'avons vu, est l'essence même de l'état
monastique1.
Evagre analyse les pensées en quelque sorte à l'état pur,
dans des conditions expérimentales privilégiées, qui sont
celles de l'anachorèse, où elles agissent indépendamment de la
présence des objets ; son analyse n'en revêt pas moins une
valeur générale, car, de toute façon, ce ne sont pas les objets
qui nous tentent, mais les pensées qu'ils éveillent en nous.
Ainsi en est-il aussi des remèdes qu'il recommande pour les
combattre. Que pouvons-nous contre elles ? « Que toutes
ces pensées troublent l'âme ou ne la troublent pas, cela ne
dépend pas de nous ; mais qu'elles s'attardent ou ne
s'attardent pas, qu'elles déclenchent les passions ou ne les
déclenchent pas, voilà qui dépend de nous »2. Il faut donc d'abord
faire en sorte qu'elles ne s'attardent pas en nous, éviter, par
exemple, que la colère ne tourne au ressentiment et, pour cela,
se réconcilier avec notre frère avant le coucher du soleil,
venance et leur force. Mais un bon critère aussi est fourni par
les rêves ; Evagre, devançant en cela, de façon remarquable,
la psychologie moderne, a pensé que les rêves, qui pour les
Anciens avaient surtout valeur de pronostics, fournissent un
sûr diagnostic de l'état de notre âme :.« Si, dans les
imaginations du sommeil, les démons, s'attaquant à la partie concupis-
cible, font voir des réunions d'amis, des banquets de parents, des
chœurs de femmes et tous autres spectacles du même genre
générateurs de plaisir, et si nous accueillons ces images avec
empressement, c'est qu'en cette partie-là nous sommes malades
et que la. passiomy est forte. Si, d'autre part,, ils troublent
la partie irascible, nous forçant à suivre des chemins escarpés,
faisant . surgir des ; hommes armés, des bêtes venimeuses ou
carnivores, et si nous sommes terrifiés; devant ces chemins
et que, poursuivis par ces bêtes et par ces hommes, nous
fuyions, prenons soin alors de la partie irascible et, invoquant
le Christ dans nos veilles, ayons recours aux remèdes susdits л1.
L'impassibilité, qui est la santé de l'âme, s'établit en
celle-ci de façon progressive. Les passions qui cèdent en
premier lieu sont, celles qui relèvent de la partie concupiscible ;
celles de la partie irascible sont beaucoup plus longues à
guérir2. En accédant à l'impassibilité, l'âme retrouve, avec la
santé, l'usage naturel de ses diverses parties et en chacune
de celles-ci s'établissent les vertus qui lui sont appropriées :
prudence, intelligence 'et sagesse dans la partie rationnelle,
continence, charité et abstinence dans la partie concupiscible,
courage et persévérance dans la partie irascible ; dans l'âme
entière règne alors la vertu de justice, qui assure l'harmonie
entre les diverses parties de l'âme3. L'âme tout entière se
1) Ibid., chap. TA, p. 027. Pour Hippochate [Du régime, IV, «3-*G), les
rêves permettaient de diagnostiquer les maladies du corps.
2) Cf. Traité pratique, chap. 36, p. 583 : « Ceux (= les démons) qui président
aux passions de l'âme persistent jusqu'à la mort, ceux qui président à celles
du corps se retirent plus rapidement », et comparer Gnostique, 135 : « Persuade
les vieillards de maîtriser leur partie colérique et les jeunes gens de vaincre leur
ventre ; avec les vieillards, en effet, ce sont les passions de l'âme qui combattent,
tandis qu'avec les jeunes gens, ce sont le plus souvent celles du corps » (éd.
Frankenberg, op. cit., p. Г)50-о51).
3) Cf. Traité pratique, chap. 8У, p. fisi-689.
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1) Cf. Képhalaia gnoslica, VI, 2, édition signalée ci-dessus (p. 33, n. l),
p. 217/
.
,
tous de nouveau de la science essentielle, à égalité avec le Christ1.
Selon ces perspectives qui s'ouvrent devant l'intelligence
du gnostique, le salut revêt des dimensions cosmiques. La ■<
condition humaine n'est qu'un état transitoire dans cette
immense- aventure de l'intellect, qui, déchu- de l'Unité,
retourne à l'Unité. Par la practikè, l'homme échappe à la
■
condition' démoniaque, vers laquelle il tend s'il s'enfonce
dans la contemplation épaisse, et il s'élève, par la contempla-
tionv spirituelle, à la condition angélique. L'exercice de la
contemplation naturelle seconde est donc chose normale
pour l'homme et c'est afin qu'il puisse l'exercer qu'un corps
approprié à son état lui a été donné. Le corps. n'est donc pas
mauvais, bien? au contraire, puisqu'il est pour l'homme un,
instrument de connaissance, c'est-à-dire- de salut. Evagre
s'élève souvent contre ceux qui dénigrent le corps : « Que
donneront donc pour la contemplation à l'âme qui est morte
ceux qui- méprisent le Créateur et calomnient le corps que
nous avons » ?2 ; aussi condamne-t-il non seulement le suicide,
mais même le désir d'être libéré prématurément de ce corps3 ; il
1) Assistance des anges, cf. ibid., VI, 35, 86, 88 (des anges et des astres),
p. 231, 253 et 255 ; 7 e et 8e jours, ibid., V, 83, p. 213 ; VI, 7, p. 219 (et cf. V, 8,
p. 179, 7e et 8e années) ; soumission des démons et apocatastase, ibid.,. VI, 15
et 27, p. 223 et 229 ; égalité de tous avec le Christ, ibid.,. VI, 33-34 et 85, p. 231;
et 255.
2) Ibid., IV, 02, p. 163.
3) CJ.ibid., IV, 76, p. 169 ; condamnation du suicide, IV, 33, p. 119 et 151 :
UN PHILOSOPHE AU DÉSERT : ÉVAGRE LE PONTIQUE 49
1) (X ci-dessus, p. 43.
2) Képhalaia ynoslica, VI, 19, p. 'I'M.
3) Traité pratique, chap. 2, p. 199.
4) Ibid., chap. 3, p. Г)01.
Г») Képhalaia gnoalica, III, (»3, p. 12.'!.
ř>2 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
1) Chap, i, 1168 D.
2) Chap. 11, 1169 С.
3) Chap. 66, 1181 A.
4) Chap. 83, 1185 B.
5) Chap. 60, 1180 B.
6) VI, 16, Frankenberg, op. cil., p. 524-525.
UN PHILOSOPHE AU DESERT Г EVAGRE LE PONTIQUE ;j;>
.
jaillit de lui-même, ou 'bien si elle vient de quelque chose qui
est extérieur à lui et qui l'éclairé » ; Jean répondit,
prudemment, qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de le dire,
ajoutant toutefois que « l'intellect ne peut pas être illuminé dans
la prière sans la < grâce de Dieu ». Evagre lui-même précise
que l'intellect se voit comme « le lieu de Dieu, pareil au saphir
ou à la couleur, du ciel я1, expression prise à ; la théophanie
d'Exode, 24, 10 ;: la pensée d'Evagre va dans le même sens
que celle des Septante, qui; en ce passage, ont, à l'expression
« voir Dieu », substitué « voir le lieu de Dieu », pour
sauvegarder la transcendance divine. Mais l'intellect se voit comme « lieu >■
de Dieu » seulement quand il est illuminé « par la lumière de la
sainte Trinité »2. Dans l'état, momentané, de prière pure, l'intel-
lectn'a donc pas une vision directe de Dieu : c'est lui-même qu'iL
voit, mais illuminé par cette lumière qui est Dieu même.
Evagre a été condamné,. pour ses opinions origénistes, en
même temps que Didyme d'Alexandrie et Origène lui-même,
par les Pères - du Ve Concile œcuménique, réuni à
Constantinople en 553. L'anathème a visé principalement la christo-
logie hétérodoxe qui; lui est propre, et les théories de la
préexistence des âmes et de l'apocatastase, qu'il tient d'Origène3.
Cette condamnation a entraîné la disparition, dans la tradition*
grecque, d'une partie importante de son œuvre, em
particulier de son gros ouvrage, Les Képhalaia* gnostica, où se
formulaient, - en termes souvent ésotériques, ses conceptions
métaphysiques; la plupart de ses livres ascétiques, où l'on
se plaisait à retrouver l'expérience et le message des Pères
du désert, n'ont cessé d'être lus, parfois sous d'autres noms
que le sien, surtout celui , de saint Nil, et ils ont exercé une
influence considérable tout au long de l'histoire de la
spiritualité byzantine, de saint Maxime le Confesseur à Grégoire
Palamas, en passant par Syméon le Nouveau Théologien. Om
peut dire qu'Evagre a fourni à la spiritualité byzantine une
1) Skemmata, 2, édité comme supplément des Six centuries, Frankenberg,
i.p.cil., p. 424-425..
2) Ci. ibid., 26 et .'30, p. 450-451 et 454-455.
3) Voir notre livre cité ci-dessus (p. 31, n. 1), p. 124-170.
56 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS
:
le grand docteur de l'ascèse et de la mystique ; à ce titre, son
œuvre fut plusieurs fois commentée parmi' eux1. Elle a été
méditée et utilisée déjà par Philoxène de Mabbourg, vers la
fin du ve siècle et le début du vie, et, un peu plus tard, par les
moines mystiques des monastères nestoriens de Mésopotamie,
dont la' haute doctrine n'est pas sans avoir influencé,
semble-t-il, la grande mystique musulmane apparue peu après*
dans ces mêmes régions : Jean de Dalyatha, Joseph Hazzaya
et surtout, le premier d'entre- eux, Isaac de Ninive, qui a ;
développé de façon personnelle la théorie évagrienne de la
prière pure2. En partie par les Syriens, en partie venue
directement du grec, l'œuvre d'Evagre est passée chez les Arméniens,
qui, eux aussi, l'ont traduite, lue et commentée.
Enfin le moyen âge latin a connu, au moins partiellement,
l'œuvre d'Evagre, qui: fut traduite d'abord par Rufin, puis,
à la fin du Ve siècle, par Gennade ; les Latins paraissent avoir
surtout apprécié, chez lui, le moraliste et l'analyste des
passions, l'auteur des sentences modelées sur les proverbes
bibliques. Mais; plus encore que par ces traductions, l'influence
d'Evagre s'est propagée parmi eux\ par l'intermédiaire de
Cassien, dont l'œuvre, si largement répandue et lue dans les
monastères médiévaux, doit beaucoup, dans son inspiration et
son vocabulaire même, à celle du moine philosophe des Kellia.
Antoine Guillaumont.
1) Ibid., p. 259-301.
2) Les rapports des mystiques chrétiens d'expression syriaque, influencés
par Evagre, et des4 mystiques ,. musulmans ont \ été envisagés, jadis- par
A. J. Wensinck, en particulier dans sa traduction d'Isaac de Ninive, The Mystic
.
Treatises by Isaac of Nineveh, Amsterdam, 1923 (cf. p. liv-lvi) ; sur ce sujet, voir,
en dernier lieu, M. Mole, Les mystiques musulmans, Paris, 1965, p. 8-21 et 25-26.