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BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE

Mathématiques
et m stères
Jean-PaulDe~haye

Belin =POUR LA SCIENCE


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Les mathématiques aux éditions Belin - Pour la Science
· Jean-Paul Delahaye, Inventions mathématiques, 2014.
· Jean-Paul Delahaye, Merveilleux nombres premiers, nouvelle édition, 2013.

• David Acheson, Mathémagic - De Pi au chaos : pourquoi les maths sont réjouissantes !, 2013 .

· Georg Glaeser, Konrad Polthier, Surprenantes images des mathématiques, 2013.

· Jean-Paul Delahaye, La logique, un aiguillon pour la pensée, 2012.


· Arno Van den Essen, Les carrés magiques, du Lo Shu au Sudoku, 2011.
· Fabio Toscano, La formule secrète - le duel mathématique qui enflamma l'Italie de la Renaissance, 2011.
· Jean-Paul Delahaye, Mathématiques pour le plaisir, 2010.

• Ian Stewart et al., , Les mathématiciens de ['Antiquité au XXI• siècle, nouvelle édition, 2010 .

· Rossana Tazzioli, Riemann, le géomètre de la nature, 2010 .


· Jean-Michel Kantor, Loren Graham, Au nom de l'infini Une histoire vraie de mysticisme religieux
et de création mathématique, 2010 .
· Jean-Paul Delahaye, Les inattendus mathématiques, 2004.

· Jean-Paul Delahaye, L'intelligence et le calcul, 2002 .


· Jean-Paul Delahaye, feux mathématiques et mathématiques des jeux, 1998.
· Jean-Paul Delahaye, Le fascinant nombre Pi, 1997.
· Jean-Paul Delahaye, Logique, informatique et paradoxes, 1995 .

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IO Éditions Belin 2016 ISSN 0224-5159 ISBN 978-2-410-00236-2


Sommaire-
1ntrod uction ............................................................................................................................... 4

La cryptographie, science du secret ............. 6

Persuader de son savoir sans le transmettre ...... .. ... 8


Déléguer un calcul sans divulguer ses données ..................... .. ... 16
Bitcoin, la cryptomonnaie ........................ .. ...... 24
Les preuves de travai l .. . 32
Les blockchains, clefs d'un nouveau monde ... .... 40

Mystères et étrangetés des nombres .... .... ................ 48


Les entiers ne naissent pas égaux .......................... .. .......................................... 50
La maîtrise des nombres premiers ......... . .. .................... .................... 58
Être normal, pas si faci le ! ............................ . .. ............ 66
De nouvel les décimales den ..... . ......... 74
Le calculateur amnésique . .. .. 82

La logique et ses paradoxes ........... ....... ... ................... 88


La logique de la perfection ...... 90
L'impossible hasard .... .......... 98
Équations résolubles ou non ? ...... .106
L'embarrassant paradoxe de Simpson . ............. 114
Indécidables utiles et inutiles . ... 122
Les limites logiques et mathématiques .. 130

Conjectures et spéculations risquées ...................... 135


La conjecture du carré inscrit ... ............ 138
Cosmos; l'art de spéculer sérieusement .................... . .. 146
La beauté mise en formu les .. ..... 154
Le hasard géométrique n'existe pas .162
Une seu le intelligence? . ....................... 170
L'autoréplication maîtrisée ? . ......... 178

Bibliographie ........................................................................................................................ 186


« De la connaissance naissent des mystères toujours plus grands
et admirables, nous incitant à comprendre plus profondément.
Il ne faut jamais craindre que les réponses se révèlent décevantes .
Au contraire pleins de joie et de confiance , nous continuerons
à retourner chaque pierre à la recherche d'étrangetés toujours
plus merveilleuses, qui nous conduiront aux questions
et aux mystères les plus fantast iques . Une grande aventure . »

Richard Feynman (1918-1988) ,


What Da Yau [are What Other People Think?
The Value af Science (p . 2Li3). W.W. Norton & Company,
Inc. New York, New York, USA, 1988 .
_ _ _ _ _ _ _ _ _ Introduction _ __

es mathématiques sont une double source de mystères. D'une part, elles


L posent et se posent de nombreuses questions qu'elles ne réussissent
pas à résoudre ou qu'elles résolvent de manière partielle: ce sont les
énigmes résistantes à toutes les attaques (parmi elles, les conjectures), les
objets ou situations aux propriétés bizarres, les paradoxes. D'autre part,
les mathématiques créent de l'inconnu car elles inventent et étudient des
méthodes engendrant à la demande des « mystères parfaits » : ce sont les
codes secrets, et plus généralement les merveilles de la cryptographie
mathématique moderne.
Les chercheurs mathématiciens explorent tous ces sujets déconcertants et
passionnants pour l'amusement et le plaisir de se confronter à la magie
des choses formelles et logiques. Cependant c'est aussi parce que ces
étrangetés sont utiles et créent de la valeur. Les monnaies cryptographiques,
le Bitcoin et ses variantes, sont l'exemple d'une invention mathématique
extraordinairement abstraite à l'origine qui, à partir de rien, engendre une
monnaie numérique réelle qui vaut aujourd'hui l'équivalent de plusieurs
milliards d'euros. Le mathématicien aime aussi parfois se faire philosophe.
Il s'interroge par exemple sur l'idée d'omniscience: est-elle logiquement
possible? Les questions se bousculent. Peut-on calculer sans mémoire?
Qu 'est-ce que le hasard? Qu'est-ce qu'une équation impossible? etc.
L'étude des nombres entiers - les plus simples du bestiaire des nombres -
est aussi l'occasion de rencontrer des questions difficiles et mal résolues.
Le simple problème de poser une probabilité sur ces entiers ouvre des
perspectives troublantes, et les nombres premiers n 'ont pas fini de livrer
leurs mystères.
Chaque chapitre de ce livre vous fera découvrir une facette de cette aventure
jamais interrompue des mathématiques. Ils proviennent des articles de la
rubrique « Logique et calcul » qui paraît chaque mois dans la revue Pour la
science, et y explore les nouveautés mathématiques amusantes ou sérieuses.
Ces articles ont été mis à jour et complétés. Chaque chapitre est une unité
indépendante, ce qui permet donc une lecture dans le désordre de ce petit
panorama des secrets et des mystères mathématiques.

Jean-Paul Delahaye

INTRODUCTION .>J, 5
Persuader de son savoir
sans le transmettre
En concevant la démonstration comme une discussion entre deux personnes et
non plus comme un cours magistral, les preuves sans transfert de connaissance
accomplissent des miracles.

u 'est-ce que démontrer en mathé- de manipulation. Vérifier une démonstra-


Q matiques ? La question paraît élé-
mentaire et l'on imagine que, puisque les
tion consiste à passe r en revue la suite de
fo rmules en s'assurant que les règles du jeu
mathématicien s se la posent depuis plus formel ont bien été respectées. Trouver une
de deux millénaires, ils doivent savoir ce démonstration est difficile, car les règles
que cela signifie. En réalité, ce n 'est pas si du système formel créent une explosion
simple et l'on va voir que des perspectives combi natoire de possibilités. Vérifier une
nouvelles ont été créées par l'informa- démonstration est fac ile, car il s'agit d'un
tique théorique et la cryptographie : nous travail mécanique de contrôle qu'on peut,
progressons encore dans notre compré- en principe, confier à une machine.
h en sion de la variété des démonstrations
mathématiques et dan s l'analyse de leur
capacité. • Des preuves
La logique mathématique a donné une
dites interactives
réponse précise si on limite la question
aux démonstrations écrites qu 'un mathé- Les mathématiciens n'écrivent pas de
maticien soumet sur une feu ille à un autre preuves formelles détaillées, car ce serait
mathématicien qui en contrôle l'exacti- long et pénible, mais seulement des
tude. La notion de système formel mise esquisses de preuves formelles. Cela ne
au point à la fin du x1x• siècle et au début change pas fond amentalement la situation,
du xx• constitue cette réponse universel- car à partir de ce qu'ils écrivent, on peut pro-
lement admise; c'est la forme aboutie de duire les preuves formelles complètes. D'ail-
la méthode axiomatique dont l'origine se leurs, des programmes informatiques aident
trouve chez Euclide. à le faire si l'on y tient absolument. Retenons
Des règles parfaitement précises de mani- que trouver une preuve est un travail diffi-
pulation des formules sont fi xées ainsi cile, alors que la vérifier est mécanisable.
que des axiomes, le tout représentant les Cette conception classique - une propo-
connaissances évidentes et collectivement sition, un contrôle - n 'est cependant pas
acceptées sur le domaine mathématique celle dont le p rofesseur ou le conféren-
auquel on s'intéresse. Tout cela définit un cier fa it l'expérience: il interagit avec
système formel. Trouver une démonstra- ses élèves ou auditeurs. Pour lui, prouve r
tion consiste alors à écrire une suite de for- un énoncé m athématique, c'est les
mules telle que chacune est un axiome ou convaincre de manière parfaite ou en lais-
le résultat de l'application d'une des règles sant un doute infinitésimal que l'énoncé

8 J M ATHÉ MATIQUES ET M YSTÉ R ES


Le démon de Jean-Jacques Quisquater
et Louis Guillou est inspiré du célèbre
démon de Maxwell et d'une idée de Quis-
quater et Guillou qui illustre ce qu'est
une preuve interactive sans transfert de
connaissance.
Deux pièces A et B sont séparées par
une porte de communication ne pouvant
être franchie que si l'on compose un code
secret. Un clavier de chaque côté de la
porte permet de saisir cette information
et déclenche l'ouverture. Le code secret
pourrait être les deux facteurs premiers
d'un grand nombre entier.
En plus de la porte centrale à secret,
chaque compartiment possède sa propre
porte vers l'extérieur : porte Aet porte B.
Dès qu'une des portes vers l'extérieur est
ouverte, la porte centrale se débloque.
Patrick connaît le code de la porte et veut nécessaire, puis sort par la porte que lui chance sur 220 (environ un million) de ne
en convaincre Vincent, mais il ne veut pas a indiquée Vincent [d). jamais avoir été coincé, car il aurait fallu
lui communiquer le secret. Vincent dit : « Oui c'est bien, mais cela que 20 fois de suite tu te places dans le
Au départ, les trois portes sont ouvertes [a]. ne suffit pas à me convaincre, il se peut compartiment que j'ai choisi, avant même
Patrick entre dans la « boîte ». On ferme que sans avoir à franchir la porte cen- que je le choisisse. »
les portes Aet B. La boîte est alors tota- trale tu sortes du bon côté parce que, Vincent,à l'issue des 20 succès de Patrick,
lement opaque et Patrick peut écouter les par chance, tu étais dans le bon com- est donc certain que celui-ci connaît le
injonctions de Vincent à l'extérieur. À cet partiment. » Patrick lui répond « Eh secret de la porte centrale. Le protocole
instant, la porte centrale entre les deux bien, recommençons. » On recommence utilisé est une preuve interactive et Vin-
compartiments est ouverte [b]. Patrick le petit jeu. Patrick réussit à nouveau à cent, à l'issue des 20 essais, n'a rien appris
se place dans l'un des deux comparti- sortir par la porte que lui indique Vin- sur le secret de la porte. Si ce secret est la
ments de son choix. Le mécanisme de cent. Ce n'est pas encore assez pour factorisation d'un grand nombre entier N,
la porte centrale fonctionne et ferme la Vincent et le jeu est répété 20 fois de il sait juste que Nest composé, mais ne sait
porte centrale. Vincent choisit alors, en suite. Cette fois, Vincent consent : « Je rien sur les facteurs de N. Il dispose de la
tirant éventuellement à pile ou face, une suis maintenant convaincu, tu connais le preuve que N est composé, mais aucune
des portes et demande à Patrick de sortir secret de la porte. Au bout de 20 essais, information sur la preuve que N est com-
par celle-ci (c). Patrick, après quelques si tu procédais au hasard sans connaître posé ne lui a été transmise. Le protocole est
secondes, franchit la porte centrale si c'est le secret de la porte, tu n'aurais qu'une une preuve sans transfert de connaissance.

qu 'il leur prése nte est vrai , et plusieurs rôle de plu s en plus important, en parti-
échanges de paro les sont parfoi s néces- culi er dans le domaine des applications
saires, échanges qui varient d'un auditoire cryptograph iques. Noton s que l'article qui
à l'autre. Cette idée de preuve interac tive introduit cette notion et qui est considéré
n'es t pas ce lle de la logique mathématique aujourd'hui comme l'un des plus impor-
modéli sée avec les systèmes form els. Elle tants de l'histoire de l'informatique a été
a été introduite en informatique théo- refus é troi s foi s !
rique il y a un peu plus d'une vingtaine Il existe plusieurs vari antes de la notion
d'années par Shafi Goldwasse r, Si lvio de preuve interactive, chacune ayant son
Mi ca li et Charles Rackoff. Ell e y jou e un intérêt et nous en donnerons l'idée avec

PERSUADER DE SDN SAVOIR SANS LE TRANSM ETTR E ~ 9


des exemples. Non seul em ent c'est amu- vérification pui sse se fair e global ement
sant, mai s cela nou s force à réfl échir avec e n un temps raisonn able, sinon le vé ri -
un œil neuf à l'idée de démonstration et fi eur n 'a aucun intérê t à di aloguer avec le
aux rôles qu 'y jouent le calcul, le hasard et prouveur.
l'interaction. De plus, c'est utile ! Derni er point: le hasa rd sera souve nt
L'idée fond amentale es t que trouver des utili sé pour organi se r le di alogue, car les
preuves sera parfois difficile, mai s que les qu estions posées pa r le vérifi eur doivent
vé rifier se ra toujours assez fa cile. Cette être in attendues. Du fa it de l'introduc-
foi s, non seulement une m achine pourra tion de ce hasa rd, la ce rtitude que le vé ri-
faire la vérifi cation, m ais elle pourra la fi eur aura de la vérité de E, une foi s les
faire rapideme nt. La diffé re nce avec les échanges terminés, ne sera pas absolue.
systèmes form els de la méthode axio- Cependa nt, le ri sque d 'e rreur (l e véri-
m atique class iqu e vient du fait qu 'il y fi eur se laisse conva incre à tort de la jus-
aura plusieurs échanges, et non un seul tesse de E) décroît ex ponentiellement
comme dans le cas d'une démonstration avec la durée des échanges. Cela sig nifi e
écrite qu 'un m athémati cien soumet à un que si cinq minutes d'échanges laissent
confrère. Le « prouveur », celui qui pro- un ri sque d 'erreur de 1 pour 1000, alors
pose un énoncé mathématique E et veut une durée double (dix minutes ) ne laissera
persuader de sa justesse, et le «vé rifieur », qu 'un ri sque de 1 pour 1000000 et une
le pe rsonnage qu 'il faut convaincre de la durée triple (un qu art d' heure) ne laissera
justesse de E, écha ngent de façon répétée qu 'un ri sque de 1 pour 1000000 000 . On
des informations. À l'i ssue de leur di a- co mprend que cela équivaut en pratique à
logue, le vé rifi eur es t certa in que E est une certitude pour le vé rifi eur ; d'a illeurs,
exact avec un ri sque d'erreur négligeable. dans les appli ca tions en cryptographie, on
Dans le cas des preuves sans transfert de néglige ce ri sque re ndu auss i petit qu 'on
connai ssa nce (on dit aussi « à divulgation le veut. À propos de ce ri sque probabi-
nulle »), le vérifi eur n 'aura ri en appri s li ste accepté, n 'oubliez pas qu'un adulte en
de plu s que la vérité de E, et e n pa rticu- France, quel que soit son âge, a une pro-
lie r, il ne sera pas capable de persuade r babilité supérieure à un milliardième de
quelqu 'un d 'autre de la justesse de E. mourir dans la minute.
Un exemple de protocole à divulgation
nulle est le « Démon de Qui squater et
• Un dialogue Guillou » (voir encadré p. 9). Le prou-
veur, ici le démon de l' histoire, au fur et à
prouveur-vérifieur
mesure que se déroulent les échanges avec
L'idée est qu e trouver des preuves est plu s le vé rifi eur, réuss it à pe rsuader ce dernier
diffi cile qu e les vé rifi er : le prouveur di s- de sa capacité à ouvrir une porte secrète.
pose d 'une capac ité de calcul au ss i grande Après une vingta ine d'échanges, le vé ri-
qu 'il le souhaite, alors que le vérifi eur fi eur n'a plus aucun doute sur la capac ité
ne dis pose que d'une capacité de calcul du prouveur à ouvrir la porte, m ais ne dis-
limitée. On suppose ra ain si que les ca lcul s pose d'aucune informat ion qui lui permet-
qu e le vérifi eur mène de son cô té sont trait de l'ouvrir lui-même.
d'une taill e majorée par un polynô me en On peut aussi donner des exemples pure-
la vari abl e T qui représente la taille des ment mathématiques (voir encadrés p. 11
données de l'énoncé ma thé matique E. et 12). Ils illustrent la nature de ces preuves
Nous dirons simplem ent: le vérifieur di s- interactives où un vérifieur se convainc d'un
pose d'une capacité de calcul polynomi ale. énoncé E, sans avoir rien appris d'autre que
Le nombre d 'écha nges e ntre le prouveur la justesse de E.
et le vé rifi eur es t lui au ss i ma jo ré par un L'utilité de ces protocoles de preuve
polynô me dépendant de T : il fa ut qu e la sans transfert de conna issa nce conce rn e

10 ,Ji MATH É M ATIQ U ES ET M YSTÈ RES


::::= L'identification des graphes
Patrick pourrait transmettre à Vincent le risque pour Vincent d'être dupé passe à
les calculs lui ayant permis de savoir que un milliardième. li s'agit d'un protocole qui
R1 et R2 ne sont pas isomorphes, mais répond à nos souhaits : le vérifieur fait peu
Vincent ne veut ni faire de longs calculs de calculs, et se trouve convaincu avec une
ni lire et contrôler de longues preuves. assurance aussi grande qu'il veut que R1
Il veut être convaincu rapidement et de et R2 ne sont pas isomorphes.
façon fiable que les deux graphes ne sont A l'issue des échanges, Vincent n'a rien
G, G, pas isomorphes, sans qu'un intrus puisse appris, car la réponse que lui a donnée le
le berner. Voici comment ils s'y prennent. prouveur était connue de lui avant que le
Vincent permute le nom des nœuds de l'un prouveur lui réponde : il s'agit d'un pro-
Deux graphes sont identiques (ou iso- des graphes, R1 ou R2, sans dire à Patrick tocole interactif de preuve sans transfert
morphes) s'ils ont le même nombre de sur quel graphe il a opéré (voir le dessin]. de connaissance.
nœuds et d'arcs, avec la même topologie Il obtient ainsi un graphe Rqu'il transmet
(constitués de fils élastiques, on peut à Patrick en lui demandant si R provient
superposer les nœuds, comme pour les de R1 ou de R2. Le fait d'avoir changé les
deux graphes G1 et GJ. noms des nœuds rend méconnaissable le
On donne ici un protocole où un prouveur graphe transformé. Si Patrick n'est pas un
montre à un vérifieur que deux graphes imposteur et que les deux graphes R1 et R2
donnés ne sont pas isomorphes sans lui ne sont pas isomorphes, il réussit à déter-
détailler les calculs compliqués qu'il a miner l'origine de R(avec les nœuds non
dû faire pour démontrer leur non-iso- changés) et il transmet alors sa réponse
morphisme. Le problème du non-isomor- à Vincent (le graphe R vient de R2 par C
phisme de graphes est dans la classe IP: exemple), lequel connaît l'origine de Ret
un prouveur peut convaincre un vérifieur vérifie donc que Patrick ne se trompe pas.
en dialoguant avec lui. Si cette opération n'est effectuée qu'une
Patrick (le prouveur) doit convaincre seule fois, il se peut que R1 et R2 soient iso- d
Vincent (le vérifieur), qui ne le croit pas morphes (auquel cas Patrick aune chance
sur parole, que les deux graphes R1 et R2 sur deux de donner le bon résultat).
auxquels ils s'intéressent ne sont pas iso- En revanche, si la même série d'opérations
morphes. Patrick a pu se convaincre du est menée 20 fois de suite, alors la probabi-
non-isomorphisme en faisant autant de lité pour que, par chance, Patrick ou celui
calculs qu'il le souhaite, car aucune limite qui répond à sa place ait répondu 20 fois
aux calculs du prouveur n'est imposée de suite correctement n'est plus qu'un mil-
dans un protocole de preuve interactive. lionième. En effectuant l'opération 30 fois,

p rincipa le ment la sécur ité informa- • Pouvoir des preuves


tiq ue. L'authen ti fi cat ion y trouve là une
méthode sûre et idéa le. Le dé te nteu r d'un Il a rri ve qu 'un doma ine ma thé ma ti que
secret E qui attes te de son identité (i l a, ne puisse pas constituer un « systèm e
pa r exemp le, créé ce secret) réuss it, grâce fo r mel », car l'ense mble des véri tés mathé-
au x preuves inte ractives sa ns transfert mat iques associées est trop complexe
de connai ssa nce, à démon t rer à un inter- pou r q u'o n pu isse les dé mo ntrer toutes
locuteur qu 'il connaî t bien le sec ret sa ns automatiqu ement. D'ap rès le théorè me
pour autant le div ulguer, ce qui pe rmet la d'incomplétude de Gode!, c'est le cas de
réutili sa tion de ce sec ret pour une authe n- l'a rithmétiq ue: la structure de l'e nsemble
tifi cat io n ultéri eure. Les cartes à puce ban- des form ul es vra ies d'a ri th métique es t
trop subtile pou r se la isser en ferme r dans
ca ires, par exe mple, mettent en œ uvre de
u n systè me form el. Ce la sign ifi e que mê me
tels protoco les.

PERSUADER DE SON SAVOIR SANS L E TRANSMETTRE ,Il 11


La 3-coloriabilité

A B C D

Dans l'exemple considéré ici, Patrick pré- Au hasard, Patrick associe des numéros au graphe ni aux jetons. Cela constitue de
tend qu'un certain graphe G est 3-colo- aux troiscouleurs, par exemple 1 =rouge, sa part un engagement.
riable, c'est-à-dire qu'on peut en colorier 2 = jaune, 3 = bleu [dessin B). li inscrit Vincent choisit alorsun arc du graphe et
les nœuds avec trois couleurs (rouge, bleu, sur les nœuds du graphe les numéros soulèveles deux jetons des extrémités de
jaune) de telle façon que deux nœuds correspondant au coloriage correct qu'il l'arc choisi (dessin D). S'ils sont de même
reliés par un arc du graphe soient toujours connaît et recouvre les numéros de petits couleur (même numéro), il en déduit que
de couleur différente [dessin A). Nous jetons qui masquent les numéros inscrits Patrick triche en prétendant connaître un
dironsqu'un tel coloriage est correct. [dessinC). Ensuite, Patrick ne touche plus coloriage correct à trois couleurs. Sinon,

s'il existe des moye ns class iques pour semblera parfois un peu abstrait, il nou s
écrire des démonstrations d'arithmétique faut parler en termes de classes de com-
(et les transmettre à un vérifieur) , aucun plexité et utili ser quelques sigles ésoté-
de ces moyens ne vaut pour l'ensemble riques : P, NP, PSPACE, IP, ZK. C'est le prix
des vérités arithmétiques : tout système de la précision.
formel poss ible pour l'arithmétique en Le para mètre important sera toujours la
laisse échapper. Le pouvoir des preuves taille T de l'énoncé mathématique E que le
classiques est limité et c'est le sens pro- prouveur tente de fa ire accepter au véri-
fond des résultats d'incomplétude. fi eur. Quand on parle de temps de calcul ou
De la même faço n, n'importe quel domaine d'espace nécessa ire pour le calcul, on le fait
mathématiqu e n'est pas su sceptible de toujours en se référant à cette taille T des
donner lieu à un protocole de preuve inte- énoncés E. Quand on dit par exemple qu'un
rac tive ou à un protocole de preuve sa ns algorithme A réali se un ca lcul en espace
transfe rt de connaissance. L'identification polynomial, cela signifie qu'il existe un poly-
précise des do maines mathém atiques per- nôme P(I). par exemple P(T) = T3 + 2T + 9,
m ettant ces types de démonstrations a tel que A uti lise moins de P(T) mémoires
bien sûr été l'obj ectif des chercheurs. Ce (mesurées en bits ou en octets) pour traite r
qu 'ils ont découve rt les a étonnés, car un un énoncé E dont la taille, mesurée en
grand nombre de dom aines mathém a- nombre de symboles, est T.
tiques sont concernés, et bien plus qu'on Envisageons successive ment di ve rs
ne l'imaginait au départ. Nous all ons pré- domaines mathématiques et les protocoles
senter cet état de l'a rt auquel les cher- de preuves associés, ainsi que les cl asses de
cheurs sont arrivés en 201 6. Même si cela complexité qui correspondent.

12 .;, MATH ÉMATIQUES ET MYSTÈRES


il dispose d'un indice que Patrick connaît Bien sûr, l'opération de masquage des coloriage du graphe que Patrick connaît.
peut-être un coloriage correct. En effet, nœuds par les jetons doit être réalisée Dit autrement, Vincent ne peut pas sou-
si Patrick n'en connaissait pas, au moins numériquement dans les protocoles lever les jetons pour voir le coloriage du
l'un des arcs sur le graphe qu'il a engagé informatiques. Cela est rendu possible graphe.
serait incorrect et Vincent aurait pu tom- par les fonctions à sens unique, fonc- - Quand Vincent veut contrôler un arc
ber dessus. La probabilité pour qu'un tions telles qu'on calcule facilement f(x) particulier du graphe, Patrick indique à
imposteur se fasse repérer par Vincent quand on connaît x, mais qu'il est très Vincent les valeurs x1 et x2 des nombres
est supérieure à 1/K, où K est le nombre coûteux d'inverser : calculer x quand qu'il a associés aux deux extrémités de
d'arcs du graphe. on connaît f(x) demande un temps non l'arc choisi. Vincent contrôle que cela cor-
En répétant un certain nombre de fois le polynomial. respond à deux couleurs différentes (il
protocole (numérotation des couleurs, Le procédé numérique de masquage des évalue la valeur du chiffre des centaines
numérotation des nœuds du graphe, enga- nœuds se fait de la manière suivante : de x1 et de x2 modulo 3), et que Patrick
gement du graphe par Patrick, choix d'un - Patrick associe à chaque nœud un n'a pas triché : il calcule f(xJ et f(xJ et
arc par Vincent), Vincent rend la probabi· nombre x dont la valeur modulo 3 du compare les valeurs obtenues avec ce
lité que Patrick soit un imposteur aussi chiffre des centaines (par exemple) est la que Patrick a indiqué en engageant son
petite qu'il le souhaite, puisque (1-1/K)" couleur du nœud dans le coloriage correct graphe.
tend vers Oquand n tend vers l'infini. en trois couleurs qu'il connaît. Le protocole décrit ici est très puissant
Un instant de réflexion montre que lors - Patrick indique à Vincent la valeur f(x) en réalité et, sous réserve qu'il existe
du déroulement de ce protocole, Vincent et l'ensemble de ces f(x) constitue l'enga- des fonctions à sens unique, il permet
n'apprend strictement rien concernant le gement de graphe par Patrick. de déduire un protocole sans transfert
coloriage du graphe que Patrick connaît. -Vincent ne peut en déduire aucun x donc, de connaissance pour tout problème de
Il s'agit d'un protocole sans transfert de ne peut pas exploiter l'information que la classe NP (et pas seulement pour le
connaissance. lui transmet Patrick pour reconstituer le problème du 3-coloriage d'un graphe).

La classe de complexité P est la classe des couleurs, c'est toujours possible pour un
problèmes que le prouveur peut traiter en graphe dessiné sur un plan d'après un théo-
temps polynomial. Comme le vérifieur dis- rème (le « théorème des quatre couleurs », qui
pose auss i de cette puissance de calcul, tout porte sur le problème équivalent du coloriage
échange est inutile: le vé rifieur, face à un des cartes de géographie, énoncé en 1852 et
problème de la classe P, fa it le calcul néces- démontré en 1976). Savoir si un graphe est
saire et c'est tout. Déterminer si un nomb re 3-coloriable est un problème de la classe NP
est premier est un problèm e assez diffic ile (Nondeterministic Polynomial). Cela signifie
en apparence, mais, grâce à un résultat que trouver (travail du prouveur) un tel colo-
de 200 2, on connaît des algorithmes poly- riage, s'il existe, peut demander énormément
nomiaux qui le traitent et le problèm e de la de calculs, mais que contrôler (tâche du véri-
primalité est donc dans P. Si un énoncé dit fieur) si un coloriage proposé convient (deux
« N est un nombre premier », le vé rifieur nœ uds reliés sont toujours coloriés différem-
fa it seul le calcul nécessaire. ment) sera facile et rapide (polynomial) .
On ne sait pas démontrer que la classe P
*
est différente de la classe NP (P NP ?). On
• La coloriabilité pense que NP est bien plus grande que P et
que, par exemple, le problème de la 3-colo-
est un exemple
riabilité est dans NP, mais pas dans P. La
Un graphe étant donné, il est parfois pos- classe NP est la classe des problèmes m athé-
sible de le colorier avec trois couleurs sans matiques pour lesquels il existe des systèmes
que deux nœuds reliés par un arc du graphe traditionnels de preuve mathématiques avec
soient de la même couleur. Avec quatre vérifi eur polynomial : le prouveur calcule

P E RSUADER DE SDN SAVOIR SANS LE TRANSM E TTRE _. 13


:·· Quelques classes de complexité
preuves traditionnelles des mat hémati ques
P : Les problèmes de type P sont convaincu de ce que veut lui seraient moins puissantes que les preuves
résolubles rapidement (en temps prouver le prouveur, par exemple interactives. Le professeur ou le conféren-
polynomiaO. Le vérifieur n'a qu'à que deux graphes ne sont pas cier di spose d'un pouvoir de persuasion
calculer pour vérifier l'affirma- isomorphes (voir encadré p. 11). supérieur au m athématicien isolé qu i com-
tion du prouveur. munique par un seu l document écrit.
PSPACE : Problèmes que l'on
Qu 'y a-t-il dans la classe IP, apparemment
NP: Les problèmes NP sont diffi- résout en utilisant une quan-
plus grande que NP ? La question a été
ciles à résoudre pour le prouveur, tité de mémoire polynomiale
mais il est facile pour le vérifieur en fonction de la taille des don- résolue par Adi Shamir en démontrant
de contrôler que la solution pro- nées et sans qu'aucune limite en que IP = PSPACE (nous allons expliquer
posée est correcte. Par exemple temps de calcul ne soit imposée. cette égalité), ce qui a constitué un coup
le vérifieur contrôle qu'un graphe de tonnerre dans le domaine de l'étude des
est 3-coloriable en vérifiant que ZK : Notée ainsi pour zero-know- classes de complexité.
le coloriage transmis par le prou- /edge, ZK est la classe des pro-
veur est correct. blèmes que l'on sait traiter avec
des protocoles sans transfert de
IP : Dans ce type de problèmes, connaissance. • L'interaction accroît
le prouveur, qui dispose d'une le pouvoir des preuves
capacité de calcul illimitée, dia- MIP: Même définition que la
La classe PSPACE est la cl asse des pro-
logue avec un vérifieur qui ne classe IP, sauf que le vérifieur
blèmes que l'on peut résoud re sans qu 'au-
dispose que d'une capacité de dialogue ici avec plusieurs prou-
calcul polynomial. À l'issue de veurs, lesquels ne dialoguent cune limite sur le temps de calcul ne soit
leurs échanges, le vérifieur est pas entre eux. imposée, mais où o n limite la mémoire uti-
li sable pour mener le calcul : la mé moire
doit être polynomiale en fo nction de
la taille des données. Démontrer que
(parfois longuement), il transmet sa preuve IP = PSPACE fut do nc vraiment la m ise
et le vérifieur la contrôle en temps poly- en év idence que les protocoles interactifs
nomial. Pour l'instant, aucune interaction sont plus puissants que les pro tocoles sans
répétée n 'a été nécessaire. interaction. Le lien ent re IP et PSPACE est
La classe IP est celle des domaines mathéma- surprenant, car la classe PS PACE n'avait a
tiques où un protocole d'échange interactif priori pas de raison d 'être identi que à la
permet à un prouveur de convaincre le véri- classe IP défini e sans menti on de la capa-
fieur de la vérité d'une affir mation. Cette fois, cité de m ém orisation. C'est en découvrant
il y aura plusieurs échanges entre le prouveur des résultats de ce type que les mathéma-
et le vérifieur, et des appels au hasard seront ticiens ont le sentiment de mettre au jour
peut-être utiles. Le problème du non-isomor- des vé rités profondes sur le monde des
phisme de graphes (voir encadré p. 11) est nombres et des structures abstraites.
dans la classe IP, car un tel protocole existe. Une autre question était posée, cruciale
Ce problème n 'est pas connu comme appar- pour la cryptographie: que peut-on faire
tenant à NP : en effet, il semble impossible avec un protocole de preuve sans transfert
qu 'un algorithme puisse vé rifi er rapide- de connaissance? On note ZK (pour zero-
m ent que deux graphes ne sont pas iso- knowledge) les problèmes ou domaines
morphes, comme c'est le cas d u vé rifieur mathématiques qu 'on peut traiter avec
des problèmes NP. Il semble donc que la des protocoles sans transfert de connais-
classe IP soit plus grande que NP et que sance. On sait auj ourd'hui que, contraire-
l'interaction répétée offr e la possibi lité de ment à toute attente, ZK = IP = PSPACE:
fa ire des démonstration s que la transmi s- tout ce qui peut être démont ré par un pro-
sion d 'une information sans dialogue ne tocole de preuve interactive peut l'être par
permet pas. Lorsque le vérifieur ne dispose un protocole de preuve sans tra nsfert de
que d'un temps de calcul polynom ial, les connaissance !

14 ~ MATHÉ MAT IQ U E S ET MYSTÈRE S


L'article signé de sept auteurs (M. Ben-Or, Ce résultat ne s'appuyant pas sur une conjec-
O. Goldreich, S. Goldwasser, J. Hâstad, J. Kilian, ture non démontrée s'écrit MIP = NEXP-
S. Micali, P. Rogaway) qui annonçait ce résultat TIME : la classe MIP des problèmes dont
porte un titre frappant: Everything provable une multitude de prouveurs agissant pour
is provable in zero-knowledge. Toutefois, le convaincre un vérifieur est la même que
résultat n'est démontré qu'en supposant la classe NEXPTIME des problèmes qu'un
vraie la conjecture selon laquelle il existe des vérifieur disposant d'une puissance expo-
fonctions à sens unique. Pour ces fonctions nentielle en temps de calcul peut traiter.
x - j(x) , le passage de x à .f(x) est facile (il ne Puisque la classe NEXPTIME est vraiment
demande qu'un calcul polynomial), alors que très grande, cela signifie que la force de
retrouver x quand on connaît j(x) demande l'interaction se montre redoutable.
un long et difficile calcul. Cela nous conduit donc à ajouter un
La conjecture affirmant l'existence de fonc- échelon à l'échelle des classes de com-
tions à sens unique implique la conjecture plexité, où ç::; est le symbole de l'inclusion
*
P NP et il est peu probable qu'elle soit rapi- au sens large :
dement démontrée. Il existe cependant plu- P ç::; NP ç::; PSPACE= IP ç::; MIP= NEXPTIME.
sieurs exemples de fonctions dont on pense
qu 'elles sont à sens unique et qu'on utilise
dans les protocoles cryptographiques. La • Inutile de faire appel
plus simple est la multiplication : il est facile
à plus de deux témoins
de calculer le produit M x N= P à partir des
entiers premiers M et N, mais personne ne Le fait que deux prouveurs font mieux qu'un
connaît de méthode rapide pour retrouver seul a une interprétation assez naturelle,
Met N à partir de l'entier P (même si nous connue des policiers qui interrogent sépa-
savons que M et N sont des nombres pre- rément les témoins d'une affaire louche. Le
miers et que la décomposition est unique). vérifieur (le policier) qui se méfie et ne veut
Leonid Levin a récemment fait faire un pro- se laisser.convaincre d'une assertion E que si
grès important à cette énigme. Il a proposé elle est vraie compare ce que le prouveur 1
une fonction dont il a démontré qu'elle (le témoin 1) et le prouveur2 (le témoin2)
était à sens unique sous la seule condition disent. Il s'assure que ce qu'on lui raconte
qu'il existe au moins une fonction à sens est bien cohérent et il tend des pièges aux
unique. Autrement dit: ou bien la fonction témoins dont les récits doivent coïncider ou
qu 'il propose est à sens unique, ou bien il au moins se compléter sans se contredire.
n'existe aucune fonction à sens unique. Chose amusante et à nouveau inattendue,
Malgré l'utilisation d'une conjecture non un vérifieur échangeant des informations
résolue, le résultat ZK = IP est remarquable. avec deux prouveurs a autant de pouvoir
Il ne signifie pas que tout protocole inte- que s'il échangeait des informations avec
ractif est sans transfert de connaissance, trois prouveurs ou plus. Disposer de plus
mais que s'il existe un protocole interactif, de deux témoins n'augmente pas le pou-
alors on sait comment en concevoir un qui voir de l'enquêteur mathématicien!
soit sans transfert de connaissance. Il est p assionnant de voir comment la
Peut-on se débarrasser de l' hypothèse sur cryptographie moderne, en envisageant
des fonctions à sens unique? Une réponse des protocoles utiles et cruciaux pour
positive a été donnée à la condition de le bon fonctionnement de notre monde
prendre en compte un nouveau type de numérique, et en essayant de les com-
preuves où deux prouveurs (deux confé- prendre mathématiquement, a réussi à
renciers ) ne pouvant pas communiquer donner un sens précis à des idées natu-
l'un avec l'autre tentent en dialoguant relles mais restées vagues, et a conduit à
chacun de leur côté avec le vérifieur de le renouveler notre conception de la certi-
convaincre de la vérité d'un énoncé E. tude mathématique.

PERSUADER DE SDN SAVOIR SANS LE TR AN SMETTRE ,,j 15


El Déléguer un calcul
sans divulguer ses données
Vous confiez des calculs à un tiers, il les effectue et vous transmet les résultats,
mais sans avoir pu connaître ni les données du calcul ni ses résultats:
un nouveau miracle cryptographique!

i vous êtes prudent, vous chiffrez vos de C d 1, C d2 , ••• , Cd,, est C fois la moyenne
S données avant de les confier à un ser-
vice de sauvegarde extérieur, dans le
de d 1, d2 , •• •, d,,.
Avec ce procédé, vous pouvez faire exé-
« cloud » par exemple. Comment demander cuter par l'opérateur extérieur d'autres
alors à ce service de prendre les données types de calculs. Pour connaître le nombre
d'un fichier et d'en calculer la moyenne, de données qui dépassent un certain
ou d'en extraire des informations particu- nombre B, vous lui demanderez le nombre
lières? Pour calculer et manipuler des don- de données qui dépassent C B. Le tri de
nées, il semble qu'il faille les connaître. vos données par ordre croissant est aussi
Eh bien, non ! C'est tout l'enjeu des sys- faisab le, puisque si C est positif, le tri de
tèmes de chiffrement homomorphe: vous C dl' C d2 , .. . , Cd,, exige les mêmes permuta-
permettez à un tiers de calculer avec vos tions que d 1, d2 , •• •, d,,. Toutes les moyennes
pondérées, par exemple la moyenne
données qu'il ne connaît pas, et il produit
(d 1 + 2d 2 + Sd3 + d4 )/9, sont aussi possibles
un résultat qui lui est illisible, mais que
sans dévoiler C, car le résultat sur les do n-
vous savez déchiffrer.
nées mu ltipliées par C est égal à C fo is le
résultat attendu. Certaines opérations un
peu plus compliquées sont envisageables :
• Une méthode très simple: pour le calcul de d 1d2 + d3d4 + d5d6 , il suf-
la multiplication fira de diviser le résultat que (!J fournit
par C2 .
Si les calculs à effectuer sont simples, il
Cependant, vous ne pourrez pas demander
est faci le d'imaginer une solution. Vous
d 1 + d2d3 et, finalement, ce n'est qu'un
choisissez un nombre C que vous serez le
faible sous-ensemble de calculs que vous
seul à connaître. Vous multipliez toutes vos saurez faire exécuter à l'extérieur sans avoir
données par C, et ce sont ces données que à divulguer vos secrets. En particulier, pas
vous transmettez à l'opérateur extérieur (!J question de faire opérer des algorithmes
chargé de les sauvegarder. Pour connaître complexes sur vos données, comme l'identi-
par exemple la moyenne de vos données ou fication, parmi les nombres confiés, de ceux
de certaines d'entre elles, vous demandez qui sont des nombres premiers. Remar-
à (!J de calculer la moyenne sur les données quons aussi que le chiffrement de vos don-
dont il dispose et de vous transmettre le nées en les multipliant par une constante C
résultat. Puis vous divisez le résultat par C: laisse transparaître certaines informations
vous avez votre moyenne, car la moyenne que vous ne souhaitez peut-être pas que

16 ., J M A THÉMATIQUES ET MYSTÉRES
Calcul délocalisé
Avec les chiffrements dits homo-
morphes, un opérateur calcule sur des
données chiffrées dont il n'a pas connais-
sance. Une fois le calcul achevé, il ne peut
pas connaitre le résultat trouvé, que seul
le commanditaire du calcul déchiffre.

Vous chiffrez ws données avec une clef


~
secrète et vous les enwyez à l'opérateur
extérieur (1). !.:opérateur effectue des
calculs avec les données cryptées et vous
envoie les résultats (cryptés) sans avoir
eu connaissance de la clef (2, 3). Vous
déchiffrez les résultats reçus grâce à la clef
Vos données

1Votre ordinateur
1 1

fg]] ___~ ...,__.I.


secrète (4): vous îNeZ ainsi connaissance
des résultats d'un calcul que vous n'îNeZ
pas fait, résultats auxquels l'opérateur n'a
pas pu avoir accès. Pour des séries d'addi-
tions et de soustractions, de tels calculs Résultat du calcul Décryptage des résultats
délocalisés sont possibles, avec la mise au sur les données initiales du calcul sur les données chiffrées
point d'applications réelles telles que les
systèmes de vote.

l'opérateur (Y connaisse : le numéro de la opération *1 et une opération *2 (pas néces-


donnée la plus grande ou la plus petite, les sairement l'addition et la multiplication
valeurs égales, les données classées, etc. habituelles ) vérifiant :
Le problème sera résolu si vous disposez <f6 (d1 + d2) = <f5 (d1) *i 'i5 (d2) (propriété 1)
d'une méthode de chiffrement permettant 'i5 (d1 x d2) = <f5 (d1) *2 <f5 (d2) (propriété 2).
à la fois de bien masquer toute l'informa- En exécutant *1 et *2 à la place de + et x ,
tion et autorisant l'exécution d'additions et l'opérateur (Y produira à partir des données
de multiplications sans rien révéler : avec chiffrées un résultat qui, après le déchiffre-
ces deux opérations, on reconstitue tout ment par <f5 ', sera exactement ce que vous
calcul. voulez.
Par exemple, si vous souhaitez connaître
d1 +d2 d3 sans le calculer vous-même (ce
• La solution: qui est impossible avec la méthode de
multiplication par C), vous enverrez vos
des chiffrements pleinement
données cryptées 'i5 (d1), <f5 (d2), 'i5 (d3) à
homomorphes l'opérateur en lui demandant de calculer
Notons aussi qu'il n'est pas essentiel que 'i5 (d1h ('i5 (d2h <f5 (d3)) et de vous ren-
l'opération effectuée par (Y soit identique à voyer le résultat R. Grâce à l'opération <f5',
celle que vous voulez au fi nal. En effet, sup- vous obtiendrez alors la valeur de d1 + d2 d3,
posons que le chiffrement de la donnée d puisque:
soit <f5 (d) et que le déchiffrement (que <f5'(R) = <f6'(<f6 (d1) *1 (<f6 (d2) *2 <f6 (d3))) =
vous seul savez effectuer) soit l'opération <f6'(<f6 (d1)) +<f6'(<f6 (d2h <f6 (d3)) =
<f5': <f5'(<:f5 (d)) = d. Pour réussir à faire exé- d1 +<f5'(<:f5 (d2) X <f5 '(<f5 (d3))) = d J + d2 d3 .
cuter toutes sortes de calculs par un opé- La méthode fonctionnera pour toute expres-
rateur extérieur, il suffirait qu'il existe une sion, aussi compliquée soit-elle, constituée

DÉ LÉG U ER U N C ALCUL S A NS DI V ULG U ER S ES DO N NÉES .» 17


Préserver la confidentialité
Imaginons que l'on souhaite établir une
statistique sur un sujet délicat en utili·

...
Chiffrement et envoi
sant Internet et en garantissant à cha·
~ 1 ~
- -o~.
cune des personnes sondées que les ffidOMffi
données individuelles contenues dans
les réponses ne seront pas divulguées.
Jl =e: Clef
publique
La procédure est la suivante: Personne
sondée A
Chaque personne chiffre ses réponses

-
avec la clef publique du collecteur
final et les envoie à un calculateur
extérieur (1). Ce calculateur traite ces •A•
données cryptées et envoie le résultat
au collecteur final (2, 3). Ce dernier
0
Personne
-
•W•

déchiffre le résultat et obtient la sta· sondée B


tistique souhaitée (4). Le calculateur
extérieur ne peut pas accéder aux
informations privées des sujets de
l'enquête car il ne dispose pas de la
clef privée de déchiffrement, et le col-
lecteur final ne peut pas accéder aux
données individuelles car il n'a pas eu
accès aux informations chiffrées indi·
viduelles transmises.
-~
-
Personne
sondéeC
f;h
- _ _ __.,.

d'additions et de multiplications. Puisque En mathématiques, on connaît de nom-


dès qu'on sait mener des additions et des breux homomorphismes, mais aucun des
multiplications de cette façon, on peut homomorphismes classiques ne peut servir
exécuter tout algorithme, le problème des à concevoir un cryptage ~ homomorphe
calculs secrets par un tiers se ramène à celui car l'opération de décryptage ~, est alors
de trouver ~, ~ ', *I' *z, vérifiant les pro- trop simple; or une bonne méthode crypto-
priétés 1 et 2. graphique est une méthode où il est difficile
Les méthodes de cryptage vérifiant les de trouver ~'. Le problème des systèmes de
propriétés 1 et 2 sont dites « pleinement chiffrement pleinement homomorphes
homomorphes ». Le terme vient du langage n'était donc pas évident au moment où, en
mathématique où l'on dénomme homo- 1978, l'idée en a été envisagée par les Amé-
morphisme les fonctions qui transforment ricains Ran Rivest et Leonard Adleman et
une opération en une autre, comme l'in- le Grec Michael Dertouzos. On s'est long-
dique par exemple la propriété 1. temps demandé si de telles méthodes exis-
Ces homomorphismes jouent un rôle taient. Le problème a parfois été qualifié de
très important en mathématiques et graal de la cryptographie.
chacun connaît le logarithme qui vérifie Une percée décisive a été réalisée en 2009
log(a x b) =log(a) + log(b) et qui transforme par Craig Gentry, de l'université Stanford
donc des multiplications en additions (ici, et aujourd'hui chercheur au centre Thomas
*z est l'addition habituelle) . Avant l'avè- Watson d'IBM à New York. Craig Gentry a
nement des ordinateurs, c'était le moyen proposé une méthode qui résout théorique-
le plus efficace pour mener à la main des ment le problème et a pour cela reçu une
calculs numériques, et c'est pourquoi on bourse de 625 000 dollars de la fondation
dressait des tables de logarithmes conte- MacArthur. La méthode qu'il a initialement
nant des millions de données. proposée n'est pas applicable, car elle exige

18 .. MATHÉM ATIQUE S ET M YSTÉRES


des calculs tro p volumineux au moment du publique à chaque votant. Chaque votant
cryptage (la transform ation des données choisit alors un nombre entier V de la forme
avant de les envoyer) et du décryptage. De N k (k entier) s'il veut voter OUI , ou N k+ 1
plus, la taille des do nnées que doit mani- (k entier) s'il veut voter NON; puis il chiffre
puler l'opérateur extérieur (1J, et donc la le nombre V choisi avec la clef publique et
quantité de calcu ls qu 'il doit mener, est des transmet le nombre crypté C€ (V) à l'opéra-
mi llions de fo is celle nécessaire quand les teur de calcul. Ce dernier fait la somme S
données ne sont pas cryptées. de tous les nombres qu'il reçoit et commu-
Depuis 200 9, une multitude de recherches nique S à l'opérateur de dépouillement,
ont été fa ites pour trouver des schémas lequel déchiffre le résultat grâce à la clef
plus économiques. En quelques années, les privée, qu'il est seul à connaître. Il trouve
progrès ont rendu envisageables certaines ainsi un nombre de la forme M k+ p, où
applications, et l'espoir de méthodes encore p est le nomb re de personnes aya nt voté
plus économiques et fac iles à mettre en NON. Le résultat du vote est alors commu-
œuvre suscite de nombreux travaux parmi niqué à tous.
les spécialistes. L'opérateur calculateur, qui ne connaît
Ava nt de donner des précisions sur les pas la clef de déchiffrement, ne peut pas
idées de la percée décisive de Craig Gentry, connaître les votes individuels ; l'opérateur
reve nons sur les appl ications des cryptages de dépouillement, qui n 'a pas eu connais-
pleinement homomorphes ou même par- sance des nombres tra nsmis individuelle-
tiellement homomorphes. men t, ne peut pas lui non plus con naître
L'algorithme RSA (conçu en 1977 par les votes individuels. Les votants peuvent
Ronald Ri vest, Adi Shamir et Leonard contrôler le travail de l'opérateur de calcul,
Ad leman) est une méthode de chiffrement s'ils acceptent de se communiquer les C€ (V),
à clef publique : pour crypter un message, ce qui ne compromet pas le secret du vote.
on utilise la clef publique de son corres- Avec un tel système, même si les votants
ponda nt, et lui seul peut déchiffrer le mes- sont séparés par des milliers de kilomètres
et ne communiquent que par messages,
sage grâce à sa clef secrète. C'est un bon
aucun vote ne circule de man ière lisible, et
algorithme, aujourd'hui très utilisé. Il a la
personne ne sait comment les autres ont
propriété d'être homomorphe pour la mul-
tiplication: en passa nt aux logarithmes,
on en déduit une méthode de chiffrement ::::: Craig Gentry, le pionnier
homomorphe pour l'addition, comme celle
évoquée au début de l'article, méthode En proposant en 2009 le premier
aya nt cette fo is l'avantage que les données système de cryptage complète-
sont correctement masquées. ment homomorphe, Craig Gentry,
aujourd'hui chercheur chez IBM,
a révolutionné le domaine. Il a
déclenché une multitude de travaux
• Une application: qui, petit à petit, ouvrent des voies
les votes secrets pour rendre utilisable son idée, ini-
tialement théorique pour l'essentiel.
Avec un système additivement homo- Confier de façon massive des calculs
morphe de ce type, on peut opérer des votes à des opérateurs extérieurs qui ne
secrets sur le réseau sans se rencontrer. peuvent pas accéder aux données (comme pour un vote). Les appli-
Décri vo ns un tel procédé. n'est pas aujourd'hui envisageable. cations de ces méthodes devraient
Il y a troi s typ es d'interve nants: les votants En revanche, peu à peu, il est devenu rapidement s'étendre et aider à
(au plus N - 1), l'opérateur calculateur, et possible de résoudre des problèmes accroître la sécurité des réseaux et
l'opérateur de dépoui llement. L'opérateur particuliers n'exigeant qu'une petite la protection des données... ce dont
quantité de calculs homomorphes on a un grand besoin!
de dépoui llement choisit un couple clef
publi que/clef privée et com munique la clef

DÉLÉGUER UN CALCUL SANS DIVULGUER SES DONNÉES .,j 19


Des appels à la prudence ont été émis par
de nombreuses personnalités et mouve-
ments. En France, un rapport du Sénat
datant de 2014 préconisait le maintien
du moratoire sur les machines à voter
décidé en 2007. La CNIL a aussi exprimé
des réserves sur le vote électronique.
Les incidents et problèmes semblent
trop nombreux pour qu'on envisage
aujourd'hui de remplacer au niveau
national le bulletin de vote, l'isoloir et
l'urne fermée à clef par des ordinateurs
s'échangeant des messages et que les
citoyens devraient manipuler pour effec-
tuer leurs devoirs électoraux. homomorphe présenté ici semble une cryptographie (IACR) l'utilise pour
Le site Ordinateurs de vote (www. voie sérieuse : il donne des garanties choisir les membres de son bureau... ce
ordinateurs-de-vote.org/J et le récent convenables concernant la protection du qui est un argument sérieux pour croire
rapport Ethics and e/ectronic voting secret des votes et autorise le contrôle en ses qualités.
de Chantal Enguehard (https://hal. et le recalcul des résultats, tout en per- Il faut se méfier de toutes les solutions
archives-ouvertes.fr/hal-01016256/ mettant à chacun d'être certain que son précipitées en la matière, et il ne faut
document) détaillent les raisons et les bulletin est pris en compte. renoncer à aucune des garanties don-
faits montrant qu'il faut être prudent et Le système Helios de vote par Internet nées par les procédures classiques de
patient. (https://vote.heliosvoting.org/J, fondé vote. Il ne fait cependant pas de doute
Cependant, rien n'interdit de chercher à sur le calcul homomorphe et développé qu'il y aurait des avantages à pouvoir
concevoir des méthodes de vote aussi par l'université Harvard et l'université voter de chez soi, et que si c'était pos·
rigoureuses que possible, permettant catholique de Louvain, est disponible sible de manière sûre, le coût de l'orga-
des contrôles a posteriori tout en garan- gratuitement et librement. L'associa- nisation d'élections en serait, à terme,
tissant l'anonymat des votes. Le calcul tion internationale des chercheurs en considérablement réduit.

voté. On peut encore perfectionner de tels chercheurs en cryptographie (I ACR ) l'utilise


systèmes, comme l'explique un article de pour choisir les membres de son bureau. Il
Véronique Cartier et Steve Kremer (voir la est fo ndé sur le système de chiffre ment El
bibliographie en fi n d 'ouvrage) . Gama/, qui est additivement homomo rphe.
Ce type d'applications de la cryptographie
partiellement homomorphe est aujourd'hui
arrivé à maturité et le système de vote • Une arithmétique
Helios est un logiciel libre développé par
« secrète »
les chercheurs de l'université Harvard et
de l'université catholique de Louvain (voir Voici maintenant la description d'une ver-
encadré ci-dessus). On l'a utilisé pour l'élec- sion du chiffrement pleinement homo-
tion du recteur de l'université catholique morphe de Craig Gentry. Cette ve rsion est
de Louvain et plusieurs fois lors d'élections due à Marten van Dijk, Craig Gent ry, Shai
étudiantes. L'Association internationale des Halevi et Vinod Vaikuntanathan. Les idées

20 .tl M A THÉM ATIQUES E T M Y STÈRES


sont simples et n'impliquent que des calculs simple question d'arithmétique. En v01C1
élémentaires effectués avec des entiers. les détails, que vous pouvez passer si vous
La méthode utilise le fait que, pour créer un trouvez cela fastidieux.
système de chiffrement pleinement homo- Soient b 1 et b2 deux bits. Chiffrons-les:
morphe, il suffit de définir un système qui ~(b 1) = c 1 = q 1p+2r 1+b 1 et ~(bz) = c2
chiffre les bits, des O et des 1, et de savoir = q2 p+ 2r2 + b2 avec des entiers r 1 et r 2
faire exécuter par l'opérateur extérieur un d'une vingtaine de chiffres, p d'environ
nombre quelconque d'opérations logiques 500 chiffres et q 1 et q2 de plusieurs millions
du type XOR (OU exclusif) et ET entre de de chiffres. Celui qui connaît p peut cal-
tels bits chiffrés. culer le reste de la division par p de:
La clef secrète du système, que l'utilisa- c1+cz = (q1 +qz)p+2( r1 +rz)+(b1 +bz).
teur doit garder pour lui, comme le C de Ce reste est 2(r 1+ r2 ) + (b 1+ b 2 ); puisque
l'exemple pris au début du chapitre, est ici 2( r 1+ r 2) est pair, connaître le reste donne la
un long nombre entier impair p, par exemple parité de (b 1+ b2 ) c'est-à-dire le XOR entre b 1
de 500 chiffres binaires. Dans toute la des- et b2. Additionner ~ (b 1) et ~ (b 2 ) donne
cription de la méthode, la taille des entiers donc, si l'on connaît p, le XOR entre b 1 et b 2
manipulés est importante ; les opérations (b 1+ b 2 n'est impair que si l'un ou l'autre est
ne sont pas fa isables à la main, mais ce n'est impair, mais pas les deux, et est pair dans
aujourd'hui pas un problème, puisque n'im- les deux autres cas). On peut donc faire
porte quel téléphone peut manipuler des calculer à un opérateur extérieur des XOR
nombres de plusieurs millions de chiffres. sans qu'il connaisse ni les données b 1 et b2,
Un multiple «approximatif » de p est ni le résultat qu'il calcule. C'est la propriété
un nombre de la forme q p + e, où e est d'homomorphisme additif. Notons que le
un nombre d'une vingtaine de chiffres «bruit » sur c 1+ c2 est passé de r 1 et r2 à
binaires introduisant une sorte de bruit. 2(r 1 + r 2), il a donc à peu près doublé.
Retrouver p à partir de la donnée d'un ou Pour la multiplication, l'opérateur extérieur
plusieurs multiples approximatifs de p calcule : c I c2 =
nécessite des calculs si longs qu'ils sont (q1q2p+ 2qh+q1b2+2q2r1+q2b1) P
impossibles à réaliser pratiquement en un + 2(2rh+ r 1b2+ r2 b 1) + b1b2.
temps raisonnable. C'est sur cette impossi- La division par p donne le reste
bilité pratique que se fond e le chiffrement 2(2r 1r 2 +r 1b 2 +r2 b 1)+b 1b 2 et donc la parité
pleinement homomorphe que nous décri- de b 1b2, c'est-à-dire le ET entre b1 et b2
vons. Si q comporte beaucoup de chiffres (b 1b2 est impair si b1 et b 2 le sont). C'est
(par exemple plusieurs millions de chiffres la propriété d'homomorphisme multipli-
binaires), un attaquant ignorant p ne peut catif. Notons cependant que le bruit sur le
pas fa ire la différence entre q p + e et un résultat est maintenant de l'ordre de 4 r 1r2 .
nombre quelconque de même tai lle.
De ce fait, chiffrer un bit b (b = 0 ou 1) par
~ (b) = pq + b + 2r où ra une vingtaine de • Nettoyer périodiquement
chiffres et q plusieurs millions est une bonne
le «bruit»
méthode: celui qui connaît p n'a aucun mal
à retrouver q en faisant la division par p. Le Cette méthode est donc parfaite à un détail
reste de la division est b + 2r, qui est pair près. Plus on fera de calculs successifs
si b = 0 et impair si b = 1. Ainsi, celui qui de XOR et de ET, plus le bruit introduit par
connaît p saura sans mal déchiffrer ~ (b). Et les 2r augmentera en taille et cela en par-
celui qui ne connaît pas p ne voit dans ~ (b) ticulier à cause des ET. Ce n'est pas grave
qu'un nombre quelconque dont il ne tire si l'on n'effectue que quelques opérations,
rien. Ce système de chiffrement est homo- mais cela devient très ennuyeux si le bruit
morphe pour le XOR et le ET et est donc plei- atteint la taille de p, car alors on ne peut
nement homomorphe. Le vérifier est une plus retrouver (b 1+b 2 ) et b 1b 2.

DÉLÉGUER UN C A LCUL SANS DIV ULGUER SES DONNÉES -.1 21


,: . Calcul flou et bootstrapping
Le système de calcul homomorphe initialement Münchhausen qui s'élevait dans les airs en tirant
conçu par Craig Gentry se fonde sur deux idées sur ses bottes. Soigneusement conçu et réalisé,
que l'on retrouve dans tous les systèmes de calcul ce nettoyage périodique des données est réel-
homomorphe inventés et perfectionnés depuis. lement possible et permet alors de mener des
La première idée est que les données doivent être calculs homomorphes sans limitations de com-
chiffrées d'une manière floue, ce flou ne pouvant plexité : dès que le flou devient trop grand, on le
être effacé que par celui qui connaît la clef de réduit par bootstrapping.
déchiffrement. A mesure que les calculs homo-
morphes s'effectuent, le flou s'accroît - comme l'il-
lustration ci-contre le symbolise. Après .-1- 2 _+_3_=-a- - - - - - - - - - - - - - - ,
un certain nombre d'opérations, le flou 5 5+ = b a x b = c c+2=d dx5=
devient si important que même avec
la clef de déchiffrement, il est devenu 2 +3 =
impossible d'accéder aux résultats. 15 + 5 = 1 ° X lù = C c+2 =d d x5 =

La seconde idée est qu'en s'y pre- 2+3=


X )0 = +2 = d d x5=
nant bien (en demandant au système 5+5 = 10
homomorphe d'exécuter l'opération
2 3
de déchiffrement sur ses données, + = X lù = x5=
donc sans en prendre connaissance, 5 + 5 = JO
l================================~
et sans prendre connaissance des 2+3 =
X JO =
résultats), on réussit à effacer le flou F5~+: 5:_:=~1:o.....- -....====..J•iiiii
qui risquait de devenir irrécupérable. ._
2+3 =
C'est le bootstrapping, opération mira- - X JO =
5 + 5 = JO
culeuse analogue à celle du baron de

En effet, si le bruit devien t supérieur à p, le div iser par p et exam iner la parité du reste
reste n'est plus comme il fa ut (car le quo- obtenu. Suprême astuce: pu isqu'on ne fa it
tien t augmente de 1 ou plus) pour connaître pas confiance à l'opérateur extérieur, on ne
la somme et le produ it des deux bits codés. lui communique pas la clef de déchiffre-
La méthode n'est bon ne qu 'à la cond ition ment (le nomb re p), m ais on lui demande
d 'opérer un nombre li m ité d 'opérations de fa ire ce déch iffremen t par un calcu l
successives. Pour un calcu l dépendant de homomorp he u til isa nt la méthode qu'on
plusieurs d izaines de bits b1, b 2, ... , bk pré- vien t de décrire! Ce n 'es t possible bien sûr
sents dans une expression complexe ut ili- que si ce calcul homomorphe du déchiffre-
san t beaucoup de XOR et de ET, le résultat ment n'est pas trop complexe, c'est-à-d ire
obtenu par l'opérateur extérieur risque n'exige pas, une fo is trad ui t en XO R et en
d 'être devenu ill isible à celu i qu i lui a confié ET, u ne success ion trop longue de ca lcu ls;
le calcu l. La méthode sans le perfectionne- on s'en ass urera.
ment qu i va ve n ir ne fon ction ne qu'avec Cela semble assez fo u et cela ressemble à
des calc uls assez li mités. C'est là qu 'inter- l'opération consista nt à s'élever dans les airs
vient la deu xième idée ma jeure de Craig en tirant sur ses bottes ... c'est d 'ailleurs pour-
Ge n try. Elle consiste à nettoyer péri odiq ue- quoi le nom donné à cette phase du calcul
ment le bruit pour éviter qu 'il ne devien ne est bootstrapping (voir encadré ci-dessus).
trop important. Pou r que la phase de bootstrapping soit pos-
Pour cela, on fa it déchiffre r le rés ul tat sible, il faut qu'u n m in imum d 'opérations
du calcul partiel avan t qu'il ne soit trop soient fai sables sans que le bruit qui s'intro-
brou illé. Ce nettoyage en lève tout le brui t. duit soit devenu trop grand, et cela oblige à
On l'effectue en demandant à l'opérateur prendre des nombres entiers très longs pour
extérieu r d 'appliquer la fon ctio n de déch if- p et les q;, mais cela marche, et on dispose
fr emen t su r le résul tat part iel, c'est-à-d ire de donc d'une méthode de calcul pleinement

22 ,,1 M ATHÉMA T IQUES ET MYSTÈ RE S


homomorphe comme on en rêvait. L'opéra- A ES (Advanced Encryption Standard) , très

tion de bootstrapping, en nettoyant autant de largement utili sé dans le monde entier,


foi s que nécessaire les calculs partiels, rend sert de repère pour mesurer les progrès
possible des séries d'opérations aussi longues des différents programmes de chiffrement
qu 'on le souhaite de XOR et de ET; et on peut homomorphe. On est ainsi passé, pour
donc faire exécuter tout calcul par un opéra- l'exécution de ce calcul test par un système
teur extérieur qui ignorera ce qu'il calcule. homomo rphe, de plusieurs heures (sur une
Pui sque la taille des bits chiffrés ~ (b) est machine courante) à quelques secondes.
nécessairement grande, les calculs effectués C'est remarquable, mais pour que réelle-
par l'opérateur extérieur sont très lourds, ment on puisse envi sager de confi er mass i-
énormes comparés à ce qu 'il faudr ait faire vement les calculs qu 'on veut fa ire sur des
si on ne souhaitait rien cacher, mais le but données confidentielles à des opérateurs
est atteint : on sa it déléguer des calcul s sans extérieurs qui les exécuteraient sans rien
dévoiler ni les données ni le résultat. y voir, il faud ra encore attendre un long
moment, que le surcoût ait diminué de plu-
sieurs ordres de grandeur.
• Encore quelques ordres Certains experts tels que ['Américain Bruce
Schneier restent réservés tant les surcoûts
de grandeur à gagner
sont encore élevés. Aujourd'hui, la formi-
Les travau x très nombreux sur ce suj et dable idée de la cryptographie homomorphe
menés depui s 200 9 ont vi sé à réduire les est utile, par exemple pour la conception de
surcoûts en taille et en lourdeur de calcul systèmes de vote. Cependant, malgré une
des systèmes ho momorphes. On progresse série d'idées inté ressantes qui ont prouvé
et des réalisations logicielles utilisant les qu 'elle était possible dans sa form e la plus
idées mathématiques de ces travaux ten- générale, sa mi se en œ uvre pour tou s, per-
tent de rendre les systèmes utilisables en mettant plus de sécurité et une meilleure
pratique. La série d'opérations nécessaires confidentialité sur les réseaux, devra encore
au chiffrement de données par l'algori thme attendre un peu.

DÉLÉGUER UN CALCUL S ANS DIVULGUER SES DONNÉES .,J; 23


Bitcoin, la cryptomonnaie
La cryptographie et la puissance des réseaux ont rendu possible
l'existence de monnaies purement numériques et dépourvues
d'une autorité centrale de contrôle.

on réussit assez bien à s'en protéger: l'infor-


U ne nouvelle monnaie purement élec-
tronique intéresse de plus en plus. Ne
s'appuyant sur rien de tangible, le total des
matisation du stockage et du transfert massif
d'argent n'a pas entraîné de catastrophes. Les
devises sorties d'un protocole cryptogra- crises financières comme celle de 2009 n'ont
phique vaut, mi-2016 , l'équivalent de huit pas pour origine le dysfonctionnement ou la
milliards d'euros. fraude informatique, mais des erreurs d'ana-
Le bitcoin a été proposé en 2008 et mis en lyse économique et financière commises par
œ uvre le 3 janvier 2009 par un chercheur, des humains, qui sont par ailleurs parfois
ou peut-être plusieurs, caché sous le pseudo- trop voraces, voire malhonnêtes.
nyme de Satoshi Nakamoto. La logique
de cette monnaie numérique et la
confiance qu 'elle inspire seront • Pas d'autorité centrale
le but de notre analyse. Le
Aujourd'hui, toute monnaie repose sur
sujet est passionnant du
une autorité centrale: une banque, adossée
fait de l'originali té, du
mystère et du succès
à un État ou à une association d'États.
C'est auss i le cas de tous les systèmes de
de cette construction
pseudo-monnaies électroniques privées, les
informatique; il est
monnaies «complémentaires» ou « alterna-
important, car on
ti ves». Elles permettent des paiements par
a affaire à un nou-
Internet (Paypal), le commerce au sein d'un
veau type de monnaie
jeu sur le réseau (le doll ar Linden de Second
susceptible de jouer
Life) ou la fid élisation des clients (les miles
un rôle central en éco-
des compagni es aé riennes, les points que
nomie; et il est délicat,
votre superette inscrit sur votre compte à
car personne ne sait ce que
chaque passage aux ca isses ).
ce montage numérique va
Les bitcoins sont conçus pour s'autoréguler.
devenir.
Le bon fonctionnement des échanges est
D'une certaine façon, toutes les monnaies
garanti par une organisation générale que
sont électroniques: depuis longtemps,
tout le monde peut examiner, car tout y
presque toutes les opérations bancaires se
est public: les protocoles de base, les algo-
réduisent à des jeux d'écritures opérés dans
rithmes cryptogra phiques utilisés, les pro-
les mémoires des ordinateurs. Cela signifie
grammes les rendant opérati onnels et les
que l'on sait fa ire des systèmes informa-
données des comptes.
tiques robustes manipulant l'argent, même
À tout instan t, chacu n peut savo ir com-
quand il s'agit de di zaines de milliards
bien il y a de bitcoins sur chaque compte
d'euros. Certes, les pannes, les «bugs», les
existant et participer à la vé rifi cati on des
virus, les pirates informatiques existent, mais

24 4 MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
La signature et l'identification d'un document
Un protocole de signature à double clef est la
donnée de deux fonctions f et g permettant de
signer les messages et d'interpréter les signa-
tures. Ces fonctions sont connues de tous. Nous
ne nous préoccupons pas ici de la teneur du
message, mais seulement de son identification.
A Alice sont associées deux clefs, Ap,; (clef
privée) et Apub (clef publique). Ce sont des suites
de chiffres. Apub est accessible à tous, mais la
clef Apri n'est connue que d'Alice. Il est impos-
sible en pratique de déduire Apri de la connais-
sance de Apub" Les deux fonctions f et g servent
à signer un message et à lire la signature.
Soit Mun message à signer. Alice applique faux
données Ap,; et M: f(Apri, MJ = M'. Ce sera le mes- Les signatures de Napoléon Bonaparte.
sage signé par Alice. Toute personne ayant en
main M' et connaissant la clef publique d'Alice à contrôler pour ceux qui le veulent qu'Alice a
vérifiera que c'est bien Alice qui a signé le mes- bien signé M avec sa clef privée.
sage: pour cela, elle appliquera la fonction de Il existe de nombreuses façons de construire
lecture g aux données A b et M', ce qui donne les fonctions f et g, mais la monnaie bitcoin est
M, car g(Apub' M) = M. Le fuit qu'il soit nécessaire fondée sur la cryptographie à courbes ellip-
d'appliquer la clef publique d'Alice à M' pour tiques. La courbe employée est celle notée
prendre connaissance du message empêche secp256k1. On aurait pu utiliser l'algorithme
toute falsification du message M signé. RSA, plus connu, mais il nécessite des clefs plus
Il est parfois commode pour Alice de trans- longues. La sécurité du système Bitcoin repose
mettre à la fois M et M', M' servant seulement sur l'inviolabilité de la signature.

nouvelles tra nsactions. Cette transpare nce de projets open source : les programmes
totale n'empêche pas l'anonymat, les pro- ne sont pas secrets et ceux qui le veulent
priétaires des comptes n'étant pas tenus de peuvent contrôler ce qu'ils fo nt et même
se déclarer. C'est presque un paradoxe: tout contribuer à leur amélioration.
mouveme nt de bitcoins est public et, pour- Pour avoir des bitcoins sur un compte, il fa ut
tant, l'anonymat des détenteurs est pro tégé. soit qu 'un détenteur de bitcoins vous en ait
La possess ion des bitcoins est matérialisée donné, par exemple en échange d'un bien,
par une suite de chi ffres et de lettres qu i soit passer par une plate-forme info rma-
consti tuent un compte. Une personne peut tique qui convertit des devises classiques en
détenir plusieurs comptes. Le compte com- bitcoins, soit les avoir gagnés en participant
porte le monta nt en bitcoins de l'argent aux opérations de contrôle collectif de la
qu 'il contient, une clef publique qu 'on mon naie (nous verrons plus loin comment).
peut laisser circuler et une clef privée qui La gestion d'un compte doit être très soi-
doit res ter secrète, car son détenteur peut gneuse. Si vous le perdez en l'effaçant par
dépenser l'argent du compte. mégarde ou si vous oubliez le code secret
Tout support convient pour conserver la qui permet d'y accéder, alors son contenu
suite de symboles consti tuan t votre compte : est perdu, comme quand vous lancez par-
papier, clef USB, la mémoire, etc. Grâce à des dessus bord un porte-monnaie réel au milieu
logiciels adéquats appelés porte-monnaie, de l'océan. De nombreux bitcoins ont ainsi
vous pouvez gérer votre compte sur votre été perdus par des utilisateurs imprudents
ordinateur ou votre téléphone. Nomb re de ou négligents. Il n'est pas impossible non
ces logiciels sont développés dans le cadre plus qu'on vous vole les bitcoins détenus

BITCDI N, LA CR Y PTOMONNAIE ~ 25
par un compte, par exemple à l'occasion une sen e de dispositifs cryptographiques
d'une intrusion dans votre ordinateur au mécani sme de base. La fa ille est que le
par un hacker. Pour éviter cela, certains propriétaire d'un compte pourrait tenter de
comptes contenant d'importantes sommes dépenser deux foi s l'argent qu'il contient.
en bitcoins sont gardés sur des ordinateurs Ces doubles dépenses seraient impossibles
non connectés au réseau ou éteints. si les échanges étaient instantanés sur le
La cohérence des comptes, et donc la solidité réseau et si tout propriétaire d'un compte
de la monnaie bitcoin, se fo nde sur un prin- participait au calcul continu du contenu
cipe général de la théorie Money is memory de tous les comptes: sous cette hypothèse
de l'économiste américain Narayana Kocher- de connectivité totale et parfa ite, celui qui
lakota. Ce principe s'exprime ici sous la recevrait l'argent d'un compte déjà vidé (ou
form e suivante: insuffisamment pourvu) refu serait la tran-
- toutes les tra nsactions fa ites depuis le saction, qui serait simultanément consi-
début des bitcoins, le 3 janvier 200 9, sont dérée invalide par tous.
publiques et, à chaque instant, la somme
totale des bitcoins émis est connue de tous,
ainsi que le contenu de chaque compte (mais • Des améliorations
pas le détenteur de ce compte) ; Malheureusement, les échanges électro-
- seul celui qui connaît la clef secrète d'un niques ne sont pas instantanés, et certaines
compte peut dépenser son contenu en parties d'un réseau sont parfoi s temporaire-
envoyant tout ou partie de ce dernier à un ment déconnectées du reste. De plus, tous
autre compte, cela à la vue de tous, ce qui les utili sateurs de bitcoins ne souhaitent
permet à tous de connaître à chaque instant pas participer à la vérification continue de
le contenu de chaque compte ; toutes les transactions et au recalcul perma-
- tous ceux qu i le souhaitent peuvent parti- nent du solde de la totalité des comptes, car
ciper au calcul général de la répartition des cela dem ande une grande puissance infor-
bitcoins entre les comptes, cela à l'aide de matiq ue et beaucoup de mémoire. Il faut
logiciels (libres et gratuits) dont la correction donc améliorer le modèle.
est contrôlable par tous. Les am éli o ra tion s se fo ndent sur une sé ri e
On n'utilise pas ici la cryptographie à clef de protocoles qui re nde nt la m on na ie
publique pour cacher de l'information, mais bitcoin rés istante aux pa nn es du réseau
pour signer les transactions. Toute transac- ou de ce rtain es machin es e t aux te nta-
tion est irréversible, sauf accord explicite ti ves de ma nipul atio n de la mo nn aie ou
des deux cont ractants pour réaliser une tra n- de tri che ri es (do nt les doubl es dépenses ).
saction inverse. Quand vous avez dépensé Ces pe rfecti o nne me nts rend ent auss i
l'argent d'un compte, personne n'a autorité fa cultati ve la pa rti cipa ti o n au co ntrôle
pour demander à celui qui a reçu l'argent global des comptes; pour évite r que
de le rendre. C'est là une grande différence trop peu de nœ ud s du résea u part icipent
avec les monnaies numériques à autorité de au contrôle, un système de ré munéra-
contrôle cent ralisée où, assez fréquemment, ti on est prévu . Ce déli ca t age nce ment a
des transactions sont annulées, parfois plu- étonné les spéc iali stes et prouve que l'in-
sieurs jours après leur réalisation, ce qui venteur des bitcoins es t un cryptologue
donne lieu à toutes sortes d'escroqueries. ave rti ou un gro upe inclu ant d 'excell e nts
L'absence d'autorité cent rale et l'anonymat cryptologues .
des comptes fon t qu'il sera très difficile Cette monnaie ne tient que par la cohérence
d'agir sur celui qui détient le compte aya nt et l'accord unanime de ceux qui y participent
reçu vos bitcoins ... même s'il ne vous livre et s'entendent sur le contenu de chaque
pas l'achat que vous pensiez régler. compte, que rien ne matérialise et qu'aucune
Ce système simplifié des bitcoins a une autorité ne garantit. La construction logi-
faill e qui a contraint son inventeur à ajouter cielle et cryptographique doit donc assurer

26 Ji MATHÉMATIQUE S ET M Y STÈRE S
::=:: Le protocole d'une transaction
Lorsqu'Alice veut faire un paiement Nombre de transactions par jour (source Blockchain)
en bitcoins à Bernard (par exemple en 225000
échange d'un livre), leurs ordinateurs 200000
vont opérer une série d'échanges avec 175000
le réseau des ordinateurs qui surveillent
150000
les transactions. Les échanges sont
gérés automatiquement par les logiciels 125000
installés sur leurs ordinateurs. On parle 100000
de réseaux pair-à-pair (ou P2P, peer-to- 75000
peer). L'existence de tels réseaux est 50000
essentielle pour la monnaie bitcoins, qui 25000
n'est gérée par aucun nœud principal
qui contrôlerait l'ensemble des com- Janvier 2010 Janvier 2011 Janvier 2012 Janvier 2013 Janvier 2014 Janvier 2015 Janvier 2016
munications. La transaction qui résulte
des échanges entre Alice et Bernard
sera publique (tous les ordinateurs pré- suite de symboles M' = f(Apri' M) qui, sur le compte contrôlé par l'individu Ber-
sents sur le réseau y auront accès) et avec sa clef publique Apub' redonne M: nard (que nul ne connaît).
permettra la mise à jour par tous du g(Apub' M1 = M (tout le monde peut donc Ne disposant pas de la clef privée d'Alice,
cahier de comptes, qui indique combien contrôler que c'est Alice qui a signé, mais personne d'autre qu'elle ne peut envoyer
de bitcoins sont déposés dans chaque personne ne peut signer à sa place). une telle transaction sur le réseau. Son
compte existant. • Alice diffuse la transaction signée sur envoi est donc la preuve qu'Alice était d'ac-
• Alice souhaite envoyer N bitcoins à le réseau afin qu'elle soit vue par tout cord pour le transfert. Tout le monde consi-
Bernard. le monde. Le protocole réel est légère- dérera alors le transfert comme valide.
• Bernard communique sa clef publique ment plus compliqué (il contrôle qu'Alice Le protocole de signature à doubles clefs
Bpub à Alice. dispose bien de la somme N sur son utilisé est considéré comme robuste.
• Alice forge un message M de transac- compte). Bien sûr, s'il venait à être cassé (c'est-
tion contenant la clef publique Bpub de En regardant cette transaction depuis à-dire si, par exemple, on réussissait à
Bernard et la somme N à transférer: l'extérieur, tout le monde voit que l'indi- trouver une méthode rapide pour cal-
M = 8pubN. vidu qui contrôle le compte d'Alice (indi- culer la clef privée à partir de la clef
• Alice signe la transaction M avec sa vidu que personne ne connaît) a donné publique), tout le système de la monnaie
clef privée Apri' c'est-à-dire calcule une son accord pour transférer N bitcoins bitcoin s'effondrerait.

par elle-même que personne ne puisse aug- • Une page


menter le total des bitcoins détenus, ni modi- toutes les dix minutes
fier des comptes, sans que tout le monde
s'en aperçoive rapidement. Il n'y a pas de L'amélioration du modèle simplifi é consiste
police; la conception même de la monnaie à créer un cahier de comptes (dont le nom
techn ique est Blockchain) qui est complété
doit donc empêcher la fraude et les dysfonc-
progressivement par ajout de nouvelles
tionnements. Celle de Satoshi Nakamoto y
pages de transactions (nommées blocs)
parvient.
toutes les dix minutes environ, chaque
Le scept icisme sur la robustesse de la ajout d'une page étant validé par ceux qui
nouvelle monna ie s'atténue. La meilleure participent à la gest ion et à la surveill ance
preuve est que la monnaie a tenu depuis sa décentralisée des comptes. Pour récom-
création, ma lgré toutes les attaques qu 'elle penser cette vérifi cation, un tirage au sort
a subies. C'est pou rquoi la valeur d'un désigne toutes les dix minutes env iron celui
bitcoin dépasse 100 euros mi-2016 (mais des participants qui ajoute la nouvelle page
le bitcoin fl uctue beaucoup ... il vaudra peut- au cahier de comptes, et qui est rémunéré
être moins quand vous lirez ce texte! ). pour cela par des bitcoins créés ex nihilo

BITCOIN, LA CRYPTOMONNAIE ,JI 27


Le bitcoin a été défini en nécessaires au maintien de la cohérence bitcoin et conclu que S. Nakamoto
2008 par un person· du livre des comptes Oa «Blockchain»). détient probablement l'équivalent de
nage actuellement ano- La clef privée d'un compte assure son dix pour cent des bitcoins émis à ce jour.
nyme au nom d'emprunt propriétaire que lui seul pourra dépenser Il est en effet à peu près certain qu'au
de Satoshi Nakamoto, l'argent qui s'y trouve. En théorie, donc, lancement de la monnaie, il fut le seul à
qui dit avoir travaillé l'anonymat des détenteurs de comptes est «miner» les bitcoins pour se constituer
deux ans à la concep· assuré. Cependant, l'anonymat n'est pas un pécule personnel et qu'il a regroupé
tion de sa monnaie. Une absolu. D'une part, on peut suivre le dépla- ce pécule sur quelques comptes en
grande traque se déroule cement des bitcoins d'un compte à l'autre nombre assez limité.
sur Internet pour identifier le et ainsi en déduire des informations sur le !.:invention des bitcoins aurait permis à
personnage. On analyse la façon dont propriétaire unique d'une série de comptes Nakamoto de se constituer une fortune
il s'est exprimé en anglais, on fait des visiblement gérés par une seule personne. de l'ordre de 600 millions de dollars (au
listes de personnes pouvant avoir les De plus, au moment de transformer des cours de mi-2016). li lui sera difficile de
compétences requises... et on spécule. bitcoins en euros ou en une devise clas- les remettre sur le marché sans dévoiler
!.:anonymat des utilisateurs des bitcoins sique, l'anonymat n'est plus possible. son identité, à moins qu'il mette en
est assuré par le fait que seuls les Des chercheurs, dont Sergio Lerner, action des techniques de brouillage fai-
numéros et les contenus des comptes sont ont étudié le cahier de comptes du sant perdre sa trace!

(1 2,5 bitcoins depuis juillet 2016). Lorsque et inévitable à cause de l'imperfection des
la nouvelle page est ajoutée au cahier de communications, un procédé de remise en
comptes, les transactions qui y apparaissent ordre du système est prévu. Les deux cahiers
sont validées. Cette création de bitcoins est continueront chacun de leur côté à se voir
la seule possible, et tous les bitcoins exis- ajouter des pages toutes les di x minutes
tants sont apparus de cette façon. environ. Le cahier le plus riche en calculs
Lors d'une transaction en ma faveur, mon (en un sens technique lié aux preuves de
ordinateur connecté au réseau consulte le travail, expliqué plus loin) est considéré
cahier de comptes et vérifie que le porte- comme le bon. Cette règle, traduite dans les
monnaie qui m'envoie des bitcoins ne les a programmes de vérification des comptes,
pas déjà dépensés. Cependant, à cause de la conduit à l'élimination de l'autre cahier et à
possibilité d'une double dépense simultanée, la reconstitution d'un état cohérent du sys-
une transaction n 'est considérée comme tème, où ne persiste qu'un seul cahier et où
valide que si elle apparaît dans le cahier de les doubles dépenses sont impossibles.
comptes. Par conséquent, pour être assuré Ces ennuis temporaires, rares mais inévi-
de l'irréversibilité (par exemple ava nt d'en- tables, da ns la gestion du cahier de comptes
voyer le livre qu'on vient de vous acheter ont pour conséquence que pour être cer-
tain qu'une transaction soit définiti ve-
en vous fa isant parvenir un paiement en
ment valide (c'est important dans le cas de
bitcoins) , il fa ut attendre di x minutes et voir
grosses sommes), il fa ut attendre non pas
sa tra nsaction sur la nouvelle page du cahier.
di x minutes, mais plusieurs fo is ce délai.
La non-transmission instantanée des mes-
On considère qu 'une heure produit une
sages a pour conséquence que, parfois, deux
garantie parfaite.
ajouts de pages au cahier se feront presque
simultanément dans deux parties éloignées
du réseau, créant temporairement un dédou-
blement du cahier de comptes. Les deux ver- • Ruée vers l'or numérique
sions peuvent alors contenir une dernière La désignation des gagnants des 12,5
page sensiblement différente, ce qui rend bitcoins, toutes les di x minutes, se fait
alors possible une double dépense. L'événe- par un processus cryptographique qui en
ment est rare, mais comme il est possible assure la parfa ite honnêteté et surtout une

28 ., j MATHÉMAT IQU E S ET M Y STÈRES


totale imprévisibilité et «infalsifiabilité » un acteur très puissant, et on sait qu'il en
(il est impossible de manipuler le choix du existe, de s'emparer de tous les gains. L'ana-
gagnant). Le tirage au sort vous donne d'au- lyse générale du protocole des bitcoins,
tant plus de chances de gagner que vous dis- effectuée dès 2008 par S. Nakamoto,
posez de plus de puissance de calcul. Plus montre que si un acteur pouvait disposer
vous acceptez de consacrer des ressources de la moitié de la puissance consacrée au
de calcul à tenter de gagner, plus vous aug- «minage », il serait en mesure de perturber
mentez vos chances de gagner. Le travail gravement le fonctionnement du système
fait par vos machines pour tenter de gagner Bitcoin. Avec l'accroissement des efforts
porte le nom de minage, par analogie au tra- investis dans l'extraction de bitcoins, il
vail dans une mine qui conduit ceux qui ont est de plus en plus difficile de réunir ces
de la chance à trouver de l'or. 50 pour cent, ce qui renforce indirecte-
Au cours actuel, participer à ces tirages au ment la monnaie bitcoin. Le système conçu
sort (et donc participer au contrôle général par S. Nakamoto se consolide au fur et à
des comptes) est très tentant. Du coup, les mesure que des gens s'y intéressent: plus
« mineurs de bitcoin », comme ils se nom- le cours du bitcoin monte, plus il devient
ment, se sont multipliés, ce qui renforce le intéressant de chercher à extraire des
système de contrôle général des comptes. bitcoins; or plus ceux qui le font sont
Les mineurs de bitcoin ont progressive- nombreux, plus le bitcoin devient robuste
ment perfectionné leurs outils avec l'es- et donc plus son cours a des chances de
poir d'augmenter leurs chances de gagner. monter.
Dans un premier temps, les mineurs ont La puissance globale consacrée aujourd'hui
programmé des cartes graphiques pour au minage de bitcoin est plus de 1 000 fois
effectuer, le plus rapidement possible, les la puissance du plus puissant ordinateur du
calculs demandés par le minage. En effet, monde (le Tianhe-2 détenu par la Chine),
les cartes graphiques disposent d'une puis- qui ne fait que 33 pétaflops. C'est large-
sance importante et on peut la détourner ment plus que la puissance cumulée des
à d'autres choses que le simple traitement 500 ordinateurs les plus puissants. Cette
des images numériques. Aujourd'hui, les valeur est considérable! Ce qu'on peut
cartes graphiques ne suffisent pas pour voir comme un énorme gâchis de temps de
avoir de bonnes chances de gagner, car, à calcul empirera si le bitcoin s'impose et que
mesure que plus de mineurs se sont mis à son cours (qui, bien sûr, détermine l'argent
jouer, il est devenu plus difficile de gagner. que les mineurs sont prêts à investir)
Précisons que le système de S. Nakamoto est progresse.
conçu pour qu 'il y ait un gagnant toutes les Aujourd'hui, en utilisant seulement son
dix minutes environ et qu'il s'ajuste auto- ordinateur pour «miner », on n'a aucune
matiquement pour que ce temps moyen chance de gagner des bitcoins. Cette situa-
ne diminue pas. Des entreprises se sont tion a conduit à la création de « guildes de
donc mises à fabriquer des cartes et des mineurs ». Les mineurs associés décident
machines spécialisées dont le seul objectif de partager les gains qu 'ils feront, en pro-
est de miner les bitcoins. La consomma- portion de la puissance de calcul qu'ils
tion électrique consacrée au minage s'est consacrent. Ces regroupements assurent à
considérablement accrue. Le phénomène chacun de gagner un peu, car la guilde (si
ressemble un peu à une ruée vers l'or, sauf elle est puissante) remportera assez fré-
qu'ici tout se déroule dans le monde des quemment les bitcoins qu'elle redistribuera
réseaux et des ordinateurs en faisant cir- à ses membres. Toutefois, ne vous faites pas
culer des bits d'information et fonctionner d'illusion: en rejoignant une guilde, si vous
des microprocesseurs dédiés. n'offrez que la puissance de votre ordina-
En raison de la puissance de calcul néces- teur personnel, la part qui vous reviendra
saire, il devient impossible, même pour sera minuscule.

BITCOIN, LA CRY PTOMONN AI E .; ,j 29


::::: Forces et faiblesses des bitcoins
Nouveauté, forces - Le bitcoin est conçu pour que l'intérêt - Le bitcoin favorise le blanchiment
et qualités des bitcoins de ceux qui s'en occupent est qu'il fonc- d'argent sale, facilite les trafics en tous
- La monnaie bitcoin est fondée sur un tionne bien, et plus il prend de la valeur, genres, et permet la fraude fiscale.
réseau pair-à-pair et des logiciels libres et plus les contrôles auxquels il est soumis - Le bitcoin est déflationniste, ce que cer-
gratuits. Indépendante de toute banque, sont nombreux. tains considèrent comme négatif, car cela
elle n'est pas soumise à une autorité cen- - Les protocoles et programmes permet- constitue un frein à la circulation de l'ar-
tralisée et est complétement transparente. tant de gérer les transactions peuvent gent; surtout, son cours est volatil du fait
- Les transactions de bitcoins sont évoluer, mais cela ne peut se faire que des incertitudes qui l'entourent.
rapides et irréversibles (après un délai par vote, donc dans l'intérêt de tous. - Le bitcoin pourrait faire l'objet d'inter-
d'une heure ou moins). Personne ne peut dictions ou de contrôles stricts imposés
agir sur les bitcoins de vos comptes sans Doutes, fragilités, par des États voulant protéger leur propre
votre consentement. risques des bitcoins monnaie. Le bitcoin pourrait être victime
- Il n'y a pas de frais de transaction ou de - L:anonymat de l'inventeur S. Nakamoto d'attaques menées par des agences, telle
gestion, ou ceux-ci sont minimes (électri- et les bitcoins qu'il a gagnés facilement la NSA, qui tenteraient de briser toute
cité, réseau, commissions volontaires et aux débuts de la monnaie créent un sen- confiance en lui, pour maintenir les mono-
déterminées par l'utilisateur). timent désagréable et font craindre une poles monétaires actuels.
- Le nombre de bitcoins ne dépassera machination. - L:anonymat y est imparfait.
jamais 21 millions. Avec les bitcoins, -Aujourd'hui, les bitcoins sont tout petits - Le succès des bitcoins a inspiré toutes
vous échappez au risque qu'un acteur à côté des autres monnaies: il y a environ sortes d'autres Nakamoto et des dizaines
dominant (une banque centrale) décide huit milliards de dollars en bitcoins, alors de nouvelles cryptomonnaies copiées sur
de faire fonctionner la planche à billets que circulent 1200 milliards de dollars. lui ont vu le jour tout récemment. Cer-
et vous prenne de l'argent par l'inflation - La monnaie bitcoin repose sur des proto- taines, un peu différentes et encore mieux
créée. coles cryptographiques dont la robustesse conçues, pourraient capter l'intérêt et
- Anonymat : le réseau fonctionne à n'est pas prouvée mathématiquement. faire se déplacer l'argent misé aujourd'hui
partir de comptes. Détenir un compte, - Le système de gestion des bitcoins repose sur les bitcoins.
c'est connaître la clef privée qui lui est sur un ensemble de protocoles rendus - L:évolution possible des protocoles et
associée. L'identité des utilisateurs n'est opérationnels par des programmes. Des programmes, prévue mais au fonctionne-
utile à aucun moment. erreurs peuvent s'y trouver. ment délicat, conduit à la mise en place
- Un bitcoin peut être divisé en fractions - Le bitcoin reste assez cor:npliqué à d'une forme d'administration centralisée
de bitcoin jusqu'au 1/100 000 ooo•. comprendre et suscite donc la méfiance constituée par l'ensemble des nœuds les
- Le bitcoin (à cause du nombre maximal du plus grand nombre (qui ne saisit pas plus puissants du réseau de contrôle.
de bitcoins en circulation) est déflation- mieux la façon dont fonctionnent vrai- Cela ferait à terme ressembler le bitcoin
niste (il prend peu à peu de la valeur): ment les monnaies classiques). aux monnaies usuelles dont S. Nakamoto
vos économies ne sont pas rongées par - Peu de sites et peu de commerçants voulait se démarquer (voir l'article de
l'inflation, mais s'apprécient! acceptent les bitcoins aujourd'hui. Joshua Kra// et al. en bibliographie).

• Pas plus de 21 millions toutes les d ix mi nutes fin ira par s'an nuler.
de bitcoins Un petit calcul montre que le processus
d'émission de ces nouveaux bitcoins de
Les protocoles de S. Nakamoto (qu i sont récompense aura cessé en 2 140 et qu'il
traduits dans les programmes utilisés pour y aura alors un total de 2 1 m illions de
la gestion décentralisée de la monnaie bitcoins. À partir de cette date, aucun nou-
bitcoin} prévoient que tous les quatre ans, la veau bitcoin ne sera plus jamais créé.
somme di stribuée aux gagnants du m inage Afin d'éviter que tous les mineurs, essen-
est divisée par deux. Au début, elle était de tiels au bon fonctionnement du protocole,
50 bitcoins ; le 22 nove mbre 20 12, elle est désertent et que la construction et la valida-
passée à 25 bitcoins, puis 12, 5 bitcoins en tion continue du cahier de comptes cessent,
ju illet 201 6. Du fa it q u'un bitcoin ne peut S. Nakam oto a prévu qu'à chaque transaction,
être divi sé en uni tés plus petites q ue le on donne une commission à celui qui ajou-
cent m illion ième de bitcoin, le gain attri bué tera la page contenant la transaction au cahier.

30 li MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
L'intérêt de miner sera donc préservé, même par des milliers d'acteu rs indépendants.
au-<lelà de 2140. Donner une telle commission Ce modèle crée sans doute une confiance
n'est pas obligatoire. bien meilleure dans les comptes immaté-
riels de cette monnaie que celle que l'on a
dans ceux d'une banque qui s'occupe de
• L'impossible gérer sa monnaie seule en fai sant ma rcher
devenu réalité ... et valeur la planche à billets de façon imprévisible et
sans demander leur avis aux détenteurs de
Le système mis en fonctionnement en 200 9
devises qui s'en trouvent pourtant lésés.
tient bien. Au début, le cours du bitcoin
était dérisoire. Suj et à des excès spéculatifs,
c) Le génie d'un informaticien (ou plusieurs ?)
il varie de manière irrégulière, mais semble qui, en s'appuyant sur une cryptographie qui
augmenter sur le long terme. Certains ont a fo rmidablement progressé depuis 30 ans,
réalisé d'excellentes affaires soit en achetant a produit un protocole subtil et robuste que
des bitcoins quand ils ne valaient rien, soit personne ne pensait possible, et qui a réussi
en les « mi_nant » quand c'était facile. L'ins- à le faire fonctionner et décoller.
tabilité du cours fait qu'acheter des bitcoins d) Essentielle aussi est la communauté
est un pari. Cependant, à mesure que son des passionnés, un peu anarchistes, qui
usage se répandra et que des commerçants s'occupent des programmes et des réseaux
accepteront d'être payés en bitcoins, on peut pair-à-pair. Ils rendent l'utili sation pratique
espérer que le cours se calmera. Les avis sont des bitcoins poss ible gratuitement par tous
partagés sur son devenir, mais l'intérêt qu 'il
et évitent qu'un groupe, une banque ou
suscite a de quoi rendre optimiste. Quelque
un État ne s'empare de ce qui peut être vu
chose d'important s'est produit avec la nais-
comme une monnaie commune, univer-
sance de cette monnaie qu'une valorisation
de plusieurs milliards d'euros a installé pour selle et démocratique.
longtemps dans le monde réel. Une ques- Ceux qui , à propos du bitcoin, parlent de
tion se pose: pourquoi le bitcoin n'est-il pas pyramide de Ponzi ou de construction sur
apparu plus tôt ? du vide pouvant s'écrouler du jour au lende-
La réponse est simple: avant 200 9, il était main n'ont rien compris à cette nouveauté
impossible d'envisager une telle monnaie, remarquable, due aux mathématiques,
car elle doit son exi stence aux progrès aux avancées techniques et à l'ingénio-
récents dans plusieurs domaines . sité de S. Nakamoto. Ils n'ont rien com-
a) Il fa llait un réseau mondial fi able ; le pris non plus aux monnaies qui reposent
bitcoin cesserait d'exister immédiatement toutes sur la confi ance (depuis l'abandon
en cas d'arrêt du réseau (il reprendrait à sa
général de la convertibilité en or) et qui
remise en marche).
créent donc, comme le bitcoin, de la valeur
b) Rien de possible non plus sans d'impor-
à partir de rien. Le temps est peut-être venu
tantes puissances de calcul et de mémo-
aujourd'hui d'accorder sa confi ance à des
risation informatique. C'est seulement
récemment qu'elles sont devenues suffi- protocoles bien conçus, contrôlés par tous,
santes pour que la tenue et la vérification plutôt qu'à des banques qui se moquent
des comptes, même en considérant toutes du reste du monde et qui , sa ns régulation
les transactions depuis la création de la mon- collective, manipulent les monnaies aux
naie, soient possibles quasi simultanément dépens de (presque) tous.

B1TC0IN 1 LA CR YPTO MON NAIE 4 31


Les preuves de travail
Donner à des ordinateurs des problèmes à résoudre permet de les freiner. Cette
procédure est utile pour lutter contre les attaques sur le réseau Internet, pour
limiter l'envoi de spams ou pour organiser des courses entre machines.

uj ourd'hui, les ordinateurs qui sont à opérations considérées comme impos-


A notre disposition sont très puissants
et nous nous en réjouissons, car cela les
sibles il y a peu. Les monnaies numériques
décentralisées, dont le célèbre et contro-
rend plus utiles: ils manipulent de longs versé Bitcoin (voir chapitre précédent),
textes, des photos ou même de la vidéo, ils fonctionnent toutes selon un protocole
explorent rapidement des pages Internet où les « preuves de travail » jouent un rôle
à l'autre bout du monde, ils exécutent des essentiel. Nous y reviendrons.
programmes de jeux aux effets graphiques Ces preuves de travail sont toujours des
époustouflants, etc. Cependant, cette puis- problèmes dont la solution est difficile à
sance est parfois mal utilisée et crée des trouver, mais facile à vérifier. L'ordinateur
dysfonctionnements. Ainsi, n'importe qui qui doit résoudre le problème soumis ne
peut envoyer des dizaines de milliers de peut le faire rapidement, mais quand il
messages électroniques qui encombrent propose une solution pour accéder au ser-
les boîtes aux lettres au point de les rendre vice qui l'exige, la vérification de la solu-
inutilisables: c'est le problème des cour- tion est immédiate. Il existe de nombreuses
riels non sollicités, ou spams. Par ailleurs, méthodes pour fabriquer les problèmes
quelques ordinateurs coordonnés sont en des preuves de travail. On préfère bien sûr
mesure de soumettre, plusieurs milliers de celles dont il est facile d'ajuster la difficulté
fois par seconde, des requêtes à un même à la situation, pour que le temps de résolu-
service en ligne et ainsi d'en empêcher le tion ne soit ni trop court ni trop long.
fonctionnement: ce sont les attaques par
« déni de service » ou DoS (pour Denial of
Service). • Des preuves avec ou sans
Une idée étonnante a été proposée pour
échanges de messages
contrôler les effets de cet excès de puissance
de nos machines. Il s'agit de soumettre aux Deux types de preuves de travail sont
ordinateurs des problèmes à résoudre, afin utilisés : les systèmes fonctionnant par
qu'ils calculent longuement pour trouver la échanges multiples de messages et les sys-
solution; alors seulement, ces ordinateurs tèmes à un seul envoi.
ont le droit d'accéder à une boîte à lettres Dans le cas des « preuves de travail par
ou à un service informatique en ligne. échanges multiples », voici les étapes du
Ces « preuves de travail » jouent un rôle de protocole. La machine D (pour Deman-
plus en plus important. Elles sont combi- deur) qui souhaite accéder au service S le
nées aux outils de base de la cryptographie contacte ; le service S élabore un problème
moderne (chiffrage, signature numérique, et l'envoie à D; la difficulté du problème est
authentification, etc.) pour concevoir ajustée en prenant par exemple en compte
des protocoles complexes réalisant des la surcharge du service S à l'instant de la

32 J MATHÉMATIQUES ET MYSTÉRES
.. L'idée des preuves de travail
Pour limiter le pouvoir de nuisance que Il faut que le calcul de la solution prenne
chacun possède du fait de la puissance du temps, mais que la vérification soit
de son ordinateur, on peut soumettre rapide; sinon, celui qui se protégerait
des énigmes obligeant les machines à de par les preuves de travail serait autant
longs calculs et dont seul l'aboutissement ennuyé que ceux dont il tenterait de se
leur donne le droit de mener une action, protéger.
comme envoyer un message électro- On connaît une multitude de problèmes
nique ou accéder à un service en ligne. asymétriques. En voici deux exemples:
Une machine soumise à ces énigmes ne - !:entier b étant fixé, et p étant un grand
pourra pas envoyer des milliers de mes- nombre premier, trouver un nombre a
sages non sollicités (spams), ou participer tel que a2 =b mod p. Ce problème de la
à une tentative de mise en panne d'un « racine carrée modulo un grand nombre
service informatique en le submergeant premier» a été proposé comme preuve
de requêtes (attaque par déni de service). de travail dès 1993 par Cynthia Dwork il faut donc du temps pour retrouver p
Le temps de calcul imposé est un prix et Moni Naor. et q à celui qui ne connait que n. Il ne
à payer pour que l'ordinateur acquière - Trouver les deux nombres premiers faut pas prendre p et q trop grands,
le droit de mener une action. Il doit p et q dont le produit est le nombre n car le problème de la factorisation de n
travailler et le prouver par un résultat. qu'on vous a donné sans vous avoir deviendrait impossible à résoudre en un
La solution produite est la preuve dévoilé p ni q. Il est facile de formuler temps raisonnable.
qu'il a fourni ce travail. C'est l'idée des de telles énigmes - on multiplie deux Un troisième exemple - le plus impor-
« preuves de travail». grands nombres premiers entre eux, ce tant, car le plus utilisé - est expliqué en
Les problèmes qu'on demande de résoudre qui produit n - mais aucun algorithme détail dans les encadrés p. 36 et 37 et se
pour ces défis doivent être asymétriques. de factorisation rapide n'est connu, et fonde sur les fonctions «à sens unique».

demande, ou ce que S sait dé jà de D ; la travail qu'il doit réaliser. Quand D a résolu


machine D résout le pro blème, ce qui exige le problème, ce qui lui prend un peu de
d'elle un ce rtain travail, donc du temps; temps, il envoie la solution trouvée au ser-
quand D a résolu le problème, il envoie la vice S qui ne donne suite à sa dem ande que
solution au service S; le service S vérifie si la solution proposée est correcte.
que la solution soumise est bonne, ce qui La seconde méthode est souvent préfé-
est faci le pour lui , et, si c'est le cas, donne rable : elle est plus si mple pour le service
accès au se rvice, c'est-à-dire accepte de qui n'a pas à s'occuper de définir un pro-
placer un message dans la boîte à lett res, blème particulier à chaque demande. Mais
ou ouvre la page d'accueil du service en la première méthode permet une prise en
ligne que demande D. compte plus fine de la surcharge du service
Dans le cas du pro tocole des « preuves à l'instant de la demande ou d'informa-
de travail sans échange», tout se passe tions connues de S concernant D.
au cours d'un seul envoi. Selon des para- Le délai nécessaire pour que le demandeur
mèt res que le demandeur D connaît sans résolve le problème posé est le plus souvent
avoir à contacter le service S, un problème fo ndé sur un calcul à faire par le deman-
à résoudre est défini. La faço n de le défi nir deur. Le temps qu'il met à résoudre le pro-
est fi xée une fo is pour toutes et connue blème dépend donc de sa puissance de
d'avance. Le contenu du message que calcul et les machines puissantes sont avan-
D veut envoyer détermine par exemple le tagées. Aussi a-t-on envisagé des preuves
problème (et donc le problème à résoud re de travail exigeant beaucoup de mémoires
change à chaque demande, ce qui est évi- (plutôt que beaucoup de calculs) ou néces-
demment essentiel) . Le demandeur D sitant la recherche d'informations sur le
connaît donc, sans contacter le service S, le réseau. Dans ce dernier cas, les machines

L E S PREUVE S DE T RAVAIL ~ 33
puissantes ne sont pas avantagées, puisque et de 1 au nombre réel dont l'écriture en
ce qui nécessite du temps est lié à la vitesse base 2 est 0,01001110. Le service S attend
de circulation des informations sur le que D lui propose un x tel que fpfx) < y, où
réseau, qui est la même pour tout le monde. p est par exemple le message que D veut
L'idée des preuves de travail est due à Cyn- envoyer et y un nombre réel, appelé seuil,
thia Dwork et Moni Naor qui, dès 1993, fixé à l'avance par S. La valeur de y déter-
suggérèrent cette méthode pour lutter mine très précisément la difficulté de la
contre les spams. Le système Hashcash preuve de travail, car plus y est petit, plus
conçu par Adam Back en 1997 (indépen- il est difficile de trouver un x convenable.
damment de C. Dwork et M. Naor) et ser- Les preuves de travail fournissent aussi
vant aujourd'hui de base dans la plupart un moyen simple d'organiser des courses
des mises en œuvre pratiques des preuves entre machines sur un réseau. Or ces
de travail, utilise des « fonctions à sens courses sont au cœur des protocoles de
unique » pour définir les problèmes soumis fonctionnement des cryptomonnaies.
et en contrôler finement la difficulté (voir Ces monnaies, dont le bitcoin est l'exemple
l'encadré ci-contre pour des exemples). le plus connu, fonctionnent sans auto-
Une fonction f à sens unique se calcule rité centrale, la gestion des comptes étant
facilement, mais s'inverse difficilement. opérée par les machines des volontaires
Autrement dit, il est rapide de passer de x qui se contrôlent mutuellement. Ces
à f(x) = y, mais difficile de trouver, à partir contrôles empêchent toute manipulation
d'un y donné, un x tel que y= f(x) . On exi- du cahier de compte de la monnaie (la
gera souvent aussi que les valeurs de f(x) « blockchain »), lequel indique qui détient
quand x varie se présentent comme si elles des devises (voir le chapitre précédent).
étaient tirées au hasard. Pour qu'il y ait un intérêt pratique à parti-
ciper à ce contrôle collectif sans lequel la
cryptomonnaie n'existe plus, une récom-
• Fonctions à sens unique, pense est donnée à intervalles réguliers
à l'une des machines tenant les comptes.
avec ou sans paramètre
Aujourd'hui par exemple, 12,5 bitcoins
Si l'on dispose d'une telle fonction f. on en sont distribués toutes les dix minutes par le
déduit facilement une preuve de travail: le protocole Bitcoin. Cette machine gagnante
service S choisit un y et exige du deman- est désignée par un procédé fondé sur une
deur D qu'il trouve un x tel que f(x) = y. preuve de travail dont le fonctionnement
Le demandeur ne peut guère faire mieux doit être parfait pour que le protocole résiste
qu'essayer des valeurs de x, jusqu'à trouver aux attaques. C'est la plus belle application à
la bonne, ce qui est impossible à faire rapi- ce jour de l'idée des preuves de travail, et de
dement. Il s'agit ici d'une impossibilité pra- nombreuses caractéristiques de Bitcoin en
tique: trouver le x est possible en essayant dépendent. Donnons quelques précisions.
de manière ordonnée toutes les x envisa- Chaque machine candidate essaie de
geables, mais cela nécessite du temps. résoudre un problème dont les paramètres
Plus subtil, car cela ne demande pas l'inter- sont fixés par le protocole Bitcoin et qui
vention de S pour la formulation du pro- est formulé sans intervention d'un service
blème (donc utilisable pour les preuves de centralisé. Il s'agit d'un problème du type
travail sans échange), on utilise une fonc- « trouver un x tel que J,,(x) < y » évoqué
tion à sens unique dépendant d'un para- plus haut. La fonction f à sens unique
mètre p,J, (x) et dont le résultat, y, peut être est connue de tous, et c'est la fonction de
p '
interprété comme un nombre réel positif. hachage SHA-256. On l'utilise beaucoup
Une telle interprétation est toujours pos- en cryptographie et les spécialistes s'ac-
sible: on écrit y en binaire, par exemple cordent à considérer qu 'elle a les propriétés
01001110, et on assimile cette suite de 0 voulues pour servir dans une preuve de

34 .JI MATHÉMATIQUES ET MYSTÉRES


::::: Le hachage
Une fonction de hachage associe, à les valeurs f(x) et f(x') n'ont aucun lien - Au lieu de mémoriser les mots de
un x donné (une suite de caractères ou apparent. passe d'accès aux comptes sur un ser-
un nombre) de longueur quelconque Voici un exemple. La donnée x est trans- vice en ligne, celui-ci ne mémorise que
une valeur f(x) de taille fixe nommée formée en une suite de Oet de 1 qui est les empreintes des mots de passe. Le
« empreinte de x » ou « condensé de x » découpée en morceaux de longueur 8. serveur peut vérifier que les utilisateurs
ou hash. Le passage de x à f(x) se fait par Les morceaux sont ensuite additionnés donnent les bons mots de passe, mais si
une série d'opérations qui commencent comme des nombres en base 2. On ne un pirate accède à sa liste d'empreintes,
en général en découpant x en petits garde du résultat que les quatre chiffres en il ne pourra rien en faire.
morceaux (d'où le nom de hachage), qui positions 3, 4, 5 et 6 à partir de la droite: - Pour produire une suite de nombres
sont ensuite rassemblés et emmêlés X = 01Q1QQ1Q1QQ1Q1Q1QQ1QQ1Q1Q1Q aléatoires dépendant d'un fichier x, on
de façon à obtenir un mélange aussi -> 01010010 + 10010101 + 00100101 calculera par exemple f(x.1), f(x.2),... où
parfait que possible. Pour la fonction + 010 = 100001110 --> f(x) = 0011. x.i désigne le fichier x suivi de l'écriture
classique de hachage SHA-256, la lon- Cet exemple est bien sûr trop simple du nombre i (par exemple en binaire).
gueur de f(x) est de 256 bits: il y a donc pour avoir les propriétés (a], [b] et (c]. La En changeant le x, on a autant de suites
22ss = 1,157 x 10n valeurs possibles, ce fonction de hachage SHA-256 mélange de nombres aléatoires qu'on veut (ce
qui est considérable. soigneusement les bits de la donnée x qui permet par exemple de chiffrer des
Les fonctions de hachage à usage crypto- selon un algorithme public (voir http:// messages).
graphique ont les propriétés suivantes. en.wikipedia.org/wiki/SHA-2). L'importance des fonctions de hachage
(a] Elles sont «à sens unique» : le pas- Les fonctions de hachage cryptogra- est telle, en cryptographie, qu'un grand
sage de x à f(x) se calcule facilement phiques ont de multiples usages dont soin est mis à les élaborer et à les sou-
et rapidement, mais pour un y donné, voici trois exemples. mettre à toutes sortes de tests et d'at-
trouver un x tel que y = f(x) est impos- - Elles permettent d'assurer l'intégrité taques. Le NIST, aux États-Unis, propose
sible en pratique. d'un gros fichier x, auquel on lui asso- des fonctions bien contrôlées. La fonction
[b] Il est impossible en pratique de ciera son empreinte f(x), beaucoup plus SHA-256 utilisée par Bitcain en est une. Le
trouver deux valeurs x et x' différentes courte. Celui qui téléchargera x s'assu- NIST publie aussi des recommandations
telles que f(x) = f(x'). rera que x lui parvient sans erreur et concernant le choix et l'usage des fonc-
(c] Elles produisent des valeurs assimi- en totalité en calculant l'empreinte du tions de hachage. Il a récemment organisé
lables à des valeurs aléatoires uniformes fichier qu'il aura reçu, qui doit être la une compétition pour concevoir une nou-
(prises dans l'ensemble des valeurs même que celle publiée sur le site. Si x a velle génération de fonctions de hachage
possibles) et, en particulier, même si x mal été copié, il le saura, car la probabi- qui a abouti à la norme SHA-3 en 2012.
et x' sont deux suites de caractères lité que la modification n'ait pas changé Voir : http://www.nist.gov/itl/csd/ct/
n'ayant qu'un seul caractère différent, l'empreinte est infinitésimale. hash_competition.cfm.

travai l. La première machi ne qui résout le la seule faço n d'en créer. Cela a pour intérêt
problème gagne la compétition et emporte que les détenteurs de bitcoins sont certains
les 12,5 bitcoins. Le protocole ajuste régu- de ne pas être victi mes des phénomènes
lièrement le seuil do nné par le nombre y, infl ationnistes provoqués par l'émission
qu i fixe la difficu lté de la preuve de travail massive de devises, comme c'est parfois le
en prenant en compte les concours précé- cas pour les monnaies contrôlées par les
dents, de telle façon que le temps moyen banques centrales .
entre deux concours soit de dix minutes Participer à ce concours porte le nom de
environ. « m inage », car le travail de calcul fait par
les machi nes évoque celui d 'un m ineur
dans une mi ne d'o r, qui le conduit à s'enri-
• Des preuves de travai l chir s'il a la chance de t rouve r une pépite.
Les info rmaticiens propriétaires des
pour les bitcoins
machines participant à ce concours perm a-
Cette émission contrôlée, prév isible et nent, répété toutes les dix m inu tes, se nom-
faible de bitcoins toutes les dix m inutes est men t ent re eux des «m ineurs ».

LES PRE U V E S DE TRAVAIL JI 35


L'inversion d'une fonction de hachage
Explicitons une méthode pour définir et
ajuster l'énigme d'une preuve de travail.
Dans les preuves de travail (pour se
protéger des spams, ou interdire les
.·.... :.•. ·..
• • •• •••
A• •• •
• • • •••



.....
• : • • • • : • f(x1..--:-rT'"2'1~

.
La fonction f de hachage transforme une attaques par déni de service), il faut
suite x de O et de 1 de longueur quel- éviter que les mêmes énigmes soient ••••• •••:r.
••••• ••
••••••••
••• ••
•• •••
conque en une autre, y, de longueur 256
(comme le SHA-256). Puisqu'il est
soumises plusieurs fois. Si c'était le cas,
des bibliothèques de solutions seraient ........
·........ ..
· : ..
e • •e e • e e • • ftX
: :
impossible en pratique de trouver pour
un y donné un x tel que f(x) = y (inver-
sion complète de ~. on crée une énigme
calculées par avance et les attaquants,
au lieu de faire les calculs attendus, se
contenteraient d'aller y puiser les solu-
tions des problèmes qu'on leur soumet.
• •
::.:•·:.·
••••••••
...
••
• •• •
• • •• •••••••
••• : •• • • • • ••• f(x)
plus raisonnable et exigeant un tra-
•••••••••••
vail faisable en ne demandant qu'une Pour éviter cela, on fait dépendre • • • •• • • •• ••••
inversion partielle de f: trouver un x l'énigme posée d'un paramètre p. On ••• ••••••••
tel que f(x) soit une suite de caractères demandera par exemple de trouver La fonction f envoie les éléments xde l'ensemble A
commençant par k fois 'O' (donc une un x commençant par la chaîne (grand) dans l'ensemble B(petit). Inverser
suite de la forme OOO... 0 a1 a2 a3"' aJ. p =0100011010100 et tel que f(x) < y. partiellement f, c'est trouver un élément xtel que ~x)
Plus k est grand, plus il sera difficile Le nombre de paramètres possibles p soit dans C. Plus Cest petit, plus la tâche est difficile.
de trouver un x satisfaisant. On peut étant illimité, l'idée de constituer des
même être plus précis: pour trouver un bibliothèques de solutions calculées par aura trouvé la solution, il aura vraiment
tel x, il faut en moyenne essayer environ avance n'est plus applicable. prouvé qu'il a travaillé!
2k valeurs de x. L'énigme «trouver un x Les énigmes possibles posées par la Notons encore que si l'on est gêné par le
tel que f(x) commence par dix fois 'O' » méthode de l'inversion partielle des fait que le temps de travail varie trop, selon
exige donc environ 210 = 1024 calculs de fonctions de hachage sont donc à la que celui qui tente de résoudre le problème
f(x). Pour 20 fois 'O', il en faudrait un mil- fois parfaitement ajustables, et si nom- posé ade la chance ou pas (variance impor-
lion environ. En choisissant k, on ajuste breuses que celui à qui on les propose ne tante), on peut remplacer la demande de
donc la difficulté de l'énigme qu'on for- peut que se soumettre et faire le travail résoudre un problème, par la demande de
mule. On a là une méthode rapide pour de les résoudre en essayant de très nom- résoudre plusieurs petits problèmes, ce
formuler des énigmes de «preuve de tra- breux x, ce qui en moyenne lui prendra qui a pour effet de diminuer la variance du
vail »dont la difficulté est facile à évaluer. le temps qu'on aura choisi. Quand il temps nécessaire pour aboutir.

Il est important de comprendre que • Une course folle


puisqu'il n 'y a pas d 'autorité centrale gérant
à la puissance ...
les bitcoins (il en va de même pour les
autres cryptomonnaies ), l'acceptation de Si chaque mach ine n 'utili sait que sa
la preuve de travail se fait collectivement propre puissance pour gagner, la proba-
par tous les mineurs. Quand l'un d'eux a bilité pour chacu ne de gagner serai t pro-
réussi à relever le défi de trouver un x tel portionnelle à sa pui ssa nce. Cependant,
que f/x) < y, il envoie un message sur le comme la fonction f est fixée et connue de
réseau, qui prévient les autres mineurs. tou s, le problème de trouver un x tel que
Ceux-ci vérifient alors, chacun de son côté, JP(x) < y est très particuli er. Les perso nnes
que la solution proposée est correcte et se intéressées par le minage des bitcoins se
remettent au travail pour résoudre le défi sont mises à utili se r des puces co nçues
suivant. spécialement pour résoudre rapidemen t
Le temps nécessa ire pour qu 'u n gagnant le type particulier de problèmes posés
soit trouvé n 'est pas fi xé avec précision: la dans les preuves de travail de bitcoins.
durée moyenne est de di x minutes, mais Une course fo lle à la puissance de minage
elle sera plus longue ou plus courte selon en a résulté, condui sant à une vé ritable
que les mineurs auront eu de la chance ou industri e du minage!
pas dans leur tentative de résolution du La pu issance de minage d'un système infor-
problème de la preuve de travail. matique se mesure en comptant le nombre

36 ,il MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


de calculs de type x -> f(x) que le système
·: Des preuves de travail utiles
est capable de faire par seconde, pour la
fonction SHA-256 . On est ainsi passé de Les preuves de travail utilisées
24 x 10 12 calculs de valeurs de f par seconde aujourd'hui ont un côté absurde:
pour l'ensemble des mi neurs en jan- on demande aux ordinateurs de
vier 20 13 à 1,6 x 10 18 en juin 20 16. résoudre des problèmes mathé-
Le coût en électricité de ces minages (coût matiques qui n'ont aucun intérêt.
des « preuves de t ravail ») a été évalué. Cer- Sunny King (pseudonyme d'une
tains ont calculé qu 'il est de plus de dix personne ou d'un groupe) a conçu
m ill ions d 'euros par jour. C'est plus que une preuve de travail aussi facile à
la valeur des bitcoins gagnés chaque jour. ajuster que l'inversion partielle des
fonctions de hachage cryptogra-
Les spécialistes ne sont pas d'accord sur
phiques et qui permet de trouver
ce nomb re de dix mi llions, mai s, même
des chaînes de nombres premiers
imprécis, il signifie qu 'être mineur de intéressantes : les chaînes de
bitcoins aujourd' hui n'es t pas nécessai- Cunningham.
rement rentable. Acheter du matériel et Ce sont des suites de nombres
dépenser de l'électricité en le fa isant fon c- J
premiers (p 1, p2, ... , p vérifiant:
tionner est u n pari risqué, dont le succès p2 = 2p 1 + 1, p3 = 2p 2 + 1, ... ,
Sophie Germain à l'âge de 14 ans, portrait de
dépend de deux facteurs très difficiles à Pk+1 = 2p k + 1. Ces chaînes de Auguste Eugène Leray.
contrôler ou même à anticiper: la puis- Cunningham sont reliées aux
sa nce de calcul de vos concurrents, et le nombres premiers de Sophie Ger-
main, une mathématicienne fran- chaînes nouvelles intéressantes.
cours assez volati l d u bitcoin.
çaise (1776-1831): un nombre La chaîne de Cunningham de lon-
Notons que certains pirates informatiques
premier p est un nombre premier de gueur 11 comportant les plus
ont conçu des programmes, nommés che-
Sophie Germain si 2p + 1 est aussi grands nombres premiers est
vau x de Troie, qui s'installent par le biais un nombre premier. l'une d'elles. Le premier nombre
du réseau sur une m ul titude d'ord inateu rs Ces nombres premiers particu- de cette chaîne record découverte
(le vôtre peut-être) et leur fo nt exécuter liers ont un intérêt en raison d'un le 3 août 2013 comporte plus de
le minage. Bien évidemment, lorsque le théorème de Sophie Germain lié 200 chiffres. Il s'écrit:
minage réuss it, la solution est transmi se au au théorème de Fermat. Dans les P1 = k x 151# - 1,
pirate qu i, pour son propre compte, touche chaînes de Cunningham, tous les où k = 73 853 903 764 168 979
les 12,5 bitcoins. C'est vous qui payez nombres sont des nombres de 088 206 401473 739 410 396
l'électricité, mais c'est lui q ui empoche le Sophie Germain, sauf le dernier. 455 001112 581722 569 026
bénéfi ce! L'utilisation de ces preuves de tra- 969 860 983 656 346 568 919
vail où l'on recherche des nombres et où 151# désigne le produit
premiers est au cœur du fonction- des nombres premiers infé-
nement de la cryptomonnaie Pri- rieurs ou égaux à 151 (voir
• ... et un énorme gâchis? mecoin, concurrente de Bitcoin. http ://use rs.cybe rc ity .d k/
Le travail de minage de Primecoin -dsl522332/math/Cunningham_
Pa rm i les no mbreuses crit iques formu - a aujourd'hui produit plusieurs Chain_records.htm).
lées à l'enco ntre de Bitcoin, l'une d 'ell es
conce rne justeme nt les preuves de trava il
qui défin isse nt le minage. Les sommes Une doub le réponse a été donnée à cette
d'arge nt considérables dépe nsées e n critique. D'une part, il a été répli qué qu e
électr icité et pour fabr ique r du matériel les moyens dépensés pour le m inage
spéc iali sé calcu la nt le plus rap ideme nt n'é taie nt pas va in s, pui squ 'ils permetten t
poss ible des J,,(x) semblen t absurdes, car à ces monna ies de fon ctionner. Fabrique r
en soi de tels calcu ls ne se rvent à rie n. des bill ets de banques, les transpo rte r
N'es t-ce pas là un gâchi s terrifi ant, engen- dans des vé h icu les bli ndés, les enferme r
drant pa r ailleurs une importa nte poll u- dans des coffres que l'on fait garder :
tion li ée à l'é lectricité consommée, qu 'il tout cela coûte cher et pourtant personne
faut bi en produ ire? ne con teste la nécessité de ces dépenses

LES PREUVES DE T RAVAIL ..fi 37


pui squ'elles servent à faire fon ctionner les longueur des chaînes de Cunningham.
monnaies fidu ciaires h abituelles ém ises Sunny Ki ng a montré en 201 3 qu'une telle
par les banques centrales . Le bitco in recherche peut servir de base à des preuves
n 'a pas besoin d'être impri m é (c'est une de travail aux pro priétés à peu près équi-
monnaie numérique), il n'y a pas besoin valentes à celles provenant des fon ctions à
de voitures blindées pour son transport, sens unique.
m ais il faut que sa gestion soit ass urée. Le S. King a créé en juillet 20 13 sa propre
minage ass ure en p artie cette gesti on, qui cryptomonnaie, Primecoin, proche dans
n 'est donc que l'équi valent des dépenses sa conception de Bitcoin, mais utilisant
de fon ctionneme nt des autres mo nnaies des preuves de travail qui conduisent à
et n'a fin ale ment rien d'absurde. des chaînes de Cunningh am nouvelles.
Des chaînes de Cunningham records, de
longueur 10, 11 , 12 et 13, ont ainsi été
• Concevoir des preuves découvertes, ce qui prouve l'effi cacité de la
de travail utiles méthode proposée et sa capacité à contri-
buer à la recherche mathématique.
L'autre réponse est plus intéressante, elle Précisons toutefois que l'intérêt de connaître
est auj ourd'hui encore en discuss ion. Les des chaînes de Cunningham n'est pas très
preuves de travail les plus habituelles grand, et que la sûreté des preuves de travai l
(dont celle utilisée par Bitco in) consistent fo ndées sur leur recherche n'est pas aussi
à fa ire des calculs pour résoudre un p ro- bonne que celle des preuves de travail fo n-
blèm e qui, malheureusem ent, est san s
dées sur les fo nctions à sens unique. Les uti-
intérêt réel : une fo is que l'on a trouvé un x
lisateurs des cryptomonnaies ont cependant
tel que J,p (x) < y, ce x n'est utile à personne
fa it bon accueil à cette nouveauté. Parmi
et ne le sera sans doute jam ais. Ne pour-
toutes les cryp tomonnaies existantes (il y en
rait-on pas concevoir des preuves de travail
a aujourd'hui plus de 200, voir http ://coin-
fon dées sur des problèmes dont la solution
marketcap.com/ ), Primecoin se classe da ns
serait utile?
les 50 prem ières pour la capitali sat ion. Le
On le sait, les mathématiciens aiment
total des primecoins émis vaut plusieurs
les nombres premiers dont la connais-
m illions de doll ars. Qui a dit que les mathé-
sance progresse et est utile (en particu-
m atiques n'étaient pas u n bon moyen de
lier en cryptographie! ). Divers groupes de
gagner de l'argent ?
nombres prem iers sont jugés intéressants.
Un aut re pro jet en cours de dévelop-
Les paires de nombres premiers jumeaux
pement, nom mé Curecoin, tente de
sont les paires (p, p + 2) de nombres pre-
concevoir une preuve de travail (et une
miers ayant un écart de deux unités, par
crypto monnaie associée ) qui soit beau-
exemple ( 17, 19). On cherche toujours à
coup plus claireme nt utile. Le calcul mené
prouver qu'il en existe une infinité. Il y
par les m ac hines dev rait aider à découvrir
a aussi les paires de nombres premiers
com me nt se replient dive rses protéines, ce
de Sophie Germain (mathématicienne
qui, pour certaines d'entre elles, sera it utile
française qui vécut de 1776 à 183 1) qui
en médecine.
sont de la forme (p, 2p + 1), par exemple
Les preuves de travail sont, on le voit,
(3, 7), (5, 11), (11 , 23 ). Elles conduisent
au cœur d'une petite révolution do nt le
aux chaînes de Cunningham (p 1, p2, ... , pk)
succès, s'il se confir me, condui ra à fa ire
où chaque couple (P;, P;. 1) est une paire de
que les calculs réalisés pour la gestion des
nombres de Sophie Germain: p2 = 2p 1 + 1,
mon na ies cryptographiques serviro nt la
p 3 = 2p 2 + 1, ... , Pk+ 1 = 2pk+ 1, chaque P; étant
recherche mathém atique ou médicale ... ce
un nombre pre m ier (voir encadré p. 37 ).
qui n 'est bien sûr pas le cas d u trans port
Des chercheurs tiennent à jour des sites
Internet qui indique nt les records de des billets de banq ue, ni de la fab rication
des coffres-fo rts.

38 ., ï MATHÉ MATIQUES E T MYSTÈRES


• Des jeux « prouvablement
Protocole prouvablement équitable 4) Si u = 0, le joueur a gagné, sinon
équitables» pour effectuer un tirage ayant une il a perdu.
Le monde des cryptomonnaies, avec ses chance sur k de réussir (on prendra 5) Après le tirage, le casino fait par-
preuves de travail à base de fo nctions à k = 2 pour simuler un lancer de pièce venir x au joueur. Le joueur contrôle
sens unique, a amené la mise en place de à pile ou face}. que le casino n'a pas triché en véri-
1) Le casino choisit un nombre x, fiant que le y qu'il avait reçu avant
cas inos en ligne qui ne peuvent pas tricher,
et envoie le résultat du calcul de de choisir z est bien f(x); il contrôle
chose que le joueur lui-même vérifie sans
f(x) = y au joueur. La fonction f est aussi les calculs de t = x + z et de
intervention d'aucune autorité centrale. u =f(t) mod k.
une fonction à sens unique produi-
Pui sque le minage détermine un gagnant Le casino n'a pas pu manipuler le
sant des résultats assimilables à
parm i les machines participantes et qu 'on résultat, car, quand il a choisi x, il
du hasard, comme c'est le cas de
ne peut pas tr icher (sous réserve que la la fonction SHA-256 utilisée par ne connaissait pas z. Le joueur n'a
fonct ion f uti lisée possède bi en les pro- Bitcoin. lui non plus pas pu manipuler le
priétés requises}, on pourrait concevoir des 2) Le joueur envoie au casino un. résultat, car, quand il a choisi z, il ne
jeux de hasard fondés directement sur le nombre z qu'il choisit comme il connaissait pas x. Le protocole est
protocole de désignation d'un gagnant de veut, éventuellement avec l'aide de donc équitable et il n'existe aucune
12,5 bitcoins toutes les dix minutes. Cepen- son ordinateur. possibilité de tricherie, ni pour le
3) Le casino calcule t = x + z, puis casino ni pour le joueur.
dant, les chances de gagner d'un joueur
dépendraient de la puissance de ca lcul de u = f(t) mod k Oe reste de la division
sa machine, ce qui ne serait pas juste. de f[t) par k).
Il existe des méthodes plus directes condui-
sant à des tirages au hasard parfaitement
équitables et contrôlables pour, par exemple, Voici, ci-dessus, un protocole réalisant
lancer des dés en ligne sans qu'aucune tri- un tirage au sort ayant une chance sur k
cherie ne soit poss ible, ni pour le casino ni de réuss ir (k étant un entier supérieur
pour le joueur. Ces protocoles sont connus ou égal à 2). Pour jouer, vous engagerez
depu is longtemps en cryptographie (Manuel la somme S; si le tirage vous est défavo-
Blum a proposé une méthode de tirage à pile
rable, le casino gardera votre mise; si vous
ou face par téléphone en 1981), mais c'est seu-
gagnez, le casino vous rendra votre mise, y
lement depu is peu que des casinos en ligne
ajoutera (k - 1) S, et enlèvera par exemple
proposent aux joueurs des jeux « prouvable-
ment équitables». On peut donc aujourd'hui un pour cent du total pour ses frai s.
jouer en ligne à des jeux de hasard dont Les outils de la cryptographie mathéma-
l'honnêteté est garantie par la cryptographie tique semblent concerner de plus en plus
mathématique, et cela sans fa ire intervenir d'aspects de la vie économique et numé-
aucune autorité de contrôle des casinos aux- rique. Les protocoles à base de preuves de
quels on se connecte. Le paiement des taxes travail et de fonctions à sens unique non
dues par le casino et son honnêteté commer- seulement condui sent à mieux contrôler ce
ciale (le casino paye-t-il tou jours ce qu'il doit qu i se passe sur les réseaux, mais ouvrent
aux joueurs?) ne sont pas garantis par ces auss i des perspectives nouvelles, comme
protocoles, qu i ne concernent que le hasard celles des cryptomonnaies et des jeux prou-
des tirages aléatoires. vablement équitables.

LES P REUVES DE TRAVAI L J 39


Les blockchains,
clefs d'un nouveau monde
On sait maintenant réaliser des supports inscriptibles, partagés et infalsifiables.
Ce qu'il est possib le d'en faire est étonnant, formidable ... et révolutionnaire.

maginez qu 'à la place de la Concorde à où est inscrit un texte soit indiqué à chaque
I Paris, à côté de l'obéli sque, on installe un foi s (horodatage ).
Imaginons que tout cela soit poss ible et
très grand cahier que, librement et gratuite-
m ent, tout le monde puisse lire, sur lequel qu'un tel cahier soit mis en place, auquel
chacun puisse écrire, mai s qui soit impos- s'ajouteraient autant de pages nouvelles que
sible à modifier et indestructible. Cela nécessaire. Testaments, contrats, certificats
serait-il utile ? Il semble que oui. de propriétés, messages publics ou adressés
On pourrait y consigner des engage- à une personne particulière, attestations de
ments, comme : « Je promets de donner ma priorité pour une découverte, etc., tout cela
mai son à celui qui prouvera la conjecture deviendrait fac ile sans notaire ni hui ssier.
de Riemann; signé Jacques Dupont, 11 rue Un tel cahi er public, s'il était permanent,
Martin à Pari s. » On pourrait y déposer la infalsifiable, indestructible et qu'on puisse
description de ses découvertes, afin qu'il y écrire librement et gratuitement tout ce
.,. Un grand cahier impossible
soit impossible d 'en être dépossédé. On qu'on veut, aurait une multitude d'usages.
à effacer et mis à la disposition
de tous, par exemple sur la pourrait y laisser des reconnai ssances de
place de la Concorde à Paris, dettes, considérées valides tant que le prê-
serait-il utile? Oui, sice cahier
est informatisé. teur n'est pas venu indiquer sur le cahi er • Public, infalsifiable
Il pourrait donner plus de qu 'il a été remboursé. et indestructible
liberté et dispenser du On pourrait y déposer des messages
recours à des autorités Un tel objet serait plus qu'un cahier de
adressés à des personnes qu 'on a perdues doléance ou un livre d'or, qui peuve nt être
administratives, monétaires,
juridiques, etc. De tels« grands de vue, en espérant qu'elles viennent les détruits. Plus qu 'un tableau d'affi chage offert
cahiers partagés »existent lire et reprennent contact. On pourrait y à tous sur les murs d'une entreprise, d'une
aujourd'hui grâce au réseau consigner des faits que l'on voudrait rendre
Internet: les b/ockchoins. école ou d'une ville, eux aussi temporaires.
publics définitivement, pour que l'hi stoire Plus que des enveloppes déposées chez un
Il s'en crée chaque jour de
nouveaux. Les blockchains les connaisse, pour aider une personne huissier, coûteuses et dont la lecture n'est pas
sont notamment à dont on souhaite défendre la réputation, autorisée à tous. Plus qu 'un registre de bre-
l'origine d'un nouveau pour se venger, etc. vets, dont la permanence est assurée, mais
type de monnaies - les
cryptomonnaies, telles que le Pour que cela soit commode et pour empê- sur lesquels il est difficile d'écrire. Plus que
fameux bitcoin. Cependant, cher les tricheurs de prendre des engage- les pages d'un quotidien, indestructibles ca r
bien d'autres applications sont ments en votre nom ou écrire en se faisa nt multipliées en milliers d'exemplaires, mais
possibles: systèmes universels passer pour vous, il faudr ait que l'on pui sse auxquelles peu de gens ont accès et dont le
de courrier, instruments
notariés et financiers signer les messages déposés de telle façon contenu est très contrain t.
décentralisés, systèmes de que personne ne puisse se substituer à Bien sûr, ce cahier loca lisé en un point
votes en ligne sécurisés, etc. vous. Il serait utile aussi que l'instant précis géographique unique ne serait pas très

40 ,Ï M ATH É M AT IQUES E T MYST ÈRES


commode pour ceux qui habitent loin de développement considérable et un
Pari s. Bien sûr, ceux qui y rechercheraient succès réel, la valeur d'échange des
des in fo rmation en tournant les pages se bitcoins émis dépassant huit mil-
gêneraient les uns les autre et gênera ient liards d'euros en 201 6. Au cœur
ceux venus y inscrire de nouveaux mes- de cette monnaie, il y a effecti-
sages. Bien sû r encore, fa ire des recherches vement un fi chier informatique
pour savoir ce qui est écri t dans le cahier infa lsifiable et ouvert. C'est celui
deviend rait imposs ible en pratique quand de toutes les transactions, et son
le cahier serai t devenu trop gros et que ses inventeur Satoshi Nakamoto l'a
utilisateurs se sera ient multipliés. nom mé blockchain.
Ces trois inconvénients majeurs - localisa- C'est un fi chier partagé: tout le
tion unique rendant l'accès malcommode monde peut le lire et chacun y écrit
et coûteux, imposs ibilité d'y lire ou écrire les transactions qui le concernent,
en nombre au même instant, di fficu ltés de ce qui les valide. La blockchain
manipuler un grand cahier - peuvent être existe grâce à un réseau pair à
contournés. L'in fo rmatique moderne, avec pair, c'est-à-dire géré sans auto-
la puissance de ses machines, y compris les
rité centrale par les utilisateurs
smartphones, et ses réseaux de communica-
eux-mêmes. Certains de ces utili-
tion, est en mesure de les surmonter.
sateurs détiennent des copies de
Cette idée d'un gra nd cahier in fo rmatique,
la blockchain, qui se trouve donc
partagé, infalsifiable et indes tructible du
présente partout dans le monde.
fa it même de sa conception est au cœur
Ces milliers de copies sont sans
d'une nouvelle révolution, celle de la block-
cesse mises à jour simultané-
chain, ou plus explicitement et en français:
ment, ce qui rend la blockchain
la révolution de la programmation par un
totalement indestructible, à
fichier partagé et in fa lsi fi able.
moins d'une catastrophe qui
toucherait toute la pl anète. Ce
fichier a été rendu infalsifiable
• Une idée mise en œuvre
par l'utilisation de procédés
pour les bitcoins cryptographiques qui, depuis
Le terme blockchain vient du bitcoin, sa création en 200 9, résistent
la monnaie cryptographique creee en à toutes les attaques: personne
janvier 200 9 et qui a depuis connu un n'a pu effacer ou modifier le
moindre message de transaction déjà ins- des merveilles que réalise une blockchain.
crit dans la blockchain du bitcoin (voir l'en- Qu'on ait pu ainsi créer une monnaie grâce
cadré ci-contre). à un fichier partagé semble incroyable.
Le rêve du grand cahier de la place de la D'autant plus qu'il s'agit d'une monnaie
Concorde est ainsi devenu réalité. D'ail- d'un nouvea u type: elle ne repose sur
leurs, ce que l'informatique moderne, les aucune autorité émettrice et autori se des
réseaux et la cryptographie ont créé dans le transactions quasi instantanées et presque
monde numérique est bien supérieur à tout gratuites d'un point à l'autre du globe (voir
ce qu'on aurait pu faire avec du papier, du les deux chapitres précédents).
métal ou des dispos itifs matériels usuels. Au-delà de l'exemple du bitcoin, c'est l'en-
La blockchain év ite les trois inconvénients semble de tout ce que rend poss ible une
majeurs cités précédemment. Grâce aux blockchain que nous voulons évoquer, car
réseaux, on y accède instantanément de un nouveau monde économique, social,
n 'importe où dans le monde, pourvu qu 'on admini stratif et politique pourrait en sorti r,
dispose d'un ordinateur ou d'un smart- dont on n'a pas pris la mesure.
phone. Des milliers d'utili sateurs peuvent Le bitcoin utilise une blockchain qui lui
le consulter simultanément sans se gêner. est propre et ne sert, a priori, qu 'à ins-
Et chacu n peut, à coût très fa ible et sans crire des transactions. Cependant, l'idée
limitation, ajouter de nouveaux messages
de cette blockchain se décline d'une multi-
de transactions selon un procédé qui assure
tude de manières qui donnent naissance à
la cohérence et la robustesse du fichier
autant d'applications nouvelles. Il s'agit là
blockchain.
d'un nouveau type d'objets contenant des
La blockchain du bitcoin augmente en taille
informations d'une complexité presque
peu à peu, mais elle reste manipulable par
sans limites. Nos ordinateurs aux extraor-
les formidables machines dont nous dis-
dinaires capacités de calcul y accèdent ins-
posons tous aujourd 'hui. Elle comporte
tantanément, en explorant ce qui s'y trouve,
aujourd'hui une centaine de gigaoctets
en y déposant de nouveaux messages éven-
(10 11 caractères), soit l'équivalent d'environ
tuellement cryptés, et en les extrayant rapi-
100 000 ouvrages de 200 pages.
dement. Ces nouveaux objets, du fa it de
Avec un ordinateur et une connexion, on
leur nature numérique et de leurs robus-
accède librement à tout le contenu de cette
tesse et ubiquité, ont des propriétés tout à
blockchain, presque instantanément et de
n 'importe où. C'est ce qui, dans le cas du fa it inédites.
bitcoin, permet de calculer le solde des Il existe aujourd'hui des centaines de
comptes. Les systèmes de signatures cryp- variantes du modèle bitcoin. Ce sont essen-
tographiques garantissent que les messages tiellement d'autres cryptomonnaies, dont
de transaction que vous inscrivez sur la chacu ne s'appuie sur une blockchain par-
blockchain ont été écrits et signés par vous ticulière. Comme l'idée de Nakamoto est
et vous seul. L'ordre des inscriptions fournit beaucoup plus générale, d'autres systèmes
aussi une datation des transactions (horo- à blockchain apparaissent ou sont en cours
datage) et donc les ordonne. Tout cela est de développement.
fait sans l'intervention d'une quelconque Certaines des idées évoquées au départ
autorité centrale, puisque ce sont certains peuvent se mettre en place soit grâce à
des utilisateurs (dénommés mineurs dans une nouvelle blockchain, soit en essayant
le cas du bitcoin) qui en opèrent la sur- d'utiliser la blockchain du bitcoin qu 'on
veillance, et qui se contrôlent mutuelle- détournera de sa fonction première pour
ment, assurant l'honnêteté des sauvegardes lui faire réaliser des opérations non pré-
et leur cohérence. vues par Satoshi Nakamoto. L'Américain
L'exemple de la monnaie bitcoin est la plus Dom Steil, un entrepreneur s'occupan t du
spectaculaire et la plus visible aujourd'hui bitcoin et auteur de nombreux articles sur

42 ,il MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


?:: Pas de fausse blockchain !
Pour rendre une blockchain robuste et Le black (rJ commence par deux infor- garde-fous qui font que le calcul est
impossible à simuler, on utilise une fonc- mations particulières h(,J et p(,J ajou- bien plus long). Cependant, vérifier que
tion de hachage h (publique) qui à tout tées aux messages qui en constituent la blockchain est cohérente est facile:
fichier F associe un code h(F), une courte le contenu. Ces informations h(,J et p(,J 1) On vérifie que chaque h(,J est conve-
suite de caractères dénommée empreinte. assurent qu'on ne pourra ni modifier la nable en recalculant sa valeur, ce qui est
Quand on change un seul caractère de F, blockchain, ni fabriquer après coup de possible car tout est public. C'est rapide
le code h(F) est totalement changé et fausses blockchains. et cela assure que rien n'a été modifié
ce de façon imprévisible. Il est impos- h(,J sera l'empreinte de ce qui précède dans les blacks.
sible en pratique de modifier F en F' de black (,J. Autrement dit, 2) On vérifie les p(,J, ce qui est rapide
manière que h(F) = h(F1 (voir le chapitre h(,J = h[block (1)- ... -black U-1)]. aussi.
précédent). p(,J sera une preuve de travail associée à Une telle blockchain est un objet numé-
On utilise aussi une preuve de tra- h(,J: p(,J =p[h(,J]. rique que chacun peut contrôler rapi-
vail. C'est une fonction p qui, à toute Le calcul des h(,J et p(,J se fera pro- dement, mais que personne ne peut
valeur V donnée (en général, V est une gressivement avec l'ajout des blacks. modifier sans se faire repérer et que
suite de caractères qui détermine un Chaque p(,J exige peut-être une heure personne ne peut imiter, car pour cela il
problème), associe une solution p(VJ de calcul en moyenne, mais résulte faudrait mener un énorme calcul.
qui ne s'obtient qu'en menant un long d'un calcul collectif qui a pris beau-
calcul, par exemple d'une durée d'une coup moins qu'une heure par partici-
heure avec une machine de bureau ordi- pant. Le calcul de tous les p(,J se fait
naire. En revanche, vérifier que p(VJ est progressivement: pour le bitcoin, on a
la bonne valeur associée à V est rapide. ajouté un black toutes les dix minutes
Calculer le résultat R de p(VJ est diffi- depuis janvier 2009 et l'on rétribue ceux
cile, mais vérifier que p(VJ = R est facile. qui mènent les calculs.
Un exemple est la décomposition d'un Quand la blockchain
nombre en facteurs premiers, qui est comporte de nombreuses
difficile, alors que la vérification que le pages Oa blockchain du
produit de ces facteurs donne le bon bitcoin en a plus de 300000),
résultat est facile. faire une fausse blockchain est impos-
Construisons une blockchain en conca- sible, car cela demande trop de calculs.
ténant des blacks contenant des suites Pour 300 000 pages« coûtant» chacune
de caractères représentant des mes- une heure de calcul, il faudrait faire un
sages, ou des transactions: blockchain = calcul de 300 000 heures, soit 34 années
block(1)-block(2)- ... -black (n) (et pour le bitcoin, il existe d'autres

les nouvelles technologies, a exprimé l'idée réseau de paiement. Nous en sommes au x


de cette révolution : premi ers instants d'un âge nouveau pour
« La blockchain est intrinsèquement puis- tout ce qui est poss ible au travers d 'un
sante du fa it que c'est la colonne ve rté- réseau décent rali sé de communica tions et
brale d'un nouvea u typ e de mécani sm e de de calculs. »
tra nsfert et de stockage d istribué et open Le Canadien Jon Evans, un ingénieur
source. Elle est le ti ers nécessa ire pour le info rmaticien et journ aliste spécialisé
fo nctio nnement de nombreux systèm es à dans les nouvelles technologies, partage
base de confiance. Elle est la feuille uni- cet enthousias m e: « La technologie block-
ve rselle d'équilibrage utilisée pour savoir chain au cœur du bitcoin est une ava ncée
et vé rifi er qui déti ent di vers d ro its numé- technique ma jeure qui , à terme, pourrait
riques. De même qu 'Internet a été la base révolutionner Internet et l'indu stri e de la
de nombreuses appli cations autres que le fin ance; les premi ers pas de cette révolu-
courrier électroni que, la blockchain sera la tion à veni r ont m ainten ant été fr anchis.
base de bien d'autres applicatio ns qu 'un 1... J La blockchain, le m oteur qui sert de

LES BLOCKC H A INS, C LE FS o ' uN NOUVEAU MONDE >i 43


base au bitcoin, est un système distribué les nœ uds du réseau aient à gérer de trop
de consensus qui permet d'exécuter des gros volumes de données), mais seulement
transactions et d'autres opérations de les informations d 'enregistrement et d'au-
manière sécurisée et contrôlée, sans auto- thentification. Les messages sont gérés par
rité cent rale de supervision, cela (en sim- un système de dépôt distribué (c'est-à-dire
plifiant) parce que les transactions et répartis entre les utilisateurs) avec une
toutes les opérations sont validées par le table permettant de savoir où se trouvent
réseau entier. Les opérations effectuées ne les informations, comme cela se pratique
sont pas nécessairement financières et les dans les réseaux pair à pair de partage de
données ne sont pas nécessai re ment de musique.
l'argent. Le moteur qui donne sa pui ssance Un projet plus ambitieux, car se voulant le
au bitcoin est susceptible d'un large éven- support possible d'applications complexes
tail d'autres applications.» fondé sur une notion de contrat (smart-
Parmi les blockchains autres que celle du contract) , a été mi s en fon ctionnement
bitcoin et ayant pour obj ets des appli- récemment : il se nomme Ethereum. La
cations non liées à la monnaie, il fa ut blockchain associée émettra une monnaie
citer Namecoin, un système décentrali sé (des éthers) sur le modèle du bi tcoin, mais
d'enregis treme nt de noms: on écrit sur ce ne sera qu'une de ses fonctions.
la blockchain de Namecoin des paires
{nom, m essage). L'un des obj ectifs de
Nam ecoin est la mi se en place d'un sys- • Relier les chaînes
tème d'adresses pour les ordinateurs
co nnectés au réseau, système qui pourrait Une autre avancée toute récente dans ce
se substituer à l'actuel ON S (Domain Name domaine a été p roposée par un groupe de
System) en p arti e aux mains d 'orga ni sa- chercheurs associé à Adam Back, inventeur
tion s américaines . britannique d'un système de preuve de
Les créateurs de cette blockchain affichent travail (voir le chapitre précédent) utilisé
les objectifs suivants: protéger la liberté comme élément du protocole du bitcoin.
d'expression en ligne en rendant le Web Adam Back et ses collègues ont constaté
plus résistant à la censure; créer un nom de que le bitcoin évolue très lentement, les
do maine «.bit » dont le contrôle serait tota- décisions pour tout changement se fa isant
lement décentralisé; mémoriser des infor- selon un processus où il fa ut un accord dif-
mations d'identité telles que des adresses fi cile à obtenir de la part de ceux qui tra-
électroniques ou des clefs cryptographiques vaillent à le surveiller et qui ne sont pas
publiques. Ils évoquent aussi la possibi- orga ni sés en structure hiérarchique : c'est
lité d'organiser des votes ou des services un problème avec les applications totale-
notariés. Malheureusement, cette block- ment décentrali sées dont le contrôle n'est
chain est aujourd'hui peu commode, car les aux mains de personne.
dépôts d'informations y sont payants (en Adam Back a auss i noté que beaucoup
namecoins, une cryptomonnaie), et même d'idées innovantes proposées par des block-
si les coûts sont très fa ibles, ils compliquent chains nouvelles n'ont qu'un succès limité;
son utilisation. en valeur, le bitcoin reste très dominant
Plus récemment a été créé Twister, un sys- parmi les monnaies cryptographiques. Lui
tème concurrent de Twitter (le système de et ses collègues ont donc mi s au point une
microblogage bien connu) , mais totalement méthode li ant les blockchains. Ce système
décentralisé et donc libre de toute censure de sidechain permettra de fa ire passe r des
ou cont rôle. La blockchain de Twister ne unités monétaires d'une chaî ne A ve rs une
sert pas à stocker toute l'information de autre, B. Elles disparaîtront de la chaî ne A
la plateforme de microblogage (di stribuée pour réapparaî tre sur B et pourront éven-
sur un réseau pair à pair, ce qui évite que tuellement revenir dans A.

44 ~ MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
-· Mieux que Le Bon coin, eBay, Priceminister, etc.
Le commerce entre particuliers sur Il existe pourtant une meilleure solution peut rien faire. En conséquence, à moins
Internet est freiné par un problème de grâce aux blockchains. Oleg Andreev a d'être prêt à perdre 200 euros pour un
confiance. Vous mettez en vente un proposé un système inspiré par la block- objet qui en vaut 100, Béatrice aura
magnifique vase, vous trouvez un ache- chain du bitcoin, qui résout le problème intérêt à payer le vase. De même, si
teur, vous lui envoyez l'objet... et il ne sans frais. L'idée s'applique à toute b/ock- Béatrice paye avant de recevoir le vase,
vous paye jamais - ou, à l'inverse, il vous chain disposant d'un système d'unités Alain aura intérêt à envoyer le vase
envoie l'argent et vous gardez le vase ... monétaires permettant les transactions (qui vaut 100 euros) pour récupérer ses
Même si c'est malhonnête, il est éco- à plusieurs entrées et plusieurs sorties 200 euros bloqués. Il est ainsi écono-
nomiquement rationnel pour celui qui (c'est le cas de la b/ockchain du bitcoin). miquement rationnel de se comporter
reçoit l'envoi de son correspondant de ne Supposons qu'Alain veuille vendre un honnêtement!
pas envoyer ce qu'il a promis en échange. vase à 100 euros à Béatrice qui habite La somme de 200 euros pour une transac-
eBay précise d'ailleurs: «Nous ne pou- loin. Ils sont d'accord sur le prix, mais tion concernant un objet qui en vaut 100
vons pas obliger le vendeur à remplir ses doivent faire l'échange à distance. Alain et est modifiable, mais il faut que la somme
obligations.» Béatrice, indépendamment des 100 euros mise sous séquestre par les deux acteurs
Le Bon coin recommande l'échange en convenus, déposent chacun 200 euros sur soit supérieure à la valeur de l'objet
direct avec rencontre. L'envoi contre un compte particulier. Lorsque l'échange échangé. Sinon, celui qui reçoit l'envoi de
remboursement est une solution et cer- sera terminé (envoi du vase et envoi des l'autre en premier aura intérêt à ne pas
tains sites (parfois associés à PaypaO 100 euros pour le payer), Alain et Béatrice envoyer ce qu'il doit, quitte à perdre la
proposent leurs services pour limiter les signeront la transaction qui débloquera somme séquestrée. Ce système à base de
risques. Soit ils bloquent l'argent envoyé les 400 euros, lesquels seront alors resti- b/ockchain permet, sans l'action d'aucune
avant que le produit ne soit reçu; soit ils tués: 200 pour Alain, 200 pour Béatrice. autorité centrale, de mener une opération
proposent un système de notation qui La procédure de mise sous séquestre d'échange avec un risque très réduit de se
indique si les personnes avec qui on fait sur la blockchain est telle que personne faire escroquer (pour des précisions sur
affaire ont été correctes dans leurs pré- ne peut s'emparer de cet argent, sauf la mise en œuvre technique, voir http://
cédentes transactions; soit ils proposent Alain et Béatrice s'ils donnent tous bit.ly/1BuoupD ou http://voluntary.net/
une assurance. deux leur accord. Seul, aucun d'eux ne bitmarkets/J.

Chaque blockchain est un petit univers s'appuyer sur une seule ou un petit nom bre
où il est utile de disposer d'une monn aie; d'e ntre elles, m ais de plus toutes les expé-
cependant, fa ire accepter une nouvelle rimentations pourront être envisagées sans
mo nnaie et stabili ser son cours est difficile crainte, créant une dynamique propice aux
et incertain . De plus, chaque blockchain innovations.
est une expérience aux ri sques d 'autant Plutôt que d'expliquer les architectures
plus gra nds qu 'ell e est récente et inno- complexes et spécifiques de Namecoin,
va nte. Une foi s mis en place (ce n'est pas Twister ou Ethereum, terminons en pré-
si sim ple), le systèm e des sidechains per- sentant les applications générales les plus
me tt ra de tester ra pidem ent de nouvelles simples d'une blockchain.
idées. Chac une pourra «importer » la m on-
naie d'une autre blockchain, sans do ute le
bi tco in, la monnaie la mieux installée et
• Des outils
celle pour laquelle la confiance est la plus
cryptographiques
for te. Le systè me est conçu pour que la
chaîne qui « prête » de l'argent à une autre Une blockchain est un fi chier numérique
n'engage pas plu s que ce qu'elle prête; ell e access ible à tous en lecture et en écriture.
ne prend donc pas de risque. Cela se fait par l'utilisation de logiciels par-
Avec un tel système, non seulement les foi s nommés servents, terme qui associe les
diverses blockchains ne se concurrence- deux mots client et serveur utilisés dans les
ront plus nécessairement, toutes pouva nt réseaux centralisés. Ce mot marque que,

LE S B LOCKCHAINS, CLEFS o'uN N OUV EAU M O N DE ~ 45


dans un réseau pair à pair, chaque nœud aura toujours une limite, certes élevée, à
est à la fois nœud central (serveur) et utili- prendre en compte.
sateur (client). Bien évidemment, une blockchain peut
Le fichier blockchain est rendu infalsifiable servir à déposer anonymement des mes-
et indestructible par l'utilisation d'outils sages. .Grâce au logiciel installé sur sa
cryptographiques. Quand on ajoute quelque machine (le servent) et propre à la block-
chose au fichier (on parle de page ou de chain, on ira écrire tout ce qu'on sou-
black), on le fait en commençant l'ajout par haite. Pour éviter que les interventions
un code calculé à partir de la version avant sur la blockchain se fassent avec une trop
ajout (pour calculer ces codes, on utilise grande fréquence (ce qui rendrait difficile
des fonctions de hachage). On ne pourra la synchronisation de tous les détenteurs
donc pas modifier la partie ancienne de la d'une copie), le protocole de fonctionne-
blockchain sans que cela se voie, ou alors ment pourra ajouter les messages par page,
il faudrait modifier chacun des codes com- chaque page en contenant plusieurs cen-
mençant les pages : les codes rigidifient le taines ou milliers ; ainsi, pour le bitcoin,
fichier. les transactions sont regroupées et ajoutées
De plus, pour qu'il soit difficile de fabri- une fois toutes les dix minutes.
quer une blockchain entièrement artifi- Les messages qu'on ajoutera sur une block-
cielle avec de bons codes en tête de chaque chain seront anonymes ou signés. Avec les
page ajoutée et qui prétendrait se substi- systèmes de signature à double clef, tout le
monde peut vérifier l'auteur d'un message
tuer à la vraie blockchain, le protocole de
signé et il est impossible que quelqu'un
gestion exige qu'on fasse un certain travail
signe à la place d'un autre.
de calcul pour ajouter une page; c'est la
Les messages ajoutés seront en clair ou chif-
notion de preuve de travail (voir l'encadré
frés. On pourra ainsi déposer un message
page 43). Par conséquent, fabriquer une
chiffré qu'on ne rendra lisible que plus tard
fausse blockchain, ou même seulement une
en publiant la clef de déchiffrement. Ce
fausse partie finale de blockchain, est exces-
sera utile dans le cas d'un engagement (tel
sivement coûteux, voire impossible, en pra-
qu 'une reconnaissance de dette) pris vis-à-
tique. Au total, le fichier blockchain ne peut
vis d'un débiteur, vous par exemple. Votre
être ni modifié ni simulé. Comme la block-
engagement est présent signé, daté et crypté
chain existe en une multitude de copies
sur la blockchain. Si vous le respectez, il
(une chez chacun de ceux qui acceptent de
reste crypté. Sinon, celui envers qui vous
participer à la bonne marche du protocole), êtes engagé publie la clef de déchiffrement
la blockchain d'une application particulière et tout le monde voit que vous ne tenez pas
est indestructible et impossible à truquer. votre engagement. Grâce à la signature, il
La taille de la blockchain augmente à n'y a pas de doute, c'est bien vous qui avez
mesure qu 'y sont déposés de nouveaux pris l'engagement. Cette publication détruit
messages ou de nouvelles pages regroupant votre réputation ou même sert de preuve
plusieurs messages. Les multiples copies de devant un tribunal.
la blockchain sont toutes maintenues iden- Une blockchain peut servir à concevoir
tiques grâce aux échanges d'informations une messagerie universelle. Pour qu'il y
opérés par le réseau pair à pair. ait confidentialité des messages et garantie
L'accroissement de taille de la blockchain est sur leurs auteurs, on utilisera là aussi la
bien sûr un grave problème. Aujourd'hui, cryptographie asymétrique. Celui qui
on peut manipuler des blockchains de veut déposer la démonstration d'un théo-
plusieurs dizaines de gigaoctets, mais on rème qu'il a trouvée, mais sans la rendre
ne peut pas en manipuler qui seraient publique, déposera la version cryptée avec
1 000 fois plus grandes. La technologie de une clef privée (créée pour cet usage) et il
demain le permettra peut-être, mais il y signera le dépôt. Quand, plus tard, il voudra

46 ,. MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
prouver qu'il disposait bien, dès la date fichier blockchain soit maintenu, c'est-à-dire
de dépôt, de la démonstration, il rendra qu'un minimum d'utilisateurs participe à
publique la clef de déchiffrement. Plus son entretien en en gardant une copie chez
besoin des enveloppes Soleau déposées eux, mise à jour en permanence (ce que leur
à l'Institut national de la propriété indus- ordinateur fait tout seul).
trielle. Bien sûr, on pourra de la même La complexité et la puissance de nos puces,
façon déposer des engagements, des testa- de nos machines, de nos applications, de
ments, des œuvres signées, etc. nos réseaux informatiques donnent nais-
sance à de nouveaux objets numériques.
Ces blockchains changent les règles du jeu :
• Une forme numérique moins de centralisation, moins d'autorité,
plus de partages sont possibles. Une forme
d'anarchisme
d'anarchisme numérique qui existe déjà sur
Insistons sur le fait qu'un tel système Internet va se développer et changera sans
de blockchains permettant signatures, doute les rapports entre humains et entre
contrats, dépôt de testaments, etc. n'exige entreprises. Le monde qui en émergera est
l'action d'aucune autorité centrale pour difficile à imaginer, mais il se forme et il est
fonctionner. Tout ira bien pourvu que le imminent.

1
LES BLDCKCHAINS, CLEFS 0 UN NOU V EAU MONDE ·" 47
a Les entiers
ne naissent pas égaux
Il est impossible de définir une loi de probabilité uniforme
sur l'ensemble des nombres entiers. Ce fait est étroitement lié à la
loi de Zipf, une loi statistique dont les manifestations
sont innombrables.

our un dé équilibré à six faces, le « 1 »,


P comme chacune des autres faces, a la
probabilité 1/ 6 de « sortir » ; et en lançant
de 1/'rr ou de 1/e est exactement 1/25, car la
zone favorable est composée des deux mor-
ceaux disjoints [l /1r - 1/ 100, l /1r + 1/ lOOJ et
le dé on a une probabilité de 3/ 6 = 1/ 2 d'ob- [1/e - 1/ 100, l(e + 1/ 100) dont la longueur
tenir un nombre pair. Sur un ensemble totale est 4/ 100 = 1/25 (voir le schéma en bas
ayant n éléments, une probabilité est équi- de la page).
librée (on dit aussi «uniforme ») quand La mesure de Lebesgue montre aussi que
chaque élément, comme une face d'un dé, les nombres rationnels sont négligeables :
a la même probabilité. La probabilité d'un la probabilité de tirer au hasard un nombre
sous-ensemble de p éléments est alors p/n, rationnel est nulle et la probabilité de tirer
le quotient du nombre de « cas favo- un nombre irrationnel est égale à un. En
~ ""- rables » sur le nombre total de cas. effet, on sait enfermer les rationnels, qui sont
Cette probabilité p/n est l'outil de numérotables par des entiers (ils sont dénom-
base pour comprendre la rou- brables), dans une réunion d'intervalles de
lette des casinos et les tirages longueurs c/2", de longueur cumulée c que
du loto. La question est : que se l'on peut rendre aussi petite que possible.
passe-t-il quand le nombre total Étrangement, bien que l'infini dénombrable
d'éléments est infini? (celui des nombres entiers 1, 2, ... , n, ...) pré-
Pour l'ensemble infini des nombres cède et soit plus simple que l'infini des réels
réels compris entre O et 1, il est facile de de l'intervalle [O, lj (dénommé « continu »),
définir une probabilité uniforme. On obtient il est impossible d'y définir une probabilité
la mesure de Lebesgue découverte par Henri uniforme qui jouerait, pour les entiers, le rôle
Lebesgue (18 7 5-1941) au début du xx.esiècle. que la mesure de Lebesgue joue pour [O, l J.
Cette mesure sur [O, l] est fondée sur la lon- C'est très ennuyeux, car cela interdit de
gueur des intervalles [a, b] de [O, l] auxquels donner un sens mathématique au choix aléa-
on attribue la probabilité b-a. Elle donne toire équitable d'un entier. « Tirer un nombre
un sens à l'opération « tirer un nombre réel réel au hasard entre O et 1 sans
équitablement entre O et 1 ». Elle indique en favoriser aucun » est
par exemple que la probabilité pour qu'un mathématiquement
tel nombre se trouve à moins d'un centième

1/rr 1/e

0 2;1oo..JTI ] b;100
50 J MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRE S
===== Probabilités des entiers dans l'encyclopédie de Neil Sloane
Il est impossible d'associer une probabi- décroissants. Classés par nombre d'oc- sous la forme d'une zone claire, le fossé
lité uniforme aux entiers (probabilité qui currences décroissantes, on a une loi de de Sloane, séparant le nuage en une partie
donnerait à chaque entier la même proba- type C/n 1·3, où C est une constante. Le inférieure et une partie supérieure.
bilité). En effet, la probabilité d'un sous- nuage de Sloane est lié à la complexité Ce fossé étudié récemment (voir la biblio-
ensemble des entiers est égale à la somme de Kolmogorov et cela justifie que l'on graphie) est dû à ce que la communauté
des probabilités de chaque élément : si retrouve une loi de Zipf. La courbe mathématique qui contribue à l'encyclo-
la probabilité d'un entier est non nulle, la Sloane(n) est une version approchée pédie s'intéresse aux nombres entiers
probabilité de l'ensemble des entiers est de la courbe C/2K(nl, où K(n) désigne la ayant une faible complexité de Kolmo-
infinie, ce qui ne convient pas pour une complexité de Kolmogorov de l'entier n, gorov (ce sont les nombres simples à
probabilité; si elle est nulle, alors la pro- qui vaut typiquement log2(n) : quand n définir et ayant plusieurs définitions), mais
babilité de l'ensemble des entiers est nulle est « complexe », K[n) est grand (n est qu'elle s'y intéresse d'une manière qui aug-
aussi, ce qui ne convient pas mieux. Pour impossible à définir simplement), 1f2K[nl mente la fréquence des nombres simples.
traiter des probabilités d'ensembles d'en- est petit et donc le point correspondant À cause des phénomènes culturels d'en-
tiers, il faut attribuer des probabilités dif- de Sloane(n) est bas. C'est pourquoi traînements et de mode, les mathémati-
férentes aux entiers, de la meilleure façon aussi 1024 = 210 est situé au-dessus des ciens concentrent leur attention sur les
possible. L:étude des entiers présents dans autres points de même ordre de gran- nombres les plus simples, ce qui pousse
l'encyclopédie de Sloane est un guide pour deur : le fait d'être une puissance de 2 a les points correspondants de la courbe
trouver cette meilleure attribution. pour conséquence que sa complexité de vers le haut, créant une zone évidée
L:encyclopédie des suites numériques de Kolmogorov est faible et donc que son dans le graphe : le fossé.
Neil Sloane contient un grand nombre nombre d'occurrences dans la base (pro-
de fois l'entier 1, un peu moins sou- portionnel à 1f2K(n~ est grand.
vent l'entier 2, etc. La courbe, notons-la Cette représentation concrète de la com-
Sloane(n), donnant ce nombre d'occur- plexité de Kolmogorov par le nuage de
rences de n en fonction de n ressemble Sloane est légèrement biaisée par un effet
à un nuage de points globalement culturel et social qu'on voit clairement

En rouge, le nombre d'occurrences


10•
associées à certains nombres.
Z(3 081154)

LES ENTIERS N E NAISSENT PAS ÉGAUX .,;) 51


La loi de Zipf
Si l'on classe les mots d'un texte par
fréquence décroissante, on constate
le plus souvent que la fréquence du
104
mot en position n est C/n, où C est une
constante. Cette loi, généralisée sous la
forme C/n' (où e est proche de 1), porte
le nom de loi de Zipf.
Le travail de Zipf concernait le roman
Ulysse de James Joyce. On retrouve la
10 loi de Zipf dans de nombreux domaines,
bien au-delà de la linguistique. Une série
_
....__ _ _ _ _ _ _......,.,..,,...._ _ _,.,.,,.._ _ _.-....,.,
-,,,___ _ d'arguments présentés dans le texte de
2 3
10 10 10 10• Rang du mot l'article conduisent à la voir comme une
forme de loi, aussi équitable que pos-
sible, sur les entiers.

Analogue au nuage de Sloane de la Comme pour l'encyclopédie de Sloane, Jean-Baptiste Michel, de l'Université
page précédente, mais totalement on a compté le nombre d'occurrences Harvard.
indépendante, la courbe ci-dessous a des entiers écrits en chiffres dans t:allure générale du « nuage des cinq
été obtenue par Jim Fowler en utili- l'énorme base de textes de plus de millions de livres » est semblable à
sant les données de cinq millions de 100 milliards de mots, constituée celle du nuage de Sloane. On a affaire
livres numérisés par la Société Google. par le projet Culturomique autour de à une loi de Zipf. Les biais sociaux pro-
duisent des effets de nature différente.
Les nombres qui sont mentionnés en
excès le sont non plus pour des raisons
108 Fréquence des entiers
dans le corpus de Goog/e d'intérêt mathématique reconnu, mais
107 pour des raisons contextuelles ou liées
.
· \ J•
à l'usage du système décimal, qui favo-
1Q6 rise par exemple les nombres ronds

10s .;_-··. · .... . . ·. (10, 50, 100, 1000, 1500, 5000, etc.).
Entre 1 et 100, un graphique à plus

L...---,-~=~~~.-~
,~
-,:~:,~:
, ~.: .
-;. · ·.{·-.:~_. . .. .
grande échelle ferait apparaître que le
10• -!· <~-...~:-:~
_,. ~
:~ :~---~:_:,~
;i~:-~,:.,~
;_'.~
··.:~-:·:i:~:;-,~1=- -i·.....,..,:r
~;-· nombre 12 et ses multiples sont favo-
risés, ce qui est lié au rôle particulier du
1000 3 00 5 00 7000 9 00
nombre 12 dans notre culture.

possible et la théorie moderne des probabi- • Probabilités non uniformes


lités déduit de la solution de Lebesgue des
résultats concernant la physique, l'économie Pour déterminer la probabilité d'un ensemble
et toutes sortes de problèmes concrets. de nombres entiers positifs en oubliant tem-
« Tirer un entier au hasard, sans en favoriser porairement l'exigence d'uniformité, nous
aucun » n'a, en revanche, mathématique- prenons une série (an) de nombres positifs
ment pas de sens pour quiconque veut rester ou nuls dont la somme est égale à 1, par
dans le cadre de la théorie des probabilités exemple an = 1/ 2nqui vérifie bien 1/2 + 1/4 + ...
fi xé en 1933 par Andreï Kolmogorov. Nous + 1/2n+ ... = 1. Une fois (a) choisi, la probabilité
allons voir cependant qu'il existe de subtiles d'un ensemble d'entiers A est la somme des
et merveilleuses solutions de remplacement, termes an dont l'indice n est un élément de A.
nommées densités, mises au point pour les Avec le choix an = 1/2n, nous trouvons que
besoins de l'arithmétique et qui sont impor- l'ensemble Ides nombres impairs {l ,3, ...,2n+ 1,...)
tantes pour comprendre les distributions sta- a pour probabilité 1/ 2 + 1/ 8 + 1/ 32 + .. .
tistiques concrètes. + 1/ 22n+ 1+ ... = 2/ 3 et que l'ensemble P des

52 il MATHÉMA TIQUE S ET M Y STÈRE S


nombres pairs (2, 4, ...,2 n, ... } a pour probabi- L'histoire est souvent injuste. En effet,
lité 1/3. Ce n'est guère satisfaisant : cela ne dès 1916, le Français Jean-Baptiste Estoup
semble pas équitable, puisqu'il y a autant (1 886-1950) avait fait une observation équi-
de nombres pairs que de nombres impairs valente en étudiant des textes fr ançais. Zipf
et que ce sont deux ensembles d'entiers de le savait puisqu'il indique dans son livre de
même structure. Attribuer le poids 1/2" à n 194 9 : « La première personne (à ma connais-
n'est sans doute pas une bonne idée, mais il sance) à avoir remarqué la nature hyperbo-
y a bien d'autres choix possibles pour (aJ lique de la fréquence d'usage des mots fut le
N'y a-t-il pas, parmi toutes les séries (a,,) sténographe français J.-B. Estoup. »
utilisables pour « peser » les entiers et les Passons sur cette nav rante iniquité et indi-
ensembles d'entiers, certaines séries plus quons que, depuis, on a vu ou cru voir des
naturelles ou meilleures que d'autres? Si lois de Zipf dans un nombre considérable
oui, comment les trouver ? L'exigence que
de situations concrètes. La loi semblerait
les nombres pairs et impairs aient chacun
concerner aussi bien la taille des villes clas-
le poids 1/ 2 servira de critère.
sées par population décroissante, le nombre
de citations que reçoit un article scientifique,
le nombre d'articles qu'écrit un chercheur
• George Zipf durant sa carrière, le nombre d'espèces par
compte les mots genre dans la classification des êtres viva nts,
La recherche de ce substitut à l'impossible le nombre de visites que reçoit une page
probabilité uni fo rme sur les entiers semble Internet, l'expression des gènes, la musique,
avoir une solution. Nous allons voir qu'elle les cratères lunaires, les tremblements de
est liée à la théorie de la complexité de terre, les taches solaires, etc.
Kolmogorov, qui est la tentative mathé- On a généralisé la loi de Zipf par une loi de
matique la plus générale pour défi nir la type fn= Cjn•, où e est un exposant proche
notion de simplicité. Mais ava nt d 'explorer de 1. On la nomme aussi loi de pui ssance
les as pects théoriques et peut-être spécula- ou loi de Pareto (même quand e n'est pas
tifs de cette solution, laissons-nous guider proche de 1). Nous ne considérerons que
par des do nnées concrètes. les situations où des objets sont classés par
En 1949, George Zipf exa mine la fré- ordre de fréquence décroissante et où la fré-
quence d'usage des mots da ns le ro man quence trouvée pour l'obj et en position n
Ulysse de James Joyce. L'œuvre com porte est donc assimilable à une probabilité asso-
26 0 430 mo ts, dont 29 899 mots diffé rents. ciée au nombre entier n. La régularité avec
Le mot le plus courant, the, apparaît enviro n laquelle apparaissent des distributions de
deux fo is plus que le deuxième (of) , trois probabilités de type Cjn• (e proche de 1)
fo is plus que le troisième, ..., 100 fo is plus pour les entiers suggère qu 'à la place de l'im-
que le centième, etc. Dit autrement : en clas- possible probabilité uniforme sur les entiers,
sa nt les mots par fréquence décroissante, nous devrions, quand rien ne s'y oppose,
la fré quence J,, du mot classé en position considérer que les entiers ont une probabi-
n est enviro n Cjn, où C est une constan te.
lité naturelle de la for me Cfn" (e proche de 1).
Cette remarque qui s'étend à d'autres textes
Récemment, grâce à la puissance des sys-
et d'aut res langues est à l'origine du nom
tèmes info rmatiques, deux nouveaux types
« loi de Zi pf » donné à ce type de relations.
de données, que nous nommerons « nuage
Si des objets, pris dans un ensemble com-
de Sloane » et « nuage des cinq millions de
portant éventuellement des répétitions et
livres», ont été constitués et ont appuyé l'idée
classés pa r fréquence décroissante f 1,J2, ... ,
qu'il y a quelque chose de particulier concer-
J,,, ... , vé rifi ent approximative ment une rela-
nant les distributions de probabilité en Cjn•
tion du type J,, = Cjn, on dit qu'ils sui vent
une loi de Zipf. pour e proche de 1. Il semble de plus en plus
certain que les distributions de probabilité

LES ENTIE RS NE NAISSENT PAS ÉGAUX J 53


Densités naturelle et logarithmique
Si l'on nomme densité naturelle, pour lim(I(1/k; k dans A, k sn} / I (11k; k sn}). les nombres pairs et les nombres impairs
n+«>
un ensemble A d'entiers, la limite (à En d'autres termes, on retient 1/k pour avaient une densité 1/2.
condition qu'elle existe), quand n tend chaque entier k présent dans A et infé- Notons que l'on ne peut pas poser :
vers l'infini, du quotient [nombre d'élé- rieur à n; on additionne ces 1/k et l'on D1oiA) =
ments de A inférieurs à n]/n, on trouve normalise en divisant I{1/k ; k dans A}/I{1/k; k entier}),
par la somme des
que la densité naturelle des nombres car la série harmonique 1 + 1/2 + ... + 1/k
1/k pour k inférieur à n ; cela donne un
pairs est 1/2, comme celle des nombres tend vers l'infini quand k tend vers l'infini.
poids d" à l'ensemble A, dont on prend la
impairs. Plus généralement, la densité Dans un cas concret, s'il n'y a qu'un
limite (si elle existe) quand n tend vers
naturelle des termes d'une suite arith- nombre fini d'objets à prendre en
l'infini pour tenir compte de tous les élé-
métique an +b (n = 1, 2, ...) existe tou- compte, par exemple le nombre des
ments de A quand l'ensemble est infini.
jours et vaut 1/a. Malheureusement, les mots dans un texte (finO, on peut choisir
On a démontré que si l'ensemble d'entiers
ensembles pour lesquels la densité natu- d'attribuer un poids C/n à chaque entier
relle est définie sont rares. Par exemple, A possède une densité naturelle, alors A n et fixer C pour que le total des proba-
l'ensemble des entiers qui, écrits en base possède aussi une densité logarithmique bilités soit égal à 1, cela sans qu'il faille
2, ont un nombre pair de chiffres n'a pas et elles sont identiques. Autrement dit, en faire tendre n vers l'infini.
de densité naturelle. De plus, la réunion attribuant le poids 1/n à l'entier n, et en Dans le cas infini, la même idée est
de deux ensembles ayant des densités faisant tendre n vers l'infini après normali- presque utilisable et c'est ce que pro-
naturelles n'en a pas nécessairement, ce sation, on étend la notion de densité natu- pose la densité logarithmique. Autre-
qui empêche en particulier de considérer relle sans en perdre les bonnes propriétés. ment dit, affecter le poids C/n à chaque
cette densité comme une probabilité. C'est utile car, avec cette extension, des entier est un choix naturel, car il permet
Une découverte provient de l'étude de ensembles plus nombreux ont mainte- de définir une notion de densité qui
la densité logarithmique définie pour un nant une densité, c'est-à-dire une sorte étend la densité naturelle à chaque fois
ensemble A d'entiers par : D10iA) = de probabilité, et on a préservé l'idée que qu'elle est définie.

sur les entiers de type loi de Zipf jouent un notion a un sens. Le nombre d'occurrences
rôle spécifique et nullement fort ui t. de l'entier n dans la base, notons-le 5/oane(n) ,
ne suit pas une courbe décroissante régu-
lière. Cela est dû à ce que les mathémati-
ciens concentrent leur attention sur certains
• Le nuage de Sloane
entiers plus que sur d'autres. Les puissances
Le nuage de Sloane est obtenu en comp- de 2 (2, 4, 8, 16, ... ) sont par exemple nette-
tant le nombre d'occurrences de l'entier n ment favo risées, de même que les nombres
dans l'encyclopéd ie des suites numériques premiers, ou les nombres aya nt beaucoup de
de Neil Sloane (htt p ://oeis.org/). Chacune facteurs.
des 200 000 suites de l'encyclopéd ie, que La courbe Sloane(n), que nous nommons
N. Sloane réun it depuis 1965 avec l'aide de nuage de Sloane (voir l'encadré p. 52), do it
la communauté mat hématique, est stockée être vue comme une représentation de l'in-
(on n'y garde qu'un nombre li mité de termes, térêt mathématique relatif des nombres
environ 150 caractères pour chaque sui te). entiers. L'étude de ce nuage, suggérée par
Seules les suites présentant un intérêt mathé- Ph ilippe Guglielmetti, a été menée dans
matique sont retenues. La base de suites un article paru en 20 11. Sous sa forme de
- qui est aussi une base de nombres entiers - nuage, ou redessinée pour classe r les entiers
associe une probabilité à chaque nombre par nombres d'occurrences décroissantes, on
entier, déduite de son nombre d'apparitions a affaire à une courbe proche de C/n'·3, une
dans la base : le nombre d'occurrences d'un loi de Zipf d'exposant 1,3 . C'est tout à fa it
entier dans la base est une mesure de son rema rquable et la justification théorique de
importance mathématique et peut-être de sa cette d istri bution que nous allons présenter
probabilité objective d'apparition, si une telle établi t un lien entre probabilité naturelle sur

54 ,Il M ATHÉM ATIQUES ET M Y STÈRES


les entiers, complexité de Kolmogorov et loi cette mise à disposition et la science nais-
de Zipf, ce que l'on peut voir comme un fon- sante qu 'on prétend en déduire, dénommée
dement théorique à la loi de Zipf. « culturomique ».
La complexité de Kolmogorov K(n) d'un
entier est la taille du plus petit programme
qui engendre n (dans un langage de pro- • Le nuage des cinq millions
grammation fixé). Les entiers ayant une
définiti on simple (par exemple 2 1 oooooo)
de livres
ont une fa ible complexité de Kolmogorov Jim Fowler, mathématicien à l'Université
et ont en conséquence beaucoup de défi- de l'Ohio, aux États-Unis, a calculé et repré-
nitions assez simples. La théorie indique senté l'équivalent du nuage de Sloane pour
aussi que K(n) est lié à la probabilité qu 'un les cinq millions de livres de la base de don-
programme tiré au hasard produise n, par nées de Google. Il a compté le nombre d'oc-
la relation Proba (n) = 1/2Kl11 I, et donc à la currences de chacun des nombres entiers
probabilité que les suites mathématiques de 1à 10 000 et a dess iné les 10 000 points
collectées dans l'encyclopédie de N. Sloane correspondants. La courbe obtenue (voir
contiennent cet entier un grand nombre /'encadré p. 52) présente le même aspect
de foi s. Cette dernière remarque suppose gé néral que le nuage de Sloane. Cependant,
qu 'on ass imile ces suites numériques à plusieurs différences sautent aux yeux... et
des programmes, ce qui n'a rien d'ab- s'expliquent fa cilement.
surde. Autrement dit, le nu age de Sloane On observe notamment une sorte de sur-
est une version mathématique, concrète et saut violent de la courbe avant et du côté
humaine de la courbe représentant la fonc- de l'entier 2 000. Cette perturbation cor-
tion 1/2 Kl11 I déterminée par la complexité respond évidemment aux nombres dési-
des entiers. Or la théori e indique que cette gnant des années proches, car ces nombres
courbe suit une loi de Zipf, car K(n) vaut sont cités fréquemment dans les textes
typiquement log 2(n) et que l /210g,111 I = 1/n. des livres. Il s'agit d'un effet temporel et la
même courbe tracée en 2100 montrera un
La complexité de Kolmogorov indiquait par
sursaut équivalent du côté de 2 100. Un
avance que l'on a une loi de Zipf pour le
autre effet, cette foi s « décimal », est auss i
nuage de Sloane, ce que l'étude stati stique
très net : les nombres ronds comme 1 000,
du nuage a confirmé.
5 000, 8 000 ou même 7 500, 8 500, etc., sont
Tout cela est remarquable et nous aide
plus cités que leurs voisins et se retrouvent
à comprendre la loi de Zipf. Même si
donc au-dessus de la courbe générale. Notre
d'autres mécanismes engendrent une loi de
usage du système décimal et la pratique
Zipf, celui lié à la théorie de la complexité des arrondis fau ssent la fréquence d'utilisa-
est particulièrement frappant, puisqu 'il tion des nombres entiers en favori sant de
indique un lien avec une distribution de manière prévisible certains d'entre eux.
probabilité naturelle fondée sur la com- L'étude détaillée du nuage montre d'autres
plexité des enti ers, li en validé par l'étude du étrangetés pas toujours auss i faciles à expli-
nuage de Sloane. Cette analyse est encore quer, mais qui proviennent de conventions,
renfo rcée par l'étude d'un autre nuage de codes ou de règles d'usage favorisant
étonnant, indépendant du premier, et qui certains entiers. Malgré ces effets pertur-
est cette foi s tiré d'une base de données bateurs divers, la courbe (éventuellement
de cinq millions de livres numéri sés par la redessinée pour classer les nombres par fré-
Société Google et exploitée stati stiquement quence décroissante) se conforme très bien
par une équipe de chercheurs de l'Univer- à une loi de Zipf d'exposant e proche de 1,
sité Harvard réunie autour de Jean-Baptiste comme celle du nuage de Sloane.
Michel. Un livre écrit par Nicolas Gauvrit La comparaison des deux courbes est
et l'auteur (voir la bibliographie) présente amusante et riche d'enseignement : là

LE S ENTIER S NE N A ISSEN T PAS ÉGAU X ,Il 55


De Benford à Zipf, et inversement
La loi de Benford indique La loi de Zipf, selon laquelle la distribution en
qu'en prenant des C/n est une distribution naturelle pour des
nombres au hasard entiers, est liée d'une façon étonnante à la loi de
en grande quan- Benford. D'une part, «Zipf» donne «Benford»:
tité (par exemple la densité logarithmique, qui est fondée sur l'at-
des données géo- tribution du poids 1/n à l'entier n, est une traduc-
graphiques), les tion mathématique rigoureuse de la loi de Zipf
nombres commen- généralisant la densité naturelle ; or elle attribue,
ceront plus fré- comme la loi de Benford, la densité log10(1 + 1/,]
quemment par 1 que aux entiers commençant par i (i = 1, ..., 9).
par 2, par 2 que par 3, D'autre part, «Benford » donne «Zipf »: la loi
etc. La probabilité p(i) asso- de Benford pour une base de numération d
ciée au chiffre i (pour i =1, 2, quelconque indique que l'entier i est le pre-
... , 9) est log 10(1 + 1/,] : mier chiffre d'un entier n avec une probabilité
p(1) =30,1%, p(2) =17,6%,p(3) =12,5%, logJ1 + 1/,J, ce qui, lorsque i est assez grand, est
~=~l~=nl~=~l~=~l en gros proportionnel à C/i, avec C= 1/log(d), ce
p(B) = 5, 1%, p(9) = 4,6 %. qu'indique de son côté la loi de Zipf.

où l'intérêt mathématique favorisait les l'ensemble A d'entiers comme la limite, si


pui ssances de 2 et les nombres avec de elle existe, de De(A) quand e tend ve rs 1. On
nombreux divi seurs, c'est maintenant les la nomme parfois « densité zêta » (à cause
conventions liées à la numération décima le du dénominateur qui est la fonction zêta
ou à la mention des années du calendrie r de Riemann) , d'où le « z ». Les ensembles
qui créent les plus fortes déviation s. Au ssi d'entiers A dont la densité Dz existe sont les
bi en le nuage « mathé matique » de Sloane mêmes que ceux pour lesquels la densité
que le nuage « cu lturel » des cinq millions logarithmique (voir l'encadré p. 54) existe,
de livres exhibent un tracé co nforme à une et alors les deux densités coïncident. Ce
loi en Cf ne. Ces traitements sur des don- résultat remarquable est publié dans la thèse
nées massives confirment que les réparti- de Persi Oiaco nis (voir La bibliographie}.
tions de probabilité en Cjne (e proche de 1) Les deux façons envisageables d'étendre la
tiennent un rô le spécifique et doivent être notion de densité naturelle en se fondant sur
retenues pa r défaut co mme probabilités l'idée d'attribuer (autant que possible) une
naturelles sur les e nti ers. Deux arguments probabilité 1/ n à l'entier n fonctionnent et
de nature mathématique vont s'a jouter à conduisent de manière inattendue à la même
celui de la co mpl ex ité de Ko lmogorov et notion. Le sens de ces théorèmes mathéma-
tiques est que, moyennant un petit passage
justifier notre affirmation.
par des limites pour contourner la diver-
Un premier argument porte sur la densité
gence de D /n, il est possible de formuler une
naturelle (voir l'encadré p. 54). Un second
définition de « choi x aléatoire équitable »
résultat quasi miraculeux confirme que
entre entiers. Ainsi, la loi de Zipf est dans une
Cjn est théoriquement la plus équitable
position privilégiée par rapport à toutes les
attribution de poids aux entiers. La densité
autres lois envisageables sur les entiers.
De(A) = I{ 1/k", k dans A}/I{ 1/k", k entier) est
toujours définie si e> 1, ca r maintenant le
dénominateur est fini (car la série de terme
1/ k" est de somme fini e quand e > 1).
• Benford retrouvé
Comme 1/ k" est proche de 1/ k si e est proche Un dernie r théorème s'a joute aux argu-
de 1, pour contourner la divergence de la ments pratiques et mathématiques. La loi
série D /k, on définit la densité D2 (A) de de Benford apparaît quand on exa mine le

56 ,I MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
premi er chiffre d'une séri e de données : la prévalence de cette loi pour des données
la probabili té pour qu 'un nombre entier concrètes (telles les fréquences d'utilisation
pris dans un ense mble assez gra nd (par des mots dans un texte). On le voit quand on
exemple dans le tableau des longueurs de s'aperçoit que la loi de Zipf est liée à la com-
tous les fl euves mesurées en kilomètres) plexité de Kolmogorov des entiers. On le voit
commence par le ch iffre i (i = 1, 2, ..., 9) est aussi quand on recherche les densités qui,
logIO(l + 1/i) et il y a donc plus de 30 % de pour les ensembles d'entiers, jouent le rôle
chances (car log 10 (2) = 0,30 103) que le pre- de probabilités uniformes.
mier chi ffre d'un tel nombre soit 1. La preuve math ématique qu'avec ces den-
Une question s'est posée depui s long- sités en C/n, les entiers eux-mêmes véri-
temps : la li ste des en tiers vérifi e-t-ell e la fi ent la loi de Benford (et c'est vrai auss i
loi de Benford? Autrement dit, le quotient des nombres prem iers ), renfo rce la co nvic-
(Nombre d'entiers< n commençant par le
tion que ces densités tirées de la loi de Zip f
chiffre i)/n a-t-il pour limite log 10 (1 + 1/i) ?
sont les bonnes façons de choisir au hasard
Il se trouve que non: ce quotient n'a pas
des nombres entiers. Le fa it qu e la loi de
de limi te quand n tend vers l'in fin i, mais
Benfo rd redonne en un ce rtain sens la loi
oscill e sa ns cesse, car les nombres com-
de Zipf est un argument suppléme ntaire,
mençant par i n'ont pas de dens ité natu-
ca r il ex iste des explications directes de
rell e. Maintenant que nous savo ns qu 'on
peut étendre la densité naturelle, reformu- la loi de Benford, telle celle proposée par
lons la ques tion : l'ensem ble des enti ers Nico las Gauvrit et l'auteur de cet ouvrage,
co mmençant pari (i = 1, 2, ... , 9) a-t-il une et qu'ell es sont donc auss i des ex plica tions
densité logarithmique (ou, ce qui rev ien t de la loi de Zipf.
au même, une densité D2 ) ? Comme par Le monde mathémat ique es t déconce r-
miracle, la réponse es t oui, et la den- tant : l'in fini dénomb rable, le plu s simpl e
sité trouvée est log 10 ( 1 + 1/ i). Les enti ers, de tou s, sembl e interdire qu 'on en pioche
traités équitableme nt, suiven t la loi de les éléments au hasard équitablement,
Benford et il n'est donc pas étonnant que alors que le continu de l'intervall e IO, 11 ,
ce tte loi se rencontre si fréquemment. plus gros et plus compliqué que l'infini
À défaut de mesure de probabi lité uni forme dénombrable, l'autor ise. Heureuse ment, la
sur les entiers, la loi de Zipf joue le rôle d'une loi de Zipf, à sa façon, joue ce rôle de pro-
mesure naturelle. On le voit en observant babilité uniforme sur les enti ers.

LES ENTIERS NE NAISSENT PAS ÉGAU X ,j 57


El La maîtrise
des nombres premiers
Comme l'eau et le feu, les polynômes et les nombres premie rs se rencontrent
et donnent naissance à un violent bouillonnement .. . mathématique .

es polynômes, tels n _.. 2n + 1, n ~ n2, en effet démontré que : Si un polynôme P(n)


L n ~ 5n3 - 35 n 2 + 11, etc., sont les plus à coefficients entiers n'est pas constant, alors
si mples des fon ctions. Ils représentent il existe une infinité de valeurs entières de n
l' « ordre mathém atique » et ce qu i se cal- telles que P(n) n'est pas un nombre premier.
cule fac ilement. Parfo is, ils serve nt d'échelle Plus puissant, le rés ultat qui suit, démont ré
pou r mesurer la difficulté des problèmes. par Robert Buck en 1946, enlève tout
Les nombres premiers (2, 3, 5, 7, 11 , 13, espoir de fa ire prod ui re uniquement des
17, ... ) se situent à l'opposé : ce sont des nombres premiers à une fo nction polyno-
êtres mathématiques délicats, récalcitrants, miale ou même à un quotient de fo nctions
incontrôlables, et dont la nature ne sera polynomiales : Si un quotient de deux poly-
sans doute jam ais entièrement élucidée. Il nômes à coefficients entiers P(n)/ Q(n) donne
en résulte que la confrontation entre poly· des nombres dont la valeur absolue est pre-
nômes et nombres premiers ne peut que mière pour les valeurs entières de n, alors
produire des idées stimulantes et soulever P(n)/ Q(n) est constant ... et do nc sans intérêt.
des p roblèmes pass ionnants et difficiles.
C'est à ces sujets et à certains résultats nou-
veaux que nous consacrons ce chapitre.
• Un polynôme
Existe-t-il une fo rmule polynomiale do n-
qui fait illusion
nant les nombres prem iers ? Une telle
for mule ne peut do nner tous les nombres Ces résultats et quelques autres du même
premiers, ni même ne donner que des type montrent que les polynômes sont
no mbres premiers. Les mathématiciens ont trop simples pour engendrer les nombres

• Contributeursà lathéoriedes nombres premiersmettant enjeudes polynômes. eux, il existe une infinité denombres premiersdelaformean + b. V. Bunyakovsky
L Euler (1707-1783, a) amontréquelepolynômen2 +n+41donne des nombres (1804-1889, c) aconjecturé que, sauf pour les cas faciles à repérer, toute formule
premierspour n= 0,1, 2, ..., 39. A.-M. Legendre(1752-1833) s'est intéressé à polynomialededegré 2engendre uneinfinitédenombres premiers. S. Ulam [1909-
n2 - n + 41, qui donnedes nombres premierspour n=1, 2, ..., 40. G.Dirichlet (1805- 19B4, d) atrouvé des spirales oùles alignements correspondent aux suites de
1859, b) adémontré lerésultat conjecturépar Legendre: si aet bsont premiers entre nombres premiers. Y.Matiyasevich (e) amontré comment produire des polynômes

58 ,i MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES
::::: Le polynôme de Jones
P = [k + 2) {1- [wz + h + j - q] 2 - [(gk + 2g + k + 1)[h + j) + h - z]2 - [2n + p + q + z - e]2
- [16[k + 1)3[k + 2)[n + 1)2 + 1- f ~2 - [e 3[e + 2)[a + 1)2 + 1- o~ 2 - [a 2 - 1)y 2 + 1- x ~ 2
- [16r 2y 4[a 2 - 1) + 1- u ~2 - [[[a + u 2[u 2 - a))2 - 1)[n + 4dy)2 + 1- [x + cuW- [n + I + v - y]2
- [[a 2 - 1)/ 2 + 1- m~ 2 - [ai + k + 1- / - i ]2- [p + /[a - n - 1) + b [2an + 2a - n 2 - 2n - 2) - m]2
- [q + y [a - p - 1) + s [2ap + 2a - p 2 - 2p - 2) - x]2 - [z + p/[a - p) + t [2ap - p 2 - 1) - pm]2}

premiers. lis ne contredisent pas le résultat Malheureusement, le polynôme de 1976


suivant : le polynôme P de degré 25 à produ it auss i des nombres négatifs qui ne
26 variables (voir encadré ci-dessus) est tel sont généralement pas l'opposé de nombres
qu'il y a identité entre l'ensemble des valeurs premiers. Pire, il est presque impossible de
positives qu'il prend pour des valeurs lui fa ire produire des nombres positifs sans
entières de ses variables et l'ensemble des comprendre la façon dont il a été construit.
nombres premiers. En bref : ses valeurs Par conséquent, si vous procédez au hasard,
positives sont les nombres premiers. ne soyez pas étonné de ne tomber que sur
Ce polynôme construit en 1976 par James des nombres négatifs et... composés !
Jones, Daihachiro Sato, Hideo Wada et Dou- En considérant l'expression :
glas Wiens résulte du codage de la défini- Q = 2 + (P - 2 + IP - 21)/2 qu i vaut P quand
tion de l'ensemble des nombres premiers P > 2 et 2 quand P < 2, on obtient une
sous la for me d'un système d'équati ons, qui fonction qui est polynomiale à l'exception
ensuite a été réduit à une seule équation. de l'utilisation de la valeur absolue. Cette
De tels codages sont poss ibles pour tous les expression « quasi polynomiale » ne donne
ensembles de nombres dont on connaît un que des nombres premiers et les donne tous,
algorithme qui en calcule les éléments les ce qui est assez remarquable. Malheureu-
uns après les autres. On sait produire ces sement, elle donne 2 le plus souvent, et lui
polynômes grâce aux méthodes que Yuri faire produ ire d'autres nombres premiers est
Matiyasevich a élaborées pour la résolu- aussi difficile que faire produire des nombres
tion du dixième problème de Hilbert et qui premiers à P : en procédant au hasard, vous
a conduit à l'affi rmation : Il n'existe aucun tomberez presque tou jours sur Q = 2.
algorithme général pour connaître les solu- En 200 3, Nachiketa Gupta, de l'Université
tions entières des équations de la form e de Pennsylvanie, a étudié comment on peut
P = 0, où P est un polynôme à coeffici ents produ ire des nombres premiers avec ce
entiers d'une ou plusieurs variables. type de polynômes. Son mémo ire de thèse

dont les valeurs positives sont des nombres premiers. T. Tao (0 aprouvé avec B. Green n1 +n+kdonne des nombres premiers pour n = 0,1, 2, ...,M. M.Agrawal (h) aprouvé
que pour tout entier k, ilexiste une infinité de suitesarithmétiques de longueur k, avec ses collègues N. Kayalet N. Saxena qu'il existe destestsdeprimalité polynomiaux.
composées uniquement de nombres premiers. R.Mollin (9) a généralisé le polynôme Ch. Mauduit (i) adémontré avec J.Rivat que, dans les progressionsarithmétiques de
d'Euler et démontré,sous réserve d'une conjecture vraisemblable, quesiMest un Dirichlet, il yaautant denombres premiers dont la somme deschiffres de leur écriture
entier fixé (aussi grandqu'on ledésire], il existe un entier k tel que le polynôme décimale est paire,que de nombres premiers dont la somme des chiffres est impaire.

LA M A îTRISE DES NOMBRES PREMIERS ,,1 59


Records de progressions arithmétiques de nombres premiers
Les trois nombres premiers les plus - 1631979 959 x 225 000) pour n = 0, est difficile à découvrir. Même si l'on
grands en progression arithmétique : 1, 2, 3. sait, grâce au théorème de B. Green
9 094 283 341425 X 2 666 669-1 Cette progression a été trouvée en 2010 et T. Tao, qu'il existe des progressions
+n X 32 289 415 560 495 X 2 666 666 par D. Broadhurst. arithmétiques de nombres premiers de
pour n = 0, 1, 2. toute longueur, le record actuel n'est
Les cinq nombres premiers les plus
Le premier terme possède 200 701 chiffres que de 26.
grands en progression arithmétique :
décimaux. Cette progression a été trouvée
(82 751511 + 20 333 209 X n) X 162 La plus longue progression arithmétique
en mars 2011 par David Broadhurst.11 est
29# + 1 de nombres premiers :
bien sûr plus difficile de trouver quatre
pour n = 0, 1, 2, 3, 4. 43 142 746 595 714 191 + 23 681 77
nombres premiers en progression arith-
La notation k# désigne le produit 0 X 23# X n
métique que d'en trouver trois. Il y a donc
de tous les nombres premiers infé- pour n =0, 1, 2, 3, ... , 25.
aussi un record pour quatre, cinq, etc.
rieurs ou égaux à k (par exemple, Cette progression de 26 termes a été
Les quatre nombres premiers les plus 7# = 2 x 3 x 5 x 7 = 210). Cette trouvée en 2009 par Benoît Perichon.
grands en progression arithmétique : progression a été trouvée en 2009 Une liste plus complète et régulièrement
1631979 959 X 225 000-1 par Ken Davis. Plus une progression mise à jour se trouve en : httpsi/en.wikipedia
+ n X (164 196 977 X 280 000 arithmétique est longue, plus elle org/wiki/Primes_in_arithmetic_progression

se term ine par le traitemen t du cas 2, c'est- S est parfoi s obligé d e fa ire de très lon-
à-d ire par la déterm ination des va leurs des gues dé monstration s, ma is celui qu i ca l-
2 6 variables q ui permettent d 'avoir P = 2. cule le polynô me associé à S d ispose, lui,
L'existence du polynô me de Jones-Sato- de la poss ibi li té - théorique - d 'établir
Wada-Wiens, inuti le en pratique, a une tout rés u ltat dé mon tré par S à l'a ide d 'une
co nséquence théorique intéressa nte. Il est sér ie de 100 opé ratio ns arithm étiq ues au
possible de vérifi er qu 'un nombre n est plus.
premier en opérant au plus 8 7 additi ons Ce jeu avec les polynômes a condu it récem-
et mu ltiplications, car s'il l'est, il existe un ment Ch ristoph Baxa à écrire ex plicitement
jeu de valeu rs pour les 26 variab les du poly- u n polyn ôme à coeffi cients en tiers do nt les
nôme q ui donne n. valeurs indiquent toutes les décimales du
En pratique, cependant, tro uve r les bon nes nombre e (ou du nombre n) qu i se tro uve
valeurs des 26 va ri ables condu isan t à n donc codé par la do n née d'un nomb re fin i
se ra très long : contrairemen t à ce que pen- d'entiers.
sent de nombreu x mat hémat iciens, trouve r
une preuve courte est parfo is un jeu in u tile
et maladro it. • Des algorithmes
Ce d ern ier point est confirm é pa r le polynomiaux
rés ul tat sui va n t, obten u par d es méthodes Pu isque les polynômes sont des fon ctions
d u mê me type. Si un système S de dé mo ns- lentement cro issan tes (comparées aux
tration es t do n né (par exe mple la théor ie fonctio ns exponen tielles n - 2", n - n !,
des e nsembles d e Ze rmelo-Frae n kel, sys- n - n", etc. ), la question de savo ir s'il est
tèm e suffisant po u r p rati quem en t tou tes difficile ou no n de tester la primalité (c'est-
les m athém atiques ), alors o n peu t trouve r à-dire la nature p rem ière ou non d 'un
u n po lynôm e associé au systèm e S tel que, entier) se formu le ainsi : existe-t-il u n algo-
q ue ll e q ue so it la lo n gueur d e la d émons- rith me indiquant si OUI ou NON l'entier n
t ration d 'u ne form ule F d e S, il ex iste est un nombre p remi er, et don t le temps de
un e d é mo nstratio n d e l'affirm ation que calcul pou r n est in féri eur à la va leur d'un
« F es t un théorèm e de S » fai sa ble en polynôme don t la variab le est la longueur
100 add it io ns et mu lt ipli ca tions. Autre- de l'écritu re de n ? Plus brièvement : existe-
m ent d it, celui qu i res te d ans le système t-il des tests de primalité polynom iaux ?

60 ,1 MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES
On a longtemps pensé que la réponse • Des suites
était positive, sans réussir à le démon-
arithmétiques
trer. Ce n'est qu'en 2002 qu 'une équipe de
trois mathématiciens indiens, Manindra Abordons maintenant les suites arith-
Agrawal, Neeraj Kayal, Nitin Saxena, a réglé métiques de nombres premiers. Les plus
le problème affirmativement en proposant simples des polynômes sont les formes
un test de primalité polynomial. linéaires : n--? an+ b.
Bien sûr, un algorithme dont le temps de Nous avons vu qu'une telle expression ne
calcul est un polynôme de degré 50 est donne pas des nombres premiers pour tout
moins intéressant qu'un algorithme dont le entier n (sauf si elle est constante et égale à
temps de calcul est un polynôme de degré 2. un nombre premier). En revanche, il n'est
Une fois trouvé un test de primalité polyno- pas interdit qu'elle donne une infinité de
mial, le travail n'était donc pas terminé, et nombres premiers. L'une des plus simples
on a tenté d'obtenir des tests polynomiaux questions liant nombres premiers et poly-
de degré aussi petit que possible. nômes est ainsi celle de l'existence de para-
L'analyse de l'algorithme des trois cher- mètres a et b tels qu'i l y ait une infinité de
cheurs indiens montre que leur test est nombres premiers de la forme an+ b quand
de degré 12, ce qui est beaucoup. Mais n prend des valeurs entières.
en admettant une conjecture considérée Bien sûr, il ne peut pas y avoir une infinité
comme probable, on établit que leur algo- de nombres premiers de la forme Sn + 10
rithme permet un test de degré 6. puisque tout nombre de cette forme est
On a d'abord trouvé une preuve, n 'utilisant multiple de 5 si n est entier. Plus généra-
cette fois aucune conjecture, avec des poly- lement, si a et b sont multiples d'un même
nômes de degré 11, puis 8. Une variante de entier k > 1 (on dit qu'ils ne sont pas pre-
l'algorithme a été proposée par Carl Pome- miers entre eux), alors les nombres de la
rance et Henry Lenstra, et ils prouvèrent forme an + b ne peuvent pas être premiers
en 2005 que leur test est polynomial de plus de deux fois. La condition nécessaire
degré 6. Une autre variante fut prouvée de est aussi suffisante. Si a et b sont premiers
degré 3, mais cette fois, sous réserve d'une entre eux, alors il existe une infinité de
conjecture assez risquée. Ce degré 3 ne doit nombres premiers de la forme an + b.
donc pas être considéré comme acquis. Ce célèbre résultat, conjecturé par Adrien-
Enfin, un autre résultat établit que, sauf Marie Legendre, a été prouvé par Gustav
cas exponentiellement rares, la primalité Dirichlet en 1838. Depuis, beaucoup de
est démontrable en temps polynomial de travail a été fait pour préciser comment les
degré 4. On ne pense pas pouvoir faire nombres premiers se répartissent quand
mieux. Cela conduit à la conclusion sui- a est fixé et que l'on fait varier b. Par
vante, probablement définitive : prouver exemple, il est intéressant de comparer les
qu'un entier n est premier exige un temps nombres d'entiers premiers produits par
de calcul qui augmente comme un poly- les polynômes 4n + 1 et 4n + 3 quand n
nôme de degré 4 de la longueur de l'entier n varie jusqu'à M.
auquel on s'intéresse. Les deux formules sont aussi efficaces l'une
Notons cependant que pour l'instant les que l'autre : le rapport du nombre d 'entiers
algorithmes polynomiaux mis au point premiers produits par la première, sur le
et prouvés tels ne sont pas aussi rapides nombre d'entiers premiers produits par la
que les anciens algorithmes (qui eux ne seconde, tend vers 1 quand M tend vers
sont pas prouvés polynomiaux !). L'ap- l'infini. Un examen numérique de laques-
proche théorique n'est pas pour autant tion montre cependant que 4n + 3 surpasse
inutile, mais il faudra peut-être attendre légèrement 4n + 1. Donner un sens précis à
un moment pour qu'elle ait des retombées cette domination et la prouver mathémati-
pratiques. quement a été un long travail qui n'a abouti

LA MAîTRISE DES NOMBRES PREMIERS .# 61


::::: Les polynômes de degré 2 et la spirale d'Ulam
Le polynôme n2 + n + 41 décou-
vert par Euler donne des nombres
premiers (distincts) pour n = 0,
1, 2, 3, ... , 39. Celui de Legendre,
n2 - n + 41, en donne pour n = 1,
2, ... , 40. Y a-t-il mieux ? La théorie
indique que probablement oui,
mais ne propose rien de concret.
Ce sont les ordinateurs qui ont
permis de faire mieux.
Voici ce que la recherche d'un
polynôme de degré 2 donnant
des suites de nombres premiers,
pour des valeurs successives de
sa variable, a donné.
G. Fung, 1988: 47n 2 + 9n - 5 209
produit 43 nombres premiers, pour
n = - 24, - 23, ... , 0, 1, ... , 18.
R. Ruby, 1988 : ... .. . . . . ...................... ,... ,.n,..._............. ... ... ,_,,., ............. ...... ....~ ..... -···"~
103n 2 + 31n - 3 391 produit
43 nombres premiers, pour
i
--·b-- :::::;.::::::!i-::::
·--· ...
-~---•------
-------~ ..,e.,!._::::::::::.::::!::: ..~ .::
-•-- -------·.;;e----~
-------•----·· --·-i
n = -23, -22, ..., 0, 1, ... , 19. ·--·-----•-• ....
-----··--•-•-----------·-·---·
--- --•----
·-~ --···•.. '"'"-....· •-'" ··- --•-----·----
·--~-•·
-~ ·--·-·
-----•---·--·
---•- ---·--·-·-·
R. Ruby,1989: 36n 2 + 18n -1801
...------ -•--
··---
----·-•-•- .. -•----
e,..----e---~•---·-····--··
-· -------- -•-•------. --•-----
;ce-----F
-•-----•--~-•----
-·9-·-.....
-·--·-·
---·--·-·
--• - -- -• -----
- --~ ---•-•-•---
produit 45 nombres premiers, pour
n = - 33, -32, ... , 0, ..., 11. ··----·-
---~- - --••---•
••F •--- ··~
---·~--
·• • • ----E·-·
Les polynômes de degré 2 donnant ----- -------•--.. ·--•-•-·
•-•----·•-
••---•m m•-• •••••••• • • -• - •
-------------- · ---.. --•--
-•···-•-··---•-•--·-·
...
- ••-•~ ••
~
beaucoup de nombres premiers
----------•---
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---•·
---·--•---- .. -···•·
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..·•·•·•··•·.
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.. . . . . • """""" • - - ••-"•-•••

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expliquent en partie pourquoi dans
la spirale de Stanislas Ulam [a] (les ------------- -·· ... ·•·. ·•·----•··••--- -~
------··-•---•-•·...·"' ·•· ..... --··•-•------...........
entiers écrits en spirale en noir- ------------- . .. ....... --...,. -•·--•·• ··
- -e-- • F -· •. - - • ··• · ... · • ·. -- . .. --- ---..··-·-·
cissant les nombres premiers), on
voit de nombreux alignements rec-
~ --------•-•-•
----- -- ----------- -----·-·"·•-·
----- ____ _..,. _ -• --- --• - - -- -• ------···--.... ,;;e-

- . --•·· --•---- ...... -----···- .. -•--·-·


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- ~ --· ---~ ••••• ••••-••• •••• ••••••F •mm,,,••
tilignes diagonaux de points noirs. ··-~ -··--• · • · --e-. -·· ··~ ... --·• ·- -e-e,;; -,m-..
---~ -.. -F --- -- -- -• ---- -• -----F · ... -,m-....'i
D'ailleurs, en faisant partir la spirale ...-e- -··• •-•
----• •••· •••,.··--•
•• •• -•- ---
-- • -•
--•-------·-----··--·--.. ···
- • -e•• • •• • •• •e-,m-"""
d'Ulam non pas de 1, mais de41 /b), ------e,
~
-m·~
;-··--F
:--•-•---~ . -----··--·· --e---F -·--...··,,t
----e-------e-----e-----·--.
-·••••~ ••••••••...••"""•"•""""". .'"""'••••• ••••••••• --"••
les nombres premiers donnés par la -~------~
~ ---~ ---·-------.---------e,-------·"'"
---------------~-·-·-·-···-·-·-·• ···
a,;. _____ ..,._ _________,....._ ___ ..... _ .._ ___ ..._ __
formule d'Euler s'alignent.
Selon une variante de la spirale
d'Ulam proposée par Jean-François
Colonna, on dispose les entiers en
spirale comme précédemment, puis
on dessine autour de chaque entier
n un cercle dont le rayon est pro-
portionnel au nombre de diviseurs
de n. Des alignements obliques
apparaissent [c], qui, cette fois, ne
représentent plus les nombres pre-
miers, mais les nombres ayant de
nombreux diviseurs.

62 ., ; MATHÉMATIQ UES ET MYSTÈRES


qu'en 1994, avec les résultats obtenus par
:::-: Un crible géométrique
Michael Rubinstein et Peter Sarnak, sous
réserve de conjectures vraisemblables. Une des plus étranges
Des détails sur ces compétitions numé- façons de relier poly-
riques figurent dans mon livre Merveilleux nômes et nombres pre- M'(. 4. • _____""'...._ _ _ __.
161
nombres premiers paru en 2012 aux Édi- miers a été proposée
tions Belin. par Yuri Matiyasevich.
A partir du simple poly-
nôme P(n) =n2, il explique
comment un tracé de seg-
• Suites de Dirichlet : ments de droites conduit M[j(
de beaux résultats directement à l'ensemble
des nombres premiers. !
En 2010, Christian Mauduit et Joël Rivat, :
de l'Institut de mathématiques de Luminy,
On part de la parabole
y = x2. On y repère les
!
M(2.4)

ont démontré un résultat attendu depuis points d'abscisse entière i


longtemps sur les chiffres des nombres ayant une valeur absolue !
premiers dans des progressions arith- supérieure à 2, à savoir les
métiques de Dirichlet. L'une des consé- abscisses 2, - 2, 3, - 3, 4,
quences, exprimée en langage simple, est - 4, etc. Ce sont les points : M(2, 4), nombres composés sont traversés
la suivante : il y a autant de nombres pre- M'(-2, 4), M(3, 9), M'(-3, 9), M(4, 16), par au moins deux segments. Les
miers dont la somme des chiffres de leur M'(-4, 16), etc. nombres premiers apparaissent
On relie les points M avec les points donc sur l'axe Oy comme les points
écriture décimale est paire, que de nombres
M', ce qui donne des segments qui ayant une ordonnée entière et qui .
premiers dont la somme des chiffres est
coupent l'axe Oy en des points d'or- ne sont coupés par aucun segment.
impaire. Le résultat se généralise dans donnée entière. Le segment reliant L'ensemble des nombres premiers a
toute base de numération. Il est valable M(n, n2) et M'(-m, m2) coupe l'axe ainsi été déduit géométriquement du
aussi quand on s'intéresse aux nombres Oy en (0, nm). De ce fait, tous les polynôme P(n) = n2.
premiers (en nombre infini) dont la somme
des chiffres vaut 0, 1, 2, ... , k - 1 modulo k.
Parmi les plus beaux résultats sur les suites
arithmétiques de nombres premiers, le théo- Avec P 1(a) = a, P2(a) = 2a, ... , P)a) = na, on
rème de Ben Green et Terence Tao de 2004 retrouve le résultat de B. Green et T. Tao
indique que pour tout entier positif k, il qu'il existe des progressions ari thmétiques
existe une infinité de suites arithmétiques de nombres premiers aussi longues qu'on
de longueur k composées uniquement de le veut : a+ b, 2a + b, ... , na+ b.
nombres premiers. On peut donc trouver Bien d'autres énoncés intéressants sur les
des progressions arithmétiques de nombres suites polynomiales de nombres premiers
premiers de toutes longueurs ... cela même en résultent. Par exemple, en prenant
si on n'en connaît pour l'instant aucune de P 1(a) = a, P2(a) = a 2, ... , P,,(a) = a", on obtient
plus de 26 termes (voir encadré p. 60) . le résultat nouveau qu'il existe des suites de
En 2006, un perfectionnement des nombres premiers aussi longues qu'on le
méthodes utilisées pour ce premier résultat veut de la forme a+ b, a2 + b, ... , a" + b.
a conduit T. Tao et Tamar Ziegler à l'énoncé Ces résultats sont positifs : les mathémati-
remarquable suivant concernant les pro- ciens savent trouver des nombres premiers
gressions polynomiales de nombres pre- ayant une forme donnée ou, au moins,
miers: si P 1, P2, .. ., P,, sont des polynômes réussissent à prouver qu'ils existent. Mais
sans terme constant (c'est-à-dire vérifiant d'autres résultats sont moins brillants :
P;( O) = 0) , alors on peut trouver un a et un b nous restons bien ignorants des valeurs
(et même une infinité de a et de b) tels que premières des polynômes les plus simples.
P 1(a) + b, P2 (a) + b, ..., P,,(a) + b soient tous Ainsi, bien que cela ait été conjecturé
des nombres premiers. depuis longtemps, personne ne réussit

LA MAÎTRISE DES NOMBRES PREMIERS ., i 63


à démontrer qu'il existe une infinité de premiers pour n = 1, ..., 40. Dans les deux
nombres premiers de la forme n2 + 1. cas, on a 40 valeurs consécutives d'un poly-
nôme de degré 2 produisant un nombre
premier.
• Un blocage pour n 2 + 1 Le polynôme d'Euler a l'avantage, sur celui
de Legendre, qu'il peut se généraliser d'une
Une conjecture de Viktor Bunyakovsky étonnante manière. Richard Mollin a en
datant de 1857 affirme que, sauf si c'est effet prouvé que si M est un entier fixé (aussi
impossible pour une raison simple (voir grand qu'on le veut), il existe un entier k
plus bas), toute formule polynomiale de tel que le polynôme n2 + n + k donne des
degré 2 engendre une infinité de nombres nombres premiers pour n = 0, 1, 2, ... , M.
premiers. Selon cette conjecture, si P(n) est Autrement dit, si vous voulez un polynôme
un polynôme à coefficients entiers, alors de degré 2 qui donne un million de nombres
deux cas sont possibles : premiers quand la variable n va de un à un
(a) toutes ses valeurs sont multiples d'un million, c'est possible et le polynôme peut
entier k > 1 ; avoir la forme très simple n2 + n + k.
(b) P(n) produit une infinité de nombres On doit formuler plusieurs réserves sur ce
premiers. beau résultat de R. Mollin. Une fois encore,
Voyons deux exemples. Le polynôme elles nous font prendre conscience que
n2 + n + 4 ne donne que des nombres pairs l'écart entre la théorie et la pratique est
(si n est pair, n2 + n + 4 l'est aussi ; si n est parfois très grand. D'une part, le résultat
impair, n2 est impair et n2 + n + 4 est alors de R. Mollin est démontré en utilisant une
pair) , donc toutes ses valeurs sont multiples conjecture assez forte qui généralise la
de 2 ; nous sommes dans le cas (a). conjecture des nombres premiers jumeaux
En revanche, le polynôme n2 + 1, pour les (celle-ci affirme qu'il existe une infinité
valeurs n = 1, 2, 3, 4, 5, donne 2, 5, 10, 17, de paires de nombres premiers espacés
26 qui ne sont pas multiples d'un même de 2, comme 11 et 13, 17 et 19, 41 et 43).
nombre entier. D'après la conjecture de Cette conjecture, même si elle est vraisem-
Bunyakovsky, nous sommes dans le cas (b) blable et bien testée expérimentalement, ne
et le polynôme n2 + 1 doit donner une infi- semble pas à la portée des mathématiques
nité de nombres premiers. d'aujourd'hui et le résultat de R. Mollin
Notons que la conjecture est démontrée reste donc incertain.
dans le cas des polynômes de degré 1, car D'autre part, la constante k qu'il faut uti-
elle est alors équivalente au théorème de liser dans la définition du polynôme
Dirichlet ; mais on ne sait la démontrer n2 + n + k prend des valeurs considérables
pour aucun autre polynôme. Pire, on ne sait si l'on veut que le polynôme donne beau-
même pas prouver que les polynômes qui, coup d'entiers premiers : pour obtenir plus
d'après la conjecture, doivent donner une de 40 nombres premiers, k doit dépasser
infinité de nombres premiers, en donnent 10 18. Enfin, et c'est le pire, la méthode de
tous au moins un ! démonstration utilisée par R. Mollin n'est
Parmi les cas délicats qui inquiètent sur la pas constructive : elle ne permet pas en pra-
véracité de la conjecture, il y a le polynôme tique de trouver k !
n 12 + 488 669 qui ne donne aucun nombre Pour pallier ce défaut de la théorie qui nous
premier avant n = 616 980. suggère que sont vraies certaines choses
À l'origine de beaucoup de ces travaux se qu'elle ne sait pas montrer, d 'autres mathé-
trouve la remarque formulée en 1772 par maticiens s'occupent de trouver « pour de
Euler que le polynôme n2 + n + 41 donne vrai » des polynômes qui produisent beau-
des nombres premiers pour n = 0, 1, 2, 3, coup de nombres premiers. Leurs résul-
... , 39. Legendre proposa en 1798 le poly- tats, obtenus bien sûr à l'aide d'astucieux
nôme n2 - n + 41 qui donne des nombres programmes informatiques et de longues

64 ,;j M ATHÉM ATIQUES ET M Y STÈRES


heures de calcul, sont de nature variée : n = -16, -15, ..., 31, 32. Degré 5, record en
recherche de longues progressions arithmé- 2002 : le polynôme 1/4 n5 + 1/2 n4 - 345/4 n3
tiques de nombres premiers, recherche de + 879/2 n2 + 17 500 n + 70 123 donne
polynômes de bas degré donnant beaucoup 5 7 nombres premiers différents, pour n =
de valeurs premières consécutives ou une -27, -26, ... , 28, 29. Degré 6, record en 20 10 :
grande proportion de nombres premiers 1/72 n6 + 1/24 n5 - 1 583/ 72 n4 - 3 161/24 n3
dans un intervalle, etc. + 200807/36 n2 + 97973/3 n - 11 351 donne
Comme ils ne réussissent pas à trouver 58 nombres premiers différents, pour n =-45,
de polynôme de degré 2 donnant plus de -44, ... , 11 , 12. C'est le record absolu pour un
43 nombres premiers différents pour des polynôme de petit degré.
valeurs successives de n, les mathémati- En augmentant le degré, on sait de façon
ciens ont essayé avec des polynômes de certaine, grâce à un théorème de Lagrange,
degré 3 ou plus. que l'on pourra obtenir des polynômes don-
nant autant de nombres premiers différents
que l'on veut pour des valeurs consécutives
de la variable.
• Au-delà du degré 2
Les mathématiciens combinent deux
De nombreux records sont dus à F. Dress notions mathématiques difficilement mis-
et B. Landreau. Pour le degré 3, le poly- cibles et découvrent un trésor de problèmes
nôme 66n3 + 83n2 + 13 735n + 30139 et de résultats, quelques joyaux de pure
donne 46 nombres premiers différents pour théorie ... et parfois des théorèmes illusoires.
n = -26, -25, ..., 0, 1, ... , 18, 19 (record en 2000). Ce trésor s'enrichit des trouvailles autori-
Degré 4, record en 2002 : le polynôme 3/4 n4 sées par les calculs colossaux sur ordinateur
+ 1/2 n3 - 4 323/4 n2 + 34 415/ 2n - 62 099 qui guident les mathématiciens dans leur
donne 49 nombres premiers différents pour exploration du monde des entiers.

LA MAÎTRISE DES NOMBRES PREM IERS ·il 65


A.

El Etre normal? Pas si facile!


En 1908, Émile Borel se demande s'il est possible que toutes les séquences
de chiffres soient représentées de façon égale dans le développement décimal
d'un nombre réel. Il prouve que c'est le cas le plus fréquent...
mais ne propose pas d'exemples.

n 1908, le mathématicien français périodiquement, et cela jusqu'à l'infi ni. On


E Émile Borel (1 871 -1956 ) s'interroge
sur les propriétés particulières que pour-
montre que tout nombre rationnel, c'est-à-
dire quotient de deux entiers, possède un
raient posséder les décimales des nombres développement décimal fini ou ultimement
usuels, comme -v2, e ou TI . Il introduit la périodique, et qu 'à l'inverse, aucun nombre
notion de « nombre normal » dont nous irrationnel (ne pouvant s'écrire comme quo-
verrons plus loin la définition . Aujourd'hui , tient de deux entiers; c'est le cas de -v2, e
tout un domaine de l'arithmétique s'occupe ou TI) ne possède un développement décimal
de ces questions qui ont pris de l'impor- fini ou ultimement périodique.
tance et qui progressent régulièrement, Les décimales des nombres -v2, e ou TI
malgré l'extrême difficulté du sujet. semblent par ailleurs indiscernables de ce
Une multitude d'articles et un livre récent que donneraient des ti rages au hasard de
de Yann Bugeaud exposent ces progrès. chi ffres entre O et 9. Borel, pour exprimer
Un texte non publié d 'Alan Turing ( 19 12- cette idée, a introduit le concept de nombre
1954) résolvait la question de l'existence simplement normal en base 1O. Par défini-
de nombres « absolument normaux calcu- tion, c'est un nombre tel que la proportion
lables». Sa redécouverte montre une foi s des O parmi les n premières décimales te nd
encore qu 'informatique et mathématiques vers 1/ 10 quand n tend vers l'infini, de
sont intimement liées, et illustre le génie même pour les 1, les 2, ... , les 9. Un nombre
de Turing. normal en base 10 est un nombre dont toute
Le nomb re 13/50 s'écrit 0,26. C'est un séquence fi xée de k chiffres apparaît avec la
nombre dont le développement décimal est fréquence limite 1/ 1Ok : ainsi, 1 789 y appa-
fini . Un autre exemple est 721/2 50 = 2,884. raît avec une fréquence limite 1/ 10 000 ;
Tout quotient de deux entiers n/m avec m 12 34 5 y apparaît avec une fréquence limite
de la forme 2; x 5i est de la même faço n un 1/ 100 000. Ces définiti ons s'étendent aux
nombre à l'écriture décimale fini e. Inverse- bases de numération autres que 10.
ment, tout nombre qui possède un dévelop- Dans les décimales d'un nombre normal
pement décimal fini est de ce type. Il fa ut en base 10, on rencontre bien sû r toutes
le savoir, mais, bien sûr, ce ne sont pas ces les séquences fi nies de chiffres, donc en
nombres décimaux qui nous inqui éteront ! particulier la séquence donnant vo tre
Les nombres 8/ 15 0,5 33333333 ... numéro de sécurité sociale, ou celle, plus
(la suite de 3 est illimitée) et 149/7 = longue, codant en 10 ni vea ux de gris votre
2 1,285 714285714 ... (la séquence 285 714 se portrait sous la forme d'une image carrée
répète indéfiniment) sont dits ultimement d 'un million( = 1 000 x 1 000) de pi xels, ou
périodiques : à partir d'un certain endroit, encore l'histoire de votre vie sans utiliser la
leur développement décimal se répète lettre e.

66 ,Il MATH É M ATIQ U E S E T MYST ÈRES


• Est-il possible d'être des nombres qui ne sont pas absolument
normaux s'enferme dans une fami lle 11, 12, ... ,
absolument normal?
In, ... d'intervalles dont la longueur totale est
Un nombre normal en toute base de numé- aussi petite que l'on veut. Dit autrement, il
ration b supérieure ou égale à 2 est dit abso- a démontré que l'ensemble des nombres qui
lument normal. Cette propriété est une ne sont pas absolument normaux constitue
propriété forte de bon mélange des chiffres. un sous-ensemble de mesure nu lle (ou
Pour un nombre réel x donné, elle signifie que, ensemble «négligeable» ) de l'ensemble des
quelle que soit la base de numération b que nombres réels.
vous choisirez pour l'écrire, en recherchant L'une des conséquences de ce formidab le
une séquence de k chiffres très loin dans ce et surprenant théorème est qu'il existe des
développement, vous aurez autant de chances nombres normaux en base b quel que soit
de la trouver que n'importe laquelle des b supérieur ou égal à 2 et qu'ils sont en quan-
séquences de même longueur : 34 1 sera aussi tité infinie non dénombrable (il y en a plus
fréquente que 777 ou 987 dans le dévelop- que des nombres entiers). Il en va de même
pement en base 10 d'un nombre absolument pour les nombres absolument normaux. Non
normal. En base 2, la séquence 01010101 seulement il y en a, mais ils sont majori-
sera aussi fréquente que 00001111. taires : en pointant au hasard un nombre réel
Ce n'est pas tout de définir une notion, entre O et 1, on tombe, sauf cas infiniment
encore faut-il être certain que la défini- rare, sur un nombre absolument normal.
tion désigne quelque chose : existe-il des C'est ici que les ennui s commencent !
nombres : (1) simplement normaux en
base b, (2) normaux en base b, (3) abso-
lument normaux ? La réponse est faci le • Omniprésents,
pour « simplement normal en base 10 »,
mais introuvables
car le nombre 123456789/9999999999
=0,01 234578901 23 45678 9 ... convient, et il y La démonstrati on de Borel qu' il existe des
a des nombres du même type dans toute base. nombres absolument normaux n'indique
Pour les deux autres notions, c'est moins pas comment en obtenir explicitement.
simple, mais Borel a démontré que l'ensemble En théorie, ces nombres sont partou t

L'existence de nombres absolument normaux, sans exemples


d'apparition d'une séquence de k chiffres de démontrer que, parmi les nombres
dans le développement en base b est 1/lf). pouvant être réellement définis, aucun
Il prouve l'existence de tels nombres, et n'est absolument normal ; si paradoxal
même qu'ils sont majoritaires. Il est cepen- que paraisse cet énoncé, il n'est nul-
dant lucide sur le malaise créé par ces lement incompatible avec le fait que
nombres partout présents, mais introu- la probabilité pour qu'un nombre soit
vables en pratique. Il écrit : absolument normal est égale à l'unité. »
« La probabilité pour qu'un nombre Aujourd'hui, malgré des avancées signi-
soit absolument normal est [...] égale à ficatives, bien des mystères subsistent
l'unité. Dans l'état actuel de la science, sur ces nombres quasi paradoxaux. Sa
la détermination effective d'un nombre femme, Camille Marbo, relate dans son
absolument normal paraît un problème livre de souvenirs que, découragé de
des plus difficiles : il serait intéressant, ne pas avoir trouvé un seul exemple de
soit de le résoudre en construisant nombre normal dans toutes les bases de
un nombre absolument normal, ou en numération, Borel abandonna les« hautes
Émile Borel introduit en 1908 la notion de montrant qu'un nombre irrationnel mathématiques » pour s'intéresser aux
nombre absolument normal Oa fréquence connu est absolument normal, soit probabilités et à la théorie des jeux.

ÊTRE NORMAL? PAS SI FACILE 1 ,,1 67


présents (ceux qui ne le sont pas forment • Algorithmiquement
un ensemble négligeable), mais la recherche
complexe, donc normal
d'un seul nombre dont on puisse prouver
qu'il est normal en base b, ou mieux absolu- La théorie algorithmique de l'information
ment normal, est un défi difficile. semble proposer une solution élégante à
Le nombre de Champernowne est obtenu cette énigme.
en mettant bout à bout l'écriture décimale La taille du plus petit programme qui
de tous les entiers : 0,123456789101112 engendre les n premiers chiffres d'un
1314151617181920 ... C'est un nombre nombre réel est la complexité de Kolmo-
simple - nous l'avons défini en deux gorov de ces n chiffres. Si elle vaut toujours
lignes - et pourtant il est normal en base 1O. à peu près n quand n tend vers l'infini , on
Bien sûr, il existe des nombres équivalents dit que l'on a affaire à un nombre aléatoire
dans toutes les bases de numération. David au sens de Martin-Lof. Or un nombre aléa-
Champernowne, qui fut professeur de sta- toire dans ce sens est absolument normal,
tistique et d'économie à l'Université d'Ox- comme l'ont démontré Cristian Calude et
ford, était un ami d'Alan Turing. En 1933, il Helmut Jürgensen en 2002.
démontra que son nombre était normal en Un tel résultat ne donnerait rien de plus
base 10 et l'on peut penser que cette trou- que l'affirmation de Borel que les nombres
vaille incita Turing à s'intéresser lui aussi absolument normaux sont partout, si on
aux nombres « mélangés » introduits par ne pouvait pas trouver de nombres réels
Borel. aléatoires bien identifiés. C'est là que le
Si l'on met bout à bout l'écriture déci- nombre !1 (oméga) de Gregory Chaitin
male des nombres premiers, ce qui donne intervient. Ce nombre est la probabilité
0,23571113171923 ... , on obtient à nou- qu'une machine universelle de Turing s'ar-
veau un nombre normal en base 10. Ce rête quand on lui donne un programme
résultat, obtenu en 1946, est dû con join- écrit en binaire dont les bits sont tirés
tement à Arthur Copeland et à Paul Erdos, au hasard. On sait construire de telles
le mathématicien prolixe qui a publié machines universelles (susceptibles de
1 525 articles mathématiques durant sa mener tout calcul) et donc, dès que l'une est
longue carrière. choisie, le nombre !1 associé est fixé. C'est
D'autres familles de nombres normaux une probabilité, c'est-à-dire un nombre
(dans une base fixée) ont été proposées réel compris entre O et 1. On connaît ainsi
depuis, dont le nombre de Stoneham a 2,3 des nombres absolument normaux et la
introduit en 1973 qui est normal en base 2 : méthode des machines universelles en
00 1 définit même une infinité. Devons-nous
a2 ,3 = L
k=l
3k23k
être satisfaits?
Malheureusement non : les nombres !1 de
Chai tin sont non calculables. Ils sont parfai-
Nous y reviendrons. Les constructions
tement définis, mais à la question, devenue
du nombre de Champernowne et de ses
mathématique grâce aux travaux de Turing
variantes, et les quelques autres nombres
de 1936, « sont-ils calculables?», la théorie
normaux dans une base fixée connue ne
répond non de manière formelle et défini-
résolvent cependant que le problème des
tive : aucun programme ne peut égrainer
nombres normaux en base b, pour un
les chiffres d'un nombre !1 de Chaitin (alors
b unique dans chaque cas. Rien ne dit que
que c'est possible pour v2, e ou n).
le nombre de Champernowne, normal en
Un objet mathématique peut être par-
base 10, soit normal en base 11 , 9 ou 2. Les
faitement bien défini et unique (il existe
calculs par ordinateur nous conduisent à
un unique nombre !1 associé à chaque
penser que c'est le cas, mais nul n'a su le
machine universelle de Turing), sans pour
démontrer jusqu'ici. Comment trouver un
autant qu'on puisse en connaître le détail
nombre absolument normal?

68 J MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
::,:: Turing et la calculabilité
Alan Turing est né en 1912 et mort en 1954.
De nombreuses manifestations ont été organi-
sées à l'occasion du centième anniversaire de
sa naissance. C'est l'un des premiers mathéma-
ticiens-logiciens-informaticiens Oe premier est
probablement le philosophe allemand Leibniz,
qui a étudié le système de numération binaire
et construit une magnifique machine à cal-
culer) ; ses travaux ont créé de nombreux liens
entre les trois domaines : théorie mathéma-
tique de la calculabilité, indécidabilité algorith-
mique, corps des nombres réels calculables.
La question des nombres normaux a préoc-
cupé Turing et, dans un texte non publié écrit
autour de 1934 (www.turingarchive.org/
viewer/?id=131&title=01a1), il a donné les
bases d'un algorithme permettant de calculer
des nombres absolument normaux. La mise en
forme définitive de son texte, redécouvert tardi-
Alan Turing était un athlète : il courait
vement, n'a été effectuée qu'en 2002 par Vero- le marathon en 2h46. Durant la Seconde
nica Becher et Santiago Figueira, informaticiens Guerre mondiale, Turing participa au décodage
à l'Université de Buenos Aires. du code allemand, ce qui fut décisif dans la
victoire des Alliés.

(par exemple les chi ffres décimaux). Cela sous-ensemble négligea ble de l'ensemble
semble paradoxal, mais c'est l'une des des no mbres réels, et parce q ue leur inter-
conséquences de l'indécidabilité logique section avec le sous-ensemble des nom bres
mi se en ava nt par Kurt Gode! en 193 1 et no rmaux pouva it donc être vide.
comp létée par les résul tats de non-cal- La réponse est positive, ma is son hi sto ire,
culabili té de Tu ring de 1936 : « être bien un peu sinueuse, mo ntre que même à
défin i » n'a pas pour conséquence « être propos de questions purement arithmé-
calculable» et, par manq ue de chance, les tiques, sans liens apparents avec la logique,
nombres absolument normaux do n nés par le mathématicien contemporain est obligé
la théorie de la complexité son t justement d'affin er ses concepts à l'aide des outils de
dans la catégorie étrange des no mbres
cette logique qu'il a parfo is regardée avec
« bien défin is et non calcu lab les» .
méfi ance, comme le firent Henri Poincaré
La question est alors reposée : peut-on défin ir
et Nicolas Bourbaki.
un nombre réel dont on prouve ra qu'il est
Tout d'abord, dès 19 17, deux mathéma-
absolument normal, et dont on calcu lera
ticiens, Henri Lebesgue {18 75- 194 1) et
véritablement les chiffres un à un aussi loin
Waclaw Sierpinski ( 188 2-1969 ), com-
qu'on le souhaite (par exemple en base 10) ?
prenant qu 'il était souhaitable de rendre
concrète la défin ition de Borel d'un nombre
absolument normal, repren nent la preuve
• Absolu ment normal d'existence de Borel et l'expri ment sous
et calculable ? une fo rme co nstructive. Dans des art icles
La réponse aura it pu être non, car les écrits indépendamment, m ais se recoupant
nomb res calculables, qui sont en quan- sur certains points, chacun donne une for-
tité in fi nie dénomb rable, constituent un mulation de la preuve d'existence de Borel

ÊTRE NORMAL? PAS S I F ACI L E 1 ,/1 69


d 'une telle façon qu 'à la fin , elle produise théorie des ensembles habituelle l'axiome
vraiment la définition d'un nombre précis « tout ensemble est mesurable au sens de
absolument normal. Hélas, si leur démons- Lebesgue » . Cela signifie qu'aucune défini-
tration caractérise un nombre par une tion précise d'un ensemble non mesurable
propriété parfaitement identifiée et for- n'est possible dans le cadre de la théorie
mulée, elle n 'en donne pas un moyen de des ensembles sans l'axiome du choix. La
calcul explicite. Bien que plus techniques et démonstration classique de l'existence d'en-
moins élégantes que la preuve par le biais sembles non mesurables est irrémédiable-
de la théorie de la complexité (plus tar- ment non constructive : elle s'appuie sur
dive), les preuves de Lebesgue et Sierpinski l'axiome du choi x, mais pire, sans lui, elle
semblent être de la même nature : elles est impossible !
désignent de façon théorique des nombres
dont il est prouvé qu'ils sont absolument
normaux, mais dont le calcul des déci-
• En quête d'un algorithme
males n'est pas effectué et n'est peut-être
pas poss ible. Nous allons voir cependant Arrivés à ce point et conscients, grâce à la
que ces démonstrations techniques possè- logique mathématique, de l'inconfort de la
dent un ava ntage sur celle de la théorie de situation concernant les nombres absolu-
la complexité. ment normaux, notre problème se résume
Dans les motivations que Lebesgue donne alors ainsi :
au début de son travail, apparaît la ques- - La preuve d'existence de Borel est non
tion de l'axiome du choix, qui préoccu- constructive, mais ne l'est pas aussi grave-
pait les mathématiciens du début du ment que celle des ensembles non mesu-
xx• siècle. L'axiome du choix affirme qu'à rables, car les reformulations de Lebesgue
toute fa mille (A;) d'ensembles non vides et de Sierpin ski ainsi que les approches
est associé au moins un ensemble C ayant par la théorie de la complexité donnent
exactement un élément commun avec des définitions précises de nombres abso-
chaque Aï Lebesgue exprime sa convi c- lument normaux.
tion que pour les définitions « qui ne sont - Cependant, la logique nous a aussi ap pri s
pas illusoires, il est possible d'apporter qu'être bien défini n'implique pas être cal-
des précisions qui conduisent à la défi- culable. Reste donc la question, passée sous
nition d'un des ensem bles [ou nombres J silence par Lebesgue et Sierpinski faute
dont on démontre l'ex istence ». Or on sait d'idées assez claires sur le suj et, et devenue
au jourd'hui que certaines démonstrati ons parfaitement mathématique grâce à Turing
d'existence ne peuvent pas être rendues qui introduisit le concept de fonction ca lcu-
constructives et sera ient donc considérées lable et de nombre réel calcul able : existe-
illusoires par Lebesgue. t-il des nombres absolument normaux et
Paradoxalement, tel est justement le cas calculables ?
pour les ensembles non mesurables « au Celui grâce à qui la question de l'existence
sens de Lebesgue » ! Les ensembl es mesu- a pris une forme algorithmique claire et
rables sont ceux constitués de nombres mathématique est auss i celui qui la résout
réels auxquels on peut attribuer une lon- positivement pour les nombres absolu-
gueur, et dans le cas du plan, ceux aux- ment normaux dans son article non publié
quels on peut attribuer une aire. L'axiome de 193 4. Turing refait en quelque sorte le
du choix permet de prouver qu 'il existe des travail de Sierpinski et Lebesgue, mais il
ensembles non mesurables (n'ayant donc cherche à aller plus loin et veille à définir un
pas de longueur, ou d'aire), mai s ne permet nombre absolument normal accompagné
d'en définir aucun. Or en 1970, Robert d 'un algorithme de calcul. Malheu reuse-
Solovay a démontré qu'on pouvait, sans ment, ce qu'on a retrouvé de l'article de
introduire de con tradiction, ajouter à la Turing ne va pas tout à fa it au bout et reste

70 ~ MATHÉMATIQUES ET M YSTÈRES
Les nombres normaux sont majoritaires
Borel a démontré que preuve rigoureuse, mais qui aide à saisir probabilité pour que la fréquence limite
les nombres qui l'étonnante affirmation de Borel. soit 1/10'< est donc de 100 %. Comme une
ne sont pas nor- Tirer au hasard un nombre réel entre 0 réunion dénombrable d'ensembles négli-
maux en base 10 et 1 revient à tirer au hasard une suite geables est aussi négligeable, la probabi-
sont en quantité infinie de 0, 1, 2, ..., 9 avec un dé équi- lité qu'une suite infinie de tirages ne donne
négligeable : en table, par exemple un icosaèdre où pas la fréquence limite 1/10'< pour une
prenant un nombre chaque chiffre apparaît sur deux faces. Or séquence de longueur k est nulle. Autre-
réel au hasard entre quand on mène une telle suite de tirages ment dit. un nombre réel pris au hasard
équitables. chaque séquence de lon- entre O et 1 a toutes les chances d'être
0 et 1, on tombera, sauf
gueur k, par exemple la séquence 1789 normal en base 10. La conclusion s'étend
cas exceptionnellement rare, sur
de longueur 4, a la probabilité 1/10'< d'être à la propriété d'être absolument normal
un nombre normal en base 10 (et même obtenue à chaque instant (1789 apparaît (normal dans toute base), car il y aune infi-
normal en toute base de numération). en moyenne une fois sur 10000). nité dénombrable de bases de numération
C'est assez choquant, car on n'arrive C'est une conséquence de la loi des possibles O'ensemble NN(b) des nombres
même pas à démontrer que les nombres grands nombres, car les événements non normaux en base b est négligeable,
usuels comme n, e, log (2), v2, etc., sont sont indépendants et chaque chiffre se donc la réunion de tous les NN(b) aussi :
normaux en base 10. Voici une façon de présente avec une probabilité 1/10. Pour son complémentaire est l'ensemble des
présenter le problème qui n'est pas une une séquence fixée de longueur k, la nombres absolument normaux).

incomplet sur un point qu i ne sera défini- décimales du nombre calculable que l'algo-
tivement éclairci qu 'en 2002 par Veronica ri thme de Turing-Becher-Figueira égraine
Becher et Santiago Figueira. Enfin rendue indéfi niment... en théorie. Cette double
parfa itement constructive et calculable, la exponenti elle illustre un quatri ème niveau
démonstration d'existence des nombres dans les degrés de l'exi stence mathéma-
absolument normaux de Borel est-elle pour tique : après l'existence pure (preuve de
autant définit ive ? Borel), l'existence avec caractérisation
Non, la satisfaction éprouvée par ce succès (t héor ie de la comp lexité ou preuves de
récent est atténuée par deux remarques Lebesgue et Sierpinski) , l'existence avec
qui suggèrent qu 'il reste encore du travail algor ithme de calcul (Turi ng, Becher,
à fa ire et que les mathématiciens, les logi- Figueira), on aimerait bien atteindre l'exis-
ciens et les informaticiens n'en ont pas fi ni tence avec un algorithme de calcu l pra-
avec les nombres absolu ment no rmaux. ticable et donnant do nc « pour de vrai »
les décimales d'un nombre absolument
no rmal qu'on pourra it enfin voir écrit sur
• Quatre niveaux d'existence une page imprim ée!
mathématique La deuxième ra ison d'insati sfaction est que
la question posée à propos des nombres
D'une part, l'algori thme ex plicité est affreu- absolument normaux n'est pas tant celle
sement ineffi cace: il est « doublement ex po- d'en défi nir un et de le calculer, mais plus
nentiel », ce qui signifi e que pour connaître simplement : -v2, e ou TI, ou les nombres
n décimales du nombre absolument normal irrationnels que l'on connaît, et dont l'étude
qu'il calcule, il faut le faire fo nctionner des chiffres suggère qu'i ls sont absolument
durant un temps en gros proportionnel à normaux, le sont-ils vraiment ?
exp(exp(n)) (ou 2 à la pu issance 211 ), qui Sur ces dernières questions, des progrès
est une fonction de la variable n à crois- ont été faits assez récemment. Bien sûr le
sance extrêmement rapide. À ma connais- ca lcu l des chiffres de TI, qu i a maintenant
sance, personne n'a essayé de produire des été mené jusqu'à la décimale en position

ËTRE N OR M A L ? PAS S I F AC IL E 1 ~ 71
13 300 000 000 000, permet d'étudier calculable de m anière effective. Le nombre
empiriquement la question. Un travail por- noté ici a possède une définiti on courte :
tant sur les quatre premi ers milliards de
ces chiffres et utilisant une modélisation à <li = 22' di = l;-i/(j-1) '
l'aide d'un processus de Poisson a conduit 1
}J (1- d)
00

David Bailey, Jonathan Borwein, C. Calude, a=


Michael Dinneen, Monica Dimiteescu et
Alex Yee à la conclusion suivante : « Il est Son développement décimal est :
extraordinairement improbable que TI ne 0 ,6 5 6 24 9 9 9 9 9 9 5 6 9 9 9 9 9 ... 9 9 9 9 9 9 9 8 5284
soit pas normal en base 16, étant donné la 042016 90728 ... (avec 23 747 291 559 foi s
normalité de son segment initial. » Malheu- le 9 après 9956 ).
reusem ent, le nombre décimal qui aurait le
même développement pendant quatre mil-
liards de décimales et qui se poursuivrait • Normalité mixte ...
par des O aurait lui aussi conduit à la même
conclusion, qui n 'est donc en rien l'esqui sse Des progrès viennent auss i d'être réali sés
d'une preuve. concernant les nombres normaux dans ce r-
taines bases et pas dans d'autres.
Deux entiers a et b sont dits multiplicati ve-
ment dépendants s'il ex iste des pui ssances
• Vers la normalité de a et de b égales (a"' = b"). Quand c'est
de log (2) ou de rr le cas, on montre qu'un nombre normal
D. Bailey et Richard Crandal ont proposé en base a l'est auss i en base b. En particu-
une condition simple ass urant la norma- lier, « être normal en base 1 000 » est donc
lité du nombre log(2) (qui, comme v 2, e équivalent à « être no rmal en base 10, 100,
ou TI, intéresse particulièrement les mathé- ou 100000 ». On ne sait écrire explicite-
maticiens). Si la suite défini e par x0 = 0 et ment les décimales d'aucun nombre qui
xn = (2x,, _ 1 + 1/ n) mod 1 est équidistribuée soit normal en deux bases de numération
(x,, se retrouve dans l'intervalle [a, bJ à la fré- indépendantes. Bien sûr, si l'algorith me
quence b - a, quels que soient les nombres pour calculer le nombre de Turing-Becher-
réels a et b tels que O < a :5 b > 1), alors Figueira est perfectionné et mi s en œ uvre,
log (2) est normal en base 10. Même si la il donnera un tel nomb re.
condition semble plus simple à établir que Depuis 1959, on sait cependa nt, grâce aux
la normalité de log (2), elle rés iste pour travaux du mathématicien anglais John
l'instant, et l'on ne peut donc pas affi rmer Cassel, que si a et b sont indépendants,
que log (2) est normal. Une condition du alors il existe des nombres normaux en
même type existe pour TI. Bien qu'un peu base a qui ne le sont pas en base b. Un
plus complexe, elle donne l'espoir qu'on résultat bi en plus général de Wolfgang
s'approche d'une preuve que TI est norm al Schmidt (196 2) indique même que si A
en base 2. et B sont deux ensembles d'entiers supé-
Et les nombres absolument non nor- rieurs ou égaux à 2, tels que les nombres
maux ? Pui squ 'on n'arrive pas à expliciter dépendants ne soi ent jamais séparés
un nombre absolument normal, peut-on (quand a et b sont dépendants, ils sont tous
au moins en expliciter un qui soit absolu- deux dans A, ou tous deux dans B), alors
ment non normal (c'est-à-dire qui ne soit il existe un nombre x qui est normal dans
normal dans aucune base b, pour b supé- toute base a de A, et non normal dans toute
rieur ou égal à 2) ? Cette foi s, la réponse base b de B. Ces nomb res x sont cependant
est oui : Greg Martin, à l'Uni versité de du même type que ceux de Borel : on sait
Toronto, a réussi en 2001 à mener une telle qu'ils existent sans qu 'on puisse les définir
construction pour un nombre irrationnel et simplement, ni bi en sûr les calculer.

72 ·~ M ATHÉMA TIQUE S E T M YST È RE S


La complexité des irrationnels algébriques
Le magnifique et puissant théorème de Par exemple, 1/5 s'écrit, en base 2, Dit autrement, la variété des séquences
Adamczewski et Bugeaud permet de 0,0011001100110011... Le nombre de de longueur m qu'on trouve dans le
démontrer la conjecture de Loxton et mots de longueur 3 rencontrés dans ce développement d'un nombre algébrique
van den Porten que tout nombre dont développement est 4, puisque les seules irrationnel est grande : elle augmente
les chiffres en base b sont produits séquences de longueur 3 qu'on trouve plus vite que n'importe quelle fonction
par un automate fini est soit rationnel, sont 001, 011, 110 et 100. Il s'ensuit que linéaire. Ce théorème ne permet pas
soit transcendant (non solution d'une pz(3) = 4 pour le nombre 1/5. Notons que encore de prouver que les nombres irra-
équation polynomiale à coeffi- tionnels algébriques sont nor-
cients entiers). Cette conjecture maux, ce que l'on pense vrai,
signifie que les nombres algé- mais on tient là une affirma-
briques (solutions d'équations tion forte sur les décimales des
polynomiales à coefficients nombres algébriques irrationnels
entiers) sont ou bien rationnels qui nous approche un peu du but.
(et leurs chiffres sont ultime- Le théorème est aussi un
ment périodiques, donc très outil puissant pour démon-
simples), ou bien complexes trer que des nombres sont
(leurs chiffres ne peuvent être transcendants et il permet de
écrits par un automate fini). retrouver le résultat que le
Le théorème donne des infor- nombre de Prouhet-Thue-Morse
mations sur la complexité des chiffres pz(m) est inférieur ou égal à zm, et que 0,0110100110010110... , souvent ren-
d'un nombre réel mesurée par la fonc- pb(m) est inférieur à~- contré en arithmétique, est transcen-
tion pb(m). Si x est un nombre réel écrit Théorème de Adamczewski et Bugeaud. Si dant (ce nombre est obtenu en écrivant,
en base b, on note pb(m) (et on dénomme x est un nombre irrationnel algébrique après la virgule, 0 puis le complément
fonction complexité de x) le nombre de écrit en base b, alors pb(m)/m croît indé- 1, ce qui donne 01; on ajoute alors le
séquences différentes de longueur m finiment (pour m assez grand, pb(m)/m complément 10, ce qui donne O110 ; on
rencontrées dans son développement en dépasse 10, et ne revient jamais en des- ajoute encore le complément 1001, ce
base b. sous, plus loin il dépasse 100, etc.). qui donne 01101001 ; et ainsi de suite).

En 2012, on a toutefois réussi à exhiber des simples et très naturelles (toutes celles
nombres calcu lables dont on a montré qu'ils concernant les nombres normaux le sont) et
étaient normaux en base 2 et non normaux buter dess us longuement: c'est par exemple
en base 6 (2 et 6 sont indépendants). Bien le cas pour la question « TI est-il normal en
que minuscule en appa rence, il s'agit là d'un base 10? ». On peut démontrer que des
progrès rema rquable, d'au tan t que cette fois objets existent sans que l'on puisse en
les nomb res en question se calculent pour exhi ber un seul. C'est le cas des ensembles
de vrai ! Le nombre de Stoneham dont nous non mesurables au sens de Lebesgue. On
redonno ns la définition : peut aussi défi nir parfa iteme nt un ob jet
et être incapable d'en connaître le détail,
00 1
Œ2 ,3 = L
k=l
3k23k
soit parce qu 'il est incalculable (comme les
nombres absolumen t normaux du type il),
soit parce que l'algorithme qui le construit
est normal en base 2 et non normal en est si inefficace qu'on n'en tire concrète-
base 6. Un au tre progrès récent (2007)est le me nt rien (comme le nombre absolu ment
théorème de Boris Adamczewski, de l'Un i- normal de Turing-Becher-Figueira). Pour-
vers ité Lyon 1, et Ya nn Bugeaud, de l'Univer- tant, da ns ce labyrinthe de quasi-para-
sité de Strasbourg (voir l'encadré ci-dessus). doxes, les chercheurs réussissent à se frayer
Ainsi, le monde mat hématique est étrange; un chemi n et avancent à petits pas ... sans
on peut y fo rmuler des questions très jamais renoncer.

Ê TRE NORMAL ? PAS S I FACILE ! .1 73


• De nouvelles
décimales de Tt
Le Français Fabrice Bellard a réussi un extraordinaire exploit.
Il a battu les supercalculateurs japonais avec un simple micro-ordinateur et...
beaucoup d'ingéniosité.

e nombre TI est bi en vivant. Les tra- record a tenu sept ans, jusqu 'en août 200 9,
L vaux théoriques ou pratiques po rtant
sur ce nombre sont un voyage vers l'infini
date à laquelle un autre Japonais, Daisuke
Takahashi de l'Université de Tsukuba, a cal-
plein de surpri ses et d 'émerveillements. culé 2 57 6 980 3 70 000 décimales de TI , soit
Voici la chronique des dernières péripéti es environ le double du record précédent avec,
de l'aventure numérique et m athématique cette foi s, des formul es reconnues pour leur
de l'exploration de TI. efficacité. Les algorithmes à parti r de 1970
sont « presque linéaires » : pour connaître
deux fois plus de décimales, il fa ut calculer
• Le train-train du calcul environ deux fois plus longtemps.
Les prog rès entre 200 2 et 200 9 so nt sur-
En 2002, Yas umasa Kanada, du Centre des prenants ... ca r on pouva it s'attendre à
technologies de l'informat ion de l'Univer- mieux. En e ffet, la « loi de Gordon Moo re »
sité de Tokyo, au Japon, réuss issait le calcul indique qu e les capacités disponibles (de
de 1 241 100 000 000 chiffres décimaux calcul, de stockage de données, et plu s
de TI. Un roman de taille moyenne co mpor- généralement de traitement informa-
ta nt environ un million de caractères, l'im- tique ) pour un coût fi xé doublent tou s les
press ion des 1 241 milli a rds de décimales 18 mois environ du fait des progrès tech-
calculées pa r Y. Ka nada occuperait l'équi- nologiques. Entre 200 2 et 200 9, la loi de
valent d'un million d'ouvrages ! Aussi, Moore a été globaleme nt vérifiée par les
personne ne s'est amusé à lire toutes les technologies informatiques. Ain si, à condi -
décimales. En un sens, ces chiffres ne sont tion de se d onner des moyens fin anciers
connu s que de nos machines ! équivalents à ceux que Y. Kanad a a mobi -
Y. Kanada n 'a, hélas, pas déta ill é les li sés en 200 2, on aurait dû , en 200 9, ca l-
méthodes qu 'il a utili sées. Il a juste indiqué culer environ 20 foi s plus de déc im ales.
que les algorithmes mi s en œ uvre pour son Pourquoi un tel décalage ?
calcul et sa vérification s'appuyaient sur La clef es t la durée des opérations : le
des formul es à base de la fon ction arctg (ou ca lcul de Y. Kanada avait pri s environ
.,. Le nombre nreprésenté tan- 1) . C'est étonnant, car d 'autres formul es 600 heures, alors que celui de D. Takahashi
par Francesco DeComité. plus effi caces sont connues depui s long- n'a exigé qu 'un peu plus de 60 heures. Le
Chaque chiffre asa couleur.
temps et étaient utili sées pour les calculs facteur 10 qui manquait en 2009 ne résul-
Avec encore plusde
décimales, commenest très records précédents .. . y compri s les siens. terait que d'une durée de calcul plus courte.
probablement « normal », on Peut-être Y. Kan ada a-t-il donné une indi- En 200 9, on s'est contenté d'environ di x
neverrait de loin quedu gris ! cation fa usse pour brouiller les pistes ... Le foi s moins de te mps, donc d'une dépense

74 ,al MATHÉM ATIQUES ET MYST È R ES


DE NOUVELLES DÉCIMALES DE D JI 75
Les formules de calcul den
De plus, puisque l'utilisation d'un superor-
Formules utilisées par Y. Kanada pour le record de 2002 dinateur n'a pas été nécessaire, le nouveau
lt = 48 tan-' (1/49) + 128 tan-' (1/57)- 20 tan-' (1/239) + 48 tan-' (1/11043) record a coûté environ 1 000 foi s moins. Le
1t =176 tan-' (1/57) + 28 tan-' (1/239) - 48 tan-' (1/682) + 96 tan-' (1/12943) progrès est donc cette foi s bien supérieur
à ce que la loi de Moore laissait attendre.
Fonnules utilisées par D. Takahashi pour le record d'août 2009
Comment cela a-t-il été poss ible ?
Le premier calcul utilise la formule de Gauss-Legendre-Salamin-Brent qui
définit plusieurs suites par récurrence : La manipulation de très grands nombres,
inévitables pour calculer autant de déci-
males de TI, semblait imposer le recours
à des superordinateurs disposant d'une
colossale mémoire interne rapide et que
la suite pk convergeant vers rr. Le second calcul utilise la formule quar- seuls possèdent des centres scientifiques
tique des frères Borwein, avec 1/ak convergeant vers JT : spécialisés (météorologiques, militaires,
114
_ 1 - (1-y,
universitaires, etc. ).
Y.,,-1 +(1-y~"·
L'exploit réalisé par F. Bellard ne doit rien
a,,,= a, (1 - Y,,,>'- 2"'' Y.., (1 +Y,, ,+ y,',,) au h asard, et si David, avec son m icro-ordi-
Fonnules utilisées par F. Bellard pour le record de décembre 2009 nateur, a pu battre Goliath et son superor-
Pour le calcul général, il utilise une série des frères Chudnowski : dinateur, c'est bien, comme nous allons le
voir, grâce à son ingéniosité. F. Bell ard a
1 ~ (-1)' (6k)I (13591409+545140134k)
-=12~ 38 ans et il avait dé jà fait parler de lui en
lt ·- · (3k)! (k!)' 640320" '"'
calculant des chiffres binaires de TI en pos i-
Pour la vérification des derniers chiffres, il utilise sa formule de 1997 : tion 1 000 milliards, ce qui lui avait valu
"' (-1)' 1 ~ (-1)' ( 32 8 1 ) un article sur quatre colonnes dans le quo-
lt =
4
t1, 4' (2k + 1) - 64 ~
1024' 4k + 1 + 4k + 2 + 4k + 3 tidien Le Monde du 23 octobre 199 7.
Le Québécois Simon Plouffe avait décou-
vert peu avant une formul e permettant
dix foi s inférieure environ, ce qui a suffi le calcul individuel (sans avoi r à calculer
pour atteindre un nouveau record. tous les chiffres précédents) des chiffres
Ainsi, rien de très nouveau ni de très binaires de TI . En 199 7, F. Bellard n 'utili sa
intéressant ne s'est produit entre 2002 et pas cette formul e, mais une autre, sensi-
août 200 9. blement plus rapide, qu 'il avait mise au
point. Cette fo rmule a été réutilisée pour
les records suivants de calcul de chiffres
• Coup de tonnerre binaires individuels et a joué un rôle dans
la phase de contrôle de l'exploit avec un
En revanche, en décembre 200 9, un évé-
micro-ordinateur lors du calcul record de
nement inattendu s'est produit. Un infor-
décemb re 200 9.
maticien français, Fabrice Bellard, utilisant
un micro-ordinateur banal, s'est emparé du
record des universités japonaises. Le 31 dé-
cembre 2009, il publiait qu'il avait obtenu
• Les secrets de l'exploit
2 699 99 9 990 000 décimales de TI. F. Bellard précise que les décimales de TI
Le progrès en nombre de décimales n'est ne l'intéressent pas particulièrement ;
pas spectaculaire, comparé au record pré- ce sont les algorithmes nécessaires pour
cédent. En revanche, les méthodes mises mener des calculs en grande précision
en œ uvre par F. Bell ard sont remarquables (c'est-à-dire avec des milliers de milliards
et ce sont elles qui justifient qu'on qualifi e de chiffres ... en attendant mieux) et tout
d 'exploit son calcul. La quantité de calculs ce qu'il faut fa ire pour bien les utili ser qui
opérés par F. Bellard est environ 20 foi s le conduisent à relever ce défi . F. Bellard
infé rieure à celle utilisée par D. Takahashi. est auss i connu, entre autres choses, pour

76 ,,j MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


son émulateur QEMU, un programme qui
::-: Les crop circ/es den
simule certaines architectures matérielles
sur d'autres, autorisant par exemple l'exé-
cution de programmes prévus pour Win-
dows sur Mac ou sous UNIX.
Indiquons maintenant les éléments princi-
paux qui ont permis l'exploit (voir http://
bellard.org/ pi/ pi 2 7 OOe 9/ pi pcrecord .pdf
pour des précisions).
Tout d'abord, la formule (choisie après
une série de tests comparatifs) est une
formule rapide. C'est une extraordinaire
série découverte en 1988 par David et Gre-
gory Chudnowski, deux frères mathémati-
ciens ukrainiens aujourd' hui installés aux
États-Unis. Chaque nouveau terme pris
en compte permet d'obtenir 14 décimales
exactes supplémentaires. La voici : Les crop circ/es, ou cercles de culture, sont des motifs dessinés dans des
champs de céréales dont certains épis sont couchés. C'est ainsi qu'en juin
1 . ~ (- l l (6k) 1 (13591409+545 140134k) 2008 a été découvert, dans le Sud de l'Angleterre, un crop circle d'une cin-
;;: = ~
12
(3k)! (k J)3 64032Q 3k+ 3/ 2 quantaine de mètres de diamètre qui code une dizaine de décimales den.
Cette formule utilisée naivement en calculant En partant du centre, le motif dessine une spirale composée d'arcs de
les termes successivement ne conduit pas à cercles. En comptant en dixièmes d'un cercle complet, les longueurs
des arcs de cercles qui composent la spirale donnent 3, 14159...
un algorithme rapide. Depuis 1976, on sait
calculer efficacement ce type de séries par
la méthode aujourd'hui dénommée binary celui du PGCD, il se révèle intéressant de
splitting, ou scindage binaire. La méthode représenter certains entiers comme des
consiste à trouver des relations entre une produits de facteurs premiers. Il faut alors
somme a 1 + a 2 + ... + an+ an+ 1 + ... + a 2n et décomposer les entiers à chaque étape. Il
les deux sous-sommes a 1 + a 2 + ... + an et n'était pas évident que cette décomposition
an + 1 + ... + a 2n. Ces relations, exploitées sys- au « coût » important soit efficace ; c'est
tématiquement en redécoupant en deux cependant ce que des tests ont montré.
les morceaux, limitent la complexité totale Les divisions nécessaires, en particulier
du calcu l et rendent alors compétitives quand on simplifie les fractions, ont été
des séries comme celle des Chudnowski. effectuées avec un algorithme fondé sur
Ce découpage récursif, classique en algo- la méthode inventée par Isaac Newton
rithmique, est au cœur des meilleurs algo- en 1669 et présentée dans son ouvrage
rithmes de tri ou d'évaluation de xn quand De analysi per aequationes numero termi-
n est grand. Il se peut que Y. Kanada ait norum infinitas. Cette méthode ramène le
lui aussi exploité la méthode du scindage calcul d'une division à un petit nombre
binaire pour son record de 2002. de multiplications qu 'on sait traiter de
Une seconde idée, peu utilisée jusque-là manière efficace (bien plus que la méthode
pour TI , a été associée au procédé de décou- indienne qu 'on apprend à l'école primaire).
page. Puisqu 'on manipule des fractions Pour les multiplications, là encore F. Bel-
dont les tailles deviennent de plus en plus lard, très bien informé de tous les progrès
grandes, les simplifier en cherchant le PGCD récents dans le domaine, a soigneusement
(plus grand commun diviseur) du numé- choisi et organisé leurs calculs. Selon la
rateur et du dénominateur évite une aug- taille des entiers concernés, une technique
mentation trop forte de la taille des entiers ou une autre est appliquée, dont celle à
manipulés. Pendant le calcul, comme pour base de transformées de Fourier rapides

DE NOUV ELLES DÉCIMALES DE D JI 77


Statistiques sur n
que F. Bellard a reprogrammée et opti-
A. Sur les 2 699 999 990 000 chiffres cal- misée spécifiqueme nt.
culés, l'équilibre entre 0, 1, 2, ... et 9 est Si, pour mener tous les calculs exploitant la
presque parfait. série des frères Chudnowski, F. Bellard tra-
vaille en base 2, il veut le résultat en base 1O.
i Nombre dei Pourcentage
La conversion fin ale, contrairement à ce que
0 269999112082 9,9999671
1 269999947599 9.9999981 l'on penserait, n'est guère plus facile que le
2 270000971073 10,0000360 calcul de n: lui-même. F. Bellard l'a menée
3 269999844559 9,9999942 avec un algorithme ajusté et perfectionné.
4 270000455307 10,0000169
5 269999596957 9,9999851 Dan s un calcul à l'extrême limite de ce qui
6 269999464860 9,9999802 est poss ible, chaque point est important.
7 269999767215 9,9999914
8 270001112056 10,0000412 En particulier, il faut être attentif pour
9 269999718292 9,9999896 utili ser au mi eux la mémoire di sponible,
ne jamais pe rdre d 'es pace, ne pas avoir à
B. La plus longue répétition de Oen comporte 12 manipuler des données trop grandes et ne
et se termine en position 1 755 524 129 973. pas avoir à éc rire trop sur les di sques uti-
Dans les décimales connues, seul le 8 présente li sés pour stocke r le gros des informati ons
une répétition de longueur 13 qui se termine durant les opérations . Notons que l'espace
en position 2 164 164 669 332. de travail sur disque nécessa ire n 'a été
que de 6,42 fois la tai ll e du résu ltat fina l
i Longueur Emplacement
( 1, 12 té raoctet) et qu e la mémoire rapide
0 12 1755524129973
1 12 1041032609981
interne de l'ordinateur était de 6 gigaoc-
2 12 1479132847647 tets, soit 70 fois moins que la taille du
3 12 1379574176590 résultat.
4 12 1379889220413
5 12 1618922020656
6 12 1221587715177
7 12 368299898266
8 13 2164164669332 • Contrôler
9 12 897831316556 chaque erreur possible
Quand on manipule des nombres de plu-
C. Dans les décimales de n, le 0, le plus long
sieurs milliards de chiffres, le risque d'er-
à se montrer, n'apparaît qu'en position 32
après la virgule. Pour les séquences de deux reurs de copie ou de calcul faux à un moment
chiffres, la séquence 68, la plus longue à du déroulement de l'algorithme devient
apparaitre, vient en position 606. Ce type de important, car les matériels informatiques
calculs vérifie que n est un nombre normal ne sont jamais parfaits (et il subsiste des
(toutes les séquences de chiffres apparaissent erreurs possibles dues aux arrondis que cer-
à la même fréquence), ce qui n'a pas encore taines des méthodes choi sies par F. Bellard
été démontré. engendrent). Divers systèmes de contrôle et
de recalcul ont donc été m is en place pour
Séquence Emplacement
valider chaque étape du processus.
0 32
Pour contrôler le résultat fin al de man ière
68 606
483 8555 globale, un second calcul, utili sant une
6716 99849 autre formul e de série (cette fois due au
33394 1369564
569540 14118312 mathém aticien indi en Srinivasa Rama-
1075656 166100506 nujan, 1887-1920) qui donne huit chiffres
36432643 1816743912 de plus pour chaque terme, ava it été entre-
172484538 22445207406
5918289042 241641121048 pris par F. Bellard. Malheureusement, une
553m25040 2512258603207 défaillance technique grave d'un di sque l'a
rendu inutilisable. C'est pourquoi F. Bel-
lard a utilisé à la place le calcul d'un paquet

78 J, MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
de chiffres binaires placés à l'extrém ité des les compétences techniques nécessaires
chiffres calculés en base 2. La concordance pour la programmation de l'ensemble de
de ces chiffres avec ceux du calcul massif la méthode sont particulièrement fines,
par la formule des Chudnowski ne garantit va riées et étendues.
pas de manière absolue le résultat de F. Bel- Au total, le succès est venu de la prise en
lard, mais rend très improbable la présence main de toute la chaîne du calcul et est dû
d'une erreur : si les derniers chiffres sont à la maîtrise :
bons, il n'y a pas d'erreur grossière ou géné- - de bonnes mathématiques (celles des
rale dans la méthode de calcul et sa pro- Chudnowski en particulier et celles de la
grammation. Cette vérification est moins formule que F. Bellard a élaborée en 1997) ;
satisfaisante que celle qu'aurait fournie - d'une bonne algorithmique (celle du
l'about issement du calcul mené avec la scindage binaire, des bons choix pour
série de Ramanujan. Mais de toutes les stocker les données numériques et les
façons, même si le calcul massif avait été manipuler) ;
réalisé deux fois, l'absence d'erreur n'aurait - d'une bonne programmation, fondée sur
pas été une assurance absolue de justesse, des optimisations très pointues et des idées
car on peut toujours imaginer un concours variées (multiplication rapide, multithreading,
de circonstances conduisant deux fois à contrôle fin des écritures sur disques, etc.).
la même erreur dans deux calculs menés
séparément par des méthodes différentes.
On peut diminuer la probabilité d'une • La délicate loi de Moore
erreur, jamais l'éliminer entièrement.
La comparaison du résultat massif avec les Cela nous condu it à revenir sur la loi de
chiffres connus par les calculs des précé- Moore (pour une somme donnée, il se pro-
dents records donne une preuve de validité duit un doublement de capacité tous les 18
supplémentaire. mois). Si cette loi est valide en moyenne sur
Signalons encore que pour gagner du temps l'ensemble des technologies informat iques
et utiliser au mieux les capaci tés de calcul de durant une période de quelques années,
sa machine, F. Bellard a utilisé des méthodes elle n 'est en revanche pas valide pour un
de vectorisation et de multithreading, c'est- problème technologique spécifique sur
à-dire des méthodes permettant de mener une courte période. On obtient parfois bien
plusieurs calculs à la fois avec un seu l pro- mieux parce qu'une nouvelle idée ou une
cesseur à plusieurs cœurs. nouvelle technique se met en place, on fait
parfois moins bien parce qu 'on rencontre
un obstacle ou qu'une technologie arrive à
• Gérer les mémoires bout de souffle.
La vitesse à laq uelle évolue la définition des
La gestion de la mémoire de masse sur les écrans à cristaux liquides est moins impor-
cinq disques durs branchés au micro-ordi- tante que ne l'indique la loi de Moore géné-
nateur a elle aussi été conçue pour tirer le rale, de même que les capacités de stockage
maximum de puissance de tout l'ensemble. des disques optiques (co et ovo) , ou (pour
Lorsqu 'on mène un calcul banal, le sys- TI c'est important) la vitesse des échanges
tème d'exploitation de votre ordinateur ent re processeurs dans un super-ord ina-
gère lui-même la façon dont il écrit sur les teur. En ce moment, les supports optiques
disques (internes ou externes), et s'i l ne le de stockage progressent lentement et se
fait pas de manière optimale, cela ne porte font doubler par les disques durs magné-
pas à conséquence. Pour le calcu l record, tiques qui ont connu des progrès spectacu-
il n 'éta it pas possible de laisser les choses lairement rapides, en particulier grâce aux
se dérouler sans en prendre le contrôle travaux de Michel Jullière et Albert Fert
complet, ce qu'a fait F. Bellard. On le voit, (prix Nobel de physique 2007).

DE NOU V ELLES DÉCIMALES DE D ., 1 79


.:::· Le jeu de la vie calcule n
Le jeu de la vie est un automate cellulaire très Le principe du calcul est le suivant. Quatre
simple inventé par John Conway. Une configu- « navires » (1) s'éloignent du centre de la confi·
ration étant dessinée (des cases noires sur un guration en créant peu à peu (2, 3) un motif géo·
quadrillage du plan), elle se transforme en une métrique (4) dont l'allure générale reste la même,
nouvelle configuration en suivant la règle : en augmentant de taille proportionnellement au
- une case blanche devient noire si, parmi les huit temps passé depuis l'instant zéro. Ce motif (4) est
cases qui l'entourent, trois exactement sont noires ; composé de quatre parties identiques, et chaque
- une case noire le reste si elle est entourée de quart du motif est obtenu à partir d'une série de
deux ou trois cases noires ; triangles dont on montre que la partie sombre est
- dans tous les autres cas, la case est blanche dans d'aire proportionnelle à 1 - 2/3 + 2/5 - 2{l +....
la nouvelle configuration. Comme les parties sombres du motif corres·
On a démontré que le jeu de la vie pouvait calculer pondent à une densité constante de cases noires et
tout ce qui est calculable ; c'est ce que l'on nomme que le reste de la configuration devient négligeable
un mécanisme de calcul universel. Il s'agit d'un devant les parties sombres, la configuration glo·
résultat théorique. En pratique, bien que cela soit baie contient un nombre de cellules noires asymp·
particulièrement difficile, on sait lui faire calculer totiquement proportionnel à n - 2. En quelques
les nombres premiers. minutes, on obtient ainsi quatre décimales den. La
En 2006, le mathématicien Dean Hickerson a réussi convergence de la série utilisée étant assez lente,
à programmer le calcul de n avec le jeu de la vie il est difficile d'en avoir plus ; mais en théorie, la
en exploitant la série : configuration donne des fractions qui approchent
n .. 4 (1- 1/3 + 1/5 - 117 + ...). n aussi précisément qu'on le souhaite.

.. .•:..
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80 <il MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


• Calculer, c'est copier
Il semble assez étonnant que, grâce à la Toujours est-il que ce type de calculs
découverte des « bonnes méthodes », l'es- confirme que TI est un nombre dit normal
sentiel du problème se ramène à une ques- (chaque séquence est présente dans TI et
tion d'entrée/sortie, autrement dit de copie la fréquence limite d'une séquence de lon-
d'informations binaires. gueur n est toujours 1/ 10"), ce qui, pour
Dans le monde vivant, l' « ingénierie infor- l'instant, n'a pas été démontré (voir le cha-
matique du monde génétique » semble sur- pitre précédent).
tout préoccupée de copie d'informations. Depuis 2009, le calcul de Fabrice Bellard a
Sans cesse les cellules se dupliquent (avec été battu et le 2 octobre 2014, Houkouonchi
dédoublement de l'information présente sur a réussi à calculer 13 300 000 000 000
les chromosomes), sans cesse les gènes sont décimales de TI , soit quatre fois plus que
transcrits, c'est-à-dire copiés avec quelques Bellard. Les méthodes mises en œuvre
modifications et altérations. Dans le monde pour les nouveaux records copient celles
vivant, le calcul semble être surtout de la de Bellard, dont l'exploit restera donc
copie, et dans le monde des records de calcul comme un moment singulier et profon-
des décimales de TI, c'est presque pareil ! dément innovateur de l'histoire du calcul
Est-ce un hasard ? des décimales de TI 1.

1. Pour suivre l'évolution des records. consulter la page:


https://en.wikipedia.org/wi ki/Chronology _of_computation_of_n

DE NOUV ELLES DÉC IMALES DE D ..J, 81


Il Le calculateur amnésique
Un calculateur sans mémoire est-il sérieusement limité ?
Les résultats de l'algorithmique in situ montrent que non :
avec un peu d'astuce, il s'en sortira toujours.

f'ai la mémoire qui flanche La suite d'instructions est valable avec


~ - - - - - - Je me souviens plus très bien n 'importe quelles valeurs à la place de
De quelle couleur étaient ses yeux 44 et 13. Elle fonctionne aussi avec des
Je crois pas qu'ils étaient bleus valeurs booléennes où les signes + et - sont
Étaient-ils verts ? Étaient-ils gris ? remplacés par xor qui désigne l'opération
Étaient-ils vert-de-gris ? « ou exclusif » (0 xor O = 0 ; 0 xor 1 = 1 ;
Ou changeaient-ils tout le temps de couleur 1 xor O= 1 ; 1 xor 1 = 0). La suite d 'instruc-
Pour un non, pour un oui ... tions est :
Jeanne Moreau, Cyrus Bassiak
et François Rauber A : = A xor B ; B : = A xor B ; A : = A xor B,
où A et B valent O ou 1.
i vous avez déjà écrit des programmes Vérifions que la séquence permute bien
S informatiques, vous avez nécessai-
rement été confronté au problème sui-
les valeurs de A et B en examinant l'effet
de chaque opération. La première affecta-
vant : deux nombres sont stockés dans tion met (A xor B) dans A. La deuxième met
les variables A et B, par exemple A = 44 et donc ((A xor B) xor B) dans B; d'après l'asso-
B = 13, et vous voulez échanger le contenu ciativité du xor, cela vaut (A xor (B xor B))
de A et B pour obtenir A= 13 et B = 44. La c'est-à-dire A, puisque (B xor B) = 0 et que
méthode classique, que tout le monde réin- A xor O = A. La troisième affectation met
vente, consiste à utiliser une variable C et donc (A xor B) xor A dans A ; comme
à écrire la séquence de trois instructions : (A xor B) xor A = (A xor (B xor A)), cela
C: =A; A:= B ; B : = C. donne, par commutativité, (A xor (A xor B))
Le signe : = est celui de l'affectation. L'ins- = ((A xor A) xor B) = (0 xor B) = B. Il y a bien
truction X : = Y signifie que nous lisons le
échange.
contenu de Y et que nous le mettons dans X,
Ce type de calcu l est dénommé calcu l in situ
ce qui efface le contenu de X sans changer
ou calcul sans mémoire. L'idée est d'opérer
celui de Y. Cette séquence de trois affecta-
les calculs sans faire appel à des variables
tions pour l'échange de deux valeurs exige
de stockage autres que celles qui commu-
l'utilisation d'une variable C supplémen-
niquent les données au programme, que
taire. Or nous pouvons échapper à l'introduc-
tion de ce complément de mémoire par la l'on utili se pour calculer et pour placer les
séquence su ivante : A : = A + B ; B : = A - B ; résu ltats une fois les opérations terminées.
A : = A - B. Le déroulement du calcul donne : L'étude de ce calcul in situ a pour fonction
A B d'identifier ce que peut calculer un amné-
Au départ: 44 13 sique qui, ne disposant de rien d'autre que
Après A : = A + B : 57 13 l'espace mémoire des données du calcul,
Après B : = A - B : 57 44 le réut ili se car il n 'a en propre aucune
Après A : = A - B : 13 44 mémoire à sa disposition.

82 ,l; MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


:.::: La permutation circulaire

La question posée est : quel est le minimum à chaque étape, toutes les valeurs ini- pour la variable A1 : s'il y a par exemple 10
d'affectations dont on a besoin dans un tiales des variables sont présentes dans variables variant entre Oet 10, il faut pour
calcul in situ pour échanger circulairement A2, A3, ... An _1, Ansauf une, ce qui permet, stocker A1 une variable capable de rece-
les contenus de trois variables A, B, C, (A, A, A,A, ........ A_, A,
voir toutes les valeurs entre Oet 100.
B, C) devenant (B, C, A) ? Dans le tableau Au départ A, A2 A, ........ A_, A, Voici la réponse à l'objection. Oui, cela est
de Mondrian et son faux, trois couleurs ont A,:=A,+ A, +... + A, A,+ A,+... +A, A, A, ........ A_, A. vrai pour la méthode avec des + et des -,
été ainsi permutées. Petit exercice : quel A,:•A,- A,-...-A, A,+A,+... + A, A A, ........ A_, A, c'est-à-dire avec les opérations arithmé-
A_ 1:=A,- A,-...-A, A,+ A,+ ...+ A, A, A, ........ A, A,
est le vrai (Composition Il en rouge, bleu et tiques habituelles entre nombres entiers.
jaune, 1930), quel est le faux ? A,:=A,-A,-...-A, A, A3 A, A, A, Cependant, puisqu'on peut mener un
Notons d'abord que trois affectations ne calcul modulo k (où k est un entier fixé),
suffiront pas. Il faudrait en effet, dès la grâce àA1, de la placer au bon endroit. on dispose dans ce cas d'une méthode qui
première affectation, placer une bonne L'affectation opérée pour An place donc n'utilise pas plus d'espace pour Ar
valeur là où on fait l'affectation, ce qui bien la valeur initiale de A1 en An, puis Une autre idée pour répondre à l'objection
ferait disparaître la valeur qui y est l'affectation opérée pour An - l place donc consiste à écrire les nombres entiers en
stockée, dès lors irrécupérable. bien la valeur initiale de A2 en An _1, etc. base 2 et, au lieu de faire des additions ou
En revanche, réaliser la permutation Le calcul est présenté avec des + et des-, des soustractions entre deux nombres X
circulaire avec quatre affectations est et fonctionne avec des nombres entiers, et Y, on calcule le nombre dont les chiffres
possible, donc 4 est le nombre minimum réels ou même complexes. binaires sont ceux obtenus en faisant le
d'affections nécessaires à la permutation Le calcul s'adapte aussi avec des nombres xor entre les chiffres binaires de X et de
circulaire de trois nombres. Voici la solu- calculés modulo k, ou aux variables boo- Y (exemple 1001 xor 0111 = 1110, autre-
tion en quatre affectations : léennes (en remplaçant les + et les - par ment dit, 9 xor 7 = 14) et l'on retombe bien
A a C xor, ce qui correspond d'ailleurs au + quand sur ses pieds à la fin.
Au départ A B C on calcule modulo 2). Cette remarque est L'espace nécessaire pour stocker A1
A :• A + B + C A+B+C B C
C:• A - 8 - C A+B+C B A importante car elle permet de répondre à reste encore identique à celui néces-
B :• A - 8 - C A+B+C C A une objection naturelle, mais essentielle, à saire pour stocker chaque nombre
A :• A - 8 - C B C A
la méthode proposée pour opérer une per- (p chiffres binaires par exemple si on
Le procédé se généralise pour opérer mutation circulaire den entiers. manipule des nombres de p chiffres
une permutation circulaire entre n Voici l'objection : quand on calcule avec binaires). Les procédés décrits (traduits
mémoires, c'est-à-dire pour passer de des entiers, la méthode de calcul in situ avec des calculs modulo k ou des xor)
(Al A2A3 ... An-1 AJ à (A2A3 ... An- 1AnAJ. proposée triche, car elle stocke dans A1 la réalisent donc un calcul in situ sans
À la première étape, on place dans A1 la somme des valeurs de toutes les variables, avoir à considérer un espace mémoire
somme A1 + A2 + A3 + ... + An-1 + An, puis, ce qui exige un espace mémoire plus grand particulier pour Ar

LE CALCULATEUR AMNÉSIQUE ,,j 83


Avant de donner des détails sur les résul- de 53 dans 53 est celle qui, à tout triplet de
tats obtenus par les chercheurs qui étu- valeurs (A, B, C), associe (B, C, A).
dient cette algorithmique in situ, et pour
bien en mesurer la difficulté, posons-nous
une petite énigme. • Calcul in situ général
Considérons une permutation circulaire
de trois données A, B, C, où l'on cherche à Quand on considère des variables boo-
passer de A = 3, B = 50, C = 700 à A = 50, léennes, cela signifie que chaque élément
de 5 est Oou 1. En plus du cas booléen, nous
B = 700, C = 3. Nous voulons pour ce faire
utiliser un programme in situ, c'est-à-dire envisagerons deux autres cas finis . Si nous
n'utilisant aucune autre variable que A, B calculons avec des nombres entiers écrits
et C, et bien sûr nous voulons qu'il fonc- en binaire avec k chiffres alors les éléments
tionne pour tout jeu de données. de 5 sont 0, 1, 2, ... , 2k - 1 ; si nous calcu-
lons modulo p (nous remplaçons chaque
nombre par son reste lors de la division
par p), les éléments de 5 sont 0, 1, ... , p - 1.
• Permutation circulaire Dans le cas général, un calcul in situ pour
de trois valeurs une application F est une suite d'affecta-
En voici un, avec le détail de l'état de cha- tions analogues à celles que nous avons
cune des variables lors du calcul : utilisées dans les exemples. Ces affecta-
A B C tions sont envisagées une à une et chacune
3 50 700 attribue une valeur nouvelle à l'une des
A :=A+B 53 50 700 variables dont l'ancienne valeur est donc
B := B + C 53 750 700 perdue ... c'est tout le problème ! La valeur
C := A - B + C 53 750 3 nouvelle ne dépend que des valeurs dispo-
B := B - A + C 53 700 3 nibles à cet instant du calcul et nous nous
A := A - C 50 700 3 imposons, dans le calcul in situ, de n'utiliser
aucune variable supplémentaire.
En remplaçant les + et les - par des xor, on Pour la permutation circulaire de
obtient, comme précédemment, un pro- n variables proposée dans l'encadré 1, nous
gramme pour variables booléennes. Une considérons l'opération :
autre méthode aurait consisté à échanger les F : (A 1, A2, ... , An)-+ (A 2, ... , A,~ Ai).
valeurs de A et B, puis à échanger les valeurs La méthode proposée montre que n + 1
de B et C en utilisant deux fois la méthode affectations suffisent pour réaliser cette
vue précédemment. Cela aurait nécessité six permutation circulaire, sans que nous n'uti-
affectations alors que notre proposition n'en lisions aucune autre variable que celles
utilise que cinq. Peut-on faire mieux que cinq données, et sans que nous ayons à stocker
affectations ? La solution est donnée dans dans les variables des nombres plus grands
l'encadré en page précédente. que 2k - 1 dans le cas des nombres en
Expliquons maintenant avec plus de détails binaire, ou que p - 1 dans le cas du calcul
ce que les chercheurs dénomment calcul in modulo p. L'encadré ci-contre explique
situ. Un ensemble fini 5 est donné qui peut que lorsqu 'on se donne des variables où
être un ensemble de nombres, ou de lettres l'on peut mémoriser des entiers sans limi-
ou de codes numériques chargés de repré- tation de taille (ce qui est irréaliste en
senter informatiquement des objets réels. informatique) , alors toute affectation F
On se donne aussi un nombre entier net une de 5" dans 5" se calcule in situ en au plus
application F de 5" dans 5", c'est-à-dire une n + 1 affectations.
transformation qui à tout n-uplet d'éléments Cette valeur den+ 1, valable pour les permu-
de 5 en associe un autre. Dans l'exemple tations circulaires de n variables et pour les
de la permutation circulaire, l'application F transformations F quelconques quand nous

84 vil MATHÉMATIQUES ET MYSTÈAES


utilisons des variables non bornées, n'est pas
<· Calcul in situ dans le cas infini
générale. Pour la transformation F(A 1, A2,
A 3, A4 ) = (A2, A 1, A4 , A), on ne sait pas faire Au départ, nous avons un n-uplet : réunit dans A1 toute l'information
mieux que six affectations pour un calcul in (A 1, A2, ... , An). Les variables A1, contenue dans les variables A1, A2,
situ avec des variables bornées. A2, ..., An, sont choisies dans un ..., An. Pour récupérer A; à partir de
Les programmes in situ, surtout s'ils sont ensemble Snon borné, par exemple A', on calculera le nombre de fois
courts, devraient aider à concevoir des l'ensemble des entiers. que A' est divisible par pi' Le fait
puces électroniques moins gourmandes en Une application F attribue de nou- de placer 82 dans la variable A2
mémoire, ce qui augmentera la rapidité du velles valeurs aux variables A1, A2, ne fait pas perdre l'information A2,
calcu l. En effet, calculer «localement » est
..., An qui deviennent 81, 82, ..., Bn. car celle-ci reste présente, mêlée
Utilisons des variables où nous pou- aux autres valeurs dans A'. On peut
souvent plus effi cace pour un processeur
vons mémoriser des entiers sans alors calculer tous les nouveaux A;
que de fa ire des requêtes aux mémoires limitation de taille et voyons com- en récupérant toutes les valeurs
externes qu 'on doit associer à l'util isation ment il a été démontré, dans ce des anciens A; dans A', puis en uti-
de va riables auxili aires. cas particulier, que toute applica- lisant l'application adéquate. A
Cette économie de mémoire entraîne un tion F peut se calculer in situ en au l'étape n + 1, on calcule A1 en fonc-
allongement de la taille des programmes. plus n + 1 affectations. Pour que le tion de A'.
C'est là un nouvel exemple d'une règle calcul soit in situ, nous devons tenir Comme nous avons regroupé et
générale rencontrée en maintes occasions compte du fait que lorsque nous codé (avec la décomposition en fac-
mettrons une valeur dans A;, celle- teurs premiers) toutes les valeurs
en informatique : pour économiser de
ci écrasera l'ancienne valeur dès de Al' A2, ... , An dans A', nous n'avons
la mémoire, il faut parfo is compliquer le
lors indisponible. Pas question donc pas besoin de mémoire supplémen-
calcul. Les algorithmes de compression d'écrire un programme du type : taire et nous gardons à portée de
de données fonctionnent aussi selon cette A1 :=f 1 (A 1,A 2, ...,An),A2 := Ez(A 1,A 2, main durant le calcul toutes les
maxime : en calcu lant les versions compres- ..., An), ... , An:= En(A 1, A2, ..., AJ. valeurs initiales des variables mises
sées d'images, de musiques ou de vidéos L'idée du calcul est de remplacer A1 «au chaud». Bien sûr, cette astuce
que nous voulons conserver, nous écono- par A'= 2'4, 3A2 ... PnAn, où la suite P; ne fonctionne pas en informatique
misons de l'espace. Aujourd'hui , mener des désigne la suite des nombres pre- où chaque variable ne peut prendre
calculs est devenu plus fac ile et l'algorith- miers (2, 3, 5, 7, ...). Cette étape qu'un nombre fini de valeurs.
mique in situ est appelée à se développer et
à interve nir au plus profond des puces élec-
tro niques. Un brevet a été déposé dans cette d'étape en étape sans que rien d'autre ne
optique par les chercheurs du domaine. soit util isé. Les lois de la physique ont pro-
Se rge Burckel, aujou rd 'hui enseignant à bablement des fo rmes particulières qui
l'Un iversité de La Réunion, est l'initi ateur auto risent cela et même qu i fac ilitent l'ob-
des trava ux de recherche sur l'algorith- tention de ces calculs in situ. Comp rendre
mique in situ et l'un des principaux auteurs ce qui est fa isable par des algorith mes sans
des découve rtes sur le su jet. Il pense que le mémoire est donc important non seule-
pr incipe du calcu l in situ a également un ment pour les applications qu 'on devrait en
sens phys ique. tirer dans la conception des programmes
et des puces électroniques, mais auss i pour
saisir les principes généraux de la physique.
S. Burckel expli que que lorsqu 'il a com-
• L'information est conservée
mencé à étudier cette algorith mique de
Pour S. Burckel, l'importance des calculs in l'économie de mémoire, il a cherché à iden-
situ provient de ce que tout système phy- tifi er les transformations d'une suite de n
sique isolé qui se modifie mè ne une sorte va riables booléennes calculables par un
de calcu l in situ. Le fa it d'être isolé impose programme in situ. Prenant des transfor-
qu'aucune info rmation n'est copiée à l'exté- mations de ce type au hasard, il a décou-
rieur du système duran t sa transformation. vert, à sa grande surprise, que chacune
C'est donc que les variables internes qui d'elles se laissait programmer in situ. Ce
le décrivent gèrent l'évolution du système succès sur des exemples était certainement

LE CA LCULATEUR AMNÉSIQU E j 85
.. Calculer sans croiser de fils
Nous savons depuis des siècles que toute
Le croisement de deux fils où cir- Plus généralement, si des infor- permutation se décompose en cycles. La
culent des informations est impos- mations arrivent sur n fils dans méthode de décomposition proposée pour
sible si l'on interdit à un fil de un certain ordre et doivent notre exemple se généralise donc sa ns dif-
passer sur l'autre (si deux fils se repartir dans un autre (c'est-à- ficulté : toute permutation possède un pro-
touchent, les informations vont dire une permutation quelconque
gramme in situ.
se mélanger). L'utilisation de trois de n fils, ce que l'on désigne par-
portes logiques xor permet l'équi- fois sous le nom de tresse) sans Puisqu'il faut n + 1 affectations pour une
valent d'un croisement de fils. On aucun croisement de fils, la pro- permutation circulaire entre n va riables,
exploite la permutation in situ en grammation in situ de la permu- il faut dans le pire cas (quand tous les
trois affectations : tation de variables donnera une cycles sont des cycles d'ordre 2) 3n/2 affec-
A : = A xor B , B : = ((A xor B) xor solution utilisant au plus 3n2/2 tations si n est pair, et (3n - 1)/2 affecta-
B) = A ; A : = ((A xor B) xor A = B. portes logiques xor. tions si n est impair. Dans le cas d'une

B,_ E>-
permutation se décomposa nt en k cycles
AxorB non réduits à un point, c 1, c 2, .. . , ck de lon-
A xor B ---,-....,....°"', xor A'= B
'
,-
xor A ·-
- - - - - 8' = A
ic ickl'
gueurs ic 11, 2!,... , le programme in situ,
B résultat de l'idée indiquée au-dessus, est
ic
composé de k + 1I + ic 21 + ... + icki affec-
tations. Ce no mbre est le meilleur qu 'on
pui sse obtenir. La décomposition d'une
la conséquence d'un théorème général qu 'il
permutation quelconque de variables en
a fini par obtenir : toute transfo rmation de
un programme in situ de 3n/2 opérations
l'ensemble {O, 1}" (les n-uplets de O et de 1) au plus permet d'échanger de l'information
dans lui-même se programme in situ. entre n fils qui ne peuvent pas se cro iser
Une longue quête a alors commencé (car placés sur un même pl an), en utili-
pour, selon les différents types de trans- sant 3n/2 portes logiques xor au plus (voir
format ions, élaborer les meilleures listes /'encadré ci-dessus).
d'affectations poss ibl es constituant les D'autres résultats ont été obtenus pour les
programmes in situ. Nous allons présenter applications linéaires. Tout d'abord sur des
quelqu es-uns des résultats obtenus. variables booléennes et plus généralement
modulo p avec p premier (S. Burckel et
Marianne Morillon) et par la suite sur des
• Les meilleurs entiers modulo k, pour tout entier k fixé
résultats connus (Emmanuel Thomé). Un exemple est donné
dans l'encadré en page de droite.
Après les permutations circulaires de
Les résultats obtenus indiquent que toute
va riables, les transformation s les plus
transformation linéaire peut s'obtenir par
simples sont les permutations quelconques
un programme in situ comportant au plus
de variabl es, par exemple : 2n - 1 affectations, chacune correspondant
(A, B, C, D, E)--+ (B, E, D, C, A). à une opération elle-même linéa ire (comme
Un peu d'attention montre que la trans- dans l'exemple). De plus, on peut imposer
formation se décompose en 2 cycles : l'ordre dans lequel se feront les affecta-
A --+ B --+ E --+ A et C --+ D --+ C. tions : 1, 2, ..., n, n - 1, ..., 2, 1 (affectation
Autrement dit, on est ramené à deux per- de la première variable, de la deuxième, etc.)
mutations circulaires, l'une portant sur trois
éléments, l'autre sur deux. Puisque chacune
se décompose en suites d'affectations (res-
• Trouver le simple
pectivement quatre et trois affectations),
ce sera le cas de la transform ation qui
est compliqué
réunit les deux cycles. Elle pourra donc être Toute transformation n'est pas linéaire,
obtenue in situ en sept affectations. aussi fa llait-il étudier le cas gé néral. Dans

86 " MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


Nouvelle décomposition de matrices pour le calcul in situ
La décomposition d'une application linéaire Fen série d'affec- les variables. Cela peut se faire en utilisant des pseudomatrices
tations pour en tirer un programme in situ est toujours pos- unités où une seule ligne est transformée. Ainsi, la matrice F de
sible en 2n - 1 étapes, ce qui est très peu. la transformation est décomposée en un produit des matrices},
La lecture de ces 2n - 1 affectations (toutes linéaires aussi) K. L et M, explicitées ci-dessus. On obtient avec ces matrices :
s'interprète comme la décomposition de la matrice de départ F(A, 8, C, D) =ML KJ (A. 8, C, D)
en un produit de matrices simples : chacune est obtenue en =~+~A+8+~A+C+~A+4
modifiant une unique ligne à la matrice identité. C'est là un
nouveau type de décomposition d'une matrice en produit de Multiplication de matrices
matrices simples. 1 0 0 1 1 001 A A+O

Donnons un exemple avec un calcul modulo 2. 0 1 0 0 01 00 B B


J. 00 1 0C C
0 0 1 0
Nous voulons aboutir à l'affectation finale : 0001 D D
0 0 0 1
F(A. 8, C, D) = (A + D, A + 8 + C, A + C+ D, A + C). Multiplication de motrices Calcul modulo 2
Comme toute application linéaire, on peut l'écrire sous la forme 1 0 0 0 1 0 00 A+O A+O A+O
du produit d'une matrice et d'un vecteur colonne. K= 1 1 11 1 1 1 1 B A+ B + C + 20 A +B +C
0 0 1 0 0010 C C C
Multiplication de matrices 0 0 01 0001 D 0 D
0 0 1 A A+O
Multiplication de motrices
F• 0 B A+B + C 1 0 0 0 1 0 0 0 A+O A+D
=
0 1 C A+C+O L= 0 1 0 0 0 1 0 0 A+B+C A+B+C
0 0 0 A+C 1 0 1 0 1 0 1 0 C A+C+O
0 0 0 1 0001 0 0
_L'application est définie par le vecteur colonne indiqué. Toute- Multiplication de motrices Calcul modulo 2
1 0 00 1 0 00 A+O A+O A+O
fois, le calcul ne peut se faire in situ d'un seul coup car, dès que M= 01 00 0 1 00A+B+C A+B+C A+B+C
l'on a remplacé A par A + D, il faut réaménager le calcul en fonc- 0 0 10 0 0 1 0 A+C + D A+C+O A+C+O
tion de cette nouvelle valeur de A. et ainsi de suite pour toutes 0 0 11 0 0 11 D A+ C + 20 A+C

un premier temps, il a été établi que toutes pour calculer les décompos itions les plus
les transfo rmations bijectives (linéai res ou simples est grande. On a là, u ne fo is encore,
non) F de S" dans S" possédaient des pro- u ne illustration de la maxime « Trouver le
grammes in situ et que 2n - 1 affectations simple est compliqué ».
suffisent. S. Burckel et Emeric Gioan ont Ces résultats ne donnent pas nécessaire-
ensuite montré que Sn - 4 affectations suf- ment les décompositions optimales, qui sont
fisent toujours, quelle que soit la complexité encore plus diffic iles à trouver. Les explo-
de F et cela même quand F n'est pas bijec- rations exhaustives sont en théorie envisa-
tive. Lorsque le nombre d'éléments de S geables, puisque nous sommes dans un cas
est une pu issance de 2, on peut même des- fini. Elles garantissent de trouver les pro-
cendre jusqu'à 4n - 3. grammes in situ opti maux, mais elles sont si
Ces résultats récents améliorent un coûteuses en calcul qu'on ne peut les envi-
résul tat précédent obtenu par S. Burckel sager que si n est vraiment petit (inférieur
et M. Mori llon qu i indiquait que n2 affecta- à 10). De nombreux résultats sont donc
tions suffisa ient dans le cas booléen. Le gain encore attendus da~s ce domaine à la fois
de n2 à 4n - 3 est cons idérable. Malheureu- combinatoire, algébrique et algorithmique.
sement, le calcul des décompos itions est Il est à parier qu'à mesure des perfection-
parfois très diffic ile et lorsque le nombre nements apportés aux méthodes pratiques
de variables est grand, on risque de se pour calculer les décompositions en pro-
heurter à une impossibi lité pratique. Autre- grammes in situ, leur intérêt concret appa-
ment dit : la complexité des algorith mes raîtra et leur utilisation se généralisera.

LE CALCULATEUR A MNÉS IQUE ~ 87


a La logique
de la perfection
Les logiciens ne manquent pas de culot. Ils se permettent de raisonner
sur d'hypothétiques êtres omnipotents ou omniscients et concluent, de façon
presque catégorique, à l'impossibilité de leur existence.

a logique, par essence universelle, veut l'analyse logique, ca r l'idée d'omnipotence


L tout envisager. Toutefoi s, contraire-
ment à la poés ie et à certaines formes de
amène des contradictions.
Le premier paradoxe de la toute-pui ssance
philosophie, elle s'impose une rigueur est le paradoxe de la pierre. Il semble être
aussi parfaite que poss ible, qu 'elle prétend connu depui s le XII e siècle et a été dis-
atteindre par la formalisation. Or certains cuté par Ave rroès (1126-11 98 ) et Thomas
domaines ne se laissent pas enfermer dans d'A quin (1224-1294). Il s'exprime sous la
des règles en nombre limité et n 'utilisant forme d'une ques tion : Un être tout-puis-
qu 'un nombre fini de composants : com- sant peut-il créer une pierre si lourde qu'il
ment les traiter ? ne puisse la soulever ? S'il ne peut créer
Les questions concernant les êtres parfa its, une telle pierre, c'est qu 'il n'est pas tou t-
l'omnipotence et l'omniscience sont déli- puissant. S'il le peut, alors, puisqu'il ne
cates. Elles touchent à des sujets que la théo- pourra pas soulever la pierre créée, c'est
logie aimerait tenir éloignés des logiciens et qu'il n'est pas tout-puissan t. Conclusion : il
des mathématiciens ergoteurs qui risquent n'existe pas d'être tout-pui ssant.
de produire des conclusions déplaisantes et
contraires aux traditions. Le souhait, et sans
doute la nécessité, de ne professer que des • Un être tout-puissant est-il
théories solides et la volonté d'y argumenter
soumis aux lois de la logique ?
sans risquer d'incohérences ont cepen-
dant conduit les théologiens à préciser des Thomas d 'A quin répond que ce type de
arguments, aussi serrés que possibles, sur paradoxe se fonde sur une incom préhen-
les êtres tout-puissants ou dont le savoir sion de la toute-pui ssance. Un être tout-
recouvre tout. Thomas d'Aquin et bien pui ssant ne l'est que dans la mesure où ses
d'autres se sont occupés de ces sujets, et les actes ne s'opposent pas à la logique, c'est-
ont ouverts à la discussion rationnelle. à-dire ne sont pas des absurdités : « Ce
Nous allons envisager des questions considé- qui implique contradiction ne tombe pas
rées comme hors du champ des sciences, et sou s la toute-pui ssance de Dieu. » Créer
nous nous interrogerons sur ce qu 'un esprit un « cercle carré » est logiquement impos-
rigoureux permet de formul er à propos de sible. Cela n 'a aucun sens de demander
l'omnipotence et de l'omniscience. une telle chose à un être tout-pui ssant. Être
Un être omnipote nt peut-il exister ? Vieille tout-pui ssant, c'est seulement di sposer du
question ! Il est délicat de trouver une pouvoir de fa ire tout ce qui ne s'oppose
définition de l'omnipotence qui résiste à pas à la logique. Qu 'un être tout-pui ssant

90 ,Ï MATH É M ATI Q U ES ET M YSTÈRES


crée u ne p ierre qu'il ne pourra pas sou- Certains philosophes ont défe ndu l'idée
lever est un non-sens pu isque, en fa isant que le dieu de la Bible, réputé omnipotent,
cela, il niera it son omni potence ; d 'après pouvait s'opposer à la logique. Descartes,
Thomas d'Aquin, il n'y a pas à se poser la par exemple, attribue au dieu des chrétiens
ques tion. le pouvoir extrême de changer des vérités
La disc uss ion n'est cependant pas terminée, qui nous semblent nécessaires, y compris
car la répo nse de Thomas d'Aquin conduit les vérités mathématiques. Les spécialistes
à s'interroger sur ce que signi fie « logique- se disputent encore aujourd' hui sur cette
me nt imposs ible » . Le philosophe anglais omni potence extrême. Descartes explique
contempora in Tzachi Zamir soutient que la sa position da ns deux lettres au père Mer-
toute-puissa nce inclut la possibil ité de ne senne datées du 6 et 27 mai 163 0 :
plus l'exercer et qu 'un être tout-pui ssant « Ceux qui n'o nt point de hautes pensées,
peut décider à tout mome nt, pui squ'il est peuvent aisément deveni r athées ; et parce
libre, de ne plus l'être : un charpentier peut qu'ils comprennent parfaitement les vérités
décider de construire un bateau si lourd mathématiques, et non pas celle de l'exis-
qu'il sera incapable de le soulever une fois tence de Dieu, ils ne croient pas qu'elles
terminé. Di eu peut fa ire de même : il n'y en dépendent. Mais ils devraient juger au
a do nc pas de cont rad iction en soi dans la cont raire, que puisque Dieu est une cause
ques tion de la lourde p ierre. dont la puissance surpasse les bornes de

Existe+il un pouvoir qui dicterait sa loi à la contre-vérité mathématique ? Plus encore : Dieu créer le monde. » Thomas d'Aquin (c) pense que ce
logique ? La proposition de loi « pi » faillit être peut-il, dans sa toute-puissance, enfreindre les qui est impossible ou contradictoire n'existe pas et
adoptée en 1897 par l'Assemblée législative lois mathématiques ? tcoutons René Descartes est en dehors de la volonté de Dieu.« Quant aux
de l'Indiana. C'est l'une des tentatives les plus (b) dans sa lettre à Mersenne du 27 mai 1630 : objets qui impliquent contradiction, ils ne sont pas
connues pour établir une vérité scientifique par un «Je sais que Dieu est l'auteur de toutes choses et compris dans la toute-puissance divine, parce qu'ils
accord législatif. La proposition visait à valider la que ces vérités [les vérités éternelles, dont celles ne peuvent pas avoir raison de possible. Pour cette
quadrature du cercle du mathématicien amateur des mathématiques] sont quelque chose et par raison, il convient de dire d'eux qu'ils ne peuvent
Edwin Goodwin qui annonçait la valeur 3,2 den. conséquent qu'il en est l'auteur.[...] Vous demandez pas être faits, plutôt que de dire : Dieu ne peut pas
La loi n'a jamais été adoptée grâce à l'intervention [...]quia nécessité Dieu à créer ces vérités : et je les faire. Et cette doctrine ne contredit pas la parole
d'un professeur de mathématiques, Clarence dis qu'il a été aussi libre de taire qu'il ne fût pas de l'ange : "Rien n'est impossible à Dieu." Car ce
Abiathar Waldo, appelé à la rescousse (a]. Le vrai que toutes les lignes tirées du centre de la qui implique contradiction ne peut être un concept,
problème est posé : la loi peut-elle imposer une circonférence fussent égales, comme de ne pas nulle intelligence ne pouvant le concevoir. »

LA LOGIQUE DE LA PERFECTION ,i 91
L'omniscience peut être un handicap
L'exemple type démocrates et les républicains à propos
d'une telle situa- de la question du relèvement du plafond
tion a été rendu de la dette américaine : si aucun des par-
populaire par le tis ne cédait, l'État américain était mis en
film de 1955 mis faillite. Dans un tel jeu, celui qui ne peut
en scène par Nico- ou ne veut pas comprendre la gravité
las Ray La fureur de de la situation se crée un avantage, car
vivre, avec James l'autre, se pensant seul informé du risque
Dean. Deux voi- de catastrophe imminente, acceptera de
tures foncent vers perdre. Un être omniscient qui sait ce que
un précipice. Celui vous allez faire est donc gravement han-
qui se jette hors dicapé dans une telle situation :face à lui,
de la voiture en ne sautez pas de la voiture, car il sait que
L'omniscience n'est pas toujours un premier est traité de lâche et a perdu, vous ne céderez pas et donc lui sautera.
avantage. Le jeu du poulet (chicken l'autre a le temps de sauter. Si aucun des La prise en considération d'hypothé-
game) est la situation où deux adver- deux ne cède, ils périssent tous les deux. tiques êtres idéaux introduit toutes
saires sont dans une compétition telle Celui qui abandonne perd la partie, mais sortes de situations nouvelles en théo-
que si aucun ne cède, une catastrophe sauve sa vie... et celle de son adversaire. rie des jeux. Elles ont été étudiées par
se produit, alors que si l'un cède, il perd Aux États-Unis, une telle situation Steven Brams dans son livre (voir la
mais évite la catastrophe. s'est produite en juillet 2011 entre les bibliographie en fin d'ouvrage).

l'entendement humain, elles sont quelque le faire dans ce cas-là. Si on accepte la doc-
chose de moindre, et de suj et à cette puis- trine de la création des vérités éternelles,
sance incompréhensible. » on doit admettre qu 'il aurait pu fa ire, par
Pour Descartes, Dieu aurait pu « faire exemple, que de "/\' et "Si A, alors B", on
qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes ne puisse pas déduire "B", mais plutôt, par
tirées du centre de la circonférence fussent exemple, "non-B". »
égales» . À l'opposé des idées de Descartes sur le pou-
voir supposé de son dieu de changer même
les mathématiques, saint Augustin (354-430)
• Quand Descartes renonce dans La cité de Dieu définit l'omnipotence
à son propre entendement comme la possibilité de faire tout ce que
nous voulons, et non tout ce que nous pou-
Jacques Bouveresse, dans le tome V de ses vons imaginer qu'un être pourrait vouloir.
essais (éditions Agone), nous aide à saisir
cette étonnante conception du défenseur de
la théorie physique des tourbillons : « Nous
• La solution
savons que les vérités auxquelles nous
de saint Augustin
sommes conduits par la démonstration sont
bien celles que Dieu a décidé de créer. Mais il Une telle définition minimale résout sans
aurait pu en créer d'autres, et s'il avait décidé, doute le paradoxe de la pierre : un être
par exemple, de créer un monde dans lequel omnipotent n'es t pas gêné par la question
il n'est pas vrai que 2 et 2 fassent 4, ce devrait posée dans le paradoxe, tout simplement
être aussi un monde dans lequel nous ne pou- parce qu 'il ne souhaite pas créer une pierre
vons pas démontrer que 2 + 2 = 4. Il est évi- si lourde qu'il ne puisse la soulever.
dent que, tout comme Dieu aurait pu créer Cette solution n'est guère satisfaisante :
d'autres vérités éternelles, il aurait pu créer pour être omnipotent, il suffit de ne rien
aussi une autre relation de conséquence vou loir ! Chacun peut devenir tout-puissant
logique et aurait même nécessairement dû en limitant ses désirs à ce qu 'il lu i est faci le

92 ,/1 MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


d'obtenir. C'est certes très sage, mais ne fa it ::<. L'impassibilité de Newcomb
pas des adeptes d'une telle philosophie des
êtres omnipotents au sens habituel ! Un être omniscient capable de si j'ouvre les deux boîtes, d'après la
Notons que les théologiens sont confrontés connaître le futur me propose le jeu règle (1) je ne gagnerais qu'un euro,
à d'autres paradoxes de l'omnipotence. Il y suivant. alors que j'en aurai 1 000, d'après
a le paradoxe du libre arbitre : « Une boîte A contient 1 000 euros la règle (2), si j'ouvre seulement la
(1) S'i l existe des êtres disposant du libre ou rien. La boîte B contient 1 euro. boîte A.
arbitre, ils possèdent une certa ine capacité Tu vas ouvrir et prendre pour toi le Pourtant un autre raisonnement par-
d'action autonome ; (2) si un être possède contenu des deux boîtes A et B, ou faitement logique est aussi possible.
seulement de la boîte A.Je remplis la -Quoi que l'être omniscient ait fait au
une certaine capacité d'action autonome, il
boîte A selon deux règles. moment où je me trouve devant les
dispose alors du pouvoir de ne pas obéir à
(1) Si je prédis que tu vas ouvrir les boîtes remplies (à cet instant, leurs
son créateur; (3) si un être dispose du pou- deux boites, je ne mets rien dans A. contenus ne peuvent plus changer),
voir de ne pas obéir à son créateur, alors (2) Si je prédis que tu vas ouvrir seu- j'ai intérêt à ouvrir les deux plutôt
celui-ci n 'est pas tout-puissant. Conclu- lement la boite A (et donc renoncer à qu'une, car il est toujours vrai que :
sion : si nous disposons du libre arbitre, l'euro qui est dans B), je mets 1 000 (contenu de A) + (contenu de B) vaut
sans lequel le péché n'a pas de sens, le créa- euros dans A.J'ai rempli les deux boites un euro de plus que (contenu de A).
teur de toute chose, s'il y en a un, n'est pas et je n'y touche plus. Atoi de jouer. » Donc, je vais ouvrir les deux boîtes.
omnipotent. Un raisonnement s'impose. Peut-on conclure de cette contradic-
Le paradoxe suivan t est lui aussi sujet à - Je ne vais ouvrir que la boîte A, tion qu'un être omniscient, capable
débat : si le dieu des chrétiens est infini- car l'être omniscient qui remplit les de prédire le futur de manière par-
boîtes sait ce que je vais faire, et donc faite, est impossible?
ment bon et omnipotent, pourquoi le mal
existe-t-il ?

• Mathématicien omnipotent ?
Oublions maintenant Descartes et admet-
tons avec Aristote que certains absolus
logiques comme le principe de non-contra-
diction ne peuvent jamais être négligés, et
que donc même un être om nipotent, s' il
en existe, y est soumi s. Que penser alors
du pouvoir d'un être omnipotent sur des
problèmes de nature mathématique ?
Voici quelques questions et tentatives de
aux axiomes mathématiques, ou même
réponse sur ce thème.
changer la cent milliardième décimale de TI
Un être tout-puissant peut-il changer les
(ce qui conduirait aussi à O = 1), n'est pas
décimales de TI et faire que TI= 3,2, comme
envisageable. Tout être, aussi puissant soit-
une loi envisageai t de l'imposer dans l'État
il, est donc contraint de mener un calcul
de l'Indiana aux États-Unis en 1897?
pour connaître TI, sans avoir la possibilité
Non, ce serait contraire au principe de non-
de décider quoi que ce soit le concernant.
contradiction, car si on suppose par exemple
Et il en va ainsi de pratiquement tous les
que TI= 3,2, alors en quelques pas de déduc-
énoncés mathématiques.
tion mathématique on tombe sur O= 1, d'où
l'on peut démontrer toute proposition et
ainsi que sa négation : en logique, une seule
contradiction a pour conséquence que tout
• L'Oiympe n'a pas de roi
est vrai et fa ux à la fois, ce qui rend alors Une autre question se pose : un être tout-
sans intérêt les mathématiques et même puissant peut-il résoudre un problème
tout raisonnement. Vouloir ajouter TI = 3,2 indécidable ?

LA LOGIQUE DE LA PERFECTION -' 93


L'ensemble des parties et l'omniscience
Patrick Grima inventé un argument indi- parties de V. D'après le théorème de Cantor, Reste que l'argument de P. Grim est par-
rect montrant que l'omniscience n'existe cela n'est pas possible. ticulièrement simple et qu'il se fonde sur
pas. Cet argument est qualifié de can- A cet argument qu'il n'existe pas d'en- la version de la théorie des ensembles
torien, car il utilise le résultat de Georg sembles de toutes les vérités, et qu'en aujourd'hui universellement pratiquée :
Cantor que l'ensemble des parties d'un conséquence l'omniscience (la connais- l'omniscience, qui consiste à connaître
ensemble (même infini) est strictement sance de l'ensemble de toutes les véri- tous les éléments de l'ensemble de
plus grand que l'ensemble lui-même. tés) est inconcevable, les philosophes ont toutes les vérités, est donc difficile à
S'il y avait un ensemble V des vérités proposé diverses réponses ... auxquelles concevoir.
(mathématiques ou autres), alors pour P. Grim a répondu. La situation est assez
chaque partie E de V (par exemple pour confuse à propos de cet argument can-
la partie {La tour Eiffel est à Paris, les hau- torien. Elle l'est sans doute
teurs d'un triangle se croisent en un point, plus encore dans le cadre
il y a une infinité de nombres premiers}) et des théories alternatives
pour chaque vérité v de V (par exemple : des ensembles où le théo-
le Titanic a heurté un iceberg), on pourrait rème de Cantor n'est plus
considérer la question: est-ce que v est vrai. En effet, dans de
dans E ? telles théories, iI ne serait
Deux réponses sont possibles : v est dans plus absurde d'envisager
E, v n'est pas dans E. L:une est une vérité. li un ensemble de toutes les L'ensemble V L'ensemble des parties
des vérités de l'ensemble Vdes vérités
y a donc au moins autant de vérités que de vérités.

Un problème indécidable est un problème qu'on a d'un être omnipotent implique


qu'aucun algorithme ne peut résoudre. assez naturellement qu 'il ne soit pas
Aucun algorithme ne peut par exemple indi- limité à des algorithmes, comme l'est un
quer, pour toute équation de la fo rme P = 0, ordinateur.
où P est un polynôme à coefficients entiers, Les mathématiciens se sont amusés à ima-
si oui ou non elle possède des solutions en giner ces êtres « surpui ssants ». Dans la
nombres entiers (x2 - y3 = 1 en possède une, théorie de la calculabilité, Turing et Emil
x = 3, y = 2 ; 2x2 + 3y4 = 1 n'en possède pas). Post ont introduit la notion de « machine
L'indécidabilité de ces équations dites dio- avec oracle » : c'est, par définiti on, un
phantiennes, thème du dixième problème de mécanisme de calcul, qui a accès à une
Hilbert, a été démontrée par Youri Matiyase- base de données infinie lui fourni ssant la
vich en 1970. Un autre résultat d'indécidabi- réponse à une fa mille infi nie de questions.
lité a été prouvé par Alan Turing dès 1936 : Cet accès rend l'oracle plus puissant que
aucun algorithme ne peut déterminer quels toute autre machine et lui pe rmet alors de
sont les programmes qui s'arrêtent et ceux résoudre des problèmes indécidables.
qui calculent indéfiniment. Une machine disposant d'un oracle lui
Un être tout-puissant pourrait-il s'affran- indiquant les programmes qui s'arrêtent
chir de cette indécidabilité et résoudre et ceux qui bouclent est ainsi en position
toute équati on diophantienne qu'on lui de résoudre toute équation diophantienne.
soumettrait, ou identifier sans erreur les Pour chaque équation E qu'on lui soumet,
programmes qui ne s'arrêtent pas ? En la machine à oracle, construit le programme
stricte logique, rien ne s'oppose à une telle PrE qui énumère toutes les solutions envi-
idée. On peut en effet imaginer un être sageables (éventuellement en nombre infi ni)
supéri eur qui sache résoudre le problème de l'équation étudiée et s'arrête dès qu 'une
des équations diophantiennes, car rien ne solution est trouvée. Plutôt que de fa ire fo nc-
l'oblige à résoudre le problème par une tionner ce programme PrE, la machine à
procédure méca ni sable. Au contraire, l'idée oracle interroge sa base de données infinie

94 •# M ATHÉM AT IQUES E T M YSTÈRE S


au sujet de PrE qu'elle vient de construire. Si exemple qu'entre deux degrés différents,
elle obtient la réponse « oui, le programme il y en a tou jours une infinité de degrés
PrE s'arrête », alors elle lance le calcul et intermédiaires. On sai t aussi qu 'entre
finit par trouver au moins une solution. deux degrés donnés différents M et M ',
Sinon, elle répond : équation sans solution. avec M < M ', il en existe deux qui ne sont
Ainsi disposer de l'oracle qui indique l'arrêt pas comparables, N et N ' : N a une puis-
permet de résoudre le problème indécidable sance intermédiaire à celle de M et de M ',
des équations diophantiennes. On montre de mêm e que N', m ais N n'est pas supé-
que l'inverse est vrai : un oracle qui indique rieur à N', ni N' supérieur à N.
les équations diophantiennes ayant des solu-
tions serait en mesure de résoudre le pro-
blème de l'arrêt. • Omnipotence
Chacune des machines à oracle dispose
et nombres réels
d'une puissance qui lui est propre, et on com-
pare les puissances des diverses machines à Parmi les questions qu 'on peut se poser
oracle. Si la machine à oracle A sait résoudre concernant l'omnipotence m athém atique,
tous les problèmes que la machine à oracle B celles concernant le continu des nombres
résout, mais que A en résout que B ne résout réels viennent à l'esprit.
pas, la machine A est plus puissante que la Par exemple, peut-on envisager l'existence
machine B. Toutes les machines à oracle ont- d'un être tout-puissant qui m anipule les
elles la même puissance (comme c'est le cas nombres réels comme nous manipulons
pour celle des équations diophantiennes les entiers ?
et celle de l'arrêt) ? Existe+il une machine Là encore, rien ne semble s'y opposer et
omnipotente dans le sens « au moins aussi les mathématiciens ont étudié la théorie de
puissante que toutes les autres machines à ces êtres hypothétiques surpuissants qui
oracle» ? calculent avec les no mbres réels aux déve-
La réponse à ces questions mathématiques loppements décimaux infi nis comme s'il
est connue. Il y a plusieurs niveaux chez les s'agissait de nombres entiers : ils peuve nt
oracles et il n'y a pas d'oracle omnipotent. En multiplier sans erreur deux nombres réels
effet, les techniques permettant de traiter ce ou les comparer, ce qu 'un m athém aticien
type de questions conduisent au résultat sui- humain ne peut pas fai re en général.
vant : pour toute machine M à oracle, il existe Dernière question à propos de l'omnipo-
une machine à oracle M' strictement plus tence mathématique : Est-il envisageable
puissante que M. (La démonstration utilise la qu'un être tout-puissant explorant les sous-
même idée que celle permettant de démon- ensembles infinis de l'ensemble des nombres
trer qu'il existe des problèmes indécidables. ) réels, IR, réussisse à savoir s'il en existe d'un
Une multitude de questi ons ont été réso- cardinal intermédiaire entre N (l 'ensemble
lues concernant la structure de la relation des entiers) et IR ? En d'autres termes : est-ce
d'ordre ent re machines à o racle. Cette qu'on peut envisager qu'un être tout-puis-
théorie mathématique étudi e la hiérarchie sant résolve « expérimentalement » le pro-
entre les êtres « surpuissa nts » que sont les blème de l'hypothèse du continu ?
machines à oracle : c'est une étude sociolo- Le fa it qu 'on pui sse a jouter à la théorie
gique de !'Olympe. Les divers ni veaux dans des ensembles class iques (de Zermelo-
cette hiérarchie se dénomment les degrés Fraenkel) sans obtenir de contradicti on (si
de Turing et ils constituent une échelle qui elle est sans contradiction) que l'hypothèse
détermine la gravité de l'indécidabilité des du continu est vraie, ou qu 'elle est fa usse,
problèmes indécidables. doit êt re pri s en compte, et cela rend diffi-
En plu s de savoir qu 'il n'y e n a pas de cile une réponse.
plu s grand (pas d 'être omnipotent dans Cependant, les travaux menés aujourd'hui
cet Olympe m athém atique), on sait par en théorie des ensembles, en particulier par

LA LOGIQUE DE LA PERFECTION ,,1 95


· Paradoxes de Moore et de Frederic Fitch
Les deux paradoxes que nous présen- vraiment paradoxal : après tout, personne En l'utilisant à partir de (4) et (5), on
tons ici ont donné lieu depuis quinze ans de sensé ne dira : « Il pleut, mais je ne sais en tire:
à un nombre considérable de travaux pas qu'il pleut. » (6) non (p et non connu p),
dont deux livres et une thèse. Ils ne s'ap- ce qui est logiquement équivalent à :
puient ni sur des autoréférences (qu'on • Paradoxe de Fitch (7) p •> connu p.
considère interdites) ni sur une capacité Le paradoxe de Fitch (qui utilise la Le passage de (6) à (7) se justifie par la
supposée à connaître le futur (que l'on conclusion de Moore) est plus ennuyeux. suite d'équivalences :
considère impossible). On utilisera deux Il va montrer que, si l'on accepte l'idée non (A et non B) <•>
raccourcis d'écriture : que « Tout ce qui est vrai est connais- (non A ou non non B) <=>
pas : il est possible que... sable », alors « Tout ce qui est vrai est (non A ou B) <• > (A • > B).
connu : il est connu que... connu».
Pour connu, on ne précise pas qui connaît, On part de l'hypothèse suivante (parfois En conclusion, l'utilisation de principes
mais cela pourrait être la CIA. vous, moi ou dénommée axiome de la connaissabilité) : logiques, tous d'une parfaite évidence, et
Dieu pour ceux qui sont croyants. p => pas (connu p), soit tout ce qui est d'un raisonnement en sept étapes conduit
vrai est connaissable. à l'affirmation que si « tout ce qui est vrai
• Paradoxe de Moore On va maintenant établir qu'il ne peut est connaissable », alors « tout ce qui est
On suppose qu'il est connu qu'une cer- pas exister de proposition p qui soit vraie vrai est connu ». C'est inattendu (d'où les
taine affirmation p est vraie, mais qu'elle en même temps que non connue (ce qui nombreux travaux récents sur ce raison-
n'est pas connue. On va démontrer que signifie que la CIA. vous, moi et Dieu nous nement). Cela a en particulier une grave
cela conduit à une contradiction. sommes omniscients). conséquence pour l'idée d'être omnis-
(1) connu (pet non connu p). D'après l'axiome de la connaissabilité cient. En effet :
On a d'après la règle évidente qu'on applique en remplaçant p par (p et A. Soit il existe des vérités non connais-
connu (A et B) • > (connu A et connu B): non connu p) : sables, et il n'y aalors pas d'être omniscient.
(2) connu p et (4) (pet non connu p) •> B. Soit toute chose vraie est connue, et
connu (non connu p). pas (connu(p et non connu p)). alors non seulement Dieu est omniscient.
Maintenant, on s'appuie sur la règle que ce D'après le raisonnement de Moore, connu mais la CIA, vous et moi nous le sommes
qui est connu est vrai: (connu p •> p). Là (pet non connu p) entraîne une contradic- aussi.
encore, c'est un axiome raisonnable pour tion. Il n'est donc pas possible que Il est clair que ni la CIA, ni vous, ni moi
manipuler le symbole connu. La formule connu (pet non connu p). nous ne sommes omniscients, donc B
(2) donne alors : Dit autrement, il est faux que est faux et il existe par conséquent des
(3) connu p et non connu p. pas (connu (pet non connu p)). vérités inconnaissables : il n'existe pas
La formule (3) est une contradiction. c'est-à-dire : d'être omniscient. Notons bien que, cette
L'avoir obtenue signifie qu'il n'est pas (5) non pos (connu fois, l'impossibilité de l'omniscience ne
possible de connaitre une affirmation p (pet non connu p)). provient pas de la capacité supposée
en même temps qu'on sait qu'on ne la La règle logique de contraposition d'un être omniscient à voir le futur,
connaît pas. C'est ce qu'on dénomme le indique: comme c'est le cas avec le paradoxe de
paradoxe de Moore. Peut-être n'est-ce pas (As> B) <•> (non B => non A). Newcomb.

Hugh Woodin, et qui envisagent des logiques difficultés logiques que posent les idées de
infinies dans le but de traiter l'hypothèse saint Augustin, Thomas d'Aquin ou Descartes,
du continu peuvent être considérés comme les formes nouvelles de la surpuissance que
l'étude de nouvelles formes d'êtres surpuis- les mathématiques associent à l'infini consti-
sants en quête de cette solution. On est tenté tuent des domaines trop différents pour que
de se dire que la théologie, au jourd'hui, est soit donnée une bonne définition de l'omni-
l'affaire des mathématiciens et qu'une forme potence et que l'on puisse apprécier sa possi-
de haute spiritualité se trouve à J'œuvre dans bilité. Abordons donc maintenant la question
cette exploration de l'infini et de la surpuis- plus facile de l'omniscience.
sance qui les occupe. Un être omnipotent est omniscient: celui
L'omnipotence est peut-être une idée trop qui peut tout faire peut savoir tout ce qu 'il
vague et susceptible d'un trop grand nombre y a à savoir. Pourtant, la chose est loin d'être
de définitions différentes. En plus des aussi simple et en théorie des jeux, par

96 ~ MATHÉMATIQUES ET MYSTÉRES
exemple, Je fait d'être omniscient constitue qui est vrai est connu » (par un être omnis-
parfois un handicap grave qui interdit de cient, mais aussi par vous et par moi). C'est
gagner... et donc empêche l'omnipotence absurde, à moins de considérer que tout
(voir l'encadré p. 92). n 'est pas connaissable et donc, en particu-
Indépendamment de ces questions, dont lier, qu'il n'existe pas d'êtres omniscients.
on peut se libérer en imaginant qu 'un être Une autre difficulté soulevée par P. Grim
omniscient ne joue pas, l'existence d'êtres concerne la possibilité d'un être omnis-
omniscients dépend de ce qu'on considère cient même si celui-ci ne s'intéresse qu'aux
comme objets possibles de savoir. mathématiques. P. Grim emploie un pro-
Si toutes les propositions, y compris auto- cédé analogue à celui utilisé pour démon-
référentes, doivent être objet du savoir trer qu'il n 'y a pas d'ensemble de tous les
d'un être omniscient, alors Patrick Grim ensembles dans la théorie classique des
a montré qu'il n 'existe aucun être omnis- ensembles (voir l'encadré p. 94).
cient. De même, le paradoxe de Newcomb Finalement, même si certains tentent des
(voir l'encadré p. 93) établit que connaître réponses aux divers paradoxes ici évo-
parfaitement le futur est une impossibilité.
qués de l'omniscience, il semble bien que
Envisageons l'omniscience sans la capa-
l'idée, sur un plan strictement logique et
cité de prévoir l'avenir et en interdisant les
mathématique, ne puisse pas résister, tant
phrases autoréférentes. Malheureusement,
elle engendre de contradictions et d'inco-
même ainsi, divers paradoxes récents
hérences de toutes sortes. Comme c'est le
créent encore de fatales difficultés qui nous
cas aussi à propos de l'omnipotence, cela
empêchent d'imaginer un être omniscient.
ne trouble guère les mathématiciens et les
logiciens qui, au contraire, se réjouissent
de la richesse des idées et théories qui
• L'omniscience, naissent de ces questions théologiques
idée indéfendable quand on les transpose en mathématiques.
Le paradoxe de Frederic Fitch (voir l'en- Peut-être est-ce la preuve d'ailleurs que ces
cadré ci-contre) établit que si « tout ce qui dernières ne sont qu'une forme extrême et
est vrai est connaissable », alors « tout ce abstraite de théologie ?

LA LOGIQUE DE LA PERFECTION .;J 97


Il L'impossible hasard
Depuis les premiers dés, il y a trois millénaires, l'homme imagine
et fabrique des objets pour produire du hasard. A-t-il réussi ?

L a nouvelle de Jorge Luis Borges inti-


tulée La loterie à Babylone se déroule
dans J'antique Mésopotamie. Cette loterie
Elles sont essentielles quand nous vo ulons
mener des simulations et cruciales pour la
mi se en œ uvre des m éthodes mathéma-
distribue des lots aux gagnants et, forte tiques de calcul de type Monte-Carlo où la
de son succès, se diversifie en prenant justesse et la précision du résultat dépendent
une importance grandissante. On y gagne de la qualité du hasard utilisé ou de cer-
et l'on y perd toutes sortes de biens m até- taines propriétés du pseudo-hasa rd mis en
riels ; elle intervient dans les décisions œ uvre. Enfin, en cryptographie, le hasa rd
famili ales, sociales et politiques : elle vous est au cœur de nombreuses méthodes, dont
envoie en prison, fait de vous un ministre, la résistance aux attaques est liée à sa plus
fixe le sort de vos enfants, etc. Elle évolue ou moins grande perfection.
à nouveau, pour devenir cachée et obliga- Nous aborderons ici le hasa rd de la phy-
toire. Finalement, plus personne ne sait ce sique et particulièrement celui des lancers
qu'elle décide pour les gens et les choses et de pièces et des di spositifs quantiques.
l'on doute même de son existence !
Ce hasard, que Borges imagine, joue avec
nous à chaque instant. Que savons-nous de • Tests, compression
lui ? Avons-nous la capacité de le produire et prédiction
et sommes-nous certains que ce que nous
La théorie des probabilités contourne le
croyons être du hasard l'est réellement ?
problème de la défi nition du hasard en rai-
Ces questions sont impor-
sonnant sur l'ensemble des cas possibles
tantes pour assurer """'~ii!!II•;! - par exemple les six fa ces d'un dé
que les loteries et
- sans indiquer ce qu 'est une
les jeux sont
équitabl es.

98 ,. MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES
::::: Les procédés physiques macroscopiques
Les moyens physiques pour engendrer le était conçu pour qu'aucun contrôle précis en changeant certains composants élec-
« hasard »sont nombreux... et pas toujours ne soit possible et la machine était assi- troniques) pour que le pourcentage d'ar-
équitables. On retrouve périodiquement milable à une loterie ou à une roulette gent redonné en moyenne aux joueurs soit
lors de fouilles des dés romains [à gauche de casino enfermée dans une boîte. Bien celui qu'il décide (en général entre 75 %et
en bas de fa page ci-contre). Les mêmes sûr, des trucages mécaniqués favorisant 99 %). Ce pourcentage sert parfois d'argu-
dés sont utilisés dans le jeu de Craps des certaines combinaisons étaient possibles. ment publicitaire. Il peut aussi choisir
pays anglo-saxons. Les roues de loterie A partir des années 1960, ces machines une machine qui donne souvent de petits
où l'on pouvait gagner des kilos de sucre sont devenues électroniques : un généra- lots et rarement des gros, ou le contraire
attiraient les badauds des années 1950 teur algorithmique pseudo-aléatoire pro- (cela tout en respectant le pourcentage
qui avaient été privés de sucre pendant duit plusieurs dizaines de fois par seconde d'argent redonné en moyenne aux joueurs
la Seconde Guerre mondiale (on notera des chiffres sans jamais s'arrêter. Ces et fixé à l'avance).
l'escroquerie de l'épaisseur des bandes de chiffres sont effacés de ses mémoires et ce D'autre part, une fois la machine fermée,
gain des gros montants de kilos de sucre). n'est qu'au moment où l'utilisateur joue (en personne ne peut tricher. Personne n'a
La roulette et sa variante la boule sont les appuyant sur un bouton ou en tirant le bras d'informations sur l'état du générateur
instruments du casino. Le rééquilibrage de la machine) que les derniers chiffres pseudo-aléatoire qui tourne en continu
des roues et les plots que heurtent la bille produits sont exploités. Ils déterminent et, de plus, le geste du joueur n'est pas
lors de sa descente augmentent la sensi- alors une combinaison qui est affichée sur assez précis pour qu'il contrôle l'instant
bilité aux conditions initiales. l'écran de la machine (après un délai et une où il joue.
Les machines à sous, dénommées parfois animation factices) et qui fixe le résultat du Le fait que ce mode de fonctionnement
« bandits manchots », ont été inventées jeu, provoquant, lorsque c'est nécessaire, soit convenable pour tous ne signifie
à San Francisco par Charles Fey vers la chute d'une quantité de pièces. pas que le processus général du jeu pro-
1890. Deux méthodes différentes sont Ce procédé est-il convenable? Si on duit des suites aléatoires au sens fort.
utilisées pour engendrer le hasard. Dans exclut les tricheries passant inaperçues En interne, il n'y a pas d'aléa puisque ce
un premier temps, le mécanisme à pro- aux yeux des organismes officiels chargés qui se passe est algorithmique. Quant
duire du hasard était macroscopique et de contrôler les machines, le procédé est au joueur, il se peut qu'il appuie incon-
déterministe : la force avec laquelle on satisfaisant aussi bien pour les joueurs sciemment d'une manière régulière.
lançait les roues (initialement il y en avait que pour les propriétaires des machines. Rien n'assure donc que les suites de
trois) en tirant sur le bras de la machine D'une part, le propriétaire peut choisir la résultats d'une machine de casino soient
déterminait le résultat. Le mécanisme machine qu'il veut (ou plus tard la modifier aléatoires au sens de Martin-Lof.

L ' IMPOSSIBLE HASARD -~ 99


Les algorithmes
Ainsi la suite d'« un milliard de zéros »
Une multitude de méthodes ont Les méthodes plus lentes, n 'est pas aléatoire, car sa définition, la
été imaginées et mises en œuvre mais utilisables en cryptographie. phrase précédente, est bien plus courte que
en informatique pour engendrer Exemple : l'algorithme ees de Leo- l'écriture du milliard de zéros de la suite ; la
rapidement des suites pseudo- nore et Manuel Blum et Michael suite des chiffres du nombre TI ne l'est pas
aléatoires. Avant de les utiliser, on Shub. non plus, car elle se calcule facilement et est
vérifie qu'elles passent les batte- On se donne un entier positif : M et
donc prévisible.
ries de tests comme celles du NIST une graine x0, et on calcule
Le cœur du problème est qu'aucun procédé
(National lnstitute of Standards and x•• 1 • x/ mod M
dont on ne retient que la parité (0 algorithmique (fondé sur des programmes)
Technology). Il faut distinguer deux
types de méthodes algorithmiques : si on a un nombre pair, 1sinon). ne produira un hasard véritable, car une
C'est un peu plus coûteux qu'un suite calculée par un algorithme est prédic-
Les méthodes rapides. générateur congruentiel linéaire, tible, donc non aléatoire. Comme l'informa-
Exemple : les générateurs mais, à condition de bien choisir M, tique n 'a pas la capacité de produire du bon
congruentiels linéaires. on est assuré que la connaissance hasard, nous nous rabattons sur les suites
Trois entiers positifs a, b etc étant d'une série de bits ainsi produits ne produites physiquement par des dés, des
fixés et x0 un entier initial choisi permet pas de deviner les suivants lancers de pièce de monnaie, des loteries ou
(on parle de germe, ou de graine), en un temps raisonnable. des dispositifs quantiques. La question se
on calcule: En pratique et selon les usages
pose à nouveau : sont-elles aléatoires ?
Xn+ 1 • aXn + b mod C, qu'on veut en faire, on connaît
Cela donne une suite de nombres donc aujourd'hui des méthodes
entiers compris entre Oet c - 1, satisfaisantes pour engendrer
dont on extrait (en les écrivant en plus ou moins rapidement des • Pièces, dés et loteries
binaire) une suite de bits Oou 1. bits qui satisferont les batteries
Bien sûr, on peut tricher et piper un dé en
C'est la méthode la plus courante. de test statistiques (voir l'encadré
p. 103). En revanche, il est certain décalant son centre de gravité par rapport
Si les paramètres sont bien choisis,
que ces méthodes, du fait qu'elles au centre géométrique, le forçant à donner
elle donne des résultats acceptables,
sauf pour les usages cryptogra- se fondent sur des algorithmes presque toujours 6. De même, une rou-
phiques, car, connaissant quelques déterministes, ne donnent pas des lette de casino peut être déséquilibrée ou
points de la suite, on peut en déduire suites aléatoires au sens fort de avoir des cases de profondeurs inégales
assez aisément les suivants. Martin-Lof. qui faussent l'équiprobabilité des numéros.
Exploitant cela, plusieurs joueurs auraient
fait fortune ; le Britannique Joseph )agger
aurait ainsi empoché l'équivalent de plu-
sieurs centaines de milliers d'euros à
suite aléatoire de lancers de dé ou de pile
Monte-Carlo en 1873.
ou face. En fait, définir ce qu'est une suite
Peut-on piper de la même façon une pièce
aléatoire a longtemps semblé impossible.
de monnaie pour fausser le pile ou face ? La
En 1965, le Suédois Per Martin-Lof a pro-
question est intéressante, mais sa réponse
posé une définition : une suite infinie de 0
exige qu'on distingue les méthodes utili-
et de 1 est aléatoire lorsqu 'elle passe tous
sées pour lancer la pièce.
les tests statistiques raisonnables. Cette
Si, après avoir lancé la pièce en l'air, vous la
idée a été acceptée quand on a montré
rattrapez dans la main (sans manipulation
qu'elle est équivalente à deux idées plus
particulière), il semble qu'aucun moyen ne
simples : d'une part, qu'une suite est aléa- permette de « piper » la pièce. Des expé-
toire si elle est incompressible (impossible riences avec une pièce dont une face avait
à représenter par un programme plus court été recouverte d'une rondelle de balsa n'ont
qu'elle-même) ; d'autre part, qu'une suite montré aucun biais en faveur de la face la
est aléatoire si elle est imprévisible, aucun plus légère ou la plus lourde.
système de pari mécanique ne gagnant En revanche, plusieurs techniques per-
contre elle. Cette triple caractérisation mettent de fausser l'équilibre des chances
mathématique d'une suite infinie aléatoire à pile ou face. Avec un peu d'entraînement,
est un succès scientifique du :xx• siècle.

100 .à MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


vous maîtriserez la rotation de la pièce rattraper la pièce dans la main assure une
autour de son axe et la rattraperez du côté assez bonne équité (et une totale équité si
que vous souhaitez. Si vous la faites tourner celui qui lance ne choisit pas et ne regarde
comme une toupie sur une surface plane, le pas le côté de la pièce situé au-dessus au
tirage sera rarement équitable, car la forme moment du lancer).
du bord et l'équilibre des masses faussent Cas 2. Vous n 'avez pas confiance en celui
l'égalité des chances des deux faces. En qui lance la pièce. Alors vous choisissez
menant des expériences avec une pièce vous-même une pièce (que vous n 'avez pas
neuve de deux euros (belge), j'ai trouvé testée) et demandez à votre adversaire de la
que le côté face était obtenu dans plus de lancer au sol. Même s'il existe un biais favo-
60 pour cent des cas. Il existerait même des rable à l'une des faces quand la pièce tour-
pièces qui, lorsqu'on les fait tourner ainsi, noie, aucun d'entre vous ne saura lequel, et
donnent toujours face. le tirage sera équitable.
Si aucun des joueurs n'a confiance en
l'autre, une assez bonne méthode existe :
les joueurs prennent chacun une pièce de
• Biais de 51 pour cent
leur choix ; l'un choisit « mêmes côtés »
Une étude réalisée en 2007 par Persi Dia- et l'autre « côtés différents » ; ils lancent
conis (le mathématicien illusionniste de chacun leur pièce et dévoilent simultané-
l'Université de Stanford), Susan Holmes et ment leurs résultats. Si les pièces montrent
Richard Montgomery a établi qu'une pièce le même côté, celui qui avait choisi cette
de monnaie lancée en la rattrapant après option gagne, sinon c'est l'autre.
qu'elle a tourné en l'air (sans manipulation Notons aussi qu'une étude de Daniel
délibérée du lanceur) donne un biais de Murray et Scott Teare a établi que la pièce
51 pour cent en faveur de la face qui est au- américaine de ci nq cents (le « nickel ») a
dessus au moment du lancer. une chance sur 6 000 de ne donner ni pile
Ce biais a été expliqué en étudiant les équa- ni face, en tombant sur la tranche.
tions du mouvement. Lorsque la pièce
tourne parfa itement (la normale au centre
de la pièce restant toujours dans un même • Casino newtonien
plan), les probabilités de pile et de face sont
P. Di aco ni s et son équipe ont construit un
presque identiques dès que la pièce tourne
di spos itif mécanique de lancer de pièce qui,
un assez grand nombre de fois (et parfai-
une fois réglé, donne le même résultat dans
tement identiques lorsque le nombre de
100 pour cent des lancers. Il n 'y a pas de
rotations tend vers l'infini). En revanche, surprise à cela : la mécanique newtonienne
pour un lancement imparfait (la normale à est déterministe et une bonne connaissance
la pièce décrivant une courbe gauche), un (ou un bon contrôle) des conditions initiales
biais existe en fave ur du côté de la pièce ini- permet de calculer l'état du système quand
tialement ve rs le haut. Ne pas rattraper la la pièce s'est immobilisée.
pièce n'est pas une solution, car lorsque la En revanche, dès que le lancer est moins
pièce fr appe sur le sol, elle risque fort de se contrôlé et surtout si la pièce reste un long
mettre à tourner comme une toupie, ce qui moment en l'air, il faudrait, pour effectuer
conduit à des biais plus importants. une prédiction correcte, connaître les para-
La conclusion à laquelle on arrive alors mètres du lancer avec une précision impos-
est assez subtile. Si vous voulez opérer un sible, même avec les caméras et les lasers
tirage équitable à pile ou face, deux cas sont les plus perfectionnés.
à distinguer. Il en résulte que les histoires de tricherie
Cas 1. Vous avez confiance en celui qui à la roulette du cas ino impliquant des
lance la pièce ou vous la lancez vous-même ... équ ipes de techniciens munis d'appareils
sans tricher. Alors la méthode consistant à de mesure et de calcul dissimulés dans leurs

L ' IMPOSSIBLE HASARD JI 101


, e ou ... p1·1e .'
:.... : p·t
Les tirages au sort fondés sur des procédés
macroscopiques pour engendrer des suites
aléatoires (dé, lancer de pièce, roue de loterie,
roulette, tirage de cartes, etc.) cumulent les
inconvénients : ils sont très lents et l'on sait,
d'après la physique classique (ce que de nom-
breuses expériences ont confirmé), qu'ils sont
fréquemment biaisés et prédictibles dès qu'on
dispose de moyens de mesure suffisants.
Lorsque le mécanisme physique est com-
pliqué et implique par exemple de nombreux
chocs (pièce qui rebondit sur un sol irrégulier,
boule de roulette qui cogne les petits obs-
tacles disposés sur sa trajectoire, etc.), toute
prévision des résultats devient pratiquement
impossible. Cependant, cette imprévisibi-
lité pratique ne signifie pas qu'une série de
tirages sera aléatoire au sens fort, car dans
un monde newtonien déterministe le hasard
fort est impossible. D'ailleurs, Persi Diaconis
a réalisé un dispositif mécanique qui lance
une pièce dans un récipient et qui, quand il
est réglé, est tel que tous les tirages donnent
le même résultat.

vêtements sont probablement fa usses. Les D'autres histoires du même type ont été
cas inos dont la poli tique a tou jours été de racontées (par exemple da ns le livre The
faire croire qu 'i l existait des mart ingales et Newtonian Casino de Thomas Bass) sans
des méthodes favorab les au x joueurs sont jamai s fournir de preuve de la capacité
heureux de laisser circu ler les fab les affir- vé ritable des sys tèmes cachés à prédire les
ma n t q u'on peut savoir à l'ava nce sur quels numéros de la rou lette.
numéros, ou quelle zone du cylindre, la Jaros law Str za lko, Juli usz Grabski et
bi lle lancée par le croup ier va s'arrêter pour Tomasz Kapita ni ak donnent des dé tail s
peu qu'on mes ure son geste et qu 'on mène su r la préd ictibi li té des lancers de dé et
les bons calculs. su r la poss ibili té de les co nsidérer comme
Claude Shanno n, l'u n d es pères de la des phénom ènes chaot iques. Dans leur
théorie de l'in fo rmation, trava ill a su r un liv re Dynamics of Gambling Origins of
tel pro jet avec le gra nd spéciali ste des jeux Randomness in Mechanical Systems, paru
de cas ino Edward T horp, inve n teur du en 2009, ces spéc iali stes du hasard méca-
systèm e de comptage qu i permetta it au nique formu lent la co nclu sion suiva nte,
jeu de black jack de faire bascu ler l'ava n- qu i devra it calmer les rêveurs : « Si les
tage en faveur du joueu r. Leur système fut do n nées montrent que les résultats d'u n
tes té e n 196 1 pour la roulette et, au d ire de lancer de pièce, de dé ou d 'u ne rou lette
Thorp, « un problème m ineur de maté riel sont prédict ibles au sens de la défin ition
les empêcha d 'en tirer des profits », ce qui jmathémat iquej et que ces processus so nt
laisse penser que le problème de la préci- inéqu itab les, ces conclus ions sont théo-
sion in suffi sante des mesures n'a pas été riques, et, en prat ique, pour réuss ir une pré-
surmonté. vision fiab le, il fa u t connaître les condit ions

102 .~ MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


::: . Les tests statistiques
Les statisticiens étudient et élaborent - Si une suite de 10 000 bits provient la nature aléatoi re d'u ne suite et
des tests pratiques s'appliquant à une de tirages indépendants et équitables, la repèrent les générateurs pseudo-aléa-
suite finie de chiffres (on ne peut pas probabilité que l'écart entre les nombres toires déficients. Prudent dans son rap-
en pratique tester des suites infinies !). de O et de 1 soit supérieur à 400 est port de 2010, le NIST précise : « Aucun
lis indiquent, pour une suite donnée, s'il inférieure à 0,007 pour cent. ensemble de tests statistiques ne peut
est raisonnable ou non de croire qu'elle li est ainsi peu vraisemblable qu'une certifier de manière absolue qu'un géné-
provient d'une suite de tirages aléatoires suite de 10 000 bits donnant 6 000 rateur donné est approprié à certains
indépendants et équitables de Oet de 1. fois O et 4 000 fois 1 provienne d'une usages donnés. »
Une telle suite doit par exemple possé- suite de tirages équitables. Malheureusement, les suites de déci-
der à peu près autant de Oque de 1. Bien Une multitude de tests de cette nature males de nombres irrationnels comme
sûr, elle peut avoir plus de Oou plus de 1, évaluent des dizaines de propriétés que n, e, .J2, .J3 ou les suites de chiffres
mais l'écart doit être raisonnable. Le doivent posséder des suites provenant obtenus en faisant des divisions du
calcul donne des informations du type : de tirages indépendants et équitables. type k/p (où p est un grand nombre
- Si une suite de 100 bits(0 ou 1) provient L'Insti tut américain de la normali sa- premier et k un entier positif), passent
de tirages indépendants et équitables, la tion et de la technologie, le NIST, pro- tous ces tests. En pratique, ces suites
probabilité que l'écart entre les nombres pose une telle batteri e de tests (voir ressemblent autant que possible à des
de Oet de 1 soit supérieur à 30 est infé- http://csrc.nist.gov/groups/ST/toolkit/ suites aléatoires, mais n'en sont pas, au
rieure à 0,18 pour cent. rng/index.ht ml). Ces tests contrôlent sens de Martin-Lof.

initiales avec une prec1s1on inatteignabl e de leurs appareil s produi sent jusqu'à
da ns des expériences rée lles. » 4 000 000 de bits par seconde (ce qu 'aucun
Donc, en pratique, nous ne d isposons pas procédé mécanique ne peut égaler).
aujourd' hui d'une technologie permettant La Société américaine ComScire propose un
de prédire les résultats d'un lancer de pièce, appareil qu i produ it seule ment 2 000 000
de dé ou de roulette. Cependant, il s'agit de bits par seconde, mais en combinant
de phénomènes prédictibles (car déter- plusieurs méthodes microscopiques diffé-
ministes ) et le plus souvent bi aisés. Ils ne rentes (bruit thermique, transistor satu ré,
satisfont donc pas les critères mathéma- etc. ). À chaque foi s, cependant, le principe
tiques de la définiti on de Ma rtin-Lof ou les théorique se fond e sur la nature quantique
critères équivalents d'incompress ibilité et de ce qui se passe aux très petites échelles.
d'imprédictibili té absolue. Tous les appareils mi s en vente reposent
Qu 'en est-il du mo nde microscopique, sur l'idée que la mécanique quantique pro-
dont les physiciens pensent très sé rieu- duit un hasa rd qui , une foi s bien contrôlé
sement qu 'il fon ctionne de man ière non (pour en équilibrer les productions), serait
déterm iniste ? le hasard véritable caractérisé en 1965
par Mart in-Lof et que le déterm inisme de
la mécanique newto nie nne n'est pas en
mesure d'a tteindre.
• Hasard quantique
Cette idée est-elle justifi ée et fond ée théo-
Différentes mac hines sont ve ndues pour riquement ? La réponse n'est pas tra nchée,
produire du hasa rd à partir de phénomènes car il n'est pas possible de tirer, des prin-
mi croscopiques. Les appa reils de la Société cipes de la mécanique quantique, l'affirma-
suisse ID Quantique exploitent un procédé tion que les suites produ ites par exemple
d'optique quantique pou r enge ndrer des par les photons du di spositif vendu par
suites aléatoires de O et de 1. Des pho tons ID Quantique sont aléatoires au sens de
so nt envoyés un par un sur un miroir sem i- Martin-Lof De l'indétermination concer-
transparent ; avec une probabilité éga le, le nant le passage ou no n du photon à tra-
photon trave rse le m iro ir ou est réfléchi , ce vers le miroir que la méca nique quantique
qui donne O ou 1. Les différentes ve rsions exprime comme un axiome, on peut sans

L ' IMPOSS IBLE H ASARD il 103


Les procédés physiques microscopiques
De nombreux modèles de petites aléatoires au sens mathématique. On mécanique (qui est prouvé mauvais !),
machines à produire du hasard à partir de considère que la mécanique quantique mais il est faux de croire qu'il correspond
phénomènes microscopiques, donc d'ori- laisse indéterminées certaines variables à l'aléa mathématique absolu. Comme l'in-
gine quantique, sont proposés à la vente. et que les opérations de mesure sur de dique David Branning du Trinity College
Connectés à un ordinateur, ces appareils, telles variables ne dépendent d'aucun dans un récent article sur la question :
comme celui de la Société genevoise ID paramètre caché et sont assimilables « L'aléa des phénomènes quantiques peut
Quantique, créent ce que l'informatique aux variables aléatoires de la théorie des être considéré comme une hypothèse tes-
classique (où tout est déterministe) ne probabilités. Cependant, ces hypothèses table de plein droit et indépendante des
peut pas produire : de l'incertitude. (qu'on énonce rarement clairement) autres questions que posent les fonde-
Ces appareils sont souvent présentés n'impliquent pas que les suites de tirages ments de la théorie quantique. »
comme engendrant d'authentiques suites obtenus par un procédé
aléatoires. C'est là une affirmation dis- quantique sont aléa-
cutable. En effet, si les suites produites toires au sens fort défini

=-~om ~iI
passent les tests statistiques standards, en 1965 par Martin-Lof,
c'est aussi le cas des décimales de n ou ce qui, par exemple, en (ÏQQ_
Quantum Random
Number Generator
de nombreuses suites pseudo-aléatoires assurerait !'incompres- 4c\;
algorithmiques dont on sait avec certitude sibilité. Il semble raison- us,,_,No r.s,,_..,; J
qu'elles ne sont pas aléatoires au sens fort. nable d'avoir un peu plus
De plus, aucun argument théorique confiance dans cet aléa
n'assure que les suites produites sont quantique que dans l'aléa

doute conclure que les su ites produites par Pour les procédés mécaniques, la physique
un tel dispositif sont semblables à celles newton ienne affirme que les tirages succes-
que produi sent des va ri ables aléatoires uni- sifs sont détermin istes et, par conséquent,
fo rmes indépendan tes. Cependant, rien ne n 'ont aucune raison de donner des suites
permet d'affirmer qu'une suite particulière incompress ibles ou imprévisibles.
ti rée des photons (ou d'un aut re procédé Quant aux méthodes m icroscopiques, rien
m icroscopique) est une su ite aléatoire au dans les principes mêmes de la mécani que
sens de Martin-Lof : les suites prove nant de quantique ne garantit la production de
tirages indépendants équi li brés ne sont pas véritables séquences aléatoires au sens fo rt.
toutes aléatoires au sens mathématique. À moins de compléter les axiomes de la
Il n'existe ainsi aucune méthode dont on théorie, il n'est au jourd'hu i pas justifi é de
puisse dire avec certitude qu 'elle produ it d ire qu'un procédé quantique produit avec
des suites aléatoires, et celles de la méca- une certi tude absolue de l'aléa for t comme
nique quantique ne font pas exception. Marti n-Lof l'a défin i. Il faut peut-être refor-
Les méthodes algorithm iques n'en pro- mu ler la théorie quantique pour que cela
duisent certainement pas et cela conce rne : change, m ais personne pour l'instant ne
- les ch iffres des nombres irrationnels tels le propose. Il faut donc cesser d'affirmer
que rr, J2, etc.; que les méthodes quantiques de produc-
- les méthodes proposées dans les lan- tio n d'aléa so nt bien fond ées, à l'opposé des
gages de programmation qu i produ isent un méthodes mécan iques ou algorithmiques.
hasa rd assez bien équ il ibré, mais parfo is
prédictible et souvent imparfa it quand on
y regarde de près ;
- les méthodes cryptograp hiques, q ui sont
• Insaisissable hasard
conçues pour ne pas être aussi fac ilement Malgré tout cela, et c'est ici qu'il y a un
prédictibles, mais q ui, du fait de leur nature paradoxe, pour les tests conçus depui s un
algorithm ique, n'en donnent pas pour siècle et qu i sont soigneusement collectés,
autant des sui tes aléatoires au sens absolu. par exemple par le N I ST aux États-unis, tout

104 J M A T H ÉMATIQUES ET MYSTÈRES


semble aller très bien. Il n'y a pas de diffé- qui annonçaient avoir repéré des nuances
rences repérables entre les moins assurées mesurables entre suites aléatoires. Un
(théoriquement) des suites pseudo-aléatoires article de George Marsaglia, grand spécia-
(comme la suite des chiffres de TI), les suites liste de l'aléa informatique, publié en 200 5
aléatoires mécaniques (produites avec pré- conclut de manière formelle après l'utilisa-
cautions) et les suites aléatoires quantiques. tion des meilleures batteries de tests di spo-
Régulièrement, certains chercheurs ont nibles que les chiffres des développements
prétendu repérer et mesurer des diffé- de nombres irrationnels tels que TI, e, )2,
re nces entre dive rses suites aléatoires (par aussi bien d'ailleurs que ceux des nombres
exemple entre les chiffres de TI et ceux rationnels k/p, où p est un nombre premier
d'autres constantes). Cependant, jamais assez grand, semblent se comporter comme
ces affirmations n'ont été confirmées et, s'ils provenaient d'une suite de tirages indé-
au contraire, on a en général découve rt des pendants équitables : la théorie et la pra-
erreurs méthodologiques de la pa rt de ceux tique divergent au maximum !

L 'I MPOS S IBLE H ASAR D ,Îil 105


I

El Equations résolubles
ou non?
Parfois, une équation semble impossible à résoudre. Cette impossibilité
est-elle théorique et définitive, ou peut-on la contourner? En cherchant à répondre
à de telles questions, les mathématiciens ont, au fil des siècles,
franchi des étapes capitales.

u lycée, on apprend à résoudre des symboliques et traitent des équations trop


A équations et des systèmes d'équa- compliquées pour le cerveau humain. Util i-
tions. L'élève qui a compris les méthodes sant toute la puissance de nos machi nes et
ense ignées traitera une large catégo rie de le savoir-fa ire des mathématiciens et ingé-
problèmes. Pour chacun d'eux, il mettra en
nieurs qu i développent et perfectionnent
œuvre une «recette» qui , s'il procède avec
les algorithmes, ces logiciels sont d'incom-
soin, le condu ira à la soluti on.
Les logiciels de calcu l formel, Sage, Pari/CP, parables experts en calcul. Le logiciel Maple,
Mathematica, Maple, etc., se substituent à par exemple, trouve instantanément les
l'élève et, à l'a ide de fo nctions qui se nom- quatre solu tions de l'équation X4 - 6X2 + 6 = 0 :
ment par exemple salve, fon t des calculs 3+\/3, - ~ ,~ , -~ .

L'invention des nombres complexes


Jérôme Cardan a publié une méthode (sans HIERONYMI CAR
doute due à son rival Tartaglia) pour résoudre ai'+bx2+cx+d = O a / 0
DAN! . PRA;STANTISSIMI MATH E
les équations polynomiales de degré 3 à une •AT ICI• , Jfll.OIOP • t• A C a a DICh

inconnue. Comme pour celles de degré 2, il b ARTIS MAGNJE,


X1 = S +T-- SIVE DE REGVLIS ALGEBRAICIS.
propose des formules qui donnent les solu- 3a u,...,.,, Qpl 8< IOdul opaù dcAridimaia, cp,d
tions en fonction des coefficients de l'équation,
S+ T b iy'3 OPVS PERFECTVM
Z2 = - - - - + - ( S - T) lnfaipG<,dlin ordù,cOccimu,.
notés ici a, b, c et d, et du nombre complexe i. 2 3a 2
S+T b iy'3
Les formules générales pour le troisième X3 =------(S-T)
degré sont analogues à celles qu'on apprend 2 3a 2
à l'école pour le second degré ... mais sont
beaucoup plus compliquées. Nous les indi- S=JR+~
quons ci-dessous en notation moderne et
sans démonstration, juste pour le plaisir
esthétique.
T= JR-JQ +R 3 2

l.'.Ars Magna de Jérôme Cardan a été publié en


1545. li est écrit en latin. Cet ouvrage contient
3ac-b2
Q=~
les premières solutions générales d'équations
polynomiales de degré 3. R = 9alx:- 27a2d- 2b3
54a3

106 _. MATH ÉMATIQU E S ET MYSTÈRES


Il écrit ainsi les résultats, et non pas de
L'équation du cinquième degré
manière approchée en donnant quelques
décimales (ce qu 'il sait faire aussi) . Les équations polynomiales de pas trop que l'existence d'Abel se
Mieux, il trouve les six solutions de degré 5 ne possèdent pas tou- soit passée si tristement. Celui qui,
l'équation : X 6 -2 6X5 + 250X4 - l l 60 X 3 + jours de solution s'exprimant à pendant toute sa vie, a dû aller à
2749X 2 -313 4 X + 1320=0, qui sont 1, 2, 3, l'aide des coefficients de l'équa- une aussi rude école, a le privilège
4, 5, 11 . Il n 'a aucun mal non plus quand on tion, des opérations usuelles (addi- de voir et de penser autrement que
utilise des nombres transcendants comme tion, soustraction, multiplication, la majorité des hommes; et si, par
coeffi cients (qu 'il ne remplace pas par des quotient) et du symbole de racine ses efforts et ses études profondes,
valeurs approchées, mais traite symboli- (cinquième ou autre}. Cette insolu- il a acquis le don de lire les pensées
quement) . Pour l'équation : bilité par radicaux des équations des temps à venir, il ne se fait pas
de degré 5 ou plus fut établie par l'illusion d'être compris par les
_x'!- rrX3 -6X3 +6rrX2 + l lX2 - l lrrX-6X+ 6 n: =0,
Niels Abel, et précisée par Éva- siens ou par ses contemporains.
en quelq ues fr actions de seconde, il donne
riste Galois. Leurs travaux mirent Mais, quand le bonheur lui échap-
les solutions qui sont 1, 2, 3, n:. fin à une quête infructueuse de perait, il n'en a pas moins beaucoup
Se posent alors plusieurs questions. Ce que plus de trois siècles, durant les- vu, et il sait qu'il n'a pas vécu en
font ces logiciels est-il parfa it ? Seront-ils quels on chercha à généraliser les vain.»
améliorables jusqu'à résoudre toute équa- méthodes de Cardan pour le troi- La veille de sa mort en duel, Galois
tion ? Seront-ils confrontés à des difficultés sième degré et de Ferrari pour le annota son mémoire sur la théorie
insurmontables et si oui, connaît-on des quatrième. de !'insolubilité des équations de
équations définiti vement insolubles? Abel (1802-1829) et Galois (1811- degré supérieur à 5. Pressé par le
Les réponses à ces questions exigent une 1832) sont morts jeunes et mal temps, il écrivit (ci-dessous): « Il y
compris. Toutefois le biographe a quelque chose à compléter dans
formulation plus précise, mais si nous fai-
d'Abel, Carl Anton Bjerknes, cette démonstration. Je n'ai pas le
sons cet effort, alors ce que nous apprennent
écrivit: « Au reste, ne regrettons temps».
les mathématiques et la logique est extrê-
mement clair... et souvent inattendu. Au
passage, nous constaterons que de nom-
breux progrès mathématiques prov iennent
de l'étude des équations insolubles, ou qui
apparaissaient telles. C'est en comprenant
la nature des insolubilités que de profondes
ava ncées se produi sent, dont l'histoire est
loin d'être achevée. Ces avancées annon-
cent peut-être des mathématiques créées
par les ordinateurs, que David Ruelle entre-
voit (voir l'encadré p. 111).
On sait depuis !'Antiquité que certaines la forme X= n/d avec n et d entiers. C'était
équations n'ont pas de solution, ou du moins très ennuyeux, ca r la diago nale d'un carré
n'en ont pas du genre qu 'on aurait aimé. de côté 1 a pour lo ngueur un no mbre X qui
L'équation X2 - 2 = 0, équi valente à X2 = 2, vé rifie l'équation, ce qui rend donc inco n-
provoqua une révolution mathématique. La cevable de nier l'existence d 'une solution
résoud re, c'est trouver des nombres qui, à l'équatio n !
multipliés par eux-mêmes, donnent 2. Prouve r l'inexistence de n et d est simple et
Les mathématiciens grecs recherchaient p rocède d 'un raiso nneme nt par l'absurde.
et attendaient une solution sous la fo rme Il utili se le fait que le carré d 'un nombre
d'un quotient de deux entiers. Au y e siècle impair l'est aussi, ce qui est évide nt car
ava nt notre ère, Hippase de Métaponte (2m + 1) 2 = 4m 2 + 4m + 1, et des ma nipu-
déco uv rit, du moins d 'après ce qu 'on croit lations fa ciles. Supposon s qu 'il existe un
savoir de l'hi stoire de cette période peu couple d 'entiers (n, d) tel que (n/ d) 2 = 2, et
docu mentée, qu 'on n'y arri ve rait jamais. Il mont ro ns que cela conduit à une contra-
n'existe pas de soluti on à cette équation de dictio n. On peut supposer q ue n est im pair

ÉQUATIONS RÉSOLUBLES OU NON ? .JI 107


ou que d est impair (si net d sont tous les et qu'on envisage que les nombres néga-
deux pairs, on les divisera par 2 autant de tifs soient des carrés. Jérôme Cardan,
fois que nécessaire). On tire de l'égalité au milieu du xv1• siècle, franchit ce pas
supposée que n2 = 2d 2, dont on déduit que téméraire, qui a conduit à la théorie des
n est pair (s'il était impair, n2 le serait et ne nombres complexes.
pourrait pas être égal à 2d2, qui est pair). En introduisant un nombre i dont le carré
En posant n = 2n', on obtient 4n,z = 2d 2 , est -1 (c'est-à-dire i 2 = -1) , on obtient un
donc 2n ,z = d2. On en tire alors que d est ensemble de nombres particulièrement
pair (s'il était impair, d2 le serait aussi et ne intéressants, les nombres complexes. Ils
pourrait être égal à 2n'2 ). On a ainsi prouvé permettent d'affirmer qu'une équation
que n et d étaient tous les deux pairs, ce polynomiale de degré n possède toujours
qui contredit le fait que nous avions n solutions (théorème fondamental de
déjà simplifié la fraction n/d. L'équation l'algèbre). Un autre énoncé plus précis
X 2 - 2 = 0 est donc insoluble, pour celui est que tout polynôme de degré n, à coef-
qui ne recherche que des solutions s'écri- ficients réels ou complexes, se factorise
vant comme quotient des deux entiers. sous la forme du produit d'une constante c
Aujourd'hui, on sait qu'en acceptant les par n monômes (X - s) avec c et s des
nombres irrationnels (non-quotients de deux nombres complexes (les s sont les racines
entiers), l'équation est résoluble, et qu'elle du polynôme).
a deux solutions que nous écrivons V2 et Les logiciels de calcul formel utilisent
- V2. Le nombre V2 se calcule aussi loin les nombres complexes. Ils indiquent
qu'on le souhaite, bien que son écriture ainsi que l'équation X2 + 2X + 2 = 0 a
en base 10 (ou n'importe quelle base) ne deux solutions s 1 = - 1 + i et s 2 = - 1 - i,
s'arrête jamais (puisqu'il est irrationnel): ce qui conduit à la factorisation:
V2 = l,4142135623730950488016887 ... X2 + 2X+2= [X- {-1 + i)l[X - {-1 - i)].
La morale de cette histoire est que, pour Un autre problème d'équation insoluble est
mesurer les objets les plus simples de à l'origine de l'algèbre moderne. La méthode
la géométrie, nous ne pouvons nous apprise au lycée pour résoudre les équations
contenter des quotients de deux entiers. du second degré utilise des racines carrées.
L'élémentaire figure géométrique d'un Souvenez-vous : aX2 + bX + c = 0 ; t:,. = b2 - 4ac,
carré nous oblige à accepter l'infinité des s = (- b± vt,,)/2a.
chiffres de certains nombres. La notion
moderne de nombre réel est née d'une
insolubilité rencontrée par les Grecs.
• Résoluble par radicaux?
Les équations polynomiales à coefficients
entiers ont d'ailleurs été à l'origine d'autres La méthode s'étend aux équations du
progrès mathématiques quelques siècles second degré à coefficients complexes.
plus tard, notamment l'introduction des Mieux, toujours grâce aux nombres com-
nombres complexes. plexes, Cardan montra (en volant semble-
L'équation X2 + 2X + 2 = 0 n 'a pas de solu- t-il l'idée à Niccolo Fontana Tartaglia)
tions réelles : le carré d'un nombre réel est que toute équation du troisième degré a
toujours positif ou nul, d'où: des solutions qui s'expriment à l'aide de
x2 + 2x + 2 =x2 + 2X + 1 + 1 racines cubiques. Mieux encore, Ludo-
= (X+ 1)2 + 1 ;:;,, 1 > O. vico Ferrari établit que toute équation du
Aucun nombre réel, rationnel ou irra- quatrième degré a des solutions qui s'ex-
tionnel, ne peut annuler le polynôme qui priment avec des racines quatrièmes. On
ne prend que des valeurs strictement posi- s'est alors imaginé qu 'on trouverait des
tives. On a affaire à une équation inso- formules utilisant les racines n-ièmes pour
luble. Comme précédemment, elle ne l'est résoudre les équations polynomiales de
plus si on élargit notre idée de nombres degré n.

108 j MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


Faisable ou pas?
Certains problèmes d'équations ou d'inéqua- soustraction, la multiplication, x, sin(xn), et
tions sont traitables par algorithme, d'autres sin(x.sin(x1). Exemple:f(x) • 3sin(sin(x5J)sin(x3)- t
non. Le travail du mathématicien est de pré- Il n'existe pas d'algorithmes permettant de
ciser l'endroit exact où passe cette frontière savoir, pour toute expression f(x) de ce type,
entre le possible et l'impossible. s'il existe un nombre réel x tel que f(x) > O.
Voici deux exemples, l'un d'un problème déci- 2) On considère toutes les expressions f(x) utili-
dable et l'autre d'un problème indécidable. sant des nombres entiers, l'addition, la soustrac-
proposés en 2002 par Mikl6s Laczkovich tion, la multiplication, x, sinM, cos(xn). Exemple:
(Proc. of the Am. Math. Soc., vol. 131, pp. f(x) " 3sin(x5) + cos(x3.) sin(x2) - cos(x7).
2235-2240). On connaît un algorithme permettant de savoir,
1) On considère toutes les expressions f(x) pour toute expression f(x) de ce type, s'il existe
utilisant des nombres entiers. l'addition. la un nombre réel x tel que f(x) > O.

Ce problème de la « résolubilité des équa- X4 =0, 080295100117 ... + 1,328355 1098 ... i
tions de degré n par radicaux n-ièmes » se X 5 =0,0802951001 l 7... - l ,3283551098 ...i.
révéla plus coriace que prévu : pendant Notons que Abel avait été précédé par le
presque trois siècles, on a essayé en vain mathématicien italien Paolo Ruffini (1765-
de trouver une méthode générale pour les 1822) qui affirma !'insolubilité par radi-
équations de degré 5, qui aurait succédé à caux des équations de degré supérieur à 4,
celle de Ferrari. mais sans en proposer de démonstrations
L'illusion fut dissipée quand le mathéma- satisfaisantes. Le jeune et génial mathé-
ticien norvégien Niels Abel (1802-1829) maticien français Évariste Galois (1811 -
prouva en 1824 que certaines équations de 1832) perfectionna les résultats d'Abel,
degré 5, comme X5 - 3X - 1 = 0, ne sont ouvrant la voie au point de vue structural
pas résolubles par radicaux. Une telle équa- en algèbre qui prévaut encore aujourd'hui.
tion a bien cinq solutions comme l'indique Les trois découvreurs de !'insolubilité par
le théorème fondame ntal de l'algèbre, mais radicaux des équations de degré supérieur
on ne peut pas les exprimer en utilisant seu- à 4, du fait de la nouveauté de leurs tra-
lement les notations usuelles et les radicaux vaux, ne réussirent que très difficilement
cinquièmes (ou autres). Vouloir ne consi- à les faire reconnaître par la communauté
dérer comme nombre que ce qu'on obtient mathématique. Celle-ci les considéra avec
à partir des entiers, des radicaux et des opé- scepticisme ou mépris, avant d'encenser
rations arithmétiques habituelles, comme ces exceptionnels inventeurs ... après leur
vouloir se limiter aux nombres quotients mort.
d'entiers, rend insolubles des équations qui Cela n'était pas du tout évident au moment
ont pourtant des solutions. Dit autrement: où les extensions de la notion de nombres
ajouter Y2 et les nombres du même type ne furent proposées, mais la leçon est que si
suffit pas pour avoir tous les nombres réels. on se donne une équation et un domaine de
Notre logiciel de calcul indique que l'équa- nombres dans lequel on recherche les solu-
tion X5 - 3X - 1 = 0 a trois solutions réelles tions, il se peut que la réponse soit : « Dans
et deux solutions complexes. Il n'en propose le domaine où vous recherchez des solu-
pas des expressions formelles, puisqu'elles tions, vous n'en trouverez pas! ». En mathé-
n'existent pas, mais il les écrit sous forme matiques, établir « Ce problème n'a pas de
approchée quand on le lui demande : solution » est une faço n parfaitement satis-
x 1 = 1,388 79198440725 ... faisante de le résoudre ... pourvu que !'insolu-
X2 =-0,33473414 1943352 ... bilité soit démontrée. De plus, se dégager de
X3 = -1 ,21464804269846 ... !'insolubilité en introduisant de nouveaux

ÉQUATIONS RÉSOLUBLES OU NON? .~ 109


L'inso/ubilité du problème des trois corps
traiter le problème des n corps et mener
Le problème des n corps en phy- les résoudre. On les perfectionne des simulations de la dynamique de n corps
sique donne des équations diffi· sans relâche et aujourd'hui, on avec un million de corps quand on prend en
ciles à résoudre analytiquement sait simuler la dynamique de sys- compte les collisions, et avec un milliard de
dès que n est supérieur à 2. Mais tèmes de n corps avec n dépas-
corps si on néglige les collisions.
cette impossibilité de résoudre sant un million.
Dans le cas du problème des trois corps,
le problème en produisant des Les progrès réalisés par les
solutions dotées d'expressions méthodes numériques portent quelque chose d'intéressant et d'inattendu
mathématiques simples (il y a aussi sur la classification des solu- se produit. Une solution analytique exacte a
diverses façons de définir ce tians périodiques du problème été découverte par Karl Sundman en 1909.
que sont de telles expressions) des trois corps. En 2013, Milovan Elle se présente sous la forme de séries
est analogue à l'impossibilité Suvakov et Veljko Dmitrasinovic infinies dont la convergence est extrême-
de la résolution des équations de l'Université de Belgrade ont ment lente, au point qu'il faudrait utiliser
polynomiales de degré 5 par ainsi découvert 13 nouvelles 108000000 termes de ces séries pour obtenir
radicaux et ne signifie pas familles de solutions périodiques une précision équivalente à celle des calculs
que les équations sont inso- au problème des trois corps. (voir
habituels d'éphémérides. Ces séries sont
lubies. Les méthodes de calcul la prépublication http://arxiv.org/
donc inutiles et, pour résoudre le problème
approché réussissent très bien à pdf/1303.0lBlvl.pdf).
numérique, on utilise des méthodes appro-
chées générales plutôt que les séries de
Sundman. Rechercher des solutions ayant
nombres est une méthode féconde et un de belles expressions mathématiques est ici
moteur efficace du progrès. contre-productif!
Le problème dit des n corps est moins Notons que la recherche sur ces sujets se
connu, mais d'une nature comparable aux poursuit avec, parfois, d'étonnantes décou-
questions que nous venons de mentionner. vertes. En 2013, Milovan Suvakov et Veljko
Il s'agit de déterminer les trajectoires de Dmitrasinovic de l'Université de Belgrade
n corps soumis aux forces de gravitation. découvrirent à l'aide de calcul massif par
Dans le cas de deux corps, la solution des ordinateur 13 nouvelles familles de solutions
équations a été donnée par Newton. Pour périodiques au problème des trois corps,
plus de deux corps, le problème est sou- complétant les trois familles périodiques déjà
vent présenté comme insoluble. Pour- connues, dues à Lagrange et Euler pour la
tant, ce n'est vrai que si l'on recherche première, à Roger Broucke et Michel Hénon
des solutions d'un certain type ou par des pour la seconde et à Christopher Moore pour
méthodes fixées à l'avance. On a tort de la troisième.
dire que le problème des n corps est inso-
luble, en laissant entendre qu'il présente
des difficultés mathématiques insurmon-
• Quand le calcul numérique
tables ou qu'il n'a pas du tout de solution.
Ce problème possède des solutions que la
est impossible
nature calcule, seule, sans mal, et que nos Pour de nombreuses familles d'équations,
machines savent aussi déterminer avec une les méthodes numériques donnent des
précision aussi grande qu'on le veut. Les résultats satisfaisants, qu'on cherche bien
insolubilités mentionnées ne sont que par- évidemment à perfectionner, par exemple
tielles, comme quand on voulait des solu- pour que la convergence des calculs soit plus
tions avec radicaux pour les équations de rapide - une tâche sans fin. Il existe pour-
degré supérieur à 4. Sur un plan pratique, tant un cas remarquable où la situation est
même quand les solutions d'une équation de désespérée, même en utilisant des méthodes
degré supérieur à 4 ne s'expriment pas avec numériques.
des radicaux, on sait en calculer des valeurs Le nombre fl (oméga) de Chaitin, défini
approchées aussi bonnes qu'on le souhaite. comme une probabilité d'arrêt d'une cer-
On dispose d'excellentes techniques pour taine machine abstraite, est la solution d'une

110 ~ MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


Les ordinateurs prendront-ils le pouvoir?
Les logiciels de « Ma conclusion temporaire est que puisqu'ils fonctionnent d'une manière
calcul formel, de nous ne pouvons pas exclure que les très différente des cerveaux humains,
démonstration auto- ordinateurs puissent penser, mais que ils pourraient produire des mathéma-
matique et les assis- s'ils y arrivent, alors ce sera d'une tiques très différentes. [...]. Je ne suis
tants de preuve (qui façon très différente de celle des pas impatient de voir les ordinateurs
aident le mathéma- humains. La situation est un peu sem- remplacer les mathématiciens humains.
ticien à écrire des blable à celle de la chimie organique Ce serait, ou ce sera, une chose triste
démonstrations sans erreur) conduisent de synthèse: la synthèse de composés à certains égards, mais je ne veux pas
à une pratique des mathématiques où organiques n'est pas impossible, loin de être aveugle à cette éventualité. Les
l'ordinateur tient un rôle de plus en plus là, mais on y arrive en général en pro- effets de la synthèse organique indus-
important. cédant d'une façon très différente des trielle sur l'humanité ont été énormes,
Dans un article intitulé Post-Human organismes vivants. [...] Les mathéma- ce fut parfois bien et parfois terrible,
Mathematics, le mathématicien-physi- tiques d'aujourd'hui sont une construc- mais aucun retour en arrière à l'époque
cien David Ruelle, professeur honoraire à tion humaine où les ordinateurs sont de pré-Wohler n'est possible. De même, les
l'IHÊS, s'interroge sur l'avenir des mathé- plus en plus utilisés, mais ne jouent pas mathématiques entrent probablement
matiques quand les ordinateurs y joue- un rôle créatif. dans une ère nouvelle, et il est sans
ront un rôle peut-être devenu dominant La situation pourrait changer: les ordi- aucun doute intéressant de deviner ce
(http://arxiv.org/pdf/1308.4678.pdf). nateurs pourraient devenir créatifs, et qu'elle sera.»

équation faisant intervenir une énuméra- ici pour avoir des suites de nombres
tion de machines élémentaires. C'est un rationnels).
nombre parfaitement défini, dont on peut L'équation dont !l est solution est donc
approcher la valeur en menant des calculs, insoluble en ce sens qu 'aucune méthode
ce qui d'ailleurs a été fait en 2002 par Cris- ne sera jamais efficace pour en calculer
tian Calude, Michael Dinneen et Chi-Kou la solution même de manière approchée.
Shu. Cependant, cette résolution d'équation Cette forme d 'insolubilité pratique que
est déconcertante pour une double raison. la théorie du calcul et la logique mathé-
- On sait produire des suites de nombres matique nous offrent ici est loin d'être la
rationnels (r,) ayant !l pour limite, mais seule que le xx• siècle a mise en évidence.
on ne sait pas dire jusqu'où il fa udrait aller Elle prolonge les résultats d'insol ubilité
dans la suite pour avoir une erreur infé- de Ruffini, Abel et Galois .
rieure à 1/ n par exemple. En calculant (rn)
on est certain qu 'on s'approche, mais il
est impossible de proposer des évalua- • Des algorithmes
tions de l'erreur qui tendent vers O quand pour toute équation?
n augmente. Nous qualifierons cependant tous ces cas
- On sait que toute suite de nombres d'insolubilité de bénins : on sait que l'équa-
rationnels (r,) calculée par algorithme tion n'a pas de solution ou on sait que, du
et approchant !l le fait plus lentement fait de sa nature, elle a des solutions qu 'on
que n'importe quelle suite calculable de ne connaîtra que de manière approchée et
nombres rationnels s'approchant de O. La même parfois sans pouvoir contrôler l'er-
convergence vers O de l'erreur est assurée, reur, mais au fond, l'équation est quand
mais elle sera toujours plus lente que celle même traitée. Ce qui importe pour le
de l/n, plus lente que celle de 1/ [ln (n) J, mathématicien et encore plus pour l'ingé-
plus lente que celle de 1/ [ln (ln (n)) J, etc. nieur qui perfectionne les programmes
([xj désigne la partie entière de x, utilisée de calcul forme l est la mise au point de

ÉQUATIONS RÉSOLUBLES OU NON ? ,I 111


méthodes générales permettant de résoudre n'en programmera un qui, face à n'importe
une famille d'équations. quelle équation diophantienne, saura dire si
En algèbre linéaire, on sait par exemple elle possède des solutions entières, et a for-
comment s'y prendre face à n'importe tiori les déterminer quand il y en a.
quel système d'équations du type: Aujourd'hui encore, on s'intéresse aux équa-
X+ 2y + 3z = 1, tions diophantiennes. On recherche non
x+3y+2z=1, plus des solutions qui soient des nombres
3x +y+ 2z = 1, entiers, mais des nombres appartenant à
dont x = y = z = 1/ 6 est l'unique solution, d'autres structures algébriques. Des résultats
ce qu'un logiciel de calcul formel trouve positifs et négatifs sont obtenus, précisant
immédiatement. La présence de coeffi- le paysage de !'insolubilité selon les familles
cients irrationnels ne gêne pas un bon logi- de nombres que l'on considère. Le travail du
ciel, qui résoudra sans plus de peine un mathématicien est devenu double : trouver
système tel que : des méthodes algorithmiques de résolution
X+ 2y + 3z =TI+ 5, pour des familles d'équations les plus larges
2x + 3y + 2z = 2n: + 5, possible et, le cas échéant, démontrer que de
3x + n:y + n:z = Sn:, telles méthodes n'existent pas.
dont les solutions sont x = n:, y = z = 1. Kirsten Eisentrager et Alexandra Shlapen-
Des algorithmes mis au point par les mathé- tokh ont ainsi établi en 2013 un résultat très
maticiens sont introduits dans le programme général résolvant le dixième problème de
des logiciels de calcul formel. Ils traitent Hilbert pour les équations diophantiennes
donc parfaitement des familles entières dont on recherche les solutions parmi les
d'équations et de systèmes d'équations, voire fonctions . Assez étrangement, un problème
d'inéquations. La question est alors de savoir très simple de cette catégorie reste obstiné-
si on pourra toujours aller plus loin dans la ment mystérieux : celui des nombres ration-
mise au point d'algorithmes qui fonctionne- nels. En effet, on ignore s'il existe oui ou
raient pour des familles variées d'équations non un algorithme permettant de trouver
et d'inéquations, de plus en plus vastes. les solutions rationnelles de toute équation
Par expérience, on sait depuis longtemps polynomiale à coefficients rationnels.
qu'il est difficile de résoudre les équations
polynomiales à coefficients entiers comme
xi + 5 Y 3 + 2Z 4 = 11 dont on cherche des • Simplifier n'importe
solutions entières. Ces équations sont dites
quelle expression?
diophantiennes (en l'honneur du mathéma-
ticien grec Diophante d'Alexandrie) . David Terminons en mentionnant un résultat
Hilbert affirma en 1900 qu'il n'existait pro- inattendu qui montre que même la vérifi-
bablement pas de méthode générale pour cation d'une formule ou sa simplification
les résoudre. L'un des grands succès de la pose parfois d'insurmontables difficultés.
logique mathématique fut de donner un sens Si on vous souffle que X= 1, Y= 2 et Z= 3 est
et une démonstration à cette intuition. Ache- une solution de l'équation diophantienne
vant un travail commencé par les chercheurs xi+ 2Y3- 3Z - 8 =0, vous n'aurez aucun mal
américains Martin Davis, Hilary Putnam et à le vérifier (il suffit de remplacer les variables
Julia Robinson, le mathématicien russe Yuri de la partie gauche par les valeurs proposées,
Matiyasevich prouva en 1970 qu'il n'existe et de faire le calcul). Vérifier une identité
pas d'algorithme permettant de savoir, pour semble être une simple question de patience
toute équation diophantienne, si elle a ou qu'un ordinateur sera toujours capable de
non des solutions entières. mener. Contrôler que des solutions propo-
Cette « indécidabilité du dixième problème sées pour une équation sont correctes est une
de Hilbert» signifie que les logiciels de calcul tâche plus facile qu'en trouver les solutions :
formel ne sont pas tout-puissants. Jamais on c'est la fameuse asymétrie entre «trouver »

112 ., i M ATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


et «vérifier» , si utile en cryptographie. Pour- et les opérations d'addition, de soustrac-
tant, même le travail de vérification peut être tion, de multiplication et de composition de
difficile: il existe des familles de problèmes fonctions. Il démontre qu'aucun algorithme
de vérifications qu'aucun algorithme ne trai- ne peut reconnaître toutes les expressions
tera jamais parfaitement. désignant la fonction nulle. Autrement dit,
Parmi les identités faisant intervenir les aucune méthode automatique ne sera jamais
fonctions sin x et cos x, on a la fameuse capable de simplifier toutes les formules qui
relation sin 2 x + cos 2 x = 1, ainsi que peuvent l'être.
sin 2x = 2 sin x cos x, dont on déduit par Une multitude de résultats de ce type sont
exemple: 4 sin 2 x cos 2 x + cos 2 2x - 1 = O. Un maintenant connus concernant les équa-
logiciel de calcul formel trouve effective- tions entre mots, entre matrices, entre
ment Oquand on lui demande de simplifier fonctions, ou concernant le calcul automa-
4 sin 2 x cos 2 x + cos 2 2x - 1. Plus compliqué tique des primitives. Ils nous apprennent
(j'ai essayé !), il trouve aussi que 2 sinx cos x que l'automatisation des tâches de calculs
+ 4cos 3 x - 3 cosx - sin2x- cos3x vaut 0 et de résolution d'équations est limitée
pour tout x. dans toutes les directions. Cela n'empêche
Face à de telles identités, dispose-t-on de pas des progrès continus dans la program-
méthodes de simplification efficaces et mation des calculs mathématiques et, au
générales, c'est-à-dire garantissant que si contraire, permet d'y être plus efficaces.
on leur donne une expression identique- Le travail de ceux qui améliorent les logi-
ment nulle, elles s'en apercevront ? ciels de calcul formel présente un double
Le théorème de Daniel Richardson, démontré visage: d'une part, identifier ce qui est
en 1968 et récemment perfectionné par impossible en prouvant des résultats
Mikloz Laczkovich, indique que, là encore, le comme ceux de Y. Matiyasevich et de
pouvoir des algorithmes est limité. Ce théo- D. Richardson, afin d'en déduire des objec-
rème décrit une catégorie de problèmes de tifs raisonnables; d'autre part, rechercher
simplification qu'aucun algorithme ne sera des bons algorithmes qui mèneront des
jamais capable de traiter parfaitement. calculs de plus en plus complexes, rapides
D. Richardson considère toutes les expres- et variés. Les équations insolubles sont
sions désignant des fonctions d'une variable au cœur des mathématiques depuis !'An-
réelle et construites en utilisant des nombres tiquité. C'est en les maîtrisant et en les
rationnels, les constantes TI et ln (2), les fonc- comprenant que, bien souvent, les mathé-
tions sinx, expx et lxl (valeur absolue de x) , matiques avancent.

ÉQUA TIONS RÉSOLUBLES OU N O N? JI 113


• L'embarrassant
paradoxe de Simpson
Les statistiques conduisent à des décisions fondées et rationnelles ...
à moins qu'un paradoxe ne s'en mêle, comme cela arrive
avec certains jeux de données.

n bon paradoxe est un paradoxe dont prescrire pour soigner les patients atteints
U on ne réussit jamais à se débarrasser.
Quand vous croyez en avoir trouvé la clef,
de la maladie.
Mais en analysant plus en détail les données
une remarque vous fait découvrir que et en considérant le sexe des personnes ayant
rien n 'est résolu. Les paradoxes de Zénon participé aux tests, on a une surprise : parmi
à propos de l'impossibilité du mouve- les hommes, le placebo réussit mieux que le
ment sont de tels paradoxes. Mais le plus médicament, et il en va de même parmi les
élémentaire de tous est le paradoxe de femmes . La somme des deux tableaux 2 et 3
Simpson dont on imagine des solutions ... redonne bien le tableau 1.
qui conduisent à d'autres paradoxes !
Sans cesse, des scientifiques et des utilisa- Total Guéri Non guéri Taux de guérison
teurs de statistiques tombent dans les pièges
Médicament 40 40 50 %
qu'il tend. Chaque année, paraissent des
articles qui tentent de déterminer son sens Placebo 32 48 40%
profond et la façon dont on doit le traiter. 2
Malgré cette littérature abondante, il n 'est Hommes Guéri Non guéri Taux de guérison
pas certain que l'on détienne une solution Médicament 60 %
36 24
entièrement satisfaisante pour se libérer de
Placebo 14 6 70 %
cette récalcitrante absurdité.
Imaginons la situation suivante. On mène 3
des tests en double aveugle sur un nouveau Femmes Guéri Non guéri Taux de guérison
médicament traitant une maladie grave. On Médicament 4 16 20 %
a traité 160 patients, dont 80 ont reçu le Placebo 30 %
18 42
médicament, et les 80 autres un placebo.
Le taux de guérison varie selon que l'on
considère les malades ayant pris le médica- Les trois tableaux sont compatibles, aucune
ment ou ceux ayant pris le placebo (voir le erreur ne s'est produite. Les résultats sont
tableau 1 ci-contre). Parmi les 80 patients sans appel : chez les hommes, le placebo
ayant pris le médicament, 40 ont été est meilleur que le médicament ; chez
guéris (50 % ). Parmi les 80 patients les femmes, le placebo est meilleur que
ayant reçu le placebo, seuls 32 ont été le médicament. Pourtant, en regroupant
guéris (40 % ). Ces résultats suggèrent que hommes et femmes, le médicament pro-
le médicament est efficace. Il faut donc le duit de meilleurs résultats que le placebo.

114 J MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


. Interprétation graphique
Le paradoxe de Simpson apparaît lorsque (c+c', d+d')
a/b < c/d, aïb' < cïrf et que néanmoins (a+a', b+b')
(a + a1/(b + b1 > (c + c1/(d + d'). Les gra-
phiques où les rapports a/b sont une
fonction monotone des angles indiqués
en fournissent la preuve graphique.
Grâce à cette représentation, on trouve
un exemple qui prouve que les trois
inégalités, même dans des cas simples
impliquant de petits nombres, peuvent
être vraies simultanément.

On se trouve dans un cas du paradoxe de • Explication arithmétique


Simpson: la fusion de données concluant
individuellement dans un sens - l'inutilité Avant de tenter de savoir s'il faut oui ou
du médicament testé - donne des résultats non prescrire le médicament testé dans le
concluant dans le sens inverse, l'utilité du cas des tableaux 1-3, étudions l'arithmé-
médicament. tique du paradoxe. Si l'on note A, B, C et D
La plus lointaine mention d'un cas ana- les quatre nombres du premier tableau, a, b,
logue remonte à 1899, où le mathéma- cet d les quatre nombres du second tableau,
a', b', c' et d' les quatre nombres du troisième
ticien anglais Karl Pearson décrivit des
données équivalentes. Plus tard, en 1903, tableau, on a les relations suivantes :
Undy Yule redécouvrit le phénomène, et A = a + a' ; B = b + b' ; C = c + c' ; D = d + d' ;
A/B > CfD ; a/b < c/d ; a'/b' < c'/d'.
le Britannique Edward Simpson (né en
L'étonnement vient de ce que l'on croit que
1922) écrivit en 1951 un article où cette
singularité statistique était soigneusement
[a/b<c/d et a'fb'<c'/d'J entraîne A/ B < C/D,
ou encore avec seulement les petites
étudiée et discutée. Assez injustement
lettres : [a/b < c/d et a'fb' < c'fd'J entraîne
aujourd 'hui, ce type de données para-
(a+ a ')/ (b + b') < (c + c')/ (d + d').
doxales porte son nom.
Or aucune démonstration n'établira cette
De nombreux cas réels présentent cette
implication entre inégalités arithmé-
inversion de résultat lorsqu'on regroupe
tiques, puisque justement les nombres des
plusieurs catégories complémentaires en
tableaux 1-3 vérifient les deux premières
une seule. Chaque année, on découvre de
inégalités et pas la troisième : 36/ 24 < 14/ 6
nouveaux exemples produisant étonne-
et 4/ 16 < 18/ 42, mais 40/ 40 > 32/ 48 (soit
ment et incrédulité. On a rencontré le para-
1,5 < 2,33 et 0,25 < 0,42, mais 1 > 0,66).
doxe à propos des taux d'admission des
Sur le plan arithmétique, il n'y a pas le
filles dans divers départements de l'Univer-
moindre paradoxe - seulement une légère
sité de Berkeley en 1973 : elles étaient meil-
surprise dont on se libère en analysant
leures que les garçons dans la plupart des
l'exemple qui nous montre que même si
départements de l'université, mais quand
a/b < c/d et a'fb' <e'fd', il ne faut pas en
on fusionnait les résultats, leur taux général
conclure que (a+ a ')/ (b+ b') < (c+ c')/ (d+ d').
d'admission à l'université était inférieur Une représentation graphique des don-
à celui des garçons. De nombreux cas en nées (voir l'encadré ci-dessus) illustre pour-
médecine ont été rapportés. Le paradoxe quoi il ne faut pas s'étonner de rencontrer
a aussi été rencontré à propos de l'analyse des jeux de huit paramètres produisant le
des matchs de basket-ball, en démographie, «paradoxe ». Cette représentation conduit
dans l'étude des risques d'accidents, etc. d'ailleurs à découvrir des cas encore plus
(voir l'encadré p. 116).

L'EMBARRASSANT PARADOXE DE SIMPSON .,,, 115


Trois exemples réels
Pris parmi des dizaines d'autres, voici mesuré séparément par groupe eth- structure différente des populations.
trois cas réels où le paradoxe de Simpsonnique s'est accrue dans chaque groupe La population du Costa Rica est beau-
a produit des surprises et a contraint à d'au moins huit points. coup plus jeune en moyenne que celle
analyser plus finement ce que des mani- Gerald Bracey, de l'Université George de la Suède, et donc les jeunes classes
pulations statistiques imprudentes fai- Mason, a étudié cet étrange phénomène d'âge (qui ont un faible taux de morta-
saient apparaître. et a conclu qu'on était là en présence lité) pèsent plus dans la moyenne pour
d'un cas du paradoxe de Simpson. le Costa Rica que pour la Suède, condui-
Aptitudes en progrès pour tous, La clef de l'explication se trouve dans
sant à un taux de mortalité global assez
mais dont la moyenne est stable. le fait que pendant la période consi-
faible au Costa Rica, malgré un taux
Aux États-Unis, au cours des années dérée, le nombre d'élèves blancs soumis
assez mauvais dans chaque tranche
1981-2002, la moyenne des notes obte- au test a proportionnellement décru,
d'âge.
et que la proportion d'élèves apparte-
nues par les élèves soumis au test lin-
nant à des minorités (réussissant en
guistique SAT (Scholastic Aptitude Test) En roulant plus vite, vous aurez moins
général moins bien le test linguistique)
a été stable, avec un résultat toujours d'accidents.
a augmenté, conduisant au total à une
proche de 504 points. Pourtant, durant Gary Davis, de l'Université du Minne-
stagnation des résultats globaux qui,
cette période, la moyenne pour le test pourtant, progressaient dans chaque sota, étudiait en 2004 la relation entre
catégorie. le nombre d'accidents piéton-véhicule
et la vitesse moyenne des véhicules en
Mauvais taux de mortalité dans chaque divers endroits d'une ville.
tranche d'âge, mais globalement bons. Il proposa une modélisation de cette
En 1986, Joel Cohen, de l'Université Roc- relation qu'il voulait utiliser pour éva-
kefeller à New York, a identifié un cas luer l'intérêt de limiter plus sévèrement
réel de paradoxe de Simpson dans le la vitesse autorisée des véhicules. De
domaine de la démographie. Il s'est inté- façon inattendue, le modèle montrait
ressé à la mortalité au Costa Rica et en
qu'en faisant passer la limite de 30 miles
Suède (connue pour son excellente espé-
par heure à 25, le nombre d'accidents
rance de vie). Sans surprise, il a trouvé
augmenterait.
qu'en 1960, le taux de mortalité des
femmes dans toute tranche d'âge fixée
Là encore, bien que pour chaque type
était supérieur au Costa Rica, comparé de sites, le nombre d'accidents diminuait
au taux équivalent en Suède. Pourtant, quand la vitesse limite était réduite,
le taux de mortalité général des femmes une agrégation malheureuse des don-
au Costa Rica était inférieur à celui de la nées (qui ne prenait pas en compte que
Suède. le nombre d'accidents était bien plus
L'explication est encore liée au para- rare dans les zones résidentielles) engen-
Limitation de vitesse doxe de Simpson, et elle provient de la drait une conclusion absurde.

simples de jeux de données présentant de jeux de huit entiers pris entre 1 et n véri-
la prétendue anomalie. En imposant aux fiant les inégalités du paradoxe (ou les inéga-
variables d'être des entiers entre 1 et 4, lités inverses qui sont aussi paradoxales) tend
on trouve pour les huit paramètres quatre vers 0,9606 % quand n tend vers l'infini.
solutions qui sont:
(1, 2, 3, 4, 4, 2, 3, 1) (1, 3, 2, 4, 4, 3, 2, 1)
(4, 2, 3, 1, 1, 2, 3, 4) (4, 3, 2, 1, 1, 3, 2, 4 ). • Comment raisonner?
Lorsqu'on impose aux variables d'être des
entiers entre 1 et 5, le nombre de solutions Tout n'est cependant pas réglé pour autant
explose: il y en a 232. Pour l'intervalle de et, dans la réalité, un médecin face aux
1 à 6, il y en a 1 370. Pour les intervalles données des trois tableaux indiqués doit
suivants, le nombre de solutions est 8 126, prendre une décisio n : oui ou non, faut-
puis 28 252, puis 86 140, etc. La proportion il prescrire le médicament qui semble

116 ,I MATHÉMATIQUES ET MYS T ÈRES


efficace (d'après le tableau 1) et qui semble est général et n'est pas dû à ma connaissance
moins bon que le placebo (d'après les du sexe du patient, mais à ma connaissance
tableaux 2 et 3) ? des tableaux 2 et 3. Il n'y a rien d'irrationnel
Imaginez-vous à la place du médecin. Com- à changer d'avis quand on est mieux informé,
ment allez-vous raisonner? Plusieurs atti- certes, mais ici le changement doit conduire
tudes sont possibles. à oublier le tableau 1 qui ne sert plus à rien
Point de vue 1. Quand j'ignore si c'est un quand on a les deux autres.
homme ou une femme (car par exemple je Notons que, pour tirer une règle de données
suis en train de traiter le cas d'un malade statistiques, on exige en général d'avoir des
anonyme), je ne tiens compte que de la sta- effectifs totaux plus élevés que ceux qui
tistique générale qui est celle qui s'applique apparaissent dans nos tableaux. Mais cela
dans ce cas. Je donne donc le médicament, est sans importance pour tout ce que nous
car je sais qu'il conduit à la guérison dans venons de dire et pour tout ce que nous
50 % des cas d'après le tableau 1, alors que dirons plus loin, car on peut très bien ima-
le placebo ne conduit à la guérison que dans giner que tous les nombres de nos tableaux
40 % des cas. En revanche, lorsque j'ai plus sont multipliés par 100 ou même 10 000 et
de précisions sur la personne à traiter et que que les déductions que nous faisons des sta-
je sais s'il s'agit d'un homme ou d'une femme, tistiques des tableaux sont de ce fait parfai-
je regarde la statistique correspondante (donc tement sûres.
le tableau 2 ou le tableau 3). Pour un homme, Le point de vue 2 est confirmé par un argu-
je donne le placebo, car la statistique du ment formel: de (A =- B) et (non-A =- B),
tableau 2 pour les hommes me conseille de on déduit B. C'est ce qu'on nomme parfois
donner le placebo. Pour une femme, je donne le « principe de la chose sûre» : si, lorsque
aussi le placebo, car la statistique du tableau 3 A est vrai, j'en déduis B, et que, lorsque
pour les femmes me dit que c'est préférable. A est faux, j'en déduis aussi B, alors c'est
L'information sur le sexe du patient me que B est toujours vrai.
conduit à changer de prescription. Ce n'est Le point de vue 2 correspond à l'analyse
pas absurde: l'apport de nouvelles informa- classique du paradoxe et semble nous en
tions justifie souvent de changer ses choix. libérer. On l'exprime parfois en disant qu'il
Mais à y regarder de près, ce point de vue faut prendre des précautions pour agréger
met mal à l'aise et ne semble pas rationnel. des données. Je croyais satisfaisant ce point
C'est ce qu 'exprime le second point de vue. de vue, quand j'ai pris conscience d'une cri-
Point de vue 2. La conclusion du point de tique qui en montre l'absurdité.
vue 1 est absurde. Un patient est soit un
homme, soit une femme, et que ce soit l'un ou
l'autre quand je connais le sexe du patient la • Plus rien ne va!
consigne déduite est la même : donner le pla- Critique du point de vue 2. Imaginons que
cebo. Ma décision ne dépend pas du résultat je dispose aussi d'une statistique sur les
de la question : « S'agit-il d'un homme ou patients aux yeux clairs et d'une statistique
d'une femme? » Il en résulte donc, de toute sur les patients aux yeux foncés, et qu'elles
évidence, que même quand j'ignore le sexe mènent chacune à la conclusion que le
du patient, je dois donner le placebo et ne pas médicament est plus efficace que le placebo.
tenir compte de la statistique générale qui ne Une telle situation est tout à fait possible
sert plus à rien dès l'instant où je dispose des et les données que nous proposons pour
deux statistiques particulières. On se trouve les tableaux 4 et 5 sont compatibles avec
dans un cas assez usuel : la connaissance de les trois premiers tableaux. C'est ce que
nouvelles données (ici les statistiques parti- démontrent les tableaux suivants 6, 7, 8
culières concernant séparément les hommes et 9 ; pour chacune des quatre catégories
et les femmes) change la conclusion que je « Hommes aux yeux clairs », « Hommes aux
faisais avant d'en disposer. Ce changement yeux foncés », « Femmes aux yeux clairs »,

L'EMBARRASSANT PARADOXE DE SIMPSON ,I 117


4 7
Yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison H.yeux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison
Médicament 20 20 50 % Médicament 17 11 60,71 %
Placebo 16 24 40% Placebo 8 4 66,66 %

5 8
Veux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison F.yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison
Médicament 20 20 50 % Médicament 1 7 12,5%
Placebo 16 24 40% Placebo 10 22 31 ,25 %

6 9
H.yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison F.yeux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison
Médicament 19 13 59,375 % Médicament 3 9 25 %
Placebo 6 2 75 % Placebo 8 20 28,57%

« Femmes aux yeux foncés», ils indiquent • Une attitude prudente


les taux de réussite respectifs du médica-
ment et du placebo. Point de vue 3. Dans une situation où seules
On vérifiera sans peine que les tableaux 6 les données des tableaux 1, 2 et 3 sont dis-
et 7 redonnent 2, que 8 et 9 redonnent 3, ponibles, aucune prescription ne s'impose
que 6 et 8 redonnent 4, et enfin que 7 et 9 absolument, du fait de l'existence possible
redonnent 5. Une situation comme celle d'une partition contradictoire comme celle
envisagée ici est parfaitement possible. donnée par les tableaux 4 et 5. Celui qui dis-
Avec ces tableaux, le point de vue 2 est insou- pose des données des tableaux 6, 7, 8 et 9,
tenable. En effet, si j'adopte ce point de vue qui indiquent pour chaque catégorie précise
et que je l'applique non pas à la distinction (sexe connu et couleur des yeux connue) si
homme-femme, mais à la distinction yeux le médicament est meilleur que le placebo
clairs-yeux foncés, je dois conclure qu'il faut pourra en revanche prescrire un traitement
prescrire le médicament. Le point de vue 2 à un patient dont on connaît le sexe et la
conduit donc, selon qu'on s'attache au sexe couleur des yeux: il se référera au tableau
des patients ou à la cou leur de leurs yeux, le concernant. Ce jugement prudent est
à des prescriptions contradictoires. Dans le confirmé par deux arguments.
cas décrit par l'ensemble des tableaux pré- Argument 1. Quand on dispose de données
sentés, tous parfaitement compatibles, le analogues à celles du tableau 1 (indiquant
point de vue 2 conduit à deux conclusions que « le taux de guérison est meilleur avec
opposées; il serait irrationnel de le défendre. le médicament qu 'avec le placebo ») et que
En résumé, le point de vue 1 est clairement les effectifs ne sont pas trop petits (supé-
absurde, et le point de vue 2 aussi car il rieurs à 3), il est toujours possible de faire
conduit à des prescriptions contradictoires. une partition des patients en deux catégo-
Comment sortir du paradoxe ? ries complémentaires de façon à avoi r des
Il semble inévitable d'opter pour un point de tableaux 2 et 3 produisant des conclusions
vue prudent et d'admettre que sans données opposées à celle du tableau 1 («le placebo
plus précises, aucune prescription ne sera est meilleur »).
sûre. Ce point de vue 3, expliqué ci-dessous, En effet, composons la catégorie 1 de
ne satisfera pas le médecin qui n'a pas la patients guéris par le placebo (on en garde
possibilité de différer son choix, mais l'éven- au moins un pour la catégorie 2) et aucun
tualité de cas tels que ceux décrits ci-dessus, de la catégorie que le placebo ne guérit pas,
et encore plus tels que celui décrit dans auxquels on ajoute tous les patients que le
l'encadré ci-contre, force cette conclusion médicament guérit et quelques patients
attentiste. que le médicament ne guérit pas. Ce choix

118 -~ MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


·=: Faisable ou pas ?
Ce jeu de données, que nous nommons le aux yeux clairs», «Hommes aux yeux foncés »,
«Double-Simpson », a été découvert par Jean- «Femmes aux yeux clairs »,« Femmes aux yeux
François Colonna le 20 mars 2013 en menant foncés »), selon qu'on lit les tableaux A ou 8
des calculs intensifs. Il a les propriétés para- dans la même catégorie, on trouve que le médi-
doxales suivantes. cament surpasse le placebo ou l'inverse, mais
- Dans le tableau 1, on considère une popu- on n'a jamais le même résultat pour A et 8.
lation de 183 personnes séparées en deux Cette divergence systématique entre les don-
groupes complémentaires dont l'un prend le nées A et 8 montre que quelqu'un disposant
médicament et l'autre un placebo. Le taux de des tableaux 1-5 ne peut rien conclure pour
guérison est meilleur pour le groupe prenant le aucune personne quelle que soit sa catégorie
médicament qui semble donc devoir être pres- (Homme, Femme, Yeux clairs, Yeux foncés).
crit aux malades. A6
- Quand on sépare les hommes et les femmes H. yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison
(tableaux 2 et 3), pour chaque catégorie le pla-
Médicament 21 13 61,76 %
cebo est meilleur que le médicament. C'est le
paradoxe de Simpson simple. Placebo 8 5 61,53 %
- Quand on considère séparément les per-
sonnes aux yeux clairs et les personnes aux A7
yeux foncés (tableaux 4 et 5), le médicament H. yeux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison
est à nouveau meilleur. Médicament 19 13 59,37 %
- De plus, et ce fut le point le plus délicat à satis- Placebo 8 4 66,66 %
faire, les données des tableaux 1-5 résultent
de deux séries de tableaux, soit A6-A7-A8-A9, AB
soit 86-87-88-89, aux propriétés opposées. F. yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison
Pour chacune des quatre catégories («Hommes Médicament 3 6 33,33%
Placebo 13 23 36,11 %
Général Guéri Non guéri Taux de guérison A9
Médicament 47 42 52,80 % F. yeux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison
Placebo 38 56 40,42 % Médicament 4 10 28,57 %
Placebo 9 24 27,27%
2
Hommes Guéri Non guéri Taux de guérison
Médicament 40 26 60,60 % B6
Placebo 16 9 64 % H. yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison
Médicament 21 14 60 %
3 Placebo 9 4 69,23 %
Femmes Guéri Non guéri Taux de guérison
B7
Médicament 7 16 30,43 % H. yeux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison
Placebo 22 47 31,88 %
Médicament 19 12 61,29 %
Placebo 7 5 58,33 %
4
Yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison B8
F. yeux clairs Guéri Non guéri Taux de guérison
Médicament 24 19 55,81 %
Médicament 3 5 37,50 %
Placebo 21 28 42,85 %
Placebo 12 24 33,33 %
5 B9
Yeux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison F. yeux foncés Guéri Non guéri Taux de guérison
Médicament 23 23 50 % Médicament 4 11 26,66 %
Placebo 17 28 37,n % Placebo 10 23 30,30 %

L 'EMBARRASSANT P ARADOX E DE SIMPSON ,1 11 9


Visualisation de la fréquence du paradoxe
cas lorsque les huit éléments des deux tableaux parcourent
toutes les valeurs entières entre 1 et 4. Cela fait 48 = 65 536
cas différents.
En regroupant les tableaux hommes et femmes d'un cas, on
obtient un tableau de synthèse (hommes et femmes réunis) qui
donne parfois une situation de type «paradoxe de Simpson»: les
tableaux hommes et femmes vont dans le même sens Oe médi-
cament est meilleur, ou le placebo est meilleur), mais le tableau
synthétique donne une conclusion opposée.
Chacun des 65 536 cas est représenté par un pixel. Les quatre
coefficients du tableau pour les hommes (première colonne: a,
b; deuxième colonne: c, d) fournissent l'abscisse du pixel en
considérant le nombre entier dont l'écriture en base 4 a pour
chiffres (a - 1), (b - 1), (c - 1), (d - 1). Les quatre coefficients
du tableau pour les femmes donnent, selon le même codage,
l'ordonnée du pixel. La couleur du pixel est choisie selon les
règles suivantes.
- Si on a un cas «normal » Oes tableaux hommes et femmes
donnent une même conclusion, qui est aussi celle du tableau
27 = 0,64 +M6 +2,4+ 3,1=0123 en base 4 216-- 3,64+ 1'16 +2'4 +0,1 • 3120 en base4
de synthèse), le pixel est vert ou marron selon que le placebo
27 Guéri Nonguéri Taux de~ 216 Guéri Non guéri Taux de guérison l'emporte dans le cas général ou non.
Médicament 1 3 25 % Médicament 4 3 57 % - Si on a un cas sans grand intérêt Oes tableaux hommes et
Placebo 2 4 33% Placebo 2 1 66 % femmes se contredisent, ou il y a égalité entre les succès du
Le placebo est meilleur Le placebo est meilleur médicament et du placebo), le pixel est noir.
243 Guéri Non guéri Taux de i,iérisoo - Si on a un cas de paradoxe de Simpson Oe tableau de syn-
MATRICE SOMME Médicament 5 6 45,45 % thèse s'oppose aux deux tableaux hommes et femmes qui
Placebo 4 5 44,44 % vont dans le même sens), le pixel est clair, entouré d'un halo
Le médicament est meilleur pour aider à le repérer. Il n'y a que huit cas, correspondant
aux huit pixels (27, 216), (39, 228), (78, 114), (114, 78),
Cette figure représente l'ensemble des cas possibles lorsqu'on (141, 177), (177, 141), (216, 27) et (228, 39), le premier étant
considère le nombre de guérisons pour des patients hommes détaillé ci-contre.
prenant le médicament ou le placebo et pour des patientes Cette représentation, imaginée et réalisée par Jean-François
femmes prenant le médicament ou le placebo (cela corres- Colonna, montre qu'heureusement le paradoxe de Simpson se
pond aux tableaux 2 et 3 du texte). On a envisagé tous les produit assez rarement.

ass ure que dan s la catégorie 1, le taux de Ce type de partages est certes artific iel,
réussite du placebo es t 100 %, et qu 'il ne mais il montre que le risque de paradoxe de
l'est pas pour le médicament. Dans la caté- Simpson est toujours présent : tout tableau
gorie 2, il n 'y a aucun patient que le médi- composé de données pas trop petites est
cament guérit (ils ont tous été m is dans la susceptible d'être séparé en deux tableau x
catégorie 1) et donc le taux de guérison créant un paradoxe de Simpson .
avec le médi cament est nul, ce qu 'il n 'est Argument 2. Il existe des situations que
pas pour le placebo puisqu'on a réservé l'on nommera «Double-Simpson », dont la
au moins un patient guéri par le placebo première a été découverte par Jean-Fra n-
pour la catégorie 2. Auss i bien dans la caté- çois Colonna, du Centre de mathématiques
gorie 1 que 2, le placebo sera donc stricte- appliquées de !'École polytechnique, où :
ment meilleur que le médicament. Si les - Le tableau 1 suggère que le médicament
coeffi cients du tableau 1 sont (2, 2, 2, 3), la est meilleur que le placebo.
méthode décrite donne (2 , 1, 1, 0) pour le - Les tableaux 2 et 3 suggèrent que le pla-
tableau 1 et (0, 1, 1, 3) pour le tableau 2. cebo est meilleur que le médica ment.

120 J, M ATH ÉMATI Q UES ET MYSTÈR ES


Le paradoxe de Simpson et l'émergence de la coopération
Dans la compétition entre organismes pas une surprise) bien qu'au total, les Population
biologiques, le maintien des « biens non-producteurs voyaient leur effectif Sous-groupes
communs» est une question impor-
tante. Lorsqu'il y a un producteur de ce
bien commun et un consommateur (un
organisme qui en bénéficie sans le pro-
global décroître en proportion. Il s'agis-
sait d'un phénomène de type paradoxe
de Simpson.
Pour un biologiste, ce système est
ô 0,50 0,75 0,50 0,25
T T T T

()~o~
duire), les consommateurs ont tendance un exemple frappant de conflit entre
à proliférer aux dépens des producteurs. niveaux de sélection. Les bactéries
L'oxygène de l'air est un exemple de bien productrices du bien commun sont les
commun produit seulement par certains bénéficiaires de l'ensemble du système 0,533 0,70 0,45 0,20
organismes et consommé par d'autres quand on les considère comme un tout,
qui ne le produisent pas. En 2009, des alors qu'à un niveau individuel (celui En vert, la proportion initiale de bactéries de type 1.
chercheurs de l'Université Rockefeller à auquel opère la sélection), elles sont En bleu, la proportion finale de bactéries de type 1.
New York Uohn Chuang, Olivier Rivoire, désavantagées, puisque dans chaque
Stanislas Leibler) ont créé et étudié groupe leur proportion diminue. paradoxal n'est pas seulement théorique,
une telle situation avec deux souches Grâce aux effets du paradoxe de mais doit être pris en compte par les spé-
de la bactérie Escherichia coli. L'une Simpson, un trait qui bénéficie à la popu- cialistes de l'évolution. Cette dynamique
des souches produisait un antibiotique lation considérée comme un tout peut doit être envisagée comme mécanisme
utile aux deux souches et l'autre en pro- ainsi se trouver sélectionné, bien qu'à un de sélection de traits individuels favo-
fitait sans le produire. Les chercheurs niveau individuel le trait soit désavanta- rables à la coopération et à l'altruisme.
ont composé plusieurs groupes de bac- geux. La chose est étonnante: ce qui est Utiliser le paradoxe de Simpson est l'une
téries, chaque groupe comportant les mauvais au niveau individuel se trouve des ruses que la sélection naturelle met-
deux types de bactéries. Une situation au total favorisé par l'effet mécanique trait en œuvre pour favoriser les traits
apparemment paradoxale est apparue : d'un paradoxe de Simpson. La réalisation coopératifs et faire ainsi émerger et pros-
les non-producteurs croissaient plus concrète de l'expérience par les cher- pérer des entités collectives d'individus
vite dans chaque groupe (ce qui n'est cheurs démontre que cet effet sélectif coopérateurs et solidaires.

- Les tableaux 4 et 5 suggèrent que le médi- est souvent dans une telle situation) réus-
cament es t meilleur que le pl acebo. sira à prendre des décisions à peu près sûres.
- JI existe deux jeux de données (tableaux On montre en effet que celui qui connaît un
6A-9A et tableaux 6B-9 B) compatibles tableau comme notre tableau 1 et le sépare en
avec les tableaux 1-5 et tels que pour deux catégories complémentaires ne tombera
chaque catégorie précise (il y en a quatre), sur des résultats opposés (tels les tableaux 2
ce que laissent suppose r les données A est et 3) qu'avec une probabilité de 1,92 %. De
l'inverse de ce que suggèrent les données B même, en fusionnant deux tableaux donnant
(voir l'encadré p. 11 9). des indications dans le même sens, la proba-
Cette poss ibilité de jeux A et B condui- bilité que le tableau résultant contredise les
sant à des prescripti ons opposées pour deux premiers est faible. De même encore, la
chacu ne des quatre catégories n'était pas probabilité que trois tableaux, dont l'un est la
connue avant les expériences numériques somme des deux autres, présentent un para-
de J.-F. Colonna. Elle établit définitivement doxe de Simpson est faible.
que dans certaines situations, celui qui veut La conclusion est que même si les cas où le
des certitudes absolues ne peut agir à cause paradoxe de Simpson se produit sont vrai-
du paradoxe de Simpson. ment gênants (c'est ce qu 'établit le « Double-
Heureusement, dans les cas que nous avons Simpson »), ils sont heureusement assez
envisagés, celui qui est prêt à prendre le risque rares. On peut donc prendre le risque... de ne
de se tromper (en médecine le prescripteur pas y penser !

L ' EMBA RR A SSANT PA R A DOXE DE S IMPS ON .,# 121


li Indécidables
utiles et inutiles
Les affirmations sur la complexité sont souvent indécidables.
D'où l'idée d'en utiliser comme axiomes pour limiter la désagréable incomplétude
de toute théorie mathématique, découverte par Kurt Gëdel il y a 80 ans.

e qui est simple peut se dire en peu le m athématicien ru sse Andreï Ko lmo-
C de mots et do nc ce qu i es t complexe
en demande beaucoup. Le hasard ne pou-
gorov et q uelques autres théoriciens, son
importance se confirme d'ann ée en année :
vant pas se résume r, il est incompress ible on l'utili se en physique pour défi ni r l'en-
et fourn it les ob jets les plus complexes. trop ie, e n biologie pour concevoi r des
Ces idées élémentaires servent de fond e- algorithmes de comparai son de séquences,
ment à la « t héori e algorit hmiq ue de l'in- en psychologi e pour mesurer la ca pac ité
format ion » ou théorie de la « complexité des humain s à reconn aître et simu le r le
de Ko lmogorov ». Créée il y a 50 ans par hasard, etc.

La complexité ne peut être calculée


de O a une faible complexité de Kol- grande qu'on le souhaite ; mais Gregory
mogorov, car il existe des programmes Chaitin a établi que si l'on se donne une
courts qui l'engendrent (par exemple : théorie formalisée T, elle ne peut démon-
« Pour i de 1 à 1000 000, print ·o·»). trer qu'un nombre fini de théorèmes de
C'est vrai aussi de la suite composée la forme «K(s) = n» ou «K(s) > n». Cela
in, d'un million de chiffres de TT ou de e, signifie que, sauf pour un nombre fini
car, grâce aux nombreuses séries qui de suites s, la théo~ie T ignore tout de
donnent TT ou e, on sait écrire des pro- la complexité de s: la complexité est,
grammes courts qui calculent un mil- sauf rares exceptions, indécidable. La
lion de chiffres de TT ou de e. Il existe situation est presque paradoxale: une
un programme de moins de 200 carac- théorie T (par exemple l'arithmétique
tères U. Gibbons, Amer. Math. Manthly, de Peano, formalisation la plus natu-
vol. 113, pp. 318-328, 2006) qui réussit relle des modes de raisonnements en
l'exploit de calculer indéfiniment des arithmétique) prouve qu'il existe des
chiffres de TT. Bien sûr, il les calcule de suites de grande complexité, mais n'en
plus en plus lentement, mais il ne s'ar- connaît aucune. Cette forme particu-
rête que lorsque toute la mémoire de la lière de l'incomplétude est remarquable,
La complexité de Kolmogorov d'une machine a été utilisée. Il ne s'arrêterait car contrairement aux formules dont
suite finie s de O et de 1 est la taille pas si l'on ajoutait progressivement de Kurt Gôdel a démontré l'indécidabilité,
du plus court programme écrit dans un la mémoire à la machine. les formules concernant la complexité
langage assez puissant qui produit s. Il est assez facile de montrer qu'il existe de Kolmogorov sont immédiatement
On la note K(s). Une suite d'un million des suites s de complexité K(s) aussi compréhensibles.

122 ~ MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


:;::: Réduire /'incomplétude en ajoutant des axiomes
suite binaire s et certains programmes = 1/210 = 1/1024: moins d'une suite sur
n'en produisent pas, car ils ne s'arrêtent mille de longueur 110 a une complexité
jamais. K < 100. Plus généralement, la proportion
Le nombre de programmes de taille 99 de suites de longueur n ayant une com-
est au plus 299( iI y a 299 suites différentes plexité K< n - m est au plus 112m.
de Oet de 1). Le nombre de suites s pro- Comme il est facile d'écrire un pro-
duites par les programmes de taille 99 gramme de longueur proche de n qui
est donc inférieur ou égal à 299• Le produit une suite s de longueur n donnée
même raisonnement montre que les pro- (on prend le programme «PRINT s»), la
grammes de taille 1, 2, ..., 99 produisent complexité de Kolmogorov d'une suite
au plus 21 + 22 + 23+ 2"+ ... + 299 suites de longueur n est, sauf rares exceptions,
binaires différentes. La somme de cette très proche de n.
série géométrique est égale à 2100 - 1. Un axiome stipulant qu'une suite s de
On en déduit que le nombre de suites s, longueur n tirée au hasard a une com-
de longueur 110 par exemple, produites plexité K > n - m est très probablement
par un programme de longueur infé- vrai, en même temps qu'il est indécidable,
rieur à 100 est au plus 2100 • Cela signifie car dès qu'une suite est longue on ne sait
La complexité de Kolmogorov, la aussi que le nombre (2 11°.) de suites de déterminer sa complexité de Kolmogorov
taille K(s) du plus court programme don- longueur 110 ayant une complexité K < (voir l'encadré en page de gauche).
nant une suite s, est rarement petite. 100 est inférieur à 2100• La proportion de Cette façon d'ajouter comme axiomes
Les programmes sont des suites de O suites de longueur 110 ayant une corn- des indécidables à une théorie T vient
et de 1. Chaque programme produit une plexité K < 100 est inférieure à 210012110 d'être étudiée.

En logiqu e mat hé mat iq ue et en phi loso- dépend peu d u langage de programmation


ph ie des sc iences, les mu ltip les fa cettes choisi) . Une sui te fin ie s de lo ngueur n est
de cette théorie d éfi n issent ce qu 'es t une considérée comme aléatoire si elle a une
suite infi nie a léatoire ou une théorie co m- complexité d e Ko lmogorov proche d e sa
plexe. Nou s ve rron s ici que des ax iomes ta ille (par exemple supérieure à n - c pour
po rt ant sur le hasa rd et la co mp lex ité une constan te c fi xée). Une su ite infin ie s
enri ch isse nt une théo r ie ma thé m atiqu e de O et de 1 est considérée aléatoire (o n
et aug mentent so n pouvo ir d e dé mons- d it aléatoire au sens de Martin-Lof car ce
trati on. Cinq m athém at icie ns d 'o ri gines mathématicien est à l'origi ne de la notio n )
va ri ées, Laure nt Bie nven u et Anto ine si c'est le cas de to us les débuts d e s:
Tave neau x, de l'Un ive rsité Pa ri s 7, Andreï la suite (s 0, s 1, ... , s,,, ... ) est aléato ire si et
Romas hche nko et Alexa nd e r She n, seu lemen t s'il existe un nomb re c tel que
auj ourd ' hu i à l'Un ive rs ité d e Mo ntpel- K(s0, s 1, ... , s,,) > n - c pour tout ent ier n.
li er, et Sti jn Ve mee ren , d e l'Un ive rsité d e
Leed s en Grande-Bretag ne, ont dans u n
articl e récent fa it ava nce r notre comp ré- • Comment compléter
hension du hasa rd et du rôle log ique de
une théorie?
la comp lex ité.
Ava n t d 'expliquer le déta il de leurs tra- Grâce aux célèbres résultats d 'incomplé-
vaux rappelons q ue la complexité d 'u n tude de Ku rt Gode!, nous savons depui s
ob jet nu mérique (une suite fini e s de O et maintenant plus de 80 ans qu'une théorie
de 1) est, d 'ap rès Ko lmogo rov, la tai lle du mathématique fo rmalisée (par exemple
plus court programme d 'ord inateur q ui la théorie des ensembles ) comporte iné-
enge ndre s. On note cette taille K(s ) (elle vitab lemen t des trous: pou r tou te théorie

INDÉCIDABLES UTILES ET INUTILES ./1 123


formalisée T, il existe des énoncés E quali- une voie alternative à celle des axiomes de
fiés d'indécidables, dont la théorie T n'est consistance. Il a en effet démontré que les
capable ni de démontrer qu'ils sont vrais, affirmations concernant la complexité de
ni de démontrer qu 'ils sont faux. Parmi ces Kolmogorov des suites fi nies (et donc leur
« indécidables » sur lesquels une théorie T nature aléatoi re ou non) sont souvent des
est incapable de se prononcer, figure l'af- indécidables de Gode!. Il a en fa it établi le
firm ation que dans la théorie T, il n'existe remarquable et étonnant théorème suivant :
pas de théorème qui énonce le contraire une théorie consistante donnée T ne peut
d'un autre. On désigne cette propriété par démontrer qu'un nombre fini d'affirmations
la «consistance» de T. Une idée vient alors du type « K(s) = n » ou du type « K(s) > n ».
n aturellement à l'esprit : pourquoi ne pas Ainsi, au-delà d'un certain n0 (qui dépend
ajouter aux axiomes de T l'affirmation de de la théorie T), tous les énoncés affir ma nt
sa consistance, cons(T) ? On obtient ainsi une complexité supérieure à n0 sont des
une théorie plus pui ssante que T dont on a indécidables de la théorie T.
réduit l'incomplétude.
La théorie de la démonstration - un
domaine de la logique mathématique - a • Éviter les indécidables
étudié ce procédé de complétion qu'on
applique éventuellement plusieurs foi s: on Toute théorie fo rmalisée est donc grave-
ajoute l'affirm ation de la consistance de T, ment aveugle à la complexité, puisqu'elle
ce qui donne une nouvelle théorie T', on ne sait pratiquement rien dé montrer de la
recommence avec T', et ainsi de suite. complexité des suites finies de O et de 1.
Dès 1939, Alan Turing a étudié ce thème Cela suggère, toujours pour éviter les indé-
qui était le suj et de sa thèse de docto ra t à cidables, d'a jouter des axiomes de la fo rme
Princeton. Les résultats obtenus sont dif- « K( s) = n » ou « K(s) > n » pour des suites
fic iles, car liés à la théorie des ordinaux finies s et des entiers n choisis. Étudier la
(les nombres transfi nis). Il s ont été com- force axiomatique de la complexité et du
plétés depui s, en particulier par Salomon hasard consiste donc à poser les questions
Feferman, un élève de Gode!. « Est-ce que l'ajout de tels indécidables a des
Ce domai ne est malgré tout un peu déce- effets intéressants?» et « Comment faire
vant, car les énoncés qui affirment des pro- cela au mieux?». C'est exactement le sujet
priétés de consistance sont peu pratiques de l'article des chercheurs réunis autour de
pour démontrer des théorèmes mathéma- L. Bienvenu.
tiques, ce qui a pour conséquence qu 'il faut Insistons sur le fa it que ces travaux, aussi
en ajouter beaucoup (en fai t jusqu 'à l'infini, abstraits qu'ils paraissent, renfo rcent notre
puis recommencer encore et encore en utili- compréhension ph ilosophique et mathé-
sant la théorie des ordinaux) pour que cette matique sur un suj et fo ndamental. On doit
méthode de complétion produise des consé- déjà beaucoup à la théorie algorithmique
quences intéressantes. En résumé, en procé- de l'information dans les progrès fa its
dant par l'ajout d 'axiomes de consistance, on récemment concernant le hasard, car ce
complète bien les théories mathématiques, qu 'elle montre va au-delà de la théorie des
mais les théories obtenues ne sont pas très probabilités en établissant, ce qui était loin
commodes pour ce qui intéresse les mathé- d'être évident, que les concepts de calculs,
maticiens et les résultats obtenus délicats à d'algorithmes et de progra mmes sont pro-
interpréter. Il fa llait donc imaginer d'autres fondément liés à cette notion.
méthodes de complétion. Les résultats obtenus par L. Bienve nu et ses
Le mathématicien américain Gregory collègues no us éclairent sur quatre points
Chaitin, qui for mula en même temps et p rincipaux.
indépendamment de Kolmogorov la théorie 1) Aj outer sans méthode des axiomes affir-
algorithmique de l'information, a suggéré mant des p rop riétés presque ce rta ines sur

124 J MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


la complexité ne conduit pas à prouver des pouvoir démonstratif: la théorie mainte-
théorèmes nouveaux limitant l'incomplé- nant sait que K(s) > 99 900.
tude godélienne, mais en revanche permet On dispose ainsi d'une méthode de com-
de raccourcir les démonstrations. plétion qui, sauf au plus une fois sur 2 100
2) Ajouter comme axiomes des formules (ce qu'on peut considérer comme totale-
indiquant la complexité de séquences ment négligeable) améliore une théorie T
assez nombreuses du type « K(s) = n » ou en supprimant au moins un indécidable.
«K(s) > n » supprime les indécidables de la La question est maintenant: avoir pris ce
forme « pour tout x: P(x) » (voir l'encadré en risque est-il utile, c'est-à-dire conduit-il à une
page suivante pour l'importance de telles théorie T' (comportant un axiome de plus)
formules) . Cela constitue un renforcement qui démontre des théorèmes nouveaux inté-
considérable du pouvoir démonstratif de ressants, que T était incapable de démontrer
la théorie. L'affirmation «Tout nombre pair avant l'ajout?
supérieur à 2 est somme de deux nombres La réponse est négative pour l'essentiel. Cela
premiers » (conjecture de Goldbach) est de résulte de la proposition suivante démon-
la forme « Pour tout x: P(x) » ; elle ne peut trée par le groupe des cinq chercheurs : si
être indécidable dans une théorie complétée l'on ajoute un ou plusieurs axiomes du type
systématiquement par des axiomes concer- envisagé en les choisissant au hasard (par
nant la complexité. exemple en tirant à pile ou face les suites s
3) Tous les axiomes du type « K(s) = n » concernées) et en prenant un risque total
n'ont pas la même force . Certains, assez inférieur à un seuil fixé E (par exemple
rares, sont extrêmement puissants et 1/2 100 ), et si l'on ne considère que les théo-
rendent inutiles la plupart des autres. rèmes qui dans ce processus probabiliste de
4) Ajouter comme axiome qu'une séquence démonstration sont obtenus avec une pro-
infinie s de O et de 1 est aléatoire au sens babilité supérieure à E, alors les théorèmes
de Martin-Lof renforce la théorie, mais qu'on découvre peuvent l'être sans ajout
ne le fait jamais autant que la méthode d'axiomes, autrement dit, pouvaient déjà
précédente. l'être dans la théorie initiale.
Parmi les 2" suites de O et de 1 de lon-
gueur n (par exemple n = 100000), on
démontre qu'au plus une sur 1024 (= 2 10 ) • Ajouter des axiomes
a une complexité de Kolmogorov inférieure
peu risqués est inutile
à n - 10 (ici 99 990). Il n'y en a, au plus,
qu'une sur un million (1 048 5 7 6 = 220 pré- Ajouter des informations presque certaines
cisément) ayant une complexité inférieure concernant la complexité n'est donc pas
à n - 20 (donc 99 980 pour notre exemple). vraiment utile pour limiter l'incomplétude.
L'énoncé général est: « Au plus une suite de En revanche, un second résultat sur ces pro-
longueur n sur 2m a une complexité infé- cessus de démonstration avec ajout aléatoire
rieure à n - m » ; autrement dit, les suites d'axiomes presque certains établit qu'on en
peu complexes sont extrêmement rares tire un gain sur la taille des démonstrations :
(voir l'encadré p. 123). on n'a pas vraiment plus de théorèmes, mais
Si l'on choisit m = 100, que l'on tire unifor- les théorèmes de T sont maintenant obtenus
mément une séquence s de 100 000 sym- par des démonstrations plus courtes.
boles O ou 1 (par exemple à l'aide d'une La situation est analogue à celle déjà ren-
pièce de monnaie) et que l'on ajoute contrée en arithmétique à propos des
l'axiome «K(s) > 99 900 » à une théorie T, tests de primalité probabilistes. Alors
alors sauf malchance extraordinaire que démontrer sans accepter de prendre
(risque de 1/ 2 100), on ajoute un indécidable le moindre risque qu'un entier long (de
vrai à la théorie T à laquelle on s'intéresse. 10 000 chiffres par exemple) est un nombre
Cela en accroît donc au moins un peu le premier exige toujours un long calcul, on

INDÉCIDABLES UTILES ET INUTILES -# 125


:: La classification des formules
En logique, on s'intéresse à la forme un calcul dont on sait évaluer la taille F(n) », où F(n) est une formule ~0. Au-
logique des affirmations mathéma- par avance et qui, achevé, indiquera si dessus encore, il y a les formules II2 de
tiques, ce qui conduit à une classifica- l'affirmation est vraie ou non. la forme «Pour tout entier n, il existe un
tion des formules. Chacun perçoit qu'en Toutes les formules de ~o vraies sont entier m tel que F(n, m) » où F(n, m) est
parcourant la liste suivante de formules, démontrables dans le système formel une formule de ~ 0• Il y a ensuite les for-
où chaque élément de la liste est comme de l'arithmétique de Peano. En particu- mules II3 de la forme« Pour tout entier n,
un échelon, la difficulté de compréhen- lier, c'est le cas de toutes les affirma- il existe un entier m tel que, pour tout
sion des affirmations mathématiques tions vraies du type «n est un nombre entier k, F(n, m, k) » où F(n, m, k) est une
augmente. premier »: De même, si une formule formule de ~ 0• etc.
tnoncé A: 2 + 11 = 13. de ~o est fausse (par exemple « 121 est La formule «Pour tout entier n, n est
tnoncé B: Le carré de tout entier pair est un nombre premier»), l'arithmétique multiple d'un nombre premier » est II1,
aussi pair. de Peano sait démontrer sa négation. car si n est connu, la formule «n est mul-
tnoncé C: Pour tout entier n donné, il Aucune des formules de ~o n'est donc tiple d'un nombre premier » est ~ 0. C'est
existe un nombre entier P > n qui est un indécidable dans l'arithmétique de une formule démontrable dans l'arithmé-
nombre premier (autrement dit, il y a une Peano (ou dans une théorie plus forte tique de Peano.
infinité de nombres premiers). comme la théorie des ensembles). Parmi les formules II1, certaines sont
tnoncé D: Pour tout entier k, il existe un Au-dessus de ~ 0• il y a la classe très des indécidables. La formule exprimant
entier n tel que pour tout entier m > n, on importante des formules II1• Ce sont les que le système formel de l'arithmétique
ait : O < 211m - 1 < 1/k (autrement dit, la
formules de la forme «Pour tout entier n, de Peano est consistant (c'est-à-dire
suite 2 11m tend vers 1 quand
non contradictoire) est II1,
m tend vers l'infini)
car elle signifie «Pour tout
tnoncé E: 11 existe un entier b
entier n, les démonstra-
et pour tout entier k, il existe
tions dans l'arithmétique
un entier n tel que pour tout
de Peano de longueur au
entier m > n:
plus n ne conduisent jamais
b - 1/k < f(m) < b + 1/k
à démontrer que O= 1».
(autrement dit, la suite f(m) a
une limite quand m tend vers De nombreux énoncés sur
l'infini et cette limite est un lesquelles les mathémati-
entier). ciens s'interrogent sont équi-
D'un énoncé au suivant, valents à des formules II1•
les formules contiennent C'est le cas de la conjecture
de plus en plus de quanti- de Goldbach (tout nombre
ficateurs («il existe», «pour pair > 2 est somme de deux
tout ») et c'est ce qui rend nombres premiers), mais
leur compréhension plus aussi de la conjecture de Rie-
difficile. Il y en a d'abord 0, mann (une fois correctement
puis 1, puis 2, puis 3, puis traduite). La formule arith-
4. Cette augmentation de métique qui exprime le théo-
difficulté est utilisée pour rème des quatre couleurs
définir la hiérarchie arith- (toute carte peut être colo-
métique des formules. riée avec quatre couleurs
Le premier niveau, noté ~ 0• sans que deux pays voisins
ne contient que les affirma- portent la même couleur) est
tions arithmétiques immé- aussi une formule IIr
diates à vérifier (même Les énoncés du type
si parfois cela demande « K(s) 2: n» (s et n fixés) sont
de la patience). D'autres des formules IIr En effet,
exemples de formules ~o une telle affirmation indique
• • tchelle du paradis,, selon la conception du
sont «1048 576 est une puissance de moine Jean Climaque (VI' siècle) du Mont Sinaï:la vie qu'aucun programme de longueur infé-
2», «Il n'y a pas de nombres premiers monastique s'échelonne comme sur les 30 barreaux rieure à n ne donne s. À cause des pro-
entre 5 490 et 5 500 ». Pour chacune de d'une échelle. Les formules mathématiques grammes ne s'arrêtant pas, cet énoncé est
ces affirmations, on peut entreprendre s'échelonnent, elles, sur une infinité de degrés. du type «pour tout n, F(n) ».

12 6 ._. MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


sait le faire rapidement si l'on accepte un • On bouche un gros trou
risque d'erreur, même infinitésimal (par
grâce à la complexité
exemple inférieur à 1/ 2 100 ). Ces tests pro-
babilistes de primalité découverts dans les Cependant, le résultat de cette expérience
années 1980 sont d'une grande utilité en de pensée nous apprend quelque chose de
cryptographie. profond sur l'indécidabilité : les trous que
Mis à part des gains sur la taille des démons- comporte toute théorie T correspondent
trations, ajouter des axiomes du type (quand on se limite aux énoncés I1 1) à un
« K(s) = n » ou « K(s) > n » lorsque s est aléa- manque d'information sur la complexité.
toire n'est pas le bon moyen d'accroître le L'indécidabilité de Gèidel provient donc de
pouvoir de démonstration d'une théorie for- ce qu'une théorie donnée T n'a jamais une
malisée T. Qu'en est-il de l'ajout d'axiomes assez bonne connaissance de la complexité
fournissant des informations précises sur la et qu'il est impossible de mettre toute cette
complexité, y compris concernant des suites connaissance dans des axiomes simples. En
finies s peu complexes ? deux mots: l'indécidabilité gèidélienne pro-
Cette fois, les résultats vont être positifs et vient de l'ignorance de la complexité.
très instructifs. L. Bienvenu et ses collègues se sont aussi
Le premier résultat dans cette direction interrogés sur ce que donnerait une informa-
indique ce que donne l'ajout, à une théorie T, tion partielle sur la complexité, fournie par
de tous les axiomes concernant la com- un nombre limité d'axiomes. Ils montrent
plexité des suites finies : pour chaque suite que pour qu'une théorie soit capable de
finie s, on ajoute l'axiome « K(s) = n » qui démontrer toutes les formules I1 1 de taille au
donne sa complexité. La nouvelle théorie T'a plus n, il suffit d'ajouter un axiome unique de
le pouvoir de démontrer tous les énoncés de la forme K(s) > n pour une suite finie s bien
la forme « Pour tout x: F(x) » où Fest une for- choisie de longueur n. Les suites s utilisables
mule testable par programme (par exemple, pour cet ajout concentrent en elles l'informa-
« x est un multiple de 7 »). Les énoncés de ce tion nécessaire pour connaître la complexité
type constituent ce qu'on nomme la classe de toutes les suites de longueur au plus n.
de formules I1 1, et on montre que la plupart Quand on veut rendre décidables toutes
des questions non résolues en mathéma- les formules I1 1, cette façon de pro-
tiques sont équivalentes à des énoncés de la céder est beaucoup plus économique en
classe rr ,. axiomes que la précédente (qui ajoutait
C'est le cas de la conjecture de Goldbach tous les « K(s) = n » ). Les cinq chercheurs
(«Tout nombre pair supérieur à 2 est en déduisent le beau théorème suivant :
somme de deux nombres premiers. ») ; c'est pour tout entier n, il existe un indécidable
aussi le cas de l'hypothèse de Riemann, dont la taille est approximativement n,
qui concerne la répartition des nombres qui est une formule I1 1 et qui, ajoutée aux
premiers. axiomes de l'arithmétique de Peano, sup-
Notons bien que l'idée d 'ajouter comme prime tous les indécidables I1 1 de taille
axiomes tous les énoncés de la forme inférieure à n. En clair, pour boucher tous
« K(s) = n » est étudiée ici comme on étudie les trous correspondant à des formules I1 1
ce qui se passe quand deux particules iso- de taille inférieure à n, un seul axiome
lées interagissent. Il n'existe aucun moyen supplémentaire assez court suffit.
pratique d 'isoler parfaitement deux parti- Les séquences finies s qui permettent
cules, mais c'est intéressant quand même ces complétions efficaces sont-elles nom-
de faire le calcul. Ici, il n 'existe aucun breuses ? La réponse à cette question a
moyen pratique de connaître la complexité été trouvée et, sans surprise, elle est néga-
de toutes les suites finies, qui conduirait tive : pour compléter efficacement, il faut
à ajouter véritablement tous les axiomes bien choisir set c'est difficile, car les s qui
envisagés. conviennent sont en petit nombre.

INDÉCIDABLES UTILES ET INUTILES j 127


. Le râle des formules TT
Un théorème central figure dans le c] Ajouter un seul axiome K(rJ > n réellement une complétion progres-
travail de Laurent Bienvenu, Andrei pour une séquence rn dont la construc- sive de l'arithmétique de Peano dans
Romashchenko, Alexander Shen, tion est précisée et qui est donc une le but de supprimer petit à petit les
Antoine Taveneaux et Stijn Vermeeren. séquence concentrant toute l'infor- indécidables IIr
Ce théorème indique non seulement que mation jusqu'au niveau n qu'il faut Kurt Gôdel a défendu l'idée qu'il fallait
pour une théorie T, connaître la corn- connaître pour supprimer les indéci- tenter de compléter les axiomes de nos
plexité de toutes les séquences finies dables II 1 de complexité inférieure à n. théories pour en limiter l'incomplétude.
permet de supprimer tous les indéci- Un tel théorème, contrairement aux Ce théorème indique une voie possible
dables II 1 et réciproquement; il indique résultats envisageant d'ajouter une et montre qu'il existe des méthodes
aussi ce qui se passe quand T ne connaît infinité d'axiomes pour supprimer tous systématiques pour ce faire (au moins
que partiellement ce type d'information. les indécidables II 1, permet d'envisager pour les formules IIJ.
Le théorème utilise la notion
de complexité d'une formule
(fondée sur la même idée que
la définition de la complexité de
Kolmogorov) et il énonce que les
trois méthodes suivantes pour
compléter une théorie T sont
équivalentes:
a] Ajouter aux axiomes toutes les
formules indiquant la complexité
de séquences s qui ont une com-
plexité K(s) inférieure à n.
b] Ajouter aux axiomes toutes les
formules II 1 vraies dont la com-
plexité (comme formule) est infé-
rieure à n;

• Un effet limité ... La conclusion de cet ensemble de résul-


tats, dont nous n'avons reproduit ici qu'une
Un autre théorème intéressant genera- petite partie, est que, d'une part, l'informa-
lise le théorème de G. Chaitin mentionné tion sur la complexité des suites finies est
plus haut. Il affirme que, même très effi- bien au cœur de l'indécidabilité (au moins
caces, ces complétions par des axiomes pour les formules II 1) , et que, d'autre part,
bien choisis n'ont qu'un effet fini, et qu'il la force axiomatique d'informations sur la
faut donc ajouter une infinité d'axiomes complexité est puissante et est susceptible
pour faire disparaître les indécidables II 1• d'une certaine concentration.
Voici l'énoncé: « Il existe une constante c La définition des suites infinies aléatoires
(qui dépend seulement de la théorie T) rappelée au début suggère une idée:
telle que, pour tout d fixé, l'ensemble des trouver une suite infinie aléatoire (au sens
axiomes vrais de la forme K(s) > d ne peut de Martin-Lof) unique s et ajouter à T les
pas prouver des propriétés de la forme axiomes indiquant que cette suite parti-
K(s) > c + d. » culière est aléatoire. Cet ajout limité cor-
Autrement dit, la connaissance requise pour respondant à une affirmation portant sur
savoi r quelles suites ont une complexité une unique suite infinie peut-il dire tout ce
supérieure à d ne permet pas de savoir qui est nécessaire pour que toutes les for-
quelles suites ont une complexité supérieure mules II 1 deviennent décidables?
à c + d: une connaissance « locale » jusqu'à d La réponse est négative. Cet objectif ne peut
de la complexité n'est jamais en mesure d'en être atteint ; aucune suite infinie aléatoire
fournir une connaissance dépassant c + d. ne le permet. Cela résulte d'un théorème

128 ·" MATHÉMATIQU ES ET MYSTÈRES


des cinq chercheurs: l'ensemble d'axiomes de cette équipe, on obtiendrait pour des
affirmant qu 'une suite est aléatoire au sens suites finies de plus en plus nombreuses
de Martin-Lof n'est jamais suffisant pour des approximations de K(s) qui s'améliore-
supprimer tous les indécidables II 1• raient et qu 'on ajouterait et modifierait au
Une multitude d'autres résultats affi- fur et à mesure du déroulement du calcul.
nant notre compréhension de la force
axiomatique du hasard sont présentés
et démontrés. Précisons qu'à côté de ces • Des liens devenant précis
résultats de limitation, des résultats expé-
rimentaux d'une équipe réunie autour de Le phénomène de l'incomplétude découvert
· Fernando Soler-Toscano, à laquelle je par- et démontré par Gi:idel en 1930 est troublant
ticipe, montrent qu 'à condition d'accepter et toute philosophie des mathématiques
d'effectuer des calculs massifs, une cer- (et même des sciences) se doit d'en rendre
taine connaissance approchée robuste de compte et d'en fournir la compréhension.
la complexité de Kolmogorov est possible Les liens établis entre cette incomplétude, la
et que cette connaissance qui s'applique complexité et le hasard que plusieurs résul-
y compris aux séquences courtes est utile tats de G. Chaitin, Per Martin-Lof et Leonid
aujourd 'hui et sert d'étalon pour mener Levin avaient déjà fait apparaître deviennent
des expériences en psychologie (voir la maintenant très précis, grâce aux théorèmes
bibliographie). établis par l'équipe réunie autour de L. Bien-
Une méthode automatique d'ajouts pro- venu. On sait désormais que ce qui manque
gressifs d'axiomes utiles (pour rendre déci- dans une théorie formalisée, c'est essentielle-
dables les formules indécidables de II 1) ment de l'information sur la complexité et le
pourrait s'en déduire pour celui qui dis- hasard, et on commence à comprendre com-
poserait d'une capacité de calcul indéfini- ment on peut ajouter cette information de
ment croissante. En utilisant la technique façon plus ou moins efficace.

INDÉCIDABLES UTILES ET INUTILES 4 129


Il Les limites logiques
et mathématiques
Les défis qui se sont posés aux mathématiciens au cours de l'histoire
sont nombreux, et certains ont exigé des siècles d'efforts.
La découverte et la preuve d'impossibilités fondamentales
font probablement partie des avancées les plus remarquables.

L1 existence de limitations mathéma-


tiques a été découverte dès ['Anti-
quité. L'un des premiers grands résultats
ère, consistait, étant donné un cercle, à
construire à la règle et au compas un carré
ayant la même aire que le disque délimité
obtenus par les mathématiciens de la par ce cercle. Autrement dit, il s'agit de
Grèce ancienne, vers le v• siècle avant construire ce carré en s'aidant seulement
notre ère, a été la découverte de l'irratio- d'un compas et d'une règle non gradués,
nalité de -../2, qui signifie que -../2 ne peut juste en traçant des droites avec la règle
pas s'écrire comme un quotient de deux et en reportant des longueurs à l'aide de
entiers. Ce résultat facile à démontrer l'écartement des pointes du compas. La
équivaut à dire que la diagonale du carré question de la quadrature du cercle revient
n 'est pas commensurable avec le côté ainsi à construire, étant donnée une lon-
- l'unité de longueur définie par le côté gueur unité (le rayon du cercle), une lon-
du carré ne permet pas d 'exprimer la lon- gueur égale à -VTI unités (le côté du carré de
gueur de la diagonale comme un quotient même aire que le disque) . La réponse défi-
de deux nombres entiers. Or on pensait à nitive mettra plus de vingt siècles à s'éla-
l'époque que toutes les grandeurs géomé- borer ! En effet, le mathématicien allemand
triques ou physiques étaient commensu- Ferdinand von Lindemann l'a donnée en
rables, et la découverte de l'irrat ionalité 1882, et cette réponse est négative : la qua-
de -../2 a été un choc. drature du ce rcle à la règle et au compas
est impossible. La solution de ce problème
géométrique est venue après que l'on a
• De la quadrature compris (en 1837) que les constructions à
du cercle au cinquième la règle et au compas correspondent à des
suites d'opérations algébriques élémen-
postulat d'Euclide
taires : addition, soustraction, multiplica-
Rétrospectivement, nous pouvons faire tion, division et extraction d'une racine
le lien entre cette limite au pouvoir des carrée. Il s'ensuit que si la longueur -VTI est
nombres entiers et la question de la qua- constructible à la règle et au compas, alors
drature du cercle, elle aussi posée par les TI est solution d 'une équation algébrique
Grecs anciens. Rappelons que le problème dont les coefficients sont des entiers (telle
de la quadrature du cercle, que se serait 5 - 6x4 +x8 = 0). Or Lindemann a réussi
posé Anaxagore au v• siècle avant notre à prouver que TI n'est solution d 'aucune

130 ,I MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


équation algébrique à coeffi cients entiers parallèles, jusqu'à ce que l'on soupçonne À Le problème

(on dit que n: es t transcendant, ou non puis démontre, au x1x• siècle, que l'on n'y de la quadrature du cercle
préoccupa beaucoup
algébrique), ce qui implique l'impossibi- parviendrait jamais. L'idée de la preuve
de grands esprits
lité de la quadrature du cercle. On a là un de cette imposs ibilité est intéressante, car dont Léonard de Vinci.
résultat de même nature que celui de l'irra- elle préfigure la notion de modèle, qui sera Il ne fut résolu qu'à lafin
tionalité de v2 : de même qu 'il s'est révélé très importante en logique mathématique. du XIX' siècle.
faux que tous les nombres soient rationnels Il s'agit de choisir un ensemble d'objets,
(des quotients de nombres entiers), il s'est certains étant nommés points et d'autres
révélé faux que tout nombre puisse s'écrire droites, et de choisir des relations entre
comme une solution d'une équation algé- ces objets qui correspondent aux axiomes
brique à coeffi cients entiers. de la géométrie. Si l'on construit un tel
Le cinquième postulat d'Euclide, l'axiome « modèle » où tous les axiomes de la géo-
des parallèles, a longtemps intrigué les métrie, sauf celui des parallèles, sont véri-
mathématiciens. Dans ses Éléments, fi és, et si l'on démontre que ce modèle ne
Euclide énonçait les axiomes de la géomé- conduit pas à des contradictions, alors on
trie de base, et l'un d'eux équivaut à dire aura prouvé que le postulat des parallèles
que par un point extérieur à une droite, il est indépendant des autres.
passe une - et une seule - droite parallèle Une telle construction a été donnée pour
à la droite initiale. Très étrangement, les la première foi s par Eugenio Beltrami
mathématiciens pensaient que cet axiome en 1868 : elle consiste à considérer une
n'était pas indépendant, mais devait pou- sphère, à nommer « point » tout coupl e
voir se démontrer à partir des autres. de points diamétralement opposés sur
Pendant près de vingt siècles, on a ainsi cette sphère, et « droite » tout cercle de
cherché des démonstrations du postulat des di amètre maximal sur cette sphère. On

L E S LIMITES LOGIQUES ET MATHÉ MAT IQUE S ,Il 131


peut alors contrôler que tous les axiomes (et la preuve de Gode] indique comment
d'Euclide sont vrais sur cette sphère, sauf construire ce nouvel énoncé). Et ainsi de
celui des parallèles : par un « point » exté- suite, ce qui montre qu 'aucun système
rieur à une « droite » D, il ne passe aucune axiomatique ne peut être complet. C'est
« droite » D' parallèle à la« droite » D, c'est- un résultat de limitation très troublant,
à-dire n'ayant pas d'intersection avec D. qui a été beaucoup commenté et qui est
Comme les autres découvertes d'impossi- central dans toute réflexion sur la nature
bilité, celle-ci a été fructueuse puisqu'elle des mathématiques.
a donné naissance aux géométries non Il y a eu cependant en mat hématiques
euclidiennes. des obstacles qui ont longtemps résisté
avant de céder enfin. À tout moment
dans l'histoire des mathématiques, il y a
• Des limites eu des con jectures - des propriétés appa-
infranchissables remment vraies et importantes, mais que
au raisonnement mathématique l'on ne parvient pas à prouver. Certaines
ont résisté plusieurs siècles avant d'être
Existe-t-il des limites infranchissables au démontrées, d'autres restent aujourd' hui
raisonnement mathématique lui-même ? encore des défis posés aux mathéma-
Le raisonnement mathématique peut ticiens. On en a vu un exemple avec le
porter su r les théories mathématiques nombre n: et la quadrature du cercle : on a
elles-mêmes, sur ce que l'on peut démon- con jecturé au début du XIX· siècle que n:
trer à partir de certains axiomes. Cela cor- est un nombre transcendant et que la qua-
respond au développement de la logique drature du ce rcle est donc impossible, ce
mathématique. que Lindemann a prouvé un demi-siècle
Or dans ce contexte, un résultat d'impos- plus tard, en 1882. Un autre exemp le est
sibilité célèbre est celui de l'indécidabi- celui de la con jecture des nombres pre-
lité, obtenu par Kurt Gode! en 1930-1931. miers, qui donnait une mesure de la raré-
Ce logicien autrichien a démontré que si fact ion des nombres premiers (entiers qui
l'on se donne un ensemble d'axiomes per- ne sont divisibles que par 1 et par eux-
mettant de développer l'arithmétique des mêmes) lorsqu'on exam ine des nombres
entiers, alors il existe des propriétés vraies de plus en plus grands. Gauss avait deviné
des nombres qui sont indécidables, c'est- ce résultat en 1792, mais plus d 'un siècle
à-dire des propriétés vraies mais impos- s'est écou lé avant la démonstration,
sibles à prouver en utilisant l'ensemble
fournie en 1896 par Jacques Hadamard et
initial d'axiomes. On a vu une situation
par Charles de la Vallée-Poussin (indépen-
analogue en géométrie : l'axiome des damment). Chose intéressante, il existe
parallèles est indécidable, dans la mesure
une autre conjecture qui donne une pré-
où l'on peut soit rajouter cet axiome à
cis ion supplémentaire sur la diminution
l'axiomatique de la géométrie, soit rajouter
de la densité des nombres premiers, c'est
sa négation, sans qu'il s'ensuive de contra-
« l'hypothèse de Riemann ». Formu lée
dictions. Mais le théorème de Gode] est
vers 1850, elle n'est toujours pas prouvée
encore plus fort : il affirme que tout sys-
et constitue l'une des plus importantes
tème axiomatique suffisamment puissant
conjectures des mathématiques d'au-
pour développer l'arithmétique élémen-
jourd'hui. Reste à savoir si l'obstacle est
taire contient un énoncé vrai mais indéci-
temporaire ou s'il reflète une difficulté
dable ; et même si cet énoncé est élevé au
plus profonde.
rang d'axiome, le nouveau système axio-
matique ai nsi obtenu sera lui auss i soumis
au théorème de Gode!, ce qui fera appa-
raître un autre énoncé vrai et indécidable

132 JI MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


• L'intervention
des ordinateurs pour
des conjectures récalci-
trantes
La question s'est par exemple
posée à propos de la conj ecture de
Fermat, qui est devenue un théo-
rème en 19 94 grâce à Andrew
Wiles, 350 ans après avoir été
énoncée (le théo rème affirme
que l'équation xP + yP = zP
n 'a pas de solutions x, y, z en
nombres entiers positi fs si
l'enti er p est supéri eur ou égal
à 3). Dans la période moderne,
certains se sont dit, face à la résis-
tance de la conj ecture de Fermat
- et cela est arrivé avec d'autres
conj ectures -, qu'il s'agissait peut-être
d'un énoncé indécidable. Mais une telle
affirm ation n 'a de sens que si l'on précise •Selon le
théorème des
le système d'axiomes par rapport auquel il
quatre couleurs,
y a indécidabilité. Il n 'existe pas d'énoncés prouvéen 1976,quatre
indécidables dans l'absolu, il n'existe que couleurs suffisent pour
des indécidables relatifs, par rapport à un de pouvoir à une machine. Cependant, le colorier n'importe quelle carte
certain système d'axiomes. travail de l'ordinateur peut être vérifié à plane de façon que deux pays
frontaliers (supposés d'un
Certain s théorèmes n 'ont pu être démon- l'aide d'un autre ordinateur, et la preuve a seul tenant) soient toujours
trés qu 'avec l'aide esse ntielle de l'ordina- par ailleurs été un peu simplifiée quelques de couleurs distinctes (ici,
teur. Un des premiers probl èmes résolu s années plus tard. Dans ces conditions, des l'o céan délimite la carte et ne
en utili sa nt de façon essentiell e un ordina- démonstrations assistées par ordinateur représente pas une cinquième
teur est le théorème des quatre couleurs. sont aujourd 'hui considérées le plus sou- couleur). La démonstration
de ce théorème était la
Il stipule que pour toute ca rte géogra- vent comme auss i valides que des preuves première às'appuyer de façon
phique pl ane (aussi compliquée soit-elle, faites entièrement à la main par un mathé- essentielle sur le travail d'un
pourvu que chaque pays soit d'un seul maticien. N'y a-t-il pas là une limitation ordinateur.
tenant) , quatre couleurs suffi se nt pour au pouvoir des mathématici ens ? Il existe
la colorier de telle façon que deux pays des situations qui suscitent moins de réti-
fr ontaliers soient de couleurs di stinctes. cences. Par exemple, une conj ecture dite
Remarquée en 185 2 par un ca rtographe de Ra bbins a été formul ée en 1933 et
anglais, cette propriété n'a été démontrée résolue en 1996 avec un ordinateur, mai s
qu'en 1976, par les mathémati ciens améri- la démonstration fourni e par l'ordinateur
cains Kenneth Appel et Wolfgang Haken. était suffisamment courte pour être véri-
Mais leur démonstra tion exigeait entre fi ée à la main, ce qui est évidemment plus
autres de passe r en revue un très grand satisfai sant.
nombre de configurations, ce qui a été Il existe auss i des cas où la question de la
confié à un ordinateur, la tâche étant trop validité de la preuve reste en suspens pen-
immense pou r être réali sée à la main. Il dant longtemps ... C'est ce qui s'est passé
fa ll ait donc faire con fia nce à l'ordin ateur avec la conj ecture de Kepler, selon laquelle
pour valider la preuve du théorème, et les empilements les plus denses de sphères
certain s étaient gênés par cette délégation identiques ont la même densité que les

LES LIMITE S LOG IQUE S E T MATHÉM AT IQUES ..j 133


difficulté pour valider la preuve. D'ailleurs,
le comité d 'experts chargés d'examiner la
~ ~
" •· ~
• démonstration de Th. Hales avant de l'ac-
·.9:, • ·,9:• ~ ·,.9_• ... .9• cepter pour publication n'a pas donné un

•· • • avis de validation définitif : ces mathéma-


ticiens n'ont pas trouvé d'erreurs, mai s ils
.ôl· ,~· ·F
. il: .
,;,_ .9. ·..ni • n 'ont pu refaire suffisamment les calculs
pour être sûrs de la validité de la preuve.
• •
9· ·,P.• ,.. .,.._. .~ .• 9:
Pour sortir de cette situation, Th. Hales
proposa alors quelque chose qui a notam-
ment été fa it en 200 5 pour le théorème des
•· • •· quatre couleurs : élaborer une version fo r-
m alisée de la preuve (une ve rsion où toutes
les étapes du raisonnement et des calculs
sont décrites en termes de règles logiques
formelles, opérant à l'intérieur d'un sys-
tème d'axiomes donné), pui s fa ire vé rifier
cette preuve form elle par un ordinateur. Ce
travail de form alisation a été mené à bien,
et l'annonce de la réuss ite fin ale a été faite
en 2014 .
On a là quelque chose d'assez intéressant :
non seuleme nt l'ordinateur aide à démon-
trer des résultats, mais il aide aussi à véri-
fi er des preuves longues et complexes, et,
dans certains cas extrêmes, il semble même
être le seul à pouvoir fo urnir une garantie
ultime de validité.

• Des problèmes
encore ouverts ...
. La conjecture de Kepler empi lements utili sés, notamment, par les
affirme que les empilements Il ex iste toutes sortes de co nj ectures m athé-
marchands d'oranges : un empilement
les plus denses desphères matiques, et il y a m ême des livres entiers
de couches où les sphères sont disposées
identiques n'ont pas une qui énumè rent des prob lè mes non résolus.
densitésupérieure ànN18, qui selon un réseau carré, et un empilement
Certaines questio ns simpl es à formul er
est ladensitédes empilements de couches à réseau tri angulaire (voir ci-
réguliers représentés ici ou pa rticulière ment importantes sont
dessus). Ces deux empi lements ont la
(empilement fondésur un célèbres. Il y a quelqu es co nj ectures arith-
réseaucarré à gauche, sur mêm e densité, égale à rr/v 18, et il s'agit
métiques qui ont l'avantage de s'énoncer
un réseautriangulaire à de prouver que c'est la densité m aximale. fac ile ment ; elles peuve nt paraître anec-
droite). Unepreuve longueet Ce problème est posé depui s le début du dotiques, mais elles ne le sont pas . L'une
complexe en a été proposée XVII e siècle. En 1998, le mathématicien
en1998. Pendant longtemps, d'elles es t la conj ecture des nombres pre-
des doutes ont persisté sur américa in Thomas Hales a fourni une m ie rs jumeaux : on pe nse qu 'il existe une
la validitédecettepremière démonstration de la conj ecture de Kepler, infinité de paires de no mbres premie rs
preuve. Le10 août 2014, Hales travail qui incluait de nombreux calculs jumeaux, c'es t-à-di re de paires de nombres
et sonéquipe ont annoncé com plexes réalisés par un o rdinateur et que pre mi ers do nt la différence est égale à 2
qu'une nouvelle preuve
validée par ordinateur ne l'on ne peut vérifier à la main. Or les pro- (des paires telles 17 et 19, 59 et 61,82 7 et
laissait plus dedoute sur la grammes utili sés dans ce cas sont suscep- 829, ...). De plu s, la décroi ssa nce observée
véritédurésultat. tib les de commettre des erreurs, d'où une des no mbres pre mi e rs jumeaux parmi

134 ,iJ MATHÉM ATIQUES ET MYSTÈRES


tous les nombres premiers est du même 4 2 x 4 2, 52 x 52, etc. La résolution d 'un
ordre que la décroissance des nombres sudoku est assez difficile, et l'on se dit que
premiers parmi tous les entiers. Mais on plus la taille de la grille est grande, plus
n'a ni démontré qu 'il existe une infinité c'est difficile. Effectivement, on démontre
de nombres premiers jumeaux, ni que que la résolution d'un sudoku de taille n2 x n2
leur densité diminue selon la loi suggérée est très difficile au sens où c'est un pro-
par les observations. blème « NP-complet » . L'appartenance à
Un autre problème arithmétique célèbre cette classe de complexité suggère que le
est la conjecture de Goldbach, qui affirme temps nécessaire pour résoudre un sudoku
que tout entier pair supérieur à 2 peut n2 x n2 augmente exponentiellement avec
s'écrire comme la somme de deux nombres n. Mais on ne sera sû r que le problème est
premiers (par exemple, 44 = 7 + 37). exponentiellement difficile que le jour où
l'on aura démontré qu'un problème NP-
complet est exponentiellement difficile,
et c'est justement l'objet de la con jecture
• De l'argent pour motiver
P * NP. Beaucoup de mathématiciens et
les recherches ! d'informaticiens sont persuadés que c'est
Dans certains cas, on promet même une vrai, mais personne n'a pu le démontrer.
récompense pécuniaire pour la résolution Plus grave : il a été envi sagé sérieusement
de certaines grandes conjectures ... C'est le que la conjecture P * NP soit indécidable
cas avec la conjecture dite P * NP, qui fait dans le système d'axiomes usuel de l'arith-
partie des sept problèmes mathématiques métique, mais nous ne disposons à ce jour
mis à prix (pour un million de dollars) en d'aucune piste susceptible de mener à la
l'an 2000 par l'Institut Clay, une fondation démonstration de cette hypothèse, toutes
américaine. La conjecture P * NP est une les méthodes connues ayant échoué. On est
question profonde qui porte sur la diffi- face à un grand mystère, posé par une affir-
culté des problèmes. mation (P * NP) qui semble évidente, mais
Prenons l'exemple des sudokus, dont les dont on ne voit pas comment on pourrait
gri lles sont de taille 3 2 x 3 2 (9 x 9) , mais la prouver.
que l'on peut généraliser à des tailles

LE S LIMITES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES -,1 135


a La conjecture
du carré inscrit
Placer sur une courbe fermée quatre points formant les coins d'un carré
est presque toujours possible. C'est bien, mais comment se débarrasser
du « presque » ?

à où on s'y attend le moins, des ques-


L tions mathématiques difficiles sur-
gissent, si difficiles parfois qu'elles restent
lui ont été consacrés. J'en ai compté plus
de 30, qui, tout en faisant avancer la
résolution de l'énigme ou en traitant cer-
non résolues. Le cas dont nous allons parler taines variantes, n'en sont pas venus à
est particulièrement étrange puisque la bout. L'affirmation que « Toute courbe
question est « presque » résolue depuis fermée simple contient les quatre coins
longtemps. Malheureusement, les mathé- d'au moins un carré » reste, auj ou rd 'hui
maticiens n'ont pu enlever le « presque », encore, une conj ecture.
malgré des progrès récents et un siècle L'énigme est liée au problème concer-
de tentatives diverses par des chercheurs nant le positionnement d'une table sur
chevronnés. un monticule. Considérons un terrain
Voici le problème. bombé, une petite colline, assez régulier
1) Dessinez une boucle avec une craie sur pour qu'on puisse l'assimiler à une surface
un tableau : cercle, ellipse, ovoïde, poly- continue. Chaque ligne de niveau est une
gone régulier, etc. courbe fermée simple ou la juxtaposition
2) Trouvez quatre points de la courbe qui de plusieurs courbes fermées simples. Si
soient les quatre sommets d'un carré. la con jecture est vraie ou si les courbes
Si vous êtes patient et méthodique, vous mises en jeu sont suffisamment régulières
réuss irez quel que soit votre tracé sur le pour entrer dans la classe des courbes pour
tableau (voir l'encadré ci-contre). laquelle la con jecture est prouvée (voir plus
Le constat sur des cas particuliers est inté- loin), alors sur chacune d'elles, il existe
ressant, mais peut-on démontrer qu'il quatre points formant les sommets d'un
existe un tel carré pour toute courbe fermée carré, où l'on peut placer les pieds d 'une
simple (qui revient à son point de départ table carrée aya nt des pieds de même hau-
sans se couper) dessinée sur un plan ? teur et supposés très fins et assez longs.
La réponse n'est pas connue dans le cas
général, bien que de nombreux cas par-
ticuliers aient été traités, lesquels recou-
vrent à peu près toutes les courbes fermées
• Pique-nique sur une colline
simples habituellement envisagées en À chaque niveau possible, on pourra ai nsi
mathématiques. Le problème a été for- poser une table carrée au moins dans une
mulé en 191 1 par le mathématicien alle- position stable et parfaitement horizon-
mand Otto Toeplitz {1881 -1940). Depuis, tale. Notons toutefois que, pour un niveau
une multitude d'articles mathématiques donné, la table sera imposée et il faudra

138 j M ATHÉ MATIQUES ET MYSTÈRES


.: : Carré inscrit et table sur un monticule
La conjecture de Toeplitz est l'affirma-
tion, toujours sans démonstration en
2016, que toute courbe fermée simple
(une boucle ne se coupant pas) contient
quatre points formant les sommets d'un
carré [a), que l'on dénomme « carré
inscrit ».
Le problème de la table carrée sur un
monticule [b) est un problème du même
type à trois dimensions : peut-on placer
horizontalement une table pour qu'elle
soit stable, c'est-à-dire telle que les quatre
pieds (chacun de même longueur et infi-
niment fins, formant un carré) touchent
la surface?
Le théorème de la table de Roger Fenn
[voir la bibliographie en fin d'ouvrage)
indique les conditions sur la surface du
monticule qui assurent que toute table à
base carrée pas trop grande pourra être
convenablement posée.
Ce théorème totalement démontré
contourne la conjecture de Toeplitz tou-
jours incertaine. Nous voilà rassurés pour
notre prochain pique-nique!

donc la fa briq uer ex près pour que l'écar- ho rizo ntalement et d'une façon stable su r
tement entre les pieds soit le bon, c'est- le mon ti cu le où l'on sou haite p ique-niq uer.
à-d ire égal au côté du ca rré inscri t sur la Reve no ns au problème in itial d'un carré
courbe de n iveau choisie. Heureuse men t, aya nt ses quatre coins sur une courbe.
si la surface du monticule est assez régu- Précisons que nous d iro ns « inscri t sur la
li ère, le côté du ca rré inscrit variera de courbe » mêm e si d'autres intersections du
mani ère co nti n ue en parcou ra nt les lignes carré avec la cour be se produi sent et que
de ni vea u, et o n aura donc le résu ltat plu s celu i-ci sort donc de la zo ne intérieure déli-
intéressa nt e n pra tique : toute table à base mitée par la courbe. Pou r ex pliq uer la situa-
carrée don née et assez haute, do nt les pieds tion et la mul titude de résultats démon trés
ne so nt pas trop éca rtés, pourra être placée auto ur de la conjecture de Toepli tz, il faut

LA CONJECTURE OU CARRÉ INSCRIT ~ 139


garantit pas que la courbe C soit total e-
La conjecture de Toeplitz est presque démontrée ment lisse. Elle peut avoir des angles et,
Walter Stromquist a démontré en lescourbes envisagées en mathéma- par exemple, un triangle équilatéral ou
1989 que si une courbe fermée tiques sont localement monotones un polygone quelconque (non croisé) est
simple du planest localement mono- et donc le théorème de Stromquist une courbe fermée simple. Les points où
tone, alors elle possède nécessaire- démontre de manière presque défini- la courbe fermée simple n'admet pas de
ment un carré inscrit. tive la conjecture de Toeplitz. tangente (il y en a trois pour le triangle)
Par définition, pour qu'une courbe Le problème est qu'on ne sait pas peuvent être tous les points de la courbe :
soit localement monotone [a], on se débarrasser du « presque » ! La tel est le cas des courbes fractales comme le
doit pouvoir associer,àchaque point courbe fermée simple lb] entourant flo con de von Koch qui ne possède de tan-
M de la courbe, un système d'axes le domaine en bleu est lisse en tous
gente en aucun point. Cette courbe dont la
Oxy de façon qu'un petit morceau points, sauf au centre où la condi-
longueur est infinie est une courbe fermée
de la courbe autour de M soit tel que tion de monotonie locale n'est pas
deux pointsde ce bout de courbe ne vérifiée.Àmoinsd'un argument par- simple (vo ir l'encadré page de droite). Bien
sont jamais sur une droite parallèle ticulier, on ne peut lui appliquer le sûr, il peut y avoir plusieurs ca rrés ins-
à l'axe Oy. théorème de Stromquist et on n'est crits et, pour chaque entier positif n, on
Àl'exception des courbes fractales et donc pas certain qu'elle possède un connaît des exemples de courbes possé-
de quelques courbes bizarres, toutes carré inscrit. dant exactement n carrés inscrits (nous y
reviendrons).

• Des cas particuliers


démontrés
La conj ecture n'a pas été prouvée dans le
cas général, mais un grand nombre de cas
particul iers ont été traités.
- La conjecture est dé montrée si la courbe
possède une tangente en tout point et si
cette derniè re varie co ntinûment quand le
point glisse sur la courbe, c'est-à-dire si la
courbe est parfaite ment li sse comme un
cercle ou une ellipse .
- La conjecture est démontrée si la courbe
délimite une zone intérieure convexe, c'est-
à-dire telle que si A et B sont deux points
de la zone intérieure, alors le segment
AB es t entièrement co ntenu dans la zone
faire un effort de rigueur et nous formu le- intérieure.
rons donc quelques défin itions. - La con jecture est démontrée si la courbe
Une courbe fermée simple C du plan es t es t dotée d'un centre de symétrie ou d'un
l'ensemble des points C(t) du plan quand axe de symétrie.
t varie dans l'intervalle des nombres réels L'un des résultats les plu s puissants concer-
compri s entre O et 1, et que C(t) est une nan t la conjecture a été démont ré en 1989
fonction co ntinue qui ne prend pas deux par Walter Stromquist, du Swarthmore
fois la même valeur (la courbe ne se coupe College aux États-Unis. Il indique que la
pas) sauf en t = 0 et en t = 1 (la courbe co nj ecture est vraie pour toute courbe
revient à so n point de départ). « locale ment monotone ». La propriété
La propriété d 'être continue fa it que la d 'être localement monotone signifi e en
courbe C se dessine sans avoir à lever la gros que la courbe ne fait pas de zigzag à
craie. Cette cond ition de continuité ne toute échelle (voir l'encadré ci-dessus) : elle

140 J M A THÉMATIQUES ET MYSTÈRES


peut en faire un peu, mais les zigzags ne ·:::- Le cas symétrique et la courbe de von Koch
doive nt pas s'accumuler en un point. Ce
résultat permet de traiter le cas de tous Si une courbe fermée simple du le flocon de von Koch de manière
les polygones et de toutes les courbes fer- plan possède un centre de symé- à éviter toute symétrie. C'est une
mées obtenues en collant un nombre fini trie, alors elle possède un carré fi gure qu 'aucun des théorèmes
de bouts de droites, d'arcs de cercles, d'el- inscrit : en superposant la courbe connus ne permet de traiter : elle
li pses, de sinusoïdes, etc. Toutes les courbes à une copie tournée de 90', on ne possède peut-être aucun carré
que vous tracerez à la craie entrent dans le obtient une figure invariante par inscrit.
rotation de 90°. les points com- la fi gure [c) montre la partie de
champ du théorème de Stromquist !
muns à la courbe initiale et à sa l'image [a) où le flocon de von
Malheureusement certaines courbes frac-
version tournée de 90' sont les Koch rencontre sa version tournée
tales ne sont pas localement monotones, sommets d'un carré inscrit [a). de 90'. Chaque point de rencontre
et la conjecture n'est donc pas démontrée le flocon de von Koch n'est pas détermine un carré inscrit. On est
pour toute courbe. On obtient par exemple localement monotone et le résul- persuadé qu'il y a un nombre infini
une courbe pour laquelle la conjecture n'est tat de Stromquist ne s'applique pas. de points d'intersection, et donc de
pas prouvée en mettant bout à bout des Toutefois, il possède un centre de carrés inscrits. Ce travail empirique
morceaux de la courbe du flocon de von symétrie et donc un carré inscrit. réalisé par Francesco De Comité n'a
Koch de façon à obtenir une courbe non la figure [b) a été obtenue en recol- pour l'instant pas été confirmé par
lant des bouts de courbes prises sur une démonstration.
symétrique.
Le fl ocon de von Koch lui-même est un
exemple intéressant : sa symétrie assure
qu 'il comporte au moins un carré inscrit.
Une étude graphique empirique de Fran-
cesco De Comité, au Centre de recherche
en informatique, signal et automatique de
Lille, suggère fort ement que le flo con com-
porte une infinité de carrés inscrits, mais
pour l'instant le résultat n'est pas établi
rigoureusement (voir l'encadré ci-contre).

• Errare humanum est...


Certaines erreurs sont des pièges dans
lesquels nous sommes irrés istiblem ent
attirés. Un joli piège est à l'origine de plu-
sieurs résultats faux, heureusement repérés La conj ecture est-elle démontrée ? Hélas
depu is leur publication. Une idée naturelle non, car, sauf argument supplémentaire,
pour démontrer le cas général consiste à rien n'interdit à la su ite extraite de carrés
approcher une courbe fermée simple C de conve rger vers un carré ... de côté nu l.
par une suite C0, C11 C2, .. . de courbes régu-
Évidemment, cela n 'a aucun intérêt, car
lières (par exe mple des polygones ) pour
même si on ne l'a pas précisé dans l'énoncé
lesquelles on sait qu 'il y a un carré inscrit.
de la conj ecture, il est clair qu 'on a exclu
Partant de cette suite de carrés (qui n 'est
le cas des carrés inscrits réduits à un
pas nécessairem ent convergente), on sait
en extraire une suite convergente de carrés seul point. De nombreuses tentatives de
(on ne retient que certains des carrés de la démonstration de la conj ecture de Toeplitz
suite). Le fait que les courbes Ci convergent et plusieurs démonstrations de cas particu-
ve rs Cassure que le carré limite de la suite liers exploitent l'idée ici décrite en s'arran-
conve rgente extraite est un carré inscri t geant pour que le carré limite ne se réduise
dans C. pas à un point.

LA CONJECTURE OU CARRÉ INSCRIT .Ï 141


· Quatre petits problèmes

• Existe-t-il des courbes fermées simples


du plan qui possèdent des carrés inscrits
passant par chacun de leurs points ?
Un cercle et un carré ont bien sûr cette
propriété. De nombreuses autres courbes
fermées possèdent cette propriété (dont
toutes les courbes invariantes par une
rotation de 901, Francesco De Comité a
dessiné les figures a, b, c, d.
• Trouver une courbe fermée simple du
plan n'ayant qu'un seul carré inscrit.
Solution : voir les figures e, f, g.
• Toute courbe fermée simple du plan
contient-elle les sommets d'un penta-
gone régulier inscrit? (Autrement dit, la
conjecture de Toeplitz avec les carrés se
généralise-t-elle avec les pentagones ?)
Non. Un triangle équilatéral, à cause
des problèmes créés par les angles, ne
peut pas contenir les cinq points d'un
pentagone régulier. De la même façon,
une courbe fermée simple du plan ne
contient pas toujours un polygone régu-
lier de plus de cinq côtés.
• Tout point Pdonné d'une courbe fermée
simple C est-il le sommet d'un triangle
équilatéral inscrit dans C?
Non. Soit C un triangle isocèle dont
l'angle au sommet est inférieur à 120°.
Ce sommet P ne peut pas être le sommet
d'un triangle équilatéral inscrit dans C.

La situation aujourd 'hui est donc indéter- on a démontré la conj ecture recouvre nt
m inée, et il n'es t pas exclu qu e les courbes la grande majorité des courbes qu e les
fermées s imples du pla n qui co ntie nnent mathémati cie ns envi sagent, mais que
les qu atre coins d 'un ca rré constitue nt un cette partie pourrait malgré tout être
sous-en se mbl e « m aigre » de l'en se mble infime (« mai gre» ).
de toutes les courbes fermées simples. L'apparente contrad iction ti ent à ce que
La notion de « sous-e nse mbl e maigre » les mathématiciens étudient en priorité
(allez voir la définition de Wikip édia ... ) les courbes réguliè res et que ce lles-ci
exprime l'idée de rareté dans le contexte ne sont pas rep rése ntatives des courbes
topologique des ensembles de courbes qu 'on rencontrerait si o n les choi sissait au
continues. Ell e a une certaine analogie h asa rd.
avec le fait que les nombres rationnels La situation est assez analogue à cell e
(rapports de deux enti ers) sont rares dan s des nombres réels calculables, nombres
l'ense mbl e des nombres réels. Il est amu- pour lesquels il existe un algorithme qui
sant de constater qu e les cas pour lesquels en énumère indéfi niment les décimales.

142 '-' MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


:·::- Les courbes informatiques
Les différents pixels d'une courbe épaisses, deux pixels voisins de la exactement. Le problème du carré inscrit
(assimilés à des petits carrés sur un courbe doivent avoir au moins un côté dans le monde discret des pixels est alors
quadrillage) forment une chaine de en commun. clairement posé... et a été résolu en 2011 :
voisins. Pour éviter les recoupements et imposer - toute courbe épaisse fermée simple pos-
Dans le cas des courbes fines, le mot le retour au pixel de départ (courbe fer- sède au moins un carré inscrit [a] ;
« voisins » signifie « avoir au moins un mée simple), on ajoute dans les deux cas - il existe des courbes fines fermées
point en commun ». Pour les courbes que chaque pixel possède deux voisins simples qui n'ont pas de carré inscrit [b].

Dans une courbe • épaisse •,


deux pixels wisins ont au moins
un côté en commun (a).
Dans une courbe • fine •,
deux pixels wisins ont au moins
un point en commun (b, deux exemples
d'une telle courbe). Les propriétés
de ces courbes vis·à-vis
des carrés inscrits sont différentes.

Les nombres calculables constituent une moins un rectangle inscrit. Cet te propriété
partie infime des nombres réels (c'es t un est démontrée en quelques lignes.
ensemble qui a autant d'éléments qu 'il y a Et dans l'espace à trois dimensions, une
d'enti ers, alors qu 'il y a plus de nombres courbe fermée simpl e conti ent-elle tou-
réels que d'entiers), ce qui n 'empêche pas jours un rectangle inscrit ? Non, un
qu'il a fa llu attendre Alan Turing pour réa- contre-exemple a montré qu 'il existe des
li er en 1936 qu 'il existait des nombres courbes de l'espace ne possédant aucun
non calculables et en dés igner un ! rectangle inscrit (et donc aucun carré in s-
À défaut de faire avancer directement crit). Un résultat de 199 5, positif cette
l'énigme récalcitrante de Toeplitz, on fois , de Mark Nielsen et S. Wright établit
tente de comprendre ce qui se passe dans que dans l'es pace, toute courbe fermée
des situations mathématiques proches.
simple symétrique par rap port à un plan
Que dire des rectangles, des tri angles, des
ou symét riqu e par rapport à un point pos-
losanges ? Que deviennent ces questions
sède un rectangle inscr it.
quand on passe du plan à l'espace ? Que
Et pour les triangles ? La réponse est caté-
deviennent ces questions en géométrie
gorique : toute courbe fe rmée simple du
discrète où l'on envisage des courbes com-
plan possède au moins un triangle équila-
posées de pi xels en nombre fini (seules
téral inscrit.
courbes que l'informatique considère) ?
Ce résultat se générali se à un triangle quel-
conque : si T est un tri angle fixé, et que
C est une courbe fermée simple du plan,
• Remplacer le carré
alors C contient au moins les trois som-
par un rectangle, mets d'un triangle semblable à T. En fa it,
un triangle, un losange M. Nielsen a indiqué en 1992 qu 'il existe
Comme nçons par rendre le problème plus une infinité de points de la courbe qui sont
faci le en rem plaça nt le carré recherché par sommets d'un triangle semblable à T ins-
un rectangl e. Cette vers ion a été résolue crit dans C et que ces points forment un
par Herbert Vaughan en 1977 : toute sous-ensemble dense de la courbe : entre
courbe fermée simple du plan contient au deux points différents de la courbe, aussi

LA CONJECTURE OU CARRÉ INSCRIT ,,/1 143


proches soient-ils, il existe toujours un entier strictement positif n, il existe une
point P sommet d'un triangle semblable à courbe fermée simple du plan qui possède
T inscrit dans C. exactement n carrés inscrits. Le résultat
Pour les losanges et donc aussi pour les a été démontré en 2008 par Strashimir
parallélogrammes, c'est encore bon : toute Popvassilev, au City College de New York,
courbe fermée simple du plan contient au qui a pu établir qu'on peut imposer de
moins un losange inscrit. plus à la courbe d'être indéfiniment diffé-
Le théorème de M. Nielsen qui établit ce rentiable (c'est-à-dire parfaitement lisse)
résultat montre de plus que, si une direc- et même qu'on peut avoir exactement n
tion est fixée, on peut demander au losange carrés inscrits en imposant à la courbe de
recherché d'avoir deux de ses côtés paral- délimiter une zone intérieure convexe. Le
lèles à cette direction. V Makleev, de théorème est patent pour les polygones,
l'Université de Saint-Pétersbourg, a établi comme le montre la figure ci-dessous qui
en 2004 que le résultat était encore vrai résout le cas n = 4 et qui se généralise de
dans l'espace (sans, cette fois, que l'on façon évidente.
puisse imposer à certains côtés du losange Le nombre de carrés inscrits sera fréquem-
d'être parallèles à une direction donnée). ment impair. En effet, si la courbe fermée
Un carré est constitué de deux paires de simple est un polygone n'ayant rien de par-
côtés opposés parallèles et ses deux diago- ticulier, deux de ses côtés ne sont jamais
nales ont même longueur. Une généralisa- parallèles ni orthogonaux, ou si la courbe
tion du carré dans l'espace est le quadrilatère fermée simple est extrêmement lisse,
ayant ses quatre côtés égaux ainsi que ses définie par des fonctions analytiques, alors
deux diagonales, que nous nommerons le nombre de carrés inscrits est infini ou
« le quasi-carré ». Jason Cantarella et John
impair.
McCleary, aux États-Unis, ont démontré que
Par ailleurs, le mathématicien japonais
toute courbe fermée simple assez régulière
Shizuo Kakutani a démontré en 1942
de l'espace à trois dimensions possède un
que tout volume convexe de l'espace peut
tel quasi-carré inscrit. « Assez régulière »
être enfermé dans un cube exinscrit dont
signifie que la courbe est non seulement
chaque face touchera le volume. Notons
continue, mais qu'elle a une tangente en
enfin qu'un théorème de !'Anglais Roger
chaque point, tangente qui varie continû-
Fenn a réglé en 1970 le problème de la
ment quand le point de tangence glisse le
table évoqué au début de l'article. Si la fonc-
long de la courbe.
tion continue définissant le monticule est
Les carrés inscrits peuvent-ils être nom-
• Courbe fermée simpledu positive sur un ensemble convexe et nulle
breux ? Peut-il par exemple y en avoir
plan possédant exactement ailleurs, alors toute table carrée pas trop
4carrés inscrits. Le dessinn'en cinq, ni plus ni moins ? Là encore, bien
grande pourra être convenablement posée
montreque trois: trouvez le que les résultats soient récents, on n'a pas
quatrième! sur le monticule.
rencontré d'obstacles majeurs. Pour tout

• Carrés inscrits
sur courbes pixellisées
Les travaux de Feliu Sagols et Raul Marîn,
de l'Institut polytechnique national du
Mexique, auront peut-être des applica-
tions puisqu'ils concernent les figures
dessinées avec des pixels et que des algo-
rithmes de calculs des carrés inscrits ont
été proposés.

144 ,lJ MATHÉM ATIQUES ET M Y STÈRES


Le plan discret n'est qu'un tableau de cases encore que bien des problèmes du continu
carrées, les pixels, constituant un grand ont des traductions intéressantes dans le
quadrillage. Deux notions de courbes dis- monde du fini des pixels et de l'informatique.
crètes sont naturelles : les courbes fines et Le monde mathématique est étrange et cer-
les courbes épaisses (voir l'encadré p. 143). tains passages semblent interdits. Même
Le problème du carré inscrit se pose dans dans des domaines élémentaires (comme
ce contexte : toute courbe épaisse fermée celui des courbes fermées simples du plan)
simple contient les quatre coins d'un pour lesquels on s'imaginait bien armé par
carré et il existe des courbes fines fermées les outils de l'analyse et de la géométrie, on
simples qui ne contiennent aucun carré butte sur des obstacles durs comme le dia-
inscrit (jamais quatre de leurs pixels ne mant. Rien ne nous permet de reconnaître
sont les quatre coins d'un carré). ces problèmes difficiles avant qu'on ne se
La démonstration du résultat positif concer- cogne à eux et ils semblent surgir au hasard.
nant les courbes épaisses n'est pas aussi Ils s'amusent à humilier une communauté
simple qu'on l'imagine. Cela montre une fois vieille de plus de trois millénaires !

LA CONJECTURE OU CARRÉ INSCRIT ,;I 145


Il Cosmos : l'art de spéculer
I •

ser1eusement
Certains événements astrophysiques majeurs tels
que la naissance de trous noirs ou les mouvements de certaines étoiles
pourraient-ils être contrôlés par des intelligences supérieures?

otre imagination est bien timorée


N lorsque nous tentons de concevoir le
futur ou la structure globale de l'Univers. La
cosmologique»). Connaissant et maîtrisant
la littérature sur les questions de l'origine,
du devenir ultime de l'Univers et les concep-
science-fiction nous aide un peu, mais elle tions générales du monde formulées par la
oublie souvent les contrai ntes de la phy- cosmologie et les philosophes, il présente
sique ou de la logique. La méthode la plus un panorama organisé des réponses envisa-
intéressante pour aborder ces « grandes geables aux grandes questions que l'huma-
questions » est finalement celle qui s'auto- nité se pose depuis toujours. Bien sûr, ces
rise toute hypothèse, mais en prenant en grandes questions ont été abordées par les
compte au mieux ce que nous app rend religions, mais ici l'approche est non dogma-
la science et ce qu'elle considère comme tique et consiste comme il se doit à échanger
possible. des arguments rationnels et contradictoires.
De nombreux scientifiques se sont adonnés Une partie importante du livre de C. Vidal
à ce jeu de la spécu lation savante - Nikolaï sur laq uelle nous allons nous concentrer
Kardashev, Freeman Dyson, Carl Sagan, traite d'un problème précis: les lois de la
Lee Smolin, Roger Penrose, etc. -, et il en physique condamnent-elles irrémédiable-
est résulté une assez volumineuse littéra- ment la vie à d isparaître?
ture, parfois technique, mais sidérante et La seconde loi de la thermodynamique,
enivrante à bien des égards. Ces explora- selon laquelle l'entropie de tout système
tions et extrapolatio ns font hurler certains fermé augmente inéluctablement, a pour
esprits peu enclins à la fantaisie: ils n 'y conséquence que tout dans l'Univers finira
voient rien de pertinent et s'emportent si par s'égaliser thermiquement dans ce qu 'il
l'on prétend que de tels exercices sont une est convenu d'appeler la« mort thermique»,
forme légitime de recherche sc ientifique. Si état stabili sé et uniforme qui, bien évidem-
c'est votre sens ibilité, passez votre chemin, ment, interdit toute persistance d'êtres
car le livre que nous analyserons conduit vivants et donc d'êtres humains. Quoi que
aux confi ns de la physique, du raisonne- nous fassions, nous disparaîtrons, semble
ment et peut-être même du raisonnable. affirmer la thermodynamique.
Clément Vidal est philosophe des sciences et Bien que discutée - faut-il considérer l'Uni-
chercheur à la Vrije Universiteit de Bruxelles. ve rs comme un système fermé? -, cette
Il a publié en 2014 un livre dont le titre est fin programmée de l'humanité, que l'on
tout un programme: The Beginning and retrouve sous la forme de la mort ther-
the End: The Meaning of Life in a Cosmolo- mique ou sous d'autres formes dans la
gical Perspective (« Le commencement et la plupart des modèles cosmologiques, ne
fin: le sens de la vie dans une perspective doit-elle pas nous inquiéter?

146 ,I MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


La seconde loi de la thermodynamique
affirmant la croissance continue de l'en-
tropie de l'Univers, considéré comme un
système isolé, implique que l'Univers
va vers un état où toute l'énergie sera
uniformément distribuée et où toute
vie sera impossible, un état nommé
«mort thermique ». L'idée a été proposée
en 1851 par Lord Kelvin qui s'appuyait
sur les travaux de Sadi Carnot, James
Joule et Rudolf Clausius. Les scénarios
envisagés depuis par les cosmologistes
sont plus variés, mais la plupart pré-
voient qu'au-delà d'un certain moment,
l'Univers ne pourra plus abriter la vie.
Dans un article paru en 2000, Law-
rence Krauss et Glenn Starkman expli-
quaient par exemple: «Les données
actuelles suggèrent que la constante
cosmologique est non nulle ou, ce qui
revient au même, que nous vivons dans
un Univers ouvert [...]. Si l'Univers reste
déterminé par cette constante, notre
capacité à maîtriser des structures de
grandes tailles diminuera à mesure que
le temps s'écoulera. Les objets obser-
vables disparaîtront sur une durée
de l'ordre de grandeur de la vie d'une puissant effet gravitationnel, la totalité nous admettons que la conscience et
étoile. De plus [...], la durée de vie de de l'information manipulable par une l'esprit sont fondés sur une forme de
toute civilisation ne pourra qu'être finie civilisation durant la totalité de l'his- calcul physique, la vie ne peut pas être
[.. .]. À moins d'un improbable et très toire de l'Univers sera finie, et donc si éternelle.»

À titre de provocation sans doute, C. Vidal en considération de l'échelle de Nikolaï Kar-


explique que nous ne pouvons pas être ind if- dashev complétée par celle de John Barrow.
fé rents à cela. De la même façon que pour les li s'agit de deux méthodes pour classer les
conséquences du réchauffement cl imatique civilisations tech nologiques futures (ou pré-
ou du déséqu ilibre des comptes des caisses sentes, mais non encore découvertes) en
de retraite, pour C. Vidal, ne pas se sentir fo nction de leur état d'avancement.
préoccupé de ce qu 'il adviendra de l'hu ma- Dans un article publié en 1964, l'astronome
ni té et de la vie, même dans un aveni r très soviétique N. Kardashev a classé en trois
lointain, est une form e d'immoralité. n iveaux les civi lisations tech nologiques,
en se fo ndant sur les quan tités d'énergie
qu'elles m aîtrisent. Les civili sations de type l
sur cette échelle contrô lent et utili sent toute
• Civilisations avancées?
l'énergie produite par leur planète; nous
Là où son attitude diffère de celle la plus sou- n 'y sommes pas encore! Les civilisations
vent affi chée, c'est quand il annonce que la de type II accèdent à la totalité de l'énergie
question n'est peut-être pas indépendante de d'une éto ile telle que notre soleil. Les civili-
notre volonté. Son avis se fo nde sur la prise sations de type Ill d isposen t et se servent

COSMOS: L ' ART DE SPÉCULER SÉRIEUSEMENT J; 147


atomique: la science, devenue maîtresse
des nanotechnologies, conçoit et construit
des objets artificiels minuscules, atome par
atome, et crée par exemple des formes artifi-
cielles de vie. Nous y pensons !
Le niveau V atteint le noyau des atomes et
ses composants, qui deviennent manipu-
lables. Le niveau VI domine les particules
les plus élémentaires de la matière - quarks
et leptons - permettant la création de nou-
veaux assemblages complexes. Nous en
sommes loin. Le dernier niveau, Oméga,
correspond à une domination totale de
toutes les structures de base de l'espace et
du temps. Nous ne savons même pas ima-
giner clairement ce que cela signifie.
Dans le parcours de ces deux échelles, envi-
sageons dive rses étapes. Nous en consi-
Les sphères de Dyson ont été mécaniquement impossible: la dérerons trois étudiées et décrites dans le
imaginées comme un moyen pour gravitation de l'étoile conduirait
livre de C. Vidal : les classiques sphères de
une civilisation de profiter de à l'effondrement de la structure.
Dyson ; les hypothétiques civilisations « sta-
toute l'énergie de rayonnement Il faut plutôt imaginer une mul-
d'une étoile. Pour cela, de telles titude d'objets en orbite autour rivo res », peut-être observables dès main-
structures entourent un soleil. de l'étoile, si nombreux que tout tenant ; les très spéculatives civilisations
L'idée d'une coque immense est rayonnement qui s'en échappe créatrices d'unive rs et suj ettes à des méca-
séduisante, mais, comme l'a pré- est intercepté et capté par l'un ni smes de sélection darwinienne à l'échelle
cisé Freeman Dyson, elle est des objets en orbite. du cosmos.
Une sphère de Dyson est une structure
envisagée en 1960 par le célèbre phy-
de la totalité de l'énergie contenue dans une sicien américain Freeman Dyson, dans
galaxie. Nous en sommes très loin ! un article de la revue Science. Il s'inspi-
En 1998, John Barrow, cosmologiste et rait d'un roman de science-fi ction publié
astrophysicien à l'Université de Cambridge, en 193 7 par Olaf Stapleton et intitulé Star
a proposé une autre classification indépen- Maker. Il n 'a jamais prétendu être l'inven-
dante et complémentaire, fondée sur la teur de l'idée, quoiqu 'ell e porte son nom
taille des obj ets qu 'une technologie donnée aujourd'hui.
est en mesure de contrôler.
Il y a sept niveaux. Au niveau I, une civili-
sation maîtrise les objets de la taille de ses • Capturer toute l'énergie
individus: habitations, véhicules, etc. Nous
d'une étoile?
y sommes. Le niveau II correspond à une
maîtrise des composants de base de ses Le but de ces structures est de capturer l'es-
individus - organes, cellules, gènes - qu'on sentiel de l'énergie du rayonnement d'une
devient capable de transplanter, remplacer, étoile. L'idée d'une coque sphérique creuse
sélectionner et manipuler. Nous y arrivons. entou ra nt l'étoile, retenue assez souve nt
Le niveau III imagine une capacité d'ac- dans les livres de science-fiction, est bien
tion moléculaire permettant de connaître sûr la plu s naturelle. Cependant, comme
ou de créer des matériaux de toutes sortes le précise F. Dyson lui-même, elle est phy-
en associant des molécules. Nous avons siquement impossible: la force d'attrac-
fr anchi quelques pas dans cette direction. tion de l'étoile la fera it s'effondrer. Sans
Le niveau IV est celui du passage à l'échelle donner beaucoup de précisions, F. Dyson

148 JI M A THÉM ATIQUES ET M Y STÈR E S


Il existe trois sortes de systèmes
d'étoiles doubles. Les deux corps
peuvent êtreen contact,totalement
détachés ou semi-détachés, c'est-
à-dire échangeant de la matière.
Cette troisième catégorie, d'après
Clément Vidal, est particulière-
ment intéressante : «Dans les sys-
tèmes semi-détachés, on observe
un flux énergétique qui pourrait
être contrôlé. Des arguments ther-
modynamiques permettent une
interprétation métabolique de ces
systèmes binaires. La justesse de
telles interprétations n'est pas tran-
chée, mais on peut envisager des
tests à partir des données astro-
physiques disponibles.»

pense plutôt à une collection d'un grand Capter l'énergie ém ise par une étoile, sans
nombre d'obj ets en orbite autour de l'étoile en lai sser s'échapper trop, c'est très bien,
concernée, dont la totalité cache l'étoile et m ais la m atière d'une étoi le est auss i de
en capte toutes les émi ss io ns, ou au moins l'énergie. Auss i, on im agine qu'une civili-
une partie importante. sation avancée de niveau V sur l'échelle de
Une civili sation réuss issant la co nstruction ). Barrow, m aîtrisant les états très denses de
d'un tel ensemble serait une civilisation la matière, souhaiterait s'en emparer rapi-
de type li sur l'échelle de N. Kardas hev. Le dem ent sans avoir à attendre les mi lliards
spectre émis par une telle sphère, absorbant d'an nées nécessaires pour que l'ém iss ion
l'essentiel du rayo nnement de l'étoile enve- naturelle de l'étoi le la rende di sponible.
loppée, sera it nécessairement très différent Peut-on concevoir d'autres moyens d 'uti-
liser rapidement et effi cacement l'énergie
des spectres connus des étoi les nues. On
d'une étoi le et qu 'adopterait une civilisa-
serait donc en mesure de les détecter de très
tion avancée ? C'est une idée que C. Vida l
loin. Pour F. Dyso n, les émiss ions infra-
étud ie en détail.
rouges de ces hyp othétiques sphères méri-
teraient d'être recherchées pour détecter
d'autres civi li sation s éventuelles. L'idée
a été suivie plu sieurs fo is. En parti culier, • Aspirer
des recherches menées par le Fe rmilab, la matière de l'astre
aux États-Unis, explorant 250 000 sources L'observation de certains systèmes astrono-
d'é mi ss ion, ont conduit en 200 9 à repérer miques doubles, en particulier impliquant
17 sources infrarouges compatibles avec ce un trou noir et une aut re étoi le, suggère
qu 'on imagine que produirait une sphère d'intéressantes questions sur ce thème.
de Dyson. Aucune n'a encore été confirmée L'éto ile y est as pirée par un mécanisme
comme prove nant d'u ne civi lisation d'accrétion progressive et parfo is irrégu-
extra terres tre. lier, comme s'il était piloté. L'ense mble

COSMOS: L 'ART DE SPÉCULER SÉRIEUSEMENT ~ 149


L'idée de la sélection naturelle a été
reprise dans diverses sciences. Par
exemple, les algorithmes génétiques
sont un moyen de concevoir des pro-
grammes efficaces en simulant un pro-
cessus de sélection entre programmes
candidats. En cosmologie, l'idée a été
proposée par Lee Smolin qui imagine
que les trous noirs se formant dans un
univers comme le nôtre sont dans cer-
tains cas assimilables à des naissances
d'univers. Les univers les plus suscep-
tibles de donner naissance à d'autres
trous noirs sont favorisés et ont donc
une descendance plus nombreuse. Par
conséquent, on ne doit pas être étonné
d'être présent dans un univers où les
trous noirs se forment aisément. Une
sorte de sélection naturelle se déroule-
rait donc à un niveau cosmique.

permet d'accéde r à une part importa nte plus élevée et en utili sant une matière plus
de l'é nergie de l'éto ile sans attendre qu 'elle dense que celle de la Terre, est bien évidem-
s'e n li bère par é mi ss ion spontanée. Par ai l- ment une spéculation. Elle mérite d'être
leurs, certains sys tèmes doub les émettent précisée, mais pourquoi se l'interdire? La
des jets de matière et de rayonnement suggestion de C. Vidal, que certains sys-
comme s' il s évac ua ient une sorte de déchet. tèmes bina ires observés depui s longtemps
La form e optimale de consommation de par nos télescopes ont des propriétés ther-
l'énergie d'une éto ile ne ressemble rait-ell e modynamiques évoquant des systèmes
pas à cela? La m atière serait utilisée petit vivants pourraient être des civili sations
à pe ti t, e t ce qui est expu lsé corres pond ra it ava ncées, n'est donc pas plus absurde que
à l'évacuati on de l'entropi e. C Vidal insiste les sphères de F. Dyson.
sur l'a nalogie the rmody namique entre un C. Vidal propose de nommer « stari vo res »
tel systè me et le métabolisme des êtres ces civili sations qui mangent les étoil es.
vivants que nous connai ssons. Un autre indice qu' il avance en fave ur de
Bien sûr, pour arriver à de telles form es, la l'idée que nous voyons depu is longtemps
vie hypothétique constituant ces systèmes ces structures art ifi ciell es es t fond é sur
doub les serait très différente de celle sur la g rande variété des sys tèmes doubles
Terre, fond ée sur la chimie du carbone. connus. Aujourd'hui enco re, on découvre
F. Dyson lu i-même et d'autres ont depuis des systèmes binaires qui se présentent
longtemps suggé ré que la vie pourrait sous des form es in attendues... comme
exister sous des form es très différentes de lo rsque nous découv rons de nouveaux
la nôtre. Il n'est pas absurde d'imaginer de êtres vi va nts sur Terre !
tels types exotiques de vie, que justement Une caractéri stique de tous les êtres viva nts
des civilisations avancées sur l'échelle de est qu'ils manipulent de l'information. Celle-
). Barrow maîtriseraient et créeraient. ci est au cœur de leur reproduction (l'infor-
L'existence de ces systèmes vivants fon ction- mation gé nétique), de leur action sur leur
nant sur un rythme temporel sensiblement environnement (l 'inform ation à l'œ uvre dans
plus rapide que le nôtre, à une température notre système nerveux, dans l'orga nisation

150 1 M ATHÉM ATIQUES ET M Y STÈRES


sociale, et dans la circulation du savoir scien- car d'un univers père à ses descendants, il
tifique). Une preuve définitive de la décou- est naturel d'imaginer certaines va ri ations
ve rte de civilisations extraterrestres ne sera (elles sont nécessaires pour qu 'il y ait sélec-
établie que lorsque nous aurons pu prouver tion) : les constantes physiques par exemple
que de tels systèmes de traitement de l'infor- ne s'imposent pas logiquem ent. Depuis
mation sont présents dans les objets célestes longtemps, on a émis l'idée qu'elles pour-
que nous soupçonnons être liés à des intelli- raient varier avec le temps ou, et c'est ce qui
gences différentes de la nôtre. Pour l'instant, nous intéresse ici, qu'il pourrait exister des
nous n'y sommes pas ! univers aya nt des constantes fond amen-
Parmi les tests envisageables pour éta- tales différentes des nôtres.
blir l'exi stence de starivores, C. Vidal en a Le raisonnement «darwinien », expliquant
imaginé un assez simple. Une foi s l'étoile certaines propriétés de notre unive rs, est
consommée, une telle civili sation serait le suivant.
amenée à se déplace r vers une nouvelle a) Si la naissance de nouveaux univers est
étoile proche dans le but de l'exploiter. poss ible, pa r exem ple par la créatio n de
Si nous observions un corps très dense trous noi rs se détachant com plètement de
s'éloignant d 'un système binai re épui sé ou leurs univers d 'origine,
presque épuisé dans la direction de l'étoile b) et si les para mètres des univers ainsi
voisine, ne devrions-nous pas en conclure créés varient légè rement et aléatoirement
que nous avons affa ire à une telle civili sa- d'un uni ve rs à ses descendants,
tion, qui se dirige vers une nouvelle proie? c) alors il en résulte un taux de reproduc-
tio n différent d'un uni vers à l'aut re, selon
ses caractéristiques,
• Enfants-univers d) et do nc se trouveront sélectionnés et
favorisés les univers ayant les meilleures
Une autre idée fo lle, mais qu 'un spécula- capacités à créer de nouveaux univers
teur déterminé doit étudier, concerne des descendants.
civili sations d'un niveau encore supérieur: e) De ce fait , il ne serait pas étonnant que
les civilisations créatrices de nouveaux nous observions des valeurs des para-
uni vers. mètres fond amentaux de notre univers
La cosmologie envisage que lorsqu 'un trou correspondant à un taux important de pro-
noir se fo rme, c'est une porte ve rs un nouvel duction de trous noirs.
univers qui pour rait s'ouvrir. La séparation Ce pouvoir explicatif d'un hypothétique
complète entre l'intérieur du trou noir et mécanisme de sélection naturelle à l'échelle
l'univers où il se fo rme évoque la création cosmique ne répond qu'à la question por-
d'une bulle de savon s'échappant d'une sur- tant sur l'a justement fi n des paramètres de
face plane sur laquelle on souffie. La bulle notre physique favo ri sant la création de
se détache et s'en va, indépendante, coupée trous noirs. C'est intéressant, mais cela ne
de tout contact causal avec la surface dont répond pas à la question bien plus impor-
elle est issue. Ce processus d'engendrement tante de l'a justement fin des paramètres de
d'un enfa nt-univers peut bien sûr se pour- notre physique à l'apparition de la vie, et
suivre, et l'enfa nt-unive rs donnera naissance plus généralement de la complexité et de
à d'autres enfa nts-univers, et ainsi de sui te. l'intelligence.
Poussa nt l'analogie avec le monde vivant, le Cet a justeme nt fin , exa miné de pui s lo ng-
phys icien théoricien amé ricain Lee Smolin temps par les cos mologistes, a do nné lieu à
a proposé dès 1992 l'idée que ces engen- des trava ux scie ntifiques et des réfl ex ions
drements pourraient donner lieu à une philosophiques. C. Vidal livre une di s-
fo rme de sélection naturelle. L'idée d'un cu ss ion assez critique de ce thè me qui le
da rwinisme cos mique concernant les trous conduit à la conclu sio n que c'est un suj et
noirs semble choquante, mais elle se tient, délicat, logiquement, philosophiquem ent

COSMOS : L ' ART DE SPÉCULER SÉRIEUSEMENT ,Ji 151


La sélection artificielle de Clément Vidal
L'idée de Lee Smolin [voir l'en- Clément Vidal évoque une variante de la vie, pourraient être vus comme nos
cadré p. 150) permet seulement d'ex- l'idée de L. Smolin : la sélection artifi- descendants. La disparition inéluctable
pliquer que les univers où se forment cielle d'univers. Les civilisations avan- à laquelle les lois de notre univers nous
facilement des trous noirs sont plus pro- cées maîtrisant des quantités d'énergie vouent serait alors contournée.
hables que les autres. Ce qui étonne les bien supérieures à celles dont nous Ce type de spéculations déplaît for-
cosmologues est plutôt que le jeu des avons le contrôle créeraient des trous tement à ceux qui ne souhaitent pas
paramètres physiques de notre univers noirs en disposant d'un certain contrôle qu'on extrapole le savoir scientifique
permet à la vie d'y exister, alors que de leurs caractéristiques, qu'elles chai- au-delà ce qui est fermement établi.
de très petites variations de ces para- siraient favorables à la vie. Cette évolu- C. Vidal défend l'idée qu'à condition
mètres conduisent à des univers où la tian cosmique sur le long terme serait de mener des raisonnements restants
vie serait impossible. Cependant, s'il y a un moyen indirect d'échapper à la mort compatibles avec les connaissances
un tel ajustement fin favorisant la vie, il qui nous est promise au sein de notre scientifiques acquises, cette attitude
faut, pour l'expliquer, imaginer d'autres univers, ou au moins permettrait d'en- est la meilleure façon d'envisager les
mécanismes que celui d'une sélection gendrer des univers succédant au nôtre grandes questions que l'humanité se
naturelle entre univers. Dans son livre, qui, parce qu'ils seraient favorables à pose depuis toujours.

et donc scientifiqueme nt, qu i exige qu 'on percevons qu 'une infime partie, se rait en
le tra ite expérimentaleme nt à l'aide de fa it composé d 'une mu ltitude d'un ivers
tests, pa r exem ple en sim ul ant d'autres para llèles, la plu part n e donna nt pas nais-
mondes phys iq ues. Malheureusemen t, ce sa nce à de la vie et causale me nt séparés du
type de simu latio ns es t au jourd 'hui hors de nôtre et les un s des autres. Nous n'avons
portée. Reste que si, comme de nombreux pas à être étonnés de vivre dans un uni-
cosmologistes le défendent, il y a vraiment vers spécialement ajusté à la vie, car sinon
un ajustement fin des para mètres fonda- nous n 'ex isterions pas! Ce mode de raison-
me ntaux de l'univers assu rant l'appa ri- nement co ntroversé dénommé principe
tio n de la vie - et pas seu lement des trou s anthropique est exam iné par C. Vida l, mais
noirs -, alo rs la sélection naturell e entre comme il se fo nde sur l'idée des un ivers
un ivers (envi sagée par L. Smoli n) n 'en multi ples qui est probablement impos-
fo urni t pas de bonne exp li cati on. Il fa ut sible à teste r, il ne sédui t pas C. Vidal,
trouver autre chose. qu i in trodu it et défend une variante de
Une alternative es t celle des univers m ul- l'idée de L. Smoli n : la sé lection artifi cielle
ti ples. L'univers global, dont nous ne d 'uni vers.

152 ,i M A THÉM ATIQUES ET M Y STÈRES


• Effet de sélection vie, serait alors remplacée par une form e de
sélection artificielle comme celle pratiquée
Si, comme on l'a déjà envisagé plus haut, il par l'humanité depuis des millénaires et qui
existe (ou existera) des civilisations maîtri-
a conduit à des es pèces végétales et animales
sant les composants ultimes de l'univers
adaptées à nos désirs.
(donc de niveau III sur l'échelle de Kardashev,
Une telle sélection artificielle entre univers
et au moins V sur l'échelle de Barrow), pour-
n'est pas en mesure d'expliquer complète-
quoi ne pas imaginer qu'arrivé à un certain
ment l'ajustement fin des paramètres (qui
stade de développement, une civilisation
aurait créé le premier univers où la vie a été
crée des trous noirs - et donc des univers -
dont elle décide les paramètres. Pour lutter possible?), mais constitue, parmi d'autres,
contre leur disparition inéluctable (du fait une idée qu'il faut prendre en considération
de la mort thermique ou d'une autre sinistre pour envisager le futur lointain.
conséquence cosmologique des structures de Les exercices intellectuels proposés par
leur univers), de telles civilisations pourraient le livre de Vidal, sont un sommet inégalé
souhaiter créer des univers favorab les à la de liberté et de rigueur (autant qu 'elle est
vie, et peut-être même plus favorab les à la vie poss ible), dans un doma ine où la science
que ne l'est leur univers. La sélection darwi- et le rêve semblent s'accorder et dialoguer
nienne de L. Smolin, incapable d'expliquer la passionnément.

COSMOS: L ' ART DE S PÉCULER SÉRIEUSEMENT ># 153


Il La beauté
mise en formules
Entamée en 1933 par le mathématicien américain George Birkhoff,
la recherche de mesures scientifiques du beau se poursuit avec des moyens
théoriques et pratiques renouvelés.

eorge Birkhoff (1884-1944) était l'un excellent à mener de telles comparaisons.


G des plus bri llants mathématiciens de sa Si l'étude scientifique atteint son objectif,
génération. Professeur à Harvard pendant elle doit fourn ir une base rationnelle à ces
plus de trente années, il est connu en parti- évaluations intuitives. C'est là le problème
culier pour son « théorème ergodique » géné- fond amental de l'esthétique : déterminer,
ralisant la loi fo rte des grands nombres, qui pour chaque classe d'objets esthétiques,
affirme en particulier que quand on lance les attributs spécifiques sur lesquels leur
indéfiniment une pièce de monnaie non tru- valeur repose. 1... ] L'expérience esthétique
quée, la proportion de piles (et de faces ) tend se décompose en troi s phases. (1) Un effort
vers 1/2. En 1933, il écrivit un livre ambi- prélim inaire d'attention nécessaire à l'acte
tieux Mesure esthétique (Aesthetic Measure) de perception, qui augmente en proportion
où il définit des mesures de la qualité esthé- de ce que nous appelons la complexité (C)
tique des œ uvres artistiques. de l'objet. (2) Le sentiment de la valeur ou
Bien sûr, Birkhoff et ceux qui explorent ce de la mesure esthétique (M) qui récompense
sujet ont parfa itement conscience que la cet effort. (3) Enfin, une prise de conscience
réussite d'un tel travail ne peut être que que l'objet est caractéri sé par une certaine
partielle: da ns nos jugements esthétiques, harmonie et symétrie et qu 'il contient de
notre culture, notre société, notre époque, l'ordre plus ou moins di ss imulé (0) , ce qui
notre ex périence et notre sensibilité jouent semble nécessaire à l'effet esthétique. »
de grands rôles. Une mesure de nature
mathématique ne peut donc convenir à tous.
Cependant, pour les figures géométriques • Une formule générale pour
et pour les form es abstraites, comme celles
la qualité esthétique
de la musique, pour la composition et la
structure générale des œ uvres, il n'est pas Fort de cette analyse, Birkhoff va défini r
absurde que nous nous retrouvions tous, et la qualité esthétique des productions
que cette sensibilité partagée soit accessible artistiques. Son obj ectif est d 'évaluer des
à l'analyse et mesurable. C'est le projet que œ uvres artistiques de même nature, par
Birkhoff poursuit dans les 300 pages de son exemple des motifs décoratifs, ou des
livre. Voici la présentation qu 'il en fait. vases, comme le feraient, en moyenne, des
« Il est important de noter que les objets êtres humains.
appartenant à une classe particulière ont Le projet peut sembler déraisonnable, mais,
des valeurs esthétiques naturellement formu lé avec un peu de précaution comme
comparables. L'arti ste et le connaisseur le fa it Birkhoff, il prend de la consistance.

154 ,Il M ATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


L'esthétique selon George Birkhoff
a

M = 1,50

,.ffl
/ i:::,e:,

, 1,
\
J 1\
/ 1\
/ ~

m
J
1/ \
)

0,80 '....___....
.1 \ \ 1/
--
r\ 1)
--
0,58 0,30
0,50 0,58
0,58

George Birkhoff a construit une mesure M axe vertical, en fixe la forme. Il mesure la ce qui est ennuyeux puisque les arti-
de l'esthétique sur la base de son idée que complexité de la courbe par le nombre de sans ne réalisent pas les modèles avec
M doit être de la forme 0/C où O est une ses points singuliers : extrémités, points une parfaite exactitude. Cela a conduit
mesure d'ordre et C une mesure de com- d'inflexion, points anguleux, points où la à définir une variante de la mesure
plexité. Il a donné une définition précise tangente à la courbe est horizontale ou de Birkhoff ([ Staudek, On Birkhoff's
de ces deux paramètres dans le cas de verticale. Ce nombre est la complexité C. aesthetic measure of vases, Faculty of
formes polygonales. Plus M serait grand, L'ordre 0, lui, est déterminé en calculant lnformatics, Masaryk University Report
plus le polygone serait beau. Birkhoff a les coordonnées des points singuliers et Series, FIMU-RS-99-06, 1999).
appliqué sa méthode à 90 polygones. Les en comptant combien de fois deux coor- La mesure de Birkhoff pour les vases a
résultats pour quelques-uns d'entre eux données sont égales ou dans un rapport été utilisée récemment pour créer aléa-
sont indiqués en [a]. de 1 à 2. Cette mesure est appliquée à huit toirement, à l'aide de programmes, de
A la page 78 de son livre sur la mesure exemples de vases chinois [b]. Birkhoff a nouvelles formes de vases et les classer
esthétique, Birkhoff exprime son admi- utilisé sa mesure pour imaginer de nou- (K. Reed, «Aesthetic measures for evolutio-
ration pour une forme particulière d'art veaux vases (c). nary vase design ». dans Evolutionary and
géométrique: «L'excellence des vases Depuis, on a montré que la mesure pro- Bio/ogically lnspired Music, Sound, Art and
chinois, et plus généralement de la poterie posée par Birkhoff pour les vases est Design, Springer, Lecture Notes in Com-
chinoise, est bien connue. R. Hobson dans sensible aux petites déformations, puter Science, vol. 7834, pp. 59-71. 2013).
son livre sur l'art chinois écrit "Nulle part
ailleurs sans doute, la suprématie de
la Chine est autant marquée que dans
les arts de la céramique. Les agréables
formes de la poterie rang, les fines por-
celaines monochromes des Sung et les
magnifiques jarres à trois couleurs des
Ming sont des choses inégalables". Il est
notable aussi que les Chinois aient utilisé
des dessins de vases totalement symé-
triques, produisant une intéressante
variété de motifs géométriques. »
Birkhoff a tenté de mesurer la qualité
esthétique des vases à partir de sa for-
mule. Pour lui, un vase est déterminé par
une courbe qui, en tournant autour d'un

LA B E AUTÉ M ISE E N FORMULES JI 155


Les nombreux travaux qui ont prolongé ses formule: 0 = V+ R + HV + ... - F. Nous n'in-
idées prouvent qu 'il a créé un domaine de diquons pas tous les détails de l'évaluation
recherche où se développent de nombreuses numérique, ils occupent deux pages entières
pistes de réflexion tissant des liens nou- du livre.
veaux entre sciences et arts. La complexité, C, est mesurée par le nombre
La formule générale que Birkhoff défend de droites qui permettent de contenir tous
pour mesurer la qualité esthétique M d'un les côtés du polygone ; si le polygone est
obj et, d'un dessin ou d'une œ uvre est convexe, C est le nombre de côtés.
M = 0/C où O es t une mesure de son ordre Chacun jugera sur les quelques images repro-
et C une mesure de sa complexité. duites dans l'encadré page 155, et évaluées par
Notons que la formule de Birkhoff ne s'ap- cette méthode, de la pertinence des critères de
plique pas aux obj ets trop simples et ne beauté de Birkhoff. En utilisant d'autres para-
permet donc pas de trancher le débat sur mètres soigneusement introduits et discutés,
la forme des rectangles : un rectangle dont Birkhoff a appliqué sa méthode aux vases.
le rapport des côtés est le nombre d'or, Récemment, l'approche a été testée et utilisée
(1 + \;'5 )/ 2 = 1,6 18, est-il plus esthétique pour engendrer de nouveaux modèles de vase
qu'un autre? La question est controversée. et a donné d'intéressants résultats.
Assez sagement, Birkhoff pensait, comme
une partie importante de ceux ayant à ce
jour mené des expériences sur la question, • Une recherche
que rien ne permet de départager les rec-
sans cesse renouvelée
tangles dotés de proportions simples: un
carré, un rectangle d'or, un rectangle dont Un problème dans la conception de
le rapport des côtés est \/2 (formats A4, A3, Birkhoff, même pour ceux qui pensent
etc.) ou \/3, un rectangle obtenu en acco- qu'on doit poursui vre dans sa voie, est l'ar-
lant deux carrés ... bitraire des para mètres qu 'il introduit pour
Les form es polygonales un peu plus com- mesurer l'ordre et la complexité d'une classe
plexes que les rectangles ont permis à particulière d'objets et qu'il combine d'une
Birkhoff de mettre en œ uvre sa méthode façon particuli ère. Un autre chercheur, face
pour mesurer l'intérêt esthétique de à la même classe d'objets, proposera sans
90 formes polygonales avec sa formul e doute d'autres paramètres et les combinera
M = 0/C. différemment.
Pour justifier sa démarche, il a insisté sur La théorie de l'information et la théorie de
l'idée que tout le monde s'accorde à trouver la calculabilité ont introduit des notions
un triangle équilatéral plus beau qu'un universelles attachées à tout objet numé-
triangle quelconque et qu'on doit pouvoir rique. S'appuye r sur elles pour concevoir les
classer objectivement les polygones. Après mesures de O et C est donc apparu une pi ste
une analyse d'une quinzaine de pages, pour sui vre l'idée de Birkhoff.
Birkhoff introduit une formule à cinq para- En 1948, la théorie de l'information de
mètres pour mesurer O dans le cas de form es Claude Shannon, que Birkhoff n'a pu
polygonales. Sa formule prend en compte connaître, a suggéré une méthode pour éva-
l'existence d'une symétrie ve rticale, V ; l'exis- luer l'ordre et la complexité. Cette théorie
tence de rotations laissant invariante la introduit en particulier l'entropi e, qui
figure, R; la présence d'hori zo ntales et de ver- mesure la quantité d'information contenue
ticales, HV ; l'équilibre, c'est-à-dire la position ou fourni e par une source d'information,
décentrée ou non du centre de gravité, ... ; les par exempl e une œ uvre d'a rt.
positions des sommets et les longueurs des En s'appuyant sur les idées de Shannon, le
côtés qui sont plus ou moins uniformément philosophe allemand Max Bense et l'ingé-
réparties, ce qui peut agir négativement sur nieur français Ab raham Moles défendirent
la sensation esthétique, F. Cela lui donne la des lectures nouvelles de la formule 0/C de

156 .,j MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


Birkhoff. Chaque création art1st1que part Cette théorie définit des noti ons univer-
d'un répertoire fixé d'éléments (couleu rs, selles d 'ordre et de complexité qui per-
tracés élémentaires, sons, mots, etc. ) qui est mettent de nouvelles lectures de la formul e
transmis, partiellement, dans l'objet artis- de Birkhoff, prenant en compte les as pects
tique. Créer est une activité de sélection stru cturels des œ uvres. Nous allons en évo-
parmi l'ensemble des possibilités offertes quer plusieurs, mais d 'autres sont poss ibles
par le répertoire. Le réperto ire d'un peintre, et les recherches se po ursui vent.
par exemple, est la palette de couleurs dont
il dispose, chaque couleu r possible étant
affectée d'une probabilité; le tableau est le • Longueur de programme
résultat du choix, pour chaque élément de sa et temps de calcul
surface, d'un élément du répertoire. On peut
alors considérer que la redondance (mesurée En 1998, Vladik Kreinovich, Luc Longpré
par l'autocorrélation statistique) du tableau et Mi sha Koshelev, de l'université du Texas
est l'ord re O du tableau, et que l'entropie à El Paso, en se fond ant sur une analyse
de Shannon de la palette (ass imilée ici à sa fi ne de ce que représentent un temps de
richesse) est sa complexité C. calcul et la longueur d 'un p rogram me, pro-
D'autres faço ns d 'utiliser la théorie de l'in- posent de défini r la valeur esthétique d 'un
for mation de Shannon sont envisageables. objet numérique Ob par la plus gra nde
Il en est ainsi de l'approche statistique valeur possible du ra p po rt M = 2- t(Pl/t(P)
menée par Jaume Ri gau, Miquel Feixas et où P est un progra mme qui p roduit Ob,
Mateu Sbert, de l'université de Gérone en /(P) étan t la longueur de P et t(P) le temps
Espagne, appliquée à un ensemble de neuf de calcul de P.
tableaux (voir l'encadré page suivante). Cette définiti on est justifiée par ses auteurs
L'utilisation de la théorie de Shannon en à l'aide d 'une analyse m athém atique
esthétique reste incertai ne et n'a connu impossible à détailler ici. Mai s elle se com-
qu'un succès limité. Sans doute l'utilisation pre nd, pui sque l'on retrouve fin alement la
des notions statistiques pour l'analyse d'une formul e de Birkhoff avec l'interprétation
image (ou d'une musique, etc. ) est-elle insuf- suivante des para mètres O et C :
fisa mment précise : ces notions ne prennent C est le temps de calcul t(P) de P ; les obj ets
pas en compte l'organisation structurelle complexes étant lon gs à calculer, ce temps
détaillée des objets. Dans le cas d 'une pein- de calcul est u ne mesure de complexité.
ture par exemple, utiliser les mêmes pixels 0 = 2- l(Pl, ce qui corres pond à l'idée que
qu'une image A et en changer la disposition plus il y a d 'ordre d ans un obj et Ob, plus
(les déplacer, sans en supprimer ni en ajouter) /(P) est petit car simple à décri re, et donc
donne une image B dont la plupart des para- plus 2- t(P) est grand.
mètres statistiques, l'entropie en particulier, Les auteurs reconnaissent cependant que
seront les mêmes que ceux de l'image A. leur fo rmule est inutilisable en p ratique
Comment éviter cette imprécision ? car, pour identifier le programme qui réa-
Née durant la décennie 193 0-1940 des tra- lise le maxim um M de la formul e, il fau -
vaux de Ku rt Gode!, Alon zo Church et Alan d rait me ner une énumération infinie!
Turing, la théorie de la calculabilité, l'étude Même en se limitant aux programmes de
mathématique des mécani smes élémen- longueur raisonnable, par exemple moins
taires de calcul, au rait intéressé Birkhoff. de 1 000 caractères, cela dépasserait les
Cette théorie introduit une nouvelle vision capaci tés di sponibles aujourd'hui, pui sque
de l'information et de la complexité grâce le nombre de programmes possibles de
à la théorie algo rithmique de l'info rmation longueur n donnée augme nte exponentiel-
qui la prolonge et qui, à partir de 196 5, a lem ent avec n.
été développée par Andreï Kolmogorov, En 1995, le Français Roland Yéléhada a
Leonid Levin et Gregory Chaitin. suggéré une autre idée tirée de la théorie

LA BEAUTÉ MIS E EN F ORMU LE S ., ,j 157


Les expériences des chercheurs de l'université de Gérone
Jaume Rigau, Miquel Feixas et Mateu sont utilisées sans en favoriser M = 0/C de Birkhoff, ce qui donne une
Sbert, de l'université de Gérone en aucune, il faudra 3 bits d'informa- mesure esthétique à la Shannon :
Espagne, ont mené des expériences por- tion pour spécifier chaque pixel, donc Ms = (Hmax - H)/Hmax·
tant sur de vrais tableaux. lis ont en par- 3N bits au total. C'est la situation de Une application possible de la théorie
ticulier calculé des mesures esthétiques désordre maximal, donc d'entropie de la complexité algorithmique consiste
fondées sur la formule de Birkhoff et maximale. Cependant, un tableau réel à prendre Hmax = Nk comme mesure
utilisant la théorie de l'information de utilise les couleurs avec des propor- de complexité (c'est le nombre de
Shannon et la théorie algorithmique tions spécifiques, par exemple plus bits nécessaires pour mémoriser un
de l'information de Kolmogorov. Leur de bleu que de rouge. L'entropie H, tableau quand on réserve k bits pour
méthode consiste d'abord à diviser le de l'ensemble des pixels du tableau chaque pixeO. La taille HK en bits de
tableau en N pixels. réel, qui est une mesure de cet l'image compressée par un algorithme
Chaque pixel peut prendre un nombre usage restreint des possibilités de de compression d'images sans perte
déterminé d'états, en général une la palette, est donc plus petite que est considérée comme une approxima-
puissance 2k de 2, par exemple 8 cou- Hmax· Plus l'écart entre Hmax et H, tion de la complexité de Kolmogorov
leurs, ce qui correspond à k = 3. Ce est grand, plus il y a d'ordre dans du tableau. On choisit alors de poser:
nombre k étant fixé, l'entropie maxi- le tableau. D'où l'idée de prendre O=Hmax- HK et C=Hmax, ce qui donne
male d'un tableau est Hmax = Nk. En 0 = Hmax - H, et C = Hmax pour mesurer une mesure esthétique à la Kolmo-
effet, s'il y a huit couleurs et qu'elles les paramètres de la formule générale gorov: MK=(Hmax -HK)/Hmax.
La mesure Ms, dont le défaut principal
est de se fonder uniquement sur la dis-
tribution statistique des pixels sans
prendre en compte leurs positions,
favorise clairement les tableaux les
ï Deux des plus simples. La mesure MK prend plus
l neuf tableaux finement en compte la structure com-
i considérés par plète du tableau.
!!! les chercheurs Les chercheurs de Gérone ont exa-
f
...•.
~
espagnols. Le van
Gogh ci-contre
a pourmesures
miné trois tableaux de Mondrian, trois
de Seurat et trois de van Gogh. Ceux
M5•0,280et de Mondrian, très géométriques, sont
li
~ MK• 0,650. considérés comme les plus beaux par
i
5
Pour le Seurat les mesures esthétiques Ms et MK. Cela
î§ cklessous, on peut se comprendre : avec les Mon-
aM5•0,290et drian, l'ordre, mesuré aussi bien à la
J MK •0,539. Shannon qu'à la Kolmogorov, est assez
élevé. En effet, H, et HK étant petits,
la différence entre les deux termes du
numérateur est grande, d'où un quo-
tient 0/C élevé. Les van Gogh sont favo-
risés par MK, beaucoup plus qu'ils ne le
sont par Ms; cela s'explique par le fait
nettement perceptible que la structure
géométrique des van Gogh est plus
simple que celle des Seurat, ce que la
mesure Ms ne voit pas, car elle ne prend
en compte que la fréquence d'usage des
couleurs et pas leur disposition sur la
toile, alors que MK prend en compte la
disposition spatiale.
On trouvera plus de détails dans l'ar-
ticle de Jaume Rigau, Miquel Feixas et
Mateu Sbert [voir la bibliographie).

158 ,,1 MATHÉMATIQUES ET M YSTÈRES


Une mesure esthétique selon Roland Véléhada
La mesure esthétique proposée par exactement 3 cases voisines sont noires blancs consécutifs. On obtient ainsi
Roland Véléhada s'appuie sur la théorie parmi les 8 cases qui l'entourent; une l'image du double triangle de Sierpinski,
algorithmique de l'information. L'exemple case noire le reste si exactement deux ou qui comporte un million de pixels noirs ou
considéré ici est un double tapis trois cases voisines sont noires et, sinon, blancs, à l'aide de 8 522 octets seulement.
de Sierpinski. L'image fractale est devient blanche). Placez ensuite le La compression PNG fait donc passer
un carré de 1024 pixels de côté. résultat dans une image carrée la taille du fichier de 131032 octets
La mémorisation de cette de côté 1024. » à 8 522. C'est bien, mais c'est très loin
image pixel par pixel peut facilement de l'optimal qui conduirait à moins de
occupe donc 1,048 ecnre en moins de 1000 octets. L'écart entre un codage
million de bits, 1000 caractères un «en ressource limitée» effectué par le
soit 131032 programme effec- compresseur PNG et la compression
octets. tuant cette tâche. optimale est, pour Roland Véléhada, une
Il existe une défi- L'existence de ces pro- mesure esthétique de l'image.
nition surprenante de grammes courts signifie Pour l'auteur de cette mesure, le senti-
cette image (elle a été uti- que la complexité de Kolmo- ment de beauté est d'autant plus grand
lisée pour obtenir le dessin): gorov de l'image est inférieure qu'est grande la différence entre la taille
«Placez une droite de 220 cases à 1000 octets (ou 8000 bits). Un de la représentation optimale d'une
noires sur un quadrillage carré langage de description d'images tel que image (se fondant sur la «compréhen-
illimité de cases blanches, puis appli- celui utilisé par le compresseur d'image sion» complète de l'image ou de ce qui
quez 220 fois à cette configuration les PNG exploite des régularités dans l'image l'engendre) et la taille de la représenta-
règles du Jeu de la vie de John Conway (à en noir et blanc, par exemple le fait qu'il tion en ressource limitée dont est capable
savoir: Une case blanche devient noire si y a de longues séries de pixels noirs et notre cerveau.

algorithmique de l'info rmation pour définir habituels expriment brièvement et testent


et mesurer la valeur esthétique d'un objet instantanément, mais qui dépassent nos
numérique Ob. La mesure proposée est capacités d'analyse immédiate.
K1(0b) - K(Ob), où K(Ob) est complexité L'idée provient des images fractales. On
de Kolmogorov de Ob, c'est-à-dire la taille les considère souvent belles et complexes,
du plus court programme qui donne Ob, mais leur complexité est une illusion car
et K1(0b} la complexité de Kolmogorov en les images fractales résultent de fo rmules
ressource limitée de Ob, c'est-à-dire la taille courtes et se défini ssent en utilisant des
du plus court programme qui donne Ob en programmes simples de quelques lignes.
considérant un langage de programmation Ces images nous paraîtraient belles car,
aux possibilités limitées. sans que nous puissions le justifier, du fait
de nos capacités limitées de calcul, nou s
aurions une certaine perception de leur
• Une complexité liée simplicité. Cette perception provi endrait
aux capacités humaines? des multiples répétitions et déformations
Le langage à ressource limitée à prendre de motifs et de couleur à diverses échelles
en compte correspondrait aux capacités de entre parties de la fractale que, sa ns
calcul d'un humain, ou au moins tenterait réuss ir à les analyser com plètement, nous
de les modéliser. Un tel langage exprimerait ressentirions.
simplement que des points sont alignés, La sensation d'observer une image sub-
car nous le percevons immédiatement, tilement organi sée (fa ible complexité de
mais ne pourrait pas exprimer simplement Kolmogorov), et de forte complexité de
des relations du type « 59 049 =3 10 » ou « la Kolmogorov en ressource limitée, donne-
huitième décimale de sin(n:/ 7) est 3 », rela- rait un sentiment d'ordre mystérieux qu i
tions que les langages de programmation serait la beauté. Plus l'écart entre les deux

LA BEAU TÉ MISE EN FORMULES .# 159


complexités serait grand, plus la satisfac- produit Ob. Son utilisation semble alors
tion esthétique serait fo rte. s'imposer pour mathématiser l'idée de
L'h armonie et la beauté que nous attri- maturation. Plus une œ uvre inclut la trace
buons fac ilement aux fo rmes du vivant d'une longue élaboration, assimilée ici à
seraient de la même nature. Nous les per- un long calcul , plus sa valeur artistique est
cevons clairement, mais nous n'avons pas grande. Un objet Ob étant donné, l'idée
la capacité de les comprendre entièrement est alors de définir le O de Birkhoff par la
et donc, pour décrire un animal, nous profo ndeur logique de Bennett de Ob, et la
sommes obligés de le faire élément par complexité C par la complexité de Kolmo-
élément (forte complexité de Kolmogorov gorov de Ob.
en ressource limitée ), sans profiter de tous Pour que nous puissions calculer instanta-
les raccourcis que son unité permettrait nément le rapport 0/C, il faudrait mesurer
si nous en avions la compréhension pro- ces para mètres O et C avec un langage de
fonde (relativement faible complexité de programmation en ressource limitée modé-
Kolmogorov) . lisant les capacités de l'être humain.
L'idée de Roland Yéléhada oblige à pos- Recopier une œ uvre n'est pas un travail
tuler une aptitude n aturelle innée à éva- créatif, même si la copie parfa ite peut pro-
luer la complexité de Kolmogorov d'un curer à l'observateur la même satisfaction
obj et numérique. Or il est difficile de com- esthétique que l'œuvre originale. Si l'on
prendre l'origine de cette aptitude, puisque souhaite mesurer non seulement la valeur
justement ce que nous percevons n 'est esthétique d 'une œ uvre, mais auss i l'ap-
qu 'une complexité de Kolmogorov en res- port particulier du travail de l'artiste, il faut
source limitée. envi sager autre chose. La théorie du calcul
Une autre idée est directement liée à la dispose d'un concept qui autorise cela. Un
théorie moderne de l'information, telle obj et numérique E étant donné, on peut ne
que Kolmogorov, Leonid Levin et Gregory s'intéresser qu 'aux programmes qui accè-
Chaitin l'ont reformul ée à partir de 196 5. dent à cet obj et: les programmes connai s-
Elle consiste à postuler que la valeur d'une sant E. Le temps de calcul du programme
création arti stique est la quantité de tra- minimal dans cette catégorie de pro-
vail et d'intelligence qui ont été mises en grammes pour produire un autre obj et Ob
œ uvre pour la produire. Si on suit cette est alors une mesure du contenu supplé-
idée, il faut bien sûr prendre en compte mentaire de calcul qu 'i l a fa llu me ner pour
toute la préparation menée par l'arti ste créer Ob par celui qui connaît E. C'est la
ava nt qu'il commence l'œ uvre: la matura- « profondeur logique de Bennett de Ob

tion, les essais préliminaires, l'élaboration relativement à E ». Ce concept semble cor-


progressive d'une conception du monde rectement définir le travail réalisé par un
et d'un style personnel, l'apprentissage artiste quand il crée Ob dans un contexte
de son art auprès de maîtres et de guides, donné, qui met à sa disposition des œ uvres
voire de concurrents. La mesurer exige déjà créées dont l'ensemble est E.
d'évaluer les traces laissées par cette phase Ce dernier point permet de distinguer deux
d'élaboration. types de mesures esthétiques : la mesure
d'une valeu r esthétique en soi, qui ne se
préoccupe pas de la nouveauté ou non du
travail, et la valeur relative, dont la fon c-
• Profondeur logique
tion serait d'évaluer la fo rce d'innovation
La « profondeur logique de Bennett » est de l'œuvre.
une mesure du « contenu en calcul » pré- Toutes ces idées sont sédui sa ntes et géné-
sent dans un objet numérique Ob. En rales. Elles se mblent capables, en théorie,
première approximation, c'est le temps de mesurer la valeur esthétique d'une
de calcul du programme le plus court qui œ uv re et sa nouveauté en les di stinguant

160 ,j MATHÉMATI QUES ET MYST ÈR E S


l'une de l'autre. Mais il faut reconnaître Certains verront dans ces difficultés la
que les outils disponibles pour mesurer confirmation du préjugé que la science ne
réellement la profondeur logique de peut pas parler de manière précise et objec-
Bennett sont limités. Des travaux menés tive de l'art, et que les méthodes suggérées
par Hector Zenil, Cédric Gaucherel et par la théorie moderne de l'information,
moi-même ont permis de mesurer effec- quoique séduisantes et profondes, sont
tivement des valeurs approchées de la pro- condamnées à l'échec. Cette fois, non parce
fondeur logique de Bennett d'images de qu'elles sont fausses ou arbitraires (comme
petite taille, en utilisant des algorithmes les méthodes à la Birkhoff) ou ne prennent
de compression de données. Cependant, que partiellement en compte les œuvres
l'extension de telles mesures à des images (comme les méthodes à la Shannon), mais
plus grandes, tentée avec Jean-François parce que les calculs d'évaluation sont trop
Colonna, rencontre des difficultés tech- longs. La théorie définit des conceptions
niques qui, pour l'instant, interdisent de plausibles et des modèles abstraits sédui-
traiter de façon satisfaisante des œuvres sants, mais les utiliser serait hors de portée
réelles. des machines actuelles.

LA BEAUTÉ MISE EN FORMULES ,I 161


a Le hasard géométrique
n'existe pas!
• Chapitre écrit en collaboration avec Nicolas Gauvrit

Le cerveau ne sait pas produire du hasard :


des expériences géométriques en donnent une preuve éclatante.

Le cerveau humain est bien trop apte à Nous allons aujourd'hui constater, sur
discerner des structures ; sans des outils quelques situations géométriques, que, pour
statistiques rigoureux, nous sommes un humain, jamais rien n'est vraiment au
désarmés, tels des animistes attachant hasard. Certains des résultats mentionnés
une signification au moindre souffle d'air. ont été découverts dans le cadre d'activités
Greg Egan, Vif Argent, 1995.
de recherche financées par les militaires
canadiens. Ceux-ci pensent que la connais-
sance des biais logiques et géométriques
de fonctionnement de notre esprit, lorsque
L1 esprit ~umain explore et. analyse ,ins-
tantanement tout ce qm passe a sa
portée. Rien n'est, pour lui, indifférent ou
nous poursuivons un fugitif, améliorerait
l'efficacité de nos stratégies de traque. Si par
exemple, le fuyard se cache quelque part sur
banal : il classe, trie, organise, hiérarchise.
un terrain plat rectangulaire - une forêt, un
Cette efficacité dans la recherche de régula-
marais, etc. -, on pourrait grâce aux résultats
rités ne cesse de surprendre les chercheurs
de ces travaux faire mieux que rechercher
en sciences cognitives qui découvrent les
systématiquement quels sont les endroits
capacités de nos algorithmes internes.
qu'il est susceptible d'avoir choisis et, cela,
Ceux-ci nous permettent, par exemple, de
même si on sait que le fugitif sait qu'il est
repérer des corrélations complexes dans poursuivi et que nous raisonnons sur ses
une figure (voir figure en haut à droite). choix. Cependant bien sûr, les travaux sur
Ce travail du cerveau, effectué sans relâche le hasard humain ont principalement pour
et sans que nous en ayons conscience objet d'améliorer notre connaissance de
sur toutes les informations que reçoivent cette machine formidable et mystérieuse
et élaborent nos sens - lesquels ne sont qu'est le cerveau.
jamais de simples récepteurs -, a quelques
contreparties défavorables. L'une d'elle est
l'étonnante infirmité que nous présentons • Tous les points
tous face aux tâches de production d'aléas.
ne se valent pas
Les chercheurs connaissent l'irrépressible
biais d'alternances - quand nous tentons John Christie, du Département de psy-
de produire une suite aléatoire de pile ou chologie de l'Université de Dalhousie au
face, nous exagérons la proportion d'alter- Canada, place les sujets devant un carré
nance PF ou FP par rapport aux répétitions blanc ou un disque, et leur demande de
PP ou FF - et l'étrange biais de positivité - si marquer par une croix dans la figure un
on demande à 100 personnes de choisir au point choisi au hasard. Les sujets doivent
hasard un des deux mots OUI ou NON, plus ensuite indiquer un deuxième point, puis
de 60 pour cent choisissent oui. un troisième.

162 ·- ' MATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


• Réseaux aléatoires de Léon Glass. Le cerveau Glass en 1968, et redécouverte plusieurs fois depuis, des points proviennent d'un mouvement d'ensemble
humain analyse les images pour yrepérer des est particulièrement étonnante. Si vous prenez une d'une partie d'entre eux, est sans doute liée aux
régularités et des corrélations entre éléments figure composée de points placés aléatoirement et facultés d'analyse du mouvement de notre système
qu'il interprète globalement Les capacités de ces que vous la superposez avec elle-même après l'avoir visuel. Celui-ci, pour savoir dans quelle direction
algorithmes internes sont remarquables et c'est sans fait légèrement pivoter (ici de deux degrés), le réseau nous nous déplaçons par rapport à un repère, ou
doute leur action inconsciente et incontrôlée qui nous obtenu vous apparaît instantanément organisé quel est le mouvement d'un objet placé devant nous,
perturbe dans les tâches de production d'aléas décrites circulairement autour du point de rotation. Une doit comparer des images proches, mais légèrement
dans ce chapitre. L'aptitude àvoir du mouvement détection analogue instantanée se produit après une décalées, puis en tirer des informations globales sur la
dans certaines figures de points découverte par Léon dilatation légère. Cette faculté permettant de voir que direction des mouvements.

• Points d'attraction dans les formes géométriques. figure ; ensuite toutes les réponses sont superposées. le devraient. Dans le cas du cercle, un biais semblable
Les expériences menées par John Christie montrent Pour le carré, les points géométriques particuliers se produit. Les histogrammes montrent aussi une
que les points à l'intérieur d'un carré ou d'un disque (centre, sommets, milieux des côtés) et zones légère préférence (statistiquement significative) en
ne sont pas, pour nous, équivalents. Chaque sujet particulières (axes de symétrie et diagonales] agissent faveur de la partie supérieure de la figure, un peu plus
est invité à marquer trois points au hasard dans une comme des attracteurs : ils sont choisis plus qu'ils ne souvent choisie que la partie inférieure.

LE HASARD GÉOMÉTRIQUE N'E XISTE PAS ! .j 163


b

Le haut est privilégié


a C

â Ellipses, triangles, anneaux L'expérience réalisée avec des questionnaires particulière s'observe aussi vers les coins
et courbes. Les biais constatés imprimés et sur Internet a été effectuée avec (mais jamais exactement sur les coins, pour-
pour le cercle et le carré ont
602 personnes résultant d'un échantillon- quoi ?) et, à un moindre degré, près du milieu
été confirmés par l'étude
d'autres figures. Pour le nage rigoureux (même proportion de gau- des côtés. Un léger biais favorise la partie
triangle, l'axe vertical est chers et de droitiers que dans la population). supérieure qui reçoit plus de points que la
nettement privilégié. Le La superposition des points marqués par partie inférieure. Pour le cercle, les axes hori-
centre du triangle qui comme chaque participant produit des figures sur- zontaux et verticaux sont encore favorisés.
dans toutes les figures est un
prenantes qui ne ressemblent en rien à des De même, plus légèrement, les obliques à
attracteur puissant semble
être le centre de gravité (point points placés au hasard selon une loi uni- 45° et- 45° : même lorsqu'une figure comme
de concours de médianes). forme : les humains ne peuvent exécuter le cercle ne présente pas d'axes de symétrie
La préférence en faveur de la consigne et ne dessinent pas le nuage de horizontaux, verticaux ou obliques particu-
la partie haute de la figure densité uniforme recouvrant tout l'intérieur
(plutôt que la partie basse) liers, l'esprit humain « brise la symétrie »
est assez nette dans plusieurs du carré ou du disque, qui seraient alors
et plaque de telles directions sur la figure,
figures, de même qu'une apparus légèrement grisés.
comme pour s'y repérer. Dans cette partie
certaine préférence pour la Pourquoi, alors que la consigne était expli-
des tests, aucune différence significative n'a
partie droite (plutôt que la citement de choisir« au hasard », les sujets
gauche). Dans les deux cas, été observée entre hommes et femmes ou
favorisent-ils certaines zones et en évitent-
on interprète cela comme une entre droitiers et gauchers.
forme géométrique du biais de ils d'autres ? L'écart à la densité uniforme
Les points et zones privilégiées corres-
positivité : le haut étant jugé espérée est très net et significatif : il ne
pondent aux points et lieux géométriques
plus positif que le bas(«sa peut être attribué à des fluctuations aléa-
santé est au plus bas »,« il est que tout mathématicien considère comme
toires ou à un nombre trop faible de sujets
au sommet de sa forme »), la présentant de l'intérêt dans une figure
testés. Les emplacements proches du centre
droite que lagauche (« il est (centre, sommets, côtés, axes). Pour le
très gauche »,« il est adroit»). sont ceux qui attirent le plus et ils reçoivent
plus de deux fois plus de points qu'ils ne le cercle, ils correspondent aux lieux qu 'on
Pour les lignes (segments et
courbes), les zones choisies devraient ; à l'inverse, ceux proches du côté sera tenté de construire lorsqu'on voudra
semblent liées à la fois à horizontal en bas au tiers ou aux deux tiers étudier la figure en la dessinant sur une
la position relativement à feuille couverte d 'un quadrillage qui fera
ne reçoivent pratiquement aucun point
l'ensemble de la ligne (les
(voir figure en bas de la page précédente). apparaître le diamètre vertical, le diamètre
zones proches du centre et des
extrémités sont attractives) Dans le cas du carré, les points choisis sont horizontal, et suggérera les diamètres
et à la courbure (les zones de agglomérés en grand nombre près du centre, obliques. Ces points géométriques particu-
forte courbure, quand il y en a, le long des diagonales et sur les axes verticaux liers, qu 'on nommera points structuraux,
sont attractives).
et horizontaux du carré. Une concentration agissent irrésistiblement sur notre vision

164 .,, j MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


e

Pseudo-bord

Quasi-bord Milieu Quasi-bord


gauche droit

du d isque aléatoire, ou du carré aléatoire, des possibi lités, il est donc très particulier ;
et en déterminent l'organi sation. le 9 es t la dernière des possibilités ; 2, 4,
6, 8 sont des nombres pairs ; 3, 6, 9 sont
multiples de 3 ; 5 est un nombre très parti-
• Opposition avec culier pour nou s qui calculons en base 1O.
le hasard mental arithmétique Seul 7 éch ap pe à cette liste.
C'est donc le caractère « prototypique » du
Ces résultats évoquent ceux qu'on obtient 7 - il apparaît « plus banal » que n'importe
quand on dema nde à un suj et humain de quel autre - qui le fa vorise, car le sujet à
choisir un chiffre au hasard e ntre 1 et 9 qui on demande de choisir un chiffre au
( « hasard mental arithmétique » ). Dans un hasa rd essaierait sa ns en avoir con science
tel cas, la réponse obtenue est 7 da ns plu s de retenir un chiffre aussi quelconque que
de 30 pour cent des cas. Le détail des pro- possible et par un processus d'élimination
babilités est : mentale re jetterait le 1 très souve nt, le 2
1 : 3% ; 2: 5% ; 3 : 12% ; assez souvent, etc. Le 7 étant moins sou-
4: 9% ; 5: 12% ; 6 : 11 % ; vent re jeté se trouverait alors proposé dans
7: 32% ; 8: 12% ; 9: 4%. une plus grande proportion de cas, pro-
Soumis à une co nsigne de production d'un dui sant la répartition indiquée ci-dessus.
nombre ou d'un point au hasard dans un (Rappelons ici, en clin d'œ il , le petit pa ra-
domaine fixé, l'être humain en es t inca- doxe : être le plus banal transform e le 7 en
pable et effectue un choi x selon une di s- un nombre remarqu able, qui devrait être
tribution de probabi lités « huma ine » qui évité ... )
rend perplexe. Dans le cas géométrique, les points privi-
En y regardant de près, les résultats obtenu s légiés du hasard mental humain sont les
avec les points du carré ou du disque pos- points structuraux de la figure ou plus exac-
sèdent des propriétés inverses de ceux tement les zones proches des points structu-
obtenu s avec les chiffres de 1 à 9. En effet, raux. Ces attracteurs de la figure à l'inverse
l'interprétation acce ptée du bi ais en faveur du cas des chiffres sont particuliers et ne sont
du 7 es t qu 'il provi ent de ce que le chiffre 7 donc pas prototypiques. Les points que le sujet
es t le seul qui ne possède aucune propriété humain choisit de manière privilégiée dans le
particuli ère immédiate, ou qui en a moins cas géométrique sont les points géométriques
que les autres. Le chiffre 1 est la première saillants de la figure, qui, s'ils se comportaient

LE H A S A RD GÉOMÉTRIQ UE N'E XISTE PAS 1 .,j 165


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• Consigne :« deviner ». Dans comme pour les chiffres, seraient au contraire bien les biais observés. Ce modèle suppose
ces deux séries d'expériences, systématiquement évités ! Les psychologues que, lors des expériences de choix aléatoires,
les sujets sont invités à
s'interrogent sur ce nouveau paradoxe. le processus mental se déroule en deux
placer trois points, chacun
à l'i ntérieur du carréou du Pour lever ce paradoxe, une première étapes. La première étape est influencée par
disque, à l'emplacement qu'ils remarque a été faite. Les expériences sur l'accessibilité des réponses possibles et là,
pensent être le plus souvent les mouvements oculaires de sujets à qui bien sûr dans les expériences géométriques
choisipar unsujet à qui l'on on présente une figure géométrique ont mis les points attracteurs sont privilégiés (il y a
demande de placer un point au
en évidence que l'œil s'arrête sur les points « forçage » par le système visuel d'explora-
hasard. Les figures obtenues
par superposition de toutes les structuraux de la figure - dont en priorité tion d'images) .
réponses donnent uneversion le centre -, points qui sont justement les Une seconde étape dite de « correction »
contrastée de celles obtenues attracteurs géométriques des expériences efface certains biais de la première phase
avec la consigne« placer au sur les points aléatoires. Tout se passe donc en modifi ant le choix qu 'on s'apprête à
hasard »: les sujets humains
ont une certaine connaissance comme si lorsque l'on demandait à un suj et effectuer. On peut alors formul er une
du biais en faveur des points de choisir un point au hasard, il analysait la double hypothèse : (a) Dans le monde
structuraux. figure en s'arrêtant sur les points que son sys- discret des 9 alternatives 1, 2, ... , 9, il n 'y
tème visuel le force inconsciemment à privi- a pas de moye ns simples de corriger des
légier, et choisissait alors le point à produire erreurs par de petites variations et, en
en conformité avec cette « densité d'atten- conséquence, les suj ets rejettent purement
tion » dont il n'a pas le contrôle. Un fonction- les alternatives non souhaitables (pos-
nement inconscient et irrépressible lié aux sédant des propriétés particuli ères évi-
algorithmes d'analyse d'images du cerveau dentes ). (b) Dans un monde géométrique
perturberait le choix des points aléatoires. continu, au contraire, le su jet peut modifier
Un complément assez subtil à cette analyse la réponse produite par la première étape
a été proposé qui éclairerait l'opposition en fa isant légèrement varier son choix,
paradoxale entre hasard mental géomé- mais en restant quand même proche des
trique et hasard mental arithmétique. L'idée réponses produites par la première étape.
est de s'appuyer sur la différence de nature Cette explication qui résout le paradoxe de
entre l'ensemble discret des entiers et l'en- la différence entre le hasa rd géométrique
semble continu des points d'une surface. et le hasard arithmétique, présente deux
S. Wiegersma, en 1982, a décrit un modèle avantages : d'une part, elle permet de com-
de production des suites aléatoires (nommé prendre pourquoi les points choisis sont
« forçage et correction ») qui explique assez souvent proches des points structuraux sans

166 ,/; MATHÉMATIQU E S E T MYSTÈRE S


être exactement les points structu raux (très aplatie, l'autre allongée selon la verticale), un .t. Consigne : « se cacher ».

rarement choisis). D'autre part, elle explique rectangle beaucoup plus large que haut, un Les sujets placent trois
points chacun, làoù ils
pourquoi les points structuraux apparaissent triangle isocèle, un anneau et des courbes ont
jugent le moins probable
globalement comme attracteurs. été proposés à des sujets qui devaient comme qu'un sujet humain placerait
Le biais en faveur de la partie supérieure du précédemment y place r un point au hasard des points«au hasard ».
dessin échappe à cette explication et semble (un seul cette fois}. Les distributions observées
Les résultats confirment ceux obtenus privilégient toujours les
d'une autre nature. Il est vraisemblable qu'il
points structuraux. Ce sont
correspond à un biais de positivité géomé- pour le cercle et le carré : un privilège est
cependant des distributions
trique : tout mouvement et tout point ve rs confé ré au centre et plus généralement aux plus proches d'une distribution
le haut étant considérés positivement alors points structuraux (défi ni s comme pour le uniforme. Même si les sujets
que tout point et tout mouvement vers le bas carré et le cercle). Le léger biais en faveur semblent collectivement avoir
de la partie supérieure confirme le biais de unecertainecompréhension
sont perçus négativement. Cette positivité des biais humains enfaveur
du haut, symétrique à la négativité du bas, positivité observé dans le cas du carré et des points structuraux, le
est attestée par de nombreuses expressions du cercle et en atteste la nature générale. pouvoir attractif de ces points
du langage courant : « Avoir le moral au Un biais en faveur de la d ro ite, assez net continue des'exercer sur eux,
dans plusieurs expériences, sem ble aussi mêmes quand ilstentent d'y
plus bas », « Ascension sociale », « Chute de
échapper.
popularité », « Des hauts et des bas », « Être une fo rm e géom étrique du bi ais de pos iti-
au sommet », etc. De même que nous choi- vité (la partie droite d'une fi gure, associée à
sissons plus souvent OUI que NON quand on la direction du mouve ment d 'écriture dans
nous demande de choisir entre OUI et NON notre civilisation européenne, est perçue
au hasard, nous choisirions un peu plus sou- plus pos itive ment que la partie gauche).
vent un point dans la partie supérieure du Le cas du triangle est intéressant, car la
dessin - considérée « positive » - que dans la notion de centre pour un triangle n'est pas
partie inférieure. unique. Il y a quatre candidats possibles :
le point de concours des hauteurs (ortho-
centre) ; le point de concours des médianes
(centre de gravi té) ; le point de concours
• D'autres figures ?
des médiatrices (centre du cercle circons-
Les expériences de ). Christie ont été complé- crit au triangle) ; le point de concours des
tées en 2004 par des expériences analogues, bissectrices (centre du cercle inscrit dans le
réalisées à l'Université de Metz, concernant triangle) ? Auquel de ces quatre points, le cer-
d'autres figures. Deux sortes d'ellipses (l'une veau soumit à une consigne de production de

LE HASARD GÉOMÉTRIQU E N ' EX ISTE PAS I J 167


points au hasard, va-t-il donner l'importance la même consigne. Ces expériences de type
la plus grande ? Sans trancher défi nitive- « deviner » ont été encore complétées par des
ment à cause d'un nombre de points global expériences de type« se cacher». La consigne
un peu faib le, il semble que, pour un cerveau était cette fois : placer un point (puis un
humain, le centre du triangle soit le centre second, puis un troisième) à l'endroit que
de gravité. vous pensez avoir le moins de chances d'être
Remarquons aussi que les différents som- choisi par quelqu'un à qui on demande de
mets d'un triangle ne sont pas choisis avec placer un point au hasard (c'est la question
la même fréque nce. Comme dans le cas du que se pose un fu gitif qu i cherche un endroit
cercle, le cerveau plaque sur la figure elle- imprévisible où aller dans un espace carré ou
même un système d'axes et considère que circulaire).
la médiatrice verticale est plus importante Au total, chaque suj et avait 18 points à
(plus attrayante) que les deux médiatrices placer su r les figur es qui lui étaient présen-
obliques. Le sommet en haut est nettement tées : troi s pour les expériences « choisir
plus attracteur que les deux autres, ceci résu l- au hasard » à propos du cercle, trois pour
tant sans doute de l'attraction de l'axe vertical les expériences « dev iner » à propos du
du triangle (favorisé parce qu'il est vertical) cercle, troi s pour les expériences « se
et du biais de positivité géométrique observé, cacher » à propos du cercle, et neuf autres
de manière générale, pour toutes les figures. pour le carré. Pour chaque suj et, l'ordre des
Dans le cas de l'anneau, outre les habituels expériences était déterminé au hasard de
axes horizontaux et ve rticaux, on note que manière à gommer les effets d'influence de
les points se placent majoritairement à une l'une à l'autre.
distance du centre proche de la moyenne Les comparaisons entre les figu res obtenues
r = (r 1 + rz)/2 entre les valeurs des rayons r 1 pour les trois types de consignes « placer
et r2 du petit cercle et du grand cercle défi- au hasard, « deviner » et « se cacher » sont
nissant l'anneau. Dans une telle figure où le particulièrement intéressantes. Les figures
centre ne peut pas être choisi (puisqu'il est à pour la consigne « deviner » montrent une
l'extérieur de l'anneau), le « cercle central » répartition de probabilités assez proche
de rayon r se substitue à lui et attire forte- de celle produite par la consigne de base
ment les points choisis « au hasard » par les (consigne « placer au hasard »), mais elle
sujets. est plus nette, c'est-à-dire plus contrastée. Le
centre est encore plus fréquemment choisi,
de même pour les som mets et les axes. L'in-
• Connaître terprétation de ce résu ltat est immédiate :
les sujets hu mains ont une certaine connais-
et s'affranchir des biais
sance du biais de choix dont ils sont victimes.
Lors de ses expériences, J. Christie s'est inter- Ils savent, plus ou moins confusément,
rogé sur un autre aspect du hasard géomé- qu 'un sujet hu main favo risera les points
trique mental : sommes-nous conscients structuraux.
de cette répartition de probabilité non uni- Puisqu'ils connaissent ces biais, les sujets
forme que nous plaquons sur toute figure devraient avoir l'aptitude d'en annuler les
géométrique ? effets : c'est partiellement le cas, comme les
Pour le savoir, il a demandé aux sujets de son figures produites par les expériences « se
expérience de placer un point dans le carré cacher » le démontrent (voir figure p. 16 7).
et le cercle placé devant eux à l'endroit qu'ils Ces figures sont moins contrastées que celles
pensaient être choisi avec la plus grande pro- provenant des deux précédentes expériences,
babilité par une personne à qui on demande c'est-à-dire correspondent à des distributions
de placer un point au hasard dans le cercle de dens ité plus proches de la densité uni-
ou le carré. Il a demandé aussi de placer un form e. Remarquons cependant que la den-
deuxième et un troisième points en suivant sité obtenue n'est pas parfaitement uniforme

168 .Ji MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


car le centre, les sommets et les milieux des facilement quand il est soumis à la consigne
côtés sont encore privilégiés pour le carré. « se cacher ». Pour un droitier, la situation
La vague connaissance que possèdent les étant inverse lorsqu'il répond à la consigne
sujets humains des biais de choix est donc « se cacher », il favorisera légèrement les
au total imparfaite : une connaissance pré- coins en haut à gauche et en bas à droite.
cise (celle que vous tirerez de la lecture de ce Un biais un peu renforcé en faveur du
chapitre !) condu irait dans le troisième type centre chez les su jets ayant réalisé les expé-
d'expérience à une répartition de probabi- riences avec un ordinateur a aussi été noté.
lité « complémentaire » (en négatif) de celle Il pourrait s'expliquer par des considéra-
de la première expérience. Or ce n'est pas tions du même type : la place naturelle du
le cas. Tout se passe comme si la force des pointeur avec la souris de l'ordinateur est
attracteurs géométriques, même connue, ne le centre de l'écran, alors que la place au
pouvait pas être totalement annulée, et conti- repos d'un crayon quand on travaille sur
nuait à s'exercer y compris quand on cherche une feuille est sur le côté (droit ou gauche
à en éviter les effets. selon qu'on est droitier ou gaucher) pour
Lors de ces expériences, les points placés ne pas masquer la figure avec la main. Il en
pour la consigne « se cacher » étaient légè- résulterait que le centre dans le cas de tests
rement plus souvent dans la partie basse effectués avec l'ord inateur serait légèrement
de la figure que dans la partie haute. Cela plus favorisé que dans le cas de tests effec-
démontre une connaissance collective du tués avec crayon et papier. Seules d'autres
biais de positivité géométrique des sujets expériences pourront confirmer ou infirmer
participant à l'expérience. de telles hypothèses.
La carte mentale de l'esprit humain, soumi s
à une consigne de production d'aléas, est
• Gauchers, droitiers complexe et marquée par toutes sortes de
et Turing ... contraintes et de biais qui s'addit ionnent.
Décidement, le fonctionnement logique et
Un au tre effet remarquable a été noté et les calculs des cerveaux ne ressemblent en
prouvé statistiquement significatif par rien à ceux des ordinateurs.
). Christie. Il concerne la différence entre Robert French proposait pour passer le test
gauchers et droitiers. Dans l'expérience « se de Turing - destiné à distinguer un com-
cacher » avec le carré, les gauchers choi- portement humain d'un comportement
sissent plus souvent le coin en bas à gauche programmé d'ordinateur - d'exploiter les
et le coin en haut à droite, alors que les droi- capacités linguistiques des humains. Les capa-
tiers privilégient légèrement le coi n en haut cités humaines sont si particulières (détermi-
à gauche et le coin en bas à droite. L'inter- nées par des traits mentaux sub-linguistiques
prétation définitive ne semble pas facile à complexes) qu'elles sont sans doute extrême-
formuler, tout juste peut-on remarquer qu'un ment difficiles à copier dans une machine.
gaucher qui place sa main à côté de la figure En conséquence, d'après R. French, elles per-
accède plus fac ilement aux coins en haut à mettent et permettront encore longtemps de
gauche et en bas à droite (il n'a pas besoin de distinguer l'homme de la machine. On peut
plier ou d'étendre les doigts) et qu'il est donc aussi suggérer, pour établir cette distinction,
plus facile pour lui de marquer son choi x de demander à la machine et à l'humain
dans ces coins que les autres. Lorsqu'on lui d'engendrer des nombres au hasard ou des
demande de marquer un point ayant moins points au hasa rd sur une figure : le cerveau
de chances d'être choisi, l'effort un peu parti- humain est si particulier, et les densités de
culier qu'il doit faire pour accéder aux coins probabilités qu'il produit sont si caracté-
en bas à gauche ou en haut à droite lui fait ristiques, qu'il se distinguera facilement de
croire (peut-être) que ce seront des zones toute machine, laquelle produira des densités
moins choisies et il les sélectionne donc plus de probabilités uniformes qui la trahiront.

LE HASARD GÉOMÉTRIQUE N ' EXISTE PAS 1 4 169


Il Une seule intelligence?
Fabriquer de l'intelligence est un défi que l'informatique veut relever.
Quand elle réussit, c'est toujours de manière limitée et en évitant
d'aborder de front l'intelligence humaine, qui reste mystérieuse.

L1 idée qu 'il exi ste plusieurs types d 'in- À cette époque, pour se consoler peut-être,
telligence séduit le grand public, certains ont remarqué que les meilleurs pro-
car elle évite à chacun de se trouver en grammes pour jouer au jeu de go étaient
un point précis d'une échelle absolue et d'une affligeante médiocrité. Les machines
parce que ch acun espère bien exceller jouent maintenant très correctement à ce jeu
dans l'une des formes d 'intell igence dont stratégique. En mars 20 13, le progra mme
la liste tend à s'allonger. Cette pluralité Crazy Stone du chercheur fra nçais Rémi
d 'intelligences a été proposée pa r le psy- Coulom de l'Université de Lille a battu le
chologue am éricain Howard Gardne r : joueur professionnel japonais Yoshio Ishida,
dans son livre Frame of Mind de 1983, il qui au départ de la partie avait laissé un ava n-
énu m ère h uit types d 'intelligence. Très tage de 4 pierres au programme. Depuis, en
cri tiquée, par exe mple par Perry Klein mars 201 6, le programme AlphaGo a battu
de l'Un iversité d'O ntario q ui la consi- Lee Sedol, considéré comme le meilleur
dère tautologique et non réfutab le, ce tte joueur de go au nivea u mondial. Des idées
théorie est à l'opposé d 'u ne autre vo ie de assez différentes de celles utilisées pour les
recherche affirmant qu 'il n 'existe qu 'une échecs ont été nécessaires pour cette victoire
sorte d 'intell igence à concevoir m ath ém a- de la machine, mais pas plus que pour les
tique m ent avec l'aide de l'informatique et échecs, on ne peut dire que l'ordinateur joue
de la théorie du calcul. comme un humain. La victoire de AlphaGo
est un succès remarquable de l'intelligence
artificielle, qui prouve d'ailleurs qu'elle
avance régulièrement.
• Dames, échecs, go
Le succès de l'i ntelligence artifi cielle au jeu
Évoquons d 'abord l'intelligence des de dames anglaises est absolu. Depuis 1994,
m achines et la discipline informatique aucun humain n'a battu le programme
dénommée « intell igence artificielle ». Il canadien Chinook et, depuis 2007, on sait
fau t l'admettre, aujourd'hui, les machines que le programme joue une stratégie opti-
réussissent des prouesses qu 'autrefoi s tout male, imposs ible à améliorer. Pour le jeu
le monde au rait quali fié d'intelligentes. d'échecs, on sait qu 'il existe aussi des straté-
Nous ne reviendrons pas sur la victoire gies optimales, mais leur calcul semble hors
définitive de l'ordinateur sur les meilleurs d'atteinte pour plusieurs décennies encore.
joueurs d 'échecs, consacrée en 1997 par la L'intelligence des machines ne se limite plus
défaite de Garry Kas parov (champion du aux problèmes bien clairs de nature mathé-
monde) fa ce à l'ordinateur Deep Blue, una- matique ou se ramenant à l'exploration d'un
nim em ent saluée comme un événement grand nombre de combinaisons. Cependant,
m ajeur de l'histoire de l'hu manité. les chercheurs en intelligence artificielle

170 vl MATHÉMAT IQUES E T M YST ÈRE S


Des tests d'intelligence où la machine gagne
Les tests d'intelligence inventés par que donnerait un système programmé à et gagne à un jeu,)eopardy !, demandant
le psychologue français Alfred Binet partir de !'Encyclopédie à qui on deman- apparemment de maîtriser un grand
(1857-1911) ne sont sans doute derait de fournir une seule réponse. nombre de connaissances de culture
pas un bon moyen de mesurer l'in- La perspicacité de ce système est bien générale et, en même temps, de com-
telligence des machines. En effet, supérieure à celle d'un être humain. Pour prendre le langage naturel O'anglais).
des programmes dont il est impossible vous en convaincre, essayez de résoudre Très populaire aux États-Unis, )eo-
de soutenir qu'ils sont réellement intel- les énigmes posées par les cinq suites pardy ! existe depuis 1962 et ressemble
ligents obtiennent d'assez bons scores suivantes : au jeu Questions pour un champion. Les
à certains de ces tests. A: 11, 12, 14, 16, 20, 21, 23,25,29 questions (géographie, littérature, arts,
Par exemple, en 2003, Pritika Sanghi et B: 11,31,71, 91,32,92, 13,73 sport et sciences) sont formulées en
David Dowe ont écrit un programme qui C:3, 7, 14,23,36, 49 anglais courant et les réponses doivent
obtient un score proche du score humain D: 1, 2, 4, 5, 10,20,29,58, 116 l'être aussi. La machine reçoit les ques-
moyen dans une grande variété de tests E: 1, 4, 5, 7, 8, 11, 13, 14, 16, 22, 25, tions par écrit et donne ses réponses
comme ceux présentés en bas à droite. 28,31, 34 par synthèse vocale. La rapidité des
Ce programme, pas très compliqué, se Les réponses sont indiquées dans l'en- réponses intervient dans certaines
fonde sur quelques principes simples cadré ci-dessous. Toutes ces réponses phases du jeu. Le programme Watson
fréquemment utilisés par les créateurs sont trouvées instantanément par le pro- créé par la firme IBM a été confronté
de tests. En le perfectionnant, ce pro- gramme de !'Encyclopédie, et on peut lui à deux champions humains du jeu en
gramme atteindrait probablement les soumettre des questions bien plus diffi- février 2011. Le programme l'emporta,
meilleurs scores humains. Cela ne prouve ciles. li n'est cependant pas raisonnable montrant qu'un système informatique
pas que les programmes sont intelligents, de considérer que ce programme est en convenablement programmé pouvait
mais plutôt que ces tests sont insuffi- quoi que ce soit intelligent. li se contente s'attaquer à des défis comportant à la
sants pour caractériser et mesurer l'intel- d'aller rechercher la suite qu'on lui pro- fois un traitement du langage naturel
ligence générale. pose dans une base de données (soigneu- et la maîtrise de connaissances sur des
Une catégorie particulière de tests sement complétée depuis des années), et sujets variés et étendus.
est d'ailleurs bien mieux réussie par il fournit la plus simple des réponses Oa Aujourd'hui, Watson sert à développer
la machine que par l'homme, et vous notion de simplicité étant déterminée par des outils d'expertise en médecine, pour
pouvez vous-même en faire l'expérience. le contenu de l'encyclopédie qui classe la formation des médecins.
Considérons par exemple la suite de les suites). Le succès du programme pro-
nombres entiers : 3, 4, 6, 8, 12, 14, 18, vient de sa mémoire et de sa capacité
20, 24, 30, 32, 38, 42. à la parcourir rapidement sans erreur,
La question est: quels sont les trois alors qu'un humain, face à ce type de pro-
nombres venant logiquement derrière? blèmes, mène des calculs de tête et tente
Vous reconnaissez la suite des nombres '(BE
directement de repérer des structures. 'LE 'SE) SJa,w,ud saJqwou sap iuauuop l
premiers augmentés d'une unité : 2 + 1, Comme c'est le cas pour de nombreuses z
ap s,11,ns ia ap Si1Pil~Jd '!nb saJqwoN :3
3+1, 5+1, 7+1, 11+1, 13+1, 17+1, applications d'intelligence artificielle, la '(085 ·osz 'Svl) 085 ap SJnaS!ll!O :a
etc. Les nombres qui suivent sont donc : réussite - extraordinaire ici - du logiciel '(VOl
43 + 1, 47 + 1, 53 + 1, soit 44, 48, 54. 'EB '99) Ja,waJd aJqwou aw-1,-u np ia zUap
est obtenue par une méthode sans aucun awwos e1 isa u UO!l!SOd ua aJqwou a, :J
li existe un site Internet (https://oeis.org/J rapport avec celle mise en œuvre par une ·(vL 'vt 'vl) Ol ap
qui répond parfaitement à ce type de intelligence humaine. J!lRci vsJa11ua,1 vSJ!J~ SJa!WaJd saJqwoN :a
tests : I'« Encyclopédie des suites numé- Récemment, on a réussi à programmer ·(vt 'ZE 'OC) Ja!WaJd aJqwou un isa Sa.J#!4'
riques en ligne» de Neil Sloane. En lui sap awwos e1 iuop Ol ap J!lJed VsaJqWON :'t/
un système informatique pour qu'il joue
soumettant la question, il trouve instan-
tanément la bonne réponse. li propose Considérez la suite Complétez le tableau
d'ailleurs d'autres réponses que vous n'au-
riez pas imaginées. Celle qu'il indique en 2 4 8
second est: nombres n tels que pour tout
entier k premier avec net supérieur à k2, le
nombre n - k2 est premier. Cette seconde Quel dessin parmi ces quatre 3 6 12
réponse logique conduirait à proposer les continue la suite?
trois entiers : 48, 54, 60. Elle est beau-
coup plus compliquée que la première et 4 8 ?
ne serait bien évidemment pas la réponse

U N E S EULE INT ELLIGENCE ? ,JI 171


ont découvert, même avec les jeux de pla- automatisé tels que ceux de la firme Google
teau cités, combien il est difficile d'imiter le « conduisent » tout à fa it différemment
fonctionnement intellectuel humain: aux des humains. Ces Google cars exploitent
jeux de dames, d'échecs ou de go et bien en continu un système GPS de géolocalisa-
d'autres, les programmes ont des capacités tion très précis et des « cartes » indiquant
équivalentes aux meilleurs humains, mais de manière bien plus détaillée que toutes
ils fon ctionnent très différemment. Cela les cartes habituelles, y compri s celles de
ne doit pas nous interdire d'affirmer que Google maps, la forme et le dessin des chaus-
nous avons mis un peu d'intelligence dans sées, la signalisation routière et tous les élé-
les machines: il ne serait pas f air-play, face ments importants de l'environnement. Les
à une tâche donnée, d'obliger les machines voitures Google exploitent aussi des radars
à l'affronter en imitant servilement nos embarqués, des lidars (light detection and
méthodes et modes de raisonnement. ranging, systèmes optiques créant une
image numérique en trois dimensions de
l'espace autour de la voiture) et des capteurs
• Véhicules intelligents sur les roues.
Ayant déjà parcouru plusieurs centaines de
Le cas des véhicules autonomes est remar- milliers de kilomètres sans accident, ces voi-
quable aussi de ce point de vue. Il illustre tures sont un succès de l'intelligence artifi-
d'une autre faço n que lorsque l'on conçoit cielle, et ce, même si elles sont incapables
des systèmes nous imitant à peu près pour de réagir à des signes ou injonctions d'un
les résultats, on le fait en utilisant des tech- policier au centre d'un carrefour, et qu'elles
niques le plus souvent totalement étran- s'arrêtent parfois brusquement lorsque des
gères à celles mi ses en œ uvre en nous par travaux sont en cours sur leur chemin. Par
la nature, et que d'ailleurs nou s ne com- prudence sans doute, les modèles destinés
prenons que très partiellement: pour le au public présentés en mai 2014 roulent à
jeu d'échecs par exe mple, personne ne sait 40 kilomètres par heure au plus.
décrire les algorithmes qui déterminent le Avec ces machines, on est loin de la méthode
jeu des champions. de conduite d'un être humain. Grâce à sa
La conduite de véhicules motorisés capacité à extraire de l'info rmation des
demande aux êtres humains des capacités images et son intelligence générale, le
qui vont bien au-delà de la simple mémo- conducteur humain sait piloter sur un trajet
risation d'une quantité mass ive d'infor- jamais emprunté, sans carte, sans radar, sans
mations et de l'exploitation d'algorithmes lidar, sans capteur sur les roues et il n'est pas
traitant rapidement et systématiquement paralysé par un obstacle inopiné !
des données symboliques telles que des Les questions évoquées jusqu'ici n'exigent
positions de pions sur un damier. Nul ne pas la compréhension du langage écrit ou
doute que pour conduire comme nou s des parlé. Pourtant, contrairement aux annonces
véhi cules motori sés, l'ordinateur doit ana- de ceux qui considéraient le langage comme
lyse r des images va riées et changeantes : où une source de difficultés insurmontables
est le bord de cette rue jonchée de fe uilles pour les machines, des succès remarquables
d'arbres? Quelle est la nature de cette zone ont été obtenus dans des tâches exigeant une
noire à 50 mètres au centre de la chaussée, bonne maîtrise des langues naturelles.
un trou dangereux ou seulement une tache L'utilisation des robots-journalistes inquiète
d'huile inoffensive? Etc. car elle est devenue courante dans certaines
Conduire une voiture avec nos méthodes rédactions telles que celles du Los Angeles
nécessiterait la mise au point de tech- Times, de Forbes ou de Associated Press.
niques d'analyse d'images bien plus subtiles Pour l'instant, ces automates-journalistes se
que celles que nous savons programmer limitent à converti r des résultats (sportifs, ou
aujourd 'hui. Aussi, les systèmes de pilotage économiques par exemple) en courts articles.

172 ,li MATH ÉMATIQUES ET MYSTÈRES


• Des robots journalistes suppression d'aucun emploi, mais rendraient
au contraire le travail des journalistes plus
Il n'empêche que, parfois, on leur doit intéressant. Il est vrai que ces programmes
d'utiles traitements. Ainsi, le 17 mars 2014, sont pour l'instant confinés à la rédaction
un tremblement de terre de magnitude 4,7 se d'articles brefs exploitant des données fac-
produisit à 6 h 25 en heure locale au large de tuelles faci les à traduire en petits textes,
la Cal iforn ie. Trois minutes après la secousse, qu'un humain ne rédigerait sans doute pas
un petit article d'une vingtaine de lignes mieux.
était automatiquement publié sur le site Un autre exemple inattendu de rédaction
Internet du Los Angeles Times donnant des automatique d'articles concerne les encyclo-
informations sur l'événement: lieu de l'épi- pédies Wikipédia en suédois et en filipino,
centre, magnitude, heure, comparaison avec l'une des deux langues officielles aux Philip-
d'autres secousses récentes. L'article exploi- pines (l'autre est l'anglais). Le programme
tait des données brutes fournies par le US- Lsjbot mis au point par Sverker fohansson a
Geological Survey Earthquake Notification en effet créé plus de deux m illions d'articles
Service et résultait d'un algorithme dû à Ken de l'encyclopédie collaborative et est capable
Schwencke, un journaliste programmeur. d'en produire 10 000 par jour. Ces pages
D'après lui, ces méthodes ne conduiraient à la engendrées automatiquement concernent

Le concours de compression de Marcus Hutter


Face à une série de données, l'intelligence au mieux par leurs programmes. Au 15949688 caractères. Claude Shannon,
permet de prévoir la suite mieux que ne départ, le fichier, grâce à une méthode le créateur de la théorie de l'information,
le ferait le hasard. On montre que cette de compression classique, a été réduit a évalué que le langage naturel porte en
capacité de prévision est équivalente à à 18324887 caractères. Cela carres- gros un bit d'information par caractère,
la capacité de compresser les données pond à un gain d'environ 81 %. Chaque ce qui correspond dans notre cas à un
reçues. À condition d'imaginer des jeux candidat proposant un programme réa- fichier compressé de 12500000 carac-
de données très variés, cette conception lisant une amélioration de N %par rap- tères. Il y a donc encore de la marge,
de l'intelligence est considérée par cer- port au gagnant précédent remporte d'autant que l'exploitation fine des régu-
tains comme absolue. la somme de (N/100) x 50000 euros. larités de notre monde reflétée dans
C'est elle qui sert d'ailleurs de base à la Si par exemple vous concevez et pro- l'encyclopédie Wikipédia permettrait
« théorie générale de l'intelligence » de grammez un compresseur qui fait peut-être une compression encore meil-
Marcus Hutter. Ce dernier, pour illus- gagner 5 % par rapport au dernier leure que celle évaluée par Shannon.
trer l'idée et parce qu'il est convaincu gagnant, vous emportez 2 500 euros.
que la compression de données est La compression dont il s'agit ici est
nécessaire et suffisante pour caracté- bien sûr une compression sans perte:
riser et mesurer l'intelligence d'un être à partir du fichier compressé, le pro-
animal, humain ou mécanique, a créé un gramme de décompression (associé
concours fondé sur une épreuve de com- au programme de compression) doit
pression de données. Ce concours est reconstituer exactement les 100 mil-
ouvert à tous et permet de gagner tout lions de caractères du fichier initial
ou partie d'une somme de 50 000 euros proposé par M. Hutter. Des limites
que M. Hutter a lui-même engagée. concernant la taille du programme de
Le prix (nommé Hutter prize, voir compression et son temps de calcul
http://prize.hutter1.net/) propose une sont imposées (voir /es détails sur /e site
épreuve unique de compression d'un Internet décrivant le prix).
texte numérique énorme. Un fichier de Depuis le lancement du concours, plu-
100 millions de caractères extrait de sieurs programmes ont réussi à amé-
l'encyclopédie Wikipédia est soumis liorer le taux de compression. On en est
aux candidats et doit être compressé aujourd'hui à un fichier compressé de

UNE SEULE INTE LLIGENCE ? ;j 173


des animaux ou des villes et proviennent (b) The Jack subtlety machines that seem
de la traduction, dans le format imposé par stupid.
Wikipédia, d'informations disponibles dans (c) Les machines manque de subtilité qui
des bases de données déjà informatisées. semblent stupide.
L'exploit a été salué, mais aussi critiqué. Nous sommes très loin aujourd'hui de la
Pour se justifier, S. Johansson indique que mise au point de dispositifs informatiques
ces pages peu créatives sont utiles et fait susceptibles de passer le « test de Turing »
remarquer que le choix des articles de l'ency- conçu en 1950. Alan Turing voulait éviter
clopédie Wikipédia est biaisé : il reflète essen- de discuter de la nature de l'intelligence et,
tiellement les intérêts des jeunes blancs, de plutôt que d'en rechercher une définition,
sexe masculin et amateurs de technologies. proposait de considérer qu'on aura réussi à
Ainsi, l'encyclopédie Wikipédia suédoise mettre au point des machines intelligentes
comporte 150 articles sur les personnages lorsque leur conversation sera indiscer-
du livre de Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, nable de celle des humains.
et seulement une dizaine sur des personnes
réelles liées à la guerre du Vietnam: « Est-ce
vraiment le bon équilibre? », demande-t-il. • Passer le test de Turing
S. Johansson projette d'engendrer une page
par espèce animale recensée, ce qui ne Pour tester cette indiscernabilité, il sug-
semble pas stupide. Pour lui, ces méthodes gérait de faire dialoguer par écrit avec la
doivent être généralisées, mais il pense que machine une série de juges qui ne sau-
Wikipédia a besoin aussi de rédacteurs qui raient pas s'ils mènent leurs échanges avec
écrivent de façon plus littéraire que Lsjbot et une machine tentant de se faire passer pour
soient capables d'exprimer des sentiments, un humain ou avec un humain véritable.
« ce que ce programme ne sera jamais Lorsque les juges ne pourront plus faire
capable de faire ». mieux que répondre au hasard pour indi-
Beaucoup plus complexe, et méritant quer qu'ils ont eu affaire à un homme ou
mieux l'utilisation de l'expression « intel- une machine, le test sera passé. Concrète-
ligence artificielle », est le succès du pro- ment, faire passer le test de Turing à un sys-
gramme Watson d'IBM au jeu télévisé tème informatique S consiste à réunir un
Jeopardy ! (voir l'encadré p. 171). grand nombre de juges, à les faire dialoguer
La mise au point de programmes résolvant aussi longtemps qu'ils le souhaitent avec
les mots-croisés aussi bien que les meilleurs des interlocuteurs choisis pour être une
humains confirme que l'intelligence arti- fois sur deux un humain, et une fois sur
ficielle réussit à développer des systèmes deux le système S ; les experts indiquent,
aux étonnantes performances linguistiques quand ils le souhaitent, s'ils pensent avoir
et oblige à reconnaître qu'il faut cesser de échangé avec un humain ou une machine.
considérer que le langage est réservé aux Si l'ensemble des experts ne fait pas mieux
humains. Malgré ces succès, on est loin de que le hasard, donc se trompe dans 50 %
la perfection: pour s'en rendre compte, il des cas ou plus, alors le système S a passé le
suffit de se livrer à un petit jeu avec le sys- test de Turing.
tème de traduction automatique en ligne Turing, opt1m1ste, pronostiqua qu'on
de Google. Une phrase en français, (a), est obtiendrait une réussite partielle au test en
traduite en anglais, (b), puis retraduite en l'an 2000, les experts dialoguant 5 minutes
français, (c). Parfois cela fonctionne parfai- et prenant la machine pour un humain dans
tement, on retrouve la phrase initiale ou 30 % des cas au moins. Turing avait, en gros,
une phrase équivalente. Parfois, le résultat vu juste: depuis quelques années, la ver-
est catastrophique, comme ici : sion partielle du test a été passée, sans qu'on
(a) La subtilité manque aux machines qui puisse prévoir quand sera passé le test com-
semblent stupides. plet, sur lequel Turing restait muet.

174 ,j MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


Le test partiel a par exemple été passé le l'humain que le système informatique
6 septembre 2011 à Guwahati , en Inde, simulait était censé n'avoi r que 13 ans et
par le programme Cleverbot créé par l'in- ne pas écrire convenablement l'anglais (car
formaticien britannique Rollo Carpenter. d'origine ukrainienne!).
Trente juges dialoguèrent pendant quatre Non, le test de Turing n'a pas été passé, et
minutes avec un interlocuteur inconnu qui il n'est sans doute pas près de l'être. Il n'est
était dans la moitié des cas un humain et d'ailleurs pas certain que les tests partiels
dans l'autre moitié des cas le programme fassent avancer vers la réussite au test com-
Cleverbot. Les juges et les membres de plet. En effet, les méthodes utilisées pour
l'assistance (1334 votes) ont considéré le tromper brièvement les juges sont fondées
programme comme humain dans 59,3 % sur le stockage d'une multitude de réponses
des cas. Notons que les humains ne furent préenregistrées (correspondant à des
considérés comme tels que par 63,3 % des questions qu'on sait que les juges posent)
votes. associées à quelques systèmes d'analyse
Plus récemment, le 9 juin 2014 à la Royal grammaticale pour formuler des phrases
Society de Londres, un test organisé à l'occa- reprenant les termes des questions des
sion du soixantième anniversaire de la mort juges et donnant l'illusion d'une certaine
de Turing permit à un programme nommé compréhension. Quand ces systèmes ne
Eugene Goostman de duper 10 des 30 juges savent plus quoi faire, ils ne répondent pas
réunis (33 % d'erreur). Victimes de la pré- et posent une question. À un journaliste qui
sentation biaisée que donnèrent les orga- lui demandait comment il se sentait après
nisateurs de ce succès, somme toute assez sa victoire, le programme Eugene Goostman
modeste, de nombreux articles de presse de juin 2014 répondit: « Quelle question
dans le monde entier parlèrent d'un événe- stupide vous posez, pouvez-vous me dire
ment historique, comme si le test complet qui vous êtes? ».
d'indiscernabi lité homme-machine avait été Ainsi, l'intelligence artificielle réussit
réussi. Ce n'était pas du tout le cas, puisque aujourd'hui assez brillamment à égaler l'hu-
le test avait d'ailleurs encore été affaibli : main pour des tâches spécialisées (y compris

UNE SEULE INTELLIGENCE? ~ 175


exigeant une certaine maîtrise du langage), du rasoir d'Ockham Pluralitas non est
ce qui parfois étonne et doit être reconnu ponenda sine necessitate (les multiples ne
comme des succès d'une discipline qui doivent pas être utilisés sans nécessité) , il
avance régulièrement. Cependant, elle le fait proposait une version moderne exprimée
sans vraiment améliorer la compréhension ainsi : « Entre toutes les explications com-
qu'on a de l'intelligence humaine, qu'elle ne patibles avec les observations, la plus
copie quasiment jamais; cela a en particu- concise, ou encore la mieux compressée,
lier comme conséquence qu'elle n'est pas sur est la plus probable ».
le point de proposer des systèmes disposant Si l'on dispose d'une mesure de concision
vraiment d'une intelligence générale, chose permettant de comparer les théories, cette
nécessaire pour passer le difficile test de dernière version devient un critère mathé-
Turing qui reste hors de portée aujourd'hui matique. La théorie algorithmique de l'in-
(si on ne le confond pas avec ses versions formation de Kolmogorov, qui propose de
partielles!). mesurer la complexité (et donc la simpli-
cité) de tout objet numérique (une théorie
le devient une fois entièrement décrite) par
• À la recherche la taille du plus court programme qui l'en-
gendre, donne cette mesure de concision et
de l'intelligence générale
rend donc possible la mathématisation com-
Ces tentatives éclairent les recherches ten- plète du principe de parcimonie d'Ockham.
tant de saisir ce qu'est une intelligence L'aboutissement de cette voie de réflexion
générale. Ces travaux sont parfois abstraits, et de mathématisation a été la théorie
voire mathématiques, mais n'est-ce pas le générale de l'intelligence développée par
meilleur moyen d'accéder à une notion l'informaticien allemand Marcus Hutter,
absolue, indépendante de l'homme? dont le livre Universal Artificial Intelli-
Quand on tente de formu ler une définition gence publié en 2005 est devenu une réfé-
générale de l'intelligence, vient assez natu- rence. En utilisant la notion mathématique
rellement à l'esprit l'idée qu'être intelligent, de concision, une notion mathématisée
c'est repérer des régularités, des structures d'environnement (ce qui produit les don-
dans les données dont on dispose, quelle nées desquelles un système intelligent doit
qu'en soit leur nature, ce qui permet de s'y tenter de tirer quelque chose) et le principe
adapter et de tirer le maximum d'avantages mathématisé d'Ockham de Solomonoff,
de la situation évolutive dans laquelle on se M. Hutter définit une mesure mathéma-
trouve. L'identification des régularités, on le tique universelle d'intelligence. Elle est
sait par ailleurs, permet de compresser des obtenue comme la réussite moyenne d'une
données, et de prédire avec succès les don- stratégie dans l'ensemble des environne-
nées suivantes qu'on recevra. ments envisageables.
Intelligence, compression et prédiction Cette dernière notion (dont nous ne for-
sont liées. Si, par exemple, on vous com- mulons pas ici la version définitive avec
munique les données 4, 6 1 9, 10, 14, 15, 21, tous ses détails techniques) est trop abs-
22, 25, 26 , 33, 34, 35, 38, 39, 46, 49 , 51, 55, traite pour être utilisable directement dans
57, et que vous en reconnaissez la struc- des applications. Cependant, elle permet
ture, vous pourrez les compresser en « les le développement mathématique d'une
20 premiers produits de deux nombres théorie de l'intelligence et fournit des
premiers » et deviner ce qui va venir: 58, pistes pour comparer sur une même base
62, 65, 69, 74, 77, 82, 85, 86, 87, etc. abstraite, non anthropocentrée et objec-
Ce lien entre intelligence, compression tive, toutes sortes d'intelligences. Contrai-
et prédiction a été exprimé de manière rement à l'idée de H. Gardner, cette voie
formelle par l'informaticien américain de recherche soutient que l'intelligence
Ray Solomonoff vers 1965. Du principe est unique, qu 'on peut dépasser le côté

176 .Ji M ATHÉMATIQUES ET M Y STÈRES


arbitraire des tests d'intelligence habituels sa partie mathématique, un concours infor-
pour classer sur une même échelle tous les matique a été créé par M. Hutter. Il utilise
êtres vivants ou mécaniques susceptibles l'idée que plus on peut compresser, plus on
d'avoir un peu d'intelligence. est intelligent. Pour gagner et empocher une
Malgré la difficulté à mettre en œuvre prati- partie des 50 000 euros mis en jeu, il faut
quement la théorie (par exemple pour conce- compresser au mieux le contenu de l'ency-
voir de meilleurs tests d'intelligence, ou des clopédie Wikipédia considéré comme une
tests s'appliquant aux humains comme aux sorte d'image miniature de la richesse de
dispositifs informatiques), on a sans doute
notre univers (voir l'encadré p. 173).
franchi un pas important avec cette théorisa-
La nouvelle discipline aidera peut-être les
tion complète. Conscients de son importance
chercheurs à réaliser cette intelligence
pour la réussite du projet de l'intelligence
générale qui manque tant à nos machines
artificielle, les chercheurs ont maintenant
créé un domaine de recherche particulier actuelles et les oblige à n'aborder que des
sur ce thème de « l'intelligence artificielle tâches spécialisées, le plus souvent en
générale » qui dispose de sa propre revue contournant les difficultés qu'il y aurait
spécialisée, le foumal of General Artificial à employer les mêmes méthodes que les
Intelligence (à accès libre). humains, qui eux disposent - au moins
Dans le but sans doute d'éviter à la disci- de façon rudimentaire ! - de cette intelli-
pline de se satisfaire du développement de gence générale.

UNE SEULE INTELLIGENCE? " 177


Il l' autoréplication
maîtrisée?
Les astucieux travaux pour perfectionner et simplifier le modèle d'autoréplication
de von Neumann nous font réfléchir à ce qu'est l'autoreproduction du vivant.

Les êtres vivants sont des agrégats compli- par Arthur Burks qui, en 1966, les regroupa
qués de composants simples dans un livre célèbre : Theory of Self
et, selon toute théorie probabiliste Reproducing Automata. L'ouvrage a donné
ou thermodynamique raisonnable, naissance à une multitude de projets de
ils sont très improbables. La seule chose recherche.
qui explique ou atténue ce miracle Von Neumann cherchait à démontrer la
est le fait qu'ils se reproduisent : possibilité d'un robot autoréplicateur et
si, par accident, il en apparaît Stanislas Ulam lui suggéra d'étudier le pro-
un seul, alors les principes blème dans un monde abstrait simplifié. Le
des probabilités ne s'appliquent plus modèle retenu, aussi élémentaire que pos-
et il s'en produit beaucoup.
sible, fut celui des automates cellulaires. Ces
john von Neumann, Theory calculateurs abstraits élémentaires pavant
of Self-Reproducing Au toma ta, 1966.
un damier infini (voir la figure p. 181) ont
contribué à l'essor d'une discipline scienti-

U n des grands sujets de la science-fic-


tion est l'autoreproduction (ou auto-
rép lication) : la réalisation de robots qui
fique à la charnière des mathématiques et de
l'informatique.
pourraient se dup liquer, sans que, après L'autoreproduction, dont von Neumann
lancement du processus, il faille intervenir prouva la possibilité logique, a été étudiée
autrement que par apport de matière pre- sous des angles théoriques et pratiques. En
mière et d'énergie. robotique, on s'intéresse à la mise au point
À la fin des années 1940 et au début des de dispositifs autoreproducteurs de grande
années 1950, le mathématicien américain taille ; dans les nanotechnologies, on envi-
d 'origine hongroise John von Neumann sage des sys tèmes microscop iques aptes à
mena une série de travaux sur le sujet. À se multiplier spontanément, par exemple
sa mort en 19 5 7, ses travaux furent repris des circuits.

178 ,,i MATHÉMATIQUES ET MYSTÉRES


La configuration autoreproductrice décrite programme gratuit Colly (http://golly.source-
par von Neumann est extraordinairement forge.net/ ), vous pouvez sur votre micro-
complexe et si, mathématiquement, elle ordinateur assister à cette étonnante pièce
est bien définie, le texte de von Neumann de théâtre mathématique restée injouable
reste théorique et n'explicite pas, cel- pendant plus de 50 ans, soit dans sa ver-
lule par cellule, comment on pourrait la sion Nobili-Pesavento, soit dans sa version
réaliser. Buckley, plus fidèle à von Neumann, mais ~ Une étonnante découverte
Il a fallu attendre 1995 pour qu'une confi- encore très lente aujourd'hui. · aété faite par Edward Fredkin
guration complète soit mise au point par et par Serafino Amoroso et
Gerald Cooper : il existe des
Renato Nobili et Umberto Pesavento. Pour automates cellulaires, comme
en faciliter la réalisation, le modèle ita- • Des modèles simplifiés l'automate Replicatar, qui
lien modifiait légèrement celui de von dupliquent toute structure,
d' autoréplication aussi complexe soit~lie. Les
Neumann : les cellules avaient 32 états
au lieu de 29. La configuration autorepro- Nous n'avons pour l'instant évoqué que les règles de l'automate sont : une
cellule peut être dans l'état
ductrice comporte alors 6 329 cellules et versions d'autoréplications qui suivent de
mort {blanc) ou dans l'état
un ruban de codage (une sorte de génome près le schéma adopté par von Neumann. vivant {bleu) et d'un instant
définissant sa constitution interne) long de Toutefois, reprenant le problème de l'auto- au suivant, une cellule reste
145 315 cellules. Sa duplication (ruban de réplication sur des bases parfois éloignées, vivante ou passe de l'état
d'autres modèles, mécaniques ou informa- mort à l'état vivant si, parmi
codage compris) exige 63 milliards d'étapes.
ses huit cellules voisines, un
Longtemps, la puissance informatique dis- tiques, ont été conçus et, dans certains cas, nombre impair sont vivantes.
ponible n'a pas permis de répliquer leur mis en œuvre. On areprésenté ici quelques
construction sur écran d'ordinateur, mais ce Un délicat problème, qui semble avoir sus- étapes du processus de
fait d'armes a été réalisé récemment. cité quelques contresens, a fini par se poser. multiplication d'une figure
complexe : la silhouette de
La programmation complète d'une confi- Les simplifications importantes du modèle
la)oconde. Après 256 étapes
guration autoreproductrice suivant exacte- d'autoréplication de von Neumann, propo- de l'application de la règle, le
ment l'automate cellulaire à 29 états de von sées par exemple par Christopher Langton motif est reproduit huit fois.
Neumann a enfin été réalisée en 2008 par en 1984 (voir la figure p. 183, en haut), ont Il est assez facile de prouver
William Buckley. Elle comporte 18 589 cel- mené à des configurations bien plus petites la propriété de multiplication
de toute configuration et de la
lules, le ruban de codage en compte 294 844 que celle de von Neumann, comportant
généraliser. On peut, si on le
et il faut 261 milliards d'étapes pour que parfois moins d'une dizaine de cellules au souhaite, utiliser un automate
s'opère la réplication. En quelques dizaines départ. De ce fait, on a été tenté de conclure ayant plus de deux états, mais
de minutes, nos ordinateurs permettent que von Neumann avait été maladroit en il faut que le nombre d'états
l'exécution complète du processus d'autore- concevant un automate cellulaire d'une soit un nombre premier. On
peut au lieu d'obtenir huit
production, et l'on a ainsi pu admirer pour absurde complication. Nous verrons que copies du motif initial, n'en
la première fois le fonctionnement du sys- la question est assez subtile. C'est en repla- obtenir que deux, ou n'importe
tème conçu par von Neumann ! Grâce au çant le travail de von Neumann dans la quel nombre fixé à l'avance.

AAA
A A
-AAA L'AUTORÉPLICATION MAîTRISÉE? ,;1 179
perspective de son époque et en prenant en pertinent pour la biologie, nous ne devrons
compte ses motivations liées à la biologie pas nous limiter à la définition naïve
qu'on mesure combien son étude est nova- suivante:
trice et constitue une percée scientifique de L'autoréplication, c'est lorsqu'un objet pré-
première importance. sent en un exemplaire unique dans l'uni-
Reprenons le problème de l'autoreproduc- vers se retrouve plus tard en plusieurs
tion. Pour qu'il ait un sens, il faut bien sûr exemplaires.
se donner un « monde » avec des « lois phy-
siques » précises qui fixeront le théâtre de
l'action. Cela peut-être le nôtre, ou cela peut • Réplication évidente
être un monde simplifié décrit par des règles
que le langage mathématique exprimera sans Quand les autoréplications sont le résultat
ambiguïté. Toutes sortes de modèles abstraits direct des lois du monde retenu, elles ne nous
sont en mesure de jouer ce rôle de « monde apprendront rien d'intéressant en biologie.
simplifié », mais celui des automates cellu- L'exemple le plus simple est celui de l'auto-
laires est particulièrement séduisant, pour mate cellulaire nommé trivial et défini par :
plusieurs raisons qui expliquent pourquoi il - Une cellule peut être dans l'état mort
fut retenu par von Neumann. (blanc) ou dans l'état vivant (bleu sur l'illus-
D'abord, les univers d'automates cellu- tration ci-dessous).
laires sont discrets (pas de variables conti- - Une cellule reste vivante à l'instant n + 1
nues) ; ils sont donc faciles à programmer si elle l'est à l'instant n ; une cellule passe de
et n'exigent pas des calculs approchés l'état mort à l'état vivant si l'une de ses huit
pour en suivre l'évolution. Autre qualité, voisines est vivante.
les interactions y sont, comme dans notre Partant d'une cellule vivante à l'instant 0,
univers, locales : aucune interaction ins- on obtient successivement neuf copies
tantanée à distance n'est possible ; de plus d'elle-même, puis 16, puis 25, puis 36, etc.
les lois qu~ l'on retient peuvent être d'une Cette autoréplication est conforme à la défi-
extrême simplicité. Enfin, on sait par nition naïve, mais elle est tellement simple
expérience que les automates cellulaires qu'elle ne nous apprend rien ! Dans notre
autorisent la simulation de nombreux phé- univers, les lois de conservation de l'énergie
nomènes physiques parfois complexes, et de la matière interdisent ce type d'auto-
au point qu'il a été envisagé, par exemple réplication. Il n 'est cependant pas impos-
par Konrad Zuse dès 1967, que notre uni- sible d'avoir des situations proches, où par
vers physique pourrait n'être, à un niveau exemple une particule et de l'énergie pro-
de détail très fin, qu'une sorte d'automate duisent deux particules identiques. Les
cellulaire. prions anormaux qui provoquent la maladie
Un modèle d'univers étant fixé, qu'est-ce de la vache folle se multiplient par contact
que l'autoréplication dans cet univers, et en transformant la molécule Prp-c (normale-
comment peut-on la définir pour mieux ment présente et sans effet nocif) en molé-
comprendre l'autoréplication des êtres cule Prp-sc (le prion anormal), tout comme
vivants ? Nous envisagerons plusieurs le fait une cellule bleue de l'automate trivial
idées et découvrirons progressivement qui transforme les cellules blanches qui
que, si nous voulons obtenir un modèle l'entourent. Notons que dans ce type d'auto-
réplication, seuls des objets élémentaires se

.
multiplient.
Un autre type d'autoréplication évidente,
cette fois par gros blocs, est possible dans
---- notre univers. Si l'on impose à l'univers

••••• une loi de conservation de la matière, le sys-


tème autoréplicateur doit aller chercher les

180 ,/1 MATHÉMATIQUES ET MYSTÈRES


1 1

••
·--
1 2 3 4 5

--- -
1 1
•• •• • ••
• - -1 . . . . - ---
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--•1- --• •
--• • •
•• -1
1
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-
1 1
6
• • 7
•• • 9

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10

1

- -- ••
••
-
1 1
• 1
• •• •• ••
••
1 1 1 •
composants de son double dans son environ- véritable processus d'autoréplication, il faut _. John von Neumann autilisé
nement et les assembler. C'est ce qui se passe que l'objet qui se multiplie soit lui-même les automates cellulaires pour
démontrer la possibilité de
dans le monde vivant ; l'idée que des compo- complexe et ne résulte pas de l'assemblage
l'autoreproduction. Chaque case
sants sont disponibles et que s'autorépliquer, d'un petit nombre de composants complexes (ou cellule] carrée d'un damier
c'est les collecter et les assembler, n'est ainsi déjà là. En clair, à la définition naïve donnée infini porte le même petit
pas à exclure. précédemment, il faut ajouter : automate. Cet automate peut
Un cas extrême et facile à réalise r en robo- Pour qu'il y ait vraiment autoréplication, être dans un état pris panni
un nombre fini d'états fixés
tique est le suivant. Le robot A-Best formé l'objet qui se multiplie ne doit pas être trop àl'avance. !:évolution se fait
de deux morceaux A et B (par exemple simple et ne doit pas résulter de l'assem- selon un temps discret : l'état
une tête et un corps) qui, isolément, sont blage de quelques morceaux complexes pré- del'automate àl'instant n+1
inertes. Assembler deux éléments A et B sents dans son environnement. est déterminé par son propre
se fait facil ement, par exemple à l'aide Malheureusement, cette modification n'est état et ceux de ses voisins (par
exemple les huit automates
d'a imants qui, dès que A et B sont proches, pas encore satisfaisante. Ni dans un monde disposés autour de lui,ou une
les solidarisent. On suppose aussi que semblable au nôtre ni dans un monde d'au- autre combinaison fixée une
la mise en contact de A et de B met en tomates cellulaires, les nouvelles exigences fois pour toutes) à l'instant n.
marche le robot A-B. Le so l environnant ne gara ntiront une autoréplication sem- !:automate cellulaire le plus
cont ient des morceaux A et B, inertes, étudié est l'automate du Jeu de
blable dans sa logique à celle observée chez
la vie de John Conway :chaque
car isolés. On programme le robot A-B de les êtres vivants. cellule-automate est dans l'état
telle façon que, dès sa mise en marche, il vivant (bleu] ou mort (blanc) ;
recherche un morceau A et un morceau B, si une cellule est vivante et
pui s les assemble, ce qui donne alors un qu'elle est entourée de deux ou
• Autoréplication trois cellules vivantes elle reste
autre robot A-B, qui lui-même se met en
d'une structure complexe vivante,sinon elle meurt ;si
marche, etc. une celluleest morte et qu'elle
Certaines réali sations en robotique sont des Commençons par le montrer dans le cas est entourée de trois cellules
systèmes autoréplicateurs dans ce sens : le des automates cellulaires. Von Neumann vivantes, elle passe dans
robot assemble quelques pièces complexes l'ignorait (sinon il l'aurait mentionné), mais l'état vivan~ sinon elle reste
déjà présentes dans son environnement et il existe une famille d'automates cellulaires morte. On areprésenté ici les
dix étapes de la rencontre de
produit ainsi un double de lui-même. Les simples et remarquables qui ont la très éton- deux configurations glisseurs
cristaux, et peut-être même les virus, sont nante propriété suivante. [configuration se déplaçant en
autorépl icateurs dans ce sens. Quelle que soit la configuration placée seule diagonale) conduisant àleur
De telles autoréplications ne sont pas satisfai- sur le damier à l'instant 0, et même si elle annihilation mutuelle enonze
étapes.
santes pour décrire ce que l'on observe dans est complexe, en attendant suffisamment
le monde des êtres vivants évolués : dans un longtemps, on retrouvera la configuration

1
L A UTORÉPLICATION MAîTRISÉE? ,JI 181
a b C d e f

• Von Neumann a conçu une configuration parties : une machinerie qui commande et exécute son double (d, e, f]. Quand cette mise en place est
autoreproductrice si complexe qu'il ne put la faire la réplication, et un ruban qui contient sous forme terminée, la nouvelle machinerie est enclenchéeet
fonctionner à la main, ni avec les ordinateurs codée le plan de la machinerie. Ce ruban, assimilable se met à son tour à produire une copie de son ruban
disponibles à sonépoque. Il fallut attendre 2008 à un génome, est extrêmement long et représenté et d'elle-même. Plus de 50 ans après sa conception,
pour que cette configuration, légèrement simplifiée partiellement ici. L'autoréplication comporte deux il est ainsi possible d'admirer le spectacle de la
par Renato Nobili et Umberto Pensavento en 1995, phases : dans un premier temps, la machinerie lit duplication de la configuration autoreproductrice de
et mise enforme cellule par cellule par Tim Hutton, et copie le ruban pour enfabriquer un second placé von Neumann. Notons que bienque leJeu de la vie de
fonctionne dans un programme. Ce programme au-dessus du premier (a, b, c). Dans un second temps, Conway soit le plus étudié des modèles d'automates
nommé Gal/y a été élaboré par la communauté la machinerie exploitant les données du ruban à l'aide cellulaires et qu'on sache qu'il est possible de
des passionnés d'automates cellulaires (voir la d'une sorte de bras mobile (composés de cellules de fabriquer des configurations autoreproductrices avec
bibliographie}. La configuration de von Neumann l'automate] interprète ces données et place, une à lui, personne pour l'instant n'a suen concevoir uneet
(dans la version de Nobili-Pesavento) comporte deux une, toutes les cellules de la partie machinerie de la faire fonctionner.

en plusieurs exemplaires : toute configura- se perfectionneront et aboutiront, comme


tion s'autoréplique spontanément et indé- dans les romans de science-fi ction, à des sys-
fi niment ! Le plus simple de ces automates tèmes quasi parfa its dupliquant atome par
cellulaires est l'automate dénommé Repli- atome tout obj et qu 'on y place. Un être pré-
cator (voir la figure p. 178- 179). sent dans un univers où de telles machines
Le spectacle de cette autoreproduction est existent a la capacité de s'autorépliquer : il
fascinant, car avant de voir réapparaître les lui suffit de se placer dans la machine et de
copies de la configuration initi ale placée la faire démarrer.
sur le plan, un désordre complet se mble Un cas tout à fa it extrême d'autoréplica·
régne r. Ce m iracle de l'autoreproduction tion physique de structures complexes et
de toute structure se démontre mathéma- n 'ayant rien à voir encore avec la biologie
tiquement. Ce n 'est, fin alement, que la est celui proposé par Hugh Everett qui,
conséquence d'une propriété arithmétique dans sa théorie des mondes multiples, ima-
qui n 'a rien à voir avec le monde vivant et gine que l'univers dans sa totali té s'auto ré-
que celu i-ci, bien sûr, n 'uti lise pas. plique à chaque instant.
Il n'y a pas que dans le monde des automates Ainsi, l'autorépli cation de structures corn·
qu'une mul tiplication d'objets complexes plexes est parfois poss ible sans pour autant
peut se dérouler sans que cela soit compa- correspondre à celle des êtres vi va nts.
rable avec la reproduction biologique. Dans Poursuivons donc notre recherche d'une
notre monde physique, nous connaissons la bonne définition. On sait que chaque cel-
photocopieuse. La feuille, quelle que soit la lule vivante porte dans ses molécules d'ADN
complexité de ce qui y est imprimé ou écrit, le plan de sa structure (ou en tout cas une
se trouve dupliquée par la machine. Il existe partie importante de ce plan) . Lorsqu 'un
aussi des photocopieuses 3D qui repro- organisme vivant se duplique, le « code » de
duisent certains objets par stéréolithogra- sa structure est, d'une part, traduit en pro-
phie. On peut imaginer que, dans le fu tur, téines qui forment le nouvel organisme et,
les techniques pour réaliser de tels appareils d'autre part, copié pour qu'il ait lui aussi le

18 2 .,. ; MATH É M ATIQUES ET M YSTÈR E S


plan permettant sa réplication. Ce double - .... --=-== .:. .-...... ---
--·Y,,x, -
mécanisme de traduction/copie est essentiel
chez tout être viva nt évolué. Une autorépli-
cation susceptible de nous aider dans notre
u ...~ FIJI,, Jii
compréhension du vivant doit donc fonc-
tionner selon un tel schéma « génétique ».

.&. La Boucle de Langton et quelques étapes de Autrement di~ il faut imposer que la réplication
• Un schéma son évolution. L'autoreplication des automates se fasse en deux étapes :(a) copie d'un ensemble
génotype-phénotype de la figure p.178-179 ne fonctionne pas du tout d'informations en général présent sur un ruban
comme celle des êtres vivants, car notre univers et constituant le génotype ;{b) traduction de
C'est ce qu 'avait co mpri s von Neu mann, n'est pas un automate cellulaire de type Replicator ce codage en structure. L'ordre (a)-{b) peut être
et cela bie n avant qu e la structure de produisant systématiquement la multiplication inversé. C'est d'ailleurs le mode de fonctionnement
l'A DN n 'ait été découve rte. Le fon ctionne- de toute structure. Pour modéliser d'une de l'autoreplication du système proposé par von
ment de la co nfiguration autoréplicatrice, manière satisfaisante le type d'autoréplication Neumann. Peut-on faire plus simple dans le monde
observé dans le monde vivant, il faut exiger des automates cellulaires tout en respectant
qu e ce so it dans la ve rsion de Nobili -
qu'elle procède selonle schéma« génétique » : le schéma génétique ? Oui, et la boucle de
Pesave nto ou dans ce lle de Buckley, res- génotype +phénotype... génotype +phénotype. Christopher Langton (1984) en est lapreuve.
pecte ce sché ma géné tique « machinerie
+ ruban » (voir la fig ure en haut à gauche).
Il y a bie n l'équivalent d 'un gé nome dans
la configuration (la ligne horizontale
partiellement représentée). De plu s, lors
de l'autorép li cat ion, le ruban es t co pi é.
Ensuite, il es t lu e t traduit en une stru cture
en deux dime nsions : le plan de la « pho-
tocop ieuse » es t ex ploité pour co nstruire
une seco nde « photocopi euse » . Au fina l,
on ob ti ent deux fois le m êm e e nse mbl e
machine ri e + ruban .
Nou s compre nons pourquoi von Neu-
mann ne s'es t pas conte nté d 'un automate
ce llul aire de type trivial ou Replicator.
Mais, en imposant aux systèm es autoré-
pli ca teurs de fo nction ne r se lon le modèle
génét iqu e, peut-on e nvi sager plu s s imple
qu e son é norme e t très lente machine ?

• Boucles de Langton
Oui ! La découverte date de 1984 et est .&.les boucles évolutives. Les boucles de avec une seule boucle Evo/oop, on voit se
due à Christopher Langto n. Une boucle de Langton sont incapables de construire une dérouler une micro-évolution darwinienne.
86 cellules au départ est composée d'une grande variété d'autres objets et encore Dans un premier temps, la boucle se multiplie
moins capables de donner naissance à des sans presque changer. Quand l'espace [fini)
sorte de tuyau protégeant un « génome » . boucles d'une autre forme qui elles-mêmes devient insuffisant, les collisions entre boucles
En fonctionnant, cette boucle ém et une s'autoreproduiraient. Les recherches récentes provoquent des mutations des génomes et des
excro issance qui, en 150 étapes, engendre ont conduit à la mise au point de boucles boucles nouvelles apparaissent, parfois très
une seconde boucle à l'intérieur de laquelle pouvant construire un ensemble varié d'autres brièvement car elles ne sont pas viables. Dans la
objets complexes quand on en change le compétition pour l'espace, les boucles de petites
le génome de la pre mière a été copié. Ces
génome. Les boucles Evo/oop de Hiroki Sayama tailles. moins fragiles, tendent à dominer.
deux boucles en engendrent alors de nou- donnent naissance à des boucles de formes et Les dessins représentent quatre phases de
velles et, progressivement, tout le plan se de tailles différentes. Les formes créées sont cette évolution compétitive entre organismes
recouvre de copies de la boucle initialement en compétition. Dans un espaceensemencé simulés.

L'AUTORËPLICATION M AÏTRISËE ? ~ 183


présente en un seul exemplaire (voir la trop simples, ce que von Neum ann ne perd
figure p. I 83, en haut). jamais de vue, es t d'exige r qu 'ils soi ent
Étonnamment, la boucle de Langton a été capables de mener tout calcul réali sable
simplifiée plusieurs foi s. On a fait dispa- par ordinateur. Il ne semble pas que cette
raître le tuyau protecteur (en fait inutile) et fon ctionnalité doive être prise en compte
on est arrivé, avec la boucle de Chou-Reggi a systém atiquement quand on cherche à
en 1993, à une configuration autoréplica- modéli ser l'autoreproduction des êtres
trice de six cellules possédant une sorte de vivants, pui squ 'on sait bien qu 'il s n'ont pas
génome. Cependant, quand on voit fon c- cette capac ité de tout calcul er.
tionner cette boucle, le génome est devenu Dans le monde réel, tout n 'es t pas généti-
difficile à identifier et on a même quelques quement productible par n'importe quelle
doutes sur sa véritable nature de génome. cellule vi va nte utili sée comme machinerie
En fait, il semble qu 'on en arrive plutôt à de synthèse. Si l'on souhaite construire des
un schéma proche de l'automate trivial. Il y modèles fid èles aux schémas logiques de la
a une continuité entre l'automate trivial et vie, il fa ut donc imposer des conditions de
la boucle de Langton ! constru ctibilité larges, mais raiso nnables,
L'explication de cette troublante situation et ne considérer les conditions de calcula-
est qu 'on a oublié quelque chose qui, aux bilité que comme des options fa cultatives.
yeux de von Neumann, était essentiel : En adoptant une telle attitude, il semble
le système génétique doit être pui ssant. bien que nous soyons arrivés à une notion
Il doit autoriser non seulement l'autoré- satisfai sante, qui re nd compte du vivant et
plication, mais auss i la création d'autres du type d'auto réplication à l'œ uvre.
structures. Autrement dit : il faut qu 'on Le modèle auquel nous avons abouti de ce
pui sse, en modifiant le gé nome de nos qu 'est un être autoreproducteur du type
configurations, construire d'autres confi- des êtres vivants es t pertinent, mais sous
gurations différentes (qui seront autorépli- une forme moins mathém atique qu 'on
catrices ou non) . C'est une telle condition pouvait l'espérer. Ce défaut résulte de
qui assure qu 'une évolution par vari ation l'imprécision sur la cl asse des configura-
peut se déroule r. Comment exprimer cette tions que la machine rie d'un être autore-
condition sur la pui ssance du système producteur doit être capabl e de fabriquer
génétique ? et de l'imprécision sur le type de com-
La notion de constructeur est la solution. plexité que doit posséder le système. Von
On va exiger qu'une large classe de confi- Neumann n'a proposé ni l'automate trivial,
gurations puissent être produites par la ni le Replicator, ni les boucles de Langton,
machinerie de notre configuration autore- ca r il voul ait un modèle assez proche du
productrice quand on en change le ruban modèle observé en biologie et qui permet
génétique. l'évolution dès qu 'un méca ni sme aléatoire
La configuration autoreproductrice de von de modification des génomes est ajouté.
Neumann satisfait cette exigence nouvelle. Le fa it qu 'il ait réuss i à élaborer un tel sys-
Quelle que soit la configuration C (prise tème autoreproducteur dans l'univers des
dans une large classe de configurations), automates cellulaires prouve que, sur un
il y a un génome G qui, quand on le pré- pl an logique, le type d 'autoreproducti on
sente à la machinerie, produit C. La boucle observé dans le monde vivant n'est pas
de Langton n'a pas cette propriété ; ainsi, miraculeux. Cette preuve directe que le
elle est certes plus simple que la configu- modèle génétique de la vie peut s'appu ye r
ration de von Neumann, mais ne modélise sur une physique di scrète et relativement
pas convenablement l'autoréplication des simple est une grande avancée.
êtres vivants évolués. Notons que, si les boucles de Langton
Signalons aussi qu 'une fa çon d 'obliger les ne sont pas des structures autorepro-
automates autoreproducteurs à n'être pas du ctri ces du type de celles recherchées

184 j MATHÉMATIQUES ET MYST È R ES


par von Neumann, elles ont cependant qu 'on voit dans le monde vivant et dont il
inspiré de nouvelles recherches qui ont est ce rtain qu'elles aurai ent enchanté von
abouti à des simplifications de la machi- Neumann (voir la figure p. 183, en bas).
nerie de von Neumann. C'es t le cas des Galilée et Newton ont mo ntré qu e si les
boucles de Gianluca Tempesti , un peu lois physiques sont comme il s les ont for-
plu s compliquées que celles de La ngto n mulées, alors les pl anètes n 'ont pas besoin
( 148 cellules contre 86 ), mais qui ont une que Dieu s'occupe d'elles à chaque instant.
capacité de construction assez générale. De mê me, von Neuma nn a montré que la
D'autres modèles, comme le Evoloop de vi e n'a pas besoin d 'un miracle continu
Hiroki Saya ma, condui sent à une famill e pour fon ctionner et que le type d'auto-
de boucles autoreproductri ces de tailles reproduction qu 'elle pratique s'obtie nt
et de form es va riées, en même temps qu'à simple me nt en res pecta nt le sché m a gé né-
un processus de compétition entre ces tique et en autori sant l'évolution . Son tra-
boucles. Dans un univers très simplifié vail met un te rme définitif aux argume nts
d'automates cellulaires, on ass iste alors à de type vi tali ste qui affirmaie nt qu e la vi e
des dynamiques resse mblant assez fid èle- est trop complexe pour être réduite à de
ment da ns leurs principes logiques à celles la physique.

L'A UTD R É PLI CATI ON M AÎTRISÉ E ? ~ 185


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