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CLAUDE LEFORT

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ELEMENTS
TRAVAUX DE DROIT, D'ÉCONOMIE,
DE SOCIOLOGIE ET DE SCIENCES POLITIQUES
D'UNE CRITIQUE
DE LA

BUREAUCRATIE

GENÈVE
LIBRAIRIE DROZ
Il, RUE MASSOT

Collection dirigée par Giovanni Busino


AVERTISSEMENT

D'un œrtain nombre d'études publiées entre 1948 et 1958, nous


avons retenu, pour les réunir dans ce volume, celles qui concernaient
l'" édition : mai 1971 directement la critique du parti et de l'Etat bureaucratiques d'origine
« socialiste ~. et, dans leur lot, 1les mieux capables, à notre avis, de
servir à l'élaboration d'une théorie de la bureaucratie. Quelques-unes
Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous d'entre eUes ont été écrites sous l'effet de l'événement et portent la
les pays, y compris l'URSS et les pays scandinaves. marque de l'improvisation. n ne nous a paru ni possible, ni souhaitable
de les éliminer - leurs défauts laissant du moins connaître ce que doit
notre analyse politique à l'interprétation du présent.
A leur suite, l'essai Qu'est-ce que la Bureaucratie? apporte les élé-
ments d'une réfllexion à distance des faits. Deux textes issus de confé-
rences prononcées en 1963 et en 1965 au Centre d'études socialistes et
au Cercle Saint-just, viennent témoigner d'une nouvelle direction de
pensée ; ils se placent sous le signe d'une interrogation qui transgresse
les limites de la problématique marxiste. Enfin l'article Résurrection de
Trotsky ?, publié en 1969, signale l'emprise de la tradition bolchévik
sur la jeunesse militante, au lendemain de la révolte de Mai 68, dont
nous avons esquissé une interprétation dans La Brèche.
Dans le souci de ne pas dissimuler un itinéraire de recherche nous
avons décidé de maintenir, autant qu'il était possible, l'ordre chronolo-
gique des publications, nous contentant d'ajouter ici et là des notes sus-
ceptibles de guider le lecteur parmi des travaux postérieurs à nos écrits.
Le recueil se clôt avec une postface où nous tentons une réflexion
sur cet itinéraire.

C. L.

Copyright 1971 by Librairie Droz S.A., Geneva (Switzerland)


Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced or translated in any form, by
print, photoprint, microfilm, microfiche or any other means without written permission from
the publisher.
PREMIÈRE PARTIE

LE PARTI RÉVOLUTIONNAIRE
COMME ORGANE BUREAUCRATIQUE
I

LA CONTRADICTION DE TROTSKY *

« Tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du


parti. Pas un instant nous ne devons oublier que seuls les comités du
parti peuvent nous diriger comme il convient, que seuls ils nous éclai-
reront la voie de la terre promise. »
C'est en ces termes, dont le tour est aujourd'hui familier à chacun,
qu'en 1905 déjà Staline s'adressait aux ouvriers russes, à l'occasion de
leur première révolution. Le même jour, sans doute, note Trotsky, Lénine
envoyait de Genève cet appel aux masses : « Donnez libre cours à la
haine et à .la colère que des siècles d'exploitation, de souffrances et de
malheur ont aœumulé dans vos cœurs 1 1 »
Rien ne saurait mieux caractériser ces deux hommes et les opposer
l'un à l'autre que ces deux phrases, l'une d'un révolutionnaire pour qui
les masses opprimées sont la force essentielle de l'histoire, il'autre d'un
militant, déjà « bureaucrate », pour qui l'appareil connaît et fait seul
l'avenir. Pour nous qui savons le cours qu'ont suivi les événements
depuis lors, cette opposition psychologique prend un sens absolu, car
elle s'est incrite dans une opposition plus large, de caractère historique.
L'intention de Trotsky, dans le long ouvrage qu'il a consacré à Sta-
line, a été de dévoiler le caractère de son personnage et son comporte-
ment avant .l'accession au pouvoir et de montrer comment ils ont été en
quelque sorte légalisés par l'histoire au déclin de la révolution, avec la
formation d'une nouvelle couche sociale, la bureaucratie. Trotsky a
employé pour sa démonstration les méthodes classiques de l'historien,
il a confronté les textes, exploré les annales du bolchevisme, rapporté
des témoignages, il a interprété les dates, mettant en parallèle les docu-
ments antérieurs à 1923 et les panégyriques de commande postérieurs
à l'avènement de 1la bureaucratie. Staline est apparu dans la première
période de son activité politique comme un militant « provincial :., intel-
lectuellement médiocre et politiquement peu capable. En Géorgie, il ne
réussit jamais à grouper dans la socialdémocratie une fraction bolche-
viste en face des mencheviks ; il n'assiste aux premiers congrès bolche-

• c La Contradiction de Trotsky et le problème révolutionnaire li>, Les


Temps Modernes, n• 39, déc. 1948-janv. 1949.
t Grasset éd.
2 Staline, p. 95.
12 LA CONTRADICTION DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 13
viks qu'à titre d'observateur, n'ayant jamais réuni le nombre de voix tique. Trotsky, dirait-on par exemple, a voulu montrer qu'il n'a pas été
suffisant pour se faire déléguer. Au Congrès de Londres, le mandat dépossédé du pouvoir faute d'intelligence politique, mais par la toute-
dont il se prévaut est frauduleux et il se voit retirer le droit de vote. Il puissance des facteurs objectifs. Et cette puissance des facteurs objec-
n'entre au Comité central bolchevik que par cooptation, c'est-à-dire sans tifs serait prouvée précisément par la médiocrité du nouveau chef. La
avoir été élu par les militants du parti. Le soulèvement de février 1917 fin de l'Introduction rend tentante cette interprétation. « Il (Staline) prit
lui donne brusquement, en l'absence de Lénine, un pouvoir exceptionnel possession du pouvoir, écrit Trotsky, non grâce à des quautés person-
dont il use aussi mal que possible : il est pour le soutien du gouverne- nelles, mais en se servant d'une machine impersonnelle. Et ce n'était
ment provisoire, la guerre révolutionnaire et, en fin de compte, la révo- pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l'avait créé ;
lution en deux étapes. Il est un de ces conciliateurs opportunistes que avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte longue
les ouvriers du Parti veulent faire exclure 3 et que Lénine remettra à et héroïque du parti bolchevik, qui était lui-même le produit d'idées ;
leur place, quand il lancera ses fameuses thèses d'Avril et réarmera le elle était le porteur d'idées avant de devenir une fin en soit. Staline la
parti en l'atlignant sur la perspectJVe de la prise du pouvoir. Ces quel- dirigea du jour où i;l eut coupé le cordon ombilical qui la rattachait à
ques données permettent d'esquisser le portrait d'un personnage sans l'idée et où elle devint une chose par elle-même. Lénine l'avait créée en
grand relief, d'un « fonctionnaire » comme le dit Trotsky, exprimant par une association constante avec les masses, sinon par la parole, du
là ce qu'il y a d'étriqué dans son travail, sa pauvreté comme théoricien, moins par l'écrit, sinon directement, du moins par l'aide de ses disciples.
sa propension à la routine. L'intention de l'auteur est évidente : i.l s'c~git Staline se borna à s'en emparer. 11 > C'est ce que Trotsky exprimait
de montrer que les « qualités », qui ont permis à Staline de devenir déjà, sous une forme différente, dans Ma Vie, quand ri écrivait : « Le
l'homme de la bureaucratie sont celles mêmes qui l'ont empêché d'être fait qu'il joue maintenant le premier rôle est caractéristique, non pas
une figure révolutionnaire. tant pour lui que pour la période transitoire du glissement politique. Déjà
La démonstration est assez claire et suffisamment étayée. Mais pré- Helvétius disait: c Toute époque a ses grands hommes et quand elle
cisément on ne peut que s'étonner qu'un écrivain politique de la valeur ne les a pas, elle Iles invente. » Le Stalinisme est avant tout le travail
de Trotsky ait cru devoir y consacrer un gros volume, et se livrer à un automatique d'un appareil sans personnalité au déclin de la révolu-
travail qui relève le plus souvent de l'histoire anecdotique et presque tion. 6 >
policière pour prouver que, pendant toute la période pré-révolutionnaire
et révolutionnaire, Staline fut un homme obscur, et que c'est là juste- Pourtant nous ne pensons pas que cette interprétation non plus soit
ment ce qui lui permit d'être, en 1924, un «dictateur tout fait». La vie pleinement satisfaisante ; l'étude de Staline par Trotsky ne nous paraît
de Staline n'était pas inconnue du public. Boris Souvarine avait publié pas tant une tentative consciente d'auto-justification. EUe nous semble
en 1935 un Staline 4 substantiel, par rapport auquel Trotsky n'apporte avoir surtout la valeur d'un substitut. En ouvrant le Staline, nous ne
aucun élément vraiment nouveau et qu'il feint curieusement d'ignorer. doutions pas que Trotsky eût écrit sous ce titre une nouvelle étude du
En admettant donc que ce fût un devoir d'éclairer l'avant-garde révo- l'U.R.S.S., qu'il eût repris l'ensemble du problème du stalinisme et qu'il
lutionnaire sur la formation et l'évolution de l'actuel dictateur de la eût cherché à en donner une caractérisation économique et sociale : telle
Russie, ce devoir avait été rempli. Souvarine ne s'était pas contenté, était bien sa préoccupation, comme nous le savons par les derniers arti-
comme le fait Trotsky durant plus de trois cents pages, de décrire le cles que nous connaissons de lui. C'est ce qu'on attendait de lui. Or ce
comportement de Statline, il avait intégré habilement cette étude dans Staline, cet ouvrage aux dimensions imposantes, qui laborieusement suit
celle autrement vaste et intéressante du parti bolchevik. L'acharnement pas à pas le maître du Kremlin, alors anonyme, pour nous montrer qu'il
avec lequel Trotsky souligne la médiocrité de son «héros», et le carac- n'a pas su diriger telle grève, ou qu'il fréquentait en déportation les déte-
tère subalterne des fonctions qu'il occupe dans l'appareil révolution- nus de droit commun et était méprisé par les politiques, - cette œuvre
naire, a été, bien entendu, compris comme le signe d'un ressentiment que l'on aurait voulue capitale se borne à démolir une légende à la-
personnel et d'une volonté d'auto-justification. Trotsky aurait proposé quelle les gens sérieux ne croient pas. Elle prend donc pour nous l'as-
à la comparaison son destin et celui de Staline avant la Révolution. Il pect d'un acte manqué. Trotsky bavarde sans nécessité sur Staline,
aurait voulu faire ressortir toute la distance qui le séparait de cet parce qu'il voudrait et ne peut pas définir Je stalinisme. Rien ne peut
obscur fonctionnaire du bolchevisme. ll suffit de connaître le tempé- mieux nous confirmer dans cette idée que la seconde partie du livre,
rament de Trotsky pour se persuader que ·ces préoccupations lui étaient volontairement restreinte 7 , inconsistante, et qui traite par allusion des
étrangères et qu'une telle interprétation est artifioielle. Il est plus sé-
rieux de parler d'auto-justification en donnant à ce terme un sens poli-
6 p. XJJI.
6 Ma Vie, p. 237, Rieder éd.
3 p. 290. T L'ouvrage, il est vrai, est inachevé, mais Trotsky indique da!JS l'Intro-
4 Staline, Aperçu historique du bolchevisme, Plon éd. duction qu'il a volontairement donné une place secondaire à la pénode post-
révolutionnaire.
14 LA CONTRADICTION DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 15

événements de première importance : c'est qu'elle porte précisément sur médiat. Mais la question est de savoir si Trotsky agissant était aussi
la période de cristallisation et de triomphe de la bureaucratie, c'est-à- lucide que Trotsky écrivant. Car c'est une chose de juger son propre
dire, non plus sur Staline, mais sur le stalinisme. Trotsky ne pouvait comportement passé, de se retourner sur une période relativement close
pourtant pas prétendre qu'il eût épuisé le sujet dans les deux ou trois où tout invite à donner un sens unique et absolu des actions diverses
chapitres qu'il lui a consacrés, respectivement dans La Révolution trahie et d'agir dans une situation équivoque ouverte sur un avenir indé-
et dans Ma Vie. terminé.
C'est sur cette période de formation du stalinisme que nous vou- Dans son Staline Trotsky définit à nouveau les principes de l'Oppo-
drions revenir, en partant des affirmations éparses que l'on trouve dans sition de gauche dans sa lutte antistalinienne. c De nombreux critiques,
la dernière œuvre de Trotsky. Par ses insuffisances, par ses contradic- publicistes, correspondants, biographes et quelques historiens, sociolo-
tions, par ses silences aussi, elle appelle une critique qui remette Trotsky gues amateurs, ont sermonné l'Opposition de gauche de temps à autre
à sa place d'acteur dans une situation qu'il veut trop facilement dominer à propos de ses erreurs tactiques, affirmant que sa stratégie ne corres-
quand il écrit son livre. pondait pas aux exigences de la lutte pour le pouvoir. Mais cette façon
même de poser la question est incorrecte. L'opposition de gauche ne
* pouvait pas s'emparer du pouvoir et ne <l'espérait même pas - en tout
** cas ses leaders les plus réfléchis. Une lutte pour le pouvoir menée par
A la lecture du Staline, comme déjà de la Révolution trahie ou de~ l'Opposition de gauche, par. une organisation marxiste révolutionnaire,
Ma Vie, on croirait que l'attitude de Trotsky et de l'Opposition de gau- ne peut se concevoir que dans les conditions d'un soulèvement révolu-
che, dans la grande période 23-27, fut d'une parfaite rigueur. To1•• se tionnaire. Dans de telles conditions, la stratégie est basée sur l'agres-
passe comme si Trotsky, « porteur » de la conscience révolutionnaire, sion, sur J'appel direct aux masses, sur une attaque de front contre le
avait été évincé par le cours inexorable des choses qui se développait gouvernement. Nombreux étaient les membres de l'Opposition de gauche
alors dans le sens de la réaction. Nombreux sont ceux qui, prenant qui avaient joué un rôle important dans une bataille de cette nature et
parti contre Trotsky, et d'une certaine manière pour Staline, ne repro- savaient de première main comment elle devait être menée. Mais au
chent à Trotsky que de n'avoir pas été assez réaliste, de ne pas avoir début des années vingt, il n'y eut pas de soulèvement révolutionnaire en
su « adapter » la politique de la Russie révolutionnaire aux circons- Russie, tout au contraire ; dans de telles circonstances le déclenchement
tances difficiles d'un monde capitaliste en train de se reconsolider. Ils d'une lutte pour le pouvoir était hors de question.
ne contestent pas que Trotsky ait alors adopté une attitude clairement »Il faut se rappeler que dans les années de réaction, en 1908-1911
révolutionnaire, mais c'est justement cette attitude qu'ils dénoncent et plus tard, le parti bolcheviste refusa de déclencher une attaque directe
comme abstraite. De toutes manières, on n'a pas coutume de nier qu'il contre la monarchie et se borna au travail préparatoire à une offensive
y ait eu une stratégie cohérente de l'Opposition de gauche, soit qu'on éventuelle, en luttant pour le maintien des traditions révolutionnaires et
la justifie sur le plan de la morale révolutionnaire, soit qu'on la con- pour la préservation de certains cadres, soumettant les événements à
sidère comme inopportune. Trotsky lui-même a largement accrédité une infatigable anailyse et utilisant toutes les possibilités légales et
cette opinion. Dans ses œuvres, il parle de cette période avec une par- semi-légales pour éduquer les travailleurs les plus conscients. Placée
faite sérénité, répétant qu'il a agi comme il le devait dans la situation dans des conditions identiques, l'Opposition de gauche ne pouvait agir
objective et donnée. L'Histoire, dit-il en substance, passait par un nou- autrement. En fait les conditions de la réaction soviétique étaient infi-
veau chemin. Personne ne pouvait se mettre en travers du reflux de la niment plus diffidles pour l'Opposition que les conditions tsaristes ne
révolution. Ainsi, rappelant les événements de l'année décisive, 1927, l'avaient été pour les bolcheviks ... 9 »
il écrit dans Ma Vie : « Nous allions au-devant d'une défaite immédiate, On peut d'abord remarquer que cette interprétation des années 27
préparant avec assurance notre victoire idéologique dans un plus loin- est en contradiction avec les thèses générales de Trotsky sur la nature
tain avenir... On peut par les armes retenir un certain temps le déve- du stalinisme. U a écrit dans toutes ses œuvres que le stalinisme est
loppement des tendances historiques progressistes. Il est impossible de fondé sur une infrastructure prolétarienne : il est réactionnaire, mais il
couper une fois pour toutes la route aux idées progressistes. Voilà pour- est un moment de la dictature du prolétariat. Par exemple dans Etat
quoi, quand i•l s'agit de grands principes, le révolutionnaire ne peut ouvrier, Thermidor et Bonapartisme, Trotsky écrit : c cette usurpation
qu'avoir une règle : Fais ce que tu dois, advienne que pourra» 8 • Il (du pouvoir par la bureaucratie) n'a été possible et n'a pu se maintenir
serait à coup sûr admirable, quand on est dans l'action historique, de que parce que le contenu social de la bureaucratie est déterminée par
garder une telle lucidité, et d'opérer ce dépassement de l'histoire quo- les rapports de production que la révolution a établis. Dans ce sens
tidienne, qui donne la perception du permanent au cœur du présent im-
• Staline, p. 555. Ici, comme dans la suite, les mots soulignés le sont par
s Ma Vie, p. 270, 1. nous.
16 LA CONTRADICTION DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 17

on a le plein droit de dire que la dictature du prolétariat a trouvé son ti,on et qu'7n dépit de ~out je ne le regrette pas 12.:. Trotsky parle ICI
expression défigurée, mais incontestable dans la dictature de la bureau- d u~e . mamère . volo?tauement vague de c concessions personnelles :..
cratie 10• ~ Comment donc, si l'on maintient les thèses générales de
Trotsky sur ,fa nature du stalinisme, la lutte contre Staline, toujours
., Mats JI est clau qu étant donné sa situation, ces concessions ne pou-
vaient que revêtir un caractère politique .
considérée par lui comme lutte politique, pouvait-elle, comme il le dit Avant de préciser ce que furent ces concessions, en d'autres termes
dans son dernier ouvrage, exiger un soulèvement révolutionnaire ? c.e que fut .la po~iti~ue de c conciliation et d'apaisement :. de l'Opposi-
Quand Trotsky compare la situation de l'Opposition de gauche à celle tion de gauche, tl tmporte d'évoquer une période sur laquelle Trotsky
dans laquelle se trouvait le parti bolchevik en lutte contre le tsarisme, passe en général rapidement, l'année 1923, alors que Lénine encore vi-
il implique, - avec raison à notre avis, mais à l'encontre de toutes ses vant préparait pour le XII" congrès une c bombe contre Staline :. alors
thèses, - que la lutte contre la bureaucratie ne pouvait être qu'une lutte que ~ro!sky passa!t encore pour le second chef bolchevik aux y~ux de
de classe. Nous ne pouvons que nous trouver d'accord avec les conclu- la maJonté du parh, alors surtout que Staline n'avait pas encore réussi à
sions qu'il en tire : maintien des traditions révolutionnaires, préserva- s'as~urer la domination complète de l'appareil et que le pouvoir bureau-
tion des cadres, analyse infatigable des événements pour instruire les cratique trop récent le laissait encore vulnérable. On croit ordinairement
travailleurs les plus conscients. Mais ce n'est pas un hasard si ces con- que l'antagonisme entre Trotsky et Staline fut beaucoup plus aigu que
clusions, dont il ne saisit pas la véritable portée, ne correspondent nulle- .!'~nta~onisme de StaJline et. de Lénine. Il apparaît pourtant, d'une ma-
ment à la tactique réelle qui fut la sienne et celle de l'Opposition de mere Incontestable, d'après les mémoires mêmes de Trotsky que ce
gauche dans la pratique. n'est pas lui, à cette époque, qui voulut entamer la lutte contr~ Staline
ll est frappant de voir, en effet, quand on examine de près les évé- mais Lénine. Déjà frappé à mort, Lénine avait perçu lucidement le dan~
nements de cette époque, que la lutte de l'Opposition de gauche contre ger extrême que Staline et les méthodes bureaucratiques représentaient
Staline ne prit presque jamais une forme révolutionnaire et évolua tou- pour l'avenir du parti. Les documents qu'~! a laissés et qui sont connus
jours autour du compromis. Le problème n'est pas celui que pose sous le nom de Testament ne laissent aucun doute à ce sujet. Ils mon-
Trotsky, a savoir s'~! était possible et souhaitable d'engager une lutte tre~t. de façon écla!ante que Lénine avait décidé d'engager une lutte
pour le pouvoir. La question était de mener la lutte - ou de préparer ~écts.tve contre les. tetes de la bureaucratie : Staline, Ordjonikidze, Dzer-
l'avenir, - dans l'esprit révolutionnaire. Les bolcheviks firent une re- Jl,~Skt. Les ~émotres de Trotsk!' montrent tout aussi clairement que,
traite entre l 908-1911 et remirent à p.! us tard la lutte pour la prise du s tl partageatt sur le fond le pomt de vue de Lénine, il ne voulait pas
pouvoir : mais ils ne firent pas sur le plan théorique la moindre conces- déclencher des hostilités décisives contre les Staliniens. Rapportant une
sion à leurs adversaires. A aucun moment il n'y eut de la part des bol- conversation qu'il av~it eue à cette époque avec Kamenev, déjà entré
cheviks une politique de compromis ou de conciliation avec le tsarisme. dans le jeu de Staline et son émissaire auprès de lui, il écrit : c Par-
En revanche, c'est Trotsky lui-même qui déclarait en novembre 1934, fois, lui dis-je, devant un péril imaginaire on prend peur et on
évoquant son attitude à l'égard d'Eastman lorsque celui-ci révéla de s'attire une menace réelle. Dites-vous bien ~t dites aux autres que
sa propre initiative l'existence du Testament de Lénine : « Ma déclara- je n'ai pas .la moindre intention d'engager au Congrès la lutte pour
tion d'alors sur Eastman ne peut être comprise que comme partie inté- arriver à des modifi.cations d'organisation. Je suis d'avis de maintenir
grante de notre ligne, à cette époque orientée vers la conciliation et le statu quo. Si Lénine avant le Congrès peut se relever, ce qui n'est
l'apaisement 11 • ~ Dès 1929, il écrivait dans le même sens et d'une ma- malheureusement pas probable, nous procéderons ensemble à un nouvel
nière beaucoup plus brutale : « Jusqu'à la dernière extrémité, j'ai évité examen de cette question. je ne suis pas d'avis d'en finir avec Staline
la lutte, car, au premier stade, elle avait le caractère d'une conspiration ni d'exclure Ordjonikidze, ni d'écarter Dzerjinski des Voies de Commu~
sans principe dirigée contre moi, personnellement. Il était clair pour moi nication. Mais je suis d'accord avec Lénine sur le fond 1a. :. Outre les
qu'une lutte de cette nature, une fois commencée, prendrait fatalement mémoires de Trotsky, les documents sont là qui montrent que, contre la
une vigueur exceptionnelle, et, dans les conditions de la dictature révo- volonté de Lénine, Trotsky fit du XII" Congrès du parti bolchevik un
lutionnaire, pourrait entraîner des conséquences dangereuses. Ce n'est congrès d'unanimité; on mit de côté la c bombe:. que Lénine avait
pas le lieu de rechercher s'il était correct au prix des plus grandes recommandé à Trotsky de faire éclater à ce congrès à propos de la
concessions personnelles de tendre à préserver les fondements d'un question nationale. C'est encore Trotsky lui-même qui se targue d'avoir
travail commun, ou s'il était nécessaire que je me lance moi-même dans alors évité tout combat contre Staline, en se contentant d'amender sa
une offensive sur toute la ligne, en dépit de l'absence, pour celle-ci, de
bases politiques suffisantes. Le fait est que j'ai choisi la première solu- 12 What happened and how, de Trotsky, cité par Political Correspondence of
the Workers League for a revolutionary party, n• de mars 47 p. 27. (Traduit
par nous.) '
1o P. 12.
u New International, nov. 1934 (traduit par nous). 1a Ma Vie, p. 209.
18 LA CONTRADICTION DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 19

résolution au lieu de la condamner. Significatif aussi son refus ~e pré- Ce n'est pas le Heu de suivre dans le détail la politique de Trotsky
senter Je rapport politique devant le congrès en !.'absence de Lénme. ~t da.ns toute ce~te ~ériode, mais il importe de mettre en lumière quelques
les justifications qu'il donne ne le sont pas moms. Toute sa condmte ép~so~es particulièrement saillants. Lors du Xlii• Congrès, le premier
aurait été dictée par le souci de ne pas se présenter comme préten?ant qu1 _fut complètement « fabriqué :. par les bureaucrates, Trotsky, après
à la succession de Lénine. On comprend bien mal ces préoccupatiOns, av01~ défe~du. ses conceptions sur le Plan d'Etat, se croit obligé de
ces scrupules sentimentaux de la part d'un bolchevik, quand une ques- souligner 1 umté du part1 en des termes qui ne peuvent que jeter dans
tion politique vitale est en jeu. la confusion tous ses partisans. « Personne d'entre nous, déclare-t-il ne
En vérité, Trotsky s'est refusé au début, alors qu'il avait la supé- veu~ ni ne peut avoir raison contre son parti. En définitive le parti a
riorité, à entamer une lutte pour régénérer le parti en s'~tt~qu.a~t à sa toujours ra1son ... On ne peut avoir raison qu'avec et par le parti car
bureaucratie. Quand il soutient qu'une lutte pour le pouvo1~ etait l~p~s­ l'histoire n'a pas d'autres voies pour réaliser sa raison. Les Anglai~ ont
sible, i1! est diffidle de le croire, s'agissant de cette annee 23 ou. r~en un. dicton historique : Right or Wrong, my country - qu'il ait tort ou
r~1son, c;~st ~on pays. ~ous sommes .bien plus fondés historiquement à
encore n'était joué. Lui-même d'ailleurs écrira plus tard : « _Lénme
aurait-il pu réussir Je regroupement qu'il méditait d.ans la direction du d1re : qu 11 ait tort ou ra1son en certames questions partielles concrètes
sur certains points, c'est mon parti... Et si le parti prend une décisio~
parti ? A ce moment-là sans a~cun d~ute ... No~re actiOn commune contr.e
Je Comité central si elle avait eu heu au debut de 1923, nous .aurait que tel ou tel d'entre nous estime injuste, celui-ci dira : juste ou injuste
assuré certainem~nt la victoire. Bien plus. Si j'avais agi, à la veille du c'est mon parti et je supporterai les conséquences de sa décision jus~
XII" Congrès, dans l'esprit du « bloc » Lén~?e-T~otsky contre le b~re~u­ qu'au ~out 111• » C'est Trotsky qui s'inflige en 1940 :Je démenti le plus
cratisme stalinien, je ne doute pas que J aura•s remporté14 ta vJctOJre, catégonque, dans son Staline, quand il affirme qu'un parti politique
n'e~t ni « ~ne entité h~mog.ène, ni un omnipotent facteur historique:.,
même sans l'assistance directe de Lénine, dans la lutte .:. Trotsky
ajoute, il est vrai : «Dans quelle me~ure ~ette .vi~toire. aurait-elle. été ma1s un « mstrument h1stonque temporaire, un des très nombreux ins-
durable, c'est une autre questi~n. » M.a•s meme SI 1 on rep,o~d ~égahv~­ truments de l'Histoire et aussi une de ses écoles 1e. :. La déclaration de
ment à cette question, comme 1! le fait en montrant que l h1sto~~e allait Trotsky au Xlii• Congrès prend son véritable sens quand on sait qu'à
alors dans Je sens du reflux révolutionnaire, la tâche du pohtJque ne ce moment i_l .ava.it perçu la bureaucratisation complète de l'organisation
et la mystJfJcahon du congrès. Peu auparavant avait eu lieu en
peut jamais être de composer avec le reflux. effet, l'entrée massive de nouveaux membres dans le parti, dé~orée
Or, à partir de là, et «jusqu'à la der!'l!èr~ extrémit~ », l'~pposition du nom de «levée de Lénine:., et qui, comme Trotsky l'écrira plus
de gauche mena une politique de « conciliation» et d « .ap,a•seme~! ». tard, était «une manœuvre pour résorber l'avant-garde révolution-
Cette politique même ne pouvait demeurer cohérente, ~ar SI 1 Op~os•hon naire dans un matériel humain dépourvu d'expérience et de person-
de gauche ne souhaitait pas la lutte, ~a ~ureaucratie 1~ vo~lalt. Son nalité, mais accoutumé en revanche à obéir aux chefs 1 7 .:. Cette levée
triomphe passait évidemment pas ~·a~eantissem~nt de 1 anc1en leader avait achevé de faire du parti un instrument docile entre les mains
révolutionnaire, alors même que celm-:c• recherc~mt une ~ntente. Trotsky d~ son secrétaire général. Pourtant cette « promotion de Lénine :. qui,
fut donc entraîné à attaquer à plus1eurs repnses ; mals ses attaques d1ra encore Trotsky, « porta un coup mortel au parti de Lénine:., fut
portent Je signe de sa faiblesse. Comme le fait très justem~nt remarquer elle aussi, célébrée par lui au cours du XIII• Congrès. Trotsky poussa t~
Souvarine Trotsky s'use dans une polémique vaine au sem du Bureau ~oncession jusqu'à déclarer qu'elle « rapprochait le parti d'un parti
politique. 'oans ses articles (ceux qu'il publie à prop~s .du Cours ~ou­ elu 18• »
veau, en 1923, les Leçons d'Octobre en 1924) il mulhp.ll~ les allusions
et écrit de manière à n'être compris que des cercles dmgeants. A~cun . Il ,est vrai que la l!ltte contre le Trotskysme n'avait pas encore pris
de ses écrits n'est destiné à instruire les militants de bas~. Ce qu1 e~t JUSqu alors un caractere ouvert et surtout que le stalinisme s'était à
pein~ dévoilé politiquerr:ent. Les concessions de Trotsky ont un air plus
infiniment plus grave, alors que la répression bureaucr~tJque ~~ursmt
impitoyablement les membres ou les sy~pathisants de 1 Oppos1hon ~de trag1que quand la bata1lle est engagée. Après la première phase de cette
gauche, Trotsky ne fait rien pour les defendre ; par sa ligne en Zig- bataille, après que Trotsky eut déclenché une lutte pour le Cours nou-
zag il les désarme politiquement ; il ne leur offre aucune platefor:ne de veau, après qu'il eut été l'objet d'une campagne d'attaques systémati-
combat, aucun élément théorique qui leur permette de se reconna1tre et ques de la part du Bureau politique, après que Staline eut mis en avant
sa conception du socialisme dans un seul pays 111, Trotsky publia un
de se regrouper.
111 Staline, de Souvarine, p. 340.
10 Staline, de Trotsky1 p. 554.
17 La Révolution trahre, p. 116.
18 Staline, de Souvarine, p. 339.
14 Ma Vie, p. 203.
111 Octobre et la Révolution permanente, étude de Staline, oct. 24.
LA CONTRADICTION DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 21
20

article dans la Pravda (janvier 1925), dans lequel il se défendit d'avoir la tactique de l'Opposition de gauche avait contribué à désarmer
jamais eu l'idée d'opposer une plate-forme à la majorité stalinienne 20 • l'avant-garde révolutionnaire en Russie, nous devons, à la lumière de
C'était dire clairement qu'il n'y avait pas de divergences de fond entre ces derniers exemples, ajouter qu'elle fut aussi négative pour l'avant-
lui et cette majorité. La capitulation apparaît encore dans cette année garde révolutionnaire mondiale. Trotsky dit que Staline apparut un jour
1925 à l'occasion de l'affaire Eastman. Dans un ouvrage intitulé Since au monde comme un c dictateur tout fait », il oublie de mentionner sa
Leni~ died, le journaliste américain, sympathisant bolchevik, avait pris responsabilité à cet égard.
sur lui comme nous l'avons déjà indiqué, de révéler l'existence et le C'est enfin dans la dernière période de lutte entre l'Opposition
conten~ du Testament de Lénine, que Trotsky, en accord avec le comité et la direction stalinienne, à mesure que cette lutte se fait plus violente,
central, avait cru bon de cacher tant aux militants et aux masses russes que les capitulations se font plus radicales et plus tragiques. A deux
qu'aux communistes du monde entier. La déclaration de Trotsky, à cette n;pri_ses, en octobre 1926 et en novembre 27, l'Opposition de gauche, qui
époque, mériterait d'être citée intégralement, tant y éclatent la mau- reumt alors, aux côtés de Trotsky, Kamenev et Zinoviev, se condamne
vaise foi et la pratique du « sacrifice suprême :.. Trotsky accuse East- solennellement, répudie ses partisans à l'étranger et s'engage à se dis-
man de « méprisable mensonge» et insinue qu'il est un agent de la soudre. Enfin, alors qu'il n'y a plus d'espoir pour elle, alors que Staline
réaction internationale. « Le camarade Lénine, écrit-il, n'a pas laissé de a à sa disposition un congrès (le XV"), qui lui obéit aveuglément, l'Op-
testament : la nature de ses relations avec le parti et la nature du position fait une ultime démarche de recours en grâce, et rédige une
parti lui-même exclut la possibilité d'un tel testament. » Evoquant la nouvelle condamnation de son activité ; c'est la Déclaration des 121. Il
lettre de Lénine sur la réorganisation de l'Inspection ouvrière et pay- s'agit d'un document d'une grande valeur historique, puisqu'il représente
sanne (sur laquelle Staline avait .ta haute main) Trotsky n'.hé~ite p~s à la dernière action publique de l'Opposition de gauche en Russie. La
déclarer : « L'affirmation d'Eastman selon laquelle le C.C. eta1t anx1eux déclaration commence par proclamer que l'unité du parti communiste est
de cacher c'est-à-dire de ne pas publier, les articles du camarade Lénine le plus haut principe à l'époque de la dictature du prolétariat. Nous
sur l'Insp'ection ouvrière et paysanne est également erronée. Les. diffé- retrouvons les mêmes termes que Trotsky employait déjà dans son dis-
rents points de vue exprimés dans le C.C., s'il est seulem.ent posstble ~c cours au XIII• Congrès cité plus haut. Le parti est tenu pour un facteur
parler de différence de points de vue dans ce cas,. ava1~nt une portee divin du développement historique, indépendamment de son contenu et
absolument secondaire 21.:. Comment Trotsky peut-11 temr ce langage, de sa ligne. La déclaration souligne à cet effet le danger d'une guerre
alors que Lénine, sur ce point, attaquait à fond, et que Trotsky était contre l'U.R.S.S. et affirme qu'il n'y a rien de plus pressé que de réta-
pleinement d'accord avec lui, comme il l'a cent fois répété? blir « l'unité combattante du parti ». On peut trouver extraordinaire
On ne saurait faire le bilan de cette politique de conciliation sans que l'opposition cherche avant tout à garder au Parti la façade de
montrer que, même sur le plan théorique, Trotsky était obnubil,é. ~ous l'unité, alors que les plus graves dissensions la dressent contre la direc-
avons déjà signalé qu'il n'a pas donné à la lutte contre la theone du tion de ce parti. Mais les 121 ont décidé de tenir pour nulles leurs dis-
socialisme dans un seul pays, quand elle fut « découverte » par Staline, sensions avec le parti. Ils répètent certes à plusieurs reprises qu'ils sont
un caractère principiel. Il faut reconnaître également que Trotsky ne convaincus de la justesse de leurs vues et qu'ils continueront à les dé-
s'est pas opposé à l'entrée des ~ommunistes chinois ~ans le Ku.oming- fendre, comme les y autorisent les statuts d'organisation, après avoir
tang, pas plus qu'à la tactique menée par les commumstes anglais dans dissous leur fraction ; mais en même temps ils proclament : c il n'y a
le comité anglo-russe d'unité des Syndicats. Dans un cas comme dans pas de différence programmatique entre nous et le parti 23. » Et ils se
l'autre il n'a engagé la lutte contre la politique stalinienne que lors- défendent âprement d'avoir jamais pensé que le parti ou son comité cen-
qu'elle' tourna ouvertement au désastre 22 • Nous disions plus haut que tral fussent passés à Thermidor. Or non seulement en 1927 te parti a
complètement perdu son visage révolutionnaire et démocratique, mais
il a adopté la perspective du socialisme dans un seul pays, c'est-à-dire
20 « Après le treizième Congrès, certains nouv.e~ux ~roblèm~s concerna~t le
domaine de l'industrie des soviets ou de la pohhque mternationale surguent. en fait renoncé à celle de la révolution mondiale.
ou devinrent plus clair~ment définis .. L'idée d'oppose: une plate-forme quelconque
à l'œuvre du comité central du Partt pour leur solution me fut absolument ~~rao­
gère. Pour tous les camarades qui assistèrent aux réunions du Bure~u pol.t~tq';le,
du Comité central, du Soviet du Travail et de la Défe~se, du Soyt~t Mthtaue •••
Révolutionnaire, cette assertion se passe de preuves. :. Cité par Poltftcal Corres-
pondence, ibid. (Traduit par nous.) respondence, mai 1924.) Par ailleurs au Congrès des ouvriers du textile Trotsky
21 Texte de la lettre de Trotsky cité par The Bulletin of the Workers Lea-
dit : « Le comité anglo-russe d'Unité des Syndicats est la plus haute eicpression
gue for a Revolutionary Party, p. 30, n• sept-oct. 47. . .. . . de ce changement dans la situation européenne et particulièrement anglaise qui
22 Deux extraits cités par Political Corresp_ondanc,e sont stgm_ftcabfs a cet
s'opère sous nous yeux et qui conduit à la révolution européenne. :. (Rapporté
é ard. Dans un discours adressé à des étudtants d Ext~ême-Onent, ~rotsky par la Pravda, janvier 1926. Traduit par nous.)
dÏc!are : c Nous approuvons l'appui communiste au Kuommgta_ng en Chme, ou 23 Cité par The Bulletin ... , n• de sept-oct. 47.
nous essayons de faire la révolution. :. (Rapporté par lnternatwnal Press Cor-
22 LA CONTRADICTION DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 23

Cette voie royale que Trotsky, à lire son Staline, aurait fait suivre à concret. Trotsky semble adopter ce point de vue quand il s'efforce de
l'Opposition de gauche, elle n'a donc jamais existé. Trotsky a impro- tout ramener à une explication du type c c'était le reflux de la révolu-
visé pendant cinq années une politique au jour le jour, politique de tion ». En fait cette explication, sans être fausse, n'est pas satisfaisante,
dures concessions, de révolte - quand la domination de la bureaucratie car elle est infiniment trop large. La conception du reflux révolution-
se faisait trop insupportable - puis de capitulations qui préparaient de naire peut permettre de comprendre .J'échec, mais non la déroute idéo-
nouvelles explosions. Il ne nous est pas possible de suivre ici le com- logique de l'opposition. Précisément parce que l'explication est trop
portement des différents représentants de l'Opposition. Mais les trans- large, Trotsky en invoque souvent une autre, trop étroite, cette fois : les
fuges y furent nombreux, sans même parler de Zinoviev et de Kamenev machinations de Staline et des siens. En réalité nous ne pouvons com-
qui étaient devenus des professionnels de la capitulation. Certes le vi- prendre la politique de Trotsky et des leaders révolutionnaires de grande
sage de Trotsky se détache du groupe, car il n'était pas l'homme d'un valeur qui l'entouraient, après 23, qu'en l'intégrant dans le développe-
abandon définitif. Mais sa responsabilité n'est que plus éclatante. Com- ment antérieur du parti bolchevik.
ment peut-il accabler les transfuges quand toute sa politique a tendu à Car c'est bien le bolchevisme qui continuait à s'exprimer dans l'Op-
nier toute « différence programmatique » avec les staliniens? Cette poli- position de gauche, et c'est de son impuissance à survivre comme idéo-
tique peut se résumer dans la formule qu'il employait en 1927 : « ce logie et stratégie révolutionnaires qu'il faut arriver à rendre compte.
qui nous sépare {de la bureaucratie) est incomparablement moindre que Dans un passage de son Staline, Trotsky tente d'éluder le problème.
ce qui nous unit 24. » C'était u:;e politique de suicide, puisque, malgré « Stériles et absurdes, écrit-H, sont les travaux de Sysiphe de ceux qui
toutes ses déclarations pratiques, Trotsky, mille détails nous le prou- essayent de réduire tous les développements d'une période à quelques
vent n'était pas dupe de la dégénérescence bureaucratique. Ses inter- prétendus traits fondamentaux du parti bolchevik... Le Parti bolcheviste
vent'ions dans les organismes supérieurs du parti, les notes qu'il men- s'assigna à lui-même le but de la conquête du pouvoir par la classe
tionne lui-même dans ses mémoires ne laissent pas de doute à C" sujet. ouvrière. Dans la mesure où ce parti accomplit cette tâche pour la pre-
C'est d'une manière délibérée qu'il trompe l'opinion, au nom de fins mière fois dans l'histoire et enrichit l'expérience humaine par cette con-
supérieures, c'est-à-dire pour la sauvegarde de l'Etat soviétique dans quête, il a rempli un prodigieux rôle historique. Seuls ceux qu'égare
le monde. le goût de la discussion abstraite peuvent exiger d'un parti politique
Comment comprendre que Trotsky, tout en percevant la bureaucra- qu'il soumette et élimine les facteurs, beaucoup plus denses, de masses
tisation totale du parti et le caractère réactionnaire de la politique ?~s et de classes qui lui sont hostiles 211 • » On ne peut qu'être d'accord sur
dirigeants, continue à se sentir solidaire de ce parti et de ces dm- le prodigieux rôle historique des bolcheviks. Par ailleurs la question est
geants? On ne peut répondre à cette question s~ns prendre du . rec~l mal posée. Il ne s'agit pas évidemment d'exiger du parti une sorte
et sans situer Trotsky et le trotskysme dans un developpement obJectif. de triomphe sur le cours de l'Histoire, mais de comprendre comment le
Car .J'intéressant pour nous n'est pas de voir si Trotsky a bien ou mal cours de l'histoire est exprimé par la structure et la vie du parti lui-
agi dans telle situation donnée, mais d'expliquer son atti_tude .. ~? ce même. Ce n'est pas parce que le parti bolchevik a réalisé la révolution
sens, toute une partie de la critique de Souvarine nous ~ara~t artthc~elle; d'Octobre que l'on doit le déifier et ne voir dans son échec postérieur
Dans de nombreux passages, il reproche à Trotsky d avotr mal mene qu'un accident. L'échec du parti bolchevik en 1923 doit être compris
la lutte, d'avoir provoqué la haine des dirigeants par des polémiq~es par la dynamique intérieure de ce parti. Nous ne cherchons nullement
inopportunes, d'avoir rapproché Zinoviev et Kamenev de Stalme au heu à minimiser le rôle des facteurs objectifs, mais à discerner sur la base
de les dissocier de lui, en général de ne pas avoir su attendre que le bloc de l'expérience bolchevique leur puissance permanente.
de ses ennemis s'effritât, de ne pas avoir su temporiser et manœvrer Nous ne voulons pas revenir - assez d'ouvrages et d'études de
comme le faisaient ses adversaires. Nous ne pouvons suivre Souvarine toutes sortes l'ont mis en évidence - sur le caractère bien particulier
dans cette voie ; à supposer que Trotsky ait été souvent intransigeant de la Russie dans le monde capitaliste avant 1917, sur l'aspect arriéré
et maladroit, malgré sa ligne générale de conciliation, ce n'est là qu'U-n de son économie et le manque de culture des masses. Si cette situation
aspect mineur de ,]a question, et, de toutes manières, il n'y a pas. à lui même, comme on l'a également souligné, fut favorable à la formation
reprocher de n'avoir pas su manœuvrer dans les sommets, mats _au d'un parti révolutionnaire vigoureux, les contradictions sociales étant
contraire d'avoir trop souvent limité son action aux sommets. Souvanne portées à leur paroxysme, il n'en est pas moins vrai, et l'on a générale-
le sent bien d'ailleurs, quand il fait porter sa critique, non plus sur la ment moins insisté sur cet aspect des choses, qu'elle eut des consé-
personnalité de Trotsky, mais sur le développement de ses positions. quences essentielles en ce qui concerne ,)a structure et le fonctionnement
Faire la critique objective de Trotsky et de l'Opposition de gauche, du parti. Dans aucun pays sans doute le type du révolutionnaire profes-
c'est abandonner les critères de valeur pour un point de vue historique, sionnel ne fut réalisé comme en Russie ; les nécessités de l'illégalité, en

24 Cité par Souvarine, p. 421. • Staline, de Trotsky, p. 5M.


24 LA CONTRAD!':TJON DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 25

face de l'autocratie tsariste, l'habitude de vivre sous ·l'oppression et dans que chez les ouvriers bolcheviks de Viborg. C'est assez dire que la
une grande misère contribuèrent à créer le type du praticien de la révo- force du parti ne tenait qu'à un fil. Certes, les ouvriers bolcheviks
lution que fut par excellence le bolchevik. Mais il faut voir amri que étaient les meHleurs garants de sa puissance, mais ils ne pouvaient
le révolutionnaire professionnel, par ·la logique même de sa situation, eux-mêmes diriger l'Organisation, et, parmi les cadres, personne d'autre
était amené à se détacher des masses, à n'entretenir avec l'avant-garde que Lénine ne pouvait la diriger.
réelle des usines que des relations superficielles. La clandestinité con- Cette physionomie bien particulière du parti bolchevik, on la voit
traignait le révolutionnaire à vivre dans de petits cercles relativement s'accentuer au lendemain de la révolution et pendant toute la période de
fermés. Ce climat était favorable à la centralisation, non à la démo- la guerre civile. La guerre civile, en effet, jointe au chaos économique
cratie. Trotsky, dans son Staline, écrit en ce sens : « Le penchant du et au faible niveau de culture des masses russes, rendait nécessaire une
bolchevisme pour la centralisation révéla dès le JJI• Congrès ses aspects concentration du pouvoir accentuée, une politique de plus en plus volon-
négatifs. Des routines d'appareils s'étaient déjà formées dans l'illéga- tariste face à une situation de plus en plus difficile. Souvarine décrit
lité. Un type de jeune bureaucrate révolutionnaire se précisait. La cons- parfaitement, dans ces conditions, l'évolution du Conseil des Commis-
piration limitait étroitement, il est vrai, les formes de la démocratie saires du Peuple, qui devient vite .la doublure du comité central bolche-
(élection, contrôle, mandats). Mais il n'est pas niable que les membres vik, et ne sert plus qu'à donner forme constitutionnelle à ses décisions.
des comités aient rétréci plus qu'il ne le fallait les limites de la démo- Il montre également que le comité central à son tour existait de moins
cratie intérieure et se soient montrés plus rigoureux envers les ouvriers en moins en tant que « collège » et que le véritable pouvoir se trouvait
révolutionnaires qu'envers eux-mêmes, préférant commander, même lors- concentré entre les mains d'une oligarchie au sein du Politbureau. Dans
qu'il eût été indiqué de prêter attentivement l'oreille aux masses. » Et toutes les institutions, dans les syndicats comme dans les soviets, il n'y
Trotsky poursuit : « Kroupskaia note que dans ·les comités bolchevistes, avait qu'un pouvoir et qu'une politique, celle des bolcheviks, qui deve-
de même qu'au congrès, il n'y avait presque pas d'ouvriers. Les intel- naient de plus en plus de simples fonctionnaires étrangers aux masses
lectuels l'emportaient : « Le membre du comité, écrit Kroupskaia, était et aux ouvriers en particulier. La même .logique amenait les bolcheviks
d'ordinaire un homme plein d'assurance ; il voyait l'énorme influence à se débarrasser de toutes les oppositions. On ne sait que trop avec
que l'activité du comité avait sur les masses ; en règle générale le cami- quelle exceptionnelle violence Lénine s'acharna à exterminer ses adver-
tard n'admettait aucune démocratie à l'intérieur du parti 27 • » Certes, saires, qu'ils fussent socialistes révolutionnaires de gauche ou anar-
ce divorce entre certains révolutionnaires professionnels et les masses chistes. Voline donne sur ce point des renseignements saisissants. On y
était moins marqué dans les grands moments révolutionnaires, mais les voit notamment les bolcheviks fabriquant des documents compromettants
effets en étaient cependant très graves. On les voit se manifester à l'oc- contre les anarchistes pour leur mettre sur le dos des affaires crimi-
casion de la révolution de 1905, quand les bolcheviks refusent de recon- nelles auxquels ils sont absolument étrangers. La terreur qui commence
naître les soviets que créent spontanément les ouvriers. « Le comité bol- par exterminer tous les partis opposants, tous les groupes con{;urrents,
cheviste de Pétersbourg, rapporte Trotsky, s'étonna d'abord d'une inno- et qui finit, au sein même du parti bolchevik, par l'interdiction des frac-
vation telle que la représentation des masses en lutte indépendamment tions, atteint son paroxysme avec la répression des ouvriers de Crons-
des partis, et n'imagina rien de mieux que d'adresser un ultimatum au dadt, qui, autrefois considérés comme l'élite révolutionnaire, et combat-
soviet : faire sien sur l'heure le programme social-démocrate ou se dis- tant pour des revendications dont certaines sont confuses, mais la plu-
soudre 27. » On peut affirmer que, si les bolcheviks ne provoquèrent pas part démocratiques, sont traités comme des agents de la contre-révolu-
des catastrophes, ce fut grâce à Lénine, et à sa faculté exceptionnelle .tion et implacablement écrasés.
de discerner en toute situation la signification révolutionnaire. Mais la Tous les faits concordent : le parti qui, dès son origine et en raison
prééminence même de Lénine mérite réflexion ; on est frappé de voir de la situation objective, tendait vers une structure militaire et fonction-
comme les meilleurs leaders bolcheviks sont peu solides sans lui. Il Y nait comme un organisme mal lié aux masses, a accusé considérable-
a une véritable faille entre Lénine et les autres dirigeants bolcheviks, et ment ces traits dans la période post-révolutionnaire. On ne peut que
une faille aussi entre ces dirigeants et les militants moyens de l'Orga- suivre Souvarine quand il reprend à son compte la définition de Bou-
nisation. Mille preuves pourraient en être données, mais la plus connue, kharine : « Le parti à part et au-dessus de tout 28 • » En revanche il
sans doute, est fournie par les événements de Février 1917 lorsque, nous paraît que Souvarine oscille entre une critique de l'attitude des
Lénine étant en exil, Kamenev et Staline s'emparèrent en son absence dirigeants (subjective) et une interprétation objective qui rattache cette
de la direction du parti. Quand Lénine revint et présenta ses thèses évolution du bolchevisme à la situation donnée, économique et sociale,
d'Avril, il fut presque seul contre tout Je parti, et ne trouva de soutien nationale et mondiale. Nous le répétons, la première critique n'a pas de
sens pour nous. Il n'y a pas de jugement de valeur qui soit permis. La

26 Id., p. 87, 88.


27 Id., p. 95. 211 Staline, p. 300.
LA CONTRADICTION DE TROTSKY 27
26 LA CONTRADICTION DE TROTSKY
comme une lutte de personnes. Et Trotsky lui-même peut-il affirmer
politique du parti bolchevik a été de 1917 à 1923 celle d'une organisa- qu'il s'agit d'une c conspiration sans principe, dirigée contre lui person-
tion révolutionnaire luttant désespérément pour préserver jusqu'à l'écla- ~elle~ent ». En fait H s'~git d'une rupture absolue avec le passé, comme
tement de la révolution mondiale une victoire prolétarienne sans précé- 1 avemr le montrera, mais apparemment, ce n'est qu'une transition insen-
dent dans l'histoire. Cette politique était essentiellement contradictoire, sible, une question de personnes. Trotsky, qui a voulu voir dans la seul
puisqu'elle était amenée à prendre un contenu antiprolétarien au nom e_xistence du parti et la survivance formelle de la dictature du proléta-
des intérêts majeurs du prolétariat. Mais ses contradictions elles-mêmes nat comme une garantie historique pour la révolution mondiale, pro-
étaient objectives, car elles exprimaient les contradictions du prolétariat longe par l'attitude qu'il prend le moment de la contradiction dans le
russe victorieux, et étouffé dans sa victoire par des facteurs négatifs à s_talinisme, il veut croire que ce parti bureaucratisé, qui mène une poli-
l'échelle nationale et internationale. La période post-révolutionnaire en ~Ique co_ntre-révolutionnaire, est ·un élément essentiel pour le prolétariat
Russie est le moment tragique du bolchevisme, déchiré entre ses fins et InternatiOnal. Tel est le 5ens des étranges déclarations que nous rap-
la nature des forces qu'il tente d'animer. Ce tragique culmine dans la portions sur l'unité du parti et en général le sens de sa ligne de conci-
répression des ouvriers de Cronstadt par Trotsky, qui est amené. à liation. Tel est le sens aussi de ses sursauts intermittents. Dans le même
les écraser et à forger des faux pour persuader le monde entter tt;~P~, il cache le Te~tament et accuse Staline d'abandonner la politique
de leur culpabi-lité. Mais ce moment de la contradiction est, par essence, lemmste ; dans le meme temps, il demande un « cours nouveau » une
transitoire ; le bolchevisme ne peut demeurer déchiré entre son compor- véritable démocratisation du parti, et déclare, en dépit de la bu~eau­
tement réel et ses principes ; quelles que soient les fins suprêmes qu'il cratisation, que «le parti a toujours raison». Il n'a plus la liberté
vise, il ne peut survivre s'il se coupe de son contenu réel, - les masses d'agir en révolutionnaire parce qu'il participe d'un processus qui l'a
prolétariennes qu'il représente. ll ne peut demeurer sans fondement so- conduit à tourner ·le dos aux masses. Il n'a pas la liberté d'agir en bu-
cial, comme pure volonté de forcer le cours de l'Histoire. Au sein même reaucrate parce qu'il s'est toujours déterminé, quelle que fût sa tactique,
du parti, la contradiction s'exprime comme la différence entre la politi- en fonction de l'idéal révolutionnaire.
que de Lénine et Trotsky, qui coûte que coûte « gouvernent vers la révo- Ses contradictions s'expriment peut-être de la manière la plus écla-
lution mondiale », et le corps même du parti qui tend à se cristalliser tante dans son hésitation quand il s'agit de dater le «Thermidor». En
socialement et ébauche déjà la forme d'une caste privilégiée . 1923, il repousse toute analogie avec la réaction thermidorienne · en 1926
Ce n'est que dans cette perspective que l'on peut comprendre la dé- il prévoit la possibilité d'un cours thermidorien ; en même temps il atta~
faite de Trotsky, sa liquidation en 1927, et surtout, ce qui est essentiel, que violemment les gauchistes de Centralisme démocratique, selon qui
son effondrement idéologique dès 1923. La lutte de Trotsky contre la Thermidor était déjà fait. En novembre 1927, à la suite d'une manifes-
bureaucratie manquait de base parce que Trotsky était objectivement tation de rues où les partisans de l'Opposition sont molestés par les
un artisan de cette bureaucratie. Trotsky ne peut reprocher à Staline bandes staliniennes, il affirme qu'on vient de voir une répétition géné-
de faire une politique anti-ouvrière et antidémocratique quand il a inau- rale de Thermidor. En 27, avec les 121, il affirme n'avoir jamai-s pensé
guré lui-même cette politique. Il ne peut critiquer la répression exercée que le parti ou son C.C. fût thermidorien. En 28-29 il annonce à nou-
contre l'Opposition quand lui-même a participé à la répression du veau la menace thermidorienne ; puis en 30 proclame brusquement :
Groupe ouvrier et de la Vérité ouvrière. Il n'a plus la liberté de s'ap- « Chez nous, Thermidor a traîné en longueur. » Enfin, en 35, dans sa
puyer sur l'avant-garde des usines parce qu'il s'est coupé d'elle. Il n'a brochure Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme il écrit : « Le Ther-
pas de plate-forme d'ensemble contre Sta·line parce qu'il s'est lui-même midor de .la grande révolution russe n'est pas devant nous, mais déjà
laissé enfermer dans la contradiction qui consiste à diriger le proléta- loin en arrière. Les thermidoriens peuvent célébrer le dixième anniver-
riat en fonction de ses intérêt·s suprêmes à l'encontre de ses intérêts saire de leur victoire so. »
immédiats. Le tournant de 23 •paraît souvent difficile à comprendre. En Il valait la peine d'examiner attentivement l'attitude de Trotsky à
fait, à cette époque, le caractère révolutionnaire du bolchevisme ne tient l'aube du stalinisme, car elle nous permet d'éclairer la politique (théo-
déjà plus qu'à un fil : ·la politique de Lénine et de Trotsky orientée rique) qu'il mena jusqu'à sa mort. Nous avons dit que Trotsky a re-
vers la révolution mondiale. En l'absence de cette révolution, le fil doit présenté, de 23 à 27, les contradictions du bolchevisme. Nous devons
se rompre. La contradiction trop forte doit s'abolir. Ainsi l'avènement de maintenant ajouter qu'il ne s'est jamais dégagé de cette situation dé-
Staline représente-t-il l'éclatement de la contradiction et le surgissement chirée. Il a par la suite transposé dans le domaine de la théorie révolu-
d'un nouveau terme. Pour s'affirmer, le nouveau régime n'a pas besoin tionnaire la contradiction dans laquelle il s'était trouvé objectivement
d'entrer en guerre contre toutes les valeurs précédentes. Elles se sont enfermé. Il a certes été obligé par les événements d'apercevoir le carac-
ruinées d'elles-mêmes et, perdant leur vrai contenu, sont déjà devenues tère contre-révolutionnaire du stalinisme, mais il n'a pas été capable de
en un sens des moyens de mystification ; ainsi Staline peut-il surgir
sans que sa politique semble rompre d'emblée avec la politique bolc~e­
viste. Ainsi la lutte qu'il mène contre Trotsky peut-elle appara1tre ao Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme, p. 25.
28 LA CONTRADICTION DE TROTSKY LA CONTRADICTION DE TROTSKY 29

prendre une vue d'ensemble de la nouvelle société stalinienne et de la parce que le prolétariat est incapable, mais parce qu'il était une anti-
définir. Il a transféré sur des catégories économiques - la collectivi- cipation historique. Il a échoué parce que la révolution socialiste est
sation, la planification - le fétichisme qu'il avait d'abord professé à dans son essence mondiale et que ses fondements - la concentration
l'égard de formes politiques, - Parti, Soviets. Il déclare à la fois qu' « à des forces productives, l'interpénétration des économies - étaient en-
la différence du capitalisme, le socialisme ne s'édifie pas automatique- core insuffisants à l'époque de la première guerre mondiale ; il a
ment, mais consciemment, (que) la marche vers le socialisme est insé- échoué parce que la révolution socialiste est par essence prolétarienne
parable du pouvoir étatique 31 », et que « la dictature du prolétariat a et que ses conditions - la capacité de gestion du prolétariat -
trouvé son expression défigurée mais incontestable dans la dictature de n'étaient pas mûres. Ce serait une autre tâche - qui déborde le cadre
la bureaucratie 32 ». Il montre que la bureaucratie s'est trouvée une base de cette étude - de montrer d'une part que les bases d'une telle révo-
économique et sociale autonome 3 3, mais il continue dans toutes ses lution se sont élargies en même temps que s'étendait la « barbarie»,
œuvres à affirmer que la bureaucratie n'est pas un système d'exploita- d'autre part que cette révolution présenterait des traits - participation
tion, qu'elle est simplement une caste parasitaire. Il écrit de manière effective de l'avant-garde prolétarienne au pouvoir, importance des or-
excellente : « Le Thermidor russe aurait certainement ouvert une nou- ganes autonomes de la classe, rôle réduit du ou des partis - sensible-
velle ère du règne de la bourgeoisie, si ce règne n'était devenu caduc ment différents de ceux qu'a revêtus la révolution russe.
dans le monde entier 34 » indiquant par là que le mode d'exploitation
fondé sur la propriété privée est dépassé par le cours de l'histoire, sans
que pour autant le socialisme soit réalisé, et à l'inverse il dit et répète
que le règne de la bureaucratie est purement transitoire et qu'il doit
s'effondrer devant les deux seules possibilités historiques : capitalisme
ou socialisme.
*
**
Nous avons ·Suffisamment insisté sur le sens de notre critique pour
espérer éviter les malentendus. Le Stalinisme est pour nous un système
d'exploitation, qu'il convient de comprendre, comme il convient de com-
prendre le capitalisme moderne, en vue de contribuer au mouvement ou-
vrier, seul susceptible de les renverser. Quand nous apprécions le bol-
chevisme, notamment dans sa phase de décadence, c'est en gardant avec
lui un lien de participation, car sa force et sa crise sont celles de l'idéo-
logie révolutionnaire. Par ailleurs les appréciations romantico-fatalistes,
du genre : « l'échec du bolchevisme, le parti génial des surhommes,
montre bien que la révolution est impossible», nous sont étrangères. Le
Dans cette étude, rédigée en 1948, nous ne faisons qu'évoquer l'écrasement
bolchevisme est pour nous l'expression d'une époque. Il n'a pas échoué de la Commune de Cronstadt et la répression exercée par le pouvoir bolchevik
contre les oppositions ouvrières. En ce qui concerne Cronstadt nos sources
étaient Lf! révolut~on inconnue, de Valine .(réédi!é.e en 1~9 par Pierre Belfond)
31 Id., p. 20. . . ., .
et un art1cle de V1ctor Ser2'e, Kronstadt, m Poltttcs, avnl 1945. Depuis lors de
32 On peut également rapprocher cette affirmation des dermeres hgnes du nombreuses informations ont été publiées. Signalons : Ida Mett La Commun; de
Staline qui la démentent absolument : « L'Etat, c'est moi, écrit Trotsky, est Cronstadt, Spartacus éd., Paris, 1949; R.V. Daniels, «The Klonstadt Revoit of
presque une formule libérale en comparaison avec les réalités du régin ...: tota- 1921 »,in American slavic and East european review, déc. 1951 ; L .Schapiro The
litaire de Staline. Louis XIV ne s'identifiait qu'avec l'Etat. Les papes de Rome Origin of the communist autocracy, chap. XVI, Londres 1955 · George Ka'tkov
s'identifient à la fois avec l'Etat et avec l'Eglise - mais seulement durant les c The Kronstadt.Rising », in St Anthof!y'S papers, n. 6,' 1959 ;'La Commune d;
époques du p~>Uvoir temporel. L'~tat t<;~~alitaire va bien au:-d~là du césaro.- Cronstadt, recuetl de documents ... , Pans, 1969, Bélibaste éd. (où l'on trouve la
papisme, car zl embrasse l'économ!e entzere d~.P,OY~· A la .dzffer~nce du Roz: traduction des lzvestia de Kronstadt ainsi que les fragments du journal d'un
Soleil, Staline peut dire à bon drozt : « La soetete, c est moz. » (C est nous qUJ témoin, l'anarchiste Berkman); et P. Avrich, Kronstadt 1921, Princeton, 1970.
soulignons.) En ce qui concerne la répression des oppositions, on lira utilement le témoi-
33 Par exemple dans le passage de son Staline où il écrit, évoquant la gnage de Ciliga, analysé ci-dessous pp. 123 et sv. et E.H. Carr, The interregnum,
période de liquidation des koulaks : « Ainsi s'ouvrit la lutte irréconciliable pour 1923-24, 1954 (pp. 88-93, 276-8, 300-2 de l'éd. Penguin). Sur le Groupe ouvrier:
le surplus de la production du travail. ~ational. Qui en disJ?osera!~ ?ans le plus L. Schapiro, The comrnunist party of the Soviet Union, Univ. Papbk. 1960
proche avenir - la nouvelle bourgeo1s1e ou la bureaucratie sov1etJque - cela (pp. 276-7) ; R.V. Daniel.s1 The conscience of the R,evolution, Harvard univ. press
devint la question dominante, car qui en disposera aura le pouvoir de l'Etat 1960 (pp. 1~9). Sur vérité ouvri~re: Daniels, op. cit., pp. 204 et 210 · d~
à sa disposition. » Staline, p. 546. même auteurJ. A qocumentary history of communism, Vintage, 1960, vo't 1,
:w Staline, p. 559. pp. 210-23 ; ;:,chapJTo, op. c1t., pp. 198-204.
LE PROLET AR/AT ET SA DIRECTION 31

son mouvement historique, dégageons cependant quelques points essen-


tiels qui commandent notre interprétation présente :

1. Remarques préliminaires sur la nature du prolétariat.


t· Le prolétariat a une définition économique et ses traits les plus
II généraux sont fixés par cette définition. Mais cette définition comprend
une histoire ; en tant qu'il se réduit à son rôle producteur il est déjà
engagé dans une transformation, que seule sa disparition pourra inter-
LE PROLÉTARIAT ET SA DIRECTION,., rompre. Tous les changements qui surviennent dans son mode de tra-
vail ont des répercussions sur son nombre, sa concentration, sa compo-
sition et en définitve sur sa conduite.

Les réflexions que nous soumettons aux camarades de Socialisme et 2" Révolté par ce seul fait qu'il est une classe exploitée contrainte
Barbarie et au .public de la revue ne constituent qu'une contribution à à une lutte permanente contre le capitalisme par sa situation de classe
l'étude du problème de la direction révolutionnaire. Nous ne prétendons salariée (défendant la valeur de sa force de travail sur le marché), le
nullement apporter une théorie nouvelle qu'on pourrait opposer, par prolétariat est révolutionnaire par la nature de son travail qui lui con-
exemple, à la théorie léniniste c:~ l'organisation. On verra qu'il s'agit fère une conception universelle et rationnelle de la société. L'histoire
plutôt de critiquer l'idée même de théorie de la direction et de montreï montre que la conscience politique n'est pas tardivement acquise par
que sur ce point précis des formes de lutte et d'organisation, le prolé- lui, après des luttes revendicatives locales et limitées, qu'elle est insé-
tariat est sa propre théorie. Il est significatif que la plupart des grou- parable dès l'origine de sa situation dans la société. Le développement
pements gauchistes, quels que soient par ailleurs leurs divergences et le du prolétariat doit être tout entier considéré comme un mûrissement de
degré de leur maturité idéologique, se rencontrent sur la nécessité de cette conscience révolutionnaire, figurant l'effort d'une classe pour con-
construire un parti du prolétariat. La critique, quand elle existe, portE' quérir son unité et affirmer sa suprématie sociale.
sur Je rôle et la nature de ce parti (vise par exemple Je mode d'organi- 3" La constitution du mouvement ouvrier, qui se traduit à la fois
sation bolchevique) ; mais l'idée est hors de cause, comme un postulat par l'organisation et la différenciation de la classe, ne devient intelligi-
de la révolution. II est non moins significatif à nos yeux que l'avant- ble que mise en rapport avec l'évolution économique de celle-ci ; elle
garde semble se détourner de ce postulat : aucune des manifestation~ n'est pas cependant mécaniquement déterminée par elle. Les change-
révolutionnaires après la Libération n'a eu pour effet de susciter la ments qui affectent le prolétariat dans son nombre, sa structure, son
création d'un parti ou de renforcer le petit parti existant - le P.C.I. - mode de travail ne prennent un sens que dans la mesure où la classe
(compte tenu de sa politique profondément erronée) ; l'antipathie des les assimile subjectivement et les traduit dans son opposition à l'ex-
ouvriers les plus consdents à l'égard d'un nouveau parti est évidente. ploitation. C'est dire qu'il n'y a aucun fadeur objectif qui garantisse
Cette répulsion n'est-elle qu'un aspect mineur de la démoralisation ou- au prolétariat son progrès. Alors que la bourgeoisie établit et développe
vrière ou a-t-elle un sens plus profond ? Elle incite au moins à la déjà une puissance économique au sein de la société féodale, le proléta-
réflexion et c'est faire preuve d'un alarmant dogmatisme que de ne pas riat ne peut progresser que par la conscience qu'il prend de son rôle
poser la question dans toute son ampleur. On pourrait penser qu'il est dans la société, que par la compréhension de sa nature et de ses tâches
artificiel de soulever ce problème dans une période où il est pratique- historiques.
ment impossible de constituer un parti et où les divergences sur un tel
sujet sont apparemment dépourvues de conséquence. Mais ce serait ne 4" La capacité du prolétariat de s'organiser face à l'exploitation et
pas comprendre que le problème de la direction révolutionnaire n'est de trouver des formes nouvelles de lutte est l'expression directe de sa
pas un problème parmi d'autres, qu'il met en cause l'idée même du pro- maturité historique. Plus que les idées ou les programmes del? partis,
létariat. C'est ce qui nous est du reste apparu quand, chargés par le la manière dont se disposent les divers éléments de la classe, les rap-
groupe de préparer un texte sur la classe et son avant-garde, nous ports concrets qu'ils entretiennent - en un sens déjà fixés par les
avons dû relier notre analyse nécessairement à une conception de la types de groupements adoptés (syndicats, partis, soviets, etc.) ; en un
direction. autre sens se révélant à l'intérieur de ces groupements sous une forme
Sans entrer dans le détail de ce premier texte, sans nous préoccu- plus sensible encore (relations dirigeants-exécutants au sein du parti ou
per de démontrer la validité, ici, du concept de prolétariat ni de décrire du syndicat) - indiquent le degré de maturité réel de la classe.
s· L'histoire du prolétariat est donc expérience, et celle-ci doit
être comprise comme progrès d'auto-organisation. A chaque période la
* <Socialisme ou Barbarie>, n• 10, juil.-août 1952.
LE PRO LETARIA T ET SA DIRECTION LE PROLETARIA T ET SA DIRECTION 33
32
classe se pose les problèmes qu'impliquent à la fois sa condition d'ex- naires qui fasse à la place de la classe ce qu'elle ne peut faire elle-même
ploitée et toute son expérience antérieure. Aujourd'hui I'uni_fication c~ois­ correspond à une conception abstraite de la révolution. L'accent est mis
sante de ·la société d'exploitation et le passé de lutte qu1 a prodUit la sur la nécessité de lutter contre le capitalisme, de renverser la bour-
bureaucratisation ouvrière dont le stalinisme est l'aspect achevé déter- geoisie, d'abolir la propriété privée. C'est la révolution, non le pouvoir
prolétarien, qui est l'objectif. L'essentiel réside donc dans J'efficacité
minent un moment essentiel de l'expérience prolétarienne. Alors que jus- • de la lutte immédiate et ceci fonde l'appel à l'action d'une minorité stric-
qu'à notre époque celle-ci s'est déroulée sous le si~ne de la lutte im~é:
diate contre la bouraeoisie et de la suppression s1mple de la propnete tement organisée à qui l'on puisse s'en remettre pour la direction du
capitaliste, elle conslste maintenant en une mise en ~uestion totale de combat.
J'exploitation et de la forme positive du pouvoir ouvner. Dans de telles conditions, il est logique que le parti se constitue et
se développe effectivement selon un processus partiellement étranger au
11. Critique de la notion de parti révolutionnaire : il se rattache à une mode d'action du prolétariat. Celui-ci a besoin d'une direction posée
époque dépassée de l'histoire prolétarienne. comme corps relativement extérieur à lui-même et dans la réalité ce
corps se forme et se comporte comme tel.
De cette brève analyse nous voulons détacher cette idée essentielle :
Je prolétariat ne peut réussir à instaurer son pouvoir qu'en progress~nt C'est d'abord un fait que l'élaboration du programme du parti
sans cesse dans la conscience de ses buts, qu'en s'organisant et se dif- comme l'initiative de sa constitution est l'œuvre d'éléments non prolé-
férenciant. Ceci n'implique aucune position sur la forme déterminée que tariens, en tout cas échappant à l'exploitation qui règne dans le proces-
doit revêtir sa direction. L'affiPmation que la nécessité du parti ne peut sus de production. C'est l'œuvre le plus souvent d'inteHectuels petits-
être mise en cause sans que ne le soit en même temps la conception bourgeois qui, grâce à la culture qu'ils possèdent et à leur mode de
marxiste du prolétariat nous paraît erronée. Il est si~nificatif que M_arx vie sont capables de s'adonner totalement à la préparation théorique
ait pu affirmer dans le Manifeste que l~s commumstes n7 pouva1ent et pratique de. I_a révolution. C'est un autre fait que le parti, pendant
constituer un parti séparé de la classe ; egalement que Lémne et Ros~ une longue penode comprend surtout des éléments non prolétariens
Luxembourg, bien que se rencontrant sur l'importance du rôle du parh, et ne fait pour ainsi dire aucune place aux ouvriers dans ses cadres.
aient pu lui attribuer un contenu tout différent, que des _éléments Trotsky dans son Staline indique, comme Souvarine, que la participa-
d'avant-garde actuellement, bien que se rattachant. au marx1sme, en tion ouvrière aux premiers congrès sociaux-démocrates était inexistante
rejettent l'idée. C'est que le parti n'est pa~ un attnbut permanent du (aussi bien chez les bolcheviks que chez les mencheviks). Trotsky décrit
prolétariat mais un instrument ~o~gé par lm pou_r le besom de sa lutte durement ~e comportement des premiers cadres bolcheviks qu'i·l appelle
de classe, à une époque détermmee de son h1stone. des « com1tards » et que nous nommerions aujourd'hui des bureaucra-
t~s.; ceux-ci, rapporte-t-il, persuadent les ouvriers de leur incapacité à
La question que nous devons poser est donc : à quelle nécess_ité cor- dmger et les engagent à l'obéissance. Même lorsque la composition
respond pour le prolétariat la constitution d'un par_t~? Sa fonction est- ouvr_ière du parti s'accentue, la suprématie des éléments non prolétariens
elle ou non dépassée? II s'agit pour la classe ouvnere de surmon!er la pers1ste. Le type du militant révolutionnaire est conçu de telle manière
dispersion de ses luttes, à la fois de les coordonn~r. et de les onenter que l'ouvrier est nécessairement confiné dans des tâches pratiques au
vers un but unique : la destruction de la bourgems1e. Cette classe se sein de l'organisation ou qu'il est arraché à la masse pour devenir un
trouve dans la nécessité d'affirmer ses objectifs permanents et essen- responsable.
tiels, qui dépassent les intérêts particuliers de telle ou telle _de ses cou-
ches et de mener une action réfléchie et concertée. Idéologtquement, le La critique du parti bolchevik ne doit pas consister en une critique
parti signifie l'effort de la classe pour penser sa ~utte sous une ~orme de la conception léniniste de l'organisation - comme ce fut trop sou-
universelle. Structurellement, il signifie la sélectiOn d'une parhe de vent le cas dans le groupe Socialisme ou Barbarie - mais en une criti-
J'avant-garde qui forme un corps relativement étranger à _la ~Jasse, que historique _du prolétariat. Les erreurs du Que faire, avant d'être des
fonctionnant selon ses lois propres et se posant comme la dmchon de erreurs de Lénme, sont en effet l'expression des traits de la conscience
la classe. La constitution du parti traduit l'expérience que fait la c_Iasse prolétarienne à une étape donnée. L'essentiel est que le prolétariat se
de son inégalité de développement, de sa dispersion, de son bas mveau représente sa direction comme un corps séparé de lui, chargé de le
culturel, de son extrême infériorité par rapport au système de combat mener à la révolution. C'est parce que la direction est en fait apportée
de la bourgeoisie ; de la nécessité en conséquence de se donner des du dehors que s'explique la conception du « révolutionnaire profession-
chefs. Plus le parti est centralisé, discipliné, séparé de la classe, plu_s nel » par exemple, qui ne fait que traduire la séparation du parti et de
il se présente autoritairement comme la ~irection de la classe, plus, tl la classe. L'idée de Lénine, que l'action des masses suit un processus
endosse de tâches révolutionnaires, plus Il répond en un sens au role inconscient, qu'elles ne peuvent dépasser d'elles-mêmes la lutte tracte-
qu'attend de lui Je prolétariat, conscient de son incapacité de réa.J_iser unioniste et que la conscience doit leur être apportée du dehors ne
ces tâches révolutionnaires. Or cette exigence d'un corps de révolutton- donne pas prise en elle-même à la critique qu'on lui adresse. Car,' s'il
1
LE PROLETARIAT ET SA DIRECTION LE PROLETARIAT ET SA DIRECTION 35
34
est vrai que le prolétariat porte en lui-même dès son origine une cons- meilleur comité central :. - Marxisme contre dictature) ; elle montre
cience socialiste il est sûr également que dans cette période cette cons- d'autre part qu'il y a un danger permanent pour le prolétariat à être
cience est abstr~ite (qu'elle est seulement conscience de la nécessit~ du réduit au rôle de matière première par l'action d'un groupe d'intellec-
renversement de la bourgeoisie), qu'elle n'a pas un contenu effecttf et t~e.ls petits-bourgeois. Si l'opportunisme, répond-elle à Lénine, est dé-
qu'elle attend la détermination de ce contenu par des éléments exté- hm par la tendance à paralyser le mouvement révolutionnaire autonome
rieurs à la classe. C'est ce qui rend possible la théorie de Lénine. Celle- de la classe ouvrière et à le transformer en instrument des ambitions
ci en elle-même n'est qu'un signe ; elle est si peu décisive s'il faut en des intellectuels, nous devons reconnaître que dans les phases initiales
croire Trotsky dans son Staline, que Lénine est revenu_ plu_s tar? sur du mouvem~nt ?uvrier .cette fin peut être atteinte plus aisément non par
son erreur. JI est du reste significatif que Trotsky - qUI affirme Juste- la décentrahsahon mats par une centralisation qui livrerait ce mouve-
ment que le prolétariat a une tendance instincti~e à reconst:uire_ 1~ so- ment de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du comité
ciété sur des bases socialistes - se fasse par atlleurs la meme tdee du central.
parti que Lénine, que la tv• Internationale ait été constituée extérieure- La position de Rosa est infiniment précieuse car elle témoigne d'un
ment à la classe et apportée à cel·le-ci comme sa direction. Il est tout sens de la réalité révolutionnaire plus aigu que celui de Lénine. Mais
aussi significatif que pour Trotsky il n'y ait jamais crise du mouvement de ces deux positions on ne peut dire que l'une est la vraie. Elles expri-
ouvrier mais seulement crise de la direction révolutionnaire, autrement ment toutes deux une tendance authentique de l'avant-garde : faire la
dit que le problème de la révolution soit considéré comme celui de la révolution et s'organiser pour cette fin, quel que soit le mode de cette
direction de la classe. o~ganisation dans le premier cas ; dans l'autre, avant tout ne pas se
11 est donc superficiel de s'en prendre à la théorie du révolutionnaire separer des masses et dans l'organisation refléter déjà le caractère
professionnel comme à la rigueur du_ centralisme d~m?cratique, quan~ ré.v~lutionnaire du prolétariat. On ne peut dépasser l'opposition de
ces traits ne font que découler logtquement de 1 extstence du partt Lemne et de Rosa qu'en la reliant à une période historique déterminée
comme corps constitué. et en faisant la critique de cette période.
'Celle-ci n'est possible que lorsque l'histoire l'effectue elle-même ·
Ill. Il n'y a qu'une forme du pouvoir prolétarien. lorsque se révèle le caractère ouvertement contre-révolutionnaire d~
Si le parti est défini comme l'expression ~a plu~ achev~e du prolét~.­ parti après 1917. C'est seulement alors qu'il apparaît que la contradic-
riat sa direction consciente ou la plus consctente, tl est necessatre qu 1! tion ne réside pas dans la rigueur du centralisme mais dans le fait
tende à faire taire tous les autres modes d'expressions de la classe et même du parti ; que la classe ne peut s'aliéner dans aucune forme de
repr~sentation stable et structurée sans que cette représentation s'auto-
qu'i·l se subordonne toutes les autres formes de pouvo~r. <;e n'est p_as
un accident si en 1905 le parti bolchevik tient pour muttle le sovtet nomtse. C'~st alors que la classe ouvrière peut réfléchir son expérience
formé à Pétrograd et lui intime d'ordre de se dissoudre. Ni si en 1917 et concevotr sa nature qui la différencie radicalement de toute autre
le parti domine les soviets et les réduit à un rôle fictif. Ce _n'est pa~ classe. jusque-là elle ne prenait conscience d'elle-même que dans sa
non plus le fruit de quelque machiavélisme des dirigeants. S1 le _parh lutte contre la bourgeoisie et elle subissait dans la conception même
détient la vérité, il est logique qu'il tende. à l'i~pos~r ; s'il f?nctwn~~ de c_ette lutte la pression de la société d'exploitation. Elle exigeait le
comme direction du prolétariat avant la revolutiOn, tl est logtque qu tl partt P.arce q~e face à l'Etat, à la concentration du pouvoir des exploi-
continue à se comporter comme tel ensuite. Il est enfin logiqu~ que. la teurs, tl fallatt opposer une même unité de direction. Mais son échec
classe s'incline devant le parti, même si elle pressent dans la revolut10~ lui ré":èle qu'elle ne peut se diviser, s'aliéner dans des formes de repré-
la nécessité de son pouvoir total, puisque c'est elle-même qui a ressentJ sentatiOn stables, CDmme le fait la bourgeoisie. Celle-ci ne peut le faire
J'exigence d'une direction séparée d'elle qui exerce un commandement. que par~e qu'~l!e possède une nature économique par rapport à quoi
les parhs pohttques ne sont que des super-structures. Mais, comme
La critique du parti bolchevik par Rosa Luxembourg exprime la nous l'avons dit, le prolétariat n'est rien d'objectif · il est une classe en
réaction inquiète de l'avant-garde devant la divisio_n de. 1~ class~ ou- qui ~·~c~nomique et le po~it.ique n'ont plus de ré~lité séparée, qui ne
vrière ; elle ne met pas en cause l'existence du partt, qut repond ~ un~ se defmtt que comme experœnce. C'est ce qui fait précisément son ca-
exigence impérative pour le prolétariat ; une telle .~ise en qu~shon a ractère révolutionnaire, mais ce qui indique son extrême vulnérabilité.
cette époque ne peut s'exprimer que dans une posttJOn. abs~ratte, celle C'~st en tant que classe t~tale Aqu'il doit résoudre ses tâches historiques,
de l'anarchisme qui nie la nécessité du développement htstonque .. Rosa, et tl ne peut remettre ses mtérets à une partie de lui détachée car il n'a
en critiquant les traits extrêmes que prend la séparation du. partt et d~ d'intérêts séparés de celui de la gestion de la société. '
la classe dans le bolchévisme, indique seulement que la vénté du par~t
ne peut jamais remplacer l'expérience des masses («_les erreur~ co~ mt- Se dér~ba~t d~vant cette cr~tique essentielle, le Groupe Socialisme
ses par un mouvement ouvrier vraiment rév~lutionnatre ~.ont .h~s~o.nque­ ou Ba~bane s en ttent à des pomts de détail. Il dit qu'il faut éviter la
ment infiniment plus fécondes et plus précteuses que 1 mfatlhbtltté du formation de révolutionnaires professionnels, qu'il faut tendre à J'aboli-
36 LE PROLJ~T AR/AT ET SA DIRECTION LE PROLETARIAT ET SA DIRECTION 37

tion de l'opposition entre dirigeants et exécutants à l'intérieur du parti~ de son avant-garde, il annoncera son objectif final, c'est-à-dire sera
comme si les intentions étaient efficaces, la signification du parti amené à préfigurer la forme future de son pouvoir.
détachée de sa structure et disponible. Le Groupe recommande que Sans doute l'avant-garde sera-t-elle amenée par la logique de sa
le parti ne se conduise pas comme un organe de pouvoir. Mais, lutte contre le pouvoir concentré de l'exploiteur à se rassembler sous
une telle fonction, Lénine moins qu'aucun autre ne l'a jamais reven- une forme minoritaire avant la révolution ; mais il serait stérile d'ap-
diquée. C'est dans les faits que le parti se comporte comme 1~ peler parti un tel regroupement qui n'aurait pas la même fonction. En
seule forme de pouvoir ; ce n'est pas un point de son programme. SI premier lieu, celui-ci ne pourra s'opérer que spontanément au cours de
l'on conçoit le parti comme la création la plus vraie de la cla~se, so~ la lutte et au sein du processus de production, non en réponse à un
expression achevée - c'est la théorie de Socialisme ou Barbane -, SI groupe non prolétarien apportant un programme politique. En second
l'on pense que le parti doit être à la tête du prolétariat avant, pendant lieu et essentiellement il n'aura dès l'origine d'autre fin que de permet-
et après la révolution, il est trop clair qu'il est la seule f?rm~ du ,PO~­ tre un pouvoir ouvrier. Il ne se constituera pas comme direction
voir. Ce n'est que par tactique (donner le temps au proletanat d assi- historique mais seulement comme instrument de la révolution, non
miler les vérités du parti dans l'expérience) que celui-ci tolérera d'au- comme corps fonctionnant selon ses lois propres mais comme détache-
tres formes de représentation de la dasse. Les soviets, par exemple, ment provisoire purement conjoncturel du prolétariat. Son but ne pourra
seront considérés par le parti comme des. auxilia_ires, m~is toujo~rs être dès l'origine que de s'abolir au sein du pouvoir représentatif de la
moins vrais que le parti dans leur expresswn soc1ale, puisque mm_ns classe ouvrière.
capables d'obtenir une cohésion et une homogénéité idéologique, PUIS· Nous affirmons en effet qu'il ne peut y avoir qu'un seul pouvoir de
que le théâtre de toutes les tendances du mouvement ouvrie~. Il ~st alor~ cette olasse : son pouvoir représentatif. Dire qu'un tel pouvoir est in-
inéluctable que le parti tende à s'imposer comme seule direction et a viable sans le secours du parti, précisément parce qu'il représente l'en-
éliminer les soviets comme ce fut le cas en 1917. semble des tendances - aussi bien les tendances opportunistes et bu-
Sur le terrain révolutionnaire le plus sensible, qui est celui des reaucratiques que révolutionnaires - reviendrait à dire que la classe
formes de lutte prolétarienne, le Groupe, malgré son analyse de la ouvrière est incapable d'assurer elle-même son rôle historique et qu'elle
bureaucratie, n'aboutit à rien. En ce sens on peut dire qu:il est !~in der- doit être protégée contre elle-même par un corps révolutionnaire spé-
rière l'avant-garde, qui ne fait pas la critiq~e d~ L_em.~e,, mais cell~ cialisé : c'est-à-dire à réintroduire la thèse majeure du bureaucratisme
d'une période historique. Si elle refuse au]ourd hm l1dee de parh que nous combattons.
avec la même obstination qu'elle l'exigeait dans le passé, c'est que cette
idée n'a pas de sens dans la période présente. Il est impossible, au reste, IV. Situation de l'avant-garde et rôle d'un groupe révolutionnaire.
d'affirmer que l'avant-garde a progressé radicalement dans la com~:é­ Les premières conditions de l'expérience actuelle ont été posées par
hension de ses tâches historiques, qu'elle appréhende pour la prem1ere l'éch_ec de la révolution russe. Mais cette expérience ne fut d'abord per-
fois la vérité de l'exploitation dans toute son étendue et non plus s~us ceptible que sous une forme abstraite et pour une infime minorité prolé-
la forme partielle de la propriété privée, qu'elle tourne son atten~hon tarienne. La dégénérescence du bolchevisme ne devient claire qu'avec le
vers la forme positive du pouvoir prolétarien et non plus vers la ta~che développement bureaucratique. L'avant-garde ne peut tirer d'enseigne-
immédiate du renversement de la bourgeoisie, et de soutenir en meme ment partiel concernant le problème de son organisation avant de tirer
temps que cette avant-garde est en régression dans son expérience de un enseignement total concernant l'évolution de la société, la vraie na-
l'organisation. ture de son exploitation. La forme dans laquelle elle conçoit le pouvoir
On ne peut en aucune manière savoir si le proléta~iat , dans _la pé- de la classe n'est progressivement aperçue qu'en opposition à la forme
riode actuelle aurait la capacité de renverser le P?UVOir d exp,l_m!ati~n: dans laquelle se réalise le pouvoir de la bureaucratie. L'universalité des
L'aliénation dans le travail, son exclusion du proces culturel, 1megahte tâches du prolétariat ne se révèle que lorsque l'exploita<tion apparaît
de son développement sont des traits aussi négatifs aujourd'hui qu'il avec son caractère étatique et sa signification elle-même universelle.
y a trente ans ; la constitution d'une bureaucratie ouv~ière p~enant C'est pourquoi la dernière guerre seulement a provoqué une prise de
conscience de ses fins propres et l'antagonisme qu'elle a developpe avec conscience nouvelle : le régime économique qui semblait lié à l'U.R.S.S.
la bourgeoisie a entravé sa propre lutte et l'a asservi .à d'autres exp~oi­ s'étend à une partie du monde et révèle ainsi sa tendance historique et
teurs Néanmoins l'unification du prolétariat n'a cesse de se poursUivre les partis staliniens en Europe occidentale manifestent au sein du pro-
paraÙèlement à 1~ concentrati?n du capi~~lisme, et il a derrière soi ~ne cessus de production leur caractère exploiteur. Dans cette période une
expérience de luttes qui lui cree les conditions dune ~ouvelle perce~twn fraotion de la classe a acquis une conscience totale de la bureau~ratie
de ses tâches. Ainsi pensons-nous qu'il ne peut maugurer mamte- (dont nous avons à l'époque vu les signes dans les comités de lutte
nant une lutte révolutionnaire qu'en manifestant dès l'origine sa cons- constitué sur une base antibureaucratique). Le développement de l'anta-
cience historique. Ceci signifie qu'au stade même du regroupement gonisme U.R.S.S.-U.S.A., la course à la guerre, la dérivation de toute
38 LE PROLÉTARIAT ET SA DIRECTION

lutte ouvrière au profit d'un des deux impérialismes, l'incapacité. où se


trouve le prolétariat d'agir révolutionnairement sans que cette act10n ne
prenne aussitôt une portée mondia~e, tou.s ces facteurs se sont oppo:
sés et s'opposent encore à une mamfestahon autonome de la cl~sse; lb
s'opposent également à un regroupement de l'avant-f?arde, car Il. n Y a
pas de séparation réelle entre l'une .et ~·autre. Celle-ci ne peut agir qu,e III
lorsque les conditions permettent objectivement la lu~e. totale de celle-la.
11 n'en demeure pas moins que l'avant-garde a considerablement. appr~­ L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE*
fondi son expérience : les raisons mêmes qui l'empêchent d'agu Indi-
quent sa maturi,té. . .
Il n'est donc pas seulement erroné mais impossi~l~ d~ns la. P.erw.de
actuelle de constituer une organisation que.lcon~ue. ~ hist~ue f~It JUstice 11 n'y a guère formule de Marx plus rabâchée : c l'histoire de toute
de ces édifices illusoires qui s'intitulent duechon revoluhonn~Ire en les société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes :..
ébranlant périodiquement. Le groupe Socialisme ou Barbarœ n'a pas Pourtant celle-ci n'a rien perdu de son caractère explosif. Les hommes
échappé à ce traitement. C'est seulement en comprenant quel,'es. sont la n'ont pas fini d'en fournir le commentaire pratique, les théories des
situation et les tâches de l'avant-garde et quel ra~port dOit 1 umr à elle mystificateurs de ruser avec son sens ni de lui substituer de plus ras-
qu'une collectivité de révolutionnaires peut travailler et se, déve!oppe~. surantes vérités. Faut-il admettre que l'histoire se définit tout entière
Une telle collectivité ne peut sr proposer pou,r b~t. que d expnmer .a par la lutte de classes ; aujourd'hui tout entière par la lutte du prolé-
l'avant-garde ce qui est en elle sou~ form~ d expenen.ce et de savou tariat contre les classes qui l'exploitent ; que la créativité de l'histoire
implicite ; de clarifier les problèm~s economiq__ues et, sociaux actu~ls. En et la créativité du prolétariat, dans la société actuelle sont une seule et
aucune manière elle ne peut se fixer pour tache d apporter à 1~va~t­ même chose? Sur ce point, il n'y a pas d'ambiguïté chez Marx : c De
garde un programme d'action à suivre, encore moins une orgamnhon tous les instruments de production, écrit-il, le plus grand pouvoir pro-
à rejoindre. ductif c'est la classe révolutionnaire elle-même:. 1 . Mais plutôt que de
tout subordonner à ce grand pouvoir productif, d'interpréter la marche
de la société d'après la marche de la classe révolutionnaire, le pseudo-
marxisme en tous genres juge plus commode d'assurer l'histoire sur
une base mo~ns mouvante. Il convertit la théorie de la lutte des classes
en une science purement économique, prétend étabHr des lois à l'image
des lois de la physique classique, déduit la superstructure et fourre dans
ce chapitre avec les phénomènes proprement idéologiques, le comporte-
ment des classes. Le prolétariat et la bourgeoisie, dit-on, ne sont que
des c personnifications de catégories économiques ,. - l'expression est
dans le Capital - le premier celle du travail salarié, la seconde celle
du capital. Leur lutte n'est donc que le ref.let d'un conflit objectif, celui
qui se produit à des périodes données entre l'essor des forces produc-
tives et les rapports de production existants. Comme ce conflit résulte
lui-même du développement des forces productives, l'histoire se trouve
pour l'essentiel réduite à ce développement, insensiblement transformée
en un épisode particulier de l'évolution de la nature. En même temps
qu'on escamote le rôle propre des classes, on escamote celui des hom-
mes. Certes, cette théorie ne dispense pas de s'intéresser au développe-
ment du prolétariat ; mais l'on ne retient alors que des caractéristiques
objectives, son extension, sa densité, sa concentration ; au mieux, on les
met en relation avec les grandes manifestations du mouvement ouvrier ;
le prolétariat est traité comme une masse, inconsciente et indlfféren-

• Socialisme ou Barbar!e1 n• 11, nov.-déc. 1952.


1 Mis~re de la Philosopme, p. 13:5, Costes, éd.
40 L'EXPERIENCE PROLETARIENNE L'EXPERIENCE PROLETARIENNE 41

c1ee dont on surveille l'évolution naturelle. Quant aux épisodes de sa souvent contenté de proclamer en termes abstraits le rôle de la prise
lutte permanente contre l'exploitation, quant aux actions révolution- de conscience dans la constitution de la classe sans expliquer en quoi
naires et aux multiples expressions idéologiques qui les ont accompa- consistait celle-ci. En même temps il a - dans le but de montrer la
gnées, ils ne composent pas l'histoire réelle de la classe, mais un accom- nécessité d'une révolution radicale - dépeint le prolétariat en des ter-
pag·nement de sa fonction économique. mes si sombres qu'on est en droit de se demander comment il peut
s'élever à la conscience de ses conditions et de son rôle de direction de
Non seulement Marx se distingue de cette théorie, mais il en a fait l'humanité. Le capitalisme l'aurait tranformé en machine et dépouillé
une critique explicite dans ses œuvres philosophiques de jeunesse ; la de « tout caractère humain au physique comme au moral :. 2 aurait
tendance à se représenter le développement de la société en soi, c'est- retiré à son travail toute apparence « d'activité personnelle.; aurait
à-dire indépendamment des hommes concrets et des relations qu'ils réalisé en lui « la perte de l'homme :.. C'est, selon Marx, parce qu'il est
établissement entre eux, de coopération ou de lutte, est, selon lui, une une espèce de sous-humanité, totalement aliénée, qu'il a accumulé toute
expression de l'aliénation inhérente à la société capitaliste. C'est parce la détresse de la société, que le prolétariat peut, en se révoltant contre
qu'ils sont rendus étrangers à leur travail, parce que leur condition son sort, émanciper l'humanité tout entière. (Il faut « une classe ... qui
sociale leur est imposée indépendamment de leur volonté que les hom- soit la perte totale de l'homme et qui ne puisse se reconquérir elle-
mes sont amenés à se représenter l'activité humaine en général comme même que par la conquête totale de l'homme :., ou encore : « seuls tes
une activité physique et la Société comme un être en soi. prolétaires du temps présent totalement exclus de toute activité per~on­
Marx n'a pas détruit cette tendance par sa critique pas plus qu'il nelle sont à même de réaliser leur activité personnelle complète et ne
n'a supprimé l'aliénation en la dévoilant ; elle s'est, au contraire, déve- connaissant plus de bornes et qui consiste en l'appropriation d'une
loppée à partir de lui, sous la forme d'un prétendu matérialisme écono- totalité de forces collectives ») 9 • Il est trop clair pourtant que la révo-
mique qui est venu, avec le temps, jouer un rôle précis dans la mystifi- lution prolétarienne ne consiste pas en une explosion libératrice suivie
cation du mouvement ouvrier. Recoupant une division sociale du prolé- d'une transformation j.nstantanée de la société (Marx a eu suffisam-
tariat entre une élite ouvrière associée à une fraction de l'intelligentsia ment de sarcasmes pour cette naïveté anarchiste) mais en la prise de
et la masse de la classe, elle est venue alimenter une idéologie de direction de la société par la classe exploitée. Comment celle-ci peut-
commandement dont le caractère bureaucratique s'est pleinement révélé elle s'opérer, le prolétariat accomplir avec succès les innombrables tâ-
avec le stalinisme. En convertissant le prolétariat en une masse sou- ches politiques, économiques, culturelles qui découlent de son pouvoir
mise à des lois, en un agent de sa fonction économique, celui-ci se justi- s'il s'est trouvé jusqu'à la veille de la révolution radicalement exclu d~
fiait de le traiter en exécutant au seirn de l'organisation ouvrière et d'en la vie sociale ? Autant dire que la classe se métamorphose pendant la
faire la matière de son exploitation. révolution. De fait, il y a bien une accélération du processus historique
En fait, la véritable réponse à ce pseudo-matérialisme économique, en période révolutionnaire, un bouleversement des rapports entre les
c'est le prolétariat qui l'a lui-même apportée dans son existence prati- hommes, une communication de chacun avec la société globale qui doit
que. Qui ne voit qu'il n'a pas seulement réagi, dans l'histoire, à des provoquer un mûrissement extraordi·naire de la classe, mais il serait
facteurs externes, économiquement définis - degré d'exploitation, ni- absurde, sociologiquement parlant, de faire naître la classe avec la révo-
veau de vie, mode de concentration -, mais qu'il a réellement agi, lution. Elle ne mûrit alors que parce qu'elle dispose d'une expérience
tntervenant révolutionnairement non pas selon un schéma préparé par antérieure, qu'elle interprète et met en pratique positivement.
sa situation objective, mais en fonction de son expérience totale cumu- Les déclarations de Marx sur l'aliénation totale du prolétariat rejoi-
lative. Il serait absurde d'interpréter le développement du mouvement gnent son idée que le renversement de la bourgeoisie est à soi seul la
ouvrier sans le mettre constamment en relation avec la structure écono- condition nécessaire et suffisante de la victoire du socialisme ; dans les
mique de la société, mais vouloir l'y réduire c'est se condamner à igno- deux cas, il ne se préoccupe que de la destruction de la société ancienne
rer pour les trois quarts la conduite concrète de la classe. La transfor- et de lui opposer la société communiste comme le positif s'oppose au
mation, en un siècle, de la mentalité ouvrière, des méthodes de lutte, des négatif. Sur ce point se manifeste sa dépendance nécessaire à l'égard
formes d'organisation, qui s'aventurerait à la déduire du processus d'une période historique ; cependant les dernières décades écoulées invi-
économique ? tent à considérer autrement le passage de la société ancienne à ta so-
ciété post-révolutionnaire. Le problème de la révolution devient celui
Il est donc essentiel de réaffirmer, à la suite de Marx, que la classe de la capacité du prolétariat de gérer la société et par la même nous
ouvrière n'est pas seulement une catégorie économique, qu'elle est « le force à nous interroger sur le développement de celui-ci au sein de la
plus grand pouvoir productif » et de montrer comment elle l'est, ceci société capitaliste.
contre ses détracteurs et ses mystificateurs et pour le développement de
la théorit révolutionnaire. Mais il faut reconnaître que cette tâche n'a 2 Econom_ie politique et Philosophie, tr. Molitor, p. 116.
été qu'ébauchée par Marx et que sa conception n'est pas nette. Il s'est a ldéologœ allemande, p. 242.
42 L'EXPERIENCE PROLETARIENNE L'EXPERIENCE PROLETARIENNE 43

Il ne manque pas d'indications, toutefois, chez Marx lui-même, qui caracté~istique de la bourgoisie est également manifeste dans son pro-
mettent sur la voie d'une autre conception du prolétariat. Par exemple, cessus de formation historique ; c Jes conditions d'existence des bour-
Marx écrit que le communisme est le mouvement réel supprimant la geois isolés devinrent, parce qu'ils étaient en opposition aux conditions
société actuelle qui en est la présupposition, indiquant qu'il y a sous existantes et par le mode de travail qui en était la conséquence, les
un certain rapport une continuité entre les forces sociales dans le stade conditions qui leur étaient communes à tous :. 7 ; en d'autre termes, c'est
capitaliste et l'humanité future ; plus explicitement, il souligne l'origi- l'identité de leur situation économique au sein de la féodalité qui les
nalité du prolétariat qui représente déjà, dit-il, une « dissolution de réunit et leur donne l'aspect d'une classe, leur imposant au départ une
toutes les classes » 4 , parce qu'il n'est lié à aucun intérêt particulier, simple association par ressemblance. Ce que Marx exprime encore en
parce qu'il absorbe en fait des éléments des anciennes classes et les disant que le serf en rupture de ban est déjà un demi bourgeois (8) ; il
mêle dans un moule unique, parce qu'il n'a pas de lien nécessaire avec n'y a pas solution de continuité entre le serf et le bourgeois, mais léga-
le sol et par extension avec une nation quelconque. En outre, si Marx lisa;ïon par celui-ci d'un mode d'existence antérieur ; la bourgeoisie
insiste à juste titre sur le caractère négatif, aliénant du travail prolé- s'insinue dans la société féodale, comme un groupe de cette société éten-
tarien, il sait aussi montrer que ce travail met la classe ouvrière dans dant son propre mode de production ; alors même qu'elle se heurte aux
une situation d'universalité, avec le développement du machinisme qui conditions existantes, celles-ci ne sont pas en contradiction avec sa pro-
permet une interchangeabilité des tâches et une rationalisation virtuel- pre existence, elles en gênent seulement le développement. Marx ne le
lement sans limite. Il fait voir enfin la fonction créatrice du prolétariat dit pas, mais il permet de le dire : dès son origine, la bourgeoisie est
par sa conception de l'Industrie qu'il définit comme « le livre ouvert des ce qu'elle sera, classe exploiteuse ; sous-privilégiée d'abord, certes, mais
forces humaines » 5 . Celui-ci apparaît, alors, non plus comme une sous- possédant d'emblée tous les traits que son histoire ne fera que dévelop-
humanité, mais comme le producteur de la vie sociale tout entière. Il per. Le développement du prolétariat est tout différent ; réduit à sa
fabrique les objets grâce auxquels la vie des hommes se maintient et se seule fonction économique, il représente bien une catégorie sociale déter-
poursuit dans tous les domaines, car il n'y en a pas - serait-ce celui minée, mais cette catégorie ne contient pas encore son sens de classe,
de l'art - qui ne doive ses conditions d'existence à la production in- ce sens que constitue la conduite originale, soit en définitive la lutte
dustrielle. Or s'il est le producteur universel, il faut bien que le prolé- sous toutes ses formes de la classe dans la société face aux couches
taire soit en une certaine manière le dépositaire de la culture et du adverses. Ceci ne signifie pas que le rôle de la classe dans la produc-
progrès social. tion soit à négHger - nous verrons au contraire que le rôle que les
ouvriers jouent dans la société et qu'ils sont appelés à jouer en s'en ren-
Marx, d'autre part, semble décrire à plusieurs reprises la conduite dant les maîtres, est directement fondé sur leur rôle de producteurs -
de la bourgeoisie et celle du prolétariat dans les mêmes termes, comme ma!s l'essentiel est que ce rôle ne leur donne aucun pouvoir en acte,
si les classes non seulement s'apparentaient par .leur place dans la mats seulement une capacité de plus en plus forte à diriger. La bour-
production mais encore par leur mode d'évolution et les rapports qu'elles geoisie est continuellement en face du résultat de son travail et c'est ce
établissaient entre les hommes. Ainsi écrit-il par exemple : c les divers qui lui confère son objectivité ; le prolétariat s'élève par son travail
individus ne constituent de classe qu'en tant qu'ils ont a soutenir une sans jamais cependant que le résultat le concerne. C'est à la fois ses
lutte contre une autre classe ; pour le reste, ils s'affrontent dans la con- produits et la marche de ses opérations qui lui sont dérobés ; alors
currence. D'autre part, la classe s'autonomise aussi vis-à-vis des indi- qu'il progresse dans ses techniques, ce progrès ne vaut en quelque sorte
vidus, de sorte que ceux-ci trouvent leurs conditions d'existence pré- que pour l'avenir, il ne s'inscrit qu'en négatif sur l'image de la société
destinées » ~. Cependant dès qu'il décrit concrètement l'évolution du pro- d'exploitation. (Les capacités techniques du prolétariat américain con-
lérariat et de la bourgeoisie, i.) les différencie radicalement. Les bour- temporain sont sans commune mesure avec ceUes du prolétariat fran-
geois ne composent une classe essentiellement qu'autant qu'ils ont une çais de 1848, mais celui-ci comme celui-là sont également dépourvus de
fonction économique similaire ; à ce niveau, ils ont des intérêts com- tout pouvoir économique). Il est vrai que les ouvriers, comme les bour-
muns et les horizons communs que leur décrivent leurs conditions d'exis- geois, ont des intérêts similaires imposés par leurs communes condi-
tence ; indépendamment de la politique qu'ils adoptent ils fonnent un tions de travail - par exemple, ils ont intérêt au plein emploi et à des
groupe homogène doté d'une structure fixe ; ce qu'atteste, d'ailleurs, hauts salaires - mais ces intérêts sont, d'un certain point de vue, d'un
la faculté qu'a la classe de s'en remettre à une fraction spécialisée pour autre ordre que leur intérêt profond qui est de ne pas être ouvriers. En
faire sa politique, c'est-à-dire pour représenter au mieux ses intérêts, apparence, l'ouvrier recherche l'augmentation de salaires comme le bour-
qui sont ce qu'ils sont avant toute expression ou interprétation. Cette geois recherche le profit, de même qu'en apparence ils sont tous deux

4 Cf. Le Manifeste Communiste.


Il Economie politique et Philosophie, p. 34. T /d., p. 223.
e Idéologie allemande, p. 224. 8 /d., p. 229.
44 L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE L'EXPERIENCE PRO LETARIENNE 45

possesseurs de marchandises sur le marché, l'u~ possesse~r du capital, représente au stade historique actuel la force éminemment sociale, le
J'autre de la force de travail ; en fait le bourgems se constitue par cette groupe producteur de la vie collective.
conduite comme auteur de sa classe, il édifie le système de production Force est cependant de reconnaître que ces indications que nous
qui est à la source de sa propre structure sociale ; le prolétaire de son trouvons chez Marx, cette orientation vers l'analyse concrète des rap-
côté ne fait que réagir aux conditions qui lui sont imposées, il e_st mû ports sociaux constitutifs de la classe ouvrière n'ont pas été dévelop-
par ses exploiteurs ; et sa revendication, même si elle est le pomt de pées dans le mouvement marxiste. La question à notre sens fondamen-
départ de son opposition radicale à l'exploitation elle-même, fait encore tale - comment les hommes placés dans des conditions de travail
partie intégrante de la dialectique du capital. Le prolétariat ne s'_af- industriel, s'approprient-ils ce travail, nouent-ils entre eux des rapports
iirme, en tant que classe autonome, en face de la classe bourgeo_Ise, spécifiques, perçoivent-ils et construisent-tls pratiquement leur relation
que lorsqu'il conteste son pouvoir, c'est-à-dire son mode de productJOI!, avec le reste de la société, d'une façon singulière, composent-ils une ex-
soit, concrètement, le fait même de l'exploitation ; c'est donc son ath- périence en commun qui fait d'eux une force historique - cette ques-
tude révolutionnaire qui constitue son attitude de classe. Ce n'est pas tion n'a pas été directement abordée. On la délaisse ordinairement au
en étendant ses attributions économiques qu'il développe son sens de profit d'une conception plus abstraite dont l'objet est, par exemple, la
classe, mais en les niant radicalement pour instituer un nouvel ordre Société capitaliste - considérée dans sa généralité - et les forces qui
économique. Et de là vient aussi que les prolétaires à la _différence des la composent - situées à distance sur un même plan. Ainsi pour Lénine,
bourgeois ne sauraient s'affranchir individuellement, pmsque leur af- le prolétariat est-il une entité dont le sens historique est une fois pour
franchiss~ment suppose non pas le libre épanouissement de ce qu'ils sont toutes établi et qui - à cette restriction près qu'on l'appuie - est
déjà virtuellement mais l'abolitionA de la condition prolétarie~ne ~- Marx traité comme son adversaire, en fonction de ses caractères extérieurs ;
enfin, fait remarquer, dans le meme sens, que les bourgeOis n appar- un intérêt excessif est accordé à l'étude du « rapport de forces » con-
tiennent à leur classe qu'en tant qu'ils en sont les « membres" ou fondue avec celle de ,Ja lutte de classes elle-même, comme si l'essentiel
comme individus « moyens » c'est-à-dire passivement déterminés par consistait à mesurer la pression qu'une des deux masses exerce sur la
leur situation économique, tandis que les ouvriers formant la « commu- masse opposée. Certes, il ne s'agit nuUement, selon nous, de rejeter une
nauté révolutionnaire » 1o sont proprement des individus, composant pré- analyse objective de la structure et des institutions de la société totale
cisément leur classe dans la mesure où i.Js dominent leur situation et et de prétendre par exemple qu'aucune connaissance vraie ne peut nous
leur rapport immédiat à la production. être donnée qui ne soit celle que les prolétaires eux-mêmes puissent
S'il est vrai qu'aucune classe ne peut jamais être rédu~te à sa seule élaborer, qui ne soit liée à un enracinement dans la classe. Cette théorie
fonction économique, qu'une description des rapports sociaux concrets « ouvriériste » de la connaissance, qui, soit dit en passant, réduirait à
au sein de la bourgeoisie fait nécessairement partie de la comp~éh~n­ rien l'œuvre de Marx, doit être condamnée au moins pour deux raisons,
sion de la nature de cette classe, il est vrai encore que le proletanat d'abord parce que toute connaissance prétend à l'objectivité (alors
exige une approche spécifique qui permette d'en att~i~dr~ le développe- même qu'elle est consciente d'être psychologiquement et socialement
ment subjectif. Quelque réserve, en effet, que ce_tte ep1~hete appelle, .elle conditionnée), ensuite parce qu'il appartient à Ja nature même du prolé-
résume cependant mieux que toute autre le trait .dom~nant du pr~leta­ tariat d'aspirer à un rôle pratiquement et idéologiquement universel,
riat Celui-ci est subjectif en ce sens que sa condmte n est pas la simple soit en définitive de s'identifier avec la société totale. Mais il demeure
con~équence de ses conditions d'existence ou plus profondéme~t que ses que l'analyse objective, même menée avec la plus grande rigueur,
conditions d'existence exigent de lui une constante lutte pour etre trans- comme elle l'est par Marx dans le Capital, est incomplète parce qu'elle
formées donc un constant dégap·ement de son sort immédiat et que le est contrainte de ne s'intéresser qu'aux résultats de la vie sociale ou
progrès' de cette lutte, l'élaboration du contenu idéologique que permet aux formes fixées dans lesquelles celle-ci s'intègre (par exemple l'évo-
ce dégagement composent une expérience au travers de laquelle la lution des techniques ou de la concentration du capital) et à ignorer
classe se constitue. l'expérience humaine correspondant à ce processus matériel ou tout au
moins extérieur (par exemple le rapport qu'ont les hommes avec leur
En paraphrasant Marx une fois encore, on . dira. q~'il. faut ;_vit:r
avant tout de fixer Je prolétariat comme abstraction vis-a-vis ~e 1 mdi- travail à l'époque de la machine à vapeur et à l'époque de l'électricité,
vidu ou encore qu'il faut rechercher comment sa structure sociale sort à l'époque d'un capitalisme concurrentiel et à celle d'un monopolisme
continuellement du processus vital d'individus déterminés, car .ce qu! étatique). En un sens, il n'y a aucun moyen de mettre à part les formes
est vrai, selon Marx, de la société, l'est a fortiori du prolétanat qui matérielles et l'expérience des hommes, puisque celle-ci est déterminée
par les conditions dans lesquelles elle s'effectue et que ces conditions
sont Je résultat d'une évolution sociale, le produit d'un travail humain ;
pourtant d'un point de vue pratique, c'est en définitive l'analyse objec-
9 Id., p. 229.
tive qui se subordonne à l'analyse concrète car ce ne sont pas les
10 Id., p. 230.
46 L'EXPERIENCE PROLETARIENNE L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE 47
conditions mais les hommes qui sont révolutionnaires, et la question q.u'ils r;nctent possi~.le l'a~parition ~e cette réponse systématique expli-
dernière est de savoir comment il s'approprient et transforment leur Cite qu on . nomme lmventwn techmque. La rationalisation qui s'opère
situation. au g~and JOUr reprend .à son ~ompte, i~terprète, et intègre à une per-
Mais l'urgence et l'intérêt d'une analyse concrète s'impose aussi à spective de classe, les mnovatwns multiples, fragmentaires, dispersées
nous d'un autre point de vue. Nous tenant près de Marx, nous venons et anonymes des hommes qui sont engagés dans le processus concret
de souligner le rôle de producteurs de la vie sociale des ouvriers. Il de la production.
faut dire davantage, car cette proposition pourrait s'appliquer d'une . :Cette remarque est, de notre point de vue, capitale, parce qu'elle
façon générale à toutes les classes qui ont eu dans l'histoire la charge mcite à mettre l'accent sur l'expérience qui s'effectue au niveau des
du travail. Or, le prolétariat est lié à son rôle de producteur comme rapp?rt~ de production et sur la perception qu'en ont les ouvriers. 11
aucune classe ne l'a été dans le passé. Ceci tient à ce que la société ne .s ag1t ~a.s, comme on le voit, de séparer radicalement ce rapport
moderne industrielle ne peut être que partiellement comparée aux autres soc~~l. spéc1f1que du rapport social tel qu'il s'exprime au niveau de la
formes de société qui l'ont précédée. Idée couramment exprimée aujour- s?c1ete globale, mai•s seulement de reconnaître sa spécificité. Ou, en
d'hui par de nombreux sociologues qui prétendent, par exemple, que les d autres termes, constatant que la structure industrielle détermine de
sociétés primitives du type le plus archaïque sont plus près de la société part en part ~a .structure ~ociale, qu'elle a acquis une permanence telle
féodale européenne du moyen âge que celle-ci ne l'est de la société capi- qu~ toute sociéte désormais - quel que soit son caractère de classe -
taliste qui en est issue, mais dont on n'a pas suffisamment montré l'im- d01t se ~ode~er <Sur certains de ses traits, nous devons comprendre dans
portance en ce qui concerne le rôle des classes et leur rapport. En fait, q~elle. ~1tu~t10n el.le met les hommes qui lui sont intégrés de toute
il y a bien dans toute société la double relation de l'homme à l'homme necessite, c est-à-diTe les prolétaires.
et de l'homme à la chose qu'il transforme, mais le second aspect de En quo! pourrait donc consister une analyse concrète du prolétariat ?
cette relation prend avec la production industrielle une nouvelle impor- ~ous essa1ero?s ct: le définir en énumérant différentes approches et en
tance. Il y a maintenant une sphère de la production régie par des lois evaluant leur mtéret respectif.
en une certaine mesure autonomes ; elle est bien sûr englobée dans la La première consisterait à décrire la situation économique dans la-
sphère de la société totale puisque les rapports entre les classes <>ont que~le. se t~ouve .la classe et l'influence qu'a celle-ci sur sa structure ; à
en définitive constitués au sein du processus de production ; mais ellie la .hm1te, .c est toute l'analyse économique et sociale qui serait ici néces-
ne s'y réduit pas, car le développement de la technique, le processus de s.aJTe, ma1s, e~ un sens plus restreint, nous voulons parler des condi-
rationalisation qui caractérise l'évolution capitaliste depuis ses origines t~ons de. trava!l et des conditions de vie de la classe - les modifica-
ont une portée qui dépasse le cadre strict de la lutte des classes. Par tions qui surviennent dans sa concentration et sa différenciation dans
exemple (c'est une constatation banale), l'utilisation de la vapeur ou de le~ méthodes d'exploitation, la productivité, ·la durée du travail l~s sa-
l'électricité par l'industrie implique une série de conséquences - soit l~ITes et le~ possibilités d'emploi, etc. Cette approche est la ptds objec-
un mode de division du travail, une distribution des entreprises - qui tive en cec1 .qu'elle s'attache à des caractéristiques apparentes (et d'ail-
sont relativement indépendantes de la forme générale des rapports leurs essentielles) de la classe. Tout groupe social peut être étudié de
sociaux. Certes, la rationalisation et le développement technique ne sont cette manière et tout individu peut se consacrer à une telle étude indé-
pas une réalité en soi ; Hs le sont si peu qu'on peut les interpréter pendamment ~·une ,conviction révolutionnaire quelconque 11 ; tout au
comme une défense du patronat constamment menacé dans son profit plus peut-on. d1re q~ .une tell~ en~uête est ou sera généralement inspirée
par la résistance du prolétariat à l'exploitation. Il demeure que si les par d~s mobiles. politiques pUJsqu elle desservira nécessairement la classe
mobiles du Capital sont suffisants pour en expliquer l'origine, ils ne e~pl~Iteuse, ma1s dans sa méthode elle n'a rien de spécifiquement pro-
permettent pa.s de rendre compte du contenu du progrès technique. L'ex- let<l:nen. Une se~on~e approche pourrait à l'inverse être qualifiée de
plication •la plus profonde de cette apparente autonomie de la logique t:ypiquemen~ su?Jecflve ; elle viserait toutes les expressions de la cons-
du développement technique est que celui-ci n'est pas l'œuvre de la seule c~~m;e p~oletanenne, ou ce qu'on entend ordinairement par le terme
direction capitaliste, qu'il est aussi l'expression du travail prolétarien. d !deologie. Par exemple, le marxisme primitif, l'anarchisme, te réfor-
L'action du prolétariat, en effet, n'a pas seulement la forme d'une résis- mism:, le bolchévisme, le stalinisme ont représenté des moments de ta
tance (contraignant constamment le patronat à améliorer ses méthodes conscience pro~étarienne et !1 est très important de comprendre te sens
d'exploitation), mais aussi celle d'une assimilation continue du progrès de leur successiOn ; pourquoi de larges couches de la classe se sont ras-
et davantage encore d'une collaboration active à celui-ci. C'est parce semblées à des stad~s historiques différents sous leur drapeau et com-
que les ouvriers sont capables de s'adapter au rythme et à la form'! ment ces formes continuent à coexister dans la période actuelle, en d'au-
sans ces·se en évolution de la production que cette évolution peut se
poursuivre ; plus profondément, c'est en apportant aux-mêmes des ré- 11
ponses aux mille problèmes que pose la production dans son détail, Qu'on pense par exemple au livre de G. Duveau, La Vie Ouvrière en
France sous le Second Empire.
L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE 49
48
tres termes qu'est-ce que le prolétariat cherche à dire par leur intermé- de la classe depuis son avènement, à établir que les révolutions, ou plus
diaire. Une telle analyse des idéologies, que nous ne présentons p~s généralement les diveffies formes de résistance ou d'organisation ou-
comme originale et dont on trouve de nombreux exemples dans la_ lit- vrières (associations, syndicats, partis, comités de grève ou de lutte)
térature marxiste (par exemple chez Lé~ine, la cr!tique de l'~narchtsme sont les moments d'une expérience progressive et à montrer comment
et du réformisme) pourrait cependant etre poussee assez lom. dans la cette expérience est liée à l'évolution des formes économiques et politi-
période présente où nous disposons ~·un préci~u~ recul QUI per~e! ques de la société capitaliste.
d'apprécier la transformation des doctnnes, en deptt de leur cor.d~utte C'est enfin la quatrième approche que nous jugeons la plus con-
formelle (celle des idées staliniennes entr~ 1928 _et .1?52 ou du refor- • crète ; au lieu d'examiner de l'extérieur la situation et le développement
misme depuis un siècle). Mai•s quel que smt son ~~teret, cette étude est du prolétariat, on chercherait à restituer de l'intérieur son attitude en
aussi incomplète et abstraite. D'une part, nous utilisons encore une ap- face de son travail et de la société et à montrer comment se manifestent
proche extérieure qu'une connaissance liv~esque (d~s pr?gr~mmes e! dans sa vie quotidienne ses capacités d'invention ou son pouvoir d'or-
des écrits des grand~ mouvements intéresses) P?urratt satt~fatre et, qut ganisation sociale.
ne nous impose pas nécessairement une perspechv~ p~olétane_nne. D au- Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur sort ou
tre part, nous laissons échapper_ .à ce niveau ce qut f~tt _peut-etre le plus de leur rôle, les ouvriers ont un comportement spontané en face du tra-
important de l'expérience ouvnere. N?us ne n?us. mt~ressons en effet vail industriel, de l'exploitation, de l'organisation de la production, de
qu'à l'expérience explicite, qu'à ce qut est expnme, mts en for~e ?ans la vie sociale à l'intérieur et en dehors de l'usine et c'est, de toute
des programmes ou des articles sans nous p~éoccu_per d~ savmr SI les évidence, dans ce comportement que se manifeste le plus complètement
idées sont un reflet exact des pensées ou des mtentwns reelles des .cou- leur personnalité. A ce niveau les distinctions du subjectif et de l'ob-
ches ouvrières qui ont paru s'en réclamer. Or, s'il y .a touj~urs un ~cart jectif perdent leur sens : ce comportement contient éminemment les idéo-
entre ce qui est vécu et ce qui est élaboré, tran~for~e en, thes~, cet ecart logies qui en constituent en une certaine mesure la rationalisation,
a une ampleur particulière dans le cas du proletanat. ~ ~st d a?ord que comme il suppose les conditions économiques dont il réalise lui-même
celui-ci est une classe aliénée, non pas seule~ en! dom~nee, mats }otale- l'intégration ou l'élaboration permanente.
ment exclue du pouvoir économique et par la-meme m~se da~s ~ t_mpos- Une teHe approche n'a guère été, nous l'avons dit, utilisée jusqu'à
sibilité de représenter un statut quelconque - .c~ qut ne stgntfte p~s maintenant ; sans doute, trouve-t-on dans l'analyse de la classe ou-
que l'idéologie soit sans relation avec son expenence de classe, mats vrière anglaise au XIX" siècle que présente le Capital des renseignements
qu'en devenant un système de pensée~, elle su~pose une rupture avec qui pourraient la servir, cependant la préoccupation essentielle de Marx
cette expérience et une anticipation qut permet a des facteurs n?n pro- consiste à décrire les conditions de travail et de vie des ouvriers ; il
létariens d'exercer leur influence. Nous retrouvons sur_ ~e pomt une s'en tient donc à la première approche que nous mentionnions. Or, de-
différence essentielle entre le prolétariat et ·la bourgeotst~ .a l_aquell~ puis Marx, nous ne pourrions citer que des documents « littéraires :.
nous avons déjà fait allusion. Pour celle-ci, la théorie du llb_er~lt~me? a comme essais de description de la personnalité ouvrière. Il est vrai que
une époque donnée par exemple, a eu le sens d'une simple tde~hsat~o.n depuis quelques années est apparue, essentiellement aux Etats-Unis,
ou rationalisation de ses intérêts ; les programmes de ses partts politi- une sociologie c ouvrière :. qui prétend analyser concrètement les rap-
ques en général expriment le st~tut de .certai~es de ses cou~hes ; pour ports sociaux au sein des entreprises et proclame ses intentions prati-
le prolétariat, le bolchévisme, s'tls representait en une. certat~e mesure ques. Cette sociologie est •l'œuvre du patronat ; les capitalistes c éclai-
une rationalisation de la condition ouvrière était aus~~ u~e mte~prét~­ rés :. ont découvert que la rationalisation matérielle avait ses limites,
tion opérée par une fraction de l'avant-garde assoctee a une ~ntelh­ que les objets-hommes avaient des réactions spécifiques dont il fallait
aentsia relativement séparée de la classe. En d'autres termes, tl Y a tenir compte si l'on voulait tirer d'eux le meilleur parti, c'est-à-dire les
deux raisons à la déformation de l'expression ouvrière : le fait qu'elle soumettre à l'exploitation la plus efficace - admirable découverte en
est l'œuvre d'une minorité qui est extérieure à la vie réelle de la classe effet qui permet de remettre en service un humanisme hier taylorisé et
ou est contrainte d'adopter une position d'extériorité_ à son égard et le qui fait la fortune de pseudo-psychanalystes appelés à libérer les ou-
fait qu'elle est utopie (ce terme n'étant nu_llement pns _dans son acce~­ vriers de leur ressentiment comme d'une entrave néfaste à la produc-
tion péjorative) c'est-à-dire projet d'établir une sttu_atwn ~ont le pre- tivité ou de pseudo-sociologues chargés d'enquêter sur les attitudes des
sent ne contient pas toutes les prémisses. Certes, les tdé?logtes du mo_~­ individus à l'égard de leur travail et de leurs camarades et de mettre
vement ouvrier représentent bien celui-ci sous un certam rapport put::.- au point les meilleures méthodes d'adaptation sociale. Le malheur de
qu'il les reconnaît pour siennes, mais elles le représentent sous une cette sociologie est qu'elle ne peut par définition atteindre la personna-
forme dérivée. lité prolétarienne car elle est condamnée par sa perspective de classe
La troisième approche serait plus spécifiquement histor~que ; .elle à l'aborder de l'extérieur et à ne voir que la personnalité de l'ouvrier
consisterait à rechercher une continuité dans les grandes mamfestattons producteur, simple exécutant irréductiblement lié au système d'exploita-
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"
50 L'EXPERIENCE PROLÉTARIENNE L'EXPERIENCE PROLETARIENNE 51

tion capitaliste. Les concepts qu'elle utilise, celui d'adaptation sociale, interpréter des témoignages ouvriers ; par témoignages, nous entendons
par exemple, ont pour les ouvriers le sens contraire qu'ils ont pour les surt_ou~ des récits ?e vie . ou. mieux d'expérience individuelle, faits par
enquêteurs et sont donc dépourvus de toute valeur (pour ces derniers, il les mteressés et qui fourmra1ent des renseignements sur leur vie sociale.
n'y a d'adaptation qu'aux conditions existantes, pour les ouvriers l'adap- Enumérons à titre d'exemple quelques-unes des questions qui nous
tation implique une inadaptation à l'exploitation). Cet échec montre semblent le plus intéressant à voir aborder dans ces témoignages et que
les présuppositions d'une analyse véritablement concrète du prolétariat. nous avons pour une bonne part définies à la lumière de documents
L'important est que ce travail soit reconnu par les ouvriers comme un déjà existants 12.
moment de leur propre ex·périence, un moyen de formuler, de condenser
et de confronter une connaissance ordinairement implicite, plutôt « sen- On chercherait à préciser : a) la relation de l'ouvrier à son travail
tie » que réfléchie, et fragmentaire. Entre ce travail d'inspiration révo- (sa fonction dans _l'usine, s?n. savoir technique, sa connaissance du pro-
lutionnaire et la sociologie dont nous parlions, il y a toute la différence ce~~us de ?roducüon - sai~-II par exemple d'où vient et où va la pièce
qui sépare la situation du chronométrage dans une usine capitaliste et qu Il travaille - son expénence professiOnnelle - a-t-il travaillé dans
celle d'une détermination collective des normes dans le cas d'une ges- d'au!res usines, sur ?•autres machi.nes, dans d'autres branches de pro-
tion ouvrière. Car c'est bien comme un chronométreur de sa « durée d~c~I?n _? etc. ; son mtérêt. pour la production - quelle est sa part
psychologique » que doit nécessairement apparaître à l'ouvrier l'en- d Ini~Iative dans son travail, a-t-il une curiosité pour la technique ?
~-t-Il spontanément l'idée de tranformations qui devraient être appor-
quêteur venu pour scruter ses tendances coopératives ou son mode
d'adaptation. En revanche, le travail que nous proposons se fonde sur tees à la structure de la production, au rythme du travail, au cadre et
l'idée que le prolétariat est engagé dans une expérience progressive qui aux conditions de vie dans l'usine ? A-t-il en général une attitude criti-
tend à faire éclater le cadre de l'exploitation ; il n'a donc de sens que que ~ l'ég~rd des méthodes de rationalisation du patronat ; comment
pour les hommes qui participent d'une telle expérience, au premier chef, accuetlle-t-II les tentatives de modernisation ?)
des ouvriers. b) Les rapports avec les autres ouvriers et les éléments des autres
A cet égard, l'originalité radicale du prolétariat se manifeste encore. couches sociales au sein de l'entreprise (différence d'attitudes à l'égard
Cette classe ne peut être connue que par elle-même, qu'à la condition d~s a~tres ouvriers, de la maîtrise, des employés, des ingénieurs, de la
que celui qui interroge admette la valeur de l'expérience prolétarienne, di~ectwn) conc.eption de la division du travail. Que représente la hiérar-
s'enracine dans sa situation et fasse sien l'horizon social et historique chie des fonctions et celle des salaires? Préférerait-il faire une partie
de la classe ; à condition donc de rompre avec les conditions immédia- de son travail sur machine et l'autre dans des bureaux ? S'est-il accom-
tement données qui sont celles du système d'exploitation. Or, il en v::t modé du ·rôle de simple exécutant? Considère-t-il la structure sociale
tout différ.emment pour d'autres groupes sociaux. Des américains étu- à l'intérieur de l'usine comme nécessaire ou en tout cas « allant de
dient par exemple avec succès la petite bourgeoisie du Middle West s?i » ? Existe-t-il des tendances à la coopération, à la compétition, à
comme ils étudient les Papous des îles d'Al or ; quelles que soient les l'~sole~ent ? Goût pour le travail d'équipe, individuel ? Comment se
difficultés rencontrées (et qui concernent toujours la relation de l'obser- rep~rhssent le~ rapports entre les individus ? Rapports personnels ; for-
vateur avec son objet d'étude) et la nécessité pour l'enquêteur d'aller mahon de petits groupes ; sur quelle base s'établissent-ils 7 Quelle im-
au-delà de la simple analyse des institutions afin de restituer le sens p,ortan~e ont-ils pour l'individu? S'ils sont différents des rapports qui
qu'elles ont pour des hommes concrets, il est possible d'obtenir dans ces ~ ét~bhssent d~ns les bureaux, comment ceux-ci sont-ils perçus et
cas-là une certaine connaissance du groupe étudié sans pour autant JUges? Quelle Importance la physionomie sociale de l'usine a-t-elle à
partager ses normes et accepter ses valeurs. ~·est q~e 1~ peti~e bour- ses yeux? Connaît-il celle d'autres usines et les compare-t-il ? Est-il
geoisie comme les Papous a une existence sociale objective qui, bonne exactement informé des salaires attachés aux différentes fonctions dans
ou mauvaise, est ce qu'elle est, tend à se perpétuer sous la même forme l'entreprise? Confronte-t-il ses feuilles de paie avec celles des cama-
et offre à ses membres un ensemble de conduites et de croyances soli- rades 7 etc.
dement liées aux conditions présentes. Tandis que le prolétariat n'est
pas seulement, nous l'avons suffisamment s_ouligné,_ ce_ qu'il para.ît_ être, 7) La vie sociale_ en dehors de l'usine et la connaissance de ce qui
advient dans la société totale. (Incidence de la vie à l'usine sur la vie
la collectivité des exécutants de la productiOn capitaliste ; sa ventable
~ l'extérieu~ ; com~ent son travail, matériellement et psychologiquement
existence sociale est cachée, bien sûr solidaire des conditions présentes,
Influence-t-Il sa v1e personnelle, familiale par exemple ? Quel milieu
mais aussi sourde contradiction du système actuel (d'exploitation), avè-
nement d'un rôle en tous points différents du rôle que la société lui fréquente-t-il en dehors de l'usine? En quoi ces fréquentations lui sont-
impose aujourd'hui.
Cette approche concrète, que nous jugeons donc suscitée par la na- 12 c L'ouvrier américain :. publié par Socialisme ou Barbarie n• t ; Témoi-
ture propre du prolétariat, implique que nous puissions rassembler et gnage, Les Temps Modernes, juillet 1952. '
L'EXPERIENCE PROLETARIENNE L'EXPERIENCE PROLETARIENNE 53
52
elles imposées par son travail, son quartier d'habitation? Caractéristi- c!itiquable si elle ~isait à recueillir et à analyser des opinions car celles-
ques de sa vie familiale, rapports avec ses enfants, éducation de ceux- Cl offrent n~cessalfement une large diversité, mais, nous l'avons dit, ce
so~t .tes attlludes ouv_ri~res qui _nous intéressent, quelquefois, certes, ex-
ci, quelles sont ses activités extra--professionnelles ? Manière dont il
occupe ses loisirs ; a-t-il des goûts prononcés pour un mode déterminé pnmees dans des opm10ns, ma1s souvent aussi défigurées par elles et
de distraction ? En quelle mesure utilise-t-il les grands moyens d'infor- en. tout cas plus profondes et nécessairement plus simples que celles-ci
mation ou de diffusion de la culture : livres, presse, radio, cinéma ; atti- qm en procèdent ; ainsi serait-ce une gageure manifeste de vouloir in-
d_uir~ à parti~ de quelques t~moignages individuels les opinions du pro-
tude à cet égard, par exemple quels sont ses goûts ... non seulement
quels journaux lit-il? Mais ce qu'il lit d'abord dans le journal; ce qui leta~Jat sur_ 1 U.R.S.S .. ou mem_e sur une question aussi précise que celle
l'intéresse (l'événement politique ou social, la découverte technique ou de 1 éventail des sala1res, ma1s nous paraît-il beaucoup plus facile de
perce~oir les attitudes à l'égard du bureaucrate, spontanément adoptées
le scandale bourgeois), etc.
au sem du processus de production. Enfin, il convient de remarquer
d) Le lien avec une tradition et une histoire proprement prolétarienne. q~'aucun autre mode de connaissance ne pourrait nous permettre de
(Connaissance du passé du mouvement ouvrier et familiarité avec cette repondre aux problèmes que nous avons posés. Disposerions-nous d'un
histoire ; participation effective à des luttes sociales et souvenir qu'elles vaste appareil d'investigation statistique (en l'occurence de très nom-
ont laissées ; connaissance de la situation des ouvriers d'autres pays ; ~reux camarades. ouvriers susceptibles de poser des milliers de gues-
attitude vis-à-vis de l'avenir, indépendamment d'une estimation politique bons dans les usm~s, puisque n~us avons déjà condamné toute enquête
particulière, etc.) effe<;:tu~e par. des cléments exténeurs à la classe) cet appareil ne nous
Quel que soit l'intérêt de ces questions, on peut à juste titre s'inter- serv1ra1t d~ nen, car ~es r~ponse~ recueillies auprès d'individus anony-
roger sur la portée de témoignages individuels. Nous savons bien que mes ~t q_m ne P?urra1ent etre m1ses en corrélation que d'une manière
nous ne pourrons en obtenir qu'un nombre très restreint : de quel droit quantitative sera1ent dépourvues d'intérêt. C'est seulement rattachées à
généraliser? Un témoignage est par définition singulier - celui d'un un indi~idu concret que des réponses se renvoyant les unes aux autres,
ouvrier de 20 ans ou de 50, travaillant dans une petite entreprise ou se co?ftrmant ou se ~émentant peuvent dégager un sens, évoquer une
dans un grand trust, militant évolué, jouissant d'une forte expérience expénence ou un s_ysteme de vi7 et. d~ pensée qui peut être interprété.
syndicale et politique, ayant des opinions arrêtées ou dépourvu de toute Pour toutes ces ra1sons, les réc1ts md1viduels sont d'une valeur irrem-
formation et de toute eJCpérience particulière - comment, sans artifice, plaçable.
tenir pour rien ces différences de situation et tirer de récits si différem- Ceci ne signifie pas que, par ce biais, nous prétendions définir ce
ment motivés un enseignement de portée universelle? La critique est que le_ prolét~!iat est. dans sa réali~~· une fois ~ejetées toutes les repré-
sur ce point largement justifiée et il paraît évident que les résultats se?tatwn~ qu 11 se fa1t de sa cond1t10n quand 11 s'aperçoit à travers Je
qu'il serait possible d'obtenir seront nécessairement de caractère limité. ~nsm~ deformant. de_ la société bourgeoise ou des partis qui prétendent
Toutefois, il serait également artificiel de dénier pour autant tout inté- 1~xpnmer .. Un_ t~mmgnage d'ouvrier, si significatif, si symbolique et
rêt aux témoignages. C'est d'abord que les différences individuelles, si SI spontane smt-11 demeure cependant déterminé par la situation du té-
importantes soient-elles ne jouent qu'au sein d'un cadre unique, qui moi_n. Nou.~ ne fa!so~s pas i~~ ai_I~sion à la déformation qui peut pro-
est celui de la situation prolétarienne et que c'est celle-ci que nous ~en1r de .1 mterpretahon de lmdJvJdu mais à celle que Je témoignage
visons au travers des récits singuliers beaucoup plus que la spécificité 1n:pose necessatrement à son auteur. Raconter n'est pas agir et suppose
de telle vie. Deux ouvriers placés dans des conditions très différentes meme une rupture avec l'action qui en transforme le sens · faire par
ont ceci de commun qu'ils sont soumis l'un et l'autre à une forme de exe11_1ple le récit d'une grève est tout autre chose qu'y participer, ne
travail et d'exploitation qui est pour l'essentiel la même et qui absorbe sera1t-c~ q~e parce qu'on ne connaît alors l'issue, que Je simple recul
pour les trois quarts leur exis~Gnce personnelle. Leurs salaires peuvent ~e _Ja refexwn permet de juger ce qui, sur l'instant, n'avait pas encore
présenter un écart sensible, leurs conditions de logement, leur vie fami- fixe SO_? sens. En fait c;est bien plus qu'un simple écart d'opinion qui
liale ne sont pas comparables, il demeure que leur rôle de producteurs, appara1t dans ce cas, c est un changement d'attitude ; c'est-à-dire une
de manieurs de machines et leur aliénation sont profondément identiques. transformation dans la ma?i~re dt; réagir aux situations dans lesquelles
En fait, tous les ouvriers savent cela ; c'est ce qui leur donne de 3 rap- on se trouve placé. A qum 11 s'aJoute que le récit met l'individu dans
ports de familiarité et de complicité sociale (alors qu'ils ne se connais- un: P?sition d'isolement qui ne lui est pas non plus naturelle. C'est
sent pas) visibles au premier coup d'œil pour un bourgeois qui pénètre s?hda1rement. avec d'autres hommes qui participent à la même expé-
dans un quartier prolétarien. Il n'est donc pas absurde de chercher sur des nence que 1~1, qu'un ouvrier agit ordinairement ; sans parler même de
exemples particuliers des traits qui ont une signification générale, puis- la lutte soc1ale ouverte, celle qu'il mène d'une manière cachée mais
que ces cas ont suffisamment de ressemblances pour se distinguer en- pe~man~nte au sein du processus de production pour rési-ster à l'exploi-
semble de tous les cas concernant d'autres couches de la société. A quoi tatiOn, Il la partage avec ses camarades ; ses attitudes les plus carac-
il faut ajouter que la méthode du témoignage serait bien davantage
L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE 55
54
téristiques, vis-à-vis de son travail ou des autres couches ·sociales il ne qui se sont succédé coexistent, en un certain sens, à titre d'interpréta-
les trouve pas en lui comme le bourgeois ou le bureaucrate qui se voit tions ou de réalisations possibles dans le prolétariat actuel ; au-dessous,
dicter sa conduite par ses intérêts d'individu, il en participe plutôt pour ainsi dire, des mouvements réformiste, anarchiste, ou stalinien il
comme de réponses collectives. La critique d'un témoignage doit préci- y a chez les ouvriers, procédant directement du rapport avec la produc-
sément permette d'apercevoir dans l'attitude individuelle ce qui implique tion, une projection de leur sort, qui rend possibles ces élaborations et
la conduite du groupe, mais, en dernière analyse l'une et l'autre ne se les contient simultanément ; de même des techniques de lutte qui pa-
recouvrent pas et le témoignage ne nous procure qu'une connaissance raissent associées à des phases de l'histoire ouvrière (1848, 1870 ou
incomplète. Enfin, et cette dernière critique rejoint partiellement la pre- 19 17) ex.priment des types de relations entre les ouvriers qui continuent
mière en l'approfondissant, on doit mettre en évidence le contexte histo- d'exister et même de se manifester (sous la forme par exemple d'une
rique dans lequel ces témoignages sont publiés ; ce n'est pas d'un pro- grève sauvage, dépourvue de toute organisation). Ce qui ne signifie
létaire éternel qu'ils témoignent mais d'un certain type d'ouvrier occu- pas que le prolétariat contienne, de par sa seule nature, tous les épiso-
pant une position définie dans l'histoire, situé dans une période qui des de son histoire ou toutes les expressions idéologiques possibles de
voit le reflux des forces ouvrières <lans le monde entier, la lutte entre sa condition, car l'on pourrait aussi bien retourner notre remarque et
deux forces de la société d'exploitation réduire peu à peu au silence dire que son évolution matérielle et théorique l'a amené à être ce qu'il
toutes les autres manifestations sociales et tendre à se développer en est, s'est condensée dans sa conduite actuelle lui créant un nouveau
un ·conflit ouvert et en une unification bureaucratique du monde. L'atti- champ de possibilités et de réflexion. L'essentiel est de ne pas perdre
tude du prolétariat, même cette attitude essentielle que nous recher- de vue en analysant les attitudes ouvrières que la connaissance ainsi
chons et qui en une certaine mesure dépasse une conjoncture particu- obtenue est elle-même limitée et que, plus profonde ou plus compré-
lière de l'histoire, n'est toutefois pas identique selon que la classe tra- hensive que d'autres modes de connaissance, non seulement elle ne sup-
vaille avec la per9pective d'une émancipation proche ou qu'elle est prime pas leur validité mais doit encore s'associer à eux, sous peine
condamnée momentanément à contempler des horizons bouchés et à d'être inintelligible.
garder un silence historique.
Nous avons déjà énuméré une série de questions que l'analyse con-
C'est assez dire que cette approche qualifiée par nous de concrète crète devrait nous permettre de résoudre ou de mieux poser, nous vou-
est encore abstraite à bien des égards, puisque trois aspects du ;1rolé- drions maintenant indiquer - après avoir formulé <les réserves sur leur
tariat (pratique, collectif, historique) ne se trouvent abordés qu'indirec- portée - comment elles peuvent se grouper et contribuer à un appro-
tement et sont donc défigurés. En fait le prolétariat concret n'est pas fondissement de la théorie révolutionnaire. Les principaux problèmes
objet de connaissance ; il travaille, lutte, se transforme ; on ne peut en concernés nous paraissent être les suivants : 1) Sous quelle forme l'ou-
définitive le rejoindre théoriquement mais seulement pratiquement en V'rier s'approprie-t-il la vie sociale ? - 2) Comment s'intègre-t-il à sa
participant à son histoire. Mais cette dernière remarque est elle-même classe, c'est-à-dire quelles sont les relations qui l'unissent aux hommes
abstraite car elle ne tient pas compte du rôle de la connaissance dans qui partagent sa condition et en quelle mesure ces relations constituent-
cette histoire même, qui en est une partie intégrante comme le travail elles une communauté délimitée et stable dans la société ? - 3) Quelle
et la lutte. C'est un fait aussi manifeste que d'autres que les ouvriers est sa perception des autres couches sociales, sa communication avec la
s'interrogent sur leur condition, et la possibilité de la transformer. On société globale, sa sensibilité aux institutions et aux événements qui ne
ne peut donc que multiplier les perspectives théoriques, nécessairement concernent pas immédiatement son ·Cadre de vie? - 4) De quelle ma-
abstraites, même quand elles sont réunies, et postuler que tous les pro- nière subit-il matériellement et idéologiquement la pression de la classe
grès de clarification de l'expérience ouvrière font mûrir cette expérience. dominante, et quelles sont ses tendances à échapper à sa propre classe ?
Ce n'était donc pas par une clause de style que nous disions des qua- - 5) Quelle est enfin sa sensibilité à l'histoire du mouvement ouvrier,
tre approches - suocessivement critiquées - qu'elles étaient complé- son insertion de fait dans le passé de la classe et sa capacité d'agir en
mentaires. Ceci ne signifiait pas que leurs résultats pouvaient utilement fonction d'une tradition de classe ?
s'ajouter, mais plus profondément qu'elles communiquaient en rejoi-
gnant par des voies différentes, et d'une manière plus ou moins compré- Comment ces problèmes pourraient-ils être abordés et quel est leur
hensive, la même réalité, que nous avons déjà appelée, faute d'un terme intérêt? Prenons en exemple .celui de l'appropriation de la vie sociale.
plus satisfaisant, l'expérience prolétarienne. Par exemple nous pensons Il s'agirait d'abord de préciser quels sont le savoir et la capacité tech-
que la critique de l'évolution du mouvement ouvrier, de ses formes d'or- nique de l'ouvrier ; sans aucun doute des renseignements concernant
ganisation et de lutte, la critique des idéologies et la description des directement son aptitude professionnelle sont nécessaires ; mais on de-
attitudes ouvrières doivent nécessairement se recouper ; car les positions vrait aussi rechercher comment la curiosité technique apparaît en de-
qui se sont exprimées d'une manière systématique et rationnelle dans hors de la profession dans les loisirs, par exemple dans toutes les for-
l'histoire du mouvement ouvrier et les organisations et les mouvements mes de bricolage, ou dans l'intérêt accordé à toutes les publications
56 L'EXPERIENCE PROLETARIENNE L'EXPERIENCE PROLETARIENNE 57

scientifiques ou techniques ; il s'agirait de mettre en évidence la con- sein de la société d'exploitation, leur fait douter de celle-ci et croire
naissance qu'a l'ouvrier des problèmes du mécanisme de l'organisation à la seule réalité de la culture bourgeoise.
industrielle, sa sensibilité à tout ce qui touche l'administration des cho- Prenons enfin un second exemple ; comment décrire le mode d'inté-
ses. Sans se désintéresser d'une évaluation du niveau culturel de l'inté- gration du prolétaire à la classe? Il s'agirait, dans ce cas, de savoir
ressé, en prêtant à l'expression le sens étroit que la bourgeoisie donne comment l'ouvrier perçoit, au sein de l'entreprise, les hommes qui par-
ordinairement à ce terme (volume des connaissances littéraires, artisti- tagent son travail et les représentants de toutes les autres couches
ques, scientifiques) on essaierait de décrire le champ d'information que sociales ; quelle est la nature et le sens des rapports qu'il a avec ses
lui ouvrent le journal, la radio et le cinéma. En même temps on se compagnons de travail, s'il a des attitudes différentes à l'égard d'ou-
préoccuperait de savoir si le prolétaire a une manière propre d'envi- vriers appartenant à des catégories différentes (professionnel, O.S., ma-
sager les événements et les conduites, quels sont ceux qui suscitent son nœuvre) ; si ses relations de camaraderie se prolongent en dehors de
intérêt (qu'il en soit Je témoin dans sa vie quotidienne ou qu'il en l'usine ; s'il a tendance ou non à rechercher des travaux qui nécessitent
prenne connaissance par le journal, qu'il s'agisse de faits d'ordre poli- une coopération ; s'il a toujours travaillé en usine, dans quelle situa-
tique ou, comme on dit, de faits divers). L'essentiel serait de déterminer tion il a ·commencé à le faire, s'il pense à la possibilité d'accomplir un
s'il y a une mentalité de classe et en quoi elle diffère de la mentalite travail différent ; si jamais une occasion s'est présentée à lui de chan-
bourgeoise. ger de métier? S'il fréquente des milieux étrangers à sa classe et quelle
opinion il a d'eux ; en particulier s'il a des attaches avec un milieu
Nous ne fournissons que des indications sur ce point ; vouloir les paysan et comment il juge ce milieu ? Il faudrait confronter avec ces
développer serait anticiper sur les témoignages eux-mêmes, car c'est eux renseignements des réponses fournies sur des points très différents :
seuls qui peuvent non seulement permettre une interprétation mais aussi évaluer, par exemple, la familiarité de l'individu avec la tradition du
révéler l'étendue des questions concernées dans un ordre de recherches mouvement ouvrier, l'acuité des souvenirs qui sont pour lui associés à
donné. L'intérêt révolutionnaire de la recherche est manifeste. En bref des épisodes de la lutte sociale, l'intérêt qu'il a pour cette lutte, indé-
il s'agit de savoir si le prolétariat est ou non assujetti à la domination pendamment du jugement qu'il porte sur elle (on peut trouver ensemble
culturelle de la bourgeoisie et si son aliénation le prive d'une perspec- une condamnation de la lutte inspirée par un pessimisme révolution-
tive originale sur la société. La réponse à cette question peut soit faire naire et un récit enthousiaste des événements de 1936 ou de 44) ; repé-
conclure que toute révolution est vouée à l'échec puisque le renverse- rer la tendance à envisager l'histoire et plus particulièrement l'avenir
ment de l'Etat ne pourrait que ramener tout l'ancien fatras culturel du point de vue du prolétariat ; noter les réactions à l'égard des pro-
propre à la société précédente, soit permettre d'apercevoir le sens d'une létariats étrangers, notamment d'un prolétariat favorisé comme celui
nouvelle culture dont les éléments épars et le plus souvent inconscients des Etats-Unis ; chercher enfin dans la vie personnelle de l'individu
existent déjà. tout ce qui peut montrer l'inciden<:e de l'appartenance à la classe et les
tentatives de fuite par rapport à la condition ouvrière (l'attitude à
Il est à peine besoin de souligner, sinon contre des critiques de l'égard des enfants, l'éducation qu'on leur donne, les projets qu'on
mauvaise foi trop prévisibles, que cette enquête sur la vie sociale forme sur leur avenir sont à cet égard particulièrement significatifs).
du prolétariat ne se propose pas d'étudier la classe de l'extérieur, pour
Ces renseignements auraient l'intérêt de montrer, d'un point de vue
révéler sa nature à ceux qui ne la connaissent pas ; elle répond aux révolutionnaire, de quelle manière un ouvrier fait corps avec sa classe,
questions précises que se posent explicitement les ouvriers d'avant- et si son appartenance à son groupe est ou non différente de celle d'un
garde et implicitement la majorité de la classe dans une situation où petit bourgeois ou d'un bourgeois à son propre groupe. Le prolétaire
une série d'échecs révolutionnnaires et la domination de la bureaucratie lie-t-il son sort à tous les niveaux de son existence, qu'il en soit ou non
ouvrière ont miné la confiance du prolétariat dans sa capacité créatrice conscient, au sort de sa classe? Peut-on vérifier concrètement les ex-
et son émancipation. Les ouvriers, encore dominés sur ce point par la pressions classiques mais trop souvent abstraites de conscience de classe
bourgeoisie, pensent qu'ils n'ont aucune connaissance en propre, qu'ils ou d'attitude de classe, et cette idée de Marx que le prolétaire, à la
sont seulement les parias de la culture bourgeoise. C'est qu'en fait différence du bourgeois, n'est pas seulement membre de sa classe, mais
leur créativité n'est pas là où elle devrait se manifester selon les nor- individu d'une communauté et conscient de ne pouvoir s'affranchir que
mes bourgeoises, leur culture n'existe pas comme un ordre séparé de collectivement.
leur vie sociale, sous la forme d'une p·roduction des idées, elle existe « Socialisme ou Barbarie » souhaite susciter des témoignages ou-
comme un certain pouvoir d'organisation des choses et d'adaptation au vriers et les publiers, en même temps qu'il accordera une place impor-
progrès, comme une certaine attitude à l'égard des relations humaines, tante à toutes les analyses concernant l'expérience prolétarienne. On
une disposition à la communauté sociale. De ceci les ouvriers pris indi- trouvera dès ce numéro Je début d'un témoignage Is ; il laisse de côté
viduellement n'ont qu'un sentiment confus, puisque l'impossibilité dans
laquelle ils se trouvent de donner un contenu objectif à leur culture au 1s G. Vivier, c La vie en usine:., SB. n• 11, nov.-déc. 1952.
58 L'EXPERIENCE PROLETARIENNE

une série de points que nous avons énumérés ; d'autres témoignages


pourront au contraire les aborder aux dépens des aspects envisagés
dans ce numéro. En fait il est impossible d'imposer un cadre précis. Si
nous avons paru, dans le cours de nos explications, nous rapprocher
d'un questionnaire, nous pensons que cette formule de travail ne serait
pas valable ; la question précise imposée de l'extérieur peut être une IV
gêne pour le sujet interrogé, déterminer une réponse artificielle, en tout
cas imprimer à son contenu un caractère qu'il n'aurait pas sans cela.
Il nous paraît utile d'indiquer des directions de recherche qui peuvent LE MARXISME ET SARTRE *
servir dans le cas d'un témoignage provoqué ; mais nous devons être
attentifs à tous les modes d'expression susceptibles d'étayer une ana-
lyse concrète. Au reste, le véritable problème n'est pas celui de la
forme des documents, mais celui de leur interprétation. Qui opérera des Les articles de J.-P. Sartre, les Communistes et la Paix 1 se sont
rapprochements jugés significatifs entre telle et telle réponse, révélera présentés d'abord comme une prise de position sur des événements -
au-delà du contenu explicite du document les intentions ou les attitudes la manifestation du 28 mai et la grève du 4 juin 1952 ; ils voulaient à
qui l'inspirent, confrontera enfin les divers témoignages entre eux? Les cette occasion, semble-t-il, démontrer que le P.C. est le seul pôle autour
camarades de la revue « Socialisme ou Barbarie?» Mais ceci ne va-t-il duquel peuvent se rassembler aujourd'hui ceux qui s'opposent à la
pas contre leur intention, puisqu'ils se proposent surtout par cette re- guerre. Il est significatif que ce propos ait exigé des considérations
cherche de permettre à des ouvriers de réfléchir sur leur expérience? théoriques essentielles et de plus en plus étendues, un véritable exposé
Le problème ne peut être artificiellement résolu, surtout à cette pre- du marxisme prétendu orthodoxe, une théorie de la classe, de la men-
mière étape .du travail. Nous souhaitons qu'il soit possible d'associer talité ouvrière, du rapport des masses et du parti, etc. Convaincu, pour
les auteurs mêmes des témoignages à une critique collective des docu- notre part, que la réflexion théorique commande l'estimation de la poli-
ments. De toutes manières, l'interprétation, d'où qu'elle vienne, aura tique stalinienne, nous n'aborderons que plus tard ce dernier point et
l'avantage de rester contemporaine de la présentation du texte inter- reviendrons d'abord sur la thèse générale de l'auteur.
prété. Elle ne pourra s'imposer que si elle est reconnue exacte par le
Résumons cette thèse, qui n'est clairement formulée qu'au milieu du
lecteur, celui-ci ayant la faculté de trouver un autre sens dans les maté-
second article: le P.C. n'a pas été désavoué en mai ou en juin dernier
riaux qu'on lui soumet.
par la classe ouvrière pour cette raison qu'il ne pouvait pas l'être.
« Cette fois nous touchons au fond du problème, nous avertit l'auteur
lui-même : si la classe doit pouvoir désavouer le Parti il faut qu'elle
puisse refaire son unité en dehors de lui et contre lui. » (p. 725). La ré-
ponse longuement étayée est que la classe n'est rien sans le parti 2 :

• Les Temps Modernes, n• 89, avril 1953. Cet article fut écrit à la suite de
la publication des deux premières parties de l'essai Les communistes et la Paix,
qui marqua le ralliement de j.-P. Sartre à la politique du P.C.F. Nous avions
participé jusqu'alors aux réunions des collaborateurs de la Revue. Sartre nous
avait invité à publier une analyse qui exprimât notre désaccord.
1 Les Temps Modernes, juillet et oct-nov. 1952.
2 Entraîné par un mouvement d'éloquence, l'auteur n'hésite pas à prouver
plus qu'il n'est nécessaire : c La classe ouvrière, dites-vous, a manifesté sa
désapprobation au P.C. De quelle classe parlez-vous ? De ce prolétariat que
Marx vient de définir avec ses cadres, son appareil, ses organisations, son parti ?
Il aurait fallu qu'il affirmât son unité contre les communistes, qu'il se manifestât
comme classe à travers le désaveu qu'il infligeait au P.C. Mais où trouver les
chefs, les tracts, les mots d'ordre ; où prendre cette force et cette discipline qui
caractérisent une classe combattante ? Imagine-t-on la puissance qu'il eût fallu
à des organisations clandestines pour mener à bien une pareille tâche et pour
dresser, de Lille à Menton, tous les travailleurs contre leurs dirigeants? Pour
entraîner c les masses :. à un désaveu collectif du P.C., il ne fallait rien de moins
que le parti communiste lui-même :. (p. 734). Les communistes n'ont sans doute
que peu goûté cette démonstration. Ils aiment à penser ou du moins à dire que
60 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 61

« sans lui, pas d'unité, pas d'action, pas de classe » (p. 760). Cette thèse masse comme l'action pure de la passion.» Nous voici donc ramenés en
a au moins un corollaire a : le parti qui est l'unité de la classe est néces- plein kantisme, et sans même une théorie de l'imagination pour nous
sairement unique et ne peut non plus être divisé en lui-même. c ... l'or- consoler de cette rude opposition entre l'activité et la passivité, entre
ganisme de liaison doit être acte pur ; s'il comporte le moindre germe l'unité et le divers empirique, la masse. 4 De fait, l'essentiel de l'analyse
de division, s'il conserve encore en lui quelque passivité - une pesan- de la nature de la classe consiste à nous montrer qu'elle n'a pas de
teur, des intérêts, des opinions divergentes - qui donc unifiera l'appa- nature, à purifier le prolétariat de toutes attaches matérielles pour nous
reil unificateur?» Mais avant de revenir sur ce corollaire examinons la le présenter comme un acte.
question de la nature de la classe. Tel le morceau de cire, la classe est donc définie comme un non-
li est significatif que l'auteur, dès le début de son argumentation, être : elle n'est ni un ensemble d'intérêts, ni un mode de travail et de
emploie l'expression d'unité de classe de préférence à celle de classe. rémunération, ni un genre et un niveau de vie, ni un rapport social
Or ce terme d'unité est, si j'ose dire, ambigu : est-elle immanente ou (p. 726). Qu'est-elle donc? - « Elle n'est qu'en acte, elle est acte :. (p.
transcendante, réelle ou idéale? Si elle est immanente, qu'on décrive les 732). Assurément il y a bien chez Marx l'idée que le prolétariat n'est
diverses formes d'existence de la classe pour retrouver en toutes un pas seulement une catégorie économique (Sartre ne craint pas d'ajouter,
même sens. Si elle est réelle qu'on cherche dans les hommes, leur mode nous y reviendrons, ni un « rapport social »), mais ceci signifie qu'en
de vie, leur travail et leur lutte son principe ; qu'on voit comment elle lui l'existence économique et l'existence politique son confondues, ou
émerge des rapports que les hommes nouent entre eux dans des condi- pour mieux dire que son rôle économique implique une transformation
tions données et comment elle change de sens tandis que ces rapports constante de ce rôle et une expérience sociale totale. Par exemple, Sartre
ou ces conditions se transforment ; bref, qu'on appelle « unité» une ne voit dans l'identité des intérêts ouvriers qu'un motif de concurrence ;
histoire singulière. A lire cette seule phrase de Sartre : « L'unité du pro- ~arx, s'il est sensible à cet aspect, montre aussi, en revanche, que les
létariat c'est son rapport avec les autres classes de la société, bref c'est mtérêts généraux de la classe ouvrière l'amènent progressivement à sur-
sa lutte, mais cette lutte, inversement n'a de sens que par l'unité ; chaque monter la contradiction de ses intérêts particuliers. C'est le sens évident
ouvrier à travers la classe se défend contre la société qui l'écrase ; et de la brève description qu'il donne dans le Manifeste et que Sartre fait
réciproquement c'est par cette lutte que la classe se fait.» (p. 760, c'est servir à d'autres fins : « A ce moment du développement, le prolétariat
nous qui soulignons), à ne lire donc que cette phrase, il semble bien forme une masse incohérente, disséminée sur tout le pays, et désunie
qu'il nous parle d'unité réelle. Cependant il lui importe seulement de par la concurrence ... Or, l'industrie en se développant non seulement
montrer que l'unité fait le sens de la lutte. Il ajoute donc aussitôt pour grossit le nombre des prolétaires mais les concentre en masses plus
définir le rapport du prolétariat à la société : ce rapport est réalisé par considérables. Les intérêts, les conditions d'existence des prolétaires
un acte synthétique d'unification qui, par nécessité, se distingue de la s'égalisent de plus en plus. » Et encore : « L'organisation du prolétariat
en classe et par suite en parti politique est sans cesse détruite par la
concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours
et toujours plus forte, plus ferme, plus formidable. » Ces passages sug-
l'approbation des ouvriers à leur politique est motivée, qu'elle récompense leur gèrent l'idée d'un processus naturel, mais non inconscient, d'une expé-
justesse de vue, leur dévouement, leur moralité. Voici que Sartre balaye tous
=
ces beaux sentiments et leur oppose le principe d'identité : Parti Classe. jamais rience au sein de laquelle les conditions extérieures, l'action du groupe
pareille logique n'avait été rêvée par des hommes qui croyaient voir en la et la perception qu'il acquiert de ses tâches évoluent peu à peu en fonc-
simple obéissance empirique l'union la plus étroite du sujet et de l'attribut. Quant tion l'une de l'autre. Comment en tirer la conclusion avec Sartre : c l'ou-
au lecteur non-stalinien, il se rappelle qu'en dehors de sa formulation A est A vrier se fait prolétaire, dans la mesure même où il refuse son état »
le principe d'identité a toujours alimenté des sophismes.
(p. 732), alors que c'est avec cet état que sont données les conditions de
a Un autre corollaire, à vrai dire tout à fait superflu par rapport à la théorie
stalinienne de la classe mais capital aux yeux de Sartre, est consacré à la liberté lutte et de révolution sociale. En fait, les ouvriers n'ont dans l'histoire
de l'ouvrier. Faut-il, demande-t-il apres avoir parlé du parti unique et indivisible, refusé leur état qu'à l'époque où ils ont tenté de s'opposer à l'essor
«faut-il comprendre que l'ouvrier est passif? C'est tout le contraire ! , (762). industriel en brisant les machines : cette opposition à l'exploiteur est
La démonstration a dû donner quelque difficulté de l'auteur. C'est qu'il a jusqu'à bien la plus radicale qui soit, en un sens, puisqu'elle est négation de la
présent défini la liberté comme une tâche toujours à reprendre ; maintenant la
liberté est réalisée dans une fonction : le militantisme. c Entraîné, formé, élevé condition même d'exploité ; mais elle est aussi simple révolte immé-
au-dessus de lui-même par le Parti, sa liberté n'est que le pouvoir de dépasser diate et témoigne d'un refus de l'histoire. L'opposition de caractère révo-
par des actes, à l'intérieur même de l'organisation, et vers Je but commun çhaque lutionnaire, en revanche, s'enracine dans la situation historique et ne la
situation particulière. On dira d'un mot que le Parti est sa liberté. » Cette des- change qu'en découvrant en elle les possibilités de l'action ; par exem-
cription n'envisage qu'un cas, celui d'une parfaite communication entre les mem-
bres du parti et d'une sorte d'échange dans l'action. Malheureusement il arrive ple, les données de la production industrielle ne sont pas à supprimer,
tous les jours que la situation pose des problèmes, que la tactique de dépasse-
ment ne soit pas claire : la liberté qu'on nous décrit n'a plus alors qu'un sens, " Ce détour par une théorie de la conscience transcendantale pour justifier
celui de l'obéissance. le stalinisme, M. Garaudy doit en être stupéfait.
62 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 63

mais à remanier de telle sorte qu'elles rendent possible l'émancipation des ·bourses de travail, des associations, des syndicats et c'est en s'or-
de la majorité au lieu d'être le cadre de son asservissement. En bref, ganisant qu'elle approfondit le sens de son opposition au capitalisme.
l'activité révolutionnaire est un travail effectué sur la société. Et de là Il n'y a pas deux courants, l'un qui chemine à travers les manifestations
vient, comme dit Marx, que si elle revêt une prétention universelle, elle politiques, l'autre à travers les regroupements économiques : il y a une
ne peut dépasser dans son œuvre les fins que lui imposent les conditions expérience de l'opposition qui s'effectue constamment au sein et à partir
existantes. Toutefois, l'opposition au capitalisme n'a pas nécessaire- du processus de production et qui de loin en loin se cristallise en lutte
ment un caractère radical, elle peut se traduire par une simple lutte au explicite à l'échelle de la société globale et affronte le pouvoir de l'Etat.
sein du système pour arracher des réformes. Ou, pour reprendre ce La Commune ne reprend pas la Révolution de 1848, pas plus que la
terme, nous dirons que l'intérêt ouvrier a une double nature ; il peut Révolution russe ne copie la Commune ; l'organisation sociale du prolé-
se définir par de hauts salaires, le plein emploi, la réduction de la tariat révolutionnaire a chaque fois une forme différente et le progrès
journée de travail et, en ce sens, peut ne pas contredire à l'existence ne traduit pas seulement les changements d'ordre matériel, qui ont af-
du capitalisme ; mais, d'autre part, il est aussi pour le prolétaire celui fecté le nombre ou la concentration du prolétariat, il fait voir la trans-
de ne plus être exploité. Cette différence dans l'opposition ou dans formation de l'expérience ouvrière qui s'est dans l'intervalle poursuivie
l'intérêt peut être repérée historiquement : par exemple, pendant des dans la résistance à l'exploitation. Une remarque du même ordre s'appli-
décades, dans un pays donné, le mouvement ouvrier peut se borner à que au processus révolutionnaire lui-même. La Révolution russe par
une lutte réformiste, comme il peut aussi manifester une violence révo- exemple démarre sur des revendications qui ne mettent pas en cause le
lutionnaire sans être capable de s'organiser dans des associations de pouvoir de l'Etat. Cela signifie-t-il que la lutte est d'abord aveugle,
défense économique. Cependant, pourvu qu'on considère le développe- puis qu'elle prend un sens, quand intervient une direction consciente de
ment du prolétariat dans son ensemble, on voit que cette différence est ses fins historiques ? Cette interprétation qui prétend distinguer la
relative : les deux luttes se fondent l'une l'autre et procèdent en défini- conscience révolutionnaire de la simple lutte revendicative, suppose
tive de la même source. En tant qu'il est un groupe social opprimé, le qu'on ne veuille considérer que les discours, les programmes, l'expres-
prolétariat a une conscience au moins rudimentaire de son opposition sion consciente du mouvement. Si l'on observe la manière dont les ou-
absolue au capitalisme - ainsi le voit-on dès son origine mettre en vriers, dès l'origine, conduisent leur lutte, s'opposent dans les faits à la
question la légalité du pouvoir bourgeois o ; en tant que son oppression légalité bourgeoise, créent des organismes autonomes de lutte, des
a la forme particulière du salariat, il a la possibilité permanente de comités d'usine ou des soviets, en d'autres termes agissent selon de
résister au Capital et de lui marchander sa collaboration. Le C.j)ital, nouvelles normes sociales, alors il apparaît que leurs revendications,
fait remarquer Marx, ne peut naître que lorsque deux conditions sont quelle qu'en soit la portée explicite, sont révolutionnaires .Un comité
réunies : le travailleur doit posséder sa force de travail, pouvoir donc d'usine n'a pas de fonction, pas de sens, dans un système d'exploitation
en disposer en personne libre et il doit ne posséder rien d'autre 6 • Or et il en est donc la négation alors même qu'il n'a pour objectif qu'une
si ces conditions fondent la puissance du Capital, elles déterminent aussi augmentation de salaires ou un nouveau contrat de travail. A l'opposé
la double lutte réformiste et révolutionnaire du prolétariat. Le travail- pourrait-on dire, une manifestation c platonique :. des ouvriers en fa-
leur serait-il totalement dépossédé mais esclave, il ne pourrait dépas- veur d'un gouvernement communiste n'a aucune portée révolutionnaire
ser le stade de la révolte, c'est-à-dire d'une opposition immédiate si vio- malgré le dégagement de l'intérêt immédiat qu'elle paraît impliquer. II
lente qu'elle soit. Serait-il maître de son travail sans être dépossédé, il !l'Y a donc pas deux ordres d'activité - l'un mû par l'intérêt, l'autre
ne pourrait puiser assez de force dans son opposition pour s'attaquer révolutionnaire - et le passage de l'un à l'autre effectué grâce à une
directement au pouvoir de la classe dominante. Cette hypothèse n'est
ascèse ; il y a plutôt deux modes de conduites ou d'oppositions sociales.
d'ailleurs pas invérifiable : la lutte des esclaves aboutit bien à des sou- Si nous attachons une importance particulière à la lutte que mène le
lèvements violents, mais elle ne peut engendrer une résistance organisée
prolétariat pour défendre ses intérêts, ce n'est donc pas afin de réduire
au sein du procès de production ; la lutte de la bourgeoisie, cependant,
à celle-ci la lutte révolutionnaire, mais afin de voir comment cette der-
change progressivement le mode de production, mais paraît impuissante,
nière évolue en fonction de l'expérience que le prolétariat fait de l'ex-
à elle seule, sans le secours de couches totalement dépossédées, à ren-
ploitation et de la résistance qu'il y oppose, très précisément de recher-
verser l'Etat féodal. Le mouvement ouvrier, comme il apparaît tout au
cher comment, au travers de la lutte pour la réduction de la journée de
long du XIX" et du xx• siècle, lie constamment ces deux luttes. C'est
en se battant pour ses intérêts immédiats que la classe d'organise, crée travail, ou l'augmentation des salaires, ou contre l'intensification de la
production se dessine un progrès dans l'organisation du mouvement. A
faire, en revanche, de l'activité révolutionnaire une activité transcen-
5 Cette première conscience de classe se manifeste déjà dans le petit prolé- dante, on réduit à rien cette histoire, se condamnant à ne tenir pour
tariat parisien de 1792. Cf. Daniel Guérin, La Lutte de Classe sous la /" Réuu- significatifs que les épisodes de la lutte explicite du parti révolution-
blique.
6 Le Capital, 1, pp. 190-6. Costes, éd. naire ou prétendu tel.
LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 65
64
L'acharnement que Sartre met à déraciner la classe de son existence ginalité du prolétariat en tant que classe, et non seulement son seul
sociale et historique est plus malheureux encore quand il parle de la groupement de masse paraît donc dans son rôle de producteur. Ce n'est
production ouvrière. Au lieu de montrer le sens d'une dialectique du pas un hasard si une classe telle que la paysannerie, liée à une activité
travail dans la constitution de la classe, il rejette celle-ci à un niveau quasi stéréotypée, qui laisse ses membres à distance les uns des autres,
inférieur. L'idée marxiste que la production détermine le producteur est quelle que soit la similitude de leurs travaux, dont le succès dépend
par lui réduite à sa signification la plus pauvre ; il croit y voir une largement de facteurs incontrôlables, appréhende le milieu comme natu-
théorie simpliste de la causalité, qui ferait du prolétariat un c déchet rel, le cours du monde comme une fatalité, l'avenir comme le prolonge-
inerte de l'industrialisation » (p. 720). La production joue à ses yeux le ment du passé, le rapport de l'homme à l'objet travaillé comme celui
rôle que joue le corps dans une philosophie spiritualiste, un instr·:ment d'une simple contribution. De même, il y a entre le mode de production
d'incarnation. « Bien sûr, écrit-il par exemple, le régime de la produc- du prolétariat et son effort pour s'organiser, sa tendance à prendre
tion est la condition nécessaire pour qu'une classe existe ; c'est l'évolu- • sous son contrôle les conditions existantes, sa capacité de se rapporter
tion historique tout entière, le procès du capital et le rôle de l'ouvrier à des horizons infinis- le communisme- une parenté de signification
dans la société bourgeoise qui empêcheront le prolétariat d'être un grou- qu'aucune théorie de la causalité ne sera susceptible d'expliquer, mais
pement arbitraire d'individus, mais cette condition n'est pas suffisante ; qu'il faut absolument noter si nous voulons comprendre comment se
il faut la praxis. » (p. 734, nous soulignons). Tout se passe donc comme poursuit l'expérience de classe sur tous les plans à la fois. Mais bien
s'il y avait une entité métaphysique dénommée prolétariat, qui pourrait sûr pour être sensible à cette expérience, il faut la voir comme un phé-
en droit s'incarner dans n'importe quel groupement d'individus, mais nomène social et non comme une somme de processus individuels. Or
que d'heureuses circonstances historiques ont lié à un groupe défini em- Sartre ne se préoccupe que de voir les effets de la production sur la
piriquement par le système de production. Ce raisonnement est à la psychologie des individus. « La simple condition objective de produc-
lettre antimarxiste. Il faudrait dire à l'opposé, en effet, pour résumer teur, écrit-il par exemple, définit l'homme concret, ses besoins, ses pro-
Marx que les tâches de production qui reviennent au prolétariat dans blèmes vitaux, l'orientation de sa pensée, la nature de ses rapports avec
le régime capitaliste et le rôle social qu'elles impliquent font de lui une autrui : elle ne décide pas de son appartenance à la classe.» (731).
classe dont l'existence est praxis. L'essentiel à ses yeux est de chercher ce qui motive la décision révolu-
tionnaire de l'ouvrier et de montrer que celle-ci répond à la volonté
Et d'abord comment entendre la fonction de producteur? L'ouvrier d'obtenir un changement pour ses semblables autant que pour lui-
produit-il comme le paysan ou comme l'esclave d'une société antique? même (p. 733). C'est l'évidence, sauf pour un mécaniste endurci - le
Serait-ce le cas qu'il faudrait déjà voir dans le travail une activité plus souvent stalinien d'ailleurs - qu'à regarder l'individu, la produc-
essentielle. Celui qui écrit que l'Industrie est comme le livre ouvert des tion ne fait pas le producteur (à quoi l'on pourrait ajouter que la déci-
forces humaines nous avertit qu'à travers l'histoire entière ceux qui ont sion ne fait pas davantage le révolutionnaire) ; mais ne peut-on quitter
été les dépositaires de cette industrie ont représenté ces forces mêmes. des yeux l'individu quand on parle du groupe ? li me semblait que la
Mais le travail de l'ouvrier moderne est spécifique et l'industrie qui sociologie avait depuis quelque temps progressé sur ce point ; Sartre ne
caractérise notre société lui donne un sens qu'il n'a jamais eu dans le doit pas le penser. Il part d'unités discrètes, les travailleurs ; faut-il les
passé. Il y a d'abord que la production implique nécessairement une ajouter, demande-t-il à son interlocuteur familier (en toutes circonstan-
concentration des hommes, une coopération qui rend leur actes soli- ces le plus bête possible) ; cela ferait une somme ; voulez-vous une
daires les uns des autres, une organisation rationnelle qui fait du pro- totalité? Il vous faut un principe. Ce principe, l'auteur nous l'a déjà
duit le résultat d'un procès concerté, le plus économique possible. Il y a donné et il nous le redonne, c'est celui de l'unité de la lutte qui réside
ensuite que le domaine industriel tend à empiéter sur tous les autres et dans le parti 1 . Le raisonnement est étrange, car si l'on y fait attention,
que les ouvriers alors même qu'ils sont privés d'une large participation
à la vie sociale sont familiarisés avec un mode de production qui fonde
. 1 S~rtre, i! _est v~ai, pari~ d'u!ie façon_ plus nuanc~ quand il écrit, après
cette vie sociale. Il y a encore que l'industrie est depuis ses origines le av01r fa1t ll:l cnhq~~ dune socwlog1e mécamste, que l'umté des ouvriers s'effec-
théâtre d'une révolution constante dans les méthodes de production et tue quand Ils parhc1pent au même combat ou forment une communauté d'action.
dans la technique et donc que le prolétariat est, à la différence de toutes Alors, _dit-il, c les c_ol}d~ites individuelles.... se rappor~eraient toutes à l'entreprise
les autres classes de producteurs, amené à transformer continuellement collective et ~- défimra1ent par elle». Ma1s ou b1en tl entend par action la lutte
ouverte et dmgée du parti, dans laquelle les acteurs s'identifient et alors il
la perception qu'il avait de ses tâches, non seulement à s'adapter à de s'agit d'un état limite de communion plutôt que d'une communauté en tout cas
nouveaux instruments mais à changer sa conception de l'instrumentalité. qui ne rend pas compte de la plupart des activités de la classe · ~u bien cette
Il y a enfin que la structure industrielle est celle de toute société mo- c_ommunauté d'ac~on peut être retrouvée déjà au niveau de la pr~duction collec-
tive et de la résistance commune opposée à l'exploitation dans les entreprises
derne et que les ouvriers ne peuvent envisager leur émancipation qu'en et la critique de l'importance de la production dans la vie de la classe n'a plus
lui donnant le sens d'une prise en charge de l'industrie, d'une réorgani- de sens. Malheureusement tout le contexte prouve que la première interprétation
sation des rapports sociaux au sein du processus de production. L'ori- rend bien la pensée de l'auteur.
5
66 LE MARXISME ET SARTRE
'
!.
:

LE MARXISME ET SARTRE 67

il escamote le social à toutes les étapes : dans ses premtsses, puisqu'il au contraire si importante pour Marx qu'elle lui fait considérer comme
ne mentionne que les individus, dans sa conclusion puisqu'il aboutit à seul prolétariat révolutionnaire le prolétariat anglais et déclarer qu'un
une collectivité unie par la même volonté, s'identifiant dans l'action, long processus historique devra s'écouler avant que la classe ouvrière
parfaitement présente à soi et claire pour elle-même, qui ne répond allemande puisse combattre pour son propre compte. C'est qu'une classe
qu'en apparence au nom de collectivité et qui, en vérité, ne pourrait être de plus en plus concentrée non seulement a de plus en plus de chance
définie que comme un individu, ou mieux comme une conscience. En fait, de s'opposer dans son ensemble à la bourgeoisie, mais surtout qu'elle
si l'on veut montrer que la classe est autre chose qu'une somme d'indi- gagne une importance dans la vie sociale, qu'elle réalise une connexion
vidus, ne suffit-il pas déjà de dire qu'elle est leur rapport et que ce entre ses membres qui accroît sa capacité de direction. Le degré de
rapport ne peut être conçu comme une simple communication de cha- concentration d'un prolétariat n'est donc pas une caractéritique maté-
cun avec les autres, mais plutôt comme une participation à un schème rielle, il est, en un sens, synonyme du degré de son existence sociale.
de vie et d'action - les hommes se rejoignant dans une appréhension La même remarque vaut pour le mode de productivité de la classe. Le
particulière de leur milieu et des autres groupes sociaux. En ceci, il est bouleversement continu de la technique - et Je plus visible de tous jus-
vrai, la classe est comme tout autre groupe : elle n'est pas une réalité qu'ici, l'utilisation généralisée de l'énergie électrique - en un sens peut
à part des individus ; elle est ce qui leur permet d'agir et de penser en paraître seulement modifier les conditions matérielles de la classe et
complicité et de se poser ensemble comme différents du reste de la renforcer l'exploitation, mais il transforme aussi la capacité productive
société. Mais le problème n'est pas de superposer au social un principe de la classe, et cette transformation n'est pas seulement subie ; elle ne
grâce auquel le prolétariat gagnerait un sens supérieur ; il est de mon- peut s'effectuer qu'à la condition que les hommes se transforment à
trer que celui-ci est dans son rapport social, sa socialité, révolutionnaire, leur tour, s'adaptent au nouveau machinisme, réalisent de nouveaux
comment, en produisant, les hommes se transforment et comment cette montages corporels en réponse aux nouvelles exigences du milieu. En
transformation alimente leur opposition à la classe dominante, comment outre, dans le même temps que l'automatisation croissante de la pro-
leur simple refus de l'exploitation les amène à se rassembler dans des or- duction accentue la dépersonnalisation de l'individu et donne à son tra-
ganismes de lutte, comment ils développent une histoire, c'est-à-dire une vail un caractère purement accidentel, en favorisant une interchangea-
expérience cumulative qui s'inscrit parallèlement à celle du capitalisme. bilité des tâches, en familiarisant le producteur avec les modes de pro-
mais pour son propre rompte. Il n'y a d'ailleurs pas d'équivoque chez duction les plus divers, elle le rend sensible à une universalité que
Marx sur ce point. Tant dans Economie politique et Philosophie, que seule l'abolition de l'exploitation pourrait lui permettre de conquérir.
dans !'Idéologie allemande, dans la Sainte Famille, dans Misère de la On ne pourrait, à la rigueur, se désintéresser de l'évolution du rôle pro-
Philosophie et même dans la célèbre préface à la Critique de l'Economie ductif de la classe que si l'on concevait l'activité révolutionnaire sous
politique, celle-ci de 1859, c'est-à-dire dans tous les ouvrages où Marx la .forme abstraite d'un effort pour renverser la bourgeoisie, au lieu de
se préoccupe de définir la réalité sociale, on retrouve l'idée que les rap- vmr aussi en elle la tendance positive à la réorganisation de la société.
ports sociaux constituent la structure de la société et que la classe se Mais, de ce dernier point de vue, l'histoire de la production est aussi
définit à ce niveau. Et partout, Marx bataille sur deux fronts ; il attaque celle de la classe, elle nous renseigne, en même temps que sur son
ceux qui veulent faire de la société ou de la classe des entités transcen- devenir sur son avènement. D'ailleurs elle ne peut être réduite à sa
dantes par rapport aux individus et d'autre part ceux qui voudraient en signification économique ; ce que les hommes produisent, la manière
faire le résultat de l'action d'individus libres. De la classe, on peut dire dont ils produisent et la manière dont ils se situent les uns par rapport
ce que Marx dit de la société : « de la même façon qu'(elle) ... produit aux autres, se définissent contemporainement. De premiers rapports
l'homme en tant qu'homme elle est produite par lui. » Il est donc essen- sociaux s'établissent au niveau de la production et de l'exploitation
tiel de comprendre comment la classe se fait en tant qu'elle travaille 8 . capitaliste : la division du travail différencie des couches d'exécutants
Ou pour reprendre une formule de Marx, il s'agit de voir comment cett~ - professionnels, qualifiés, manœuvres, par exemple - tandis que le
force productive produit son propre cours en même temps qu'elle pro- système de rémunération en rapport avec cette division et sous l'effet
duit au milieu des machines les formes matérielles de toute la vie d'autres facteurs, établit une hiérarchie mouvante. Comment dire que,
sociale. S'agit-il par exemple d'un phénomène comme celui de la con- par rapport à cette structuration, la lutte révolutionnaire est contingente.
centration du prolétariat dans la société industrielle : il est dans la Il est vrai que les ouvriers ont à nier les différences de leur condition
perspective de Sartre une simple condition pour la praxis et l'on pour faire front contre le Capital ; mais cette négation, le mouvement
ne voit même pas pourquoi cette condition serait nécessaire. Elle est par lequel les hommes ressaisissent l'identité de leur sort d'exploités et
d'exécutants et se rejoignent dans l'entreprise commune, n'abolit pas
leur diversité. Ainsi Lénine montre-t-il que l'idéologie réformiste ex-
prime une aristocratie ouvrière liée au phénomène de l'exploitation impé-
s Du travail Sartre ne retient plus que celui qu'un sujet accomplit sur soi. rialiste. Ceci ne signifie pas que les ouvriers les mieux payés forment
Cf. p. 750 < ... d'où voulez-vous qu'elle vienne (la classe) sinon du travail que
les hommes font sur eux-mêmes ? >.
une organisation isolée et ont des aspirations en propre, tandis que le
68 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 69

reste de la classe participerait d'une autre idéologie. Si le réformisme couche a sur l'idéologie révolutionnaire. Dans le premier cas il s'agit
se donnait pour ce qu'il était réellement, s'il était mécaniquement lié à d'une relation permanente dans le cadre d'une certaine structure sociale
une couche sociale, il ne serait pas équivoque : en fait, c'est la classe et qui ne peut se traduire par un conditionnement historique. Dans les
entière qui perçoit dans sa couche privilégiée comme une anticipation deux autres, on voit comment, à partir d'une situation donnée des rap-
possible de son sort et elle ne renonce pas à la révolution comme on ports sociaux s'instituent et comment une perception de l'histoire et des
renonce à une idée devenue fausse ; aux yeux de la majorité, la révolu- élaborations idéologiques en procèdent. En fait, il est possible de met-
tion c'est d'abord la lutte pour des réformes dont le bouleversement tre en forme le développement de la classe sous ses aspects multiples
social n'est que la dernière conséquence. Les marxistes ont donc tor~ si on le considère comme une expérience. Tandis que Sartre déclare
de parler d'illusion pour caractériser l'attachement des masses à une c peu importe que la praxis soit ou non engendrée dialectiquement à
social-démocratie réformiste. L'illusion est une erreur qui n'est pas fon- partir de la condition prolétarienne :. (p. 734), nous dirions à l'inverse
dée dans le réel ; l'idéologie exprime certains rapports sociaux réels et que cette genèse dialectique de la classe est l'essentiel, qu'elle est la
son ambiguïté même le double caractère social d'unité et de diversité praxis elle-même. L'expérience du prolétariat, sa praxis donc, c'est le
,des prolétaires. Au vrai, les conditions économiques et sociales du réfor- mouvement historique par lequel il intègre ses conditions d'existence
misme suffisent si peu à l'expliquer qu'elles ne peuvent être elles-mêmes (par quoi nous entendons son mode de production et les relations socia-
décrites sans qu'on fasse allusion à des facteurs de lutte de classe et à les qui lui répondent) se réalise en tant que classe en s'organisant et en
des motifs idéologiques. Car ce n'est pas seulement la dialectique luttant et élabore le sens de son opposition au capitalisme. Cette expé-
du Capital qui institue une couche privilégiée, c'est la résistance du rience comprend des niveaux différents, mais elle s'effectue à chaque
prolétariat à ses exploiteurs qui contraint ceux-ci à accorder des con- niveau, déjà à ce niveau primaire que constitue la production, puisque
cessions et des privilèges. Et c'est aussi le mouvement propre de la celle-ci, bien qu'imposée est accomplie et douée d'un sens par ses
classe pour s'organiser qui la conduit à confier à une fraction d'elle- agents ; en sorte que le prolétariat n'a jamais affaire qu'à lui-même,
même des fonctions de représentation quasi-permanentes, dans ses syn- qu'à sa propre activité, qu'aux problèmes que lui pose sa situation dans
dicats et ses partis, et qui, par là même, accentue le processus de diffé- la société capitaliste. De ce point de vue, il s'agit donc de comprendre
renciation sociale et la puissance d'une minorité ouvrière. la lutte révolutionnaire en la replaçant dans l'expérience totale de la
classe. La dynamique de la Révolution russe n'est pas à considérer en
Les changements dans l'organisation des producteurs affectent donc soi, mais à relier à un prolétariat singulier, placé dans des conditions
aussi l'organisation de la lutte et celle-ci, à son tour, la première. Pour de production historiquement déterminées, entretenant avec les autres
prendre un autre exemple : la multiplication des ouvriers semi-qualifiés classes exploitées des relations qui ne sont celles d'aucun autre prolé-
dans le capitalisme contemporain transforme la lutte contre le Capital. tariat d'Europe. L'organisation du bolchevisme, son centralisme rigou-
Le groupe décisif des O.S. dans la production est à l'origine du syndi- reux doit être vu non pas comme un trait nécessaire du mouvement
calisme de masse en Europe ; aux Etats-Unis il a déterminé l'essor du ouvrier mais comme une certaine solution apportée aux rapports de
C.I.O. ; en même temps il paraît influer sur les méthodes de grève (occu- la masse et de son avant-garde. Le problème devient de savoir comment
pations d'usines et, dans certains cas, remise en marche sous le con- la politique bolchevique exprime à la fois la maturité et les difficultés
trôle ouvrier). Mais le développement de cette nouvelle couche n'est pas du prolétariat russe. Plus généralement, on en vient à s'interroger sur
déterminé par des facteurs purement économiques puisque le progrès le sens du parti dans l'expérience ouvrière et, notamment dans l'époque
de la technique et de la rationalisation est partiellement une réponse contemporaine. Mais c'est précisément cette dernière question que cer-
apportée par le Capitalisme à la résistance ouvrière, celui-ci cherchant tains veulent éviter à tout prix. C'est que si l'on tient le parti non pour
de plus en plus à renforcer l'exploitation grâce à une intensification l'incarnation de la classe, mais pour son expression et si l'on admet
du travail. qu'il peut exprimer les contradiction comme le progrès de la classe,
L'opposition de l'objectif et du subjectif, de la condition et de la une critique du stalinisme devient possible.
conscience de classe est donc artificielle dès qu'on veut lui donner un Cette critique, de toute nécessité, reviendrait à chercher le fonde-
sens absolu. Que voulons-nous en conclure? Que tout est dans tout? ment économique et social de la politique et du mode d'organisation du
Cette idée interdirait toute action et, par là même, elle ne peut être
stalinisme et à clarifier leur rapport avec la lutte du prolétariat pour
marxiste. Au reste la réciprocité d'influence que nous évoquons nous
incite à mettre l'accent sur certains facteurs et à distinguer unr dialec- son émancipation. A cet égard elle s'inspire des mêmes principes que la
tique principale dans le conditionnement. Par exemple lorsque nous critique léniniste de la social-démocratie réformiste. De même que celle-
parlons de l'influence qu'exerce sur le développement du capitalisme la ci, en effet, le stalinisme ne peut être traité comme un accident ou
résistance à l'exploitation, cette influence n'est pas du même ordre que comme un phénomène psychologique de trahison ; il a un sens histori-
celle que le mode de production a sur une couche ouvrière privilégiée, à que et une fonction dans la société ; il n'entraîne pas les masses. par
l'époque de l'impérialisme, ou que celle que le développement de cette hasard ; il est lié à un moment de l'expérience ouvrière et son rôle
70 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 71

contre-révolutionnaire, parce qu'il contredit cette expérience, doit se bref la changer en masse exécutante, est déjà une distance sociale;
dévoiler. c'est le mouvement par lequel la bureaucratie s'intègre idéalement aux
classes exploiteuses. Cette remarque ne signifie pas qu'un mode de
Le premier point à reconnaître est que la politique et l'organisation pensée bureaucratique détermine la constitution d'une couche sociale
du stalinisme, à l'échelle internationale, ont un caractère bureaucratique. spécifique; nous disons que c'est une même chose d'agir comme appa-
Par politique bureaucratique nous entendons une conduite de comman- reil de commandement, d'instituer dans un groupe des relations de carac-
dement qui fait du prolétariat un élément passif, dont on se sert, tère militaire, de se représenter là classe comme une masse incons-
qu'on engage dans des combats et des alliances sans se préoccuper de ciente et de s'établir dans le système d'exploitation. Cependant, cet éta-
son évolution consciente, à qui l'on tente d'imposer successivement des blissement est pour le stalinisme d'une autre nature que pour la social-
idéologies différentes sans que jamais l'élaboration, la discussion, la démocratie réformiste. Celle-ci identifie simplement ses intérêts à ceux
justification de la conception présente sortent du cadre d'une petite mi- de la bourgeoisie dominante ; le stalinisme n'envisage la perspective de
norité de dirigeants. Par organisation bureaucratique, nous entendons son développement qu'au travers d'une lutte à mort contre la bour-
un corps strictement discipliné et hiérarchisé dont la base n'a aucun geoisie. Cette dif.férence ne peut encore s'expliquer que dans une per-
contrôle sur la direction. Le bureaucratisme n'est pas un phénomène spective historique, celle de la transformation du capitalisme et de l'ex-
nouveau dans le mouvement ouvrier et l'on peut repérer une tendance périence que le mouvement ouvrier a fait au cours de sa lutte contre
permanente de celui-ci à rétablir en son sein la stricte division entre la bourgeoisie. Si le réformisme a pu devenir l'idéologie dominante de
dirigeants et exécutants qui est caractéristique de la société d'exploi- la Il" Internationale, c'est à la fois parce que le capitalisme pouvait ac-
tation. Cette tendance est manifeste dans la social-démocratie réfor- corder des réformes et parce que sa décadence (démontrée par la
miste (qu'on songe seulement à la description qu'en donne Rosa Luxem- théorie marxiste) n'avait pas été pratiquement expérimentée par le
bourg pour l'Allemagne) et elle apparaît même, mais toujours contra- prolétariat. Après la première guerre mondiale, la bureaucratie la
riée par l'activité des ouvriers et la critique de Lénine, dans le bolche- plus dynamique de la classe ouvrière ne peut plus, comme on dit, se
visme. Elle traduit au plus profond les difficultés d'une classe écrasée mettre à la remorque d'un capitalisme qui s'avère évidemment incapa-
par l'exploitation, qui doit, po•tr s'organiser, résoudre d'innombrables ble de progresser, qui continue bien à privilégier certaines couches ou-
tâches théoriques et pratiques et se trouve ainsi amenée à confier à une vrières, mais ne peut leur proposer qu'une moindre misère, qui apparaît
minorité le rôle de direction, tandis que son activité révolutionnaire et engendrer nécessairement un cycle de crises et de guerres permanent.
ses aspirations communistes propres supposent qu'elle supprime toute L'opposition radicale du stalinisme à la bourgeoisie ne traduit donc pas
relation de domination en son sein et inaugure un nouveau modt> d'ac- a priori l'action révolutionnaire des masses, comme n'a cessé de le
tion collectif. La nouveauté du stalinisme c'est que, pour la première croire Trotsky, mais essentiellement l'incapacité de la bourgeoisie à ou-
fois la bureaucratie revêt l'aspect d'une véritable couche sociale, s'uni- vrir à l'aristocratie et à la bureaucratie ouvrière une perspective histo-
fie 'à l'échelle internationale et acquiert une stabilité historique. Cette rique de progrès. Mais tandis que la bourgeoisie démontre son carac-
cristallisation bureaucratique est d'ordre à la fois social, économique et tère parasi'taire et régressif et son irrationalité, toute une série de trans-
idéologique. Si nous considérons d'abord le processus d'organisation formations économiques font pressentir la possibilité d'un nouveau
de la classe, il apparaît que la concentration de plus en plus poussée mode d'exploitation qui, en Europe, ne pourrait, semble-t-il, triompher
du prolétariat, le rassemblement d'importantes couches de travailleurs que par l'élimination de la couche dirigeante actuelle. La concentration
dans des tâches de production identiques et l'expérience des luttes issues monopolistique, la puissance accrue de l'Etat dans l'économie, le déve-
de la première guerre mondiale (parallèlement au renforcement du pou- loppement du machinisme, la rationalisation de la production, l'exploi-
voir de l'Etat et à la concentration du capitalisme international) ont eu tation intensive du prolétariat qui en découle donnent dans le cadre
pour effet d'entraîner des masses de plus en plus considérables dans même du système actuel une importance nouvelle tant à la bureaucratie
l'action politique, et ont fondé l'exigence d'une direction centralisée de administrative et technique qu'à la bureaucratie du travail. Alors que
la lutte à l'échelle internationale. Or, le même processus qui tend à dif- ces deux bureaucraties demeurent largement étrangères d'un point de
férencier une couche de direction et la constitue en délégation perma- de vue idéologique, il nous paraît clair que c'est dans la perspective de
nente des intérêts de la classe amène celle-ci à se rattacher à des forces teur unification et d'une gestion étatique de l'économie que la bureau-
sociales étrangères au prolétariat. Certes ce retournement semble incom- cratie ouvrière peut projeter un avenir autonome par rapport à la
préhensible ou purement accidentel si l'on veut réduire l'histoire à la classe prolétarienne et à la bourgeoisie régnante. Le stalinisme peut
psychologie. Pourquoi une avant-garde qui se rassemble à l'origine être, selon nous, interprété en ce sens, avant même qu'on ait précisé
pour la défense et l'émancipation de la classe en vient-elle à se donner son rapport au régime existant en U.R.S.S. Mais, de toute évidence, que
des fins propres? En fait, c'est que la distance idéologique que pren- se soit réalisée dans un pays du monde cette domination de la bureau-
nent par rapport à la classe les partis de la lll" Internationale, quand cratie ouvrière, qu'elle ait pu réussir quelque part à trouver un fonde-
ils prétendent lui prescrire ses fins, lui imposer le sens de sa marche, ment économique, cristalliser autour d'elle toutes les fonctions de ges-
72 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 73

tion de la société et, grâce à une appropriation collective (en tant que c'est une chose de dire que le prolétariat doit nécessairement prendre
couche dominante) se comporter comme une classe aux dépens du pro- conscience de son opposition à la bureaucratie et de chercher les signes
létariat, cet événement a joué un rôle décisif dans l'expansion et la actuels de cette expérience ; c'en est une autre de savoir si l'avenir lui
prise de conscience de la bureaucratie stalinienne. permettra de traduire positivement cette opposition en faisant échec à
ses nouveaux exploiteurs. Il nous suffit d'indiquer ici que l'expérience
Veut-on donc définir le rapport du stalinisme avec le mouvement
prolétarienne ne se poursuivra, quelle qu'en soit l'issue, que par la ten-
ouvrier, il faut à la fois rechercher les raisons pour lesquelles la classe,
tative d'instaurer dans la lutte de nouveau rapports incompatibles avec
dans sa majorité, a suivi sa politique et voir en quel sens néanmoins
l'existence d'une direction bureaucratique.
elle s'en distingue. Nous avons déjà dit que le stalinisme répondait à
un besoin dans le prolétariat, mais pourquoi, malgré sa stratégie à plu- Mais plutôt que de chercher le sens du prolétariat dans son histoire,
sieurs reprises manifestement contre-révolutionnaire, a-t-il continué à il est certes plus commode de traiter de celui-ci comme d'un personnage
capter l'énergie des ouvriers. Il ne suffit pas à cet égard de remar- dont l'action dépend de sa bonne ou mauvaise volonté, de sa lucidité
quer que le réformisme a exercé une longue emprise ; le stalinisme pu de son ignorance, de sa force ou de sa faiblesse. Son histoire, selon
a une autre puissance. C'est que sa politique ne consiste pas à émous- Sartre, la voici réduite à la succession monotone de l'espoir et du décou-
ser la violence ouvrière, mais à l'utiliser pour ses propres fins ; elle ne ragement. Note-t-il que « l'organisation de la société capitaliste n'a
vise pas, historiquement, au compromis avec la bourgeoisie, mais cher- cessé d'évoluer ni la situation de l'ouvrier de se modifier », c'est pour
che l'élimination de celle-ci ; elle n'est donc pas conservatrice - au enchaîner, comme si cette phrase n'avait aucun sens à ses yeux : « On
vrai sens du terme - mais, en fonction de ses intérêts propres, révo- trouvera, selon les époques, qu'il (l'ouvrier) « colle » plus ou moins à
lutionnaire. Chaque fois donc que le stalinisme cherche à enrayer le son action politique ou qu'il se résume plus ou moins dans sa vie pro-
développement d'un mouvement de masses dans la crainte de voir son fessionnelle ; ses liens aux organisations de classe se resserrent ou se
autorité balayée par une avant-garde clairvoyante ou l'influence du relâchent, les buts qu'on lui propose - réformes ou révolutions, peu
parti contestée par une direction issue de comités d'usine ou de soviets, importe - lui paraissent réels, parfois même à sa main, ou lointains
son action, le plus souvent, ne consiste pas à pactiser purement et sim- et parfois imaginaires. S'il perd l'espoir, aucun discours ne peut le lui
plement avec le pouvoir bourgeois, comme le ferait le réformisme, mais rendre ; mais que l'action le prenne, il croira : l'action est par elle-même
à étouffer le mouvement au nom de considérations stratégiques que son une confiance. Et pourquoi le prend-elle? Parce qu'elle est possible :
opposition historique à la classe dominante justifie. Et alors même que il ne décide pas d'agir, il agit, il est action, sujet de l'histoire ... Plu-
le stalinisme collabore tactiquement avec la bourgeoisie, cette collabo- sieurs fois l'action s'est terminée par un désastre : alors les travailleurs
ration, parce qu'elle s'insère dans une perspective de conquête de l'Etat qui étaient le sujet collectif de l'histoire, en redeviennent individuelle-
- dont l'existence de l'U.R.S.S. atteste le fondement réel - n'est pas ment les objets» (p. 717). Certes l'auteur a bien le droit de faire une
vue comme une trahison. Cependant, l'attachement des masses au sta- description schématique de l'action ouvrière, sans se référer à des épi-
linisme ne se justifie pas par leur commune opposition aux couches capi- sodes historiques précis. Mais l'étonnant est que cette action n'exprime
talistes régnantes. Il serait artificiel de croire que le prolétariat se dé- à ses yeux aucune créativité~. Elle prend l'ouvrier ou le lâche comme
finit par la seule haine du pouvoir existant et que cette atti•tude de une colère, et le monde s'en trouve à chaque fois pareillement boule-
haine demeure la même, quel que soit le parti auquel il se rallie. Pas versé. La théorie des émotions se substitue à celle de l'histoire.
plus que le réformisme, le stalinisme ne fonde sa puissance sur les En fait, cette conception a pour fonction de justifier la toute puis-
seules illusions des masses. A un certain égard, celles-ci participent de sance du parti. Aux oppositions de l'identité de condition et de l'unité
certaines aspirations de la bureaucratie ; une réorganisation de l'indus.: de classe, de l'objectif et du subjectif, Sartre ajoute en effet celle de
trie sur des bases plus rationnelles, l'élimination des crises et du chô- la spontanéité et de l'action du parti 10• Et, bien sûr, toute sa critique
mage, la planification de la vie sociale ont en elles une résonance alors
même qu'elles pressentent que cette transformation ne supprimerait pas
9 Qu'on .so.ng~ seulement à la ~rève. N'est-i~ pas évident qu'elle change de
l'exploitation et ne leur procurerait pas une véritable émancipation. Ce-
forme ? Est-JI md1fférent que depuis une !rentame d'années les ouvriers ne se
pendant, si forte que soit l'influence du stalinisme, elle ne peut s'exercer contentent plus d'arrêter le travail mais dans certains cas occupent les usines
qu'à une seule condition : il doit être une opposition, privée de toute et tentent même de les remettre en marche sous leur contrôle. Or ces tentatives
participation au pouvoir. S'il règne, son caractère antiprolétarien se dé- n'ont jamais été inspirées par le parti.
lO Faut-il faire remarquer qu'un des grands mérites de l'œuvre philoso-
voile nécessairement ; pour les ouvriers russes ou tchécoslovaques, la phique d~ Sa~tre est d'ay?ir tenté de rompre avec un mode de pensée étroite-
planification et la rationalisation sont d'abord celles de leur exploita- ment ratiOnaliste. Or voiCI que dans Les Communistes et la Paix l'auteur ne
tion ; pour les ouvrier français, en 1947, une expérience se dessinait ~rocède plu~ qu_e par dichotomie : conditio!J et classe, action et p~ion, subje-
déjà qui dressait violemment une partie d'entre eux contre leur bureau- tJf et obJectif, hberté et nature, être et fa1re, toutes ces oppositions se voient
accorder une valeur absolue. Transformé en champion des idées claires et
cratie. En ceci réside la contradiction fondamentale du stalinisme. Mais distinctes, Sartre met facilement les rieurs de son côté : c Pour un marxiste
74 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 75

est dirigée contre le spontanéisme. II va de soi que si l'on entend par la classe qui agirait en son nom. Parlant par exemple du rôle des intel-
spontanéisme un élan mystérieux (c'est lui-même qui emploie, pour s'en lectuels dans le mouvement ouvrier, il écrit : c C'est un phénomène inhé-
moquer, le terme de classe-élan) qui pousserait irrésistiblement les pro- rent à la marche prolétarienne que des individus appartenant à la
létaires à l'assaut du capitalisme, cette notion est indéfendable pour un classe dominante viennent se joindre au prolétariat en lutte et lui ap-
marxiste. Mais à travers le concept de spontanéité, c'est de toute évi- portent des éléments constitutifs ... mais il y a ici deux observations à
dence celui d'histoire autonome ou d'expérience que Sartre vise, puis- faire ... » La première est que ces individus doivent avoir une valeur
qu'il nous dit que la classe n'est rien sans le parti et ne peut se mani- réelle, la seconde « •.• qu'ils fassent leurs sans réserve les conceptions
fester indépendamment de lui. C'est sur ce dernier point que nous vou- prolétariennes» 11 • Selon Marx il y a donc non seulement des aspira-
lons insister en montrant que dans le marxisme la notion de classe est tions de la classe mais des conceptions qui sont à rejoindre si l'on veut
fondamentale tandis que celle de parti, si importante qu'elle soit, est participer à sa lutte. Ce texte est d'autant plus significatif que Marx
seconde. ajoute quelques lignes plus bas : « Nous avons formulé, lors de la
Marx n'a-t-il pourtant pas écrit : « Le prolétariat ne peut agir création de l'Internationale, la devise de notre combat : l'émancipation
comme classe qu'en se constituant en parti politique distinct. » Cette de la classe ouvrière sera l'œuvre de la classe elle-même. Nous ne pou-
phrase dont Sartre fait si grand cas n'a cependant pas le sens qu'il vons, par conséquent, faire route commune avec des gens qui déclarent
lui attribue. Elle ne veut pas dire que la classe n'existe que par le ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-
parti, elle ne précise pas le rapport de l'un et de l'au1re, elle ne donne mêmes, et qu'ils doivent être libérés par en haut, c'est-à-dire par des
pas au terme de parti la signification qu'il a prise avec le stalinisme. grands et petits-bourgeois philanthropiques ... » Cette dernière phrase,
Comment Marx pourrait-il identifier classe et parti quand il voit dans on s'en doute, ne vise pas le stalinisme ; mais il faut reconnaître que la
la Commune de Paris la première forme d'un gouvernement ouvrier, en théorie de l'autoémancipation des travailleurs n'est guère compatible
l'absence de toute direction révolutionnaire. En fait, chaque fois qu'il avec son idéologie. Or c'est seulement dans le cadre de cette théorie
parle de la révolution prolétarienne, Marx la caractérise comme le qu'on peut comprendre quelle est pour Marx la fonction du parti : il
soulèvement de l'immense majorité contre une minorité d'exploiteurs, est un produit ou une expression de la classe. Marx écrit en 1875, dans
comme l'émancipation des travailleurs eux-mêmes, et il réfute l'idée sa critique du Programme de Gotha : « L'activité internationale des
que cette émancipation puisse être l'œuvre d'une fraction extérieure à classes ouvrières ne dépend nullement de l'existence de l'Association
internationale des travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tenta-
tive pour doter cette activité d'un organe central » 12• Plus explicitement
anti-stalinien, écrit-il par exemple, la praxis révolutionnaire des !"as~ ne sau- encore, s'il est possible, il distingue le socialisme moderne du socia-
rait se confondre avec les manœuvres qu'elles exécutent sous la direction du P.C. lisme doctrinaire par le fait que le premier seul est engendré sponta-
Et comme elle ne font rien d'autre que ces manœuvres, leur vraie praxis se nément par la classe 18. Enfin il faut reconnaître que Marx voit dans le
manifeste par ce qu'elles ne font pas. Nous avons vu tout à l'heure la liberté se parti, non seulement l'organisation générale de la classe, mais surtout
mêler à la nature ; de même, ici, objectif et subjectif se mélangent et finalement
une étrange réalité paraît qui est à la fois l'unité objective et insaisissable des son unité idéologique. Ainsi, comme le montre justement M. Rubel,
masses en tant qu'on la conclut de leur dispersion et leur élan subjectif et parle-t-il constamment du parti ouvrier alors qu'il est seul avec Engels
invisible en tant qu'on le déduit de leur immobilité provisoire. Ce concept ambi- à l'exprimer 14.
valent nous est ensuite proposé sous le nom de classe » (p. 738). Et encore
contre le même marxiste anti-stalinien « ... et puisqu'il s'agit d'ôter au Parti
le mérite de réaliser l'unité d'action ouvrière, on situera le principe magique
de leur unification quelque part entre le régime objectif de la production et la
subjectivité du producteur comme la spontanéité individuelle entre l'être et le
faire, comme la libido freudienne entre le corps et la claire conscience » (p. 11 Cité par M. Rubel, Karl Marx, Pages choisies pour une éthique socialiste.
739). Et de rire. Mais qui rit ? Ceux-là même qui se gaussaient hier du concept p. 234-5.
d'existence ou de celui de situation : M. Lefebvre, bien stlr, son ami, M. Garaudy
et son ennemi Naville. A moins que Sartre ne soit prêt à faire une redoutable . :2 La phrase de Marx sur l'organisation du prolétariat en parti politique
distinct est de 1871 (Résolution de la Conférence de l'Association internationale
mise au point sur les termes et les idées qui sont à la source de sa philosophie des travailleurs sur l'action politique de la classe ouvrière). Sa pensée n'a donc
(à vrai dire nous n'y croyons pas un instant), il devrait, nous semble-t-il, garder
une certaine retenue dans sa critique de l'ambiguïté. « Ces fadaises flattent pas varié sur ce point. Dans le même sens il écrivait d'ailleurs en 1860 dans
l'optimisme socaliste », nous dit-il encore de ces tentatives anti-staliniennes. une le~~e ~ Freihgrat~, que la Ligue communiste n'avait été c qu'un épisode
Mais Marx risque d'en être le roi, lui qui voit dans le travail une activité objec- dans 1 h1st01re du partit lequel nalt spontanément du sol de la société moder-
tive subjective (c toute la prétendue histoire du monde est production de l'hom: ne». (Nous soulignons.,
me par le travail humain donc le devenir de la nature pour l'homme») et qu1 , 13 «.(Le socialisme doctri!la~re) n'~ ét~ l'expression théorique du prolétariat
nous montre dans le prolétariat un être qui n'est pas ce qu'il parait (c Peu 9u au~s1 longtemps que celu1-c1 ne s était pas développé encore suffisamment
importe ce que tel ou tel prolétaire ou même ce que le prolétariat tout entier JUsqu a engendrer spontanément son propre mouvement historique» cité par
s'imagine être son but, momentanément. Ce qu'il importe c'est ce qu'il est et ce Rubel, op. cil., p. 224. '
qu'il sera contraint de faire conformément à son être»). u. Rubel, op. cil., p. XLll.
76 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SARTRE 77

Cette conception de la classe est, à quelques nuances près, celle de cas une tendance naturelle du prolétariat ou si elle n'est pas plutôt le
grands leaders révolutionnaires. Trotsky affirme qu'il y a dans le pro- produit d'un processus historique, comme la thèse de Lénine sur le
létariat une tendance élémentaire et instinctive à reconstruire la société développement du réformisme dans le cadre d'un impérialisme se pro-
sur des bases communistes 15 . Rosa Luxembourg que « la social-démo- pose précisément de le montrer. Le succès, à l'aube du mouvement ou-
cratie n'est pas liée à l'organisation de la classe ouvrière, qu'elle est le vrier anglais, d'un courant essentiellement politique, comme le fut le
mouvement propre de la classe ouvrière» 16• S'agit-il de « fadaises de chartisme, alors que les associations économiques étaient encore peu
l'optimisme socialiste :~~ ? Il s'agit plutôt de cette idée profonde que la nombreuses et fragiles, nous fait évidemment pencher vers cette idée.
classe est révolutionnaire essentiellement et non par accident, révolution- En tout cas, l'exemple allemand que Rosa Luxembourg a remarquable-
naire en elle-même et non parce qu'une fraction d'individus profite de ment analysé ne peut être récusé. Dans ce pays, la social-démocratie
son antagonisme avec la bourgeoisie pour l'entraîner dans une révolu- n'est pas venue coiffer le mouvement syndical, elle fut, au contraire, à
tion politique 1 7. Et Lénine, demandera-t-on, n'est-il pas vrai qu'il pré- son origine et c'est seulement à une étape ultérieure que syndicalisme
tend que le mouvement ouvrier, laissé à lui-même, ne saurait dépasser le et social-démocratie en sont venus à se présenter comme deux mouve-
stade du tracte-unionisme, et que l'intelligence politique lui est apportée ments distincts, le premier prétendant se suffire à lui-même. Quant à
du dehors ? De fait, l'importance du Que faire ne peut être contestée. l'attitude de Lénine, au moins jusqu'à la révolution, elle n'est pas celle
Toutefois il convient de remarquer que son auteur donne une description d'un homme pour qui le parti serait le détenteur de la vérité et la masse
fausse de l'histoire ouvrière, que sa conduite propre dément la thèse une force aveugle. Son combat incessant dans les premières années du
qu'il exprime, que cette thèse, enfin, traduit plus une contradiction du bolchevisme pour donner la plus large place aux militants ouvriers dans
léninisme qu'un de ses traits essentiels 18 • Il est en effet inexact, tout toutes les instances du parti, son mépris à l'égard de ceux qu'il appelle
d'abord, de prétendre que les ouvriers russes n'ont réussi par eux- déjà des bureaucrates, l'appui qu'il donne pendant la révolution russe
mêmes qu'à se regrouper dans des associations économiques et que aux ouvriers d'usine qu'il juge c cent fois plus à gauche que les leaders
la conscience politique a été introduite en eux par des éléments de l'organisation :~~, ses analyses théoriques de la dictatures du prolé-
extérieurs à la classe. Ce qu'il y a de caractéristique au contraire tariat qu'il assimile totalement avec le pouvoir des soviets sans faire
en Russie, c'est que le prolétariat a, dès l'origine, eu conscience de son ,une allusion au rôle particulier du parti, sont autant de signes de sa
opposition politique au régime et que ses revendications économiques confiance en l'autonomie de la classe.
ont toujours été liées à cette opposition. L'oppression tsariste, commè S'il faut cependant reconnaître qu'à certaines époques Lénine, comme
Trotsky notamment l'a montré, favorisait davantage le regroupement Trotsky d'ailleurs, a paru accorder une importance extrême au parti, il
des ouvriers dans des clubs politiques clandestins que dans des syndi- n'est pas inutile de noter que c'est à chaque fois dans une période de
cats. Ce qui est seulement vrai, c'est que les activités politiques ou- recul des masses et d'isolement de la révolution. C'est lorsque les soviets
vrières sont demeurées dispersées tant que les éléments les plus dyna- s'avèrent incapables d'assurer effectivement la gestion de l'économie,
miques de l'intelligentzia ne lui ont pas permis de se cristalliser dans lorsque la révolution se trouve isolée en Europe, lorsque la direction du
une organisation unique. Mais ces éléments laissés à eux-mêmes n'au- parti doit en fait assumer toutes les responsabilités que Lénine agit
raient eu aucun pouvoir, ils n'ont joué un rôle décisif que parce qu'ils comme si la vérité se confondait avec sa personne, et par exemple qu'il
venaient rejoindre un mouvement ouvrier profondément politique. Lénine supprime impitoyablement toutes les oppositions. C'est lorsque l'orga-
paraît du reste plus soucieux de l'expérience anglaise que de l'expé-
nisation est largement bureaucratisée et qu'il ne dispose plus d'aucun
rience russe ; il est obnubilé par le développement du tracte-unionisme
recours à une action ouvrière, que Trotsky déclare que le parti ne peut
en l'absence d'un parti politique. Mais cet exemple est lui-même ambigu.
se tromper. Chaque fois, cependant, que la classe écrit sa propre his-
Car il s'agirait de savoir si la mentalité tracte-unioniste exprime dans ce
toire, tous les grands leaders révolutionnaires se rejoignent pour affir-
mer son autonomie. C'est Marx lui-même qui, après avoir qualifié de
"' folie désespérée » toute tentative d'insurrection à Paris, soutient sans
Hl Trotsky, ln Defense of Marxism, p. 104. restriction les communards et voit dans leur œuvre c un point de départ
16 Rosa Luxembourg, Marxisme contre Dictature, édit. Spartakus, p. 21. d'une importance universelle». C'est Lénine qui cite en exemple cette
11 Rappelons la phrase de Marx, c la classe est révolutionnaire ou elle n'est attitude et raille les menchéviks et leur conception de l'opportunité révo-
rien :~~, dont Sartre fait !ln c_u~ieux usa~e. Associé~ p~r ~~lui-ci à une autr~ lutionnaire. C'est Trotsky qui décrit la révolution de 1905 et celle de
citation concernant la necessite du parti, elle parait s1gntfter : la classe agit
en tant qu'elle s'identifie au parti. Il faut donc préciser que la première formule 1917 comme l'œuvre des masses et met au premier plan le rôle des
se trouve dans une lettre adressée à Schweitzer. Marx déclare seulement que la soviets, rôle que le bolchevisme lui-même met un temps à comprendre
classe ne peut ni ne doit rien attendre des pouvoirs. JI affirme ainsi l'autonomie en 1905. C'est enfin Rosa Luxembourg qui condense en une formule
du prolétariat. significative son estimation de l'expérience ouvrière : c Les erreurs com-
18 Enfin il faut ajouter, si l'on croit Trotsky dans son livre sur Staline, que
mises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont histori-
Lénine aurait abandonné sa thèse.
78 LE MARXISME ET SARTRE LE MARXISME ET SAR_TRE 79

quement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité affirmant leur attachement au prolétariat, jugent du stalinisme sur sa
du meilleur comité central. » 1e seule opposition à la bourgeoisie, ne dominent pas le bruit de la phra-
Cet aspect du marxisme, Sartre, comme tant d'autres, préfère l'ou- séologie révolutionnaire et apprécient une société, l'U.R.S.S., non d'après
blier. Sans doute pense-t-il que l'action politique ne supporte pas une les rapports qu'elle institue entre les hommes, mais d'après ce qu'elle
trop grande rigueur dans la théorie. Les vérités de raison sont bonnes dit d'elle-même. S'il est abstrait de dévoiler l'idéologie de commande-
pour la philosophie ; en politique celles du sens commun peuvent suf- ment des partis staliniens et de la relier aux conditions d'exploitation
fire. Il suffit donc de constater que le stalinisme est suivi par une im- dans lesquelles s'édifie la société russe, à ce compte le marxisme tout
portante fraction de la classe ouvrière pour juger qu'il est le parti du entier est abstrait qui parle de plus-value quand elle n'apparaît nulle
prolétariat. Il suffit qu'il procède directement du bolchevisme pour qu'il part, et qui dénonce la mystification du libéralisme bourgeois quand
en soit le parfait continuateur. Il suffit enfin qu'on ne puisse le rempla- celui-ci propose des valeurs adorables. Peut-être pensera-t-on qu'il est
cer pour qu'on doive combattre à ses côtés. Au reste cette dernière re- plus sot qu'abstrait de vouloir tout ramener à la lutte prolétarienne et
marque est pour Sartre décisive. Il demande : supprimeriez-vous le sta- de croire que l'abolition de l'exploitation est la tâche essentielle de
linisme, que feriez-vous à sa place? Le trotskiste est la juste victime notre temps. Marx et Lénine qui le voulaient avaient pour eux, au
de ce jeu facile. Il est vrai que celui-ci se donne dans l'imaginaire la moins, de participer à une lutte effective. Il n'en est plus de même au-
situation réelle que vit le stalinien et se contente de supposer la réponse jourd'hui. On ne peut le nier. Mais on peut aussi noter que la classe
révolutionnaire qu'il aurait fallu faire. Comme chaque situation est, n'a pas seulement effectué un recul, qu'elle a affronté le problème révo-
pour une part, un effet de la politique stalinienne, le trotskiste est, à lutionnaire par excellence, qui n'est pas seulement celui du renverse-
chaque fois, condamné à remonter dans le temps jusqu'à l'avènement de ment de la bourgeoisie, qui est d'abord celui de l'organisation de son
Staline. Comme par ailleurs il sait que le stalinisme n'agira jamais propre pouvoir, celui de la gestion collective de la société, qu'elle a
comme il l'invite à le faire, il est toujours réduit à noter dans la marge continué de manifester sa créativité en recourant à des formes de lutte
du réel des avertissements et des corrections inutiles. Sartre peut donc nouvelles, qu'elle a abandonné toute une série d'illusions sur la démo-
bien dire que le possible trotskiste est abstrait et que le possible sta- cratie ou le nationalisme, que les conditions économiques n'ont cessé
linien est, à la rigueur, le seul possible puisqu'il peut se muer en réel. d'évoluer dans un sens favorable à une réorganisation rationnelle de la
Cette remarque ne vaut toutefoip que contre le trotskisme et suppose société, qu'en bref, il n'est pas possible actuellement de biffer la possi-
entre celui-ci, le stalinisme et la pensée de Sartre, un postulat commun : bilité du communisme.
le parti est sujet de la praxis. Nous avons tenté de dire en quoi cette Toutes ces réflexions, dira-t-on encore, se fondent sur une philo-
idée était radicalement antimarxiste, et, ce qui est plus grave, fausse. sophie de l'histoire, une estimation de la lutte de classes, de la puis-
Dès qu'on reconnaît que la praxis est la lutte et le devenir de la chsse, sance prolétarienne qui relèvent d'une création imaginaire. Peut-être
le stalinisme peut être remis à sa place dans l'expérience prolétarienne le marxisme est-il un délire cohérent, et tous les signes que nous voyons
et la question primordiale devient celle de clarifier cette expérience et de la créativité des ouvriers ne parlent-ils qu'à notre paranoïa. Peut-être
de l'aider à se développer, non de chercher à remplacer le parti actuel encore le marxisme a-t-il été vrai et est-il aujourd'hui périmé, la gran-
par un autre parti qui, imposé du dehors, aurait nécessairement les deur du léninisme un attribut de la belle époque dont le maniaque tente
mêmes traits. de réveiller les échos comme tel autre ceux du jazz pur. Le tout, si on
Voilà bien l'abstraction, dira-t-on : un si long raisonnement pour le pense, est de le dire.Au reste, si la politique amuse, on pourra bien
conclure à l'abstention. Il est vrai qu'il est abstrait en regard de l'his- s'en occuper encore. Mais l'étonnant est que les intellectuels qui veulent
toire quotidienne, de chercher plus la clarification que l'action efficace, aujourd'hui défendre, et à quelque égard, justifier le stalinisme sans
d'accorder plus d'importance à un auditoire de cinquante ouvriers, qu'au accepter sa philosophie de J'histoire, ont toutes les manies du marxiste,
public du Vel' d'Hiv', de chercher les signes d'une maturation ouvrière font un usage constant de ses principaux concepts et n'ont pour origi-
là où n'apparaît que le jeu du stalinisme et de la bourgeoisie. Voulons- nalité que de n'en pas comprendre le sens.
nous donc opposer une vraie histoire qui ne se manifeste pas à celle dt! En dernière analyse, l'attitude de Sartre est celle d'un empirisme en
chaque jour ? En fait il ne s'agit pas d'un choix entre telle et telle politique et nous croyons qu'il finira par nous dire que la révolution
histoire et d'une préférence pour les développements secrets plutôt que est un mythe et le pacifisme la seule vertu du présent. Tout le malheur
pour la publicité des événements, mais d'une manière de se lier à la vient de ce que J'empirisme se pratique en silence ; il ne souffre pas la
société. Notre abstraction est d'essayer de rattacher notre pensée et théorie. S'il faut parler, la politique se change en vision du monde et
notre conduite, dans la mesure du possible, à l'effort du prolétariat pour l'empirisme en philosophie. Au niveau de la philosophie, la rencontre de
abolir l'exploitation. Sommes-nous alors plus abstraits que ceux qui, Marx est inévitable et sa critique de toutes les mystifications n'a rien
perdu de sa virulence.
1e Op. cit., p. 33.
' DE LA RJ!PONSE A LA QUESTION
éternel ; je cherche à comprendre ce qui se passe en France, aujour-
d'hui, sous nos yeux:~~, je ne voyais dans cette remarque qu'une clause
de style, d'autant qu'elle venait couronner un long développement sur la
Masse, le Parti, la Classe et la Praxis, soit des concepts qui dépassent
le cadre que vous chérissez de l'ici et du maintenant. Force m'est de
81

v reconnaître que je sous-esti mais votre habileté ou que je surestimais


votre originalité. je surestimais celle-ci et j'aurais dû me rappeler que
le mépris de la théorie est un trait permanent de l'opportunisme, cent
DE LA RÉPONSE À LA QUESTION * fois dénoncé par Lénine et Trotsky. je sous-estimais votre habileté car
je vois bien que ce refus de la théorie vous dispense de répondre' aux
questions qui vous gênent: ainsi quand vous justifiez le stalinisme par
une description des rapports des masses avec le parti, vous prétendez
j e vous reprochais de confondre le parti et la classe et je voyais à demeurer sur le terrain des faits, et quand on vous répond que ces rap-
la source de cette erreur votre incapacité à définir celle-ci comme une ports ont une histoire et que le stalinisme en offre une solution toute dif-
réalité économique, sociale et historique ; je reliais cette incapacité à férente du bolchevisme, vous rappelez que vous ne recherchez que ce qui
votre rationalisme étroit qui vous enfermait dans les oppositions de se passe c aujourd'hui, en France, sous nos yeux » ; faire de la théorie
l'action et de la p assion, du subjectif et de l'objectif, de l'unité et de devient <inutile, dangereux (pardi 1) et outrecuidant •· j'ai donc eu cette
la dispersion ; je pensais que ce rationalisme vous interdisait de com- outrecuidance et vous m'avez vertement remis à ma place. Sans doute
prendre l'idée de praxis, que vous entendiez en fait comme l'acte pur auriez-vous pu remarquer que mon article répondait au vôtre et ne trai-
d'un organisme pur, et qui selon moi, suppose un entrelacement de tai t aucun thème que vous n'aviez déjà abordé, en sorte qu'Il fallait ou
toutes tes déterminations économique, sociale et politique. Il me semblait accorder ou dénier aux deux les mêmes caractères. Mais ce scrupule ne
enfin que vous ne rendiez pas compte de l'écart, pour ne pas dire de vous a pas embarrassé : quand vous écriviez que la classe se fait se
l'abîme, qui sépare le marxisme de Marx, de lénine, de Rosa Luxem- défait et se. re! ait sans cesse, vous ne faisiez qu'énoncer des remarq~es,
bourg ou de Trots ky et le s talinisme sur la question des rapports entre vous vous hvnez à de simples considérations, ou, comme vous le dites
le parti et la classe. Il paraît que je me suis trompé ; j'avais pourtant en une formule don t j'ai apprécié l'originalité, vous n'usiez que de votre
pris soin de vous citer le plus souvent possible, ma is sans doute au- c bon sens • · En revanche quand je dis que le prolétariat a une hist oire,
cune de vos phrases ne doit-elle signifier ce qu'elle dit. j'apprends main- ou qu'il développe une expérience, je < fais une reconstruction de la
tenant que le parti ne s'identifie pas plus à la classe que le fil à la dialectique du mouvement ouvrier depuis ses origines :.. A la vérité ce
botte d'a sperges qu'il lie. Vous parlez d'une médiation qui est à la fois poi~t ne mériterait pas qu'on s'y arrête et je serais tout prêt à v'ous
rapport et volonté, d'ensembles brouillés de significations et d'actions et l'abandonner si vous n'en tirie.z une argumentation qui, de déplaisante
même d'expérience ambiguë. Enfin vous déclarez - ce qui permet de devient rapidement inadmissible, et appelle enfin à de désagréables
couper court à tou t discussion s ur les rapports entre marxisme et stali-
nisme - , que vous ne faites pas une théorie du prolétariat, projet que
vous jugez c inutile, dangereux et d'ailleurs outrecuidant». je reviens
1 réflexions sur son auteur. De la critique de ma prétention vous êtes
passé, en effet, à celle de ma situation d'intellectuel dans le but de
discréditer mes idées. Certes j'avais écrit « not re abstraction est d'es-
d'abord s ur ce de rnier point pour m'empresser de reconnaître que vous sayer de rattacher notre pensée et notre conduite dans la mesure du
affirmiez déjà dans tes Communistes et la Paix votre désir de ne point possible à l'effort du prolétariat pour abolir l'exploitation:., mais après
faire ou refaire une théorie, ni même de la théorie en général. Si je tout ce n'était que des mots et vous pouviez traduire librement « vous
n'avais tenu a ucun compte de cet avertissement, c'est que, dans les pages voulez prouver, comme nous le verrons, que vous servirez mieux le pro-
suivantes, vous citiez Ma rx, Lénine, Boukharine et Trotsky et vous létariat en vous ancrant dans la bourgeoisie intellectuelle:. (1575 nous
démontriez - car vous ne pouviez le montrer - d'une manière propre- soulignons). Cependant le portrait d'un intellectuel myope et solitaire
ment théorique dans quelles conditions s'édifiait l'unité de classe. Et aurait pu vous suffire à prouver que j'étais impuissant à comprendre la
quand vous ajoutiez : « je ne m'occupe pas de ce. qui serait souha~tab.te, politique ouvrière ; il vous a fallu dire davantage : j'offre aux jeunes
ni des rapports idéaux que le parti en soi entretient avec le proletanat patrons un marxisme qui leur permettra d'exploiter en bonne conscience
le prolétariat (1575) ; dans ma description de l'évolution technique de la
• Les Temps Modernes, n• 104, juil. 1954. Rédigée dans les semaines qui sui- classe, je suis c franchement odieux » (1595) ; quand j'évoque la possi-
virent la pubhcation de l'article Réponse à Lefort - texte dont la véhémence ,bllité d'un échec final de la lutte socialiste, je suis «cynique, ( 1628),
nous surprit - cette lettre attendit une année avant de ~araltre ~f!S la Revue. car je l'attends ; enfin ma critique du stalinisme est d'inspiration trou-

'
La Rédaction, après avoir tenté de nous dissuader, céd~ a notr;e ms1stance. Elle
exigea d'importantes coupures auxquelles nous consenhmes. N ayant pu retrou- ble : c Le Figaro, écrivez-vous, qui vise comme vous, quoique pour des
ver le manuscrit primitif, nous reproduisons la version amputée. raisons probablement différentes à séparer la classe de son appareil... ,.
6
DE LA REPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 83
82
(1622). Cette heureuse progress!on soutient v~tre lon~ue démon~tration, tion croissante de leur bureaucratie au système d'exploitation, quand je
à elle seule sans doute incomplete. je reconnais que Je ne la goute pas. lie ces transformations à l'évolution économique, j'ai tort ou j'ai raison,
Et cette petite phrase sur Le Figaro me contraint à vous voir sous ~n j'exprime une opinion que je crois fondée, mais, je vous en donne acte,
jour nouveau. je ne vous sais .même pas g~é du pr~bablement. c.ar e~fm je ne parle pas au nom du prolétariat. je parle sur le prolétariat, comme
si vous saviez quelque chose, tl fallait le due ; et SI vous ne sav~ez ne~, tout autre et d'abord comme vous. Car il ne suffit pas de dire que le
il fallait vous taire ; et si c'était un mouvement de votre plume tl fallait prolétariat crève de misère et d'abrutissement et qu'il bâille et se cou-
le reprendre. je vois bien que vous aimez la ~olémique : ~ette ~orm~le che dans l'intervalle des assauts qu'il lance sous les ordres du parti
sur les jeunes patrons lefortistes est une trouvatlle ; vous f~1tes bten nre stalinien pour avoir le droit de parler en son nom (et ne prétendez pas
de mes tours abstraits (deux fois rire d'ailleurs, et de m01 et de vous), que vous ne faites que répéter ce que dit le P.C., car il affirme tout
vous ponctuez mes phrases de spirituels bah voyons~ .tiens~ à la bo~ne autre chose). Alors? Le scandale, selon vous, je le vois bien, c'est que
heure, du meilleur effet 1. Tout ceci est dans une tradition b1en fra~ça1se je parle d'expérience. Or, dites-vous, pour parler d'expérience, il faut
et permet de vous lire à haute voix. Mais la polémiq~e ne condlll~ pas ou bien y participer ou bien être situé à sa fin, et précisément vous ne
nécessairement à la perfidie, sauf quand elle est mamée par le Ftgaro, faites rien, sans avoir l'avantage d'être Hegel ni que votre prolétariat
précisément, ou par vos nouveaux amis. je sais que c~ « pr?bablem~nt ~ soit l'Esprit. Nous voici aux prises avec votre rude bon sens et placés
a dû plaire à M. Kanapa et que votre article voulait pla•r.e ; ma1s ce devant une de ces alternatives du tout ou rien dont vous avez le secret.
mimétisme qui vous fait adopter en même temps que leurs Idées le ton Ou bien l'on est prolétaire, on agit et l'on se tait, ou bien l'on est intel-
de ceux que vous jugiez, hier encore, sévèrement, m'est, ~e reprends vos lectuel, on parle et l'on n'exprime rien (notons seulement la savoureuse
termes, franchement odieux. Hier, en ~Het, vous pen~1e~ en~ore que et prudente exception que vous jugez bon de faire à propos des intel-
trahir et se tromper n'étaient pas une meme chose ; ma1s Je volS s_nr ~e lectuels staliniens). A quoi je vous répondrai que les ouvriers parlent
petit exemple que cette distinction s'évanouit ; sans doute vous gena•~­ aussi, et davantage encore leurs collègues prolétarisés, et que lorsqu'ils
elle pour entériner le passé assez lourdement chargé de ceux que J.e parlent, ils font comme vous et moi, ils dépassent leur situation, ils
m'obstine à appeler des staliniens. Certes je ne veux pas « dram~h­ organisent les données immédiates selon un ordre qu'ils tirent de leur
ser » : il ne s'agit que d'un petit procès littéraire et j'en sors tr~s bten esprit et qui n'est pas imposé par le monde sensible.
portant, mais comme nous aimions à le dire dans le vocabulatre des
Temps Modernes, c'est significatif. L'idée que je me fais du prolétariat est, pensez-vous, un produit de
Vous faites donc remarquer que je suis un intellectuel, qu~ je. n'agis ma situation ; mais que diriez-vous aux ouvriers qui la partagent?
pas, qu'enfin je n'ai aucun titre pour yarler au nom. du proletanat. ~~ Qu'ils sont des prolétaires «cultivés», qu'ils ne répondent pas à la
communiste parle bien en son nom, d1tes-vous, « m~.•s vous, Lefort,. J ~~ définition de l'authentique abruti que vous avez posée ? ... En fait vous
bien peur que vous ne parliez sur la classe ouvner~ ~·,Tout ~~ct, Je avez trop d'esprit pour mettre en cause leur situation car vous vous
J'admets, à cette réserve près, quand nous aurons prec1se c:_ qu 11 fa~t attireriez des réponses méchantes. je suis donc convaincu que vous vous
entendre par action et inaction, que cette situation me para1t partagee contenteriez de leur dire qu'ils se trompent : vous leur diriez par exem-
par beaucoup d'autres et qu'il n'y à rie~ à en conclure sur le c~nten.u ple, qu'on ne peut obtenir de résultats efficaces en agissant en dehors
des idées exprimées ni dans un sens m dans un au_tre. Qua~d Je. d1s du P.C. et en critiquant la C.G.T., que la cohésion du mouvement ou-
qu'il y a une histoire de la classe ou~rière •.. que les diverses revolutwns vrier est une condition nécessaire à la lutte anticapitaliste. A quoi ils
prolétariennes, depuis un pe~ plus d un s1e~le ne se ressemblent pas, vous répondraient que la politique du P.C. est désastreuse pour le pro-
qu'elles manifestent un progres dan~ la. consctence et dans les. formes de létariat, qu'ils ont vu son vrai visage en 1947, quand celui-ci partageait
lutte, que les organismes du proletanat se sont trans~ormes, q,ue les le pouvoir avec la bourgeoisie et que la C.G.T. marchait la main dans
ouvriers cherchent par des méthodes beaucoup plus radtcale_s qu autre- la main avec les patrons, quand les commandos staliniens venaient chez
fois à secouer Je joug de l'exploitation et qu'en même temps 1ls ;e ~eur­ Renault matraquer les grévistes ; que le P.C. ne défend les revendica-
tent à des difficultés de plus en plus grandes, par le fait de 1mtegra- tions ouvrières qu'autant qu'elles lui servent à mettre en difficulté le
patronat mais qu'il ne se préoccupe pas de les faire aboutir, que la
1 Le procédé fait réfléchir s'-!r l'interchanç-e~b!lité des interjec~ions. Voyez grève perlée ou la grève tournante dite de harcèlement est démorali-
plutôt le succès que je me taille a bon marche SI )e vous les. applique. «Vous sante, que les intéressés se sentent à chaque fois isolés et sont de fait
portez un jugement de valeur sur ~e Parti. Ne croye~ pas que 1e .vous en oppose battus les uns après les autres. Vous ne manqueriez pas, j'en suis cer-
un autre. Et ce n'est ni le lieu, m le ~ornent de defendre ou d attaquer> Ba_h
voyons 1 «Je ne sais pourquoi vous c1tez Rosa Luxefl'!bour_g et Trotsky, car Je tain, d'arguments pour leur répondre, et, dans une telle discussion,
ne dis pas autre chose qu'eux> Tiens ! «Vous vous etes. oté les moyens de le beaucoup de problèmes seraient inévitablement abordés, car ils sont
condamner (le stalinisme) ... je ~e cache pas mes ~ympath1es pou~ de nombreu~ dans la réalité inextricablement liés : on parlerait des chances d'un
aspects de l'entreprise commumste et cependant )e garde le drmt et la faculte regroupement ouvrier en dehors du P.C., du rôle que peut jouer le
de l'apprécier. » A la bonne heure! etc.
84 DE LA RÉPONSE A LA QUESTION DE LA RÉPONSE A LA QUESTION 85
prolétariat dans la situation actuelle dominée par l'antagonisme de des ouvriers - ne révèle qu'un aspect de la réalité. La critique impla-
J'U.R.S.S. et des U.S.A., de ce qu'on peut attendre d'un régime stali- cable que Marx fait du machinisme, il la dirige en effet non contre le
nien en France et nécessairement de la nature de l'U.R.S.S. De fait, ce phénomène en soi mais contre l'utilisation qu'en fait le capitalisme et
sont les vrais problèmes et vous ne les éviteriez pas. Pourquoi faut-il contre la représentation idéale que celui-ci en donne. Non seulement
donc, parce que vous avez un intellectuel pour interlocuteur, que vous Marx reconnaît que le machinisme crée les conditions d'émancipation de
les esquiviez ou les enrobiez dans une critique personnelle const.ante ? la classe, mais il indique que celui-ci, dans sa dynamique même, vient
Cette critique est d'autant moins admissible que son auteur. ~e dispose étayer la tendance du prolétariat à prendre la direction de la société.
pour la faire d'aucun titre particulier. Seriez-vous un m1litant che- Dans un passage célèbre du Capital, repris par Engels dans l'Anti-
vronné mèneriez-vous la vie d'un prolétaire, votre critique de mon inac- Dühring, il écrit : c Par la machinerie, les opérations chimiques et autres
tion et' de ma prétendue indifférence pour la misère ouvrière pourraient méthodes, elle (la grande industrie) ne cesse de bouleverser en même
paraître au moins motivées. En fait, vous êtes ~n hom~e de lettres, temps que la base technique de la production, les fonctions des ouvriers
vous avez écrit jusqu'à présent des ouvrages de philosophie, des ~ornans et les combinaisons sociales du procès de travail. En même temps, elle
et des pièces de théâtre ; votre expérience politique est plutôt mmce et révolutionne constamment la division du travail au sein de la société et
ne brille pas par sa rigueur, à en juger sur l'exemple du malheureux projette sans cesse des masses de capitaux et d'ouvriers d'une branche
R.D.R. et sur celui de votre bref enthousiasme pour le titisme. Le ton de production dans l'autre. La nature de la grande industrie nécessite
dont vous usez pour parler de la misère ouvrière et pour me foud.r?yer donc le changement dans le travail, l'instabilité des fonctions, la mobi-
quand j'affirme que la classe continue de se former dans les. cond1hons lité en tous sens de l'ouvrier. On a vu que cette contradiction absolue ...
modernes de production ne peut faire oublier que votre p~ss10n pour le éclate dans l'hécatombe ininterrompue de la classe ouvrière, gaspillage
prolétariat est d'origine récente. A me comparer à vous Je ne me sens démesuré des forces de travail, et dans les ravages de l'anarchie sociale.
pas défaillir : j'aurai même 1~ préte?~ion de pe.nser que j'ai davantage C'est là le côté négatif. Mais si le changement de travail ne s'impose
tenté de participer à une act10n poht1que, mamfesté plus de constance aujourd'hui qu'à titre de loi naturelle écrasante et avec l'aveugle force
dans mes opinions. destructive de la loi naturelle qui se heurte partout à des obstacles, la
grande industrie, par ses catastrophes mêmes, fait une question de vie
ou de mort de reconnaître dans la variation des travaux, et, par suite
Quand j'évoquais une expérience prolétarienne, je ne prétenda~s dans la plus grande diversité d'aptitudes du travailleur, une loi sociale
nullement établir que ce qui advient au prolétariat lui advient nécessai- générale de la production et d'adapter les circonstances à la réalisation
rement, que son passé ne pouvait être différent de ce qu'il est, que la normale de cette loi 2 • » Engels commente avec profondeur ce texte ;
forme de son avenir est déjà inscrite dans son présent, bref, comme il montre, en citant d'autres passages de Marx, que l'ancienne division
vous me le faites dire, qu'il est graine, fruit et fleur (vous parlerez .sans du travail enchaînait le travailleur à sa fonction, lui imposait un ap-
doute de l'expérience d'une fleur ...) j'affirmais seulement que les Situa- prentissage si long qu'il se trouvait lié pour la totalité de son existence
tions dans lesquelles se trouve placée la classe exploitée, qu'il s'agisse à la même tâche parcellaire, et donc enfoncé irrémédiablement dans son
de conditions économiques ou sociales, ne sont pas accidentelles, que aliénation. Mais l'essor du machinisme rend possible par lui-même la
'celles-ci sont perçues en fonction du passé et posent des problèmes délivrance de l'étroite spécialisation aliénante : c La rapidité avec la-
qu'elle doit à tout prix résoudre pour progresser. quelle on apprend pendant le jeune âge le travail à la machine met fin
à la nécessité d'élever une classe spéciale de travailleurs exclusivement
en vue d'en faire des travailleurs à la machine 3 . » Cette délivrance ne
Vous jugez scandaleux que je trouve en l'automatisation crois~an~e s'effectue évidemment pas au sein du système capitaliste, mais elle est
de la production une source de puissance po~r t.a. classe ; ell.e n~ Slgm- facilitée par le développement technique. La critique du travail sur
fie selon vous que dépersonnalisation des md!vidus, atom1sahon des machine, devenue un lieu commun de nos psycho-techniciens, ne peut
groupes, moindre résistance au Capital. je n'ai ~as ni~, .ce~ asp;ct né: donc faire oublier sa signification historique. Voilà, direz-vous, l'objec-
gatif, je J'ai même noté sans m'y arrêter,. i.l est ~r~1, car J ~ta.'s preoccupe tivisme : mais précisément, il faut troubler vos classifications ; le déve-
de montrer l'insuffisance de votre positiOn. J a1 donc ms1sté sur des loppement de la technique est inséparable de celui de la conscience, ou
facteurs positifs : capacité technique accrue, interchangeabilité des tâ- de ce que je préfère appeler l'expérience de classe. Des hommes qui ont
ches sensibilité à l'universel. Ces termes m'attirent des sarcasmes : dû consacrer des années à l'apprentissage d'un métier peuvent bien
cap~cité technique, répondez-vous, c'est de l'~bjectif. ; interc~~nge.abilité tirer de son exercice une satisfaction professionnelle, et trouver dans
des tâches, ce qui provoque le chômage ; umversahté, mystlhcatwn de leur compétence un argument de résistance à l'exploitation ; ils ne sont
ta démocratie bourgeoise. Je crains que ces sarcasmes ne règlent pas
la question et que ce qui vous paraît aller d.e. soi d'après le. consen~us 2 Le Capital, t. Ill. p. 80 ; Anti-Dühring, t. III, p. 70.
de Marx, des biologistes et des psychotechmc1ens - la désmtégrahon 3 Anti-Oühring, ibid.
86 DE LA RÉPONSE A LA QUESTION . DE LA RÉPONSE A LA QUESTION 87

pas portés à se sentir solidaires d'une collectivité et à percevoir dans la rience ambiguë.:. (1588) Vous interprétez ici, je crois, un document fort
production une activité qui peut être socialement dominée ; ils sont plu- intéressant de l'Internationale syndicale rouge (datant de 1926) et qui
'tôt disposés à penser que leur travail personnel est irremplaçable et est cité par Michel Collinet dans son ouvrage sur le syndicalisme ; mais
qu'il détermine nécessairement leur condition actuelle. De fait, nous vous l'interprétez - ce n'est pas le moins drôle - à la lumière des
savons que l'intérêt de ce type de travailleurs pour la collec,tvité ne commentaires de Collinet (violemment anti-communiste), qui ne voit
dépasse pas souvent les limites de la catégorie. Vous parlez à regret dans la dépendance à l'égard de la collectivité qu'une perte de sensibi-
de l'habileté technique, de la connaissance intuitive du matériau de l'ou- lité et de conscience ; ainsi après nous avoir pompeusement parlé d'ex-
vrier professionnel, mais vous ignorez que sa spécialisation implique une périence ambiguë, toute ambiguïté disparaît et vous déclarez non seule-
rigoureuse dépendance à l'égard des conditions de travail et une limita- ment qu'il faut renforcer la résistance au Capital mais affaiblir la
tion de la communication sociale qui tendent à perpétuer l'exploitation dépendance de l'individu à l'égard de la collectivité. Vous faites un
existante. Encore faudrait-il ajouter que ces qualités exceptionnnelles du co~tresens sur le texte de I'I.S.R. qui met l'accent, comme je le fais
travail professionnel sont depuis bien longtemps réduites ; dès son ori- mm-même, sur la transformation révolutionnaire de la classe ouvrière
gine, l'économie capitaliste tend à développer la division du travail dans les conditions modernes de production et parle de la dépendance
jusqu'à ses ultimes conséquences et ne laisse subsister le métier unitaire d'une manière positive 4.
que dans de rares secteurs. Dès avant la seconde révolution industrielle, La transformation révolutionnaire consiste aussi dans l'accroisse-
l'ouvrier spécialisé est un ouvrier parcellaire, bien que les opérations ment de la capacité technique de la classe, considérée dans son ensem-
qui lui sont confiées exigent dans le détail une habileté que le machi- ble. Sans doute, sur ce point plus que sur tout autre, l'ambiguïté est-
nisme rendra de moins en moins nécessaire. Je ne nie pas que cette elle sensible ; car l'automatisation des gestes dans le cadre d'une tâche
habileté procure une satisfaction. Mais comment définir celle-ci? Qu'est- parcellaire et incompréhensible est particulièrement négative pour l'in-
elle d'autre, en définitive, qu'une simple sublimation de la déchéance? dividu. Mais la rationalisation laisse paraître, alors même qu'elle est
Au fait la sublimation est mieux que rien, et il est atroce que l'immense une pseudo-rationalisation, dictée par les intérêts particuliers des ex-
majorité des ouvrier modernes en soient privés. Cependant le problème ploiteurs, un aspect positif. C'est qu'il y a dans le travail industriel
ne consiste pas à sublimer, mais à transformer la situation présente. une exige_nce de rigueur ou de précision. En d'autres termes, je pré-
Or, l'extension du machinisme provoque un bouleversement dans les tends qu'tl faut reconnaître à ce domaine une logique qui sous-tend
rapports sociaux prolétariens et dans la mentalité des individus, de toute la vie sociale, aujourd'hui, et qui indique sous la forme la plus
caractère révolutionnaire. La mobilité en tous sens de l'ouvrier, son sensible le degré de rationalité auquel l'humanité est parvenue. je ne
adaptation aux modes de fabrication les plus divers, la puissance pro- suis pas d'accord pour ne voir dans les machines que des broyeuses
digieuse qu'il voit développer par la machine à partir des opérations d'hommes ou des instruments de malheurs : la multiplicité des opéra-
les plus simples lui ouvrent sur sa solidarité avec les hommes qui pro- tions que la machine peut accomplir, la précision qui les accompagne,
duisent avec lui ou sur leur force commune, une perspective que ne l'exigence d'économie qu'elle implique, l'organisation de la société
pouvait avoir l'ouvrier professionnel, enfermé dans la particularité de qu'elle suggère, du seul point de vue du rendement, font de la machine,
son travail et de sa condition. Ce bouleversement n'est pas univoque ; il aux yeux même de ceux qui peinent pour la conduire, une expression
est vrai qu'il coïncide avec une exploitation accrue, un renforcement de
la domination capitaliste. Mais il est essentiel de ne pas se laisser fas-
ciner par le seul aspect négatif et de voir le parti que la classe peut ~ Voici le texte de la .résolution de l'IS.R., que vous interprétez d'une
mam.~re erronée :. « En ce QUI copcerne la masse, la grande majorité de la classe
tirer de sa situation présente. ouvnere est certamement poussee par la rationalisation vers un nivellement un
Pour l'avoir souligné contre une description simpliste qui ignorait rapprochement, _une composition plus homogènes... Ce phénomène a pour résul-
t~t 1_1ne fluctuatiOn de~ travailleurs se faisant avec une rapidité jadis inconnue,
le rapport des ouvriers à la production, je me suis attiré votre colère. amst que la suppresswn des frontières inter-professionnelles d'autrefois. Cette
Il est à craindre que cette colère ne vous égare quand vous prétendez ~asse d'ouvriers. des industri.es rationalisées n'entre plus dans le cadre et les
m'opposer les communistes sur ce point, qui eux, auraient «eu vite fait taches des syndtcats de métiers e~ elle ~st, au potentiel, la base d'un large
de voir l'ambiguïté de l'expérience». Car le résumé que vous donnez de mouvement de toute la classe ouvnère. St les fluctuations rapides de la masse
fon~an:'entale des travailleur~ et l'inutilité d'un long apprentissage professionnel
leur position est pour le moins confus voire contradictoire. «La masse affatbh~sent la. force de résistance au Capital, en revanche, tout le système de
est fluctuante, écrivez-vous, l'apprentissage n'est plus nécessaire, pour production dev1ent plus complexe et sensible ...
ces raisons la résistance au Capital sera moins forte. L'ouvrier sent D'autre par, l'ouvrier, que la rationalisation transforme en un rouage du
davantage sa dépendance, il n'est plus qu'un rouage : des mouvements c?mple.xe mécanisme ~e. produc~~n sent bien plus directement sa dépendance
v1s-a-v1s de la collectivité, sa ha1son avec elle qu'il ne les sentait autrefois.
de masse sont possibles. Résistance moins forte, dépendance accrue : Malgré le désir du Capital d'utiliser la rationahsation pour isoler les travail-
pulsions contradictoires ; il faut renforcer l'une, affaiblir l'autre : il faut leurs, le nouveau type de travail facilite, en dernière analyse, la possibilité de
un militant pour aider ses camarades à définir le sens de cette expé- vastes mouvements de masse :.. Cité par Collinet, Esprit du Syndicalisme, p. 59.
88 DE LA REPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 89

de la puissance collective. Or il y a ceci de remarquable dans la révo- la technique ; en soi, elle est indifférente au malheur ou au bonheur de
lution industri€lle qu'elle a tendu à intégrer l'immense majorité des ou- l'homme. C'est l'homme qui ampute l'homme ; c'est le capitalisme qui
vriers au travail productif. Autrefois ce travail était réservé à une mi- oblige le prolétaire à donner toute sa vie pour une tache parcellaire dont
norité d'ouvriers professionnels, tandis que la masse des manœuvres le produit lui est dérobé. Il est donc €ssentiel de ne pas déplacer le pro-
était reléguée à une fonction purement indéterminée. Aujourd'hui les blème, comme le font certains psycho-techniciens en reportant sur la
ouvriers sont de plus en plus nombreux à vivre sous l'impératif de la machine la responsabilité qui incombe à l'exploiteur. Je ne dis pas que
précision. Certes, à la différence des professionnels, ils ne l'élaborent vous faites la même chose, mais en ignorant le parti que le prolétariat
pas et vous diriez sans doute qu'ils se contentent de la subir. Mais peut tirer du machinisme vous arriver au même résultat ; vous escamotez
outre que les travaux sur machine exigent encore, de la part de l'indi- l'objectif révolutionnaire. Cet objectif est pour la classe ouvrière diriger.
vidu, un réglage et une surveillance qui supposent une familiarité avec Et diriger signifie pratiquement gérer la production. A ce niveau l'éco-
les opérations qu'elle effectue, ils manifestent la nécessité d'un agence- nomique €t le politique sont confondus ; car une gestion collective de la
ment tel qu'en principe toutes les opérations concourent, selon les pro- production présuppose une démocratie soviétique réelle. Et il n'est pas
cédés les plus simples, à la réalisation d'une fin fixé€ à l'avance. Je difficile de comprendre que si les ouvrier assurent cette gestion, ils sup-
soutiens que les hommes qui vivent quotidiennement dans un tel cadre primeront la misère, ils réduiront de temps de travail en répartissant
ont une perception de la collectivité et des possibilités à celle-ci offer- celui-ci équitablement, ils normaliseront les cadences que la folie du
tes, qui les différencie de tous les autres groupes sociaux. profit pousse à la limite des forces humaines ; tandis que s'ils ne déci-
Vous répondrez que ce jugement est arbitraire et que je ne suis pas dent pas eux-mêmes de la nature, du rythme, des fins de la production,
qualifié pour l'énoncer puisque je ne suis pas prolétaire. Mais lisez, par s'ils sont maintenus dans leur fonction actuelle d'exécutants, s'ils conti-
exemple, le récit d'un ouvrier américain sur son expérience en usine, nuent à être dépossédés de toute responsabilité sociale, alors, quelles
l'American Worker, de Paul Romano 5 • Il parle certes, à chaque page que soient les déclarations de la Constitution, la phraséologie du pou-
de la fatigue, de la saleté qui sont le lot quotidien de l'ouvrier améri- voir régnant et même les avantages matériels que celui-ci peut accorder,
cain moderne - cet ouvrier qui, selon notre presse bourgeoise, travaille la réalité de l'exploitation demeurera inchangée. En un mot, c'est au
dans des palaces - mais il parle aussi de l'intérêt des travailleurs pour niveau des rapports de production que s'établit la différenciation en
la grande production, de leur familiarité avec les modes de fabrication classes et c'est à ce niveau seulement qu'elle peut être abolie.
les plus divers, de la critique constante qu'ils font du gâchis patronal,
de l'échec de leur créativité. Romano, tout en montrant la résistance Si vous ne considérez point ces rapports, l'ampleur des tâches révo-
qu'oppose l'ouvrier à l'exploitation dans les circonstances les plus sim- lutionnaires dans la production, vous ne dépassez pas l'idéologie de
ples de la vie quotidienne, sa haine de ceux qui n'ont en tête que l<! l'homme révolté, à ceci près que vous ne comprenez même pas que cette
rendement, note qu'il s'intéresse à sa machine, fait souvent preuve de révolte, privée de tout fondement économique, est nécessairement vouée
curiosité technique (même si cett€ curiosité se manifeste en dehors de à l'échec. Et de fait les ouvrier que vous nous présentez, que sont-ils de
l'usine, dans ses loisirs) aime le travail bien fait et respecte l'habileté plus que les paysans du Diable et le bon Dieu ? Quel autre problème
professionnelle, qu'il a conscience d'être le mieux placé pour juger de leur donnez-vous à résoudre que d€ prendre la décision de se battre ?
l'organisation de la production. A lire ce récit, il apparaît que les ou- C'est-à-dire de suivre leurs dirigeants? Et quel motif de lutte définissez-
vriers ne sont pas seulement des esclaves ou que l'usine n'est pas seule- vous sinon seulement et toujours la misère? Vous affirmez que Marx
ment une caserne, car la loi qui y règne n'est pas seulement celle de fondait sa perspective sur la liaison de la paupérisation et de la révolte ;
l'absurde ; elle implique aussi une logique. Et sans vouloir faire un mais cette idée ne lui interdisait pas de voir que les prolétaires étaient
mauvais mot, la logique qui est ici pressentie ce n'est pas la logique des producteurs et que leur fonction économiques - parce qu'elle leur
formelle, c'est celle, concrète, de l'organisation sociale. donnait une puissance dont n'avait jamais joui auparavant aucune classe
En bref, je veux vous rappeler que ce n'est pas l'industrie la mort d'exploités - les mettait en situation de vaincre et de réorganiser la
de l'homme, comme le laisse entendre toute votre description de la con- société. Il distinguait précisément la révolution prolétarienne de celle de
dition ouvrière, mais un ordre social. Il n'est même pas vrai de dire, toutes les autres classes opprimées en ceci qu'elle n'était pas seulement
avec Marx, que la machine ampute l'homme ; la machine n'ampute pas, dictée par la misère et le désespoir. Et puisque vous affirmez que mon
elle est elle-même amputée, quand on lui prescrit des opérations spé- intérêt pour la production est bien différent de celui de Marx, permettez-
ciales qui ne formaient autrefois qu'une partie de son activité ; la par- moi d€ vous dire à mon tour que votre pathétique quand vous parlez de
cellarisation du travail n'est qu'une conséquence du développement de la misère ouvrière ne me rappelle pas non plus le langage de Marx. Car
la description de la misère ne sert jamais, dans sa pensée, à remplacer
un raisonnement ; elle vaut à l'intérieur d'une conception d'ensemble
«~ The American Worker, New York, 1947, traduit par la revue Socialisme
ou Barbarie, n•• 1-6. historique qui est autant logique qu'éthique. Tandis que je vois bien
90 DE LA RÉPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 91

que votre tableau de la misère remplace toute analyse du fonctionne- ,miste », c'est qu'elle s'applique sans équivoque à l'intelligentzia stali-
ment de la société et des possibilités qui sont offertes au prolétariat. nienne. je n'arrive pas tout à fait à croire que vous puissiez l'ignorer.
Il rend vaine toute discussion, toute contestation de votre politique ou je ne parle même pas de la philosophie officielle du stalinisme qui rem-
tout au moins de vos perspectives. Vous enfermez les prolétaires dans place la lutte de classe par le développement des forces productives et
leur misère, vous les privez de tout accès à la culture, vous leur refusez substitue au marxisme un évolutionnisme vulgaire ; mais de cette avant-
toute expérience du passé, vous leur interdisez toute véritable réflexion garde intellectuelle, qui consent à reconnaître, dans le privé, la situation
sur l'avenir et quand vous les avez ainsi changés en un monstre dont misérable du prolétariat russe, les immenses privilèges dont jouissent
la seule conscience est la souffrance, vous vous retournez vers votre les cadres politiques et techniques et justifie cet état de fait par les
adversaire pour lui crier : allez-vous dénier à ces hommes le droit de nécessités de l'accumulation en U.R.S.S., prétendant que l'essor de la
suivre leurs dirigeants même s'ils les suivent comme des bêtes, leur production réduira nécessairement l'inégalité jusqu'à supprimer la bu-
donner des conseils, quand ils ne peuvent délibérer, prétendre les ins- reaucratie. C'est à cette théorie que vous devriez réserver vos sarcasmes
truire quand ils ne veulent que se battre ? Mais votre indignation est car c'est elle qui prétend fonder sur le malheur du prolétariat des len-
un procédé. Les prolétaires travaillent, s'organisent, critiquent leurs demains qui chantent. Mais si vous vous donnez la peine de lire, vous
organisations, se disputent sur les méthodes qu'ils doivent adopter et les devez convenir que je dis tout autre chose. j'essaye de comprendre
dirigeants qu'il faut suivre ou sur le rôle même des dirigeants, et se comment le prolétariat peut constituer - envers et contre tout - sa
décident enfin sur ce qu'ils pensent être la vérité non sur le bruit des propre histoire, trouver un sens dans les circonstances de fait dans les-
pas qu'ils font en marchant. quelles il est placé, convertir les éléments négatifs de sa situation en
Cependant vous avez l'art de dissimuler vos faiblesses ou votre igno- facteurs de lutte et de solidarité. « Autant dire, plaisantez-vous, que le
rance. Tandis que vous transformez la lutte du prolétariat contre ses malade veut sa maladie parce qu'elle est l'a condition de sa guérison et
exploiteurs en une quelconque opposition oppresseur-opprimé, vous pré- du progrès médical » (1610). Cette comparaison est à la lettre extrava-
tendez que ma tentative de décrire une expérience ouvrière au sein du gante : la fonction productive de l'ouvrier n'est pas sa maladie, elle est
procès de production escamote le problème des relations agonistiques : ce par quoi il est ouvrier et a une chance de transformer le monde, elle
«j'y suis, découvrez-vous p. 1576, ce qui manque c'est la lutte de est - pour employer un terme que vous avez eu le mérite de définir
classes». Fameuse illumination qui n'a point trop tardé, j'espère. En autrefois avec profondeur - sa situation.
tout cas vous l'avez su vite traduire en termes concrets. Me voici l'au-
teur d'un marxisme pour tous dont peuvent se réjouir les jeunes pa-
trons. Leur rationalisation ne permet-elle pas à la classe de faire l'ap- Selon vous, un sens qui ne se manifeste pas n'est pas un sens : le
prentissage de son futur pouvoir? Tout est donc pour le mieux dans sens n'est jamais préparé par la situation elle-même. Ou bien la
le meilleur des mondes capitalistes possibles ! Eh bien non, Sartre 1 (ô conscience claire détermine la situation ou elle ne la détermine pas et
puissance magique du vocatif que vous m'avez rappelée) votre astuce alors la situation est comme rien pour le sujet qui s'y trouve établi.
est fallacieuse et je ne dis rien qui puisse plaire à un patron, car en Cependant cette volonté d'ignorer tout ce qui n'est pas l'objectif ou le
plaçant la tâche révolutionnaire au niveau du procès de production, je subjectif vous met aux prises avec de sérieuses difficultés. Vous écrivez
l'attaque à la racine même de son pouvoir ; je le nie non seulement par exemple : « toutes les structures objectives du monde social se
dans sa fonction actuelle, mais dans son rôle. De fait il n'y a qu'une livrent dans une indifférence première à la subjectivité ouvrière. Rien
chose qu'il ne puisse perdre sans tout perdre c'est la direction. li peut, n'est élucidé, il n'y a pas de garanties : la résignation (écrasement par
remarquez-le, perdre bien autre chose, et par exemple son titre de l'Autre) et la révolution (dépassement de l'Autre vers la tâche infinie)
patron sans être autrement menacé dans son rôle social, comme nous éclairent la situation simultanément, mais leur rapport ne cesse de
le montre l'évolution historique qui tend de plus en plus à remplacer le varier. » Comment des structures objectives peuvent-elles se livrer à la
capital privé par le capital collectif. Sa participation à l'exploitation subjectivité ouvrière ? Dans une indifférence première, précisez-vous.
suffit à lui préserver son bonheur que lui garantit un revenu de 10 à Qu'est-ce donc que cette conscience d'indifférence? Conscience de X ?
20 fois supérieur à celui de l'ouvrier. Il peut enfin devenir, pour peu Mais une structure n'est pas un X. C'est par exemple la division du
qu'il ait l'esprit ouvert, directeur d'usine sous un régime stalinien - travail à une époque donnée. La signification de cette structure n'est
le cas n'est pas fréquent, mais il existe ; il se consolera encore d'avoir pas élucidée, mais les hommes n'en éprouvent-ils pas cependant les
perdu son nom de jeune fille et son pedigree bourgeois en jouissant effets ? Leur perception des couches sociales qui les entourent ne change-
d'un revenu incomparable à celui du simple travailleur. Mais en aucun t-elle pas en fonction du rôle qui leur est imposé ? On s'interroge en
cas il ne peut s'accommoder d'un régime communiste qui le mette au vain sur cette appropriation de l'objectif par le subjectif dans l'indiffé-
milieu des producteurs et sans privilège. Le plus piquant, au reste, dans rence. Encore suggérez-vous par ces expressions un rapport premier qui
cette accusation qui m'est adressée d'élaborer un marxisme c écono- n'est pas élucidé. Mais, comme si vous accordiez trop, vous rendez en-
92 DE LA RÉPONSE A LA QUESTION DE LA RÉPONSE A LA QUESTION 93

suite à la conscience le pouvoir absolu dont elle paraissait un instant Vous êtes il est vrai sensible aux difficultés que suscite votre théorie
dessaisie : la résignation et la révolution éclairent simultanément la de la conscience, et tentez parfois, sans crainte de vous contredire, de
situation. L'indifférenciation de la situation ne vient plus de ce que son rendre à l'histoire sa continuité et son sens. Vous venez de critiquer
sens n'est pas amené encore à l'expression ou de ce qu'elle n'est pas la notion d'expérience cumulative, de dénoncer mon finalisme honteux
encore thématisée, mais de ce qu'il y a une double thématisation. La et mon organicisme secret, soudain vous déclarez : c d'ailleurs ce n'est
conscience doit à tout prix garder sa liberté entière quitte à osciller pas à vos expériences cumulatives que j'en ai et je pense en effet que
entre le oui et le non jusqu'à ce qu'elle trouve sans doute au plus pro- la classe tire profit de tout - à la condition qu'on entende par ce mot
fond d'elle-même la garantie d'une conscience absolue de révolution que )a classe tout entière avec ses liens internes et ses organes sensibles :.
.Je parti lui procure. Qu'une situation puisse signifier avant d'être com- (1588). Effet de surprise! Suffit-il donc qu'on vous accorde les liens et
prise, que le sujet lui-même se transforme sans le savoir et le vouloir, les organes pour que vous jugiez raisonnable ce qu'un instant aupara-
que ses actes, ses décisions ne procèdent pas d'un foyer absolu mais vant vous considéreriez comme absurde? De fait, le prolétariat était
qu'ils soient pris dans le cours d'une histoire, voilà ce que ne peut en écrasé par un présent perpétuel, il n'avait ni mémoire, ni expérience, ni
aucun cas admettre votre philosophie et votre politique, votre théorie du tradition. Connaissait-il le changement ? Oui ; c un changement histori-
c~oix et cel.le du Parti. Après quoi vous pouvez, certes, parler d'expé-
que cumulatif? Sûrement pas.» (1579). Mais voici qu'avec le médiateur,
rœnce ambzguë et d'ensembles brouillés de significations et attaquer le passé, l'avenir et le mouvement qui les rejoint lui sont aussitôt ren-
mon prétendu rationalisme hégélien, vous continuez de manifester mal- dus. c Le parti forme les cadres sociaux de la mémoire ouvrière, il est
gré ces précautions de langage un subjectivisme à toute épreuve. li n'y l'esquisse de leur avenir, les organes de leur action, le lien permanent
a d'abord d'ambiguïté que pour la conscience. Puis en tant que celle-ci qui lutte contre leur massification ; il est la perspective à partir de la-
se fait conscience de révolution, toute ambiguïté est supprimée, c tout quelle le prolétariat peut se replacer lui-même dans la société et pren-
sera clair, tout est réel, à commencer par cette résistance au déchiffre- dre à son tour pour objet ceux qui font de lui un objet : il est la tradi-
ment ; simplement il faut prendre du temps ; mais si l'expérience active tion et l'institution:. (1607). Mais la restitution au prolétariat de son
commence par l'incertitude et la réceptivité il devient possible sinon existence historique est une ruse et le recours au médiateur ne restitue
nécessaire de demander de l'aide : le déchiffrement peut se fair_ par en définitive que le parti. Il y a en effet deux manières d'entendre votre
une médiation». Tandis que vous introduisez les notions de temps et théorie des cadres sociaux de la mémoire. Elle peut signifier que le pro-
d'ambiguïté, vous parlez d'un retour à une conscience claire, le Parti, létariat jouit d'une expérience vécue, qu'il a une unité de développement
qui convertira tout en rationalité : le temps n'est pas créateur, il n'est auxquelles il ne peut toutefois accéder qu'en utilisant la perspective
qu'une distance entre la réceptivité et l'activité ; le réel n'est que résis- offerte par le parti. Avec cette interprétation je serai facilement d'ac-
tance ; l'expérience n'est qu'épreuve ; en d'autres termes, la conscience cord, à cette réserve près que le parti n'est pas le seul organe que
est bien en face de l'Autre, et, en tant qu'elle dépend de cet Autre, elle puisse utiliser la classe et qu'il n'offre à celle-ci une perspective que s'il
a certes à choisir, mais en elle-même elle est un Absolu. Puisque vous mène une lutte révolutionnaire. Mais de quelque manière qu'on l'ex-
aimez nommer les philosophes illustres, je dirai que vous ne repoussez prime, ce n'est évidemment pas là votre pensée. Vous l'avez dit et ré-
Hegel que pour revenir à Kant. Alors que le meilleur de Hegel est dans pété : le prolétariat n'a pas d'unité historique ; la classe se fait, se
sa tentative de décrire un devenir de l'Esprit, de montrer comment l'ac- défait et se refait sans cesse, le passé ne tient pas au présent ; les ou-
tivité s'élabore au sein même de la passivité, vous réintroduisez l'ab- vriers de 1917 n'ont rien de commun avec ceux qui les ont précédé ; les
straction de la conscience morale - non point sûre d'elle-même certes travailleurs de 1953 ignorent presque tout des événements de 1936. Le
ni claire pour elle-même, mais transcendante par rapport à to~tes se~ parti n'a pas à organiser la mémoire car il n'y a pas de mémoire ou-
déterminations, pure activité, ne souffrant ni délibération ni critique, vrière possible. Veut-il reconstruire le passé, c'est une reconstruction
en tant qu'elle coïncide avec son projet de révolution. Cependant Hegel intellectuelle, c'est comme s'il parlait de la lutte des esclaves à Rome.
est à dépasser vers Marx, et Marx à interpréter en ce qu'il se sépare de Votre thèse est autre : le P.C. est cadre de la mémoire en tant qu'il est
Hegel ; l'histoire n'est pas à escamoter au profit de la répétition du cadre de l'action des masses (cil est le lien permanent qui lutte contre
conflit oppresseur-opprimé et du choix de la révolte. Elle doit être res- leur massification - il est la tradition et l'institution » (sic). Or comme
taurée dans sa fonction créatrice et dépouillée de sa prétention méta- les masses n'agissent pas, mais seulement le P.C. qui les unit, celui-ci
physique ; bref ancrée dans les groupes sociaux dont elle est le devenir. ne peut se souvenir que de lui-même. L'équivoque - dont vous jouez -
Le prolétariat ne doit être traité ni comme une catégorie historique, ni de cette notion de cadres sociaux de la mémoire, c'est qu'elle laisse sup-
comme une masse - simple occasion de l'action - mais comme une poser une différence entre le cadre et la mémoire elle-même et qu'en
collectivité en devenir dont les transformations subies et voulues, les fait elle l'abolit. Ici je me souviens d'Halbwachs : comme la famille,
progrès et les défaites, les oppositions internes et les problèmes qu'elles cette autre noble institution, le P.C. paraît d'abord encadrer l'individu
suscitent peuvent être reliés en fonction du projet révolutionnaire qui et lui fournir de simples repères pour la remémoration d'un passé qui,
l'habite. s'évanouirait dans le rêve et l'insignifiance (un discours de Maurice
94 DE LA REPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 95

Thorez, une manifestation à la Bastille, un autre discours de Thorez, ( « où al-Je écrit que le parti était identique à la classe ? ») et vous
voilà qui rythme l'existence, coJT'me une première communion, un anni- brouillez à plaisir le problème dans l'espoir de suggérer une infime
versaire, une autre première communion). Mais ces repères se révèlent mais précieuse distance au cœur de votre identité classe-parti. Après
ensuite les seuls événements qui comptent, l'histoire de l'individu s'iden- avoir concédé à la classe une expérience, vous attribuez au parti une
tifie à celle de la famille, l'histoire des ouvriers à celle du P.C. Cette activité de déchiffrement et parlez constamment de lui comme d'une
thèse n'est pas admissible. Le parti, répétons-le, n'est pas la seule 'nsti- médiation. Quant à l'expérience, j'ai tenté de montrer qu'elle se rédui-
tution de la classe, il en est une parmi d'autres. Vous parlez vous-même sait en définitive à celle du parti. Voyons en quoi consiste le déchiffre-
d'organes sensibles et de liens internes et dites que le passé ne peut ment : « Le parti ne se distingue des masses que dans la mesure où il
être conservé que par des « organes spécialisé». Quand vous donnez est leur union. C'est par leur union même qu'elles produisent leurs cou-
un nom à ces organes, les voici comme par hasard, réduits à l'unité : rants internes et c'est à partir de ces courants qu'il déchiffre la situa-
le P.C. Pourquoi ne pas parler des syndicats, des petits groupements tion de la classe dans la société et sa position présente dans la lutte
politiques minoritaires mais influents et, si vous faites allusion à séculaire qu'elle mène» (1607). Le parti provoque des courants dans les
l'avant-guerre, du parti socialiste? Si vous ne vouliez considérer que masses, (2" terme) et à partir de ces courants il déchiffre la classe (3"
ce qui se passe aujourd'hui, vous pourriez à la rigueur juger la posi- terme). Voilà qui est significatif à défaut d'être clair. Parmi ces trois ter-
tion dominante du P.C. comme un signe de sa valeur ; si vous préten- mes, le second, les masses, est bien distinct du premier, le Parti ; que
dez en revanche voir en lui la médiation permanente dont la classe a représente-t-il? Les Communistes et la Paix nous l'ont enseigné : il est
besoin pour unifier son passé, vous ne pouvez plus vous prévaloir de la passivité, l'extériorité, « la classe niée :t. On lui accorde ici le mouve-
cette position récemmment acquise. Bref, il y a plusieurs médiateurs, ment. Mouvement il est vrai déclenché par le parti. Ce mouvement a-t-il
plusieurs mémoires et donc un développement qui les soustend, qu'au- un sens, a-t-il a être déchiffré? Non ; il fournit seulement au parti
cun ne peut prétendre épuiser. Mais il faut faire une autre remarque : l'occasion de déchiffrer la classe. La classe? Quelle est donc sa fonc-
ces mémoires ne se ressemblent pas ; les militants du P.C. se souvien- tion ici ? Nous l'apprenons six lignes plus haut : « le dirigeant déchiffre
nent de ce qui manifeste la combativité et le rayonnement de leur orga- la situation, l'éclaire par ses projets, à ses risques et périls, et la classe
nisation, point du reste. Quant aux militants gauchistes, par exemple, en observant les consignes légitime l'autorité du dirigeant. » (Nous sou-
ils se souviennent des actions néfastes du P.C. 6 lignons). Avons-nous le droit d'en conclure que le parti est identique à
la classe? Sans doute pas. Mais en quoi sont-ils différents? Ou, pour
être plus précis, en quoi la classe est-elle différente du parti, en tant
Mais vous ne consentez pas à reconnaître que vous confondez le qu'il obéit à ses dirigeants ? Je vous accorde volontiers que la classe n'él
parti et la classe. Vous vous indignez même que je vous le fasse dire pas la même extension que le parti, mais cette différence est nulle, eu
égard à leur commune obéissance aux dirigeants. En tout cas, le déchif-
6 Vous donnez une interprétation personnelle des événements de 1936, et frement ne suppose aucune distance entre le parti et la classe. Une
c'est votre droit. Il vaut cependant la peine d'indiquer quelle est la source de situation est déchiffrée, qui concerne la classe en tant que celle-ci est
vos renseignements : c'est manifestement le livre récemment paru de Danos et
Gibelin, juin 36. Cet ouvrage est-il stalinien? Nullement ; ses auteurs sont dirigée par le parti. Autant dire que le parti déchiffre sa propre situa-
trotskistes ou troskisants. Et il n'y a pas de hasard en ceci : le P.C. n'a jamais tion. On ne saurait enfin prendre davantage à la lettre votre définition
rien publié de sérieux sur 36, car il préfère passer sous silence l'essentiel, c'est-
à-dire le mouvement des masses ouvrières. Il est donc plaisant de vous voir
contraint d'utiliser un travail de gauchistes (mais bien sûr vous ne le citez pas) gine une p_olitique d~libérée d'union ; celle-ci fut évitée .a~ssi longtemps qu'il
pour étayer votre démonstration. Quant à celle-ci, je la juge erronée. Vous faites le fut possible. Et lom que le mouvement des masses smv1t et c traduisît :t le
d'abord partir le mouvement social des manifestations politiques de 1935 et rapprochemen! des sommets, il précéda ce d_ernier et en fut un !acteur impor-
écrivez : « il faut rappeler que le Front populaire fut une union politique et tant. Je ne vo1s pas non plus que, par la SUite, les masses se s01ent bornées à
que le rapprochement se fit par le sommet» (1608). Danus et Gibelin remon- donner du Front populaire une traduction ou une interprétation sociale · l'occu-
taient à dessein à une période antérieure. Ils notaient que jusqu'en février 1934 pation des usines fut spontanée, vous le notez vous-même, et elle dépass~ large-
le P.C. avait pratiqué une politique d'isolement, critiquant radicalement le P.S. ment le cadre fixé par les organisations politiques, qui s'employèrent à la faire
qu'il assimilait au fascisme ( à la même époque cette politique avait contribué cesser. Dès l'arriyée de Blum _au _pouvoir, le P.S. ~eman~a - vainement d'ail-
au succès d'Hitler, en Allemagne). En 1932, les élections municipales avaient leurs - la repnse du travail. Quant au P.C. s'il affuma son soutien aux
sanctionné l'échec de cette politique : le P.C. avait perdu 3(Xl.(X>O voix et ses ouvriers en grève, il nia toujours que le mouvement ait un caractère révolution-
effectifs étaient tombés à moins de 40.(X)() membres. Après le 6 février le P.C. naire et joua un rôle décisif dans sa liquidation. Là où Blum avait échoué
continua d'abord à refuser de constituer un front unique cependant que les Thorez réussit quand il avertit les militants qu'il fallait savoir terminer uné
masses manifestaient clairement leur combativité et qu'une forte effervescence grève. Quelques mois après les grèves de juin il allait même jusqu'à déconseil-
régnait dans les usines. Ce n'est qu'au dernier moment que le P.C. décida ler l'occupation des usines. S'il y a bien un caractère du mouvement de 36,
de participer à la manifestation populaire du 12, qui fut un triomphe. Et cc c'est qu'il a largement échappé au contrôle des directions syndicales, qu'il a
n'est qu'en juin qu'il adopta une politique de front unique. Danos et Gibelin été plus loin, beaucoup plus loin que ne le désiraient les directions politiques.
montrent fort justement que ce tournant répondit à une crise intérieure du parti Comment prendre cet exemple pour démontrer la subordination des masses
et à un changement dans la stratégie de l'U.R.S.S. Je ne vois donc pas à l'ori- alors que celle-ci fut péniblement acquise par les organisations dirigeantes ?
DE LA RSPONSE A LA QUESTION DE LA RÉPONSE A LA QUESTION 97
96
du parti comme médiateur. Vous écrivez bien : «Entre la classe comme ployé de l'usine de Clichy n'a que rarement mis les pieds dans l'atelier
activité et comme entreprise historique et la masse comme produit pas- ?ù travaillent les ouvriers. Il ne sait pas ce qui s'y passe. S'il y pénètre
sif de la production, il faut une médiation » (1611). Mais cette média- 1! est regardé comme vous le seriez vous-même en cette circonstance.
tion est définie comme le terme qu'elle fait surgir : elle est union des Qu'y a-t-il donc qui circonscrit le milieu ouvrier ? Ce n'est point seule-
masses, activité, entreprise. Et loin qu'elle soit englobée par lui, c'est ~en~, sa~s _doute, que les hommes fassent le même travail (en fait la
elle qui l'englobe : le parti change les masses en classe pour constituer dlffer_enclahon des travaux est sensible), c'est d'une part, que ce travail
un être qui lui soit homogène et puisse lui obéir. est ngoureusement collectif, que les hommes dépendent les uns des
autres, comme leurs tâches sont commandées les unes par les autres,
Mais avant de montrer les implications concrètes de ce raisonnement c'est d'autre part que l'exploitation est concentrée sur l'activité com-
je voudrais revenir sur les critiques que vous adressez à ma conception mune des exécutants, et que cette activité domine toute la vie sociale.
de la classe, car celles-ci éclairent les fondements philosophiques de Vous prétendez qu'il n'y a pas de coopération entre les ouvriers ; et en
votre théorie et l'extrême subjectivisme que j'avais déjà aperçu dans un sens vous avez raison, car la coopération suppose une mise en com-
les Communistes et la Paix. j'avais écrit, trop sommairement il est vrai : mun des énergies pour atteindre certaines fins. La coopération est ici
« Si l'on veut montrer que la classe est autre chose qu'une somme d'in-
dividus, ne suffit-il pas déjà de dire qu'elle est leur rapport et que ce
rapport ne peut être conçu comme une simple communication de cha-
cun avec les autres, mais plutôt comme une appréhension particulière de
- imposée. Elle résulte d'une convergence aveugle d'opérations parcel-
laires. Mais ceci n'empêche qu'une solidarité ne sous-tende nécessaire-
ment. cette coopération objective. Le travail n'est pas si mécanisé qu'il
ne la~sse à chacun une marge d'initiative dont les effets intéressent tous
leur milieu et des autres groupes sociaux.» Vous m'objectez que ce ceux qui participent à la même tâche. Voici un tour automatique qui
rapport ne correspond à aucune réalité, qu'en tant que masse travaillant dégrossit les cônes de métal ; en voici un autre qui les affine. Entre les
dans les usines les ouvriers sont privés de toute coopération, qu'il n'y ouvriers qui les commandent il y a une élémentaire solidarité, en sorte
a pas de schème en ce sens, qu'il n'y a pas de tradition, que je fuis la que l'un respecte suffisamment l'angle qu'il doit établir pour que l'au-
synthèse nécessaire à la constitution d'une totalité dont la simple unité tre puisse effectuer son affinage. Et cette solidarité est encore plus sen-
de vie ou de condition ne suffit pas à rendre compte. Et vous déclarez sible sur une chaîne où les erreurs de l'un ruinent le travail du voisin
positivement : « Je la (la classe) vois, moi, en elle-même (?) comme un ou de tous les autres. Vous croyez que ces travaux sont anonymes, que
universel concret : singulière, puisqu'on l'a faite avec ces hommes-ci les ouvriers sont rivés à leurs outils ou à leurs machines au point de
dans ces circonstances-ci, universelle, puisqu'elle embrasse une collec- s'ignorer, mais rien n'est plus faux. Ce sont des hommes concrets qui
tion entière» (1592). Je souscris, certes, à cette formule mais je pré- se transmettent les pièces sur lesquelles ils travaillent, - même s'ils ne
tends que votre théorie ne saurait s'en accommoder : car la singularité se sont jamais vus, comme les hommes de l'équipe de jour et ceux de
concrète ne vient pas de ce que la classe est fabriquée à un moment l'équipe de nuit qui ont conclu un pacte tacite pour se donner quelques
donné du temps avec des hommes qu'on rassemble, mais de ce qu'elle pièces d'avance quand ils quittent leur machine. Au reste croyez-vous
est un groupe délimité par une fonction sociale et économique, et son que le patronat le plus dynamique de notre monde aurait donné tant
universalité vient de ce que cette fonction lui ouvre la possibilité d'im- d'importance aux enquêtes de psychologie sociale dans les usines si la
poser ses normes à la société et de faire l'histoire, non de ce que le question des rapports concrets entre les individus au travail n'avait une
prolétariat forme une collection entière (depuis quand le collectif est-il réelle importance? Mais l'essentiel c'est que ces relations ou cette soli-
synonyme d'universel ? J'y perds mon Hegel !) darité immédiate n'est pas une simple adaptation au travail collectif
Revenons donc sur ce rapport des ouvriers qui les singularise dans imposée par le capitalisme, qu'elle s'effectue au sein de l'exploitation et
la société capitaliste et que vous jugez de pure similitude. Voici, comme dans la résistance.
vous dites, 5 millions de travailleurs. Qu'ont-ils donc de singulier? Ils Or celle-ci se manifeste de deux manières : d'abord par une entente
produisent dans des usines ; pour la plupart ils sont concentrés dans tacite ou une complicité qui rend possible l'erreur, la distraction ou le
d'immenses entreprises : il y a d'autre catégories de travailleurs, des sabotage des individus, ensuite par un refus collectif d'obéissance qui
employés, des techniciens, des ingénieurs, des membres de la direction ; est le seul mode d'action efficace qui puisse être dirigé contre la direc-
mais ces groupes leur sont plus ou moins étrangers ; un ouvrier a pour tion, sans impliquer la division entre travailleurs. De la première forme
compagnons d'autres ouvriers ; c'est avec eux qu'il discute ; c'est dans mille exemples peuvent être donnés qui ne sont pas même ignorés des
le même quartier qu'il habite. S'agit-il d'un hasard dû à la proximité ? cadres inférieurs. Un chef d'équipe, un chronométreur, voir un chef
Pas seulement. Ecoutez parler un ouvrier de Billancourt et un ouvrier d'atelier savent à quoi s'en tenir sur l'opposition sournoise des ouvriers
de Clichy, ils ont vis-à-vis de leur travail et des autres groupes de
qu'ils commandent ou surveillent. Un chef d'équipe sait que s'il n'est
l'usine, des attitudes voisines ; ils se comprennent à demi-mot. Est-ce
seulement la misère qui les réunit ? La plupart des employés sont moins pas toléré par les ouvriers, s'ils est l'exécutant aveugle des ordres de la
bien payés qu'eux ; leurs réactions sont cependant différentes. L'em- direction, il ne pourra que difficilement se maintenir à son poste. Un
7
DE LA REPONSE A LA QUESTION DE LA RÉPONSE A LA QUESTION 99
98
chronométreur sait qu'il n'a pas « intérêt » à remarquer le ralenti_s~e­ robinsonnades de l'économie bourgeoise que Marx se plaisait à ridicu-
ment systématique des opérations _quand il vie!lt les mesurer. _Le mtheu liser. Car le fait premier n'est pas le capitaliste mais le Capital, pas
ouvrier est fermement constitué, 11 a ses attitudes, ses habttudes! sa l'individu prolétaire mais le prolétariat ; et l'expérience première de
morale : et les individus qui ne s'y conforment pas ne font que. m1eux l'ouvrier n'est pas seulement la solitude, mais l'appartenance à un
ressortir son homogénéité. C'est Je mouchard ou le stakhanov1s~e ou groupe travaillant collectivement et collectivement exploité.
même ce type d'individu qui ne fait que rechigner contre la machme et C'est en ce sens qu'on peut parler de la classe comme d'un universel
alimente sa paresse du travail des autres. et non parce qu'elle est une «collection entière ». Son universalité réside
Mais, direz-vous, chaque milieu n'a-t-il pas son code?_ En qu?i en ceci que toutes ses caractéristiques empiriques communiquent, que
l'usine est-elle à cet égard différente de la caserne? En cec1, pr~ctse­ le travail, l'exploitation, la solidarité qui sont de fait constituent l'unité
ment, que tes ouvriers produisent, que leur réunion n'est pas ac_c,t~en­ essentielle d'une collectivité placée et replacée sans cesse devant la
telle, mais en un sens nécessaire, qu'ils sont au cent~e de la soc1ete et tâche de bouleverser radicalement l'ordre social et simultanément l'ordre
non les pantins d'un maniaque à galons. Et en cec1. encore que ~ans humain. je prendrai donc le contrepied de votre formule qui condense
l'industrie Je commandement n'est pas simple domination psycholo~tque, admirablement votre opposition à toute pensée marxiste : « il n'y a
mais extorsion de la plus-value et que la résistance n'est p~s s1mple aucun passage de la socialité empirique à la classe écrivant l'histoire»
dérobade, fuite devant les ordres mais récupération. Les ouvne_rs n'?nt (1604). Le prolétariat est cette classe qui, façonnée par l'économie capi-
pas besoin d'apprendre la théorie de la plus-value pour savmr qu on taliste, structurée par la division du travail et l'évolution technique,
vole leur temps et leur force et pour tenter de voler à leur tour. sur ce trouve dans la contingence de sa situation le passage à une action his-
vol, c'est-à-dire de récupérer. (Mais vous qui me re~roch:z d'tgnorer torique. Mais je donne plein sens à votre expression : le passage est à
les relations agonistiques, je crains fort que vous 1gnonez tout ~e faire. Il s'ébauche dans la socialité empirique, mais sa trace est à cher-
cette lutte acharnée qui se mène chaque jour autour. de la. prod~ctt- cher et il n'y a pas de parcours préfiguré. Il faut que des hommes se
t · ) Or c'est la fonction de cette collectivité - son potds soc1al et ;~o­ rassemblent, mettent à profit les occasions de lutter, changent en ex-
~~~ique - et la fonction de son opposition qui f?~t que la r~s.ls­ pression des mouvements qui s'ignorent, affirment en permanence les
tance tacite de chaque jour peut se transformer en res1stance exphc1te, fins socialistes de la classe. Cependant, ce qu'il y a de remarquable
en revendications concertées, en grèves, entraîner le mouvement de m~l­ dans cette action c'est qu'elle change elle-même en fonction des trans-
tiples entreprises, découvrir sa ~ignificat~on P?litiq~e et dans des Cir- formations empiriques, car elle est prise dans la socialité - le mode
constances exceptionnelle, devemr lutte revolut10nna1re. d'organisation de l'avant-garde et son programme sont aussi dans l'his-
La lutte révolutionnaire ne découle pas ~a.tureller:zent de l'opposi- toire - et en ce sens il y a beaucoup plus qu'une interaction entre la
tion quotidienne des exploiteurs et ~e~ e~pl_o1tes, ma1.s ell~ ne peut se classe et le sujet écrivant l'histoire ; il y a une dialectique - le terme
développer et ressurgir quand elle a ete defa1te, ma~gre la vtolence de la supérieur conservant le terme inférieur, non seulement en tant qu'il en
répression, que parce que cette opposition est contm~~ et appelle co!ls- retient le sens, comme le veut Hegel, mais en tant qu'il ne peut dépasser
tamment un rassemblement des énergies et une res1stance collec!1ve. absolument la forme que celui-ci lui a préparée, - la politique et l'or-
L'action des organes de la classe, le rôle .d.es journa~x, des sechons ganisation du parti révolutionnaire demeurant tributaires des rapports
syndicales, des cellules ou des groupes P?ht~ques est tmportant (com- de fait existant à un moment donné du temps, au sein de la classe.
ment le nierais-je, puisque à mes yeux I'htstmre de_ la classe e:t es_sen- Pour être sensible à cette dialectique, encore faut-il voir la classe ou-
tiellement celle de son organisation) mais cette ach~n ~u c~ role. brent vrière en elle-même, comme vous dites si bien, et non raisonner sur la
leur origine d'un milieu déjà sensibilisé par I'expl?ltatiOn a _J'exigence réalité sociale en général, comme vous le faites pratiquement.
de la lutte, déjà travaillé par des courants de h_at~e, m?dele ~ar des Quand vous écrivez en effet « la réalité sociale est en chacun et en
rapprochements accidentels ou intentionnels et qUI n est nen moms que
tous comme un pattern culturel qui n'a de vie que celle qu'on lui donne,
pure dispersion. . . . se maintient comme tradition et n'évolue jamais comme mouvement in-
Vous écrivez vous-même: «la massification n'est Ja~ats SI ;>o~ssée tentionnel » (1600) vous parlez d'une certaine réalité, fondée sur des
que l'ouvrier perde Je sentiment d'appartenir. ~ .un m1heu ». Ma1s ce rapports stagnants, visant à préserver un équilibre non dynamique, cer-
milieu vous Je concevez comme un ordre de stmthtu~e ! chacun se per- tainement pas de la réalité prolétarienne ni même de la réalité bour-
cevant comme partie d'un ensemble dont le~ caract~nshques sont seule- geoise. Car cette dernière est fondée sur le conflit inter-humain, sur
ment différentes des autres ensembles soctaux ; nen de plus. Chaqu~ l'exploitation et la concurrence, la recherche de la domination et du
individu est seul travaille seul, est exploité seul, a un r_apport pnve prestige : son schéma est dynamique ; s'il ne rend pas compte de la
avec Je patron, e~t voué à la pure répétition ?u geste ma.chm.al. Et pour variété des événements historiques il en donne le style - les crises, les
briser cette solitude il faut un deus ex machma : le parh qu1 cha!lge la guerres, et la prédominance toujours plus forte du capital collectif. Si
masse en communion. En ceci vous prolongez sur le plan soc1al les
DE LA RÉPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 101
100
abstraite car elle est psychologique, elle lie deux consciences sans tenir
vous réduisez la réalité sociale bourgeoise au maintien de la tradition,
compte de ce que celles-ci sont immergées dans la nature et la culture
si vous ne voyez dans le pattern culturel que la répétition, à quoi rat-
en sorte que leur regard n'est qu'un moment particulier et second dans
tachez-vous donc l'histoire bouleversée de la bourgeoisie ? Allez-vous
leur expérience d'appartenir à un monde. L'ouvrier n'a parfois jamais
donc convertir celle-ci en classe-entreprise, en collection entière d'hom-
rencontré le patron ou les directeurs ou les a entrevus seulement de
mes conscients de la fin unique qu'ils se proposent? La vérité est qu'il
loin d_ans la cour de l'usine où ils ar;ivent trois heures après lui. 11 n'a
,Y a un schéma historique de la bourgeoisie porté par les rapports so-
essuye que le regard des intermédiaires, chef d'équipe contremaître
ciaux qui lui sont propres, comme il y a un schéma historique du prolé-
techniciens, individus souvent semi-prolétarisés et qui ~n tout cas n~
tariat qui n'est point séparable de son existence sociale. Et l'originalité
!iennent pas sa vie dans leurs mains. Ces regards l'~bjectivent p~ut­
de cette existence sociale vient non pas de ce qu'un groupe d'individus
etre, comme le regard d'un enfant endimanché qui le pose comme chose
peut s'en détacher pour communier dans l'activité pure de la révolution
sale. Pourtant sa conscience de classe ne naît pas sous les regards.
mais de ce qu'elle ne peut s'affirmer comme existence qu'en prenant
Elle s'ébauche quand il se perçoit au sein d'une collectivité qui produit
conscience de son rôle et de ses tâches. Ou, en d'autres termes, la diffé-
pour que d'autres en tirent les fruits et elle s'affirme quand il voit la
rence qui sépare la conduite historique du prolétariat de celle de la
pos~ibilité P~our ses camarades et lui de diriger leur production. Le
bourgeoisie, le caractère intentionnel du mouvement ouvrier de la dy~ senhment d etre le producteur et le sentiment d'être l'exploité sont indis-
namique aveugle du capitalisme n'est pas autre que la différence qUI
sociables et aucun des deux n'est constitué par le regard. C'est tout
sépare l'existence sociale du prolétariat, - expérience du travail et de
au contraire ce double sentiment qui donne au regard son quale de
la solidarité privée de toute garantie économique actuelle, - de celle complicité ou de haine. Et il se réfère primordialement à l'expérience
de la bourgeoisie, puissance coïncidant avec des intérêts privés et déter-
d'un monde qui pervertit l'homme. C'est la totalité des relations hu-
minée par la loi qu'ils lui imposent. Plaines qui s'offre comme injustice ou pourriture en même temps que
Mais que le prolétariat soit déjà classe, au niveau du procès de des hommes sont haïs qui profitent de cette situation. En niant cette
production, et pourtant qu'il ne soit point synthèse achevée, qu'il y ait expérience de la classe et du monde, en esquivant le pluriel de la collec-
dialectique, mais non finalisme, que l'action des organes d'avant-garde tivité ouvrière, en substituant au travail comme élaboration d'un nou-
soit à replacer dans la dynamique de l'ensemble et qu'il n'y ait point veau sens des relations humaines, comme détour par lequel l'opprimé
totalité indifférenciée, ni spontanéité miraculeuse, je le vois b1en, tout mine la puissance de l'oppresseur, la distance quasi immatérielle du
ceci qui bouleverse la relation sujet-objet est pour vous «pensée ma- regard, vous ruinez toute possibilité d'histoire. Une fois que le proléta-
gique». Cette magie, j'y reviendrai, a toutefois l'avantage de rendre riat ou la conscience a accompli ce double mouvement qui la fait re-
possible une recherche sur la société et l'histoire empiriques, tandis que fuser d'être une chose et reprendre dans la fierté les caractères objectifs
celle-ci forme à vos yeux un magma de facteurs contingents (dénommés qu:on lu}. impose, quelle ~ction - je v~us prie - lui accordez-vous, qui
conditions nécessaires à la lutte révolutionnaire) que transcende allé- pUisse 1 mtéresser essentiellement? PUisque vous n'avez rien contre les
grement votre opposition métaphysique dominant-dominé. L'essence de les expériences cumulatives, voulez-vous m'expliquer comment vous les
la lutte du prolétariat nous est, en effet, présentée par vous en ces concevez quand vous avez réduit l'aventure humaine au simple affron-
termes : « Par un double mouvement qui le porte à refuser d'être une tement des consciences vouées à la répétition d'un cogito à deux ?
chose et à reprendre, pour soit, dans la fierté, les caractères objectifs
C'est en ceci encore que votre pensée me semble pré-hégélienne car
qu'on lui impose, le prolétariat se constitue comme conscience. Sa sub-
jectivité est à la fois la négation de la conscience de l'Autre et sa pro- elle ne sort point du champ des consciences individuelles, elle ignore la
pre objectivité.» Et vous ajoutez superbement : «De tout cela pas un totalité, en tant qu'unité d'un monde englobant ces consciences, et for-
mot dans votre article. » je le confesse. Pas un mot. D'abord parce que tiori 1~ d,e~eni~ de la tot~lité, pour autant qu'il ne se réduit pas simple-
je refuse de penser la relation de deux classes concrètes comme celle du ment a 1h1st01re des umtés discrètes qui la composent. Et d'Hegel au
SOI et de L'AUTRE, ensuite parce que je nie que cette relation puisse moins, l'on pouvait tirer Marx. Mais de vous ? Même point Staline.'
être séparée de celle de l'homme à la nature, ou du travail. Or c'est sur . Je ne prétends pas cependant que votre philosophie vous ait conduit
ce point qu'apparaît le fondement philosophique de votre position sur la à vos positions actuelles, je dis seulement que vous ne pouvez vous en-
classe. La définition que vous donnez de la prise de conscience prolé- g~ger dans ~ne action politique que de la manière dont vous l'avez
tarienne, c'est celle-là même que vous donniez dans l'Etre et le Néant fait, c'est-à-dire _sans réflexio.n. sur l'expérience historique, sans analyse
p.e la prise de conscience de l'homme ; non seulement elle a le défaut des rapports sociaux, sans cnhque de la réalité, sans vous mettre vous-
de s'appliquer à tout individu, prolétaire ou non, mais elle ne carac- ~ême d~ns .l'histoire .. Il vous fallait réduire le prolétariat au Parti,
térise même pas le rapport d'oppression. Elle vaut pour toute relation c es~-à-d1re a une enht_é homogène, ~ar!aitement définissable par son
avec autrui y compris l'amour. Vous la faites découler vous-même de la proJet de lutte. 11 fallait que ce parti fut le stalinisme non seulement
parce qu'il se pose comme tel, mais encore parce qu'il ne laisse aucune
relation la plus générale qui soit : celle du regard. Cette relation est
DE LA REPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 103
102
initiative à la classe, et, à la lettre, se prend pour elle ... Si, aujourd'hui elle l'existence de la classe, ou bien y avait-il deux classes ? Aujour-
comme hier, l'obscurantisme, le schématisme, l'empirisme vont de pair d'hui même où les syndicats sont divisés quels sont les dirigeants dont
avec votre engagement, c'est qu•;• n'y a rien dans votre philosophie qui il faut légitimer l'autorité? S'il faut suivre le P.C. parce qu'il est le
annonce les problèmes de l'histoire et de la lutte des classes. Taillée seul parti politique représentatif du prolétariat, faut-il pour les mêmes
pour les situations à trois personnages, elle s'exténue à vouloir assimiler raisons obéir au travaillisme en Angleterre et aux bonzes du syndica-
ces êtres massifs que sont les classes. lisme en Amérique ? Si vous pensez que le stalinisme est la direction du
prolétariat mondial, au nom de quoi pouvez-vous l'affirmer, puisque son
Cependant, le drame de votre philosophie est une chose, les cc.tclu- tnfluence se réduit à une partie de l'Europe et de l'Asie qu'elle est
sions pratiques auxquelles il vous mène en sont une autre, sensible à minime dans une autre partie et à peu près nulle sur le co~tinent amé-
tout lecteur des Temps Modernes, qu'il soit ou non philosophe. C'est ricain ? Si vous jugez, par contre, que les dirigeants ici et là ont une
sur ces conclusions que je voudrais finalement revenir, d'abord sur le autorité également légitime pour autant qu'ils ont la confiance des
rapport pratique vous établissez entre le prolétariat et ses dirigeants, masses, concluez-vous que le terme de prolétariat ne recouvre aucune
ensuite sur votre identification du P.C. et du parti révolutionnaire. réalité particulière, que les classes française, anglaise, tchèque, russe
Vous écrivez : « je vois que les dirigeants ne sont rien sans les et américaine sont de nature différente, puisque leurs dirigeants sont
masses, mais que la classe n'a de cohésion et de puissance que dans la prêts à se faire la guerre? (Vous aurez sans doute besoin pour la
mesure où elle fait confiance aux dirigeants» (1609). Si cette phrase démonstration de raisonner sur vos propres principes, comme vous nous
signifiait seulement qu'en définitive la victoire de la classe coïncide l'avez promis.) Le moins surprenant n'est pas votre obstination sur cette
avec l'accord des masses et de leur dirigeants, elle se changerait en question des rapports classe-dirigeants, à vous réclamer des grands
évidence en même temps qu'en lapalissade. Comment une classe pour- leaders révolutionnaires. Sans songer, du reste, à revenir sur les textes
rait-elle, en effet, s'emparer du pouvoir sans faire confiance à ses diri- que je citais, et qu'on peut facilement multiplier vous déclarez : c je
geants, puisque ce pouvoir implique une direction? Qu'il s'agi~se du ne sais pourquoi vous citez Rosa Luxembourg et Trotsky, car je ne dis
comité central du Parti révolutionnaire, ou du Soviet suprême - Je n'en pas autre chose qu'eux.» Avez-vous seulement remarqué que Rosa,
discute pas pour l'instant - la direction donne à la classe sa cohésion Trotsky et Lénine, pendant la totalité de leur vie, sauf ces deux der-
et sa puissance, en tant qu'elle a sa confiance. Mais bien sûr ce n'est niers pendant une période de cinq ans, ont été opposants au sein de la
pas ce que vous voulez dire : vous prétendez que la classe doit néces- direction prolétarienne, c'est-à-dire que leur tâche a consisté à dresser
sairement faire confiance aux dirigeants, sous peine de n'être rien ; car, la classe contre ses dirigeants actuels ? Cette tâche ne pouvait être
chacun le sait, le contraire de la puissance est l'impuissance, celui de la menée que s'ils pensaient que la confiance des masses en une direction
cohésion, la dispersion. Ainsi précisez-vous l'action de la classe en ces peut être une erreur, que la puissance et la cohésion de la classe n'est
termes, que j'ai déjà eu l'occasion de relever : « la class~, en observant pas liée à l'observance des consignes, mais qu'elles se constituent dans
les consignes, légitime l'autorité du dirigeant». Cette tdée que _vous la recherche de l'action vraie. Relisez les textes de Lénine avant 1917.
avez déjà plusieurs fois exprimée dans Les Communistes et la Patx, et Il n'y a rien qu'il méprise davantage que les prêches à l'union du parti
qui est au centre de votre raisonnement, est fausse, condamnable et ne et à la cohésion de la classe «en général». Ce n'est pas l'accord des
peut être défendue par personne. Elle est fausse car l'histoire montre hommes qui justifie une action, c'est le programme ; la fidélité au pro-
qu'il y a eu des directions successives de la classe et 9ue _le p~ssage d_e gramme peut imposer la solitude à l'individu et une action de diviseur.
l'une à l'autre ne fut possible que parce que le proletanat n observait
plus les consignes de ses dirigeants et leur reti_rait sa ,confianc~, - Légèreté, mauvaise foi, indigence? Vous escamotez ce qui devrait faire
qu'il y a dans un même pays et à plus forte ra1s~n à 1échelle .mt~r­ l'enjeu de la discussion et vous présentez comme un marxiste consé-
nationale, des directions simultanées, et que la conf1ance du proletanat quent, en accablant de sarcasmes un spontanéisme que je n'ai nulle part
en l'une suppose en même temps la défiance à l'égard de l'autre. Elle défendu et qui n'est à ma connaissance aujourd'hui défendu par personne,
est condamnable car elle revient à retirer aux ouvriers tout pouvoir de pas même par les anarchistes qui reconnaissent la nécessité d'une direc-
critique à l'égard de leurs organisation existantes, à soumettre chacun tion révolutionnaire. c: Si vous entendez prouver votre thèse, me dites-
aux consignes des dirigeants sous prétexte que l'obéissance collective vous, c'est cette activité d'organisation, de direction, d'induction, qu'il
fait la seule puissance de la classe. Elle n'est enfin à la lettre défendue vous faut ôter aux fractions spécialisées et rendre à la totalité :. (1601 ).
Comment supprimerais-je cette activité, puisqu'elle constitue l'histoire
par personne, car le P.C. lui-même pré_tend fonder son a~~orité, non sur
de la classe ? je dis seulement qu'un organe de direction ne surgit pas
J'obéissance de la classe, mais sur la Justesse de sa polthque. Ou pour
ex nihilo, qu'il répond à un besoin pratique et idéologique existant dans
reprendre cette critique sous forme de questions ~oncrètes, i_e v~us
demanderai : fallait-il en France, avant la guerre, su1vre le parh socia- la classe, que son programme et son mode d'organisation ne peuvent
liste ou le parti communiste quand l'un et l'autre représentaient une dépasser absolument son temps, c'est-à-dire le cadre que lui imposent
importante partie du prolétariat? La dualité de la direction contredisait- les conditions objectives et le champ de la praxis prolétarienne. je dis
104 DE LA REPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 105

encore, qu'un tel organe, si important soit-il, ne reflète l'opinion que enseignement non-équivoque. Cette politique obéit à deux exigences :
d'une partie de la classe, que l'autre partie qui la suit peut être une rechercher un large appui dans les masses ouvrières sans jamais ce-
arrière-garde, dont il ne faut pas tenir compte ou une avant-garde qui pendant tolérer un mouvement qui échappe à son contrôle ; rechercher
ne s'est pas encore cristallisée, mais qui indique la vérité de l'avenir. je une alliance avec des couches de la bourgeoisie, plus ou moins éten-
dis enfin que toute direction subit le poids du système d'exploitation dues, selon le rapport de forces actuel, qui permette une immixtion dans
dans lequel elle se développe et qu'il peut se faire qu'elle tente de s'en- l'appareil d'Etat ou en tout cas une responsabilité sociale accrue. Ces
raciner dans ce système, alors même qu'elle garde la confiance de la deux exigences sont liées : c'est grâce à son influence sur le prolétariat
majorité du prolétariat. Bref, loin de traiter la classe comme une tota- que le P.C. peut peser d'une manière décisive sur les affaires nationales,
lité indifférenciée, je la vois comme ultra différenciée, inégalement sen- c'est grâce à son enracinement dans les classes moyennes qu'il réussit
sible à l'expérience passée, inégalement consciente des tâches à venir, à freiner les offensives ouvrières et à les soumettre à sa politique de
totalité seulement en ceci que sa situation exige toujours d'elle la lutte compromis. Cette statégie était déjà sensible avant la guerre, elle s'il-
contre l'exploitation. Et loin de tenir pour rien le rôle d'une fraction lustra en France, en 1936, et en Espagne. En même temps que les P.C.
spécialisée, je lui reconnais la tâche décisive d'expliciter constamment se proclamaient les seuls représentants du prolétariat et qu'ils avaient
les objectifs derniers de la classe, de critiquer toutes les mystifications le souci constant de conserver la confiance des masses, ils déniaient à
présentes qui visent à laisser les ouvriers dans leur condition d'exploité, la lutte ouvrière tout caractère révolutionnaire et cherchaient à tout prix
d'organiser quand cela est possible la couche prolétarienne la plus à la maintenir dans le cadre de la légalité, ils visaient à participer à
large, sur un programme révolutionnaire. la gestion de la société. Après la guerre, les mêmes principes appliqués
à une situation beaucoup plus favorable (victoire de l'U.R.S.S., rôle
Quant à l'identification du parti stalinien au parti révolutionnaire, joué par le stalinisme dans la « libération nationale », scission ou effon-
vous ne vous préoccupez jamais de la justifier. Vous ne faites allusion drement des pouvoirs bourgeois) permirent au stalinisme de participer
au contenu de la politique du P.C.F. que pour éluder un débat sur le dans toute l'Europe continentale à l'appareil d'Etat et de le conquérir
fond. Ce débat, dites-vous, ne concerne pas votre sujet. Vous parlez de en Europe centrale et orientale, sans qu'il y ait de révolution proléta-
l'autoritarisme stalinien comme d'un trait de caractère, de l'absence de rienne, c'est-à-dire instauration d'un nouveau pouvoir issu des organes
démocratie comme d'une propriété particulière de la situation actuelle, ouvriers de lutte. Cependant la constance de la stratégie stalinienne
dont il n'y a pas à tirer de conséquences. Le gouvernement bourgeois n'interdit pas, selon les conjonctures, des variations tactiques qui font
n'est-il pas lui-même de plus en plus dictatorial, la démocratie n'est- accorder plus d'importance à l'un des deux thèmes, sans que l'autre
elle pas formelle? Ils le sont. Raisonnant en bourgeois, vous jugez (à soit jamais abandonné : ainsi des chances accrues d'une participation
bon droit) que les critiques bourgeoises adressées au P.C. sont hypo- au pouvoir ou la menace des mouvements ouvriers révolutionnaires peu-
crites. Mais cette comparaison prouve seulement que la politique stali- vent amener le stalinisme à attaquer de front des entreprises ouvrières ;
nienne n'est pas révolutionnaire, car l'identité des moyens employés dé- tandis que l'offensive de la bourgeoisie à l'échelle nationale ou inter-
voile la parenté entre les fins poursuivies. Comme la bourgeoisie, le nationale peut provoquer une lutte violente contre l'Etat. L'évolution de
stalinisme élabore sa politique en secret, dupe les éléments qu'il veut la politique du P.C.F. depuis la Libération nous en offre un exemple
entraîner, et ne tolère l'action populaire qu'à la condition d'en garder frappant. Dans une première phase, qui s'achève en 1947, le P.C. parti-
le strict contrôle. Certes le léninisme n'était pas un foyer de sainteté ; cipe à l'appareil d'Etat, il réorganise les secteurs qui lui sont confiés,
il maniait la ruse, cherchait les compromis nécessaires, manifestait sou- installe ses militants dans les postes les plus importants, cherche à pla-
vent même à l'égard de la classe un autoritarisme ; ses principes d'or- cer sous son contrôle certaines branches de la production ; sur les ou-
ganisation tout autant que les conditions de la lutte clandestine à la- vriers il exerce une pression constante pour les engager à produire sans
quelle il était contraint n'étaient pas compatibles avec une large démo- revendiquer ( « produire d'abord, revendiquer ensuite») ; il n'hésite pas
cratie ouvrière; cependant il agissait selon ce principe essentiel que toute à entrer en conflit ouvert contre les corporations en grève (les typo-
action du parti doit être clairement comprise par la majorité du prolé- graphes, les facteurs, les métallurgistes de Renault, au début de leur
tariat et contribuer à sa prise de conscience révolutionnaire. Toute ana- grève) ; cependant cette tactique va de pair avec une démagogie ren-
lyse qui cherche à estomper cette différence entre le léninisme et le sta- forcée au sein de la classe ouvrière et une action concertée, visant, à
linisme, qu'elle soit motivée par un anti-communisme aveugle, comme travers les syndicats, les comités d'entreprise, etc., à sélectionner des
l'était celle de Monnerot, ou par un pro-stalinisme comme le vôtre se cadres dont la fidélité serait garantie par les privilèges accordés. Dans
rejoignent en fait sur le terrain de l'ignorance ou de la mauvaise foi. une seconde phase, le P.C. relégué dans l'opposition - pour des motifs
Il n'y a d'ailleurs pas que le style de la politique stalinienne qui soit qui dépassent largement le cadre de la lutte sociale en France - cher-
en cause ; il y a cette politique elle-même, qui manifeste depuis près de che par tous les moyens à retarder l'intégration de la bourgeoisie fran-
vingt ans - approximativement depuis 1935 - une remarquable conti- çaise dans le bloc atlantique et à affaiblir la puissance économique et
nuité et dont l'on peut tirer, à la suite de la dernière guerre, un militaire de celle-ci ; en conséquence, il appuie ou provoque une série
106 DE LA REPONSE A LA QUESTION DE LA REPONSE A LA QUESTION 107

de grèves dans des secteurs clefs de la production et se déclare le cham- que vous pourriez justifier son influence sur la stratégie des partis
pion de la revendication ouvrière. Son action a, toutefois, ceci de parti- nationaux. Vous déclarez que vous ne débattez pas sur le fond (ibid.) ;
culier qu'elle ne vise jamais à généraliser les mouvements déclenchés, c'est que vous ne pouvez le faire.
qu'elle utilise des moyens qui affaiblissent les ouvriers autant qu'ils A considérer l'U.R.S.S. et les démocraties populaires on ne fait
nuisent à la production - grève isolée dans un secteur économique, qu'éclairer les objectifs contre-révolutionnaires du P.C.F. La tendance
grève perlée, grève tournante etc. Et dans le même temps, coïncide avec du stalinisme en France nous la voyons accomplie en Europe centrale et
cette tactique de violence une tactique d' « alliance ~ avec des couches orientale où, après la libération, la conquête de l'Etat s'est effectuée à
bourgeoises : le thème central d'agitation demeure l'indépendance na- la fois aux dépens de la bourgeoisie traditionnelle et du prolétariat.
tionale et l'objectif est de constituer de vastes rassemblements sociaux. Tandis que les représentants des partis bourgeois ont été progressive-
je prétends que la politique du P.C.F. est incompréhensible si l'on ment éliminés, la nationalisation des moyens de production, la collecti-
veut l'apprécier selon les catégories anciennes et la réduire à une signi- visation et une planification instaurées, les ouvriers demeurent aussi dé-
fication réformiste ou révolutionnaire. La considérerait-on comme réfor- possédés qùe par le passé de toute participation à la gestion de la pro-
miste on ne saurait rendre compte de la lutte à mort que le P.C. est duction ; non seulement ils sont dans la même situation que les ouvriers
capable de mener contre la bourgeoisie ; la tiendrait-on pour révolution- du capitalisme occidental, n'ayant pour propriété que leur force de tra-
naire, on ne pourrait admettre qu'elle utilise la classe ouvrière comme vail, ils sont l'objet des méthodes d'exploitation les plus dures (sa-
une masse de manœuvre et qu'elle agisse de front contre elle dans cer- laire aux pièces, stakhanovisme), mais ils subissent une oppression qui
taines circonstances. En revanche, cette politique devient claire si l'on les enchaîne plus étroitement à leur condition que par le passé puisque
,reconnaît qu'elle tente de se frayer la voie vers un pouvoir nouveau, à la dictature policière rend à peu près impossibles les revendications col-
la fois d'éliminer la bourgeoisie, et d'instaurer une nouvelle exploitation. lectives, exerce un contrôle absolu sur les syndicats, interdit à l'ouvrier
Vous avez toutefois un moyen de convertir l'absurde en mystère ou de changer d'usine, détermine arbitrairement la durée du travail et le
de déposséder les événements de leur sens manifeste : le recours à salaire. Vous écrivez dans Les Communistes et la Paix, que ce sont les
l'U.R.S.S. que vous nommez aussi, par mauvais goût métaphysique, bourgeois et non les ouvriers qui s'indignent de la perte d'une liberté
l'Autre. Toute discussion sur la politique concrète du P.C.F. devient abstraite. Mais il ne s'agit pas de liberté abstraite : la possibilité pour
ainsi superflue puisqu'on ne saurait connaître la raison de ses actes. les ouvriers de revendiquer, de défendre leurs conditions de vie à tra-
Vous bouclez alors votre apologie de l'obscurantisme : vous aviez attri- vers leurs syndicats a été la condition du progrès social. Si vous jugez
bué au Parti l'activité pure et dénié à la classe toute faculté de critique, que le sort des ouvriers ne fera que s'améliorer dans les démocraties
puisqu'elle n'était que par lui. Cela ne suffisait pas : vous supprimez populaires, quels critères invoquez-vous ? Pourquoi voulez-vous que
jusqu'à l'idée de critique. Maintenant se découvre une passivité au sein les groupes qui déterminent la planification, qui fixent les normes de
de l'activité, la trace en la conscience d'une conscience qui lui est plus travail et les salaires se démettent volontairement de leurs privilèges et,
intérieure qu'elle-même et qui la meut. Cette théologie ne pourrait con- par le seul fait que le revenu national s'accroît acceptent une réparti-
vaincre qu'à la condition de montrer que l'U.R.S.S. est Dieu, je veux dire tion équitable de celui-ci ? Pas plus que la bourgeoisie, la bureaucratie
ne saurait abandonner sa position dirigeante pour faire le bonheur du
la patrie révolutionnaire. Mais ceci, vous ne le montrez, ni ne le prouvez,
prolétariat.
ni même le dites. Votre « description purement formelle, écrivez-vous,
vise seulement à établir l'existence de l'Autre comme activité objecti- Sans doute refusez-vous d'admettre que la bureaucratie est une classe ...
vante au plus profond des subjectivités ; elle reste vraie dans toutes les Vous n'hésitez pas à écrire qu'il faudrait qu'on vous apportât les preuves
hypothèses; c'est dire qu'elle ne décide pas si la relation du P.C. à d'une lutte entre la bureaucratie et le prolétariat pour que vous ad-
l'U.R.S.S. est favorable ou nuisible aux intérêts du prolétariat fran- mettiez que celui-ci se distingue de celle-là. Et vous précisez - sans
çais» (1616, nous soulignons). Et vous ajoutez prudemment dans un rire - qu'il vous faut une documentation de première main (1619, note).
autre passage qu'en ce qui concerne l'exploitation des ouvriers en Ignorez-vous que les usines russes sont fermées aux observateurs étran-
U.R.S.S. la discussion est ouverte (note, 1619). Vous vous contentez gers et qu'une telle documentation ne pourrait être que stalinienne ?
donc de valider deux inconnues l'une par l'autre : la valeur révolution- Considérez-vous comme rien les témoignages des oppositionnels exilés,
naire de la politique du P.C.F. par sa dépendance à l'égard de l'U ...{.S.S., à commencer par les plus anciens, ceux de Trotski ou de Ciliga ?
celle de l'U.R.S.S. par le fait qu'elle fournit au P .C.F. « l'origine incon- Ignorez-vous que les travaux les plus sérieux et les moins suspects
ditionnée de sa propre activité~ (1616). Le procédé est inadmissible: d'antistalinisme, comme ceux de Bettelheim, largements fondés sur des
car c'est seulement si vous pouviez montrer précisément que la politique documents officiels soulignent l'antagonisme des ouvriers et des bureau-
du P .C.F. est prolétarienne que vous pourriez induire que sa défense de crates et notamment la lutte de classes larvées (sabotages, vols, dépré-
l'U.R.S.S. intéresse la révolution, et c'est seulement si vous établissiez dation de matériel) qui règne dans les usines? Que faut-il pour vous
que Je régime russe est socialiste ou s'oriente dans le sens du socialisme convaincre? Des grèves? La dictature suffit à les empêcher. Nous
108 DE LA RÉPONSE A LA QUESTION

savons pourtant qu'il s'en est produit en U.R.S.S. pendant la guerre ,


qu'il s'en produit aujourd'hui en Tchécoslovaquie, où le gouvernement
ne cherche plus à cacher qu'il se heurte à une hostilité ouvrière. Mais
vous auriez beau jeu de répondre que la construction du socialisme peut
momentanément contrarier les intérêts du prolétariat, et que les troubles
sont fomentés par les ennemis du régime. Rien ne peut vous convaincre,
tous les signes peuvent vous paraître ambigus, si vous n'acceptez l'idée
VI
que la division de la société implique nécessairement un antagonisme
ouvert ou latent entre les couches adverses. ORGANISATION ET PARTI *
Sur ce dernier point, comme sur les autres, vous ne répondez à au-
cune des questions que se posent à notre époque les ouvriers ou les
intellectuels qui, tout en voulant le communisme, sont hostiles au stali- CONTRIBUTION A UNE DISCUSSION
nisme ou s'inquiètent de sa politique. Ce silence confère aux 170 pages
que vous avez consacrées dans les Temps Modernes à vos nouvelles
positions politiques, un caractère alarmant de gratuité. Pourquoi vou- Il n'y a pas d'action révolutionnaire solitaire : cette action qui tend
liez-vous tant parler, si vous aviez décidé d'ignorer les problèmes et de à transformer la société ne peut s'effectuer que dans un cadre collectif
mettre le stalinisme à l'abri de toute critique? Ne cherchiez-vous donc et ce cadre tend naturellement à s'étendre. Ainsi l'activité révolution-
qu'à vous prouver à vous-même la validité de votre choix? Vous étiez- naire, collective, et cherchant toujours plus à l'être, implique nécessaire-
vous seulement posé la question, que vous aviez autrefois si bien for- ment une certaine organisation. De cela personne n'a jamais disconvenu
mulée : pour qui écrit-on? ni ne disconvient. ·Ce qui a été contesté dès le début de l'élaboration de
nos thèses, ce n'est pas la nécessité pour le prolétariat d'une organisa-
tion, c'est celle de la direction révolutionnaire, celle de la constitution
d'un parti. Le noyau de nos principales divergences est là. La vraie
question dont les termes ont été parfois déformés de part et d'autre
est celle-ci : la lutte du prolétariat exige-t-elle ou non la construction
d'une direction ou d'un parti ?
Que cette question soit la source permanente de notre conflit théo-
Le lecteur trouvera une analyse de la bureaucratie comme classe sociale riques n'est assurément pas accidentel. Les thèses de Socialisme ou Bar-
dans nos essais Le totalitarisme sans Staline et Qu'est-ce que la Bureaucratie? barie se sont développées sur la base d'une critique de la bureaucratie
Nous le renvoyons, en outre, aux textes publiés par Pierre Chaulieu dans
Socialisme ou Barbarie, n. 2 (1949), 5-6 (1950), 17 (1955), 21 (1957), 35 sous toutes ses formes : nous ne pouvions donc qu'affronter d'une ma-
(1964). Sur la situation de la classe ouvrière en Europe de l'Est, nous lui signa- nière critique le problème de l'organisation révolutionnaire. Or celui-ci
lons notamment : Ygael Gluckstein, Stalin's satellites in Europe, London, 1952 ne pouvait que prendre un caractère explosif car il mettait en cause
(première part., chap. 6) ; Sarton et Weil, Salariat et contrainte en Tchécos- notre cohérence idéologique. On peut bien admettre des lacunes dans
lovaquie, Paris 1956 ; Benno Sare!, La classe ouvrière d'Allemagne orientale,
Paris, 1958. Sur la situation de la classe ouvrière en U.R.S.S., nous disposions sa représentation de la société, circonscrire des problèmes dont on ne
de peu d'éléments d'informations, quand nous rédigions notre article, le témoi- détient pas la solution, on ne peut admettre au sein de nos conceptions
gnage de Ciliga analysé plus loin, celui de Victor Serge (Mémoires d'un révolu- idéologiques générales une contradiction qui tend à mettre en opposi-
tionnaire, Paris, 1951 ), les données réunies par Trotsky (La Révolution trahie, tion la pensée et l'action. Chacun d'entre nous doit voir et montrer le
chap. VI). Le livre de S. Schwarz fournissait à l'époque d'utiles renseigne- lien qu'il établit entre les formes de l'action révolutionnaire et les idées
ments (Labor in the Soviet Union, New York 1952, trad. fr. 1956). Depuis lors,
a paru une étude utile sur la condition ouvrière de 1917 à la mort de qu'il affiche.
Staline: T. Cliff, Stalinist Russia, a marxist analysis, chap. 1, c: Socio economie
relations in Stalin's Russia :., London, 1955 ; en outre le dépouillement des archi- DU PASSÉ AU PRÉSENT.
ves de Smolensk fournit une information incomparable (Merle Fainsod : les
griefs des ouvriers d'industrie, in Smolensk under soviet rule, Cambr., Mass.,
1958; trad. fr. 1967, chap. 16). L'article de P. Chaulieu: la Révolution prolé- Qu'est-ce donc en ce qui me concerne qu'être cohérent?
tarienne contre la Bureaucratie, dans sa section l'économie bureaucratique et
l'exploitation du prolétariat, Soc. ou Bar b., n. 20, déc. 56- fév. 57 apporte A l'origine de nos thèses se placent les analyses du phénomène
une riche interprétation .. bureaucratique. Ce phénomène nous l'avons abordé simultanément par
Il serait fastidieux d'énumérer tous les documents qui sont venus confirmer
nos indications et permettent de dénoncer plus rigoureusement l'ignorance ou
la mauvaise foi dans l'analyse sartrienne. • Socialisme ou Barbarie, n. 26, nov.-déc. 1958.
llO ORGANISATION ET PARTI ORGANISATION ET PARTI 111

divers biais avant de nous en faire une représentation globale. Le pre- forcement du parti ? S'étant identifié une fois pour toutes avec la Révo-
mier biais, c'était la critique des organisations ouvrières en France. Nous lution mondiale, le parti était prêt à bien des manœuvres pour peu
découvrions en celles-ci autre chose que de mauvaises directions dont qu'elles fussent utiles à son développement.
il aurait fallu corriger les erreu··s ou dénoncer les trahisons ; nous dé- Bien qu'on ne puisse faire cette comparaison qu'avec beaucoup de
couvrions qu'elles participaient au système d'exploitation en tant que précautions, car eUe n'est valide que dans une certaine perspective, le
formes d'encadrement de la force de travail. Nous avons donc com- P.C.!. comme le P.C. voyait dans le prolétariat une masse à diriger. Il
mencé par rechercher quelles étaient les bases matérielles du stalinisme prétendait seulement la bien diriger. Or cette relation que le parti entre-
en France. Nous discernions, en ce sens, à la fois les privilèges ?~tuels tenait avec les travailleurs - ou plutôt qu'il aurait souhaité entretenir,
qui assuraient la stabilité d'une couche de cadres politiques et syndi- car en fait il ne dirigeait rien du tout - se retrouvait, transposée à
caux et les conditions historiques générales qui favorisaient la cristalli- l'intérieur de l'organisation entre l'appareil de direction et la base. La
sation de nombreux éléments dans la société en leur offrant la perspec- division entre dirigeants et simples militants était une norme. Les pre-
tive d'une nouvelle classe dominante. miers attendaient des seconds qu'ils écoutent, qu'ils discutent des pro-
Le second biais c'était la critique du régime bureaucratique russe, positions, qu'ils votent, diffusent le journal et collent les affiches. Les
dont nous avons montré les mécanismes économiques qui soustendaient seconds, persuadés qu'il fallait à la tête du parti des camarades compé-
la domination d'une nouvelle classe. tents faisaient ce qu'on attendait d'eux. La démocratie était fondée sur
le principe de la ratification. Conséquence : de même que dans la lutte
Le troisième biais c'était la découverte des tendances bureaucratiques de classe, le point de vue de l'organisation prédominait, dans la lutte à
à l'échelle mondiale, de la concentration croissante du capital, de l'inter- l'intérieur du parti, le point de vue du contrôle de l'organisation était
vention de plus en plus étendue de l'Etat dans la vie économique ct décisif. De même que la lutte révolutionnaire se confondait avec la lutte
sociale, assurant un statut nouveau à des couches dont le destin n'était du parti, ceUe-ci se confondait avec la lutte menée par la bonne équipe.
plus lié au capital privé. Le résultat était que les militants se déterminaient sur chaque question
Pour ma part, cet approfondissement théorique allait de pair avec selon ce critère : le vote renforce-t-il ou au contraire ne risque-t-il
une expérience que j'avais menée au sein du parti trotskiste, dont les pas d'affaiblir la bonne équipe? Ainsi chacun obéissant à un souci
leçons me paraissaient claires. d'efficacité immédiate, la loi d'inertie régnait comme dans toute bureau-
cratie. Le trotskysme était une des formes du conservatisme idéologique.
Le P.C.I., dans lequel j'avais milité jusqu'en 1948, ne participait en
rien au système d'exploitation. Ses cadres ne tiraient aucun privilège de La critique que je fais du trotskysme n'est pas d'ordre psychologi-
leur activité dans le parti. On ne trouvait en son sein que des éléments que : eUe est sociologique. Elle ne porte pas sur des conduites indivi-
animés d'une « bonne volonté révolutionnaire » évidente, et conscients due11es, eUe concerne un modèle d'organisation sociale, dont le carac-
du caractère contre-révolutionnaire des grandes organisations tradition- tère bureaucratique est d'autant plus remarquable qu'il n'est pas déter-
nelles. Formellement, une grande démocratie régnait. Les organismes miné directement par les conditions matérielles de l'exploitation. Sans
dirigeants étaient régulièrement élus lors des assemblées générales ; doute ce modèle n'est-il qu'un sous-produit du modèle social dominant ;
celles-ci étaient fréquentes, les camarades avaient toute liberté de se la micro-bureaucratie trotskyste n'est pas l'expression d'une couche
rassembler dans des tendances et de défendre leurs idées dans les réu- sociale, mais seulement l'écho au sein du mouvement ouvrier des bureau-
nions et les congrès (ils purent même s'exprimer dans des publications craties régnant à l'échelle de la société globale. Mais l'échec du trot-
du parti). Pourtant le P .C.I. se comportait comme une microbureaucratie skysme nous montre l'extraordinaire difficulté qu'il y a à échapper aux
et nous apparaissait comme telle. Sans doute faisait-il place à des pra- normes sociales dominantes, à instituer au niveau même de l'organisa-
tiques condamnables : truquage des mandats lors des congrès, manœu- tion révolutionnaire un mode de regroupement, de travail et d'action
vres effectuées par la majorité en place pour assurer au maximum la qui soient effectivement révolutionnaires et non pas marqués du sceau
diffusion de ses idées et réduire celle des minoritaires, calomnies diver- de l'esprit bourgeois ou bureaucratique.
ses pour discréditer l'adversaire, chantage à la destruction du parti Les analyses de Socialisme ou Barbarie, l'expérience que certains
chaque fois qu'un militant se trouvait en désaccord sur certains points tiraient, comme moi-même, de leur ancienne action dans un parti condui-
importants du programme, culte de la personnalité de Trotsky, etc. saient naturellement à voir sous un jour nouveau la lutte de classe et
Mais l'essentiel n'était pas là. Le P.C.!. se considérait comme le le socialisme. Il est inutile de résumer les positions que la revue fut
parti du prolétariat, sa direction irremplaçable ; il jugeait la révolution amenée à prendre. Il suffira de dire que l'autonomie devint à nos yeux
à venir comme le simple accomplissement de son programme. A l'égard le critère de la lutte et de l'organisation révolutionnaires. La revue n'a
des luttes ouvrières, le point de vue de l'organisation prédominait abso- cessé d'affirmer que les ouvriers devaient prendre en mains leur propre
lument. En conséquence de quoi celles-ci étaient toujours interprétées sort et s'organiser eux-mêmes indépendamment des partis et des syn-
selon ce critère : dans quelles conditions seront-elles favorables au ren- dicats qui se prétendaient les dépositaires de leurs intérêts et de leur
112 ORGANISATION ET PARTI OROANJSATION ET PARTI 113

volonté. Nous j ugions que l'objectif de la lutte ne pouvait être que la seule une fraction, la plus consciente, peut c s'élever au niveau des
gestion de la production par les travailleurs, car toute autre . solution tâches universeHes de la révolution ,. (ibid.) : c cette fraction est néces-
n'aurait fait que consacrer le pouvoir d'une nouvelle bureaucratie ; nous sairement un organis me universel, minoritaire, sélectif et centralisé. :.
cherchions en conséquence à déte rminer des revendications qui témoi- (Socialisme ou Barbarie, n• 10, p. 16.)
gnaient, dans l'immédiat, d'une conscience anti-bureaucratique ; . nous Cet a rgument me paraît fonder déjà toute les analyses du Que Faire.
accordions une place centrale à l'analyse des rapports de production et Mais Lénine en déduit un cer1ain nombre de considérations qui ne pou-
de leur évolution, de manière à montrer que la gestion ouvrière était vaient être admises telles quelles dans le cadre idéologique de Socia-
réalisable et qu'elle tendait à se manifester spontanément, déjà, au sein lisme ou Barbarie. Bornons-nous à l'essentiel : Lénine considère que le
du système d'exploitation ; enfin nous étions amenés à définir le socia- proléta riat ne pouvant accéde r de lui-même à la conscience scientifique
lisme comme une démocratie des conseils. de. la so;.iété ten.d s pontanément à se soumettre à l' c idéologie régnante,
Ces positions, dont on ne peut d'ailleurs dire qu'elles soient aujour.~ so1t, à 1 1déolog1e bourgeoise » ; la tâche essentielle du parti est de le
d'hui su ff is amme nt élaborées, mais qui ont déjà fait l'objet d'un travail soustraire ~ cette influence en lui apportant un enseignement politique
important, se sont s urtout a ffirmées lorsque nous avons levé l'hypo- et cet ensetgnement ne peut être administré que de l'extérieur du cadre
thèque trotskyste qui pesait sur nos idées. Mais, bien entendu, elles de s~ vi7 ~uotidienne « c'est-à·dire de l'extérieur de la lutte économique,
ne peuvent prendre tout leur sens que si nous forgeons, simultanément, de ~ exteneur de la sphère des rapports de production » ; en outre,
une représentation nouvelle de l'activité révolutionnaire elle-même. C'est Lémne démontre que l'organisation prolétarienne pour être supérieure
là une nécessité inhérente aux thèses de Socialisme ou Barbarie. A vou- à celle de l'ennemi de classe doit la battre sur son propre terrain : pro-
loir l'éluder nous multiplions les conflits entre nous, sans en faire voir fessionnalisation de l'activité révolutionna ire, concentration rigoureuse
la portée et quelquefois sans la comprend re nous-mêmes : il est en effet des tâches, spécialisation des fonctions des militants (d'où le pa rallèle
évident qu'une divergence s ur le problème de l'organisation révolution- • sans cesse repris au cours du Que Faire entre le parti et l'armée) ; enfin,
naire affecte peu à peu le contenu entier de la revue : les analyses de la - conséquence implicite - a ssuré de la validité de son programme du
situation politique et des mouvements de lutte, les perspectives que nous seul fait que les masses le soutiennent, le parti se trouve naturellement
essayons de tracer, et s urtout le langage que nous employons quand destiné sinon à exercer Je pouvoir, du moins à y participer activement.
nous nous adressons à des ouvriers qui nous lisent. Or sur ce point De telles idées sont incompatibles avec la critique de la bureaucratie
il s'est avéré et il s'avère impossible d'accorder nos idées et de donner et l'affirmation de l'au tonomie prolétarienne.
une réponse commune au problème.
Nous ne pouvons admettre que la conscience politique soit introduite
Un certain nombre de collaborateurs de la revue ne peuvent fa ire du dehors dans le prolétariat par une ·fraction organisée ; nous jugeons
mieux que de définir l'activité révolutionnai re dans le cadre d'un parti a.u contraire qu'il faut redéfini r le concept même de politique, que celui-
de type nouveau, ce qui, en fait, revient à amender le modèle léniniste, ct da ns l'usage qui en est traditionnellement fait dans le mouvement
que le trotskysme a tenté de reproduire intégralement. Pourquoi cet ouvrier, garde un contenu bourgeois, qu'il n'a un sens pour les travail-
échec? Et d'abord, pourquoi faut-il parler d'un échec? leurs qu'à partir du moment où ceux-ci sont s usceptibles de relier les
événements à leur expérience propre des rapports de production. La
politique n'est donc pas à enseigner, elle est plutôt à expliciter comme
T IRONS LA CONClUS ION DE NOS CRIT IQUES. ce qui est inscrit à l'état de tendance dans la vie et la conduite des
ouvriers. Mais cette idée conduit à bouleverser l'image de l'activité du
L'argumentation essentielle avancée en faveur de la construction militant ; ce n'est plus comme le voulait Lénine c le tribun populaire ,.
d' un parti révolutionnaire me paraît figurer dans un texte déjà ancien sa chant profiter de la moindre occasion pour c exposer devant tous ses
de la revue : c Le prolétariat ne p ourra ni vaincre ni même lutter sérieu- convictions sociales et ses revendications démocratiques ,. (Que Faire) ;
sement contre ses adversaires - adversaires qui disposent d'une orga· c'est celui qui, partant d'une critique ou d'une lutte de travailleurs dans
nisation formidable, d'une connaissance complète de la réalité économi- un secteur déterminé, tente d' en formuler la portée révolutionnaire, de
que et sociale, de cadres éduqués, de toutes les richesses de la société, montrer comment elle met en cause le fait mArne de rexploitation et
de la culture et, la plupart du temps du prolétariat lui·même - que si donc, de l'étendre. Le militant apparait alors comme un agent des tra-
lui dispose d' une connaissance, d'une organisation de contenu prolé· vailleurs, non plus comme un dirigeant. P ourtant, certains d'entre nous
ta rien, supérieures à celles de ses adve rsaires les mieux équipés sous se refusent à tirer cette conclusion, ils s'arrêtent en chemin dans leur
ce rapport. , (Extrait de Socialisme ou Barbarie, n• 2, < Le parti révo· .critique de la politique. Et l'on peut même se demander si leur affirma-
lutionna ire », p. 103.) tion que la conscience n'est pas introduite du dehors ne leur sert pas à
Etan t donné que le prolétariat ne peut, en tant que classe prise dans
son ensemble, avoir cette connaissance et fournir cette organisation,
1 s'identifier, naïvement certes, mais plus sûrement, avec un curieux
aplomb, à la classe ouvrière.


ORGANISATION ET PARTI ORGANISATION ET PARTI 115
114
D'autre part, ils critiquent l'idée que le pa~i doiv~ être un .organe Troisième correctif apporté à la théorie léniniste : chercher de nou-
de pouvoir. Et de fait, celle-ci contredit la representation. 7ssenhelle d.u velles modalités de fonctionnement du parti. En fait, on les cherche
socialisme en tant que société des conseils. Mais cette cnhque est émi- sans les chercher car il est souvent dit que les règles importent peu et
nemment équivoque. Elle signifie que le parti n'es~ p~s un ,organe b~­ que le critère de notre antibureaucratisme est dans notre programme.
reaucratique, puisque son programme est la réahsatwn d un ~ouv01.r On les cherche cependant, ne serait-ce que parce qu'il est impossible
soviétique et donc - en dernier ressort - un programme anh-p~rh. de souscrire à la thèse du Que Faire sur la professionnalisation de l'ac-
La logique exigerait que, partant d'un tel objectif, nous nous opposwns tivité révolutionnaire, effectivement inconciliable avec le principe qu'il
à la formation d'un organisme qui s'arroge le monopole du programme faut tendre à abolir toute séparation entre dirigeants et exécutants.
socialiste et risque de concurrencer les conseils, .que nous cherchi~ns L'idée nouvelle est d'étendre au parti le principe de la délégation et de
une nouvelle voie à l'activité révolutionnaire. Ma1s tout au contra1re, la révoca~ilité qui inspire l'organisation soviétique. Si je ne me trompe
l'appel à une organisation autonome des travailleurs, effectiveme~t re- pas, certams camarades pensent que les organes dirigeants se trouvent
présentative, devient une justification de l'ex~stence et de .la du.r.~ du sous un contrôle effectif permanent des militants à partir du moment
parti. Le parti devient nécessaire à la fondatiOn du pouvo1~ sovietique. où ceux-ci ont le pouvoir, à chacune de leurs réunions, de changer de
Bien plus, ce pouvoir n'est autonome que dans la. mesure ou le parh le délégués. Mais ils ne font que perfectionner un modèle de démocratie
juge tel. Autant dire, et certains camarades le d1rent en effet, e? p~r­ for~elle. Dans les organismes de classe, la notion de révocabilité peut
lant de la situation pré-révolutionnaire, qu'il n'y a qu'une orgamsatwn avOir un contenu positif du fait qu'il existe un milieu de travail réel ·
valable : « le parti est un organisme dans la forme et dans le fond les hommes forgent en vertu de leurs relations, au sein du milieu produc~
unique, autrement dit, le seul organisme (permanent) d.e la classe dans tif, une expérience qui leur permet de trancher, dans la clarté, les problè-
les conditions du régime d'exploitation. II n'y a pas, JI ne peut pas Y mes qu'ils rencontrent. Ce qu'ils décident concerne leur vie et le pouvoir
avoir une pluralité de formes d'organisations auxquelles il s~ juxtapo- leur est donné de vérifier ce qu'ils décident à partir de leur vie. Le parti,
serait... En ce sens la distinction entre comités de lutte et parh. (ou toute en .n~v.anche (quel que soit le jugement qu'on porte sur lui), est un milieu
autre forme d'organisation minoritaire de l'avant-garde ouvnère) c~n­ arttflclel, hétérogène, puisque les individus qui s'y rassemblent diffèrent
cerne exclusivement le degré de clarification et d'organisation et nen par leur activité professionnelle, par leur origine sociale et par leur
d'autre». (Socialisme ou Barbarie, n• 10, p. 16.) culture. L'unité de ce milieu n'existe qu'en raison de la centralisation
imposée à l'organisation et cette centralisation est elle-même fondée sur
Certes il n'est parlé ici que des conditions du régime d'exploitation, la cohésion du programme. Dans de telles conditions, les décisions à
mais on ~e voit pas pourquoi la thèse ne s'étendrait pas à celle du ré- prendre au niveau des cellules ont toujours une double motivation : celle
gime socialiste car l'autonomie des soviets, de même qu~ celle de~ c.o: qui tire son origine d'une action à mener dans un milieu social exté-
mités de lutte n'est effective qu'à partir du moment « ou leur majont~ rieur et celle qui la tire de l'application du programme ou de l'obéis-
adopte et assimile le programme révolutionnai~e ~ue, jusque là, .le p~rh sance à l'instance centrale. Le délégué de la cellule a, de même, une
est seul à défendre sans compromission». (Soctaltsme ou Barbarte, n 2, double fonction : il est le meilleur camarade en ce qui concerne le tra-
p. 101.) vail. pro~ re de 1~ ~ellule et il est, d'autre part, le camarade compétent,
La tendance à étendre indéfiniment les prérogatives du parti se ma- celUI qu1 a ass1m1lé le programme, qui représente le c Centre ~. qui
nifeste d'ailleurs dans la définition qu'on offre des organismes de classe possède la science de la politique révolutionnaire, qui a le pouvoir de
de type comité de lutte. Après les avoir prése~té~ c?~me ~e~ .embryo.ns « s'élever au niveau des tâches universelles de la révolution~. En consé-
d'organismes soviétiques et non de type par~1,. eta1t-JI spec1flé (S?cta- quence, le principe de la révocabilité se trouve privé d'efficacité : aux
lisme ou Barbarie, n• 2, p. 100), on ne les d1stmgue plus du parh que yeux des militants, le délégué, en dépit de ses erreurs ou de ses fautes
par leur moindre degré de clarification et d'organisation. apparaît comme un camarade qui a le privilège de faire partie des diri~
De fait nous ne cesserons :fe le répéter, si l'on affirme la nécessité geants et dont la compétence s'accroît naturellement du fait qu'il parti-
du parti, ;i l'on fonde cette nécessité .s~r le, fait que. le parti déti~nt le cipe à la direction. Peu importe que le délégué soit ou non révocable à
programme socialiste, si l'on caractense 1 autonomie des orgamsmes tout. instant, les facteurs qui paralysent la base militante dans un parti
forgés par les travailleurs d'après le critère de leur accor~ avec le pro- ne tiennent pas à ce qu'elle ne dispose pas du pouvoir permanent de
gramme du parti, celui-ci se trouve naturellement ~eshné à ~xercer révoquer, ils tiennent beaucoup plus profondément à ce que cette base
avant et après une révolution le pouvoir, tout le pouvou réel des classes est accoutumée à l'existence de l'appareil dirigeant, à la hiérarchisation
des fonctions, à la spécialisation de l'activité politique.
exploitées.
Mail il faut reconnaître dans le même temps que cette thèse .est en Evoquons encore une fois le parti trotskiste pour poser cette ques-
contradiction formelle avec notre théorie et dénonce de la mamère la tion : qu'y aurait-il eu de changé avec l'introduction d'un système de
plus aiguë l'incohérence de ceux qui la soutiennent. délégués révocables ? On peut répondre : rien, très vraisemblablement,
116 ORGANISATION ET PARTI ORGANISATION ET PARTI 117
sinon une exacerbation de la lutte des tendances qui, au lieu de cul- Si cett~ proposition était vraie, il faudrait dire à la fois que nous
miner dans les assemblées et les congrès, aurait revêtu un caractère somm~s. mis en deJ?eu~e de constituer un parti et que ce parti, en raison
explosif permanent, chaque tendance s'employant dans le cadre des des cnbques que Je viens de mentionner, ne peut que devenir I'instru-
cellules à substituer au délégué en place, son propre candidat. ~en~ _d:une nou_velle bureaucratie ; en bref, il faudrait conclure que
La démocratie n'est pas pervertie du fait de mauvaises règles orga- 1 activi~e. révolutionnaire est nécessairement vouée à l'échec. Mais cette
nisationnelles, elle l'est du fait de l'existence même du parti. La démo- propos1~10n -,que je c~ois trouver à l'origine de toutes les justifications
cratie ne peut être réalisée en son sein du fait qu'il n'est pas lui-même d~ parti - n offre qu ~ne pseudo-évidence. Evidence de géomètre qui
un organisme démocratique, c'est-à-dire un organisme représentatif n a . p_as de contenu social. En face du pouvoir centralisé de la bour-
des classes sociales dont il se réclame. ge~Isie, de ~a science que possèdent les classes dominantes, on cons-
Tout notre travail théorique devrait nous faire aboutir à cette con- trUit ~ymétrzquem~nt un adv~rsaire qui, pour vaincre, doit acquérir un
clusion. Non seulement, certains d'entre nous la refusent, mais, à mon pouvOir et une sc1enc~ supéneures. Ce pouvoir et cette science ne peu-
avis, en cherchant à concilier l'affirmation de la nécessité d'un parti ve~t alors que se conjuguer dans une organisation qui, avant la révo-
avec nos principes fondamentaux, ils tombent dans une nouvelle contra- lutiOn, s~rcl~ss_e !'Eta! . bourgeois. Dans la réalité, les voies par les-
diction. Ils veulent opérer cette conciliation en prenant pour modèle un quelles s en;1ch1t 1 expenence des travailleurs (et les tendances du socia-
parti où seraient introduites des règles de fonctionnement caractéristi- h~me) n~ s acc~rde~t pas av~c ce schéma. C'est une utopie que s'ima-
ques d'un type soviétique et, par là, ils vont à rebours de leur critique gmer qu une mmonté orgamsée puisse s'approprier une connaissance
du léninisme. de 1~ socié_té et ~e 1:~istoire qui lui permette de forger à l'avance une
En effet, Lénine avait parfaitement compris que le parti était un represe_ntabon scientifique du socialisme. Si louables et si nécessaires
organisme artificiel, c'est-à-dire fabriqué en dehors du prolétariat. Le que sOient les efforts des militants pour assimiler et faire eux-mêmes
considérant comme un instrument de lutte absolument nécessaire, il ne progresser I_a connaiss~nce de la réalité sociale, il faut comprendre que
s'embarrassait pas de lui fixer des statuts quasi soviétiques. Le parti cette connaissance sUit des processus qui excèdent les forces d'un
serait bon si le prolétariat le s )Utenait, mauvais, s'il ne le suivait pas : groupe défini. '?u'il s'agisse de l'économie politique, de l'histoire sociale,
ses préoccupations s'arrêtaient là. De telle sorte que dans L'Etat et la ~e la technolog_Ie, de la sociologie du travail, de la psychologie collec-
Révolution, le problème de la fonction du parti n'est même pas abordé : tive ou en ?éneral de to~tes les branches du savoir qui intéressent la
le pouvoir révolutionnaire c'est le peuple en armes et ses conseils qui transformatiOn de la société, il faut se persuader que le cours de la
l'exercent. Le parti, aux yeux de Lénine, n'a d'existence que r ::r son cul_ture ~chappe à toute centralisation rigoureuse. Des découvertes, révo-
programme qui est précisément : le pouvoir des Soviets. Une fois lutiOnnaires ~elon nos propres critères, existent dans tous les domaines
qu'instruit par l'expérience historique, on découvre dans le parti un (:onnues ?U InCOnnues de nous), qui élèvent la CUlture c au niveau des
instrument privilégié de formation et de sélection de la bureaucratie, tac~es. univ_er~elles de la révolution », qui répondent aux exigences d'une
on ne peut que se proposer de détruire ce type d'organisation. Chercher soc1éte socialiste. Sans doute ces découvertes coexistent-elles toujours
à lui conférer des attributs démocratiques incompatibles avec son es- avec ?es modes d~ pensée conservateurs ou rétrogrades, si bien que leur
sence, c'est tomber dans une mystification dont Lénine n'était pas vic- syn~hese prog_ress1ve et leur mise en valeur ne peuvent s'effectuer spon-
time, c'est le présenter comme un organisme légitime des classes exploi- tanement. Ma_Is cette synthèse (que nous ne pouvons concevoir que sous
tées et lui accorder un pouvoir plus grand qu'on ne l'avait jamais rêvé f?rme ?yna~Ique) ne saurait se produire sans que la lutte de la classe
dans le passé. revoluhonnair_e,_ en faisant apercevoir un bouleversement de tous les
~apport~ traditionnels, ne devienne un puissant agent de cristallisation
Ideologique. Dans de telles conditions, et seulement alors on pourra
L'IDÉE DE DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE. parler en termes. sensés d'une fusion de l'organisation proiétarienne et
EVIDENCE DE GÉOMÈTRE. de la cul~ure. Repétons-le, ceci ne signifie pas que les militants n'ont
pa_s ~n r.ole e~sentiel à jouer, qu'ils ne doivent pas faire avancer la
Mais si l'on ne peut, du moins à partir de nos principes, accueillir theor~e revolutwnnaire grâce à leurs connaissances propres mais leur
l'idée du parti révolutionnaire sans tomber dans la contradiction, n'y travail ne p~ut êt,re considéré q~e comme une contribution à un travail
a-t-il pas, cependant, un motif qui nous conduit sans cesse à en pos- cult~rel soctal, s effectuant toujours par une diversité de voies irré-
tuler la nécessité? ductible.
Ce motif, je l'ai déjà formulé en citant un texte du no 2 de la revue. . C'est une aut~e u~opie que d'imaginer que le parti puisse assurer une
Résumons-le de nouveau : le prolétariat ne pourra vaincre que s'il dis- ngoureuse coordmahon des luttes et une contralisation des décisions
pose d'une organisation et d'une connaissance de la réalité économique Les luttes ouvrières telles qu'elles se sont produites depuis 12 ans _ et
et sociale supérieures à celle de son adversaire de classe. telles que la revue les a interprétées - n'ont pas souffert de J'absence
118 ORGANISATION ET PARTI ORGANISATION ET PARTI 119

d'un organe du type parti qui aurait réussi à coordonner les grèves ; des éléments plus ou moins actifs, plus ou moins conscients. De la capa-
elles n'ont pas souffert d'un manque de politisation - au sens où l'en- cité qu'auront les plus actifs à propager des idées et à soutenir des
tendait Lénine - elles ont été dominées par le problème de l'organisa- actions révolutionnaires dépend finalement l'avenir du mouvement
tion autonome de la lutte. Ce problème aucun parti ne peut faire que ouvrier.
le prolétariat le résolve ; il ne sera résolu au contraire qu'en opposition Mais parmi ces éléments actifs, certains - et de loin les plus nom-
aux partis - quels qu'ils soien,, je veux dire aussi anti-bureaucratiques breux - tendent à se rassembler au sein des entreprises, sans chercher
que soient leurs programmes. L'exigence d'une préparation concertée d'abord à étendre leur action à une plus vaste échelle. Ceux-là trouvent
des luttes dans la classe ouvrière et d'une prévision révolutionnaire ne .spontanément la forme de leur travail : ils font un petit journal local,
peut être certainement pas ignorée (bien qu'elle ne se présente pas à ou un bulletin, militent dans une opposition syndicale, ou composent un
tout moment comme certains le laissent croire), mais elle est insé}!drable petit groupe de lutte. D'autres éprouvent le besoin d'élargir leurs hori-
aujourd'hui de cette autre exigence que les luttes soient décidées et con- zons, de travailler avec des éléments qui appartiennent à des milieux
trôlées par ceux qui les mènent. La fonction de coordination et de cen- professionnels et sociaux différents des leurs, d'accorder leur action
tralisation ne motive donc pas l'existence du parti; elle revient à des avec une conception générale de la lutte sociale. Parmi ces derniers se
,groupes d'ouvriers ou d'employés minoritaires qui, tout en multipliant trouvent nombreux - il faut le reconnaître - des camarades qui n'ap-
les contacts entre eux ne cessent pas de faire partie des milieux de pro- partiennent pas à un milieu de production et qui ne peuvent donc se
duction où ils agissent. rassembler qu'en dehors des entreprises : leur culture constitue un ap-
En fin de compte, à la conscience des tâches universelles de la révo- port essentiel au mouvement ouvrier, à condition qu'ils aient une juste
lution, le prolétariat n'accède que lorsqu'il accomplit ces tâches elles- représentation de leur rôle qui est de se subordonner à ce mouvement.
mêmes, qu'au moment où la lutte de classe embrase la société entière et L'action de ces derniers éléments ne peut avoir d'autre objectif que
où la formation et la multiplication des conseils de travailleurs donne de soutenir, d'amplifier, de clarifier celle que mènent les militants ou les
les signes sensibles d'une nouvelle société possible. Que des minorités groupes d'entreprises. Il s'agit d'apporter à ceux-ci des informations
militantes fassent un travail révolutionnaire ne signifie nullement qu'un dont ils ne disposent pas, des connaissances qui ne peuvent être obte-
organisme puisse au sein de la société d'exploitation incarner en nues que par un travail collectif, mené hors des entreprises ; il s'agit de
face du pouvoir bourgeois, sous une forme anticipée, grâce à la centra- les mettre en contact les uns avec les autres, de faire communiquer leurs
lisation et à la rationalisation de ses activités, le pouvoir des travail- expériences séparées, de les aider à constituer peu à peu un véritable
leurs. A la différence de la bourgeoisie, le prolétariat n'a, au sein de la réseau d'avant-garde.
société d'exploitation, aucune institution représentative, il ne dispose On peut définir plusieurs moyens qui permettraient dès aujourd'hui
que de son expérience dont le cours compliqué et jamais assuré ne peut de s'orienter vers ces objectifs : par exemple la publication d'un journal.
se déposer sous aucune forme objective. Son institution c'est la révolu- Mais on ne touchera jamais les travailleurs et on ne réussira jamais à
tion elle-même. les associer à l'entreprise d'un journal si l'on ne fait d'abord la preuve
de son sérieux. Si les informations communiquées sont insuffisantes ou
L'ACTIVITÉ MILITANTE. précaires, si les expériences mentionnées sont exceptionnelles, si les
interprétations proposées sont hâtives, les généralisations sommaires,
Quelle est donc la conception de l'activité révolutionnaire que quel- bâties à partir de faits singuliers et épars, en bref, si Je journal est
ques camarades et moi-même avons été amenés à défendre. Elle découle fabriqué par un groupe qui n'a que très peu de contact avec des mili-
de ce que des militants ne sont pas, ne peuvent, ni ne doivent être : tants d'entreprise, personne ne s'intéressera à ce travail. A un niveau
une Direction. Ils sont une minorité d'éléments actifs, venant de couches plus modeste, il s'agit d'abord de convaincre des ouvriers, des employés,
sociales diverses, rassemblés en raison d'un accord idéologique pro- des petits groupes existant déjà que nous pouvons leur être utiles. Le
fond, et qui s'emploient à aider les travailleurs dans leur lutte de classe, meilleur moyen est de diffuser à leur intention (sous la forme d'un bul-
à contribuer au développement de cette lutte, à dissiper les mystifica- letin sans périodicité régulière) de courtes analyses portant sur la situa-
tions entretenues par la classe et les bureaucraties dominantes, à pro- tion actuelle et des informations - si elle ont été obtenues par des
pager l'idée que les travailleurs, s'ils veulent se défendre, seront mis en moyens hors de leur portée. Nous soulignerons que les journaux d'entre-
demeure de prendre eux-mêmes leur sort entre leurs mains, de s'orga- prise peuvent les publier ou les utiliser comme bon leur semble. Nous
niser eux-mêmes à l'échelle de la société et que c'est cela le socialisme. soulignerons encore que si notre travail les intéresse, celui-ci s'enrichira
Nous sommes convaincus que le rôle de ces éléments est essentiel - naturellement des informations et des critiques qu'ils nous communi-
du moins qu'il peut et doit le devenir. Les classes exploitées ne forment queront.
pas un tout indifférencié : nous le savons, et ce n'est pas les partisans D'autre part, on peut mettre en train quelques analyses sérieuses,
d'une organisation centralisée qui nous l'ont appris. Elles contiennent concernant le fonctionnement de notre propre société (sur les rapports
120 ORGANISATION ET PARTI

de production, la bureaucratie en France ou la bureaucratie syndicale).


On établirait ainsi une collaboration avec des militants d'entreprise de
façon à poser en termes concrets (par les enquêtes sur leur expérience
de vie et de travail) le problème de la gestion ouvrière.
De telles tâches peuvent paraître modestes. En fait, bien menées,
elles exigeront un travail considérable. L'important est qu'elles soient à
la mesure des minorités d'avant-garde et qu'elles permettent d'envisager
un développement progressif, c'est-à-dire un développement tel qu'à
chaque niveau de réalisation corresponde une extension possible du
travail.
En définissant ces objectifs et ces moyens, on définit en même temps
les formes d'organisation qui leur correspondent et qui reposent d'abord
sur le rejet de la centralisation. L'organisation qui convient à des mili-
tans révolutionnaires est nécessairement souple : ce n'est pas un grand DEUXIÈME PARTIE
parti dirigeant à partir d'organes centraux l'activité d'un réseau de mi-
litants. Ce qui ne peut aboutir qu'à faire de la classe ouvrière un instru-
ment ou à la rejeter dans l'indifférence voire l'hostilité à l'égard du
parti qui prétend la représenter.
Le mouvement ouvrier ne se frayera une voie révolutionnaire qu'en
rompant avec la mythologie du parti, pour chercher ses formes d'action LA CRISE DU TOTALITARISME
dans des noyaux multiples de militants organisant librement leur acti-
vité et assurant par leurs contacts, leurs informations, et leurs liaisons
non seulement la confrontation mais aussi l'unité des expériences
ouvrières.

Ce texte accompagna notre retrait du groupe Socialisme ou Barbarie.


Qui s'intéresse à la discussion que suscita la question du Parti dans ce groupe
peut lire, outre notre article : « Le prolétariat et le problème de la direction
révolutionnaire>, celui de P. Chaulieu «La direction prolétarienne>, n. 10, juiL-
août 1952, ibid., la lettre de A. Pannekœk et la réponse de P. Chaulieu, n. 14,
1954, enfin la critique que nous opposa P. Cardan, lors de notre départ, dans le
cadre des thèses de l'étude « Prolétariat et organisation>, n. 27 et 28. On trouve
en outre, dans La Brèche (Morin, Lefort, Coudray), Paris, 1968, les éléments
d'un prolongement et d'une transformation du débat. Il ne semble pas que les
problèmes soulevés dans ces divers textes aient cessé d'être actuels. En témoi-
gnent la discussion publiée par Studies on the Lejt, avec la participation
de Tom Hayden, vol. 5, n. 2, 1965; les commentaires, pas toujours pertinents,
présentés par G. Lichteim dans Marxism in modern France, New York, J9C6.
Il suffit enfin de lire les textes de R. Rossandra et de Sartre dans Il Manife-
sta, n. 4, 1969, pour se persuader que l'emprise de la tradition demeure forte
sur ceux qui cherchent à se détacher de l'orthodoxie communiste.
VII
LE TÉMOIGNAGE D'ANTON CILIGA 1
'

Sur l'U.R.S.S. - ce pays si mal connu, dit-on par habitude - les


témoignages se comptent par centaines, sans doute. Mais il n'y a pas
de témoignages sans témoins ; pas de témoins sans des valeurs procla-
mées ou, quand elles sont dissimulées, agissantes. Liberté concrète, bon-
heur effectif ; travail forcé, guépéoutisme : il n'y a qu'à voir, croirait-on,
pour aboutir à une de ces définitions : mais c'est un stalinien ou un
antistalinien qui voit. Ciliga, lui, n'est ni l'un ni l'autre. Impartial, il ne
l'est pas davantage. A chaque instant, comme personnage dans son livre
ou comme auteur, il affirme et revendique ses valeurs. Il faut les ad-
mettre ou les condamner avant de le lire. Pour ceux qui, comme nous,
adoptent son attitude révolutionnaire, son témoignage est un des plus
intéressants qui aient paru sur l'U.R.S.S. Il ne s'agit pas d'une étude
ni d'une somme de documents. Si l'on ne retenait que l'exposé théorique
il faudrait en reconnaître le caractère sommaire, bien que sa thèse
d'une société de classes en Russie et d'un nouveau type d'exploitation
sous le couvert d'une propriété collective soit juste dans ses grandes
lignes et d'autant plus méritoire qu'elle fut formulée dès 1933. La valeur
documentaire des deux livres, d'autre part, semble aujourd'hui assez
faible, quel que soit l'intérêt des renseignements fournis sur le travail
forcé (II, p. 30), la hiérarchie des salaires ou les méthodes du Guépéou.
L'originalité de Ciliga vient de ce qu'il ne se préoccupe que de raconter
une expérience quotidienne et que celle-ci est pleine de sens parce qu'il
l'a vécue en lui donnant un sens. Ainsi la question de la véracité ne
peut se poser, alors qu'elle se posait sans cesse, par exemple, à la lec-
ture de Kravchenko. L'auteur ne cherche pas à se dissimuler ni à mettre
E:n avant une pseudo-objectivité ; son témoignage et sa critique sont
indiscernables.
Ciliga pénètre en U.R.S.S. en 1926, chargé d'une expérience révolu-
tionnaire déjà longue. Il a participé depuis 1919 aux luttes du mouve-
ment communiste en Yougoslavie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en
Autriche. Membre du Politbureau du parti yougoslave depuis 1925, il

• Les Temps modernes, n. 60, oct. 1950 (Témoignage révolutionnaire sur


l'U.R.S.S.)
1 A. Ciliga : 1. Au pays du mensonge déconcertant ; II. Sibérie (Plon, 19&>).
(Le premier volume avait déjà paru en 1937.)
124 LE TEMOIGNAGE D'ANTON CIL/GA LE TEMOIGNAGE D'ANTON CIL/GA 125

est également délégué du Bureau balkanique du Komintern. Des diver- l'Organisation (1, p. 157). Il semble que, dans la période de l'effondre-
gences, à cette époque, le séparent déjà de l'Internationale sur la politi- ment révolutionnaire, l'insuffisance théorique exige le monolithisme.
que du parti yougoslave, mais il n'a pas mis en question la valeur du Dans la prison où le stalinisme l'a reléguée, l'Opposition obéit sur un
régime russe et il ignore à peu près tout de la lutte de l'opposition mode mi-comique, mi-tragique à l'inexorable loi qui a déjà conduit
trotskyste. Pourtant tout le prépare à cette mise en question, car il est Lénine à se débarrasser de toutes les minorités. Il est vrai que certains
plus qu'un militant sérieux ou un fonctionnaire de l'Internationale ; il a militants plus clairvoyants cherchent à caractériser le nouveau régime
compris que la politique révolutionnaire est dans son essence doute et bureaucratique. Mais tous sont suspendus à l'attitude de Trotsky. Or,
dissipation du mensonge, si déconcertant soit-il ; il ne cherche pas celui-ci tergiverse et se contredit. Après avoir ouvert sa polémique con-
d'abord dans le socialisme la croissance des machines et des usines tre le Plan par sa fameuse formule : c Ce n'est qu'un édifice de chif-
mais une transformation des rapports humains (1, p. 12). fres :.>, il célèbre en 1931 « les succès actuels vraiment inouïs :.>, c le
rythme sans précédent de l'industrialisation :. et voit dans la nouvelle
Son premier ouvrage retrace les progrès parallèles de sa critique de
politique économique une « tendance de la bureaucratie pour s'adapter
l'U.R.S.S. et de sa critique de la théorie révolutionnaire, c'est-à-dire de
au prolétariat :.> (1, p. 194) alors que la bureaucratie est en train, grâce
sa critique de soi. En même temps qu'il découvre les traits contre-révo-
au Plan, de trouver une base réelle à son pouvoir.
lutionnaires de la société soviétique, il découvre les motifs de ses juge-
ments. Ainsi se trouve-t-il amené, comme il dit, à briser toutes les idoles Si l'évocation des groupes oppositionnels pendant cette période est
et à se séparer du trotskysme et du léninisme en même temps qu'il s'op- pleine de sens, les conclusions de Ciliga sont en revanche sommaires.
pose au stalinisme. C'est que les oppositionnels trotskystes, qu'il ren- Il est simpliste de qualifier le trotskysme de c variante libérale de la
contre en prison, lui paraissent entretenir la mystification de l'« Etat bureaucratie:.> (1, p. 215). On ne peut apprécier le trotskysme qu'en
ouvrier ». Ils ne veulent à aucun prix étendre la critique qu'ils font de envisageant ses origines, le bolchevisme, et l'on ne peut passer sous
Staline et des siens à la société soviétique dans son ensemble. Leur silence les difficultés dans lesquelles celui-ci a dû gouverner après la
propre éviction du pouvoir leur semble un malentendu. Ils appellent le révolution. Certes l'auteur a raison de mettre en cause Lénine lui-même
parti qui les a exclus leur parti et Staline fait pour eux figure d'usur- (1, IX) et de montrer que son attitude vis-à-vis des masses prélude à
pateur (1, p. 164). Certes, ils attaquent les méthodes bureaucratiques, l'arbitraire bureaucratique. Mais il aurait fallu au moins indiquer les
mais tout se passe comme s'ils ne comprenaient pas eux-mêmes la por- circonstances qui motivèrent cette attitude, sans nécessairement la jus-
tée de leurs attaques. Ce sont des hommes qu'ils mettent en cause ou tifier. Il aurait fallu tenter d'opposer à la politique léniniste une politi-
des faits singuliers ; ils ne s'en prennent pas aux principes du nouveau que tenue pour révolutionnaire. La sympathie de Ciliga pour les ten-
régime. Les moins conscients d'entre eux reprochent à Trotsky d'avoir dances gauchistes du Groupe ouvrier et de l'Opposition ouvrière, qui
laissé échapper l'occasion du pouvoir quand il était « général victo- exprimèrent un moment les revendications démocratiques du prolétariat
rieux » ; ou encore ils accordent que Staline est un mal nécessaire, en- face à Lénine, ne peut faire oublier qu'ils étaient dépourvus de tout pro-
tendant ainsi que les mesures en cours devaient être prises de toutes gramme économique viable. Laisser entendre, comme le fait Ciliga, que
façons et qu'il fallait un homme sans principes pour les appliquer. A Lénine s'est retourné contre les masses du seul fait qu'il était au pou-
partir de 1929 la plupart se contentent d'accuser Staline de reprendre voir, c'est adopter une psychologie aussi commode que superficielle ;
le programme de l'Opposition et de le mal appliquer. Pendant la terreur c'est reporter sur la personne de Lénine un type d'explication que l'au-
de la collectivisation et du premier Plan, on fait la critique minutieuse teur raille à juste titre quand les oppositionnels l'appliquent à Staline,
des bilans officiels ; on traite le Plan de gigantesque bluff, au lieu d'en et quand ils voient partout à l'œuvre sa c méchanceté:..
attaquer les principes sociaux. L'Opposition est dépourvue de perspec- Quel que soit l'intérêt de ce témoignage sur l'opposition, on retien-
tive et ne croit pas à une réussite possible du nouveau régime, persua- dra surtout des ouvrages de Ciliga la description qu'il donne de la
dée qu'elle est de l'échec inévitable de tout ce qui n'est pas socialiste. montée de la bureaucratie et de l'écrasement des masses. On insiste
«On s'attendait à chaque instant, note Ciliga, à une catastrophe suivie ordinairement sur les facteurs d'ordre économique qui ont provoqué le
d'un changement complet dans le personnel dirigeant et cette attente reflux de la révolution et permis l'instauration de la dictature d'une
étouffait tout désir de rechercher le sens social des événements:. (1, p. « caste privilégiée :.. Trotsky, auquel nous venons d'emprunter ce Jan-
189). Apparemment, la vie de l'Opposition est active. Dans les prisons, gage, ne complète cette interprétation que par des généralités d'ordre
notamment à l'isolateur de Verkhné-Ouralsk, que Ciliga évoque vigou- psychologique. Parlant des masses, il insiste sur leur lassitude après
reusement, de nombreux groupes discutent et éditent des journaux. les années de révolution et de guerre civile ; parlant de l'appareil, il
Mais le désarroi profond se traduit par de fréquentes scissions. A montre qu'une couche de dirigeants cherchait à consolider ses privilèges.
Verkhné-Ouralsk précisément, la majorité de la fraction trotskyste, sou- Entre ces deux modes d'explication, il y a place pour une interprétation
cieuse avant tout de préserver son intégrité, lance un ultimatum aux qu'on pourrait qualifier de psycho-sociologique et qui, sans exclure les
autres tendances : elles devront se dissoudre ou quitter les rangs de deux autres, permet de rendre compte plus complètement de la forma-
126 LE TEMOJONAGE D'ANTON CIL/GA LE TEMOIGNAGE D'ANTON CIL/GA 127

tion de la bureaucratie et de son emprise sur la paysannerie et le pro- nant contre elle une partie de ses membres à titre d'exploiteurs. < La
létariat russes. nouvelte économie, écrit Ciliga, bouleversait toutes les routines, élevait
Ciliga fait bien comprendre comment la paysannerie s'est transfor- les couches inférieures de la population et en absorbait une partie dans
son personnel administratif. Pour un paysan de condition moyenne, de-
mée et a fourni à la bureaucratie, grâce à la collectivisation, les fonde-
ments de son pouvoir. Certes, la terreur a été le premier instrument de venir président de kolkhose ou simplement < brigadier » ou < chef de
domination des masses paysannes. Les renseignements que donne Ciliga camp » représentait un avancement incontestable. De vastes possibilités
sur ce point recoupent absolument ceux de Trotsky. filais ce serait arti- d'action s'ouvraient devant lui, ses facultés organisatrices se dévelop-
paient... ::. (1, p. 68).
ficiel de vouloir rendre compte du succès de la collectivisation par la
seule terreur. Ceci n'expliquerait pas, notamment, l'attitude des paysans Ce qui vient d'être dit de la paysannerie peut être répété à propos du
à partir de 1930, quand Staline mit un premier frein à l'exercice de la prolétariat, mais avec une autre portée. On ne pourrait comprendre com-
violence. A cette époque la terreur avait déjà produit son effet ; les ment la bureaucratie a établi son pouvoir sur la classe ouvrière et l'a
paysans sentaient tout retour en arrière impossible ; en revanche, le maintenu si l'on n'admettait qu'elle a puisé une part de ses forces dans
machinisme pénétrait dans les campagnes et fascinait les masses. « j'ap- cette classe même. C'est en ce sens que Ciliga note parmi ses premières
pris, rapporte Ciliga, des choses étonnantes sur les espoirs qu'éveillait impressions sur la vie en U.R.S.S. : < Un très grand nombre de jeunes
la collectivisation chez les paysans. Avec la collectivisation, c'était la ouvriers et paysans, grâce à l'instruction moyenne et supérieure, prenaient
civilisation technique qui pénétrait dans les campagnes arriérées de la en main les leviers de commande de la société nouvelle. Mais cette heu-
Russie. La radio et le cinéma pénétraient dans les villages où hier en- reuse évolution comportait non seulement certains traits regrettables
core il n'y avait même pas d'école ; là ou hier encore il n'y avait même isolés, mais encore avait tout un côté profondément vicié. Les couches
pas de charrue, où on labourait à l'aide de la houe ancestrale, le trac- qui s'élevaient se pénétraient en même temps d'un certain esprit bour-
teur faisait son apparition. Il y avait de quoi être ébloui. D'innombra- geois, d'un esprit d'égoïsme desséché, de bas calcul. On sentait chez
bles usines se construisaient, des armées de tracteurs, d'autos, de ma- elles une détermination bien arrêtée de se tailler une bonne place sans
chines agricoles inédites allaient apparaître au village avec des masses sans tenir compte du prochain, un arrivisme cynique et spontané ... Cet
d'engrais artificiels. La poste, le téléphone, les médecins, les agronomes, esprit régnait en maître, non seulement parmi les sans-parti, mais sur-
les stations de machines et de tracteurs, toutes sortes de cours et d'éco- tout chez les communistes qui, au lieu d'être les meilleurs, étaient les
les s'installaient dans les campagnes. Tout cela ne pouvait manquer pires de tous. » Il ne s'agit pas ici de considérations purement psycho-
d'impressionner profondément les instincts créateurs des masses » (1, logiques : le psychologique prend un nouveau sens replacé dans un
p. 67). Cette sorte d'attraction exercée sur les masses par la nouvelle cadre social et historique. Si des ouvriers deviennent des bureaucrates,
économie ne signifie pas, comme l'aurait dit Trotsky, que cette économie ce n'est pas que l'homme en thèse générale soit ambitieux et préoccupé
fût, dans ses fondements, socialiste. Comme le dit ailleurs Ciliga : « Les d'intérêts matériels. Car, si c'était vrai, il faudrait se demander pour-
paysans ne considéraient pas la collectivisation comme leur affaire à quoi, en période révolutionnaire, les hommes oublient leurs intérêts indi-
eux, comme leur propre création, mais comme une entreprise désirée viduels. Il faut ici comprendre la psychologie sur le fond de la condi-
par le gouvernement. Mais en même temps ils se soumettaient à l'expé- tion prolétarienne qui est aliénation et extrême dépossession. Le prolé-
rience. La masse paysanne des kolkhoses avait conscience d'être une taire n'est pas automatiquement révolutionnaire. Dans la mesure où sa
argile pétrie par l'administration et se résignait à ce rôle ... » (1, p. 69). situation objective le lie à une collectivité organisée, il tend à penser sa
L'industrialisation des campagnes fascinait le paysan russe comme il propre libération dans le cadre d'une libération sociale. Mais, en tant
avait fasciné le paysan américain au début du siècle. Les masses étaient qu'il demeure un individu, il lui est toujours possible de refuser d'a'ssu-
sensibles au progrès « en soi », et, pour ainsi dire, abstraction faite de mer le sort de la classe et de chercher une solution personnelle à ses
J'exploitation à laquelle elles étaient soumises dans le présent, parce problèmes. Cette dernière attitude est d'autant plus tentante que les
qu'elles percevaient confusément que la civilisation technique leur ap- circonstances paraissent ajourner la révolution. Ainsi voit-on, par exem-
portait la possibilité de décupler leur puissance sur la nature et donc, ple, après l'échec d'un grand mouvement de grève, des ouvriers, autre-
à longue échéance, de transformer leur condition. fois parmi les plus combatifs, se détourner tout à coup de la lutte so-
Un autre facteur explique le succès de la bureaucratie : la transfor·· ciale et déclarer que seul compte un profit individuel. Ce détachement
mation sociale qui s'opéra au sein de la paysannerie pendant la collec- prend une ampleur extrême après la révolution en U.R.S.S., quand la
tivisation. Aussi bien l'exercice de la terreur que l'administration éta- configuration des événements indique la stagnation et l'ajournement
tique exigèrent la promotion de nouveaux cadres partiellement issus des de la libération sociale effective. La classe ouvrière, qui avait tendu
1
masses elles-mêmes. Il est artificiel d'imaginer, comme on le fait trop un moment à se comporter comme une unité, se disloque. De nombreux
souvent, une poignée de bureaucrates exerçant la dictature sur les éléments s'en détournent et cherchent à s'ouvrir un avenir individuel.
campagnes. La bureaucratie n'a pu écraser la paysannerie qu'en tour- Or, cet avenir est rendu possible par le nouveau régime bureaucrati-
1
128 LE TEMOIGNAGE D'ANTON CIL/GA LE TEMOIGNAGE D'ANTON CIL/GA 129

que ; dans ce cadre social, la désertion de la classe et les tentations de que de la période post-révolutionnaire ; mais on aurait pu approfondir
« débrouillage ~ individuel prennent la forme d'une intégration dans la ces observations en montrant que le noyau primitif de la bureaucratie
couche exploiteuse. Quelques récits de Ciliga éclairent ce phénomène. était lui-même partiellement composé d'éléments prolétariens cadres
Son portrait du directeur de la prison d'Irkoutsk, par exemple, est des politiques et syndicaux de la classe. C'est à partir de cette anal;se qu'on
plus significatifs. C'était un ancien ouvrier ; il savait que la prison peut expliquer l'attitude de la classe ouvrière russe depuis vingt ans.
était peuplée de révolutionnaires ; il s'intéressait à eux et ne leur était Comme le rapporte Ciliga, elle est consciente de l'exploitation qu'elle
pas hostile. Mais il estimait que la répression politique n'avait pas subit. Elle ?~rço!t le~ ~urea~crates comme des patrons et n'est pas dupe
grande importance. « Quand on abat des arbres, disait-il, on ne regrette de la myshflcahon Ideologique du pseudo-communisme stalinien. Par-
pas les copeaux. » Il s'était fait directeur de prison, espérant que ce lant des bureaucrates, les ouvriers plaisantent amèrement : « La terre
travail lui permettrait d'obtenir une bourse, et qu'il pourrait ainsi entrer es~ à nous, le blé est à eux ; Bakou est à nous, le pétrole à eux ; les
à l'Université et conquérir des diplômes. « Il avait fermement décidé de usmes sont à nous, ce qu'elles produisent à eux. » (II, p. 122). Bien
percer, écrit Ciliga, et le régime lui en donnait la possibilité. Il avait plus, les ouvriers luttent d'une manière quotidienne et secrète contre les
donc lié son sort au sien.» « La bureaucratie, ajoute l'auteur, ne se exploiteurs par le sabotage, le vol, l'abaissement du rendement. Mais si
contente pas d'opprimer les masses, elle en sort les meilleurs pour en la l~tte garde ce caractère souterrain et indirect, si elle est ainsi défi-
faire des chefs. Au milieu de toute cette misère et de cette atmosphère guree, c'est que la classe est écrasée par le problème de l'organisation de
de servitude, le Pé Vé Tché (directeur de la prison) ne pensait qu'à son son pouvoir, qu'elle n'a pu résoudre. « A quoi mène la lutte ? se dit le
propre avenir, qui pourrait très bien ne pas coïncider « complètement » p~~létari_at. A. quoi servirait une nouvelle révolution?~ (II, p. 123). Et
avec l'idéal socialiste » (II, p. 34). CI!tga aJoute JUStement: «Il ne s'agit pas seulement ici de la lassitude
physique et psychologique due à la proximité de la révolution, quoi-
Mais c'est sur la période où il fut chargé de cours à l'université de que le facteur soit important. C'est aussi parce que les masses voient
Léningrad que Ciliga fournit les observations les plus nombreuses et les devant elles et contre elles, non plus l'ancienne classe dirigeante, celle
plus intéressantes. Les étudiants de l'Université communiste, écrit Ciliga des bourgeois et des nobles, mais une classe nouvelle et originale, la
« formaient en quelque sorte l'élite du prolétariat de Léningrad ; bureaucratie des communistes et des spécialistes, partiellement issue du
c'étaient des jeu nes gens de 25 à 30 ans,sains et énergiques. Presque peuple, d'origine ouvrière et paysanne» (Il, p. 124).
tous avaient été ouvriers et avient derrière eux une longue carrière d'ac-
tivité publique. Ils étaient cultivés et intelligents, de vrais « gentlemen En fait ce n'est pas seulement sur le prolétariat russe mais sur le
du prolétariat». Il me semblait que c'était ce milieu qui devait fournir prolétariat mondial que les pages de Ciliga font réfléchir. Sans doute
les futurs champions ouvriers dans la lutte contre la bureaucratie. le prolétariat russe a-t-il eu un sort particulier : à la fois victorieux
... Pourtant, je dus bientôt constater que mes prévisions n'étaient pas dans une révolution faite, et - par sa jeunesse historique, sa faiblesse
fondées. Ils ne s'intéressaient que d'une façon toute superficielle aux numérique, ses attaches paysannes - exposé plus qu'aucune autre à la
questions d'histoire et de sociologie, aux débats théoriques sur le mou- menace de l'exploitation. Mais il n'a fait qu'exprimer dans leur essence
vement ouvrier ... Leur vie spirituelle était parfaitement mécanisée ... On les contradiction du prolétariat universel. Au prolétariat se posera
aurait dit que leur sens du social était émoussé » (1, p. 45). Observant toujours le problème de trouver une forme de pouvoir qui exprime
leur vie quotidienne, l'auteur constate qu'ils se sentent étrangers à la pratiquement sa libération de classe. Et toujours il engendrera dans
classe ouvrière dont ils sont cependant issus et avec laquelle ils entre- son élite, et pour les besoins mêmes de son organisation, des couches
qui tendront à se retourner contre lui et qui chercheront leur libération
tiennent des relations étroites. Alors que le prolétariat souffre de la
dans une nouveau système exploiteur. L'expérience russe a porté au
sévère crise du ravitaillement de l'hiver 29-30, les étudiants pourvus de
grand jour des difficultés inhérentes à toute lutte prolétarienne. C'est
tout estiment normale leur situation privilégiée. « Quand on leur parlait seulement en réfléchissant sur cette expérience et en l'assimilant qu'on
des privations que subissaient les ouvriers, écrit Ciliga, ils répondaient pourra poser le problème de l'émancipation sociale sur de nouvelles
par des lieux communs, tels que « l'édification du socialisme ne va pas bases*.
sans difficultés». Par leur position sociale et leur idéologie ils s'iden-
tifiaient avec la bureaucratie. En fin de compte, je dus constater qu'ils
représentaient, non pas une élite ouvrière, mais bien une « jeune garde
de la bureaucratie » (I, p. 46). L'auteur renouvelle la même observation
sur les jeunes militants communistes d'usine auxquels il est amené éga-
lement à faire des cours. Et il conclut : «Cette sélection en faveur de
l'administration des ouvriers les plus actifs et les plus doués laissait la . • N~H;s parlo~s légèreme.nt de~ tendances gauchistes du Groupe ouvrier et de
classe ouvrière exsangue et expliquait en grande partie le pouvoir illi- 1 Opposition ouvnère. Nous Ignonons en 1950 les documents que nous signalons
mité de la bureaucratie sur le prolétariat » (1, p. 49). II ne s'agit ici en note de La Contradiction de Trotsky. Cf. ci-dessus, p. 29.
9
LE TOTALITARISM-E SANS STALINE 131
fiance ou la haine aveugle qu'elle a inspirée aux uns et aux aut res la
paralysie idéologique dont elle a frappé l'avant-garde révolutionn~i re
pendant trente ans ne peuvent indéfiniment résister aux solides discours
des nouveaux dirigeants qui, poussés par la nécessité, font apercevoir
la parenté profonde de tout système moderne d'exploitation. Un rideau
VIII de fer autrement important que celui qui empêchait la circulation des
h?m~es et des marchandises est tombé : c'est Je rideau tissé par I'ima-
gmatton des_ ho~mes, le rideau au travers duquel J'U.R.S.S. métamor-
LE TOTALITARISME SANS STALINE " phosée paratssa1t échapper à toute loi sociale. Société sans corps, tou-
JOurs confondue avec la pure Volonté de Staline (infiniment bonne ou
mé~hante), elle. a suscité le plus étrange délire collectif de notre temps.
Déhre bourgeo1s qui convertissait l'U.R.S.S. en une machine infernale
L'U.R.S.S. DANS UNE NOUVELLE PHASE
a~x joints pa rf~itement huilés, broyant toute différence sociale et indi-
vtduelle et fabnquant sous les ordres d'un Gengis Khan réincarné un
Le nouveau cours de la politique russe inauguré depuis la mort de hom~e robot chargé de l'anéantissement de l'humanité. Délire c com-
Staline et illustré avec éclat par le XX· congrès a une extraordinaire mumste » façonnant l'image idéale du paradis socialiste, dans laquelle
portée dont on ne saurait prendre conscience sans apercevoir le boule- l~s contrastes les plus grossiers de la réalité se changeaient en harmo-
versement social qui est à son origine. En révélant et en consacrant cc nteux complémentaires. On ne l'a pas assez remarqué ces délires op-
bouleversement, il marque un moment décisif dans l'histoire mondiale. posés s'ent~ecroisa!e?t curieusement dans le mythe d'u~ système parfai-
Il a une signification proprement révolutionnaire car il suppose - par t~ment c?here~t des1gné comme totalitarisme absolu ou comme socia-
delà les personnages qui s'agitent à la tribune du congrès, inventent de hs~e ~ a•s toujours présenté comme radicalement différent des systèmes
nouveaux artifices de domination, parlent avec emphase de l'édification cap1tahstes connus de nous. Le trotskysme, il est vrai, présentait un ta-
du communisme, maudissent un ancêtre hier encore sacré héros civili- bleau contrasté,, n:ais, s~ contentant de greffer l'image du totalitarisme
sateur, décident une à une des tâches de dizaines de millions d'hommes sur celle du soc1ahsme, 11 accumulait dans son propre mythe les fictions
- les hommes eux-mêmes qui n'ont pas la parole, mais dont les nou- d~s précéde,nts. L'U.R.S.S. avait édifié des bases socialistes qui inter-
veaux besoins, les nouvelles activités dans la production, la nouvelle d1sa1ent qu on 1~ rappr?chât d'un système d'exploitation ; en même
mentalité ont provoqué une rupture avec le passé et la liquidation de temps,. elle porta1t une dictature et de grossières inégalités sociales qui
celui qui en fut l'incarnation incontestée. Révolutionnaire, l'événement l.a .déf1gur~1ent ; le prolétariat était le maître d'un pouvoir dont il
l'est parce qu'il désigne, non pas un changement d'orientation politique cta1t par ailleurs totalement dépossédé. Comme dans les rêves où toutes
de caractère conjoncturel, mais une transformation totale qui affecte le les. m~tamorphoses apparaissent naturelles, dans l'utopie trotskyste Je
fonctionnement de la Bureaucratie en tant que classe, la marche des ins- soc1 al~sme se changeait en son contraire sans perdre son Identité. Le
titutions essentielles, l'efficacité de la planification, le rôle du parti tota- prodUit de cet imbroglio était la prédiction à court tenne d'une chute de
litaire, les rapports de l'Etat et de la société, parce qu'Il exprime, au la Burea~cratie,_ pe_tite caste de traîtres, impuissante à empêcher une
plus profond, un conflit inhérent au système d'exploitation fondé sur le restauration capltahste ou une résurrection prolétarienne.
capitalisme d'E tat. S~ns doute les événements sont-ils impuissants par eux-mêmes à
En U.R.S.S. comme ailleurs se manifeste le poids décisif des classes dét rutre les mythes, mais au moins ces derniers devront-Ils se transfor-
exploitées ; comme ailleurs la conduite de la classe dominante s'avè~c mer. pour s'adapter aux bouleversements survenus depuis la mort de
déterminée par le souci d'assurer par de nouveaux moyens une domi- Stalme. La pseudo-caste des trotskystes du re et confirme sa solidité à
nation à laquelle ne suffit plus la simple coercition et, comme ~illeu~s, l'ép~euve de la guerre -d'abord, et maintenant à l'épreuve d'une transf~r­
le prolétariat se trouve affronter des tâches dont la formule, tnscnte ~ahon du gouv.ernement. Si la direction révise ses méthodes, ce n'est
à l'envers de l'échec capitalis•e, s'élabore progressivement. m sous la press10n d'éléments capitalistes décidément invisibles ni sous
Le XX• congrès, par-delà toute les significations qu'il peut ~evêtir, la men~ce ?e l'impérialisme étranger, ni en réponse à un sou'lèvemer.t
inspire une conclusion inéluctable. L'U.R.S.S. ne peut plus para1tre un du p roletanat. Il faut donc comprendre l'évolution dans le cadre d'une
monde ., à pa rt~ . une enclave dans le monde capi ta.list~, un ,système structure ~ociale propre ... Cependant la bourgeoisie voit disparaître avec
imperméable aux critères forgés à l'approche du cap•taltsme. .a con- son Gengts Khan une merveilleuse clé d'explication. La terreur est mise
hors la l~i, _la _d ictature s'assouplit, on déclare garantir aux citoyens
leurs. dro1ts .md1viduels ; le niveau de vie des masses est sensiblement
• Socialisme ou Barbarit, n. 14, juil.-sept. 1956. améhoré et tl apparalt probable qu'il rejoindra dans quelques années

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132 LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 133

celui des pays capitalistes avancés ; Staline enfin est dénoncé comme l'ère st~linienne,. pourtant, fertile en zigzigs, pas davantage il ne saurait
un tyran brutal qui a vicié le développement du régime. Mieux : toute se rédmre au tnornphe d une fraction sur une autre. Dans Je passé, en
une série de mesures sont adoptées qui prouvent clairement le désir des effet, Ales brutaux coups de barre imposés par Staline ont eu toujours
Russes d'éviter la guerre. La bourgeoisie est prise de vertige : son la rne~e fonct.ion. Il s'agissait, dans le cadre de l'U.R.S.S., de faire
image de la machine infernale paraît dérisoire. Comment continuerait- pré~al01r le pnmat de I:'l direction étatique aux dépens de tout groupe
elle de rêver une différence de nature entre les capitalismes occiden- socta.l ?u de toute frac!wn de la bureaucratie qui menaçait la cohésion
taux et l'U.R.S.S. ? Parallèlement, l'imagination « communiste » se dé- ?u n;gtrne. ~ l'échelle mternationale, il s'agissait de faire prévaloir les
traque. On avait dit de Staline qu'il était le phare éclairant la route mtérets de 1 U.R.S.S. aux dépens de ceux des bureaucraties locales en
du socialisme, il paraît que cette lumière orgueilleuse, à force d'aveu- sort.e. que les rapports de force entre les P.C. nationaux et les b~ur­
gler, en noyait les lignes ; il était le pilote magnifique gouvernant parmi geotstes respecttves qu'ils affrontaient soient nécessairement subor-
les écueils semés par les agents impérialistes, il s'avère maintenant qu'il don~és à la stratégie propre de l'U.R.S.S. dans le monde. Trotsky a
inventait ces agents, transformant à plaisir tout opposant en bandit ; suffts.arnment analysé les zigzags staliniens pour qu'il soit inutile d'y
il s'avère qu'il semait lui-même les écueils et qu'en son absence la mar- revemr ; les brutales purges opérées dans les cadres des kolkhosiens
che eût été et plus souple et plus rapide ; il était le stratège génial qui de~ techniciens, des militaires, des syndicalistes, les revirements sou~
avait su désagréger la plus puissante armée du monde, le voici devenu dams dans la politiqu~ chinoise, a~l~mande, espagnole, illustrent ce par-
dictateur brouillon dont l'incompétence a failli exposer l'U.R.S.S. à une c?~rs tortueux de la dtctature stahmenne imposé chaque fois sans tran-
terrible défaite. Sans doute le régime se prétend-il intact, une fois débar- sttlon préalable à la totalité des acteurs « communistes :.. Le lecteur
rassé de son encombrante personnalité. Mais comment conserver l'image !rançais se souviendra plus particulièrement des tournants abrupts qui
de l'harmonie socialiste ? Le mythe voulait qu'il y eut parfaite corres- Jalonnent la route du P.C. et qui l'ont précipité successivement de la
pondance entre le sytème économique et social et la direction politique : guerre contre les socialistes, avant 34, au front populaire de la lutte à
le système était socialiste et Staline était génial, chacun était le reflet ~utra.nce contre la bourgeoisie et la guerre impérialiste à la participa-
de l'autre. La critique n'était donc pas possible à moins qu'elle ne visât ho~ a cette guerre sur la base d'un nationalisme effréné de la collabo-
l'ensemble : tout action politique de Staline était perçue comme juste r:'ltton avec la bourgeoisie au sein du gouvernement iss~ de la Libéra-
pour l'impérieuse raison qu'elle ne pouvait être fausse, traduisant à tion à une opposition violente contre les alliés de la veille. Mais ce que
chaque fois les nécessités oc;ectives. Or ce mythe est éventré. Si la Trotsky ne pouvait e:"pliquer, c'est qu'à chaque tournant, et ~n dépit
politique de Staline depuis plus de vingt ans comporte une sene des pertes locales subtes par les P.C., l'unité de la direction bureaucra-
d' « erreurs » - dont certaines colossales -, c'est que l'objectif et le tique se trouvait réaffirmée catégoriquement, l'ensemble des troupes se
subjectif ne se mirent plus l'un dans l'autre, c'est que la nécessité histo- r~ssemblant. sur. le nouveau terrain avec la même cohésion que sur I'an-
rique est brisée, c'est enfin que la critique est possible ... Qui fi,·era ses c.ten. La sohdanté du camp stalinien traduisait en effet un trait essen-
limites à cette critique? Staline seul est en cause, insinue Khrouchtchev. tt~! d~s bu.reaucraties nationales que ne pouvait voir Trotsky : la subor-
Mais Staline a incarné la politique de l'U.R.S.S. Qui dira donc où com- d,matt?n ngoureuse de. leur politique à celle de l'U.R.S.S. ne pouvait
mence et où finit l'erreur? Et qui dira où commence et où finit la poli- s expltquer par la trahtson des chefs, par les liens personnels qui les
tique? Qui déterminera la prétendue frontière de l'objectif et du sub- unissaie~t à la caste diri~eante en U.R.S.S. ou par quelque autre fac-
jectif? Le régime politique et social peut-il se laisser ?issocier du teur acctdentel ; elle tenél:tt à la nat~re même des P.C. qui participaient
régime économique ? Quand l'Etat concentre tous les pouvotrs entre ses de celle de la bureaucratie russe, qm cherchaient à frayer la voie à une
mains, quand il définit l'orientation de la production et son volume, noAuvelle couche, d~minante, à arracher le pouvoir à la bourgeoisie en
quand il fixe les normes de travail, quand il détermine l'échelle des ~erne tern~s qu à tmp~ser un nouveau mode d'exploitation au proléta-
statuts sociaux par les salaires et les avantages qu'il attribue à chacun, nat: ~oumts aux presswns, dans chaque cadre, différentes, de la bour-
il est rigoureusement absurde de séparer l'activité politique de la vie '?eotste et du prolétariat, l~s P.C. ne pouvaient cristalliser leurs propres
eléments et P.rendre .conscience des chances historiques que leur offrait
sociale totale. En vain Khrouchtchev prétend-il circonscrire le terrain
la con~e~tratwn ~rotssante du capital qu'en gardant les yeux constam-
offert à la critique : si la personnalité de Staline n'est plus sacrée, c'est ment ftxes ~ur ~ U.R.S.S., dont le régime leur offrait l'image de leur
toute direction d'hier et de demain, c'est le régime dans son ensemble propre avenu. S1 les tournants de Staline, quelles que soient leurs effets
qui perdent leur droit divin à la vérité historique. Le système devient momentanés s~r les P.~: nat~onaux, étaient nécessairement ratifiés par
objet d'analyse et objet de critique comme tout système social. par ceux-ci, c est que 1 mtéret de ces derniers était réellement subor-
L'effondrement de la mythologie stalinienne, avant même qu'on en ?o.nné ~ celui de l'organisme-mère, seul capable de leur imposer l'unité
tente une interprétation et qu'on la fonde sur une analyse de l'U.R.S.S., tdeol~gtque que leur propre situation sociale ne faisait qu'esquisser. Et,
indique l'extraordinaire portée du dernier tournant russe. Ce tournant de meme, comme nous aurons l'occasion de le redire, le totalitarisme en
ne saurait se comparer à aucun de ceux qui ont été effectués pendant U.R.S.S. se trouvait justifié par principe aux yeux mêmes des fractions
LE TOTALITARISME SANS STALINE 135
134 LE TOTALITARISME SANS STALINE
logiques - , ils deviennent de plus en plus vulnérables, de plus en plus
qu'il décimait par la fonction qu'il jouait en sacrifiant impitoyablement
exposés à la critique de ceux-mêmes qui les pratiquent.
leurs intérêts à la cohésion de la bureaucratie prise dans son ensemble.
Le tournant aujourd'hui effectué par la nouvelle direction est radi- En ce sens, te tournant du XX• congrès a inauguré un cours nou-
calement différent, puisqu'il met en question les principes mêmes do~t veau et irréversible ; le monopole de la vérité édifié par le stalinisme
tous les tournants précédents tiraient leur origine. On récuse le totali- est brisé, quoi que fassent les nouveaux dirigeants pour le restaurer.
tarisme, on loue la direction collective, on admet implicitement que la Pendant des décennies, les règles d'organisation et les règles de pensée
politique de l'U.R.S.S. peut être contestée puisqu'on reconnaît explici- de tous les militants communistes ont été règles d'or. Inquiétude,
tement que celle de Staline était erronée, on désavoue les procédés par désarroi, critiques individuelles se résorbaient toujours dans la vision
lesquels ta dictature a hier anéanti les opposants et s'est subordonné ultime de l'univers stalinien, univers régi par la nécessité dans lequel
tes intérêts des pays satellites, on fait du passé, qui s'était présenté toutes les actions devaient coûte que coûte s'enchaîner mécaniquement.
comme enchaînement inéluctable de vérités historiques et avait été vécu La politique stalinienne de participation au gouvernement paraissait-elle
comme tel, un objet d'interrogation. contraire aux intérêts des ouvriers français, au lendemain de la Libé-
ration? Elle ne pouvait l'être ; la conquête de l'Etat par les P.C. en
Paroles? Mais la parole est efficace. Et s'il est vrai qu'on n'agit
Europe orientale prouvait qu'elle était révolutionnaire. Cette conquête de
pas conformément à ce que l'on dit, il est non moins vrai qu'il serait
l'Etat, les nationalisations et la collectivisation paraissaient-elles s'ef-
insensé de désigner par la parole te contraire de ce que l'on fait. Au
fectuer sans transformation de la situation du prolétariat dans la pro-
reste, des faits attestent le nouveau sens du langage bureaucratique.
duction ? La portée socialiste de ces mesures était garantie par le sou-
Parce que le titisme se trouve officiellement légitimé par l'U.R.S.S.,
l'affirmation que le socialisme peut suivre des voies divergentes a pleine tien que l'U.R.S.S. leur accordait et l'exemple qu'elle donnait d'un
ré~ime vers lequel s'orientaient progressivement les démocraties popu-
signification ; celle de Thorez, en revanche, que le P.C. français rap-
pelle bruyamment, n'en avait aucune en 1947 parce qu'elle n'annonçait laires. En U.R.S.S. même, les inégalités sociales les conditions de tra-
vail, la répression policière pouvaient-elles inquiéter ? Ces traits décou-
alors que Prague, ou la possibilité pour la bureaucratie de s'emparer
l~ient, . di_sait-on de l'isolement de l'U.R.S.S., toujours menacée par
de l'appareil d'Etat sans insurrection armée du prolétariat. Ce qui dans
I1mpénahsme et ses agents. Dans un tel système de pensée il n'y
le contexte stalinien apparaissait simple ruse verbale destinée à dissi-
muler le monolithisme du bloc bureaucratique est devenu expression avait pas de prise possible sur les événements, la cause se trouvant
renvoyée de proche en proche jusqu'à la politique de Staline et celle-ci
réelle de la divergence. se ~ustifia?t à son tour par les conditions objectives auxquelles elle
Il est vrai que dans l'immédiat la divergence titiste reste isolée, que avait à fa1re face et qu'elle était seule à pouvoir apprécier dans leur
les divers P ..C. dans le monde, s'alignent à un rythme plus ou moins complexité. On n'avait donc d'autre possibilité (sinon tout contester)
rapide sur les nouvelles positions de Khrouchtchev, en dépit de leurs que de régler son activité sur celle de la direction : militant on était
réticences et de leurs inquiétudes. Les contre-épurations se déclenchent stalinien d~s pieds à la. tête, sa~s aucune autre référence po~sible que
en chaîne en Europe orientale avec la même rigueur que les épurations c~lle fourme par le parti. On était une fois pour toutes muni d'un sys-
d'autrefois, inspirées par Staline. Mais si le fonctionnement se révèle te'!le de,. réf!ex~s permettant d'agir. dans toute situation, quelle qu'elle
dans les conditions présentes inchangé 1 , il est atteint en son principe : smt, qu 11 s ag1sse du pacte atlanhque, de tactique syndicale de bio-
tes fondements de la discipline mécanique instituée par la dictature sta- logie, de littérature ou de psychanalyse... '
linienne sont sapés par ceux-là mêmes qui continuent d'une certaine
manière de l'exercer. C'est que les rites ne peuvent être bouleversés en C'est précisément parce que le stalinisme constituait un univers aussi
un jour ; ils résistent et résisteront d'autant mieux qu'ils continuent de mécaniquement réglé que la critique actuelle ne peut se laisser limiter
traduire dans chaque pays une situation sociale, qu'ils continuent d'être à un secteur isolé. Comme à la fin du Moyen Age la simple critique des
des instruments efficaces de cohésion pour les bureaucraties montantes. méthodes de l'Eglise a levé l'hypothèque du sacré et conduit à un effon-
Cependant à partir du moment où s'introduit une disjonction entre les drement du totalitarisme religieux, la seule mise en question de la poli-
rites et le; croyances - entre la discipline de fer et les principes idéo- _tique stalinienne appelle de proche en proche un réexamen de chaque
problème et ébranle le totalitarisme moderne dans ses fondements. Mais
1 En fait de nombreux signes indiquent que le tournant a d'impo~tantes
ce ne sont pas seulement les militants c communistes :., et particulière-
répercussions' sur les divers partJs communistes dans _le _monde. La Chme ne ment les intellectuels, qui sont arrachés à leur torpeur ; Je nouveau
réagit pas comme la Pologne ; m Thorez comme. Togliatti. Dan~ de nombre.ux cours de la bureaucratie russe ne peut qu'exercer une influence très
cas _ notamment en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Bulgane -, une. v1ve forte sur te comportement du prolétariat dans son ensemble. Car s'il est
critique de l'appareil dominant est suscitée par le XX• congrès et cet appareil est
contraint pour se défendre de menacer ouvertement les nouveaux opposants. vrai que l'action du prolétariat est au plus profond déterminée par tes
En France l'Humanité fournit quotidiennement le spectacle du plus ~rand conditions de l'exploitation, par sa lutte pour arracher au capitalisme le
embarras ~herchant à la fois à minimiser la critique du stalinisme et à s'aligner contrôle de son travail, cette action dépend aussi de son estimation des
sur les n~uvelles directives.
LE TOTALITARISME SANS STALINE 137
136 LE TOTALITARISME SANS STALINE

forces sociales contre lesquelles il doit s'exercer, des chances histori- tente de leur fournir, est donc la première des tâches et celle qui nous
ques qui lui sont offertes. En ce sens, la cohésion du stalinisme a long- permettra de déterminer l'ampleur des répercussions du tournant dans
temps été perçue comme un barrage insurmontable. Consciemment ou le monde communiste, sur lesquelles nous avons d'abord insisté.
non, les ouvriers se sentaient paralysés par leur bureaucratie. A la dif-
ficulté d'ébranler un appareil puissant constitué pour les besoins de la On ne saurait cacher la difficulté de cette tâche ou dissimuler que
lutte contre le Capital, mais rigidifié et de plus en plus distant des dans les limites de cet article, on se propose de poser des fondement~
masses, s'ajoutait celle de s'attaquer à une force mondiale dont la cohé- - qu'on espère solides - pour une analyse et une discussion ulté-
sion historique apparaissait à tous. Cette cohésion altérée, la bureau- rieures plutôt que de donner une interprétation exhaustive du nouveau
cratie commence de perdre les dimensions fantastiques qu'elle avait ac- cours. Une te~le interprétation exigerait en effet qu'on tienne également
quises. Elle n'est plus fatalité. Elle se révèle traversée par des conflits, compte des différents facteurs qui sont inextricablement mêlés dans la
exposée à l'erreur, vulnérable. L'autorité accordée aux dirigeants entre- réalité, et de la situation intérieure de l'U.R.S.S., et des relations entre
tenait dans le prolétariat un sentiment d'impuissance ; il est amené à l'U.R.S.S. et les autres pays bureaucratiques (particulièrement la Chine)
prendre conscience de leur faiblesse et à scruter ses propres forces. On et de la concurrence entre le bloc bureaucratique et le bloc occidental.
ne saurait en conclure que la crise des P ;C. en elle-même peut provo- Or nous comptons nous limiter à l'examen de la situation en U.R.S.S.
quer une offensive prolétarienne, mais il paraît hors de doute que, Cette limitation, il est vrai, ne signifie pas qu'on se préoccupe exclusi-
placé dans des conditions de lutte, le prolétariat se situerait dans un vement de ce qui se passe à l'intérieur des frontières géographiques de
l'U.R.S.S. Si, comme nous tenterons de le démontrer, les problèmes
nouveau rapport de forces avec sa bureaucratie. qu'affronte la nouvelle direction concernent le fonctionnement d'une so-
C'est délibérément que nous avons cherché à souligner les immenses ciété hautement industrialisée régie par le totalitarisme, ils ne sont pas
répercussions possibles de la liquidation du stalinisme et de la nouvelle l'apanage de l'U.R.S.S. Sans doute se posent-ils différemment en Chine
orientation Khrouchtchev avant de nous interroger sur les facteurs qui o~ .en Hon~rie, qui demeurent encore au stade d'une accumulation pri-
les ont déterminées. C'est qu'à nos yeux l'événement en tant que tel mitive et différemment encore aux Etats-Unis où le développement in-
ouvre un champ nouveau de possibilités. Idéologique, il est plus qu'idéo- dustriel ne s'accommode pas d'une planification générale et d'un régime
logique dans la mesure où le stalinisme est lui-même à la fois phéno- totalitaire. Mais, si diverses que soient les situations, elles s'éclairent
mène idéologique et phénomène social, système de pensée et système l'une par l'autre, car elles connaissent des impératifs similaires créés
d'action. Nous n'en sommes pas moins conscients - est-il besoin de le par la grande production moderne, l'impératif de nouvelles relations
répéter? - que les changements futurs dépendent en dernier ressort, sociales au sein de la classe dominante, d'un nouveau mode de domi-
non d'une transformation de mentalité, mais de nouvelles luttes et de nation du prolétariat, d'un nouveau comportement du prolétariat dans
nouvelle formes de luttes de la classe ouvrière. Déjà nous percevons les usines 2 • Ainsi ce que nous pouvons dire sur l'U.R.S.S. renvoie néces-
toutes les ruses par lesquelles le militant cherche à se dissimuler la sairement à d'autres cadres sociaux.
rudesse de l'événement, à dominer son vertige, les yeux détournés obsti-
nément de la fosse stalinienne. On fait comme s'il ne s'était rien passé ; Cependant, les limites de notre analyse apparaissent autrement im-
on répète que l'autocritique est signe de vitalité comme si la liquidation portantes d'un second point de vue. Il est extrêmement difficile en effet
de Staline n'était pas celle du passé ; on se raccroche à Lénine comme d'analyser le nouveau cours en se guidant constamment sur des don-
si l'on pouvait en douceur transférer sa foi d'un dieu à l'autre: et sur- nées empiriques, pour cette excellente raison qu'en U.R.S.S., bien plus
tout l'on se félicite bruyamment de l'assouplissement de la dictature, de qu'en un régime capitaliste bourgeois, ces données sont dérobées à
la libéralisation du régime, de l'amélioration des conditions de vie, l'observation. Cette difficulté est manifeste dès qu'on s'interroge sur la
comme si la Vérité inchangée avait seulement su devenir aimable. Tous signification des rivalités qui déchirent la direction politique. La liqui-
les «mécanismes de défense :t, comme dit le psychologue, tendent à pré- dation de Béria, la rétrogradation de Malenkov, le désaveu de Staline
server le militant des sollicitations brutales de la réalité. On ne saurait sont sans aucun doute l'expression de conflits sociaux, mais officielle-
sans légèreté sous-estimer leur efficacité et les ressources infinies de ment ils sont rattachés à des motifs futiles : l'un est un espion l'autre
incompétent, le troisième mégalomane. Si l'on recherche une ~éritable
l'auto-mystification. explication, on ne peut que s'arrêter à des hypothèses plus ou moins
vraisemblables. Encore ne s'agit-il dans ce cas que d'un aspect relati-
Mais, précisément parce que l'histoire est sociale essentiellement, les
péripéties de la pensée stalinienne ne doivent pas non plus nous obnu-
biler. Toutes les tentatives destinées à reconstituer une c bonne cons- . .2 Dans t?l!s. les hautement industrialisés, l'essor de la technique
P?YS
ms_ti!u~ un.e division radical~ entr~ .les dirigeants et les
exécutants, une extrême
cience » communiste ne peuvent faire oublier que la nouvelle orientation spec1ahsatio~ ?es tâches qu1 modifie les rapports entreles individus au sein de
répond à des problèmes sociaux surgis en U.R.S.S. et dans le monde. la co_uche. dmgeante et il exige une participation active des producteurs au
Comprendre le sens de ces problèmes, la portée des solutions qu'on travail qu• appelle un nouveau type de commandement.
138 LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 139

vement mineur du régime et peut-on rechercher à quels problèmes so- plus fragmentaires. Encore doit-on remarquer qu'elles viennent de s'en-
ciaux se heurte la direction sans se préoccuper de savoir comment ils richir singulièrement avec le xx• congrès : les dirigeants n'en avaient
se traduisent exactement dans la rivalité des clans politiques. Mais, ces jamais tant dit... et leurs discours, tout particulièrement celui de
problèmes eux-mêmes, il ne nous est pas permis d'en apercevoir le Khrouchtchev, offrent nouvelle et ample matière à la réflexion. Cepen-
développement dans la vie concrète des groupes. Nous ne pouvons, par dant, ces discours et la politique qu'ils inaugurent posent précisément
exemple, savoir quelles sont les réactions des ouvriers en face de l'ex- par leur nouveauté le problème décisif de l'interprétation. On imagine
ploitation, car ces réactions sont soigneusement dissimulées par le ré- qu'ils viennent répondre à des problèmes posés par le développement
gime. Bien sûr, les grèves le sont, si du moins il y en a eu. Mais le antérieur de l'U.R.S.S. Mais, pour déterminer le sens de la réponse, :J
sont aussi tous les modes de résistance des ouvriers dans les usines faut avoir déjà une idée des problèmes posés, les discours noyant cons-
qui, sans prendre la forme d'une action violente et publique,. exerce.nt tamment l'analyse de la situation réelle dans une apologie du socia-
une influence considérable sur le développement de la grande mdustne. lisme. Le lecteur a donc toujours le droit de répliquer à l'interprétation
Dans un pays comme les Etats-Unis, cette résistance n'est certes pas qu'on lui propose : « Ce que vous prétendez découvrir dans le discours
reconnue pour ce qu'elle est (un refus de l'exploitation capitaliste), elle de Khrouchtchev, c'est vous qui l'y mettez en vertu d'une estimation a
est au contraire rattachée le plus souvent à des traits psychologiques ou priori de la réalité russe. »
au climat moral défectueux de l'usine, mais elle n'est pas niée : des Si nous avons mentionné ces difficultés, c'est qu'elles nous parais-
milliers de sociologues payés par le patronat, quand ce n'est pas par sent inévitables et qu'il serait dangereux de les escamoter. Nous les
les syndicats, parlent de ce qu'ils appellent le refus de coopérer des reconnaissons donc explicitement. Nous disons ouvertement que nous
ouvriers, décrivent les procédés par lesquels ceux-ci ralentissent le tra- avons une certaine idée du développement de l'U.R.S.S., une certaine
vail, sabotent des pièces, s'opposent à l'application des nouvelles nor- idée de la société totalitaire et des conflits qu'elle engendre et que ces
mes, s'arrangent entre eux sans tenir compte de la hiérarchie que tente idées nous éclairent les transformations actuelles ; nous disons aussi
d'imposer le capital par son système de primes. En U.R.S.S., nous avons que l'examen de la nouvelle politique, non seulement nous confirme ces
seulement un écho de cette résistance, de loin en loin, dans la presse idées, mais les éclaire à son tour. Seule la cohérence de l'analyse peut
syndicale ou dans les discours des dirigeants, mais nous ne pouvons garantir sa validité et le passage que nous opérons du passé au pré-
mesurer l'ampleur du phénomène et encore moins préciser son évolution sent, de la théorie aux faits.
exacte. Nous ne pouvons que procéder par induction, éclairer les quel-
ques renseignements dont nous disposons par ceux beaucoup plus nom-
breux qui nous viennent des pays capitalistes, convaincus que nous
sommes que la situation des ouvriers dans la grande industrie moderne La fonction historique du stalinisme.
présente partout des traits similaires, et qu'en conséquence le comporte-
ment du prolétariat russe ne peut être qu'analogue à celui du proléta- Au reste, qu'on considère la nouvelle politique. C'est elle qui incite
riat américain. à s'interroger d'abord sur la signification du régime. C'est elle qui
Cette méthode, si valable soit-elle, ne nous fournit pas cependant remet le passé en question et qui, prétendant distinguer ce qui était
une approche historique suffisamment concrète du cours nouveau russ7. juste de ce qui ne l'était pas, se définit par rapport à l'ère stalinienne.
Entre les conclusions de portée générale auxquelles elle nous condUit Seulement, ses procédés sont assez insolites pour avertir que la réalité
et les données précises du cours nouveau manquent, nous le sentons est dissimulée. Toutes les erreurs passées sont en effet rattachées à la
bien les chaînons intermédiaires et ainsi nous manque également la seule personnalité de Staline. S'étant placé au-dessus du parti par
rigu~ur de l'enchaînement total. Or ce que nous venons de dire des vanité, ne souffrant plus la critique, pourvu d'un complexe de persé-
rapports entre la bureaucratie et le prolétariat est aussi vrai des rela- cution que sa position dominante transformait en complexe de persé-
cuteur, Staline, dit-on, s'entoura d'intrigants à son image et, grâce à
tions sociales à l'intérieur de ta bureaucratie, qui nous paraissent avoir l'incroyable pouvoir dont il disposait, accumula les mesures arbitraires
une importance décisive mais que nous n'appréhendons qu'au travers qui jetèrent désordre et confusion dans tous les secteurs de la vie so-
de l'image réfractée qu'en fournissent la presse et les discours officiels. ciale. Comme on peut le remarquer, la nouvelle direction, en stigmati-
11 faut donc interpréter, prolonger sur l'image des traits à peine esquis- sant vigoureusement le culte de la personnalité, ne se demande même
sés, inventer des transitions pou; combler les lacunes, établir finalement pas comment il lui fut possible de se développer ; d'ordinaire, un culte
une convergence que brouillait le dessin officiel. Certes, toute analyse est l'œuvre de ceux qui le pratiquent, mais le culte stalinien est présenté
sociale appelle ce travail, quel que soit son objet, puisque les données comme l'œuvre de Staline lui-même : IL s'est mis au-dessus du parti,
sont toujours incomplètes et ambiguës, puisqu'il faut toujours recons- IL a fondé son propre culte. Ainsi peut-on s'abstenir de rechercher com-
truire en partant d'une idée. Mais, dans le cas de l'U.R.S.S. la pdrt de ment on l'a hissé ou laissé se hisser au sommet de l'Etat, ce qui serait
l'interprétation est d'autant plus forte que les données sont plus rares et le début d'une analyse réelle. De toute évidence, les dirigeants actuels,
140 LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 141

par ce mode d'explication, ne se sont pas affranchis du fameux culte, ment rusé, tout préoccupé qu'il est de faire concorder ce portrait avec
ils sont seulement passés, pourrait-on dire, du rite positif au rite néga- sa définition de la bureaucratie comme caste parasitaire, comme forma-
tif : le premier consistant à charger un homme de toutes les vertus, le tion accidentelle dépourvue de toute signification historique. A l'image
second à le charger de tous les vices, l'un et l'autre lui attribuant la de la bureaucratie qui maintient au jour le jour par une série d'artifices
même liberté fantastique de gouverner à son gré les événements. Cepen- une . existence menacée par l'impérialisme mondial et le prolétariat,
dant, le passage au rite négatif a ceci de particulier qu'il provoque une Staline se trouverait privé de toute intelligence de l'histoire et seulement
rupture ouverte avec l'idéologie marxiste. Le rite positif n'en était cer- capable de manœuvrer pour préserver sa position personnelle. Staline
tes qu'une pitoyable caricature mais il ne la contredisait pas : Staline serait un faux c grand homme » comme le parti qu'il incarne serait un
génial était vu comme l'expression de la société socialiste. Comme nous pseudo-parti 3 • Toute la construction repose sur une estimation de la bu-
l'avons déjà dit, l'objectif et le subjectif paraissaient coïncider bien que reaucratie et, comme on le voit, l'interprétation du stalinisme commande
la mystification fût partout. En revanche, Staline monstrueux n'a plus celle de Staline. Il serait cependant faux d'en conclure que l'analyse du
aucun répondant dans la société, il devient un phénomène absurde, dé- personnage historique est finalement dépourvue d'intérêt puisqu'elle ne
pourvu de toute justification historique, et tout recours au marxisme fait que répéter l'analyse sociale en lui ajoutant un commentaire psycho-
devient impossible. Un bon stalinien qui a répété pendant des années logique. Le rôle propre de la personnalité se manifeste en effet non seu-
que les traits hystériques ou démoniaques d'Hitler n'avaient pu avoir lement en ce qu'il remplit une fonction sociale mais aussi en ce qu'il
une fonction sociale que parce qu'ils étaient venus exprimer la dégéné- s'en écarte ou crée une perturbation. Dans le cas de Staline, l'impor-
rescence du capitalisme allemand se retrouve seul, si l'on peut dire, face tant serait de rechercher en quoi le personnage échappe au cadre que
au phénomène Staline, sans autre explication que son essence de « mé- semble lui fixer son rôle politique, dans quelle mesure notamment son
chanceté». autoritarisme forcené détourne, à une époque donnée, la terreur de ses
buts primitifs ou en altère l'efficacité. Mais cette recherche prouve assez
Il faut donc, pour commencer, poser la question tabou par excel- qu'il faut commencer par comprendre le rôle politique : Staline ne
lence et qui est question marxiste type : quelle a été la fonction histo- s'éclairant que détaché sur le fond du stalinisme.
rique de Staline? Ou, en d'autres termes, comment le rôle qu'il a joué
est-il venu répondre aux exigences d'une situation sociale déterminée ? Il ne saurait être question dans les limites que nous nous imposons
de fournir une description historique du stalinisme, mais, dans la me-
11 va de soi qu'une telle question ne saurait porter principalement sur la
personnalité de Staline. Elle vise son rôle politique ; elle vise une forme sure où l'histoire fait éminemment partie de la définition du phénomène
de pouvoir qu'il a incarné et qu.'on peut résumer sommairement par la social, nous devons comprendre en quoi à l'origine le stalinisme se dis-
tingue de toute formation antérieure. Or il se confond avec l'avènement
concentration de toutes les fonctions, politiques, économiques, judiciaires
du parti totalitaire. Il apparaît quand le parti concentre entre ses mains
en une seule autorité, la subordination forcée de toutes les activités au
modèle imposée par la direction, le contrôle des individus et des grou- tous les pouvoirs, s'identifie avec l'Etat et, en tant qu'Etat, se subor-
pes et l'élimination physique de toutes les oppositions (et de tou~-:s les donne rigoureusement toutes les autres institutions, échappe à tout con-
t~ôle social, quand, dans le même temps, à l'intérieur du parti, la direc-
formes d'opposition). C'est ce complexe de traits qu'on nomme ordinai-
tion se délivre de toutes les oppositions et fait prévaloir une autorité
rement terreur dictatoriale. Quant à la personnalité de Staline, on est
convaincu qu'elle exprime d'une certaine manière ces traits et qu'elle est incontestée. Assurément, ces traits ne se sont pas dessinés en un jour ;
si l'on voulait en suivre la genèse, il faudrait se situer au lendemain
donc symbolique. Mais il n'est pas sûr qu'elle puisse par elle-même
même de la révolution russe, noter dès 1918 l'effort du parti pour se
enseigner quoi que ce soit. Trotsky a admirablement montré, dans sa
Révolution russe, qu'il y avait une sorte de connivence historique entre débarrasser des comités d'usine en les intégrant dans les syndicats et
la situation des classes et le caractère de leurs représentants, en sorte en leur refusant tout pouvoir réel, il faudrait suivre pas à pas la politi-
que de Lénine et de Trotsky qui proclament toujours plus fermement la
que s'imposaient simultanément, par exemple, un parallèle entre les
nécessité d'une rigoureuse centralisation de toutes les responsabilités en-
situations de la noblesse français et de la noblesse russe respectivement
à la veille de la révolution de 89 et de celle de 17 et un parallèle entrE tr; les mai~s du parti ; il faudrait surtout constater que, dans le grand
les caractères de Louis XVI et du tsar. Mais cette caractérologie ne doit debat syndtcal de 1920, le programme du parti totalitaire était déjà
pas faire illusion ; elle ne prend un sens en effet que dans le cadre formulé publiquement par Trotsky. On sait qu'à cette époque celui qui
d'une interprétation préalable des forces sociales. On ne sélectionne les
traits psychologiques d'un individu et on n'y découvre une finalité que 3 Rappelon.s cet!e formule de ~a. Vie: c: Le fait qu'il (Staline) joue main-
parce qu'on se guide sur une certaine image du groupe social que repré- ten~nt le pre'!ut;r role est. caracténstique non pas tant pour lui que pour la
sente cet individu. Aussi, quand Trotsky prétend faire le portrait de J?énode tranSJtoJre du ghssement politique. Déjà Helvetius disait : c Toute
epoque.~ ses grands hommes et qu!lnd elle '!e les a pas, elle les invente».
Staline dans l'ouvrage qu'il lui a consacré et dans Ma Vie, il ne sélec- Le _stahmsme. est avant tout I.e travatl automatique d'un appareil sans person-
tionne que la médiocrité intellectuelle du personnage et son tempéra- nahté au déchn de la RévolutiOn ». p. 237 (Rieder, éd.)
LE TOTAliTARISME SANS STALINE 143
142 LE TOTALITARISME SANS STALINE
c'est l'évidence, ne choisissent pas : la thèse du dépérissement de l'Etat
fut plus tard l'ennemi n" 1 du pouvoir affirmait qu'une obéissance ab-
continue d'être affirmée aussi impérativement tandis que l'Etat concen-
solue de tous les groupes sociaux était due à la direction du parti ;
tre .t<?us les pouvoirs. Mais la société elle-même, pourrait-on dire, ne
postulant qu'en raison du changement de propriété l'Etat ne pouvait
cho1s1t pas, en ce sens qu'aucune force sociale n'est à même de faire
être l'instrument d'une quelconque domination sur le prolétariat, il
peser ses intérêts d'une façon décisive dans la balance. La différencia-
affirmait que l'idée d'une défense des intérêts de la classe ouvrière
tic~ des sal~ires est si peu accusée qu'elle n'engendre aucune base
contre J'Etat était absurde, et en conséquence préconisait une stricte
sociale maténelle pour une nouvelle couche dominante. Le stalinisme est
subordination des syndicats au parti ; en outre, fort du succès que lui
le moment ~u .choix. D'un point de vue idéologique, d'abord : la for-
avait valu son plan de mobilisation des ouvriers dans les transports, il
mule du soc1a1Isme dans un seul pays vient légaliser l'état de fait · la
demandait une militarisation cmnplète de la force de travail (ne recu-
séparation de l'Etat et des masses, la concentration de toute l'autdrité
lant devant aucune des mesures de coercition qu'elle impliquait) ; enfin entre les mains d'une direction unique. Tous les traits provisoires de la
il stigmatisait toutes les oppositions considérant que les principes démo-
no~v~lle société et qui n'avaient leur sens plein qu'en fonction d'une
cratiques relevaient du « fétichisme » quand le sort de la société révo- pohtlque d'ensemble orientée vers le socialisme sont ratifiés comme s'ils
lutionnaire était en cause. constituaient en eux-mêmes l'essence du socialisme. La double consé-
Et pourtant l'on ne saurait parler avec rigueur d'un stalinisme pré- quence de cette tr~nsformation, c'est, d'u~e part, que le stalinisme peut
stalinien. Non seulement Lénine réussit jusqu'à sa mort à faire préva- se pr~senter effectivement comme le contmuateur du léninisme puisqu'il
loir l'idée, sinon d'un contrôle, du moins d'une limitation du pouvoir ne fa1t que s'approprier certaines positions de celui-ci en les traitant
du parti, reconnaissant l'existence d'une « lutte économique » des ou- so~s une n~uvell~ modalité, c'est-à-dire en les érigeant en valeurs alors
vriers au sein de la société post-révolutionnaire, concédant une relative quelles éta1ent Simples mesures de fait, c'est, d'autre part, qu'il se dis-
autonomie au syndicat, mais les fondements de sa politique, comme pense désormais d'une réflexion théorique sur le marxisme · les mesures
ceux de la politique de Trotsky ne sont pas ceux qui s'établiront par la de l'Etat devenant socialistes pour la seule raison qu'elles' étaient léni-
suite. Pour l'un et J'autre, pour l'immense majorité des dirigeants de nistes. (c'e~t-à-dire analogues à celles que recommanda Lénine vivant).
cette époque, toutes les mesures « totalitaires » sont considérées comme Tand1s qu avec Trotsky la contradiction est à son comble et qu'ainsi
provisoires ; elles paraissent à leurs yeux imposées par la conjoncture, ce~~i-ci se tr?~ve. obligé d'énoncer dans les termes les plus rudes sa
de simples artifices improvisés pour maintenir l'existence de l'U.R.S.S. cntlque du fe1!ch1sme démocratique, avec Staline la mystification est
dans l'attente de la révolution mondiale, pour imposer une discipline complète et .l'étouffement de la démocratie n'a même plus besoin d'être
de production dans une période où la désorganisation économique en- r~connu, .P.u1sq~e 1~ précédent léniniste de la suppression des opposi-
gendrée par la guerre civile est telle que la démocratie paraît incapable tions légztzme a lm seul le caractère socialiste du présent.
de la résoudre. Sans doute, pour nous qui réfléchissons sur une expé-
rience historique trente ou trente-cinq ans après qu'elle s'est développée, . En .outre, d'u~e point de vue «matériel:., le stalinisme concrétise et
cnstal.hs~ un chmx social. En inaugurant une politique délibérée de dif-
les arguments des dirigeants bolcheviks ne peuvent être acceptés tels
fé~enclahon des r~v~nus, il acce~tue considérablement les privilèges
quels ; la dictature du parti, si elle se trouve renforcée sous la pression
ex1stants, I~s multiplie, les. normalise ; il transforme de simples avan-
de facteurs conjoncturels, s'affirme déjà, nous l'avons dit, à l'époque de
tages de fa1t .en statu.ts soc1aux ! des fonctions qui étaient l'enjeu d'une
la révolution, aux dépens du pouvoir soviétique ; davantage, elle est lutte de pr~shge soutiennent mamtenant de puissants intérêts matériels.
dans le prolongement de l'activité du parti bolchevik avant la révolu-
Dans le I?~me temps, les anciennes oppositions de mentalité se muent
tion, elle ne fait que développer jusqu'à ses extrêmes conséquences les en oppos11ions soc1ales ; une fraction de la société s'enracine dans Je
.traits du parti d'avant-garde, rigoureusement centralisé, véritable corps
~ouveau sol fé~rilement labouré par le parti et lie son existence défini-
spécialisé de professionnels de la révolution dont la vie se développe tivement au rég1me •.
largement en marge des masses ouvrières. Rien ne serait donc plus arti-
ficiel que de réduire l'évolution du parti à celle d'une politique, que
4 Il nous e~t impossible de développer dans le cadre de cette étude une
d'ignorer les processus structurels qui conditionnent cette politique. Il
n'en reste pas moins que dans la période pré-stalinienne une contradic- analyse économique de l'U.R.S.S. et l'on pourrait donc nous reprocher de
S':'pposer r~~olu 1~ probl~me de la nature de classe de l'U.R.S.S. au lieu d'en
tino fondamentale subsiste au sein du parti, contradiction qui sera pré- ~Iscuter. L tnégahté. soc1ale <!ue nous évoquons et la séparation de fait de
cisément abolie avec l'avènement du totalitarisme. Entre les moyens 1 Etat et. du prolétana~ ne suffisent pas, par exemple, aux yeux des « communis-
adoptés qui ne cessent d'accuser la séparation entre l'Etat et les classes tes :. qui les reconnaissent et à ceux des trotskystes à caractériser l'U R S s
com~e ur'!e. société de cla:;;se. Le fondement socialist~ du régime serait ~~~ré
dont il se réclame, qui ne cessent d'affranchir et l'Etat et, au sein de par 1 aboht1on de la propnété privée.
l'Etat, les dirigeants bolcheviks de tout contrôle social, d'une part, et, ?ierre Chaulieu, dans une importante étude, a critiqué amplement cette
d'autre part, les fins qui ne cessent d'être proclamées, l'instauration dermère .thèse. Il a ~ontyé de façon péremptoire que les rapports juridiques
d'une société socialiste, il n'y a pas de choix effectué. Les dirigeants, de propnété ne fourmssa1ent eux-mêmes qu'une image déformée des rapports
LE TOTALITARISME SANS STALINE 145
144
LE TOTALITARISME SANS STALINE
les Etats-Unis ou l'Angleterre doive nécessairement subordonner les
En d'autres termes, le totalitarisme stali~ien s'~ffir~e. quand. l'ap- monopoles à la direction étatique et supprimer la propriété privée. On
pareil politique forgé par la révolution, apres avoir red~l~ a~ ~tlence en est d'autant moins sfir, nous aurons l'occasion d'y revenir, que le
les anciennes couches sociales domin~~tes, s'est affranchi e ou. con= marché et la concurrence continuent de jouer un rôle positif à certains
trôle du prolétariat ; cet appareil pollftque se subordonne alors dtrecte égards dans la vie sociale et que leur éviction par la planification crée
ment l'appareil de production. . ~ pour la classe dominante des difficultés d'un nouvel ordre. En demeu-
Une telle formule ne signifie pas qu'on attribue. au, parh ~n ro~: rant dans un cadre strictement économique il faut, par exemple, se
démesuré. Si nous nous situions dans une perspe~tlve econo~mque: demander si les exigences d'une intégration harmonieuse des différentes
phénomène central serait, à nos yeux, la concentration du capital, 1 exl branches de production ne se trouvent pas contre-balancées par celles
ulsion des propriétaires et la fusion des mono~ole~ d~ns un nouve de développer le maximum du productivité du travail grâce à la relative
~nsemble de production, la subordination du prole~anat a une nouv~lle autonomie de l'entreprise capitaliste. Mais, quoi qu'il en soit, il faut
direction centralisée de l'économie. Nous souhgnenons alors sans pem~ convenir que les tendances de l'économie, aussi déterminantes soient-
ue les transformations survenues en U.R.S.S. ne font qu'amener .a elles, ne peuvent être séparées de la vie sociale totale : les c protago-
~a dernière phase un processus partout manifeste dans le monde capi- nistes » du Capital, comme dit Marx, sont aussi des groupes sociaux
taliste contemporain et qu'illustre la constitut~on mên:te des monop;le:, auxquels leur passé, leur mode de vie, leur idéologie façonnent la con-
les ententes inter-monopolistiques, l'interventiOn croissant~. des t~ s duite économique elle-même. En ce sens, il serait artificiel de ne voir
dans tous les secteurs de la vie économiq~e, en sorte que, 1 mstaura~IO~ dans les transformations qu'a connues l'U.R.S.S. à partir de 1930 que
du nouveau régime paraîtrait figurer un s~mple p~ss~ge dun type dtfte le passage d'un type de gestion capitaliste à un autre, bref que l'avè-
ro riation à un autre au sein de la gestiOn c~pltahste. Dans une e nement du capitalisme d'Etat. Ces transformations constituent une révo-
p er; ective le parti ne saurait plus appara1tre comm~ un_ deus e-: lution sociale. Il serait donc tout aussi artificiel de présenter le parti
~achina . Ù se présenterait plutôt comme un instrument h1ston.gue, celu_1 comme l'instrument de ce capitalisme d'Etat, en laissant entendre que
du capit~lisme d'Etat. Mais, outre que nous cherchons ~?ur 1 mstant a celui-ci, inscrit dans le ciel de l'Histoire, attendait pour s'incarner l'oc-
corn rendre le stalinisme en tant que tel et non t.a s~cteté r_usse dans casion propice que lui offrit le stalinisme. Ni démiurge, ni instrument,
son pensemble, si nous épousions la seule perspective, eco~o~mque, ~ous le parti doit être appréhendé comme réalité sociale, c'est-à-dire comme
nous laisserions abuser par l'image d'une pseud~-n7cess1te h1stonque. milieu au sein duquel simultanément s'imposent les besoins d'une nou-
S'il est vrai en effet que la concentration du ~ap1taltsme est repér~~~e velle gestion économique et s'élaborent activement les solutions histo-
dans toutes les sociétés contemporaines, on n en peut co~clure gu e e riques.
doive aboutir en raison de quelque loi idéale à son étape fmale. R1en ne Si l'appareil de production ne permettait pas, ne préparait pas, ne
permet par exemple d'affirmer qu'en l'absence d'un bouleverse- commandait pas son unification, le rôle de l'appareil politique serait
~eunst social qui balayerait la couche capitaliste régnante, un pays comme inconcevable. Inversement, si les cadres de l'ancienne société n'étaient
pas démantelés par le parti, si une nouvelle couche sociale n'était pas
d roduction qu'à ce dernier niveau l'opposition du Capital et du Travail_ est promue à des fonctions dirigeantes dans tous les secteurs, la transfor-
a~s~i radicale' dans ta société russe que dans .ta société am~ricaine ou frança1~e; mation des rapports de production serait impossible. C'est sur la base
1 montré enfin qu'il serait absurde de separer la sphere de la pro~uctton de ces constatations que s'éclaire le rôle extraordinaire qu'a joué le
~e acelle de la distribution et qu'en conséquence l'iné.g~lité des revenus c1rcon~ stalinisme. Il a été l'agent, inconscient d'abord, puis conscient et sOr
crivait une couche sociale particulière dont les « pnvtlèg~~ > communs tradUI- de soi, d'un formidable bouleversement social au terme duquel une
saient une appropriation collective de la plus-value ouvnere ~t paysanne .. En
t te lecteur à cet article ( c: Les Rapports de produc~ton. en Russte >, structure entièrement nouvelle a émergé. D'une part, il a conquis un
senv:ora~e ou Barbarie n• 2 mai-juin 1949), bornons-nous a. ajo~ter. que le terrain social nouveau en dépossédant simultanément les anciens maîtres
sgg{~tf:me ne saurait s~ laisser définir « en soi >,. par la nationahsa_h?n .des de la production et le prolétariat de tout pouvoir. D'autre part, il a ag-
mo ens de production, la collectivisation. de l'agnculture et la. pl~mficatton,
soif indé endamment du pouvoir prolétanen. Il y ~ _dans le _capttah~me bour- gloméré des éléments arrachés à toutes les classes au sein d'une nou-
geois un!\nfrastructure économique qui confère sa ventabl~ pmssanC: a la cl~e velle formation et les a impitoyablement subordonnés à la tâche de
p
dominante quel que soit le caractère de l'Etat dans la co_n]O~~ltur.e . . rranc. e,
le sociali~me ne peut désigner une infra-structure. pmsqu 1 stg~t te a pr!se
direction que leur donnait la nouvelle économie. Dans les deux cas, la
in ar le rolétariat des moyens de_ productton ou . la gestion collective terreur dominait nécessairement l'entreprise. Cependant, l'exercice de
~n ra 0~ tio pLa dictature du prolétanat c'est essentiellement ce nouveau cette terreur, à la fois contre les propriétaires privés, contre le proléta-
e ! ~~ ~~tio~.' Que celui-ci échappe au pr~~étariat! qu'il. soi.t ra~en~ au rôle
~eo~imple gexécutant qui lui est dévolu dans l'mdu~t!le capttahste, tl n Y a P!us
riat et contre les nouvelles couches dominantes, brouillait apparemment
le jeu. Faute de comprendre que la violence n'avait qu'une seule fonc-
de trace de socialisme. La bureaucratie d'Etat plamfte alor~ selon. l.a perspective
t d ns l'intérêt de tous ceux qui se partagent les fonctions .dmgeantes. ~eé tion en dépit de ses multiples expressions, on s'ingéniait à prouver,
~ati~nalisations et ta collectivisation sont formel~em~nt au servtce de la soct t selon ses préférences, qu'elle était au service du prolétariat ou de la
entière, réellement au service d'une classe particulière. 10
146 LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 147
contre-révolution bourgeoise ; ou bien l'on tirait argument de ce qu'elle du travail. Techniciens, intellectuels, bourgeois, militaires, anciens féo-
décimait les rangs de la nouvelle couche dirigeante pour présenter le daux, paysans, ouvriers aussi sont brassés au sein d'une nouvelle hié-
stalinisme comme une petite caste, dépourvue de tout fo~dement de r~rch!e dont le d~nominateur commun est qu'elle dirige, contrôle, orga-
classe et seulement préoccupée de maintenir . sa propre existence aux mse a tous les mveaux de son fonctionnement l'appareil de production
dépens des classes en compétition dans la société .. ~e développe~en! ~~ et la force de travail vivante, celle des classes exploitées. Ceux-là
la politique stalinienne était cependant dès son ongme sans ambig~Ite. · mêmes qui demeurent dans leurs anciennes catégories profession-
la terreur n'était pas un moyen de défense utilisé par une poignee nelles voient leur mode de vie et leur mentalité bouleversés car ces
d'individus menacés dans leur prérogatives pa.r les forces soc1~Ies en anciennes professions sont recentrées en fonction de leur i~tégration
présence, elle était constitutive d'une force sociale neu.ve dont, l a~ène­ dans la nouvelle division du travail créée par le Plan. Assurément, le
ment supposait un arrachement par les fers à. l.a matn~e. de 1ancienne mode de travail de ces nouvelles couches, les statuts qui leur sont ac-
· 't · t dont la subsistance exigeait le sacnf1ce quotidiennement en- cordés en raison de leur position dominante dans la société ne peuvent
socle e e . dé'à f é Que
tretenu des nouveaux membres à l'unité de l'orgamsme J .orm · que créer à la longue une véritable communauté de classe. Mais dans
le stalinisme se soit d'abord caractérisé -:-. av~nt 19~9,. pu~s dans 1~ le temps où s'accomplit ce bouleversement, l'action du parti se' révèle
période de la collectivisation et de la prem1ere mdus~nallsahon :- pa ~ét~rmi~ante. C'est ~~~ q_ui, par la discipline de fer qu'il instaure, par
sa lutte contre les propriétaires privés et le prolétanat,, et en~Uite par 1 umté mcontestée qu 11 mcarne, peut seul cimenter ces éléments hété-
les épurations massives dans les couches domi~antes, n est évidemment rogè.nes: Il anticipe ~'avenir, proclame aux yeux de tous que les intérêts
pas dû au hasard. La terreur suivait le chemm de la nouvelle classe, particuliers sont stnctement subordonnés aux intérêts de la bureaucra-
qui avait à reconnaître son existence contre les .autres avant de ~ se tie prise dans son ensemble.
reconnaître » elle-même dans l'image de ses fonctiOns et de ses aspira- Une fonction essentielle du stalinisme, nécessaire dans le cadre de
tions multiples. la nouvelle société, apparaît ici. La terreur qu'il exerce sur les couches
Ce chemin fut aussi celui de la conscience bureaucratique. On ne dominantes n'est pas un trait accidentel : elle est inscrite dans le déve-
eut dire qu'avant l'industrialisation le stalinisme se rep~~sente les ~uts loppe~ent de, la nouv_ell~ clas~e, dont. le mode de domination n'est plus
p nstituera ensuite la formation d'une nouvelle soc1eté. La cramte garanti par 1 appropnahon pnvée, qu1 est contrainte d'accepter ses pri-
J.?e~t~~prendre cette industrialisation, la. résis~ance au pro.g~amme trot- vilèges par le truchement d'un appareil collectif d'appropriation et dont
skyste qui la préconise témoignent de l'I~certltu.d~ du stallmsme sur s~ la dispersion, à l'origine, ne peut être surmontée que par la violence.
· n Celui-ci se comporte déJà empmquement selon le mo Certes, on peut bien dire que les purges effectuées par le stalinisme
propre fonct 10 · • . t 1 · de
dèle qui s'imposera par la suite, il renforce f~~nlemen e P.ouv01r ont ~té jusqu'à mettre en danger le fonctionnement de l'appareil de pro-
l'Etat, procède à t'anéantissement ~e~ op~os.Ihonnels, esqmsse, avec ductiOn, on peut mettre en doute l'efficacité de répressions qui à un
prudence encore, une politique de differenciatiOn des revenus..La bu- moment ont anéanti la moitié des techniciens en place. Ces réserves ne
reaucratie se définit par tout autre chose qu'un comp~exe de ~ra1ts ps~­ mettent cependant pas en cause ce que nous appelons la fonction histo-
chologiques ; elle conquiert sa propre . ex1stenc~ sociale, qm la diffe.- rique du stalinisme ; elles permettraient seulement de déceler nous
rencie radicalement du prolétariat ; ma1.s elle ~1t encore dans I.e~ h~n- avons déjà mentionné ce point, en quoi le comportement perso~nel de
zons d e 1a soc1'ét'e pre'sente · C'est une fo1s lancee dans
. la collectJvJsatiOn
· t Staline s'écarte de la norme qui domine la conduite du parti 11. Dire en
et la planification que de nouveaux horizons histonques surg.1~sen , que effet, que le stalinisme a une fonction n'est pas insinuer qu'il est ~ du
s'élabore une véritable idéologie de classe et donc une pollhqu.e con- point de vue de la bureaucratie - «utile:. chaque moment encore
certée, que se constituent les bases solides d'une nou~elle pmssan~e moins que la politique qu'il suit est à chaque moment la seule p~ssible ·
. · Ile d'une puissance qui se crée et se recrée mamtenant quoh-
t ene c'est en l'occurence seulement affirmer qu'en l'absence de la terreu;
ma
diennement ' en pompant les forces productives de la soc1'été 1ere. A
. en f' stalinienne le développement de la bureaucratie est inconcevable. C'est
ce niveau pourtant de nouvelles tâches naissent et la pnse de cons- '1 en d'autre termes, convenir que, par-delà les manœuvres de Staline, le~
. ar le stalinisme de son rôle historique se révèle alors, d'une luttes fractionnelles au sein de l'équipe dirigeante, les épurations mas-
c1ence p C' t l'' 1
1
nouvelle manière, un facteur décisif du développement. es que In- 1

dustrialisation formidable qui s'accomplit ne d.onne . pas seulement ses 6 Le rôle propre de Staline ne doit pas nous faire oublier qu'il y a dans

b ases a· une bureaucratie dé]. à constituée, elle revolutiOnne cette bureau-


·'té t'è
la terreur une sorte de logique interne, qui l'amène à se développer jusqu'à
ses extrêmes conséquences, indépendamment des conditions réelles auxquelles
. elle fait surgir on ne ~e dira jamais assez, une soc1e en 1 re-
cra t Je, ' lét · t d t elle est venue répondre à l'origine. Il serait trop simple qu'un Etat puisse
men t nouv elle . En même temps que se transforme le pro . ana , on en user de la terreur comme d'un instrument et la rejeter une fois l'objectif
quelques années des millions de paysans vienne?t grossir l~s rangs, se atteint. La terreur est un phénomène social, elle transforme le comportement et
fabriquent de nouvelles couches sociales arrachees. au,x a~c1enne~ ~l~s­ la menta,Iité des individus et de Staline lui-même sans doute. Ce n'est qu'après
ses, au mode de vie traditionnel que leur réservait 1 ancienne 1Ivision coup qu on peut dénoncer, comme le fait Khrouchtchev ses excès. Dans le
présent, elle n'est pas excès, elle constitue la vie sociale. '
LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 149
148
classes, l'accélération de toutes 1 f .
sives pratiquées à tous les niveaux de la société, se profile l'exigence comme idéal et qu'il réalisait tou:s ceor~es ·lr~duct~ves. qu'il imposait
d'une fusion de toutes les couches de la bureaucratie dans le moule sa puissance démesurée et à ' . s rat s ourmssatent un alibi à
d'une nouvelle classe dirigeante. Cette exigence est clairement attestée son ommprésence policière.
par le comportement des milieux épurés : si la terreur stalinienne a
pu se développer dans une société en plein essor économique, si les La contradiction essen t'œ Ile du totalitalisme stalinien.
représentants de la bureaucratie ont accepté de vivre sous la menace
permanente de l'extermination ou de la destitution, en dépit de leurs Si Khrouchtchev, fils ingrat s'il en rt , .
privilèges, c'est que prévalait aux yeux des victimes et aux yeux de l~s avanies que dut lui faire subir St r u ' n avatt pas_ été obsédé par
tous l'idéal de transformation sociale qu'incarnait le parti. Le fameux vte, n'aurait-il pu considérer pl a m: dans la dermère partie de sa
thème du sacrifice des générations actuelles au bénéfice des générations N' ·t . us seremement Je chem·
aurat -t 1 pu relire posément le cha it . m parcouru ?
futures, présenté par le stalinisme sous le travesti d'un programme de cra à l'accumulation primitive et r p re du Ca~ztal que Marx consa-
construction du socialisme, reçoit son contenu réel : le parti exigeait coucheuse de toute vieille sociétéépéte~ apr~s lm : « La force est l'ac-
le sacrifice des intérêts particuliers et des intérêts immédiats des cou- puissance économique » ?N'aurait-il en rav~tl. Elle est eUe-même une
ches montantes à l'intérêt général et historique de la bureaucratie la langue rude qui est la sienne . ~us;~pltquerf a.u xx· congrès, dans
comme classe. boulot » ? Ou bien en termes h.. . a me a att pour nous le sale
On ne saurait se borner toutefois à comprendre le rôle du stalinisme qu'il en a coûté ~our dé a er c msts,. paraphraser Marx : « Voilà ce
dans le seul cadre de la bureaucratie. La terreur qu'il a exercée sur un production planifiée » ? A Yir: Is~=~ bOis natur;n~s. et ~terne11es de la
prolétariat en plein essor suppose qu'à certains égards il venait répon- connu de la société soviétique on s'aff~~tsch.~r , 1 htstonen anglais bien
dre à une situation spécifique de la classe ouvrière. Il serait en effet titude. Ce n'est pas que Deutscher 'ferat pr~s~ue d'une telle ingra-
vain de nier que la politique du parti, si elle a pu rencontrer une résis- mais à ses yeux les nécessités de l'~~r e 1~ s!altms~e..dans son cœur,
tance de plus en plus ferme dans les rangs du prolétariat - que le au socialisme comme elles s'ét . t . cumu ation pnmthve s'imposaient
code du travail enchaînait à la production, que le stakhanovisme en- gatoire stalinien était inéluctabf~enL tmp~~ées au capitalisme : le pur-
traînait dans une course folle d'accroissement de la production-, n'ait voit pas que l'idée d'une accumuÏ .e ma . e~~ est que notre auteur ne
L'accumulation primitive signifi atton ~tmthve socialiste est absurde
en même temps suscité une participation à l'idéal du nouveau régime.
Ciliga l'a bien montré dans ses ouvrages sur l'U.R.S.S., par ailleurs des paysans dans des lieux de t;aJa~~~orc~r~ la ~éport~tion en_ mass~
durement critiques : d'une part, l'exploitation forcenée qui régnait dan~ t~us les moyens - le plus souvent lié ' es usmes, 1extorcatton par
les usines allait de pair avec une énorme prolétarisation de la petite vtse à constituer une masse de t gaux - de la plus-value. Elle
paysannerie ; pour celle-ci, habituée à des conditions de vie très dures, subordonnant la force de tra a·! moyens. de production te11e qu'en lui
v t on pmsse par la suit t .
elle n'était pas aussi sensible que pour la classe ouvrière déjà consti- men t 1a reproduire et l'accroître d' . e au omattque-
tuée ; bien plus, elle représentait à certains égard un progrès, la vie sa fin elle implique nécessairement ~; g.r~f~t. ~ans so~ principe et dans
dans les villes, la familiarité avec les outils et les produits in"astriels le capitalisme ne peut se livrer . tvtstO~ u Capital et du Travail :
provoquant un véritable éveil de la mentalité, de nouveaux besoins so- Marx que parce qu'il a en face deal ~e~ « orgtes », selon l'expression de
ciaux, une sensibilité au changement. D'autre part, au sein même du et il fait en sorte que leur déposse m. es h?mmes.t~talement dépossédés
en même temps que sa u· sston smt quohdtennement reproduit~
prolétariat, une couche importante d'ouvriers, se trouvant promue à de P tssance est quotidien e t
nouvelles fonctions grâce au parti, aux syndicats, ou au stakhanovisme, accrue. Certes, on peut contester ue le . . n m~n en.tretenue et
découvrait ainsi des voies d'évasion hors de la condition commune in- une société qui n'a pas édifié d '"àq . soctahsme sott réahsable dans
connues dans l'ancien régime. Enfin et surtout, aux yeux de tous, l'in- à-dire .qui n'est pas passée pa~J u~n=t~~fras,tructure é~onomiq~e, c'est-
dustrialisation, qui faisait surgir des milliers d'usines modernes, décu- peut dtre que le socialisme en tant ue e d a~cumulatton, mats on ne
plait les effectifs des villes ou en tirait du sol d'entièrement neuves, puisque, quel que soit le niveau des fq tel att à yasser par ce stade
multipliait le réseau des communications, apparaissait sans contestation i~ suppose la gestion collective de lao~cr~sd pr~ductt~es auq~el il est lié,
hon effective des usines par les o . uc tOn, c est-à-dtre la direc-
possible progressive - la misère et la terreur constituant la rançon Reconnaître une accumulation p~~tmn'et~s rassemblés dans leurs comités.
provisoire d'une formidable accumulation primitive. Assurément, le sta- , . t tve en U R S S c'e t d tt
linisme construisait grâce au fouet, il instituait cyniquement une dis- qu Y regnent des rapports de producf d · · · ·• s a me re
mettre encore que ceux-ci tendent à ton e t!pe capitaliste, c'est ad-
crimination sociale inconcevable dans la période post-révolutionnaire, il position qu'ils supposent - la con~:t r?rodd~tre et à approfondir l'op-
subordonnait sans équivoque la production aux besoins de la classe ' u ton un stock de machines et
dominante. Pourtant, la tension des énergies qu'il exigeait dans tous
les secteurs, le brassage des conditions sociales qu'il effectuait, les 6 Nous nous rapportons à se étud
notamment à c Mid-Century Russia :t • e:; amt .
ré~shmesHda'!s Heretics and Renegades
chances de promotion qu'il offrait aux individus dans toutes les • amtlton, Londres, 19M. '
LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTAUTARISME SANS STALINE 151
150
de matières premières d'une part, et ce11e d'une force de travail totale- chent à la classe dominante. Intégrées dans un système de classe, leurs
fonctions particulières les constituent comme membres de la classe do-
ment dépossédée de l'autre, ne pouvant avoir pour effet qu'une nor~a­ minante. Mais, si l'on peut dire, ce n'est pas en tant qu'individus agis-
lisation de l'expl~itation. En ce sens, l'obstination de K~rouch~c~e.v JUS- sants qu'ils tissent le réseau des relations de classe ; c'est la classe
qu'à maintenant à taire les problèmes de l'accumulation pnmitlve en bureaucratique dans sa généralité qui, a priori, c'est-à-dire en vertu de
uRss paraît fort raisonnable. «Péché originel », aux ~e~~ de la la structure de production existante, convertit les activités particulières
b~u~g~~isie, comme disait encore Marx, l'accumu~ati~n .pnmih~e l'e~.t des bureaucrates (activités privilégiées parmi d'autres) en activités de
bien davantage à ceux de la bureaucratie qui dOit dissimuler JUsqu a
classe. L'unité de la classe bureaucratique est donc immédiatement don-
son existence de classe. . née avec l'appropriation collective de la plus-value et immédiatement
En outre il serait artificiel d'expliquer le stalinisme à parhr des dépendante de l'appareil co11ectif d'exploitation, l'Etat. En d'autres ter-
seules diffic~Ités économiques auxque11es il a eu à !.aire ~ac~. Ce q~e mes, la communauté bureaucratique n'est pas garantie par le méca-
nous avons tenté de faire ressortir, c'est le rôle qu Il a Joue ~~~s a nisme des activités économiques ; elle s'établit dans l'intégration des
crista11isation de la nouvelle classe, dans la r~volution. de la societe en- bureaucrates autour de l'Etat, dans la discipline absolue à l'égard de
tière Si l'on veut conserver l'expression marxiste repnse p~r Deut~cher, l'appareil de direction. Sans cet Etat, sans cet appareil, la bureaucratie
il fa~t en renouveler le contenu et parler d'une « accumulatlo~ sociale », n'est rien.
en entendant par là que les traits actuels de .la ~ureauc~ahe ne p~u:
vaient advenir que par le truchement du parh q~t. les degagea et e., Nous ne voulons pas dire que les bureaucrates en tant qu'individus
maintint par la violence jusqu'à ce qu'ils se stabthsent dans une nou- ne jouissent pas d'une situation stable (bien que cette stabilité ait effec-
tivement été menacée pendant l'ère stalinienne), que leur statut ne leur
ve11e figure historique. procure que des avantages éphémères, bref que leur position dans la
Encore devons-nous comprendre qu'il tient à l'essence de la b.ureau- société demeure accidentelle. Il n'y a pas de doute que le personnel
cratie de se constituer selon le processus que nous avons décnt. far bureaucratique se confirme peu à peu dans ses droits, acquiert avec le
nous comprendrons, du même coup, que cette classe. recèle. une con r<~:­ temps des traditions, un style d'existence, une mentalité qui font de lui
diction permanente qui évolue certes a.v~c son histOire mats ne sauratt un «monde:. à part. Nous ne voulons pas dire non plus que les bureau-
se résoudre avec la liquidation du stahntsme. . crates ne se différencient pas au sein de leur propre classe et n'entre-
La dictature « terroriste » du parti n'est pas. seulement 1~ signe d~~ tiennent pas entre eux de sévères relations de concurrence. Tout ce que
manque de maturité de la nouvelle class;., elle repond, nous 1~vons tt~ nous savons de la lutte entre les clans dans l'administration prouve au
à son mode de domination dans la societe. Cette classe est dune ~u roc contraire que cette concurrence prend la forme d'une lutte de tous
nature ue la bourgeoisie. Elle n'est pas composée ~e ~roupe.s qui par contre tous caractéristique de toute société d'exploitation. Nous affir-
leur pr~riété de moyens de production et leur explott.atlon pnvé~é ~eni: mons seulement que la bureaucratie ne peut se passer d'une cohésion
force de travail détiennent chacun une part. de la pu~ssance ~a r;e • des individus et des groupes, chacun n'étant rien en lui-même, et que
et nouent les uns avec les autres des relation~ fondees sur e.ur oree seul l'Etat apporte un ciment social. Sans schématiser abusivement le
respective. Elle est un ensemble d'individus qui, p~r leur _fo.~~hon .e~.~~ fonctionnement de la société bourgeoise, on doit reconnaître qu'en dépit
statut ui est associé, participent en commun a un bene tee rea 1se de l'extension toujours accrue des fonctions de l'Etat, celui-ci ne s'af-
q y loitation collective de la force de travail. La classe ~o.ur- franchit jamais des conflits engendrés par la concurrence des groupes
par. une exp t"t t se de'veloppe en tant qu'elle résulte des achvttés privés. La société civile., ne se résorbe pas dans l'Etat. Alors même
ge 01 se se cons 1 ue e é · · ·
des individus capitalistes, e11e est sous-tendue p~r un d termmtsmf eco~ qu'il tend à faire prévaloir l'intérêt général de la classe dominante aux
· e ui en fonde l'existence que11e que sOit la lutte que se 1vren. dépens des intérêts privés qui s'affrontent, il exprime encore les rap-
nomlq~ q t uelle que soit i•expression politique conjoncturelle a ports de force inter-capitalistes. C'est que la propriété privée introduit
~:s u~~eeu~:n:-ciq aboutit. La division du travail inter-capitaliste et le un divorce de principe entre les capitalistes et le Capital - chacun des
m~rché rendent les capitalistes strictement dépendants les un~ d~s au-
1
tres et co11ectivement solidaires en face de la force de travai . e ~e~~~
termes se posant successivement comme réalité et excluant l'autre
comme imaginaire. Les vicissitudes de l'Etat bourgeois moderne attes-
he les bureaucrates ne forment une classe que parce qu , tent assez cette séparation dont Marx a tant parlé : séparation entre
~~~~tio'ns et leurs statuts les différencient collectiveme.nt d;s clas.se;étx- l'Etat lui-même et la société et au sein de la société entre toutes les
, · rce u'ils les relient à un foyer de dtrechon qu1 er-
,
d
~~~~e~!· p~~~tfc~ion dispose librement de la force de tra~ail. dEn d'tu-
'il a des rapports de productiOn ans es- 7 Nous reprenons le terme classique de «société civile :. pour désigner
tqr::l:e:~;~·o~e~~t ~a;~~~~~riai réduit à la fonction de simple ex~~~tant
1 l'ensemble des classes et des groupes sociaux en tant qu'il sont façonnés par la
· · · ar le Personnage de l'Etat, c'est parce qu 1 Y a division du travail et se déterminent Indépendamment de l'action politique de
~~~~ ~~p~~a~p~r~a~~e classe que les activités des bureaucrates les ratta- l'Etat.
LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 153
152
sphères d'activité. Dans le cadre du régime ~~r~aucratique, une telle Iation naturelle des forces économiques. Dans la société bureaucratique,
séparation est abolie. L'Etat ne peut plus se deftmr comme une expr~s­ en revanche, l'Etat est devenu la société civile, le Capital a chassé les
sion. 11 est devenu consubstantiel à la société civile, nous voulons d1re capitalistes, l'intégration de toutes les sphères d'activités est accomplie
mais la société a subi une métamorphose imprévisible : elle a engendré
à la classe dominante. un monstre qu'elle contemple sans reconnaître son image, la dictature.
L'est-il cependant? Il l'est et ne l'est pas. Paradoxalement se réintro-
duit une séparation à certains égards plus profonde qu'elle n~ fut Ce monstre s'est appelé Staline. On veut persuader qu'il est mort.
en aucune autre société. L'Etat est bien l'âme de la bureaucratie et Peut-être laissera-t-on son cadavre embaumé dans le mausolée comme
celle-ci le sait qui n'est rien sans ce pouvoir suprême .. Mais I'Eta~ dé- tém~in du passé révolu. C'est en vain toutefois que la bureaucratie espé-
possède chaque bureaucrate de toute puissance effective. ~1 le me. en rerait échapper à sa propre essence. Elle peut bien enterrer sa peau
tant qu'individu, lui refuse toute créativité dans son domame par~tc~­ morte dans les sous-sols du Kremlin et parer son nouveau corps d'ori-
lier d'activité le soumet en tant que membre anonyme aux décrets nre- peaux aguichants : totalitariste elle était, totalitariste elle demeure.
vocables de i•autorité centrale. L'Esprit bureauc_ratiq~e. pla!"le. au-dess~s
des bureaucrates divinité indifférente à la parhculante. Ams1 la plam- Avant d'envisager les efforts qu'effectue la nouvelle direction pour
fication (cette p'tanification qui prétend attribuer à c?acun, sa juste contourner les difficultés inéluctables que suscite la structure du capi-
tâche et l'accorder à toutes les autres) se trouve-t-elle elaboree par un talisme d'Etat, il nous faut mesurer l'ampleur de la contradiction qui
noyau de dirigeants qui décide. de t_out ; . les fo~cti_onnaires ne, peuvent l'habite. Cette contradiction n'intéresse pas seulement les rapports inter-
que traduire en chiffres les idees dtrectnces, dedune l~s consequences bureaucratiques, elle se manifeste non moins fortement dans les rela-
des principes, transmettre, appliquer. La cl~sse ne perçmt dans ~on E~at tions que la classe dominante entretient avec les classes exploitées.
que le secret impénétrable de sa propre ex1stence. Chaque fonct~onna1re De nouveau s'impose une comparaison entre le régime bureaucra-
peut bien dire : l'Etat c'est moi, mais l'Etat est l'Autre et sa regle do- tique et le régime bourgeois, car les liens de la classe dominante et du
mine comme une fatalité inintelligible. prolétariat sont en U.R.S.S. d'un type nouveau. L'origine historique de
Cette distance infinie entre l'Etat et les bureaucrates a encore une 1~. bu_rea~cratie l'att~ste déjà ; ~elle-ci s'est en effet formée à partir
conséquence inattendue : ceux-ci ne son_t jamais ~n m~sur:, à moins de d msbtut10ns, le parti et le synd1cat, forgées par le prolétariat dans sa
se constituer comme opposants, de critiquer la regle mshtuée. Formel- lutte contre le capitalisme. Certes, au sein du parti la proportion d'in-
lement cette critique est inscrite dans le mode d'existence de la bureau- tellectuels ou d'éléments bourgeois révolutionnaires était sans doute
cratie ; puisque chacun est l'Etat, chacun est invité, e_n ~roit, à. diriger, 3:ssez forte pour exercer une influence décisive sur l'orientation poli-
c'est-à-dire à confronter son activité réelle et les ob]echfs socialement tique et le comportement de l'organisation. II n'en serait pas moins
fixés. Mais, dans la réalité, critiquer signifie se d~solidariser de la vain de nier que le parti est né dans le cadre de la classe ouvrière
communauté bureaucratique. Comme le bureaucrate n est memb~e de sa et que, s'il a finalement exclu ses représentants de tout pouvoir réel
classe qu'en tant qu'il s'intègre à la politique de l'Etat, tout ecart de il n'a cessé de se présenter comme la direction du prolétariat. Au demeu~
sa part est en effet menace pour le système. De là vien~ que p~~da~t rant, la bureaucratie continue de s'alimenter d'une fraction de la classe
toute J'ère stalinienne la bureaucratie se livre à une orgie de cnhcall- ouvrière à laquelle elle ouvre les portes (beaucoup plus largement que
Ieries et dissimule toute critique véritable. Elle fait solennellement le ne l'a jamais fait la bourgeoisie) des écoles de cadres, qu'elle détache
procès des méthodes bureaucrat~ques mais ~on.tinue d'appli_quer scru- de la condition commune par les privilèges qu'elle lui accorde et les
puleusement les règles qui établissen_t et ma1~hennent son l!respo~sa­ chances d'avancement social qu'elle lui offre. En outre la définition
bilité. Elle bavarde et se tait. De là v1~nt aussi qu~ to~t mal~tse séneux sociologique du prolétariat, si l'on peut dire, se trouve transformée.
dans Je fonctionnement de la productiOn se tradUit necessatrement par Dans la société bourgeoise, une différence essentielle se trouve énoncée
une épuration massive des bureaucrates, techniciens;. sa~a~ts ou cadres au niveau des rapports de production entre le propriétaire des moyens
syndicaux, dont l'écart par rapport à la norme (qu tls 1 atent voulu ou de production et le propriétaire de la force de travail. L'un et l'autre
non) trahit une opposition à l'Etat. sont présentés comme partenaires dans un contrat ; formellement, ils
La contradiction entre la société civile et l'Etat n'a donc été sur- sont égaux et cette égalité se trouve par ailleurs consacrée dans Je ré-
gime démocratique par le suffrage universel. Cependant cette égalité
montée sour une forme que pour réapparaître sous une a~t.re: aggra~ée;
A J'époque de ta bourgeoisie, en effet, l'Etat se trouve relie a la soctéte est apparemment fictive : il est clair qu'être propriétaire des moyens de
civile par les liens mêmes qui l'en éloignent. Le secret de l'Etat est pour production et propriétaire de sa force de travail n'a pas le même sens.
Dans le premier cas, la propriété donne le pouvoir d'utiliser le travail
les capitalistes secret de polichinelle car,_ m~lgré ~ous se,s ~fforts pour
incarner ta généralité aux yeux des parbculi:rs, 1. Etat s.aligne sur les d'autrui pour obtenir un profit et cette disposition du travail implique
positions du particulier le plus p_u!ssant. Pr~ftte-t-1l de cnses pour gou- une liberté réelle. Dans l'autre, la propriété donne le pouvoir de se sou-
verner entre tes courants, sa politique tradUit encore une sorte de regu- mettre en vue de conserver et reproduire sa vie. L'égalité des parte-
LE TOTALITARISME SANS STALINE 155
154 LE TOTALITARISME SANS STALINE
ver à ceux qu'elle domine et se prouver à elle-même que ce qu'elle fait
naires dans Je contrat ne saurait donc faire illusion : le contrat est
n'est point le contraire de ce qu'elle dit. Pendant l'ère stalinienne la
asservissement. Le capitalisme d'Etat en brouille les termes. Le contrat
hiérarchie brutale de la société, la législation implacable du travail' la
se présente alors comme rapport entre les individus et la société. L'ou-
poursuite effrénée du rendement aux dépens des masses, d'une p~rt,
vrier ne Joue pas sa force de travail au capitaliste, il n'est plus une
l'affirmation constante que le socialisme est réalisé, de l'autre, forment
marchandise · il est censé être une parcelle d'un ensemble qu'on appelle
les deux termes de cette cruelle antinomie. Or celle-ci est en même
les forces pr~ductives de la société. Son nouveau statut ne se distingue
temps génératrice d'une démystification des masses. Tandis que l'Etat
donc apparemment en rien de celui du bureaucrate ; il entretient avec
appelle le prolétariat à une participation active à la production, le per-
la société totale la même relation que Je directeur d'usine. Comme lui,
suade de son rôle dominant dans la société, il lui refuse toute respon-
il reçoit un salaire en réponse à une fonction qui vien~ s:intégrer dans 1~
sabilité, toute initiative, et le maintient dans les conditions de simple
totalité des fonctions définies par le Plan. Dans la reahté, on ne le satt
servant du machinisme auxquelles le capitalisme l'a voué depuis son
que trop, une tel statut, qui procure à chacun l'avantage .de nommer
ongme. La propagande enseigne donc quotidiennement le contraire de
son supérieur c: camarade», est l'envers d'un nouvel asservtsseme~t au
ce qu'elle est destinée à enseigner.
Capital et cet asservissement est à certains égards plus complet putsque
J'interdiction des revendications collectives et des grèves, l'enchaînement Nous. verrons par la suite que l'évolution du prolétariat russe, son
de l'ouvrier au lieu de travail peuvent en découler naturellement. Com- affranchissement de la gangue paysanne qui l'encerclait encore pen-
ment le prolétariat pourrait-il lutter contre l'~tat qui le r~présente ? A~x dant les premiers plans quinquennaux, son apprentissage de la techni-
revendications, on peut toujours opposer quelles sont hees à u~. P?mt que moderne aggravent considérablement cette contradiction de l'ex-
de vue particulier, que les intérêts des ouvriers .Pe~ven~ ne p~s com~tder ploitation bureaucratique et jouent un rôle décisif dans la transforma-
avec ceux de la société entière, que leurs obJectifs tmmédtats dmvent tion politique récente. Ce que nous voulons seulement souligner, c'est
être replacés dans le cadre des objectif.s historiques du socialisme: Les qu'une telle contradiction tient à l'essence du régime bureaucratique ;
procédés de mystification dont l'Etat dtspose sont do~c plus subhls .et ses termes peuvent bien évoluer, on peut bien inventer de nouveaux
plus efficaces dans Je nouveau système. Dans le razsonnement soctal artifices pour les rendre c: vivables », cependant la bureaucratie tant
que développe la structure en vertu de ses articulation~ fo!mell~s, des qu'elle existe ne peut qu'être déchirée par une double exigence : inté-
chaînons essentiels sont dissimulés aux yeux du proletanat ; tl ren- grer le prolétariat à la vie sociale, faire c: reconnaître:. son Etat
contre partout les signes de son pouvoir alors qu'il en est radicalement comme celui de la société entière et refuser au prolétariat cette intégra-
dépossédé. tion en accaparant les fruits de son travail et en le dépossédant de
Toutefois les classes exploitées ne sont pas seules mystifiées. En toute créativité sociale.
raison de cette mystification même les couches dominantes ne sont pas En d'autres termes, la mystification est partout, mais elle engendre
en mesure de se poser comme classe à part dans la société. Assurément, pour cette raison les conditions de son renversement, elle fait partout
les bureaucrates se distinguent par leurs privilèges et par leurs ~tatuts. peser une menace sur le régime. Celui-ci à certains égards se révèle
Mais cette situation exige d'être justifiée aux yeux du prolétanat : la infiniment plus cohérent que le système bourgeois, tandis qu'à d'autres
bureaucratie a besoin d'être c: reconnue » bien davantage que la. bour- il découvre une vulnérabilité nouvelle.
geoisie. Ainsi une importante part de l'activité de la bu~eaucrahe (par
J'intermédiaire du parti et des syndicats) est-elle consacree à persuader
le prolétariat que l'Etat gouverne la société en son no~ .. Si, dans u.ne L'idéal du parti et sa fonction réelle.
perspective, l'éducation des masses, la prop.a~an?e soctahste ~pparats­
sent comme de simples instruments de mysttftcahon des explmtés, dans Les problèmes qu'affronte le parti dans la société bureaucratique
une autre elles témoignent des illusions que la bureaucratie développe nous introduisent au cœur des contradictions que nous avons énoncées,
sur elle-même. Celle-ci ne parvient pas absolument à se penser comme et ce n'est pas un hasard s'ils se trouvent, comme nous le ferons ressor-
une classe. Prisonnière de son propre langage, elle s'imagine qu'elle ne tir, au centre des préoccupations du xx· congrès.
J'est pas, qu'elle répond aux besoins. de la collec~ivité .ent~ère. 7ertes,
cette imagination cède devant les extgences de 1 explmtatwn, c est-à- C'est en vain cependant qu'on chercherait chez les critiques de
dire devant l'impératif d'extorquer au prolétariat la plus-value par les l'U.R.S.S. une compréhension de ce problème. L'originalité du parti n'est
moyens les plus impitoyables. Comme le disait Marx. à propos d'~~c jamais aperçue. Les penseurs bourgeois sont souvent sensibles à l'entre-
autre bureaucratie, celle de "Etat prussien du XIX• stècle, l'hypocnste prise totalitariste qu'incarne le parti. Ils dénoncent la mystique sociale
fait alors place au jésuitisme conscient. Il n'en demeure pas moins qui le domine, son effort d'une intégration de toutes les activités qui
qu'un conflit hante la bureaucratie, qui ne la laisse jamais en repos les subordonne à un idéal unique. Mais cette idée s'affadit dans le
et l'expose aux affres permanentes de l'autojustification. Il faut prou- thème rebattu de la religion d'Etat. Hanté par les précédents hlstori-
LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 157
156

ques qui dispensent de penser le présent en tant que _tel, on. compare le régime d'un Franco ou d'un Syngman Rhee en dépit de leur dicta-
les règles du parti à celle des ordres conquérants, son Idéologie à celle ture ; il s'annonce en revanche aux Etats-Unis,' bien que les institutions
de l'Islam au VIt" siècle 8 ; on ignore alors la fonction essentielle qu'il ~~~ocratiques n'aient cessé d'y régner. C'est qu'il est au plus profond
joue dans la vie sociale moderne, dans le monde du xx• ~iècle unifié l~e a la ~tructu~e d~ la production moderne et aux exigences d'intégra-
par le Capital, dépendant dans son développement de celui de chacun tion sociale qui lUI correspondent. L'essor de l'industrie, I'envahisse-
de ses secteurs à la fois désarticulé par la spécialisation technique et m~~t progressif ~e tous les domaines par ses méthodes, en même temps
rigoureusement' centré sur l'industrie. Par ailleurs le trotskysme s'épuis~ qu Il_s c~éent un Isolement croissant des producteurs dans leur sphère
à comparer au modèle bolchevik le parti communiste actuel comme SI particulière, opèrent comme dit Marx une socialisation de la société
celui-ci se définissait par des traits tout négatifs, - sa déformation mettent chacun dans la dépendance de l'autre et de tous, rendent néces~
de l'idéologie socialiste, son absence de démocratie, sa conduite contre- saire la reconnaissance explicite de l'unité idéale de la société. Que
révolutionnaire. Trotsky lui-même, on le sait, hésita longuement avant c~tt~ p_articipation sociale soit en même temps qu'exprimée et suscitée
de reconnaître la faillite du parti en U.R.S.S. et ne put que recom- r~p!1~ee, que }a comm?nauté se brise devant une nouvelle implacable
mander un retour à ses formes primitives. Non seulement il ne pouvait divis~on _de mmtres et d esclaves, que la socialisation se dégrade en uni-
admettre que les traits du stalinisme fussent annoncés par le bolche- formisation des croyances et des activités, la création collective dans
visme et que l'aventure de l'un fut liée à celle de l'autre, mais il refusait la passivité et le conformisme, que la recherche de l'universalité s'abîme
absolument l'idée que le parti puisse avoir gagné une fonction nouvelle. da_ns la stéréotypie des valeurs dominantes, cet immense échec ne sau-
Le parti bolchevik était le parti réel, le stalinisme une fantastique et r_ait _dissimuler les exigences positives auxquelles vient répondre le tota-
monstrueuse projection de celui-ci dans un univers coupé de la révo- htansme. Il est, peut-on dire, l'envers du communisme. Il est Je traves-
tissement de la totalité effective.
lution.
11 suffirait cependant d'observer l'étendue des tâches attribuées au . <?r le parti est l'institution type dans laquelle le processus de socia-
parti, l'extraordinaire accroissement de ses effectifs (il compre~d . au- lisatiOn s effectue et se renverse. Et ce n'est pas un hasard si, procédant
jourd'hui plus de 7 millions de membres), pour se persuader qu Il JOU_e de la lutte pour instaurer le communisme, il peut sans changer de forme
un rôle décisif dans la société. De fait, il est autre chose qu'un appareil devenir le véhicule du totalitarisme. Le parti incarne dans la société
de coercition, autre chose qu'une caste de bureaucrates, autre chose bureaucratique une fonction historique d'un type absolument nouveau.
qu'un mouvement idéologique destiné à ~roclamer la IT_lission hist?rique II est l'agent d'une pénétration complète de la société civile par l'Etat.
sacrée de l'Etat, bien qu'il connote ausst tous ces trmts. Il est 1 agent Plus précisément, il est le milieu dans lequel l'Etat se change en société
essentiel du totalitarisme moderne. ou la société en Etat. L'immense réseau de comités et de cellules qui
couvre le pays entier établit une nouvelle communication entre les villes
Mais ce terme doit être er.tendu rigoureusement. Le totalitarisme et les campagnes, entre toutes les branches de l'activité sociale entre
n'est pas le régime dictatorial, comme on le laisse entendr~ ch_aque fois toutes les entreprises de chaque branche. La division du travail q~i tend
qu'on désigne sommairement sous ce nom un type ?e dommat~o.n abso-
à isoler rig~ur~usem.ent les individus se trouve en un sens dépassée ;
lue dans lequel la séparation des pouvoirs est abohe. Plus yrecisément, dans le parti, 1 mgémeur, le commerçant, l'ouvrier, l'employé se trouvent
il n'est pas un régime politique : il est une forme de société - c~tte
côte à côte et avec eux le philosophe, le savant et l'artiste. Les uns et
forme au sein de laquelle toutes les activités sont immédiatement rehées les autres se trouvent arrachés aux cadres étroits de leur spécialité et
les unes aux autres, délibérément présentées comme modalités d'un uni- resitués ensemble dans celui de la société totale et de ses horizons his-
vers unique, dans laquelle un système de valeurs prédomine _absolui?ent, toriques. La vie de l'Etat, les objectifs de l'Etat font partie de leur
en sorte que toutes les entreprises individuelles ou collectives d01ve~t
monde quotidien. Ainsi l'activité la plus modeste comme la plus haute
de toute nécessité y trouver un coefficient de réalité, dans.laquell~ enfm
le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois physique et se trouve valorisée, posée comme moment d'une entreprise collective.
spirituelle sur les conduites des pa~ti~uliers. En c~ s~ns, le totalit~risme Non seulement les individus paraissent perdre, dans le parti le statut
prétend nier la séparation cara~ténstique d~ _capitahsm,e bourg_ems des qui les différencie dans la vie civile, pour devenir des « c~arades •
divers domaines de la vie sociale ; du politique, de 1 économique, du des hommes sociaux, mais ils sont appelés à échanger leur expérience:
juridique, de l'idéologique, etc. Il effectue une identificati?n permanente à exposer leur activité et celle de leur milieu à un jugement collectif en
entre J'un et l'autre. II n'est donc pas tant une excrOissance mons- regard duquel elles prennent un sens. Le parti tend donc à abolir le
trueuse du pouvoir politique dans la société qu'une IT_létamorphose de. la mystère de la profession en introduisant dans un nouveau circuit des
société elle-même par laquelle le politique cesse d'exister comme sphere milieux réellement séparés. Il fait apparaître qu'il y a une manière de
séparée. Tel que nous l'entendons, le totalitarisme n'a rien à voir avec diriger une usine, de travailler dans une chaîne de production, de soi-
gner de~ malades, d'écrire. un. !raité de philosophie, de pratiquer un
sport qui concerne tous les md1v1dus parce qu'elle implique un mode de
R Monnerot, Sociologie du communisme, N.R.F., 1949.
LE TOT ALJTARISME SANS STALINE 159
158 LE TOTALITARISME SANS STALINE
é~ranger ; _non l'élément essentiel qui relie l'individu à la vie de J'orga-
participation sociale et s'intègre finalement dans un ensemble dont msme, m~ts le noyau inerte où viennent s'abîmer les forces productives
l'Etat régit l'harmonie. C'est dire notamment que le parti transforme de Ja SOCiété.
radicalement le sens de la fonction politique. Fonction séparée, privi-
lège d'une minorité dirigeante dans la société bourgeoise, elle se diffuse
F~alement, 1~ parti est la principale victime de cette séparation ·
maintenant grâce à lui dans toutes les branches d'activité. ~a.r, ~~s _la soctété,_ les exig_ences de la production créent, dans cer~
Tel est l'idéal du parti. Par sa médiation, l'Etat tend à devenir im- ames tmttes du moms, une mdépendance de fait du travail Le arti
manent à la société. Mais, par un paradoxe que nous avons déjà lon- en revanche, a pour travail exclusif de proclamer de diffuser· d'im~ose'
guement analysé, le parti s'avère dans la réalité revêtir une signification
toute opposée. Comme la division du Travail et du Capital persiste et
~e:vi~~~~es _idét~~?giques. Il ~e repaît de politique.' Sa princip~le fonctio~
e _JUS_t ter sa fonctton, en se mêlant de tout, en niant tout ro-
s'approfondit, comme l'unification stricte du Capital donne toute-puis- b_Ième part!culter, en aff,ï_rmant constamment le leit-motiv de J'idéal ~ffi­
sance effective à un appareil dirigeant, subordonne toutes les forces ete~ En me~e temps qu tl se persuade que son activité est essentielle il
productives à cet appareil, le parti ne peut être que le simulacre de la se rouve reJeté en vertu de son comportement en dehors de la société
socialisation. Dans la réalité, il se comporte comme un groupe particu- réelle. Et cette contradiction accroît son autoritarisme la revend" f
lier qui vient s'ajouter aux groupes engendrés par la division du travail, de ses p~é~ogative~, sa prétention à l'universalité. c·~st qu'il e;~ae;~i~
un groupe qui a pour fonction de masquer l'irréductible cloisonnement cace là ou,_II ~e satt pas l'~tre, e~ tant qu'il travestit la société en Etat,
des activités et des statuts, de figurer dans l'imaginaire les transitions en tant qu tl _stmule une umté .soctale et historique par-delà les divisions
que refuse le réel, un groupe dont la véritable spécialité est de n'avoir e! les conflits du monde reel, ou comme aurait dit Marx il est
pas de spécialité. Dans la réalité, l'échange des expériences se dégrade reel en tant qu'imaginaire. A l'inverse, il est imaginaire en t~nt u'il
en un contrôle de ceux qui produisent, quel que soit leur domaine de est réel, dépourvu . de toute efficacité historique là où il croit J'a~pli-
production, par des professionnels de l'incompétence. A l'idéal de parti- quer, sur le terram de la vie productive de la société •·1
1 h t
cipation active à l'œuvre sociale vient répondre l'obéissance aveugle à comme un perpétuel perturbateur. qu an e
la norme imposée par les chefs : la création collective devient inhibi-
tion collective. Ainsi la pénétration par le parti de tous les domaines
'! n'est donc pas étonnant qu'on retrouve en définitive au sein du
partt les tares de la_ ~ureaucratie que nous relevions déjà, poussées à
signifie seulement que chaque individu productif se trouve doublé par l~ur ~aroxys~e. Indtvtdus « universels :., délivrés de l'étroitesse d'une
un fonctionnaire politique dont le rôle est d'attribuer à son activité un ~-It~att~n ou d ~n statut, promus à la tâche d'édifier le socialisme mul-
coefficient idéologique, comme si la norme officielle définie par l'édifi- -~ e~ mcarnattons d'une nouvelle humanité, tels on pourrait définir
cation du socialisme et les règles conjoncturelles qu'on en fait découler I_ a ement les memb~es du parti. Ils sont en fait condamnés à J'abstrac-
pouvaient permettre de mesurer son écart par rapport au réel. Réduit à tion de la règle dommante, voués à l'obéissance servile fixés à 1
commenter les conduites effectives des hommes, le parti réintroduit ticul~rité de leur fonction de militant, entraînés dan; une lutt: ~:~;
ainsi une scission radicale au sein de la vie sociale. Chacun a son ~erct ~ 1~ . ch~sse du plus haut poste, servants d'une paperasserie
double idéologique. Le directeur ou le technicien agit sous le regard de d auto-Justthcatton, un _groupe particulier parmi les autres attaché à
ce double qui « qualifie» l'accroissement ou la baisse de la production conserver e~ à reprodUire les conditions qui légitiment so~ existence
ou tout autre résultat quantifiable en fonction d'une échelle de valeurs Cependant, Ils ne sauraient pas plus renoncer à ce qu'ils devraient êtr~
fixe fournie par l'appareil dirigeant. Pareillement, l'écrivain est jugé que _renoncer _à ~e qu'ils sont. Car c'est par cette contradiction ue Je
selon les critères du réalisme déterminés par l'Etat, le biologiste mis parti acc?mpltt 1 essence du totalitarisme, foyer de la c: socialis~ion :.
en demeure d'adhérer à la génétique de Lyssenko. Peu importe, au de- ~e la société_ et de la subordination des forces productives à la do · _
meurant, que le double soit un autre. Chacun peut en jouer le rôle vis- hon du Capital. mma
à-vis de soi ; le directeur, l'écrivain, le savant peuvent être aussi mem-
bres du parti. Mais si proches qu'on voudra l'un de l'autre, les deux
termes n'en figurent pas moins une contradiction sociale permanente. La réforme du totalitarisme.
Tout se passe comme si la vie sociale toute entière était dominée par un
fantastique chronométrage dont les normes seraient élaborées par le , . ~~ d~ctatu~e sta_Iinienne a joué un rôle historique déterminant dans
plus secret des bureaux d'études. !·edih~ahon d une Infrastructure bureaucratique et dans la cristallisa-
~on d u~e no~velle ~lasse dominante ; ce rôle, on ne peut exactement
L'activité du parti réengendre ainsi une séparation de la fonction 1 apprécier qu une fots reconnus les traits spécifiques de la bureaucratie
politique, alors qu'elle voulait l'abolir, et en un sens elle l'accuse. C'est do?t le mode d'appropriation collectif. confère à l'Etat et au parti une
en effet dans chaque domaine concret de production, aussi particulier f.mssanc~ absolue dans tous les domames de la vie sociale . les condi-
soit-il, que se fait sentir l'intrusion du politique. La liberté de travail se tons qUI engendrent le système créent à la fois une identification de
heurte partout aux normes du parti. Partout la « cellule » est le corps
LE TOTALITARISME SANS STALINE 161
LE TOTALITARISME SANS STALINE
160 d'
. . . 1 uelle tendent à s'abolir toutes IS-
l'Etat et de la sociét~. CIVIle .~ans ~; ue le juridique, l'idéologique, ~tc.,
tinctïons entre le _politique, 1 e~~~? t ~c 't'Etat qui rétab\it une contramte Les mesures de libéralisation et la transformation des classes.
et un divor~e r~d_tcal de la soct e eles activités concrètes et une mons-
de l'apparetl dtr~geant sur_ .toutesT \les sont les conclusions que nous Dans cette perspective, il faut d'abord reconnaitre que la société de
trueuse auton_omle du_ pohhqu:;me~tent d'aborder maintenant les trans- 1956 a une autre physionomie que celle de 1935. Et la bureaucratie et
avons formulees et qut nous p r es ar le xx· congrès, de mesu- le prolétariat et la paysannerie ont connu au travers de l'industrialisa-
formations du régime, rend_ues pub tqu . l~s ont déterminées et de nous
rer l'efficacité des force s ht stonqu~s qut~rmes nous sommes maintenant tion, nous l'avons dit, une réJJolution. Celle-ci fut encore accélérée par
interroger sur leur portée. En ?'au rdes ·e· res .' en quoi les changements l'accroissement rapide de la population. En premier lieu, les anciennes
uestiOnS erm · . .. couches sociales dominantes, une fraction du prolétariat et de la pay-
en mesure de poser. ces q cture bureaucratique, en quOI rcpon-
présents s'intègrent-IlS dans la stru 1 é 7 Cette réponse apporte-t- sannerie se sont fondues au sein d'une nouvelle classe. Liés à des fonc-
dent-ils à des problèmes posé~ p~r e ~~~sanger les termes des cont ra- tions qui les distinguent des exploités, tirant leurs privilèges de leur
elle une « solution :», ou ne fait-e e qu intégration à l'appareil d'Etat, les voyant s'accuser avec l'essor de l'in-
dictions du régime? . er les accusations d' < objec- dustrie, partageant un même mode d'existence de par leurs revenus com-
Mais précisons d'abord, pour de~~ur!~t à démontrer la nécessité du muns, leur commune opposition à l'exploité, leur ambition identique de
tivisme », que nous ne cherchons n~ cm e lui a donnés le xx• congrès, s'élever dans la hiérarchie, les bureaucrates ont composé un milieu de
cours nouveau dans tous_ les _aspec s qu la date à laquelle il est ap- plus en plus homogène. C'est une évidence que le stade de leur maturité
encore moins qu'il _de~att. s'tmpos% é:hodes staliniennes aurait-elle ~u implique un autre mode de commandement que celui de leur avènement.
paru. Peut-être la hqutd~hon des . tien de Staline au pouvoir au_ratt- Le stalinisme, nous l'avons souligné, a joué à l'origine un rôle essen-
avoir lieu plus tôt, p_eut-e!r~ le :~n questions qui passionnent le JOU~- tiel dans la formation de la classe, il en a incarné l'unité et anticipé
il pu prolonger l'ancten r. gu~e, 1 Deutscher a montré de façon pert~­ l'avenir alors qu'elle vivait encore dans la gangue de l'ancienne société.
naliste n'ont aucune po~ee r~el ede ses destructions avaient temporat- Mais cette action engendra, pour la bureaucratie, un paradoxe dont
nente que la guerre et 1. éten ue es conditions analogues à celles d~ la témoigne le long cortège d'épurations que nous connaissons. En même
rement recréé, de 1946 a 1950 d . de la production aux deux hers temps qu'elle s'affirmait dans la société, conquérait un statut à part,
période d'avant-guerre ; la réd~chon t du niveau de vie (la ration du elle s'exposait à la menace accrue de la terreur stalinienne. On se sou-
de son volume de 1939, l:effon reme~art de son volume d'avant guerre) vient des purges de 1937, à la fin de la seconde période quinquennale:
consommateur ne dépassatt pas le q 'exce tion. En revanche, l'achève- 42 % des directeurs d'entreprise, 55 % des présidents de syndicats sont
ont justifié à nouveau _des mesures d oui la première fois changé .le épurés. Il ne s'agit pas d'opposants, mais bien des cadres du nouveau ré-
ment de la reconstructiOn . en 1950b~· p tion et un sentiment de sécunt~ gime, dont les prérogatives sont brutalement subordonnées à celles de
climat de la société,_ assure une,:t~~i~t~en de ta terreur stalinienn~. SI l'appareil dirigeant. Sans doute ne procède-t-on plus par la suite à des
désormais incompatibles av_ec ét tion 11 e\le se révèle cependant trré- épurations d'une pareille ampleur, mais il semble bien que l'arbitraire
convaincante que soit cette mte_rP! a te 'eu u'el\e le soit, car le sens de la dictature ne s'affaiblit pas. Le témoignage d'un Kravchenko, ceux
médiablement hypothétique et tl ·~p.or à ~ne ~onjoncture. ll nous suff~t surtout que nous livrent aujourd'hui les nouveaux dirigeants, attestent
de la nouvelle politique n'est ~a~ ~~: sont transformées au point d'ext- \ la persistance de la terreur ; et de nombreux faits - destitutions d'éco-
de percevoir que tes for~es s~cta es suffit de comprendre que ce~te ré- nomistes ou de militaires célèbres, procès des médecins - nous per-
ger une réforme. De meme, tl nous sentie! du système bureaucratique et 1 mettent de suivre la trace du despotisme stalinien j usqu'en 1953. Or,
forme intéresse le fonc_ti?~~eme~~ e;éterminer si le contenu précis qu'elle la terreur, supportée dès l'origine avec impatience par tous ceux qui ris-
il est secondaire, en dehn~•ve, ïé qui nous préoccupe n'est pas cel\e d~ quent d'en être victimes (et d'autant plus inquiétante qu'elle crée une
revêt est nécess~ire. La n ces!' d'événements politiques, ~·e.st celle qUI perturbation dans la marche de l'économie), devient intolérable quand
l'enchaînement terme. à _term ens dans la connexion mttme du pré- 1 elle n'est plus justifiée par les conditions sociales, quand elle n'apparaît
s'inscrit dans la contmUtté du s , t s'interpréter que dans le cadre plus comme la rançon provisoirement inévitable de la fondation de
sent et du passé, le présent n~ pou;s~n l'ordre. Le divorce entre le statut de fait et Je pouvoir réel des membres
des problèmes engendrés par e pa . de la bureaucratie apparait sous un jour nouveau quand la cohésion
absolue de la nouvelle classe cesse d'être l'impératif premier légitimant
l'intervention permanente de l'appareil dirigeant dans la vie sociale,
quand l'industrie crée et recrée quotidiennement le fondement de la puis-
sa nce de classe.
' Cf. Htretics and Renegades, op. dt.
LE TOTALITARISME SANS STALINE 163
LE TOTALITARISME SANS STALINE
162
phrasant une fois de plus Marx - le temps des porte-parole réalistes
. \''dé Jo ie bureaucratique change alors
Serait-ce trop de ~Ire que .. ' eo d;s remiers plans quinquennaux, de la nouvelle classe est venu. Ils s'appellent Malenkov et Khrouchtchev,
de sens? Dans la pénode .hérmq~ t r ~sme offre à la bureaucratie Boulganine et Mikoïan. Ils confèrent aux membres de leur classe le
le marxisme, m~tamorphose pa~ / d ~ ~ '~·'un ~ouve! ordre économique, statut qu'appelait depuis longtemps leur fonction dirigeante.
une vision tragtqu~ du m~de · .~ ~~tes de la mission historique qui Pourtant la nouvelle politique ne saurait s'interpréter dans le seul
de la destruction VIOlente es car ~ine ~bsolument. Au demeurant, cet cadre de l'évolution des dominants. Celle des exploités apparaît non
incombe aux hommes n?uveaux o rofond c nisme de l'exploiteur qu'a moins déterminante, et les concessions qui les visent au centre de la
idéal n'est pas incom~at.Ib;e ~~e~ le fe Or l'aJto-mystification est essen- réforme. C'est que les méthodes qui prévalaient avant la guerre ont
dénoncé Trotsky. Mais Il e ISSimU . e Marx disait des bourgeois perdu leur efficacité en 1956, face à un prolétariat que l'industri'alisa-
ti elle. On peut dire des bluBreBaucrat~se cEe nquutilisant la phraséologie révo- tion a multiplié, dont elle a transformé les besoins, la mentalité, les
• . . Je dans Le rummr . t
du XVIII siec , d 1 costume ~léniniste ils se masquen modes de résistance à l'exploitation. jusqu'à la guerre 11, le prolétariat
· ·
Iutwnnaire, en . se drapant. . ans e « ' • ·
leur lutte Ils réussissent « a mam- a reçu l'afflux régulier d'éléments arrachés aux campagnes, étrangers
Ies intérêts étr?Its ~t particuliersd d~ rande .tragédie historique ~' « ils donc à la tradition de la classe ouvrière, habitués à un niveau de vie
tenir leur passiOn a la hauteur e a. g e 10 Comme Ja bourgeoisie très bas et à des besoins rudimentaires, dépourvus de culture technique.
A h · ée par leur epoqu » • A

réalisent la tac e Impos f 'él, e d'abord au-dessus d'e\Ie-meme La force d'inertie que constitue une telle couche sociale dans la pro-
à son avènement, la bureaucra Ie s eve membres pour imposer l'idéal duction a été cent fois soulignée. Elle est prête à endurer l'exploitation
et est contrainte de massacrer ses propr :ffermi la passion devient ou- la plus dure et en un sens elle la provoque, en raison de son ignorance
de la domination nouvelle. Le s~~tème ·ent 'le mythe tend à rentrer technique ; elle est dépourvue des réflexes de solidarité caractéristiques
trance, les exploits de la révolu IO~.d~~~~~ Tandis qu'hier encore les du milieu ouvrier. Il n'est pas douteux que l'efficacité de la législation
dans les limites de la. pros~ quo/ \ tiques d'un jugement dernier du travail- sans cesse aggravée de 1930 à 1940- ait dépendu de ce
procès prenaien.t . les .~~me~~~~o~~ Je~n :;cusés légitimaient la cause qui prolétariat arriéré. A cette époque, la coercition brutale (au reste tou-
devant l'Humamte, qu. Ier res aveux et transformaient leur jours jointe à la propagande socialiste) se révélait rentable. Mais,
les perdait,. s'.arrachaien~. leurs. ~r~P aujourd'hui le tribunal n'est plus comme le notait Marx, l'industrie est le lieu d'une révolution perma-
crime imagmalfe. e.n tra Isodn re~. ~e l'accusé la simple victime de la nente du mode de production, du mode de pensée et du mode d'exis-
que l'exécutant simstre du espo IS ' ' tence des hommes. S'il faut des générations et quelquefois des siècles
Tchéka. . M lenkov viennent répondre à cette pour que s'effectue une transformation de la mentalité paysanne dans
Les mesures attachees au nom de ~ bureaucratique, on rétablit une le cadre de la vie agricole, il ne faut que des années pour que des
évolution. On formu~e un ~abta~u~~;t: on déclare les affranchir ensem- hommes s'adaptent à J'industrie, envisagent les problèmes sous l'angle
séparation de 1~ poli~~ et e a J str;it ainsi les citoyens à la menace nouveau de la « logique :. de la production, découvrent la complémen-
ble de l'appare,II poht~que, o: ~o~'arbitraire dictatorial ; on condamne tarité de leurs tâches particulières, se perçoivent solidaires dans leur
permanente qu .exerçait ~ur u 1 instigateurs du pseudo-complot des condition d'exploités, apprennent à revendiquer, c'est-à-dire à changer
des procès anciens et ~ecents, es. . k le rocureur de la terreur. leur sort - instruits qu'ils sont par le progrès insatiable de la techni-
médecins et, rétrospechv~ment, tyic~~n~u~' doiv~nt présider au fonction- que - et, en définitive s'approprient un besoin jusqu'alors inconnu : le
On proclame les. rèf?les de;.o~r~ Iq~ les soviets, le parti, le syndicat, besoin social, le besoin d'une existence sociale en tant que telle.
nement des institutions o Icie e~ . ·s On procède en même temps
. •'t ·ent plus meme reum · . Reconnaître que le prolétariat russe a aujourd'hui un quart de siècle
dont les congres ne. ai 1. r les objets de consommation et de grande industrie derrière lui, c'est déjà comprendre - alors qu'on
à des baisses de pnx spectacu aires t~u de biens de consommation des-
l'on définit un programm~ de produc lOnde la population. Finalement, et ne saurait rien de ses luttes - que ses rapports avec ses dirigeants se
tiné à satisfaire les besoms nouve!lux 1 à la collectivité celui qui in- posent en termes absolument nouveaux. II est évident - sauf pour ceux
qui n'ont jamais voulu tourner leurs regards vers la vie des usines et
c'est J'œuvre du xx· ~ong,r~s, ?n elm;~s; que - dirons-nous en para-
cama la terreur, Staline Ul-mem . apercevoir la lutte que se livrent quotidiennement ouvriers et direction
autour du rendement - qu'à un certain stade de l'évolution du prolé-
. « La tradition de toutes les gé!'~- tariat la force devient un instrument d'exploitation inefficace. Mais,
10 Rappelons ce texte célèbre de ~arx . eau des vivants. Au moment precis voudrait-on confirmation de cette évidence, il suffirait de considérer les
rations pèse comme un cauc~emar sur er~~ eux-mêmes à bouleverser toutes relations qu'entretiennent bureaucrates et prolétaires dans un pays où
où ils paraissent occupés a. se trans folles ils appellent anxieusement à leur ces derniers se trouvent dès l'avènement du nouveau régime enracinés
choses, à réa.liser des crééations ~~~;eà l~urs devanciers, justement dans les
aide les espnts du pass., e~~ru nom leur cri de guerre, leur costume,
périodes de crise révolutionna• ~· leur t é~érable travestissement et avec le
11 Deutscher note qu'à partir de 1930, 1,5 à 2 millions de travailleurs furent
pour représenter, dans cet ~ntiqèe e eno:velle de l'histoire universelle :.. Le 18 absorbés annuellement par l'industrie. Soviet UnioM, p. 84.
langag~ qui nN'est plasé àBe~~~paarl~ ~. 148. Molitor, éd.
Brumatre de apo on '
LE TOTALITARISME SANS STALINE 165
LE TOTALITARISME SANS STALINE
164 plus-value, il faut obtenir le maximum d 1
dans l'industrie et liés à une tradition de lutte. La résistance du prolé- cun le rythme le plus rapide et 1 pl ;. eurs gestes, susciter en cha-
tariat d'Allemagne orientale, qui a pris la forme aiguë d'une grève géné- d~ la combinaison de ces millfers u~ea re~~at à l.'op_é~ation intéressée ;
rale contre le relèvement des normes et qui a contraint la bureaucratie mtlliers d'inventions corporelles tirer Yf mes t~dtvlduels et de ces
à abandonner ses plans, témoigne clairement de la nécessité où se pole de subsister ou de dé asser une oree qut permette au mono-
trouvent les dirigeants de composer avec les exploités quand ceux-ci t~liste. Il n'est pas exagér/de dir:on concurrent da?s le_ concert capi-
nat devient le maître virtuel de la Pqued dat_ns cette Sltuatwn le proléta-
disposent d'une expérience historique. ,. . . ro uc 10n. Non pour la · 1 .
so n. qu t1 est mdtspensable à la rod f . s!mp e rat-
mats pour cette raison que toute 1~ pr~~u~~~o;;- ~1 le /uét toujours - ;
Pourtant, ces considérations sont encore insuffisantes. On ne saurait
en effet détacher Je prolétariat et son évolution du mode de production ; portement, qu'elle se mesure à ch . es cen r e sur son corn-
ou, en d'autres termes, négliger que la transformation de l'industrie af- travail ; pour cette raison en bref aq~~ l~stant à sa participation au
fecte elle-même essentiellement la conduite des hommes qui sont maî- qui l'emploient comme le 'sujet hu:n~~~ d~s tr~e:~i~.nu par ceux-là mêmes
tres de sa marche. Or, sitôt qu'on aperçoit cette liaison entre la vie des
hommes et celle des machines, on doit convenir qu'elle appelle partout, . L'U.R.S.S. connaît aujourd'hui les im . ff
à notre époque, un nouveau type de commandement. Est-ce un hasard hon. Elle suit nécessairement l'év 1 f per~ 1 s .ct7 la, grande produc-
si, dans le pays le plus fortement industrialisé du monde, les entreprises abandonne les méthodes de coerc~i~ ton _qu_ ~ SUivie 1 usine Ford. Elle
les plus puissantes et les plus modernes ont dû l'une après l'autre mières années de l'industrialisation ~ ?nm;ttves 9ui, pen~ant les pre-
renoncer à leurs méthodes traditionnelles de combat et composer avec sol un immense système industri~l ~ on p~r?IIS de _fatre jaillir du
les ouvriers, utiliser notamment les syndicats auxquels elles avaient Unis, l'U.R.S.S. doit mobiliser tout . ncore OJn dernère les Etats-
longtemps interdit toute action publique, pour établir une paix sociale tivité du travail. C'est que, dans lae~o~s f?~ces pour. relever la produc-
dans le processus de production? Est-ce un hasard si, après avoir celui qui disposera de la plus forte pétl_ft?n mondtale, le maitre sera
concédé de substantielles augmentations de salaires depuis la guerre, de sa production l'V R S S ' ff" producttvtté. Quel que soit le volume
' . . . . n a lrmera sa su é . "té
le patronat américain cherche par tous les moyens à obtenir une « par- dépensera moins d'heures de « travail . 1 P non que lorsqu'elle
ticipation » effective des ouvriers à la production - par des techniques produire tel ou tel produit 12 Cet ob· ~?fcla » t9ue les Etats-Unis pour
psycho-sociologiques comme par l'institution du salaire annuel garanti. sentiels du xx· congrès et ~evient Jec 1 cons tt~e I'u~ des thèmes es-
On connaît la spectaculaire évolution de Ford qui, après avoir été le cours de Khrouchtchev Boulganine ~~m~e u~ leit-motiv 13dans les dis-
bastion du travail forcé, après avoir édifié un système totalitaire en notamment, souligne q~e les plans 'cte ~:o~~c~i ~te~k~v • Boulganine,
miniature (dans lequel toute la vie productive et privée de l'ouvrier d_ans l'industrie, pas même dans les entre . VI . non P_as été remplis
était contrôlé par un appareil policier), après avoir interdit l'accès de Citent d'avoir largement dépassé 1 pnses qui, par atlleurs, se féli-
ses usines au syndicat et réprimé les grèves par la force pure, a sou- ~ppelle les travailleurs à comprene~renor~.~s de t produc~ion fixées ; il
dain changé de méthodes et se situe aujourd'hui à l'avant-garde de la elever la productivité du travail» et so f·u t s on c u? mté~et _vital à
politique de compromis. Cette evolution, si elle fut dans une large me- _q~fe enla cereorgamsatwn
normes et des salaires doit J. ouer un rôuletgdnéec1s1 sens. des
sure la conséquence d'un grand mouvement de lutte ouvrière, répondit
à des impératifs de la grande production moderne. Les investissements
dans des machines de plus en plus coûteuses et délicates, la rationali-
sation, qui fait dépendre rigoureusement chaque secteur de prcJuction
12 Souslov écrit en ce sens · c Le · "è me qumquennal
·
de tous les autres, mettent au centre de la vie du Capital le problème .
Importante dans l'émulation acifi u stxt sera une étape
de la productivité du travail, en conséquence celui de la continuité, de cette étape est que désarmai~ le qa es des deux. systèmes. La particularité de
la vitesse et de la qualité de la production, celui du relèvement cons- pour résoudre, dans le délai histlri:ue dl~s 1ovt~s fpossède tout ce qu'il faut
~ondw;nental de l'U.R.S.S. : rattra er et Pus re , le problème économique
tant des normes. Or l'accroissement de la productivité depend en der- evolues en ce qui concerne la p~oducti~~passerh 11~ pays capitalistes les plus
nier ressort de la conduite des producteurs, de leur aptitude à la vitesse, d~vons assurer le passage de toute notre é par . a lta!lt. Or, pour cela, nous
mque nouveau plus élevé accroltre n conomte natwnale à un niveau tech
là. ~· ~ssentiel aujourd'hui' pour assure~t~~le~{nt l~ product!vi~é du travail. C'est
de leur adhésion au moins tacite aux normes de la direction. Le Capital
se heurte donc comme il ne s'y est jamais heurté dans le passé au
phénomène humain. Il dispose certes de la force : la police, l'armée,
peti~!o_n avec le capitalisme » XX• Pè mdau du. soctaltsme dans la com-
sovtettque, p. 234. · congr s u partt communiste de l'Union
les lois de l'Etat, les moyens d'affamer. Mais sa puissance, qui s'est 13 L es Cl"t at·Ions qui suivent sont extraites
considérablement accrue depuis vingt-cinq ans, ne lui sert qu'à mater de Khrouchtchev du texte publié par 1 C ~!1 ce qu1· concerne le discours
le prolétariat ; elle est absolument inefficace pour le faire produire. 195~ ; en ce qul concerne tous les au:! a: ters du communisme, de mars
Cah.te~s du communisme et intitulé XX" s ~tscours, ~u Recueil cité par les
Pour l'amener à produire, il faut composer. Car il ne suffit pas de sovtéttque. Nous indiquerons les pagescoggr ltédu partt communiste de fUnion
concentrer des ouvriers dans des usines et de les y garder huit ou dix exposé. e r renee dans le cours de notre
heures sous le contrôle d'une police pour en extorquer une raisonnable
LE TOTAUTARISME SANS STAUNE 167
LE TOTALITARISME SANS STALINE
166
t d que si le prolétariat est ne se réduit pas à un mode de gouvernement ; il est lié à un mode de
. Mais ces ~P~=·~e~ee~t:~v;r~~ ~t~a~~ ~~ ~:éer des condi~ions d'exis-
A

gestion économique, à une appropriation collective de classe qui n'est


mts en mesur . . d c articiper » plemement aux pas un instant mise en cause. Le cours nouveau se présente plutôt
tence nouvelles q~t lUI pern:'ettron_t at~on ~e la planification s'impose comme une tentative de réforme du totalitarisme, une tentative pour
tâches de productwn. Une reorgams b. t"fs traditionnels du dépasser certaines contradictions du passé, pour inventer certains arti-
. , 1 as de renoncer aux o Jec ' fices destinés à assurer un meilleur fonctionnement de la société. Le
donc. Certes, ' 1 ne s.~gt ~ . 1 rde mais il s'agit, pour remplir cet
développement de 1 mdu_s r!e ou , . roduction des biens de problème est donc de rechercher quelle est la nature de la réforme des
objectif, d'~ccorder u~ '.nt~ret nfu~e~?av~r!a q~e la puissance réelle de
A

institutions, quelles en sont les limites et quels nouveaux problèmes elle


consommation. Plus genera emen ' . ertain volume des suscite. Les discours du XX• congrès nous offrent un guide incompa-
la société ne ~e définit pas exc~~:;:~me~tte~~~l u~a~ériel, mais qu'elle rable dans cette recherche et, à les suivre, on verra que les questions
forces productives, ou ~ar h un . t u~ ce potentiel humain se mesure dominantes du présent pour les dirigeants de la bureaucratie sont celles
est fondée sur un potentiel . umam e ~ssèdent les masses et à leur ad- que nous avons jugées inhérentes au totalitarisme. Assurément, la bu-
à la fois à la culture techmque. que P 0 èd donc à des baisses reaucratie enveloppe ses difficultés dans une constante apologie du ré-
. t . de d'ex!' tence n proc e gime. Au surplus, elle laisse entendre qu'il s'agit de difficultés techni-
hésion a un cer am mo . ~ de. consommation courante, on reva-
de prix importantes sur les ~bJets . de travail et l'on annonce ques, liées à une conjoncture et donc toujours solubles. Ce n'est pas
. · . on rédUit la semame seulement qu'elle mystifie ; elle se mystifie elle-même, parce qu'elle est
\onse les sa1a1res • .1 on aménage plus souplement
qu'on réduira bientôt la journée_ de travat!;ie\les si importantes q••'elles incapable de se représenter objectivement son propre rôle dans la so-
· ayés Ces concesswns ma e • .. ciété, parce qu'elle est condamnée à envisager tous les problèmes en
les conges ~ . 'elles ne cesseront de s'amp 1!fier - ,
soient - et ~\ n'e~t pas do~te~~n~~ce à certains traits de la législation postulant la nécessité de sa propre existence. Il n'en reste pas moins
sont encore msufflsa?tes. n , conomique se sera plus suspen- qu'à l'intérieur des horizons étroits que lui circonscrivent ses intérêts
du travail ; l'accusation de sabot~ge er la tête de l'ouvrier; celui-ci ne elle mène la critique aussi loin qu'il est possible. Sur l'appareil d'Etat,
due comme une menace perma~en e su . ement dans une même sur le parti, sur la planification, sur le fonctionnement de l'industrie et
sera plus co?traint de travailler n~~s~~ ~~~~~x auxquels il a droit u. de l'agriculture ses propos visent l'essentiel, mettent à nu les contradic-
usine sous pem_e de perdr~ les avaartiâ er lus activement à la vie du tions inhérentes au système totalitaire d'exploitation.
On appelle enfm_ les ouvners ;f p t lapgar~ntie d'une démocratie véri- La critique fondamentale de Khrouchtchev, Boulganine et Souslov
parti et du syndicat en leur o ran porte sur la scission qui s'est établie entre l'Etat et la société, entre le
table. parti et la vie productive, entre l'idéologie et le travail pratique, entre
les normes de la planification et le fonctionnement réel de la production.
La réforme de l'Etat, du parti et de la planification. L'objectif à chaque pas réaffirmé est la restauration d'une unité telle
que les divers secteurs de la vie sociale communiquent effectivement,
. t été prises du vivant de Sta- telle que les membres de la société participent activement à la tâche
Toutes ces mes.ures (d?nt cert~mes o~évoilent qu'un certain type de commune. Mais cet objectif est, aussitôt formulé, démenti. La par-
line) ont une. portee c_onsldérab:e fo~~~ionnement d'une société moder~e, ticipation des hommes, la communication des activités est en effet
dictature est mcompah.bl_e av~c ~URS S de celui des grands pays m- subordonnée, comme on le verra à la règle imposée par l'appareil diri-
elles rapprochent le regime. e . . . .. ne rennent tout leur sens que geant. Qu'il s'adresse aux membres des classes exploitées ou à ceux
dustriels du monde bourgefls. ~al~ ~~le~urea~cratique. Elles n'affectent mêmes de la classe dominante, l'appel de la direction se réduit, en
situées dans le cadre. de_ a s rue uelui-ci comme nous Y avons insisté, dernier ressort, à cette formule : c Fais comme si la maxime de ton ac-
pas l'essence du totahtansme, car c ,
tion pouvait être érigée en loi universelle de la volonté bureaucratique :. .
. sions présentes étaient réellement Ou, en termes plus vulgaires : « Souhaite du plus profond de son cœur
u. Nous raisonnons co'!1me 51 le~ co;l~~le que K en bon chef d'Etat, en tout ce que te commande la direction :. . K. et B. affirment que la bureau-
très importa~tes. En fait, tl est Vf!ltse~me dans le ~~illeur des cas, les mesu- cratie est prête à se désarticulier et à fournir le spectacle d'incroyables
amplitie senstblement la portée. ~ats, :::.estimées Replacées dans le cadre du contorsions, qui la rendront heureusement méconnaissable, sans modi-
res présentes ne. doivent pas f\ts limitées. Par exemple, l'asso.uplissement fier en rien son corps. Ils ajoutent que le spectacle est gratuit mais
capitalisme mondtal, elles son.t o ·ntient pas moins des condttJOns beau-
du code du _travail qui se, dessmfa:tfni~ ou en France. Et, surtout, le. rel.ève- qu'il est de l'intérêt du public d'y croire.
coup plus ngoureust;s QI;' aux E I'U R S S loin derrière les pays capttahstes La critique de l'Etat se présente dans le discours de K. sous le titre
ment du niveau de v1e latsse encore · ~tre · qu'un progrès important sous ce
les plus évolués. Il ne semble pas, e!l o hain K souligne au contraire dans c Perfectionnement de l'appareil d'Etat :.. Elle nous apprend que celui-
rapport soit à attendre ~ans u~ a~r:r n~r~~ront. pl~s aussi fréquentes, car les ci a pris des proportions anormales, c démesurées :., qu'une partie de
son disc~urs Q':le les bll;tssefs e devront être employés à financer un nouveau l'appareil est purement parasitaire, c'est-à-dire vit aux dépens de la
fonds qui devate~t y fatre ace
système de retratte.
168 L E TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME S ANS STALINE 169
société au lieu de diriger effectivement : c Conf?rmément _aux pri11cipes bliques. L'une d~ conséquenc~s de cette dictature a été d'engendrer une
léninistes d'organisation du travail de l'appareil, Je co'!uté central du lutte e~tre le.s clivers appare1ls dirigeants (dont témoignent tes cons-
P.C.U.S. et Je con seil des ministres de l'U.R.S.S. ont pns a~ co~~s des ~~~tes epurations dans les directions des républiques pendant l'ère sta-
deux dernières années d'importantes dispositions pour Simplifier la hmenne) et une inégalité de développement des diverses régions de
structure rédui re Je personnel et a méliorer le fonctionnement de l'appa- l'U.R.S.S. K. reconnatt à cet égard que les revenus des kolhoses sont
reil admlnistratiL Grâce à ces mesures, le personnel a été r_éd~ it, d'ap~és d~ns ce'"!~nes républiques incomparablement supérieurs à ceux des ré-
les données dont nous disposons, de 750 000 ho~mes. Ma1s 11 fau t, dire gJ_on~ vo1smes (p. 331 ). Et, tout en admettant que les ressources bud-
que J'a ppa reil a d ministratif est encore déme~urement grand, _qu~ 1 E~at getaires octroyées par l'Etat fédéra l sont « pour l'essentiel ,. c correcte-
dépense pour son entretien des ressources enormes. La soc1éte sovié- m~nt réparties -., il a dmet encore qu'il y a c: parfois un décalage inex-
tique est intéressée à ce qu'u n plus grand nombre de gen~ travaille à la P_h~able dans le_ montant d es crédits alloués à certaines républiques
production : dans les usines et les fabriques, dans les mmes et sur les (tbtd.). Il précomse do nc de créer des conditions d 'exploita tion rigou-
chantiers, dans les kolkhoses, S.M.T. et sovkhoses, là où se crée la reusement égales dans les diverses régions et de donner aux directions
richesse nationale. .. K. ajoute : c Notre appareil d'Etat comporte en- l ~ca~e~ p~us de liberté dans l'application du Plan national. Mais il est
core beaucoup d'éléments superflus, accomplissant parallèlement un S1gmflcat1f que cette liberté récemment octroyée ait déjà été à l'origine
même travail. Nombreux sont les travailleurs des ministères et des ad- d:une _nouvelle poussée de bureaucratisme. Comme le signale B., les
ministrations qui, au lieu de travailler à l'organisa!ion des masses labo- republrqu~s s~ . sont empres~ées de créer des ministères sans se préoc-
rieuses en vue de l'exécution des décisions du parti et du gouver~e~ent, cuper _d e JUStifier leur fonctlon dans la société : c La création dans les
continuent à s iéger da ns les bureaux, passent leur ~emps à no1rc1r du républiques de m ini~tères de l'Union et des républiques alors que te
papier, à entretenir une correspondance bureaucr~hque. Il faut. pour- nomb re des entrepnses est insignifiant n'a pas seulement lieu en
suivre une lutte implacable contre le bureaucrat1 sme, ce mal Intolé- ~i rghis i e., .Ainsi, ~ans la république de Tadjikie, il a été créé un minis-
rable qui cause un grand préjudice à notre œuvre commune .. (p. 334). fere de 1 mdus.tne l égè r~ avec vingt-sept personnes, ministère qui ne
11 va de soi que la critique du bureaucratisme _n:est pas nouvelle. c?ntrô~e que SIX entr.epn ses, un ministère de l' industrie textile de ta
Elle était déjà à l'honneur de la vieille école. stallmenne.: la bureau- republique. de Turkme~ie qu i f?è.re dix entr_eprises: Dans la république
cratie engendre de tou te nécessité le bureaucrahsme, el!~ defend de to~fe de Moldav1e, on a creé un mm1stère de l'mdustn e forestière avec un
nécessité son ex istence en le critiquant. On ne saurat! cependant ~1e r person~e l de trente-deux personnes. Ce ministère ne dirige que huit
que ta critiq ue a pris une extension jusqu'alors inconnue .et qu'elle ~n s­ entrepr.•ses, dont quatre exploitations forestières, sur lesquelles deux
pire une véritable refonte de l'Etat. N o~ se~lemen t on r~dutl ma~stve­ sont Situées dans les territoires de la R. S.F.S.R. et de la R s s
ment les effectifs des ministères, on rationalise leurs achvités, m~1s on ~·u~raine ~ (p. 174). -C'est que les bureaucrates voient dans la déce~t~a~
menace de supprimer des secteurs entiers de l'Etat. Co~me l'écnt B. : hsatton le moyen d'affirmer leur intérêts particuliers. La conclusion que
c ... La question qui se pose n'est sans doute plus umquement celle B. retire de tels exces est éloquente : on ne peut s'en remettre aux
d'u ne réduction notable de l'appareil central, mais en général celle ~e r~publiques du_soin de. d~cide r de l'organisation de leur gouvernement.
l'utilité de l'exis tence de certains ministères de l'U.R.S._S . et d~s rép~bh­ C est le conset l des mm1stres de l'U.R.S.S. qui doit décider si l'exis-
ques .. (p . 173). Et B., comme K., n' hésif~ pas ~ aff1rmer l1dé~ dune tence d'un ministère est justifiée ou non.
décentralisation : « ... La direction centralisée dOit se do~?~~~ ~un a c-
croissement d 'indépendance et du développement de 1 m1tiahve des .Sur ce point précis, les limites de la réforme de l'Etat a pparaissent
organisations locales pour régler les pr?blè,':"es du développement éce>- cla~rement. La central ~sation de toutes les responsabilités entre les
nomique et cu ltu rel~ (p. 172-3). De fa1t,_ ltmportance ~e ce~e décen- ~am~ _de la bureaucratie de Moscou a créé un malaise, elle a engendré
tralisation se révèle décisive dans les relations entre l_es repubhq~es. ~e s 1 hoshhté pe~anente des bu reaucraties régionales, elle a entravé en
dirigeants avouent en effet implicitement que la qu~sbon des nationalités outr~ ~e fonc_h onnement de la planification qui ne tenait pas compte des
n'a pas été réglée. K. affi rme qu'on c ne saura1t exercer .une tutelle cond1t10ns d1verses propres à chaque république. Une décentralisation
mesquine sur tes républiques fédérées~. (P: 332). B. _reconna1t «que _tes s'i~ pose donc qui, sans altérer le droit absolu de l'appareil central de
mesures prises pour éliminer la centralisation e.xces~1~e dans la ge~h?n ~éc1d:r d~ tout, do.nne~ait aux autorités locales une certaine liberté dans
de l'économie rencontrent la résistance de certa1ns dmgea_n~s des m m l ~­ 1 apphcahon des d1 recttves. Cependant, cette décentralisation, aussi Jimi-
tères de l'U.R.S.S. et des républiques qui veulent .tout dtr~ger à P.a rh r f~e q~'elle soit, aboutit dans les faits à re nforcer le bureaucratîsme des
du centre, comme si, vraiment, placés au sommet, ~ls v~ya1 ent la Situa- d1re~t1on~ locales, qu1 entendent s'épanou ir à leur guise aux dépens de
tion mieux que ne la voient les dirigeants des re.pubhques fédé~ées » la d1rect10n centrale : elle est donc aussitôt démentie et Je principe de
(p. 173). La vérité est que l'appareil de Moscou a 1mpo~~ un_e véntable 1 ~ tutelle de , Mos.cou réaffirmé. En d'autres termes, la centralisatior.
dictature aux républiques de l'U.R.S.S. et que la ~lamftcahon a tou- n est pas à 1 orlgme de la bureaucratie, c'est la bureaucratie qui en-
jours été établie par lui, indépendamment des besoms réels des ré pu- gendre le bureaucratisme à tous les niveaux et appelle la centralisation.
LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 171
170

Ces difficultés se retrouvent mais considérablement amplifiées, dans ignorance, c'est que les responsables de district ne sont pas à la hau-
la réforme du Parti. C'est que,' nous l'avons dit, celui-ci est l'institution teur de leurs responsabilités. Dans l'agriculture notamment, nombreux
fondamentale du totalitarisme. Parce qu'il tend à être l'agent essentiel sont ceux qui dirigent les kolkhoses « de façon formelle, sans compé-
de la « socialisation :. il est le cadre où l'échec de celle-ci est le plus tence » (p. 346).
visible. On ne s'étonn~ra donc pas que K. fasse une critique i_mpla~able Que font donc ces cadres incompétents? Ils font semblant d'agir ;
de son fonctionnement, en dénonçant deux traits que nous avwns JUgés ils déploient, selon K., une agitation d'autant plus spectaculaire qu'elle
inhérents à sa nature : il est séparé de la vie productive ; il se comporte est absolument vaine. Ce sont des « fainéants occupés». « A première
comme un groupe particulier dont l'activité purement formelle ne vise vue, ils semb~ent très actifs et, en effet, ils travaillent beaucoup, mais
qu'à justifier sa propre existence. toute leur activité est absolument stérile. Ils siègent en réunion jusqu'au
Dès le début du chapitre qu'il consacre à « l'activité d'organisati~n petit jour, après quoi ils galopent dans les kolkhoses, semoncent les
çlu parti», K. fait ressortir en terme~ crus la sci.ssion qui s'est établie retardataires, tiennent des conférences et prononcent des discours pleins
entre son activité politique et la pratique économtq~e : «.II f~ut a~ouer de lieux communs et, en règle générale, rédigés d'avance, appelant à
que, de longues années durant, nos cadres du pa_r!t .ont eté msuffisa_m- « se montrer à la hauteur», à « surmonter toutes les difficultés» à
ment éduqués dans un esprit de haute respons~btltte en~ers la s~lutlon « opérer un tournant», à «être dignes de confiance», etc. Mais un dlri-
des questions pratiques de l'édification é~~nomtq~e. Cect a. perm1s aux geant de ce genre a beau faire du zèle, à la fin de l'année il n'y aura
méthodes bureaucratiques de gestion de 1 ~conom1; ~e se repan~re !ar- aucune amélioration. Comme on dit, « il a fait de son mieux, ce qui ne
gement ; beaucoup de travailleurs ?~ p~rtt ont ne~ltgé le trava1l d or- l'a pas empêché de rester planté comme un pieu» (p. 346). Inlassable-
ganisation dans le domaine de I'éd1ftcatwn économ1que, ne se sont pa_s ment K. répète le même thème : « le parti réclame de ses cadres qu'ils
suffisamment intéressés à l'économie et, souvent, ont _rempl~cé le tra~atl ne séparent pas le travail du parti du travail économique, qu'ils dirigent
vivant d'organisation des masses par des conversations o_1seu~es, 1 ont l'économie concrètement, en connaissance de cause :. (345). L'isolement
noyé dans un océan de paperasseries » (p. 344). Et 11 ajoute un tient donc aussi à une dégénérescence de l'idéologie : celle-ci ne répond
instant plus tard : «Malheureusement, jusqu'à prése~t encore, dans plus aux problèmes posés par la vie sociale réelle. « Son principal
de nombreuses organisations du parti on oppose, ce quz est absurde, le défaut aujourd'hui, déclare K., est d'être dans une grande mesure déta-
travail politique du parti aux activités économiques. ?n. trou_ve e~core chée de la pratique de l'édification communiste » (p. 353). Et il souli-
des « militants » du parti, si l'on peut les appeler_ amst, q~t estiment gne que « propagandistes et agitateurs doivent connaître non seulement
que le travail du parti est une chose et que le travazl écono~z~ue et des tel ou tel principe théorique, mais aussi les choses concrètes de l'écono-
soviets en est une autre. On peut même entendre ces .«.mthtants:. se mie, ne pas parler dans le vague mais en connaissance de cause. Là est
plaindre d'être arrachés à leur acti~ité «. purem~nt polzflqu_e » et ~on­ le fond du problème» (p. 354). La critique de K., reprise par B., est
traints d'étudier l'économie, la techmque mdustnelle et agncole, d étu- développée jusqu'à ses dernières conséquences par Souslov. Dans le
dier la production » (nous soulignons, p. 345). chapitre de son discours intitulé « Mettre fin à la coupure nuisible entre
On peut repérer cet isolement du parti à tous les niveaux de son le travail idéologique et la vie», celui-ci confirme d'abord les réflexions
fonctionnement. D'abord à propos de la répartition des militants au de K. : « Notre travail idéologique, dit-il, ne s'attache que dans une
sein de la société : « Il est anormal, déclare. encore K., que,_ dans ~er­ faible mesure à résoudre ces importants problèmes (les problèmes prati-
taines branches branches de l'économie nationale, une p_artle constdé- ques de l'édification communiste) et est pour une bonne part inutile car
rable des communistes soient occupés à des tr~vaux qm ne _sont pas il se borne à ressasser les mêmes formules et thèses connues et il 'édu-
liés directement aux secteurs clés de la production. » 1 5 Par a11leurs, I_a que parfois de~ glossateurs et des dogmatiques séparés de la vie » (p.
formation que reçoivent les cadres les _rend incapa~les de ~épandre effi- 239, nous soulignons). En outre, Souslov, sans apercevoir apparemment
cacement aux problèmes de la productiOn. « 11 s~fftra de ~~r~ par exem- l'immense portée de cette idée, affirme la nécessité d'un changement
ple que nos écoles du parti forment des travatlleurs qm tgnorent les radical de la fonction idéologique. Elle a été, jusqu'alors, « dans une
éléments de l'économie concrète » (p. 350). La conséquence de cette grande mesure orientée vers le passé, vers l'histoire, au détriment des
problèmes d'actualité » 16• Or une telle orientation détournait les mili-
tants des tâches présentes, elle les enfermait dans une mythologie où
16 K. ajoute : « Ainsi, dans les entreprises et l'industrie houillière, ,on
corn te rès de 90.000 communistes, mais dans les travaux du .fond on n e~ Souslov, p. 239. Boulganine déclare dans le même sens : « Bien souvent
corn~te gue 38.000. Plus de trois million~ de membre~ .et ~e candtdats au parti 16
nou~ avons poussé nos cadres dirigeants, les communistes et les sans-parti à
vivent dans les régions rurales, mais moms de la motbé d entre eux travatllent étud1er, dans les écoles, les cercles, les cercles d'étude dirigée et dans leurs
directement dans les kolkhoses, les SM. T. et les sovkhoses » (p. ~). . études personnelles, l'histoire du 1;1arti de préférence et nous avons extrêmement
Souslov confirme cette critique en signalant que « d.ans nomb.re d orgamsa- peu attiré leur attention sur l'assunilation de la théorie économique du marxis-
tions du parti la proportion des <"lvriers et des kolkhostens panru les nouveaux me-léninisme, sur la connaissance de l'économie concrète» (p. 183-4).
adhérents est' très faible » (p. 236).
LE TOTALITARISME SANS STALINE 173
172
LE TOTALITARISME SANS STALINE
ment. Il est,_ de fait, tel que le décrit K., un groupe séparé des autres
les héros bolcheviks luttant contre les populistes, les économistes, les groupe~ sociaux et qui s'est pris lui-même pour fin de son activité. Son
partisans du Bund figuraient des modèles extraordinaires, en ?ehors de appareil est « encombrant :., sa conduite c formaliste ». c Les travail-
toute référence à la réalité présente 17 • Sans perdre de vue, affirme pru- leurs qualifiés qui s'y trouvent, selon K., s'occupent moins d'organiser
demment Souslov, l'étude de l'expérience révolutionnaire du passé, il 9ue _de collecter toute sorte de renseignements, de statistiques, d'ailleurs
faut comprendre que l'U.R.S.S. est entrée da~s un: nouv~lle~ phase ~<! mutlles _dans la plu~art des cas. C'est pourquoi trop souvent l'appareil
son déve:oppement : cette phase « où toute 1 attentlon dmt etre portee du parti _tour~e à v1de »(p. 345, nous soulignons). Et K. ajoute : « On
à l'étude et à l'élaboration de la science économique » (p. 240). Souslov ne s~ura1t tol:rer pl_us longtemps que beaucoup de travailleurs de l'ap-
ne se demande pas un instant pourquoi le mythe du passé a domin_é pareil ~u parh, au heu de se trouver quotidiennement parmi les masses,
toute l'activité du parti ; sans doute n'est-il à ses yeux que le prodm! se c?nflnent d~ns ~le.urs ~u~eaux et multiplient les résolutions tandis que
de la routine et du bureaucratisme. L'idée ne l'effleure pas que le paril la v1e pas~: a cote » (tbtd.). Souslov, une fois de plus, se distingue
ait pu, grâce à ses récits semi-légendaires, affronter la tâche de son A
d~~s la cntlqu~ du parti et signale que malgré les efforts du c.e., les
époque, en un moment où la bureaucratie, élevée au_-~e~sus d'elle-meme, dmgeants con!m~ent d'être étrangers à la vie des entreprises : c Le
devait se dissimuler à tout prix l'image de sa cup1d1te. Pas davantag: nombre. d~s. reumons et des conférences a diminué. Les responsables
il ne pressent que les mythes forgés par le stal!ni?me lui P,er~ettent _a ~u. pa~tl VISitent plus souvent les entreprises ... Mais peu de choses ont
lui Souslov de tenir à présent le langage reahste de 1 « econom1e ete fa1t~s sous c~ rapport. ~alheureusement, dans bien des organismes
co~ crète ». Naïvement, il fait le portrait d'une société régie par la d~ part~, 1~ mame des réumons et la paperasserie - et non Je travail
mystification où pratique et pensée sont déc~irées, ~e -~ort~ait dans le- d orgamsatw~. parmi les masses :- absorbent encore Je temps et les
quel Marx dénonçait magistralement les tra1ts de 1 altenatwn. forc_es des ~uhtants. » _« L~ maladie de la paperasserie, ajoute Souslov,
La dégénérescence idéologique et l'isolement du parti se trad.uisent attemt aussi les organtsatwns de base du parti, souvent même avec Je
enfin au niveau de la pensée scientifique. K. dit rudement des econo- concours des comités de district du parti qui réclament des procès
mistes qu' « ils ne participent à l'examen des questions essentiell~s verba_ux « détaillés » des réunions et des conférences, toutes sortes de
du développement de l'industrie et de l'agricult~re_ ~u cours de~ co_nfe- re~se1gnements, etc. Il en résulte parfois que le souci n'est pas Je tra-
rences réunies par le c.e. du P.C.U.S. Cela s1gmfte que nos mst1tuts vail avec les ho~mes, mais le gribouillage de papier qui absorbe Ja
économiques et leurs collaborateurs se sont foncièreme~t détachés_ d~ la plus gr~nde partie du temps du secrétaire de l'organisation de base
pratique de l'édification commun~st.e » (p. 253_, _no~s sou!1gnons). M1k01an, du parti » 1s.
de son côté, après avoir aussi severement cntlque_les eco_nom1stes et les . ~1 nous fa!lait multiplier les citations pour montrer que nous n'exa-
historiens, qu'il traite de « barbouilleurs de pap1er », aJOUte à propos genons . pas 1 ampleur de la crise du parti russe, pour faire ressortir à
des philosophes : « Il aurait fallu_ dire deux mots à l'a~resse de nos quel pomt les termes de notre analyse précédente étaient proches de
philosophes. Au demeurant, ils d01vent comprendre eux-memes que leur ceux employés p~r. les dirigeants. actuels. Encore faut-il y revenir : Je
situation n'est guère plus brillante et qu'ils sont encore plus en reste cadre de notre cnhque est tout différent du cadre officiel des discours
devant le parti que les historie1.s et les économistes » (p.269).
Séparé de la vie productive de la société, ~oué à ~ne idéalisation du , 1 8 S?us~ov cite ensuite le cas particulièrement savoureux d'un secrétaire
régime devenue inefficace, le parti ne sauraJt fonctionner convenable- d or&"amsation de .kolkho~ : « Sa table et tous les rayons sont encombrés de
dossters. et de cah~ers. Il ~lent des registres où il consigne Je travail des groupes
~u. parti, le tra~at~ parm_1 le.s femmes, le travail avec les jeunes communistes,
1 ~~d~ accordé~. a 1 orgamsatwn. du komsomol, les demandes et les plaintes )es
11 Souslov fait en termes imagés un véritable réquisitoire c?ntre les diri- m1sswns, conf1ees aux commumstes, le. travail d'éducation du parti, celui du
geants du parti qui répètent stérilement les sloJ!:ans du pas~e : . « ... Notre cercle d art amate~r. Il a des dos.sters portant l'inscription : c Journaux
travail idéologique ne s'attache que dan~ u_ne fa1ble me~ure a resoudr~ ces ~1Ur~ux >, « Bulletms :.,_ «Emulation. dans l'élevage>, «Emulation dans
importants problèmes (touchant à l'orgamsatwn de la soc1été dans le pre~ent) 1 agn_culture >, « L~s Am1s des plantatwns forestières:.. Le travail des propa-
et est, pour une bonne part, _in~tile, car il ~e borne à ressasser les memes gand!stes est cons1gné ~ans l!?is cahiers : « Registres du travail des propa-
formules et thèses connues et il eduque parfOIS des gloss~!eurs et des dogma- gan~l.stes >, «Le Trav~ul pohhque de masse>, « Les Missions quotidiennes
tiques détachés de la vie ». Il ajoute : «Beaucoup de m1htants de base com- confle~s aux propagandistes :.. Représentez-vous combien de temps il faut pour
prennent eux aussi combien cette situation est anormale, Le. cal!.'arade lgnat?v, re~phr _toutes ces paperasses qui coupent inévitablement du travail d'organi-
mécanicien de moissonneuse-batteuse de la S.M.T. ?e M_1kha1lovs~~· r~gwn sation y1vant. Il est ~ re.~arqu~r en mê'!le temps que, dans ce kolkhose, on ne
de Stalingrad, a très bien dit à ce. r.ropos : « Depuis tre1ze. ans, 1etudie au poursuit aucun trava1l d ~duca~on panm les trayeuses et les bergers. Les· fer-
cercle l'histoire du parti. Pour la tre1z1eme f01s: les_ propagand1~t~s nous parlent mes ne son~ pas mécam~~s, tl n y a pas d'horaire, pas de rations établies
du Bund. N'avons-nous rien de plus important a fa1re que de cnt19ue! le Bund? pour !e béta1l_. La produchv1té de l'élevage est extrêmement basse. La moyenne
Ce qui nous intéresse, ce sont les affaires de ~otre. S.M.~., du d1stnct et d_e la de la1t fo~rme. an~uellement par. vache _est de 484 litres. Quant aux dossiers
région. Nous voulons vivre du présent et _de 1 avemr, m~us nos propagand1s~~s du secréta1re, ~~~ n ont pas fourm de latt. Sous ce rapport ils se sont avérés
se sont à tel point empêtrés dans les affa1res des populistes et du Bund qu Ils absolument sténles :. (p. 237-8). '
n'arrivent pas à en sortir:. (p. 239-40).
LE TOTALITARISME SANS STALINE 175
LE TOTALITARISME SANS STALINE
174
d.e 1~ gestion de l'économie. Dire 1 . . .
du xx· congrès. Ce que nous avions présenté comme contradiction es- s•gmfier qu'il doit ré artir les o .que e parh dmt . orgamser ne peut
sentielle du totalitarisme, Khrouchtchev et Souslov le ramènent à un en- tâches productives . 2est l'œu u~Jers dan.s l'~ntrepnse en fonction des
semble de défauts d'organisation ; ils ne cessent d'affirmer que des me- saurait non plus v~uloir dire :;e'ï ~ne ~ateg~ne de techniciens. Cela ne
sures techniques peuvent y pallier. Le parti était mauvais, la réforme .émettre des suggestions sur la ~ ehur d o~rmt un c~dre o~ ils puissent
le rendra bon. Il sera ce qu'il doit être en vertu de sa fonction prise ou bien des revendications ~r~. e. de ~~ur travail, la. v•e de l'entre-
idéale : le lieu de rencontre de tous les acteurs sociaux, le lieu de le syndicat est censé le leur o . n lVI, ue es. ou collectives : ce cadre,
toutes les initiatives concrètes, la médiation permanente entre l'Etat reconnaître qu'il n'organise rie~fnr. ,.Qu, organ~ se do~.c le parti ? Faut-il
et la société entière. C'est que l'appareil dirigeant ne peut pas plus en tant que telle ? 11 lui est ' qut 11 s orgamse, qu Il est l'organisation
des masses mais, maintenant e~'iou r~ reco~mandé de. faire l'éducation
se représenter l'absence du Parti que sa propre absence. Quel qu'il
soit, le parti est le parti, parce qu'aux yeux de la direction il est k
populistes, les économistes et qle do~t oub.her ses récits favoris sur les
ner du passé pour aborder les ~~blè;eamtena,nt qu'il d~it se détour-
la société elle-même, son objectivation sensible. Et, de fait, dans
le cadre du système il est nécessaire. Aussi parasitaire qu'il soit quel enseignement spécifique lui pe t ï s de 1 « éco~omJe concrète»,
sous un certain aspect, il n'en demeure pas moins qu'il répond à qui se multiplient sur le territoire d~ j!u ~~';é ?, Les ecoles techniques
un besoin social, qu'il véhicule !1 règle sans laquelle la bureaucratie d'enseigner aux masses les . . . . . n ont-elles pas la charge
n'existerait pas. Que la bureaucratie affermie ressente avec plus d'im- tâche d'améliorer la gestion ~:•I:.~~~es m~thodes .de travail ? Quant à la
patience la contrainte du parti, que le développement de la production tant les pires ennuis. Après l'interd~~~rue, el~:f~sque d'amener au mili-
dénonce plus fortement la perturbation qu'il apporte dans la vie écono- seignements et des statistiques « 1 c •~n no ' ' e de ~oll~cter des ren-
mique ne saurait signifier qu'il puisse disparaître. La tête peut bien n'est rien de moins que connaître e p us souvent :. muhles, l'objectif
faire souffrir, on ne peut s'en passer. Plus elle fait souffrir, plus on la ché ;.le militant est invité à deveni~ r~n:o~~~!e~tfef~r/,udquedl.on est ratta-
soigne, plus on la traite avec égard et respect. Ainsi K. proclame-t-il trepnse · mais sou é . c t u •recteur d'en-
il rester~ ombre. ~t~c~~r~r :t~~~ ~ ~e ~~i~ se sub~titue~ à lui. Double,
1
sans rire l'essor du parti, après en avoir fait une impitoyable critique,
l'immense tâche historique qu'il accomplit et le prestige dont il jouit au fantômes : les directeurs s~nt de s s n~ ement mterdlt de jouer les
sein de la société. « Le rôle de notre parti, déclare-t-il notamment, s'est craignent les revenants. Bref, le re~;~~~a~I auJa"J. il~s sensib.Ies qu'ils
accentué encore davantage dans l'édification de l'Etat, dans toute la vie les sarcasmes de K qu'il a d • e e IS net sent b1en, après
. , ., per u son ame « Tu tiens d é .
JUSQU au petit jour pour rien lui dit e b t K es r umons
politique, économique et culturelle du pays. l> les kolkhoses bru;amment, tu tiens dn su s ~~ce . ; tu .galopes dans
Quel est donc le nouveau rôle du parti? Par quels artifices sera-t-il communs, pis, tes conférences sont réâ~ éc~sn ;ences ~lemes de lieux
rénové? A vouloir les définir on ne peut qu'être frappé de l'indigence du poses, tu souscris des engagements sol:nnelsd avance , tu ~rends d~s
programme. Le parti doit être tout, mais il n'a pas de fonction spécifi- Souslov, tu manies orgueilleusement t d ·:· Et! c.hez tm, poursmt
que. Ainsi, il est entendu que les cadres du parti ne doivent pas séparer muraux:., « Bulletins:. « Emulation d es 1,oss•ers mhtulés «journaux
leur travail du travail économique, qu'ils doivent « diriger concrète- l'agriculture:., « Les Àmis des plant ~~s é;evag~ :., « Emulation dans
ment», « en connaissance de cause l>. Mais cette définition est aussitôt travail du propagandiste:. «Les Mrs '?"s ores~•è.res :., « Registre de
corrigée : « Cela ne signifie certes pas que les fonctions des organismes propagandistes :. ... lmbécil~ dit K tu SIOn; ·{~tldJenne~ confiées aux
du parti doivent être confondues avec celles des organismes économi- t'a pas empêché de reste; lanté co~s al e .ton mieux, ce qui ne
ques, ni que les organismes du parti doivent se substituer aux orga- « Quant à tes dossiers il , p rn: un pieu. Souslov achève :
nismes économiques. Cette situation aurait pour effet d'effacer les res- tes dossiers :. 19. Le C~n sr~s 0 ~i~ ~~s fourm ?e l~it. Absolument stériles,
ponsabilités personnelles» (p. 345). Bref, le parti doit diriger, tout en Cependant le secrétaire ~e district a~flaudlt, .signale le procès-verbal.
laissant la direction effective aux intéressés, aux hommes chargés d'une Doublure il I'éta·t · • . g ope mamtenant après son âme
fonction dans le processus de production. Et il doit respecter l'autorité
d'autrui tout en la subordonnant à ses propres directives. K. ne tente
désormais les nuits bureaucratiques dont onu:~~ r~
• 1 • ma1s 1e vo1c1 double de 1 • ê
;·t ·
consacrera

pas même de réfléchir sur cette «difficulté:.. Il se contente d'ajouter :


« Il s'agit de faire en sorte que le travail du parti soit axé sur l'orga-
percer son énigme. Démarcheur de 1

tout dmger, en connaissance de cause et


• •
masse~ ?u bonimenteur de l'économi: c:écc::tl~téilu~~;ei~e!;:
à ne se fv~
:urès
. a•sa• reproche à

~
.des
fOls à
nisation et sur l'éducation des masses, sur l'amélioration de la gestion remarquer. , a1re pomt trop
de l'économie, sur le développement continu de l'économie socialiste, sur
l'élévation du bien-être matériel du peuple soviétique, sur l'élévation de
son niveau culturel:. (p. 345). Voilà bien le verbiage durement reproché
aux petits bureaucrates, mais dont les gouvernants comptent, apparem-
ment, se réserver l'usage exclusif. Considérons cependant deux traits
19 Nous paraphrasons deux
que nous avons déjà cités. passa~es des discours de K. et de Souslov
énoncés par K. : l'organisation et l'éducation des masses, l'amélioration
LE TOTALITARISME SANS STALINE 177
176 LE TOTALITARISME SANS STALINE
que.lque so_rte. élaboré la th~orie d.e cette inertie en affirmant que le
Toutefois comme la magie des mots n'est pas nécessairement effi- r,égi_me soci~ltste n~ se voyait pas Imposer comme le régime capitaliste
cace, K. évo~ue deux remèdes, dont I.e premier, ~ormulé. à propos, du 1 exigence dun rapide renouvellement de l'outillage 20.
bureaucratisme en général, nous ramene aux me1lleu_rs JOU~s. de 1ère
Comment le bureaucratisme entrave-t-il matériellement le fonction-
stalinienne : " Il est nécessaire d'accorder une atte~t~o~ speciale à. la nement de la planification? B. souligne justement que le progrès ne dé-
bonne organisation du contrôle de l'exécution des decisions du part~ et
p~n.d p~s seulement ~e facteurs techniques - le développement de I'élec-
du gouvernement. On aurait tort de croire q~'il ne s'agit Ade contr?ler
tnfl~~tlon, le perfectiOnnement de l'outillage, l'utilisation rationnelle des
que les mauvais travailleurs. Il est néc;ssa1~e de controler ~uss1 le
matieres premières - , il est lié à un facteur humain au cadre d'ou-
travail des honnêtes gens, car le controle, c est avant tout l ordre »
vriers qualifiés, de techniciens, d'ingénieurs et de sava~ts. Or ces hom-
(p. 335, nous soulignons). Le second remède _est inco':testa~lement nou.-
mes ':e sont pas formés. et répartis en fonction des tâches qu'ils ont à
veau : l'émulation socialiste doit être introdUite au se1_n meme du parti.
rempltr dans la productiOn. « Si étrange que cela paraisse déclare K.
Entendons que le militant doit faire l'o?jet d'~n ~a~a.Ire au. r~ndement,
la formation des spécialistes pour diverses branches de l'lconomie na~
comme tout autre travailleur. « Il faut JUger 1 achv1te du dmgeant du
tionale ~st déterminée jusqu'à présent dans certains cas, non par les
parti tout d'abord par les. résultats ob_tenus dans le développement dAe
perspectives de développement de ces branches, mais en grande partie
l'économie pour les sucees desquels 11 est r~sp~nsable .... Il appara1t
p~r .les requêtes injus!ifiées et souvent changeantes présentées par les
nécessaire, camarades, poursuit K., que nous ~levwn.s. aussi. la respo.n:
mimstères et les admmistrations... Un autre défaut grave, c'est qu'on
sabilité matérielle des dirigeants pour le travail m_atenel qUI leur ~ ete
prép.are l~s cadres pour l'industrie et l'agriculture sans tenir compte des
confié, que leur traitement dépende dans une certame mesure des resul-
particula_ntés de chaque zone du pays, de la région, de l'entreprise où
tats obtenus. Si le plan est dépassé, il touchera davantage ; dans le cas
Ils travailleront » (p. 328). La critique de K atteint plus sévèrement la
contraire, son traitement s'en ressentira» (p. 347-8). f?r~ation des spécialistes : «Au point de vue de la quantité (des spé-
Nulle idée ne donne mieux la mesure du génie bureaucratique, ni du ciahstes formés), nous pouvons être entièrement satisfaits, note K., mais
chemin parcouru depuis la période héroïque des pre~iers .q~inquennats. ':ous devons accorder une sérieuse attention à la formation des spécia-
Le temps des porte-parole réalistes de la burea~cratle,_ repetons-le, est ltstes. Un défaut grave, c'est la liaison insuffisante de l'école supérieure
décidément venu. La mystique, autrefois complement Indispensable de a~ec la pratique, avec la production, c'est le retard par rapport au
l'inégalité sociale et du stakhanovisme, se voit étalée sur l'échelle vul- mve?u de la technique moderne. Les jeunes ingénieurs et agronomes ne
gaire de la vie productive. reçmvent pas encore dans les établissements d'enseignement supérieur
Après la critique du parti et l'Etat, celle de_ la plan.if!cation a ?o- des connaissances pratiques suffisantes en matière d'économie concrète
et d'organisati~n de la production » (p. 326, nous soulignons). Par ail-
miné les discours du xx· congrès, quoique moms explicitement. C est
qu'elle est imbriquée dans les autres. Comm; no~s I'av?n~ noté, 1~ pro- leurs, ces étabhssements sont mal répartis sur le territoire, c'est-à-dire
blème fondamental des rapports entre les republiques mteresse ~Irec~e­ concentrés dans quelques très grandes villes - comme ils le sont dans
ment la structure de la planification. Tout en affirmant.« la nec_es~Ité les pays bourgeois - et non adaptés aux besoins des régions indus-
d'un principe de planification centralisée » - et, d.e fait, ce ~n':c1pe trielles. K., B. et S. ironisent sur le nombre des instituts scientifiques
ne saurait être mis en cause sans que le soit le systeme du .ca~Italtsm.e installés à Moscou et absolument séparés des centres de production
d'Etat dans son ensemble - , K. reconnaît que la centraltsatJon dmt auxquels est liée leur recherche 21 • D'une façon générale, les dirigeants
être assouplie, qu'elle a engendré une disparité inadmissible entre. les
républiques, que les problèmes concret.s ?u. dével.op~ement de. leur eco-
nomie respective a jusqu'alors été neglige. Mais Il est clair que ,les
défauts d'une centralisation excessive ne sont. que la cons~quence ~un 20 c: Le parti, déclare Souslov, a dtl remettre dans le droit chemin bien
de ces _Piètres économistes qui prônaient le concept anti-marxiste de la nécess.ité
mal plus profond et moins facile à circonscnre par les d~~Igeant~ . le de f_remer !e rythme du ~éveloppement de l'industrie lourde. La néJ:ation par
bureaucratisme. B. note : c: Dans certaines branches d~ .1 ~ndustne, le l~s econo!Distes d~ la ~oti~)J~ d'.< usure morale.:. de l'outillage en régtme socia-
potentiel des entreprises est loin d'être suffisamment utiltse. B~aucoup hste, équtvalant a la JUStiftcatton de la routine et du conservatisme dans le
d'usines atteignent leur plein rendement avec une lenteur extreme, ne domaine technique, nous a causé beaucoup de tort» (p. 240-41).
. 21 c: La répartition des. ~nstituts de recherches et des stations d'essai ne
tirent pas bien parti de leur équip_e'!'ent ; les, temps .morts sont notables. ttent pas compte des condttions économiques et naturelles. Nombre d'instituts
Les ministères industriels et Jes dmgeants d entrepnses ne pr~nn~nt pas de recherche et d'écoles supérieures sont éloignés des centres de production
les mesures qui s'imposent pour assurer le fon~t~onne~en.t. re~uher des correspondants. A Moscou, notamment, se trouvent trois établissements scienti-
usines, pour liquider les pertes de terr:'ps et ame~wrer 1 utihsatJon de la fiques d'études maritimes et océanographiques : l'Institut d'hydrophysique
main-d'œuvre auxiliaire» (p. 152). SI de tels vtces. son~ e.ncore à .dé- l'Institut d'océanolo~ie de l'académie des sctences de l'U.R.S.S. et l'Institut
d'océanographie des services météorologiques, deux instituts de mines : celui
noncer, c'est que la bureaucratie développe une 1~ertœ '.ncompatible de l'académie des sciences de l'U.R.S.S. et celui du ministère de l'Industrie
avec le progrès. Souslov note, en ce sens, que les economistes ont en l'li
LE TOTALITARISME SANS STALINE 179
LE TOTALITARISME SANS STALINE
178 loin d'atteindre les objectifs fixés en matière de productivité. Or, une
tre rises béatement satisfaits
critiquent la mentalité des cadres des en p ès réalisés à l'étranger, telle disparité a pour origine, nous dit-on, au moins dans une large
s indifférents aux progr . t f. é mesure, l'anarchie qui règne dans le domaine des salaires et des nor-
des résultats o btenu ' é d remplir les normes officillemen IX s. mes. « Il faut dire - c'est K. qui parle - que l'on constate dans le
exc1us1v · ement préoccup s e d'initiative et leur ob é"IS- système des salaires et des tarifs beaucoup de désordre et de confusion.
La pas~ivité des bureaucratesct!er; ~;rna~~~ie atteignent enfin la. pla- Les ministères, les administrations et les syndicats ne se sont pas pré-
sance servile à tous tes échelo~s celle-ci ne peut être efficace que SI elle occupés comme il convenait de ces questions et les ont délaissées. Il
nification en son cœur .. De fait, "bi de confronter constamment les arrive fréquemment que les salaires soient uniformisés. Mais il arrive
est contrôlée ; que s'Il est p~s~I ~ és A cette seule condition peut aussi que le même travail dans différentes entreprises et même dans le
moyens mis en œuvr_e et les u s d~~s dlverses branches aux branches cadre d'une seule soit payé différemment. Parallèlement aux travaux
s'opérer une adaptaho~ courante u'elles commandent, cette adapta- peu rémunérés, il existe une catégorie de travailleurs dont la rémunéra-
connexes dont elles dependent rZ:di tati on constante et réciproque _des tion est inexplicablement exagérée. Une importante tâche politique et
tion se présentant comme u~e ' . P e les d"Irigeants des entrepnses économique se trouve ainsi devans nous : réglementer la rémunération
. "té Or 11 s avere qu ·
besoins et des ac t lVI s. ' ieux d'afficher le respect des cons~- du travail :t (p. 318, nous soulignons). Ces remarques de K. ne font
sont souvent beaucoup plus soue. rser les normes ou à ne les remphr certes que porter au grand jour une situation connue depuis longtemps,
gnes du Plan - quitte à .n~ pas ~ra ~es arrangements bureaucratiques mais sur laquelle le stalinisme a jeté le voile, d'autant plus obstinément
que par des voies . prohibees{ pl d"fficultés suscitées par le Plan et qu'il avait contribué sciemment à l'engendrer avec le stakhanovisme.
privés - que de faue re~~or Ir_ es K1 note en ce sens : « Si l'on eJ_Ca- Quelle est en effet la première cause de l'incroyable désordre des sa-
de stimuler ainsi son ame}I~ratl~~- t i~t kolkhose et sovkhose s'acqmtte laires qui règne en U.R.S.S. ? Elle est, on le sait, d'ordre politique. Le
mine comment tel ou tel. re_gwn, IS r 'a 'ercevra que les paroles ne cor- régime, certes, a cherché à stimuler la production par l'action exem-
de ses engagements socialist;s~ on s ~érifie-t-on en général ces enga- plaire de travailleurs, mais il a surtout « fabriqué:. dans les entreprises
respondent pas aux actes. D aii~~u~s~ le fait pas. Nul n'est responsab~, une couche sociale privilégiée, grâce à laquelle il a assuré son pouvoir
gements? Non, le_ plus ~~ul~entent de l'inexécution des engagements .. sur les masses. Cette couche a joué en Russie un rôle analogue à celui
ni moralement, m matene em ! rs il révèle que les cadres syndi- qu'avait joué à une époque l'aristocratie ouvrière dans le régime bour-
Dans un autre passage de sond discou dner les difficultés et les échecs geois. Cependant, la fonction c sociale :t attribuée à cette couche a très
caux sont surtout préoc;up~s e u~a~~nformisme rassurant vis-à-vis de vite débordée sa fonction économique, au moins en deux sens. D'une
de l'entreprise en vue d affich~tr les entreprises concluent des. con- part, comme l'a noté très tôt Trotsky, le travail de stakhanovistes ris-
l'appareil dirigeant : «On sai quet sont pas exécutés, mais ~es quait d'apporter une perturbation dans un processus où prédomine l'exi-
trats collectifs. Souvent ces .c~nt~a :li~~ bien En général, il faut diTF.~ gence d'une production collective. D'autre part, et c'est ce qui retient
syndicats se. taisent commée d~ dfs~uter avec le~ dirigeants de l'économie à présent notre attention, l'extrême diversité des salaires introduisait
que tes syndicats ont cess K ajoute : « Et cependant, une irrationalité imprévue dans la planification.
et qu'ils font excellent mé_nage avec eu:;~indre de gâter ces relations ;
dans l'intérêt. de la. cause, Ila~f~i:~ttifea~ (p. 351). Il ne saurait en effet exister une planification réelle à l'échelle de la
une bonne discussiOn est p . t 1 planification officielle et société entière tant que le coat du travail socialement nécessaire à telle
ou telle catégorie de produits ne peut être évalué. Dans la phase de
La faille qui risque de s'intro~mr; en ;:ss~rt en dernier lieu sur un maturité où est entrée la bureaucratie, l'impératif qui légitimait la for-
le fonctionnement réel de 1~ pro a~ch'Z~té à mettre en évi~ence, ~al gré mation d'une aristocratie ouvrière perd de son importance (sans pour
point précis que K. et _B. n ont p nous l'avons signalé, 1exécution du autant disparaître), tandis que la perturbation que celle-ci apporte dans
ses implications essentielles. ~omme d çà des résultats obtenus dans la la production se révèle de plus en plus sensible. On comprend donc
plan de productivité res~e tres. en e lissent les normes à 200 % sont toute la portée de la critique de K. Dénoncer l'existence d'une catégorie
production ; des entrepnses qui remp
de travailleurs c dont la rémunération est inexplicablement exagérée :.,
c'est tenter de maîtriser l'irrationalité qu'introduit la politique d'exploi-
la mer de Moscou et les Mon!s 3:ux tation au sein du processus économique.
hou_Ili"ere. N'est-ce pas beaucoup pour
Et ncore : « On ne saurai
·t tolérer l'absence de coordi_nahon
. .. de l'académie des
On se leurrerait cependant si l'on pensait qu'une telle irrationalité
M~m~è~~/ dans !~activité des établifsfseféen~~x~~~~~f~~~:: branches d'industrie puisse être surmontée par des mesures de détail. Le stalinisme n'a fait
qu_l ·nstituts de recherche a ec s · ( 328-329).
~~~e~~:sét~~li~sements d'enseig_nement suién~~::Se ~t notre radio fo!lt l'él~ge que l'accuser, il ne l'a pas engendrée. Il est frappant qu'elle caractérise
22 K oursuit : « Il faut dire que no t~e considérables, mais ne disen.t nen tous les systèmes d'exploitation dans le monde contemporain. L'ouvrier
de ceux" ~ui contracte~! des e~gat~~~~~ conditions existent pour !la misen~~ américain, anglais ou français n'est pas plus capable que l'ouvrier russe
quand ils échouent, bient qui~ f~~t inculquer aux gens le sens de a respo de reconnaître les éléments exacts de son salaire sur son bulletin de
œuvre de ces engagemen s. ( 347)
bilité pour leurs engagements :. p. .
LE TOTALITARISME SANS STALINE 181
LE TOTALITARISME SANS STALINE
180
. . su erpose pareillement au salaire de cessé de se mulpiplier en U.R.S.S. Mais, ce que dévoile K., c'est que les
paye ; Je systeme de pn_mes se P . arité telle que les individus dirigeants des entreprises sont obligés de céder partiellement à ce cou-
base 23 et engendre ~pareiilem~~t une -~~~p rétribués différemment. C'est rant. Si les salaires sont " fréquemment :. uniformisés, c'est que les
accomplissant un ~~rn~ travai ~e v~I russe se trouve confronté à une dirigeants acquièrent à ce prix la participation des ouvriers à la pro-
que le Capital ame_ncam, anglais o artifices la productivité. On corn- duction. Malgré les consignes étatiques, ils cèdent parce que les exi-
même exigence : stimuler, par des . il 'critique une différenciation gences concrètes de la production ne leur permettent pas de s'opposer
prend donc que ~-· dan.s le pass~~~~~ uement la tendance à l'unifor- de front à la résistance ouvrière.
exagérée des salaires, denon_ce sy ff t qde reconnaître cette tendance. Mais, paradoxalement, l'inflation des primes engendrée par Je stali-
misation. Il n'e~t P.as question e~ e ~e serait leur donner Je pouvoir nisme en est venue elle-même à alimenter cette résistance du prolétariat.
L'admettre serait ceder_ aux o~vner~. elèvement des normes risquerait Le salaire de base se trouve en effet correspondre à des normes fictives,
de contrôler la productwn, pUisq~e e ~ collectif De fait J'individu sur largement en deçà du travail moyen de l'ouvrier, et les primes qui s'y
alors de dépendre de Je~r consen e~e? n'est a; en mes~re de décider ajoutent sont censées désigner un dépassement de ces normes. Le relè-
lequel s'exerce la pressi~n ~u c:pl rfsonnier pd'un système dans lequel vement des normes par la direction est donc d'autant plus chèrement
du rythme ~e son _tra~~Il, Il. e~.e~ oser à une expulsion du processus payé, passé un certain niveau de production, et toute accélération de la
refuser la vitesse signifie, sOit. P t une perte de salaire. En re- vitesse est explicitement présentée comme exploitation supplémentaire.
. ·t t t au moms accep er . d
de production, sOl. . ou .. , r J'é alité du salaire a Je pouvOir e B. définit très exactement cette situation et s'en indigne : " La fixation
vanche, la collectiVIté umhee pa g à l'évolution de sa rémunération, de normes réduites et, par voie de conséquence, leur dépassement nota-
confronter J'accroissement ?esd no~m_es est incompatible avec l'autorité du ble est à l'origine d'une apparence trompeuse de prospérité dans les
et de choisir; un tel pouvmr e c OIX entreprises et rend ouvriers, personnel de maîtrise et ingénieurs moins
Capital. . . euvent bien éliminer une irrationa- attentifs à une augmentation réelle de la productivité du travail. Au
Les nouveaux dmg~a~ts russe~ Pl s rationalisation ne leur permet fond, les normes sont actuellement définies non par le niveau technique
lité spécifique~e~! sta_hme~n.e, maism:~: » de la gestion capitaliste. La et d'organisation du travail mais par le désir de les adapter à un niveau
que de rétablir 1 uratwnahte « nor . t aux limites imposées par u_n de salaire déterminé » (p. 164, nous soulignons). On ne saurait mieux
planification se heurte .donc s~r ce foi; Capital et Je Travail, interdit dire que l'action du prolétariat contraint les chefs d'entreprises à
mode d'exploitation qUI, en separat.n ent de la société Non seule- subordonner les impératifs de production à l'accord au moins tacite
, t' ete du fonc wnnem · .
une representa IOn ex.a . . t, r~ts d'une minorité sociale et e11 e des ouvriers. On ne saurait mieux faire entendre que la réorganisation
ment elle vise à satisfaire les In e e e on l'a souvent dit, mais elle ne des salaires préconisée devant le xx· congrès vise à durcir l'attitude
échappe a~ contrôle des rr:t~se:, ~~~~:ces productives de la société. ~c des dirigeants et a imposer un relèvement massif des normes.
peut se developper et ~ai nste d c les fondements de sa propre puzs- Qu'il s'agisse de ·l'Etat, du parti, ou de la planification, les réformes
coût reél de la production, e o~ . ,
sance, lui restent partiellement ~~s:~:~::~ la lutte ouvrière ~ue dévoile
avancées au XX• congrès ont à nos yeux une portée commune : elles
visent à aménager le totalitarisme. Les dirigeants dévoilent et com-
Encore devons-no~s mettre e nee à l'uniformisation signalée par battent l'inertie de l'appareil administratif, l'impotence du parti, la
Je désordres des salatres, ~t la .;:n~a salaire de base et du salaire réel dégénérescence de l'idéologie, la centralisation excessive du Plan, les
K. Cette tendance et 1~ dispan Jesu deux cas la nécessité dans Jaqu:lle inégalités criantes de salaire. Ce faisant, ils parviendront, ce n'est pas
dénoncée par B. ~r~duis~ntd~~~;eprises de composer avec Je prolétanat. douteux, à éliminer des abus. On ne songe pas à nier que certaines
se trouvent les dmgean s d'f de la production t: Jderne mesures sont dans Je cadre du système progressives ; telles sont celles
Comme nous J'avons noté, les con L LO~~ers et les mettent en mesure qui préconisent une répartition plus judicieuse des spécialistes, une réor-
tendent à unif~rmiser. les f~~ctio~~fi~~:~~~~vent imposée par Je patronat. ganisation des instituts d'enseignements techniques et scientifiques ou
de s'opposer a la hiérarc Ie a se faisait l'écho en ce sens, pour bien encore la réforme des ministères ou la refonte des salaires. On ne
Déjà, avant la gue~re, la p~esse ,russe rand nombre d'~uvriers à l'intro.- conteste pas davantage que le relèvement du niveau de vie et l'élimi-
s'en indigner, de 1 opposition d un gt ue dans des brigades de travail nation de la terreur policière n'aient un effet positif sur la vie sociale.
duction du stakhanovisme. Elle. re~e~~~aities par les intéressés selon un Il demeure que toutes ces réformes sont subordonnées à un objectif
les primes octroyées se tro~va~en ~ e ordre se trouvaient récemment essentiel : susciter une adhésion nouvelle au régime, éveiller l'initiative
principe égalitaire. Des fa.Jts lu .m~lm 'y a pas de doute qu'ils n'ont créatrice de la population, stimuler une " participation » active à la pro-
signalés en Allemagne onenta e . I n duction. Or cet objectif est, en dernier ressort, incompatible avec la
structure du système qui maintient une division radicale entre les clas-
. , normal note B., que le .salaire de ses exploitées et la bureaucratie, d'une part, et d'autre part implique
2S «On ne saurait considerer com40meà 60"' 'de leur rémunératiOn et que une subordination rigoureuse de tous les membres de la société à l'ap-
·
base des ouvners n .e représente que 70
soit encore moindre :. (p. 16S) ·
dans certaines entrepnses 11
LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 183
182
ï d'Etat En ce qui concerne le pro le·t ana
· t , t·1 e st clair que toutes
.
fe~re~oncessi~ns accordées par les dirigeants se àh:~~~:~t b~~u~~~~e ~~~
La crise de l'agriculture.
posé par l'exploitation. On appelle l~s masse~ ., de soi qu'elles ne
d le parti et à s'y expnmer, mats 1 va Les problèmes posés par le développement de l'agriculture révèlent
~~~~:7e~~t co~~~ster lavalidit~ des règles of~~~-ielle~; r~l;;t~~;~~iodne~
'fa au mieux le caractère des solutions de Khrouchtchev. A les envisager
sommairement, pour terminer, nous éclairerons sous un nouveau jour les
normes prêché par Bou! gan me est la con 1 ton . e. . it
d même la différenciation des salaires est un prmctpe QUI ne s~ura contradictions du totalitarisme et les conditions concrètes qui ont déter-
ê;re mis en cause. Khro~chtch:_v ra:llee~ mena~e ~~in~:~~~~r~~! ~~~~t;= miné la nouvelle orientation politique.

rigibles » qu~ ~e rnt3~~) e~nt~~a~t::;t;~~~sd~~s masses sont invitées La crise de l'agriculture a dominé les débats des organismes diri-
geants depuis de nombreuses années. Aucun discours ne l'a évoquée
îu:g~~~tm:n;.~:prf~er en. toute liberté dans_ l~s, li.mite s du rt~le qe~e !~~~ 1 devant le Congrès sans souligner son caractère prioritaire. De fait,
. t p s au]· ou rd' hUI qu hter 1eur ac ton
forgent les dom man s. as P1u M · à l'· chelle de la popu- comment les diverses réformes sociales pourraient-elles être efficaces
revendications propres ne sont reconn~e~ at~~s m:mes termes. Nous si subsistait l'ancienne disparité entre le développement de l'agriculture
lation e?~ière, .le problèm~ r~:t~i/~s;t d=~~ lutte contre le bureaucra- et celui de l'industrie ? K. signale par exemple qu'en 1953 les cultures
avons dejà note q~ue pour . e bons travailleurs comme des mau- céréalières n'étaient pas plus étendues qu'en 1913; la situation de l'éle-
tisme est le controle de chacun, d ~ ar chacun de ses responsabi- vage était aussi retardataire. Pourtant, dès cette époque, toutes les
vais. Sans doute 1~ pris~ de co~sctence p e our l'Etat de s'assurer énergies avaient été mobilisées en direction de l'agriculture. C'est en
lités est-elle bien necessatre: mats le se_ul mo~ nt rôle est de ne pas effet au lendemain de la guerre que la crise atteignit son point culmi-
que les individus ont une JUSte co~scten~~ r:na~~r une formule que ne nant : la récolte des céréales en 1946 ne représentait pas la moitié de
les quitter du regard. Comme tl_e dtt t~n.t'ernaptional . ~ le contrôle c'est son volume de 1940. Les immenses destructions engendrées par la
.
desavouerai ·t pas le conserva
. tsme. , ·
rétablissement de la léga l't'
1 e
guerre, la réduction considérable du parc des machines agricoles, la
, d A ssi après av01r sou1tgne 1e . t surexploitation bureaucratique qui avait sévi durant la période précé-
1 or re. » u ' è 'h, te pas à donner un averhssemen
socialiste, le leader du_ C~grd s .n :s~ne diminution des pouvoirs de la dente avaient suscité des forces centrifuges dans l'économie kolkho-
sévère à tous ceux qut a en é r~t,en ions et de saboteurs et il convient sienne 24 • Le paysan réduisait au minimum sa participation à la pro-
Tchéka : le pays est parsem esp · mes de la sécurité d'Etat » duction collective et consacrait une partie toujours plus importante de
tout au contraire « de renforce~ les orgams ue de la nouvelle poli- son temps à la culture de la « parcelle:. dont l'Etat l'avait laissé pro-
(p. 336). Finalement, on pourra_tt ~eit~~ ~i~t:r:~~~e et à l'art : <Le parti priétaire. Malgré les mesures draconiennes prises en 1947 pour assurer
tique cette formule ~ue K. aJphq~battre toute représentation non con- le recouvrement des récoltes et pour élever les normes de rendement,
a combattu ~t .conhnuera e. co entendu ue la réalité, selon K., c'est la production ne cessa de stagner. C'est en 1950 qu'une importante
forme à la reahté » (p. 357), et~nt vofr ris ué de présenter une réforme tenta de transformer les conditions de l'exploitation. Deutscher
l'ordre bureaucratique. De 1 fatt, ~~~~ta~ion officielle de la réalité, d::- dit justement qu'on opéra alors une seconde collectivisation 211• Tandis
image en désaccord avec ad ~~pre n le sait fait durement rappeler à qu'au début de 1950 il existait environ 250.000 fermes collectives d'une
nombreux éléments se sont' ~lad ~c pas d~uteux que les oppositions superficie moyenne de 400 hectares, il ne restait plus à la fin de l'année
l'ordre par la Pravda; 1~ nées o . fermement que par le passé : le que 120.000 fermes d'une superficie de 1.000 hectares. Alors que les
soient étouffées ou repnm es ausst premières s'étaient développées dans le cadre de l'antique communauté
régime ne les tolère pas. .. d xx· rurale, ces dernières constituaient des unités d'un type nouveau. La
bi la nouvelle pohhque u réforme, en brisant les frontières de la communauté traditionnelle visait
Si l'on consid~re_ dans so~ ense~ 1= libéralisation du régime n'en à détruire l'indépendance du kolkhose, a le soumettre plus directement
congrès ,il faut amst r~co~n~~r~ib~~alisation est elle-même un moyen à l'emprise directe de l'Etat. Le débat politique dont quelques échos
offre qu un seul aspec Ït ~ lie n'est pas incompatible avec un retentirent dans la presse de cette époque révèle bien l'alternative à
pour aménager le t?ta. 1 ~nsme, e ti ue dans le même temps ; elle laquelle la direction cherchait à faire face. Ou bien il fallait tenter d'in-
renforcement de la. dtsctplme bureau~;:nc~ elle risquerait d'atteindre la téresser les kolkhosiens à l'accroissement de la production collective,
l'appelle au contr~t:e, car ~n son a 1 le discours de K. conviendra en abaissant les taxes agricoles, en fournissant en abondance et à bon
la cohésion du regtme. QUJ~onqlut e ~ ut e'voqués _ et la démocratie marché des produits manufacturés, en relevant enfin les prix des pro-
s sont stmu anemen
que tous 1es moyen f ·re face à la situation actuelle.
et la contrainte brutale - pour at
24 Nous renvoyons le lecteur à la très intéressante étude de Peregrinus :
"' Les Kolkhoses pendant la guerre :., publiée par Socialisme ou Barbarie, n• 4,
oct.-nov. 1949.
211 Heretics and Renegades. p. 22.
LE TOTAliTARISME SANS STALINE 185
184 LE TOTALITARISM-E SANS STALINE
rection : susciter l'adhésion des masses en accordant d'importantes con-
duits agricoles. Ou bien il fallait étatiser l'économie agricole, c'est-à J:re
cessions, en relevant le niveau de vie, en assouplissant les méthodes
su rimer tes parcelles individuelles, abolir le marché et, en noyant es d'exploitation ; contrôler plus que jamais l'activité de chacun, imposer
Pp s kolkhoses dans de nouvelles unités géantes, soumettre les p_ay- et faire respecter à tous les échelons les consignes de l'Etat. Mais ce
~~~~e~ un contrôle rigoureux analogue à celui que subissen~ ~es ouvrters dilemme revêt, dans le cadre de la production agricole, un aspect par-
dans l'industrie. Bref, ou il fallait s'en remettre en la f~c1htant ~ ~ne ticulier. Le travail de la terre se dérobe en effet partiellement au con-
I égulation naturelle, ou il fallait imposer une réglementation auro~tauet trôle de l'appareil dirigeant. La dispersion des producteurs, l'étendue
On sait que Khrouchtchev fut alors partisan! de la sec~nde sou 10~ e des espaces qu'ils cultivent, le rythme du travail dont tes résultats n'ap-
qu'il proposa en conséquence la construction d'. c agrov•lle~ • dans ~~­ paraissent que de loin en loin - au moment des récoltes - , l'instabi-
quels seraient regroupés les paysans, arrachés a leurs anc1ennes con l- lité des facteurs naturels dont dépend en dernier ressort le succès des
Iions d'existence. opérations, tendent à ruiner les procédés de contrôle et de surveillance
Bien que les mesures préconisées par K. n'aient pas été adoptées et que facilite au contraire l'industrie~. Dans de telles conditions, la
u'ait alors prévalu un compromis entre ces deux tendance~, le_ débat coopération des producteurs se révèle indispensable. Mais cette coopé-
de 1950 éclaire singulièrement ta politique actuelle. En l?r~m1er heu, ~n ration n'est possible que si tes kolkhosiens ont conscience de bénéficier
eut présumer raisonnablement que la lutte entre les dm~eants, ~pres du système existant, que si le service collectif qu'ils accomplissent leur
ia mort de Staline, fut largement déterminée par la question agr1cole. apparait clairement indissociable de leur propre avantage personnel.
11 n'est pas invraisemblable de supposer que Malenkov :- ac~usé! on Dans la réalité, ils ont au contraire conscience que les fruits de leur
s'en souvient, d'avoir commis des fautes g ra': es en matière d agncu~= travail sont accaparés par la bureaucratie et cette réflexion est quoti-
ture _ ait été éliminé pour avoir recommande _des ~esu res t!op pac• diennement confirmée par la présence et le comportement de la bureau-
fi ues à l'égard des kolkhosiens. En second heu, 1\ app~ra1t que la cratie locale qui s'épanouit à leurs dépens. Ils résistent donc à l'exploi-
p~litique sanctionnée par le xx• congrès reflète d'une mamère nouvelle tation, comme le font les ouvriers dans l'industrie en limitant la pro-
les deux préoccupations précédentes . . duction, mais dans des conditions incomparablement plus favorables.
Apparemment, K. a abandonné te projet des al?irovi~les. Il précomse L'appareil dirigeant ne peut pour sa part qu'osciller entre deux modes
lui-même des mesures destinées à améliorer la s1tuat•?n des ,kolkho- de réponse. Ou bien il cherche à intéresser les kolkhosiens à la produc-
siens : tes p rix de stockage des céréales et . des produ•!s .de 1élevag: tion, il renonce, au moins partiellement aux méthodes de coercition
ont été relevés et tes revenus des kolkhos•ens ont, dtt-1!, augmente brutale ; mais, comme ses exigences ne sauraient se restreindre, il risque
depuis deux an~ de 20 milliards de roubles. Mai_s c'est que sa réforme de voir les paysans profiter de ces concessions pour se préoccuper
essentielle ne vise plus les régions agricoles d~Jà ~xplo1tées. Un plan davantage de leur parcelle et se détourner de la production collective.
formidable de mise en valeur des territoires de S1béne et ~u Kazak~stan Ou bien il renforce son contrôle sur le travail, établit des normes sé-
a été élaborée : 28 à 30 millions d'hectares de te_rres v1erge~ dotven~ vères de rendement, punit durement toute dérogation aux consignes du
être défrichés en 1956; au moins autant.l'ont déJ,~ été depu•s 1953 ~ Plan, multiplie à cette fin les appareils locaux de surveillance ; mais il
200 000 tracteurs et des milliers de machmes et d mstrumen~s ont éte exaspère l'opposition des paysans, rend plus sensibles les exactions de
env~ és dans ces régions. Or l'exploitation sibérienne. ~st d1recte_m~nt la bureaucratie locale et ruine les chances d'une coopération des pro-
. Y
Ié l'Etat . elle est dans la ligne de la politique autontaue ducteurs. La période de l'avant-guerre révèle déjà clairement cette os-
1mpu s e par , · t · rt · cillation. Après la collectivisation, une politique de concessions est pra-
· r K C'est une population nouvelle qut es •mpo ec!
recomman dee pa · · ·à r dé 1 e tiquée entre 1935 et 1938 ; après l'échec de cette tentative (appelée Nep
dans les territoires vierges. 350.000 travailleurs sont deJ par IS, . c ar
K . et ·il ajoute : « Au cours du nouveau quinquennat, le parti d~vra des kolkhoses) une législation sévère est de nouveau appliquée et le
s~~s doute adresser plus d'une fois des appels semblables à la Jeu- travail forcé est légalisé et étendu. A chaque fois, les mesures prises
( 303) Les paysans de Sibérie seront donc dans une large engendrent de nouvelles difficultés, dont témoigne la stagnation de la
~:::r: d~~ ho~mes nouveaux ; ils ne travailleront pas un so~ auquel production.
ils sont attachés depuis leur enfance et que souvent leur~ ancet~:~~~! Les immenses progrès réalisés dans la mécanisation de l'agriculture
labouré ils ne seront pas liés les uns aux autres par les tens ~u . . •_ depuis quelques années ne peuvent qu'améliorer la situation agricole,
~e roximité dans le cadre du village, ils seront des mdtv~du~ mais les débats de 1950 et du xx• congrès attestent que la crise ne
~r!~~egmenf soumis à l'emprise étatique. N'est-ce pas dans ces rég•on::. peut être résolue par les seuls facteurs techniques : elle est essentielle-
nouvelles que les agrovilles de K. pourront se développer sans rencon- ment sociale.
trer l'opposition de populations enracinées dans leur sol ?
Le problème agricole tel que nous 1~ ~évèlent le dé~at de 1950 _et la M Toutes ces remarques ont déjà été form ulées par P. Chaulieu dans l'ar-
politique actuelle met en lumière les d1ff1cultés du rég1me. Une f~•s d~e ticle qu'il a consacré à c L'exploitation des paysans sous le capitalisme bureau-
cratique:., Socialisme ou Barlxlrie, n• 4, oct.-nov. 1949.
plus nous sommes en mesure d'apercevoir le dilemme qu'affronte a t-
186 LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 187

Dans cette perspective, on peut à bon droit se demander si les ré- m~nente ~u'elle entretient et les traits archaiques de son appareil écono-
formes préconisées par K. sont s~sceptibles d~ t~ansfo_rmer les do~né~s mtque, _ait été capable de rejoindre assez rapidement son niveau de
du problème agricole. L'exploitation des terntotres vterges de Stbéne productiOn de 1939 atteste assez cette accélération générale du progrès
et du Kazakhstan ne constitue en effet qu'un détour. dans le processus techniq~e.; celle-ci a ~éterminé partout un essor sans précédent de la
des relations de la paysannerie et de la bureaucratie. K. a renoncé à product~vlté et a fourm un champ de possibilités imprévu. Il n'en reste
démanteler les kolkhoses existants et à les refondre dans de nouvelles pa_s moms que les différents pays n'ont bénéficié de ce progrès qu'en
unités sous le contrôle de l'Etat ; sans préjuger de !:efficacité de_ cette ratson de leur structure propre. Le capitalisme d'Etat en U.R.S.S. et la
réforme il faut avouer qu'elle aurait sans doute susctt~ ~ne formtdabl_e pl~nifi_cation qu'il implique se sont révélés capables, du moins à un cer-
opposidon dans une période où la liquida~ion ~u stahn_Jsme ~pportatt t~m mveau de développement des forces productives, d'utiliser plus ef-
à tous les signes d'un climat nouveau de patx soctale. Mats, ~n _1 absen~e ficacement que le capital privé les ressources offertes par la technique 21.
de cette solution de force, aucune mesure positive_ ne paratt mterven~r Dans ~e cadre, nous l'avo~s amplement souligné, s'est opérée une trans-
dans le cadre des régions déjà exploitées. La direction se propose plutot formatiOn _des forces soctales en présence, un épanouissement de la
d'appliquer les méthodes étatiq~~s dans. un cadre neuf ou l'on pour.ra bureaucratie et un essor de la classe ouvrière que son nombre et sa
faire surgir les agrovilles ex mhtlo. Mats dans ce but el~e ~st amene~. culture désignent maintenant comme un grand prolétariat moderne · tes
dès le début, à imposer à certaines catégories de la soctéte un travatl réformes politiques récentes sont venues sanctionner cette évolution
forcé : des centaines de milliers d'hommes sont et sero~t envoyés da~s répondre aux conditions nouvelles créées par la maturité de la société:
de lointains territoires où les conditions de vie et ~e chmat sont parti~ Mais, ce que nous avons tenté de montrer, c'est qu'en raison même
culièrement arides pour construire une nouvelle agn~ulture. ~?e ceux-ct de ce changement - de l'expansion économique et de l'affermissement
soient appelés par K. « travailleurs d'élite ~ et « dtgne~ ?atlsseurs du des classes - de nouveaux problèmes sont nés qui rendent le fonction-
communisme» ne saurait dissimuler qu'il s'agi,t d'une .s~mstre déporta- nement des _institutions plus précaires, qui compliquent les relations en-
tion analogue à celles qui ont eu lieu pend~nt 1ère st~hmenn~. Au_ reste, tre les dommants et davantage encore les relations entre dominants et
la Pravda admoneste déjà la jeunesse QUI méconnatt les. btenfatts du dominés. Ces problèmes tiennent à l'essence du totalitarisme, mais tout
travail forcé et cherche à se dérober à ses nouveaux devmrs. En o~tr~, autant à l'essence de système d'exploitation moderne. En fait, ils com-
la mise en valeur de la Sibérie peut-elle ne pas_ réengendrer les, dtff~­ posent les expressions diverses d'une contradiction fondamentale car te
cultés rencontrées sur les anciens territoires? St, com~e nous 1en~e~­ totalitarisme n'est pas une forme accidentelle qui viendrait s'aj~uter à
gnent les vicissitudes de l'histoire de l'agriculture deputs l,a coll~ctl_v•­ la structure sociale capitaliste, il en est à nos yeux la forme achevée.
sation, la résistance paysanne découle au plus profo~d de 1 explott.a~JOn Pour mieux dire, le capitalisme bureaucratique n'a éliminé certains
bureaucratique et se développe c naturellement » grace aux con~ttlons vices du capitaliste bourgeois que pour réintroduire une autre série de
propres du travail ~grico~e •. l'avenir sibérien ne peut que reprodutre les vices qui témoignent de la contradiction permanente de la société d'ex-
difficultés du passe ukratmen. ploitation et la dénoncent avec une force accrue à tous les niveaux de
la vi~ sociale., Par e~emple, la planification a permis de supprimer un
Conclusion. certam type d anarchte dans la production et la concurrence aveugle des
intérêts privés, mais elle a réengendré un nouveau mode de rivalité en-
Crise ou stabilisation ? On aimerait pouvoir désigner par une for- tre les bureaucrates, une inertie des cadres dirigeants ; elle s'est réduite
mule simple la période inaugurée par le XX• congrè~. Mais toute no~re à une coordination superficielle des branches d'activité à une détermi-
analyse récuse un mode de définition qui prétend resumer la connats- nation globale du niveau de la production, elle s'est ;évélée incapable
sance de l'U.R.S.S. dans une courbe de santé. de mesurer les efforts de la collectivité à la dépense réelle du travail
humain et a interdit en conséquence de contrôler son fonctionnement
11 n'est pas contestable que d'immenses progrè~ tech~iques ont. é~é concret. Elle propose un modèle d'intégration de la production et de
réalisés en U.R.S.S. depuis la guerre. Et, pour avotr so~ltgné le~ dtfft- participation sociale inconnues dans les autres sociétés, mais elle est
cultés du régime nous avons fourni une image né_cessatrement ;ncom- condamnée à le contredire pour maintenir la domination du Capital sur
plète de l'évolution. Il est de fait que les destructions engen?r.ees par le Travail. Par ailleurs, l'idéologie totalitaire possède une efficacité
la guerre ont été comblées en un temps record, que les prévtswns les
plus optimistes ont été rapidement dépassé~s _par le ryth~e de la. re- . ~ Il est dou~eux qu'une comparaison objective des mérites respectifs des
construction, que l'U.R.S.S. se situe aujourd hUI dans certams domames regnl}es économiques. de I'!J.R.S.S. et des U.S.A. soit possible. Si l'U.R.S.S.
à un niveau très supérieur à celui de l'avant-guerre. ~ans aucun doute, témot~ne dans la pénode recente d'un développement ful~urant il reste qu'elle
Je formidable progrès technologique qui s'est produtt, dans le monde bénéficie, d'une part, de l'étendue des territoires inexploités dont elle dispose
d'autre part, et surtout, de son retard par rapport aux U.S.A. Au lieu d'avoir
entier à la suite de la guerre, a été un facteur décisif dans la recons- à passer par les étapes que parcourt le capitalisme bourgeois elle utilise les
tructi~n. Le fait que la France, malgré la crise sociale et politique per- dernières découvertes technologiques du pays le plus avancé. '
188 LE TOTALITARISME SANS STALINE LE TOTALITARISME SANS STALINE 189

nouvelle ; elle rend l'individu sensible, dans chaque domaine d'activité, 2


soul~ve~ les montagnes ~. Ainsi, dans le temps même où la bureau-
aux impératifs de la société entière et de son avenir historique, mais crabe ~ ef!orce de consoltder ses conquêtes, de définir en termes neufs
elle le prive en même temps de toute possibilité d'adhésion réelle à ces s~s obJectifs de cl~sse, elle est encore contrainte de se placer sous le
impératifs en imposant par contrainte la norme de l'appareil dominant. signe de la révolutiOn, d'invoquer celui qui incarna la lutte contre l'ex-
En regard des idéologies bourgeoises, elle est en un certain sens pro- ploitation et contre l'Etat despotique. Elle doit se dénoncer elle-même et
gressive puisqu'elle vise l'ouvrier en tant qu'être social et non, comme développer contre elle, par le mythe, une formidable puissance critique.
dans le cadre de l'industrie américaine en tant qu'individu panni d'au-
28
tres. Mais, ce faisant, elle développe, en le reconnaissant, un besoin Ce J?aradoxe échappe complètement à nos intellectuels progressistes
social qui se heurte plus fortement qu'en tout autre cadre aux besoins K. parle-t-Il d'un retour au léninisme ? C'est donc qu'on y revient Sartr~
~pprouve. Il se rengorge même. < Le XX• congrès du pC de l'UR. S s
particuliers de l'exploiteur. Bref, tous les efforts que déploie l'Etat 1~!-on dans f:e~ Temps modernes de mai 1956, p. 1619 -·a· marqué· 1~ fi~ de
totalitaire pour assurer un fonctionnement harmonieux de la société, 1 epoque. stahmenne et le reto!lr du communisme à ses principes. 11 justifie tous
pour susciter la créativité des hommes, se retournent contre lui, engen- ceux QUI, comme nous, sans nen tolérer des déviations du stalinisme refusaient
drent un péril parce qu'ils font dépendre toujours davantage de l'accord de rompre avec l'U.R.S.S. et le mouvement communiste:. '
des producteurs l'efficacité des règles de l'appareil dirigeant. Mais_ le . Décidément la foi aux allures tranquilles est rareme.nt exempte de jésui-
tisme. Dans 1~ XX• ~ongrès, le progessiste pourrait au moins apercevoir
paradoxe est qu'il ne peut se priver de ces efforts. Tout au contraire, Q!le!ques questwns. P<_>mt. .<Il a _marqu_é la fin de l'époque stalinienne:., nous
l'évolution de la production, la recherche d'une productivité accrue dans d1t-ll avec le sens socwlogJque a1gu QUI le caractérise et n'est-ce pas tout un'
tous les secteurs, le contraignent de plus en plus à obtenir 1~ partici- < le retour du co~~unisme a ses principes :.. Quel retou;? On mangera mieu~
pation des hommes à la planification. Déchiré entre cette ~x1gence_ et e_n U.R.S.S. (et d ailleurs, ~our longtemps encore, moins qu'en un pays capita-
hste moyen) ; les classes ~~~ées vont a_cql!érir plus largement voitures, réfrigé-
celle d'une direction autoritaire, le régime est alors condamne à susciter rateu_rs et P?Stes de téléviSIOn (dont JOUit depuis longtemps la bourgeoisie) .
la critique de ses propres méthodes, à dénoncer les principes de son certai!ls droits démocratiques ~eront dorénav~nt respectés (dans tes limite~
fonctionnement. Ainsi le voit-on se débattre dans un interminable pro- restremt~s q_ue nous avons S<_JUhgnées) ; la pohce ne tiendra plus te citoyen 3
cès : la bureaucratie s'accuse de bureaucratisme, combat les méfaits de sa merci (~1~n c;~ue les services de la Tchéka soient renforcés) ; un accusé
P<;n~r~a choiSir hbrement son_ avocat (mais ses droits exacts sont encore à
la centralisation, juge le parti séparé de la vie productive, inca?~ble defl!llr) ; ,ces p~og~ès sont m~onte~tablemen~ importants. Mais, s'ils témoi-
qu'elle est de reconnaître dans le dével~ppe~ent concret .ct~ ses activités gnaœn_t dun prm~tpe commumste, tl faudratt tout simplement conclure que
le reflet fidéle de sa propre nature. C est dire que le regime, plus que l~ régtme commumste est encor~ _loin ,en deçà du régime bourgeois. Par ailleurs,
tout autre, rend possible une expérience révolutionnaire des masses, 1aba~don de ,plus en, plus exphc1te. dune _perspe<;tive révolutionnaire à J'échelle
mondiale et IIdéaJ ~.une société hiérarchisée clauement affirmé dénoncent une
fondée sur la critique interne du totalitarisme. rup~ure avec le lémmsm~ J?lus complète qu'elle ne le fut au temps de Staline
Le retour au léninisme prêché par Khrouchtchev offre peut-être le tou1our~ pré?ccup~ de diSSimuler son nouveau visage sous les traits de l'idéo~
log1e revolutionnaire.
meilleur exemple de ce développement paradoxal_. Il introduit à premi~~e !'Jais, de <;ette rupture, le ~~ogres~iste des Temps modernes n'a cure. 11 a
vue une note discordante dans le langage réaliste des nouveaux dm- déc1d~ une f01s pour toutes qu 11 fall~ut en U.R_.S.S. croire les ~ens sur parole.
geants. Ceux-ci nous avons insisté sur ce point, dénoncent la « mysti- ~l.croJt donc K. avec la même perséverance qu'Il ne croit pas Eisenhower C'est
fication » du p~ssé dont le part' faisait sa principale ac~ivité ; ils en- ICI que la fo~ fait place au_ jésuitisme.. L~s Temps modernes ne p~uvent
se conte'}te~ d approuver K., 11 leur faut msmuer qu'ils pensaient la veille ce
gagent les militants à se tourner résolument vers les proble~es q~~ pose que celui-ci a pr?clamé le le!l~emain. K justifie c tous ceux qui sans rien
la marche de la production dans le présent; au surplus, Ils cnhquent tolérer des déviations _du stahmsme refusaient. de rompre avec l'U.R.S.S. et
si sévèrement Je fonctionnement du parti que celui-ci ne semble plus le mouvement commumste >. Quelle belle enseigne pour la revue, en vérité:
chargé d'aucune tâche spécifique dans la société. Alo_r,s qu'aux ye;•x d~ Sartre ou. le~ R~compenses de la vertu 1 Le communisme rejoint notre philo-
S?Phe QUI 1avait heureusement attendu sur le terrain du léninisme sans
Lénine Je parti préfigurait en quelque sorte la soc1eté commums~e a nen tolérer de ses écarts... Mais si le lecteur se demande comment s'est mani-
venir, qu'il dépassait la lutte économique subsistant dans la pénode fe~tée cette }ntolérance, s'il recherche les textes dans lesquels Sartre aurait pu
post-révolutionnaire, il est maintenant consid~ré comme un gr?~p.e g~1sser depu1~ 1953 u~e critique de la déviation stalinienne que découvrira-t-il ?
parmi les autres, aligné sur le barême capitaliste de la productivite, R1~n. Le régtme de 1 U.R.S.S. a été proprement <néantisé>, déviations com-
pn~··· E~ reva~che, _le lecteur trouvera un article de Marcel Péju qui a le
dont les militants sont rémunérés en proportion du rendement de leur ~énte ~e Juger mvraisemblable l'accuSfiti.on, mont~ contre Slansky mais qui
travail. Mais le langage réaliste ne peut suffire. L'appel à la coopé- s emplOie surtout. à démontrer. que celuJ-cJ s est fa1t le complice volontaire de
ration des masses exige un nouveau mode d'idéalisation de la réalité, son procès. Depuis, K. a exphqué autrement la technique des aveux : < battre
b,attre, encor.~ battre :.. Sans .a!fendre une autocritique de Péju sur ce point, or:
que peut offrir la participation au parti et le mythe r~nové de la ré~o­ s étonn~ de lmsolente hypocns1e !lvec laquell.e la rédac~on des Temps modernes
lution. Symbole de la démocratie révolutionnaire, Lémne se trouve _m- ~ fab~1q_ue après co_up d~ faux titres de résistance antistalinienne, alors qu'elle
vesti d'un pouvoir neuf ; sa légende doit cristalliser l'action. collech~~· s est d1shf!guée depuis trois ans par sa parfaite platitude à l'égard de la politique
< commumste :..
susciter une nouvelle adhésion à la tâche commune, promouvOir un mili- . _Du silence g~né de la veille sur le régime de l'U.R.S.S. à l'approbation
tantisme enthousiaste analogue à celui qui dans le passé permit de ma1se de Khrouchtchev, chacun jugera du chemin parcouru.
190 LE TOTALITARISME SANS STALINE

Ces contradictions ne signifient pas que le totalitarism~. en U.~.S·~·


soit nécessairement inviable. Des artifices comme ceux qu tmpro~tse a
direction du xx· congrès permettent précisé~ent de masquer ,tes ~~~~~;
atibilités de changer les termes des problemes affronté~, d assu
~ie et le développement du système. Ce qu'il faut tout~f~1s reconnattre:
A

c'est que ce système ne peut vivre que dans la con~r~dtchon, que centre IX
en permanence sur Je débat soc1a · 1. L'U ·R·S ·S·• d1s10ns-nous en . corn-
t
men ant ne peut plus apparaître comme un monde à par~, e11e pre~en e L'INSURRECTION HONGROISE *
une çfi ~re particulière du capitalisme. Nous pou:-rons a]ou_te~ mamte-
nant q~e les traits qui la singularisent sont a~sst ceux qu1 1exposent
plus que tout autre pays à la critique et à l'actwn des masses.
LA VERITE SUR DOUZE JOURS DE LUTTE

Que s'est-il exactement passé entre le 23 octobre et le 2 novembre ?


Nous essayerons de Je dire en nous appuyant presque exclusive-
ment sur les informations diffusées par la presse et la radio hongroise,
c'est-à-dire sans nous référer à des témoignages dont on peut contester
l'impartialité. La plupart des informations dont nous faisons usage ont
été publiées par la presse française, mais cette presse a fonctionné
comme presse bourgeoise. C'est-à-dire qu'elle a cherché à dissimuler ou
à minimiser l'action du prolétariat et qu'en revanche elle a mis au pre-
mier plan tout ce qui permettait de présenter l'insurrection comme un
soulèvement national. Toutes les revendications politiques et nationales
ont été soulignées et on a surtout parlé des combats que menaient les
« insurgés » en général, sans chercher à expliquer quelles étaient les
forces sociales en lutte. Ce n'est que dans la toute dernière période
qu'on a annoncé que des tendances très diverses se manifestaient. On
n'a mentionné qu'incidemment l'existence des conseils et leurs revendi-
cations. Grâce à cette manœuvre, la presse a complètement déformé les
traits de la révolution pendant la toute première période. Pendant les
trois premiers jours, en effet, les émissions de Radio-Budapest étaient
pour leur plus grande part consacrées à l'action des usines, celles des
· •· dans ce texte l'hypothèse de grèves en Union
Nous ne fats?ns qu evoqu~r des information précises ont été réunies sur les faubourgs de Budapest - Csepel, Rada Utca, Ganz, Lunz, Etoile
0
so~iétique._ Depms ~~ ré~~f~ ÜJS 2 et 56, tout particulièrement dans _les camps Rouge, jacques-Duclos - celles des grands centres industriels de pro-
greves qut Qon~ eu teu !te l'ensemble de documents publiés en françats : Samzz- vince - à Miskolc, Gyor, Szolnok, Pecs, Debrecen, etc.
de travail. u _on con~u osition communiste en U.R.S.S., Paris, 1969. D'aut~e
dat, 1. La votx de 1°f.P. . f des comités d'usine par Je pouvoir bolc_hevlk Les villes où, selon des informations de sources diverses, des mou-
part, nos propos ~ur evtc IOn . · résent L'article de D. Ltmon, vements insurrectionnels ont éclaté depuis la nuit du 23 au 24 octobre
pourraient être n&oureuse!"ent fon?~s a~ 1~ Revu~ internationale n•• 4 et 5, ont été, en dehors de Budapest :
«Lénine et le controle o~vner/, pub!~~ ~ 1967) donnait d'utiles i~formations.
1946 _(reprod. da_ns .«/~og~sht?n ~fhe BoÎshevik revolution and workers control Région de Borsod : Hongrie nord-orientale, aux confins de la
Deputs,_ on peut hre . . v~tc . ~ ol 22 n• 1 mars 1963 ; F. 1. Kapl~n, Tchécoslovaquie. Mines de charbons et aciéries parmi les plus impor-
in russtan mdustry :., Slavzc re~zew, v · . t' 1 bor' 1917 1920 · The formatzve tantes du pays, importantes centrales électriques. Centre de l'industrie
Bolshevik ideology agt8 ~h~ et~~tnt~~ sa;~~ B~lsheviks ~nd ~orkers' con!rol, chimique hongroise. Ville la plus importante : Miskolc, 100 000 habi-
years, New York, 1 • · ' «Les comités d'usme en Russ1e à
1~17-21, LondrReés,,19ti?O; Ain 7u~~rgae~l:~ n• 4 1967 (publié en russe en 1923). tants. Autre centre sidérurgique : Diosgyoer.
l'epoque de la vo u on :., ' . ' · · 1 d · forma- Région de Baranya : Hongrie méridionale, aux confins des fron-
Sur l'éliminat~on des oppositions et la : ~~~~s~~~n e~y~~1 co~rti~1s e{cJ~é dans tières yougoslaves, entre le Danube et la Drau. Mines de charbon, gise-
tians sont fourmes da~~ :~s o;vr;~~~k~ ci des~us dans le texte de Kollonta; ments d'uranium découverts il y a quelques années. Capitale : Pecs.
une note sur La contra ;c (10 ~ 3~ 1964) !'a Préface' de Cardan et les notes de
publié par qm ou Bar · n t, am
Sqc.,1accompagnen ! si qu~ dans le commentaire de S. Bricianer
Solidanty
(n• 36). • Socialisme ou Barbarie, n• 20, déc. 56- fév. 57.
192 L'INSURRECTION HONGROISE 1 L'INSURRECTION HONGROISE 193
Gyoer : Hongrie occidentale, sur le Danube, sur la route de Buda- ?é~ocratisation, la limitation de l'emprise russe étaient demandé
pest à Vienne. Ville industrielle, notamment la plus grosse usine de mststance, les crimes et les tares du régime étaient dénoncéeses a~l~c
matériel ferroviaire de Hongrie. qu~m~nt. Les événements de Pologne avaient porté à bi pu t-
Szeged : troisième ville de Hongrie. Région agricole, aux confins agttattOn. C'est cette situation . r son corn e cette
des frontières yougoslaves et roumaines. Importante université. majo~ité des ~c~dres moyens du q;~r~;~t~~~e s~~e:ni~i~~~: ~uit~, la grande
Szolnok : l'un des plus gros centres ferroviaires de Hongrie. Base trouves du cote des insurgés Mais en ~ s e ase se sont
tion se manifestait dans les ~sines. meme temps, une grande agita-
aérienne. Passage de la ligne de chemin de fer en direction de Moscou.
De ces émission il ressortait qu'à l'exception de Budapest où dès 1
le début l'ensemble de la population s'était soulevé, le combat révolu- ma~~~t ~e;~~~o~~~~i~~r::~~!e~o l'organ.e d~ parti 1~ signalait et de-
tionnaire reposait exclusivement sur les ouvriers d'usine : ceux-ci for- ment dut ainsi promettre à cette ur. apatser es ouvn_ers. Le gouverne-
maient partout des « conseils», partout formulaient des revendications masses serait relevé de 2S % t epoque,, qu~ _le mveau de vie des
révolutionnaires, partout s'emparaient d'armes, en plusieurs endroits se (qui équivalait à une retenu: dee alnOn~cer llabolthlo~ de l'emprunt forcé
, . ;o sur es sa atres) Les
battaient avec acharnement. n avatent pourtant pas suffi . elles étaient d' 11 t. promesses
On sait que tout a commencé le 23 octobre par une manifestation de légalisation de la semaine de' 46 heure (h at eurs empérées par la
solidarité à l'égard des Polonais, organisée par le cercle Petoefi, c'est- projet précédent avait prévu 42 heures sDe ~~~~~s n~rm~~es), ,alors q~'un
à-dire par les étudiants et les intellectuels. Cette manifestation, d'abord étaient décidés à ne pas se contenter .d 1 a?t res, _es ouvners
interdite, puis autorisée au dernier moment par le gouvernement, fut ~aient plus des cadences de production ~m~~~~e~;;~~ttes ; tls ne vou-
rejointe par des masses d'ouvriers et d'employés qui avaient quitté le~ tls ne voulaient plus des ordres d . e gouvernement :
usines et les bureaux. Elle se développa dans l'ensemble pacifiquement.
Mais, dans la soirée, un discours de Geroe mit le feu aux poudres. ~;~;ti~ ~~a~~t:: ;,~~sih!~7~~~enq~~c1~:;1~ftie~: :~~f~~~ itn:t~,:~~i~~~
Alors qu'ils s'attendaient à d'importantes concessions de la part du polthques se trouvaient chaque jour discrédités pa~e~~~s lsynd~aux et
gouvernement, les manifestants s'entendirent dire que l'amitié de la presse des méfaits du régime Rakosi auxquels ils avaient aa~~~rte~~~ la
Hongrie pour l'U.R.S.S. était indéfectible, que les éléments troubles qui Les ouvriers qui étaient dans la rue le 23 octobre n'ét · t
voulaient créer de l'agitation seraient matés et que le comité central ment venus réclamer le retour de Na . 1 . aten pas seule-
n'avait pas l'entention de se réunir avant le 31 octobre, soit huit jours Leur attitude peut être résumée par 1~dé~l~r~~~~n~.~~t~: c~oset en tête.
des grandes usines_ Csepel, publiée deux jours plus tôt pa;;~~:g~~~n~~r
plus tard. A la suite de Geroe, Nagy prodigua quelques bonnes paroles
et un appel au calme. Les manifestants ressentirent le discours de
Jeunesses commu?tstes : « jusqu'à présent nous n'avons . s
Geroe comme une provocation. Une colonne de manifestants se dirigea
vers la Radio et chercha à y pénétrer pour que soient diffusées leurs ~vous avons appns pendant ces tem~s tragiques à être sd~~~ie~~ ~o~
revendications : « La radio ment ! Nous voulons faire connaître ce que ancer à pas de loup. Soyez tranqutlles, nous parlerons aussi. :.
nous voulons. » La police de sécurité tira alors sur les manifestants - Dans la nuit du 23 au 24 1 0 r1 .
et à partir de ce moment-là les combats se propagent dans la ville. l~s manifedstants. Mais les s~ld~t~ h ~~g~~i;é~~:!~n~~t:~:n~!e~ ~~er dsur
Quelques heures plus tard, Geroe, affolé, appelle Nagy au Gouverne- mer~, et ans les casernes, ils fournissent eux-mêm s er-
ment, mais cela ne modifie en rien l'attitude des insurgés, qui mettent mantfesttants, ou n'opposent aucune résistance lor:~u~esce~';~~ a,ux
en avant des revendications de fond, et ne se contentent pas d'un chan- emparen . Des ouvriers des arsenaux t - t sen
gement de personnes. distribuent. Le lendemain a lieu notamme:fpor ent ddes ar~es et les
le parlement ou' 1· nterv· t une gran e batatlle devant
Le discours de Geroe mit donc le feu aux poudres. Mais il serait tennen , annonce Radio-B d t
risqué de penser que les manifestants seraient sagement rentrés chez soviétiques et des avions 11 n'y a p d d t u apes , les chars
· • as e ou e sur le rôle · t
eux si l'on avait bien voulu leur annoncer le retour immédiat de Nagy 1es ouvners ce mercredi 24 . ils se batte t h que JOUen
les ouvriers des usines Cse ~1 . n, avec ac arnement. Ce sont
comité central de l'insurre~tion:u~~o~~a~ 1:~~nt-garde et qui c_réent le
au pouvoir. Il y avait très longtemps qu'une extraordinaire effervescence
régnait à Budapest. Et nous ne pensons pas seulement aux manifesta-
tions du cercle Petoefi où d'importants meetings avaient dénoncé tou- les ouvriers révolutionnaires » appelle à 1 téè par éc lées étudtants et
. 1 d' . . a gr ve g n raie Le même
jours plus violemment la politique du gouvernement et le rôle de JOUr, a ra 10 offtctelle annonce que des troubles ont écl té . .
l'U.R.S.S. Nous ne pensons pas seulement, non plus, à l'extraordinaire ~ans les usines ; elle diffuse constamment des ~ en pr?vmce
climat qu'avaient suscité les funérailles de Rajk, puis celles d'anciens et~t de manifestations survenues dans les centre~o%~un~q·u~s qut font
membres du parti et d'anciens officiers dont les masses avaient appris gr~e. Le soir, elle annonce que le calme est reven us ne ~ de Hon-
quelquefois en même temps la liquidation et la réhabilitation. Un fort pnses de province et elle appelle instamment les ~ da!ls c~tames entre-
courant d'opposition grandissait depuis des mois au sein du parti ; la travail le lendemain matin Le J·eudi 1 uvners reprendre le
. ' e gouvernement donne l'ordre de

·~
194 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 195

nouveau aux ouvriers et aux fonctionnaires de reprendre le travail, ce geoi~ie de Budapest, mais en même temps elle incite ces couches à s'en-
qui atteste que la grève continue. hardir, à formuler leurs propres revendications et à venir sur le devant
de la scè~e,. alors que jusqu'à présent le combat révolutionnaire avait
A plusieurs reprises, le gouvernement se croit maître de la situation reposé prmc1palement sur le prolétariat.
et le dit. C'est qu'il ne comprend pas exactement ce qui se passe dans
le pays entier : des comités ouvriers se constituent un peu partout, mais Plaçons-nous maintenant à la date du samedi 27 octobre et avant
Je plus souvent ils expriment leur confiance à Nagy ; la grève est géné- de rec~ercher c?mment évolue la révolution, considérons ce que fut l'in-
rale, mais elle n'est pas dirigée contre Nagy. Par exemple, le conseil surrection ouvnère durant les quatre premiers jours.
révolutionnaire de Miskolc, qui joue très vite un rôle de premier plan, Le conseil de Miskolc nous servira d'exemple.
demande le 25 « un gouvernement où soient placés des communistes Ce consei~ a été for'!lé dès le .24. Il a été élu démocratiquement par
dévoués au principe de l'internationalisme prolétarien, qui soit avant t?us les. ~uvners des usmes de Miskolc, indépendamment de toute posi-
tout hongrois et respecte nos traditions nationales et notre passé mil- tion politique. Il a ordonné aussitôt la grève générale, sauf dans trois
lénaire». secteurs : I.es transports, l'énergie électrique et les hôpitaux. Ces me-
Les conseils peuplent la Hongrie, leur pouvoir devient dès jeudi le sures t~mmgnent .de_ son souci de gouverner la région et d'assurer à la
seul pouvoir réel en dehors de l'armée russe. Mercredi, le gouvernement population le mam.hen des services publics. Très tôt également (le 24
manie tout à tour la menace et la prière. Tour à tour il annonce que ou le 25), le con~ell a ~nvoyé une délégation à Budapest pour prendre
les insurgés seront écrasés et leur propose de rendre les armes en contact av~c les ms~rges de la capitale, leur apporter Je soutien actif
échange d'une amnistie. Mais, à partir de jeudi après-midi, il s'avère de la pro~mce et agir de concert avec eux. Il publie un programme en
qu'il est impossible de faire quoique ce soit contre la grève générale et quatre pomts :
les conseils. Entre trois et quatre heures de l'après-midi, Nagy et Kadar - Retrait immédiat de toutes les troupes soviétiques ;
promettent qu'ils vont négocier le départ des Russes ; le soir le Front
populaire patriotique déclare à la radio : « Le gouvernement sait que - Formation d'un nouveau gouvernement ;
les insurgés sont de bonne foi.» L'organe du P.C. hongrois, Szabad - Reconnaissance du droit de grève ;
Nep, a déjà reconnu le même jour que le mouvement n'est pas seule-
ment l'œuvre de contre-révolutionnaires, mais qu'il est aussi « l'expres- - Amnistie générale pour les insurgés.
sion de l'amertume et du mécontentement de la classe ouvrière». Cette
reconnaissance partielle de l'insurrection a été, comme on le voit, dé- . ~ur le plAan politique, le conseil a nettement défini sa position le
passée par les événements en quelques heures et c'est l'ensemble de Jeudi 25. Grace à la radio dont il s'est emparé, celle-ci a été aussitôt
J'insurrection que le gouvernement est contraint de légitimer. Le lende- connu~. dans ~a H?ngrie entière. Nous l'avons déjà rapporté: il est
main matin, le commandant des forces de l'ordre s'adresse par la radio P?Ur 1 mterna~wnah~me prolétarien et simultanément pour un commu-
aux insurgés en les appelant «jeunes patriotes». msme hongrms. natiOnal. L'associ~ti~n des deux idées peut paraître
confuse du P?mt de vue des pnnc1pes communistes. Dans tes cir-
II y a donc jeudi une espèce de tournant. Il semble que l'insurrection con~tances pres~ntes, ,elle. est parfaitement compréhensible. Le conseil
ait vaincu, que le gouvernement cède. Et Nagy sanctionne ce change- e~t mternahonahs.te, c est-a-dire qu'il est prêt à lutter avec les commu-
ment en réformant le gouvernement ; il appelle à collaborer avec lui m~!es et les ouvners du monde entier, mais il est national, c'est-à-dire
Bela Kovacs, ancien secrétaire du parti des petits propriétaires, empri- qu 11 r~fuse toute sujetion à l'U.R.S.S. et demande que Je communismo
sonné par les Russes pour «espionnage» et Zoltan Tildy, du même hongrois soit libre de se développer comme il l'entend. ...
parti, ancien président de la République, au. le~demain de la g~erre:
Cette transformation gouvernementale est tres etonnante. Elle v1se a Par aille~~s •. le conseil n'est pas opposé à Nagy. 11 propose un gou-
vernement dmge par celui-ci. Cela ne l'empêche pas de faire Je contraire
satisfaire l'opinion puisqu'elle montre que le parti communiste est prêt
à collaborer désormais avec d'autres partis ; en même temps, Nagy de ce que demande Nagy. Au moment où celui-ci supplie les insurgés
donne des gages de son hostilité aux Russes, car il n'y a pas de doute de dépo~er les arm.es et pl.us particulièrement les ouvriers de reprendre
que ses nouveaux collaborateurs, persécutés récemment par Moscou, le travail, le consell de Miskolc forme des milices ouvrières maintient
l'aideront à exiger de nouvelles relations avec l'U.R.S.S. Mais cette ré- et étend la grève e~ s'organise comme un gouvernement loc~! indépen-
forme ne satisfait pas les conseils ouvriers : ceux-ci demandent bien damment du pouvmr cen!~al. ~ n'est pas seulement parce qu'il veut
l'indépendance nationale et la démocratie, mais ils ne veulent pas de chasse.r les Russes et qu Il vmt Nagy leur prisonnier. 11 n'est prêt à
politiciens réactionnaires qui, au su~plus, ont déjà c?llaboré .ave.c les s~ut~mr Nagy que si celui-ci applique le programme révolutionnaire
Russes. Le retour au pouvoir des anciens leaders «petits propnéta1res » Ams.I, quand N~gy. fait .entrer au gouvernement les représentants d~
satisfait probablement une partie de la paysannerie et la petite baur- part1 des propnéta1res, 11 réagit vigoureusement. Dans un c commu-
196 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 197
niqué extraordinaire:. diffusé par sa radio le samedi 27 à .21 h. 30, le à constituer à la fin de la première semaine révolutionnaire une répu-
conseil déclare notamment qu'il c a pris en main le pouvmr dans tout blique des Conseils.
le comitat de Borsod. Il condamne sévèrement tous ceux qui qualifient
notre combat de combat contre la volonté et le pouvoir du peuple. Nous Sur la base de telles informations, l'image qu'a composé la presse
avons confiance en Imre Nagy, ajoute-t-il, mais nous ne sommes pas bourgeoise d'une simple participation ouvrière à un soulèvement natio-
d'accord avec la composition de son gouvernement. Tous ces politiciens nal est évidemment artificielle. Répétons-le : on était en présence de la
qui se sont vendus aux Soviets ne doivent pas avoir leur place dans le première phase d'une révolution prolétarienne.
gouvernement. Paix, Liberté et Indépendance». Quels étaient les objectifs de cette révolution ?
Cette dernière déclaration met bien en relief aussi l'activité du con- Nous les connaissons par une résolution des syndicats hongrois pu-
seil qui, nous venons de le dire, se comporte ~omme un gouvernement bliée le vendredi 26, c'est-à-dire trois jours après le déclencheme~t de
autonome. Le jour même où il prend le pouvo1r dans tout le dépa~te­ l'insurrection. Elle contient toute une série de revendications d'une im-
ment de Borsod, il dissout les organismes qui sont la tra.ce du rég~me mense portée.
précédent, c'est-à-dire toutes les organisations du par~1 commumste
(cette mesure est annoncée le dimanche matin par sa radiO). II annonce
aussi que les paysans du département ont chassé les responsables des 1° Que la lutte cesse, qu'une amnistie soit annoncée et que des
kolkhoses et procédé à une redistribution de la terre. négociations soient entreprises avec les délégués de la jeunesse ;
Le lendemain, enfin, Radio-Miskolc diffusera un appel demandant
2o Qu'~n large gouvernement soit constitué, avec Imre Nagy
aux conseil ouvriers de toutes les villes de province « de coordonner comme président, et comprenant des représentants des syndicats et de
leurs efforts en vue de créer un seul et unique puissant mouvement». la jeunesse. Que la situation économique du pays soit exposée en toute
Ce que nous venons de rapporter suffit à,.montrer. que s'est mani- franchise;
festé dès le lendemain du déclenchement de 1 msurrechon de B~dapest
3o Qu'une aide soit accordée aux personnes blessées dans les luttes
un mouvement prolétarien qui a trouvé d'emblée sa juste .expression par tragiques qui viennent de se dérouler et aux familles des victimes ;
la création des conseils et qui a constitué le seul pouvoir réel ~n pr~­
vince. A Gyoer, à Pecs, dans la plupart des grandes ~~tr.es v1lles, ~1 4o Que la police et l'armée soient renforcées pour maintenir l'ordre
semble que la situation ait été la même qu'à Miskolc. C et~1t .le conse.'l par une garde nationale composée d'ouvriers et de jeunes ;
ouvrier qui dirigeait tout ; il armait les combattants, orgams.alt le ravi- 5o Qu'une organisation de la jeunesse ouvrière soit constituée avec
taillement, présentait des revendications politiques et éc?nom1~ue~. Pen.- l'appui des syndicats ;
dant ce temps, le gouvernement de Buda~est. ne represen.talt r.1en ; 11
s'agitait, lançait des communiqués contrad1ctmres, menaça1t, PUI~ sup- • ~o Que le nouveau ~ouvernement engage immédiatement des négo-
pliait les ouvriers de déposer les armes et de reprendre le trava1l. Son Clatwns en vue du retra1t des troupes soviétiques du territoire hongrois.
autorité était nulle. Sur le plan économique :
En face des conseil il n'y J.vait que les troupes russes, et encore,
dans certaines régions, il semble bien qu'elle ne ~e soient pas battues. 1o Constitution de conseils d'ouvriers dans toutes les usines ;
Dans le département de Miskolc, notamment, on ~1gnala que les trou~:s 2o Instauration d'une direction ouvrière. Transformation radicale
étaient dans l'expectative et qu'en plusieurs occas.wns ?es soldats s?v:le- du système de planification et de la direction de l'économie exercée par
tiques fraternisaient. Des faits analogues sont s1gnales dans la reg1on l'Etat. Rajustement des salaires, augmentation immédiate de 15 % des
de Gyor. salaires inférieurs à 800 forint et de lO % pour les salaires de moins
Nous ne connaissons pas précisément toutes les revendi.cations for- de 1 500 forint. Etablissement d'un plafond de 3 500 forint pour les
mulées par ces conseils. Mais nous avons l'exemple du conseJI de Szegel: traitements mensuels. Suppression des normes de production, sauf dans
Selon un correspondant yougoslave du journal Vj~snik de Zag.reb qm les usines où les conseils d'ouvriers en demanderaient le maintien. Sup-
se trouvait dans cette ville, le 28 octobre a eu heu un~ r~umon des pression de l'impôt de 4 % payé par les célibataires et les familles sans
représentants des conseils ouvriers de Sze.ged ; les reve~~1catwns, ado~­ enfants. Majoration des retraites les plus faibles. Augmentation du taux
tées ont été : le remplacement des autorites locales stahmennes, 1 apph- des allocations familiales. Accélération de la construction de logements
cation de l'autogestion ouvrière et le départ des troupes russes. par l'Etat;
11 est tout a fait extraordinaire de remarquer que les conseil nés 3o Les syndicats demandent en outre que soit tenue la promesse
spontanément dans des régions différentes, partiellement isolés par. les faite par Imre Nagy d'engager des négociations avec les gouverne-
armées russes, aient immédiatement cherché à se fédérer. Ils tenda~ent ments de l'U.R.S.S. et des autres pays en vue d'établir des relations
198 L'INSURRECTION HONGROISE L 'INSURRECTION HONOROISE 199

économiques donnant aux parties des avantages réciproques sur la base raient rien gagné encore si dans leur vie de tous les jours, dans leur
du principe de l'égalité. travail, ils demeuraient de simples exécutants qu'un appareil dirigeant
11 est dit en conclusion que les syndicats hongrois devront fonction- commande, comme il commande aux machines. Les conseils eux-mêmes
ner comme avant 1948, et devront changer leur appellation et s'appeler seraient finalement dépourvus d'efficacité et destinés à dépérir s'ils ne
désormais c syndicats libres hongrois». comprenaient pas que leur tâche est de prendre en main l'organisation
de la production.
Cette liste de revendications est signée par la présidence du conseil
des syndicats hongrois, mais il n'y a pas de doute qu'elle reprend et De .ceci les ouvriers hongr.ois étaient conscients. Et c'est ce qui
systématise les revendications émises par les divers conseils ouvriers. donne a leur programme une 1mmense portée. Ils en étaient d'autant
P.lus .cons~ients qu~ le régime .stalinien, tout en leur refusant une parti-
Considérons de près ces revendications. Assurément, elles ne consti- Cipation a la geshon des usmes, n'avait cessé de proclamer que les
tuent pas un p rogramme socialiste maximum. Car un tel programme ouvriers éta~ent les .v~ais pr~priétai res de leurs entreprises. En quelque
aurait pour premier point le gouvernement des représentants des con- sorte, le rég1me stahmen ava1t contribué sur ce point à son propre ren-
seils appuyé sur les milices ouvrières. Peut-être était-ce là ce que sou- versement, car il avait permis aux ouvriers de comprendre une chose
haitaient de nombreux ouvriers, déjà très en avance sur les déclara- plus clairement que partout ailleurs : c'est que l'exploitation ne vient
tions des c sommets :.. Peut-être pas. Nous n'en savons rien. De toutes pas de la présence de capitalistes privés, mais plus généralement de la
manières, ce qu'on peut consid~rer comme th~oriquement j.uste n'est division dans les usines entre ceux qui décident de tout et ceux qui n'ont
pas nécessairement ce que pensent et ce que d1sent ceux qu1 son.t . en- qu'à obéir.
gagés dans une révolution et qui sont placés dans des cond1hons
Le programme des syndicats s'attaque donc à cette question qui est
déterminées. fondamentalement révolutionnaire : Il demande dans le même paragra-
T el quel, le programme des syndicats va très loin. D'une p:.rt, il phe « l'instauration d'une dire<:tion ouvrière et la transformation radi-
demande que Nagy gouverne avec les représentants de la jeunesse et cale du système de planification et de la direction de l'économie exercée
ceux des syndicats. Or la jeunesse a été à l'avant-garde de la révolu- par l'Etat :.. Comment cette transformation radicale s'effectuera-t-elle?
tion ; d'autre part, les syndicats doivent être transformés, devenir des Comment les ouvriers réussiront-ils au travers de leur direction à parti-
syndicats libres, de véritables représentants de la classe ; leurs organis- ciper à la planification ? Cela n'est pas dit. Cela ne pouvait d'ailleurs
mes doivent être démocratiquement élus. La demande revient donc à être dit, trois jours après l'insurrection, dans le feu de la lutte encore,
exiger un go uvern~ment révolutionnaire. et dans un document qui ne pouvait affirmer que des p rincipes. Mais si
En second lieu, le programme prévoit l'armement permanent d'ou- la revendication est encore mal définie, son esprit ne fait pas de doute :
les ouvriers ne veulent plus que s'élabore indépendamment d'eux le
vriers et de jeunes qui, avec l'armée et la police, seront le soutien du
plan de production, ils ne veulent plus que ce soit une bureaucratie
gouvernement. d'Etat qui envoie les ordres. Cela les intéresse au plus haut point de
En outre et ce point est essentiel, la résolution demande la consti- sav~ir ce que la. direction décide à l'échelle nationale, comment la pro-
tution de co'nseils dans toutes les usines. Cela prouve que les ouvriers ductiOn sera onentée, dans quelles branches on projette de faire les
voient dans leurs organismes autonomes un pouvoir qui a une signifi- plus grands efforts et pourquoi ; quel volume doit être atteint dans les
cation universelle ; ils ne le disent pas, ils n'ont peut-être pas conscience divers secteurs ; quelle est la répercussion de ces objectifs sur leur
de ce qui leur sera possible de faire, mais ils tendent à une sorte de niveau de vie, sur la durée de la semaine de t ravail, sur le rythme de
république des Conseils. Il ne sont pas du tout disposés à s'en remettre travail que cela imposera.
au gouvernement du soin de décider de tout e.n leu;. nom! .mais veulent Si l'on poursuit attentivement l'examen du paragraphe c économi-
au contraire consolider et étendre le pouvo1r qu 1ls detiennent eux- que ~ du programme, on s'a perçoit enfin que les ouvriers ne s'arrêtent
mêmes dans la société. pas à des revendications de principe ; Ils font une demande très précise
Mais ce qui prouve la maturité révolutionnaire du mouvement, ce et qui a immédiatement une répercussion formidable sur l'organisation
sont les revendications propres à l'organisation de la production. Ces de la production dans les usines : ils exigent la suppression des normes
revendications échappent évidemment à l'intelligence du journaliste de production, sauf dans les usines où les conseils en demanderaient le
bourgeois, car celui-ci ne voit que ce qui se ~~sse à la surfa~ des maintien. Cela revient à dire que les ouvriers doivent être libres d'orga-
choses c'est-à-dire sur le plan étroitement poltt1que. Or, ce qui dans niser leur travail comme ils l'entendent. Ils veulent mettre à la porte
la réaiité décide de la lutte des forces sociales, ce sont les relations toute la bureaucratie, depuis les agents d'études jusqu'aux chronos qui
qui existent au sein de la production, au cœur des entreprises. veulent aligner le travail humain sur le travail de la machine et qui, de
Les ouvriers pourraient bien avoir au gouvernement des hommes en plus en plus, alignent le travail des machines sur tes cadences folles
qui ils ont confiance et qui sont animés d'excellentes intentions, ils n'au- imposées au travail humain, quitte à faire sauter les machines.
200 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 201
Ils n'excluent pas que dans certains cas des normes doivent être
maintenues, mais ils spécifient que ce sont les ouvriers qui, à travers
leur Conseil, sont seuls qualifiés pour en décider. Diversité des forces sociales en lutte.
De toute évidence, cette revendication pose les premiers jalons d'un Mots d'ordre démocratiques et nationaux.
programme gestionnaire et si la situation lui avait permis de se déve-
lopper elle ne pouvait que conduire à ce programme. Et, en effet, on ne Reprenons le film des événements au moment où nous l'avions inter-
peut pas séparer l'organisation du travail des hommes de celle de la rompu. N.ous .avons dit qu'à partir du jeudi 25 s'opère un tournant
production en général. Les directeurs d'entreprise n'ont jamais toléré dans la ~1tuation .. Le gouvernement reconnaît d'abord le bien-fondé de
une telle dissociation et ne le peuvent effectivement pas car tout se la lutte msurrectionn~lle ; il promet qu'il négociera bientôt le départ
tient dans l'usine moderne. Le jour où les hommes décident de la con- des . troupes .r.us~es ; 11 donne des portefeuilles à des non-communistes
duite de leur travail, ils sont amenés à envisager tous les problèmes de (petits p~opneta1res). Sur cette base, il se croit en mesure de demander
l'entreprise. que les I~surgés déposent définitivement les armes. Pourtant les com-
Finalement, détachons du programme des syndicats les revendica- b~t~ contmuent. .A Budapest, la bataille fait rage au début de l'après-
tions de salaire. Ce qui est très caractéristique, c'est qu'elle visent à midi du vendredi 26 contre les chars soviétiques. Le gouvernement ne
resserrer l'éventail des salaires, c'est-à-dire à combattre la hiérarchie : co.mp~end pas cette situation : il pense que ses concessions sont déjà
15 % au-dessous de 800 forints, 10 % entre 8 et 1 500, un plafond de tres 1mportant~s et surtout il est persuadé que les conseils ouvriers
3 500. Or la hiérarchie est l'arme des staliniens comme des capitalistes, v_ont le soutemr car, répétons-le, ceux-ci proclament qu'ils ont con-
parce qu'elle leur permet, d'une pa~t, d~ co~stitue~ une couche pr~v~­ fiance en Nagy. Un ultimatum est donc lancé pour que les armes soient
légiée qui est un soutien pour le régime etabli et, d autre paT!, ~e divi- déposées ~e vendridi 26 avant 22 heures. Le lendemain matin la lutte
ser les travailleurs, de les isoler les uns des autres en multiphant les se poursuit et la radio officielle soutient que ceux qui contitu~nt de se
niveaux de rémunération. La lutte contre la hiérarchie est aujourd'hui battre sont des «bandits» et seront traités comme tels. Les insurgés
fondamentale pour les ouvriers du monde entier, qu'ils travaillent à sont de nouveau considérés comme des c agents de l'Occident ».
Budapest, à Billancourt, à Detroit ou à Manchester, et on la voit effec- D~vant l'amp~eur ~es combats qui reprennent (c'est notamment dans
tivement passer au premier plan chaque fois qu'aux Etats-Unis, en la nwt de same~1 à dimanche que la prison de Budapest est attaquée et
Angleterre ou en France une grève sauvage éclate, indépendamment des que sont exécutes les deux Farkas, chefs policiers du régime de Rakosi
syndicats. Cette lutte devient d'autant plus claire pour les ouvriers ~ue et responsables d'une série de crimes), devant l'extension des conseils
le développement technique tend à niveler de plus en plus les emplms : révolutionnaires qui se multiplient en province et englobent maintenant
j'extrême différenciation des salaires apparaît ainsi absurde du point toutes les couches de la population, le gouvernement est amené de nou-
de vue de la logique de la production et justifiable seulement par les vea~ à ~éder. La situation est, semble-t-il, très confuse le dimanche
avantages politico-sociaux qu'en retire l'appareil dirigeant. matm. D une p~rt, des négociations avec des représentants étudiants à
Dans l'appel que lancera quelques jours plus tard (le 2 novembre) Budapest ~boutissen_t ~ un armistice, d'autre part, les combats persis-
le Conseil national des syndicats hongrois, il sera demandé un nouveau tent _malgr~ cet. armistice. Le plus probable est que certaines fractions
:jystème de salaires, c'est-à-dire sans aucun doute une refonte des caté- des msurges qu1 sont .à court d'armes ou de munitions ou qui se trou-
gories artificiellement multipliées par le régime précédent. v~nt dans .une m~u~a1s~ posture acceptent la négociation, tandis que
d autres, reapprovisionnes en armes par les soldats, poursuivent ou
Quelle est l'image que composent ces premiers jours de lutte? La reprennent le combat.
population, dans son ensemble, s'est soulevée et a c.~erché à bal~yer le T.oujours est-il que l'après-midi du dimanche 28 amène une seconde
fégime fondé sur la dictature du P.C. La classe ouvnere a été à 1 avant- retraite gouvernementale, qui est en même temps une capitulation russe.
garde de ce combat. Elle ne s'est pas ~iss?ute ~a~~ le « mouvement Entre 12 et 13 heures, Nagy annonce qu'il a ordonné à ses troupes de
national ». Elle est apparue avec des obJectifs specifiques : cesser le !eu. A 15 heures, Radio-Budapest déclare : « Bientôt le combat
1• Les ouvriers ont organisé spontanément leur pouvoir propre, les prendra fm. Les armes se sont tues. La ville est silencieuse. Silence de
conseils auxquels ils ont d'emblée cherché à donner la plus grande mor~. _Il convient de réfléchir aux mobiles de ce meurtre atroce, dont le
extensi;n possible ; 2" ils ont constitué avec une rapidité inouïe une stallmsme et la démence sanguinaire de Rakosi sont les causes véri-
puissance militaire qui a été capable de faire reculer dans. certains .c~s, ta?les ~·.A 16 h. 30, Nagy déclare que les troupes russes vont se retirer
de neutraliser dans d'autres, les troupes russes et leurs blindés; 3 Ils « Immediatement :..
se sont attaqués à la racine même de l'exploitation en présentant. des En fait, on le sait, les Russes n'évacuent pas Budapest. Ils attendent
revendications qui avaient pour effet de changer complètement la Situa- soi-disant, que les insurgés déposent les armes. Ceux-ci de Jeur côté
tion des ouvriers dans le cadre même des entreprises. refusent de les rendre et son encouragés par les conseils de Gyor et de
202 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 203
Miskolc : les combats reprennent. Ce n'est que mardi soir qu'on paraît et nationales. Or ces revendications ont aussi une profonde résonnance
assuré du départ des Russes, qui est confirmé officiellement par Radio- dans la cl_as~e ouvrière, c~u elles constituent une démolition de l'ancien
Moscou. Etat ~ot~htatr~. ~es ouvne~s sont pour l'indépendance de la Hongrie
Nous n'avons plus maintenant besoin de suivre le cours des événe- fa:e a 1e~plottatton russe, tls sont pour l'abolition du régime du parti
ments d'aussi près et nous pouvons survoler la seconde semaine révo- umque ~ut s'est confond~ avec la dictature stalinienne ; ils sont pour
lutionnaire pour en dégager les traits principaux. Mais, pour compren- ~a ltberte de la presse qut donne aux opposants le droit de s'exprimer .
dre l'évolution du mouvement révolutionnaire, il nous faut d'abord noter tls sont mê~e pour les élections_ I_ibres qui constituent à leurs yeux u~
ce qui se passe sur le plan gouvernemental, sur le plan politique géné- moyen de bnser le monopole poltttque du parti « communiste».
ral et sur le plan militaire. ,. Une cert~ine, unanimité dans l'euphorie de la victoire peut donc
- Sur le plan gouvernemental, Nagy fait toute une série de conces- s msta~rer : tl n en reste pas moins qu'elle va de pair avec une certaine
confus tOn.
sions qui, en un sens, ont un caractère démocratique, en un autre sens
revalorisent les forces petites-bourgeoises. Successivement, il annonce Cette confusion est accrue par la menace que fait peser J'armée
la fin du régime du parti unique (mardi 30) et le retour à un gouver- russe, car tout le monde est obligé de brandir en même temps Je dra-
nement de coalition national analogue à celui de 1946; il promet des peau de l'indépendance nationale.
élections libres au suffrage universel ; il fonde un nouveau parti, le Et cette confusion est aussi entretenue par la politique de Nagy qui
parti socialiste ouvrier ; il projette un statut de neutralité pour la Hon- tout en reconnaissant les organismes autonomes de la classe ouvrièr~
grie et la dénonciation du pacte de Varsovie ; il crée ~n nouve~u et en s_e déclarant décidé à s'appuyer dessus, ne fait en réalité des
gouvernement où les communistes n'ont que deux portefeutlles, tandts concessiOns qu'à la droite.
que les autres sièges (à J'except!on d'un qui est accordé _à un repré-
On aura_ une idée du flottement de la situation politique en se repor-
sentant du nouveau parti Petoefl) sont partagés entre nationaux pay- tant une fot~ ~e plu~ à l'activité du conseil de Miskolc. Dès Je diman-
sans, petits propriétaires et sociaux-démocrates. che 29, celut-ct publte un programme qu'il soumet au conseil de Gyor
- Sur le plan politique, les anciens partis se reconstituent rapide- de Pecs, de Debreczen, de Szekesfehevar, de Nyiregyhaza de Szolnok'
ment : en province, des sections des partis paysans, sociaux-démocra_tes de Magyarovar, d'Esztergom et de plusieurs autres villes 'de province ;
et petits propriétaires se multiplient. Cependant. une nouv~lle f?rmat~on
apparaît, issue de l'insurrection, le parti de la Jeunesse revolutlonnatre, « Nous exigeons du gouvernement :
situé sur une base nettement socialiste. Plusieurs nouveaux journaux 1. L'édification d'une Hongrie libre, souveraine, indépendante, dé-
sont publiés. mocratique et socialiste ;
- Sur Je plan « militaire», la situation est dominée par la présence 2. une loi instituant des élections libres au suffrage universel ;
des Russes. Ils ont feint d'accepter de partir Je dimanche 28 et, au lieu 3. le départ immédiat des troupes soviétiques ;
de partir, ils ont attaqué les insurgés dans Budapest ; il~ ont annoncé 4. l'élaboration d'une nouvelle Constitution ·
qu'ils se retireraient dans la soirée du lundi 29 ~t ont qUJtté en g~ande
partie la capitale, mais se sont regroupés à dtstance et, à partl_r ~u _5: la suppression de I'A.V.H. (Allamvedelml Hatosagnom, la police
jeudi t•• novembre, d'importants effectifs pénètrent sur le terntmre polthque). Le gouve~nement ne devra s'appuyer que sur deux forces
armées : l'armée nationale et la police ordinaire ;
hongrois.
?· l'amnistie totale pour tous ceux qui ont pris les armes et incul-
C'est dans ce climat qu'évolue le mouvement des masses. Or ce patton de Erno Geroe et de ses complices ;
mouvement engloble maintenant de nouvelles couches sociales. Il a !· des élec.tions libres dans un délai de deux mois avec Ja partici-
d'abord été principalement un mouvement des usines,_ sauf, ra~pelons-le, patiOn de plusteurs partis. »
à Budapest où, aux côtés des ouvriers, se t~ouvat~n.t étudtants, e~­
ployés, petits bourgeois. Il s'est traduit _par. 1 appantwn. des ,consetls. Ce pr.ogramme, ~isiblement, reflète non plus seulement la volonté
Mais le premier recul du gouvernement (Jeudt), la formation dun gou- des ouvners des usmes de Miskolc mais celle de la population du
vernement de coalition (vendredi) encouragent toutes les couches de la département de Borsod dans son ensemble.
population à se soulever, car la victoire apparaît à ~ous à P?rtée de la Dans. la seconde semaine, il semble que ceux qui s'attaquent au
main. Aussi bien à Miskolc qu'à Gyor, des consetls de vtlles et de
cm_nmumsme (sous toutes s~s formes) parlent plus fort, tandis que ceux
départements se constituent et viennent sur _le devant de_ la _scène. Il est qut luttent pour un pouvotr prolétanen ne se manifestent pas aussi
bien évident que la population non ouvnère ~t ~artlcultèremen~ les ouverteJI_Jent sur le p~an politique. A Gyoer, dès le dimanche 29, un
paysans sont avant tout sensibles à des revendtcatlons démocratiques commumqué du consetl ouvrier met en garde contre les éléments trou-
204 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONOROISE 205
bles non communistes qui cherchent à exploiter la situation. Le 2 no- d i ~posés à faire confiance aux représentants des partis < petits proprié-
vembre, des observateurs annoncent q ue le pouvoir des éléments com- taires », attachés à un~ tradi!ion religi~use et familiale, empressés à
munistes y est menacé. A Budapest, il semble que des manifestations saluer le ret?ur du cardmal Mtndszenty, Ils demeuraient membres d'une
réactionnaires ont lieu. classe explo1tée, susceptibles de rejoindre le prolétariat dans sa tutte
Cependant, il serait absurde de penser que se développe un véritable pour des objectifs socialistes.
mouvement contre-révolutionnaire. Il n'y a pas de base pour un tel . Nous avons tout à l'heure cité le programme en sept points de
mouvement. Nulle part ne se font jour des revendications qui mettraient Mtskolc pour montrer qu'il y apparaissait seulement des revendications
en cause les acquisitions de la classe ouvrière. Les éléments « droi- démocratiques et nationales. Nous pouvons maintenant citer te pro-
tiers » qui sont au gouvernement prennent soin de déclarer qu'on n~ gramme de Magyar?var, qui lui fait en quelque sorte pendant. Pro-
peut en aucune manière revenir en arrière. C'est ainsi que Tildy, leader gram~e d'un c comtté . exécutif municipal » manifestement dirigé par
des petits p ropriétaires, déclare le 2 novembre : « La réforme agraire des élements paysans, JI demande des élections libres sous le contrôle
est un fait acq uis. Bien entendu, les kolkhoses disparaîtront, mais la de l'O.N.U., le rétablissement immédiat des o rganisations profession-
terre restera aux paysans. Les banques, les mines demeureront natio- nell.es de. la paysanne ri~, l'exercice libre de leurs professions pour tes
nalisées, les usines resteront la propriété des ouvriers. Nous n'avons ~ehts arhs~ns et les pe!tts ~ommerçants, la réparation des graves injus-
fait ni une restauration, ni une contre-révolution, mais une révolution." t~ces comm1ses. contre 1 Eghse, et formule toute une série de revendica-
Peu importe de savoir si Tildy pense effectivement ce qu'il dit. Le tions dé'."ocrahques bourgeoises, mais, en même temps, il réclame ta
fait est qu'il ne peut parler autrement parce que les forces qui domi- suppresston de toutes les différences de classe (point 13). .
nent sont révolutionnaires. Rien ne peut mieux montrer, à notre avis, l'ambivalence du mouve-
A Budapest, l'insurrection a été et reste l'œuvre des ouvriers et des vement paysan dans lequel, comme la Révolution russe en particulier
étudiants. Le premier appel de la Fédération de la jeunesse, le 2 novem- t:a m~ntré, coexistent toujours des éléments conservateurs et révolu-
bre, est fort clair : «Nous ne voulons pas le retour du fascisme de tionnaires.
l'amiral Horthy. No us ne rendrons pas la terre aux gros propriétaires
foncie rs ni les usines aux capitalistes. » La lutte ouvrière continue.
En province, la véritable fo rce sociale en dehors du prolétaria~ est
la paysannerie. Or, si les revendications des paysans et leur attitude On . a essayé, de. faire croire qu'un important mouvement contre-
peuvent être confuses, il n'en est pas moins évident que leur lutte pour révolut~onnaire s éta1t déclenché à la fin de la seconde semaine de l'in-
le partage des terres est de caractère révolutionnaire et que, pour eux, surrection, et que les conquêtes ouvrières étaient en passe d'être liqui-
chasser les dirigeants des kolkhoses a la même portée que chasser les d,ées: K~da~ a dQ. revenir par la suite sur ce mensonge et déclare r qu'li
gros propriétaires. s a.g•ssatt d une s1mple menace que faisaient peser des bandes réaction-
En effet, les paysans en Hongrie n'ont jamais eu possession de la naues et que le gouvernement avait dû devancer leur action. Mais c'était
terre ; en s'en emparant, ils ne régressent pas, ils font un pas en avant. enco~e un ,mensonge. La suite des événements l'a prouvé, car la classe
Ils étaient sous le régime Horthy dans leur immense majorité des ou- ouvn è re s est battue avec acharnement dans la Hongrie entière la
vriers agricoles et représentaiert alors plus de 40 % de la population. ~rève est redevenue générale et les usines ont été de nouveau tes bas-
Ayant bénéficié de la réforme agraire au lendemain de la guerre, ils se tiOns .de l'in~urrection . C'était les nouvelles conquêtes ouvrières - les
sont vu presque a ussitôt dépossédés de leurs nouveaux droits et con- conseils et 1 ~~mement des ou.vriers - que tes Russes ne pouvaient
damnés à une collectivisation forcée. Leur haine contre les bureaucrates tolérer et qu 1ls ont voulu ecraser avec J'aide d'un gouvernement
qui dirigeaient les coopératives et s'enrichissaient à leurs dépen~ s'est fantoche.
substituée presque sans transition à la haine qu'ils témoignaient à leurs Radio-Budapest, ~ur~nt la !roisième semaine n'a pu que rééditer le
exploiteurs ancestraux, les a r istocrates de la terre. programme de su.pphcatton qu ~.Ile avait. diffusé sous le premier gou-
En outre, on sait que la redistribution des terres ap rès le 23 octobre v~rne~ent ~agy au début de 1msurrectJon : les ouvriers étalent priés
n'a eu lieu que dans certains secteurs, tandis que d.ans . d'au~res les d ~vo1r conf1ance dans le gouvernement, priés de déposer les annes,
coopératives, reprises en main par les paysans, contmua1ent a fonc- pnés de reprendre le travail.
tionner, ce qui p rouve que, pour certaines couches pay~an,nes, l~s ~van­ . La. vérité. est qu'à la veille de l'attaque des blindés soviétiques la
lages du travail collectif demeuraient sensibles, malgre 1 exploitation à sttuahon étatt ouverte et que l'avenir de la société hongroise dépendait
laquelle il avait été associé sous le régime précédent. - comme .il en va dans toute révolution - de la capacité des diverses
11 serait donc s impliste de prétendre que les paysans constituent une forces soctales de faire prévaloir leurs objectifs et d'entraîner à leur
force contre- révolutionnaire ; même si pour un grand nombre ils étaient suite la majorité de la population.
206 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 207
Ce qui était exclu, en tout ca~, c_'était u~ retour à un régime du trP~ rôle des éléments non prolétariens qui se sont manifestés pendant la
Horthy, une restauration du capitalisme pnv~ et ~e la grande propr~ete deuxième semaine de l'insurrection. Mais il ne faudrait pas non plus
foncière. Car il n'y avait aucune couche sociale Importante susceptible exagérer leur poids réel dans la situation. Il est fatal qu'à la sortie
de soutenir cette restauration. d'un régime dictatorial toutes les tendances politiques se manifestent,
Ce qui, en revanche, était possible, c'était soit la recon~titu~i~n d'un que les politiciens traditionnels, à peine sortis de prison, tiennent des
appareil d'Etat qui serait appuyé sur un parl.ement, aurait ut1I~sé uAne meetings, fassent des discours, écrivent des articles, rédigent des pro-
police et une armée régulière et aurait in.carne de nouveau le~ m~éret.s grammes ; que, dans l'euphorie de la victoire commune, un auditoire
d'un groupe dirigeant de type bureaucratique dans la. product1?n , soit soit prêt à applaudir tous les faiseurs de phrases qui proclament leur
la victoire de la démocratie ouvrière, la prise en mai~. des usme~ par amour de la liberté. La menace que représentaient ces tendances politi-
tes conseils, l'armement permanent de la jeunesse ouv~1er~ et étudiante, ques ne correspondait pas encore à une force organisée dans la société.
bref un mouvement qui se serait de plus en plus radicalisé. Pendant ce temps, les conseils ouvriers continuaient à exister ; les
Dans ce dernier cas, sans aucun doute, une avant-gar~e. se serait ouvriers restaient, l'arme à la main. Ces conseils, ces ouvriers étaient la
rapidement regroupée ; elle aurait opposé au programme pohtiq~e ~our­ seule force réelle, la seule force organisée dans le pays - en dehors
de l'armée russe.
geois ou bureaucratique un programme ~e gouvernemen! ouvner ,. elle
aurait aidé les conseils à unifier leur actiOn et à revendiquer la direc- C'est cette force que la bureaucratie russe ne pouvait absolument
tion de la société. pas tolérer. Les Tildy, les Kovacs, les Midszenty même - elle peut
Les deux voies étaient ouverte:; et sans aucun doute l~s événem~nts passer des compromis avec eux, gouverner en leur faisant des conces-
qui se seraient alors produits dans les autres démocraties populaues sions. Elle l'avait déjà fait en Hongrie, dans tous les pays de démo-
auraient exercé une forte influence dans un sens ou dans un autre. cratie populaire, - et en France, où Thorez et Cie ne se sont pas gênés
D'un côté il est douteux qu'une révolution isolée ait pu se développer pour participer aux côtés de Bidault à plusieurs gouvernements de
et triompher en Hongrie ; d'un autre il est. non m~ins douteux q. .t'un 1945 à 1947. Mais l'organisation de conseils par les ouvriers en armes
mouvement prolétarien ait pu durer sans faire sentir ses effets ~ur 1~ signifie pour la bureaucratie une défaite totale. C'est pourquoi, forgeant
classe ouvrière de Tchécoslovaquie, de Roumanie et ~e ~ougoslavte, qm l'alibi du «péril réactionnaire», elle a lancé le dimanche 4 novembre
continuaient à des degrés divers à subir une explOitation analogu: à ses blindés contre les conseils, dont la victoire risquait d'avoir des
celle dont s'étaient libérés les ouvriers hongrois, sans donner. une n~­ répercussions immenses et de bouleverser son propre régime.
pulsion immense au mouvement ouvr!er en. Pologne, qui ~va1t dep~Is Ce qui s'est passé alors est absolument incroyable. Pendant six
un mois imposé des concessions contmues a la bureaucratie polonaise jours, les insurgés ont résisté à une armée dont la puissance de feu
aussi bien que russe. était écrasante. Ce n'est que le vendredi 9 novembre que la résistance
organisée a cessé à Budapest. Mais la fin de la résistance militaire n'a
Bien entendu, lorsqu'une révolution commence, son is~ue. n'est, P<I:S absolument pas mis une fin tout court à la révolution. La grève géné-
garantie d'avance. Dans ta révolution ho~groise, le proletan~t n étai~ rale a contitué, plongeant le pays dans une paralysie complète, et
pas seul ; à côté de lui, tes paysans, les mtellectuels •. les ~etits b~u~
démontrant clairement que le gouvernement Kadar n'avait strictement
geois avaient combattu la dictature de la b~rea.ucratie, qm e~pl01talt
et opprimait toute la population. Les revendicatiOns démocratique.s et aucun appui parmi la population. Kadar, pourtant, avait déjà accepté
dans son programme la plupart des revendications des insurgés -
nationales unissaient pendant une première phase toute la popul~tio.n ;
entre autres, la gestion ouvrière des usines. Mais le prolétariat hongrois
s'appuyant sur elles, un développement condui~ant ,à la reconshtu~wn
ne pouvait évidemment pas se laisser duper par un traître qui voulait
d'un appareil d'Etat séparé et opposé aux conseils, dune « démocrat1~ »
instaurer son pouvoir par la force des blindés russes. Pendant une
parlementaire pouvant bénéficier du soutien des paysans et ~e la petite semaine, du 9 au 16 novembre, le gouvernement fantoche de Kadar a
bourgeoisie, était théoriquement concevable. Dans une d~ux1~me phas.e
de ta révolution Je contenu contradictoire de ces revendicatiOns seratt multiplié les appels, tour à tour menaçant, suppliant, promettant, et
apparu · à ce m'ornent, il aurait fallu qu'une solution s'impose brutale- faisant - en paroles - des concessions toujours plus grandes. Rien
n'y fit. Alors, le vendredi 16 novembre, Ka dar était obligé d'entrer en
ment a~x dépens de l'autre, que s'impose le parlement de type .b~u~­
geois ou tes conseils, une armée et une police comme corps sp.éctallses pourparlers avec les conseils - avec le conseil central des ouvriers de
Budapest. Il reconnaissait par là même qu'il ne disposait d'autorité,
de coercition ou une organisation armée de la classe ?uvnère. Au
départ, l'insurrection portait en elle les germes de deux régimes absolu- que la seule force véritable dans le pays était les ouvriers et qu'il
n'y avait qu'un seul moyen pour que le travail reprenne, c'était que
ment différents. les conseils en donnent d'ordre. Sous la condition expresse qu'une
Cependant ta suite des événements a montré quelle était la force de série de leurs revendications seraient satisfaites immédiatement et en
la classe ouv'rière. Nous nous sommes étendus volontairement sur le déclarant qu'ils n'abandonnaient pas « un virgule :. du reste, les délé-
208 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 209
gués ouvriers ont demande. par l.t radio à leurs camarades de reprendre mensonge soit immense, le P.C. français n'a pas le choix. Comme les
le travail. . coupables qui ont peur de se c couper > s'ils commencent d'avouer une
Ces faits ne montrent pas seulement, de façon rét.rospective, 1~ po1ds partie de leurs crimes, le P.C. nie tout en bloc ; il nie que la classe
relatif des diverses forces dans ta révolution hongro1se,. et la pUissance ouvrière se soit soulevée, il nie que les blindés russes l'aient écrasée,
extraordinaire des conseils ouvriers. Ils jettent une lum1èr~ c~ue sur )a il nie que la population ait voulu chasser la dictature de Moscou, il
défaite totale de 1a bureaucratie russe, même .après sa.« v1~01re ,b·~' '; nie même que Nagy soit demeuré communiste. Il s'accroche à la thèse
taire Déjà le fait de recourir à une répresswn massive,) .e mé~a:/s:n des assassins : l'insurrection était un putch fasciste. Thèse qui n'est
· . . . · à bout d'un mouvement popu a1re d'ailleurs nullement celle de Kadar, puisque celui-ci ne cesse d'affirmer
vi?gt dtvtsl~~~ f~~u~ee:~~ratie russe obligée de se réclamer d~ so~ia- que les revendications des insurgés seront satisfaites...
:~~~~~~~ ~éfaite politique extrême mentt lourtde .. M~!s s~e~:~ !é:~::n~:t~
A

Le P.C. ne peut convaincre, mais il sait que ses mensonges engen-


· raison de celle qu'el 1e es en ram ·
~ie~uie~a~~m::r le truchement de Kadar, r.econnaître 9u'elleHa m~ssaqc~:
drent le trouble. Des militants, des sympathisants vont répétant que les
mots d'ordre mis en avant dans la lutte étaient principalement bour-
· u'elle n'a pas restaure son pouvmr en ongne,
~!ct~~"! ~~~~ ~i~~oier de vingt ~ivisions russes, il fui faut quand meme geois et donc réactionnaires, que l'hostilité contre l'U.R.S.S. était une
A

manifestation de nationalisme, qu'en l'absence d'une intervention russe


composer avec les conseils ouvners. le régime était nécessairement voué à une restauration capitaliste. La
La révolution hongroise n'est pas terminée. Dans le pa~s deux fo~c~s plupart du temps, ceux qui parlent ainsi ne comprennent pas quelle est
continuent à s'affronter : les blindés russ~s, et les o~vner~ ?rg~m~e! la situation dans laquelle la population se souleva, face à quet régime
·1 K dar essaie de se creer un apput en atsan · .elle eut à se battre.
dans les conseJ s. a M . situation est sans espoir. Au
concess;on.s exstr~;::e~~~t~~~~tes, ~slas~eille du lundi 19 novembre,. il La Hongrie connaît depuis dix ans un régime dit de démocratie
populaire. Auparavant, elle avait vécu pendant plus de vingt ans sous
momen ou ce. ' d re rise de travail donné par les conseils
n'est pas c.ertam que .1 ?~d.~e se~bl~ que beaucoup d'ouvriers considèrent un régime mi-féodal mi-capitaliste couronné par la dictature du régent
sera effec!J~em~nt SUIVI ' 1 rt d'accorder cette reprise à Kadar. Celui-ci Horthy. Comme dans les autres pays d'Europe centrale et orientale, la
que les dele~ues ont eu to ( u'il était d'ailleurs obligé de paysannerie composait la majorité de la population, et les paysans
~i~nt) .depofua:r~.a~~~~~~ ~~e ;~u~e:r~:e du travail sera effective, il n'a pauvres, en l'occurrence les ouvriers agricoles, représentaient à eux
seuls près de la moitié de la population totale. Un prolétariat encore
a~,re ' ·re les ouvriers à la famine, exactement comme u.n
~~t~~n r:~y~~ ~~~~~rn~ment do~c n~nt=~~;!m~net l~u~:;~~
faible, mais nettement plus développé que dans les pays voisins
capitaliste ; il a (Tchécoslovaquie exceptée) travaillait dans des industries largement
taillement soit introdUit à Budtapetstdepal~arlmese· ~a!us~e et que les ouvriers financées par le capitalisme étranger. Dans les villes s'était développée
t
1
1?uc
· · n du gouvernemen e
p~~~;s~~s cartes de rationnement ailleurs que .dans les usmes. dar
e il ne fait que se montrer encore plus clatrement aux yeux e~
. p une classe moyenne, mais dont les aspirations se heurtaient au pouvoir
dictatorial solidement établi sur l'aristocratie foncière et soutenu par
l'étranger. Comme dans beaucoup d'autres pays sous-développés, la sta-
a m~m '
A

. ··t1 t - un fusilleur doublé d'un affameur - e


ouvners hongrOis te! qu . es
approfondir le fosse qUI le sépare.
d'eux En même temps, les ouvriers
· · T le départ des
bilité du régime était en outre maintenue grâce à la complicité d'une
partie de la bourgeoisie, qu'une perspective révolutionnaire terrorisait,
continuent à
troupes russes ;demc~7~~~~ctvpe~rtf::,st~~ani~a:~n=n afs~~~~n~ quel serait le
et grâce à l'inertie des paysans, qu'une extrême misère et un assujettis-
sement complet aux grands propriétaires fonciers freinaient dans leur
sort de Kadar. prise de conscience politique.
L'Etat hongrois n'avait été fondé en fait qu'en 1918. Auparavant,
les Hongrois, un des premiers peuples d'Europe orientale qui se
Le régime contre lequel les ouvriers se sont battus. sont formés une conscience nationale et un Etat, avaient été soumis
pendant des siècles à la domination de l'Autriche, de sorte que le pro-
. t se le combat des ouvriers si
. . La répress;on rt~~ ~s~v:~itm~~~~~es~r ' d'elle-même. Les I?i.Ii!ant~ blème de l'indépendance nationale avait acquis, en particulier depuis
evtdent . que a v !1 e . rendre conscience de la comphctte qut 1848, une importance explosive - que la domination russe, après 194.5,
commumstes français devraient p . . d I'U R S S Mais lui donna à nouveau.
Ùnit dans le meurtre leurs ?rop.res dmge?nts e! ce~~lis~e • .so.nt près d~ Le démembrement de l'Empire autrichien par le traité de Trianon
précisément parce que Iles lllf.swns ;:~s \;t~:iqu~ode l'Humanité est près (1919) donnait une solution apparente au problème national de la
se dissiper, parce que a con lance t mis en œuvre pour cacher le véri- Hongrie, mais nullement aux autres problèmes de cette société : le pro-
de s'évanoui~, tous le~ moyenst sodn Hongrie Et peu importe que le blème de la terre d'abord, propriété d'une minorité de nobles, tandis
table caractere des evénemen s e . que les paysans restaient soumis à une exploitation dont le fond, sinon
L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONOROJSE 211
210

la forme, était féodal ; le problème de la démocratie politique, ensuite, été l~s agen.ts d~ régime Horthy devinrent les cadres des nouvelles in-
impossible à instaurer, puisque l'écrasante majorité paysanne du pays, ~u~tnes natJOnahsées, de la nouvelle armée, de la nouvelle police et af-
si elle parvenait à s'exprimer politiquement, mettrait immédiatement en u rent dans le parti. D'un côté donc, des réformes spectaculaires Je
avant le problème du partage des terres. partage ~es terres, les nationalisations paraissaient profiter à' la
pa.ysannen~ ~t. au pr~létariat ; tandis que, d'un autre côté, se rétablis-
Comme en Russie tsariste, la bourgeoisie, tardivement développée, sait une division ~tncte e~tre une classe dirigeante et les exploités
ne pouvait ni ne voulait s'attaquer à ces problèmes, craignant que les auxquels le pouvotr restait aussi étranger qu'au temps d é ·
masses, une fois mise en mouvement, ne mettent en question l'ensem- Horthy. u r gime
ble du régime social. Et, comme en Russie, le prolétariat, numérique-
ment minoritaire, mais concentré et politiquement développé, fut poussé . Dan.s l'indu~.trie, des conditions de travail extrêmement dures furent
par la crise de la société à proposer ses propres solutions. Ce fut la mstaurees, à limage de celles qui régnaient en uRss c
URss · · · . omme en
révolution communiste de 1919, dirigée par Bela Kun, que les erreurs · · · ., comme dans les autres démocraties populaires J'ordre sans
de sa direction et l'intervention armée des puissances de l'Entente ont cesse re~ouvelé ~'élever la productivité fut diffusé par I~s syndicats .
conduit à la défaite. C'est sur cette défaite qu'a été établi le régime les ouvners devaient accepter les fréquents relèvements des normes 0 ~
de Horthy, qui n'a, comme on l'a vu, fait que maintenir par la force passAer pour des saboteurs. Les salaires étaient maintenus à un niveau
l'état de choses antérieur. extre.mement bas! ~ar les ouvriers devaient se sacrifier pour la cons-
tructiOn du «socialisme~ ; les grèves étaient interdites comme des cri-
Horthy participa à la guerre aux côtés d'Hitler. Vers la fin de la mes contre l'Etat.
guerre, pourtant, un mouvement avait tenté de détacher la Hongrie de
l'alliance avec l'Allemagne ; les Allemands ont alors occupé le pays et Dans les campagnes, la collectivisation forcée succéda vite au par-
ont exercé une véritable terreur, pourchassant et exterminant les mili- tage ~es terres ; les prix imposés aux paysans pour la vente de leurs
tants de gauche et déportant 400 000 juifs dans les camps de concen- produits à l'.Etat, l'obligation dans laquelle on les mit de travailler dans
tration. Avant leur défaite par l'armée russe, les Allemands retranchés les ~oopérat1ves pour un revenu dérisoire les ramena à des conditions
dans Budapest, se battirent dans chaque rue et laissèrent derrière eux de v1e analogues à celles qu'ils avaient connues sous Je régime Horthy.
une ville dévastée. . Dans le .même temps se construisait le parti communiste. Ses effec-
L'armée russe fit à son tour régner la terreur. Pillages, viols, pen- tifs, très faibles en 1946, devaient atteindre le chiffre considérable de
daisons se succédèrent jusqu'à ce que fut installé à Budapest un gou- 800 000 a.~héren!s. L.: but était de constituer un appareil de direction
vernement national. de. la soc1e~é QUI obeit stri~tement à la volonté du groupe dirigeant et
Ce gouvernement, dirigé par les communistes, avait au départ un QUI contrôlat à tous les mveaux l'application des décisions de l'Etat
terrible handicap : il était la création d'une armée d'occupation, et il C~mme en ~.R.~.S., comme dans toutes les autres démocraties popu~
s'élevait au milieu d'un pays en ruines que sa structure archaïque laues, cet ObJectif ne P?uvait être atteint qu'à la condition de faire taire
avait jusqu'ici condamné à vivre sous la tutelle de Horthy. On vit de ~oree toute opp~s1flon, .~ussi bien à l'intérieur qu'à J'extérieur du
bien quel était le pouvoir réel des communistes quand aux élections de parti. Toute ~xpresswn politique publique fut donc contrôlée, la presse
1946 ils ne réussirent à obtenir que 15 % des voix tandis que les muselée! les mtellectuels. mis au pas. Après une étape de collaboration
autres partis, petits propriétaires, nationaux paysans et social-démo- nécessaire avec l~s pa~tis non communistes, Je P.C. hongrois put gou-
crates, se partageaient le reste du corps électoral. vern,er s~ul. La .disciph.ne du parti, la force de la police et des cadres
de 1. armee le dispensaient, dès 1948, de recourir à une façade dé _
Mais Je parti communiste avait cependant dans son jeu des atouts cratique. mo
considérables. D'une part, l'appui de l'U.R.S.S. lui garantissait une
position dominante, d'autre p~ut et. surto~t, I'existen~e. ~·un prolétariat Ce!te évolution du parti communiste fut-elle due aux erreurs de
Rakos1?
et d'une paysannerie surexplottés lUI offraient la poss1b1hté de répandre
rapidement une idéologie révolutionnaire. L'immense majorité du peuple 1~ est bie~ évident que non. A dessein, nous n'avons pas encore
hongrois était composée de travailleurs pauvres prêts à comprendre et parle des exce~. de la ~ollectivisation, du programme outrancier de déve-
à soutenir une politique résolument révolutionnaire. loppement de. l1~dustne lourde. C'est que, même si on ne les mentionne
Que fit donc le parti communiste? Simultanément, il s'employa à pas, le totahtansme du régime apparaît déjà clairement Dan
consacrer la défaite des anciennes couches dominantes en procédant au grandes lignes, la politique communiste fut aussi bien celle. de R s.k ses
partage des terres et à la nationalisation des banqu~s et des industries ?e N~gy que celle _de R,akosi. C'est Rajk qui, ministre de J'int~~ie~;
et il chercha à s'appuyer sur les membres de ces anciennes classes pour JUsqu. en 1949, constitua 1 élément essentiel de la dictature: la police de
constituer une nouvelle bureaucratie d'Etat. Des techniciens, des mili- sécunté, grâce à laquelle le gouvernement put désormais gouverner
taires, des hommes politiques même (par exemple, Kovacs) qui avaient sans demander leur avis aux masses.
212 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 213
Rajk et Nagy ne furent jamais en désaccord avec. Rakosi que sur eux-mêmes une signification progressive. Ils n'avaient jamais été réa-
des modalités de la politique communist~. Na_gy pen~att qu~ le rythme lisés sous le régime Horthy et c'est tout ensemble à la dictature féodalo-
d'investissement dans l'industrie lourde nsquaat de desorgamser_ la PT<>-:" capitaliste et à la dictature stalinienne que les Hongrois tournaient
duction et de maintenir le pouvoir d'achat des masses à un nave~u. ~· le dos.
bas que l'on ne pourrait es~érer un ac~ro~ssement de la produchvate. Les. ouvriers _n'étaient pas . av~uglés par l'idéologie bourgeoise;
En d' aut res termes, il pensaat que la creation de hauts- four.nea_ux ne quand Ils soutenatent les revendacahons démocratique, ils luttaient aussi
pouvait être effectuée de manière satisfaisante p~r. un proletanat e_n pour l~ur p ropre cause. Car celles-ci redonnaient la parole aux masses
haillons. De même il recommandait qu'on ne p~écapate_ pas la coUectt- populaues dans leur ensemble, dont la voix avait été étouffée par la
visation, parce qu'il avait le souvenir de la ternb_le_ cn_se dans laque\~~ dictature.
t'U.R.S.S. avait été plongée du fait de la collechVJsataon forcée. Maa:. Le prolétariat ne veut plus d'élections dans lesquelles le parti com-
Nagy, pas plus que Rajk, n'eut une seule fois le programme de con~ul­ muniste impose une liste de candidats et dans lesquelles le résultat
ter les ouvriers et les paysans sur l'organisation de 1~ pr~duct~on. est joué d'avance, il veut choisir ses représentants. Demain sans doute
Encore moins proposa-t-il de faire participer des co~seal~ d ouvners il ~éc~uvrira ~u'il ne peut dominer par l'intermédiaire d'~n parlement
à l'élaboration du plan. Ni Rajk ni Nagy ne luttèrent Jamaa~ pour une qu1 noae sa votx dans celle de toutes les couches sociales demain sans
démocratisation effective du parti qui aurait reconnu le droat des ten- doute il devra s'il veut triompher opposer ses conseils à' ce parlement
dances à s'organiser et à s'exprimer publiquement. mais dans l'immédiat . il part des institutions existantes et cherche à
Un niveau de vie misérable, une exploi tat!o~ renfor~ée, un contrôle leur rendre vie. Il revendique la liberté politique en général contre le
policier sur la vie sociale et intellectuelle_, votca les ~raats de la démo- totalitarisme, qui tte à définir plus précisément quelle doit être cette
cratie hongroise pendant dix ans. Le régame a substatué à la dictat.~ re liberté dans une seconde phase.
Horthy une nouvelle dictature, orientée vers de nouvel~es tâch_es (lt~­ Le prolétari~t est pour l'abolition du parti unique, car il a vu que
dustrialisation rapide, la collectivisation agricole), maas aussa hoshle le règne exclusaf d'un parti revient à Interdire toute opinion et tout
aux masses que la première. . regrou pement qui s'écarte des normes imposée par l'Etat. Il veut avoir
Si l'on prend conscience d'une telle situation, on comprend pourqu?t la liberté de s'organiser. Sans doute sera-t-il amené à faire une dis-
toutes tes couches de la population se sont liguées. contre le pouvoar tinc1ion entre la pluralité des partis révolutionna ires qui est absolument
« communiste ,. aux premiers signes de faiblesse qu'al a donnés. légitime et la pluralité des partis bourgeois qui peuvent menacer le
régime socialiste. Sa réaction présente n'en est pas moins fondamenta-
l~ment saine. D_e même, quand il demande la liberté de la presse. 11
Le sens des revendications « démocratiques •· vase la destruction des organes inféodés à l'Etat et affirme son droit
d'exprimer publiquement son o pinion même si elle est oppositionnelle.
L'union des ouvriers, des paysans, des classes moyennes, d~ t.a j~u­
nesse et des intellectuels, on ne la trouve que r~rement ~a~s 1Htstoare.
C'est toujours dans une époque où te despotisme a ete poussé a~ Partage des terres et collectivisation forcée.
oint d'acculer à ta révolte le peuple entier. Une telle umon a !a•t
friompher la révolution ru.s se contre te tsarisme ; dans ~ett~ révolut~on, De toutes les revendications démocratiques, la plus typique concerne
comme dans le m ouvement honyrois, on retrouve en P.arta_cuher la meme le partage des terres. Nous avo ns déjà noté qu'en plusieurs endroits les
et exceptionnelle fusion de l'intelligentzia et du ~rolet~n~t . et le ~ême ~oopérat~ves ont été p réservées, mais nous ne reviendrons pas sur ces
enthousiasme de la jeunesse qui résume en elle-meme 1 avadtté de c an- mformahons. Admettons que l' immense majorité des paysans se soient
gement. . . emparés de la terre. Pourquoi parler d'un geste réactionnaire?
Dans de telles conditions, les mots d'ordre ~emocrahque~ c-n~ un Les staliniens français s' indignent. La décollectivisation est une ter-
effet explosif. Elections libres, abolition du ré~ame du part1 umque, rible régression, une menace pour le socialisme, disent-ils. Mais nous
liberté de la presse droit de grève pour les ouvners, partage des terres demandons à notre tou r : Où est la vertu socialiste de la collectivi-
entre les paysans, toutes ces revendications ne représentent pas un pas sations?
en arrière mais un immense pas en avant, car elles ont pour effet de Pour nous, la voici : la réunion des paysans dans des coopératives
briser la machine de l'Etat totalitaire. le~r perme~ de mett.re leurs ressources en commun, d'acquérir des ma-
E tait ces revendications n'ont pas été les seules avancées. Nous chanes agncoles puassantes, d'accroître leur production et, grAce à ce
avon~ mon'tré que partout les conseils ouvriers en ont prése~té d'autres, progrès, de relever leur niveau de vie et leur niveau culturel · en outre
radicales, propres au prolétariat. Ce que nous voulons .~oultgner_ à pré- le travail en commun change leur mentalité ; les problèmes qu,'ils affron~
sent, c'est que tes mots d'ordre démocratiques de lmsurrechon ont tent dans leur entreprise les amènent à Intensifier leurs échanges avec
L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 215
214
le reste de la société, à comprendre les relations qui existent entre les ~eu~ .vendre pr?dui!? indus~riels et produits agricoles à un prix très
diverses sphères de production, à participer d'une manière de plus en mfen:ur à_ celui qu 1Is aura1ent obtenu sur le marché mondial. Ils s'ap-
plus active à l'organisation économique dans son ensemble. prêtaient fmalement à mettre la main sur des gisements d'uranium en
offrant une contre-partie dérisoire.
Cette vertu socialiste animait-elle la collectivisation hongroise, qui
était une collectivisation forcée ? En outr~, la. domination russe n'avait pas ce seul aspect économique,
elle appara1ssa1t dans tous les secteurs de la vie sociale, politique et
Il va de soi que si les paysans sont contraints par la force de tra- culturelle.
vailler dans des coopératives, si là ils ne déterminent pas en commun
leur travail mais doivent obéir aux ordres de fonctionnaires qui ne tra- Il était connu que le sort des tendances dans le P.C. hongrois était
vaillent pas, si leur niveau de vie ne s'élève pas, si la différence de strictement lié à l'orientation de Moscou ; par exemple, la montée de
leurs revenus et de ceux de la bureaucratie sont considérables, il va Nagy dans la période Malenkov, puis sa chute consécutive à la dis-
de soi, disons-nous, que, dans de telles conditions, la collectivisation grâce de ce dernier, manifestèrent publiquement le rôle dirigeant du
Politbureau russe.
n'a rien de socialiste. La haine des paysans pour la bureaucratie des
coopératives est alors aussi saine que la haine qu'ils témoignaient aux Les écrivains, philosophes ou artistes se voyaient de leur côté impo-
propriétaires fonciers ; leur désir de posséder la terre et d'être maîtres ser le modèle russe et toute tentative d'expression indépendante se
de leur propre travail aussi légitime qu'il y a dix ans. Les ouvriers voyait aussitôt réprimée ; c'est ainsi que, par exemple, le philosophe
révolutionnaires peuvent souhaiter que les paysans comprennent peu à hong~ois L~~acs, ma~xist~ dépassant . de cent coudées tout ce que la
peu quels sont les avantages de la production collective, car effective- Russ1e stahmenne a Jamais pu prodmre en ce domaine, dut faire des
ment ces avantages sont immer_:;es et le socialisme ne sera assuré que autocritiques déshonorantes pour reconnaître qu'il n'y avait qu'une lit-
lorsque les paysans auront eux-mêmes reconnu la supériorité des coopé- térature et qu'une philosophie valables, celles pratiquées à Moscou.
ratives ; mais dans l'immédiat les ouvriers ne peuvent qu'aider les Dans les écoles, l'enseignement du russe était obligatoire. Si l'on ajoute
paysans à combattre l'oppression dont ils ont été victimes. à ce tableau la présence permanente des troupes russes on aura une
L'Humanité a insinué que les gros propriétaires pourraient réco.Jpére; idée des relations entre la Hongrie et l'U.R.S.S. Ces reiations tradui-
leurs terres. Mais comme nulle part, et pour cause, les paysans ne son- saient en fait une exploitation de caractère colonial.
gèrent à les rappeler, l'organe stalinien se contenta d'annoncer la libé- Or, si. dans tous les pays coloniaux grandit le désir de I'indépen-
ration du prince Esterhazy. Libéré, il le fut bien, puisque les prisons da~ce natwnal~, dans ~n pa~s comme la Hongrie, doué d'un riche passé
furent vidées. Mais que fit-il? Après un rapide tour dans sa campagne natwnal, la hame de 1 explOiteur étranger était décuplée. Qualifier cette
natale, il passa en Autriche. haine de réactionnaire est absurde, quand c'est la conduite de J'étranger
qui est réactionnaire .
. Certes, les. rev~ndications nationales sont toujours prêtes à dégé-
L'exploitation de la Hongrie par l'U.R.S.S. nerer en nah?nahsme (dans .tes pays coloniaux également). Nous
et les revendications nationales. sommes convamcus que, parm1 ceux qui brandissaient J'emblème de
Kossuth ou q~i ~rrachaient .tes étoiles rouges des drapeaux hongrois,
On a présenté les revendications nationales comme typiquement bon nombre d élements céda1ent à un pur et simple chauvinisme. Nous
réactionnaires. Or, pour les apprécier correctement, il faut de nouveau ne savons que trop que la petite bourgeoisie est un terrain d'élection
considérer la situation dans laquelle elle se sont exprimées. pour ce chauvinisme. Nous pensons nous-mêmes que le déchaînement
Les faits sont là : depuis dix ans, l'U.R.S.S. exploite la Hongrie. des sentiments anti-russes a pu réveiller chez des paysaas une haine
Ce ne sont pas des statistiques et des témoignages bourgeois qui nous ancestrale. Mais l'important n'est pas là. II y avait aussi dans les
l'enseignent, ce sont les communistes progressistes hongrois qui, depuis revendications nationales un aspect sain. La jeunesse révolutionnaire et
la défaite de Rakosi (c'est-à-dire depuis juillet dernier), l'ont clairement les conseils ouvriers qui exigeaient le départ immédiat des Russes et la
dévoilé. ~roclama_tion d'u~_e H~n~rie souverain~ et indépendante attaquaient
1 oppresswn de l1mpénahsme russe ; Ils combattaient simultanément
Dans une première phase, l'U.R.S.S. a exigé des réparations qui
ont fait peser un terrible poids sur l'économie d'un pays déjà exangue. l'Etat totalitaire étranger et l'Etat totalitaire hongrois.
En 1946, 65 % de la production totale du pays était consacrée à ce" Nous avant eu, en outre, la preuve que le combat mené contre les
réparations; en 1947, 18 % du budget national y était encore affecté. Russes s'est accompagné en de nombreuses occasions d'une conduite
Dans une seconde phase, les Russes ont pratiqué, comme dans toutes typiquement internationaliste. Les soldats russes ont été appelés à fra-
terniser et ils ont effectivement fraternisé. Il est à peu près certain
les démocraties populaires (et ce fut une raison essentielle de la rup-
ture de Tito), une exploitation indirecte en contraignant les Hongrois à que l'ampleur de ces manifestations a contraint la bureaucratie de
216 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 217

Moscou à rappeler une partie de ses troupes et à envoyer des éléments lations entières, déportées par millions à l'époque de la collectivisation
plus sûrs qui n'étaient pas susc<!ptibles de sympathiser avec la popu- (Khrouchtchev le confirmait récemment devant Je XX• congrès), on ne
lation. La fraternité avec laquelle les insurgés ont accueilli les soldats pensait pas que dans la conjoncture présente, l'U.R.S.S. - nous voulons
qui refusaient de tirer sur eux est attestée par une résolution deman- dire son gouvernement - assume devant Je monde entier devant les
dant qu'on leur accorde Je droit d'asile en Hongrie. travailleurs de tous les pays et les communistes de tous 'les pays la
Est-il besoin de dénoncer l'attitude des staliniens français? Ils responsabilité d'écraser sous le poids de milliers de blindés une insur-
osent s'indigner du nationalisme des insurgés hongrois alors qu'ils se rection qui avait mobilisé toutes des couches de la population hongroise.
sont abîmés dans le chauvinisme en face de ce qu'ils appelaient les C'est chose faite. Nous avions sous-estimé Je Kremlin, sa puissance
« boches » à la fin de la guerre. d~ mensonge, son cynisme et sa haine sans limite des masses popu-
I.alres. Les Kh~ouchtchev, les Mikoian, les Boulganine, qui se sont plu
a ~harger Stahne de tous les maux et de toutes les atrocités du passé,
La bureaucratie russe et la révolution hongroise. QUI se sont eux-mêmes présentés comme les spectateurs impuissants
d:une terr~ur qu'ils n'avaient pas voulue, - cette bande qui depuis plu-
On avait pu croire que le rideau était tombé sur le premier acte de Sieurs mo1s effectuait des pitreries dans diverses capitales du monde afin
la révolution hongroise, quand Nagy annonça tout ensemble la victoire de se faire passer pour de « braves gens :. - , ils ont dépassé Staline
de l'insurrection et le départ des troupes russes. Il n'y eut pas de dans l'atroce. Et, de fait, jamais à Staline ne fut fournie l'occasion
pause. A peine baissé, le rideau se relevait dans le fracas des tanks d'un tel carnage. Les milliers de discours d'hier et de demain n'effa-
qui déferlaient sur le territoire hongrois, encerclaient Budapest, occu- ceront pas leurs actes, qui les dénoncent comme fusilleurs d'ouvriers et
paient les ponts, les routes et coupaient Je pays du reste du monde. dénoncent, par-delà leurs personnes, un régime : Je capitalisme bureau-
cratique.
Nous ne pensions pas que l'U.R.S.S. oserait. Il y a six mois, la
dictature de Staline avait été solennellement condamnée ; les dirigeants Ce régime, aucune réforme ne peut le changer. II peut bien se
russes avaient promis la fin de la terreur policière, ils avaient multiplié libéraliser un moment pour tenter de reconquérir une assise populaire.
les gestes qui visaient à rétablir la confiance, ils avaient signé avec Dès qu'il est menacé, il agit selon sa logique propre qui est d'écra-
Tito des déclarations sur les principes d'égalité qui devaient régir les bouiller l'opposant, cet opposant fût-il un peuple entier.
relations entre nations socialistes ; il y a un mois à peine, ils avaient Que tous ceux qui étaient prêts à s'enthousiasmer pour la nouvelle
cédé devant Je courant révolutionnaire polonais ; cinq jours plus tôt, ils b~reaucratie progressive de l'U.R.S.S. contemplent aujourd'hui Je visage
publiaient une longue résolution qui envisageait le retrait des troupes h1deux qu'elle a pris au combat, qu'ils voient les ruines Je nombre des
russes de plusieurs pays d'Europe centrale et orientale et qui confirmait victimes, la misère des insurgés qui restent à présent i~olés du monde,
Je droit des démocraties populaires à déterminer librement leur propre condamnés de nouveau à vivre sous l'oppression et qu'ils comprennent
politique ; quarante-huit heures avant l'attaque, enfin, leur délégué à au moins qu'il faut choisir. Choisir radicalement non pas entre Staline
l'O.N .U. affirmait que les troupes russes ne cherchaient qu'à protéger et Khrouchtchev, Khrouchtchev et Malenkov, entre les prétendus durs et
le départ des ressortissants soviétiques de Hongrie. les prétendus mous, mais entre la bureaucratie totalitaire et ceux-là
Mais en vingt-quatre heures les concessions sont reprises, les décla- seuls qui peuvent s'y opposer, qui subissent l'exploitation et seuls peu-
rations annulées, les promesses bafouées, la démocratisation balayée vent donner sens au socialisme.
et ils osent reprendre le visage hideux du stalinisme qu'ils avaient eux-
mêmes transformé en épouvantail pour ressusciter la confiance en leurs
propres personnes. Le jeu du stalinisme français.
Sans doute l'histoire de J'humanité est-elle pleine d'exemples san-
glants, pleine des mensonges et des traîtrises des gouvernements, mais Nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, sont heurtés par les men-
on ne pouvait imaginer qu'un Etat qui se réclame du communisme fasse songes des dirigeants communistes de Paris et de Moscou. Mais ils se
front contre un peuple entier et déchaîne la plus féroce répression con- sentent paralysés. C'est à eux particulièrement que nous nous adres-
nue jusqu'à ce jour. sons. Vous nous dites : « Ne voyez-vous pas que la bourgeoisie exulte
Alors même qu'on était conscient du véritable caractère du régime et que vous la servez en attaquant le P.C.?:.
russe, qu'on connaissait le rôle contre-révolutionnaire exercé par les Nous vous répondons : « La bourgeoisie a en effet exploité à son
staliniens dans toutes les luttes ouvrières depuis vingt-cinq ans, qu'on profit la révolution hongroise. Mais il doit être clair pour vous que la
se souvenait de 1'impitoyable répression qui a frappé toutes les opposi- bourgeoisie exploitera toujours les luttes qui se produisent dans Je bloc
tions en U.R.S.S., qu'on se souvenait aussi du sort subi par des popu- russe, comme l'U.R.S.S. exploitera toujours celles qui éclatent dans Je
218 L'INSURRECTION HONGROISE L'INSURRECTION HONGROISE 219

bloc occidental. Qu'en France le Figaro et l'Aurore se réjouiss~nt de tirer des usines, un à un, les éléments les plus courageux et les
bruyamment des difficultés d'un impérialism: qui . est leur a?versat.~e, plus conscients pour les Jeter en prison ; depuis plusieurs mois il les
c'est naturel. Les ouvriers savent que la revolutiOn hongr01se qu tl~ extermine. Comme toujours la Terreur contre-révolutionnaire - qu'elle
soutiennent n'est pas celle dont se réclame leur ennemi de classe: St porte le masque de Thiers ou celui de Kadar - s'abat d'abord sur les
vous vous restiez muets devant cette révolution pour la seule ra1son ouvriers. Il sont la masse dont on ne saurait tolérer qu'elle ne soit
que la presse bourgeoise en tire un argument contre. l'U.R.S.~., cel~ entièrement soumise. Hier anonymes dans le travail, ils restent aujour-
signifierait que vous ne soutiendrez jamais une révolution ouvnère qUI d'hui anonymes dans leur mort ; bien que la société ne vive que par
éclatera dans un pays de l'Est. » leur travail et qu'elle ne se transforme, quelquefois, que par leur combat,
Vous nous dites : «L'insurrection hongroise a .entraî~é. des coura_nts que par le sacrifice qu'ils font de leur vie. La mémoire historique ne
très divers, elle a redonné un pouvoir dangereux a des elements petits- conservera pas les noms du manœuvre ou de l'ajusteur hongrois, pendu
bourgeois et même à des réactionnaires.» , . . pour avoir voulu rendre à la société un peu de son humanité.
Nous vous répondons: «D'abord, une révolution n est Jamais P.ure, Un moment sollicités de se rallier au régime, les intellectuels sont
des tendances diverses se manifestent nécessairement. La grande re_v~­ à leur tour victimes d'une persécution sans merci. Au moins leurs noms
lution russe de Février, vous le savez bien, n'était pas pure ; ~ux cotes nous parviennent-ils - ceux de Tibor Dery, de Gali, d'Imre Soos, ac-
des ouvriers et des paysans pauvres, il y avait aussi .~es ~~tlt_s b~ur­ culé au suicide - des noms qui témoignent de la résistance à Kadar
geois et même des éléments qui se battaient parce qu 1ls s ,mdtgna1ent et auxquels peuvent s'accrocher la colère, la solidarité, les espoirs de
de ce que le tsar était incapable de mener la guerre contre 1 Allemagne; ceux qui assistent momentanément impuissants à l'écrasement de la
C'est la dynamique de la lutte qui sépare et oppose les tend~nc.es e. Révolution.
qui règle finalement leur conflit. En Hongrie: ~e .mouv~~ent a~att eclaté Faut-il comparer la terreur exercée par le nouveau régime et les
depuis douze jours quand les Russes ont dec1de de 1 ecraser . le mou- prétendus excès des journées révolutionnaires de novembre? Nous
vement avait son avenir devant lui. avons entendu des voix s'indigner de ce qu'on pourchassait dans la rue
» Ensuite, comprenez que, dans toute rév?lution qui éclatera da~s des policiers rakosistes pour les pendre, de ce qu'on s'attaquait même
les démocraties populaires ou en U.R.S.S., le Jeu des forces s~ra parti- à des membres du parti communiste. Mais quoi de commun entre la
culièrement complexe. Le totalitarisme a suscité de tel~ sentiments de colère des masses, fût-elle aveugle, qui éclate contre ses oppresseurs et
révolte que tout te monde est prêt à se liguer contre .lUI ? dans le pre- la violence calculée d'un gouvernement qui vise à étouffer toute oppo-
mier moment, tous ceux qui se soulèvent ont un ob]ecttf comm~n, la sition au sein du peuple ?
liberté. Mais, passé ce premier moment, les ~ns veu.lent ,ressusc~ter le
passer national, la religion des aïeux, les pettts profits d autrefot~, les Quand on voit la contre-révolution à l'œuvre, peut-on, d'autre part,
habitudes mortes, tandis que les autres veulent transformer. radtcale~ s'empêcher de juger la révolution timide? Quand on voit qu'il y a tant
ment la société et instaurer enfin le socialisme q~'on l_eur ava1t an~.once de policiers pour jeter en prison les militants des conseils ouvriers et
·tout en les étouffant. Le petit boutiquier remerc1e D1eu_ de ce qu 11. va les intellectuels de gauche, tant de juges pour distribuer des sentences
pouvoir payer des impôts moins lour~s. et r~le":er ses pnx ; les ouvners de mort, tant de politiciens et de journalistes pour ordonner ou justifier
forment un conseil qui demande de dmger 1 usme. . . . les mesures de terreur, on est frappé de la clémence d'une révolution
»Votre rôle n'est pas de gémir à l'idée que des b~uhqUlers cr_1ent qui a laissé vivre presque tous ses ennemis.
« Vive l'Amérique ! » ou que des paysans courent se ~eter aux p1~ds En vain, assurément, l'on attendrait une protestation de ceux qui
d'un cardinal. Votre rôle est de crier partout ce que. fatt le pr?létanat, jouaient l'indignation dans les colonnes de L'Humanité : ils se taisent
ce qu'il réclame, comment il s'organise et d'appeler a le soutemr. » et ne sont pas gênés de se taire, c'est leur politique qui règne à Buda-
pest. Mais puisse-t-elle au moins, cette politique, éclairer certains qui
Post-scriptum - juillet-sept. 1957. s'ingéniaient encore à douter, après la seconde intervention russe. Ils
parlaient d'une tragédie, de la nécessité atroce dans laquelle était Kadar
La contre-révolution en Hongrie. de noyer dans le sang l'insurrection pour éteindre le putch fasciste qui
couvait dans le dos du soulèvement populaire, ils citaient ce Kadar qui
En Hongrie, la contre-révolution développe sa logiqu~ implacable. déclarait reprendre le programme de Nagy, gouverner avec le soutien
Des milliers d'hommes ont déjà été exécutes, et chaque Jour, d_e nou- des Conseils, négocier le départ des Russes, amnistier les combattants :
velles arrestations sont effectuées. Systématiquement, ~~po,cntemen! n'était-ce pas la preuve qu'il était le sauveur, triste sauveur sans doute,
d'abord, puis cyniquement, Je Pou":oir acc~m~lit 1~ plan qu 1! ses! trace grâce à qui le Parti restait debout et l'avenir socialiste possible. Main-
d'écraser toute opposition. A peme av.alt-11 fe.mt de .~econna1tre l_a tenant que sont dissipées les lueurs de l'incendie de novembre, mainte-
légitimité des revendications des consetls ouvners, qu 11 commençait nant qu'il ne demeure rien des drames que leur imagination folle pro-
220 L 'INSURRECTION HONGROISE

jetait sur l'â me de Kadar, ils restent stupides à contempler la face


sinistre du dictateur méticuleux qui rétablit le régime de Rakosi.
Kadar, pourta nt, n'a pas changé. Le jour où i l a sauvé le Parti, il
a a ssumé la politique qui se développe aujourd'hui sous nos yeux.
C'était cela, sauver le Parti, c'était rétablir l'Appareil totalitaire, séparé
des masses, hai des masses, qui ne pourrait régner que par la terreur, x
qu'en exterminant les ouvriers et les intellectuels révolutionnaires. Il n'y
a pas de mystère Kadar. Celui-ci fa it plutôt entendre la vérité. de notre
époque, dans la situation extrême où il a été placé : que le Part1 bureau- RETOUR DE POLOGNE *
cratique doi t être détruit si la Révolution doit triompher.
Nous l'avons dit, il y a -six mois, l'insurrection hongroise comprenait
des courants divers ; nul ne peut dire ce qu'il en serait advenu, en l'ab- Pologne, depuis des mois ce nom signifie espoir. Espoir rendu par
sence de l'intervention russe. L'extraordinaire mouvement des conseils la révolte de Poznan à tous ceux, nombreux peut-être, mais solitaires,
ouvriers porta it toute notre espérance ; parallèlement se reconstituaient qui ne consentaient pas ou ne consentaient plus à chercher dans le sta-
des partis petits bourgeois et nationalistes auxquels il ~·aurai~ p_as linisme les traits même déformés du socialisme. Espoir rendu à ceux
manqué de se heurter ; la révolution n'avait que quelques JOurs d exis- qui s'étaient obstinés à attendre qu'en un point du monde la voix, vite
tence, elle devait mûrir : l'avenir était ouvert... Il n'y avait qu'u ne voie étouffée, des manifestants de Berlin-Est ait son écho, que le prolétariat
certaine de contre-révolution, celle qu'ouvraient les tanks russes. On montre le cas qu'il fait des régimes d'oppression et d'exploitation parés
peut aujourd'hui contempler le chemin parcouru par cette cont~e-rév~­ de l'étiquette socialiste.
lution. Et ceux qui ont perdu leur temps et leur honneur à dtscounr
sur les périls d'une réaction bourgeoise en Hongrie, quand l'urgence La ~ologne reste le pays de l'espoir. Budapest détruit, les militants
appelait à condamner sans réserve Kadar et ses maîtres, peuvent bien hongro1s assassinés, arrêtés, exilés ou réduits au silence, tes conseHs
se poser cette question : <Qu'y a-t-il de pire que. le régime actuel_? ~u ouvriers dissous, la police souveraine, tous les actes qui attestent ta
nom de quels critères pouvons-nous juger préferable à la posstbiltté fureur d'un pouvoir menacé n'ont pas suffi à rétablir l'ordre dans
d'une réaction bo urgeoise, l'existence de la dictature stalinienne?~ l'univers stalinien. A Varsovie, le régime issu des j ournées d'octobre
dure. Au cœur d'un monde cerclé de fer, qu'on continue d'appeler par
L'échec hong rois aura it un immense effet s'il apprenait au moins habitude ou par dérision c soviétique •, environnés de régimes mortels
aux ouvriers communistes et à leurs alliés intellectuels à reconnaitre les Polonais défendent au jour le jour leur liberté. '
tous leurs ennemis sous tous leurs masques et à ne rien sacrifier de
leur fo rce dans une défense des uns contre les autres. Mais pour combien de temps? La pression de l'U.R.S.S. ne se
relâche pas. Le gouvernement qui lui résiste tend à restaurer un pouvoir
qui ne doive rien aux forces révolutionnaires qui l'ont créé. Mille signes
attestent un renouveau qu'on n'osait imaginer, il y a seulement un an, et
pourtant mille signes attestent déjà une pétrification de l' Etat, du parti,
de la pensée politique. Etrange mue, en vérité : la vieille peau cra-
quelée, disjointe, reprend vie dans les interstices de la peau neuve, le
temps va dans les deux sens à la fois. La métamorphose a déjà fixé
des formes ineffaçables, mais les forces en travail en changent cons-
tamment les rapports.
Le texte des émissions de la radio hongroise a été r~produit dans LA révolte
de la Hongrie d'après les émissions de la radio hongrotse, oct.-nov. 1956, préf.
de F. Fejto, Paris, 1956. A L'œil nu.
Signalons pour une meilleure connaissance des évènements: F. Fejto :
Budapest 1956, Paris 1966, coll. Archives; Ba!asz Nagy, LA form.atton du C'est du renouveau d'abord dont je me sens le devoir de témoigner.
conseil central ouvrier de Budapest en 1956, Pans 1961 ; qabor KOcs1s: «Sur On a beau savoir, de Paris, que la dictature policière est morte, que les
les conseils ouvriers • Soc . ou Barb. n• 23, 1958 ; Pannomkus: c Les conseils
ouvriers de la Révolution hongroise • , ibid. n• 21, 195? ; Marle, _Nagy, Brou~ : prisons ont été vidées des détenus politiques, que les privilèges des
1956, Pologne, Hongrie, Paris 1_966. Il n~us parait enfin néc.essaJre de. rectifier hauts bureaucrates ont été supprimés, qu'au sein du parti et dans la
une information : nous avons s•gnalé qu un tournant à dro1te a pu s amorcer presse l'opinion s'exprime, que la méfiance et la peur ont été chassées
à Gyor ; le fait est cont~té dans l'étude de P. Broué.: «Témoignages et études
sur la Révolution hongroise • . Arfuments, 4! 1~7. QUI cite P. Freyer (Hungarlan
tragedy, Londres, IQM) présent Gyor, à 'époque des événements. • SocialisTTÙ! ou Barbarie, n• 21, mars-mai 1957.
222 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 223

des conversations : sur place, à chaque instant, les signes nous assail- du parti communiste français : on sait qu'il a combattu la révolution
lent d'une liberté d'autant plus éclatante qu'elle a été longtemps étouffée. polonaise et on le voue au même enfer que le parti russe. Etrange
situation qu'est la nôtre : on nous plaint parce que nous n'avons pas
Mes camarades et moi avons pénétré en Pologne en automobile 1 •
pu nous déstaliniser. .. Le nom de Oomulka est toujours prononcé ; sa
Quelques kilomètres nous ont suffi pour mesurer la distance c: réelle »
popularité est évidente, il est le héros qui incarne la libération. Quant
qui nous séparait de l'Allemagne orientale. Ici, la police est invisible ;
à l'avenir, il est plein de dangers : le c coup :. de la Hongrie peut se
ici, l'homme de rencontre, au lieu de nous fuir, nous aborde, nous inter-
renouveler ...
roge et, sans détour, nous parle de la victoire remportée contre le sta-
linisme, de la menace russe, de l'incertitude de l'avenir. Sur la route de Poznan à Varsovie, sur celle de Varsovie à Cra-
covie, à Praga, dans les faubourgs de Varsovie, l'expérience est la
Tout près de la frontière, nous nous sommes arrêtés dans un petit
même, les Polonais parlent librement les uns devant les autres ils font
village et nous avons eu notre première vision de la Pologne nouvelle.
les mêmes confidences, s'amusant entre eux de leur complicité: établis-
Une femme sur le pas de sa porte, un jeune garçon à ses côtés, regar-
sant avec nous cette complicité publique, comme si le Russe ou le sta-
dait notre voiture avec une indifférence teintée d'hostilité. Nous lui
linien était derrière la porte, dans la rue, manigançant de sombres
demandions: « Kawiarnia » (café)? Elle ne répondait pas. Qu'étions-
projets, notre ennemi commun. Comment ne pas le constater : il y a en
nous : des Russes, des Allemands, des Tchèques (seuls voyageurs qu'on
Pologne une opinion de l'homme de la rue - ce qui précisément n'existe
rencontre sur la route Francfort-Varsovie)? Quand nous avons crié :
pas en France - un accord quasi-universel sur quelques haines et quel-
"Franzussi » son visage s'est illuminé. Empressée, affectueuse, elle ques espoirs. Le régime stalinien et l'occupation russe ont pesé si forte-
nous a mené' elle-même à la porte d'une petite baraque. Le café était
ment sur la population qu'ils ont façonné une mentalité commune :
misérable, des hommes très pauvrement vêtus ont tourné vers nous
on veut l'indépendance nationale, on réclame la liberté, on dénonce
un regard mort. Au milieu du siJPnce, nous avons fait des gestes et des
l'inégalité et la misère engendrées par l'ancien régime, qui avait l'aplomb
grimaces qui se voulaient drôles pour solliciter de la bière. Puis, de de se faire passer pour socialiste.
nouveau nous avons décliné notre identité : français. « journalistes? #
- «Non. Communistes. En visite. Pas staliniens.» Par la suite, nous A Varsovie, nous avons pu vérifier et confirmer ces impressions de
devions vingt fois ou plus rejouer le même scénario et vingt fois revi- route en découvrant dans d'autres milieux la même atmosphère de
vre ta même scène. Avec des gestes, des mots polonais ou allemands ou liberté et de sincérité. La discussion élaborée a les mêmes caractères
bien en français quand nous avons le bonheur de rencontrer un inter- que la conversation à bâtons rompus. Notre interloculeur, le plus sou-
locuteur qui connaît notre langue et qui se charge. al?~s de traduire .à vent intellectuel, militant communiste, est sans méfiance ; il formule les
ta cantonnade, nous expliquons que nous sommes mvJtes par des am1s problèmes qu'il se pose dans un langage personnel, il fait sans réti-
de Varsovie, que nous venons maintenant, en janvier, c'est-à-dire après cence le procès du stalinisme, dénonce au passage l'argument ou le
octobre, qu'avant nous n'aurions pu ni voulu nous rendre en Po.Iogne, cliché officiel, se rit de ses anciennes illusions ; sa pensée est en mou-
que nous sommes des communistes . anti-stalinie~s: Alors les v1sages vement, elle se cherche et s'avoue cette recherche ; jamais nous ne sen-
s'éclairent, on nous entoure, on se dispute le plaiSir de nous adresser tons un silence de commande, une manœuvre d'intimidation, un regard
la parole. Et, comme ce premier soir de notre arriv~e, on ,.nous parle de ·suspicion. Bref, il ne subsiste rien en lui de ce qui désigne en
en premier lieu des « Rouskis ». C'est ~ous nous d1~e qu ils n~ s?nt France l'intellectuel stalinien dans une discussion : la fuite de reptile
plus les maîtres, que Gomulka les a fa1t reculer, qu on voudrait sen devant l'argument gênant, l'allusion à des mobiles supérieurs incom-
débarrasser tout à fait. Les gestes sont éloquents : on rabat le pouce municables, le refuge dans les textes sacrés, la grandiloquence outragée
vers le sol on montre la porte, et l'on fait un mouvement ample du bras en réponse au doute, la manœuvre de l'inquisiteur. Davantage, il n'est
qui balay~ l'adversaire imaginaire. Les « Rouskis commu~istes? » ~n pas moins loin de nos progressistes (faune caractéristique des régimes
rit : « Staliniens, toujours staliniens.» Khrouchtchev, Stahne : la mam bourgeois) : il a fait au jour le jour l'expérience du totalitarisme et il
dans la main nous dit leur identité. Le terme de stalinisme déclenche veut en faire maintenant une critique radicale ; il est conscient que le
les jurons : toutes les injustices du régime précédent, tout~s les craintes stalinisme n'est pas une série d'erreurs, un plan mal conçu, des privi-
qu'inspire l'avenir paraissent condensées dans ce mot (qm,. nou.s serons lèges bureaucratiques excessifs, une police envahissante, qu'il est un
stupéfaits de l'apprendre à Varsovie, est de nouveau cons1dére comme système total qui, sous le couvert d'une idéologie révolutionnaire, a
tabou par la censure). Nous avons aussi la surprise d'entendre parler parachevé l'aliénation de l'homme, ouvrier, paysan, intellectuel ou ar-
tiste. Il est certain que l'avenir du communisme passe par la défaite
complète du stalinisme ou du néo-stalinisme. Sans doute ne dispose-t-il
1 R. Antelme, D. Mascolo, E. Morin et !lloi-même étions inv.ités ~ titrt: pas d'une théorie nouvelle qui embrasserait tous les aspects de la vie
privé par des intellectuels communistes polonaiS. Nou.s sommes arnvés a Var- sociale, mais il sait que cette théorie est à faire et il est prêt à l'aborder,
sovie, le samedi 19 janvier, soit la veille des élections. Notre voyage dura
délivré de tous préjugés.
une quinzaine de jours.
224 RETOUR DE POLOGNE R ETOUR DE POLOGNE 225
La pensée e st libre, l'échange de pensées est libre, c'est qu'aucune et parlent de Ponomarenko comme de leur gauleiter. A présent. cepen-
menace ne plane sur l'opposant ou le non-conformiste. j'ai déjà dit dant, l'humour n'est plus exempt d'amertume, ni de crainte. La puis-
que la police était invisible. Dt. fait, Je jour des élections, j'ai cherché sance stalinienne incarnée dans l'architecture n'appartient pas au passé.
en vain une patrouille d'hommes en uniforme ; je n'ai rencontré que Selon l'expl'e ssion, maintes f ois entendue, le pouvoir russe règne à
quelques civils, munis d'un brassard, qui se promenaient d'un air fort Varsovie indépendamment du pouvoir nationa l. Ponomarenko, l'adver-
débonnaire sur un boulevard. Une milice ? Renseignements pris, il sai~e irréductible du mouvement d'octobre, lui qui déclarait aux jour-
s'agissait de volontaires destinés à s'assurer qu'aucun ivrogne (i:.. sont nalistes que Poznan avait été l'œuvre du fascisme au moment même
nombreux et l'alcool était interdit ce jour-là) ne troublera it la voie où Cyrankiewicz admettait q u'il s'agissait d 'un soulèvement ouvrier,
publique. Dans Je quartier des ambassades et des ministères, les bâti- lui encore qui déclarait à une délégation de la jeunesse, pendant les
ments ne sont pas gardés ; un planton fait seulement les cent pas fameuses journées d'octobre : c Aujourd'hui c'est le désordre, demain
devant Je domici·le de Cyrankiewicz. L'immense immeuble du ministère l'ordre sera rétabli, choisissez avant qu'il ne soit trop ta rd ,, Ponoma-
de la sécurité par aît désert, nos compagnons polonais nous disent d'ail- renko, qui a conservé son hostilité entière contre le nouveau régime,
leurs qu'il est désaffecté. L'année dernière encore, les barbelés inter- continue de trôner malgré l'avènement de Gomulka. L'ambassade de-
disaient l'accès du trottoir devant le building, et le passant préférait meure le quartier général du s talinisme polonais et c'est entre ses murs
traverser l'avenue plutôt que de le longer. Ce changement parait tout que se prépare l'offensive quotidienne, lancée de Moscou, contre la
naturel aux Polonais. De même, il semble naturel à l'un de nos hôtes presse de Varsovie.
d'écouter la B.B.C. le soir des élections et de téléphoner à ses amis Or ce péril, attaché à la p résence russe en Pologne, nous avons pu
pour s'esclaffer de l'intérêt que prennent les Anglais à la forte propor· vérifier chaque jour qu'il étai t durement senti par la population, qu'il
tion de votants. c N'est-il pas dangereux de parler au téléphone de la tarissait l'enthousiasme issu de la c libération :o, qu'il interdisait l'es-
B.B.C. ? :o Notre interlocuteur paraît quelque peu scandalisé de notre poir, qu'il inhibait la pensée elle-même, devenue incertaine du possible
question. « Autrefois, sc serait-il permis de le faire aussi librement 7 :. et donc du vrai. Nos impressions, de nouveau, se dégagent aussi bien
Il s'étonne de nouveau : autrefois sa ligne était branchée 'SUr un poste de la conversation de rue que de la discussion proprement politique.
d'écoute. Mais le passé est le passé, aujourd'hui tout est différent.
jamais, au cours de ces rencontres de hasard que j'évoquais tout à
C'est avec quelque orgueil et quelque ironie aussi que des amis l'heure, nos interlocuteurs n'ont manqué de parler de la menace russe.
polonais nous ont promené dans les rues de Varsovie pour nous mon- En vain leur disions-nous qu'elle paraissait écartée à l'heure actuelle,
trer l-es vestiges de ce passé révolu. Rien ne pouvait mieux nous faire qu'une nouvelle édition de la répression hongroise était inimaginable :
sentir en effet la présence physique de l'Etat bureaucratique que ces ils ne le jugeaient pas. Et je me souviens de cette réflexion entendue à
immenses buildings édifiés à sa gloire : le ministère de la sécurité, plusieurs reprises : c Si les Russes nous attaquaient, il ne ·se passerait
dont j'ai déjà parlé, construit dans un style de super-palace Côte- rien d'autre que ce qui se produisit en Hongrie ; sans doute les Alle-
d'Azur · J'immeub le du comité central du parti, surtout, qui s'élève au mands se souléveraient-ils, mais aucun autre peuple ne bougerait, ni
carrefo~r de deux a rtères principales de la ville, dont les dimensions dans le bloc soviétique ni dans le monde occidental ; les Américains ne
évoquent celles du Palais de Chaillot, mais que sa ma~se, écras~nte à Feraient que disposer leurs trou pes à la frontière des deux Allemagnes
souhait, désigne comme la forteresse ultra-moderne d un pou.voar ~b­ pour empêcher l'extension de la guerre ; l'U.R.S.S. aurait tout le loisir
solu · le P alais de la Culture enfin, point de mire, quel que soli le heu de nous écraser. ~
où l'~n se situe, gratte-ciel prétentieux, pourvu de créneaux. et de fiori- Si jamais l'expression c faire un exemple:. eut un sens, c'est bien
tures diverses dont la fonction, au demeurant, est touJOurs restée en Pologne qu'on le découvre et qu'on aperçoit l'efficacité, au moins à
indéterminée ~t qui est encore à moitié vide. Symboles de l'ère stali- court terme, de la répression russe. L'exemple hongrois hante tous les
nienne, dépouillés de leur substance, citadelles anachro~iq~es, c'est un esprits. « Hongrois Kaput », d isait un ouvrier dans la région de Kusztrin,
autre monde qu' ils évoquent à l'heure de la c démocratisation > et des et pour montrer ce qu'il restait à faire a ux Polonais, il marchait sur la
coupes sombres pratiquées dans la bureaucratie. pointe de"S pieds.
Et pourtant cc monde est tout proche... Encore une fois, il suffit Les nombreux intellectuels avec qui nous avons discuté exprimaient
d'observer. leurs sentiments d'une façon moins rudimentaire, ma is ceux-ci ne
Nos amis polonais nous ont conduit jusqu'à l'ambassade russe variaient pas. Autant leur critique du passé, nous l'avons d it, était radi-
située à J'extrême pointe du quartier c officiel :. , en contre-bas du cale, autant était incertaine leur vision de l'avenir. Non qu'ils fussent
Belvédère, l'ancien siège du gouvernement polonais. Entouré d'un grand hésitants sur la politique qui, dans l'immédiat, devait être suivie, sur
jardin, ce palais imposant, récemment construit, éclips~ par ses dimen- la nécessité de réformer fondamentalement le parti, de faire le procès
sions, non seulement toutes les autres ambassades, maas la plupart des des responsables staliniens, de légaliser la liberté de parole dans l'or-
bâtiments publics. Les Polonais le nomment leur « super-belvédère > ganisation et dans la presse, de donner enfin le maximum d'autorité
226 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 227

aux conseils d'entreprise. Mais leur pensée est continuelle : ce qu'il tenues) .. Mais, dans la rue, la pauvreté est frappante. La masse de la
faudrait faire, c'est ce que l'encerclement stalinien rend périlleux, peut- population ne peut se vêtir décemment, obligée qu'elle est de payer une
être impossible ; c'est ce que devrait accomplir Gomulka s'il s'appuyait pa1re ct: chaussures de 450 à 700 zlotys, un complet ou un pardessus
résolument sur des forces sociales révolutionnaires, mais ce qu'il devient de qual~té moyenne 2 000 zlotys, un pull-over de 400 à 600, alors que
difficile d'entreprendre quand Je gouvernement s'y oppose et déclare les _salaires sont de 700 à 800 zlotys pour les catégories les plus défa-
close la phase de démocratisation, quand il s'avère nécessaire de com- vo~Isées et de 1_ooo à 1 500 pour la couche la plus nombreuse des tra-
battre à la fois le stalinisme et le régime nouveau qui l'affronte. va~lleurs .. Par ailleurs, la nourriture est à bas prix, mais tous les pro-
Dans de telles conditions, l'espoir et l'ardeur se changent vite en dm~s qm sorte~t de la consommation courante (et celle-ci offre un
lassitude. Il m'a paru significatif que beaucoup de jeunes intellectuels ch?1x fort res~remt) sont inaccessibles à la grande majorité de la popu-
communistes, fortement engagés dans le combat idéologique, rêvent latiOn. Il suffit, en outre,_ d'e_ntrer dans un grand magasin pour cons-
d'aller passer quelques mois en France prochainement. Cette volonté tater la rareté ~t la ~édwcnté_ des ustensiles ménagers et plus géné-
d'évasion exprime sans doute le malaise d'une intelligentzia qui ne ralement. des mille petits produits de la grande industrie qui caractéri-
sent la v1e d'un pays évolué.
parvient pas à résoudre ses propres problèmes dans le cadre de la
situation objective qu'elle doit affronter. Les cond_itions de logement, enfin, sont particulièrement dures. La
Il m'a semblé incomparablement plus grave que beaucoup d'intellec- plupart ~es mtellectuels que nous avons rencontrés disposent d'apparte-
tuels soient dans ce climat de nouveau isolés de la classe ouvrière. Le me.~ts mmus~ules, le, plus souvent réduits à une seule pièce - bien
soutien, par exemple, qu'ils apportent au mouvement des conseils n'est ~u Ils ~ppartiennent a une couche nettement privilégiée (le salaire d'un
pas éclairé, le plus souvent, par une connaissance de ce qui se passe J~~rnallst7 ou_ d'un critique est de l'ordre de 2 500 zlotys et les possi-
dans les usines, et, de ce fait, leurs revendications, aussi légitimes bilités qm lm sont offertes de publier ou de traduire des textes en
qu'elles soient, gardent un caractère purement « politique» ; leur atten- dehors de _son travail lui permettent d'accroître considérablement cette
tion se concentre exclusivement sur la lutte des tendances au sein du somme,. v01re de la d_oubler). _Quan~ à la masse des ouvriers, des petits
parti. employes ou des petits fonctiOnnaires, ils doivent parfois se contenter
A la crainte paralysante d'une intervention russe s'ajoute aussi, de partager un seul appartement entre plusieurs familles et souvent
s'accommoder d'une cuisine unique pour plusieurs appartements.
parmi les masses, si j'ai bien pu en juger, un attrait à ~·endroit de
l'Occident. De nombreuses fois, et notamment dans une usme de Var- La m_isère est plus voyante encore à la campagne que dans la capi-
sovie on nous a interrogés avec une curiosité admirative sur les condi- tale .. Ma1s, à yarsovie même, l'atmosphère de la rue suggère les diffi-
tions' de vie en France, les prix des vêtements et de la nourriture, les culte_s éc?nom1ques : . les_ automobiles sont peu nombreuses, Ja lumière
avantages matériels dont pourraient disposer certains ouvriers de parc1mom~usement d1stnbuée, les vitrines des magasins dépourvues de
Renault (automobiles, télévisions, réfrigérateurs ... ), _la lé~isl_ation d_u !out attrait ; nous ne pouvons qu'évoquer le Paris de J'occupation aux
travail. Implicitement ou explicitement, la comparaison etait établie JOUr les plus sombres.
avec les conditions d'existence en Pologne. Sans doute, n'est-il pas Certe~, .on ne peut imputer au régime stalinien seul la responsabilité
possible de savoir, sur la base de ces rapi~es ~changes, qu~lle, repré- de la m1sere. La, reconstruction de la capitale, encore inachevée, dit
sentation exacte le Polonais se forge de 1 Occident (et cec1 d autant a~sez quelle fut. 1 ample~r des dommages subis pendant la guerre ... 11
moins que le plus souvent nous ignorions tout de notre interlocute~r), ne~ est p~s moms _ce~am que douze ans après la fin de la guerre, en
mais il m'a paru que la dictature stalinienne avait suscité, en réaction dépit de 1 extraordmalfe essor technique qu'a connu Je monde entier
contre ses propres mensonges, un certain nombre d'illusions sur les et ~o~amment l'industrie russe, la Pologne demeure, par la faute du
régimes de l'Ouest. Situation paradoxale, certes,. si l'on,. son_ge qu'en stallmsme, dans une situation matérielle lamentable.
France, par exemple, beaucoup d'ouvriers se nournssent d 1lluswns con~
traires sur les conditions de vie à l'Est, mais qui témoigne du désarroi
de la masse. Discussions.
On peut enfin juger à vue d'œil des difficultés h~ritées ~e la période
stalinienne par la misère qui règne dans la populatiOn. Mamtenant q~e Telles s.ont ,tes premières impressions que je retire de ce bref voyage.
les privilèges des hauts bureaucrates ont été aboli~, et qu'~!. est vr~u­ Il va ~e so1 q~ elles ne permettent pas de juger de la situation politique
semblablement dangereux de faire l'étalage de sa nchesse, IImpressi~n et sociale; :'1a1s cette situation n'est pas visible, elle ne peut être que
de « grisaille :. est dominante. Dans des cafés fréquentés par des "!e- connue. J a1 donc voulu faire ~ne place _à part à ce que j'avais appris,
decins des avocats et des intellectuels, on peut observer une certame dans les_ nombreuses ~onversations que J'ai pu avoir avec des militants
recher~he dans l'habillement, voire une certaine élégance chez la femme commun_1stes, en réumssant et confrontant les informations obtenues.
(qui vont de pair avec des relations de mondanité soigneusement entre- Toutefois, plutôt que de présenter ces informations d'une manière sys-
228 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 229
t' fque il me paraît bon de ne pas les dissocier du cadre réel des
d~~c~~sio~s que j'ai eues - le mode de pensée de nos interlocuteurs ~e
choses possibles et, si la censure se durcit, c'est aussi parce que la cri-
tique se développe. Les circonstances ne permettent cependant pas
semblant aussi intéressant que les fai_ts. rapporté_s. Reno~ç~nt à fo~~m~ d'attaquer la censure de front.
quelques informations de détail recueillies par ailleurs, J a1 do_nc se e_c
tionné quatre entretiens, les plus complets qu'il m'ait été ~onne d~avo~, Tandis que A. nous parle, je pense que l'antithèse liberté-servilité
et qui donnent une juste idée de la mentalité d'un cert~m n~m r(~ ~ est actuellement informulable. A. connaît les procédés qui engendrent la
· t es po Jona 1·s . A J'exception de D. , haut fonctwnnaue on _ servilité et il les hait, mais il est placé dans des conditions qui ne lui
commums . permettent pas de revendiquer la liberté entière. II me semble qu'indé-
nous rapportons les propos plus loin), tous ceux avec qui nous nous
sommes longuement entretenus sont des collaborateur de grands ~r- pendamment des obstacles extérieurs auxquels se heurterait une telle
nes de resse polonais : Tribuna Ludu, Nowa Kultura, Po Prostu, e c. revendication, il ne la juge pas souhaitable dans le présent. Par exem-
ga le p a es ui suivent je Je signale aussi, j'ai cherché non pas ple, la censure officielle le gène, il la critique, cite des articles que
~~~s à :agp;rter qle propos' littéral de l'interlocuteur qu'à r~stltur ~e lui-même et des amis de sa tendance ont écrits et qui ont été interdits,
admet qu'une mentalité stalinienne se reconstitue sous le couvert de la
mouvement du dialogue. En conséquence, je n'ai pas cherche ISSI-
muler mes propres interventions ou mes réflexions quand elles me pa- prudence antistalinienne, mais il ne parle pas de la censure comme de
raissaient éclairer la discussion. l'ennemi. L'ennemi est l'U.R.S.S. et ses représentants polonais qui pro-
fitent de toutes les occasions pour faire le procès du cours nouveau
en termes menaçants. Les hommes du gouvernement, les censeurs et les
Avec A. intellectuels du rang sont, bon gré mal gré, solidaires face à cette
A. est communiste et joue un rôle de p~emier plan dans ,t~s mil~eu_x menace. Autrefois, la censure s'identifiait avec la volonté du parti com-
intellectuels et les milieux de presse. Je crms c~mp_rend~e qu .a la ~~!fe­ muniste et celle-ci n'était qu'un mode de la volonté de l'U.R.S.S. Qui-
renee de la plupart de ses comp~l?nons. il na Jam~IS ete stahmen. conque entrait en conflit avec la censure, s'il ne se déjugeait pas, appa-
Précis rigoureux d'une culture politique etendue, sensible au pl~s h~ut raissait comme opposant au système total et était amené à se percevoir
d · '· la dive;sité des facteurs qui interviennent dans la sJtua~wn lui-même comme tel. Aujourd'hui, du moins dans de nombreux cas, le
e~re tae de 1a gauche , A· donne une image de l'intellectuel
presen , commumste
u le censeur dit au journaliste ou à l'écrivain : «Vous avez raison et je
assez exactement contraire de celle que cherchent a composer po r . pense comme vous, mais ce que vous dites présente un danger. » Il n'y
discréditer certains correspondants de journaux progressistes français. a plus de censure idéologique mais une censure quasi-militaire. Et en-
core, celle-ci, le censeur ne l'exerce-t-il qu'avec modestie, car il redoute
Sur la liberté d'expression. son propre rôle et qu'on lui reproche d'entraver la démocratisation. II
Nous parlons d'abord de la situation de ,!_'écrivain et du jo~rnaliste. veut donc (souvent) non seulement convaincre l'écrivain qu'il partage
Leur est-il devenu possible de publier ce qu Ils veulent, du m~ms dan; ses idées mais encore qu'il en interdit l'expression pour les sauvegarder.
les limites qu'impose la présence russe et la menace qu'elle fait_ peser .. (Nous apprendrons plus tard, et cette nouvelle a de quoi nous stupéfier,
N d"t A On peut écrire beaucoup plus de choses qu'autrefois, mais que les censeurs sont les mêmes qu'à l'époque stalinienne.)
o:n~e I eut. écrire librement. La censure a~ reste se durcit de nouveau. A., comme les autres intellectuels communistes que je rencontrerai
Peut-êfre est-ce la période électorale qui rend le gouv.~r~ement plus par la suite, n'est pas dupe de cette complicité que le censeur veut éta-
vi ilant mais ce n'est pas sûr. Le souci dominant, est ~ ev_1ter de pro- blir avec ses « victimes » ; l'accepterait-il, il remettrait une fois pour
vo~ uer 'les Russes ou seulement de ~es. heurter. C est ams1 que Now~ toutes le sort de sa pensée entre les mains de l'appareil et retomberait
Kultura a été à plusieurs reprises victime de la censure _dan~ la der. dans l'ancien statut de dépendance qu'il a voulu abolir. Toutefois il
· · e période Et les rédacteurs eux-mêmes, dans cette s1tuatwn, sont ne peut, non plus, percevoir le censeur comme une autorité étrangère ;
~~erplus en pÎus préoccupés d'écrire des articles qui ne prêtent pas le ses arguments, il les a déjà formulés pour lui-même, quand il écrivait.
flanc à la censure ; ils tendent à -~ratiquer une a~to-cen~u~e ou un: Il les évalue seulement autrement. Il sait qu'une critique de la désorga-
censure préventive. Nous nous inqutetons de cet.te repon~e: _11 Y_oa .u~ nisation actuelle du parti peut être utilisée par les natoliniens contre
lo i ue du silence ou de la prudenc.e qui mène ~ la passtvite pw a a Gomulka ou bien qu'une critique de la fonction du parti sera considérée
g q r "t' Mais nous n'avons rien a apprendre a A. sur ce chapitre. Il par la Pravda comme un signe de liquidationisme, mais il court ce ris-
~o~~ ~~~t~~ logique s'exercer de plus près que nous. Il ne pe~t nous que, admettant qu'il peut provoquer une riposte de l'ennemi, mais qu'il
tort Mais nous sommes trop prompts à con~a~ner. a pru- doit stimuler le progrès de la pensée communiste. Le censeur ne fait
~~~~=ret no~s ne prenons pas Je temps de mesurer les dJfflc~ltes. Aucu~ qu'inverser les termes du raisonnement : il reconnaît qu'on peut criti-
d intellectuels qui a lutté pour la déstalinisation n'a pns son parti quer, mais affirme qu'on doit éviter les risques.
d:s modérer ses critiques, encore moins d'y renoncer ; les rédacteurs Ce qui frappe, dans le cas de A., c'est qu'il paraît à la fois extrê-
luttent contre la censure, ils cherchent à faire « passer» le plus de mement lucide et enfermé dans des contradictions de fait. Sa pensée
230 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 231

est celle d'un marxiste habitué à prévoir et son attitude celle de quel- N'y a-t-il donc d'autre avenir possible que dans cette tension cons-
qu'un qui vit au jour le jour. Quand nous l'approuvons de lutter pied t~nte entre la presse et 1~ direction politique, entre l'une et l'autre et
à pi-ed contre la censure, il devient réticent comme si notre accord le 1 U.R.~.S.? Selon A.•. un Immense progrès serait accompli si la presse
gênait ; soit qu'il craigne d'être jugé plus entreprenant qu'il ne l'est recevatt un statut qut consacre son indépendance à l'égard du gouver-
réellement soit que nous lui paraissions aveugles à toutes les difficul- nement. Un tel projet est à l'étude (j'en entendrai à plusieurs reprises
tés qu'il ;ffronte. Quand nous lui montrons le danger qu'il y a à prati- r~parl~r par di~ers écrivains qui mettent en lui tous leurs espoirs). Ins-
quer une « politique :.> de la parole et vers quoi mène un calcul appliqué titué, tl ~réeratt une situation nouvelle, car Gomulka ne serait plus
aux idées, il nous devance comme si tout ce qu'il venait de nous dire en compr?mts aux yeux des Russes par le moindre des articles paru dans
faveur d'une telle pratique ne devait en aucun cas être érigé en thèse, la momdre des revues polonaises. Il deviendrait nécessaire pour le
comme si le problème était précisément de ne pas convertir cette con- Bureau politique Moscou de raisonner sur la Pologne à partir de cri-
tères nouveaux.
duite en théorie.
Nous avons d'abord admis tacitement que la libre expression était Actuellement, la publication d'un article anti-gouvernemental dans
dangereuse, mais l'un d'entre nous s'étonne à bon droit qu'on ne puisse la plus petite ville de province du Turkestan serait considérée par
distinguer sujets dangereux et sujets neutres. Critiquer le régime ou la Khrouchtchev comme le signal d'une insurrection, parce qu'il est établi
politique de l'U.R.S.S., c'est évidemment s'exposer à une riposte, ana- que ne doit exister aucun écart entre la pensée des dirigeants suprêmes
lyser librement la situation polonaise ou bien poser des problèmes de l'Union soviétique et celle du militant du rang. En fonction d'une
théoriques dont les incidences pratiques ne sont pas immédiatement telle perspective, et par voie de réciprocité, Gomulka est tenu pour res-
perceptibles ne doit pas provoquer un conflit idéologique de la même ponsable de ~ou~ ce qui s'écrit dans les journaux et les revues polo-
nature. On pourrait donc circonscrire des « zones de prudence:. en naises. Leur mdependance reconnue, l'écrit ne serait plus une expres-
dehors desquelles la pensée reprendrait ses droits. sion directe de la politique nationale et se délesterait donc au moins
A. en convient. Il nous assure qu'en réalité cette distinction est fami- partiellement, de la charge explosive qu'il possède dans le présent.
lière à tout intellectuel polonais, mais elle est moins opérante qu'on ne Il me paraît significatif que A. ne parle de ce projet qu'avec une
pourrait le penser du fait qu'elle est récusée par l'U.R.S.S. Les Russes certaine réserve. C'est qu'il est douteux d'abord qu'il soit élaboré et
se mêlent de tout et, pour eux, il n'y a pas de sujet neutre. Qu'on parle plus douteux encore qu'il résolve le problème de la liberté d'expression.
de t'organisation de l'économie, du rôle des conseils ouvriers, de la D'une part, on voit mal comment il ne provoquerait pas une tension
structure du parti ou de la philosophie marxiste, on provoque égale- avec l'U.R.S.S. supérieure à toutes celles qui ont été jusqu'à maintenant
ment ta condamnation de la Pravda. Tel ou tel rédacteur de Nowa enregistrées, car ce que l'U.R.S.S. conteste c'est l'idée d'une vie politi-
Kultura est le lendemain de la publication de son article, taxé de liqui- que polonaise autonome, c'est l'idée qu'un débat puisse s'instituer en
dationisme 'par l'organe russe, sans pour autant que ses idées soient Pologne sur la construction du socialisme. Les gages que lui a déjà
reproduites et sérieusement commentées. Ainsi se constitue un dossier donnés Gomulka en condamnant spectaculairement les tendances gau-
anti-polonais qui paraît accumuler des preuves en vue d'un procès final. chistes de Po Prostu, par exemple, ne permettent guère d'espérer qu'il
Quel que soit le sujet dont on parle, on se meut donc dans une atmos- l'affronte, sur le terrain des principes, en légitimant les oppositions
phère chargée d'électricité, on écrit dans un état constant d'.alert~, atten- idéologiques possibles.
tif aux détonations quotidiennes que provoque une expressiOn hbre. On D'autre part, on imagine avec peine qu'un statut de la presse n'ac-
sait que toute parole a son écho entre les murs de l'ambassade, que compagne pas une réforme fondamentale du parti. Pour une grande
Moscou est dans Varsovie, que deux lois s'entremêlent dont l'une, triom- part, les rédacteurs de Tribuna Ludu, de Po Prostu, de Nowa Kultura
phant, serait mortelle. ou de Tworczocs sont des communistes ; leur reconnaître le droit de
Comment s'étonner alors que la censure « gomulkiste :. ne prétende s'exprimer librement dans les organes de presse, c'est consacrer le prin-
à son tour se mêler de tout ? A. donne un exemple récent : on a interdit cipe de la démocratie dans le parti ; or, si celle-ci s'exerce en fait ac-
un article philosophique portant sur les idées du jeune Marx et mon- tuellement, elle n'a pas encore de statut et ne l'acquerra (si elle l'ac-
trant leur déformation sous le règne stalinien. Le critique manquait de quiert) qu'au prix de grandes difficultés.
de prudence ...
C'est dire que la stratégie idéologique passe à tous ~es niveaux. Sur la politique de Oomulka.
C'est dire aussi que, si les intellectuel ne peuvent pas se latsser asphy-
xier, une lutte quotidienne doit être soutenue, également, à tous IP.s Nous sommes ainsi conduits naturellement à parler de la situation
niveaux · car si le harcèlement qu'ils pratiquent cessait un moment, par politique qui conditionne le problème de la liberté d'expression. Au
tassitud~, une rigidité cadavérique s'emparerait du nouveau régime, à début, A. parait soucieux de faire comprendre les difficultés auxquelles
se heurte Gomulka ; mais peu à peu ses critiques s'accumulent.
l'image du passé.
232 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 233
Nous nous inquiétons d'abord de l'ultime intervention de Gomulka avaient fait triompher la déstalinisati'ln et qui, maintenant, attendaient
dans la campagne électorale. L'idée de tranformer les élections en une u.ne épuration du parti, une démocratisation officielle dans les organisa-
sorte de plébiscite, si elle répondait au souci de couper court aux tions de masse et, plus généralement, une participation active des comi-
manœuvres staliniennes, n'était ,elle pas cependant contraire au pro- tés révolutionnaires et des conseils ouvriers à la vie politique nationale.
gramme nouveau ? On avait promis aux gens qu'ils allaient choisir, du A tous ceux-ci, il fut demandé de faire confiance à la direction du parti :
moins dans certaines limites, leurs représentants. Au dernier moment, la route. était pars~mée d'embûches, Gomulka savait ce qu'il faisait, il
on les somme d'approuver les listes gouvernementales et on leur pré- ne fallait pas le gener dans son action ... Bref, on reprit les arguments
sente le choix comme un acte d'opposition à Gomulka. A. partan;e cet qu'utilisaient autrefois les staliniens contre les mécontents. C'était dans
avis. Il pense que si Gomulka réussit, son intervention aura été « ha- un autre esprit, certes, et en fonction d'une autre cause, mais on recom-
bile» (à l'heure où nous discutons, nous ne possédons encore aucu~e mença comme par le passé à prôner la confiance dans le chef la disci-
indication sur les résultats du vote), mais il paraît redouter cette habi- pline et la centralisation du pouvoir. '
leté même. De fait, cette manœuvre est venue couronner toute une série ~es comités surgis un peu partout, tant à Varsovie qu'en province,
de mesures tactiques également inquiétantes. avaient pris des initiatives politiques ; parmi eux beaucoup d'éléments
A. déplore notamment le mode de composition des listes de candi- entendaient être associés d'une façon permanente au pouvoir. Gomulka
dats ; on a souvent rangé en queue de liste ou éliminé des éléments leu.r signifia que d.es conseils ouvriers ne pourraient avoir qu'un rôle
révolutionnaires qui avaient joué un rôle de premier plan dans la démo- stncte~~nt économ1q~e, que celui d'organismes locaux de co-gestion.
lition de l'ancien régime, leur préférant, pour des raisons tactiques, des La politique demeurait du ressort exclusif du parti.
non-communistes peu sûrs qu'on espérait ainsi rallier à la politique du Pendant les journées d'octobre s'était constitué un comité de liaison
gouvernement. Bref, on a prétendu jouer la carte de l'unité nationale entre les représentants des ouvriers et ceux des étudiants ; ce comité
et on a accepté de sacrifier une part des militants d'avant-garde. pouvait jouer un rôle politique de premier plan. Gomulka intervint pour
Ces mesures s'inscrivent d'ailleurs, nous dit A., dans une statégie qu'il soit dissous.
d'ensemble. Au lendemain de son avènement, Gomulka s'est révélé essen-
tiellement préoccupé de freiner le mouvement qui l'avait porté au pou- A l'Université même, meetings et discussions se multipliaient. On
voir. Loin de vouloir procéder à une épuration des staliniens au sein votait des résolutions sur les questions les plus diverses. La section du
du parti, il a cherché à les persuader qu'ils ne seraient pas inquiétés et parti critiqua âprement la conduite des étudiants et exerça sur eux une
à obtenir leur collaboration. Son objectif était de rassembler autour de pressio~ con~ta.n~e. pour les faire rentrer dans l'ordre. Cette tactique
lui les membres de l'appareil et d'orienter le parti vers ses nouvelles gomulk1ste beneficia en outre de la confusion engendrée par l'écroule-
tâches, sans heurt. Convaincus qu'ils n'avaient aucune chance de repren- ment du système précédent, car dans le cadre de la liberté nouvelle
dre la direction (à moins de provoquer une guerre entre l'U.R.S.S. et la s'exprimaient des critiques de toute nature dont certaines visaient Je
Pologne), et de fait désemparés, les staliniens --::- le ela~ natolinien -:- socialisme en tant que tel. Il était donc facile de confondre toutes les
n'auraient eu d'autre perspective que de reconna1tre tacitement la fail- voix, de faire un amalgame entre les protestations révolutionnaires et
lite de leur politique et de conserver leurs postes en servant la nouvelle. réactionnaires et de dénoncer le péril que la critique en général faisait
Cette évolution apparaissait sans doute d'autant plus réalisable que courir au régime.
l'immense majorité des cadres dirigeants était demeurée «stalinienne» Dans un tel climat, l'insurrection hongroise ne put, enfin, que ren-
jusqu'à la dernière heure et ne s'était convertie au gomulkisme qu'au forcer les mesures d'autorité. A., sans contester la nécessité dans la-
cours de la crise d'octobre ou à sa veille. Entre Gomulka et Nowak, la quelle on était d'éviter toute provocation à l'endroit de l'U.R.S.S. insiste
transition était assurée par Ochab et Cyrankiewicz. s.ur la, déception causée par l'~ttitude gouvernementale. Et cett: décep-
Il est difficile d'établir à coup sûr les mobiles qui ont inspiré tion s accrut encore (alors meme que la violence de la répression en
Gomulka. On ne peut s'empêcher de penser que ses premiers réflexes J:Iongr!e faisait mesurer les risques courus et tempérait l'ardeur révolu-
ont été ceux d'un « politique » qui cherche avant tout à manœuvrer, twnnaire) quand Gomulka signa en Russie un texte qui reconnaît ta
voire d'un bureaucrate dont le souci dominant est l'intégrité de l'ap- légitimité de Kadar.
pareil. Mais il n'est pas non plus douteux que des considérations « stra-
tégiques » générales jouaient un rôle de premier plan. Neutraliser les Sur la résistance des staliniens et la situation dans le parti.
natoliniens, puis se les conciliers progressivement, c'était priver Pour a~~ant qu'il soit possible aujourd'hui de porter un jugement
l'U.R.S.S. de sa base d'attaque en Pologne, c'était persuader le Kremlin ~ur la. politique gouvernementale depuis octobre, celle-ci paraît avoir
que le gomulkisme était un fait national irréductible. echoue .. ~1 f~ut re~?nnaître -.dit A. - que Gomulka n'a pas obtenu
Quoi qu'il en soit, ces manœuvres avaient un corollaire : refroidir la stabilisation qu 11 recherchait, mais plutôt que sont nés de nouveaux
l'enthousiasme de tous ceux - ouvriers, étudiants, intellectuels - qui dangers. Les staliniens ont indubitablement saisi l'occasion qui leur
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était offerte de (;onsolider leur position dans le parti. Puisque Gomulka hommes (à commencer par Ochab et Cyrankiewicz) qui étaient ses
frappait lui-même les forces qui l'avaient porté au pouvoir,_ puisq~'il maîtres de la veille et sont maintenant à l'abri de toute critique officielle.
dénonçait en termes violents de jeunes militants révolutionnaires, stig- Le raisonnement qu'elle tient n'est que trop clair : c On veut faire de
matisait des rédacteurs de Po Prostu, réduisait les prérogatives des nous des boucs émissaires. On sacrifie l'employé pour sauver le pa-
conseils, on pouvait bien dans son sillage hausser le ton,_ déplore~ le tron. » Et, comme ce raisonnement contient une part de vérité, il trouve
désordre issu d'Octobre et imputer aux jeunes commumstes, traités un écho dans certaines fractions des masses. Aussi paradoxal que cela
d'éléments irresponsables, toutes les difficultés économiques présentes. puisse paraître à première vue, des ouvriers, des employés, des paysans
Comme nous nous étonnons que les staliniens puissent, en un si bref qui considéraient hier le fonctionnaire du parti comme un profiteur du
espace de temps, relever la tête et se fai~~ entendre ~·une partie au régime, un démagogue ou un gêneur, sont prêts à sympathiser avec son
moins de la population, A. nous montre qu 1ls sont servis par la struc- sort parce qu'ils sentent qu'il n'était qu'un salarié du système et qu'au-
ture du parti. jourd'hui où ses anciens privilèges sont abolis ses (;onditions d'exis-
Qu'on considère ce parti. Il est pléthorique : 1 500 000 membres pour tence ne le distinguent guère de la masse des salariés.
une population de 27 millions d'âmes et de 17 millions de pers~nne~ e!l Les staliniens n'ont pas de mal à exploiter cette situation. Ils
âge de voter. L'une des premières tâches de la nouvelle d1rechon ~tait n'agissent pa~ ~ déco~vert en critiquant Gomulka et en louant le régime
de réduire les effectifs de l'organisation et notamment de suppnmer précédent ma1s Ils affirment que la nouvelle politique s'édifie sur le dos
de nombreux postes de « permanents :. dont l'activité ne justifie aucu- des « militants» du parti. A la veille des élections, ils diffusaient un
nement un salaire spécial. Comme en U.R.S.S., comme dans toutes les tract dans les usines, nous dit A., opposant la situation des fonction-
autres démocraties populaires, cette couche de petits bureau~rates naire_s du parti à celle des leaders demeurés à la tête de l'organisation
répond au seul souci de la direction de se constitu~~ une ba.se. fidèle, et rejetant sur ces derniers toutes les responsabilités de l'ancienne poli-
qui dépende matériellement d'elle et assure la stab1hté du regu~e. ~­ tique. Grâce à œs manœuvres, ils peuvent obtenir un écho qu'ils n'au-
estime qu'en Pologne, si l'on compte les bureaucrates et leur fam1l~e, 1! raient évidemment pas s'ils se plaçaient sur un terrain idéologique. Très
y a environ un million de personnes qui tirent leur revenu de !~ur mté- habilement, ils nient au contraire toute différence entre la nouvelle et
gration à J'appareil du parti. Ces él_éme~ts ne sont pas, du mmns pou~ l'ancienne équipe dirigeante et accréditent l'idée que les changements
la plupart, des staliniens. Leur deshn _na sans doute pas. été le meme , survenus en octobre furent principalement l'effet de rivalités person-
certains ont obéi servilement ou cymquement aux_ consignes. b~reau­ nelles: I.ls sont servis en ceci par l'attitude de Gomulka, qui hésite de
cratiques d'autres ont cru de bonne foi que le rég1me poursUivait par son cote à promouvoir un programme nouveau et se borne à des décla-
des che~ins difficiles l'édification du socialisme, d'autres encore se rations d'intention.
sont engourdis dans leurs activités quotidi~nnes_ comme le font des em- Mais il n'y a pas que la situation dans le parti qui leur soit f~vo­
ployés qui voient dans le patron, quel qu il s~1t, un payeur. B~~uco~p rable. Dans le pays entier, les difficultés économiques engendrent un
ont vu avec sympathie (même si celle-ci n'était pas exempte d mqUI~­ climat d'inquiétude ; non seulement un relèvement du niveau de vie des
tude) Je développement du mouvement qui aboutit à Octobre .. L'exp_Jm- masses est improbable, mais dans l'immédiat on prend des mesures
tation de la Pologne par J'U.R.S.S. ne leur était-elle pas aussi sens1b!e d'assainissement ou de rationalisation qui se soldent par d'importants
qu'au reste de la population, et la discipline stupi_de de la bureaucr~he licenciements dans les ministères et les entreprises. On peut bien leur
ne s'exerçait-elle pas aussi à leurs dépens? Ma1s, quelles que _sment expliquer que la bureaucratie stalinienne a multiplié les fonctions inu-
leurs opinions, ces fonctionnaires du parti ont en commun d'avmr leur tiles et engendré une véritable prolifération d'improductifs, ceux qui
sort matériel lié à J'intégrité de l'appareil. sentent peser sur eux la menace du chômage sont plus sensibles à une
Quand Gomulka annonce que le nombre des permanents doit êt~e critique rudimentaire du nouveau régime.
considérablement réduit, il se heurte donc de front à une cou~he a~ssi­ Nous faisons remarquer à A. que toutes ses informations suscitent
tôt rendue solidaire par Je danger et prête à réadorer les anc1ens dieux une grande défiance vis-à-vis de la politique gomulkiste, dont les
pourvu qu'elle subsiste. _ concessions aux natoliniens et la tactique manœuvrière renforcent le
La petite bureaucratie a d'autres sujets de mécontentement._ Elle _est danger contre-révolutionnaire. Mais A. hésite manifestement à porter un
un objet de critique constant de la part des éléments révoluhonna1res jugement d'ensemble sur la politique de Gomulka. Selon lui, sans
ou progressistes qui dénoncent l'igno~ance, ,l'incompét~nce: le confor- doute, il y a eu des maladresses, des erreurs, une prudence excessive
misme du bonze local. Elle a l'impressiOn qu on peut lUI fa1re endosser non pas une véritable politique qu'on doive condamner. Gomulka vient
toutes les tares du système existant et s'irrite de voir des éléments qui de faire une expérience, il peut constater l'échec de sa tactique à
embrassaient sans réserve il n'y a pas longtemps encore l'idéologie sta- l'égard des staliniens ; il peut comprendre que, s'il ne s'appuie pas
linienne se retourner contre elle comme si elle incarnait l'ancien régime. résolument sur les forces qui l'ont porté au pouvoir, il ruinera son pro-
Or, dans Je même temps, continuent de régner à la tête du parti, des pre avenir. La visite personnelle qu'il a voulu rendre à l'usine Zeran à
236 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 237
la veille des élections ( la première de ce genre depuis octobre) ne - selon l'expression traditionnelle - le moindre mal. C'est dire encore
témoigne-t-elle pas de cette prise de conscience ? qu'il ne représente aucune force sociale réelle. Les uns attendent qu'il
A. nous rapporte enfin un épisode de la lutte à l'intérieur du parti réforme le parti, qu'il fasse une part prépondérante aux organes des
qui n'a pu, selon lui, qu'avoir une influence décisive sur Gomulka. masses dans la gestion de l'économie ; d'autres qu'il défende les droits
Celui-ci s'était rendu personnellement dans une réunion d'une section de la petite propriété paysanne et du petit commerce ; d'autres qu'il
de province pour appuyer la candidature d'un secrétaire partageant ra_mène insensiblement la Pologne dans le camp des démocraties popu-
ses idées. Son intervention en faveur d'un cours nouveau dans le parti laires et rende leur autorité aux leaders de l'ancien régime. Et, pour
fut vivement applaudie mais, quand il s'agit de voter, les militants être justes, ajoutons qu'une fraction du parti espère qu'il saura conti-
élirent contre son candidat un stalinien, épuré dans sa propre région, nuer à louvoyer entre les tendances opposées en évitant toute compro-
qui jouissait sur place d'amitiés personnelles. mission à l'égard de l'une ou de l'autre. Si les élections marquent une
L'épisode permet-il d'espérer une évolution de Gomulka? Il illustre étape, elles laissent donc l'avenir ouvert et lourd de conflits possibles.
en tout cas la puissance de l'appareil traditionnel. Nos interlocuteurs nous citent un cas qui, plus que tout autre té-
moigne de l'obéissance de la population aux consignes de Gom~lka.
Avec B. et C. ~ozdzik, q.ui avait ~té placé septième dans une des listes de la capitale,
na pas éte, en dépit de la popularité dont il jouit, remis par les élec-
A la différence de C. et de la plupart de ceux que nous rencontrons teurs dans un rang meilleur qui lui eût permis d'être élu. Or on sait
par ailleurs, B. n'est pas inscrit au parti. Il est l'un des principaux que Ooz~zik, secrétaire du parti à l'usine Zeran, a été l'un des princi-
collaborateurs d'un organe de presse polonais et je crois comprendre paux artisans d'Octobre. C'est lui qui mobilisa les ouvriers dans J'en-
qu'il est considéré comme plus critique que d'autres à l'égard du régime. trepris~ ~endant la visite ?e. Khrouchtchev, il est l'une des figures les
En fait, à quelques nuances près, son attitude est très proche de celle plus aimees du nouveau regime et a été surnommé «l'idole de Varso-
de C. et de A., dont nous avons déjà rapporté la conversation. vie ». Toutefois, plutôt que de déranger l'ordre de la liste établie par
le parti, les électeurs ont préféré le sacrifier.
Sur la portée des élections.
L'exemple est intéressant à double titre. Il nous ramène d'abord
Quand nous nous rencontrons, les résultats des élections sont déjà aux manœuvres de la direction du parti, car ce n'est pas un hasard si
largement connus ; nous savons que dans la très grande majorité la Oozdzik ne fut pas désigné comme l'une des têtes de liste. Moins réti-
population a suivi les consignes de Gomulka et s'est prononcée massi- c_ent que C., B. est convaincu que la personnalité du métallo, ferme par-
vement pour les têtes de liste. C., qui s'était employé dès notre arrivée tisan du développement des conseils, est de moins en moins appréciée
à Varsovie à justifier la tactique «plébiscitaire» de Gomulka, consi- par Go~~lk~. Nous apprendron~ d'ailleurs par la suite qu'il fut vive-
dère qu'elle vient de remporter un éclatant succès. La campagne absten- ment cnhque pour avOir attaque les éléments centristes du comité de
tionniste qu'avaient déclenchée les staliniens, les nombreux appels d'au- Varsovie à une époque où celui-ci était la cible des natoliniens. Oozdzik
tre part à barrer systématiquement les noms des candidats communistes fut vraisemblablement sanctionné pour n'avoir pas voulu jouer Je jeu
pouvaient conduire à des résultats très douteux qui auraient discrédité de la prudence gomulkiste.
la nouvelle direction et l'auraient exposée aux critiques impitoyables
des Russes. Oomulka a usé de sa popularité et prouvé qu'il pouvait D'un autre côté, le comportement de la population est déroutant.
regrouper derrière lui la quasi-unanimité du pays. Une étape nécessaire Nous demandons à C. et à B. comment ils auraient voté s'ils s'étaient
a donc été franchie qui rend maintenant possible l'application d'un pro- trouvés placés dans la circonscription du secrétaire de Zeran. L'un nous
gramme politique. répond qu'il n'aurait pas changé l'ordre de la liste, l'autre qu'il aurait
replacé Oozdzik parmi les premiers de la liste. Mais tous deux nous
Sans contester cette appréciation, B. est beaucoup plus réservé sur assurent que la défaite de celui-ci n'est pas le signe de la passivité du
la portée des élections. Oomulka a atteint ses objectifs, certes, mais le corps électoral, qu'il a été consciemment sacrifié à la raison d'Etat.
soutien dont il a bénéficié est éminemment équivoque. Ses électeurs
n'ont pas approuvé en toute connaissance de cause une orientation ou Sur la raison d'Etat.
un programme politique, ils ont répondu à l'appel de l'homme qui
venait de dire : « Rayer les noms des candidats du parti ouvrier unifié, Nos interlocuteurs sont très soucieux de commenter ce termes très
c'est rayer la Pologne de la carte d'Europe. » Oomulka est apparu ,soucieux ~e nous faire con:prendre les sentiments du Polonais U:oyen.
comme l'incarnation d'une raison d'Etat, comme l'homme irremplaçable La mentalité de la population a changé, nous disent-ils, depuis I'écra-
dans la situation présente. Les ouvriers et la gauche ont voté pour lui,
mais les catholiques d'une part et les staliniens de l'autre lui ont égale-
~~m~nt ct: l'insurrection hongroise. Dans la première phase de celle-ci,
1 mdignahon fut à son comble ; les Polonais s'identifiaient aux Hon-
ment apporté leurs voix. C'est dire qu'aux yeux de tous il représente grois, voulaient leur manifester leur sympathie de mille manières. Devant
238 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 239

les offices de la Croix-Rouge où l'on venait donner son sang les files gne isolée, ils ne peuvent non plus se représenter la suppression des
d'attente exprimaient la protestation politique. On voyait même de conquêtes d'Octobre. Ils admettraient que la violence pure puisse, comme
jeunes enfants amenés par leur père entraînés malgré eux dans l'im- en Hongrie, réduire au silence les ouvriers et les intellectuels, mais ils
mense courant de solidarité. Dans les entreprises et à l'Université on estiment impossible qu'un programme de bureaucratisation ramène in-
demandait au gouvernement de prendre position en faveur des insurgés. sensiblement à l'état ancien. Du stalinisme, on a fait une expérience
Une résolution alla jusqu'à proposer qu'en envoie en Hongrie l'armée totale - non seulement l'expérience de l'asservissement à Moscou ou
polonaise prendre la relève de l'armée russe dans le cadre du pacte de de l'irrationalité du Plan, d'un ensemble d'erreurs et de contraintes
Varsovie. Mais, quand les blindés écrasèrent Budapest, les Polonais mais celle d'un système complet de pensée et d'action. On n'imagin~
découvrirent qu'ils étaient à la merci d'une semblable répression, qu'ils pas que le parti puisse se déclarer à nouveau l'agent infaillible de
étaient de nouveau « seuls » dans le bloc soviétique et qu'en cas d'atta- l'Histoire, que des grèves soient interdites au nom de l'argument que
que russe personne ne viendrait à leur secours, comme personne n'avait les ouvriers ne peuvent entrer en conflit avec leur propre Etat, qu'écri-
prêté aide à la Hongrie. Depuis lors, l'obsession de la menace russe vains ou journalistes soient mis en demeure d'adopter et de répéter les
est commune et, alors même que le danger est moins probable, on est vérités officielles sous peine d'être traités de contre-révolutionnaires.
conscient qu'un incident quelconque est susceptible de provoquer une Aux yeux des Polonais, ce qui a fait faillite ce n'est pas une certaine
explosion. politique et une équipe qui l'appliquait, c'est une certaine représenta-
Si l'argument de la raison d'Etat est universellement entendu, c'est tion de la politique, c'est l'idée que l'Etat, le parti, la vérité puissent
qu'il rencontre un sens quasi-biologique de la conservation. avoir un statut de droit divin.
Ni C. ni B. ne veulent cependant justifier une idéologie inspirée par Dans de telle conditions, le choix ne serait pas entre révolution ou
la raison d'Etat. Comme A., ils paraissent persuadés que le plus sûr contre-révolution car, s'il est impossible de transformer radicalement la
moyen de ressusciter le stalinisme est de se laisser paralyser par la structure de la société, il ne l'est pas moins (en l'absence, répétons-le,
menace russe, de renoncer à ses espoirs en une démocratisation plus d'une intervention russe) de ressusciter l'ancien monde. La Pologne
poussée du régime et de taire ses critiques. Comme A., ils nous parlent vouée à chercher son chemin dans l'entre-deux n'aurait le choix qu'en-
de leur lutte constante contre la censure et nous apprenons à cette tre des variantes du gomulkisme - variante autoritaire ou variante
occasion que les articles interdits sont finalement recueillis au Bureau démocratique -, du moins jusqu'à ce que des événements nouveaux
politique où l'on peut espérer qu'ils apportent un écho des idées de l'op- dans le monde viennent créer d'autres conditions d'évolution. Citant un
position de gauche. Mais, entre leur langage et le nôtre, il y a touj,..urs mot à succès qui a cours dans les milieux de gauche, C. nous dit :
un écart. Ils sentent que nous attendons d'eux une volonté plus ferme L'U.R.S.S. a dû se construire dans l'encerclement capitaliste, la Pologne
de combattre, de plus grands espoirs en un avenir socialiste, et nous doit aujourd'hui se bâtir dans l'encerclement « socialiste:.. Formule
sentons de notre côté qu'ils attendent de nous une meilleure compréhen- profonde sans doute, enveloppée dans la boutade, et qui montre bien
sion de leur situation, une appréciation plus prudente de leur relation le cas qu'on fait de l'U.R.S.S., mais formule qui ne manque pas d'in-
à Gomulka. Ils condamnent la raison d'Etat telle que l'entend le gou- quiéter, car ce n'est pas le socialisme que l'U.R.S.S. a pu édifier dans
vernement, mais ils en conservent l'idée qu'ils appliquent précisément les conditions de l'encerclement, mais le stalinisme. Certes, la Pologne
à leurs rapports avec le gouvernement, les circonstances leur paraissant délivrée de la mystification ne demande qu'à durer en préservant les
nécessairement limiter l'action d'une gauche d'avant-garde. chances d'un socialisme véritable, mais les exigences de l'encerclement
ne sont-elles pas plus puissantes que les intentions des hommes poli-
Cet écart apparaît clairement quand l'un d'entre nous formule l'al-
tiques?
ternative dans laquelle il voit enfermée la situation polonaise : Ou bien,
dit-il, il y aura une radicalisation du mouvement commencé, les ou-
vriers se regrouperont activement dans les conseils, exigeront des res- Sur les tendances réactionnaires et le danger « capitaliste :..
ponsabilités plus importantes, prendront peu à peu en mains les tâches C. et B. nous reprochent par ailleurs de ne pas tenir compte de tous
qui étaient réservées à la bureaucratie d'Etat, tandis que les militants les aspects de la situation sociale. On ne peut raisonner, nous disent-
et les intellectuels communistes continueront de lutter en faveur d'une ils, comme si le socialisme polonais n'avait pour adversaire que le
démocratisation de la vie politique et plus généralement de la vie cul- stalinisme russe et ses agents natoliniens. On doit au contraire sc
turelle ; ou bien, sous le couvert d'impératifs stratégiques et par la voie demander quels seraient les effets d'une instauration complète de la
de manœuvres effectuées au niveau des sommets, se rétablira une démocratie. La classe ouvrière ne constitue qu'une minorité de la popu-
séparation complète entre la politique des dirigeants et les masses et lation ; encore subit-elle partiellement l'influence du clergé dont le rôle
la sclérose s'emparera de nouveau de l'Etat et du parti. politique a été déterminant ; si cette classe a grandi pendant l'ère stali-
Nos interlocuteurs n'admettent pas l'alternative, car s'ils jugent un nienne, e11e a vu s'accuser son hétérogénéité, absorbant des couches de
épanouissement révolutionnaire peu probable dans le cadre de la Polo- la paysannerie qui dans l'immédiat se révèlent plus soumises à l'ex-
240 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 241
ploitation, plus conservatrices que le prolétariat ~éjà façonn~ p~r u_n nos interlocuteurs. C. notamment juge que les régimes de démocratie
long passé dans l'industrie. Quant à la paysannene, elle a _f~1t I_ expe- populaire qui sont le siège d'une révolution antistalinienne affrontent
rience la plus cruelle et la plus irrationnelle de la collect•v•sahon et le risque d'un retour au capitalisme de type occidental et qu'une des
de l'exploitation bureaucratique, elle peut à juste titre accueillir avec tâches majeures est pour les communistes de garder la direction de la
la plus grande méfiance la prr>pagante socialiste dont elle n'a connu démocratisation et de lui assigner les limites qu'implique un tel danger.
jusqu'à maintenant que la caricature. Il serait certes absurde de la Il en vient ainsi naturellement à réévaluer le rôle de l'U.R.S.S. dans la
considérer globalement comme réactionnaire car sa résistance au sta- situation présente. Conscient du paradoxe qu'il énonce, il présente
linisme était saine, mais on ne doit pas se dissimuler qu'elle ne peut l'U.R.S.S. à la fois comme la puissance contre-révolutionnaire dont l'ex-
jou er le rôle d'une force révolutionnaire. Dans. certai~e.s région; no~s ploitation totale de la Pologne est à l'origine du bouleversement actuel
dit B., des paysans qui sont directement passe du reg1me de 1expi?J- et qui menace les forces d'émancipation d'une extermination, et comme
tation féodale à celui de l'exploitation bureaucratique ne savent faire le régime à l'abri duquel il est possible d'effectuer des transformations
autre chose que comparer ces deux statuts de servage et de leur haine qui ne reconduisent pas au capitalisme.
contre le second ils tirent une validation du premier. Ainsi a-t-on vu
des paysans venir proposer à l'ancien propriétaire de leur terre d'en A mon avis, et je le dis à C., un tel raisonnement réintroduit un
reprendre possession ou bien demander, après le démantèlement d'une schéma néo-stalinien, de type traditionnel. Le capitalisme de type occi-
coopérative, l'autorisation à l'ancien pr_opriétaire de . se parta~e~ ses dental, c'est-à-dire fondé sur la propriété privée, est posé comme le mal
terres. Ces cas limites, sans donner une Image de la s1tuahon generale, absolu, le régime de l'U.R.S.S. sociologiquement indéterminé est seule-
indiquent cependant jusqu'où peuvent aller J.es tendances rétrogrades ment considéré comme mauvais en fait ; de telle sorte que toute action
dans la paysannerie. qui risque de favoriser le capitalisme ou les éléments qui lui sont liés
en Pologne est exclue en principe tandis que toute mesure qui vise à
Comme on le voit, les arguments de C. et de B. sont essentiellement ménager l'U.R.S.S. ou ses agents natoliniens est seulement qualifiée de
différents de ceux des staliniens français qui agitent le danger réac- compromis, de ruse nécessaire, de moindre mal, etc. Dans la réalité, la
tionnaire pour condamner toute libéralisation du régim~ dans les _démo- propriété privée est-elle bien le fondement de toutes les perversions
craties populaires. Pour eux et pour tous les PolonaiS avec qu1 nous sociales ? Les Polonais ne savent-ils mieux que moi que son abolition
avons discuté, les dispositions dans lesquelles se trouvent les paysans_ à peut aller de pair avec l'apparition de nouvelles méthodes d'exploita-
l'égard du communisme sont l'effet direct du régime de terreur qu'ils tion ? Ne savent-ils pas qu'une pseudo-socialisation des moyens de
ont subi. Le paysan n'est pas l'ennemi, il est celui sur qui s'est achar- production est à l'origine d'une nouvelle couche sociale dominante dont
née avec le plus de violence la dictature de l'Etat. On doit seulement les intérêts sont aussi distincts de ceux de la classe ouvrière que le
constater qu'il n'est pas dans l'immédiat en me~u.re. de compr~ndre et sont les intérêts de la bourgeoisie dans un régime occidental ? Peuvent-
qu'il faudra du temps avant qu'il découvre la vente du socialisme. ils croire enfin que le succès des forces réactionnaires aboutirait à une
Mais dans le cadre même de leur appréciation de la situation, nos restauration de la propriété privée, à un rappel des anciens maîtres des
interloc~teurs s'interrogent cependant sur la portée de la politique gou- usines et de la terre alors que l'étatisation de l'économie aujourd'hui
vernementale depuis octobre. D'un côté, la tactique gomu_lkiste peut s'~n réalisée offre des possibilités d'exploitation des ressources matérielles
trouver davantage justifiée ; on peut, par exemple, teniT pour certam et de contrôle du travail vivant beaucoup plus riches qu'en un régime
que des élections vraiment libres auraient donné. l'occasi~~ aux ~aysans capitaliste de type classique ?
d'éliminer massivement les candidats commumstes, qu 11 fallait donc
parer en premier lieu à ce danger. D'un autre côté, _seules des i~itia­ j'ai la surprise de voir C. (qui, rappelons-le, est communiste) abon-
tives radicales de la classe ouvrière étaient susceptibles d'associer à der dans mon sens et me dépasser dans la critique de l'U.R.S.S. : non
seulement il n'hésite pas à employer le terme de capitalisme d'Etat pour
des organes prolétariens des organes de représe~t~tio~ des pay~ans ~t
caractériser son régime, mais il affirme qu'en comparaison les régimes
d'assurer sur des bases révolutionnaires leur parhc1pahon à la v~e P?h-
tique de la nation. On ne peut nier que le souci de la nouvelle d1rectwn occidentaux c sont indiscutablement progressifs :.. D'un point de vue
purement économique, dit-il, il s'avère d'une part que l'expansion extra-
d'accaparer toutes les responsabilités_ .a rétabli un clois?nnement entre
ordinaire de l'U.R.S.S. n'a été rendue possible que par l'extrême richesse
les diverses couches de la classe ouvnere et entre celle-ci et la paysan-
nerie, qui engendre l'inertie et favorise les tendances réactionnaires. des ressources de ses territoires et qu'elle n'a été acquise qu'au prix
d'une exploitation forcenée des travailleurs, devenue impraticable dans
Ne pouvons-nous donc conclure que la seule et véritable hypothèque Jes pays capitalistes avancés ; d'autre part, que tes mêmes méthodes
qui pèse sur la situation polonaise est la men_a~e russe? En so~ ab- économiques ont fait faillite dans les démocraties populaires. D'un
sence ne serait-il pas clair que la seule pohhque valable serait de point de vue social, l'oppression totalitaire qui met les ouvriers dans
jouer' sans réserve le jeu de la démocratie socialiste? Mais cet!~ ques- l'impossibilité de s'organiser, de revendiquer et même de changer de
tion que nous posons éclaire les difficultés dans lesquelles se debattent travail et qui interdit aux intellectuels toute expression libre désigne un
242 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 243

regtme « réactionnaire ~. Et une fois de plus je dois constater, au mo-


ment même où je pense heurter des préjugés, que mes interlocuteurs Sur les rapports de l'Etat et du parti.
polonais ont déjà su tirer des conclusions radicales de leur expérience.
Les oscillations de C. dans le raisonnement font seulement supposer Ces premières réflexions amènent D. à formuler une idée essentielle
que ces conclusions n'ont pas été confrontées et rassemblées dans son que ~ous avons e?tendu ~xprimer à plusieurs reprises dans d'autres d" ~
cusstons : le parti ne dmt pas s'identifier avec l'Etat La c f · dts
esprit, qu'il n'a pas encore abouti à une formulation d'ensemble des rôles s· · d b" · on uston es
problèmes qui se posent au communiste à présent ; mais sa pensée cri- , t Je co~pren s ten D., engendre le totalitarisme. Le parti étant
amené à constdérer que la vérité du prolétariat s'incarne en iui ne
tique forgée au jour le jour dans la contestation du totalitarisme sta-
t~lère pas, qua~d il règne comme Etat, la moindre opposition, c'e~t-à­
linien a déjà dissous tous les tabous. dJTe tout. ce qUJ m~rque un écart par rapport à sa doctrine. En consé-
quence, _1 une des taches est. de reconstituer un appareil d'Etat indé en-
Avec D. dant qUJ g?uv~rne en fonctiOn des possibilités offertes par la situ~ion
D. est le seul communiste que nous rencontrons qui occupe de très et des aspirations de la population Sur cet appareil Je part·
hautes fonctions dans l'appareil d'Etat. C'est le seul aussi qui paraisse bien avoir . fi è . . ' • pourra
. une. m uence tr s tm portante, il ne prendra pas les dé ·_
soutenir sans réserve la politique actuelle. Mais son soutien n'a rien de swns du pouvmr. Ct
protocolaire. Il nous parle avec la plus grande franchise, sans jamais Nous faisons remarquer que les vices dénoncés par D sont d
se retrancher derrière ses responsabilités, soulignant à plusieurs re- autant au totalit~risme qui règ~e à J'intérieur du parti ·qu'à la u~!f:~
prises qu'il exp rime des opinions qui lui sont personnelles et qui ne des. deux ap~areJis. Le dogmatisme accuse ses ravages en tant ··r1
sont pas nécessairement définitives. Nos critiques, nos remarques, il en devtent doctrme d'Etat mais il est d'abord à co d qu
discute en se situant sur un terrain idéologique, soucieux de ne pas
donner des réponses conventionnelles. Dans le cadre un peu solennel
\ tu
·1 f t d ' . . . n amner comme tel :
one développer et mstltutJonaliser la démocratisation nouvelle
•, au~ que _des tendances diverses soient reconnues, qu'elles puissent
d'un bureau « directorial ~. où sont sans doute quelquefois réunis les
~ expt_mer hbr~ment~ que le programme de l'organisation soit l'objet
plus importants représentants du régime, la liberté de notre discussion e v nt~bles dtscusswns, etc. D. en convient, mais selon lui la réforme
atteste que le climat s'est aussi transformé dans les milieux dirigeants. du parti ne peut être_ que très lente. Les impératifs stratégiques ne per-
Les premiers mots de D. sont pous nous dire qu'il faut réexaminer mettent pas de constituer en regard de celui de l'V R s s t· d'
type nou e t . · · · . un par 1 un
chacun des problèmes qui se posent à la Pologne dans une perpective . v au ; en ou re, tl n'est pas possible de heurter de front
nouvelle. Il ne faut pas seulement constater l'échec des méthodes stali- •~P?~tante, masse. de militants «permanents» dont le sort dépendu~:
niennes, il faut s'affranchir des théories dogmatiques qui, sous le cou- 1 um_te de 1 ~pparetl. Apparemment, D. est violemment opposé à la con-
vert du marxisme, prétendaient apporter des réponses de principe à ceptw? stahmenne de la structure du parti mais celle-ci existant 1·1
toutes les questions concrètes de la vie sociale. Un exemple? On s'auto- ne vott aucune possibilité de la transformer radlcalement et '
rise de la théorie de la lutte des classes, sans d'ailleurs s'être demandé de progr~sser empiriquement en en neutralisant les effets, c•esf_r~~d~~=
ce qu'elle signifie dans un pays où le capitalisme a été évincé, pour en tra~sferant peu à peu les responsabilités de la direction à un nouvel
condamner l'exercice d'un enseignement religieux dans les écoles. Or, apparetl d'Etat.
dans la réalité, non seulement l'immense majorité de la population,
mais l'immense majorité du prolétariat demande cet enseignement. Au- Sur l'Etat bureaucratique et la gestion ouvrière.
jourd'hui il faut le rétablir, mais il faut être conscient que des problè-
mes de cette nature ne peuvent jamais être résolu a priori. Un autre . Que ~era donc Acet appareil ? Ou bien il sera soumis à tous les
exemple : la collectivisation dans l'agriculture. On affirme que le socia- mveaux a un contr?le des masses, ou bien il donnera naissance à une
lisme implique la collectivisation ; on pose comme koulak tout paysan ~?u~elle bureaucratie dont on ne voit guère la supériorité sur l'ancienne
qui s'y oppose et comme paysan pauvre celui qui l'accepte. Dans la t 1 on_ veut forger. un Etat d~mocratique, si l'on recherche un contrôl~
réalité, 95 % de la paysannerie se dresse contre la collectivisation. Dans populatre, ne faut~tl ~as constdérer que les conseils d'usine et des or-
ces conditions, la théorie du socialisme dans les campagnes et de la ~anes analogues m~tttués d~ns les milieux de travail doivent former
lutte de classes devient absurde. Aujourd'hui il ne faut pas seulement 1 arm~~ure. ~u pouvmr? Et, SI l'on veut atteindre cet objectif, ne faut-il
dissoudre les coopératives partout où les paysans le désirent, il faut pas s mq~teter de ce que le gouvernement a tendu au contraire dans
admettre qu'aucune théorie ne peut être élaborée qui ne tienne compte ses premters actes à limiter strictement leur domaine de compétence ?
de la situation réelle de la paysannerie et de ses aspirations. D. ne pens~ pa~ que les conseils puissent jouer un rôle de premier
plan dans la sttuatwn présente. Dans chaque entreprise dit-il le consel1
a tendance à ~éfen?re les intérêts immédiats des ouv~iers qu'il repré -
sente. Or ces mtérets ne peuvent être que bousculés ; d'une part, la
244 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 245

crise économique est telle qu'un relèvement substantiel des salaires est . Apparemment, D. refuse de raisonner dans l'alternative du socia-
impossible ; d'autre part, toute une série de mesures de rationalisation lisme ou de la bureaucratie. Il existe à ses yeux une situation de fait
s'impose, que l'irrationalité de la gestion stalinienne a rendues urg~ntes. dont il faut partir sans avoir l'ambition de la changer radicalement et
Le plein emploi a été jusqu'à maintenant obtenu grâce à un gaspillage au sein de laquelle certaines réformes sont possibles. Il pense comme
considérable de la main-d'œuvre ; il s'agissait de donner un salaire à ~ous que le contrôle de l'appareil d'Etat par les masses est décisif mais
chacun aussi bas soit-il, sans se préoccuper des exigences objectives tl considère que l'institution d'une nouvelle Diète douée de po~voirs
du tra~ail · il s'agissait aussi pour les chefs d'entreprise d'utiliser le effectifs est déjà un immense pas en avant. Le gouvernement ne déci-
maximum 'cte main-d'œuvre pour réaliser les normes impératives du dera pas seul, ses projets ne seront plus élaborés en secret ils vien-
Plan à moindre frais. Le souci présent d'améliorer la gestion des entre- dront en discussion, seront donc connus du pays entier · 'ainsi une
prises conduit à d'importants licenciements qui ~eurte~t les intérêts pression de l'opinion publique s'exercera de nouveau par te' truchement
immédiats de la masse des ouvriers. En outre, des Investissements nou- ~es députés et l'incroyable isolement dans lequel se trouvait la direc-
veaux sont nécessaires pour moderniser l'équipement qui impliquent des tiOn, au te~ps du_ stalinisme, ne sera plus possible. D. ajoute que, paral-
sacrifices de la part des salariés. La rationalisation de la main-d'œuvre, lèle~ent, tl ~onvten~ de redonner vie aux institutions municipales et
te relèvement éventuel des normes de travail, la détermination des inves- rég~onales qUI, réduttes à un pouvoir fictif dans le passé, peuvent rede-
tissements incombent à une autorité susceptible d'envisager les exigen- veniT des organes de représentation véritable et apporter au niveau Je
ces de la production dans leur totalité et qui puisse transcender les P:lus haut, sur le même plan que le Parlement, un contrepoids à l'auto-
intérêts locaux et quotidiens de telle branche d'industrie et de tel nté gouvernementale.
groupe particulier de travailleurs. D. va jusqu'à dire que da_ns l'intérêt Nous pouvons bien souligner que la représentation parlementaire est
qu'on accorde aux conseils ouvriers il y a des préoccupations rétro- d'une autre essence que celle des conseils, qu'elle ne donne à l'électeur
grades et comme un retour à un idéal corporatiste. que _la possibilit~ de choisir de loin en loin (tous les quatre ans) son
Cette critique nous facilite la réponse. Ce que nous. ente~dons par representant, quelle ne lui offre aucun recours durant la durée du
«.conseils » (et cette conception, nous avons eu la. satisfactiOn de la mandat, qu'elle donne la parole à un individu artificiellement dis-
voir partager par des militants communistes polonais), ~e ne s~nt pas socié de son milieu de travail. Nous pouvons bien remarquer que dans
des organismes essentiellement liés à la vie d'u_ne entrepns~ parttculi~re le prése~t l'organisation d~s. é_lections a déjà violé la représentation par-
et dotés d'attributions exclusivement « économiques» (versiOns amélio- lementaire en assurant arhftctellement une majorité communiste dont la
rées de nos comités d'entreprise), ce sont les éléments composants d'une discipli_ne à l'égard de la direction pourrait rendre vain tout débat.
représentation globale des travailleurs ; l~u_r ~riginalit~ vena~t de ce Notre mterlo~uteur n.e sembl~. p~s avoir d'arguments à nous opposer
que par leur mode d'élection et de rév?cabtlité tls tradUisent_ mteux que sur ce_ plan, tl se presente deliberément comme un empiriste, décidé à
tout autre organisme la volonté collective des hommes _assoc~és ~ans un sautent~ tout.es les mesures qui affaibliront le totalitarisme passé, mais
milieu concret de production et de ce que par leur fedérahon tls sont no:' ~oms resolu à ne pas faire passer une politique concrète pour une
capables de traiter l'ensemble des problèmes é;onomi~ues e~ s~ciaux. theone du monde. Ce qui donne son prix à sa position c'est qu'il ne
Or, autant l'on peut redouter que, limité. aux tac~es. ct. orgam~~t10n. de cherche pas à dissimuler ses idées sous un décorum pseudo-marxiste
l'entreprise, le conseil ait tendance à expnm:r les mterets matenels tm- ~ui. dirait-~n par exemple : « Votre programme n'est pas socialiste»;
médiats des ouvriers, autant l'on peut esperer que, placé devant. des tl repon_dr~tt sans doute : « j'ignore ce qu'il faut entendre aujourd'hui
responsabilités politiques et économiqu~s d'ensem~l~, ~n or~a~tsme par socialisme. » Et, en fait, question et réponse ont été indirectement
central issu des conseils sache promouvOir une plamftcahon qut henne formulées.
compte des exigences de la société entière et aussi bien de so~ aveni~ Il ~'en demeure pas moins que la critique légitime du stalinisme le
que de son présent. Nous rappelons que tous les arguments, qut ont ét_e condUit à rechercher consciemment ou inconsciemment dans les insti-
donnés dans le passé, en U.R.S.S. notamment, en faveur dun appareil tuti?ns des régimes capitalistes des palliatifs nouveaux. Or on est en
d'Etat indépendant ont servi l'avènement d'une bureaucratie dont on drott de se demander si leur vertu se régénère quand ils sont appliqués
peut apprécier maintenant les effets. Si l'on jug~, en remettant en usage en dehors de la structure capitaliste traditionnelle. Pour le penser il
un vieux schéma stalinien, que la classe ouvnère n'est pas « mfire • faud~ait supposer _qu'il ~ a une di!f~rence de nature entre le réglmc
pour assurer la gestion de la production, on doit en tirer la c?nséouence fonde sur la propnété pnvée et le regtme fondé sur la socialisation des
que le socialisme n'est pas réalisable e~ Polo~ne. ~o~rquot, en effet, biens de pro~u_ction. Le système parlementaire, par exemple, pourrait-
le nouvel appareil d'Etat, une fois établi, tr;;tvatlleratt-tl à sa suppres: on souteniT, vtcté dans une structure déchirée par la lutte des classes où
sion, pourquoi les couches sociales qui s'aggloméreront autour de lut les privilégi~s ~nt mil_le moye~s de faire prévaloir leur puissance, rega-
viseraient-elles autre chose que leur propre consolidation et la subor- gne une efficacité entière là ou toute la population est intégrée à la vie
dination de la masse des travailleurs à leur direction ? productive et où les conditions de l'accaparement de la propriété n'exis-
RETOUR DE POLOGNE 247
246 RETOUR DE POLOGNE
E. ne souscrit à cette description qu'avec réserve. Il estime au moins
tent plus. Mais cette thèse repose sur l'équivoque creee par le terme prématurée la distinction opérée entre une politique de gauche et une
c socialisation :. . Dans la réalité, si celle-ci ne se traduit pas par la politique gomulkiste. Il ne nie pas que Gomulka ait voulu restaurer
gestion collective des entreprises, par une planification dirigée par les rapidement la discipline dans le parti aux dépens des éléments révo-
représentants des travailleurs, elle revient à une socialisation c privée », lutionnaires, mais, comme C., il juge que les objectifs de la première
à circonscrire une nouvelle couche dirigeante, disposant librement des phase ne pouvaient être que la consolidation de l'unité nationale réa-
ressources matérielles et de la force de travail, libre de développer et de lisée pendant le mois d'octobre. Ce n'est qu'après les élections que les
consolider ses privilèges et de faire servir à ses propres fins les moyens tâches proprement politiques pourront être formulées et qu'en consé-
d'expression politique et culturelle. Au bout du compte, on est donc quence l'attitude de Gomulka pourra être appréciée.
toujours ramené à la même alternative qui intéresse à. _la. fois l'o_rgani~a­
tion économique et l'organisation politique de la soctete : ou bten scts- En outre, E. considère que la revendication du droit de tendance
sion entre une bureaucratie dirigeante et une masse d'exécutants, scis- (et davantage encore celle de la pluralité des partis, avancé par l'un de
sion entre un appareil d'Etat et une population d'élec~eurs aux droi~s nos camarades) ne répond pas aux problèmes présents. Ceux-ci exigent
politiques plus ou moins étendus ; ou bien à tous les mveaux de la vte essentiellement une transformation de la société. Or la démocratie dans
sociale, contrôle des représentants par le milieu social dont ils sont les le parti n'est qu'un aspect mineur de la démocratie dans la société, qui
délégués et dont ils ne se détachent pas. implique une participation de plus en plus forte des ouvriers et des
paysans à la vie politique. La démocratie dans le parti ne peut être
Avec E. efficace que si celui-ci est de nouveau intégré dans la vie des classes,
que s'il est le véhicule des aspirations des travailleurs. Ce n'est pas le
E. exerce des fonctions importantes dans la presse officielle du parti. cas dans le présent. Le parti n'est pas représentatif. La première tâche
Bien que ce soit un jeune rédacteur de Po Prostu qui nous mène à lu.i, est donc de lui redonner une fonction réelle. Mais, comme D., bien que
sa position m'apparaît sensiblement différente de celle des autres éle- dans un autre esprit, E. juge que cette fonction ne peut être rétablie
ments de gauche que nous avons rencontrés. 11 se présente avant to~t que si le parti est - et apparaît - distinct de l'Etat. De fait, la vie
comme un militant dit « nous ,.. pour désigner le parti ; en outre tl intérieure du parti et surtout ses liens avec les masses ne peuvent être
critique assez dure:nent les intellectuels qui tendent. à vivr~ en ~ilieu modifiés qu'à la condition qu'il cesse d'incarner le pouvoir et qu'il rede-
clos et connaissent mal ce qui se passe dans les usmes. Bten qu tl ne vienne, conformément à sa destination primitive, l'expression de l'avant-
cache rien de la tactique de Oomulka (c'est lui qui nous fournit la meil- garde, de la couche la plus consciente et la plus combative de la popu-
interprétation de l'élimination de Oozdzik ?es. t~tes de lis_tt~ électoral,es), lation. Cette avant-garde a certes la tâche de propager son idéologie
il paraît plus soucieux que d'aut~es de _J~stlfter 1~ politique de 1 ac- dans la société entière, de combattre en faveur d'un programme politi-
tuelle direction du parti. Sa formation politique est etendue, son analyse que, mais elle ne peut se substituer à l'Etat qui représente la société
pénétrante : c'est le seul communiste. que j'ai rencontré qui ait une dans son ensemble.
vision théorique de la situation polonatse. En réponse à l'une de mes questions, E. précise que dans une
société socialiste (et nous sommes d'accord pour définir par ce terme
Sur la fonction du parti dans la société. une société où le pouvoir serait exercé par des organes soviétiques) le
Au début de notre entretien, l'un d'entre nous résume les informa- parti ne saurait davantage détenir la fonction dirigeante. Mais son ana-
tions que nous avons pu recueillir sur les courants politi~ues en, pré- lyse vise avant tout la situation présente en Pologne, au lendemain de
sence : d'un côté, les staliniens qui ne combattent pas à vtsa~e decou- l'ère stalinienne et reconnaît comme un fait l'existence d'un appareil
vert, mais expiai tent toutes les ?iffi.cultés et not~~ment le .meconte~te­ d'Etat indépendant des organes de représentation des travailleurs, c'est-
ment des fonctionnaires du parti, denoncent le pen! anarchtste et s op- à-dire d'une bureaucratie d'Etat.
posent en fait à toute transformation ; à l'autre extrémité, les éléJ?~nts C'est ce dernier point qui nous divise, car pour ma part je ne con-
qui ont joué le rôle le plus actif dans _l'av~n7me~t du nouveau _regtme çois pas que la transformation de la fonction du parti n'aille pas de
et qui souhaitent la poursuite de la destaltmsahon, la reconnaissance pair avec une transformation de l'Etat lui-même, c'est-à-dire avec une
du droit de tendance dans le parti, la légalisation de la liberté de la liquidation de l'appareil bureaucratique ou tout au moins avec l'insti-
presse l'extension des pouvoirs des conseils d'entreprise ; au centre, tutions de nouveaux rapports entre celui-ci et la masse située au cœur
Oomuika, soutenu notamment par les ralliés de la dernière heure, qui du processus de production.
temporise, manœuvre pour éliminer les staliniens des postes-clefs sans
E. se fonde sur une estimation fort sombre des conditions révolu-
heurter leur tendance, cherche à réduire au silence les éléments de gau_-
tionnaires en Pologne. Dans l'immédiat, l'attitude de la paysannerie et
che et paraît viser principalement à reconstituer l'unité de l'apparetl
de la classe ouvrière lui paraît interdire à elle seule toute perspective
de l'organisation sous son autorité.
248 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 249

socialiste. En conséquence, la seule tâche est de rouvrir cette perspec- ~uait elle-même de professer une doctrine qui se réclamait du socia-
tive grâce à un lent travail de propagande. hs~e. Pour le, plus. gr~nd nom~re, cependant, l'hostilité au régime, ta
L'intérêt de son analyse est qu'elle vaut indépendamment des condi- ré~Jstance à 1 expl?Jtahon, e~ _1 absence d'une idéologie nouvelle, pre-
tions créées par 1'encerclement russe et qu'elle concerne d'une façon na~~nt la fo!"'"e. d une opposition aveugle : le socialisme devenait tel
générale la situation d'un pays qui émerge d'un régime de dictature ~u Il ap~ara•~saJt dans. la réalité. ~uotidienne un tissu de mensonge,
stalinienne. ?
1ex~re~s10n u_n pouvo!r de coerc1hon perfectionné. La propagande du
parti d1scrédJta1t, en meme temps que le parti, le communisme.
Sur l'héritage du stalinisme. Simultanément se trouvaient revalorisés les régimes occidentaux
Le prolétariat polonais, nous dit E., traverse une crise qui tient à dont _on sav~it peu ?e choses sinon que les conditions d'existence qu'il;
des facteurs économiques et idéologiques. En premier lieu, la politique offraient ~ta1ent m~1lleures,_ les conditions de travail moins pénibles. Et
d'industrialisation des dernières années a provoquée un afflux d'élé- se trouva1e~t aussi revalonsées, en Pologne même, les forces sociales
ments paysans dans ses rangs. Comme il en va toujours dans une telle - au prem1er rang desquelles le clergé - qui défendaient contre la
période, la masse des éléments venus de la campagne, plus conserva- terreur stalinienne, la liberté d'expression et les droits de I'i~dividu.
trice que les ouvriers, dépourvue de traditions de lutte, moins politisée, Dan~ une. telle situ~~ion, où le prolétariat tendait à perdre conscience
plus docile, crée une disparité dangereuse dans la conscience et freine de son 1dent1té, la pohtlque de différenciation des salaires délibérément
la combativité de la classe. P?ursuivie par le stali~isme exerça. une influence plus nocive qu'en
Comme j'oppose à cette première remarque la révolte de Poznan, ~autres pays.= catég?nes, corporations, régions, s'opposant l'une à
E. reconnaît que les ouvriers ont fait preuve à cette occasion d'une 1_autre,, revend1qu~nt 1une aux dépens de l'autre des avantages maté-
grande volonté de lutte ; mais à son avis il s'agit essentiellement d'un ?
ru;Is, auta?t. moms capables de surmonter leurs divisions que s'affai-
mouvement provoqué par la misère et que l'assouplissement récent de bhssmt la VISIOn d'un avenir de classe.
la dictature avait facilité ; la bureaucratie exploiteuse a bien été atta- . E. ne nie pas pour autant que les ouvriers aient joué le rôle déter-
quée en tant que telle, mais les revendications politiques les plus di- mma,nt ~ans le renversement du régime stalinien, donc qu'ils continuent
verses ont été formulées, témoignant d'une grande confusion. Comme de s affirmer comme la force révolutionnaire dans la société. 11 juge
le montre cet exemple, ce que E. met en doute, finalement, ce n'est pas seulement ~ue. la lutte contre le stalinisme, si nécessaire et valable soit-
tant la capacité que possède le prolétariat de se battre, que celle de se elle,_ ~e comc1~e pas avec une lutte en vue d'objectifs socialistes. Le
représenter sa propre action, comme action de classe, et de viser des st~hms~e, souhgne-t-il, a ligué contre lui toutes les couches de la popu-
objectifs révolutionnaires. latl?n, 11 ~ redonné un sens à toute les revendications petites-bour-
~emses qu1 sont devenues indissociables des revendications ouvrières
Cette crise, sel on E., ne peut s'expliquer qu'à partir du stalinisme.
Celui-ci, vaincu, laisse une classe ouvrière socialement atomisée et idéo- il a engendré une opposition confuse au sein de laquelle le prolétariat
tend à s'effacer.
logiquement déconcertée.
La classe ouvrière a d'abord vu se détacher d'elle son avant-garde. Cet effacement de la classe ouvrière ne doit d'ailleurs pas s'entendre
Les meilleurs militants communistes ont été promus à des fonctions qui en u_n s~ns exclusi:vei?ent idéologique. Exploitées ou brimées à des
d~gres d1vers, les differentes couches sociales connaissent une sorte de
les séparaient du reste de la masse, ils ont été transformés en fonction-
naires politiques, quelquefois en cadres techniques, intégrés sous une mvelleme~t. L'ouvrier n'e_s! plus en mesure de se représenter comme
forme ou sous une autre à l'appareil d'exploitation. La masse a ainsi vu ,?
m.e~~re une classe spéc1hque quand l'employé, le petit bourgeois pau-
s'opposer à elle sa propre avant-garde ; elle a découvert ses leaders pe~ls:, 1 mtellect~el, le paysan participent de la même situation d'op-
comme des étrangers qui contribuaient à J'enchaîner à la production. pnmes. Les anciennes lignes de clivage entre les classes sont estom-
pée~, tandis qu'une seule ligne de démarcation s'institue entre la bureau-
Sans doute, beaucoup d'ouvriers (d'autant plus nombreux que le temps
passait) ont-ils pu faire la critique de ces éléments détachés d'eux, c~ahe d'une pa~ et l'i~mens~ majorité de la population de l'autre. Or,
dénoncer la permanence de l'exploitation. Mais le poids de leurs pro- s1 la bureaucratie constitue b1en une couche sociale spécifique et suscite
blèmes les écrasait : pourquoi le communisme se changeait-il en son une lutte de classe, cette lutte toutefois ne permet pas au prolétariat
contraire, pourquoi les meilleurs éléments ouvriers devenaient-ils les de _se poser comme une classe à part, mais elle l'associe à des forces
meilleurs agents de l'Etat ? Seule une petite minorité pouvait réaffirmer soc1ales fort différentes par leur tradition et leur mentalité.
des objectifs révolutionnaires contre ceux qui les défiguraient, encore On doit d?nc redouter que, dans une telle situation, les conseils élus
ne parvenait-elle pas à formuler un nouveau programme, une nouvelle par les ouvners dans les usines ne puissent pas devenir rapidement
orientation, ni à se rassembler ni à s'organiser dans une situation où l'armat~re. d'un nouve~ Etat. Bien qu'il soit important qu'ils se forment,
l'organisation dominante interdisait toute association rivale et conti- se multiplient, revendiquent des responsabilités accrues, dans tes cir-
250 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 251
constances actuelles, dans le climat de dépolitisation et d'incertitude si altérées soient-elles, n'ont pas été abolies. De là le jeu d'oppositions
qu'a engendré le stalinisme, il serait vain d'espérer qu'ils aient la pers- inextricables - nouvelles et anciennes - d'où ne saurait se dégager
pective d'exercer une fonction dirigeante dans la société et qu'ils par- dans l'immédiat une politique claire de classe et des objectifs révolu-
viennent à imposer à la société entière le modèle de la démocratie tionnaires.
ouvrière.
La conclusion de E. se dessine d'elle-même : il faut que le nouveau
Si l'on considère l'évolution de la paysannerie durant ces dernières
régime rétablisse les conditions de la lutte de classes. La destruction de
années, l'optimisme est encore moins justifié. De nouveau les effets du
la dictature et l'instauration de la démocratie, accompagnant d'une part
nivellement social sont sensibles. En effet, alors qu'avant la guerre la
le retour à l'initiative privée dans le petit commerce et dans l'agricul-
masse des paysans pauvres pouvait prendre conscience de son sort
ture, d'autre part la participation des conseils ouvriers à la gestion des
propre et s'opposer aux gros et aux moyens propriétaires, elle se sent
entreprises, doivent permettre aux forces sociales de se resituer l'une
solidaire de toute la population agricole, également victime de l'exploi-
par rapport à l'autre et au parti communiste de retrouver son terrain
tation bureaucratique. Le gros propriétaire, frappé par l'impôt, contraint d'action.
aux livraisons massives de ses récoltes, ne peut être perçu comme en-
nemi de classe, bien que sa richesse potentielle, ses prérogatives pas- Au fond, E. cherche à définir une politique empirique qui sous
sées, sa mentalité continuent de le distinguer du paysan pauvre. l'égide d'une bureaucratie libérale, favorise à la fois la restauration de
Dans l'immédiat, la haine contre la couche privilégiée des agents de certaines formes du capitalisme (limitée par le maintien de la socialisa-
l'Etat masque les antagonismes de classe traditionnels et empêche donc tion des moyens de production) et l'institution de certaines formes de
la masse des exploités de reconnaître leurs intérêts spécifiques. L'un gesti?n ouvrière. Loin de baptiser socialisme ce régime, il le présente
des signes de cette confusion apparaît dans l'hostilité vouée à toute honnetement comme une solution transitoire, imposée par les conditions
forme de collectivisme. Oubliant que la coopérative est autre chose objectives héritées du stalinisme, au demeurant la seule possible dans
le cadre international actuel.
qu'un procédé d'embrigadement du travail agricole, qu'elle fournit aux
petits propriétaires un moyen de multiplier leur production p~r leur Pourtant, même appliquée à la seule situation polonaise, son ana-
coalition et de triompher de la concurrence de la grosse propnété, la lyse nous pose cette question : peut-on admettre l'hypothèse d'une
masse des paysans revendique aveuglément le retour à l'exploitation bureaucratie libérale ? N'est-il pas dans l'essence de la bureaucratie, si
parcellaire. elle veut gouverner, si elle concentre entre ses mains l'autorité politique
L'hostilité au collectivisme est telle que les paysans partisans de et économique, de réduire à néant tout pouvoir ou tout embryon de
reconstituer un kolkhose doivent se réunir clandestinement (E. vient pouvoir rival? Ne doit-on pas penser, en tout cas, que si elle peut
d'assister à une telle réunion) pour discuter de leur projet, de peur reconnaître l'existence de formes capitalistes dans des secteurs secon-
d'être persécutés par leurs voisins. daires ou dans l'agriculture, par nécessité, et idéologiquement composer
avec l'Eglise, elle ne saurait tolérer des organes ouvriers qui limitent
L'analyse de E. serait sans doute inapplicable à l'U.R.S.S. Dans ce ou contestent son autorité au cœur de la vie économique ?
pays, vingt-cinq années d'industrialisation et de collectivisation ont
profondément transformé la structure de la société : la classe ouvrière, Les conseils ouvriers.
après avoir assimilé d'importantes couches paysannes, s'est développée
en un grand prolétariat moderne ; simultanément s'est constituée une . A pl~s!eurs r~prises, j'ai mentionné les conseils ouvriers polonais
véritable classe bureaucratique, composée des hauts fonctionnaires de qUI ont ete, en fatt, au cœur de toutes nos discussions. Ce mouvement,
l'Etat et du parti, des directeurs d'usine, de la couche supérieure des en cours, dont l'ampleur est encore mal connue et dont la signification
techniciens et des cadres de l'armée. Dans les campagnes, les anciens est l'objet de chaudes controverses, marque l'une des principales con-
propriétaires ont été complètement évincés, la collectivisation accom- •1
q~ê.te_s du prolétariat polonais. Il n'y a pas de doute que la gauche se
plie a créé une division nouvelle entre la masse des producteurs et la deflmt notamment par le soutien qu'elle lui accorde. Nous avons pu
bureaucratie dirigeante. En bref, dans la société entière, les anciens rap- 1
recueillir sur lui quelques informations dans deux usines de Varsovie,
ports de classe ont été abolis et remplacés par de nouveaux rapports. W.F.M. (entreprise de motocyclettes) et Zeran, la grande usine d'auto-
La Pologne, en revanche, comme la Hongrie et les autres démocraties mobiles, et rencontrer plusieurs membres du conseil de la première
populaires, sont des sociétés en transition, qui tendent mais ne sont entreprise.
pas encore parvenues à se transformer en régimes bureaucratiques. Comme je l'ai rapporté dans le cadre des discussions précédentes,
D'une part, la couche dominante ne réussit pas à se poser comme une c:s organismes sont nés après octobre, c'est-à-dire après que fussent
véritable classe, sa cohésion demeure essentiellement politique ; en ou- dtssous les comités révolutionnaires surgis dans la lutte contre le stali-
tre, la subordination à l'impérialisme étranger (russe) contredit à son nisme. Ils ont été créés officiellement avec l'accord du gouvernement et
enracinement dans la société. D'autre part, les anciennes forces sociales, ont été présentés comme des c expériences » de participation ouvrière
252 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 253
à la gestion des entreprises. C'est dire qu'ils sont dépourvus de toute tent sur le rôle radical que peuvent jouer ces organismes dans la trans-
responsabilité politique et que tout rapprochement avec les conseils ou- formation des rapports de production ; tandis que d'autres les présen-
vriers hongrois serait erroné. tent comme de simples organes locaux, destinés à améliorer le rende-
11 serait non moins erroné cependant de voir en eux une création ment de l'entreprise en associant les ouvriers aux bénéfices annuels
artificielle du nouveau gouvernement, car ils sont venus répondre à une (pendant notre séjour, un article de Tribuna Ludu prenait violemment
exigence depuis longtemps formulée dans la classe ouvrière. On nous à partie Po Prostu et lui reprochait d'entraver le progrès des conseils
J'a dit à la W.F.M., l'exemple des conseils yougoslaves a exercé un - hypocrisie classique - par son ignorance de leurs tâches pratiques).
attrait puissant sur les ouvriers polonais (d'autant plus fort peut-être Le conseil de W.F.M. a été l'un des premiers constitués (le 20
que ceux-ci ignoraient généralement leur fonctionnement réel), et dès le novembre ; celui de Zeran, dans les premiers jours de décembre). Il
printemps dernier, le contrôle ouvrier sur la production était r~clamé comprend vingt-quatre membres, soit un représentant pour cent élec-
en même temps que l'abolition des lois sur la discipline du travail et le teurs. Son élection s'est faite dans les conditions suivantes : 3 candi-
relèvement des salaires. Pendant la période d'agitation intense dans les dats sont sélectionnés pour chaque siège à pourvoir, au cours d'un
usines qui va du printemps au mois d'octobre, la revendication se pré- vote public, à main levée ; puis un vote secret désigne les représentants.
cise et se généralise. II est donc vraisemblable que l'abse_nce de to~te Ceux-ci sont tenus de se réunir une fois par mois, au moins (en fait,
mesure gouvernementale en ce sens aurait provoqué une. vive déception ils se réunissent plus souvent) ; à chaque séance, la présidence tourne.
parmi les ouvriers d'avant-garde. II est également vraisemblable que Le directeur fait partie du conseil, mais il n'a qu'une voix consultative
ceux-ci n'ont accepté la dissolution des comités d'octobre qu'avec la et ne peut occuper la présidence. Le conseil rend compte de son activité
promesse gouvernementale de la création de nouvelles formes d'orga- devant l'assemblée du personnel tous les trois mois. II ne prend des
nisation dans les usines. décisions concernant les questions les plus importantes, notamment le
Ce qui est tout au moins certain c'est que le vocabulaire officiel partage des bénéfices, qu'en présence du personnel dans son entier. En
s'accorde mal avec la réalité. Le gouvernement déclare tenter une «ex- outre, chacune de ses réunions est publique.
périence ». A la W. F.M., à Zeran, les intéressés se. considèrent ~omme Il est élu pour deux ans, mais il peut être dissous avant la fin de
les pionniers d'un mouvement qui doit se ~~nér,ahse~ sous peme de son mandat si Je tiers du personnel ou le directeur en font la demande
périr. Dès maintenant, on peut constater qu Il s est eten~u beaucoup après avoir fait la preuve de son incompétence.
plus rapidement que ne le prévoyait la direction du ~~rh - et sans Son autorité et l'étendue de ses attributions sont apparemment im-
doute que ne le souhaitaient un certain nombre de _dmge~n~s. Zeran, portantes. Le conseil nomme le directeur avec l'accord du ministre. II
dont le conseil fut constitué au début décembre, reçoit quotidiennement étudie l'organisation de l'entreprise (la meiileure utilisation des locaux,
des délégations en provenance de toutes les régions de Pol~gne. Celle~­ la meilleure répartition des travailleurs), toutes les mesures susceptibles
ci viennent s'informer du mode de fonctionnement du conseil, du travail d'améliorer le développement technique (élimination des machines péri-
qu'il a déjà accompli et proposer d'établir des contacts permanents mées, investissements dans des machines modernes, utilisation de nou-
entre les entreprises. veaux procédés de fabrication, etc.), les comptes financiers (analyse des
Déjà, dans le cadre de certaines corporations, une fédération s'ébau- bilans communiqués par la direction), les conditions de travail enfin,
che. On nous a précisé que dans l'électrotechnique un cart~l des con- notamment les normes et les salaires.
seils s'était constitué devant lequel l'office central - anc1enne forte- Depuis son installation, le conseil de la W.F.M. avait déjà -
resse de la bureaucr;tie - était amené à céder la place. Mais des liens comme celui de Zeran, dont le mode de fonctionnement est similaire -
se nouent aussi entre conseils d'usines relevant de branches d'industrie procédé à une transformation du système des salaires en faisant inté-
différentes, et ces derniers sont d'autant plus intéressants qu'ils s'effec- grer la plupart des primes dans le salaire de base ; il avait aussi pris
tuent indépendamment de toute autorisation officielle .. L'idée ~e s'ache- un certain nombre de mesures concernant la rationalisation de l'entre-
miner vers la création d'un organe central des conseil est déJà formu- prise, qui impliquaient d'ailleurs le licenciement d'un certain nombre
lée, bien que dans l'immédiat on ignore encore comment l'on y par- d'improductifs. A Zeran, le conseil avait manifesté son autorité en refu-
viendra. sant la candidature du directeur commercial proposée par le ministre
Une caricature traduit bien la divergence de vue entre les partisans et en remaniant considérablement le plan de réorganisation administra-
des conseils et les autorités officielles. Parmi un groupe d'individus tive proposé par la direction.
qui marchent sur les mains, deux ouvriers sont ~ebout sur ~eurs pieu.s ; Cependant, t'examen des statuts de ta W.F.M., comme la conver-
on les interroge : Que faites-vous? Nous expénmentons, repondent-Ils. sation que nous avons eue avec tes membres du Conseil, révèlent une
Dans la presse, en général, s'affrontent assez clairement deux co~c~p­ certaine équivoque et il est difficile de savoir jusqu'où s'étend l'autorité
tions des conseils. Certains articles, notamment dans Po Prostu, ms1s- réelle de cet organisme.
254 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 255

En premier lieu, il est bien spécifié que, réduit à des tâches de sonne! en vue d'une rationalisation du travail. Mais ces cadres dirigent-
cogestion dans le cadre de l'entreprise, le conseil travaille « sur la base ils le mouvement nouveau en le maintenant dans les limites d'unes ges-
fournie par le Plan économique national » ; il ne paraît pas qu'il ait le tion économique libérale, ou bien sont-ils susceptibles d'être entraînés
pouvoir de collaborer à l'élaboration de ce Plan national ; en outre, son par les ouvriers dant un bouleversement des rapports traditionnels de
approbation du plan annuel de l'entreprise est sollicitée mais aucune production ?
mesure ne prévoit ce qui pourrait se passer en cas d'un refus du plan. Tel qu'ils s'ébauchent à l'heure actuelle, les conseils polonais ne
Le problème est alors de savoir si le plan est assez souple pour per- doivent être ni surestimés ni sous-estimés. Ils sont d'une toute autre
mettre une initiative locale ; dans le cas contraire, les droits du conseil, nature que les conseils yougoslaves. Le terrain politique sur lequel ils
par exemple son droit de déterminer les normes de travail, seraient naissent est beaucoup plus riche de possibilités. Si le mouvement s'ache-
purement formels. minait vers une fédération nationale, l'importance des tâches écono-
En second lieu, les rapports du conseil et du directeur manquent de miques qu'il aurait à affronter lui donnerait un caractère nécessaire-
précision : si l'organe du personnel nomme le directeur, celui-ci, en ment politique. Mais, dans une telle perspective, il n'est pas non plus
revanche, «guide seul l'activité de l'entreprise», précise le statut. douteux que ce mouvement se heurterait à la direction du parti, dont le
C'est en outre lui qui prépare à chaque réunion le travail du conseil. comportement récent montre clairement qu'elle ne saurait tolérer un
Il semble que la connaissance qu'il a quotidiennement du fonctionne- pouvoir démocratique rival.
ment global de l'entreprise lui donne une supériorité considérable sur
les membres du conseil, réunis en principe une fois par mois pour con- Réflexions.
trôler la marche de la production.
Durant notre séjour, nous l'avons rapporté, de nombreux commu-
En troisième lieu, les fonctions du conseil et celles du syndicat sont nistes polonais nous ont dit : « Les élections marquent un tournant
mal départagées. Aussi bien les décisions concernant le salaire, la ré- décisif. Une phase se clôt, celle de l'unité nationale. Fort du succès
partition des bénéfices, que celles touchant aux questions sociales, à la qu'il vient de remporter, Gomulka peut maintenant développer une poli-
sécurité et au règlement intérieur de l'usine sont du ressort des deux tique cohérente ; il peut promouvoir une réforme du parti, liquider les
organismes. staliniens, institutionaliser la démocratie. L'U.R.S.S. doit tenir compte
En dépit de ces réserves, il semble bien que te conseil de Zeran ait du soutien que lui ont apporté 90 % de la population.»
déjà fait preuve d'une intense activité. Mais son cas appelle d'autres Le mois qui vient de s'écouler inflige un démenti à cet espoir. La
questions : il a la particularité d'être composé pour la moitié de ses lutte contre les communistes de gauche se précipite ; la liberté est
membres de techniciens; comment expliquer cette proportion qt•~nd dénoncée comme incompatible avec la discipline du parti. Les signes
80 % du personnel sont des ouvriers? Sans doute prouve-t-elle à la d'un nouvel autoritarisme bureaucratique se multiplient et il n'est plus
fois que l'élection ne se fait pas sur la base de l'atelier et que les possible d'hésiter sur leur sens.
ouvriers n'ont pas suffisamment confiance en eux-mêmes pour choisir
leurs délégués en leur propre sein. Staszewski démissionne. Il était secrétaire général du comité du
parti de Varsovie, était considéré comme un adversaire irréductible des
Enfin il faut signaler que la durée du mandat des membres du staliniens, avait organisé la mobilisation de la population pendant les
Conseil (deux ans), la nature même de l'organisme (qui n'a pas d'exis- journées insurrectionnelles d'octobre. Sa popularité, m'a-t-on dit, était
tence légale dans l'intervalle de ses sessions) créent un type de répré- presque égale à celle de Gomulka... Dans le même temps, le Bureau
sentation fort différent de celui qu'ont incarné, dans l'histoire du mou- politique adresse à tous les organes du parti une lettre dans laquelle
vement ouvrier, les conseils d'usines. il met en accusation les conservateurs qui s'opposent à tout changement
En fait, pour apprécier l'importance des organismes polonais, il et les révisionistes qui veulent liquider le programme de l'organisation
faudrait savoir comment les ouvriers les jugent eux-mêmes, ce qu'ils en et provoquer l'anarchie. En fait, ces derniers sont les éléments de la
attendent, s'ils perçoivent d'une façon nouvelle leur travail. On ne gauche révolutionnaire et c'est la première fois qu'ils sont attaqués de
trouve pas de réponse à des questions de cet ordre dans des statuts. front, officiellement, en tant que tendance. Encore le B.P. balance-t-il
Il nous faudrait connaître également le rôle joué par les techniciens ses avertissements entre staliniens et gauchistes. Devant les 3 000 délé-
dans les conseil. L'ère stalinienne s'est caractérisée, tous les témoi- gués du congrès de l'organisation supérieure technique, Gomulka dé-
gnages concordent sur ce point, par un extrême autorit.arisme. des clare : c La critique des erreurs du passé ne doit pas s'éterniser et
instances politiques centrales et par un grand désordre economrque. dépasser les limites fixées par les besoins du jour. :. Ce qui signifie en
11 est naturel que dans de telles conditions un nombre important de clair que la dénonciation des staliniens doit se terminer. La lutte de la
techniciens et même de directeurs d'usines soient devenus favorables à direction n'a plus lieu sur deux fronts mais sur un seul, contre la
une décentralisation relative et au principe de la coopération du per- gauche.
RETOUR DE POLOGNE 257
256 RETOUR DE POLOGNE
déstalinisation ne pouvait s'accomplir que si elle devenait révolution
Peu après on apprend que Gomulka, passant outre l'opposition de sociale.
la plupart de ceux qui l'avaient soutenu en octobre, impose le maintien
La « déstalinisation» sur laquelle la gauche française fonde ses
de Nowak, Je principal représentant stalinien, à la vice-présidence du
espoirs est en train d'engendrer un mythe nouveau. Assurément, elle a
conseil du gouvernement. C'est encore lui qui convoque les principaux
un contenu réel et une force explosive car la dénonciation du stalinisme
rédacteurs des grands journaux polonais et fait le procès de la presse,
expr~m~ et acti~e la haine que les masses portent à l'Etat et au parti
à laquelle il reproche de ne pas se plier à la discipline du parti et de
totahtaues. Mais, en tant qu'elle désigne une politique, un ensemble
propager Je révisionisme. Matwin, rédacteur en chef de ~ribuna L~du,
de mesures gouvernementales qui seraient susceptibles d'extirper des
est contraint de démissionner, huit membres de la rédaction se solida-
« vices » du régime bureaucratique sans le transformer, elle est une
risent avec lui (et parmi eux, tel que j'ai rencontré et dont j'ai pu
mystification. Le stalinisme est une forme extrême sans doute du
apprécier la rigueur, l'attachement au parti et les scrupules ~ans l'ana-
lyse de la situation). Matwin est remplacé par Kassman, qu• exerç~ la
r~gime bureaucratique, mais il n'en est qu'une form~ ; et si la f~rme
depasse le fond, elle l'exprime toutefois si intensément qu'il n'est pas
même fonction de 1948 à 1954, pendant l'ère stalinienne.
possible de la nier tout à fait. Ainsi, à Moscou, K. revalorise-t-il Staline
Enfin se trouve replacé à la tête des syndicats un stalinien notoire, après l'avoir accablé et à Varsovie, Gomulka, l'ancienne victime des
fortement détesté par les ouvriers. staliniens, juge préférable de ne pas faire leur procès et déjà les réin-
Certains progressistes français - dans France-Observateur ou dans troduit sur la scène politique. La variante libérale de la dictature tente
i~i et là de se substituer à la variante autoritaire, mais les premiers
l'Express - veulent faire croire qu'il ne s'agit que d'un conflit entre
Gomulka et les intellectuels « libéraux ». Expression, au demeurant, signes de détente provoquent un tel tumulte et une telle espérance que
d'un conflit éternel entre le politique et l'intellectuel, entre la morale de la libéralisation, à peine esquissée, se change en violence.
responsabilité et la morale d'intention. Gomulka gouverne, nous dit-on, Nous n'insinuons pas que Gomulka vaut Khrouchtchev. Il a été effec-
et ne peut qu'obéir aux impératifs d'une situation qu'il connaît; les tivement porté au pouvoir par des forces révolutionnaires, il a su con-
intellectuels qui ignorent tout du pouvoir protestent au nom d'un absolu damner sans équivoque la terreur policière, l'exploitation des ouvriers
de liberté. Staszewski est-il donc plus intellectuel que Gomulka ? et des paysans, l'incapacité des planificateurs. Il était en prison quand
Matwin que le stalinien Kassman? Et Gozszik, le métallo évincé du K. était au pouvoir; son anti-stalinisme a d'autres fondements et une
parlement ? Et tel militant qui faisait il. y a un '?ois le p~ocès des intel.- autre force. Entre les deux hommes aucune comparaison n'est possible.
lectuels devant moi, aujourd'hui contramt de qmtter son JOUrnal? Est-Il Au reste, la situation polonaise eO.t-elle évolué comme la situation hon-
aussi un mouvement d'intellectuels, le mouvement des conseils que la groise il est infiniment probable que Gomulka aurait joué le rôle de
direction du parti surveille avec une méfiance hostile ? Nagy et non celui de Kadar, qu'il aurait choisi de faire sauter le parti
(qu'il met tous ses soins à préserver) plutôt que de composer avec les
La vérité est plutôt que la politique esquissée par Gomulka, au len- Russes sur le dos des insurgés.
demain de son avènement, de reprise en main de l'appareil du parti, de
centralisation du pouvoir, ne peut qu'aboutir à une reconstitution de Il n'en demeure pas moins que la situation en Pologne nous inspire
la bureaucratie. La vérité est que le conflit qui se développe avec une une conclusion analogue à celle que nous tirions d'une analyse de la
rapidité sans cesse accrue ne peut qu'avoir des conséquences sociales situation russe après le XX• congrès : il n'y a pas de rupture véritable
qui puisse s'effectuer avec le régime stalinien si les institutions totali-
décisives. taires ne sont pas brisées. En U.R.S.S., une révolution n'a pas même
11 est utile de remarquer que tous ceux qui prenaient à la lettre les ét~ ébauchée. En Pologne un formidable soulèvement populaire a per-
déclaration de Khrouchtchev sur la déstalinisation, il y a un an, et mis de chasser une partie de l'équipe dirigeante, il a imposé le retour
parlaient bruyamment d_'~n retour du ~ommunime à ses ori~ines, sont
aussi empressés d'idenhher le gomulkisme ~v.ec ~e commum~me polo-
nais, habitués qu'ils sont de ne voir dans 1 h1stmre que le visage des
J au pouvoir des leaders emprisonnés, l'appareil policier a été provisoi-
rement dissous, la dictature a été dénoncée, les bureaucrates impitoya-
blement critiqués et leurs privilèges supprimés, la pensée communiste
gouvernants. s'est réveillée, un libre débat idéologique s'est instauré, des organes
S'il y a pourtant un enseignement à tirer des événements récents ouvriers ont surgi dans les usines, mais, dans le même temps, l'insti-
en U.R.S.S. c'est que le changement pol.itique. marqué par .le ~~· tution essentielle du totalitarisme polonais a été préservée ; paralysées
congrès n'avait aucune significati~n révolutw~nau~ et que la destal!m- par la menace russe, les forces révolutionnaires n'ont pu tirer les consé-
sation ne pouvait que se convertir en réactiOn viOlente au~ premiers quences de leur action et briser la formidable machine du pouvoir, Je
signes de lutte contre le totalitarisme. Et, pare!llement, ~'Il. Y. a un parti.
!!nseignement à tirer des événements polonais, c est qu; 1 évictio~ . de Face à la révolution, incapable d'imposer ses propres formes de
J'équipe stalinienne ne pouvait avoir une po~tée réelle qu à 1~ condition gouvernement, l'organisation forgée par le stalinisme est demeurée la
que la structure de la société précédente soit transformée, c est que la 17
258 RETOUR DE POLOGNE RETOUR DE POLOGNE 259
seule organisation dans la société, le seul cadre au sein duquel pouvait i?urd'hui minoritaire, elle peut bien admettre que les objectifs socia-
se développer une activité cohérente, l'appareil susceptible de tran~­ listes sont dans le présent inaccessibles, sa tâche n'en est pas moins
mettre les décisions d'un pouvoir central à tous les secteurs de la v1c de résister pied à pied à l'offensive autoritaire de Gomulka de contra-
sociale. Face à l'avant-garde, née dans le cours de la lutte depuis le rier l'évolution vers la dictature, et de préparer l'avenir. '
printemps, mais encore disséminée, la couche des « permanents :. - A notre sens l'opposition ne pourra être efficace que si elle se révèle
réduite pendant un temps au silence - s'est maintenue en place, seul capable de faire la théorie de la révolution dans Je régime bureaucra-
corps constitué sur lequel pouvait s'appuyer la !louvelle di~ection. La tique, que si elle découvre notamment la fonction que joue le parti
centralisation du pouvoir, la hiérarchie des relatwns, le clOisonnement c_omm; organe e~~entiel du totalita~isme, que si elle trace la perspec-
des tâches tout ce qui caractérise le parti ont continué d'être la forme tive dune démohtwn de cet appareil. Seule une telle clarification per-
dominante' dans laquelle est venue se mouler la politique de Gomulka. mettrait à l'opposition de s'organiser, car elle s'affranchirait ainsi de
Il est vrai qu'on peut comparer l'évolution de la Pologne à celle de l'idé: traditionnelle q_ue le parti offre le seul cadre de travail politique·
la Hongrie : ici l'appareil du parti a été pulvérisé, mais la conséquence poss1ble. Elle mettra1t en outre les intellectuels en demeure de sortir
immédiate en a été l'écrasement de l'insurrection par les Russes. N'est- de l'!so.Iement que leur masque leur appartenance au parti et les enga-
ce pas la preuve qu'en octobre une politique révolutionnaire était impos- gerait ~ che~cher _dans le prolétariat les formes possibles de regroupe-
sible et qu'elle le demeure aujourd'hui, puisque la men~ce n'es_t pas ment revolutwnna1re et les organes susceptibles d'assurer un pouvoir
définitivement écartée ? N'est-ce pas la preuve encore qu en dépit des démocratique.
critiques qu'elle suscite la voie suivie par Gomulka était la seule pra- Durant mon séjour en Pologne, il m'est apparu que les éléments de
ticable? gauche, en dépit de leur lucidité, hésitaient à caractériser la politique
Posée en ces termes la question n'appelle pas une réponse certaine. su1v1e p~r Gomulka, hésitaient à se penser comme tendance séparée, et
On peut disserter sans' fin pour prouver que la Po~ogne. eût subi le demeura1ent incertains du rôle du parti. Comme je l'ai rapporté, beau-
même sort que la Hongrie, ou qu'au contra1re la con]onctwn des .~eux coup « sentent » le danger que représente le parti, mais ils attendent
insurrections eut transformé la face du monde. De toutes mameres, d'une certaine division des pouvoirs, d'une revalorisation du Parlement
c'est un fait que l'intervention russe en Hongrie paralyse les forces et des organes municipaux, d'une extension des conseils d'usines
révolutionnaires en Pologne ; on ne peut que le constater (et le com- actuels, une neutralisation progressive de son autorité, sans voir que
prendre, fort bien ... ). Mais on n'en peut induire non plus qu; to~tt;s les la fonction qu'il joue à la tête et au coeur de la société le conduit
mesures prises par Gomulka avaient un caractère de necess1te. L~ nécessairement à se subordonner tous les autres organes représentatifs.
reconnaissance du gouvernement Kadar, la réception accordée au pa_rtl Nul doute que l'évolution de la situation ne précipite la prise de
communiste français, la lutte contre les éléments les plu~ _représent~tlfs conscience de cette gauche. En tout cas c'est d'elle que dépend le main-
du mouvement d'octobre, l'influence rendue à des stahmens notmres, tien, au moins, des conquêtes d'Octobre dont nous avons dit en com-
qui dira qu'elles étaient dictées par l'événeme~t? A chaque. moment, mençant, la valeur inestimable. Si sa pression se relâchalt, l'ordre
assurément tout n'est pas possible ; mais les hm1tes du poss1ble, per- stalinien ou néo-stalinien ne tarderait guère à régner de nouveau à
sonne ne I~s connaît. Rétrospectivement, l'audace qui fit interdire l'en- Varsovie.
trée du Comité central à Khrouchtchev, le 20 octobre, paraît presque
naturelle, et naturelle aussi la mobilisation de la population, tandis que
les troupes russ:s quittaie~t. !~ur cantonnement. Et _po~rtan_t, .les Polo-,
nais n'auraient-Ils pas res1ste, cette audace sera1t 1magmee comme
une folie.
Nous ne pouvons pas juger du poids des motifs ~ui dét~rminent
les décisions de Gomulka. Mais ce n'est pas cela qu1 nous 1mporte.
Prouverait-on que Gomulka ne peut rien tenter de plus que ce gu'il
fait et qu'il déteste dans son coeur ses propres actes, nous. ne saunons
davantage nous solidariser avec sa politique. Car celle-c1, en admet-
tant qu'elle soit la. seule politique p~ssibl: de ,gouvernement, n'_en ~
pas moins une Iog1que contre-révolutwnna1re, _n en mène pas moms a
la restauration de la dictature d'une bureaucratie.
Ce qui nous importe, en d'autres termes,_ c'est l'attitu?e de la gauch~
révolutionnaire de l'avant-garde des ouvners et des mtellectuels QUI Sur l'action des Conseils signalons : A. Babeau Les conseils ouvriers en
a lutté contre 'le stalinisme. Or, celle-ci peut bien se reconnaître au- Pologne, Paris 1960 et E. Morin (même titre) in La 'vlrité, 15 fév. 1957.
DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 261

gravement les difficultés économiques, sans d'ailleurs s'attarder à les


traiter, parle avec condescendance des conseils ouvriers et fait enfin de
la « prudence ~ du c Premier Secrétaire ~ l'enseigne de la révolution
pol?naise. En bref, Péju s'est rendu en Pologne pour assumer (psycho-
logiquement) les responsabilités de Gomulka. Attitude qui pourrait pa-
raître seulement comique si elle ne dévoilait un trait permanent de la
XI mentalité de la gauche française. En rupture avec l'ordre bourgeois
établi, celle-ci n'affiche des opinions communistes que pour mieux se
LA MÉTHODE raccrocher à un autre ordrt>, où elle réintroduit en les plaçant sous un
signe positif tous les caractères qu'elle dénonçait comme négatifs dans
DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES* son propre milieu.
En vertu de son réalisme, Péju appelle donc l'opposition une
« fronde~ et les intellectuels des c poètes~. Le beau langage en vérité,
et comme il est neuf et comme on a pu en apprécier les conséquences !
Il s'est produit depuis le rapport Khrouchtchev, depuis bientôt deux
Peu importe, il faut encore l'entendre : c Certain intellectuels polonais
ans, des événements spectaculaires qui ne pouvaient manquer de bou-
se tournent aujourd'hui vers Octobre avec nostalgie. Que la poésie était
leverser le climat idéologique dans lequel vivent les intellectuels dits
belle dans l'Opposition 1 Mais dans la situation, tendue, complexe, dif-
progressistes, en France. A vrai dire, c'était le moindre de leurs effets :
ficile qui succède à Octobre ils n'arrivent pas toujours à trouver leur
l'approfondissement de la crise du stalinisme, le renouveau de la pen-
place. Non que la parole devienne gênante, comme le croit Mascolo,
sée révolutionnaire, on n'attendait pas qu'ils deviennent l'œuvre des
lorsque le pouvoir est conquis : mais parce qu'alors, certains, littéra-
penseurs « critiques» des Temps modernes, de l'Observateur, de l'Ex-
lement, ne savent plus quoi dire. ~ Sans doute pourrait-on demander
press ou de l'Etincelle. Mais on attendait d'eux des attitudes nouvelles, pourquoi ces intellectuels qui ne sont pas gênants et qui ne savent plus
une mise en question des positions passées, une évolution. Convenons
quoi dire méritent que quiconque - et par exemple le gouvernement -
aujourd'hui que cette évolution a eu lieu et que le résultat en est assez
s'occupe d'eux. Mais qu'on n'attende pas la réponse de Péju : il est
remarquable. essentiel à la déclamation réaliste de faire comme si l'adversaire n'était
Qu'on suive par exemple les Temps modernes en Pologne. La revue rien. Il faut que l'opposant n'ait pas de poids, que de lui n'émane
avait célébré l'Octobre polonais dans un numéro spécial. En janvier aucune menace, que son existence se consume dans un souffle, le
dernier, Péju en précisait la portée dans des termes non équivoques - souffle du poète, puisque la réalité est toute entière circonscrite dans
les seuls qui ne le fussent pas dans un article par ailleurs péniblement les limites du pouvoir.
déchiré entre la critique justificatrice et la justification critique du
stalinisme. Les journées d'octobre avaient, selon lui, manifesté la seule Il le faut du moins tant qu'on déclame, car on ne saurait éviter de
tendance positive du communisme international, une tendance en dehors dire que l'opposant a tort et de le rappeler alors à la vie : c Certains
de dehors de laquelle il n'y avait qu'attachement borné et désespéré au journalistes, écrit ailleurs Péju, croient qu'ils sont quitte avec le socia-
passé, et dont il nous disait qu'elle « part d'une critique radicale du lisme et avec eux-mêmes lorsqu'ils ont dénoncé, lorsqu'ils dénoncent,
stalinisme pour repenser réellement l'expérience révolutionnaire». Com- lorsqu'ils veulent dénoncer encore les crimes de Staline et font intenni-
parant les voies de la déstalinisation en U.R.S.S. et en Pologne, il nablement leur examen de conscience.» Voilà donc le mal. Mais ce
ajoutait que, « pour sentir la différence» il suffisait de considérer « le mal ne ressemble-t-il pas curieusement à ce que Péju posait comme le
moindre article de la presse polonaise. Ici la lucidité, le courage, l'in- bien, en janvier : faire c une critique radicale du stalinisme pour re-
telligence - et ce ton inimitable de la liberté que l'on n'adopte bien que penser réellement l'expérience révolutionnaire ~ ? Pas nécessairement,
lorsqu'on l'a conquis». Or que retire Péju d'un voyage en Pologne? sans doute, si les intellectuels polonais étaient devenus les malheureuses
La conviction qu'il n'y a rien de plus urgent que de faire le procès de victimes d'un culte négatif de la personnalité et cédaient à la manie
l'intelligentzia révolutionnaire et simultanément celui des « sectaires ,, d'accabler le grand ennemi mort de leurs sarcasmes. Mais, en fait, ce
parisiens qui dénoncent le danger d'une nouvelle bureaucratisation du qu'il appelle la dénonciation des crimes de Staline c'est, pour eux, toute
régime. D'où un article aigre ( « Retour de Pologne», T.M., 137-8), autre chose, c'est la critique d'un régime auquel ils ont participé, d'une
digne d'un agent gouvernemental, qui ironise sur l'opposition des intel- conception du monde à laquelle ils ont adhéré et la volonté de tirer de
lectuels, nie qu'il y ait des entraves à la liberté de la presse, évoque cette critique toutes les implications nécessaires. Péju ne saurait ignorer
par exemple que les articles de Kolakowski, frappés par la censure,
parlent non pas de la personne de Staline, mais d'un système politico-
• Socialisme ou Barbarie, n• 23, janv.-fév. 1958. philosophico-religieux, dont la critique doit être radicale. Voilà la parole
262 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 263

gênante, la parole que la nouvelle direction du parti empêtrée dans le qu'être partisan d'une certaine politique communiste et accorder sa
système encore vivant du stalinisme s'empresse d'interrompre et que confiance à Gomulka donne le droit de parler selon sa pensée, c'est-à-
Péju condamne, aussitôt qu'il s'aperçoit qu'elle ne coïncide pas avec la dire de gêner la direction, c'est-à-dire encore de l'influencer et de la
pensée officielle. « La première conséquence d'Octobre, écrit-il avec contrôler.
satisfaction, c'est d'avoir ôté la parole aux poètes pour la donner aux En ceci Péju se comporte comme un représentant typique du pro-
économistes. » gressisme français. Celui-ci est en effet capable d'exercer une critique
Le même Péju qui, en Pologne, renvoie les poètes à la poésie, n'a très poussée des formes institutionnelles existantes, mais ne met jamais
en question l'essence de l'intitution bourgeoise et les mécanismes d'op-
pas manqué, en France, de s'indigner quand un ministre de l'intérieur pression qui la sous-tendent.
déclara ironiquement que les «chers professeurs» feraient mieux de
s'occuper de leurs études que de la guerre d'Algérie. Or qu'y avait-il La conséquence en est qu'hyper-sensible, en France, à l'arbitraire
de scandaleux dans la formule de Bourgès-Maunoury? Qu'elle servait à du pouvoir, Péju, aussitôt touché le sol polonais, affiche une crédulité
étouffer une protestation contre les procédés du gouvernement? Sans déconcertante à l'égard des thèses gouvernementales. Innocence retrou-
doute. Mais aussi et essentiellement qu'elle établissait une division vée ou découverte des ruses réalistes? Le fait est qu'il assure n'avoir
rigoureuse entre ceux qui ont pour métier de faire de la politique et pas remarqué qu'une menace pesait sur l'intelligentzia et sur la presse.
qui, en ce domaine, savent ce qu'ils font et ceux qui ont un autre métier « Mais qui Gomulka réduit-il au silence? demande-t-il. II souhaite
et se mêlent de faire de la politique sans savoir de quoi ils parlent. seulement que ces intellectuels prennent exactement conscience de leurs
Occupez-vous de vos propres affaires, disait en substance le ministre responsabilités, ce qui n'est pas toujours le cas. :. Et encore : c Si l'on
aux intellectuels : vous êtes compétents dans l'histoire du Moyen Age, excepte certaines questions de politique étrangère, la presse est plus
la philosophie, la physique atomique, exercez-y votre compétence ; quant libre qu'elle ne l'a jamais été.:. Et encore : c Mais qui est menacé,
au domaine du gouvernement, il est l'affaire des gouvernants. Concep- pou~suivi, inquiété?» Si j'interroge : ruse ou naYveté, c'est qu'il paraît
tion fort sage de la part d'un ministre, car l'ordre ne saurait régner difficilement croyable que Péju n'ait pas connu les progrès de la cen-
qu'à la condition que chacun demeure à sa place, mais plutôt misérable sure •. dont ~out le monde parlait dès janvier dernier. A cette époque,
de la part d'un t: intellectuel de gauche », car le socialisme ne saurait des JOUrnalistes nous confiaient que le volume des articles interdits,
se développer qu'à la condition que chacun quitte sa place, se mêle stockés au Comité central, était tel qu'il ne pouvait manquer de susciter
de ce qui ne le regarde pas d considère l'affaire du gouvernement un débat sur la liberté d'expression et qu'eux-mêmes en étaient réduits
comme sa propre affaire. souvent à écrire, sachant qu'ils seraient censurés, à seule fin d'accroître
leur pression sur les instances supérieures du parti. Prétendre que les
Osons-nous donc considérer les rapports de l'intellectuel et du pou- questions de politique étrangère étaient les seules qui fussent l'objet
voir dans une seule perspective, que le régime soit socialiste ou bour- d'un contrôle est une plaisanterie, car, comme le disent spirituellement
geois? Mais ce que nous venons de dire prouve précisément le con- les Polonais, toutes les questions sont devenues de politique étrangère
traire : le régime bourgeois suppose une division permanente entre pour le gouvernement. Qu'on écrive sur le rôle des conseils ouvriers la
ceux qui dirigent et le reste de la société, le socialisme une partici- situation dans le parti ou la philosophie marxiste, on s'expose à t;ou-
pation permanente de toutes les forces vives de la société - et de bler les rapports de la Pologne et de l'U.R.S.S. Au reste, la campagne
cette force que constitue la pensée - à la direction des affaires qui a été menée contre l'hebdomadaire d'avant-garde Po Prostu se
publiques. Dans la société bourgeoise, l'intellectuel ne peut que tendre situait essentiellement sur le terrain de la c politique intérieure :. : Je
à exercer une influence de fait sur le cours des choses, dans une journal faisait, disait-on, une propagande démagogique en faveur des
société socialiste, il ne peut qu'être de plein droit au cœur de la vie
conseils ouvriers, il s'acharnait inutilement à dénoncer les erreurs du
sociale, il ne peut qu'être sollicité à penser et à parler. Que signifie régime précédent, il peignait, surtout, sous un jour trop sombre la
donc cette formule de Péju : c On est en droit d'attendre ... que des situation économique et politique présente.
intellectuels communistes, partisans d'une certaine politique communiste,
n'oublient pas, lorsqu'ils écrivent, que cette politique est au pouvoir » ? On sait que cette campagne, à laquelle Péju ne fait pas allusion a
Elle implique que sa conception du pouvoir est fondamentalement bour- finalement abouti à l'interdiction de Po Prostu, et que l'offensive Ian~ée
geoise. Gomulka a-t-il été plébiscité dans le pays ? demande-t-il. Se plus généralement contre le revisionisme se solde actuellement dans le
réclame-t-il du communisme? Si oui, la tâche des intellectuels militants parti par un certain nombre d'exclusions, prononcées contre des mili-
communistes est de lui faire crédit, de ne pas le gêner, de le laisser tants. dont le rôle ~é~olutio~naire en octobre a été de premier plan.
diriger. Raisonnement dont le sens est : le pouvoir est toujours le pou- « QUI Gomulka rédutt-tl au stlence?:. En vérité la formule était impru-
voir ; que le militant le combatte ou le soutienne, dans tous les cas, le dente et impudente ... Il était clair depuis janvier, si ce n'est devenu
rapport qu'il entretient avec lui est le même : le pouvoir est l'affaire évident que depuis quelques mois, que le gouvernement était décidé à
de l'Autre, de celui qui dirige. Péju est tout à fait incapable d'imaginer ne pas supporter longtemps ce que Péju avait lui-même appelé c la
264 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 265

lucidité, le courage, l'intelligence - et ce ton inimitable de la liberté stupidité et la trahison, un néant (pauvre Lefebvre 1). 4) C'est du dehors
que l'on n'adopte bien que lorsqu'on l'a conquis>. qu'on peut énoncer la vérité du parti : son objectivité. Et sa stupidité :
sa subjectivité.
Péju n'a pas vu la menace, il n'a pas voulu la voir. Il a rencontré
sans doute de nombreux « revisionistes », mais il les a jugés inutile- Sans doute pourrait-on demander quelle est la différence entre celui
ment inquiets, inutilement pessimistes, il a estimé que rien ne pouvait qui est sorti et celui qui n'est pas entré, le personnage de la trahison
être fait en Pologne en dehors des appareils dominants, celui du et le personnage de la lucidité. Le premier est-il perdu pour avoir cru
parti et celui de l'Eglise. Or l'étonnant n'est pas cette thèse, c'est un moment, très vulgairement, qu'il pouvait en être, ce dernier est-il
qu'elle soit exprimée par un ir~ellectuel de gauche, non communiste, sauvé pour avoir su de toute éternité que comprendre ce que c'est qu'en
fort attaché à la liberté de critique, c'est que celui-ci ne trouve dans être, cela est réservé à qui n'en est pas? Peu importe : l'itinéraire des
sa situation propre aucun motif de s'identifier avec les oppositionnels âmes a son mystère. Ne nous attardons même pas sur le caractère de
révolutionnaires, aucun motif de comprendre leur perspective et de la théorie, sur le jeu subtil qu'elle propose d'un engagement à distance.
participer à leur inquiétude. Mais, à s'étonner de cette étrangr atti- L'essentiel c'est sa portée. Que signifie-t-elle? Ceci : les appareils
tude, on se rappellera un texte de Péju antérieur à son voyage en communistes, quels qu'ils soient, quoi qu'ils fassent, sons toujours dans
Pologne qui nous apparaît comme sa justification : « Peut-être y a-t-il la vérité ; dans la vérité, alors même qu'ils se trompent, alors même
des niveaux de vérité, écrivait-il alors. L'intellectuel est condamné à qu'ils sont critiquables, alors même qu'ils sont haïssables. Prenez Sta-
comprendre, acculé au savoir. S'il ne sait pas, il trahit ; s'il refuse de line, il a commis des erreurs tragiques, il était horrible sous certains
comprendre, il abdique. Le militant, souvent, peut agir sans être aspects, il était même tout à fait stupide, mais il était dans la vérité,
contraint de savoir. Lorsque la question pour lui ne se pose pas, il il incarnait l'Histoire. Prenez Khrouchtchev, il a pu paraître revenir
évite l'alternative : quitter le parti ou abdiquer. L'intellectuel, non. D'où aux principes du léninisme (Temps modernes, no 124), toutefois, il s'est
son drame : en quittant Je parti il perd la vérité, en y restant il trahit arrêté à mi-chemin de la déstalinisation ; en ceci il a tort, il s'y est
l'intelligence. Mais, comme la vérité du mouvement se confond pour lui mal pris, il s'embarrasse dans la contradiction d'un mouvement mi-
avec l'intelligence qu'il en a, il ne peut sortir et perd des deux côtés. bureaucratique, mi-démocratique, d'ailleurs il est aussi un peu stupide,
Parce que le stalinisme ne peut se penser lui-même, qu'il est sans mais il représente «l'entreprise communiste». Prenez Gomulka ... celui-
recul et sans con science, l'intellectuel communiste est à la fois néces- ci pour le moment est très satisfaisant. Quant à Kadar, c'est un cas
saire et impossible. Et voilà pourquoi le parti est muet. Mais s'il faut à part.
être dehors pour comprendre les raisons qu'il y a d'être dedans, si le Caricature? Nullement. Qu'on lise « Le Communisme à l'heure de
P.C. doit apprendre son sens de l'extérieur, le rôle de l'« intellectuel la vérité» de Péju, qu'on lise Sartre, et qu'on interroge les progressistes
de gauche > s'éclaire : comme un révélateur, il manifeste à tous la de ses connaissances. Dépouillée de son attirail pseudo-dialectique,
vérité du parti. Et comme chacun remarque d'abord ce qui le dérange, prosaïquement, réalistement, platement formulée, voilà leur thèse.
sa situation est inconfortable, il trouble toutes les fêtes : celle de l'anti- Mais elle a une autre conséquence. Comment le progressiste consi-
communiste, en lui montrant le P.C. dans son objectivité, celle du dère-t-il, en effet, l'oppositionnel situé à l'intérieur du parti commu-
communiste en lui renvoyant sa subjectivité au visage.> (T.M., n• 130- niste? Il le juge pris dans l'alternative de la bêtise et de la trahison, il
31 : « Le communisme à l'heure de la vérité», p. 144. Je souligne). lui prodigue ses sympathies, mais en aucun cas il ne l'appelle à tran-
Texte remarquable, à nos yeux, parce qu'il formule en clair la cher cette alternative. Et comment le ferait-il ? L'engager à se taire et
théorie du jésuitisme progressiste, ce qui est rare. A vrai dire son seul l'engager à sortir du parti est également impossible. Il le voit donc, il
défaut, qui nous réj ouït, vient de ce que le jésuitisme politique est un le réconforte, il l'entretient dans ce qu'il appelle son malheur, il s'en
comportement et qu'il ne souffre pas d'être mis en théorie. Sartre sait nourrit, il vit intensément à travers lui le drame du parti, finalement il
ça mieux que personne, il aurait dû l'enseigner à Péju. Résumons donc parle pour lui et il parle de lui. En dehors de moments difficiles (l'af-
à notre manière : 1) le mouvement communiste qui porte la vérité de faire hongroise, par exemple, où il va jusqu'à lui reprocher son silence
l'histoire se confond avec le mouvement des partis communistes. Enten- - n'y a-t-il pas dans toute liaison des moments difficiles?), il lui
dons celui des partis communistes quels qu'ils soient, celui de Staline et offre la justification permanente de son impuissance. Telle est du
celui de Khrouchtchev, celui de Thorez bien sûr, celui de Gomulka et moins la situation en France. Mais Péju débarquant en Pologne ren-
celui de Kadar. 2) Ces partis, partis de la vérité, en tant qu'ils parti- contre une autre situation, inédite. L'intellectuel communiste n'est pas
cipent du mouvement communiste total, sont simultanément, en tant servile, impuissant, il parle à haute voix, critique le parti au sein
qu'on les envisage dans leur singularité, dans le concret de leur action. duquel il se trouve, le régime qu'il a contribué à porter au pouvoir et
les partis de la stupidité. 3) Point de salut pour l'intellectuel commu- fait « indéfiniment » le procès du stalinisme. Que fait notre intellectuel
niste : s'il pense, il trahit, s'il ne pense point, le voici stupide. Point de de gauche ? Il appelle à la prudence, il comprend l'inquiétude du pre-
statut même, son existence est « impossible:., une hésitation entre la mier secrétaire, il comprend ses menaces, et à nous il dit qu'il faut
266 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 267
être dehors pour comprendre les raisons qu'on a, quand on est dedans, une politique bureaucratique, qui, quelles que soient les intentions qui
de foutre les gens dehors. l'animent, est incompréhensible pour les masses ; dans une telle situa-
Considérons maintenant l'appréciation générale de la situation polo- tion, les staliniens, à l'abri d'une critique publique efficace, ne peuvent
naise qui parait dans l'article de Péju et la critique qu'il fait de notre qu'exploiter les immenses difficultés présentes (et dont ils sont princi-
sectarisme. Le tableau qu'il présente des difficultés économiques et palement responsables) pour discréditer le cours nouveau et freiner son
sociales rencontrées par le pouvoir est partiel mais exact. Nous son- développement : en revanche, les éléments révolutionnaires, dénoncés
geons si peu à le récuser que nous avions nous-mêmes rapporté ces comme revisionistes et en butte à toutes les attaques, ne peuvent que
difficultés, quand nous étions revenus de Pologne et que nou~ en se décourager et se désolidariser de la politique de la direction.
avions a ussi mentionné d'autres, de même portée. Des couches soctales C'est bien à une telle évolution que nous avons assisté depuis un
diverses s'affrontent, la paysannerie naturellement conservatrice, s?u- an. Péju se félicite de ce que l'offensive la ncée pa r les staliniens, lors
vent dégoûtée des méthodes collectivistes, en raison de l'exploitahon du 9• plenum du Comité central (et répétée au 10" plenum) se soit
dont elle fut victime sous Je régime stalinien, constitue une masse peu soldée par un échec. Mais il devrait plutôt s'étonner que quelques mois
disposée à s'associer à la construction du socialisme; le prolétariat, leur aient suffi pour se regrouper et parler de nouveau à haute voix.
en dépit du rôle r évolutionnaire qu'il joua l'année dernière, est lui- Il se réjouit de l'exclusion de Berman, mais il devrait s'inquiéter de ce
même hétérogène, quelquefois d'une formation trop réce~te, P?Ur ~e que le ministre de la police, le chef de la répression stalinienne, haï
pas partager la mentalité de la paysannerie ;. la bureaucr_atJe, q~ 1 _proh- par la population, soit frappé d'une sanction mineure qui n'exclut nulle-
fé ra durant l'ère stalinienne, demeure attachee à ses anc1ens pnv1lèges, ment son retour ultérieur à la vie politique ; il affirme qu'actuellement
opposée à toutes l es mesures révolutionnai r_e~ qui la mena~ent ?ans tous les postes essentiels sont entre les mains de la c gauche>, mais
son existence ; dans le parti, le clan stahmen, fort de 1appu1 de il devrait alors se demander pourquoi le congrès du pa rti est sans
l'U.R.S.S., cherche p ar tous les moyens à discréditer le nouveau régime cesse ajourné.
et à reconquérir ses anciennes positions ; de son côté, l'Eglise exerce Encore faut-il préciser que le véritable problème ne concerne pas
une influence très importante et cherche à l'étendre ; enfin, le désordre
la politique suivie par Gomulka. Quelles que soient les critiques que
de l'économie hérité du passé, le niveau trés bas du rendement appellent
nous formulions à son endroit, notre objectif ne peut être de proposer
des mesures de ra tionalisation nécessairement pénibles pour les travail-
une formule gouvernementale de rechange - ce qui serait sans doute
leurs et excluent u ne amélioration rapide de leurs conditions de vie.
à la fois puéril et ridicule. Notre tâche est de souteni r le mouvement
Tout cela est vrai et, assurément ce serait une folie de le négliger. Mais
qu'en conclure ? C'est une chose de prendre conscience des difficultés,
révolutionnaire, le mouvement qui, dans la classe ouvrière, form ule des
objectifs révolutionnaires, qui tend à une représentation autonome dans
c'en est une autre d'insinuer, comme le fait Péju,. qu'elles dictent une
les conseils d'entreprise ; le m ouvement idéologique de démocratisation
politique déterminée et une seule. Gomulka n'obéit pas passivement aux
qu'incarne une partie de la presse et une partie des intellectuels commu-
impératifs de la situ ation, il l'interprète et par son action propre la
transforme. L'interp réter, c'est considérer qu'elle requiert une direction nistes. Car ce mouvement qui procède directement d'Octobre est la
politique fortement centralisée, soutenue par un appareil strictement seule chance de l'avenir, même s'il est vrai que, dans les conditions
discipliné, a ffranch i, autant qu'il est possible, du contrôle des masses : actuelles, il ne saurait p révaloir. Mais je vois bien que P éju est imper-
c'est en conséquence s'employer, dès la prise du pouvoir, à éliminer les méable à ce raisonnement, et parce qu'il implique, comme d it si bien
organes forgés pendant les journées révolutionnaires et, par la suite, à Sartre, une c: question de méthode >, il vaut la peine de s'y arrêter.
fixer les attribution s des conseils ouvriers de manière qu'ils ne puissent Evoquant le rôle des conseils, il écrit : c: Ici l'on peut rêver : imaginer
en aucun cas jouer un rôle politique, ni même participer effi.cacem~nt _à la liquidation de la bureaucratie, l'avènement d'une démocratie directe,
la gestion économique ; c'est enfin se fi~er comme prem1er obJ.echf la prise du pouvoir par les conseils ouvrie rs, etc. Mais c'est un rêve. .,.
de réd ui re a u silen ce tous les éléments qu1 veulent accélérer la demo- Et a illeurs : c: Parler maintenant des conseils ouvriers en oubliant ces
réalités concrètes, dénoncer à grands cris la prudence gouvernementale
cratisation. Or cette interprétation renforce tous les traits négatifs de
comme une dégénérescence bureaucratique, c'est allier l'utopie à la
la situation : la volonté de s'appuyer essentiellement sur l'appareil
mauvaise foi. » Et encore : c: Imaginer, dans l'état actuel de la P ologne,
du parti et d'abord de le conquérir contraint Gomulka ~ passer des qu'une pyramide de conseils ouvriers pourra it se subst ituer tout à la
compromis avec les staliniens, dont toute la force se s1tue dans ce fois à l'Etat, aux partis et aux organismes de planification est une
secteur ; ces compr omis n'impliquent pas seulement qu'on accorde une plaisanterie. :. Rêve, utopie, mauvaise foi, plaisanterie ? Peut~tre, si
vice-présidence du conseil, prétendue honorifique, à un natolinien no- nous présentions comme immédiatement réalisable en Pologne, aujour-
toire ils interdisent à la nouvelle direction de formu ler un programme ~·hui, dans le cadre de la situation nationale et internationale que nous
politlque clair, d'expliquer précisément aux masses en quoi la nouvelle connaissons, le programme d'un gouvernement des conseils. Mais ce
orientation est radicalement diffé rente de l'ancienne, ils condamnent à que nous disons est bien sflr tout différent : nous sommes convaincus
DES IN T ELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTE LLEC T UELS P ROGR ESSIST ES 269
268
que le socia lisme ne s'octroie pas par en haut, convaincus qu'il signifie lignes dans le pa rag raphe précédent Je danger qu' il y aurait de s'ap-
essentiellement la p r ise en cha rge du pouvoir économique et politique puyer sur l'a ppareil du parti avant de l'avoir épuré? Quels sont les
par les masses elles-mêmes, organisées de manière permanente da ns critères qui permettent à P éju de parler de la bureaucra tisation du ré-
des institutions qu'elles ne cessent de contrôler ; convaincus encore g ime dans l'honneur, tandis que nous en parlons dans l'ig nominie?
qu'il existe dans toutes les sociétés modernes une tendance au socia- Sans doute serait-il vain de chercher une réponse. T out au moins
lisme, plus ou moins consciente selon le niveau d'expérience altdnt, pouvons-nous noter que l'intellectuel progressiste a l'a rt, quand il ren-
selon l'importance d u prolétariat dans la société, selon les possibilités contre une difficulté, de lui a ccorder une allusion sans même la nom-
de réalisation object ive ment offertes et bien d'autres facteurs ; convain- mer. A peine évoque-t-il, concède-t-il, il est l'Impatience, il passe, il est
cus en fi n que cette tendance s'est exprimée au grand jour en Pologne ailleurs ; il a fait sienne la parole du poète : c Glissez, glissez, mortels,
et que rien n'est p lus important que son approfondissement. Est-ce n'appuyez pas ~. Il appuie donc le moins possible : une phrase, rien
rêver que de se si tuer dans le cadre des forces sociales les plus qu'une phrase pour signifier le contraire de ce qui s'étale sur vingt
avancées, qui présentent des revendications démocratiques radicales? pages.
Ou b ien n'est-ce pas plutôt rêver que d' imaginer, en fonction d'une
situation sociale globale déterminée hic et nunc, les b onnes solutions Avant d'abandonner l'exemple polonais, il faut encore di re un mot
que peut apporter un bon gouvernement? Pour ma part, j'appelle rêve, sur Karol, j ournaliste à l'Express, qui n'a cessé dans les articles qu'il
utopie, mauvaise foi, plaisanterie de fai re de la conduite du « P remier a consacrés à la politique de Gomulka de louer le réalisme de ce
dernier. Karol, dont les analyses semblent fo rt pro ches de celles de
Secrétai re» la mesu r e du mouvement socialiste en Pologne.
P éju, a eu l'occasion d'écrire sur les événements récents, l'interdiction
Le réalisme en v ertu duquel notre intellectuel de gauche justifie la de Po Prostu et les manifestations de Varsovie. Si nous ignorons ce
politique gomulkiste , je l'appelle irréalisme en me plaçant dans une qu'en pense le secréta ire des Temps modernes, le témoignage d' un a utre
perspective révolutionna ire, ca r il revient à confier à une bureaucratie progressiste tend à prouver que, loin d'éveiller des d outes, ils n'auront
d' Etat le soin d'accompli r des tâches qui ne peuvent l'être que par les eu pour conséquences que d'enfermer nos intellectuels de gauche dans
forces sociales intér essées. Et je soutiens, en outre, que cet irréalîsme leur mode de pensée antérieur . L'évolution de Karol est en effet signi-
commande, da ns le présent, une appréciation tout à fa it erronée de la ficative. En mars dernier, da ns un a rticle important, intitulé c Les in tel-
situation, car si cell e-ci est bien, comme le di t Péju, «complexe, diffi- lectuels sont seuls au mon de :. (Express, 8 mars), Karol tentait de
cile, tendue,., si se conj uguent dangereusement des tendances multi- j ustifier les premières mesures p rises contre la presse par Gomulka.
ples, réactionn aires e t staliniennes, alors seules les revendications prolé- Affirmant que celui-ci représentait c la dernière chance du socialisme ~
tariennes, la conscience ouvrière, la libre critique idéologique de la en P ologne, il jugeait qu'on ne deva it pas entraver son a ction. Gomulka,
presse et des inteHectuels peuvent offrir un contrepoids et au moins conscient des conditions pré sentes, nationales et internationales, ne
retarder, entraver 1a rég ression du mouvement d'Octobre, freiner la pouvait laisser s'exprimer toutes les critiques, il sava it qu'il valait
bureaucratisation d u régime. mieux agir efficacement que parler ( c P our lui, qui est l'homme p oliti-
Voilà finalement prononcée la formule qui scandalise Péju : « Oser que avant tout, écrivait Ka rol, il faut adopter la devise : Faisons beau-
parler, comme le fa it Chaulieu, du gomulkisme comme de la voie polo- coup et parlons peu ~) ; mais il n'était c pas du tout partisan d' un
naise de la bureaucratisation est politiquement une ignominie ,., ni! retour à une orthodoxie quelconque :. et ne se proposait nullement de
craint- il pas d'écrire. Après tout, la violence de son attaque ne saurait réduire au silence les intellectuels. Quant à ces derniers, Karol souli-
étonner elle convai n crait plutôt de la sincérité de ses sentiments si la gnait simultanément le rôle qu'ils avaient joué et qu'ils voulaient conti-
prise d~ position radicale qu'elle enveloppe ne me~ait en a.lerte. Péju nuer de j ouer. Il citait Kolakowski : c Le rôle des intellectuels commu-
va-t-il donc jusqu'à ce point, interrogeons-nous? S1 nous relisons alors nistes n'est pas de vanter la sagesse des décisions du parti mais d' agir
son analyse à la lumière de cette question, nous rema rquerons, ici et de telle sorte que ces décision s soient effectivement sages ~ ; il consta-
là, en de très brefs passages, formulées des réserves essentielles qui tait lui-même : c Les journées historiques d'octobre 56 ont confirmé que
démentent ses thèses et ruinent sa polémique. Celle-ci, par exemple : le rôle décisif que les intellectuels polonais revendiquaient n'éta it pas
c 11 serait absu rde, écrit-il, de chercher à justifier la moindre décision une vaine p rétention ~ ; et, finalement, reconnaissa it : ils c ont du mal
de Gomulka. Le d anger d'une contre-offensive stalinienne est réel. à rentrer dans le c cadre ~ . j e les comprends a ussi. Ils ont une réticence
Celui d'une paralys ie progressive .iu régime par le mécanisme fJureau- toute naturelle à redevenir les porte-parole dociles d'un gouvernement
cratique l'est plus encore. Au moins faut-il comprendre les raisons du même le plus sympathique ~ . B ref le tableau que présentait Karol était
P remier Secrétaire. ,. Or que signifient ces deux phrases enclavées dans nua nce : si vers la même époque Il mettait en garde contre Je nihilisme
l'analyse de la cond uite de Gomulka? Pourquoi en particulier la para- d'une fraction des intellectuels, il n'en convenait pas moins que, dans
lysie du régime par le mécanisme bureauc ratique paraît-elle reC:vu- leur grande majorité, ils représentaient une tendance idéologique révo-
table ? Su ff it-il p o ur justi fier une telle crainte d'évoquer en deux lutionnaire, qui devait seulement prendre plus j uste conscience de ses
270 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 271
nouvelles responsabilités. De toutes manières, le conflit qui opposait avant_ages du J?OUvoir », ceux qui bravent le parti, l'Eglise et toutes les
la presse et les intellectuels au gouvernement n'était pas considéré aut_ontés établies . pour revendiquer la liberté de parole. Quoi de plus
comme grave : il ne pesait pas de véritable menace contre les intel- clatr? Et_ ~o~me tl pâlit notre Péju qui, lui, accordait au moins : « que
lectuels. les « revtstomstes » comptent parmi eux tout ce qu'il y a de vivant
Octobre 57 amène une offensive de grand style contre la presse dans. 1~ pen~~e ~évolutionnaire me semble incontestable »... En vérité,
dont le journal d'avant-garde Po Prostu est la première victime. o~ hestte à s tndtg~er ou à sourire : car, enfin, c'est dans !'Express, ce
Qu'écrit donc Karol ? Un premier article, le 10 octobre, qui veut justi- ~.est ~as d~ns Trzbuna Ludu, que ce réquisitoire contre la presse et
fier la décision de Gomulka, mais qui contient encore certaines réserves. 1 mtei_Itgentzta est mené. Et l'audace en devient comique, quand Je pro-
Il se refuse à protester contre les limitations apportées à la liberté de gresstste, employé dans un journal bourgeois, affecte l'intransigeance
la presse « dans un pays qui se trouve dans des circonstances aussi du bureaucrate «communiste». A l'enseigne de Françoise Giroud Je
exceptionnelles que la Pologne», et utilise cet argument, que d'aucuns programme de Gomulka a plutôt mauvaise mine. '
trouveront admirable : « Le cardinal Wyszynsky a exprimé son accord . . Considérons m~intenant les réflexions qu'ont inspiré à Sartre les
sur ce point... » L'Eglise du même avis que le parti, comment l'extrême ~venements hon~r~ts ; cet échantillon de la mentalité progressiste est
gauche ne se tairait-elle pas ? Toutefois, Karol, sans mettre en doute Irremplaçable. St 1 on veut bien se rappeler les déclarations qu'il fit à
les intentions de Gomulka, s'inquiète de sa situation : « Gomulka ne lit la presse en novembre 1956, le volumineux article publié dans )es
pas tout, ne sait pas tout, et est obligé de s'appuyer sur l'appareil de Temps mode.~nes, sous le titre « Le Fantôme de Staline » et les brefs
l'Etat et du parti, qui n'a pas toujours les mêmes convictions démocra- p~ssages q~ tl consacra récemment à ce sujet dans « Questions de
tiques que lui. » On peut donc s'interroger sur le bien-fondé des mesures metho~e », tl fau.~ d'abor~ reconnaître que sa position apparut comme
gouvernementales, puisque, en dépit de sa confiance en Gomulka, une defense de 1 msurrectton, une condamnation de l'intervention russe
Karol écrit encore : « Pour savoir si Po Prostu a transgressé les limites et une critiq~t; très vive de la conduite du parti communiste français.
de la liberté d'expression permise, il faudrait d'abord que le gouverne- Dans une penode où la voix résonne avant que le sens exact de la
ment polonais et le Comité central du parti ouvrier les définissent clai- par?le ne se perçoive, celle de Sartre frappe par son ton antistalinien.
rement. Autrement, par une réaction en chaîne, on pourrait interdire Mats le ~e~s de _ce qu'il dit, quel est-il ? Si l'on prend la peine d'en-
demain Nowa Kultura ou d'autres journaux dont le rôle est important tendre, st 1 on smt pas à pas sa pensée, vers quelle conclusion se voit-
et dont il serait impossible d'accepter la disparition.» Cependant ces on acheminé? je dis bien : acheminé, car, en aucun moment ne se
réserves, ces questions, c'était enc0re trop. Revenant sur l'événement, le découvre une évidence à laquelle se subordonnerait la diversité des
31 octobre, Karol nous présente cette fois une thèse sans bavures qui, analyses.; une. voie sinueuse, de multiples détours nous font, plutôt,
en dépit de son anti-stalinisme, a la pureté et la concision d'un rapport accéder msenstblement à une perspective d'abord dissimulée. Cette con-
stalinien de la belle époque : « Ces hommes qui ne se sont ralliés à clusion, c'est qu'un fatal enchaînement d'erreurs détermine I'insurrec-
l'extrême gauche que pour bénéficier des avantages du pouvoir n'ont ti~n, son cou_rs et son issue ; certaines sont justifiables et regrettables,
jamais eu le moindre scrupule dans l'exercice de leur fonction ou de d autres expltcables et condamnables, mais il ne s'agit que d'erreurs il
leurs prises de position politiques. A l'époque de Staline, ils étaient ne s'agit que d'un épisode particulièrement douloureux dans le dé~e­
plus staliniens que lui. Certains le sont restés après la révolution d'Oc- loppement de l' «entreprise communiste», entendons bien sûr de l'en-
tobre, par habitude, ou dans l'espoir que le bon temps reviendrait. ~reprist; des partis. communist:s. Le Asens de cette ent~eprise ne' doit pas
D'autres affichent au contraire, surtout devant les étrangers, un mépris etre mts en question. Ne dotvent etre mises en question ni l'essence
total non seulement du communisme mais de toutes les idées de gauche. socialiste de l'U.R.S.S. et des démocraties populaires ni la fonction du
Les premiers sont qualifiés de «conservateurs», les seconds de « revi- P.C. au sein du prolétariat en France. En vertu d'un' renversement dont
sionistes ». En réalité, ils représentent tous un même courant de pen- pourraient seuls s'étonner ceux qui doutaient de l'inventivité de la
sée : le nihilisme. » Nihiliste donc, tout le monde l'est devenu, à l'excep- pensée_ « progressiste », les textes de Sartre viennent à signifier Je
tion de Gomulka et des gomulkistes qui, sans doute, continuent de contratre de ce qu'iJ,s annonçaient. Ecrits pour dénoncer l'action de
n'être « pas partisans d'un retour à une orthodoxie quelconque». Ce l'U.R.S.S. et faire justice des calomnies que le P.C.F. déversait sur les
n'est plus une petite minorité, brisée par le régime précédent, qui a fui révolutionnaires de Budapest, ils enseignent finalement que rien de ce
les idées communistes, c'est l'ensemble de ceux qui sont en désaccord ~ui s'est passé n'est essentiel, que l'U.R.S.S. a cédé malheureusement
avec la politique du gouvernement. Nihilistes, les intellectuels dont le a des réflexes de peur, que le P.C. a fait usage de détestables méthodes
rôle révolutionnaire était il y a quelques mois encore jugé « décisif ». que l'un doit vérifier ses réflexes et l'autre réformer ses méthodes mai~
Nihilistes, Po Prostu, Lasota, Zimand qui réclamaient l'extension des que de toutes manières ils incarnent le socialisme. Sartre une f~is de
conseils ouvriers. Plus staliniens que Staline, du temps de Staline, ceux plus, mais dans des circonstances d'une portée exceptio;nelle, se fait
qui ont aujourd'hui moins de trente ans. « Ralliés pour bénéficier des le seul avocat du P.C. qu'on puisse écouter. Fajon, Stil, Duclos voci-
272
DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 1 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 273
. · ue Je militant ne les écoute la forme d'un nouveau pouvoir ? Car, bien sûr, s'il n'y avait eu qu'une
fèrent et leurs mensonge~ sont .s\~~~~~~~s d~ ces mensonges, expose à explosion de colère, une révolte informe et aveugle, Il eût été possible
guère. Sartre, en re~a~e~ eÎn~~:ectuels étudiants, les raisons qu'ils ont d'en minimiser la portée, mais le mouvement est organisé et conscient,
ses lecteurs cornmum~ c' t , prend-il c'est ce que nous voulons il s'exprime par la création des conseils, il vise des objectifs socialistes.
de rester dans le parti. ommlen s y ntés 'à son article de janvier : Sartre l'écrit lui-même : c On ne saurait trop insister sur le fait capital
montrer sur quelques exemp es empru qui le caractérise (le soulèvement) : les ouvriers étaient en armes, ils ne
« Le Fantôme de Staline. ~ voulaient pas - quelle folie les y eût poussés ? - restituer les fabri-
a d'abord le fait même d'une révolution dans unépays de ques aux capitalistes mais, comme l'événement l'a prouvé, s'assurer le
Il y . . roblème capital à la pens e «corn-
démocratie populaue qui po~~ u~ .P d p C Sartre leur déclare sans contrôle de l'industrie en élisant des comités d'entreprise et des conseils
muniste ». S'adressant aux t ~~~r~ensd'e~ ~o~~enir un jour, marxistes ouvriers. Ces conseils ouvriers qui se sont constitués dès les premiers
jours de l'insurrection, qui n'ont jamais cessé de fonctionner, qui fonc-
ménagement: ~<Vou: se;e~ns~r::ct~on opulaire en pays socialiste ~e tionnent encore, ce sont eux qui ont su, dans plusieurs villes de pro
paresseux et legers · un Jotre hilosophe a raison. Mats
peut pas entrer dans vos _schemas.~ Et pd'abord le phénomène d~
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vinees, venir à bout de troubles réactionnaires, ce sont eux qui ont con-
de
peut-elle entrer dans l~s Sl~n~, p:~~~:s la' Hongrie' entière, selon des
l'organisati?n ~es ?uvners. ~ e e le parti et qui aboutissent en fait à
traint Kadar à négocier avec eux : après l'écrasement de la révolte, la
seule force vivante, à la fois socialiste et nationale, qui s'oppose aux
Russes et à la reconstitution de la bureaucratie, ce sont eux ... :. (611).
0

voies que na m prevues, ~~ race s l'auteur se réfère au seul grand


sa destruction? J~ n~ vot~ p~s q~e t et u'il le confronte à l'événe- S'il en est bien ainsi, quel statut donner à ce mouvement, commu-
texte politique qu'tl ait lut-meme e~nl ~ il eût pourtant rencon- niste et par sa conduite et par son programme, qui se développe contre
ment. A relire « Le~ C~rn~~nistes e a paixu~rière n'est rien en dehors le parti prétendu communiste et sa politique ? Point de statut. Rien ne
tré cette idée, dix f?t~ repetee, qu:i~~ c~~s~: oréexaminer? Sartre l'avait doit être dit qui puisse faire penser que Je parti et l'Etat contre les-
du ~ar~i. ,Ne valoalt-tl pa(~9~~) poù l'échec de manifestations organisées quels se développe la lutte aient eu des caractères et des objectifs d'une
expnmee a une el?oqu~ . mme le si ne d'un désaveu de sa autre essence que le mouvement révolutionnaire. Sartre ne convient
par_ ~e P .C.F .1 a vat \é~~ri~~t~rr:;!:n~ocette inter;rétation dénuée de se~s,
0 0

même pas que l'insurrection soit c spontanée :.. Et, de fait, comment
poltttque par e pro ' .. ·t 'opposer au P.C. qu en admettre la spontanéité sans attenter à l'autorité du parti ? Il se con-
il soutenait que ~a classe 0 ~~~tere ~:h~~~r~e ~ui et que celle-ci était tente donc de dire contre Garaudy (admirable astuce, mais l'astuce
affirmant elle-m~me' son ~~~ ~ en fait obtenue que par l'action du lasse, écœure quand il s'agit de la révolution hongroise) qu'un mouve-
inimaginable pUtsqu ell~. n e~~t e~ous a manifesté sa désapprobation ment spontané ne saurait jamais, en vertu de la définition de Lénine,
parti. « La classe ouvnere, t e~- o~s ? demandait alors Sartre. De mener au-delà du réformisme et que la révolution armée d'un prolé-
au P.C.? De quelle clas~e par ez-é~inir .avec ses cadres, son appareil, tariat n'a rien à faire avec la spontanéité. Celle-ci pourrait à la rigueur
ce prolétariat que Marx vte?t dlel d "t f Jiu qu'il affirmât son unité désigner « le mutisme, l'apparente inertie (sic) du prolétariat hongrois
. t" son partt? aurai a ,
ses orgamsa JOns, . ,. manifestât comme classe a travers 1e vers 1955:. (609) mais non point son action. Il faut que cette action se
contre les commumst~s, qu tl se . , trouver les chefs les tracts, les déploie dans un vide social (en réalité le vide théorique de Sartre), de
désaveu qu'il inf,ligeatt au pt~· ~ais ~~cette discipline q~i caractérisent manière à ne pas contester les structures du régime. C'est en se plaçant
mots d'ordre ; ou prendre ce e. oree 1 uissance qu'il eût fallu à des dans une telle perspective que Sartre glisse de la caractérisation du
une classe combattante_? Imagme-t-on a p bien une pareille tâche et soulèvement ouvrier à l'analyse de ses causes. Ayant dissimulé délibé-
organisations clan?estt~e~ p~ur ~ene~esa travailleurs contre leurs di ri- rément la signification de l'antagonisme qui oppose les ouvriers au
pour dresser, de Lll~e a en on, ous ~ à un désaveu collectif du p.C., régime, il tente de réduire les causes de l'insurrection à un méconten-
geants? Pour entr~mer « les ma~sesmmuniste lui-même~. Que reste-t-il tement, qui est inévitable dans la phase de construction de la société
il ne fallait rien moms que le pa~tt coh . ? Rien Absolument rien. socialiste. c j'ai bien peur, écrit-il, qu'on ne cherche à couvrir du nom
de ce schéma, après l'insurrectiOn -~n;:~~s~~ganisa.tion clandestine, le de spontanéité une des contradictions majeures qui ont donné naissance
Sans parti, sans c~dres, sa~s apg.aretbout à l'autre du pays, invente des • au régime stalinien : la contradiction du besoin et du Plan :. (609) .
prolétariat hongroiS se sou evd• ~ne tire de lui-même la force et la En quoi consiste cette contradiction? Nous n'en connaissons que
chefs, des tracts, d~s. mots or r ' battante. Voila la réalité, et trop la théorie pour l'avoir entendue cent fois exposée par des progres-
discipline qui caracte~tsent une cl:~~e ~~:camoter l'un des problèmes sistes de tout acabit. On la résumera en disant que le socialisme exige
à ne pas la reconnattre on t~e p _qdéologues du p C . pourquoi cet le sacrifice des générations présentes au nom des générations futures et
essentte· 1s que po se l'insurrec 10n aux 1 rière et le pouvmr • • • •
« commu- que ce sacrifice implique à son tour la persistance des besoins immê-
antagonisme ra di cal entre la classe ou~i ourquoi cette organisation diats, insatisfaits, des travailleurs. Sartre se borne à la répéter. Tout
niste ~. pourquoi cet écl_atemen~ ~~repas•a'mpplifie et ébauche finalement au plus peut-on noter qu'il en pousse certains traits jusqu'à la limite
révolutionnaire des ouvners qut ,
274 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 275

(indiscrétion de la philosophie 1): nous apprenons a~nsi que. la. diffé- différence : en Hongrie le plan était très mauvais, le besoin immédiat
rence entre la situation des ouvriers dans une soctété capttahste et exaspéré, la contradiction atteignait donc un point limite et rendait
dans une société socialiste (dans la première phase) tient en ceci que P?Ssible une explosion. Encore faut-il justifier qu'en dépit de cette
dans ta première les besoins immédiats ont un sens universel, puis- dtfférence les contradictions russes et hongroises étaient de même carac-
qu'ils accélèrent la dissolution du régime,. tan.dis q_ue dan~ la ,.seco?de, tère. D'où un troisième moment : c'est la contradiction russe - en elle-
ils sont particuliers et par conséquent reactwnna!Tes pmsqu tls ~op­ même nécessaire, positive - qui accéléra et fit éclater la contradiction
posent à la réalisation du Plan ; l~s co.n~itions dans I:_squelles vtse~t h.on~roise, c~r l'autoritarisme de la bureaucratie « soviétique », cet auto-
et travaillent les masses peuvent etre ICI et là les memes, nous dtt ntansme qm dans la première phase de l'édification socialiste est à
Sartre mais dans un cas la revendication est positive et dans l'autre son tour, nécessaire et positif, conduisit à subordonner artificiellem~nt
négati~e; c'est que, dans un cas, la vérité est la proprié!é des masses l'économie hongroise à l'économie russe et à fabriquer donc de très
et, dans l'autre, celle des dirigeants ou, comme tl le dtt encore, des ~auvais plans ... Va-t-on répliquer qu'il est étrange qu'un pays socia-
experts « qui déterminent ce qui leur convient » (635). Il ne nous est liste se comporte vis-à-vis d'un autre pays « socialiste » comme un
pas une fois expliqué pourquoi le Plan, qui es~ l'œuvre _d'un gro~pe impérialisme? L'argument est prévu : l'U.R.S.S. n'a pas colonisé
privilégié et qui échappe au contrôle des travailleurs (lbtd_.), exp~tm~ l'U.R.S.S. n'a pas été impérialiste. L'aurait-elle été, elle aurait - 1~
les intérêts historiques de la société entière ; pa~ une f01s. expl.tque ~é~inition d_e la colonisation nous l'enseigne - exporté « des produits
pourquoi les bureaucrates qui « représentent un stmple partlculansme ftms pour Importer des produits bruts ou des denrées alimentaires»
dans la mesure où leur fonction les a coupés du peuple russe et de sa elle n'eût pas poussé les satellites à l'industrialisation. Qu'a-t-elle don~
vie concrète » (636), mais non pas une classe, ni même un c: ~ilieu » fait? Les a-t-elle exploités? Ce n'est pas vrai non plus. Ou, du moins,
(sic, 663), découvrent dans la vertu du Plan 1~ moyen de subh~er ~e ce n'est pas l'essentiel (654, sic). < Non, l'U.R.S.S. n'a pas colonisé
particularisme et de satisfaire des intérêts u~t~ersels; pourquot. e~fm ni systématiquement exploité les démocraties populaires. » Ce qui est
« en Russie soviétique, le souci majeur des dmgeants sera de realiser vrai, c'est qu' < elle les a opprimées pendant huit ans » (Ibid. souligné
les conditions matérielles qui permettront de résoudre _les problèmes. que da~s le texte). Oppression économique, culturelle, nationale, certes,
la révolution a créées » (632) plutôt que de consolider leur pos1~10n mats oppression de fait, à laquelle il serait vain une fois de plus, de
dominante. Mais l'important n'est pas de suivre les méandres sartnens chercher un statut.
qui tantôt nous exposent à un extrême objectivisme, tant_ôt à ~n ex- Or, ce qu'il y a de remarquable dans l'interprétation sartrienne, ce
trême subjectivisme. Ce que nous voulons seulement éclat rer, .c :st la n'est pas seulement qu'elle esquive le problème essentiel - la démo-
méthode de l'auteur, la fonction de sa théorie des « co~tradtchons Q lition d'un régime pseudo-socialiste par des ouvriers qui s'assignent des
socialistes dans son interprétation de l'insurrection hongrotse. buts socialistes 1 - , c'est surtout qu'elle est conçue de telle manière
Répétons-le : cette insurrection a manifesté un antagonisme radical qu'en aucun cas l'événement ne saurait la déranger. De fait, on pou-
entre l'appareil d'Etat et l'appareil du parti d'une part, et !_'immense vait difficilement imaginer avant l'insurrection hongroise que soit éclai-
majorité de la population - tout particulièrem:nt le prolétanat - ~e ré~ sous un jour aussi cru l'opposition qui, dans une démocratie popu-
l'autre. Ceci il faut le nier ou bien le reconnattre, et alors en appre- latre, dresse contre le régime et les couches sociales qui le soutiennent
cier les cau~es et en tirer les conséquences. Les staliniens le nient. et l'immense majorité de la population et particulièrement le prolétariat.
se réfugient dans une reconstitution purement i~aginair_e des. fatts, Or Sartre ne se demande pas un moment si cette opposition radicale
persuadés que le moindre aveu les perdrait, mats ~e fatsan~, tls ~e cette révolution, peut révéler quelque chose d'essentiel sur la démocrati~
convainquent guère. L'art de Sartre, c'est de ne -~as mer les. fatts, mats populaire. Que les masses soient étrangères au régime ne fournit-il pas,
de les grignoter, de ronger leurs arêtes, de mamere à prodmre un hor- pourtant, pour l'apprécier, un critère décisif? Tous les critères mis au
rible mélange au sein duquel la révolution sociale. sera devenue_ m.écon- point par des économistes et des sociologues marxistes et non marxistes
naissable. Comment procède-t-il? Dans un premter moment, 11. mtro.- ne sont-ils pas hypothétiques en regard du critère qu'introduit la praxis
duit l'expérience russe pour en rapprocher l'expérience hongrotse ; JI des hommes ? La critique que fait Marx de la société capitaliste n'est-
s'agit de prouver que la construction du ~ocialisme en t;.R.S.S. ~car elle pas légitimée en dernier ressort par la lutte des exploités qui prou-
bien sûr l'idée n'est pas mise en question) s est accompagnee elle-meme vent, dans la réalité, que cette société leur est étrangère? Supposons
de contradictions dangereuses ; dans ce pays aussi le mécontentement un instant qu'un mouvement de grèves paralyse les Etats-Unis, que
était inévitable puisque les besoins des travailleurs ne pouvaient êt~e les ouvriers occupent les usines, dans les grands centres industriels,
satisfaits et que le Plan engendrait nécessairement une bureau.cr~tJe qu'ils forment des conseils ouvriers et revendiquent le contrôle de la
qui œuvrait dans leur intérêt,. ma_is ne po~~ait ~a?quer de les Jrnter
par ses privilèges ; les revendtcatlons ouvneres etatent _donc ~ la fois
1 Nous disons bien <le problème essentiel», car l'insurrection ne se réduit
explicables et irrecevables. Dans un second moment, JI souhgne une évidemment pas à la lutte et à l'organisation du prolétariat.
276 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 277

production, Sartre ne dirait-il pas que cet événement, à lui seul, dévoile que de subsumer sous le concept de plan socialiste le gaspillage orga-
l'essence du régime? La vérité est que Sartre, comme son ami Péju, nisé, l'exploitation délibérée, l'oppression et la terreur et sous celui de
est devenu hémiplégique : l'histoire du capitalisme occidental excite au ~soi~ immédiat 1~ besoin fondamental de détruire l'appareil d'Etat,
plus haut point sa réflexion critique, celle de l'U.R.S.S. et des démo- d mstltue~ une soc1été nouvelle, bref de s'émanciper ? N'est-ce pas tout
craties populaires le laisse stupide. Ici tout manifeste les antagonismes le contraue de la recherche totalisatrice que de dissoudre indéfiniment
sociaux, là tout se réduit à des contradictions temporaires. Se produit- d_ans une « particularité », à la lettre innommable, ces phénomènes mas-
il en Hongrie une révolution, l'opposition externe qui dresse les ou- SI~s _que sont l_a domin_at!on impérialiste de l'U.R.S.S. sur la Hongrie, la
vriers contre le régime est aussitôt interprétée comme une opposition fa1lhte du rég1me stahmen, la lutte de la population contre l'exploita-
interne qui n'affecte pas la structure de la société. L'U.R.S.S. s'em- tion ? Sartre a bonne mine en donnant des leçons de méthode et en
pare-t-elle de l'uranium de Hongrie, se fait-elle livrer les produits à dénon9ant le terrorisme intellectuel des staliniens. Gangsters, assuré-
des cours qui ruinent l'économie hongroise, contrôle-t-elle le Plan, se ment 1ls le sont, mais lui-même fait irrésistiblement songer aux avocats
subordonne-t-elle toute la vie culturelle, elle n'exploite pas, elle ne colo- louches qui travaillent dans leur sillage et savent à point nommé venir
nise pas, elle n'est pas impérialiste ; mais la conduite des Etats-Unis à plaider coupable pour mieux noyer dans des arguties juridiques l'énor-
l'égard de la Turquie, du Maroc ou de la France est évidemment impé- mité de leurs forfaits.
rialiste. Nous voulions d'abord montrer dans quelles limites Sartre entendait
Comment donc attendre que les événements provoquent la réflexion - a priori - enfermer l'insurrection hongroise, mais il nous faut sui-
de Sartre? Il ne pense pas sur l'événement, il pense sur la représenta- vre m~intenant dans ses grandes lignes, son analyse des événements.
tion stalinienne de l'événement. S'adressant à nous dans le passé, il Celle-cl dégage un moment décisif dans le cours du mouvement : «Dans
écrivait .: Que la classe ouvrière (russe) s'oppose à l'exploitation? Oui : ~a nuit _du 23 au. 24, nous dit-il, tout bascule » (624), la première
cela, c'est notre sujet. Mais la seule preuve que vous puissiez fournir, mterventJOn russe maugure une période dont le sens est radicalement
c'est qu'elle s'y oppose parce qu'elle ne peut y manquer sans vous différent de celui de la manifestation populaire et des premières
donner tort». ( « Réponse à Lefort», T.M. 89, p. 1620). Il était ques- bagarres. Est-il vrai qu'un tournant décisif dans le mouvement ne
tion de l'U.R.S.S., il eût été tout aussi bien question de la Hongrie. Or s'était déjà produit quand l'A.V.O. avait tiré sur la foule, la question
voici que, dans ce pays, la classe ouvrière s'oppose et _nous donne peut se poser. Mais là n'est pas l'essentiel : il est évident de toutes
raison. Mais il est trop simple de reconnaître la révolution pour ce manières, que la protestation populaire s'est brutalement transformée
qu'elle est : que les ouvriers s'emparent des usines, élisent leur conseil, en soulèvement et que les objectifs de l'une n'étaient pas ceux de l'au-
s'organisent en force armée, cela ne prouve point encore que le régime tre. Ce qui importe est l'interprétation de Sartre. On en jugera sur un
soit contesté, ni qu'existe un antagonisme dans la société. Une fois pour passage particulièrement significatif qu'il faut citer tout au long :
toutes, Sartre a mis au point la parade à l'événement et le progressisme « Le 23, quelques heures avant l'insurrection, toute la population de
a trouvé en lui le leader qu'il méritait. Budapest était dans la rue ; mais on oublie trop que la manifestation
Toutefois, cela ne l'empêche pas, qu'on se rassure, de venir ens!lite initiale avait eu lieu en l'honneur de la Pologne : le événements de
discuter gravement des c questions de méthode». Dans un article, Varsovie, la victoire polonaise du 18 octobre avaient profondément ému
publié en septembre dernier, notre auteur loue « la fécondité du mar- les Hongrois ; peut-être, certains d'entre eux fêtaient-ils Gomulka mal-
xisme vivant» qui vient «en partie (pourquoi «en partie», au fait?) gre. son appartenance au P.C. mais, qu'ils le voulussent ou non' leur
de sa façon d'approcher l'expérience » et n'hésite pas à envelopper hommage s'adressait à un communiste. Cette fête immense est la preuve
dans une même réprobation les thèses de fHumanité et les nôtres: la que les masses demandaient un « gomulkisme » hongrois : rien de
bureaucratie russe la démocratie des conseils hongrois, ce sont des plus, rien de moins. En outre la social-démocratie était pratiquement
c notions fétichisé~s » écrit-il à notre intention, des « idées platoni- désarmée ; c'était, pour les ouvriers, une tradition de lutte, un mode de
ciennes», des c sing~larités générales:. ; imaginer que dans l'insur- vie ; opposition inorganisée, elle profitait depuis quelques années du
rection hongroise l'une a écrasé l'autre, c'est de l'idéalisme : pour com- mécontentement populaire, mais ses frontières étaient mouvantes beau-
prendre les faits, il faut aller au particulier, chercher la totalité singu- coup d'ouvrier étaient communistes et sociaux-démocrates à 1~ fois ·
lière, ne pas faire usage d'entités. Et de conclure, en dénonçant les et p~is, surtout, elle était incapable de présenter un programme cons~
procédés staliniens et la dégénérescence du marxisme : « La recherche truchf : marxiste, elle était d'accord avec le P.C. pour défendre les
totalisatrice a fait place à une scolastique de la totalité. Le principe bases du socialisme et d'accord avec l'opposition communiste pour
euristique : chercher le tout à travers les parties est devenu cette prati- ~éclam~r la démocratisation. Si Nagy, rappelé le 15 octobre - et peut-
que terroriste : liquider la particularité». Tout cela est fort bien dit. e~re meme le 23, - eût pris des mesures immédiates pour relever le
Mais le Plan et le besoin ne sont-elles pas des « entités » ou des mveau de vie, pour stabiliser les normes et pour doter les travailleurs
« notions fétichisées:.? N'est-ce pas le comble de la fiction Waliste d'organes vraiment défensifs, s'il eQt déclaré sa volonté de réorganiser
278 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 279

l'économie nationale, s'il eût, comme Gomulka, révélé sans réserves ficatif de la révolution russe ? Au reste, en fonction de quel critère pou-
l'étendue des désastres, et donné les lignes générales d'un plan de vons-nous juger que l'adresse de Gomulka fut moins accidentelle que
reconstruction, s'il eùt annoncé enfin qu'il entamait sur l'heure des la maladresse de Nagy? C'est une chose de décrire le cours singulier
négociations avec les Soviétiques, il eût porté un coup terrible à l'op- que suivent les événements, c'est est une autre d'abstraire un ou deux
position social-démocrate en lui ôtant jusqu'à sa raison d'être. En un événements, de les poser comme accidents et de prétendre leur subor-
mot, tout pouvait être sauvé, et d'abord le parti communiste lui-même. donner le développement historique conséquent. Dans le premier cas,
on peut accéder au sens de la totalité des faits, parce que ces faits
» Mais c'était Geroe qui gouvernait. En réclamant l'intervention des sont visés comme révélateurs de la totalité, dans le second, on pulvérise
Russes, par obstination d'imbécile plus encore que par lâcheté, il a ce sens, on ruine cette totalité, on sélectionne arbitrairement des faits
d'un seul coup discrédité le P.C.; la première mitraillade en a fait dans le seul but de « démontrer » une théorie pré-fabriquée. En l'occu-
immédiatement le parti de l'étranger. C'était faux : un grand nombre rence, la théorie c'est que le parti communiste, en dépit de ses défauts
de militants mélangés à la foule approuvait sans réserve les manifes- ou de ses tares, incarnait le socialisme hongrois. Seuls des accidents ou
tants ; des communistes hongrois sont tombés sous des balles des des malentendus ont donc pu faire qu'ils soit discrédité. c La pre-
communistes russes ; cette folie criminelle n'était qu'un sursaut du sta- mière mitraillade en a fait irrémédiablement le parti de l'étranger »
linisme agonisant. Mais tout s'est passé pour la foule - et, le lende- écrit Sartre, pour ajouter aussitôt : c C'était faux ». Mais ce démenti
main, pour le pays tout entier - comme si le stalinisme avait révélé ne repose sur rien. Que des militants du parti aient été du côté des
son vrai visage ; les insurgés n'ont voulu voir en lui que l'instrument manifestants, qu'ils soient tombés sous les balles russes prouve seule-
féroce de l'oppression soviétique. A l'instant, le nationalisme s'est ment ceci qu'il faut soigneusement distinguer entre l'appareil du parti
soudé à l'antisoviétisme et à l'anticommunisme. L'opposition commu- d'une part et d'autre part ses militants, dont les motifs d'adhésion sont
niste a pourtant rallié l'insurrection ; on a fait bon accueil à ses mem-- très divers et souvent révolutionnaires. La dissociation qui s'est effec-
bres, certains ont pris de l'influence sur leurs camarades : mais ils se tuée pendant l'insurrection entre la majorité des militants et l'appareil
sont fait écouter à titre d'insurgés et malgré leur appartenance au signifie que dans une situation limite une formidable démystification
P.C.» (613) ,s'opère ; ce n'est pas seulement aux yeux de « la foule », de la masse
Ne nous arrêtons pas sur des points de détails, et pourtant nous inorganisée, c'est aussi aux yeux d'une partie de ses militants que le
pourrions dénoncer la mythologie de l'opposition social-démocrate, dont P.C. révèle « son vrai visage». Le nier, c'est se contraindre aussitôt
on nous dit successivement qu'elle est pratiquement désarmée, inorga- à travestir la réalité : « les insurgés n'ont voulu voir en lui que l'ins-
nisée, une simple tradition, un mode de vie et qu'il eût été possible de trument féroce de l'oppression soviétique. A l'instant, le nationalisme
lui porter « un coup terrible», ce.-i pour le simple plaisir de faire usage s'est soudé à l'antisoviétisme et à l'anticommunisme. L'opposition com-
du langage stalinien. Ce qui nous intéresse, c'est l'approche sartrienne muniste a pourtant rallié l'insurrection ; on a fait bon accueil à ses
des faits. Or Sartre part de la manifestation organisée en faveur de membres, certains ont pris de l'influence sur leurs camarades ; mais
la Pologne pour nous dire : elle est « la preuve que les masses deman- ils se sont fait écouter à titre d'insurgés et malgré leur appartenance
daient un « gomulkisme » hongrois ; rien de plus, rien de moins » au P.C. » Dans ce passage tout est faux : faux d'évoquer les insurgés
(nous soulignons). En réalité, il n'y a pas de preuve. Tout le monde sans les différencier ; faux de prétendre qu'ils ne voyaient pas dans le
sait que de grandes révolutions ont commencé par un simple mouve- parti l'instrument de la dictature hongroise; faux de parler de natio-
ment de masse qui mettait en avant des revendications modestes et que nalisme, d'antisoviétisme et d'anticommunisme en feignant d'ignorer
la révolution était déjà d'une certaine manière présente dans cette pro- qu'en de nombreux points du territoire des appels à la fraternisation
testation, signifiée par la résolution, l'enthousiasme, la colère, l'hyper- avec les soldats russes ont été lancés par des insurgés, faux, enfin et
sensibilité de la foule. Affirmer qu'en un moment du temps les masses surtout, d'insinuer que les militants communistes n'ont pu que démis-
ne demandent rien de plus ou rien de moins que ce qu'elles demandent, sionner politiquement pour rejoindre les insurgés car, au moment même
c'est faire de la mauvaise psychologie idéaliste. Pour savoir exactement ils se détournaient du P.C., ils conservaient, ils approfondissaient leurs
ce que les masses demandent, il faut les voir agir dans le temps. Mais, convictions communistes et agissaient en communistes.
précisément, Sartre s'y refuse, il ne veut pas considérer la continuité Mais ce dernier point éclaire le sens général de la description sar-
de leur action. Celle-ci, juge-t-il, a été déviée, en raison d'un accident :
trienne des faits : celle-ci veut nous prouver non seulement que les
l'imbécillité et la lâcheté de Geroe ; la conséquence en a été que les
militants communistes se sont dépolitisés en rejoignant les instugés,
troupes russes sont intervenues, que le P.C. a été discrédité, que «tout
s'est passé ... comme si le P.C. avait révélé son vrai visage». Un acci- mais surtout que le mouvement de révolte s'est dénaturé à partir du
dent, l'imbécillité de Geroe et la maladresse de Nagy? Sans doute. moment précis où Geroe a appelé les troupes russes à son secours.
Mais à ce compte-là Kerensky ne fut-il pas maladroit ? Et cela nous jusqu'alors, nous dit Sartre, c tout pouvait être sauvé et d'abord le
empêche-t-il de replacer cette attitude singulière dans l'ensemble signi- parti communiste lui-même». En d'autres termes il s'agissait d'un mou-
280 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 281

vement de réforme, s'assignant des objectifs politiques dont la vali- le moins déconcertantes. Nous apprenons que les élections libres
dité était attestée par le fait que l'existence du parti n'était pas mise étaient « irréprochables dans leur principe » bien qu'elles eussent pu
en péril. Aussitôt que les Russes interviennent, en revanche, le mouve- ramener une majorité de petits propriétaires (614), que le neutralisme
ment perd son sens : c l'autodestruction du P.C. imposait un programme en lui-même « ne peut être considéré comme une attitude de droite
négatif à J'insurrection » (61 9). Il n'y avait plus que le combat contre (619), que «jamais Je programme des insurgés n'a été réactionnaire»
l'étranger : « Des insurgés, des Russes : c'est tout...» (618). Toute (624), qu'à la veille de la seconde intervention des pourparlers étaient
l'histoire de l'insurrection, à l'exception des événements du 23 octobre, sérieusement engagés pour créer un grand parti de la révolution et
devient dans cette perspective un désordre tragique et, s'il est sûr que éviter la reconstitution des formations politiques traditionnelles. Bien
la responsabilité en incombe aux criminelles erreurs de Geroe, il est mieux, Sartre explique fort justement qu'il n'existe point de force so-
non moins sûr que le mouvement est irrémédiablement privé de vérité. ciale susceptible de reconstituer le capital privé en Hongrie : la grande
Dans tout ce qui se passe à partir du 24 octobre, dans cela qui consti- bourgeoisie a disparu et la petite bourgeoisie, en dépit de ses tendances
tue aux yeux de tous, ses ennemis comme ses partisans, l'insurrection conservatrices, ne fait rien d'autre que de manifester son attachement à
hongroise, Sartre peut bien distinguer et interpréter des phénomènes la petite propriété individuelle. Il n'y a donc pas de menace « réac-
particuliers, mais il est incapable de reconnaître l'essentiel : la révo- tionnaire » au sens où Sartre entend ce terme 2 • Mais comme si cela
lution. Ayant décidé a priori que la réforme politique était seule posi-
tive, il est incapable de voir que son échec a provoqué une formidable 2 La menace réactionnaire ne peut se concrétiser dans la perspective de
radicalisation et déclenché une révolution nationale et sociale. Sartre que par la restauration du capital privé. CeUe-ci, il en convient, était
exclue en Hongrie. C'est dire que le socialisme au sens où il l'entend ( la sociali-
Ce qui va donc caractériser, selon lui, la « seconde période », c'est sation des moyens de production) n'était en péril ni à court terme ni à long
ce qu'il appelle la « glissement à droite». Le terme est introduit dès terme. Dans la réalité, il en va toutefois tout autrement que dans l'esprit de
le début de l'article : «Même après le «glissement à droite» de la Sartre : un processus réactionnaire pouvait évidemment se développer en Hon-
révolution hongroise, écrit Sartre, nul ne peut tenir pour nécessaire la grie, mais par la voie de la reconstitution d'une nouvelle bureaucratie d'Etat,
centrée ou non autour du P.C. Ainsi écrivions-nous, en novembre 56 : « La
répression armée » - mais il est encore entre guillemets. En revanche, vérité est qu'à la veille de l'attaque des blindés soviétiques, la situation était
au cours de la description ultérieure, la formule est employée sans ouverte et que l'avenir de la société hongroise dépendait - comme il en va dans
réserve à de nombreuses reprises et l'idée est au centre de l'interpré- toute révolution - de la capacité des d1verses forces sociales de faire prévaloir
leurs objectifs propres et d'entraîner à leur suite la majorité de la population.
tation. « ... Du 23 octobre au 1"' novembre, le glissement à droite est Ce qui était exclu, en tout cas, c'était un retour à un régime du type Horty,
indéniable, la situation se détériore», lisons-nous p. 612 et plus loin : une restauration du capitalisme privé et de la grande propriété foncière. Car
« La lutte de classe cède le pas - comme il arrive souvent dans les il n'y avait aucune couche sociale importante susceptible de soutenir cette
guerres de libération - au combat contre l'étranger » (613) et encore : restauration. Ce qui était, en revanche, possible, c'était soit la reconstitution
d'un appareil d'Etat qui se serait appuyé sur un parlement, aurait utilisé une
« Le suicide de ce monstre (le rakosisme) devait laisser un vide irrem- police et une armée régulière et aurait incarné de nouveau les intérêts d'un
plaçable. Par la violence, par la terreur, il avait intégré toutes les groupe dirigeant dans la production ; soit la victoire de la démocratie ouvrière,
classes au régime : l'insurrection devait se présenter nécessairement la prise en main des usines par les conseils, l'armement de la jeunesse ouvrière
comme une désintégration ; des forces masquées ou longtemps conte- et étudiante, bref un mouvement qui se serait de plus en plus radicalisé. Bien
entendu, lorsqu'une révolution commence, son issue n'est pas garantie d'avance.
nues devaient nécessairement reparaître : privés d'arbitre par l'éclate- Dans la révolution hongroise, le prolétariat n'était pas seul ; à cOté de lui, les
ment du P.C., les insurgés glissèrent vers la droite pour maintenir paysans, les intellectuels, les petits bourgeois avaient combattu la dictature de
l'unité de leur combat» (616). Puis de nouveau, après qu'aient été évo- la bureaucratie, qui opprimait et exploitait toute la population. Les revendica-
quées les concessions répétées de Nagy : « Du coup, les masses, après tions démocratiques et nationales unissaient pendant une première phase toute
la population ; s'appuyant sur elles, un développement conduisant à la recons-
avoir voulu la liberté au sein du régime, réclament celle de se donner titution d'un appareil d'Etat séparé et opposé aux conseils, d'une « démocratie
le régime qui leur plaît. Donc (sic) il est exact que l'insurrection tour- parlementaire » pouvant bénéficier du soutien des paysans et de la petite
nait à droite» (617). Et, mêlé à la réfutation des thèses de l'Humanité: bourgeoisie, était théoriquement concevable. Dans une deuxième phase de la
« On ment quand on prétend expliquer le glissement à droite par une révolution, le contenu contradictoire de ces revendications serait apparu ; à ce
moment-là il aurait fallu qu'une solution s'impose brutalement aux dépens
invasion d'émigrés ou par la brusque réapparition des contre-révolu- de l'autre, que s'impose le parlement de type bourgeois ou les conseils, une
tionnaires qui se cachaient dans le pays. C'est très exactement le con- police et une armée comme corps spécialisés de coercition ou une organisation
traire : si quelques éléments réactionnaires ont pu, çà et là, se faire armée de la classe ouvrière. Au départ, l'insurrection portait le germe de deux
écouter, c'est que la brusque volatilisation du P.C. rendait ce glisse- régimes absolument différents». (S.B. n• 20, p. 101-2.)
Si nous citons longuement ce passage, c'est pour montrer que nous avons
ment inévitable, en dépit des insurgés eux-mêmes. » (61 9) toujours été sensible à l'ambiguïté du mouvement national et démocratique :
Ainsi le glissement à droite est-il indéniable, inévitable, inscrit dan<> celui-ci, à une étape ultérieure de son développement, n'eût pas manqué de
révéler ses contradictions. Dans le présent, comme programme de destruction
la réalité, d'autant plus déterminant qu'il est inconscient. Mais si nous du totalitarisme, comme instrument d'émancipation, il n'en était pas moins
demandons à Sartre comment il se manifeste, ses réponses sont pour pleinement positif et ne traduisait nullement un «glissement à droite».
282 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES 283
ne suffisait pas de dissiper ces craintes, il ajoute qu'une offensive l'indignation mais n'appelle pas de commentaires. Le retour des blindés
contre-révolutionnaire n'aurait pu manquer de se heurter à la force le 4 novembre, en revanche, et l'écrasement de la révolution, aussi
extraordinaire de la classe ouvrière : c Car elle était armée, la classe répréhensibles qu'ils soient, peuvent faire l'objet d'une discussion.
ouvrière ; et elle devait conserver ses armes : les insurgés voulaient c: Vous prétendez avoir sauvé le socialisme, oui, le 4 novembre, ou, du
former, après le départ des Russes, une garde nationale composée moins, cela peut se discuter... • écrit Sartre au début de son article. Et
d'étudiants et d'ouvriers. On les eût fait en somme les gardiens de cette phrase donne le ton de la suite ; car, ce qu'il va s'employer à
J'industrie nationalisée. Quelle puissance on eut donné contre les émi- démontrer, c'est seulement que c: nul ne peut tenir pour nécessaire la
grés et les contre-révolutionnaires à ces hommes que les blindés russes répression armée • (594) ou que c: personne n'a le droit de dire que les
n'ont pas intimidés ... Car nous la connaissons (leur force), c'est vrai : événements de Hongrie rendaient l'intervention inévitable • (631). On ne
un million six cent mille ouvriers désarmés tiennent en échec l'armée saurait mieux accorder qu'elle était envisageable. Et, de fait, elle est
la plus puissante. Croit-on que ces hommes-là n'eussent pas été capa- liée au fameux glissement à droite. Peu importe que ce glissement,
bles par eux-mêmes d'étouffer la contre-révolution?» (627-628). Sartre, en tant qu'il est Sartre, en conteste la réalité ; en tant qu'il
Mais, s'il en est ainsi, pourquoi Sartre s'attarde-t-il sur le glisse- s'identifie à Khrouchtchev il en affirme le péril. Au nom d'une dialecti-
ment à droite sans s'attarder simultanément sur le glissement à gauche? que décidément très remarquable, le glissement est : J• posé d'une
Et d'abord pourquoi parle-t-il de glissement à droite?.. Pourquoi manière indéterminée ; 2" nié en tant que phénomène du philosophe
laisse-t-il entendre que les revendications nationales et libérales orien- clairvoyant et 3" rétabli en tant que phénomène de l'homme d'Etat
tent le mouvement vers la droite s'il convient qu'elles ne sont nullement stupide et maladroit. Ne considérant pas un instant que les Russes
réactionnaires ? Pourquoi ne pas signaler que ces revendications sont ont collaboré autrefois dans les démocraties populaires avec des élé-
formulées aussi bien par les ouvriers que par les petits bourgeois et ments d'extrême-droite, ex-pro-nazis, et qu'ils se sont bien accommodés
les paysans? Pourquoi ne pas montrer qu'au moment même où il les de leur voisinage, Sartre les imagine vivement effrayés de passer un
formule le prolétariat s'organise dans les conseils, les institutions socia- compromis avec des leaders paysans de nuance populiste. Ne considé-
listes par excellence, et affirme des objectifs socialistes : le contrôle de rant pas que l'organisation autonome des ouvriers en armes constituait
la production, l'abolition des normes de travail, la réduction de la hié- en face de la bureaucratie russe une force absolument irréductible et
rarchie des salaires? Ceci ne démontre-t-il pas que la volonté d'obtenir susceptible d'exercer une influence révolutionnaire sur le prolétariat de
les libertés démocratiques et l'indépendance nationale avait un contenu l'U.R.S.S. et des autres démocraties populaires, Sartre exclut que le
révolutionnaire? S'il est vrai que le programme démocratique et na- Kremlin ait tout simplement voulu écraser les premières manifestations
tional ne saurait avoir la même signification pour les différentes du socialisme hongrois.
couches sociales de la population et que sa réalisation n'aurait pu Toutefois, puisque les inquiétudes suscitées par le glissement à
manquer de révéler des antagonismes d'intérêts entre celle-ci, il est droite ne sauraient non plus être interprétées comme des motifs d'une
non moins vrai qu'il n'en était pas pour autant négatif, mais qu'il tra- intervention en faveur du socialisme hongrois ( c: A qui fera-t-on croire,
duisait dans le présent les aspirations de tous. s'indigne Sartre, que les Soviétiques ont voulu, en Hongrie, défendre
Sartre zigzague, il dit une chose, puis le contraire, mais ces erre- le socialisme hongrois? » [630]), notre auteur en vient finalement à
ments ne traduisent pas seulement, ni même principalement, une confu- déclarer que la raison profonde de la répression est d'ordre stratégique.
sion politique. Ou du moins son habileté s'en nourrit ; car, s'il veut Les Russes ont voulu avant tout, nous dit-il en substance, empêcher la
décrire la réalité sous tous ses aspects, il en privilégie délibérément Hongrie de s'évader de leur orbite et de s'ouvrir à l'influence occiden-
certains aux dépens des autres et inspire ainsi à son lecteur, en dépit tal~. Or cette dernière hypothèse a de toute évidence une part de vérité,
çle certaines de ses propositions, des conclusions alarmistes et fort ma1s en elle-même elle n'introduit aucun élément de justification de
critiques à l'égard de l'insurrection. En dix lignes il déclare que le l'intervention. Dans la lutte que se mènent à l'échelle mondiale les deux
trait capital du soulèvement, c'est l'armement du prolétariat et son blocs impérialistes, tout affaiblissement de la position de l'un peut
organisation dans les conseils d'usine, en vingt pages il s'étend sur les contribuer au renforcement de cel.le de l'autre. Sartre habille donc cette
périls du glissement à droite. Il expose que le mouvement s'est dénaturé hypothèse en soutenant que la politique internationale de l'U.R.S.S. est
à partir du 24 octobre, et c'est à partir de cette date que les conseils orientée vers des objectifs socialistes : c: On dit qu'ils ont voulu sauver
ont vu le jour. la chance mondiale du socialisme. fe le crois. :. lisons-nous p. 673
Est-ce la conséquence de cette méthode, ou en est-ce la raison : la (nous soulignons). Et plus loin : c: On a prétendu que l'U.R.S.S. défen-
condamnation de la répression russe se trouve dans un tel contexte, dait à Budapest ses intérêts nationaux : c'est à la fois vrai et injuste.
entourée de multiples réserves. La première intervention, du moins, ne Pour l'U.R.S.S., pays socialiste, les intérêts nationaux ne se distin-
souffre aucune justification, mais il est assez remarquable que simulta- guent jamais des intérêts du socialisme •· Ainsi le tour est joué : la
nément elle n'appelle aucune explication. C'est un fait brut qui excite critique de la bureaucratie russe ne met pas en cause la réalité de l' c: en-
284 DES INTELLECTUELS PROGRESSISTES

treprise communiste " des dirigeants de Moscou. Peu importe que des
réserves décisives soient formulées et, par exemple, celle-ci : c Le socia-
lisme au nom duquel les soldats soviétiques ont tiré sur les masses en
Hongrie, je ne le connais pas, je ne peux même pas le concevoir: il
n'est pas fait pour les hommes ni par eux, c'est un nom que J'on donne
à une forme nouvelle d'aliénation " (673, nous soulignons). Peu importe
que Sartre déclare « inconcevable " la politique socialiste qu'il attribue
aux auteurs de la répression, il se garde de concevoir autre chose et
son raisonnement atteint son but : l'U.R.S.S. est à J'abri d'une critique
radicale, hors de portée de la réflexion marxiste.
Si l'on compare, finalement, les textes que les Temps modernes ont
consacrés à la Pologne et à la Hongrie, on ne manquera donc pas
d'être frappé par la similitude de leurs intentions, en dépit de la démar-
che différente à laquelle les contraignaient les événements. Dans un cas,
Péju dissipe les doutes, dans l'autre Sartre en sème. Dans un cas, un TROISIÈME PARTIE
régime issu d'un puissant mouvement populaire de revendication tend
à rétablir un pouvoir incontrôlé et suscite l'inquiétude : Péju vient
démontrer que cette inquiétude est vaine. Dans l'autre, une révolution
fait éclater les cadres d'un régime bureaucratique, en dévoilant la poli-
tique impérialiste de l'U.R.S.S., et provoque une mise en question
complète du sens du socialisme : Sartre vient expliquer que celle-ci est QUESTIONS
inutile. En ces deux occasions se révèle la fonction du progressisme en
France : amortir la portée des événements chaque fois qu'ils permet-
traient de démasquer les partis et les régimes bureaucratiques et ris-
queraient de faire apparaître la véritable voie du socialisme.
XII
QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE ? *

Tombé dans le domaine commun de la sociologie politique, de la


théorie de l'histoire et de l'opinion publique, voué au succès qu'on lui
connaît aujourd'hui, le concept de bureaucratie demeure pourtant si
imprécis dans son usage qu'on continue, à bon droit, de s'interroger
sur l'identité du phénomène qu'il prétend désigner. Demander : qu'est-ce
que la bureaucratie ? ce n'est pas seulement s'interroger sur les dimen-
sions, le caractère, l'origine ou le devenir d'un phénomène social, c'est
toujours - implicitement ou explicitement - poser la question fonda-
mentale qui porte sur l'être du phénomène.
De la diversité des réponses apportées et de la permanence de l'in-
certitude, il faut d'abord s'étonner. Mais cet étonnement tient lieu de
première observation. La bureaucratie s'offre à nous comme ce phéno-
mène dont chacun parle et pense avoir quelque expérience et qui, cepen-
dant, résiste étrangement à la conceptualisation. Plutôt, donc, que de
chercher d'emblée, après tant d'autres, à en fournir une nouvelle défi-
nition ou une nouvelle description, ne vaut-il pas mieux mesurer les
difficultés rencontrées par la théorie, supposer qu'elles ont un sens et
nous laisser conduire par la réflexion critique à ce qui est à leur ori-
gine et les motive et les entretient.
~l,_I--H
Esquisse d'une problématique de la bureaucratie.
La première représentation que nous retiendrons est celle que nous
offre la théorie marxiste dans l'analyse de la bureaucratie d'Etat. Marx,
on s'en souvient, attire déjà l'attention, dans sa Critique de la Philo-
sophie de l'Etat de Hegel, sur la nature spécifique de la couche sociale
qui a la charge de l'administration des affaires publiques et se pré-
sente, en face des corporations, vouées à des activités particulières,
attachées à des intérêts particuliers, comme le porteur d'un intérêt uni-
versel. L'approfondissement de la théorie de l'Etat, par Marx dans ses
œuvres ultérieures, puis par Lénine dans l'Etat et la Révolution, son
application à la société russe post-révolutionnaire par Trotsky, vont de
pair avec une réflexion sur le rôle que joue la bureaucratie, en tant que
couche essentiellement liée à la structure de la société de classe. Dans
cette perspective, la bureaucratie n'est pas une classe, ni une couche

• Arguments, n• 17, 1960.


,.
288 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 289
analogue à celles qu'on peut distinguer au sein d'une classe (par exem- extension considérable de la bureaucratie du parti communiste et de
ple celle des employés) : elle tire son existence de la division de la l'Etat qui prend en main la gestion directe de la société. Mais Je spec-
société en classes, de la lutte de classes, puisque sa fonction est de faire tacle des transformations sociales qui accompagnent le développement
prévaloir les règles d'un ordre commun (ordre qui naît sans doute des de la concentration monopolistique dans les grands pays industriels .. ~,
rapports de production mais qui a besoin d'être formulé en termes notamment aux Etet-Unis provoque parallèlement la réflexion sur I'êS-" '.~
universels et d'être maintenu par la force). La bureaucratie est c nor- sor d'une classe bureaucratique. Il s'agit bien alors d'une mutation dans
malement» au service de la classe dominante, puisque l'administration la théorie de la bureaucratie, car celle-ci est maintenant comprise
des affaires publiques dans le cadre d'un régime donné suppose tou- comme une couche capable, en raison du rôle qu'elle exerce dans la vie
jours la préservation de son statut ; mais puisqu'elle n'est pas elle- économi9~e et c~!!~!~It,~,,, d'évincer les représentants traditionnels de la
même une simple section de cette classe, elle peut aller à J'encontre de bourgeo1s1e et d accaparer le poùvoir. Elle est donc perçue comme Je
certains de ses intérêts, pour peu qu'un équilibre des forces sociales le siège d'une entreprise historique, comme le foyer d'une nouvelle struc-
lui permette, et donc acquérir une relative autonomie. Les limites de ture sociale.
son pouvoir ~ui sont toujours tracées par la configuration des rapports Enfin, s'élabore, croyons-nous, une nouvelle représentation en oppo-
sociaux. En· bref, elle est un corps spécial dans la société. Spécial, sition à celle-ci, aussitôt qu'on prétend trouver dans le phénomène de
parce que sa fonction est telle qu'elle soutient la structure établie et bureaucratisation un effacement progressif des anciennes distinctions
que sa disparition signifierait la fin de la domination bourgeoise (la liées à l'existence de la propriété privée. Par bureaucratisation, il faut 1
première mesure révolutionnaire de la Commune, dira en substance alors entendre un processus qui tend à imposer \au travail, à quelque
Marx, est d'avoir supprimé la bureaucratie en ramenant les traitements niveau qu'on le considère, au travail directorial comme au travail des
des fonctionnaires au niveau du salaire moyen d'un ouvrier) ; dans la exécutants 1un cadre social homogène tel que la stabilité générale de
société, parce qu'elle n'est pas un foyer de structuration sociale, parce l'emploi, la hiérarchie des traitements et des fonctions, les règles de
que son rôle s'y trouve inscrit par les véritables agents historiques, les promotion, la division des responsabilités, la structure de l'autorité
classes en lutte. aient pour effet de créer une unique échelle, aussi diversifiée qu'elle
La perspective change aussitôt qu'on observe la croissance de cou- puisse être, de statuts socio-économiques. Cette dernière thèse, comme
ches vouées à des tâches d'administration dans des secteurs divers qui la précédente, mais à la différence des deux premières, repère dans la
font partie de la société civile. Il est alors tentant de chercher des bureaucratie une dynamique sociale ou lui prête une finalité propre
critères qui permettent de définir un type d'organisation sociale où puis- dont la réalisation engendre un bouleversement de la structure tradi-
,sent se reconnaître les traits de la bureaucratie d'Etat, de la bureau- tionnelle de la société globale.
. cratie industrielle, de la bureaucratie de parti, de la bureaucratie syn- Si telle est bien, résumée à grands traits, la problématique de la
dicale. etc. bureaucratie, il convient maintenant de revenir sur chacune de ces
L'observation des multiples figures de la bureaucratie introduit à thèses en nous laissant guider par leurs contradictions. Mais nous ne
une connaissance historique et sociologique. La comparaison incite à nous étendrons que sur les trois premières, la critique de la dernière
rechercher les conditions de l'avènement des bureaucraties et à définir nous paraissant découler naturellement de l'examen des précédentes.
un type au sein duquel leurs caractères divers acquièrent une unité.
Dans cette seconde perspective, à laquelle il convient de rattacher la La critique marxiste de la bureaucratie d'Etat.
thèse de Max Weber, la bureaucratie apparaît encore comme un mode La représentation marxiste de la bureaucratie avons-nous dit est
d'organisation particulier, une mode parmi d'autres, qui correspond à déterminée comme celle de Hegel par une théorie 'de l'histoire. En' fait
un secteur plus ou moins étendu, mais toujours situé dans la société. quand Marx critique la philosophie de l'Etat de Hegel, sa propre théori~
En d'autres termes, la dynamique sociale ne paraît pas affectée par es! encore en gestation; Peu importe : le point de vue philosophique
J'essor des bureaucraties. Le mode de production, les rapports de classe, pnme absolument. Il n en est pas moins remarquable que s'ébauche
le régime politique, peuvent être étudiés sans référence à un phéno- chez Marx une description de la bureaucratie.
mène qui ne désigne qu'un certain type d'organisation. Le tort de Hegel est en effet, selon lui, de s'être arrêté à J'image
Il y a donc une véritable mutation dans la théorie de la bureaucratie que celle-ci compose d'elle-même. Elle prétend incarner l'intérêt général
quand elle sert à circonscrire une classe nouvelle, qu'on considère
comme la classe dominante dans un ou plusieurs pays ou qu'on juge
., et Hegel juge qu'elle l'incarne. En réalité, dit en substance Marx, l'in-
térêt général se réduit à l'intérêt propre de la bureaucratie qui exige la
même destinée à se substituer, dans le monde entier, à la bourgeoisie. permanence des sphères d'intérêt particulier - des corporations et des
Cette perspective est suggérée par l'évolution du régime russe après états - pour figurer vis-à-vis d'eux une universalité imaginaire. La
l'avènement de Staline, - la disparition des anciens propriétaires et la bureaucratie assigne à l'Etat ses propres buts qui sont de maintenir ta
liquidation des organes de pouvoir ouvrier allant de pair avec une division sociale pour confirmer et justifier son statut propre de corps
10
290 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 291

particulier et privilégié dans la société. Comme les activités réelles ont peuple et lie leur sort à celui de la classe dominante ; d'autre part que
pour théâtre la société civile, la bureaucratie tout occupée à conserver la bureaucratie d'Etat est l'enjeu d'une lutte permanente entre les grands
les cadres dans lesquels ces activités s'exercent et à les légitimer est partis qui se disputent les sinécures administratives et tentent de s'ap-
vouée elle-même au formalisme. Cette critique dévoile une série de traits proprier, notamment lors d'un changement de régime, une part assez
empiriques de la bureaucratie dont la portée demeure dissimulée à qui substantielle du butin pour satisfaire leur clientèle.
s'en tient à l'apparence. D'abord, elle est le règne de l'incompétence. Quelle est la portée de l'analyse marxiste et quelles difficultés en-
« La tête s'en remet aux cercles inférieurs du soin de comprendre le gendre-t-elle? En premier lieu son mérite est de présenter la bureau-
détail et les cercles inférieurs croient la tête capable de comprendre le crati.e d'Etat, prise comme phénomène empirique, dans une lumière qui
général, et ainsi ils se trompent mutuellement :., écrit Marx. Mais cette co!lt.mue, d~ ~'éclairer aujour~'hui. comme il y a un siècle. Critique qui
incompétence a ceci de particulier qu'elle est fondée en système : « La rejomt 1 optmon commune mats lut donne ses raisons. On continue d'ob-
bureaucratie, précise-t-il, est un cercle d'où personne ne peut échapper. » server, par exemple, que la bureaucratie est un cercle dont personne ne
Ensuite, elle vit pour le secret : la hiérarchie garde en son sein les peut s'échapper, que dans le royaume des bureaux les inférieurs s'en
mystères de l'Etat et se comporte vis-à-vis du monde extérieur comme ,remettent à leurs supérieurs du soin de prendre des initiatives et de
une corporation fermée. D'autre part, elle engendre un culte de l'auto- résoudre les difficultés, tandis que ces derniers attendent de leurs
rité : celle-ci est c Je principe de sa science et l'idolâtrie de l'autorité est subordonnés qu'ils apportent, au niveau des cas particuliers, les ré-
son sentiment». Enfin, elle est exposée à un «matérialisme sordide». ponses qui se dérobent au niveau de généralité où ils les conçoivent.
Le bureaucrate fait du but de l'Etat son but privé : « c'est la chasse ~ette solidarité dans l'incompétence va assez loin pour lier l'employé,
aux postes les plus élevés, il faut faire son chemin». Marx montre en- sttué au bas de l'échelle, au système dont il fait partie, tant il est vrai
core que ce matérialisme s'accompagne d'un spiritualisme .non moi~s qu'il lui est impossible de dénoncer celui-ci sans avoir à dénoncer
sordide : la bureaucratie veut tout faire, elle est condamnée a une actt- simultanément la vanité de sa propre fonction, à laquelle est suspendue
vité incessante de justification en l'absence d'une fonction réelle. son existence matérielle. On observe encore que le bureaucrate chasse
L'analyse de Marx s'applique à l'Allemagne du x1x• siècle, c'est-à- le poste le plus élevé, que le travail lui-même se trouve subordonné à
dire à une société arriérée mais sa portée n'en est pas diminuée. Alors la conquête ou au maintien d'un statut personnel, de telle sorte que la
qu'il observe une nation o~ l'essor de la bourgeoisie a effacé les parti- bureaucratie se présente comme un immense réseau de relations person-
cularismes, détruit les corporations, la France de Louis Napoléon. B?na- nelles où les rapports de dépendance se substituent aux rapports objec-
parte, alors qu'il élabore sa théorie de. l'Etat, .faisant de c,~Iu.t-et ~~ tivement tracés par la division du travail, où les regroupements par
instrument au service de la classe dommante, tl conserve ltdee dé]a clans et leurs luttes se superposent à la hiérarchie formelle et tendent
affirmée contre Hegel que la bureaucratie d'Etat est un corps essentiel- constamment à la remodeler en fonction de leurs exigences. La répar-
lement parasitaire. II écrit par exemple, à propos du régime de Bona- tition des postes les plus importants entre les grands partis, aujourd'hui
parte : « Ce pouvoir exécutif avec son énorme .org_anisatio?. ~ureaucra­ plus qu'hier, se présente comme le partage d'un butin, dès qu'un chan-
tique et militaire, avec sa machine d'Etat comphquee et arttftctelle, avec gement de régime intervient : l'époque de la Libération est assez proche
cette armée de fonctionnaires nombreuse d'un demi-million, à côté d'une pour que ce processus soit resté dans la mémoire de tous : l'avènement
armée qui compte encore un demi-million d'hommes, cet effroya_~l~ du gaullisme, avec l'apparition d'une nouvelle bureaucratie, l'U.N.R.,
corps parasitaire qui enveloppe comme un filet le corps de la soctete qui arrache sa part, en multiplie les exemples sous nos yeux. Or, ces
française et en bouche tous les pores, naquit au temps de la monar- observations valent d'être soulignées. Dira-t-on que de tels traits sont
chie absolue, au déclin de la féodalité, déclin qu'il a aidé à précipiter » connus, on négligera d'expliquer pourquoi ils ne sont pas explorés :
(nous soulignons). On se souvient, d'autre p~rt, que la ~esu_re. révolu~ Marx et après lui Lénine en donnent une interprétation. Celle-ci serait-
tionnaire par excellence de la Commune sera a ses yeux d avotr mstaure elle fausse, on ne serait pas moins dispensé d'en rendre compte. Mais
le gouvernement à bon marché, d'avoir supprimé les privilèges et la hié- pour en reconnaître l'importance, encore faut-il ne pas s'arrêter à une
rarchie, caractéristiques de la bureaucratie d'Etat. Enfin, Lénine ne fait observation superficielle de la bureaucratie, qui ne retient que son image
que commenter Marx sur tous ces points dans L'Etat et la Rév~lut~on. officielle. A cet égard, le marxisme conserve une fraîcheur du regard
La bureaucratie et l'armée permanente qu'il tient pour les deux mshtu- qui contraste heureusement avec la vision de certains sociologues
tions-type de l'Etat sont, juge-t-il. « des parasites engendrés par la contemporains. Mais nous l'avons dit : la description n'a été qu'ébau-
contradiction interne qui déchire cette société, mais parasites qui bou- chée par Marx, elle est étouffée par une théorie. De là vient que la
chent ses pores vitaux ». Dans la même perspective, il apporte cepen- bureaucratie d'Etat est traitée comme une catégorie générale, sans
dant quelques précisions sur le parasitisme. Il observe d'une part que qu'aucune tentative soit faite pour expliquer son fonctionnement. Est-il
le recrutement de la bureaucratie au sein des couches moyennes et des vrai que la bureaucratie est un cercle qui se referme sur tous ses mem-
couches inférieures détache une partie de leurs membres du reste du bres, il reste qu'elle est stratifiée (qu'elle est dans son essence stratifi-
292 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 293
cation) et que tous ses membres n'en participent pas de la même
manière. A quel niveau se situe le pouvoir des bureaucrates? Pourquoi, La bureaucratie comme type d'organisation.
d'autTe part, la bureaucratie se gonfle-t-elle toujours davantage 7 Sert-
elle seulement de déversoir aux grands partis politiques? Ou n'y a- t-il Laissons provisoirement ces questions en suspens, pour embrasser
pas dans la vie m~me de l'organisme bureaucratique un principe de une seconde p erspective : celle qui, précisément, découvre la multiplicité
prolifération ? Sans doute les membres de la bureaucratie d'Etat se des bureaucraties dans la société moderne et attire l'attention sur leur
composent-ils d'éléments Je plus souvent arrachés aux classes moyennes ; fonction commune et leur parenté. Comme la tentative de Max Weber
mals devenant tels, demeurent-ils des éléments de leurs classes, ne nous semble exemplaire, c'est à elle que nous nous référons, dans le
changent-ils pas de mentalité, ne sont-ils pas sensibles à des intér_êts seul souci d'en extraire l'essentiel.
nouveaux ? A ces questions, le marxisme ne répond pas : sa conception Weber énumère certains traits qu'il juge spécifiques de la bureau-
de la société comme entièrement régie par la lutte des classes ne l'en- cratie moderne.. 1" les attributions des fonctionnaires sont officiellement
gage pas à étudier la bureaucratie, pour elle-même. fixées, en vertu de lois, de règles, ou de dispositions administratives ;
Or l'Etat est aujourd'h ui le plus g rand entrepreneur capitaliste, le 2• les fonctions sont hiérarchisées, intégrées dans un système de
plus grand dispensateur d'investissements ; en dehors du domaine qu'il commandement tel qu'à tous les niveaux les autorités inférieures sont
gère directement, il tend à orienter les investissements, à l'échelle natio- contrôlées par . des autorités supérieures et qu'il est possible de faire
nale, par sa politique financière et économique. Il est vrai qu'il est lui- appel des décisions d'une instance Inférieure à une instance supérieure ;
même le théâtre d 'une lutte entre les grands partis politiques, qu'au sein J• l'activité administrative est consignée dans des documents écrits ;
de son administration agissent les représentants du capital privé, que 4" les fonctions supposent un apprentissage professionnel ; s• le travail
sa politique est souvent la résultante des forces qui s'affrontent dans du fon ctionnaire exige un dévouement entier à la charge . occupée ;
la société ; mais transposée au sein de l'Etat, la lutte des groupes n'est 6• l'accès à la profession est en même temps un accès à une techno-
pas la même que celle qui se déroule dans la société civile. La division logie particulière, jurisprudence, science commerciale, science adminis-
même des intérêts jointe à l'exigence de l' administration des affaires trative...).
publiques créent un espace propre de décision - espace qui s'aggran- Il découle de cette analyse quelques conclusions qui intéressent la
dit et se structure au fu r et à mesure que l'Etat draine des capitaux de position du bureaucrate. Sa cllarge se présente à lui comme l'exercice
plus en plus importants et prend en cha rge des tâches de plus en plus d'une profession à laquelle est attaché un ensemble de connaissances
nombreuses autrefois laissées à l'initiative privée ; la défense de l'ordre déterminé ; d'autre part elle n'est ni en fait, ni en droit, la source
établi, de l'ordre qui garantit la position des dominants en face des d'émoluments ou de rentes, pas plus qu'elle n'est l'objet d'un contrat
dominés, institue et renouvelle, en outre, chaque jour les fondements aux termes duquel l'employé louerait sa force de travai1. Le caractère
de sa souveraineté. Dans cette perspective, la représentation de la particulier de la charge implique qu'en échange de certaines garanties
bureaucratie d'Etat que nous avons rappelée ne peut non plus être matérielles (l'assurance d'un niveau de vie) le fonctionnaire contracte
maintenue. Notamment le concept de parasitisme qui lui est appliqué un devoir spécifique de fidélité à la charge ; il est au service d'une
appa raît insuffisant, ou tout au moins indéterminé : pourquoi le mode finalité objective impersonnelle non au service d'une personne. Cette
d'organisation bureaucra tique, en tant que tel, multiplie-t-il les para- fi nalité est inscri te dans l'entreprise à laquelle il est attaché - Etat,
sites ; pourquoi par exemple autour d'une fonction qu'on peut juger commune, parti ou entreprise capitaliste - qui réalise certaines valeurs
nécessaire en se référant à l'état présent de la division du travail culturelles. 2• Celui qui travaille dans te cadre d'u ne bureaucratie publi-
pousse-t-il dix postes imp roductifs? Dans la théorie marxiste s'insinue que ou privée jouit d'un prestige social en face du dominé ; ce prestige
la thèse que la bureaucratie, prise dans son ensemble, est un phéno- est le plus souvent garanti par un statut spécial qui lui confère certains
mène parasitaire. En réalité, la bureaucratie est dans le cadre de la droits consacrés par des règlements. J• Le fonctionnaire est normale-
société capitaliste nécessaire ; la critique ne peut que se situer, si elle ment nommé par une autorité supérieure. S'il est vrai qu'il ex.iste cer-
veut être efficace, au même niveau que celle de l'organisation capita- taines bureaucraties dont les membres sont élus, le type pur requiert te
liste. Mais n'apparaîtrait-il pas alors qu'il y a une dialectique de la principe de la nomination, la discipline hiérarchique se trouvant minée
domination dans la société moderne aux termes de laquelle s'accumule quand le fonctionnaire tire son pouvoir de l'approbation d'électeurs,
une couche sociale destinée à aménager et à parfaire les conditions de c'est-à-dire d'en bas non d'.en haut. 4• La stabilité de l'emploi est
la domination, au fur et à mesure que le travail industriel envahit tous no rmalement assurée, bien qu'un droit de possession de la charge nè
les secteurs de la vie sociale et que la vie des masses doit lui être soit jamais reconnue. s• Le bureaucra te reçoit normalement une rému-
subordonnée? N'apparaîtrait-il pas, en fin de compte, que le processus nération sous la forme d'un traitement déterminé par la nature de l'em-
de bureaucratisation, si visible dans le cadre de l'Etat, s'effectue en ploi et, éventuellement, par la durée des services accomplis dans l'en-
même temps hors de ce cadre, au cœur de ce que le jeune Marx appe- treprise. 6" Enfin, parallèlement à l'ordre hiérarchique de la bureau-
lait encore la société civile. cratie s'établit une échelle de traitement ; la majorité des fonctionnaires
294- QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 295

aspirant à ce que les promotions s'effectuent aussi mécaniquement que se développer. Même lorsque Weber constate que le processus de la
possible. Max Weber signale, en outre, le rôle de certains facteurs en bureaucratisation et celui de la rationalisation capitaliste sont étroite-
l'absence desquels la bureaucratie ne saurait atteindre au développement ment liés, cette observation ne doit pas induire en erreur : l'explication
complet de son essence. Par exemple, sa structure n'est définitivement historique est d'un autre ordre que la détermination du type social.
établie que lorsque les secteurs d'économie naturelle ont été définitive- La méthode détermine alors, au moins en partie, ses résultats. Si
ment éliminés et que le capitalisme domine la société. L'essor de la la bureaucratie est jugée indifférente, dans son essence, à la nature du
démocratie, d'autre part, permet de substituer à l'administration tradi- régime économique et social, si elle apparaît dépourvue d'une finalité
tionnelle de notables, pourvus d'une autorité locale, celle de fonction- historique, c'est qu'elle a été conçue par Weber comme un type d'orga-
naires anonymes détachés de tout milieu social particulier et voués à nisation, c'est-à-dire d'une façon purement formelle, non comme une
des tâches de portée universelle. Enfin Weber va jusqu'à identifier le muche sociale spécifique qui, en même temps qu'elle établit entre ses
mouvement de bureaucratisation et le processus de rationalisation capi- membres un certain ordre et un certain style de relations, engendre une
taliste. Ce qui lui paraît déterminant en effet, plus que le développe- histoire propre. De là vient, en premier lieu, que le cas du c socia-
ment quantitatif des tâches administratives, c'est leur changement quali- lisme d'Etat :. ne peut être affronté par Weber sans préjugé. Selon lui,
tatif, la nécessité dans laquelle est mise la grande entreprise, de quel- la bureaucratie peut s'y adapter plus aisément qu'elle ne s'adapte à
que nature qu'elle soit (aussi bien l'Etat) d'envisager ses activités d'un la démocratie bourgeoise, mais l'histoire du socialisme d'Etat est étran-
point de vue strictement technique et d'obtenir une prévisibilité ou une gère à celle de la bureaucratie. Les conclusions de Weber sur ce point
calculabilité aussi exacte que possible du résultat : la bureaucratie en rejoignent donc assez curieusement celles de certains marxistes, bien
ce sens est le cadre social le plus adéquat à l'organisation capitaliste qu'elles soient inspirées par des principes différents : aux yeux de ces
de la production et à celle d'une société adaptée aux fins de cette derniers la bureaucratie d'Etat est étrangère à la dialectique sociale qui
production. L'élimination en son sein des rapports personnels, la subor- se joue au niveau des rapports de production ; aux yeux de Weber un
dination de toutes les activités à l'application d'une norme liée à une enchaînement d'événements peut être reconstitué à partir de quoi l'avè-
finalité objective font d'elle un modèle de rationalité économique établi nement du socialisme d'Etat deviendra intelligible, mais la bureaucrati-
par le capitalisme industriel. Max Weber n'hésite donc pas à formuler sation, encore qu'elle soit favorisée par ces événements, n'en est pas
un jugement de valeur sur la bureaucratie moderne en déclarant qu'elle génératrice. Or, à une telle thèse, plus facilement qu'à celle de Marx,
est supérieure d'un point de vue technique à toutes les autres formes préoccupée qu'elle est de donner accès à une description empirique, il
d'organisation. est possible d'opposer certains traits du devenir historique. Dans le
Cependant, on ne doit pas conclure que le développement des régime issu de la Révolution russe que Weber nomme c socialisme
bureaucraties, si nécessaire puisse-t-il paraître une fois certaines condi- d'Etat :. (d'une expression qu'il n'importe pas maintenant de critiquer),
tions réalisées, doive affecter 12 nature du régime politique et écono- la bureaucratie n'est pas étrangère, en fait, au Pouvoir. C'est en son
mique. A l'opposé, Weber soutient que l'importance numérique de cette sein que naissent les futurs dirigeants de l'Etat : Staline fait carrière
forme d'organisation ne détermine en rien sa relation avec le pouvoir. dans la bureaucratie du parti, chasse longtemps le poste le plus élevé
La preuve en est que la bureaucratie d'Etat s'accommode en fait de avant de l'obtenir, cumule avec ses fonctions de secrétaire celle de
régimes divers, comme en fait foi l'exemple de la France où el~~ est bureaucrate d'Etat, avant de devenir le maître du pouvoir. Que celui-ci
demeurée remarquablement stable depuis le premier Empire. La preuve prenne sous son règne un caractère charismatique ne saurait signifier
en est encore que dans les périodes de guerre, le personnel bureaucrati- qu'il se détache de la bureaucratie : il a en elle son fondement perma-
que du pays vaincu est tout naturellement utilisé par le pouvoir étranger nent ; le charisma peut disparaître ou changer de caractère à la mort
et continue d'effectuer ses tâches d'administration. Dans son principe, du dictateur, le nouveau pouvoir se reconstitue à partir de la bureau-
elle est indifférente aux intérêts et aux valeurs qu'un régime politique cratie. Les luttes politiques qui ont lieu au niveau le plus élevé de la
défend. C'est dire qu'elle est un organe au service des dominants, situé hiérarchie et qui ont pour enjeu la direction de l'Etat s'étendent dans
en quelque sorte entre les dominants et les dominés. de larges secteurs de la haute bureaucratie ; Khrouchtchev ne l'emporte
enfin que parce qu'il est soutenu par la majorité des éléments qui
Ces analyses ne prennent tout leur sens que replacées dans une contrôlent l'appareil bureaucratique. Force est donc de convenir que là
certaine perspective méthodologique. La bureaucratie n'est visée par où la bureaucratie d'Etat trouve son extension la plus grande, elle en-
'Weber que comme un type d'organisation sociale. Dans la réalité, les globe dans sa sphère les décisions politiques et économiques dernières,
bureaucraties ne trouvent pas nécessairement leur forme achevée ; cer-
taines conditions empiriques sont requises pour que les divers carac- ou, en d'autres termes, qu'elle devient le foyer d'un nouveau régime.
tères soient simultanément présents. Mais le type, une fois qu'il est Mais si Weber en avait convenu, il n'aurait pas non plus formulé
défini, rend intelligibles les formes impures et fait reconnaître en elles comme il l'a fait sa définition du type bureaucratique. Parce que, dès
des ébauches, auxquelles les conditions historiques n'ont pas permis de l'origine de sa réflexion, il refuse d'accorder à la bureaucratie une dyna-
296 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE.? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE.? 297

mique propre et une finalité intime, il s'interdit de rechercher quels en bureaucratique pris dans son ensemble ne fait pas nécessairement place
sont les traits constitutifs, c'est-à-dire comment elle s'enracine dans à ces relations et qu'il se caractérise essentiellement par l'existence
son être social et accroît sa puissance. Or, l'énumération de critères d'une hiérarchie, il reste à déterminer ce que signifie concrètement la
peut être utile, mais tant qu'on n'a pas aperçu le principe en vertu hiérarchie du type bureaucratique. En elle-même la notion est assez
duquel ils s'associent, le phénomène qu'ils désignent demeure indéter- vague pour être applicable à des cadres de genres très différents : rien
miné. Peu importe qu'on ajoute ou retranche un critère, la nécessité de plus hiérarchisé, par exemple, que la cour d'un monarque hérédi-
d'une telle opération n'apparaît pas. Rien ne permet de décider si, en taire. Quel est donc le fondement de la hiérarchie dans la bureaucratie,
l'absence de certains traits sélectionnés dans la description du type, un qu'est-ce qui justifie une classification verticale des fonctions et des
cadre social est ou non bureaucratique. Pour en décider, il faut se rôles? L'exigence est toujours réintroduite d'évaluer la portée de tel
situer à un autre niveau, cerner ce qui dans ce cadre est le foyer de la ou tel critère en fonction d'une conception de la bureaucratie.
bureaucratisation.
Si Weber énumérait un certain nombre de caractères précis de la
Cette remarque ne vise pas seulement Weber, elle porte contre toute bureaucratie sans vouloir privilégier l'un d'eux qui, à lui seul, aurait
tentative de définition formelle du même ordre. Alain Touraine écrit par pu désigner une autre réalité sociale, c'est qu'il avait le vif sentiment
exemple dans le numéro d'Arguments consacré à la classe ouvrière de sa spécificité. L'intérêt de son analyse vient de ce qu'il lie à ce sen-
française : « J'appelle bureaucratie un système d'organisation où les timent celui de la multiplicité des formes d'organisation bureaucratique
statuts et les rôles, les droits et les devoirs, les conditions d'ac~'ès à dans la société moderne ; échoue-t-il, il a du moins le mérite d'obliger
un poste, les contrôles et les sanctions sont définis par leur situation à confronter ses exemples et le type qu'il propose et d'induire ainsi à
dans une ligne hiérarchique et donc par une certaine délégation une nouvelle représentation et à une nouvelle intégration des données
d'autorité. Ces deux caractéristiques en supposent une troisième : qu'il a sélectionnées.
c'est que les décisions fondamentales ne sont pas prises à l'intérieur
de l'organisation bureaucratique, qui n'est qu'un système de trans- Retenons de nouveau l'exemple de la bureaucratie d'Etat, une fois
mission et d'exécution. > Cette définition évidemment inspirée de reconnu l'artifice qu'il y a à vouloir la considérer étrangère par nature
Weber, mais qui a toutefois le mérite de la concision, trouve sans au pouvoir politique, pour nous demander quelle couche de fonction-
doute un champ d'application. Quand Touraine déclare ensuite qu'un naires Weber pense circonscrire. Sa définition s'applique assurément au
ministère est une organisation bureaucratique, on le lui accorde personnel d'un ministère, du moins aux fonctionnaires dont les attribu-
facilement. Mais quand il ajoute qu'une entreprise industrielle l'est tions comportent certaines responsabilités ; on ne peut dire que la
partiellement, la difficulté apparaît. S'il est vrai que la première charge implique un devoir de fidélité, un dévouement à la finalité de
caractéristique seule de la bureaucratie s'y rencontre, de quel droit l'entreprise, une formation professionnelle qui suppose elle-même la
déduire que l'entreprise est une bureaucratie partielle? Faut-il entendre possession de connaissances spécialisées quand il s'agit d'un personnel
qu'un système d'organisation fonctionnant selon des règles fixes et subalterne voué à des tâches de pure exécution, dont le temps de travail
d'une manière impersonnelle engendre déjà la bureaucratisation? Si est rigoureusement déterminé et contrôlé. Mais cette définition, si on la
l'on reconnaît d'autre part que le critère délégation d'autorité est déci- retient à la lettre, s'applique-t-elle à tous les fonctionnaires dont l'em-
sif et qu'en fait l'ouvrier ne participe pas à l'autorité, quel sens y a-t-il ploi constitue une charge? Peut-on dire par exemple, en adoptant la
à parler d'une « bureaucratisation du travail » ? L'équivoque déjà sen- perspective de Weber, que le corps des enseignants du Secondaire
sible s'accroît quand, dans le même numéro, Michel Crozier, reprenant fasse partie de la bureaucratie en France? La position personnelle du
à son compte la définition de Touraine, juge que « l'ouvrier des pays professeur répond exactement à celle que Weber prête au bureaucrate.
occidentaux en général et l'ouvrier français en particulier sont déjà lar- Sur un seul point la définition ne s'applique pas : la participation
gement entrés dans la voie de la bureaucratie ». C'est, nous dit-il, que à un système d'autorité. On ne saurait dire que l'accès à un certain
poste ou à un échelon dans la hiérachie lui donne un pouvoir quel-
« la délégation d'autorité n'est pas nécessaire pour la participation au
conque sur un inférieur. D'autre part sa position vis-à-vis de ses
système bureaucratique>. Il se caractérise essentiellement par l'exis-
supérieurs est spéciale. Il est certes soumis à un pouvoir administratif ;
tence d'une hiérarchie. Doit-on comprendre qu'il est possible de faire son sort dépend des décisions prises au niveau de la Direction d'un ser-
partie du système sans détenir une autorité? Mais en serait-il ainsi le yice de Ministère ; mais il échappe largement à ce pouvoir : le contenu
problème serait seulement déplacé, car il resterait à définir les rapports de son activité n'est déterminé que très partiellement par les services
à l'intérieur du système bureaucratique entre le secteur caractérisé par des ministères : cette activité professionnelle a sa finalité propre dans
des relations d'autorité et le secteur exécutant voué à des tâches de une transformation de l'objet qui ne peut être confondue avec la fina-
fabrication et soumis à une autorité extérieure ; le problème demeurerait lité objective immanente à l'Entreprise ministérielle, mais peut offrir
de savoir quel rôle jouent les relations d'autorité dans la constitution à soi seule une justification suffisante ; enfin et surtout l'enseignant
de la bureaucratie. S'il faut admettre, en revanche, qu'un système n'a pas la perspective de faire carrière par sa profession, il peut es-
298 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 299
pérer une mutation, passer d'un échelon d'ancienneté à un autre par la est de témoigner de sa fonction devant les autres et la bureaucratie
voie la plus rapide, mais il n'a pas la perspective qui est offerte à un ne fonctionne qu'en vertu d'une reconnaissance mutuelle et toujours
bureaucrate : obtenir une fonction nouvelle qui entraînera à la fois un renouvelée de ses membres les uns par les autres, selon un cérémonial
statut social plus élevé, des responsabilités plus étendues, un pouvoir déterminé. Comme on l'a quelquefois remarqué, le volume du papier
accru sur des hommes dépendants. consommé à l'usage interne dans une administration permet de mesurer
Enfin, l'enseignant du second degré demeure, à certains égard, un le coefficient d'intégration bureaucratique de celle-ci. Or dépouillée de
isolé. Sans doute son activité est-elle sociale, puisqu'elle le met néces- toute intention malveillante, cette observation montre que la bureau-
sairement en présence d'un public, mais elle n'est pas socialisée : la cratie ne peut agir qu'en reflétant constamment son activité dans le
division du travail peut l'obliger à se spécialiser dans une branche miroir de sa constitution. Enfin, et c'est une troisième conclusion que
d'enseignement et lier ainsi son activité à celle d'autres enseignants, nous pouvons provisoirement retenir, l'analyse de Weber, par la place
mais elle n'engendre pas une unité de productiDn. qu'elle fait au système de commandement-subordination, présuppose
En bref si nous essayons de viser ce que visait Weber lui-même qu'il existe une unité géographique, un cadre spatial déterminé des
avec Je concept de bureaucratie (en négligeant les jugements de valeur activités bureaucratiques : certes, tous les membres d'une bureaucratie
qui sont impliqués dans sa description), nous sommes conduits à ex.clure ne sont pas nécessairement rassemblés dans un même lieu, mais leurs
certaines couches de fonctionnaires du cadre de la bureaucratie et rapports, la discipline qui lie les uns aux autres, le contrôle des uns par
simultanément à réformer son système d'interprétation. les autres tendent à circonscrire un monde spécifique de bureaux.
S'il est vrai que Weber n'eût pas intégré à son type le corps en- Un second exemple, mentionné par Weber, va nous permettre
seignant des Lycées en France, il en ressort que la plupart des d'éprouver ses idées et de préciser les nôtres : celui de l'entreprise
caractères jugés par lui typiques et qui s'appliquent à notre exemple industrielle.
n'acquièrent une portée que dans certains cas précis. Il y a, en revan- En premier lieu, nous sommes de nouveau conduits à nous demander
che certains traits en l'absence desquels il ne paraît pas possible de si la bureaucratie est seulement un organe de transmission et d'exécu-
parÎer de bureaucratie. En premier lieu, nous apercevons un lien entre tion. Une fois reconnu qu'une entreprise industrielle n'est jamais auto-
une certaine forme de hiérarchie et l'existence d'un système d'autorité nome, que sa marche doit tenir compte des intérêts du capital financier
(de commandement-subordination, comme dit Weber), tel que la pro- dont elle dépend ou des directives d'un ministère, s'il s'agit d'une société
gression dans la hiérarchie corresponde à la conquête de nouveaux nationalisée, il demeure que la direction proprement dite a un pouvoir
statuts de nouvelles responsabilités, d'un nouveau pouvoir. En second considérable de décision. Or, l'ensemble des décisions n'est pas le fait
lieu l'ldée de Weber que la bureaucratie attend de ses membres qu'ils d'un individu ; quelle que soit la personnalité du directeur général, le
s'id~ntifient à l'entreprise à laquelle elle est attachée, dont on pouvait pouvoir de décision est nécessairement réparti entre les services diffé-
d'abord croire qu'elle n'avait qu'une fonction apologétique, s'avère avoir rents et au sein de chaque service il ne se concrétise qu'au travers d'une
un contenu sociologique : une telle identification supposant une activité participation plus ou moins collective à la solution des problèmes posés.
professionnelle d'un certain type, liée à un rôle, déterminé lui-même S'interroger pour savoir si la direction est ou non distincte de la bu-
par rapport à d'autres rôles au sein de l'unité dramatique,.de .l'entre- reaucratie, c'est poser un faux problème ; dans toute organisation dont
prise. La bureaucratie attend d'un sous-chef de bureau qu tl dtse ~ le la hiérarchie aboutit à délimiter une fonction de direction suprême,
Ministère » ou « le Service » au lieu de « je » et ce personnage extste celle-ci transcende d'une certaine manière toutes celles qui lui sont
lui-même comme un bureaucrate par cet acte d'identification, qui n'a subordonnées ; il n'en demeure pas moins qu'elle fait elle-même partie
pas de sens, en revanche, pour tous ceux que !~ur travai~ rend strict~­ du cadre qu'elle domine, si le pouvoir qu'elle détient formellement est
ment anonymes ou qu'il individualise au contratre au pomt de devemr dans la réalité composé, c'est-à-dire si les décisions qui lui reviennent
en tant que travail une justification d'existence suffisante. En d'autres en vertu d'attributions officiellement fixées ont été élaborées en fait,
termes l'identification à la charge, dont parle Weber, est autre chose au moins en partie, à divers niveaux inférieurs.
que la' conscience professionnelle ; celle-ci trouve sa finalité dans l'acte
de production ; celle-là dans l'occupation d'une charge : elle appelle un D'autre part, en ce qui concerne la bureaucratie d'entreprise comme
comportement conforme à l'intérêt de la bureaucratie, en réponse à l'at- la bureaucratie d'Etat, le plus important à nos yeux est de tenter d'en
tente de supérieurs hiérarchiques, un comportement tel que tout ~em­ repérer les frontières. Quels sont ceux qui sont normalement bureau-
bre de la bureaucratie devrait le manifester, placé dans les memes crates, quels sont ceux qui ont la possibilité de s'assimiler à la bureau-
conditions. De là vient que l'activité du bureaucrate a deux caractères : cratie, quels sont enfin ceux dont on peut assurer qu'ils sont étrangers
elle est technique et bureaucratique. Elle peut perdre le premier, non le à cette catégorie?
second. Par exemple, l'intense circulation des rapports ou des notes de Il est hors de doute qu'aux yeux de Max Weber la définition de
service, dans les bureaux, ne fait qu'exprimer la nécessité ou chacun l'entreprise capitaliste comme organisation bureaucratique (il va jus-
300 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 301

qu'à dire qu'elle en offre un modèle inégalé), ne détermine nullement le une fonction est alors se définir, à chaque niveau, en face d'une ins-
secteur qui, à l'intérieur de l'entreprise peut être désigné comme bureau- tance supérieure, qu'elle soit celle d'un chef de section, d'un chef de
cratique. Soutenir, par exemple - nous avons déjà fait allusion à cette service ou d'un directeur. Dans ce cadre réapparatt donc la double
thèse de Crozier - que les ouvriers font partie de la bureaucratie dès nature de l'emploi : à la fois il répond à une activité professionnelle et
qu'ils sont placés avec les ingénieurs et les directeurs sur une seule se constitue comme expression d'un ordre social établi, ordre dans
échelle hiérarchique lui aurait sans doute paru extravagant, non que lequel l'entreprise trouve son existence concrète. Du haut en bas de
tel ou tel de ses critères s'en serait trouvé démenti, mais parce que la l'échelle, en effet, les rapports sont tels qu'ils servent toujours à confir-
position d'un groupe social ne peut être établie sur la seule considé- mer la structure autoritaire de l'Administration. Mais cela ne signifie
ration de son statut juridique. Qu'une catégorie d'ouvriers voie son pas que les éléments situés au bas de l'échelle participent de la bureau-
emploi assimilé à celui de fonctionnaires ne nous apprend rien sur la cratie de la même manière que les cadres moyens ou supérieurs. A cer-
nature spécifique de son travail et sur ses relations avec les autres tains égards, les employés sont comme les ouvriers des exécutants,
catégories sociales au sein d'une entreprise donnée. Or que l'entreprise dépourvus de toute autorité. Ils sont souvent plus mal rémunérés que
soit ou non nationalisée, que la stabilité de l'emploi soit ou non ga- certaines catégories d'horaires. On ne saurait donc parler de leur em-
rantie ; que les ouvriers soient ou non intégrés avec les cadres à un ploi comme d'une charge et supposer qu'ils puissent y trouver le motif
même système hiérarchique, ces conditions qui peuvent avoir à certains d'une identification avec les fins de l'entreprise. Néanmoins ils ne sont
égards des effets importants ne règlent pas la question de savoir quelle pas étrangers à la bureaucratie : ils sont les dépendants. Ils n'entrent
est la situation réelle des salariés. Dans l'entreprise industrielle, la souvent dans l'entreprise que pourvus de références qui témoignent
masse des ouvriers est confinée dans des tâches de pure exécution. La de leur c: bon esprit » ; ils ne peuvent prétendre à un avancement
disposition des ateliers, le nombre et la répartition des postes, le qu'en faisant preuve de leur aptitude à obéir et à commander ; ils
rythme de la production, la durée et l'intensité du travail, tout est fixé vivent dans l'espoir de conquérir un statut supérieur. La situation de
par une administration qui fonctionne à distance des ateliers de pro- l'employé est donc ambigu~. Il n'est pas intégré au système bureau-
duction et qui compose vis-à-vis d'eux un monde étranger et fenné. cratique, il le subit, mais tout tend à l'y faire adhérer, et il y adhère
effectivement quand il fait de l'idéal de ses supérieurs le sien propre,
Est-il en revanche, possible de considérer comme bureaucratie l'en- la promotion. En outre, il a d'autant moins la faculté de se détacher
semble du personnel qui travaille dans les bureaux ? En premier lieu, du milieu bureaucratique que son emploi est déterminé par l'organisa-
l'on doit se garder de confondre les services techniques et les services tion sociale de l'entreprise, et qu'en en tirant les ressources qui assurent
d'administration et d'exploitation. Les uns et les autres obéissent sans sa subsistance, il le perçoit comme aussi nécessaire que cette organi-
doute à certaines normes communes d'organisation mais il n'en reste sation elle-même.
par moins que les rapports sociaux sont ici et là différents en raison
du travail effectué. En bref, les relations d'autorité et les liens établis La bureaucratie est donc un cadre qui déborde le noyau actif des
avec l'entreprise ne sont pas similaires. Dans les services techniques, bureaucrates. Celui-ci est constitué par les cadres moyens et supérieurs
les ingénieurs et les techniciens, les dessinateurs eux-mêmes ont, du attachés aux tâches d'administration et d'exploitation, hiérarchie qui
fait de leur connaissance professionnelle une relative autonomie. Le plonge ses racines jusque dans le secteur productif, où chefs d'atelier
contrôle du travail ne peut être efficace qu'à la condition que le chef et contremaîtres contrôlent ou surveillent le travail des ouvriers. Ces
ait une compétence technique au moins égale à celle de ses subordonnés, cadres détiennent une autorité effective ; non seulement ils occupent
c'est-à-dire que son contrôle soit une opération technique supérieure. Le des postes auxquels sont liées des attributions officiellement définies
contrôle social peut être pratiquement inexistant, les exigences du tra- en vertu d'une certaine division du travail, non seulement ils sont sou-
vail, dans le cadre d'une durée fixée, suffisant à établir un rythme mis, chacun à sa place, à une certaine discipline, mais leur fonction les
normal de rendement. En outre, l'autonomie des techniciens se mesure fait participer au pouvoir de la direction et les engage à s'identifier
encore à leur pouvoir de passer d'une entreprise à l'autre en raison de avec l'entreprise comme telle. Dire qu'ils s'identifient ne signifie pas
leurs connaissances. D'une façon plus générale, la position du techni- qu'ils aient nécessairement une juste idée de l'intérêt de l'entreprise
cien dépend beaucoup plus du travail qu'il effectue que de sa place ni même qu'ils soient conduits à faire passer celui-ci avant le leur pro-
dans l'organisation sociale de l'entreprise. pre ; il faut entendre seulement que les hozirons de l'entreprise se
confondent absolument, à leurs yeux, avec les horizons de leur emploi,
Le fonctionnement des service administratifs offre en revanche une que l'ordre social immanent à l'entreprise leur apparaît comme une
autre image. Ici, au bas de l'échelle, nous trouvons des employés sans donnée à la fois naturelle et sacrée, que leur propre fonction est perçue
qualification véritable, dont la formation professionnelle est rudimen- par eux comme autre chose qu'une source de rémunération ou qu'un
taire quand elle n'est pas inexistante. Entre ceux-ci et la direction géné- cadre d'activité professionnelle, comme l'armature d'un système qui a
rale de l'entreprise, la hiérarchie. des emplois est une hiérarchie de besoin de leur concours pour subsister et s'étendre.
pouvoir. Les liens de dépendance deviennent déterminants et occuper
302 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 303

Posséder un statut qui différencie apparemment sa position de celle d'un retard dans l'exécution d'un programme. Mais simultanément,
des exécutants, jouir d'un prestige qui confère un droit au respect, parce qu'elle répond à une aspiration commune, elle trouve toujours son
obtenir une rémunération et des avantages matériels qui assurent des chemin. Plus les bureaucrates se multiplient, plus le système de
conditions d'existence privilégiées, appartenir à un milieu à part d'où dépendance personnelle se complique, plus la bureaucratie, prise dans
procède l'autorité, où la subordination est J'envers d'un commandement, sa totalité, se constitue comme un milieu riche et différencié et atteint
où sont offertes les chances d'une promotion, tous ces traits associés à une existence pour soi. Plus celle-ci s'affirme, plus les individus· y
dessinent la figure du bureaucrate. puisent le sentiment de leur propre objectivité. La bureaucratie aime
L'exemple de la bureaucratie d'entreprise relève, enfin, mieux que les bureaucrates, autant que les bureaucrates, la bureaucratie.
tout autre, la mystification que recouvre une description purement for- La conséquence de cette situation peut paraître paradoxale : il est
melle. Celle-ci suppose que l'organisation bureaucratique se confond vrai, comme le dit Weber, que l'entreprise capitaliste offre à la bureau-
avec l'organisation ra tionnelle de l'ent reprise, telle que la rendent néces- cratie un cadre de développement privilégié, que cette dernière trouve
sa ires les exigences techniques de la production. Or aussitôt que nous
dans le processus de rationalisation économique un motif de son
cherchons à circonscrire le secteur proprement bureaucratique et que
nous sommes amenés à mettre en évidence un type de conduite spéci- organisation : les exigences d'une calculabilité et d'une prévisibilité
fique, nous découvrons une dialectique de socialisation d'un autre aussi rigoureuse que possible favorisant l'essor d'une couche spéciale
ordre que la dialectique de la di vision du travail . d'administrateurs et imposant à celle-ci un certain type de structura-
tion. Mais il est non moins vrai que cette couche élabore sa conduite,
Dire qu'elle est d' un autre ordre n'implique pas que nous puissions intervient activement dans sa structuration et placée dans des condi-
déterminer se que serait une organisation sociale de l'entreprise adé- tions historiquement créées se développe, en suivant son rntérêt. Ainsi
quate à un certain état de la division du travail, puisque celle-ci répond voit-on derrière le masque de la loi et de l'impersonnalité la proli-
elle-même à des conditions historiques, au sein desquelles se conjuguent
évolution technique et lutte de classe. C'est affirmer seulement que fération des fonctions improductives, le jeu des relations personnelles
l'organisation bureaucratique a une finalité propre et qu'on ne peut et le délire de l'autorité.
pas la déduire des nécessités imposées par l'organisation de la pro- Le troisième exemple que nous choisirons va nous fournir en quel-
duction. Une fois reconnu que dans toute grande entreprise, il y a à que sorte une contre-épreuve, car il nous met en présence d'une bureau-
côté du secteur de fabrication matérielle et du secteur d'études techni- cratie qui est apparemment la plus éloignée de celle que nous venons
ques des catégories de tâches afférant à l'administration du personnel, de mentionner : le parti de masse. Cet exemple est encore l'un de ceux
à la vente des produits et à l'achat des matières premières et des auxquels Weber se réfère ; et il n'y a pas lieu de s'en étonner : Weber
machines, à la détermination des prix de revient, etc., il ne s'ensuit n'a pas manqué d'observer qu'il y a une relation étroite entre la bureau-
pas naturellement que les services spécialisés fonctionnen t comme ils cratie de parti et la bureaucratie d'Etat, et il a été témoin de l'avène-
fonctionnent dans le cadre réel de l'usine capitaliste moderne. Les ment d'une bureaucratie d'Etat, en Russie, à partir du parti commu-
exigences de la planification, d" la coordination, de l'information ne niste. Mais on peut s'étonner, en revanche, qu'un tel exemple ne le
créent pas nécessairement un ordre social déterminé. Cet ordre lui- conduise pas à réviser sa définition de l'organisation bureaucratique.
même s'institue en vertu d'une activité sociale. Dans cette perspective, Il ne suffit pas de constater. en effet, que le grand parti est dirigé par
il est essentiel d'apercevoir le mouvement par lequel la bureaucratie un corps de spécialistes c professionnels », pour assimiler ces derniers
crée son ordre. Plus les activités sont morcelées, plus les services sont à des fonctionnaires ou à des administrateurs d'entreprises. La plupart
divers, spécialisés et cloisonnés, plus les étages de l'édifice sont nom- des critères retenus par Weber ne leur sont pas applicables. En pre-
breux et les délégations d'autorité à chaque étage, plus se multiplient, mier lieu, si l'on considère l'organisation du parti, il est maintenant
en raison même de cette dispersion, les instances de coordination et de évident que la bureaucratie n'est pas seulement un organe d'exécution
contrôle et plus la bureaucratie prospère. et de transmission : la direction qui s'incarne dans un bureau politique
Le statut d'un bureaucrate se mesure au nombre de secrétaires et 1 ou un secrétariat général émerge de la bureaucratie ; peu importe qu'un
d'employés qui dépendent de lui, au nombre de téléphones et de machi- individu ou une poignée d'individus détiennent tout le pouvoir réel,
nes qu'il a dans son service, plus généralement à l'importance des ils ne l'ont obtenu qu'en s'élevant dans la hiérarchie du parti, ils ne le
crédits qui sont affectés à son domaine d'organisation. Dans toutes les conservent que parce qu'ils sont soutenus par une couche de bureau-
occasions favorables, il cherche à étendre sa zone de pouvoir ; il crates qui orientent l'activité du parti selon leurs directives, qui justi-
cherche toujours à la conserver. Cette tendance engendre la for- fient leurs décisions et les font appliquer et qui évincent les opposants.
mation de clans, une guerre larvée des services les uns contre les Si cette couche se disloque, Je pouvoir des dirigeants s'effondre. En
autres auxquels leur séparation donne un aliment constant : chacun second lieu, les fonctions des bureaucrates sont bien fixées par des
s'empressant d'imputer à l'autre la responsabilité d'une erreur ou règles, mais elles ne composent pas pour autant un ensemble aussi
304 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 305
structuré que dans le cadre d'une administration d'Etat ou d'entreprise. les activités des petites sections locales, d'assurer la meilleure propa-
Il n'y a pas de règles strictes qui déterminent le passage d'un emploi gande, de gérer utilement les fonds recueillis auprès des militants ne
à un autre ; la hiérarchie n'est pas à l'origine d'une différenciation et dessine pas encore les traits d'un milieu social spécifique. C'est à partir
d'un échelonnement des traitements; les bureaucrates ne jouissent pas d'une sorte de choix que ce milieu se constitue comme bureaucratique.
non plus d'un statut spécial, officiellement défini, qui les distinguerait Certes le terme de choix ne doit pas faire entendre que des individus
des militants de base ; l'accès aux postes les plus élevés ne dépend pas décident, à partir d'une réflexion, de composer une organisation bureau-
d'une connaissance technologique liée elle-même à une formation pro- cratique, il signifie seulement qu'un certain type de conduite s'impose,
fessionnelle ; si le principe de la nomination des responsables par les en vertu de quoi certaines exigences viennent à primer absolument
organismes dirigeants est reconnu, il coexiste avec un principe d'élec- tandis que d'autres s'effacent.
tion, puisque ces organismes sont eux-mêmes élus dans le cadre d'as- Précisons ce choix : de ce que le parti est fondé sur l'adhésion
semblées composées de délégués mandatés par les militants de base ; volontaire, qu'il a à son principe un accord d'individus divers sur des
enfin il n'est même pas nécessaire d'être rémunéré par le parti pour idées, il résulte apparemment que le maintien de cette adhésion et de
occuper en son sein une fonction importante et se situer à un niveau cet accord est essentiel à la vie de l'organisation. Le parti se veut l'ex-
élevé de la hiérarchie. Ce cara~tère particulier de la bureaucratie de pression d'une volonté collective, le lieu de la coopération : il paraît
parti découle de la position que celui-ci occupe dans la société globale. perdre sa raison d'être s'il use vis-à-vis de ses membres d'une coerci-
Sa fonction n'est pas inscrite dans la division du travail ; c'est une tion et, formellement, il ne peut en user puisque ceux-ci ne sont pas
institution fondée sur l'adhésion volontaire et qui tente soit d'exercer dépendants de lui, dans leur condition de vie. Mais d'autre part, le
une influence sur le pouvoir, soit d'y participer, soit de l'accaparrr, en parti est dans la nécessité d'agir au sein de la société globale comme
associant une masse d'individus autour d'un programme de revendi- une force cohérente, de maintenir une continuité dans son action, d'as-
cations. Que se constitue dans le parti un secteur de professionnels socier de façon permanente ceux qui lui apportent son adhésion, de
attachés à coordonner les activités du parti ne change rien à sa défini- trouver une structure qui garantisse son unité, indépendamment de la
tion formelle et confère en revanche à ce secteur des caractères appa- participation incertaine de ses militants.
remment très différents de ceux que nous observons sur l'exemple de
l'entreprise industrielle. Or, s'il est vrai que l'existence du parti de masse engendre cette
alternative, la bureaucratie se constitue en apportant une réponse qui
Mais d'où vient alors qu'on puisse parler du parti de masses comme donne au second terme un primat absolu sur le premier et en élaborant
d'une institution bureaucratique type? Cette question nous mène au cette réponse dans un sens qui rend toujours plus nécessaire son exis-
plus près de celle que nous avons dès le début de notre analyse cherché tence propre et donne à son choix un caractère irréversible. Les bureau-
à formuler : quel est l'être social de la bureaucratie? Or si nous r~p?~­ crates se déterminent à l'origine comme ceux dont le travail maintient
dons par l'affirmative, ce n'est pas parce que nous pouvons def1mr l'existence et l'unité du parti. Et il est certain que leur activité dans le
le parti par des critères qui seraient également applicab~es. à l'entre- parti est telle qu'elle fait d'eux des éléments indispensables. Mais
prise industrielle, c'est au plus profond parce que nous d1stmguons en cette activité a un caractère particulier qui apparaît aussitôt qu'on
lui un secteur spécifique où les fonctions sont hiérarchisées ~~ raiso~ qu'on la compare à celle des militants ordinaires : elle est centrée
d'une participation de fait au pouvoir, où sont prises les déc~swns qUI sur l'institution elle-même. C'est, dit-on habituellement, une activité
intéressent l'orientation du parti en l'absence de tout controle de la d'organisation ; mais le terme est imprécis car il ne fait pas appa-
base, où les responsabilités sont réparties par voie autorit.ai.r~, où 1~ raître l'essentiel : qu'il s'agit toujours de diriger le travail des mili-
discipline d'organisation l'emporte sur le libre examen des deciSions, o~ tants dans l'esprit de témoigner de l'existence et de la puissance
s'institue une continuité des rôles, des conduites et des personnes qUI du parti. L'aspect fondamental de cette organisation est la multiplica-
rend une minorité dirigeante pratiquement inamovible. En d'autres ter- tion des organes du parti : plus il y a de cellules et de sections, plus
mes la bureaucratie apparaît dans le parti comme l'antithèse de la la vie de l'institution est différenciée, plus sa puissance se trouve maté-
ctém'ocratie. Mais cette observation n'acquiert un sens que si nous com- rialisée, plus s'accroît aussi le nombre des responsables préposés à
prenons comment l'organisation bureaucratique se co?stit~e: Sa genèse chaque secteur et aux tâches de coordination que leur division rend
est d'autant plus sensible qu'elle ne dépend pas zmmedzatement de nécessaire. L'efficacité du travail bureaucratique se trouve ainsi mesurée
conditions économiques. Nous venons de le rappeler : Je parti est fondé à la capacité que les responsables ont de conserver et d'étendre le
sur l'adhésion volontaire qui est elle-même motivée par un accord idéo- champ d'activité qu'ils organisent. Mais cette mesure n'est formulable
logique sur un programme. Or de ce caractère, en soi, ne découle en termes objectifs (transmissibles) que si l'on considère l'aspect formel
aucune forme d'organisation particulière. L'exigence technique d'une de l'activité du bureaucrate. De là le fétichisme de l'ordre du jour dans
organisation est seulement présente et d'autant plus déterminante que les assemblées régulières du parti, la multiplicité des réunions, des
le parti rassemble de larges masses. Mais la nécessité de coordonner meetings, des fêtes ou des commémorations ; de là ce qu'on appelle
10
306 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE?
1 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 307

J'activisme, une agitation fébrile et vaine devenue routinière. Le r.Jmbre vertu d'une activité sociale. Toute tentative d 'appréhender la bureau-
et ta diversité des cérémonies d'où l'institution tire quotidiennement sa cratie, qui ne mettrait pas en évidence un type de conduite spécifique
justification va de pair avec la prolifération des bureaucrat.es. S'ils so~t nous parait donc d'avance voué à l'échec. La bureaucratie n'existe que
entièrement au service du parti, ils deviennent des professiOnnels, ma1_s par les bureaucrates, que par leur intention commune de constituer un
ils n'ont pas besoin de l'être pour se comporter comme tels. Il suff1t milieu à part, à distance des dominés, de participer à un pouvoir socia-
que leur activité soit précisément circonscrite, qu'elle vise essentielle- lisé, de se déterminer les uns par rapport aux autres en fonction d'une
ment à la conservation du parti, qu'elle s'effectue dans le cadre des hiérarchie qui garantit à chacun soit un statut matériel, soit un statut
consignes données par la direction pour donner à leur fonction la de prestige.
figure d'un emploi. La bureaucratie prise dans s?n ensem~le est ~e Mettre l'accent sur le phé nomène de la conduite sociale n'est pas
milieu pour lequel ta structure du parti est à la f01s nécessa1~e, sacree réduire la bureaucratie à une somme de comportements similaires. Celui
et inamovible · mais ce milieu est lui-même l'agent d'une certame struc- de l'individu isolé est inintelligible. C'est seulement replacé dans le
turation ; en ~'identifiant aux fins qui justifient l'existence du parti_, il cadre du groupe qu'il a un sens. La bureaucratie se constitue en effet
tait du parti - dirons- nous en paraphrasant ~arx :- sa propnété dans une socialisation immédiate des activités et des conduites. Le
privée ; il se juge lui-même nécessaire, sacré et mamovJbl~. La défe~se groupe n'est pas, ici, une catégorie d'activité ou de statuts socio-écono-
du parti est son auto-défense. Mais celle-ci implique une mt~rpréta.tu~n miques : il est un milieu concret où chacun puise sa détermination pro-
particulière des fins du parti qui aboutit à défigurer sa vocahon pn.m•- pre. Mais cette observation fait en outre apparaitre le lien de la bureau-
ti.ve : te parti ·n e peut en effet interven,ir direct~m~nt dans .la lut~e soc1ale cratie avec l'institution de masse, C'est en cette dernière, ministère,
comme il doit le faire conformément a son pnnc1pe ou b•en fa1re large- syndicat, parti, entreprise industrielle, qu'elle trouve sa forme adéquate.
ment place à ta discussion idéologiq~e .en son sei.n qu'en courant le car t'unité du cadre, l'interconnexion des tâches, le nombre des emplois,
risq ue de se transformer, voire à la hmlle de se d•s!oqu~r. Le ?roupe la proximité des hommes à l'Intérieur de chaque secteur, la perspectiv~
bureaucratique sent donc qu'il est menacé aussitôt qu est mtrodult dans offerte d'un développement croissant de l'institution, le volume des capi-
Je parti un principe de changement : il est naturellement conse~ateur. taux engagés, circonscrivent un champ social de pouvoir. De là vient
Ce conservatisme inspire toutes les relations inter-bureaucratiques : que l'identification du bureaucrate avec l'entreprise à laquelle il est
te culte de t'au torité, ta volonté de contrôler à tous les n_iveaux l'activité attaché est une médiation naturelle dans la conscience que le groupe
des militants, la valeur de prestige reconnue aux fonctlons•. de r~spon­ acquiert de sa propre identité. Mais cette identification, nous l'avons vu
sabilité sont autant de traits, trop bien connus pour qu 11 vatlle la sur chacun des exemples analysés, ne doit pas dissimuler qu'en réalité
peine de tes souligner. En dernier ressort, ce comportement. de la bu- la bureaucratie ne trouve pas son destin strictement imposé par la
reaucratie a sa logique. Le parti n'est pas en effet un. orgamsme pure- structure technique de l'institution de masse mais qu'elle lui façonne
ment artificiel, née de motivations idéologiques ; il e.x•ste comme org<~:­ aussi le sien. Agent d'une structuration bien particulière, elle multiplie
nisation de masses dans te cadre de la société globale, .non seulement 11 les postes et les services, établit des cloisons entre les divers secteurs
Jend à s'emparer du pouvoir, mais dans te présent Il pénètre à des d'activité, fait naître artificiellement les tâches de contrôle et de coordi-
degrés divers, plus ou moins selon les conjonctures, tous tes secte_urs de nation, rejette dans une fonction de purs exécutants une masse toujours
la société ; cette participation lui permet d'assur~r à un n~mbre Impor- croissante de travailleurs pour leur opposer à tous les niveaux une
ta nt de ses militants des emplois dans des setv1ces dont tl contrôle 1~ fonction d'autorité cherchant à atteindre son ampleur maximum par
recrutement, soit directement, soit pas l'intermédiai re d'un. syndicat am.1. la création d'un système aussi différencié que possible de relations de
Le parti qui peut paraître ~ne _bur~aucrat~e ~nache~ée st .on 1~ co.ns t- dépendance.
dère comme une institution 1solee, revèle a ms• certames determmatl on~
,matérielles de ta stabilité de la bureaucratie, quand il est replacé dans La bureaucratie comme classe.
te cadre de la société globale.
A partir de ces considérations, la thèse de la bureaucratie comprise
••* comme une classe peut être examinée plus brièvement.
JI ne fait à nos yeux aucun doute qu'il existe en U.R.S.S. une classe
Les exemples que nous avons choisis et à dess.ei~ empruntés .à dominante. Ceux qui s'obstinent à le nier ne peuvent mieux faire que
Weber, présentent assurément des tr~is comm~ns, ma1.s 1ls nous ense!- d'ânonner certains textes de Marx aux termes desquels l'abolition de
gnent surtout à viser le phénomène d une certame mamère. la propriété privée entraîne la disparition de la classe dominante, sans
La bureaucratie est à nos yeux un groupe qui tend à faire prévaloir voir qu'au plus profond l'opposition des classes s'établit dans tes rap-
un certain mode d'organisation, qui se développe dans des condi~ion~ ports de production. A ce niveau la forme que revêt la propriété des
dé te rminées, qui s'épanouit en raison d'un certain état de l'économie et moyens de production n'est pas déterminante ; ce qui l'est c'est la divi-
de la technique, mais qui n'est ce qu'il est, dans son essence, qu'en sion du capital et du travail. Que le prolétariat soit exclu de la gestion
r
308 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE?
1 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 309

de la production et réduit à des fonctions de pure exécution, voilà ce . En o utre, il ne suffit pas de repérer l'existence d'une classe privilé-
qui établit sa nature de classe exploitée ; que toutes les décisions qui giée en U.R.S.S., ni même d 'apercevoir sa genèse propre pour com-
déterminent la vie économique (concernant le volume et la répartition prend re ce q ue la bureaucratie est dans les faits, au sein d'une société
des investissements, les salaires, l'intensité et la durée du travail) soient
p rises au sein d'une couche sociale particulière, voilà ce qui établit en
r globale q u'elle domine. Une analyse qu i se borne à mettre en évidence
le ph~nomène de l'exploitation a u niveau des rapports de production ne
regard du prolét ariat la position d'une classe dominante. Toutefois, ce renseigne pas e ncore sur la nature de la classe bureaucratique ; elle
qui nous importe n'est pas, ici, de discuter de la nature de classe de permet de c irconscrire une couche de privilégiés ; mais les directeurs
l'U.R.S.S., mais en premier lieu de faire ressortir que la bureaucratie d ' usines et les responsables des organes du plan ne constituen t pas à
ne peut être perçue comme une classe tant qu'on se refuse à voir, eu~ seuls la cl~sse do~inante et tous les privilégiés n'en font pas néces-
d'abord dans le cadre de la société capitaliste traditionnelle, et dan<:> sairement parhe. De meme que dans le cadre de l'entreprise industrielle,
celui, particulier, de l'institution de masse où elle se développe, son avons:nous d it,_ u n s imple contremaitre, à la différence d 'un ingégnieur,
dynam isme propre. La définit-on comme un organe parasitaire ou peut et!e considéré comme un bureaucra te, parce qu'il dispose d'une
comme une simple catégorie économique, on ignore comment elle crée, ~élégation d'auto rité et qu' il s'identifie, face a ux ouvriers, à la d irec-
en vertu d'u n mode de conduite spécifique, un milieu de pouvoir, com- tion ; de même, à l'échelle de la société, telle ou telle catégorie de fonc-
ment elle ut ilise les circonstances pour Je consolider et l'étendre. En tionnaires syndicaux ou pol itiques peut être rangée dans la burea u-
revanche, reconnaître son historicité propre, c'est se trouver en mesure cratie tandis que telle catégorie de techniciens, pourtant pourvus de
d'apercevoi r aux ho rizons de son activité u n monde qu'elle aurait fa- salaires supérieures, ne participe pas de la classe dominante, n'épouse
çonné à son image et dont elle constituerait la classe dominan te. La pas ses valeurs, n'adhère pas à son idéal de vie. La nature sociale
genèse de la bureaucrat ie en Russie n'est intelligible, en dernière ana- de la bureaucratie ne sc déduit pas de sa fonction économique ;
lyse, que rappo rtée à celle du type social, q ui se réa lise sous des for- pour la connaître, il n'y a pas d'autre moyen que de l'observer. Mais
mes diverses, dans toutes les nations modernes. en l'absence d 'une observation possible, la question posée t:onserve te
mérite de détour ner d'une conception schématique de l' histoire : il y a
Mais l'observation des conditions dans lesquelles s'est formée la
classe dominante, ap rès la révolution russe p résen te cependant un cas sans doute en U.R.S.S . com me dans les pays occidentaux plus d'une
privilégié o ù se repère l'activité proprement sociale, par laquelle la classe en face du prolétariat industriel et agricole. La bureaucratie ne
b u reaucratie construit son pouvoir. S'il est vrai que cette classe n'est regroupe ni l'ensemble de l a classe ouvrière ni simplement quelques
milliers ou dizaines de milliers de d irigeants soutenus par la police
aujourd'hui ce qu'elle est, que par sa fonction dans la production, que
par la vertu de la planification et des nationalisations qui lui assu rent politique : on ne peut la définir qu'en mettant en évidence la solidarité
un fondement matériel, elle tire son origine, on ne n' y insistera jamais qui un it ses membres et les c ristallise dans une fonction de domination.
assez, d'une bureaucratie politique dont les toutes p remières armes Mais du moins peut-on indiquer certains caractères de cette classe
n'ont pas été l'extraction de la plus-value dans le cadre d'une indus trie à la fo is par réflex ion sur le princi pe de s a constitution et en s'inspi~
mode rne, mais la concentration de l'autorité entre les mains d'une rant des témoignages d'observateurs, ou de d irigeants politiques cons-
minorité d irigeante, l'e xclusion des masses de la sphère où les infor- cients des difficultés que le régime doit affronter. Bo rno ns-nous à deux
mations circulen t et où les décis ions se prennent, la hiérarchisation des remarq ues. La première c'est que la bureaucratie implique un autre
fon ctions et la d ifférenciatio n des salaires, la division rigou reuse des mode de participation sociale que la bourgeoisie ; ce n'est pas en vertu
compétences, bref une organisation scientifique de l'inégalité, telle qu'elle d'une activité professionnelle qui leur conférerait un pouvoir privé que
devint le p rincipe d'une nouvelle oppression de classe. Certes la bureau- les bureaucrates se constituent comme éléments d'une classe dom inante.
cratie du parti n'a pas créé artificiellement un monde entièrement nou- Ce n'est p as parce qu'ils ont des intérêts singuliers communs qu'un
veau, et ce serait même trop peu de dire qu'elle a é té servie par les pouvoir peut s'établi r qui g~ re la société en leur nom. Ils sont immédia-
circons tances. La destruction du pouvoir politique et économique des tement membres de leur classe et leurs attributs personnels découlent
anciens p ropriétaires, la p rise en charche des g rands secteurs de pro- de cette appartenance ; ils ne sont ce qu'ils sont que par leur dépen-
du ction par l'Etat, l'existence d'une industrie qui avait déjà atteint dans dance vis-à-vis du pouvoir d'Etat qui fonde et maintient la hiérarchie
certains domaines un fort degré de concentration et donc d'une admi- sociale. C'est dire, en d'autres termes, que le pouvoir polit ique et te
nistration moderne, l'exemple des grands pays industriels capitalistes pouvoi r économique sont confondus au s ein de la classe bureaucrati-
qui témoignaient d'u ne fusion croissante du grand capital et de l'Etat que, que participer à l'appropriation de la plus- value est une même
préparaient une domination de cla sse d ' u n type nouveau. Mais cette chose que participer à u n s ys tème de domination. C'est dire encore que
dominat ion ne s'est frayée son chemin que par l'action du parti qui, par la burea_ucratie est le terrain privilégié du totalitarisme, c'est-à-d ire
l'idéologie, la terreur et le privilège, a fondu dans un même moule des d ' un rég1me où toutes les activités sociales son t mes urées à un même
éléments a rrachés à toutes les Classes de la vieille société russe. critère de valid ité établi par le pouvoir de l'Etat, le pluralisme des sys-
310 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 311

tèmes de conduite et de valeur faisant aussitôt peser une menace non fertes au changement). Il est à la fois concevable que les organisations
seulement sur le statut d'une minorité dirigeante mais sur la classe bureaucratiques aient une affinité pour un régime, où l'élimination défi-
dominante elle-même dont l'intégration dépend entièrement de sa sou- nitive de la propriété privée leur assurerait un champ maximum de
mission au pouvoir établi. La seconde remarque, c'est qu'en dépit de la développement et leur intégration dans une nouvelle structure de classe
tendance toujours réaffirmée à faire prévaloir à tous les niveaux une et que, baignant dans la société bourgeoise, entravées dans leur essor
seule autorité, la bureaucratie ne peut manquer d'être traversée par des tant par leur conservatisme naturel que par les profits qu'elles tirent du
conflits qui opposent non seulement à l'intérieur d'un cadre institution- mode de production établi, elles s'avèrent incapables de faire plus que
nel particulier les clans les uns aux autres comme nous avons déjà d'envahir la société bourgeoise, c'est-à-dire incapables de transformer
tenté de le montrer, mais encore les bureaucraties les unes aux autres. le système de pouvoir. En d'autre termes rien ne permet d'affirmer qu'en
Si l'analyse que nous avons ébauchée est exacte, la bureaucratie existe l'absence d'un bouleversement social radical qui balayerait les régimes
en effet, sous une forme achevée dans les limites d'une institution de en place (comme il s'en est produit en Russie par une révolution ou-
masse ; dans le parti, dans le syndicat, dans telle ou telle branche de vrière et paysanne et dans les démocraties populaires par une guerre),
la production, dans tel ou tel secteur culturel ; c'est dans chacun de les organisations bureaucratiques surmontent naturellement leur divi-
.ces cadres qu'elle cherche à progresser, à accaparer une part croissante sion et s'intègrent autour d'un nouvel appareil d'Etat, comme les élé-
du capital social et à se partager un champ de pouvoir aussi étendu ments d'une classe dominante.
que possible. Les bureaucraties ne sont pas accordées au sein de la Aussi sommes-nous amenés à mettre en évidence une indétermina-
bureaucratie en vertu d'une harmonie préétablie ; l'unité de classe ne tion de la bureaucratie, qui nous paraît à l'origine des difficultés ren-
prévaut pas « naturellement», elle implique une activité constante d'uni- contrées par la théorie. La bureaucratie n'est pas une classe tant qu'elle
fication. La rivalité des appareils bureaucratiques renforcée par la lutte n'est pas la classe dominante et quand elle le devient, elle demeure,
de clans interbureaucratiques n'est maîtrisée que par l'intervention, à dans son essence, dépendante d'une activité proprement politique d'uni-
tous les niveaux et dans tous les secteurs de la vie sociale, d'un prin- fication.
cipe proprement politique. Mais le parti qui porte ce principe est lui-
même la bureaucratie la plus étendue et la plus complète. Si en son Soutenir que les bureaucrates composent déjà une classe au sein
absence l'unité de la classe est inconcevable, si par son intermédiaire de la société globale, ce serait laisser entendre qu'ils se distinguent, en
la société entière est « politisée » et la sphère de l'Etat tend à se con- raison d'intérêts particuliers, de leur mode de vie ou des valeurs aux-
fondre avec celle de société civile, sa présence et sa tendance naturelle quelles ils adhèrent. Or ils ne sont en réalité différents que par leur
à tout contrôler et à tout subordonner à son propre pouvoir engendrent mode de groupement, par la manière dont ils acquièrent leur statut
la tension la plus aiguë au sein de la classe dominante. Le système comme membre d'une collectivité. Et, certes, ce trait est capital ; les
bureaucratique est ainsi engagé dans un interminable procès avec soi- rapports des bureaucrates entre eux, au sein de chaque institution,
même qui l'expose à des conflits assurément d'un autre ordre mais non répondent à un modèle social spécifique et ébauchent la figure d'une
moins redoutables que ceux que connaissent les régimes bourgeois. structure globale nouvelle. Mais tant que cette structure n'est pas
réalisée, la bureaucratie ne constitue pas un monde à part, la société
Soutenir que la bureaucratie compose en U.R.S.S. une classe domi- bourgeoise l'assimile. Il ne suffit pas d'observer que les hauts fonc-
nante ne règle pas, enfin, la question de son statut dans les grandes tionnaires de l'Etat passent dans les conseils d'administration des
nations industrielles de l'Occident. Dans une certaine perspective, la sociétés ou que les cadres importants des entreprises tirent une part
formation d'une classe bureaucratique nous paraît dans le prolong-~ment de leur revenu des actions qu'ils possèdent, car l'on pourrait com-
des organisations bureaucratiques telles que nous les voyons s'épanouir parer ce phénomène d'embourgeoisement au phénomène d'aristocra-
dans le cadre des institutions de masse, en raison d'un essor de la tisation de la bourgeoisie, empressée à certaines époques d'acheter des
technique qui rend les activités humaines toujours plus dépendantes les terres et des titres nobiliaires. L'important est d'une part que la diffé-
).tnes des autres et impose une socialisation des tâches administratives rence dans l'appropriation de la richesse n'est pas liée à la nature de
parallèle à celle de la production ; dans une autre perspective, cette la production ni même aux rapports les plus profonds qui en découlent,
classe paraît requérir un mode d'intégration politique, un mode de et d'autre part que dans le cadre de la société globale, les diverses
subordination au pouvoir d'Etat d'une nature telle qu'on peut dire qu'elle bureaucraties se disposent suivant les lignes de clivage traditionnelles,
n'est rien à moins d'avoir institué un système total de domination. Au demeurant ainsi hétérogènes (en dépit de l'interpénétration de certaines
plus profond, ces deux perspectives ne sont pas incompatibles ; elles d'entre elles) et privées, au moins en l'absence d'une crise sociale, de
nous font apercevoir dans la bureaucratie, ou disons mieux, dans les la conscience de leur identité. En outre le polycentrisme, qui tient à
bureaucraties un type de conduite sociale, dont le succès ou l'échec l'essence de la bureaucratie, vouée qu'elle est à se cristalliser dans des
n'est pas donné d'avance mais dépend d'un ensemble de conditions institutions particulières, concourt à empêcher d'accéder à une unité de
proprement historiques (et découlant d'une histoire antérieure et of- classe.
312 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? 313

D'un autre côté, quand cette unité est acquise, la bureaucratie de conditions historiques où les structures établies et l'événement s'avè-
conserve un principe d'indétermination : c'est qu'elle n'a pas une exis- rent déterminants ;
tence objective rigoureusement séparable d'une forme sociale de pou- J
5" en posant la question relative à la nature de classe de la bureau-
voir, qu'au niveau le plus profond elle n'est pas une catégorie écono- cratie, de ne pas nous laisser dicter notre réponse quelle qu'elle soit
mique mais se constitue dans la participation à un système de par une comparaison entre bourgeoisie et bureaucratie ; de chercher
domination. à décrire le mode spécifique de participation de celle-ci à la société
La tentation est donc grande de nier que la bureaucratie compose globale ; la connexion des déterminations politiques, économiques et
une classe, là où on la voit régner, ou un milieu social spécifique là où culturelles en son sein, au lieu de se reposer sur une définition a priori
on la voit se multiplier au sein des sociétés bourgeoises. Ou si l'on (à laquelle on attribue une portée universelle et qui en fait concernait
affirme au contraire qu'elle est en U.R.S.S. classe dominante, on veut la bourgeoisie au milieu du x1x• siècle) de ce qu'est une classe et de ce
négliger ou juger secondaire sa constitution propre, le changement de qui est en elle de l'ordre de l'essentiel et de l'ordre de l'accidentel ;
fonction de la politique dans la société bureaucratique, l'hétérogénéité 6" dans le cadre d'une enquête sur une bureaucratie particulière, de
des organisations, la lutte des appareils et de groupes interclaniques, ne pas s'arrêter à la représentation que les grands bureaucrates compo-
les différences d'intégration à la classe des diverses couches qui la sent d'eux-mêmes, mais de tenter de circonscrire le milieu, de définir la
composent, on veut surtout voir dans cette classe un modèle partout en mentalité et les conduites bureaucratiques en incitant à parler ceux qui
voie de réalisation comme si la société bourgeoise devait naturellement les connaissent, aux yeux de qui ils ne sauraient se dissimuler, en
se transformer en société bureaucratique sous l'effet de la concentration opposition à qui ils viennent à être ce qu'ils sont : les dominés 1 .
du capital. Est-on frappé par l'essor parallèle de la rationalisatirJ. éco-
nomique et de la bureaucratisation, on fait comme si l'une était l'ex-
1 Nous reproduisons, ci-dessous, une mise au point, publiée par Argu-
pression adéquate de l'autre, en négligeant que la rationalisation ments, n• 4, juin-sept. 57, dans laquelle nous opposions l'analyse de la
s'opère dans le cadre d'un régime fondé sur l'exploitation et que la bureaucratie, telle qu'elle fut élaborée par le Groupe Socialisme ou Barbarie,
bureaucratisation est l'aménagement d'un système de domination. Met- aux thèses de Trotzky et de Burnham.
on en évidence le phénomène du parasitisme bureaucratique, on ignore Entre les idées de Trotzky et de Burnham, d'une part, et celles de S. B., il
que c'est d'un même mouvement que la bureaucratie s'installe au cœur n'y a pas différence de degré mais de nature. Trotzky a toujours conçu la
de la vie sociale et qu'elle se prend elle-même pour fin, qu'elle répond bureaucratie comme une formation parasitaire et éminemment transitoire, liée
à une conjoncture historique particulière, comme un champignon poussé sur
à une exigence technique et la subordonne à l'impératif de la puissance. l'organisme socialiste qu'un prochain printemps révolutionnaire balayerait. Il a
L'étude de la bureaucratie, et la discussion qu'elle appelle, ne de- toujours refusé l'idée qu'elle représentait une classe sociale, qu'elle désignait
un type social nouveau. L'existence de la bureaucratie n'altérait pas la nature
viennent sans doute fécondes qu'une fois ces simplifications rejetées. des rapports de production ; le rrolétariat russe devait la chasser comme on
Les vraies questions commencent alors de se poser et l'on peut espérer chasse un mauvais gérant, mais i disposait déjà sous son règne des institutions
avancer dans leur solution à condition, nous semble-t-il, d'observer un socialistes. S. B. a dénoncé le formalisme de Trotzky en montrant que l'image
petit nombre de principes : d'une société socialiste où les producteurs se trouvaient expropriés de toute
tâche de direction était absurde ; il a substitué à l'idée d'une bureaucratie dans
la société celle d'une société bureaucratique, c'est-à-dire d'une société qui se
1• d'être attentif aux bureaucraties diverses au lieu d'en engloutir maintient et se reproduit matériellement en séparant de la masse des produc-
d'emblée l'image dans un concept qu'on peut ensuite manier avec d'au- teurs une couche sociale qui s'approprie collectivement la plus-value de son
tant plus de désinvolture qu'il est privé de tout contenu ; travail et se pose comme dirigeante dans tous les secteurs de la vie sociale ;
il a insisté sur le fait que cette société n'était possible que par la rigoureuse
2" d'approcher la bureaucratie comme une formation sociale, sys- intégration de toutes les couches bureaucratiques par l'appareil d'Etat et il a
aussi mis en lumière la fonction que l'idéologie officielle, empruntée au marxisme
tème de conduites significatives et non seulement comme un système léninisme, était à même de jouer dans l'intérêt de la bureaucratie. Enfin S. B.
d'organisation formel. Cette perspective implique qu'on offre du phé- a affirmé que l'incapacité de Trotzky à analyser le phénomène bureaucratique
nomène une définition génétique, qu'on aperçoive en lui une entreprise était liée à sa conception générale de la lutte révolutionnaire (de la prééminence
humaine, douée d'une finalité propre ; · absolue du parti) et de la société socialiste (de la centralisation étatique) qui
servait elle-même - sans le viser - l'avènement d'une nouvelle société d'exploi-
3" de s'interroger sur les relations qu'entretient la bureaucratie tation.
Passons à Burnham. Son mérite essentiel est d'avoir signalé la séparation
avec les autres couches sociales et tout particulièrement dans le cadre qui s'opère dans le capitalisme contemporain entre les fonctions de production
d'une institution donnée sur les relations du groupe bureaucratique et de propriété et la formation d'un nouveau type de société. Mais là s'arrête
avec les autres groupes ; l'analogie avec S. B. ; S. B. n'étend pas son analyse, il la contredit sur tous
les points:
4 • de ne pas déduire de la nature sociale de la bureaucratie (nous t• Burnham localise le foyer de la nouvelle classe dans les directeurs d'usine
préférerions dire de sa socialité) un avenir qui dépend d'un ensemble qui sont, selon lui, les maîtres réels de la société. Il ne voit pas que le phéno-
314 QU'EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE?

mène de la direction change lui-même, que celle-ci se définit essentiellement au


niveau de la société globale. Il se contente de substituer aux capitaJistes J-.ivés
ses directeurs, sans voir que le processus qui met dans le cadre de l'entreprise
le pouvoir entre les mains de quelques dirigeants tend en même temps à dépos-
séder chaque secteur de son autonomie et à les subordonner tous à l'appareil
d'Etat. Il ne voit pas davantage que le mode de domination de la bureaucratie
dans la société implique entre ses membres des rapports nouveaux, aucun ne XIII
voyant sa puissance résulter de son activité économique privée, mais tous ne
se posant que solidairement comme classe à part, en se subordonnant rigou-
reusement à une direction centrale qui maintient une intégration permanente
par la police et l'idéologie. De là les acrobaties de B. pour expliquer deux phé- LA DÉGRADATION IDÉOLOGIQUE
nomènes inintelligibles dans sa perspective: en U.R.S.S., la Bureaucratie s'est
historiquement constituée à partir d'une couche de fonctionnaires politiques ; DU MARXISME *
les directeurs d'usines, quelle que soit leur influence, ne détiennent pas le
pouvoir.
2• Burnham considère que l'avènement des directeurs dans l'industrie est
fondé sur leur science en face de laquelle le travail de la masse des producteurs
se définit comme ignorance. La Direction est, juge-t-il, l'organe irremplaçable Le marxisme reste pour nous tous au centre du débat philosophique
en l'absence duquel l'usine ne pourrait pas tourner une seule heure. A cette et politique. Mais il occupe la pensée au point que l'on n'hésite pas à sc
conception, S. B. oppose : a) que la socialisation continue du travail a fait écla- reprocher mutuellement de le trahir, de le défigurer : on accuse l'un de
ter les anciennes tâches de direction, qu'en fait, la marche de l'entreprise est sclérose, l'autre de révisionnisme, ou de vouloir dépasser Marx. Or, tous
assurée à tous les niveaux par des organes collectifs et que l'existence d'un
appareil directorial séparé répond non à un besoin technique mais à une fin ces reproches ne reposent-ils pas sur une équivoque ? Le débat marxiste
sociale : l'exploitation ; b) qu'un conflit constant déchire l'organisation de l'usine, n'est-il pas devenu de plus en plus idéologique - en prenant ce terme
la hiérarchie sociale brisant la coopération et engendrant une irrationalité irré- précisément dans un sens voisin de celui que Marx employait. Au lieu
ductible ; c) que la direction affronte quotidiennement ce conflit - insurmon- de refléter des questions réelles, des questions posées par la réalité elle-
table puisqu'elle est à son origine - en cherchant à la fois à susciter la coopé-
ration et l'initiative des producteurs et en les maintenant par la coercition dans même, ne devient-il pas de plus en plus un débat imaginaire, où chacun
l'isolement et l'inertie. Bref, S. B. explique l'existence de la Bureaucratie par la met son point d'honneur à dissimuler sa position ou tout au moins l'in-
lutte de classe et non par les exigences du progrès technique. terprète en des termes qui ne sont pas adéquats.
3• A la différence de Burnham, S. B. considère que les contradictions du
capitalisme antérieur n'ont été que transposées et d'une certaine manière
approfondies au sein de la société bureaucratique. L'avènement de la bureau- Le marxisme science du réel ?
cratie répond, en effet, à une tendance historique fondamentale, mise en évi-
dence par Marx, de c socialisation de la société :. ; la bureaucratie tend à Le marxisme, quelle que soit l'interprétation qu'on en donne (et vous
assurer une communication de toutes les activités, elle appelle à une participa- savez à quel point ces interprétations sont différentes) a été, c'est indé-
tion de chaque individu à la totalité sociale, niant formellement toute distinc- niable, un système du monde. Il ne fut pas seulement une théorie de la
tion de classe, mais en même temps elle contredit radicalement cette tendance politique, une théorie du fonctionnement de la société, ni une politique
par son existence, son système d'oppression, de hiérarchie, de cloisonnement,
et elle paye elle-même cette contradiction d'une lutte interne implacable de (celle qui devait provoquer l'avènement du socialisme), il fut tout cela
groupe à groupe, de clan à clan. Ce double mouvement fait qu'elle n'existe que à la fois parce qu'il était guidé par une conception totale du monde.
dans les horizons de communisme, qu'elle porte et développe l'exigence de sa Pour le marxisme, toute l'histoire peut se laisser comprendre comme
destruction comme aucune classe qui l'a précédée. l'histoire de la lutte des classes, et en même temps comme l'histoire
En d'autres termes, pour S. B., la Bureaucratie est un phénomène social d'une lutte pour l'émancipation de l'homme, et toute cette histoire vient
total qui n'est intelligible que dans la perspective de l'histoire moderne de la se résumer dans la société capitaliste qui représente un moment culmi-
lutte des classes. Et la théorie de la Bureaucratie est une théorie de la révo-
lution. nant dans le devenir de l'humanité, qui condense en elle-même toutes
les contradictions antérieures, les simplifie et les mène à leur expres-
sion achevée. C'est une théorie de l'histoire, qui est en même temps
une théorie de la société présente, et cette théorie prend tout son sens,
dès lors qu'on voit, - seulement dès lors - qu'une classe donnée, le
prolétariat, a la capacité d'abolir les contradictions du système actuel en
même temps que celles de l'histoire entière. Si le prolétariat a cette
capacité c'est parce que, par sa nature même, il réalise déjà, comme le

• Les Cahiers du Centre d'études socialistes, n• 34-35, nov.-déc. 1963.


(Texte d'une conférence.)
316 LA DÉGRADATION DU MARXISME LA DÉGRADATION DU MARXISME 317

dit Marx, la dissolution de toutes les classes. Entendons par là qu'il peut la conserver en partie et l'abandonner en partie. Certes, ceux qui
n'est pas seulement lié à un intérêt ou à certains intérêts particuliers, se réclament du marxisme peuvent, à bon droit, chercher l'origine de
mais qu'il a un intérêt différent de tout intérêt particulier : celui de ne telle ou telle de leurs idées, de telle ou telle de leurs critiques de
pas être exploité, celui de ne pas être une classe particulière, - intérêt l'organisation sociale dans Marx ; mais je ne pense pas qu'ils lient,
qui a fait de lui le porteur d'une vérité universelle. Le prolétariat ne comme Marx les liait, ces idées entre elles dans un système total. Ils
peut pas engendrer un nouveau mode d'exploitation, parce que l'exploi- n'ont plus une conception d'ensemble de l'histoire de la société, du
tation capitaliste est la forme définitive de l'exploitation, et il réalise prolétariat et de l'instauration du communisme. Ils font, pour la plu-
déjà la dissolution de toutes les classes, parce que dans le présent, il part, comme s'ils l'avaient, mais ils n'en parlent que quand on les
absorbe en lui-même (et en ce sens la vision de Marx est tout à fait contraint d'en parler, je veux dire dans la discussion, jamais spontané-
sociologique) des éléments arrachés à toutes les autres classes de la ment ; ils ne s'expriment pas dans les mêmes termes que Marx mais
société qu'il précipite dans un mode d'existence entièrement nouveau, au contraire dans des termes assez nouveaux.
et qu'il promet à cette tâche entièrement neuve, qui est celle d'une
révolution radicale. En quels termes? Pour dire tout de suite ma pensée, ils recourent
à un langage moraliste ou à un langage que je qualifierai de positi-
Le marxisme se définit comme cette conception totale du monde : viste. Ils dénoncent l'injustice du système actuel, ils parlent du progrès,
l'histoire de l'humanité révèle sa signification entière au sein de la de la liberté, de la nécessité de détruire le capitalisme pour arracher
société présente, le prolétariat à la fois annonce et réalise une société l'humanité à la barbarie. Mais ce langage est devenu extrêmement
affranchie de l'exploitation. Du même coup, le marxisme s'apparaît à vague. On met l'accent sur l'exigence d'un bouleversement révolution-
lui-même, en tant que théorie de la réalité et en tant que politique, naire, mais on se garde bien d'évoquer l'image d'une société sans
comme l'expression du prolétariat, il se voit lui-même pris dans la classes, où les producteurs géreraient eux-mêmes la production.
praxis de la classe privilégiée, qui requiert la conscience de ses fins
universelles. Insistons sur ce point pour nous rendre sensibles à la cohé- A ce moralisme répond un positivisme non moins étranger à l'inspi-
rence du système. Pour Marx, il n'y a pas une science sociale et poli- ration marxiste. j'appelle positivisme une pensée qui réduit la réalité à
tique qui puisse constituer un moment indépendant dans le processus l'ordre des faits purement économiques ou purement techniques et oublie
historique. Si elle vise la vérité, si elle est science du réel, c'est parce le contenu social des contradictions et des conflits présents. Par exem-
que, comme disait Lukacs autrefois, elle coïncide avec le point de vue ple, de nombreux « marxistes :., alors même qu'ils appartiennent à des
du prolétariat, et que le point de vue du prolétariat est le point de vue partis différents, en viennent à considérer comme le plus important une
de la totalité. Et, finalement, elle n'est rien d'autre que la réflexion du planification nationale. Ils laissent croire que les nationalisations, pourvu
prolétariat sur sa propre situation et sur son destin. De la même façon, qu'elles soient suffisamment étendues, pourraient changer entièrement
la politique marxiste, alors même qu'elle s'incarne dans une organisa- la nature du système capitaliste. Rien n'est alors plus urgent, à leurs
tion, ou dans une avant-garde organisée, n'est jamais que l'expression yeux que d'étudier le fonctionnement économique d'une société plani-
de la classe en lutte pour son émancipation, une expression qui n'a pas fiée, de forger des modèles dans lesquels seraient éliminées, ou paraî-
d'existence à proprement parler indépendante et qui n'a pas de fin traient éliminées les contradictions de la société capitaliste, contradic-
particulière. De la théorie à la pratique on ne passe donc pas d'un tions dues à la concurrence, à l'existence des monopoles, etc.
plan de réalité à un autre. Il peut bien y avoir des médiations. Bien Le problème qui était constamment posé par Marx est, je ne dirai
sûr, il y a des médiations ; Marx est conscient de sa position propre, pas oublié, mais comme passé sous silence : ce problème, c'est celui de
il sait bien qu'il est quelqu'un qui travaille dans un cabinet d'études ; l'abolition de l'exploitation. Or, l'expérience de ces dernières décades
il sait bien aussi qu'il faut une organisation politique, mais ces média- enseigne assez clairement qu'il ne suffit pas d'instituer la planification,
tions ne sont jamais que des articulations au sein de la totalité. ou de multiplier les nationalisations pour réaliser un Etat dans lequel
l'exploitation serait abolie. Les militants du parti communiste, dira-t-on,
Diversification du marxisme. sont disposés à croire que l'exploitation a disparu en U.R.S.S. ; mais
Posons donc notre question. Parmi ceux qui se réclament du mar- là encore, nous devons, je crois, distinguer ce qui est dit et ce qui est
'xisme, combien en est-il qui, à présent, adhéreraient à cette conception? pensé. La façon de le distinguer c'est précisément de s'apercevoir qu'on
Combien embrasseraient la vision totale du monde, la vision proprement parle beaucoup plus des mérites de la planification, des bienfaits d'une
philosophique du marxisme? C'est vraiment une question que je vous organisation rationnelle, d'une élimination des contradictions propres
pose comme je me la pose à moi-même. je serais tenté de répondre que à la société capitaliste, quand on fait l'éloge de l'U.R.S.S., que des
la plupart des « marxistes », à quelque parti qu'ils appartiennent, ou rapports nouveaux introduits entre les ouvriers et les dirigeants de la
quelles que soient leurs convictions, n'ont plus du tout cette vision du production. Cette réalité sociale, on ne l'évoque que lorsqu'on y est
monde. Mais que veut dire « plus du tout:. ? La vérité est qu'on ne contraint, par exemple pour répondre à des attaques ; on explique alors
,.

318 LA DÉGRADATION DU MARXISME LA DÉGRADA TJON DU MARXISME 319

qu'il y a de bons salaires, ou que les salaires permettent de vivre beau-


coup mieux qu'autrefois, on explique que les ouvriers sont satisfaits du Moralisme et positivisme.
régime existant, qu'ils lui donnent leur adhésion, que la preuve en est De ce point de vue, il y a, à mes yeux, un dépérissement du mar-
qu'il n'y a pas de grève ... xisme. Celui-ci tend à se transformer en idéologie. Il n'est plus une
Bref, vous connaissez, comme moi, ou mieux que moi, tous les argu- théorie de la réalité pour ceux qui s'en réclament ; il est plutôt le
ments utilisés, mais tout ceci est à côté de la question ; car la question complément mythique d'un « progressisme» ou d'un réformisme qui
elle-même est de savoir s'il n'existe pas une distance entre une masse n'osent pas dire leur vrai nom.
qui continue d'être condamnée à des tâches de production dont elle ne j'ai parlé de deux courants, moraliste et positiviste : cela ne veut
décide d'aucune manière, et d'autre part une couche de dirigeants pas dire qu'ils ne soient souvent mêlés. II arrive fréquemment que les
qui, si du moins on les juge en fonction de leur rôle dans la pro- mêmes individus s'abandonnent à une analyse purement économico-
duction, n'a pas un rôle très différent de celui qu'occupe, dans les technique de la société et célèbrent les grandes idées traditionnelles du
sociétés occidentales, la couche des dirigeants capitalistes. En ce sens, progrès et de la révolution.
il me semble qu'il y a, dans la pensée même des militants communistes, Mais s'il me paraît important de distinguer ces deux courants, c'est
l'acceptation tacite d'une nouvelle formule, d'une formule qui fait de la qu'ils ne se repèrent pas seulement au niveau du marxisme. Ils carac-
société « communiste», une société progressive, une société qui, d'un térisent aussi l'évolution de la sociologie.
point de vue économique, est plus « rationnelle», et dans le meilleur
des cas, qui se préoccupe davantage du bien-être de la masse. Mais En effet, l'on pourrait, à considérer l'état de la sociologie contem-
poraine, aboutir à des conclusions voisines. D'une part cette sociologie
cette image est bien différente de celle que Marx lui-même se faisait
s'abîme souvent dans le positivisme ; c'est-à-dire qu'elle se préoccupe
de la société socialiste. Je ne parle ici que de ce que peuvent penser
de plus en plus d'analyser les systèmes sociaux, d'analyser les institu-
des militants du parti communiste, mais il me semble que si nous consi- tions et les rapports entre les institutions, d'analyser la fonction que
dérons d'autres secteurs de gauche, si nous pensons à toute une série jouent les individus au sein d'une institution donnée d'une manière
de militants que nous connaissons, nous devrons convenir d'une conclu- purement formelle et comme si l'on avait à faire à une matière neutre.
sion à peu près semblable. Dans une telle perspective, le problème se réduit à chercher les meil-
Alors même qu'on est sensible, par exemple, aux mystifications en- leures formes d'intégration des systèmes donnés, sans mettre en doute
gendrées par l'idéologie communiste stalinienne, ou para-stalinienne, leur légitimité sans même s'interroger sur le principe de la division
alors même que l'on dénonce le caractère de moins en moins révolution- sociale auquel ils obéissent. Vous connaissez aussi bien que moi la pro-
naire du parti communiste, sa bureaucratisation, on n'imagine, soi- lifération des ouvrages - et ceci non seulement dans le cadre de la
même, rien d'autre qu'une société progressive - une société qui serait sociologie industrielle - qui prétendent, par exemple, décrire des sys-
régie par une bonne planification, qui serait dirigée par une «bonne » tèmes sociaux en termes d'interrelations, sans prendre en considéra-
bureaucratie, - une bureaucratie libérale - une société qui, dans le tion le contenu proprement social des antagonismes, sans jamais exa-
meilleur des cas, ne serait pas ·.·.oumise à l'autorité d'un parti unique. miner le problème que pose un mode d'organisation tel que l'immense
mais au contraire laisserait se développer des rivalités de partis. On majorité des participants se trouve privée de tout pouvoir. Dans la
veut croire que, dans un tel système, le prolétariat aurait des organes sociologie du travail, cette tendance est manifeste mais elle tend à
de représentation beaucoup plus efficaces que ceux qu'il possède au- s'affirmer aussi dans le cadre de la sociologie de la société globale.
jourd'hui, des comités d'entreprise qui lui permettraient de s'inL,;mer La société est conçue, dans son ensemble, comme un système de sys-
de la marche de la production et exerceraient un contrôle sur cette tèmes. La tâche devient alors de trouver les meilleures formes d'inté-
production. Autrement dit, on imagine des organes multipliés de repré- gration des systèmes particuliers au sein de la structure globale. Aux
sentation, des organes plus représentatifs que ceux que nous connais- Etats-Unis notamment, sous l'influence d'un Talcott Parsons, ces recher-
sons, mais on ne conçoit pas une société où les hommes qui gèrent la ches ont de plus en plus de crédit, et elles concernent aussi la politique.
production seraient effectivement maîtres du pouvoir, une société où Le sociologue (pour ne citer qu'un nom très connu, Lipset) s'emploie,
Ü n'y aurait plus de distinction entre une couche de prolétaires, on par exemple, à rechercher les meiileures conditions de fonctionnement
plus largement d'exécutants et une couche de dirigeants. On considère de la démocratie. Comment peut-on, se borne-t-il à demander, organiser
bien plutôt que cette distinction va de soi, et, en ce sens, on raisonne une démocratie viable étant donné tel ou tel type de rapports de classe,
en réformiste. Le réformiste est celui qui veut amender la structure tel ou tel type de production, telle ou telle habitude culturelle ; comment
présente, qui veut éliminer certaines contradictions, qui pense travailler peut-on aménager un système de telle sorte que les différenciations et
dans le sens du mieux, mais qui, cependant, est privé de l'idée d'un les oppositions particulières ne risquent pas de déclencher des tensions
bouleversement radical des rapports sociaux. trop graves qui mettent en péril l'équilibre du tout? Ce positivisme
320 LA D20RADA TION DU MARXISME LA D20RADATION DU MARXISME 321
sociologique va d'ailleurs assez loin. Dans cette perspective, certains au système présent ; or ceci est faux. Cet idéal de raison, de justice,
sociologues n'hésiteront pas en effet à comparer le système social amé- de progrès reste plus vivant que jamais, et nous devons lutter avec
ricain et le système russe, à mettre en évidence toute une série de acharnement pour redonner un sens à ces valeurs.
traits communs entre eux, à dévoiler, par-delà les différences idéologi- Cette sociologie ne prétend pas fonder sa critique du social sur une
ques, une identité structurelle de la société industrielle moderne. Il véritable conception de ce qu'est la société moderne. De là vient qu'elle
serait donc injuste de rejeter en bloc leurs analyses, il faut seulement se développe d'une façon aveugle et qu'elle est toujours en-deça
en voir les limites. ou au-delà d'une vraie critique. En-deça parce qu'elle ne prête pas
Face à ce courant, j'en distinguerai un autre, en réalité beaucoup assez d'attention aux conditions économiques de l'aliénation, en fait de
moins important, mais qui est cependant très significatif, c'est celui d'un l'exploitation ; au-delà, parce qu'elle laisse entendre qu'il y a une sorte
humanisme critique dont le représentant le plus typique aux Etats-Unis de perversion dans la modernité elle-même. Tel est le défaut de Mills,
est Mills. Pour Mills, ou pour des sociologues de ce genre, le marxisme mais aussi de nombreux sociologues américains dont on voit avec
ne donne pas du tout les termes d'une analyse valable de la société. stupéfaction qu'ils attaquent le cinéma, la télévision, par exemple, dans
Ils sont tentés de penser que les frontières de classe tendent aujour- des termes qui font penser que ces moyens sont en eux-mêmes pervers,
d'hui à s'effacer, et que le nouveau problème, le problème spécifique de que la destruction des anciens modes de communication et des groupes
la société moderne est celui de la massification, ou, ce qui revient au qui les rendaient possibles est un mal absolu. Tout ce qui va dans le
même, de la dislocation des communautés traditionnelles, au sein des- sens de la décomposition de la communauté traditionnelle est purement
quelles l'individu était à même de découvrir la signification sociale de et simplement déchéance de l'homme. Ces sociologues oublient que leur
sa vie. La société de masse est celle qui brise les liens concrets d'homme propre pouvoir de comprendre et de critiquer suppose, à quelque égard,
à homme. C'est une société aussi dans laquelle les individus sont mani- l'état présent de la société. Ils oublient que les conditions culturelles
pulés à distance par un pouvoir apparemment anonyme, victimes u'une - l'avènement de nouveaux rapports d'homme à homme qui ne se
oppression qui n'est plus tant cette oppression concertée et spécifique laissent plus structurer dans les anciennes formes de communauté -
que Je capitalisme instituait au niveau de la production, mais une op- sont des conditions absolument réelles. Ils oublient que leurs problèmes
pression qui s'exerce à tous les niveaux de la culture et a partout pour tiennent précisément à l'expansion d'une société, qui brise tous les cloi-
effet d'interdire à l'homme toute libre communication avec les milieux sonnements, qui brise toutes les frontières, qui ne désagrège pas seule-
humains qu'il fréquente et de le priver du pouvoir d'intervenir sur les ment les communautés existantes, les groupes traditionnels, mais insti-
événements qui intéressent son sort. Désormais l'homme se voit contraint tue à sa manière un nouveau mode de socialisation, brasse des milieux
de jouer des rôles sociaux qu'il est incapable de comprendre et de lier qui autrefois s'ignoraient, rend homogènes, ou de plus en plus homo-
entre eux : il se désintéresse toujours davantage des problèmes qui gènes, des conditions de vie qui autrefois paraissaient naturellement
touchent à l'organisation politique de la société, il perd jusqu'à l'image hétérogènes, et donne au monde, en tant qu'unité concrète, pour la
de la société comme totalité qui détermine sa vie privée. première fois une histoire commune.
Cette vision de l'aliénation moderne aboutit à un « humanisme dé- Toujours est-il que le dilemme que je vois paraître au niveau de la
nonciateur» dans la mesure où le sociologue considère qu'il faut lutte( sociologie, celui d'un scientisme, qui, une fois pour toutes, s'abstient
sur tous les plans à la fois, dans le cadre de la vie économique, politi- de critiquer le système existant et cherche seulement les meilleurs
que et culturelle, pour redonner aux hommes le sens de la communi- moyens d'intégration au sein de ce système, et d'autre part, de cette
cation, le sens d'une action dont les conséquences intéressent effecti- sociologie humaniste qui, elle, met en cause le système existant mais
vement leurs vies et, à cette fin, faire la critique systématique de toutes sans qu'on sache jamais au nom de quels critères, ou du moins au
les formes de la société de masse, en particulier de tous les organes nom de quelle idée de la réalité, ce dilemme me semble significatif en
de culture de masse, qui tendent à priver les individus d'un pouvoir de ceci que, comme je l'indiquais tout à l'heure, il intéresse en même
réflexion sur la position qu'ils occupent dans la société. Ce que cet temps la postérité du marxisme.
humanisme démonciateur a d'original, c'est qu'au fond il se rattache
d'une façon délibérée, à un programme moral ; quand on lit Mills, par Les nouveaux réformismes.
exemple, on est frappé tout de suite par un langage qui est tout
à fait différent de celui des marxistes, par un langage ouvertement La conclusion provisoire que je voudrais tirer, c'est que de plus en
moral. Mills dit, par exemple : voilà des générations que les hommes • plus nous sont proposées des figures diverses de réformisme. je ne
combattent pour un idéal de justice, de progrès, de raison ; mainte- peux certes que simplifier, à l'extrême, et sans doute me reprochera-t-on
nant, on considère que ce combat est périmé, on veut faire croire d'identifier les termes abusivement les uns aux autres. Quoiqu'il en soit,
que l'idéologie est morte, on veut faire croire que nous n'avons il me paraît utile de distinguer un réformisme scientiste, attitude en
rien de mieux à faire que chercher les meilleurs modes d'ajustement vertu de laquelle on considère que le système social existant doit être, ne
21
322 LA DEGRADATION DU MARXISME LA DEGRADATION DU MARXISME 323
peut être que ce qu'il est et que ce système social doit être amélioré par tence à l'exigence de la lutte contre l'exploitation capitaliste réintro-
des modes d'ajustement à découvrir. Et, d'autre part, un réformisme mo- duisent en leur sein une division entre la minorité dirigeante et la masse
ralisant, qui est le réformisme de type Mills, mais aussi celui d'unr ten- des sans-pouvoir qui a pour conséquence de maintenir, de perpétuer
dance sociologique, minoritaire, certes, mais importante aux Etats-Unis l'état d'exécutants purement passifs dans lequel sont les exploités. 11
et qui tend à s'exprimer maintenant en France, qui attaque de la façon apparaît qu'il ne suffit pas de déclencher - au moment opportun -
la plus violente toutes les tares de la société présente, mais n'a aucune la grève générale, ou de construire un bon parti, ou un bon syndicat
conception d'ensemble de la réalité sociale. pour abattre les frontières de classe. Le dépérissement du marxisme
Enfin, je distinguerais un réformisme révolutionnariste, - renouant révolutionnaire n'est donc pas accidentel, il est au plus profond fondé
ainsi avec les premières observations de cet exposés -, qui tout à sur une expérience, celle de la classe ouvrière, dont on peut dire qu'elle
la fois conçoit la nécessité d'un certain bouleversement des structures a mûri, qu'elle est plus sensible que dans le passé à la complexité du
économiques, se propose d'éliminer telle ou telle contradiction du problème social, et que pour cette raison même elle ne saurait em-
système capitaliste, affirme qu'il faudra, à un moment donné, lutter brasser la foi révolutionnaire avec la même naïveté. Cette foi a été à
par les armes contre les détenteurs actuels du pouvoir, et, tout en l'origine d'une vision totale du monde. Aujourd'hui il n'est possible de
étant révolutionnariste, n'est pas révolutionnaire, au sens où le mar- réveiller ni l'une ni l'autre.
xisme a été révolutionnaire parce qu'au fond, il ne croit plus en Ne nous reste-il donc qu'à choisir entre telle ou telle figure du
l'idée d'une transformation radicale de la société, transformation qui réformisme? Telle est la question qu'il reste à poser. Une fois pris
aboutirait à l'institution d'une société sans classes. conscience de tout ce qu'il y a d'idéologique dans le débat marxiste
Réformisme scientiste ou positiviste, réformisme moralisant, réfor- aujourd'hui, ne reste-t-il qu'à s'avouer lucidement réformiste, moraliste
misme révolutionnariste, me semble-t-il, ces figures diverses qui s'in- ou positiviste? S'il est vrai que le prolétariat, comme je Je pense, n'ad-
sinuent autour de nous et que nous avons quelquefois du mal à iden- hère plus à un idéal socialiste dans le sens le plus complet et le plus
tifier, se substituent en tout cas au marxisme révolutionnaire tel que profond du terme, quelle conclusion réaliste devons-nous en tirer ? 11
nous l'avons connu. Voilà ce que nous devons reconnaître, que cela nous n'est pas possible d'apporter brièvement une réponse, à une telle ques-
fasse plaisir ou non. tion, mais du moins pouvons-nous fournir quelques indications qui
pourraient nous mettre sur le chemin de la réponse.
Or, si elles se substituent à lui, nous ne pouvons pas penser que
ce soit par hasard ; nous devons tout au contraire remarquer que si Il nous faut, me semble-t-il, prendre conscience de deux exigences.
le marxisme révolutionnaire ne connaît plus un essor théorique et pra- La première - qui nous détourne des constructions du sociologue ou
tique, c'est parce qu'il n'y a plus une disposition naturelle du prolé- du politique moraliste, telles que je les évoquais rapidement tout à
tariat à épouser la révolution, ou une sensibilité immédiate du prolé- l'heure - est celle de viser la société telle qu'elle est.
tariat à lutter pour l'abolition de l'exploitation. Certes, cela ne signifie Il me semble que l'un des abus de la critique sociologique, du type
pas que le prolétariat ait cessé de combattre, que les exploités ne soient de celle de Mills, c'est de faire comme s'il y avait une perversion inhé-
pas prêts à lutter pour leurs intérêts, et même à lutter de façon aussi
rente à la société moderne. C'est de faire, je l'observais tout à l'heure,
violente que par le passé. Ce qui est seulement vrai c'est que les luttes
n'ont plus le même sens qu'autrefois ; elles ne sont plus soutenues par comme si le mouvement de l'histoire n'était qu'appauvrissement continu
un idéal révolutionnaire ; l'idée s'est perdue qu'il suffisait d'abattre de l'humanité et privation de la vérité, comme si les hommes se voyaient
aujourd'hui transformés plus ou moins en robots, si profondément
certaines institutions et le pouvoir de certains hommes pour que s'épa-
nouisse une société sans exploitation. Sans doute dira-t-on que l'image aliénés qu'ils ne pouvaient même plus prendre conscience de leurs rap-
d'une telle société était très vague autrefois, que les ouvriers n'ont ports avec leur milieu social.
jamais conçu exactement ce que serait le socialisme. Et ceci est tout à ~n ;~it, le process~s de l'histoire est ~trangement ambigu, et s'il est
fait sûr. 11 n'en demeure pas moins vrai que l'avant-garde ouvrière vrat qu tl y a destructwn des communautes, destruction d'une socialisa-
raisonnait et agissait, comme s'il allait de soi que la suppression de la tion qu'on peut considérer avoir existé autrefois dans le cadre de cer-
propriété privée dût entraîner automatiquement la solution du problème taines institutions, comme l'institution familiale, comme telle ou telle
de l'exploitation. Elle ne se battait pas seulement pour se défendre et ins~i~u.tion politique, p~r exemple, il ne reste pas moins vrai que la
pour améliorer ses conditions d'existence, elle voulait éliminer le mal soctete moderne, en faisant éclater les anciens cadres, en confrontant
en tant que tel et voyait dans le capitalisme la cause du mal. Laissée chaque homme à une expérience toujours plus étendue de la réalité
dans Je vague, la solution allait de soi. Or, à présent, elle ne va plus sociale, de la variété des univers culturels à l'échelle du monde, institue
de soi. Il apparaît que les formes de domination peuvent changer et une nouvelle socialisation qui ne peut être fondée sur le rapport per-
qu'elles ont changé sans que cesse de subsister une très forte différen- sonnel de l'homme à l'homme. Autant il est absurde, par exemple, de
ciation sociale. II apparaît que les organisations qui doivent leur exis- tomber dans le mythe d'une culture de masse qui apporterait d'elle-
324 LA DEGRADATION DU MARXISME LA DEGRADATION DU MARXISME 325
même et spontanément une éducation à l'homme, autant il est absurde la lutte sociale découvre, en effet, autre chose que les vices d'une orga-
de tomber dans le mythe inverse, de dénoncer purement et simplement nisation irrationnelle - défauts auxquels pourrait pallier une bonne
la « déculturation :. de l'individu. planification ou une meilleure intégration des individus dans les insti-
tutions. Il découvre une revendication qui concerne la légitimité du pou-
Le réalisme moderne. voir que s'arroge l'homme aux dépens d'autrui.
En vérité, il y a aujourd'hui un nouveau mode d'acculturation, que Sans nul doute, cette revendication s'exprime sous sa forme la plus
nous avons, comme premier devoir de déchiffrer, d'identifier, sans nous complète dans le cadre de la production industrielle. A cet égard, mal-
laisser troubler par des sentiments, des habitudes, des représentations gré toutes les transformations advenues, la situation présente n'est pas
hérités du passé. La première règle est de ne pas juger du caractère de très différente de la situation passée. C'est dans l'industrie que se pola·
la société moderne, en référence aux valeurs en usage dans le passé, risent de la façon la plus brutale les relations de pouvoir, c'est là que
valeurs adaptées à des sociétés cloisonnées, divisées à l'intérieur d'elles- s'accumulent les pires frustrations, que s'exerce sous une forme concer-
mêmes en groupes plus ou moins fermés et où la socialisation de l'indi- tée, méthodique, permanente, l'oppression la plus violente et que règne
vidu supposait toujours son intégration dans un groupement particulier. l'aliénation la plus intolérable.
Viser la société telle qu'elle est, c'est accueillir la modernité au lieu de Mais l'aliénation qui caractérise les rapports de production règne
s'en détourner, c'est tenter de penser la politique, en ayant en esprit aussi dans tous les autres secteurs de la vie sociale, et nous devons la
la décomposition des communautés traditionnelles (y compris ces com- détecter partout, et partout éclairer les fonnes de résistance auxquelles
munautés qu'ont constitué, jusqu'à une époque récente, partis et syndi- les hommes recourent spontanément pour déjouer les plans de ceux
cats) au lieu de s'acharner à vouloir ressusciter un idéal nouveau de qui détiennent un pouvoir et s'acharnent à le perpétuer, pour tourner
communauté. les règles bureaucratiques qui étouffent les initiatives et privent les
Cette exigence de réalisme vaut aussi contre le révolutionnarisme individus de toute communication entre eux et de toute infonnation sur
marxiste. Le marxiste révolutionnariste raisonne comme s'il possédait les institutions dans lesquelles ils se situent.
une image de la société rationnelle, il dénonce les conflits et les contra-
dictions de la société présente, comme s'ils étaient accidentels, imputa- La lutte contre les aliénations.
bles à des causes toutes particulières qu'il serait possible de supprimer.
Mais il se garde bien de décrire la société sans contradiction. Il juge Pour ne parler que de politique, la tâche n'est pas seulement, en ce
l'état actuel comme s'il en était à distance, mais il laisse dans l'ombre, sens, de dénoncer le programme et l'action des partis et des groupes
et pour cause, le lieu d'observation où il se tient. C'est en réponse à dont le but est de maintenir tels quels les rapports de pouvoir existants,
l'utopie rationaliste, qui opère dans la dissimulation, que nous appe- elle est aussi de révéler les hiérarchies secrètes, les cloisonnements de
lions à «viser la société telle qu'elle est». Que signifie cette formule? fait qui, au sein des institutions apparemment en lutte contre le régime
Non pas qu'il faille accepter ce système économique et social dans dominant, ont pour effet de priver le grand nombre de toute respon-
lequel nous vivons ou ces institutions telles qu'ils sont, donner notre sabilité effective et de le maintenir dans un état de dépendance et de
adhésion aux formes de pouvoir actuelles. Mais seulement que nous passivité analogue à celui où il se trouve réduit dans l'industrie.
devions accepter ce qui advient dans l'histoire comme ce qui intéresse Ce qui demeure de la pensée et de l'action révolutionnaire n'est, à
essentiellement notre destin. Accepter de voir dans le présent autre chose nos yeux, que cela : la critique des structures de pouvoir et de l'alié-
que le mal, se décider à le déchiffrer pour y apprendre le sens de nos nation qu'elles impliquent, à tous les niveaux et dans tous les champs
entreprises, pour y chercher les conditions de notre pensée et de notre de l'activité sociale. Cette critique est révolutionnaire en ce sens qu'elle
action, et tandis que nous devenons sensible aux faits d'exploitation et dévoile les véritables antagonismes que conservateurs et réformistes
à l'exigence de les dénoncer, demeurer conscients que nous parlons en- s'emploient toujours à dissimuler, qu'elle traduit toujours dans les
core à l'intérieur de la société présente et que nous avons à tirer d'elle, termes des relations concrètes instituées entre les hommes les règles de
dans les conditions qui nous sont faites, la vérité au lieu de nous évader fonctionnement des organisations qui les masquent, et, par là même,
dans le mythe du bon passé (le mythe de l'âge d'or de la démocratie qu'elle éclaire et attise la lutte sociale.
américaine, qui hante Mills par exemple) ou celui du socialisme futur. Mais si elle est révolutionnaire, elle est affranchie du mythe qu'une
En second lieu nous devons nous employer à révéler toutes les for- révolution pourrait, une fois, bouleverser de fond en comble la structure
mes de contestation de l'ordre établi qui manifestent la créativité des de la société et, comme l'imaginait Marx, supprimer les causes de
hommes, le besoin fondamental qu'ils ont de connaître le sens de leurs l'aliénation. Elle veut être réaliste, c'est-à-dire chercher dans la réalité
actes et de diriger leur propre travail. A dessein j'emploie le terme de elle-même les conditions de la contestation des structures d'exploitation
contestation, non celui de conflit ou celui de contradiction dont use - conditions qui n'ont pas été créées une fois pour toutes dans le
sans gêne le sociologue ou le marxiste positiviste. Qui est attentif à passé, de telle sorte qu'elles attendraient depuis un demi-siècle au moins
326 LA DÉGRADATION DU MARXISME

d'être satstes par un bon Parti, ainsi que le croient certains, mais qui
ne cessent de se transformer et d'être recréées, comme nous l'enseigne
le fait que les bureaucraties, en dépit de leur expansion continue et de
leur prétention toujours accrue à régler toute la vie sociale, s'avèrent
impuissantes à maîtriser les résistances, à étouffer les besoins et les
entreprises que font naître l'essor de la société moderne, le développe- XIV
ment de la production, la circulation de l'information, le brassage des
groupes et des peuples.
POUR UNE SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE*

Le concept de démocratie est si ancien, appliqué à des régimes si


variés, et, de nos jours, si communément revendiqué pour couvrir des
politiques diverses, voire antagonistes, qu'il décourage souvent une
pensée quelque peu soucieuse de rigueur. Ainsi n'est-il pas surprenant
que l'auteur d'un traité de philosophie politique en vienne à déclarer :
« le terme de démocratie est d'un emploi tellement difficile qu'il vaudrait
presque mieux y renoncer:. 1 •
Mais renoncer, ce serait tomber dans une erreur d'une autre nature ;
ce serait, au nom de la connaissance exacte, exclure du réel la repré-
sentation que les hommes s'en font et oublier alors que cette représen-
tation est elle-même constitutive du réel. Qu'il y ait, par exemple, une
image confuse de la démocratie antique, une tradition qui s'entretient
dans une complaisante ignorance de ses origines, une agitation vaine
autour de la démocratie présente et future, cela ne dispense pas de
rechercher pourquoi la notion résiste à l'usure du temps, de quelle
mémoire, de quelle pratique, de quels désirs elle se nourrit.
Cette recherche est jugée suspecte parce qu'elle ne s'applique pas à
un objet déterminé, qu'elle n'est pas même assurée de son identité,
qu'il lui faut rayonner dans plusieurs sens à la fois pour tenter de le
découvrir et qu'enfin elle oblige chacun à produire son propre témoi-
gnage et à l'interpréter. Or une sociologie politique, qui se prétend
scientifique, veut nous faire croire que ce qui nous touche au plus près
et n'est pas matière à mesure et à définition ne vaut pas la peine
d'être interrogé. Il faut se défendre contre cette fausse science. Que
nous décidions ou non de nous appuyer sur notre expérience, c'est elle
qui commande secrètement nos options et dirige pour une part le cours
de nos analyses. Nos convictions, nos désirs, nous pouvons bien leur
imposer silence, ils ne cessent pas pour autant d'orienter notre curio-
cité. Vouloir les ignorer, c'est seulement les soustraire à l'interrogation

• Annales, n• 4, juil.-ao6t 1966. Ce texte est une version remaniée d'un


exposé, fait en automne 1965, devant le C.R.E.S.P. (Cercle de recherche et
d'élaboration sociale et politique). Cet organisme, créé sous le nom de Cercle
Saint-just, pendant la guerre d'Algérie, et en relation directe avec l'événement,
a pris ensuite une distance de plus en plus grande à l'égard de la politique
quotidienne.
1 Eric Weil, Philosophie politique, Vrin 1956, p. 172 (note).
328 SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE SOCJOWGIE DE LA DEMOCRATIE 329

qu'ils méritent, leur donner une solidité que peut-être ils ne devraient Dans le présent, nous n'avons d'autre intention que d'introduire un
pas avoir et, finalement, comme la connaissance positive est impuis- débat. Ainsi demeurons-nous au seuil d'une recherche, à laquelle il
sante à décider des principes de l'action, se condamner à les retrouver conviendrait, pour qu'elle méritât vraiment son nom, de ménager préci-
sous la forme de valeurs qui se passent de toute justification et ne tolè- sément ses avenues. Cette position éclaire notre démarche. Il ne s'agit
rent pas la contestation. pas tant d'ordonner des questions en regard d'une réalité à connaître
que de les ouvrir une à une pour remonter vers leur source et, si pos-
Ce n'est pas parce qu'il est lié à une indétermination manifeste que sible, entrevoir les principes qui les commandent. Ou, pour le dire autre-
le concept de démocratie est vague et qu'il échappe à nos prises. Il ne ment, nous ne cherchons pas à nous avancer trop vite en direction
devient tel, au contraire, que lorsque la vérité de cette indétermination d'une réponse, nous préférons demeurer d'abord sur le versant de la
est méconnue, lorsque, sous prétexte de s'en tenir au positif, on prétend question pour l'explorer. Mais, il est vrai, de telles formules risquent
réduire la réalité sociale à un système, ou un système de systèmes, fait encore d'égarer ; il y aurait de l'hypocrisie à laisser croire qu'un tel
pour fonctionner. Qu'on considère, par exemple, ces études réputées mouvement ignore tout de sa direction. En fait celui-ci se trace au
objectives qui prétendent substituer à l'arbitraire de l'idéologie le sé- moins pour une part de la distance prise à l'égard du schéma libéral et
rieux de l'interprétation des faits : voici la démocratie dans l'Etat, la du schéma marxiste : distance qui n'est pas celle d'un mode de repré-
démocratie dans le Plan, la démocratie dans l'Entreprise, le Syndicat, sentation à un autre, mais qui exclut toute pensée de la démocratie en
l'Université : autant de cadres bien délimités qui permettent de spécifier terme de représentation, c'est-à-dire toute pensée objectivante pour la-
des traits de fonctionnement. Mais, quel que soit l'intérêt de telle ou quelle la société se laisserait constituer en matière possible d'une forme
telle analyse, c'est alors que le terme devenu fétiche s'opacifie et n'offre démocratique. Notre interrogation appelle donc bien une réponse qui
plus à la pensée que l'artifice dont elle a besoin pour mettre une borne n'est pas indifférente à sa nature, ce serait une réponse qui ne la termi-
à ses questions. On parle bien de démocratie, mais il importe peu de nerait pas, mais qui la spécifierait de telle manière qu'elle rende mani-
s'interroger, ne disons pas sur les difficultés de la chose - on aime à feste, légitime et nécessaire le référent démocratie - ce par quoi insti-
répéter qu'elles ne seront jamais éliminées, que la démocratie integrale tutions, conduites, valeurs, dans toute l'épaisseur du social, se rappor-
est un idéal, que seul compte le mouvement qui s'en inspire - mais tent les unes aux autres, s'exposent au même jour, se heurtent à la
sur la vérité de ce qu'elle postule. Le mot n'est là que pour rassurer, même impossibilité d'échapper à la mesure de l'autre.
pour masquer les lacunes du savoir et maintenir coûte que coûte une
bonne image de la société.
Or n'est-il pas vrai que si un sociologue - passons nous l'usage du 1. DÉLIMITATION DU CHAMP.
terme - a quelque chose à dire sur la démocratie qui lui appartienne
en propre, qui le distingue du premier bavard venu, ou de l'idéologue, Dans quel champ nous situons-nous ? En posant cette question, nous
ou du prétendu technicien de la politique, ce n'est que dans la mesure souhaitons dégager la discussion des frontières trop étroites où l'alter-
où il ébranle les évidences de première vue, où il tente de ramener à la native libérale-marxiste a tendu à l'enfermer. Sans doute n'a-t-il
lumière du jour le non-savoir sur lequel elles reposent, où il met en jamais été dit que par démocratie il fallait seulement entendre un sys-
danger la foi commune, et d'abord celle qui s'honore d'être bonne ... tème d'institutions politiques ou économiques, mais il semblait aller de
Loin de se faire le prisonnier du mythe parce qu'il prend en charge soi qu'un tel système eut le pouvoir de déterminer tous les traits de la
une représentation trouble, il s'en libère du seul fait qu'il assume la réalité sociale. Or il y a lieu de se demander si les processus qui sont
position de l'interrogeant. Seule cette position l'habilite à revendiquer visés dans le discours démocratique - les écrits des théoriciens ou les
le point de vue de la science. Assurément, son interrogation ne naît pas expressions les moins élaborées de l'opinion - relèvent seulement de
de rien, celui qui la soutient n'est pas dépourvu d'identité ; quand il l'ordre institutionnel et seulement de l'ordre politique ou économique.
parle de la démocratie, nul doute qu'il ne mette en jeu des convictions, Pour peu que nous soyons attentifs à la diversité des intentions aux-
car enfin il en a, fussent-elles négatives, comme il a toujours une expé- quelles ce discours livre passage, nous seront tentés de distinguer dans
rience des rapports de groupe et du fonctionnement des organisations, le champ qui nous occupe quatre niveaux distincts et en chacun de
une sensibilité particulière aux relations de pouvoir, une image de la ceux-ci une diversité de phénomènes dont l'agencement est spécifique.
politique, et aussi une demande qui lui est propre de participation, Nommons le niveau de la politique, celui de l'économie, celui de l'infor-
d'échange et d'autorité. Toutefois, qu'il en soit ainsi ne discrédite pas mation et celui de la personnalité. En désignant très sommairement et
son entreprise. Dès lors qu'il n'élude pas la difficulté, qu'il ne se dérobe très provisoirement par politique tout ce qui concerne l'aménagement
pas devant les apories de sa situation, il a l'espoir que sa voie, quels des rapports de pouvoir et d'autorité ; par économie tout ce qui con-
que soient son point de départ et la direction suivie, puisse croiser celle cerne la production, la distribution, la consommation des biens sociaux
d'autrui, que les questions dont il s'entretient en suscitent d'autres, et J'organisation dont elles s'accompagnent, par information tout ce
qu'il ait en certains points partie liée avec la vérité. qui concerne la constitution et la diffusion du savoir (le plus sensible
330 SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE 331

et le plus immédiat, comme le plus abstrait et le plus médiatisé par du suffrage, restriction apportée au droit d'association, par exemple)
d'autres savoirs) ; par personnalité enfin tout ce qui concerne le jeu ont été supprimées. Mais il est vrai que cette cohérence n'est obtenue
d'affects, de motivations et de représentations en vertu duquel un objet qu'au prix d'un formalisme dont les théoriciens marxistes ont juste-
social quelconque se trouve lié positivement ou négativement au d~.;ir ment dénoncé les effets fantasmatiques. Négligerait-on tout ce qui a été
des hommes dans une culture donnée. dit (à bon droit) sur les manipulations de la loi électorale par la majo-
Sans doute cette distinction est-elle conventionnelle, mais cela ne rité en place, sur l'exploitation des organes d'information par les
veut pas dire qu'elle soit illégitime. Il n'est, en effet, de pire convention gouvernants, sur le soutien qu'apporte la haute finance à la politique
que d'assigner à la réalité le statut d'une totalité indécomposable, puis- qui la sert, ou sur la corruption d'une clientèle par la distribution de
qu'elle se détruit elle-même dans l'opposition cette fois irréductible prébendes, il resterait en effet que le système cache une inégalité fon-
qu'elle rétablit entre ce qui est et ce qui est pensé. Les niveaux dont damentale entre les sujets politiques dont le plus grand nombre, privé
nous parlons ne correspondent pas à des divisions dans la société en de pouvoir et de richesse en raison de son asservissement économique,
soi ; ce sont des niveaux de sens où nous repérons à chaque fois les n'a d'autre possibilité que de contribuer aux modalités d'un choix qui,
mêmes phénomènes mais suivant une articulation différente. Ainsi, de toutes manières, sanctionnera cette condition.
comme nous le montrerons, il n'y a pas de visée de l'économique qui La critique marxiste n'est pas à rejeter, certes ; il est seulement
n'inclue celle des relations de pouvoir et d'autorité, celle de la distri- permis de se demander si elle répond bien à son intention quand elle
bution de l'information et celle des valeurs soutenues par les désirs va jusqu'à déclasser les phénomènes politiques pour promouvoir au
d'une collectivité, mais cette première visée ne se confond pas pour titre de réel l'économique. Ce faisant elle cède encore au principe qui
autant avec celle du politique, elle nous fait découvrir un autre relief. commande les idées des libéraux. De celles-ci elle prend le contre-pied
Se reférer au pouvoir, au savoir, au produire, au désir, c'est s'imposer mais sans cesser de se déterminer en regard du système d'institutions
à chaque fois une lecture singulière du réel ; c'est reconnaître que, et de règles qui constitue à leurs yeux l'essence de la démocratie poli-
symbolique de part en part, le champ s'ordonne en fonction de l'accen- tique. Elle ne se satisfait de dénoncer comme formelle la démocratie
tuation de tel ou tel type de signifiants. politique que parce qu'elle s'en tient à la forme dans laquelle celle-ci se
trouve énoncée. Elle ignore ou, quand elle l'entrevoit, elle n'apprécie pas
Le niveau politique. la portée des signifiants en fonction desquels s'ordonne le modèle, la-
Il n'y a pas lieu de considérer longuement la thèse des libéraux ni quelle excède pourtant le champ de ce qui est signifié dans les faits.
de montrer pourquoi, à un certain moment de l'histoire, le modèle démo- Diversité des groupes et de leurs revendications, compétition de
cratique en est venu à se confondre aux yeux du plus grand nombre leurs représentants en vue d'une sélection des dirigeants, libre circu-
avec celui d'un système strictement politique - l'ensemble des règles lation des idées et des informations, libre association, contestation légi-
en vertu desquelles le pouvoir est conféré et exercé s'avérant déter- time du pouvoir établi, mobilité du pouvoir et, plus généralement de la
miner entièrement la nature d'un régime sociaL Rappelons-en seulement représentation politique, cette chaîne de signifiants n'est nullement dé-
les principaux traits : 1" La légitimité du pouvoir est assurée du fait terminée par un état des rapports de propriété, ou des rapports de pro-
que les dirigeants sont issus d'une consultation populaire qui permet duction, même si elle vient historiquement à s'imposer dans le cadre du
à un majorité de se dessiner et de donner ainsi figure à la volonté capitalisme moderne. Il faut même reconnaître qu'elle peut se maintenir
générale ; 2" Cette procédure implique une compétition entre deux pos- dans des conditions diverses, quels que soient les cadres dans lesquels
tulants au moins, hommes, équipes ou partis ; 3" La compétition sup- se manifeste le suffrage populaire, quelles que soient sa forme et sa
pose à son tour la liberté d'organisation et d'expression des parties ; périodicité, quelle que soit la procédure du choix des gouvernants, et
4" La répétition de la consultation à intervalles réguliers commande quel que soit enfin le degré d'inégalité des sujets politiques.
encore la protection de la minorité (ou des minorités) et, en particulier, Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, dans le moment où ils condam-
sa représentation permanente dans la ou les assemblées où sont réité- nent le formalisme de la démocratie bourgeoise, la plupart des idéo-
rées, dans ces intervalles, des consultations sur des mesures d'intérêt logues marxistes s'enferment dans un autre formalisme en érigeant en
public ; 5" La puissance politique est limitée ; elle garantit l'indépen- critères du socialisme les modalités du système de propriété, c'est-à-
dance du pouvoir judiciaire, seule susceptible d'assurer dans les limites dire un ensemble d'institutions et de règles (nationalisation des moyens
de la loi les libertés et la sécurité du citoyen ; 6" D'une façon générale, de production, planification d'Etat...) dont il n'est pas évident qu'il cor-
le pouvoir est lui-même soumis à la loi ; il revient à une assemblée responde à une transformation substantielle des rapports de production
représentative du peuple entier de modifier les lois ou d'en créer de ou, pour parler précisément, à la réduction de l'inégalité sociale telle
nouvelles. qu'elle s'institue dans le cadre du capitalisme. Mais l'important, pour
La cohérence de ce modèle est attestée par sa force d'expansion : notre propos, est de mesurer les conséquences d'une telle méconnais-
nombre de limitations de fait auxquelles il était d'abord lié (limitation sance du sens de la démocratie politique.
SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE 333
332 SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE

Qu'on considère, par exemple, la critique du stalinisme. Si véhé- groupes, et entre les organisations où ils sont partiellement insérés, une
mente et sincère soit-elle parfois sous la plume de certains qui condam- étude comparative de ces organisations mêmes, partis et syndicats
nent leurs actions passées, elle demeure inconsistante et ne franchit pas notamment, de leur fonctionnement interne, de la diversité de compor-
les limites d'une histoire événementielle et psychologiste, tant que n'est tements, de valeurs, de modèles qui s'y manifestent.
pas remise en question leur conception première de la politique ; tant Pour ne prendre qu'un exemple, le débat sur la fonction des partis
que la monopolisation du pouvoir par les dirigeants en place, le refus dans la société contemporaine (et en particulier sur la signification du
de faire droit à la diversité des opinions et des revendications, l'étouffe- mono, du bi et du multi-partisme) ne saurait s'approfondir qu'à la
ment des oppositions, le contrôle de l'information, et plus généralement condition d'explorer les rapports sociaux à l'intérieur de l'institution. Il
de toutes les formes d'expression continuent d'être traités comme des importerait alors de poser des questions de cet ordre :
phénomènes secondaires dont la signification ne peut être appréciée
qu'en raison de la fonction qu'ils jouent dans le maintien d'un mode 1. Quels sont les objectifs manifestes d'un parti politique? Si
d'organisation économique ; tant que les épisodes sanglants de la dic- coexistent un objectif strictement politique (prise en charge partielle ou
tature, enfin, ne sont pas perçus comme un effet, extrême sans doute, entière du pouvoir, ou bien pression sur lui), un objectif de socialisation
mais naturel du totalitarisme. (rassembler, unir et organiser de façon permanente une fraction de la
juger que les institutions et les règles de la démocratie bourgeoise population) et un objectif idéologique (propager une théorie, faire recon-
ne constituent qu'un aspect du modèle politique démocratique, c'est naître un programme ou des principes d'action par la majorité des
donc reconnaître que celui-ci a une efficacité symbolique qui est d'un citoyens), s'accordent-ils pour imposer un modèle déterminé et cohérent
autre ordre que l'efficacité restreinte d'un régime de fait. Quand on d'organisation ou y a-t-il entre eux un jeu qui crée une indétermination
découvre le rayonnement de ce modèle, il n'y a plus de sens à assigner dans le modèle ?
aux phénomènes politiques un statut superstructure!. Pour conserver k 2. Quels sont les objectifs latents? Si sont repérables comme
langage marxiste - non sans faire les plus expresses réserves sur sa tels : a) l'accaparement de zones de pouvoir dans la société, qui sont
validité en cette occasion - disons que la politique est autant de l'ordre lieux de distribution d'emplois, ou de prébendes ; b) l'établissement de
de la structure que de la superstructure. Encore faut-il ajouter que la hiérarchies parallèles où les rapports d'autorité sont redistribués sui-
fonction jouée par les institutions de la démocratie bourgeoise dans le vant des normes différentes de celles qui fondent les hiérarchies offi-
développement du modèle mériterait un examen attentif : on est en effet cielles : c) le brassage d'individus que leur profession, leur statut, leurs
en droit de se demander, à considérer l'histoire récente, si là où une conditions de vie tiennent à distance les uns des autres dans la société ;
démocratie bourgeoise n'a jamais réussi à s'implanter, il y a quelque d) l'identification à une communauté qui se substitue à la communauté
possibilité de créer des formes démocratiques nouvelles, ou s'il n'y a défaillante incarnée par l'Etat ; e) la réintroduction dans la Loi d'une
pas comme un accroc irréparable dans le tissu social. Peut-être devrait- fraction de la population qui ne peut s'y insérer sans ce détour ; f) l'ap-
on observer que cette démocratie, si formelle soit-elle, a un effet d'en- propriation d'une culture (par une sorte d'autodidactisme collectif) dont
traînement nécessaire dont une société ne peut se passer sans danger. le grand nombre se sent exclu, en raison de la fragmentation et de
A l'appui de cette hypothèse, on invoquerait volontiers le cas de la l'hétérogénéité des valeurs, des modèles et des œuvres et d'autre part
Yougoslavie qui fit l'objet d'une longue discussion dans ce Cercle: les des conditions matérielles de l'éducation et du travail ; - comment
tentatives de démocratisation, si neuves et si importantes soient-elles, ces objectifs s'ordonnent-ils par rapport aux objectifs manifestes et
concluions-nous alors, se heurtent à d'étroites limites dès lors qu'elles les uns par rapport aux autres ? Comment s'inscrivent-ils dans la vie
n'affectent que la gestion des entreprises et que, d'autre part, le main- du Parti, dans ses mécanismes institutionnels, ses règles de fonction-
tien d'un pouvoir autoritaire et incontesté, la domination d'un parti uni- nement et la pratique effective de l'organisation ?
que imposent un modèle rigide qui décourage le jeu de l'initiative, de
l'échange et de la participation. 3. Quelles sont donc l'efficacité réelle et l'efficacité symbolique, la
Quoi qu'il en soit du jugement à porter sur ce point, il convient de fonction manifeste et la fonction latente du modèle institutionnel (con-
s'interroger à nouveau sur le sens que revêt pour la société dans son grès, assemblées régionales et locales ; cellules ou sections ; . comité
ensemble la démocratie politique. Mais pour être justement posée, cette central et bureau politique - ou leur équivalent ; règles d'élechon, de
question doit s'énoncer au niveau propre de la politique - étant en- délégation de pouvoir, de contrôle, de nomination, de recrutement, etc.).
tendu que celui-ci est appréhendé dans toute l'extension qu'il mérite. 4. Comment se crée-t-il et se maintient-il en dépit des multiples
C'est dire que la critique du système bourgeois et de son fonctionne- procédures d'élection et de contrôle un groupe relativement stable de
ment, au lieu de jeter le discrédit sur les phénomènes politiques, devrait dirigeants qui en viennent à monopoliser les décisions et les infonna-
investir à ce niveau le maximum de sens possible, joindre à l'examen
du système représentatif et à celui des relations de pouvoir entre le~ tions importantes ?
334 SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE SOCIOWGIE DE LA DEMOCRATIE 335

5. Dans quelle mesure l'inégalité des individus dans la société se Précisons donc que le niveau économique n'est symbolique, à nos
retrouve-t-elle transposée à l'intérieur du Parti ? A quels critères se yeux, qu'à la condition de comprendre l'ensemble des rapports sociaux
reconnaît-elle (inégalité dans le pouvoir, dans le savoir, et dans l'ex- qui le constituent comme tel.
pression)? Cette proposition se heurte à une objection bien connue. Ne faut-il
pas admettre, disent certains, qu'il y a une rationalité spécifique des
6. Quelles sont les attitudes des militants en regard du problème
de la démocratie dans le parti et dans la société? opérations économiques ; que nous avons affaire à des séries combinées
de détermination qui jouent dans des conditions indépendantes de la
7. L'implantation sociale et l'orientation idéologique d'un parti ont- volonté des individus - lesquelles tiennent à l'état de la technique,
elles un effet déterminant sur sa structure? à celui de la productivité du travail humain, à celui du marché etc.
N'est-il pas, en conséquence, dépourvu de sens de parler de démocratie
La seule énumération de ces questions suffit à faire entrevoir l'éten- à ce niveau? N'est-ce pas confondre l'ordre de l'éthique et l'ordre de
due des phénomènes que comprend le niveau politique. Ce niveau est la nécessité ? Les changements à provoquer ne relèvent-ils pas de choix
bien celui des relations de pouvoir et d'autorité, mais celles-ci n'ont de qui transcendent les considérations de pure productivité et de pure
sens qu'à la condition d'être saisies avec toutes leurs ramifications, ou, rentabilité?
pour mieux dire, ce niveau est, en tant que politique, social de part
en part. Ainsi voit-on des technocrates, que leur fonction ne délivre pas de
toute inquiétude, s'interroger sur les objectifs de la croissance, refuser
Le niveau économique. de s'en tenir aux termes des discussions en cours sur le taux optimum,
réclamer enfin une croissance pour fhomme, voire pour plus de justice
Une conclusion s'impose, mais plus fermement encore, en regard sociale. Seule une si noble fin autoriserait à investir plus largement
de ce que nous nommons le niveau économique. dans l'éducation nationale ou la santé publique ...
Bien souvent, nous l'avons dit, la transformation des rapports de Cette étrange dévalorisation de l'économique, par ceux-là mêmes qui
propriété est considérée comme l'objectif essentiel, lui-même condition y sont éminemment impliqués, nous semble encore témoigner d'une atti-
nécessaire et suffisante d'une démocratisation effective. Ainsi va-t-il tude de fuite. Plutôt que de prendre le risque de remettre en cause la
de soi pour la plupart des idéologues marxistes que J'appropriation par prétendue rationalité du système présent, et par conséquent la définition
l'Etat des moyens de production supprime la division de classe et commune de l'économique, on s'évade dans l'imaginaire, on en appelle
l'exploitation capitaliste. Or sans nous engager dans une discussion à la bonne volonté du gouvernant. Pour notre part nous sommes décidés
sur les différences du socialisme et du capitalisme d'Etat, dans la à affronter la question dans les termes violents où elle doit s'énoncer :
théorie, nous rappellerons, à la suite de quelques autres, que la pro- ou bien la démocratie s'inscrit à ce niveau, ou bien elle est un leurre.
priété juridique ne coïncide pas nécessairement avec Je pouvoir de déci-
sion, c'est-à-dire celui de déterminer les investissements, leur réparti- Partons donc d'une formule qui a quelque chance d'obtenir le con-
tion, leur priorité, leur rythme, les conditions et les normes de travail sensus des théoriciens et ne dissimule pas la difficulté. L'impératif
et les revenus des diverses catégories sociales. Encore que l'Etat soit économique, dirons-nous, est, pour un ensemble, une entreprise ou une
désigné comme le propriétaire, si, en fait, le pouvoir est détenu par une nation, celui de la maximisation des gains et de la minimisation des
équipe dont l'autorité et la stabilité dépendent des avantages de toute pertes. A nos yeux, le premier problème est alors celui-ci : de quels
espèce qu'elle accorde à un groupe de dirigeants et de cadres, il n'est gains, de quelles pertes parle-t-on? Si, par exemple, nous voulons
guère douteux que l'action de celle-ci visera à maintenir et à accuser juger de la croissance, nous ne demanderons pas : la croissance pour
les divisions qui la soutiennent, à priver le plus grand nombre des quoi (ou pour qui) ; nous interrogerons : de quelle croissance s'agit-il,
moyens d'information et d'intervention qui lui permettraient de les ou mieux : en quoi y a-t-il croissance? Sans doute les statistiques indi-
remettre en cause. Dans le meilleur des cas, - sous l'effet de la diver- quent-elles la croissance du produit national - ne chicanons pas sur le
sité d'intérêts qui règne au sein de la couche dominante - les décisions choix des données qui entrent dans le calcul - mais elles n'apportent
feront l'enjeu d'une négociation entre bureaucrates politiques, chefs de toute évidence qu'un élément de la réponse. Qui le contestera : s'il
militaires, planificateurs et dirigeants d'entreprise, c'est dire qu'elles apparaissait déjà que cette croissance pouvait être obtenue au prix
demeureront réservées à un petit groupe de partenaires. D'ailleurs, d'une moindre dépense, ou une croissance supérieure au prix de la
n'échapperaient-elles pas entièrement à l'influence des syndicats, leur même, on pourrait conclure qu'elle ne correspond pas à une maximi-
action serait d'une piètre efficacité, dès lors que l'organisation du sation des gains. Du moins le fait ne serait pas contesté. Mais si l'on
procès de production et, d'une façon générale, de tous les secteurs observait que les gains masquent non seulement des manques à gagner
d'activité, maintiendrait la masse de la population dans des tâches de mais des pertes considérables, on pourrait mettre en doute la réalité
pure exécution, soit dans l'ignorance et l'irresponsabilité. même de la croissance.
336 SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE SOCJOWOIE DE LA DÉMOCRATIE 337

Spéculation vaine, dira-t-on, tant que le calcul ne peut trancher. n • 1, qui commande le développement de toutes les autres, dès lors
Mais que signifie cette impossibilité? Le calcul annule-t-il l'hypothèse qu'il intervient dans tous les secteurs à la fois, détient la plus grande
pour l'exclure de son champ ou se peut-il que l'hypothèse récuse le puissance d'investissement, prévoit, coordonne et oriente les activités
calcul ? La question n'est pas oiseuse ; nous savons, au contraire, économiques dans leur ensemble.
qu'elle se pose avec une insistance accrue pour la sociologie de l'en-
A son tour l'Etat se trouve contraint de réviser la distinction du
treprise.
productif et du non productif. Déjà la double référence du court terme
En effet, si ce fut un premier progrès de critiquer, en regard de et du long terme introduit pour lui un élément décisif d'indétermination
l'extension nouvelle des tâches d'organisation, la validité de la dis- dans les calculs de rentabilité. Mais surtout la nécessité de répondre à
tinction établie entre activités productives et non productives et de des impératifs d'urgence qui concernent l'aménagement des conditions
restituer à l'entreprise, dans la diversité de ses articulations, l'unité de de la croissance tranforme insensiblement sa représentation de l'éco-
son système de conduite, c'en fut un autre, bien plus important, d'un nomie. Face à l'accroissement de population qui rend soudain caducs
point de vue théorique, de reconnaître l'efficacité de ce qu'on nomma les anciens cadres de scolarisation, par exemple, ou devant le dépéris-
relations humaines. Encore que la plupart des enquêtes demeurent pru- sement de régions entières sous l'effet de l'émigration rurale, devant
demment au niveau de la psychologie collective, se contentant d'établir l'expansion considérable des centres urbains, le développement de ta
l'incidence sur le travail des rapports établis dans une équipe ou dans technique qui exige une nouvelle espèce de main-d'œuvre, il lui faut
un atelier, des méthodes de commandement, des communications qui élaborer des plans d'aménagement du territoire, d'urbanisme, de décen-
relient les individus d'un niveau de la hiérarchie à un autre ; encore tralisation des administrations et des usines, créer des écoles, des orga-
que leurs résultats n'aient souve'1t d'autre effet, ou parfois d'autre but nismes de formation professionnelle, des centres hospitaliers ; des insti-
que d'obtenir à meilleur compte l'obéissance aux règles en vigueur ; tutions socio-culturelles etc. Cette intervention peut bien se justifier,
encore qu'elles s'arrêtent presque toujours au seuil d'une recherche pour les besoins de la propagande, en termes d'une nouvelle éthique
qui mettrait en cause les principes en fonction desquels s'ordonnent la politique, en réalité elle répond à des exigences strictement économiques
division des rôles de production, la hiérarchie, la multiplicatior des (et si les dirigeants ne savent pas toujours les mesurer, ce n'est pas
catégories et des échelons à l'intérieur de chaque catégorie, le cloison- faute de bonté mais faute de savoir), elle témoigne à un premier degré
nement des secteurs, la rétention des informations aux divers niveaux de cette vérité déjà énoncée que l'économique se nomme au niveau de
de responsabilité etc., la finalité d'une telle démarche ne fait pas de l'organisation.
doute. Il est inévitable qu'on en vienne à scruter toutes les pertes et
tous les manques à gagner que comporte une organisation d'entreprise. Mais - si pressants soient la construction des bâtiments, l'élargis-
Dès lors qu'il apparaît que la vérité de l'entreprise est dans son orga- sement du stock d'appareils et de documents nécessaires, ta formation
nisation, que là se joue son destin propre (sous le signe précis de la des hommes qui les manient - tant que la qualité de l'organisation est
balance des gains et des pertes), il ne peut manquer non plus de se méconnue, on ne peut nullement dire que l'Etat est à même d'évaluer les
révéler que cette vérité s'imprime très imparfaitement dans le système gains et les pertes de l'économie nationale. Comment, par exemple,
les maîtres enseignent-ils, qu'enseignent-ils, quels rapports entretien-
d'organisation matériel de communication dont l'organigramme donne
nent-ils avec leurs élèves, quels modèles leurs offrent-ils, en quoi ces
l'image, que l'organisation dans son sens économique est sociale et
rapports, ces modèles introduisent-ils à une socialisation ultérieure,
psycho-sociale en même temps que technique.
favorisent-ils l'initiative, la recherche de l'information, etc. ? Comment,
Si dans le cadre de l'entreprise ce savoir reste masqué, ce n'est pas par exemple, les architectes et les urbanistes peuvent-ils concevoir tes
seulement parce qu'il se heurte aux résistances des individus (si vives incidences sociologiques et psycho-sociologiques de leur technique, cons-
soient-elles) notamment de ceux qui sont les mieux placés pour appré- truire l'habitat, logement ou ville, en fonction des conditions spécifiques
cier les lacunes du système qu'ils incarnent, c'est aussi parce que ce de la société présente? Ces questions ne sont pas extra-économiques.
cadre est limité, parce que l'entreprise a des objectifs partiels qui lui Lorsqu'on constate que la profession des médecins, des enseignants et
sont assignés de l'extérieur, parce que les modèles techniques et les
modèles sociaux ne s'y imposent que d'être reconnus ailleurs. Alors
qu'elle est un foyer privilégié de socialisation et de changement, l'en-
treprise se méconnaît dans cette fonction et entretient précieusement
- des architectes est aménagée de manière à réduire leur intervention dans
le milieu aux limites d'une opération purement technique, à préserver
celle-ci des atteintes de la demande d'autrui et, d'autre part, à main-
tenir l'isolement des intéressés dans le cadre de leur activité, on ne
l'idée de son hétéronomie. Ainsi est-elle portée aussi naturellement à peut manquer de rechercher les effets de cette atomisation sur la pro-
revendiquer la paternité de ses gains qu'à imputer ses pertes à la ductivité collective. Le nombre des écoles et des hôpitaux nouveaux
société globale. Mais celle-ci n'échappe pas à son tour à la nécessité s'inscrit bien sur le registre de la croissance, mais il faudrait autre
de rendre compte de son organisation. Du moins n'y échappe-t-elle plus chose que des chiffres pour mesurer tes gains et les pertes qui corres-
dès lors que l'Etat assume les fonctions d'une entreprise, de l'entreprise pondent à la bureaucratisation de l'hôpital ou de l'université.
338 SOCIOWGIE DE LA DEMOCRATIE
1 SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE 339

Sans doute ces exemples parlent-ils plus facilement à l'imagination divers niveaux de pensée et d'en tirer un parti indéterminé. Quoiqu'on
que celui de l'organisation industrielle, parce que leur incidence politi- 1 puisse, à bon droit, répugner à ranger sous la rubrique information
~ telle ou telle forme de savoir (pensons au ridicule de la formule : la
que est moins visible, mais ils ont même signification. Car, qu'on choi-
sisse une référence ou une autre, l'enjeu se découvre le même : orga- seule chose dont je sois informé est que je n'ai pas d'information), il
niser est multiplier les communications, articuler les activités le~ unes demeure que ce terme est encore le moins insatisfaisant pour couvrir à
par rapport aux autres, favoriser la socialisation des individus et par la fois la connaissance la plus abstraite et la plus générale, et la
ce moyen, réduire l'inertie d'un ensemble, réduire les conduites de connaissance la plus particulière et la plus sensible.
défense, stimuler les conduites d'adaptation au changement et les con- Nous prétendons donc qu'en dépit de l'hétérogénéité des formes et
duites novatrices. Or tant que se trouvent érigées en modèles la des contenus de connaissance le niveau de l'information existe en tant
segrégation des rôles sociaux, la retraite de chacun dans les frontières que tel. Indépendamment de son statut économique, de sa position au
d'une technique particulière, la distance d'un milieu à un autre, le déficit sein d'un système de dépendance, un individu participe à son milieu
est certain. Au reste, il est ignoré mais non pas insensible. L'intensifi- en fonction du volume et de la qualité des informations qu'il détient,
cation continue du travail est pour une bonne part une tentative de de son accès de fait à des sources déterminées d'information et de ses
compensation. Mais outre que la nouvelle dépense d'énergie se traduit propres possibilités de tirer parti des informations nouvelles.
par une usure des producteurs, difficilement mesurable, mais dont la Sans doute, cette observation demeure-t-elle vraie quand nous envi-
fatigue, les perturbations du comportement (troubles psychiques et sageons la relation de l'individu avec la société globale, mais elle est
psycho-somatiques) fournissent un indice incontestable, elle n'accroît le beaucoup plus sensible et plus aisément vérifiable quand nous consi-
gain qu'en accusant la perte - développant la stéréotypie des conduites, dérons la relation avec un milieu particulier, par exemple une organi-
l'indifférence à l'égard des objectifs collectifs, l'impuissance à répondre sation de production ou bien une organisation syndicale ou politique.
aux sollicitations neuves du milieu ... Quelles sont les connaissances requises par telle fonction ou tel rôle ?
Ces considérations banales ne paraissent déplacées que parce que Dans quelle mesure peuvent-elles se modifier et s'accroître ; les sujets
la sociologie de l'organisation reste, en dépit de ses dénégations, for- sont-ils seulement susceptibles, et à quel degré, de les assimiler et d'en
faire leur profit?
tement tributaire du taylorisme, la seule idéologie du monde moderne
qui s'est avérée indéracinable pour avoir su donner à l'objectivisme le Ces questions sont nécessaires pour progresser dans l'intelligence
masque de la science (idéologie accomplie parce qu'elle semble énoncer des divisions sociales et donc des conditions effectives d'une démocra-
Je réel dans l'indifférence au désir). De fait, c'est encore une manière tisation. Elles sont d'autant plus importantes que nous constatons, de-
de céder au taylorisme que de le critiquer au nom d'une morale huma- puis l'avènement de la société industrielle, sans doute, mais depuis quel-
niste ou de prétendre, au nom du pragmatisme, ajouter au facteur tech- ques décades avec une force accrue, un progrès considérable, tant dan~
nique le facteur humain. C'est s'y soumettre encore que de proclamer les sciences humaines que dans les sciences exactes et dans les techni-
que la machine est faite pour l'homme et non l'homme pour la machine ques, qui va de pair avec un fractionnement et un cloisonnement conti-
ou que l'homme doit être reconnu comme tel pour que la machine fonc- nus des connaissances et de leurs détenteurs.
tionne mieux. La vérité est qu'il y a bien des problèmes spécifiques de Il n'est certes pas facile de distinguer ce qui relève d'une transfor-
productivité, de rendement, de rentabilité, mais qu'ils ne peuvent être mation interne du savoir (multiplication des branches de la science et
convenablement posés qu'à condition de l'être intégralement, de l'être de la technique), et ce qui est imputable à l'organisation politique et
donc en regard d'un ensemble, le sujet social pris dans toute sa géné- économique de fait de notre société. Mais il est également impossible
ralité, que ce sujet ne peut jamais être réduit entièrement à la combi- de renoncer à cette distinction car de toute évidence les modes d'évolu-
naison d'opérations partielles, que ses gains et ses pertes ne peuvent tion du savoir déterminent pour une part tant les relations de pouvoir
jamais être entièrement déterminés par le calcul, et qu'enfin le référent et d'autorité que l'organisation économique. C'est donc un parti légitime
démocratique se manifeste précisément en ceci que la détection et que d'investir le maximum de sens possible dans les phénomènes qui
l'estimation des pertes est au cœur de la pratique de l'organisation. touchent à l'acquisition, la distribution et la circulation de l'information.
Prenons un seul exemple, celui du système d'enseignement en vi-
gueur, pour mettre en évidence la variété de déterminations que nous
Le niveau de l'information.
rencontrons à un tel niveau. L'observateur ne peut manquer de repérer
Nous employons ce terme dans son sens ancien, sans retenir celui les déterminismes qui pèsent sur le fonctionnement de l'institution. Ainsi
dont fait usage la théorie de l'information. L'information, telle que nous montrera-t-on (et de bonnes études l'ont établi) que le système exclut
l'entendons ici, est rapportée à un sujet qui - à la différence d'une en fait les enfants d'ouvriers et de paysans des études supérieures en
machine dont le dispositif si complexe soit-il est adapté à un type ou raison de contraintes économiques externes. A cette critique s'en ajoute
à des types déterminés d'opérations - a le pouvoir de l'intégrer à une autre qui vise cette fois l'institution elle-même : la nature des
340 SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE 341

programmes, conçus à l'origine pour une faible minorité privilégiée, est vent les mêmes besoins, s'exposent aux mêmes conflits, élaborent des
inadaptée à la formation du grand nombre. Mais, maintenue dans ces réponses ou des défenses semblables pour maintenir l'intégrité de leur
limites, l'analyse s'avérerait très insuffisante. Il faut encore se de- moi, élaborent enfin des images analogues d'autrui et d'eux-mêmes
mander: visés dans le miroir de l'autre.
1. Comment dans le cadre actuel les individus reçoivent l'informa- La constitution de la personnalité se découvre au mieux dans le
procès d'élevage de l'enfant (rapports de l'enfant avec la mère et le
tion émise.
père et son premier environnement ; techniques de dressage du corps,
2. Quelle est la nature de leur « demande », en quoi elle est déter- etc.). Cela ne veut certes pas dire qu'elle en soit une conséquence, puis-
minée par les exigences de leur implantation dans un milieu social, et que l'individu est modelé par d'autres individus qui ont été eux-mêmes
en quoi elle l'est par les impératifs mêmes du système. enfants avant d'être hommes, et qu'aussi loin qu'on remonte on retrou-
vera toujours la présence d'un environnement culturel et la dépendance
3. Si, placés dans des conditions identiques, des individus que leur des hommes par rapport à cet environnement.
milieu social particulier a formés différemment ont un égal pouvoir de
tirer parti des connaissances apportées. Mais il faut convenir qu'il y a implication réciproque, que le cercle
des déterminations psychologiques et sociologiques est impossible à
4. Dans quelle mesure l'enseignement les rend capables, quelle que rompre. Marx (auquel il est bon de se référer à cet égard encore, tant
soit ensuite leur place dans la société, de rechercher et d'assimiler une son influence est grande lors même qu'elle est contestée) a eu sans
information nouvelle et plus généralement d'acquérir une autonomie, doute le mérite de dénoncer, contre les philosophes du XVIW siècle, le
c'est-à-dire de s'affranchir des contraintes que fait peser sur eux leur mythe d'une nature humaine invariable, mais en imputant au système
situation, au lieu de les subir passivement. économique l'origine de certains comportements typiques de notre so-
ciété, il a ouvert la voie à des simplifications abusives. Autant, par
Pour éclairer ce dernier point, remarquons qu'un enseignement qui exemple, il est légitime d'affirmer que les conduites d'accaparement ou
donnerait à tous des chances égales de formation pourrait bien de- de compétition ne sont pas plus c naturelles » que leurs contraires, au-
meurer au stade d'une démocratie formelle si par sa forme et par son tant il devient simpliste d'en chercher l'explication dans l'existence d'un
contenu il ne permettait à chacun que de s'adapter à une fonction déter- régime fondé sur la propriété privée. Or, il ne s'agit pas d'une erreur
minée et l'enfermait une fois pour toutes dans les horizons d'un savoir qui laisserait la théorie sans tache. Reconnaître que nous sommes tou-
scientifique ou technique borné. jours en présence d'une personnalité, et donc d'un irréductible, incite à
Ainsi se trouvent mis en question en même temps que l'articulation se demander s'il y a quelque sens à parler de la démocratie-uberhaupt,
de l'institution et du système social global, que le fonctionnement insti- si ce que nous nommons tel peut se formuler en termes généraux, sans
tutionnel, et que la nature des programmes, la pédagogie, le style des tenir compte de cette matrice singulière où naissent les désirs de
relations maîtres-élèves, et la relation de chacun avec le savoir (lot de l'homme contemporain - et les nôtres propres. Disons dans le même
connaissances destinées à un usage déterminé ou bien ouverture à un sens que le procès de la culture de consommation et les sentencieuses
apprentissage infini). condamnations de la modernité qui l'accompagnent sont privés de toui
Au niveau de l'information comme au niveau de la politique, ce qu'il fondement dès lors qu'on veut ignorer où viennent s'ancrer l'appétit de
convient d'explorer c'est tout un étagement de phénomènes : des règles, l'objet, la demande de pouvoir et de savoir, la quête de sécurité, l'iden-
des conduites, des attitudes, des besoins sociaux. tification au groupe.
Reste qu'une investigation de ce genre se heurte aux plus grandes
Le niveau de la personnalité. difficultés, ne serait-ce que parce que nous ne saurions nous déprendre
de nos propres attaches. Notre seule chance, pensons-nous, serait qu'on
Je prends le terme de personnalité au sens où l'ont employé des puisse éclairer les modifications qui sont advenues depuis le début du
anthropologues américains sous l'influence de la psychanalyse. Disons siècle dans J'organisation familiale, dans la relation avec le Père, et
sommairement qu'une culture se distingue d'une autre non seulement par son truchement avec la Loi, dans les conflits et dans les névroses,
par un mode de production et d'échange, par l'état de sa technique, dans les procédés de sécurisation du moi, enquête que seuls des psycha-
par l'aménagement de son habitat, par ses règles de parenté, par ses nalystes pourraient nous aider à ouvrir.
croyances et par ses œuvres, mais encore par une certaine configuration
de traits psychologiques qui apparentent les individus les uns aux Seul, en effet, l'écart de notre situation par rapport à une situation
autres, en dépit de leurs différences de caractères et de situations, antérieure peut être signifiant, encore que nous ne puissions de toute
font qu'ils subissent les mêmes interdits, partagent les mêmes répres- évidence tirer le même parti de la différence que l'observateur d'une
sions et les mêmes gratifications, obéissent aux mêmes affects, éprou- société indienne ou polynésienne.
342 SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE 343

Quoi qu'il en soit de ces difficultés, elles ne sauraient nous détour- de sang. L'avènement de la démocratie implique bien qu'il n'y a pas de
ner d'une préoccupation qui est essentielle à une réinterprétation de Id fondement légitime à la hiérarchie des groupes sociaux, et que les
politique, et plus que toute autre, susceptible de lui donner sa pro- hommes appartiennent tous en droit à la même condition. Mais là où
fondeur. règne l'égalité des conditions, se rétablissent des inégalités de fait qui
créent de véritables phénomènes de ségrégation. Peut-on imaginer que
ces inégalités seront peu à peu réduites ? Ce n'est sans doute pas un
II. LES CONCEPTS-CLÉS. hasard si les penseurs de gauche passent la question sous silence,
comme si elle relevait d'une problématique dépassée : les plus radicaux
Circonscrire le champ que vise le discours démocratique et les ni- se jugeraient ridicules à parler de l'égalité des revenus et des statuts
veaux en fonction desquels il s'ordonne ne saurait suffire ; encore sociaux. Mais en fait l'acceptation tacite de l'inégalité est pleine de
devons-nous repérer les directions que suit ce discours, les intentions conséquences qu'il serait important d'élucider. Et la rigueur comman-
qui le soutiennent. Sans doute étaient-elles implicites dans le premier derait de s'interroger au moins sur ses origines et ses effets dans les
moment de notre esquisse, mais il importe maintenant de les mettre en sociétés qui se présentent comme démocratiques (et le sont, sans nul
évidence. Nous nous proposons donc d'examiner brièvement quelques doute, en un certain sens). En particulier, on pourrait utilement se
concepts qui paraissent commander toute référence à la démocratie. Ce demander si les prétendues inégalités de fait sont d'une autre essence
serait une tâche importante, à peine suggérée dans les considérations que les inégalités de conditions justement analysées par Tocqueville ou
qui suivent, de préciser leurs différents emplois, de vérifier leur perti- si elles les reproduisent sur un autre registre.
nence aux divers niveaux considérés, de se demander s'ils conservent le
même .sens, ici et là, et enfin s'ils sont, et dans quelle mesure, com- Le concept d'autonomie.
patibles. En dépit de l'imprécision attachée à ce terme, il est le plus apte à
désigner une conduite qui n'est pas régie de l'extérieur mais se déter-
Le concept de communauté. mine en fonction des fins qu'elle se donne. La démocratie, en théorie,
C'est une question de savoir s'il peut s'instituer une communauté implique - quel que soit le cadre dans lequel elle s'institue - que le
mondiale et si, comme certains l'imaginent, la démocratie ne peut s'ac- groupe ait le pouvoir de se déterminer par soi et qu'il n'obéisse qu'à
complir qu'à cette condition. Mais le fait est que dans le passé, dans le ses propres normes. Elle implique aussi que l'individu vive les normes
présent et dans l'avenir qui tient aux horizons du présent, l'idée de du groupe comme ses propres normes. Mais comment penser - et
démocratie est associée à celle d'un peuple qui conquiert et aménage peut-on seulement penser - l'autonomie dans une société où chaque
son unité. Or, que signifie cette référence au peuple? Quelle est l'iden- groupe est nécessairement dépendant de tous !es autres, où tout objec-
tité de ce sujet toujours invoquée, mais incertaine? Est-ce dans la cons- tif particulier est surdéterminé, où le volume et la complexité des tâches
titution d'un type de pouvoir et d'autorité qu'on la découvrira, ou dans imposent, à tout le moins, la délégation des fonctions de gestion (et de
le cadre de la relation instituée par une organisation commune, ou dans toute une part des décisions qu'elles comportent) à des organes spé-
la faculté de combiner des informations d'effets multiples, ou dans une cialisés.
personnalité nationale, dans l'adhésion au même système de valeurs,
dans la dépendance du même héritage historique, dans la représentation Le concept de participation.
d'un même destin? Peut-être ces hypothèses doivent-elles être conju- En admettant même que chacun dispose des mêmes informations et
guées pour rejoindre la réponse. Mais l'interrogation a d'autant plus du même pouvoir de décision, les conditions d'une vie démocratique ne
de poids qu'on observe le processus continu d'homogénéisation auquel seraient pas remplies si les individus ne faisaient pas usage de leurs
la grande industrie soumet les nations les plus riches et les plus puis- droits, c'est-à-dire s'il n'y avait pas participation effective aux déci-
santes qui se targuent volontiers d'avoir avancé au plus loin dans la sions et aux tâches. Le concept de participation donne sa traduction
voie de la démocratie. positive à celui plus ancien de consensus. Tant en effet que le soutien
n'excède pas le non-désaveu, on peut se demander s'il est fondé sur
Le concept d'égalité. une disposition effective du groupe ; comme on le sait, un gouvernement
qui n'est pas attaqué, n'exprime pas pour autant nécessairement la
Affirmerait-on qu'il y a des inégalité ineffaçables, il resterait que volonté ou les intentions de ses mandants.
la démocratie tend à une égalisation qu'elle revendique d'ailleurs en
théorie. Tocqueville jugeait qu'elle était dans son essence instauration Dans la réalité le défaut de participation est toujours lié à une
d'une égalité des conditions. Elle l'est sans doute en opposition aux organisation qu'un démocrate rigoureux jugerait vicieuse. Qu'il s'agisse
régimes qui érigent en valeur le lien de l'homme à la terre ou les liens d'une entreprise de production, ou d'un syndicat, ou d'un parti pollti-
344 SOCIOLOGIE DE LA DÉMOCRATIE SOCJOWOIE DE LA DÉMOCRATIE 345

que, il y a toujours en même temps qu'échec de la participation, inéga- cratique chaque secteur ouvre, en droit, sur tous les autres. Nous disons
lité dans les responsabilités, dans les avantages retirés du travail ou donc ouverture pour non-occultation. Quand la politique, par exemple,
dans la connaissance des faits. Et l'on observe avec raison que les est l'affaire de quelques-uns qui en font un métier (au sens où les arti-
dirigeants qui appellent de leurs vœux ardents la participation ne la sans du Moyen-Age nommaient c mystère :. leur métier) une distance
souhaitent qu'autant qu'elle ne met pas en danger leur pouvoir, et la s'établit entre ce groupe et les autres qui réduit à peu de choses les
découragent en fait en lui assignant expressément ses limites. Mais mécanismes d'élection et de consultation. Par la monopolisation des
croit-on que ces freins visibles éliminés, le mouvement qui porte les informations, la ritualisation des communications, la multiplication des
hommes à gérer leurs propres affaires s'accomplirait librement? La instances intermédiaires, un groupe se soustrait efficacement au contrôle
pluralité des rôles auxquels tout individu se trouve lié ne l'incite-t-elle du public. Ce qui est dit ici de la politique pourrait être aisément géné-
pas à en privilégier certains aux dépens d'autres ; et dans toute collec- ralisé. Mais on ne voit que trop bien comment la critique pourrait se
tivité la défaillance des uns ne nourrit-elle pas la force d'intervention laisser emporter jusqu'à déboucher sur une utopie sans consistance.
des autres ? Dans l'affirmative, faudrait-il toujours stimuler la parti- C'est une chose de formuler l'exigence de la non-occultation, c'en
cipation ? Mais de quelle nature pourraient être les stimulants et leur est une autre, par la dénégation moralisante, d'oublier que la cristalli-
efficacité ne serait-elle pas relative à la vigueur de l'institution? sation des modes du savoir et de la communication ne tient pas seule-
ment à la recherche du pouvoir, du prestige et de la manipulation.
Le concept de mobilité. Pour prendre un exemple limite, la philosophie ou l'art, dans leurs ex-
pression les plus rigoureuses, se font impénétrables pour le plus grand
Là où les hommes sont enfermés dans les limites d'un statut et nombre, sans que nous puissions juger qu'elles déchoient, ni qu'elles
d'une fonction, sans chance raisonnable d'y échapper, là où leurs mou- soient destinées par leur vocation à s'ouvrir à tous. Sans croire que,
vements sont entravés par des cuntraintes juridiques ou de fait qui les dans ce cas même, la pression du système social ne se fasse pas sentir,
empêchent d'abandonner leur territoire ou leur lieu de travail, la démo- ni que la perversité du penseur ou de l'artiste n'y trouve son compte,
cratie connaît une restriction essentielle. Il est même permis de juger peut-être devons-nous en tirer une indication de prudence dans la cri-
que l'accroissement de la mobilité sociale fournirait un bon critère pour tique des groupes attachés à préserver leur distance dans la mauvaise
mesurer le degré de démocratisation d'une société. Mais encore fau0.Iait- foi manifeste.
il déterminer si elle est inscrite dans la dynamique propre d'un régime
ou si elle est l'effet temporaire de changements dans le mode de pro- N'y aurait-il pas lieu, en conséquence, de distinguer l'idée d'une
duction ou de phénomènes démographiques. Question qui en appelle ouverture continuée par laquelle toutes conduites et toutes connaissances
une autre de portée plus générale : les contraintes de la société indus- sont promues au statut de choses publiques (quel que soit le nombre de
trielle (pour autant que nous puissions les définir, car en fait nous les ceux qui pénètrent dans ce domaine public) de la fiction d'une société
découvrons dans le cadre du capitalisme et nous sommes tentés de transparente pour elle-même, c'est-à-dire fondée sur la communication
considérer comme nécessaires des traits qui relèvent d'un système socio- de tous avec tous.
économique particulier) n'assignent-elles pas des bornes assez étroites
au développement de la mobilité ? L'intégration des travailleurs dans Le concept de conflit.
des entreprises de grande dimension, la fixité de la main-d'œuvre, la Tout système totalitaire prétend ignorer le conflit et plus générale-
division rigoureuse du travail ne créent-elles pas des impératifs qui ment imposer à toutes les activités sociales un dénominateur commun.
valent pour tout régime? A cet aspect du problème s'en ajoute un Ne peut-on dire que la démocratie se caractérise à l'inverse par son
autre plus spécifiquement politique : une organisation démocratique intention d'affronter l'hétérogénéité des valeurs, des comportements et
suppose que les fonctions de direction ne soient pas la propriété exclu- des désirs, et de faire des conflits un moteur de croissance? La ques-
sive d'un petit groupe. Une fois dénoncée l'utopie de Lénine dans tion a pour nous d'autant plus d'acuité qu'elle va jusqu'à porter sur la
l'Etat et la Révolution (la femme de ménage peut devenir ministre puis possibilité d'éviter que le conflit ne s'enracine dans les appétits de puis-
reprendre sa première fonction), il demeure que son exigence était sance et de richesse, et que l'inégalité ne demeure de forme socio-éco-
rigoureusement commandée par le modèle d'une démocratie intégrale. nomique.
Sur ce sujet encore il conviendrait donc de tirer les conséquences d'une
critique qui ne peut s'arrêter à mi-chemin. •••
Le concept d'ouverture. On voit dans quel esprit nous avons choisi les concepts qui devraient
permettre d'orienter notre investigation. Il ne s'agit nullement de trouver
Le terme est choisi à défaut d'un autre plus directement significatif des définitions qui, ajoutées les unes aux autres, donneraient celle de la
pour faire entendre que dans une société ou une organisation démo- démocratie. Ce sont des concepts énigmes qu'il faut sonder un à un et
346 SOCIOLOGIE DE LA DEMOCRATIE

rapprocher les uns des autres pour apprendre à penser notre question,
c'est-à-dire à la poser au moins en justes termes.
Les indications que nous avons données, répétons-le-nous pour finir,
ne peuvent que préparer à un travail futur.
xv
RÉSURRECTION DE TROTSKY ? *

Au seuil du Dix-huit Brumaire, Marx a nommé, en termes inoublia-


bles, la fonction du héros dans les révolutions bourgeoises - dans les
vraies comme dans les «fausses :., dans celles où l'imitation fraye sa
voie à la création et dans celles où elle ne sert qu'à éluder le~ tâches
nouvelles. Mais peut-être perçait-il alors au delà de ce qu'il croyait
atteindre, jusqu'à une structure mythique à laquelle se soumettraient
les hommes de l'avenir tout autant que ceux du passé. Le fait est que
« la tradition de générations mortes :. continue de peser lourdement sur
nos contemporains. Avec l'agitation révolutionnaire de Mai, des héros
renaissent, et leur parole, une fois de plus, vient recouvrir l'insoutenable
étrangeté du présent. De nouveau ils déplacent le lieu et le temps de
l'événement, pour circonscrire une scène imaginaire où les acteurs pour-
ront accomplir les gestes qui les délivreront du vertige de l'avenir.
Ainsi Trotsky apparaît, et avec lui les masques et les porte-voix qui
permettront d'élever l'intrigue du moment à la vérité de l'Histoire.
Comment s'étonner de l'attrait qu'exerce son image sur nombre
d'étudiants révolutionnaires? Trotsky, à plus d'un titre, mérite sa résur-
rection. Et parce qu'il appartint au temps des origines, qu'il fut un
fondateur de l'entreprise communiste, dont la parole pure demande à
être réveillée après les temps de la corruption ; et parce qu'il fut la
victime d'un meurtre - triple meurtre qui frappa l'homme, le politique
et le penseur.
Sans doute se meurtre le désigne-t-il plus que tout autre à une
résurrection. Chassé d'une position qu'il semblait détenir légitimement
pour avoir, avec Lénine, posé les principes d'un Etat ouvrier, assassiné
par un agent du Guepeou après avoir erré d'exil en exil, expulsé du
débat public sur les problèmes de notre époque, tant par les commu-
nistes qui interdirent la diffusion de son œuvre et effacèrent son nom
de l'histoire officielle de la révolution, que par leurs adversaires appli·
qués à le reléguer dans l'oubli, Trotsky ne peut être simplement, pour
les jeunes gens qui cherchent en lui l'inspiration, un bon ancêtre ; il
faut qu'il soit découvert, arraché à l'oubli et à l'opprobre, chargé des
vertus qui balancent les vices du stalinisme.
Certes, Lénine est vénéré. Mais son culte a commencé au jour de
sa disparition ; il repose dans un mausolée ; en un sens il n'est jamais

• Le Monde, 5 avril 1969.


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mort. Or il importe que le héros meurt et qu'on doive le rendre à la crimes, s'apitoyer sur les malheureuses victimes du culte de la person-
vie. L'injustice autrefois faite à Trotsky nourrit sa restauration. Tandis nalité, nouer des dialogues exquis avec les libéraux et les catholiques
que se décompose la représentation devenue intolérable du despotisme progressistes, se déclarer prêts à tout assimiler de ce qu'ils méprisaient
stalinien, s'épanouit celle de son adversaire des premiers jours. Le ·• auparavant : de Trotsky pas un mot, du trotskysme l'exploitation
héros ramène avec lui les emblèmes du bolchevisme primitif, mais son rituelle pour agiter le spectre de la conspiration.
identité n'est pas indifférente, car enfin c'est à lui qu'on les a arrachés ;
le nouveau régime, pour s'édifier, a dû passer sur son corps. Lénine a Reste que la nécessité d'un retour à Trotsky est d'ordre purement
disparu assez opportunément pour que ses successeurs feignent d'être idéologique. Sa résurrection est inscrite dans l'histoire, mais dans une
ses héritiers, et les plus célèbres de ses compagnons ont dû se faire les histoire particulière, celle des conflits politiques qui s'inaugurent avec
complices de leurs accusateurs. Quant aux autres, ceux qui se sont la formation du bolchévisme - et cette histoire devient imaginaire dès
insurgés aux premiers signes du règne bureaucratique, leur voix, déjà lors qu'on l'abstrait du champ global dans lequel elle a pris sens. Or
étouffée du temps de Lénine, n'a pu porter loin ; peu l'ont entendue. c'est bien à considérer cette limite que le jugement de Marx nous
Sans Trotsky, point de coupure visible entre le temps de la révolution revient en mémoire. L'imitation de Trotsky ne soutient pas une inter-
et celui de la contre-révolution. En outre cette coupure, les staliniens prétation du présent, mais couvre une régression vers un état antérieur
si occupés qu'ils furent à l'effacer, et à plonger dans la nuit leurs de telle nature que les conflits apparaissent déjà nommés, les prota-
adversaires, n'ont cessé à leur manière de la signaler par leur acharne- gonistes, la partie et l'enjeu une fois pour toutes fixés. Quels que soient
ment à produire partout des conspirateurs trotskystes, depuis les vic- le courage et la combativité des jeunes révolutionnaires trotskysants, le
times des premières grandes purges, jusqu'aux cadres des appareils choix de leur héros leur interdit de lever quelques-unes des questions
communistes du Bloc Oriental, Slansky, Rajk et leurs groupes, - ces qui commandent l'analyse politique car il leur a coupé la voie.
derniers, au demeurant, aussi acharnés à condamner le fondateur de Trotsky en effet n'a jamais imaginé que le capitalisme réussirait à
l'Armée Rouge que ceux qui procédèrent à leur exécution. Etrange continuer de développer les forces productives et à inventer de nouvelles
phénomène qui n'a pas été assez remarqué : l'application à effacer formes de domination, dans la certitude où il était que les lois intrin-
toute trace de Trotsky et la perpétuelle imputation au trotskysme de sèques de son économie - telles qu'elles résultent de l'appropriation
toutes les prétendues machinations destinées à dérégler l'ordre socia- privée des moyens de production - le précipiteraient vers une crise
liste - mais dont les effets à présent deviennent sensibles. Car, en un ultime. Il n'a pu admettre l'idée qu'une guerre mondiale ne dégénérât
sens, Trotsky parle pour tous ceux que le Pouvoir de type stalinien ou pas en guerre civile, sinon à supposer un retour à la barbarie. Pas
post-stalinien a précipitée dans les camps de concentration ou exter- davantage ne concevait-il que des révolutions dans des pays colonisés
minés, alors même qu'ils ne furent jamais ses partisans, qu'ils eussent pussent aboutir à la formation d'une classe dominante autochtone. D'au-
été, lui vivant, ses victimes et certains, ses bourreaux. Que le stalinisme tre part, il n'a cessé de dénoncer l'instabilité de la bureaucratie soviéti-
ait fait du trotskysme son double maléfique, il s'ensuit que sa propre que et d'affirmer que les bases d'un Etat ouvrier subsistaient en
imposture ne saurait se dénoncer auprès d'un nombre croissant de jeu- U.R.S.S. Or ce n'est qu'à la condition de rejeter les principes de son
nes, sans que ce double soit investi d'une positivité nouvelle. La bonne analyse qu'on peut s'interroger avec quelque lucidité sur les phéno-
image du communiste s'obscurcit tandis que la mauvaise s'éclaire ; mènes les plus importants de notre temps - à la double condition, en
l'identification qui s'opérait en regard de la première se défait, tandis particulier, de se délivrer d'une conception fétichiste des « contradic-
qu'elle se rétablit en regard de la seconde. Dans une situation où il tions » capitalistes, pour mesurer l'emprise de l'Etat sur tous les sec-
devient évident pour beaucoup - ce qui l'était autrefois pour une teurs de la vie sociale ; et de rompre avec la mythologie de la caste
infime minorité - que l'action révolutionnaire rencontre pour premier parasitaire des dirigeants soviétiques, pour repérer le processus de
obstacle la puissance des partis communistes, Trotsky incarne les vertus bureaucratisation qui gagne l'ensemble des sociétés modernes, et pour
critiques dont surent faire preuve autrefois les bolchéviks face à ce apprécier la force des appareils qui, tant dans l'ordre de l'économie que
qu'ils nommèrent les sociaux-traîtres. Son emprise se fortifie en outre dans celui de la politique et celui des représentations collectives, con-
de l'intolérance que continuent de manifester à son égard les commu- centrent entre leurs mains les ressources, les moyens de décision et de
nistes. Se tournant vers Trotsky, certains jeunes ne découvrent pas contrainte, et les connaissances.
seulement l'Autre de Staline, et avec lui la trace d'une histoire qui A défaut d'une telle réflexion, les jeunes trotskystes d'aujourd'hui
aurait été détournée de son premier chemin ; ils font l'expérience, dans ne s'évadent pas de la tradition qu'ils croient combattre. Mai l'a bien
le présent, de l'interdit qui le frappe et de la haine que mobilise la montré : ils sont habiles à dénoncer ce qu'ils nomment les trahisons du
transgression de cet interdit ; et simultanément ils s'aperçoivent qu'ils parti communiste, mais ils n'en forment que l'opposition immédiate.
touchent au point vif du stalinisme, qu'ils le provoquent à se nommer Ils imputent à des vices accidentels la dégénérescence des organisations
au moment même où il se masque. De fait, le parti peut bien condamner ouvrières, et ne font que reproduire dans leur propre milieu le modèle
les erreurs du passé, ses intellectuels s'enhardir jusqu'à confesser des sur lequel elles sont bâties. Ils intériorisent les valeurs de leurs adver-
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saires, dans l'oubli qu'entre ces valeurs et les conduites de fait qu'ils
condamnent, le rapport n'est pas de hasard. Ainsi rêvent-ils d'occuper
la place des dirigeants défaillants, de créer le bon parti, de restaurer
le centralisme démocratique qu'une mauvaise fortune a corrompu, et
de susciter la spontanéité des masses pour la subordonner à l'avant-
garde consciente. De la généalogie de leur choix politique, ils ne veulent POSTFACE
rien savoir - rien de la place qu'y occupe Trotsky comme promoteur
au lendemain de la révolution russe de la militarisation du travail,
comme responsable de la répression de Cronstadt, comme artisan d'un
régime où le pouvoir, sous le couvert du socialisme, interdisait déjà Les textes rassemblés dans ce recueil ont été, à l'exception des trois
toute opposition syndicale ou politique. derniers, écrits avant 1958. C'est dire qu'ils analysent des événements
L'ironie de l'histoire serait cruelle s'il fallait juger que dans le ou font état de discussions qui sont apparemment à distance des pré-
moment où les conditions sont réunies pour permettre une critique de occupations présentes. Pour les lecteurs jeunes, - ceux qui souvent
l'univers bureaucratique et fonder une analyse, en termes nouveaux, des sont le plus engagés dans la lutte politique - , cette distance est d'au-
mécanismes modernes d'exploitation et d'oppression, la résurrection de tant plus forte que n'entrent pas dans leur mémoire les faits qui ont
Trotsky venait masquer la tâche, - alors que vingt ans plus tôt, nourri nos réflexions. Qui aujourd'hui a entre vingt et trente ans n'a
quand le stalinisme régnait, la connaissance de ses thèses eut au moins pas subi l'emprise qu'ont exercée les partis communistes du vivant de
aidé à en dénoncer les méfaits. Mais nous cèderions nous-mêmes à Staline. L'insurrection des ouvriers de Berlin-est en 1953, - la première
l'emprise des idéologies dominantes à nous laisser obnubiler par le à faire vaciller, pour certains, l'image du socialisme dans tes démo-
succès du trotskysme. Le phénomène, pour significatif qu'il semble, craties populaires - , la campagne de déstalinisation lancée par
qui contestera sérieusement que ses dimensions ne soient démesurément, Khrouchtchev au XX" Congrès, tes soulèvements hongrois et polonais ne
fantastiquement aggrandies par les observateurs bourgeois ? Ici une font partie que de sa préhistoire personnelle ou ne sont pas venus s'in-
autre ironie se dévoile, mais plaisante celle-là. Tant que le stalinisme sérer dans une expérience déjà formée qui lui permît de les assimiler.
dominait sans opposition, Trotsky laissait indifférente l'opinion avertie Celui-là n'a pas connu le temps où les intellectuels progressistes tour-
- à commencer par les plus fins connaisseurs de la politique commu- noyaient autour du fanon stalinien, payant d'une fidélité redoublée l'au-
niste, les progressistes. De lui ne parlaient que des isolés, ou ceux qui dace d'un geste indépendant - un temps où le gauchisme se circons-
militaient obscurément dans les groupes de la Quatrième Internationale. crivait presque tout entier aux trotskystes, poussant quelques rameaux
Quelle gêne alors, et quelle irritation, chez nos interlocuteurs, quand dans trois ou quatre groupuscules plus maigres encore, où, ces trots-
nous citions la Révolution Trahie ; quelle difficulté pour lui faire place kystes, les communistes les qualifiaient d'hitlériens et quand ils en
dans l'édition ou dans la presse ... Mais à présent que les étudiants avaient l'occasion les traitaient en conséquence, tandis que la presse
sèment la panique dans notre société, que leur audace insensée a frayé de gauche se gardait de donner le moindre écho à leurs actions ou
la voie à une grève générale, le trotskysme retient l'attention. Tandis leurs thèses.
que la police et son ministre imagine les manœuvres d'un mouvement Est-ce à dire que le monde des années 50 ne peut plus éveiller que
international, les professionnels de l'analyse politique sondent la puis- l'intérêt de l'historien et que ce que nous écrivions il y a douze ou
sance des groupuscules, comme si trotskystes et maoïstes se parta- vingt ans n'ait plus d'autre valeur que documentaire? Est-ce à dire que
geaient la terre conquise sur le stalinisme. Ne nous laissons par pren- pour comprendre le temps présent et tenter de fixer les repères du
dre à ce leurre. Avec le mouvement de Mai, avec les initiatives aussi changement il faille diriger son regard sur la Tchécoslovaquie, plutôt
qu'il a inspirées à de jeunes ouvriers, quelque chose de nouveau se que sur la Hongrie, étudier les derniers discours de Brejnev, plutôt
prononce qui ne doit rien à l'intervention des héros : une opposition qui que le Rapport Khrouchtchev, interroger le Sartre qui soutient la Cause
ne sait pas encore se nommer, mais défie de telle manière toutes les du peuple plutôt que celui qui en 1952 faisait l'apologie de la politique
autorités établies qu'on ne saurait la confondre avec les mouvemPnts communiste en France ?
du passé. Certes la tradition pèse. Et ce n'est pas même à récuser Le penserions-nous, il ne nous serait pas venu à l'idée de livrer au
Trotsky qu'on s'en délivre. De Bakounine à Pannekoek d'autres morts public quelques-unes des analyses qui sont étroitement liées à des évé-
hantent ceux qui cherchent une voie. Mais comment ne pas voir que nements passés. Mais notre conviction est que les questions alors posées
la Tradition, dans ses multiples figures, vacille? C'est un grand signe ne sont point devenues caduques, et qu'en dépit des changements qui
déjà que les héros importunent, que leur incarnation prenne mal, qu'un modifient ici et là la pratique et la mentalité des acteurs sociaux, ou
Trotsky ne renaisse qu'en lambeaux ... l'interprétation des idéologues, une part considérable du cadre histo-
rique se maintient, dans lequel les choix et tes conflits se répètent.
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La di_stinctio~ de ce qui _fait, en un temps, le présent et le passé, suffit de substituer une c bonne • tradition à une c mauvaise,. ; ne
de ce qur appa rhent aux honzons proches et se perd dans les lointains se satisfait-on pas, souvent, de changer les emblèmes, sans renoncer à
est, au reste, plus subtile que nous ne sommes tentés de le croire à l'autorité dont on a, une fois, chargé l'image pure d'un fondateur 1
consid~rer seuler~ent les ruptures entre générations ou à relever quel- Celui-là même qui voit comment le parti se ségrège au sein des cou-
ques s1gnes massrfs de changement - lesquels peuvent désigner effecti- ches exploitées, jusqu'à s'en détacher et constituer le noyau d'une nou-
vement la nouveauté d'une conjoncture en dissimulant la continuité des velle formation sociale, il arrive que sa découverte n'ait d'autre effet
traits d 'une structure socio-historique. Le passé n'est vraiment tel que que de lui faire transférer sur la Classe comme telle le sacré dont il
lorsqu'il cesse de h anter les esprits et que nous sommes devenus libres investissait une institution ou des hommes. Alors, les questions qui ont
de le redécouvrir en curieux. Mais tant que les images et les mot~ surgi, lorsqu'il militait dans le parti communiste, par exemple, et ont
continuent de peupler nos pensées et d'exciter ta passion, à distance fait éclater son système de croyances, les voilà qui s'éteignent sous
d_es homm_es et des événements que nous n'avons pas connus, ils parti- cette nouvelle certi tude que Je maléfice tient aux organisations, sous le
Cipent ple~nement du présent - soit qu'ils servent à détruire, soit que refus obstiné de chercher les conditions de leur genèse dans l'histoire
nous ayons besoins d'eux pour conserver le cadre de notre vie. du prolétariat.
Ainsi le bolchévisme, ou sa variante trotskyste, et l'histoire de la La pensée peut bien se délivrer de certaines images, mais ce qui
révolution russe n'ont-ils peut-être plus d'efficacité c réelle ,. ; peut- résiste c'est le rapport que nous entretenons avec la représentation du
être fournissent-ils seulement aux militants gauchistes les emblèmes passé, c'est la fonction mythique que nous lui faisons j ouer pour nous
d'un combat dont la finalité effective leur échappe, une identification assu rer d' une vérité déjà donnée et qui ne trahirait pas, pour conjurer,
à la communauté imaginaire des révolutionnaires, à défaut de laquelle en fin, l'indétermination qui renaît sans cesse de l'histoire que nous
se déferai t leur opposition aux régimes en place ; peut-être ce que vivons.
l'on vise avec le concept de révohJtion passe-t-il par des chemins iné- En vain se fierait- on au mouvement qui nous détache de nos an-
dits ; peut-être les dirigeants communistes en U.R.S.S. ont-ils eux- ciennes croyances. Il y a, certes, des illusions que nous sommes snrs
mêmes besoin non seulement du fantôme de Staline, mais de ta légende d'avoir détruites, et le bénéfice parfois n'est pas mince. Mais le sol
bolchévik pour conduire à bien les tâches prosaïques, impossibles à sur lequel elles poussaient nourrit d'autres germes. Quand nous goQtons
nommer, d'une nouvelle classe dominante... ce qui est sûr c'est que. sur l'ivresse, amère, de renverser nos premières thèses, c'est peut-être alors
la scène du présent, l'évocation des héros, la répétition des discours que nous restons le plus captii de leurs principes. En tout cas tant de
anciens accompagnent toujours l'action et mobilisent la foi. désirs s'investissent au registre de la politique que le progrès de la
On ne voit pas qu'en vingt années les sources d'Inspiration se connaissance déplace avec lui ses propres bornes, plutôt qu'il ne les
soient taries. Au moins pour une fraction des nouvelles générations supprime ; et chaque fois que devant nous de nouvelles portes s'ou-
dans les sociétés occidentales, elles sont bien plus vives que pour leur~ vrent, il nous faut supposer qu'ailleurs d'autres verrous se tirent.
aînés. Et, si l'on tourne le regard vers les pays de l'Est, ce sont les Les limites nous les voyons aisément chez les autres. Nous sommes
mêmes références qui soutiennent les entreprises des opposants ou la frappés par leur impuissance, devant l'événement - qui, enfin, les trou-
politique des maltres du pouvoir. De là vient que la tentative de dissiper ble -. à tirer les conséquences, pourtant inéluctables, auxquelles nous
certaines illusions, à l'examen de la grande politique révolutionnaire du sommes depuis longtemps venus. Voilà, il y a peu de temps, des mili-
passé, de mettre devant les yeux des traits qu'on dissimule, te plus sou- tants communistes indignés de l'intervention russe en Tchécoslovaquie ;
vent, pour protéger l'imitation, est plus requise encore dans les condi- pour une fois, ils condamnent la politique de l'U.R.S.S. et vont jusqu'à
tions présentes qu'au temps oiJ elle avait pour moi si grande impor- la qualifier d'impérialiste. Mais c'est pour dénoncer une « tragique
tance - où, analysant c la contradiction de T rotsky ,., je découvrais erreur :., proclamer qu'un Etat socialiste ne peut, sans désavouer se~
comment se combinaient chez celui qui m'avait longtemps paru Je principes, agir à la manière d'une grande puissance. Leur audace est
garant de l'attitude révolutionnaire, te fétichisme du Parti, le fétichisme g rande puisqu'ils s'insurgent contre une autorité à leurs yeux jus-
des c bases socialistes ,. de l'Etat et la répression des oppositions ou- qu'alors incontestable et s'exposent dans leur parti à une exclusion.
vrières. Alors, c'est pou r un tout petit nombre que nous parlions ; Ie Toutefois pas un moment ils ne se deman~nt s'il y a quelque sens à
cercle s'est étendu, et s'est aussi épaissie l'équivoque du militantisme, parler de socialisme en regard d'un Etat qui exerce une oppression
dans lequel la volonté d'émancipation compose avec l'assujettissement économique, politique, militaire et culturelle sur ses voisins. Ils défen-
étroit à la tradition et le goût du sacré. Il est vrai que, simultanément, dent les revendications « démocratiques,.. des communistes tchèques,
la critique du bolchévisme et du trotskysme a gagné du terrain : les font le procès de l'équipe qui gouverne en U.R.S.S. et des direction:S
documents de l'Opposition ouvrière en Russie sont mieux connus, serviles sur lesquelles elle s'appuie dans les autres pays ; mais c'est
on lit Voline, Arch inov et Pannekoek ; la révolte de Cronstadt prend
parfois valeur d'archétype. Mais ne croit-on pas trop facilement qu'il
1 pour opposer autoritarisme et libéralisme, méthodes conservatrices et
novatrices, comme si les conflits ne s'enracinaient pas dans les rapports
l 21
354 POSTFACE POSTFACE 355

sociaux, comme si la terreur politico-policière était un trait accidentel essais que j'ai rédigé après avoir cessé de militer dans les rangs du
de l'Etat ouvrier, l'effet d'une mauvaise interprétation de la stratégie parti trotskyste sont, à mon avis, mieux de nature à éclairer le phéno-
révolutionnaire, ou bien, au mieux, le signe des ambitions d'un clan mène de la bureaucratie, que la plupart des analyses qui circulent en
intolérant. En outre ils déplorer.~ une erreur, mais s'empressent de la ce moment sous l'étiquette de la Révolution. Ce qui fait leur intérêt,
circonscrire au cas de la Tchécoslovaquie. Ces ardents défenseurs du c'est qu'ils furent guidés par le souci d'appliquer au mouvement ouvrier
communisme national, qui applaudissaient encore à l'entrée des tanks ou aux forces qui s'en réclament les principes d'analyse que le marxisme
russes à Budapest, soutiennent sans vergogne que l'insurrection hon- élabora dans la critique de la société bourgeoise. Bien sûr, ce ne fut
groise était l'œuvre de réactionnaires et d'agents américains. Au :este pas là l'effet d'une décision intellectuelle. C'est l'expérience du militan-
d'autres ne disent-il pas, tout en condamnant Moscou, que l'opposition tisme, durant quelques années, qui m'apprit à scruter cet étrange mou-
à l'U.R.S.S. portait les germes d'une contre-révolution. Comment peu- vement par lequel un groupement - si faible soit-il numériquement, et
vent-ils s'expliquer, ceux-là, qu'un régime de démocratie populaire ait si peu soumis aux contraintes économiques et politiques, en raison
pu durer plus de vingt années, se soustraire presqu'entièrement aux même de l'inefficacité de son action - réintroduit en son sein les règles,
échanges avec le monde capitaliste, se fondre .ctans un bloc d'Etats les pratiques, les rapports inter-personnels spécifiques des organisa-
socialistes et conserver en son sein une bourgeoisie assez puissante tions qu'il veut combattre, retisse le même genre de tissu social, cultive
pour le mettre en péril à la première défaillance des dirigeants? A la les principes de la division, du cloisonnement des secteurs d'activité, de
fois, ils donnent leur soutien à Dubcek et s'inquiètent des conséquences la segrégation de l'information, tend à faire de son existence propre
d'une ré forme du régime, ils fondent tous leurs arguments sur la dé- une fin en soi, se donne enfin une nature opaque et fermée à la
fense du socialisme, partout présent, à leurs yeux, sous Brejnev, réflexion.
Novotny, Dubcek ou Husak et voient partout poindre la contre-révo- Une tene expérience éclairait certaines des raisons pour lesquelles le
lution, de telle sorte qu'ils n'osent faire un pas dans une direction sans trotskysme, en dépit de toutes les critiques qu'il adressait aux partis
aussitôt battre en retraite. Mais qu'on considère encore la position de communistes, ne parvenait pas à s'en distinguer vraiment. Quoique dans
certains gauchistes : elle s'entoure aussi d'étranges réserves. Le goût son programme il formulât des objectifs différents, qu'il insistât notam-
des tchèques pour la liberté éveille leur suspicion. Ce qu'ils devraient ment sur la fonction décisive de la mobilisation des masses, les rap-
tenir dans la société bourgeoise comme le plus précieux des acquis - ports sociaux de fait, institués en son sein, s'ordonnaient suivant un
quoique fragile, insuffisant, dénaturé dans la pratique - ils sont tout modèle analogue. Un effet remarquable de cette constitution se signalait
près d'y lire un signe de corruption. Eux-mêmes évoquent des forces dans l'incapacité d'affronter la question essentielle d'une définition socio-
anti-socialistes, en oubliant qu'ils ne croient nullement à la réalité du logique du stalinisme, c'est-à-dire de s'interroger sur ses bases so-
socialisme en démocratie populaire. Ainsi demeurent-ils prisonniers des ciales. Dans le meilleur des cas, les trotskystes reproduisaient, lorsqu'ils
représentations dont ils pensent s'être détachés. Si puissante et si répan- étaient mis en demeure de s'expliquer, l'interprétation que Lénine avait
due est l'idée que le monde se trouve divisé, depuis la révolution russe, avancée quand il reliait la dégénérescence de la social-démocratie à
en deux camps, qu'ils la reprennent à leur compte, malgré tout ce qu'ils l'essor d'une aristocratie ouvrière. Ordinairement ils s'en tenaient à la
ont appris sur l'exploitation et l'oppression qui règne en U.R.S.S. On pure et simple dénonciation d'équipes dirigeantes jugées opportunistes
les croyait assurés du fait que l'abolition de la propriété privée aboutit ou incompétentes et associaient leur prestige à celui de la Révolution
à la fusion du Capital et de l'Etat, on les entend répéter mécaniquement russe, dans la conviction que l'isolement de l'Etat socialiste avait laissé
que tout ce dont l'impérialisme américain tire profit est réactionnaire en panne l'entreprise révolutionnaire et favorisé l'avènement temporaire
et qu'enfin ce sont les rapports entre l'Ouest et l'Est qui décident, en d'une caste de bureaucrates. Or leur échec était symbolique car la
dernière instance, de la signification révolutionnaire d'un événement. même conception commandait, au fond, toutes les analyses de la gau-
Ainsi toute la casuistique élaborée par Sartre et les intellectuels pro- che marxisante non-stalinienne. Certes cette gauche se distinguait d'eux
gressiste~. au temps de l'insurrection hongroise, n'a rien perdu de son par de multiples traits, à commencer par son application à rester dans
efficacité. Ses termes se sont disjoints, les interprètes se sont déplacés le voisinage immédiat du parti communiste ; mais elle était trotskyste à
dans le champ idéologique, mais l'essentiel des anciennes positions se son insu, en raison de sa double conviction, d'une part que la politique
conserve ; l'emprise de l'imaginaire ne s'est pas vraiment relâchée. du parti était imputable à des erreurs de méthode ou à une représen-
Sans doute est-il plus difficile de surprendre dans sa propre pensée tation déformée de la tâche révolutionnaire, d'autre part qu'à l'origine
les forces qui la tirent en arrière. Du moins avec le temps un certain de cette politique se trouvaient les c: accidents " survenus en U.R.S.S.,
pouvoir m'est donné, et si, à coup sûr, je me dissimule encore une part après la Révolution d'Octobre, c'est-à-dire une perturbation dans le
de ce qui guide mes jugements, je me sens moins désarmé devant des développement normal du socialisme.
écrits anciens. Inutile de feindre une modestie qui n'a pas sa place Aussi bien n'est-ce pas un hasard si, dans une polémique avec
quand l'auteur doit s'effacer devant les questions de connaissance : les Sartre, j'ai développé une argumentation qui, quoiqu'elle parût à l'ad-
356 POSTFACE POSTFACE 357

versaire issue du trotskysme, portait, pour une large part, contre tre ... Mais à l'égard des idées il convient aussi de s'évader de la des-
celui-ci. Progressistes et trotskystes, découvrais-je, ne pouvaient que se cription historique. L'important, à nos yeux, reste que la connaissance
rencontrer dès lors qu'ils s'employaient à soustraire une part des phé- du phénomène bureaucratique implique une réflexion sur les conditions
nomènes sociaux à la critique de Marx. Celui-ci avait mis en évidence sociales qui y donnent accès. Tant que ces conditions demeurent voilées,
l'écart de l'idéologie et de la praxis ; davantage, il avait su faire de la tant que nous épousons naïvement les normes de notre milieu, nous ne
critique des idéologies - économique, politique, religieuse, philosophi- pouvons donner libre cours à nos questions. L'analyse de l'U.R.S.S.,
que - un moyen privilégié pour dévoiler les contradictions qui opèrent continuons-nous de penser, n'est fructueuse que si elle s'articule à
au niveau de la praxis. Pour eux, ce chemin se perdait dès lors que celle des organisations du mouvement ouvrier dans le monde occidental
l'objet visé n'était plus la classe bourgeoise ou le système capitaliste et de leur mode d'insertion dans le système capitaliste, de même que
occidental. Devant les partis communistes et les couches sociales dont l'analyse des entreprises révolutionnaires du début du siècle, en parti-
ceux-ci tiraient leur force, leur critique se limitait au plan des culier du bolchévisme, suppose que nous scrutions ici et maintenant
idées ; elle les abordait de front, comme si elles étaient sans profon- l'écart de la pratique et de l'idéologie dans ces organisations.
deur, se suffisaient à elles mêmes, ne couvraient pas le jeu des rapports Toutefois, si légitime soit-il dans la perspective que nous évoquions,
sociaux. En outre, Marx s'était appliqué à distinguer l'analyse histo- le mouvement critique qui soustend nos premiers essais nous paraît
rique de l'analyse sociologique ; son étude du capitalisme, si riche fut- souffrir aujourd'hui du parti pris de demeurer dans le cadre strict de
elle de références à des événements, portait sur la logique spécifique l'interprétation marxiste. La fidélité tourne à l'équivoque quand elle
d'un système, l'articulation des oppositions qui se développaient, une engage à chercher des réponses déjà données à des questions neuves.
fois accomplie sur une grande échelle la scission du Capital et du Puisque nous ne nous occupons que de fixer les repères de notre
Travail. Attentif à décrire les actions des capitalistes, les correctifs analyse de la bureaucratie, disons d'abord que celle-ci fut conduite de
qu'elles appelaient, les résistances qu'elles éveillaient, à retracer donc manière à laisser intacte l'image du prolétariat comme classe révolu-
certaines séquences d'une genèse empirique, il cherchait cependant tionnaire, comme porteur des fins universelles de l'Histoire. Quand nous
à déchiffrer dans des faits apparemment contingents les signes d'une discernions en U.R.S.S. l'existence d'une classe dominante dont la puis-
nécessité qui n'était pas le produit des activités des personnes mais sance se fondait sur la propriété collective des moyens de production,
s'imposait à leur insu et souvent même aux dépens de leur intérêt im- jugeant que tout le système économique s'ordonnait de façon à entre-
médiat. Nos épigones en revanche se tenaient au ras du devenir histo- tenir la division d'une masse d'exécutants et d'une minorité qui mono-
rique : devant l'U.R.S.S., ils ne pouvaient que s'accrocher à des chaînes polisait les tâches de direction, nous supposions - sans même en faire
d'événements, invoquer les conséquences de la guerre civile, des défaites une hypothèse explicite - que le nouvel antagonisme de classe recou-
révolutionnaires en Europe ou du blocus capitaliste. Le scandale, à leurs vrait l'opposition dénoncée par Marx à l'examen de la société bour-
yeux, eût été d'admettre que le cours suivi par le régime post-révolu- geoise. La bureaucratie, encore qu'elle se constituât, montrions-nous,
tionnaire était inéluctable, (hypothèse limite dont la portée est seule- suivant un processus différent, s'était substituée, à nos yeux, à la
ment heuristique) et que le système social advenu avait des propriétés bourgeoisie ; en face d'elle le prolétariat se tenait dans une position
qu'il fallait étudier en elles-mêmes. Au reste ces deux défaillances se inchangée ; il était seulement en mesure de découvrir la nature véritable
conjuguaient : l'impuissance à se détacher d'une explication en termes de ses objectifs jusqu'alors dissimulée sous la nécessité de la lutte
événementiels coïncidait avec l'impuissance à découvrir au-delà des contre la propriété privée, de reconnaître donc dans la gestion des
représentations et des formes institutionnelles les rapports sociaux qui entreprises et des collectivités par les travailleurs le fondement du so-
les soustendaient. Convaincus que la propriété étatique des moyens de cialisme. Quand nous imaginions que, dans les sociétés bourgeoises
production et les institutions du plan étaient des conséquences de la contemporaines, le processus de bureaucratisation, de plus en plus sen-
Révolution, ils trouvaient là les bases du socialisme sans jamais vouloir sible malgré le maintien des anciennes formes de propriété, créait pour
se demander en quoi elles modifiaient les rapports établis dans le procès la classe ouvrière une conscience analogue de ses buts - qui ne man-
de production ; quelle fonction actuelle elles jouaient dans le système querait pas de s'opérer à la faveur d'une crise aussitôt que les orga-
socio-économique ; dans quel jeu d'oppositions elles s'inscrivaient. nisations ouvrières seraient contraintes de soutenir ouvertement le sys-
Sans doute n'aurions-nous pas su fonder la critique des organisa- tème capitaliste - , nous supposions, cette fois d'une manière plus géné-
tions ouvrières - à partir de l'expérience que nous ménageait le mili- rale, une étape atteinte par le prolétariat mondial où la tâche que lui
tantisme dans un petit parti - et celle du mode de représentation qui assignait Marx pouvait être conduite à son terme. Quand nous ratta-
leur était lié, mesurer le renversement de la problématique marxiste, si chions l'essor de la bureaucratie, tant à l'Ouest qu'à l'Est, aux trans-
nous n'avions simultanément appris à reconnaître en U.R.S.S. - en formations qui affectent le mode de production industriel - la concen-
particulier grâce aux lumineuses études de Pierre Chaulieu - les traits tration des entreprises, la rationaJ.isation des tâches sous reffet du
du capitalisme bureaucratique. Les deux analyses s'étayaient l'une l'au- changement technologique et de la lutte de classe, l'intrication crois-
358 POSTFACE POSTFACE 359

sante des fonctions de production et d'organisation - nous réservions non qualifiés, ils ne sont pas les plus exploités en ce sens que ce n'est
les effets de cette évolution à la structure de la classe dominante. Enfin, pas de leur production que s'extrait le maximum de la plus-value dont
dans notre esprit, l'analyse de la genèse de la bureaucratie au cours le Capital a besoin pour se reproduire. De ces observations il n'y a pas
du processus d'organisation de la classe ouvrière et d'institutionnalisa- à conclure, comme certains le font imprudemment, que les frontières de
tion de ses modes de résistance, ne remettait pas en cause, rendait au la classe ouvrière sont effacées : la spécificité du travail ouvrier dans
contraire évidente la vocation du prolétariat à instaurer une société déli- les usines se conserve et la division du travail manuel et du travail
vrée de tout organe de domination ; elle nous persuadait qu'il fallait intellectuel reste pertinente, en dépit des modifications que l'un et l'au-
une épreuve de l'aliénation, poussée jusque dans l'entreprise d'émanci- tre, surtout ce dernier, connaissent. Pas davantage, ne saurait-on, il est
pation, pour que la critique de toutes les aliénations s'accomplisse. vrai, rétablir l'antagonisme classique au niveau d'une opposition entre
Or il nous paraît à présent que nous manquions d'audace, dans la techniciens et professionnels d'une part et administrateurs et techno-
crainte d'admettre que la transformation du mode social de domination crates de l'autre. Cette opposition existe bien, mais elle ne suppose pas,
impliquait une profonde modification des termes antagonistes décrits comme le jugeait Marx, une classe qui soit exclue du processus de
par Marx et, par conséquent, appelait une révision du modèle dans socialisation institué par le capitalisme, une classe condamnée à se
lequel il prétendait définir la réalité dernière de la société. découvrir étrangère dans la société bourgeoise, une classe non-classe,
témoignant dans son existence même - dès lors qu'elle échappe au
A considérer déjà le cadre de l'économie, nous aurions dû nous statut d'une catégorie économique dont elle reçoit sa définition du
interroger plus tôt sur les changements qui affectent la nature du tra- dehors - de sa vocation au communisme.
vail social. Parallèlement au processus de bureaucratisation, ce qui s'af-
firme, en effet, c'est une tendance à l'uniformisation des modèles d'ac- Avec l'expansion de la bureaucratie, plusieurs oppositions se conju-
tion et de relation sociales et des normes, lesquels opérant autrefois guent, dont l'une est celle des dirigeants et des exécutants, une autre
dans le seul secteur de la grande industrie et dans les limites du tra- celle des couches qui ne font que recevoir les miettes de la croissance
vail ouvrier s'étendent à présent dans ce secteur aux couches de tech- et des couches qui ne cessent d'augmenter la part de leurs avantages,
niciens, d'agents de planning et, hors de ce secteur, non seulement aux une autre encore celle d'une minorité qui détient l'usage des moyens de
administrations d'Etat dont dépend l'appareil de production, non seule- connaissance et d'information, contrôle la production et la diffusion des
ment aux entreprises de production de services et aux grands labora- représentations et de masses de plus en plus importantes qui, mal-
toires scientifiques, mais peu à peu aux domaines qui semblaient par gré leur formation, en sont privées. En outre, à ces oppositions dans
nature rebelles à les assimiler, la santé publique, l'éducation, les insti- les procès de travail, s'en articule une autre qui dresse les collectivités,
tutions juridiques. En même temps se modifie le rapport du travaiileur dans tous les secteurs de la vie sociale et de la culture, contre les
à l'entreprise, celui-ci se trouvant pris dans un réseau d'obligations qui règles qui tendent à déterminer le détail des comportements et à les
excède de loin les clauses du contrat analysé par Marx et tend à cou- soumettre aux circuits planifiés des organisations géantes. Mais cette
vrir une part considérable de sa vie sociale à travers les institutions de opposition s'exerce elle-même dans plusieurs directions, car elle mobi-
la sécurité sociale, du logement, de l'éducation et du loisir. En outre, lise divers modes de contestation, dont l'un joue à l'intérieur du système,
l'évolution de la technologie et la rationalisation des tâches qui l'accom- n'est que l'effet de l'impuissance bureaucratique à satisfaire les besoins
pagne a pour conséquence de changer la proportion des travaux qua- reconnus et même excités par la multiplication des dispositifs organi-
lifiés et non-qualifiés dans l'industrie et celle des tâches de production, sationnels, tandis qu'un autre traduit le désir d'une gestion collective
au sens ancien du terme, et des tâches d'organisation. Or il serait vain des ressources et que le troisième place des franges de la population
de soutenir, à l'examen de ces phénomènes, que la prolétarisation de la - essentiellement de la jeunesse - en position de déviance, les met
société s'étend, suivant le schéma tracé par Marx, car la masse d'hom- en rupture de ban, tend à détruire les références symboliques, à défaut
mes séparée des moyens de pror'uction ne ressemble pas à l'image qu'il desquelles se dissout le rapport à la réalité.
en composait ; en son sein les facteurs d'hétérogénéité ne sont pas A considérer les caractères de cette révolte, ambigu~, car elle frappe
moins puissants que les forces de résistance. En bref, il n'est plus possi- le système de domination dans son cœur, en révélant les mécanismes
ble de confondre dans la même couche sociale les plus démunis, les plus qui assurent le fonctionnement combiné de l'exploitation, de l'oppres-
exploités et les plus frustrés de leur créativité. Ces derniers sont '"~réci­ sion et de l'idéologie et, simultanément fait vaciller les repères symbo-
sément ceux en qui la capacité de connaissance et d'intervention sur le liques de toute socialisation, nous mesurons la distance qui nous sépare
milieu de travail est le mieux stimulée par la formation acquise et la du monde analysé par Marx. Dans ce monde, disions-nous, le proléta-
qualité des tâches effectuées ; mais ils ne supportent pas le principal de riat était l'étranger; et c'est parce qu'il était tel et tout à la fois le
l'exploitation, qui reste le lot des ouvriers d'usine, ni ne manquent de porteur des forces productives, lui-même la plus grande force produc-
bénéficier, parfois substantiellement de l'accroissement des revenus. tive, qu'il se désignait comme la Classe révolutionnaire. A présent, la
Quant aux plus démunis, ceux qui ont à présent la charge des travaux position de l'étranger n'apparait pas comme celle du producteur ; mais
360 POSTFACE POSTFACE 361

bien plutôt se conquiert-elle dans le refus des modèles et des normes de ports sociaux s'e?gendrent au niveau de la production, et que les
la société industrielle ; et, là où les antagonismes se nouent effective- rapports de propnété n'en sont qu'une expression juridique - comme
ment, mettent en jeu des stratégies, s'ordonnent du moins en fonction le m~ntra Chauli.eu - on se tient encore trop près de la problématique
d'objectifs rationnalisables, ils ne sauraient se résumer dans les conflits marx1ste. On la1sse échapper ce qui fait la différence de la société
des propriétaires des moyens de production et des ouvriers. Ainsi bourgeoise et de la société bureaucratique, on met certes en évidence un
devient-il impossible de tout faire converger vers un foyer révolution- trait pertinent de la structure, mais on oublie qu'à lui seul il ne suffit
naire unique ; de conserver l'image d'une société centrée sur la praxis pas à la caractériser. La définition même du rapport de production
d'une classe ; de soutenir, en paraphrasant Marx, que la bureaucratie réduite à l'opposition des moyens de production et de la force de tra~
chemine vers sa propre mort par la nécessité où elle serait de dresser vail, reste abstraite tant que n'est pas élucidé ce qu'elle met en jeu,
contre elle comme un seul homme la masse des dépossédés. Les foyers ~ant qu'on suppose qu'elle se tient elle-même à l'intérieur de l'espace
de conflit sont multiples ; la revendication, par excellence révolution- economique. li faut bien plutôt admettre qu'elle permet à cet espace de
naire, de l'auto-gestion collective se répand de l'un à l'autre, mais si se. c?~stituer, qu'elle. est à l'origine d'un système d'opérations qui se
elle est mieux reconnue, elle est aussi coupée de la racine que lui don- spec1hent en opérations de productions, d'échange, de distribution,
nait la théorie du prolétariat - le grand Vivant, selon Marx, dans en fonction d'un cadre institutionnel déterminé suivant des schémas
l'univers de la Répétition. politiques et symboliques où s'articulent des 'modes de pouvoir et
de représentation. En un sens, Marx donne bien à penser avec le
Sans doute ce que nous disons là s'applique-t-il en premier lieu
c?ncept ~e mode de production une structuration du champ social qui
aux sociétés capitalistes occidentales, mais on se tromperait à imaginer fixe les mstances de l'économique, de la politique et du système de
que dans les démocraties populaires et en U.R.S.S. les problèmes se représentation, ainsi que leurs articulations ; mais cette structuration
posent en termes radicalement différents. Des signes laissent penser suppose, elle n'engendre pas les référents de l'économique, du politique
qu'ils sont seulement masqués par la répression qui s'abat sur toute et du symbolique. Aussi bien n'est-ce pas seulement à considérer l'avè-
entreprise de contestation. Il est vrai qu'ici la force de cette répression, nement du capitalisme qu'on doit noter l'efficacité de facteurs extra-
la figure visible du Pouvoir où e11e se concentre, ont pour effet de cris- économiques. La logique d'un système social, alors même que s'est cir-
talliser les énergies révolutionnaires aussitôt que l'autorité vacille. Les conscrit un ordre particulier d'opérations économiques, régi par des
insurrections de Berlin-Est, de Pologne, de Hongrie et de Tchécoslo- déterminismes spécifiques, n'est saisissable qu'à la condition de relier
vaquie en ont fourni la preuve. Et l'on est en droit d'attendre en
les réseaux de relations qui s'instituent sous le triple signe de la pro-
U.R.S.S. - à une échéance certes imprévisible - une crise du ré 6 ime,
duction, du pouvoir et de la représentation. Quand on l'appréhende
dont les conséquences seraient d'une portée inouïe, tant dans l'Europe
comme tel, il est certes possible de distinguer ce qui relève de l'infra et
de l'Est que dans le monde occidental. Mais cette éventualité ne saurait
de la superstructure ; mais cette distinction ne peut s'énoncer comme
faire oublier la complexité, voire l'hétérogénéité des conflits qui tra-
celle de l'économique et du politique, par exemple : elle joue aussi bien
vaillent la société industrielle moderne - conflits dont seule l'imagina-
tion paresseuse des petits héritiers du léninisme peut se complaire à aux deux niveaux, comme elle joue au niveau de la représentation où
prévoir la solution dans une « bonne » dictature du prolétariat.
la foncti~n de l'imaginaire ne peut être confondue avec celle des sym-
boles qu1 fondent la possibilité de la communication sociale et font
Au reste, si l'on observe les traits singuliers du régime bureaucrati- l'armature du champ économico-politique. Comment autrement viser
que là où ne reste plus rien des institutions bourgeoises, il faut pousser l'originalité du système bureaucratique moderne? Comment échapper à
l'interrogation plus loin que je ne l'ai fait autrefois, pour découvrir où l'alternative d'une mauvaise sociologie qui voit en lui soit une variante
conduit la critique du totalitarisme. Il ne suffit pas de repèrer la logi- de la société industrielle, soit une variante d'une formation intemporelle
que qui soustend l'organisation bureaucratique, les mécanismes nou- le despotisme asiatique? Le progrès de l'analyse exige qu'on se de~
veaux par lesquels l'Etat tend à se subordonner, dans tous les organes mande comment, avec la destruction du régime bourgeois, se trouvent
de la société civile et de la culture, le détail des opérations de produc- remaniés à tous les niveaux les articulations du champ social, comment
tion, des représentations et des rapports entre leurs agents, en parti- les relations de pouvoir, les opérations de production et les représenta-
culier de reconnaître dans le Parti le contraire de ce qu'il prétend être, tions se combinent selon un nouveau modèle de socialisation. A défaut,
le pivot de l'intégration totalitaire, ni enfin de mettre en évidence une si l'on conserve la conception marxiste classique de l'Etat par exemple,
contradiction fondamentale entre contrôle et parasitisme ; encore con- si l'on déclasse a priori la fonction politique ou la fonction symbolique
vient-il, en conséquence de cette analyse, de porter la critique jusqu'au les traits du totalitarisme paraîtront toujours accidentels. '
foyer de la théorie marxiste.
Or une telle analyse aurait au moins une conséquence pratique. En
Ce n'est rien de moins que la définition de la réalité sociale qui se
effet, tant qu'on demeure prisonnier du schéma marxiste, tous les signes
trouve en cause à l'examen du régime de l'U.R.S.S., et avec elle la
de l'oppression - si vif soit-on à les dénoncer - sont jugés sans
distinction de l'infra et de la superstructure. A rappeler que les rap-
362 POSTFACE
pertinence. Corrélativement, nous l'avons noté - les revendications
démocratique ne font pas l'objet d'une interprétation sociologique, soit
qu'on trouve en elles un témoignage de l'influence exercée par les
régimes bourgeois, soit qu'on les soutienne au nom des valeurs intem-
porelles de l'humanisme. Un exarn~n nouveau du système social devrait
nous persuader qu'avec la démocratie - si du moins nous savons lire
au-delà des formes auxquelles elle s'attache dans les régimes bour- INDEX DES MATIÈRES
geois - nous sommes au cœur des processus fondamentaux de socia-
lisation. Bien que l'un des essais qui clôt ce recueil - « Pour une S(do-
logie de la Démocratie :. - ébauche une réflexion en ce sens, nous
avons conscience que lui manquent encore les concepts, la méthode que Abstraction,- de la révolution, 33, 41; Dirigean~xécutants, opposition -,
requiert le travail théorique. - du prolétariat, 44 ; - des caté- 36, 70-71, 90, 102-103, 111, 115, 137,
gories, 66. 199, 246, 301, 308, 323, 334, 357,
C'est enfin à réexaminer mon appréciation du processus de dégéné- Accumulation primitive, 1~150. 359.
rescence des partis et des syndicats ouvriers que m'apparaissent les limi- Agriculture soviétique, 183-186. Economique, le concept cf-, 334-338.
tes d'une critique trop fidèle à l'esprit de Marx. Sans doute importait-il Aliénation, 35, 40-41, 48, 325-326. Egalité, 342.
d'observer l'homologie de structure des organisations « révolutionnai- Anarchisme, 23, 34, 47. Enseignement, 339-340.
res l> et des organisations du système industriel qu'elles prétendaient Appareil, V. parti. Entreprise industrielle, 299-303, 336.
détruire. Les conceptions de Lénine dans Que Faire? restent à mes Attitudes ouvrières, 52-53, 56, 57, 96. Exécutants, v. dirigeants.
yeux exemplaires, pour témoigner explicitement d'un transfert dans le Autonomie, 29, 38, 63, 343. Organes Expérience de classe, 31, 35, 39, 40,
modèle du Parti des normes de l'entreprise industrielle et de la milita- autonomes, V. conseils. 41, 45, 50, 63, 65, 66, 83, 93-94.
risation du travail. Mais on n'épuise pas la question à invoquer l'alié- Avant-garde, 32, 34, 37, 38, 69, 119. Fétichisme politique, 27-28, 349, 352,
nation qui conduit les exploités à reproduire dans leur propre organisa- Bolchevisme, 15, 23, 26, 28, 33, 34, 37, 362.
tion les contraintes qu'ils subissent dans la société bourgeoise, - ou à 69, 113, 115, 125, 141-143, 352. Gestion ouvrière, 41, 112, 120, 196,
se déposséder eux-mêmes du pouvoir de diriger leur émancipation après Bourgeoisie, 39, 41, 42-44, 48, 50, 62, 199-200.
avoir été dépossédés de celui de diriger leur production - , ni davantage 100, 150, 309. Identification, - à la bureaucratie,
à souligner le rôle d'une intelligentzia prompte à transformer en pou- Bureaucratisme, 70, 152, 168, 169, 176, 128, 307, 362; - au groupe, 333;
voir la supériorité que lui confert le savoir. Ces réponses ne sont pas 177, 178. - aux ancêtres bolchéviks, 348, 352.
fausses, mais elles laissent dans l'ombre les mécanismes qui comman- Capitalisme bureaucratique, 356. Impérialisme soviétique, 214-215, 275.
dent la répétition. L'adhésion aux modèles d'autorité et de hiérarchie, Capitalisme d'Etat, 144-145, 154, 176, Information, 338-340.
la croyance dans le savoir du leader, la fidélité tenace à une tradition, 187, 241. Intérêt de classe, 61, 63.
l'attachement à des emblèmes, le fétichisme de l'institution ne mettent Censure, 222, 228, 229, 230, 263. Intellectuels, 33, 35, 40, 75, 76, 79, 82,
pas seulement en évidence l'impuissance à découvrir sa propre identité ; Centralisation, 115-118 ; critique de la 260, 264-266, 269-270.
- en URSS, 168-169, 176. Juin 36, 94-95.
ces phénomènes supposent l'investissement d'une énergie - indivi-
Centralisme démocratique, 27, 35. Liberté d'expression, - en Hongrie,
duelle et collective - au service d'une socialisation dont les marxistes
Classe sociale, 39-47, 61-69, 99-100, 203, 215 ; - en Pologne, 222-224,
ne veulent rien connaître quoiqu'ils soient dans les faits habiles à la 307-311, 314; suppression des -,
mobiliser. Le régime bureaucratique, tout comme les régimes bourgeois, 228-231.
316, 318. Mémoire collective, 93.
tomberait en ruines s'il ne se nourrissait d'identifications qui voilent Communauté, le concept de -, 342.
la servitude, mais aussi la profondeur des antagonismes, et tiennent le Mobilité, 344.
Concentration du capital, 144-145. Mythe, - de l'URSS, 131, 132 ; -
grand nombre sous l'emprise de l'autorité des dirigeants. Or à vouloir Conflit, le concept de -, 345. bourgeois, bureaucratique, 171-172,
ignorer l'efficacité de l'imaginaire, on s'expose seulement, sous les Conseils, 63, 77, 112, 114, 16, 118, 188-189 ; - de la révolution, 325 ;
bonnes couleurs de l'optimisme révolutionnaire - soi-même mystifi- 194-199, 207, 208, 243-244, ~255, - gauchiste, 347-350, 352.
cateur et mystifié - à entretenir le jeu de la répétition. 267, 273. Objectif-subjectif, 13, 23, 25, 31, 35,
On voit qu'à mes yeux les essais qui jalonnent cette interrogation Contrat, 153-154. 39-40, 43-44, 45, 61, 65, 68, 91, 132.
sur la bureaucratie sont loin d'atteindre à leur but. Mon espoir est que Contrôle des individus, 176, 182. Occident, image de l'-, 246.
le lecteur y trouve, comme moi-même, incitation à poursuivre. Croissance, le concept de -, 336-338. Organisation, - et prolétariat, 31, 49,
Démocratiques, revendications -, 212- 63, 70, 79, 98, 103, 112-120; -
213, 262, 353. et bureaucratie, 293-306; - et pro-
Juillet 1970. Développement technique, 46, 67-68, duction, 336-338.
85-87, 164, 186-187. Ouverture, le concept d'-, 344-345.
364 INDEX DES MATJERES

Parasitisme bureaucratique, 290, 292, Raison, - d'Etat en Pologne, 236-


308, 349. 239; v. aussi parti.
Parlementarisme, 245. Rapports de production, v. production.
Parti, raison du -, 19; conception Rationalité, rationalisation, 42, 46, 72,
trotkyste du -, 23 ; - opposé aux 84, 87-89, 194, 302, 308; image de
soviets, 24, 25, 27 ; formation du -, la -, 126-127.
32-33 ; conception marxiste du -, Réformisme, 47, 48, 67-68, 70-72, 76, INDEX DES NOMS PROPRES
75 ; c. léniniste du -, 75-77 ; c. 318, 321-322.
sartrienne du -, 95 ; nature du -, Révolte, stade de la -, 62, 90.
113, 115, 116, 118, 120;- hongrois, Révolutionnaire professionnel, 23-24,
210-212 ; - polonais, 234, 243, 247, 33, 34, 36.
248 ; bureaucratisation du -, 303- Salaire, - en URSS, 179-181 ; - en Archinov, 352. Helvétius, 13, 141.
306 ; objectifs du -, 333-334 ; - Hongrie, 200 ; - en Pologne, 227, Bakounine, 350. Hitler, 140.
russe, 128. 243. Beria, 137. Horthy, 204, 208, 209, 210, 211, 23.
Parti communiste français, politique Socialisation de la société, 157-159, Berman, 267. Husak, 354.
du -, 105-106, 133. 314. Bidault, 207. Kadar, 194, 205, 207, 208, 209, 219,
Paysannerie, caractère de la -, 65 ; Socialisme dans un seul pays, 19, 20, Blum, 95. 220, 233, 257, 258, 264, 265, 275.
- russe, 126, 148 ; attitudes de la 21, 143. Boukharine, 25, 80. Kamenev, 21, 22, 24.
-, 163, 185; -hongroise, 204-205, Société industrielle, 46-47, 64, 85, 88, Boulganine, 163, 165, 167, 168, 169, Kanapa, 82.
213-214 ; - polonaise, 225, 240, 242, 186-187. 171, 176, 177, 179, 180, 181, 182, Kant, 92.
248, 250. Sociologie ouvrière, 47-58. 217. Karol (K.S.), 269-271.
Personnalité, culte de la -, 132, 139- Spontanéité, 74-75, 103, 273. Bourgès-Maunoury, 262. Kassman, 256.
141 ; type social de la -, 340-342. Stalinisme, 13-16, 28, 69-72, 104; Brejnev, 351, 354. Kerensky, 278.
Pouvoir, lutte pour le -, 15, 16, 18, bases sociales du -, 110, 139-149, Burnham, 313-314. Kolakovsky, 261, 269.
25; - ouvrier, 32, 33, 34-37, 114, 234 ; effets du -, 248-251. Chaulieu, 143, 185, 268, 356, 361. Kovacs, 194, 207, 210.
117 ; - et intellectuels, 262-263 ; Technique, v. développement. Ciliga, 123-129, 148. Kravchenko, 123, 161.
-bureaucratique, 308-310. Terreur, 126, 145-148, 150, 152, 161- Collinet (M.), 87. Kroutchev, 132, 134, 136, 139, 147,
Praxis, 64, 66, 69, 78, 81. 162. Crozier (M.), 296, 300. 1~1~1~1~1~1~1~1~
Production, rapports de -, 47, 144, Testament de Lénine, 16, 17, 20, 27. Cyrankievicz, 224, 232, 235. 184, 186, 188-189, 217, 222, 231, 237,
153, 307 ; - et prolétariat, v. tra- Thermidor, 21, 27-28. Danos, 94. 256, 258, 260, 264, 265, 266, 283,
vail. Tradition, 52, 349-350, 353. Dery (Tibor), 219. 295, 351.
Programme socialiste, 114, 115. Travail ouvrier, 46-47, 49, 51, 64, 67, Deutscher, 149, 150, 160, 163, 183. Kroupskaia, 24.
Prolétariat, 29, 31-35, 39-58, 60-79, 84- 84-89, 97, 164-165. Dubcek, 354. Kun (Bela), 210.
89, 96, 99-101, 357-360. Trotskysme, 34, 78, 110-112, 124, 131, Duclos, 271. Lasota, 270.
Psychologie, 49-50. 348-350, 351' 355-356. Djerjinski, 17. Lefebvre (H.), 74, 265.
Eastman, 16, 20. Lénine, 11, 12, 16, 17, 18, 19, 25, 26,
Engels, 75, 85. 33-36, 45, 48, 67, 70, 76-77, 79, 80,
Esterhazy, 214. 103, 113, 116, 118, 125, 136, 142,
Fajon, 271. 287, 290-291, 344, 347-348, 355, 362.
Farkas, 201. Lipset, 319.
Franco, 157. Lukacs, 215, 316.
Luxembourg (Rosa), 32, 34-35, 70, 76-,
Freiligrath, 76.
77, 80, 103.
Gali, 219. Lyssenko, 158.
Garaudy, 61, 74, 273. Malenkov, 137, 162, 163, 165, 184, 215.
Geroe, 192, 278, 279, 280. Marx, 32, 39-45, 49, 61, 62, 66, 74, 77,
Gibelin, 94. 79, 80, 85, 92, 98, 101, 149, 154,
Giraud (F.), 271. 159, 162, 275, 287, 289-292, 306, '!IYT,
Gomulka, 222, 223, 225, 229, 231-236, 315-317, 341, 347, 349, 356, 357,
255-257, 261-271, 277, 278. 3>8, 359, 360, 361, 362.
Gordzik, 237, 246, 247, 256. Mascolo (D.), 261.
Guérin (D.), 62. Matwin, 256.
Halbwachs, 93. Mikoian, 163, 172, 217.
Hegel, 83, 92, 96, 99, 101, 289. Mills (Wright), 3~22, 324.
366 INDEX DES NOMS PROPRES

Mindszenty, 205, 207. Souvarine, 12, 18, 19, 22, 25, 33.
Monnerot U.), 104, 156. Staline, 11, 19, 124, 130-132, 137, 139,
Nagy (Imre), 192-197, 201-203, 208, 140, 147, 149, 162, 166, 222, 257,
211, 212, 215, 219, 257, 277-280. 262, 264, 265, 270, 288, 295, 348,
Naville (P.), 74. 351, 352.
Novotny, 354. Staszewsky, 255-256.
Nowak, 232, 256. Stil, 271. TABLE DES MATIÈRES
Ochab, 232, 235. Syngman Rhee, 157.
Ordjonikidze, 17. Thiers, 219.
Pannekoek, 350, 352. Thorez, 94, 95, 134, 207, 264.
Parsons (T.), 319. Tildy, 194, 204, 207. Avertissement . . . . . . 7
Péju (M.), 189, 260-269, 276. Tito, 214, 216.
Peregrinus, 183. Tocqueville, 342-343.
Petoefi (Cercle), 192. Togliatti, 134. PREMIERE PARTIE
Ponomarenko, 225. Touraine (A.), 296.
Rajk, 192, 211, 212. Trotsky, 11-29, 33, 34, 71, 76, 17, 80, LE PARTI RÉVOLUTIONNAIRE COMME ORGANE BUREAUCRATIQUE.
Rakosi, 193, 201, 211, 212, 214. 103, 124, 125, 126, 133, 140-143,
Romano, 88. 156, 162, 179, 287, 314, 337-350, I. - La contradiction de Trotsky . . . . . . Il
Rubel (Max.), 75. 352. Il. - Le prolétariat et sa direction . . . . . . 30
Sartre U.-P.), 59-79, 80-108, 189, 265, Vichinsky, 162.
267, 271-284, 351, 355. III. - L'expérience prolétarienne . . . . . . 39
Voline, 25, 352.
Schweitzer, 76.
Weber, 288, 293-307.
IV. - Le marxisme et Sartre .. 59
Slansky, 189. V. - De la réponse à la question .. 80
Socialisme ou Barbarie, 30, 33, 35, 36, Weil (E.), 327.
38, 109-113. Wyszinsky, 270. VI. - Organisation et parti . . . . . . 109
Soas (Imre), 219. Zimand, 270.
Souslov, 165, 167, 170, 171-177. Zinoviev, 21, 22.
DEUXIEME PARTIE

LA CRISE DU TOTALITARISME.

VII. - Le témoignage d'Anton Ciliga 123


VIII. - Le totalitarisme sans Staline 130
IX. - L'insurrection hongroise . . . . 191
X. - Retour de Pologne . . . . . . . . 221
XI. - La méthode des intellectuels progressistes 260

TROIS lEME PARTIE

QUESTIONS.

XII. - Qu'est-ce que la bureaucratie? .. 287


XIII. - La dégradation idéologique du marxisme 315
XIV. - Pour une sociologie de la démocratie 327
XV. - Résurrection de Trotsky? 347
Postface . . . . . . . . 351
Index des matières .. 363
Index des noms propres 365
Eléments D'un certain nombre d'études publiées entre 1948 et
1958, nous avons retenu, pour les réunir dans ce volume,
d'une • celles qui concernaient directement la critique du parti
et de 1'Etat bureaucratiques d'origine « socialiste », et,
critique dans leur lot, les mieux capables, à notre avis, de servir
de la à l'élaboration d'une théorie de la bureaucratie. Quel-
ques-unes d'entre elles ont été écrites sous l'effet de l'évé-
buréaucratie nement et portent la marque de l'improvisation. Il ne
nous a paru ni possible, ni souhaitable de les éliminer -
leurs défauts laissant du moins connaître ce que doit
notre analyse politique à l'interprétation du présent.
A leur suite, l'essai Qu'est-ce que la Bureaucratie? apporte
les éléments d'une réflexion à distance des faits. Deux
textes issus de conférences prononcées en 1963 et en 1965
au Centre d'études socialistes et au Cercle Saint-Just,
viennent témoigner d'une nouvelle direction de pensée;
ils se placent sous le signe d'une interrogation qui trans-
gresse les limites de la problématique marxiste. Enfin
l'article Résurrection de Trotsky?, publié en 1969, signale
l'emprise de la tradition bolchévik sur la jeunesse mili-
tante, au lendemain de la révolte de Mai 68, dont nous
avons esquissé une interprétation dans La Brèche.
Dans le souci de ne pas dissimuler un itinéraire de recher-
che, nous avons décidé de maintenir, autant qu'il était
possible, l'ordre chronologique des publications, nous
contentant d'ajouter ici et là des notes susceptibles de
guider le lecteur parmi des travaux postérieurs à nos
écrits.
Le recueil se clôt avec une postface où nous tentons une
réflexion sur cet itinéraire.
c. L.
Claude Lefort Claude Lefort, né en 1924, est professeur de sociologie à
l'Université de Caen.
Il s'est fait connaître par des études de politique, de
sociologie et de philosophie, parues notamment dans
les Temps Modernes, les Cahiers Internationaux de
Sociologie, Socialisme ou Barbarie, Arguments et les
Lettres Nouvelles.
On lui doit l'édition des œuvres posthumes de Maurice
Mer/eau Ponty, chez Ga/limàrd.c ·'
Il puhliera prochainement un ouvrage sur Machiavel, l'in-
terprétation et l'idéologie.

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