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Jeudi 8 décembre 1983

DE LA RÉALITÉ DU FANTASME

Le statut du mot “fantasme” dans l'usage quotidien appelle à lui seul


quelques remarques :
— d'une part, c'est un mot de fabrication psychanalytique. On a
tendance à l'oublier en pensant que c'est avant tout un mot de la langue
française dont l'origine se perdrait dans la langue. Il n'en est rien, et, à cet
égard, il est hautement symptomatique que Littré, en 1871, littéralement
l'ignore pour ne donner que : fantaisie ou fantasmagorie pour les substantifs,
fantasier et fantastiquer pour les verbes, et fantaisiste, fantasmagorique,
fantasque et fantastique pour les adjectifs. Point de fantasme, donc, au XIXe
siècle ou avant, dans le parler quotidien des Français ;
— d'autre part, Freud emploie fréquemment en allemand le substantif
Phantasie et le verbe Phantasieren pour désigner ce que ses traducteurs ont
été appelés à nommer fantasme et fantasmer.

Le Robert, comme le Trésor de la Langue Française (T.L.F.) indiquent


tous deux que si l'origine du mot est lointaine (grec phantasma : vision),
l'emploi régulier du mot “fantasme” est un fait du XX e siècle, et plus
précisément encore une conséquence de la psychanalyse. C'est donc un des
mots techniques de la psychanalyse qui a connu le plus de succès dans la
langue française, au point que son origine terminologique et jargonesque est
en grande partie effacée pour le native speaker d'aujourd'hui. On peut
d'ailleurs remarquer que c'est ce qui est en train de se passer à l'heure
actuelle pour le verbe “fantasmer” (encore complètement ignoré du Robert et
De la réalité du fantasme, p. 2

du T.L.F.), verbe qui gagne incontestablement du terrain dans le parler


quotidien des Français.

L'extension de ce mot de “fantasme” est en raison inverse de son


intension. Le consensus sur le mot lui-même est relativement grand (comme
pour tout mot régulier de la langue). Si, après avoir écouté une quelconque
de vos opinions, votre interlocuteur s'exclame : “c'est un pur fantasme !”,
vous serez assez bien renseigné sur sa position à l'endroit de vos
cogitations. En bref, dans la langue française, le mot “fantasme” désigne plus
une vessie qu'une lanterne. Il vaut pour “vue de l'esprit”, et c'est assez dire
qu'il est largement péjoratif.

Dans la terminologie freudienne, au contraire, il passe pour être un


élément relativement précis : relativement seulement, là aussi, car sa
topique (pour ne parler que d'elle) est tout à fait sujette à caution : de la
rêverie diurne (considérée comme “fantasme conscient”) au “fantasme” dit
“fondamental” (rigoureusement inconscient, et même Ics — cf. infra le temps
II de “On bat un enfant”), il y a donc un réel flottement. La signification du
mot fantasme tient plus de la nébuleuse que de l'étoile fixe (et ceci a ses
avantages et ses inconvénients spécifiques dans la communication entre
analystes, comme dans le repérage métapsychologique ou la conduite de la
cure). Est-ce à dire pourtant qu'il importe avant tout, pour nous, de cerner là
ou les significations pertinentes au regard de l'entreprise analytique, et
rejeter toutes les autres ? Non. Nous ne sommes pas des sémanticiens, et
notre étude du fantasme a tout intérêt à démarrer à partir de ce postulat
extrêmement trivial : Il existe des fantasmes.

Je me doute que vous n'en doutez pas. Pourquoi donc l'énoncer ? Pour
nous mettre dans la dépendance de ces objets dits “existants”, pour faire
dépendre ce que nous en dirons d'une certaine adequatio. Il ne nous suffira
pas de définir des “fantasmes” en accord avec les autres termes de la
théorie psychanalytique ; il faudra encore que ces définitions trouvent leur
pertinence dans l'objet même qu'elles visent, nous risquer, d'une certaine
façon, vers des définitions réelles, et pas seulement des définitions
nominales. Voilà donc pourquoi je ne récuserai d'emblée aucune signification
éventuelle du mot “fantasme” au nom d'a priori théoriques. Je prends le mot
dans la langue.
De la réalité du fantasme, p. 3

Mais l'ambiguïté du “fantasme” freudien (dont la multiplicité des


significations n'est que le reflet), c'est qu'il est en même temps quelque
chose qui se rencontre (en tant que manifestation consciente ou
préconsciente), et quelque chose qui ne se rencontre que par l'artifice de la
déduction, de la recherche psychanalytique. C'est un être biface qui, à la
fois, se manifeste comme tel dans la chaîne parlée du patient, et en même
temps est un véritable point de départ dans cette subjectivité.

Pour prendre des termes logiques, c'est à la fois un élément de la


chaîne et l'axiome de départ de toute la chaîne. Cette valeur d'axiome, Lacan
y insistait dans son séminaire du 21/6/67, dans “La logique du fantasme” :

Tel est le rôle du fantasme dans cet ordre du désir


névrotique. Signification de vérité, ai-je dit, ça veut dire la
même chose que quand vous affectez d'un grand V — pure
convention dans la théorie donnée par exemple de tel
ensemble — quand vous affectez de la connotation de
vérité quelque chose que vous appelez un axiome. Dans
votre interprétation, le fantasme n'a aucun autre rôle. Vous
avez à le prendre aussi littéralement que possible, et ce
que vous avez à faire, c'est à trouver dans chaque
structure à définir les lois de transformation qui assureront
à ce fantasme, dans la déduction des énoncés du discours
inconscient, la place d'un axiome. C'est la seule fonction
qu'on puisse donner au rôle du fantasme dans l'économie
névrotique ...

Voilà la difficulté qui sera la nôtre aujourd'hui. Sans plus risquer de


définition extrinsèque du fantasme, comment prendre la mesure d'un tel
“objet” qui est à la fois un point de départ et un élément du parcours ? Avant
de nous tourner vers le texte freudien — susceptible de nous éclairer sur
cette apparente difficulté — je voudrais attirer votre attention sur un
phénomène du même ordre, très apparent dans l'ensemble des entiers
naturels : le nombre 1 est à la fois au départ de la série et, en tant
qu'élément successeur, permanent dans la série. Mais après avoir été une
fois énoncé, il n'apparaîtra plus comme nombre. Par contre, dans notre
système de numération décimale, il apparaît périodiquement comme chiffre.
Sans plus nous aventurer pour l'instant dans cette direction, j’invite à garder
De la réalité du fantasme, p. 4

présente à l'esprit cette distinction du nombre et du chiffre pour ce qu'il en


est du fantasme.

Le fantasme comme soudure

En tant que chiffre, Freud a rencontré le fantasme très tôt. Les Lettres à
Fliess en font déjà largement mention, et L'interprétation des rêves lui
concède une place royale puisqu'il y surgit comme l'organisateur du rêve
pour autant que ce dernier accomplit toujours, au moins partiellement, un
désir infantile. Il arrive aussi, dit Freud, que le rêve utilise volontiers “un
fantasme tout fait, au lieu d'en fabriquer un avec les pensées du rêve” (p.
421). Enfin, dans les Trois essais sur la théorie du sexuel, le fantasme est
évidemment aux premières loges puisque la névrose y est présentée comme
“négatif de la perversion” au titre du fantasme (indication qu'on retrouve
d'ailleurs plusieurs fois par la suite sous la plume de Freud, à commencer par
L'analyse d'un fragment d'hystérie ). Mais du “négatif” au tirage, c'est la
même image qui se donne à lire, si on file cette métaphore photographique. Il
est d'ailleurs remarquable que Freud pousse immédiatement (selon son
habitude) jusqu'à la paranoïa pour affirmer :

Les fantasmes clairement conscients des pervers qui, dans


des circonstances favorables, sont transposés en
scénarios, les craintes délirantes des paranoïaques
projetées sur d’autres dans un sens hostile et les
fantasmes inconscients des hystériques que l’on découvre
par l’analyse derrière leurs symptômes, coïincident quant
au contenu jusqu’au moindre détail1.

Et donc le fantasme, considéré dans son contenu (comme un donné),


est présenté par Freud comme trans-structural. Il n’est pas le privilège de la
névrose. Pour l’instant, seul son destin apparaît spécifique : projeté dans la
paranoïa, mis en acte dans la perversion, réfoulé dans la névrose.

Quoiqu’il en soit, la caractéristique n° 1 de tout fantasme est son aspect


franchement localisé : c’est un individu, quelque chose qui possède une

1. Trois essais zsur la théorie du sexuel, Transa, vol. I, p. 103.


De la réalité du fantasme, p. 5

unité et qui est signalé comme tel : dans la foule de représentations qui
peuvent surgir, elle est celle qui s’autonomise, par ses répétitions
assurément, mais aussi du fait d’une certaine durée qui l’empêche de se
noyer dans la foule susdite. Il est vrai que sa structure narrative, pour
rudimentaire qu’elle soit, se prête bien à ce genre d’observations.

Soutenir comme l’a fait Lacan à partir de Freud, que le fantasme se


présente toujours avec une certaine grammaticalité, renvoie à une certaine
structure de relation : le fait qu’il mette en scène un sujet, qui s’exprime
dans une séquence phrastique : sujet-verbe-complément. Mais il ne suffit pas
à Freud d’indiquer cet élément pour reconnaître, identifier (et même
authentifier) un fantasme dans les paroles de ses patients. De plus, comme
nous l’avons déjà vu le fait que le fantasme soit conscient ou inconscient
n’est pas non plus décisif comment donc reconnaître un fantasme quand il
est projeté, mis en acte, ou refoulé ?

Freud s’est employé à faire entendre le caractère composite de tout


fantasme, précisément au moment où il aborde cette différence topique. Il
dit en effet que le fantasme Ics “est identique au fantasme conscient dont
s’est servi le sujet durant un moment de masturbation pour obtenir la
satisfaction sexuelle.”

(Soit dit en passant, il n’est pas question de minorer les “fantasmes


masturbatoires” en les opposant à ce qui serait le “vrai” fantasme, le
fantasme “fondamental”, lui rigoureusement inconscient. Les deux
conservent les plus étroites relations). Freud continue alors :

L'acte masturbatoire (au sens le plus large : onaniste) se


composait alors de deux éléments : l'évocation du
fantasme et, au point culminant de celui-ci, le
comportement actif visant à l'auto-satisfaction. Ce
2
composé, on le sait, est en fait une soudure” (Diese
Zusammensetzung ist bekanntlich selbst eine Verlötung)."

2. “Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité”, Névrose,


psychose, perversion, p. 151.
De la réalité du fantasme, p. 6

Ce bekanntlich (“comme on sait, on le sait bien, c'est bien entendu”) est


suffisamment surprenant dans une affirmation de cet ordre pour qu'une
petite note (de Strachey) en bas de page nous indique qu'il a un précédent
dans les écrits de Freud. Et en effet, à la fin du chapitre A de la première
partie des Trois essais sur la théorie du sexuel, nous retrouvons cette désor-
mais fameuse “soudure”. Freud, qui vient juste de traiter “Du but sexuel des
invertis”, conclut :

Nous nous voyons à la vérité incapables d'éclaircir de


façon satisfaisante la genèse de l'inversion à partir du
matériel jusque-là existant, mais nous pouvons noter que
par cette investigation nous sommes parvenus à une
connaissance qui peut devenir pour nous plus importante
que la solution du problème mentionné. Nous avons réalisé
que nous nous sommes représenté comme trop intime le
nouage de la pulsion sexuelle à l'objet sexuel. L'expérience
des cas tenus pour anormaux nous apprend qu'il existe ici
une soudure entre pulsion sexuelle et objet sexuel, que
nous risquons de ne pas voir dans l'uniformité de la
configuration normale où la pulsion paraît apporter l'objet.
Nous sommes ainsi amenés à desserrer dans nos pensées
le nouage entre pulsion et objet. La pulsion sexuelle est
vraisemblablement tout d'abord indépendante de son objet
et ne doit probablement pas non plus sa genèse aux
attraits de celui-ci3.

Cette dernière phrase suffit à indiquer à quel point, en 1905, Freud est
éloigné de sa précédente théorie de la séduction qui tenait évidemment à ce
que “les excitations venant de l'objet” soient absolument déterminantes par
la suite dans l'histoire du sujet. Enfin, reprenant son idée de 1903, Freud
poursuit et conclut dans son texte de 1908 :

A l'origine, l'activité était une pratique purement auto-


érotique pour obtenir le gain de plaisir à partir d'une zone
corporelle déterminée qu'il faut qualifier d'érogène. Plus
tard, cette activité fusionna (verschmolz) avec une

3. Trois essais sur la théorie du sexuel 1, Transa, p. 48-49.


De la réalité du fantasme, p. 7

représentation de désir (Wunschvorstellung) provenant du


domaine de l'amour d'objet et servit a la réalisation de la
situation dans laquelle ce fantasme culminait. Lorsque
ensuite la personne renonce à ce type de satisfaction
masturbatoire-fantasmatique, l'activité est abandonnée,
tandis que, de conscient, le fantasme devient inconscient 4.

La soudure, dans ce texte, ne manque pas de prendre la forme


typographique habituelle du trait d’union : la satisfaction est en effet
qualifiée de “masturbatoire-fantasmatique”.

Observons de plus près que ces deux textes de 1903 et 1908 ne disent
pas exactement la même chose. Dans celui de 1903, ce sont la pulsion et
l’objet qui se trouvent “soudés” ; dans celui de 1908, c’est, d’une part, “le
comportement actif qui tente d’obtenir l’auto-satisfaction [...] une pratique
purement auto-érotique”, et d’autre part, “l’évocation du fantasme [...] une
représentation de désir provenant du domaine de l’amour d’objet”.

En effet, nous souscrivons à la distinction, cruciale dans Freud, entre


l’auto-érotisme et la satisfaction masturbatoire. En opposition aux coutumes
verbales, Freud ne confond jamais le plaisir solitaire et l’auto-érotisme. La
masturbation lui paraît un acte parfaitement allo-érotique du fait du
fantasme toujours présent qui maintient la dimension d’amour d’objet. Il y a
en plus une antériorité historique de la satisfaction auto-érotique et
pulsionnelle. La soudure, par conséquent, revient à doter une satisfaction
pulsionnelle anobjectale d’un objet qui consiste exclusivement en “une
représentation de désir provenant du domaine de l’amour d’objet”.

C’est ici que le mot axiome — que nous avons introduit via une citation
de Lacan — prend toute sa valeur. Qu’est-ce qu’un axiome ? C’est un énoncé
(par exemple : “Par un point on ne peut faire passer qu’une parallèle et une
seule à une droite donnée”), énoncé auquel on concède (ou non) une valeur
de vérité sans l’appui d’aucune démonstration. Un postulat est ce qui est
postulé, soit (étymologiquement) ce que l’on exige d’un interlocuteur
d’accepter pour commencer, sans autre considération? Si un grand nombre
d’énoncés dérivés correctement de l’axiome ou du postulat de départ se

4. Névrose, psychose, perversion, PUF, p. 151.


De la réalité du fantasme, p. 8

confirment comme cohérents entre eux, alors la vérité de l’axiome surgit


renforcée sans avoir été jamais démontrée. Ainsi donc, les démonstrations
les plus rigoureuses partent toujours d’un indémontrable (chose dont Pascal
a su extraire les plus vives considérations en rapport avec l’ordre de la
représentation.)

Ce qui fait du fantasme un axiome, c’est le fait qu’il s’agit d’un énoncé
(dans tous les cas, dans le langage de Freud, une représentation) qui se
trouve, par cette énigmatique "soudure", lié à la seule valeur que l'appareil
psychique ait à connaître : le Lustgewinn, le gain de plaisir, qui satisfait au
principe homéostatique.

L'axiome, c'est la soudure d'un énoncé et d'une valeur de vérité. Le


fantasme, c'est la soudure d'une représentation et d'une valeur de
jouissance.

Mais on doit remarquer qu'au moment où Freud affirme le fait de cette


soudure, il la fait presque disparaître :

Lorsque ensuite la personne renonce à ce type de


satisfaction masturbatoire/fantasmatique, l'activité est
abandonnée tandis que, de conscient, le fantasme devient
inconscient.

Nous avons donc affaire à une opération qui pourrait se rendre ainsi :
1°) satisfaction auto-érotique + fantasme Cs ;
2°) Abandon de la satisfaction auto-érotique + fantasme Ics.

De fait, la difficulté métapsychologique qui s'ensuit n'est pas énorme


pour Freud. Si le fantasme — hors la satisfaction auto-érotique — est Ics,
c'est qu'il a été refoulé. Donc : il va faire retour ; pour l'hystérie dans les
symptômes, mais aussi bien dans le rêve, en tant qu'organisateur de
l'accomplissement du désir infantile.

Et si Freud a su pointer que les rêves comme les symptômes (comme


les autres formations de l'Ics) assurent dans tous les cas une satisfaction
pulsionnelle, nous pouvons penser que c'est elle qui est devenue le substitut
de la satisfaction apportée auparavant par l'acte auto-érotique.
De la réalité du fantasme, p. 9

Quels que soient les destins des fantasmes (et notamment selon les
structures — nous y reviendrons lors de considérations plus cliniques), il
reste que ce moment de la soudure est celui de la mise en fonction du
fantasme, le moment où cet énoncé prend une valeur de jouissance et joue, à
partir de là, son rôle singulier dans l'économie du sujet. Mais faut-il encore
nous interroger sur la genèse de cet énoncé très particulier.

II. La fabrique du fantasme

D’où s’organise la scène qui prendra en charge une satisfaction auto-


érotique ? Si, pour parler proprement, l’histoire du sujet ne commence
qu’avec elle, il n’est pas inopportun de s’intéresser à sa pré-histoire. A tout le
moins y sommes nous invités par la recherche de Freud sur Léonard de Vinci.

Ce texte est de 1910, et la doctrine de Freud sur le fantasme y est déjà


parfaitement définie (jusqu’au point où c’est la même qu’on le verra employer
dans la rédaction des derniers mois de la cure de l’homme-aux-loups, quatre
ans plus tard).

Déjà Freud, dans l’automne de 1895, avait en main le schéma général de


cette doctrine du fantasme, au moment où il écrivait L’Esquisse, avec sa
découverte du “proton-pseudos” de Emma et, par conséquent, de la valeur
fondatrice (de l’après-coup) dans la constitution du trauma.

L’affaire se déroule en trois temps :


1°) Avant toute chose, celui de la cure au cours de laquelle Emma fait
savoir qu’elle ne peut aller seule dans une boutique pour acheter des
vêtements. Elle ne peut réaliser cet acte sans une couverture contra-
phobique. A partir là, elle se rappelle sans difficulté d’un temps antérieur ;
2°) Quand elle avait douze ans, elle était allée seule dans une boutique
pour acheter des vêtements. Il y avait là deux employés dont l’un lui plût
particulièrement. Mais les deux se mirent à rire et elle fut alors frappée d’un
affect d’effroi (Shreckaffekt) ;
“La relation entre ces fragments et le récit est incompréhensible”, écrit
Freud à ce moment-là. C’est alors qu’une “recherche ultérieure” fait
apparaître un troisième temps, une troisième scène :
De la réalité du fantasme, p. 10

3°) Lors de ses huit ans, elle était allée seule dans la boutique d’un
vieux Greissler et ce dernier lui avait touché les parties génitales à travers
ses vêtements, en riant.

Aussi, lorsque Freud tombe sur le récit de Léonard de Vinci selon lequel
“encore au berceau, un vautour vint à moi, m'ouvrit la bouche avec sa queue
et plusieurs fois me frappa avec cette queue sur la bouche”, Freud-Sherlock
Holmes est averti qu'il tient quelque chose du même ordre de complexité
qu'Emma avec ses commis. En d'autres termes, il sait qu'il ne comprend pas,
mais qu'il y a de quoi s'arrêter et s'interroger. Plusieurs fois dans son œuvre,
d'ailleurs, il remarque que lorsqu'un sujet produit un énoncé ayant trait à un
fantasme, cet énoncé comporte toujours quelque bizarrerie, qui tient à son
origine inconsciente :

Il faut comparer ces énoncés aux Sang-mêlés des races


humaines qui, en gros, ressemblent presque aux Blancs,
mais qui, par tel ou tel trait frappant, trahissent leur
origine de couleur, et de ce fait demeurent exclus de la
société et ne jouissent d'aucune des prérogatives des
Blancs. A cette espèce appartiennent les formations
fantasmatiques des hommes normaux comme des
névrosés, dans lesquelles nous avons reconnu des degrés
préliminaires de la formation du rêve et du symptôme ; en
dépit de leur haute organisation, elles restent refoulées et
en tant que telles ne peuvent devenir conscientes5.

Analysant le fantasme de Léonard, Freud entreprend de faire la part du


“souvenir” et du “fantasme” dans le fantasme. “Cette scène du vautour, écrit-
il, ne doit pas être un souvenir de Léonard, mais un fantasme qu'il s'est
construit plus tard et qu'il a alors transposé dans son enfance.”

Et, considérant qu'il n'en a pas encore assez dit, il rajoute une petite
note où il écrit :

Les fantasmes tard fabriqués par les hommes sur leur


enfance s'appuient même en règle générale sur de petites

5. Métapsychologie, p. l03.
De la réalité du fantasme, p. 11

réalités (kleine Wirklichkeiten) de ce temps lointain


(Vorzeit), sans cela oublié. Il faut cependant pour cela un
motif secret (Geheim Motiv) pour extraire le petit rien réel
(reale Nichtigkeit) et en quelque façon le transformer,
comme il est arrivé à Léonard avec l'oiseau nommé vautour
et sa conduite extraordinaire6.

Nous arrivons donc là à une différenciation interne du fantasme :


— Il y a de petites réalités “historiques”,
— il y a l'adjonction d'un “motif secret” (geheim Motiv)

Bien sûr, ce “motif secret” semble constituer le moment essentiel de


l’alchimie du fantasme. Pour bien saisir sa portée, il nous faut approcher le
mode de fonctionnement de l’appareil psychique. Ce registre ultime que
Freud appelle les Erinnerungsspuren, les traces de souvenir qui, en tant que
traces et en tant que souvenirs sont déliées les unes des autres. Elles
passent par le système primaire sans réussir à être objet d’aucune
remémoration. Mais si il arrive qu’elles se lient, d’une manière ou d’une
autre, et que par conséquent elles perdent leur caractère de traces, alors
l’opération qui en résulte, quasi chirurgicalement, peut se lire immé-
diatement : enlevez à Erinnerungsspuren son spur, sa trace, et reste
Erinnerung, le souvenir.

De même Freud nous apprend (p. 258 de la Traumdeutung) comment


gagner de l’argent facilement : on gagne de l’argent, selon Freud, comme on
se souvient.

Quelle est la meilleure manière de gagner de l’argent


(Silber) ? On descend une avenue de peupliers blancs
(Silberpappeln), et là on demande le silence. Le bavardage
(pappeln) cesse, et on prend l’argent (Silber).

Le souvenir, c’est une trace de souvenir sans sa trace (cf. ici Lacan : “la
trace de pas et le pas-de-trace”). Mais alors quel est donc l’ange qui va venir
effacer les traces — autrement dit les lier entre elles — pour faire surgir le
souvenir comme tel ? Nous n’avons, pour mettre la main dessus, que le

6. En français, p. 65.
De la réalité du fantasme, p. 12

“motif secret”, le Geheim Motiv. En soi-même, c’est peu, mais c’est quand
même beaucoup dans le contexte du Léonard.

Car Freud nous donne immédiatement l’agent de ce “motif secret” : la


curiosité sexuelle infantile et ses inévitables impasses, vu le fonctionnement
en deux temps de la sexualité humaine, pierre de touche permanente de la
conception freudienne de la sexualité. A un moment donné, et de toute
urgence, l’enfant devra se donner une explication de ce qui pour lui reste en
dehors de toute expérimentation. Ce qui est déjà là, c’est l’axiome dans
toute sa splendeur.

Ce laboratoire de recherche, ce C.N.R.S. infantile, ce sont les théories


sexuelles infantiles. Freud est plus précis quand il affirme à leur sujet
qu’elles ne sont pas refoulées (verdrängt), mais “surmontées” (überwindet).
L’amnésie infantile vient à les recouvrir, plus ou moins, de son vaste manteau
d’exhibitionniste (toujours bienvenu, ce manteau, dans les histoires de
phallus). Ce qu'il faut alors chercher et dévoiler en même temps, avec pour
seul outil la question : “Mais d'où viennent donc les enfants ?”, c'est toujours,
pour le petit Œdipe, de trouver la cause de son être. J'ai accentué — lors du
colloque “Du père” — l'importance de la cause matérielle dans l'irruption de
la subjectivité : la question posée au père, ou plutôt la question qui pose le
père comme tel, m'est apparue profondément liée à cette recherche — sans
espoir dans le monde de la représentation — de la cause matérielle du sujet.

C'est dans “La science et la vérité” que Lacan utilise à ses propres fins
les quatre catégories aristotéliciennes de la cause :
— l'efficiente
— la finale
— la formelle
— la matérielle
pour bien montrer que selon le rattachement que l'on opère de la vérité
à l'une ou l'autre de ces quatre causes, on obtient quatre ordres de savoirs
essentiellement distincts :
— la vérité comme cause efficiente (le “ça marche”, le it works) nous
conduit à la magie ;
— la vérité comme cause finale nous conduit, elle, au jugement dernier
et à la religion ;
De la réalité du fantasme, p. 13

— la vérité comme cause formelle (les petites lettres) nous place, quant
à elle, dans l'ordre de la science ;
— et enfin la vérité poursuivie comme cause matérielle nous inscrit
dans la psychanalyse.

J'insiste sur le fait que c'est la cause matérielle qui tracasse le petit
Œdipe. Ni la cause formelle (“tu es là parce qu'un spermatozoïde et un ovule,
un jour...”), ni la cause finale (“tu es là parce qu'on t'a désiré, parce que Dieu
l'a voulu ...”), ni la cause efficiente (“c'est comme ça, on l'a pas fait
exprès ...”) ne sont de nature à faire taire cette interrogation.

C'est là un point qu'il nous faut tenir ferme si l'on veut se repérer un
tant soit peu dans les avatars de la subjectivité : le sujet échoue dans la
détermination de sa cause, et il y échoue nécessairement parce qu'il ne veut
rien d'autre à cet endroit que la matérielle.

Et c'est là, dans le temps de cet échec, qu'il se produit quelque chose,
et que nous pouvons donner au mot “soudure” une portée qui ne soit pas
seulement de trouvaille nominale. Car le manque de la cause matérielle vient
à susciter un autre manque, qui est proprement celui de l'objet, de l'objet de
la pulsion (Lacan, XI, 186 : “Deux manques ici se recouvrent ...”). Lorsqu'un
sujet se trouve confronté à un manque tel que, pendant un certain temps
tout au moins, aucun semblant ne peut venir à le combler, il n'est pas pour
autant sans recours. Il a toujours comme ressource celle de la voie dite par
Freud “régrédiente"“, qui est proprement celle de l'accomplissement de désir.
Lorsqu'il y a “urgence”, c'est-à-dire qu'un besoin n'est pas satisfait, et que
cela dure, il y a réinvestissement régrédient d'une Wunschvorstellung, d'une
représentation de désir qui, elle, autrefois, a apporté la satisfaction.

Et c'est là que nous sommes désormais en mesure de comprendre un


peu mieux la “soudure”. C'est qu'au moment de son enquête, de cette
enquête qui n'aboutit pas, le sujet a aussi sur les bras une satisfaction dont,
littéralement, il ne sait que faire. Cette satisfaction auto-érotique trouve
alors son représentant dans ce réinvestissement régrédient d'une repré-
sentation de désir, réinvestissement convoqué par l'urgence du manque. (En
somme, Lacan dit “recouvrement” là où Freud dit “soudure”.)
De la réalité du fantasme, p. 14

Le “motif secret”, c'est la représentation de désir convoquée d'urgence


par le manque essentiel qui se dévoile au sujet dans la poursuite de sa cause
matérielle. Ce réinvestissement régrédient de la représentation de désir est
ce qui va lier les “petits riens” des traces de souvenirs pour fabriquer un
souvenir qui sera la réponse à la question devant laquelle le sujet a échoué.
Faute de grives, on mange des merles : c'est une grande vérité
psychologique (un peu estompée par le fait qu'on continue à croire “qu'il y a
des grives”, ce qui est une question, et pas seulement cynégétique) .

Ce qui scelle ce mouvement, ce qui le leste aussi lourdement pour la


suite des événements, c'est qu'il ne laisse pas le sujet en proie à la
déréliction, à l'Hilflosigkeit — comme le fait le seul investissement
hallucinatoire de la représentation de désir, qui laisse le sujet en proie au
besoin. La production du fantasme va localiser cette jouissance “auto-
erratique”, elle va l'arrimer au système des représentations.

Le mouvement peut donc se résumer comme suit :


— butée sur le trou de la cause matérielle,
— détresse,
— investissement régrédient d'une représentation de désir,
— soudure, arrimage de la jouissance auto-érotique, qui vient donc à la
place de l'autre jouissance, celle originairement liée à la représentation de
désir ici mise en œuvre,
— enfin, du fait même des quantités ayant ainsi fait irruption dans
l'appareil psychique, fabrication du “souvenir” par liaison des traces de
souvenirs.

Ainsi, d'une pierre, il aura été fait deux coups : la jouissance insensée
est localisée dans le système des représentations, et un récit de souvenir
est venu obturer le trou de la cause matérielle. Désormais, savoir et
fantasme auront, pour le sujet, partie liée.
De la réalité du fantasme, p. 15

Jeudi 12 janvier 1984

BISEXUALITÉ ET AXIOMATIQUE

I. L'affaire de la bisexualité

Nous avons insisté la dernière fois sur le terme freudien de “soudure”


entre pulsion et objet, “soudure” dont ce serait le propre du fantasme que de
l'établir. Mais l'absence, maintes fois constatée par Freud, de “pulsion
génitale” conduit à considérer qu'il n'est pas de “fantasme génital”,
autrement dit de fantasme qui souderait une pulsion à un partenaire sexuel,
et se trouverait conséquemment (réciproquement) poser le sexe du
“fantasmeur”. DONC : le fantasme entendu comme “soudure” ne suffit pas
pour opérer la détermination sexuelle du sujet ; il y a seulement soudure de
la pulsion et de la satisfaction auto-érotique dont elle est porteuse avec une
représentation de désir convoquée d'urgence par le manque de représenta-
tion vers lequel le sujet se dirige quand il entreprend de saisir la cause
matérielle de son être.

Dans les termes de L’Esquisse, le fantasme est ce qui permet aux


quantités libérées par la satisfaction de la pulsion de se dissiper dans
certains frayages préférentiels (avec effet de retour propre à l'appareil
psychique : “l’attention” apportée à ces frayages facilite par la suite, voire
entraîne la production de la satisfaction).

Mais c'est pourtant dans ce rapport du fantasme à la détermination


sexuelle que Freud rajoute immédiatement (dès son titre d'ailleurs) cette
complication remarquable de la bisexualité :
De la réalité du fantasme, p. 16

La solution du symptôme exige deux fantasmes sexuels


dont l'un a un caractère masculin et l'autre un caractère
féminin7.

D'où il tire la thèse suivante :

Un symptôme hystérique est l'expression d'une part d'un


fantasme sexuel inconscient masculin, d'autre part d'un
fantasme sexuel inconscient féminin8.

Et pour qu'on ne se méprenne pas sur son propos, il ajoute :

Dans le traitement psychanalytique, il est très important


de s'attendre à ce qu'un symptôme ait une signification
bisexuelle. On ne s'étonnera pas alors, et on ne se
fourvoiera pas si un symptôme persiste sans être appa-
remment atténué bien que l'on ait déjà analysé l'une de ses
significations sexuelles. Le symptôme se fonde alors sur la
signification sexuellement opposée qui n'a peut-être pas
été soupçonnée. Dans le traitement de cas semblables, on
peut aussi observer comment le malade utilise ce moyen
commode qui consiste, pendant l'analyse d'une des
significations sexuelles, à s'échapper continuellement, par
ses associations, dans le domaine de la signification
contraire, comme s'il se garait sur une voie adjacente9.

Que penser donc de cette bisexualité introduite ici par Freud ? Elle
représente une très épineuse question, restée tout à fait en litige, comme
Freud lui-même ne manquait pas de le remarquer encore en 1929, dans
Malaise dans la civilisation :

7. “Le symptômes hystériques et leur relation à la bisexualité”, Névrose,


Psychose, Perversion, p. 149-155.

8. Ibid., p.1 54.

9. Ibid., p.155.
De la réalité du fantasme, p. 17

La théorie de la bisexualité demeure très obscure encore


et nous devons en psychanalyse considérer comme une
grave lacune l'impossibilité de la rattacher à la théorie des
pulsions10.

L'introduction de la bisexualité dans l'œuvre freudienne, tout le monde


se plaît à le reconnaître, est un fait de Fliess, grand tenant de la thèse de la
bisexualité humaine (voir son livre traduit en français). Il est très
remarquable que cette bisexualité ait été la pomme de discorde entre Fliess
et Freud, le premier accusant le second d'avoir divulgué son “idée” auprès de
Weiniger qui venait de développer celle-ci dans Sexe et caractère. La
défense de Freud n'est pas alors sans maladresse (et on le comprend quand
on lit, par exemple, la page 285 de l'Interprétation des rêves).

Mais enfin, dans ses rajouts successifs aux Trois essais, Freud laisse
tout de même bien entendre que Fliess ne saurait se prévaloir d'une
exclusivité à l'endroit de cette “idée”. Il est certain que “l’idée” était dans
l'air (scientifique) des dernières années du XIX e siècle, très
vraisemblablement en raison des progrès de l'embryologie qui venaient de
montrer que le sexe anatomique n'était pas déterminé dès le départ dans
l'embryon, et que les cellules sexuelles étaient d'abord indifférenciées, d'où
l'idée d'une “pré-sexuation”, amenant l'embryon côté garçon ou côté fille,
non sans reste. L'intérêt suscité par les cas d'hermaphrodisme venait
d'ailleurs donner du piquant à tout cela.

Il reste que la position de Freud vis-à-vis de la bisexualité semble aussi


ambiguë que vis-à-vis de Fliess. C'est une grosse affaire, mais dont on ne
sait que faire. Il nous faut donc articuler exactement la position de Freud à
cet endroit :

1°) Il y a d'abord un refus constant, constamment adressé à Fliess, de


considérer la bisexualité, donc les conflits dans la sphère même de la
sexualité, comme étant à l'origine du refoulement. Des Trois essais à
Analyse finie infinie, ce refus est répété par Freud avec application. Il ne
s'exprime nulle part plus clairement que dans un bref passage de l'homme-
aux-loups (où Fliess, pour une fois, n'est pas cité).

10. Malaise dans la civilisation, p 58.


De la réalité du fantasme, p. 18

Les conflits entre la sexualité et les tendances morales du


moi sont bien plus fréquents que les conflits ayant lieu à
l'intérieur de la sexualité elle-même... Affirmer que la
sexualité soit le mobile du refoulement serait une
conception trop étroite ; dire qu'un conflit entre le moi et
les tendances sexuelles (la libido) conditionne le
refoulement, voilà qui englobe tous les cas.

Donc : pas question de faire de la bisexualité la condition du


refoulement.

2°) Par contre, il y a dans la bisexualité quelque chose qui convient


remarquablement à la compréhension freudienne du symptôme hystérique .

Un symptôme hystérique, écrit Freud, n'est pas seulement


la réalisation d'un désir inconscient, il doit pouvoir réaliser
en même temps un désir issu du Préconscient, en sorte
qu'il est déterminé à tout le moins deux fois ; c'est-à-dire
par chacun des deux systèmes en conflit [...] Nous pouvons
donc dire, d'une façon générale, qu'un symptôme
hystérique ne peut apparaître que si deux
accomplissements de désirs opposés, issus de deux
systèmes psychiques différents, peuvent concourir dans
une seule expression.

Et, de là, Freud renvoie illico à sa thèse 9 des “Fantasmes hystériques


et leur relation à la bisexualité”, soit :

Un symptôme hystérique est l'expression d'une part d'un


fantasme sexuel inconscient masculin, d'autre part, d'un
fantasme sexuel inconscient féminin.

SURPRISE : il n'est pas du tout fait état de deux systèmes psychiques


différents. Mais on en trouve l'explication quelques lignes plus haut :

Un symptôme hystérique correspond nécessairement à un


compromis entre une motion libidinale et une motion
refoulante, mais il peut correspondre en outre à une union
de deux fantasmes libidinaux de caractère sexuel opposé.
De la réalité du fantasme, p. 19

Nous assistons donc là à un retour partiel de la thèse de Fliess, ce qui


est parfaitement cohérent avec ce que Freud écrivait en 1914 dans l'homme-
aux-loups : la solution de Fliess est “trop étroite”, mais pas foncièrement
erronée.

Freud maintient donc ouvertes les deux possibilités du symptôme


hystérique. Ce dernier est l'expression d'un conflit :
— entre deux systèmes psychiques différents (dans tous les cas) ;
— entre deux fantasmes inconscients de caractère sexuel opposé (dans
certains cas).

C'est là un point important, car il conditionne les réflexions très


largement postérieures de Freud dans Analyse finie infinie. On y retrouve
deux thèmes, l'un caractéristique de l'homme (Mann) comme l'autre de la
femme (Weib). Ce n'est pas si souvent que Freud s'aventure à positionner la
différence des sexes, c'est-à-dire, d'une certaine façon, leur rapport.

En dépit de la dissemblance des contenus, il y a une


évidente correspondance. Quelque chose que les deux
sexes ont en commun a été contraint, de par la différence
des sexes, à une autre forme d'expression.

Penisneid / Ablehnung der Weiblichkeit

Cette communauté, poursuit Freud, a été décelée très tôt


par la nomenclature psychanalytique comme
comportement envers le complexe de castration.

Nous sommes ici après 1923, et Freud remarque bien que pendant la
phase phallique commune aux deux sexes, seule la quête, l'aspiration vers la
virilité (Mannlichkeitstreben) est en accord avec le moi (ichgerecht).

Donc pour les deux sexes, pendant la phase phallique, le conflit entre
masculinité et féminité est avant tout un conflit entre le moi et le ça. ( Le moi
est aussi masculin que paranoïaque. Thèse d'Adler.)

C'est ici que surgit alors la différence :


De la réalité du fantasme, p. 20

— alors que l'angoisse de castration va devoir faire voler en éclats la


position phallique du petit garçon, son moi va continuer à refouler sa
féminité ;
— pour la petite fille, son aspiration à la masculinité (phase phallique)
cède (plus ou moins !) au refoulement, refoulement qui, selon Freud, “préside
au destin de la féminité”. La féminité résulte du refoulement. Et Freud de
conclure :

Comme on peut le voir d'après ce qui précède, c'est dans


les deux cas ce qui va à l'encontre du sexe du sujet de son
sexe dit ici 'de départ' qui tombe sous le refoulement.

Seulement : Œdipe inversé :

Deux facteurs sont responsables de la complexité des


relations œdipiennes : la disposition triangulaire de
l'Œdipe, et la bisexualité constitutionnelle de l'individu. (M
et C., p. 244.)

Suit immédiatement un rappel du refus adressé à Fliess quarante ans


plus tôt : le refoulement est conditionné par un conflit entre le moi et le ça,
et non directement par l'opposition des sexes. Mais devant le caractère
particulièrement inébranlable de la résistance soulevée par le travail
analytique à cet endroit, Freud laisse tout de même entendre qu'il y a là
quelque chose qui dépasse la puissance de refoulement du moi.

Puisque, quel que soit son sexe de départ, le moi rejette (au moins
partiellement) la féminité, cela, écrit Freud, “peut n'être rien d'autre qu'un
fait biologique, un grand morceau du mystère de la sexualité.”
La différence des sexes outrepasse le refoulement.
Ce que nous devons retenir de cette bisexualité constitutionnelle mise
en avant par Freud, c'est qu'elle vient à point nommé pour remettre de
l'équivoque là où le fantasme reste une unité mono-sexuée : fantasme
masculin/fantasme féminin.

Voilà donc les deux côtés de la “soudure”


côté pulsionnel : actif / passif
côté objet : masculin/féminin
De la réalité du fantasme, p. 21

Si donc Freud considère comme “une grave lacune” l'impossibilité de


rattacher ladite bisexualité à la théorie des pulsions, c'est du fait même du
fantasme comme soudure. L'actif pulsionnel se branche aussi bien sur le
masculin que sur le féminin, et idem pour le passif. Dès le départ, et du fait
de la soudure qui met en relation deux couples d'opposition, la combinatoire
du fantasme ruine la possibilité du “rapport sexuel”, soit la détermination de
l'objet par le pulsionnel lui-même.

Il. “Ce qui fait le plaisir propre au désir”

Rôle crucial de la curiosité sexuelle : la libido sciendi est avant tout


libido. Cet accrochage de la libido sur le savoir, c'est l'origine de la fonction
du fantasme dans sa survenue à la phase phallique, dans la phase du primat
du phallus.

C'est parce qu'il faut savoir : 1°) ce que vaut la menace de castration,
(donc très vif intérêt narcissique) ; 2°) ce qu'il en est de la différence des
sexes (et donc d'où viennent les enfants, qui n'est qu'un “qui suis-je ?”), que
le fantasme est promu à une position si éminente. Placé dans cette
perspective, il est en effet ce qui fait échec au naufrage narcissique que
serait pour le sujet l'abandon de son plaisir (auto-érotique). Il y a là un fait
dont, après Freud et Lacan (qui l'a réénoncé à sa manière), on ne peut que
prendre acte : la jouissance est inévitable pour le sujet. Pour autant qu'il
voudrait se dérober à cette exigence spécifique (et c'est bien par là que la
névrose est souvent une révolte de l'individu contre l'espèce), eh bien cette
exigence trouvera d'autres voies, symptomatiques. C'est là la découverte de
Freud : on ne peut pas ne pas jouir, quand bien même on s'y refuse.

Précisons : ce n'est pas seulement qu'il faut savoir (ça, c'est l'exigence
narcissique), c'est qu'il faut savoir... à quoi répond la jouissance.

Le petit Œdipe doit trouver la fonction dont sa jouissance est


l'argument. C'est en quoi la trouvaille de l'objet, de la représentation de désir
que je disais la dernière fois être convoquée d'urgence, fait fonction,
littéralement.
De la réalité du fantasme, p. 22

Et c'est pour cela que la dernière fois déjà j'amorçais la question de la


cause matérielle, et du trou qu'elle introduit dans le monde. Je dis “trou”, et
je ne dis pas “manque”. Dire d'un trou que c'est un manque, c'est certes un
mode de définition du trou (“rien avec quelque chose autour”), mais c'est une
définition qui est essentiellement basée sur une négativité. Dire au contraire
du trou que c'est quelque chose qui définit deux familles de lacets sur son
complémentaire, ce n'est plus faire allusion à quoi que ce soit qui manque :
c'est affirmer positivement un type de fonctionnement.

Quels que soient les modes — assez différenciés par endroits — par
lesquels Freud et Lacan cernent l'affaire de la sexuation (toujours placée par
eux dans le cadre du scénario œdipien), il reste que les “représentations de
dommage narcissique par perte corporelle” viennent, au moment de la phase
phallique, par porter sur l'être du sujet.

Loin donc d'être un pur donné, cet être n'est obtenu qu'au terme de la
construction qui l'inscrit dans la sexuation. En ce sens, la psychanalyse
soutient qu'il n'y a pas d'être-parlant qui serait ensuite prédiqué homme ou
femme. Mais l'important à souligner, c'est que cette sexuation surgit comme
réponse à l'interrogation ouverte par le trou de la cause matérielle, lui-même
ouvert par le désir de savoir.

Lacan (23 mars 1966) : “C'est parce que la sexualité entre en jeu par le
biais du désir de savoir que le désir dont il s'agit dans la dynamique
freudienne est le désir sexuel.”

Le désir de savoir surgit du fait du trou soudain révélé par la menace de


castration, par cette “perte corporelle” qui emporte avec elle le tout du
narcissisme aussi sûrement que le bébé avec l'eau du bain ; il s'agit de
savoir dare-dare de quel côté le sujet se campe pour amarrer son être,
intenable hors les voies de la sexuation.

Le renversement est ici de taille puisque ce n'est plus, comme


classiquement, l'être qui détermine le savoir, mais bel et bien le savoir qui
détermine, pose et soutient l'être : non pas l'être suprême (qui la boucle),
De la réalité du fantasme, p. 23

mais l'être tel qu'il parle, c'est-à-dire l'être sexué, sans cela plus que
précaire11.

Lacan à nouveau :

Quand ça se sait que quelque chose tient au savoir, il y a


quelque chose de perdu.

Je propose donc l'assertion suivante : le sujet n'est pas sans savoir que
son être en tant que sexué est sous la dépendance d'un savoir. D'où la
question, qui certes en découle, mais de façon absolument cruciale : quelle
est la part de vérité dans ce savoir ? C'est proprement l'entreprise
névrotique quand elle passe à l'analyse.

“Hypothesis non fingo”

Ceci surenchérit sur le terme d'axiome que je proposais la dernière fois,


à la suite de Lacan, pour situer — au moins analogiquement — le fantasme
dans le procès de la subjectivité. L'axiome est ce qui est au départ de la
chaîne déductive et, à ce titre, la conditionne absolument. Si on change
d'axiome, on change de suite.

La vérité de l’axiome n'est pas quelque chose qui puisse être soumis à
vérification expérimentale. C'est ce qui fait de l'axiome une proposition à
part ; à part en ce qu'elle est à prendre ou à laisser. Si Lacan parlait des
signifiants constitutifs du fantasme comme “les index d'une signification
absolue”, ce n'est rien d'autre qu'il voulait dire. Mais cette situation de
l'axiome laisse donc en plan rien de moins que la question de sa vérité. Si
son efficace se révèle dans la possibilité qu'il offre d'obtenir des
propositions vraies (vérifiables, falsifiables), cette vérité n'est pas
rétrogradable pour autant à l'axiome lui-même (pour des raisons que je vais
exposer).

11. Benjamin Constant : “Je ne suis pas absolument sûr d'être un être tout à fait
réel.”
De la réalité du fantasme, p. 24

De même, si un sujet peut — par exemple dans ses choix d'objets


amoureux — vérifier le bien-fondé de sa position fantasmatique, cela ne
suffit pas à l'assurer de la part de vérité qui serait en jeu dans le fantasme
par lequel se pose sa sexuation.

Or, m'écartant momentanément des voies de l'exégèse freudienne et de


la clinique qui s'y réfère très, trop directement, je voudrais maintenant
montrer que dans le champ scientifique, la question de la vérité de l'axiome
s'est posée, et que les réponses qu'elle a suscitées ordonnent, chacune, des
positions très différentes du sujet scientifique à l'égard du savoir qu'il
produit et qu'il promeut.

On a donc toujours beaucoup glosé sur le célèbre “Hypothesis non


fingo” de Newton à l'orée des Principia, traduit dès le départ par Mme du
Chatelet par : “Je n'imagine point d'hypothèses.”

Je n'ai pu encore parvenir à déduire des phénomènes la


raison de ces propriétés de la gravité, et je n'imagine point
d'hypothèses. Car tout ce qui ne se déduit point des
phénomènes est une hypothèse : et les hypothèses, soit
métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celles
des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la
philosophie expérimentale.

Ayons d'abord, comme en toute chose, un souci littéral, celui-là même


par lequel Koyré commence par rectifier toute l'affaire : non fingo, ce n'est
pas exactement : “je n'imagine pas”, et encore moins “je ne fais pas”, c'est
très assurément : “je ne feins pas d'hypothèses.” C'est donc un énoncé
polémique et, comme toujours aussi, l'intérêt de la polémique, c'est de dési-
gner une adresse. En effet, Newton s'adresse là à Descartes, à ce Descartes
qui écrivait dans ses Principes à lui (Principes de philosophie, III, 44) :

Je désire que ce que j'écris soit seulement pris pour une


hypothèse, laquelle est peut-être fort éloignée de la vérité ;
mais, encore que cela fût, je croirais avoir beaucoup fait si
toutes les choses qui en sont déduites sont entièrement
conformes à l'expérience.

Et il va immédiatement après jusqu'à poursuivre malicieusement


De la réalité du fantasme, p. 25

Que même j'en supposerai ici quelques-unes que je crois


fausses, et cependant que leur fausseté n'empêche point
que ce qui en sera déduit ne soit vrai.

Cette opposition, fondamentale pour notre propos, repose tout entière


sur le tableau de l'implication logique :
FAUX implique FAUX : VRAI
FAUX implique VRAI : VRAI
VRAI implique VRAI : VRAI
VRAI implique FAUX : FAUX

L'opérateur d'implication tient à ce qu'on s'interdit la quatrième et


dernière possibilité. S'il était VRAI que le VRAI implique le FAUX aussi, alors
l'opérateur “implication” perdrait tout consistance. L'écrire ou ne rien écrire
reviendrait au même. Newton et Descartes sont donc d'accord (sans mot
dire) sur ce point. Mais vous remarquez qu'une proposition VRAIE peut aussi
bien être impliquée par une proposition VRAIE que par une proposition
FAUSSE. Dans les deux cas l'implication reste valable.

Or, en disant qu'il ne “feint” pas d'hypothèses, il est clair que ce que
condamne Newton, c'est que du VRAI soit impliqué par du FAUX. Il rejette
cette possibilité hors du champ scientifique tel qu'il l'entend, au contraire
donc de Descartes, qui se réserve les deux possibilités. Bien sûr, Newton
avait là des raisons qui dépassaient de beaucoup sa polémique avec
Descartes.

Avant Newton, il existait trois systèmes de description des mouvements


des astres : les Epicycles de Ptolémée, le système géocentrique de Tycho-
Brahée, et l'héliocentrisme de Copernic, doublé des lois de Képler. Jusqu'à
Newton, ces trois “hypothèses”, aussi invérifiables l'une que l'autre, avaient
leurs tenants et leurs adversaires. Toutes trois “sauvaient les phénomènes”
avec plus ou moins de bonheur, mais toutes trois se présentaient comme un
système d'explication possible (et, à ce titre d'ailleurs, étaient parfaitement
reçues par le Saint Siège).

Par contre, avec sa loi de gravitation, Newton savait que seul le


système héliocentrique tenait debout puisque lui, Newton, venait de donner
aux lois de Képler, qui quantifiaient ce système, une cause unique et simple :
De la réalité du fantasme, p. 26

la gravitation. Ce système n'était donc plus pour lui un système explicatif


parmi d'autres : c'était le seul.

En toute logique, il ne nous est pas permis de disqualifier l'une ou


l'autre de ces positions. On pourrait croire que celle de Newton a prévalu
absolument, et il est vrai que la physique cartésienne a sombré dans les
poubelles de l'histoire. Mais une anecdote récente vous convaincra du
contraire : quand il s'est agi d'envoyer des hommes sur la lune, il a fallu
calculer au plus serré la trajectoire de la fusée. Problème de balistique. Il
fallait donc donner à l'ordinateur des données numériques et une méthode de
calcul. Quelle a donc été cette dernière ? La théorie de la relativité
généralisée ? Pas du tout. Alors la théorie héliocentrique de Copernic-Képler
? Pas plus. Alors le système du monde de Laplace (système newtonien) ?
Même pas. Mais bel et bien les vieux Epicycles de Ptolémée, qui se
révélaient plus précis (et plus simples, donc plus fiables) pour le calcul du
trajet terre-lune. Que donc VRAI puisse sortir de FAUX reste d'une brûlante
actualité, non seulement en politique, mais en science. (Cf. à ce sujet le
récent livre de René Thom Entretiens sur les catastrophes.)

Ainsi donc, même le scientifique n'échappe pas à la question de la part


de vérité qu'il mise au départ du procès (déductif) qu'il agence. Il y a la
position de Newton et celle de Descartes, mais il y a eu en plus (là-dessus je
passe rapidement) tout un courant positiviste moderne qui a voulu ne voir
dans la science qu'un ensemble de recettes qui réussissent (mécanique
quantique) et, par là-même, se passer absolument d'hypothèses.

Conclusion

Mais pourquoi cette interrogation conjointe sur ce qui détermine le


sujet en tant que sexué (fantasme), et ce qui détermine le sujet en œuvre
dans la science ?

D'abord parce que ce dernier point est pour nous excessivement obscur,
et s'en tenir à l'opinion lancée par Lacan comme quoi le sujet est forclos
dans la science n'est rien qui soit pour nous directement heuristique. Il s'agit
d'en savoir plus sur les postures subjectives déterminées par la position du
savant à l'endroit du savoir qu'il produit.
De la réalité du fantasme, p. 27

En plus il s'agit pour moi de tirer un maximum de conséquences de cet


autre avis de Lacan selon lequel la psychanalyse ne pouvait apparaître
qu'une fois la science constituée. (“Si Socrate n'a pas inventé la
psychanalyse, c'est qu'il est venu avant Galilée.”) Or je pense que la réponse
ne porte pas essentiellement sur l'appareillage conceptuel, mais tient
d'abord à ce que l'irruption massive d'un nouveau nouage du savoir à la
vérité — décelable dans le sujet scientifique — a produit l'inconscient
freudien comme reste.

Ce que donne indirectement à entendre le texte de Lacan sur “La


science et la vérité”, c'est que tant que la vérité comme cause ressortissait
exclusivement à l'ordre magique et à l'ordre religieux, la psychanalyse —
quels que soient les moyens conceptuels qu'elle réclame — ne pouvait pas
surgir sans être immédiatement rabattue sur la magie et/ou sur la religion.
(De nos jours, d'ailleurs, c'est encore pratique courante : quand on désespère
d'extraire de la pratique analytique son sens spécifique, on la rabat
communément sur une pratique magique, ou une libération de facture
religieuse, aussi teintée soit-elle d'humanisme.)

Je voudrais donc tirer à conséquence ce pari de Lacan selon lequel la


science comme un certain mode de mise en cause de la vérité a ouvert
l'espace d'une autre mise en cause de la vérité, qui est celle que Freud a
épinglée dans le symptôme névrotique.

C'est parce que nous nous saisissons de cette question que nous
tombons à pieds joints sur celle du fantasme, c'est-à-dire de l'élément
constitutif de la subjectivité, pour autant qu'il répond au désir de savoir
suscité par le péril narcissique de la castration. “Je ne pense, écrivait
Samuel Beckett, que passé un certain degré de terreur.” Le fantasme — qui
donne au sujet son assiette dans la sexuation — n'est pas sans garder
quelque reflet de cette terreur qui à la fois anime et tient à distance
l'insatiable curiosité des enfants d'éléphants que nous sommes.

Par ailleurs, quoi qu'on ait pu dire de la volonté d'emprise de la science


moderne sur le monde, du rôle que les États lui font jouer de plus en plus
violemment, il reste que la science répond elle aussi au désir de savoir.
Certes, elle est devenue une puissance de ce monde, mais à ce titre, elle est
essentiellement magique. et pour autant qu'elle est devenue, comme le
De la réalité du fantasme, p. 28

remarque René Thom, le support de visées eschatologiques, elle n'est pas


non plus sans avoir pris une indéniable valeur religieuse. L'une des difficultés
qui nous attend est donc de préciser ce qui, dans la science qui est la nôtre
aujourd'hui, relève d'un rapport à la vérité qu'on pourra qualifier de
scientifique. Cela n'ira sûrement pas sans parti pris.
De la réalité du fantasme, p. 29

26 janvier 1984

FANTASME ET COGITO

Il s'agit aujourd'hui pour nous d'accentuer les raisons qui amènent à


considérer que le fantasme est rigoureusement inconscient (Ics). Nous
pouvons pour cela partir de l'amorce de la problématique freudienne telle
qu'elle se présente dans “Un enfant est battu” : pourquoi diable Freud
marque-t-il avec tant d'insistance la nécessité de cette inconscience ? En
d'autres termes (mais ces “autres termes” répondent déjà en partie à la
question posée), pourquoi le fantasme comme tel ne peut-il être l'objet
d'aucune remémoration ?

Qu’il y ait des limites à la remémoration, Freud en avait certes une


claire conscience au moins depuis 1914 (Remémorer, répéter, perlaborer).
Mais il est là aussi permis de penser que ce n'est pas un simple constat
clinique qui l'a amené à soutenir cette thèse du caractère radicalement
inconscient du fantasme. J’ai parlé la première fois de la “genèse” du
fantasme pour Freud : cette “représentation de désir” convoquée d'urgence
pour localiser, pour domicilier une jouissance autoérotique hétérogène au
système des représentations en œuvre dans l'appareil psychique. En ce sens,
le fantasme “soude” le système du plaisir (système de représentations par
lesquelles s'effectue l'homéostase), et ce qui est au-delà de ce système, qui
est donc d'une autre nature, qui n'est pas une représentation.

Si donc, hors tout constat clinique, on pouvait soutenir que le patient


peut avoir accès à la (ou les) représentation(s) qui forge(nt) son fantasme (au
refoulement près, bien sûr, qui interdit certaines représentations et en
De la réalité du fantasme, p. 30

produit des déléguées à la place), il est exclu, en toute théorie, que le patient
ait accès dans le même temps à ces représentations et à ce à quoi elles
sont soudées. En ce sens, si toute représentation est potentiellement à la
portée d'une remémoration, le fantasme comme tel (i.e. d'une certaine
façon : une représentation en acte), il est tout à fait exclu que le patient y ait
accès comme à quelque chose qui ferait partie “de son monde”.

Si on n'introduit pas ce distinguo entre représentation et fantasme, on


se condamne à ne rien comprendre (ou à tenir pour nul) cet avis saisissant
de Freud selon lequel si une patiente arrive tout de même à produire la
phrase clef : “Je suis battue par le père”, il n'en reste pas moins que le
fantasme porté par cette phrase reste, là aussi, rigoureusement inconscient.

Il me paraît opportun de faire ici usage de la distinction terminologique


que j'ai antérieurement proposée entre “limite” et “frontière” :

Une limite est ce qui borne une série, un territoire, sans


qu'on puisse inférer de ce qui serait hors d'elle. Si l'on peut
dire quoi que ce soit de ce qui serait au-delà, c'est que l'on
se place alors en dehors de la série elle-même, là
précisément où on peut voir la série, sa limite et ce qui,
éventuellement, succède à cette limite. On se trouve alors
dans une position extrinsèque à partir de laquelle ce qui
fait limite à une série peut n'être vu que comme frontière
séparant ce qui est, du coup, de part et d'autre. Ainsi limite
et frontière sont des termes sémantiquement proches en
ce qu'ils désignent tous deux un phénomène de bornage,
mais énonciative ment fort différents en ce que l'un (limite)
est affirmé intrinsèquement dans la série qu'il détermine,
alors que l’autre (frontière) est affirmé extrinsèquement,
selon un point de vue qui n'est généralement pas
déterminé12.

Ceci précisé, on peut remarquer que ce sont deux choses différentes


d'affirmer, d'une part, qu'il existe des limites à la remémoration (et si on s'en
tient là, on ne dit rien sur ce qui serait au-delà de ces limites), et d'autre

12. Littoral 3/4, pp. 151-152.


De la réalité du fantasme, p. 31

part, que ce qui excède Ia remémoration sera ce qui sera mis en acte par le
sujet. En prédiquant ainsi le complémentaire de la remémoration, Freud trace
une frontière à la place d'une limite.

Cette précision nous permet dès lors d'apprécier une des fonctions
exercées par la “soudure” du fantasme, qui s'avère être un poste frontière
entre deux territoires qui ne possèdent pas d'autres points communs.

Pour développer la métaphore de la frontière, on pourrait soutenir qu'il


n'y a pas de contrebande qui relie insidieusement le royaume du plaisir et les
territoires de la jouissance ; pour passer de l'un aux autres, ce sera le
fantasme, ou rien (on verra plus tard l'intenable de ce “rien”.)

Il n'empêche que se maintient, au niveau du texte freudien, une très


réelle difficulté pour saisir en quoi le fantasme ne saurait être l'objet d'une
réappropriation subjective (car c'est bien là ce que permet la
remémoration) . Nous nous trouvons là devant quelque chose qui ne peut
être pris pour une donnée clinique pure et simple. C'est d'ailleurs si peu une
donnée clinique que sur au moins un des six cas dont Freud fait état dans
“Un enfant est battu”, la phrase “Je suis battue par le père” est clairement
articulée par le sujet. Freud n'en est pas impressionné pour autant et
maintient, hardiment, que même en cette conjoncture, la phase II du
fantasme est rigoureusement inconsciente, Ics.

C'est donc que la nécessité de cette position est ailleurs que dans le
constat clinique. Et ceci nous permet d'apprécier un des facteurs de la
construction de !a psychanalyse, qui est de mettre en place des pièces
architectoniques qui ont pour fonction essentielle de donner consistance à
des constats cliniques sans cela parfaitement anarchiques.

J'ai déjà attiré l’attention sur le rapprochement de –  et de (a), et ceci


hors toutes considérations sur l'angoisse, la jouissance, le désir, etc . “Ce qui
manque à l'image” et le “non-spéculaire” sont des affirmations
définitionnelles autant que cliniques.

La phase Il du fantasme est ainsi pour Freud une nécessité d'écriture :


en tant que poste frontière, le fantasme s'écrit (c'est une phrase), mais son
ancrage dans l'Ics comme système implique que le sujet ne puisse lui faire
face. Ceci est en accord complet avec le fait que la pulsion de mort — qui
De la réalité du fantasme, p. 32

est, elle, rigoureusement “Au-delà du principe de plaisir” — soit avancée par


Freud comme étant, purement et simplement, un “inobservable”. Elle est
entièrement au-delà de la scène de l'écriture. Le fantasme, lui, est un être bi-
face : il n'y a plus dès lors à trop s'étonner qu'il puisse, à la fois, s'écrire et
ne pas s'écrire.

Pour contre-vérifier ce que j'avance là, il suffit de se tourner du côté de


Mélanie Klein : si elle a été, à l'inverse de beaucoup d'analystes de son
temps, une adepte convaincue de la pulsion de mort, c'est qu'elle poussait la
chose jusqu'à voir dans cette pulsion une donnée clinique, irréfutable à partir
du moment où elle la confondait avec l'agressivité (à la différence de Lacan,
pour qui l'agressivité est d'origine spéculaire). Èh bien c'est du même pas
qu'elle pose la pulsion de mort comme une réalité clinique, et que les
fantasmes lui apparaissent comme les objets princeps des interprétations de
l'analyste.

Si Lacan, pour sa part, a su faire très tôt la distinction entre “l’objet de


la psychanalyse” et “la pensée de Freud”, il n'en a pas moins soutenu que
ledit objet n'était abordable qu'à suivre au plus près ladite pensée. Et sur le
point de la pulsion de mort, par exemple, il s'est appliqué à reprendre les
aspérités de cette pensée sans lui objecter, au nom d'une priorité de l'objet
en question, ce qui aurait pu être sa propre conception de l'objet. Ceci est
particulièrement flagrant dans le dépliement, par Lacan, de la “Logique du
fantasme”. Que la phase II du fantasme reste en toute occasion
inconsciente, Lacan ne l'a jamais contredit, mais s'est au contraire appliqué
à en fonder la rationalité.

Sa trouvaille à cet endroit — et c'est là une de ses trouvailles clefs avec


la nomination de l'objet (a) — est d'avoir convoqué le sujet cartésien à une
incroyable rencontre avec le sujet freudien. Ce carrefour de son
enseignement est pour nous obligé dès lors que nous posons, avec le
fantasme, la question des rapports possibles entre science et psychanalyse.

Il est en effet exclu que l'ensemble de la science et l'ensemble de la


psychanalyse soient mis en rapport. Ce ne peut être qu'en ramenant chacun
de ces champs à sa pointe constitutive que sera permise une quelconque
liaison entre eux. Encore faut-il que ces “pointes constitutives” soient un
De la réalité du fantasme, p. 33

tant soit peu homéomorphes, aient quelque chose à voir l'une avec l'autre
sans trahir le champ auquel chacune est attachée.

Ou je ne suis pas, ou Je ne pense pas

Sur ce point du fantasme en tant que radicalement inconscient, je


m'emploierai ce soir à soutenir que Lacan a radicalisé la position freudienne,
et ceci en l'inscrivant dans des coordonnées qui nous importent ici au plus
haut point puisqu'elles nouent l'entreprise freudienne et l'entreprise
scientifique, et ceci d'une façon essentielle, i.e. qui porte sur l'essence des
postures subjectives telles qu'elles se mettent en œuvre dans la science à
partir de Descartes et avec la psychanalyse à partir de Freud. Nous allons
donc nous approcher de la façon qu'a eue Lacan de reprendre à sa manière
le cogito pour l'articuler au sujet freudien, ce sujet qui culmine, lui, dans le
“Wo Es war, soll Ich werden”.

Ce qu'il faut prendre en compte dès le départ, c'est le caractère


profondément antinomique de ces deux sujets. C'est d'ailleurs bien parce
qu'ils se présentent avec un maximum de tension contradictoire que, jusqu'à
Lacan, on n'avait jamais pensé à autre chose qu'à les opposer. L'astuce de
l'opération de Lacan revient, non certes à les confondre, mais à les
conjoindre pour rendre sensible ce que pourrait être leur articulation.

Ici, une petite précision analogique : en mentionnant le livre


passionnant de Philippe Wehrlé, L'univers aléatoire, j’avais fait remarquer
qu'une des trouvailles de départ de ce chercheur en météorologie avait été
de considérer sous un nouvel angle un point bien connu de ses collègues et
prédécésseurs : la force de frottement entre les grandes masses d'air doit
être considérée comme quasi nulle. Tout le monde était d'accord là-dessus.
Ce pourquoi, jusqu'à Wehrlé, on n'en tenait pas compte dans les calculs. La
trouvaille de Wehrlé s'est alors résumée à ceci : qu'au lieu de n'en pas tenir
compte, il convenait d'écrire qu'elle était quasi nulle dans l'équation qui, en
hydraulique, permet le calcul de cette force en fonction de tous les
paramètres en action, d'obtenir la valeur de ces paramètres dans ce cas
précis des grandes masses d'air, donc dans le cas où cette valeur doit être
considérée comme nulle. Cet acte, qui est un simple acte d'écriture reliant
De la réalité du fantasme, p. 34

ce qui se trouvait jusque là délié est du même ordre méthodologique que


celui de Lacan articulant cogito et sujet freudien.

Articulons donc dans un premier temps ladite antinomie :


1°) Descartes : ce que le cogito nous livre, c'est un sujet sans pensée.
Le “Je pense”, c'est crucial, ne porte sur aucune pensée de quelque chose. Il
y a eu de la pensée, mais, le doute hyperbolique aidant, il n'y en a plus : seul
reste l'acte comme résidu du cheminement effectué par les “pensées-de-
quelque-chose”. Le “je pense” est donc là au titre d'avoir été préalablement
vidé de toute pensée-de-quelque-chose. C'est donc un sujet-sans-pensée qui
se trouve ainsi assuré de son être pour et par la certitude trouvée dans
l'acte même du penser. Nous obtenons ainsi un sujet accroché à sa certitude
d'être.
2°) Freud : ce qu'à l'inverse nous livre Freud, ce sont des pensées-sans-
sujet, auxquelles donc un sujet ne saurait rien accrocher de son être. Cet
être se trouve dès lors à la dérive, sans l'ombre d'une certitude ; par contre,
la certitude se trouve, elle, tout entière, du côté des pensées-de-quelque-
chose ; ce pensées-là, oui, c'est sûr et certain, ont été pensées. Par qui ?
C'est toute la question (nommément celle du sujet-supposé-savoir, i.e. le fait
que là où le sujet manque comme certitude relativement aux pensées-de-
quelque-chose, il ne peut pas ne pas surgir au moins comme supposition). On
peut ajouter à ceci les considérations que Freud émet à la dernière page de
la Traumdeutung : posant la question de savoir quelle “réalité” on peut
donner aux désirs inconscients (et là comme ailleurs “réalité” implique
“être”), Freud répond :

Je ne peux dire dès maintenant s'il faut accorder une


réalité aux désirs inconscients et de quelle sorte elle
pourrait être. Il n'y en a certainement aucune dans les
pensées de transition et de liaison.

Donc : pour Descartes, l'être du “je” est certain, mais sans référence
aucune à une pensée-de-quelque-chose, et pour Freud, il y a certitude sur des
pensées-de-quelque-chose, mais le “je” qui pourrait venir les prendre en
charge, loin d'être assuré dans son être, fait défaut. Pas de “Je” dans
l'inconscient où règnent cependant d'indubitables pensées-de-quelque-chose
(ce que Lacan a rendu par : “L'inconscient peut tout dire, sauf : «je suis»”).
De la réalité du fantasme, p. 35

C'est donc bien parce qu'il y a une contradiction que Lacan présente
son affaire, nécessairement, sous l'aspect d'une disjonction. Il ne s'agit à
aucun moment de soutenir que le sujet cartésien et le sujet freudien ne font
qu'un, peuvent être confondus, mais de les présenter comme étant tous deux
composés avec les mêmes pièces qui se disent ici : l'être et la pensée. Et
donc, de la même façon qu'il avait présenté “la bourse ou la vie”, “la liberté
ou la mort”, Lacan va tenir dans la même proposition Descartes et Freud en
étudiant : “l'être ou la pensée”, “la pensée ou l'être”.

Remarquons au passage que présenter cela comme une alternative,


c'est rompre absolument avec l'univers aristotélicien où la pensée n'est
jamais donnée que conjointe à l'être : si l'on peut, à la rigueur, y envisager de
ne pas penser ce qui est (ignorance), il est tout à fait exclu qu'on se mette à
penser ce qui n'est pas. Être et penser se pensent dans une conjonction : ce
que Heidegger, arpentant nostalgiquement les chemins de la pensée
grecque, a fait valoir comme : “être et penser ; le même” (cf. Le principe de
raison).

Donc, à conjoindre Descartes et Freud, Lacan se met résolument dans


le posture de n'avoir jamais que l'être écorné de la pensée (Descartes) ou la
pensée écornée de l'être (Freud).

C'est d'ailleurs cela qui l'a conduit à engager la chose par des énoncés
négatifs. En effet, cette alternative, jamais il ne la présente sous sa forme
positive, qui serait donc : "OU je pense, OU je suis", car ni la pensée ni l'être
ne se donnent, chez Descartes comme chez Freud, pour des termes
premiers. J'obtiendrai l'être si, d'abord, j'exclus toute pensée-de-quelque-
chose (doute hyperbolique) ; et j'obtiendrai la pensée si, d'abord, j'exclus tout
sujet qui serait immédiatement sujet de cette pensée (règle fondamentale de
Freud qui, dit Lacan, fait obligation au sujet de déserter sa parole, d'où mise
en valeur de l'Einfall, manifestation de la résistance, etc .) Dans les deux
cas, le point de départ est une exclusion (“je ne pense à rien”, “je n'y suis
pas”), et pas une inclusion. L'étude démarre donc par le couple antithétique :
ou je ne pense pas (et l'être sera certain), ou je ne suis pas (et la pensée
sera certaine).

Or ce qui permet de conjoindre ces deux formulations, apparemment


tout à fait exclusives l'une de l'autre, dans une seule opération dite du “vel
De la réalité du fantasme, p. 36

exclusif”, c'est qu'elles mordent l'une sur l'autre. Et ça, ce “mordançage”


(mordançage : mordre, mais surtout déposer un “mordant” pour pouvoir
ensuite imprimer une étoffe, une photo, etc.), résulte de l'avancée freudienne
telle que Lacan l'a reprise, et telle que je vous la présentai la dernière fois, à
savoir qu'il est un temps et un lieu où je ne pense pas plus que je ne suis.

Être et pensée ne se conjoignent pas, sinon par leur négations


respectives. C'est là que le fantasme comme radicalement Ics trouve sa
rationalité.

(Parenthèse : il y a là chez Lacan tout un jeu terminologique, toute une


série de terme non équivalents qui glissent les uns sur les autres ; et ce
glissement est susceptible de nous induire souvent en erreur. S'il reprend ici
les termes de “être” et “pensée”, c'est pour s'accorder aux termes dans
lesquels s'exprime le cogito. Mais dans le séminaire XI, quand il présente le
fonctionnement de ce “vel exclusif”, il fait intervenir l'être et le sens, sous
lesquels il place respectivement le sujet et l'Autre. Plus énigmatiquement
encore, ce vel vient, dans La logique du fantasme, prendre en charge le
corps et la jouissance.)

Mais reprenons : là où le sujet “n'est pas”, Lacan l'a donc noté : –  ; et


ce dont il est exclu qu'il se donne une quelconque représentation, ce qui,
pour reprendre les termes du cogito, ne saurait être l'objet d'une pensée
(aussi a-subjectivée qu'on voudra), il l'a noté : (a).

C'est là, à cet endroit précis, dans cette surimposition, que se situe
proprement la subversion du sujet qui, à la fois, fonde l'entreprise freudienne,
et la noue à la problématique du sujet telle qu'elle a pu s'énoncer, non pas au
fil des siècles, mais dans celui qui a vu naître la science moderne, le XVIIe.

Je ne reviendrai guère ce soir sur ce qui a permis à Lacan de conjoindre


ce –  et ce (a) dans l'interprétation de la phase phallique et du complexe de
castration. Car je voudrais surtout montrer que si ce rapprochement a ses
raisons freudiennes, c'est aussi une opération qu'il est permis de lire dans
les deux moments clefs de la constitution du sujet de la science au XVIIe

siècle ; j'ai parlé de Descartes et de Pascal. Il me faut en effet présenter,


aussi succinctement qu'il est possible sans trop tomber dans l'ellipse, la
production de “l'objet vide” chez et par Pascal.
De la réalité du fantasme, p. 37

Pascal et l'objet “vide”

Reprenant l'expérience de Torricelli, Pascal donc affirme qu'en haut du


tube, puisqu'il n'y a aucun corps dont nous ayons connaissance, il faut
qualifier ceci de “vide”. Il y aurait donc du vide dans la nature, et ceci
suffirait à contredire l'adage aristotélicien, d'origine directement
parménidienne, selon lequel : “la nature a horreur du vide”. Le tube de
Torricelli, dit Pascal, montre à lui seul qu'elle le souffre. Mais il ne le montre
que si on change complètement la perspective, et c'est par là que l'opération
pascalienne peut être présentée comme complément de l'opération
cartésienne posant ce sujet à qui l'être est donné à proportion de sa pensée.

En effet, dès que Pascal propose son interprétation sur ce qui est dans
le haut du tube, un jésuite, pas imbécile du tout (le Père Noël), mais
étroitement aristotélicien, lui objecte que si, par “vide” on entend “privation
de tout corps”, c'est-à-dire “un pur néant”, et si l'on dit que cela “existe”, on
n'aura jamais produit qu'une contradiction élémentaire en affirmant
l'existence du non-être. Cette argumentation est, du strict point de vue
aristotélicien, imparable. L'enjeu du débat Pascal/ Noël n'est dès lors pas
seulement physique ou expérimental, mais essentiellement épistémologique.
Pour Pascal, qui donc cherche à contrer la position aristotélicienne, il va
falloir introduire une distinction suffisamment nette entre “espace vide” et
“pur néant” ; sinon il tombe, et il le sait, sous le coup de l'affirmation
aristotélicienne : “que les non-êtres ne sont pas différenciables”. Voici donc
ce qu'il soutient à cet endroit :

Un espace vide est un espace ayant longueur, largeur et


profondeur, immobile et capable de recevoir un corps de
pareille longueur et figure ; et c'est ce qu'on appelle solide
en géométrie, où l'on ne considère que les choses
abstraites et immatérielles [...] d'où l'on peut voir qu'il y a
autant de différence entre le néant et l'espace vide, que de
l'espace vide au corps matériel ; et qu'ainsi l'espace vide
tient le milieu entre la matière et le néant. C'est pourquoi
la maxime d'Aristote dont vous parlez, que les non-êtres ne
De la réalité du fantasme, p. 38

sont point différents, s'entend du véritable néant, et non


pas de l'espace vide.(p. 203)

Donc :
— dans la position aristotélicienne, on arrive au vrai en empilant du
vraisemblable. Plus une pensée-de-quelque-chose est vraisemblable, plus
elle doit être considérée comme vraie ;
— par contre, avec Pascal, plus une pensée reste vraisemblable, et plus
elle nous laisse dans l'incertitude : seul l'invraisemblable conduit au vrai
lorsqu'il arrive qu'on puisse l'exclure. L'exclusion de l'invraisemblable nous
donne le vrai, et c'est d'ailleurs ce qui explique la prédominance du
raisonnement apagogique (raisonnement par l'absurde) dans toute la
démarche pascalienne.

C'est de l'étude de ce mouvement, de ce renversement


épistémologique, qu'est issue cette sentence de Koyré — dont Lacan a fait
par la suite un de ses refrains : qu'on ne touche au réel que par les voies de
l'impossible. Il y aurait encore beaucoup à dire pour situer finement le
renversement épistémologique effectué par Pascal. Retenons seulement
qu'un Popper est, à l'heure actuelle, avec sa falsification des hypothèses
comme critère de scientificité, un descendant direct de Pascal.

Mais ce que je veux avant tout accentuer, c'est que cette subversion du
sujet aristotélicien toujours présenté, lui, comme accord de l'être et de la
pensée, est aussi la conséquence de l'introduction d'un objet d'un type
nouveau — l'objet “vide” —, crucial en ce que la pensée peut s'en saisir, alors
que l'être lui est, bien sûr, refusé.

Nous nous trouvons donc en présence, avec Descartes et Pascal, de


deux démarches, elles aussi apparemment antinomiques :
— Descartes nous offre un sujet vide de toute pensée (mais assuré dans
son être) ;
— Pascal nous offre un objet vide d'être (mais assuré d'être pensé).

La démarche de Pascal est donc précisément la suivante :


—1°) Il affirme assertoriquement qu'il y a un vide apparent (là-dessus
tout le monde est d'accord) ; mais que va-t-on conclure de ce constat ? Pour
sa part, Noël se dépêche de supposer qu'il y a là “un corps subtil” qui certes
De la réalité du fantasme, p. 39

échappe à notre enquête, mais qui n'en est pas moins un corps. Cette
hypothèse est bien sûr cohérente avec tous ses axiomes de départ) ;
— 2°) à l'inverse, Pascal, lui, fait l'hypothèse d'un vide réel.

Attention ! C'est une hypothèse et non pas une affirmation de re qui le


ferait, comme on l'a vu, retomber dans la contradiction énoncée par le
jésuite. Le vide apparent est certain ; le vide réel est hypothétique . Mais,
tout hypothétique qu'il soit, il peut fort bien être objet de pensée : ce qui
était précisément écarté chez Noël.

Ce qui permet à Pascal de soutenir une position aussi sans précédent


que celle-là, ce n'est pas seulement sa forte tête, mais la distinction par lui
soutenue entre “définition nominale” et “proposition”. Je peux fort bien, dit-il,
définir quelque chose sans être pour autant assuré de son existence. Or
cette opération est impensable pour Noël pour qui, toute chose étant définie
selon son genre et son espèce, il s'ensuit que toute définition est toujours et
nécessairement définition d'existence (et que donc tout ce qui n'existe pas,
tous les non-êtres, n'ont qu'une seule et même définition et se trouvent être
non-différenciables).

L'affirmation du vide apparent (et conséquemment l'hypothèse du vide


réel), c'est aussi l'affirmation d'une pensée qui n'implique plus une référence
immédiate à la réalité, à l'être, puisqu'elle affirme l'existence de quelque
chose “qui tient le milieu entre le néant et le corps”.

Nous avons donc avec cet objet “vide” une dissociation entre la pensée
et l'être, dissociation qui a les conséquences les plus grandes du côté de la
pensée : si la pensée, en effet, n'est plus l'expression immédiate de la
réalité, elle exprime alors seulement le possible, et dans ces conditions, il
faut qu'elle se donne à elle-même des règles autonomes.

Il faut, à partir de là, des règles d'accord de la pensée avec elle-même.


En somme, la nouveauté pourrait se résumer à ceci : la pensée ne saurait se
référer à autre chose qu'à elle-même pour apprécier la valeur de son
cheminement. D'où un renversement complet : le sujet de la science n'est
pas le seul résultat du cogito cartésien, car ce cogito nous donne certes un
sujet, mais sans objet.
De la réalité du fantasme, p. 40

Le grand problème métaphysique ouvert par le cogito, c'est qu'il n'est


pas possible d'en déduire d'une quelconque façon l'existence de la matière,
des corps. On obtient avec le cogito un sujet rigoureusement sans objet, d'où
il résulte que la matière ne sera pensée que comme étendue, mais ceci sans
l'ombre d'un argumentation qui serait dérivée du cogito. Le cogito n'est donc
pas le seul grand principe chez Descartes, il lui faut en plus un Fiat Lux, un
autre axiome qui dit : il y a de la matière, il y a des corps, il y a de l'étendue,
tout comme il y a de la pensée qui, elle, n'est pas dans l'étendue. Cette
double nécessité est une des grandes faiblesses de l'œuvre cartésienne,
faiblesse qui est sûrement pour quelque chose dans la faillite rapide de la
physique associée (et plus encore de sa biologie).

Nous penserons donc le sujet de la science avec un peu plus de rigueur


si nous lui donnons son objet — qui n'est certainement pas l'expérience,
mais un objet qui trouve son paradigme dans l'objet “vide”. Du fait de cet
objet qui dissocie la pensée et le réel, le sujet cartésien se trouve lancé dans
un parcours de pensée qui ne se contente plus de suivre la réalité à la trace,
mais qui vise à un réel. (La notion même de “réel” comme distincte de celle
de “réalité” est une des conséquences de cet objet “vide”.)

Si l'on est donc fondé à opposer sujet cartésien/sujet freudien, vous


devez pressentir qu'il en va différemment si l'on veut articuler sujet de la
science/sujet de l'Ics, si du moins on veut bien considérer sous l'appellation
“sujet de la science” la conjonction du sujet cartésien et de l'objet pascalien.
De la réalité du fantasme, p. 41

Jeudi 22 mars 1984

DESCARTES : UNE PHYSIQUE SANS ESPOIR

Présenter le sujet du cogito comme “vidé de toute pensée-de-quelque-


chose” a été un expédient pour opposer Descartes et Pascal, mais il faut
aujourd'hui revenir sur ce point de façon plus détaillée pour ne pas risquer de
trop grossiers contre-sens.

Si Pascal en effet s'oppose clairement aux modes de penser


aristotéliciens, Descartes n'en fait pas moins. Il me faut donc faire entendre
en quoi leur commune opposition au même adversaire les conduit à des
positions largement différentes, au point que nous pouvons tenter de les
articuler l'une à l'autre, à condition d'avoir au préalable mesuré un tant soit
peu leurs divergences.

Descartes, d'abord. Avant les Méditations, les Regulae, tout entières


appuyées contre Aristote et l'aristotélisme ( cf. J.L. Marion : Sur l'ontologie
grise de Descartes). Il s'agit de suivre de près l'effectuation d'un
renversement ; pour Aristote : le centre de gravité du savoir se tient
radicalement dans la chose à connaître, et non dans le nous, l'âme du
connaissant. C'est bien pourquoi, vu la diversité foncière des choses à
connaître, le premier mouvement du savoir est de déterminer des catégories,
des genres, des genos. Car c'est l'essence (eidos) de chaque chose
appartenant à un genre déterminé qui commande la science correspondante,
et non l'esprit qui produit cette science, ce savoir.
De la réalité du fantasme, p. 42

En ce sens, la pluralité des sciences garantit leur rigueur parce que


celle-ci repose sur la définition rigoureuse de l'essence irréductible de
chacune des sciences.

L'opération de Descartes, évidemment assez complexe dans ses


détails, revient à déplacer complètement ce centre de gravité du savoir.
Désormais, le terme fondamental et fondationnel du savoir, ce ne sera plus
l'ousia de la chose à connaître, mais l'ego connaissant. Ce point est bien
connu. Ce qui l'est moins, c'est ce qu'il advient alors du probable et du
certain. Si le centre de gravité du savoir est du côté de l' ousia de la chose,
posée comme existante et comme chose à connaître, cette ousia possède un
nombre inépuisable de déterminations : savoir va consister alors à connaître
les prédicats qui conviennent à cette “chose”. Mais quelle qu'en soit la liste,
cette dernière ne saurait jamais épuiser les déterminations de cette ousia,
et se présenter comme exhaustive. Si bien que tout savoir, aussi raffiné soit-
il, laissera en blanc une marge de contingence et, au mieux, de savoir
“probable” qui tiendra à ce qu'on appelle classiquement la “dérive
ontologique” de la “chose”. Aucune description jamais n'épuisera l' ousia de
la chose, toujours capable de recevoir d'autres déterminations, s'il s'avère
qu'elles conviennent.

Or Descartes commence, à l'inverse, par identifier savoir et certitude :


la science naît d'une exclusion première — inconnue du monde
aristotélicien —, tout savoir qui ne peut être fondé en certitude n'est pas
science. Règle II : “Toute science est une connaissance certaine et
évidente.” Ici, certus suppose accomplie l'opération du cernere, du
discernement qui disjoint certain et incertain.

Si bien que du probable, Descartes donne une interprétation, non pas


ontologique (ce qui, dans l'être même de la chose, n'est pas encore advenu
au plan d'un savoir certain et reste donc “opinion”), mais seulement
psychologique (une “opinion” non fondée en certitude). Or il est exclu qu'on
passe continûment de l'opinion incertaine à quelque certitude que ce soit.
Descartes affirme là un hiatus irréductible : si la certitude n'est pas au
départ, elle ne sera jamais. Le probable n'est plus donc le sol sur lequel
pousse la certitude ; il est seulement ce que la science doit exclure
initialement pour ne pas être entravée dans l'établissement de son savoir
certain. (D'où le rejet massif — au passage — de la pertinence de tout calcul
De la réalité du fantasme, p. 43

de probabilité chez Descartes, alors que pour Pascal, fondateur en ce


domaine il est vrai, la probabilité est comme telle le moyen d'une
connaissance certaine. Cela Descartes l'ignore absolument, et c'est là l'un
des écarts irréductibles entre nos deux hommes.)

Là où l'on postule la science, la contingence doit disparaître dès le


départ. Pour Aristote au contraire, entre l'individu à connaître et son eidos,
son essence, il y a un écart inévitable, qui est proprement le lieu de la
contingence. Et de conclure (Aristote) : “L'opinion est incertaine, mais telle
est la nature des choses.” D'où il s'ensuit que “la précision mathématique
n'est pas exigible en tous les domaines, mais en ceux seulement qui ne
comportent pas de matière.” Cela revient à affirmer un hiatus entre toute
physique et toute mathématique.

Mais que disparaisse l'instance de la “chose” même, de son ousia, que


disparaisse donc toute "dérive ontologique", et dès lors les mathématiques
peuvent trouver à s'appliquer à tout le champ du savoir, expurgé de toute
“matière”. C'est parce que Descartes fait s'évanouir le physique comme tel
qu'il peut élaborer cette entité — impensable du côté d'Aristote : la mathesis
universalis.

Désormais, l'intuition ne portera plus sur les objets du monde, enfouis


dans leur ousia (inconnaissable de façon certaine), mais sur les objets que
l'esprit se donne à lui-même. Or ces objets, d'être produits par l'esprit, et non
par nature, sont épuisables, eux, par une description méthodique : purs
produits de l'entendement, rien en eux n'est de nature à échapper à ce
même entendement.

La tâche de l'esprit est alors d'établir un ordre qui peut être UN


puisqu'il n'a plus à se soucier des genos irréductibles : tous ses objets en
effet portent la même marque de fabrique, et cela suffit pour assurer
l'homogénéité de l'ensemble. Reste pendante la question centrale : comment
l'esprit se donne-t-il maintenant la diversité de ses objets ? Là est le point
décisif : si l'objet de savoir doit son existence à l'ego qui le pose, à quoi doit-
il ses déterminations singulières puisque la “chose” physique a été
congédiée ? Ici surgit le mot clef de figura.
De la réalité du fantasme, p. 44

Pour élever tout objet de sensation au niveau d'un objet de savoir, “nous
y faisons abstraction de toute autre chose que sa nature de figure”. Nous ne
prenons en compte que l'étendue. Mais l'essentiel revient à remarquer qu'il
est bien des choses qui échappent à l'étendue, que Descartes ne peut
annuler d'un revers de main, et que ces choses-là ne sont donc pas passibles
d'une figuration prenant en compte seulement l'étendue. La réponse décisive
revient à dire que ces “choses” sont par contre toujours passibles d'une
“transcription” par laquelle se trouve codée dans le champ de l'étendue la
particularité sensible qui n'arrivait pas dans un premier temps à être
“figurée”. Figurer revient à chiffrer le message sensible dans la seule
catégorie pertinente de l'étendue.

Prenons un exemple : soit les couleurs rouge et blanc (attention ! des


couleurs, pas des “choses colorées” !). Elles sont comme telles irréductibles
à l'abstraction. Qu'à cela ne tienne ! Donnons-nous alors un code : parallèles
verticales = blanc ; parallèles horizontales = rouge ; alors les couleurs se
résumeront, purement et simplement, aux figures où le code les transcrit.
“La diversité infinie des figures, écrit alors Descartes, suffit à exprimer
toutes les différences des choses sensibles13.”

Dès lors, l'univers n'est plus un ensemble de choses possédant une


certaine “épaisseur ontologique” ; il est devenu, sous le regard de l'ego, un
système de signes dont les transcriptions supportent l'absence du référent,
“à moins qu'elles ne l'exigent” (Marion).

Et donc, par définition, la constitution des objets que la science a à


connaître de manière certaine est le résultat d'un codage où la notion même
de ressemblance, et même de semblance, perd toute signification.

Voilà donc le résultat n°1 du renversement cartésien qui confère à ego


la prééminence sur le monde pour ce qui est de la constitution du savoir
comme certain. Pour tenir et mener à bien un tel pari, Descartes doit
promouvoir une distinction nouvelle que J.-L. Marion rend bien en faisant
valoir l'opposition : objet/chose. A la chose, enfouie dans sa matérialité
opaque d'où l'esprit aristotélicien abstrayait plus ou moins continûment des
figures fondamentalement ressemblantes, réplique maintenant l'objet

13. p. 158.
De la réalité du fantasme, p. 45

cartésien entièrement construit par l'entendement. Désormais, ego est face


à des objets qu'il peut épuiser par une description ordonnée puisqu'ils sont le
résultat d'une transcription initiale.

C'est bien là un changement radical dans l'histoire du savoir, et nous en


sommes encore les petits-enfants. L'écho s'en fait sentir aussi bien chez
Berkeley : “L'existence des choses consiste à être perçues, imaginées,
pensées. Toutes les fois qu'elles sont imaginées ou pensées, elles existent.”
Chez Spinoza aussi bien, où l'attribut-pensée possède une constante
prééminence sur l'attribut-étendue. Mais plus encore chez Kant (dont on sait
qu'il constitue une large part de l'épistémologie scientifique) ; affirmer que
les conditions de possibilité de l'expérience sont identiques aux conditions
de possibilité de l'objet de l'expérience ratifie la soumission des objets aux
conditions que leur impose l'expérience, et à rien d'autre : position fonda-
mentalement cartésienne de Kant.

Ego est devenu l'unique condition de possibilité de toute expérience qui


vise à un savoir certain. Ainsi le savoir ne portera plus sur la chose, mais sur
l'objet : “D'où, conclut J.-L. Marion, le caractère crépusculaire du monde
scientifique, qui n'entre en conférence qu'avec l'univers d'ombres qu'il
suscite.”

C'est sur la base de ce renversement complet de perspective dans


l'ordre du savoir que va pouvoir surgir le cogito : cet univers de figures se
donne alors en toute clarté le sujet qui le cause. Mais l'impasse qui se trouve
aussi créée de ce fait, c'est qu'à la question de ce qui ex-siste aux figures, à
la question du référent, Descartes est dans l'impossibilité de conclure direc-
tement. Certes, il ne se replie pas pour autant sur une position sceptique qui
énoncerait que, pour ce qui est du référent, il n'y a “peut-être rien”. Car c'est
là qu'au niveau des Méditations opère la médiation du Dieu non trompeur.

L'existence de Dieu tient tout entière à ce mince fil : il n'est pas


possible qu'un esprit fini comme est celui de toute créature puisse avoir une
idée de l'infini si l'infini n'existe pas en dehors de lui. Or nous avons une telle
“idée” : donc il existe un infini, et c'est Dieu. Et si le doute hyperbolique avait
conduit au cogito, la preuve ainsi donnée de l'existence de Dieu va d'un seul
coup d'un seul nous redonner le monde que nous nous étions préalablement
ôté. Si bien que Descartes en arrive à poser que s'il existe quoi que ce soit
De la réalité du fantasme, p. 46

aux figures, c'est là le fait de Dieu comme garant du fait que les figures
“codent” quelque chose et non pas rien.

Nous aboutissons donc à cette situation d'un sujet face à des objets de
savoir parfaitement homogènes puisque tous issus d'une même opération de
transcription/codage, un sujet donc face à un univers de significations
fabriquées, mais dont la référence est, elle, tout entière tributaire de Dieu.
Ce n'est pas tant la vérité que la référence qui est mise à la charge de Dieu.
Le sujet connaissant est essentiellement mathématicien : Dieu seul est
“physicien”.

Pascal : la petite différence

Ceci posé, il est permis de mieux apprécier les ressemblances et les


dissemblances entre Descartes et Pascal. Leur commune opposition au
monde aristotélicien tient à leur rejet de la prééminence de la “chose” dans
l'ordre du savoir. Pour l'un comme pour l'autre, on ne passe pas de l'opinion
probable au savoir certain par un mouvement continu d'abstraction des
propriétés sensibles de la chose à connaître. Mais leur communauté s'arrête
presque là car à aucun moment Pascal n'a le souci de la constitution d'un
ensemble aussi parfaitement architecturé. Ses interventions, pour décisives
qu'elles soient, restent toujours parfaitement locales : comme le savant
désordre dans lequel il a laissé ses Pensées, le choix de l'objet “vide” est sa
façon, ponctuelle, d'engager la question de la physique contre les
aristotéliciens.

Ce qui fait du “vide” l'objet épistémologique par excellence, c'est qu'il


pose comme aucun autre la question de la référence. Si, selon le principe
épistémologique fondamental chez Pascal, je peux toujours donner une
définition de quelque chose sans avoir besoin de savoir au préalable si cette
chose existe, alors il y a bien d'ores et déjà une indépendance foncière de la
pensée face au monde des choses existantes. Sur ce point, proximité avec
Descartes contre Aristote. Mais avec l'objet “vide”, le principe
méthodologique trouve son lieu majeur d'effectuation puisqu'une définition
peut bien sûr être donnée du vide, alors que l'existence réelle du vide ne
peut comme telle être manifestée. Et ainsi, le vide dévoile au maximum ce
De la réalité du fantasme, p. 47

que c'est qu'une hypothèse “physique” : c'est une proposition (i.e. “en haut
du tube, il n'y a aucun corps connu”) qu'on ne pourra jamais vérifier comme
telle, mais qui pourra ne pas être contredite. Il suffirait en effet de prouver
qu'il existe en haut du tube n'importe quel corps pour que l'hypothèse de ce
vide-là s'effondre ; mais en même temps, tant qu'on n'aura pas prouvé ça,
l'hypothèse tiendra le coup.

Il ne s'agit donc plus de camper une grossière opposition qui dirait :


chez Descartes, il n'y en a que pour le sujet, alors que Pascal, lui, a le souci
de l'objet physique. Pas du tout. L'écart est bien plus minime, même s'il est
décisif. Pour Pascal comme pour Descartes, la pensée établit des codages,
élabore des hypothèses, impose un certain ordre aux représentations avec
lesquelles elle travaille et qu'elle a seule à connaître. Ni pour l'un ni pour
l'autre la sensation n'est un médium qui articulerait le sujet et le monde. Le
sujet est seul avec ses pensées : condition de l'homme “classique” comme
Foucault l'a bien montré dans Les mots et les choses, et qui culmine dans le
système de la représentation donné dans la Logique de Port-Royal.

La différence entre nos deux hommes se réduit alors à ceci : en


élaborant méthodiquement une certain ordre du savoir, le sujet cartésien ne
cesse d'accumuler du savoir, alors que le savant pascalien ne cesse, lui, de
jouer à une très curieuse loterie, celle dont Borges a donné une idée
saisissante dans son texte “La loterie à Babylone”. On peut se représenter
cette loterie pascalienne ainsi : celui qui gagne est celui dont le numéro n'a
pas été tiré. Tous ceux dont le ou les numéros ont été tirés ont perdu. Car le
tirage ne dit jamais qu'une chose : c'est “NON”. Celui dont le numéro insiste
à ne pas être tiré, celui-là commence à jouir d'une certain prestige
scientifique : il a peut-être le bon numéro, mais en toute rigueur, le prochain
tirage risque de le replonger dans la longue liste des perdants de toute
nature.

L'opposition que nous cherchons à cerner n'est donc pas : côté


Descartes un sujet sans objet, et côté Pascal, un objet sans sujet. Si “objet”
de la physique il y a, ce n'est en rien l'objet de la sensation — ce pourquoi le
“vide” est si bien venu — et aussi pourquoi Pascal se dirige vers cet objet
paradoxal avec une telle assurance.
De la réalité du fantasme, p. 48

Car cet objet suffit à désigner en toute clarté un ordre “autre” que celui
de l'hypothèse, en se gardant bien d'avoir à affirmer quoi que ce soit au
préalable de cet ordre “autre”. Contrairement aux objets que nous livrent nos
sensations, objets apparemment débordants de qualités sensibles avant
même que le savoir s'en empare, le vide désigne un “quelque chose” (?) que
nous n'avons pas besoin d'imaginer rempli de qualités, bien au contraire : il
en est vidé par définition.

Si ce que je me décide maintenant à désigner du nom de “réel” possède


des qualités, nous n'avons à aucun moment à les postuler ; et si l'hypothèse
n'est pas démentie, il ne faut pas croire pour autant qu'elle est vraie, qu'elle
dit le vrai. Le “réel” conserve, même dans ce cas, toute son opacité : comme
le Dieu pascalien, le Deus absconditus, le Dieu caché, jamais le réel ne se
dévoilera comme tel. Mais en même temps, là est le point décisif : pour
Pascal, nous ne pouvons faire l'économie de le poser comme ce qui préside
au tirage de la loterie. (Il y aurait ici à faire un subtil, mais instructif
rapprochement avec la théorie pascalienne de la grâce efficace.)

J'ai pu dire la dernière fois que le sujet cartésien, s'il est inéliminable
(et inéliminé) de toute entreprise scientifique, est cependant insuffisant à
dire le fait du savoir scientifique dans son extension et son acception
présentes. Car si le sujet de la science reste fondamentalement solipsiste,
muré dans ses pensées, il ne peut pas ne pas poser un ordre “autre” que
celui qu'il élabore avec ses pensées. L'entreprise scientifique telle que nous
la connaissons n'a démarré qu'avec ce postulat pascalien.

Le rigorisme pascalien amène à postuler que cet ordre “autre”, nous


n'en avons même pas une idée “approchée” ; les réussites expérimentales
nous ouvrent bien un champ opératoire, mais jamais un savoir dernier. Nous
construisons des îlots de savoir qui flottent, pendant un temps, sur l'océan
d'une ignorance sans espoir, avant que de sombrer à jamais.

Retour au fantasme

Je voudrais maintenant montrer que ce qu'on appelle le “scientisme” de


Freud s'accroche, d'une très singulière façon, à ce bateau-là. Nous
changeons certes brutalement de coordonnées ; mais lorsque Freud parle de
De la réalité du fantasme, p. 49

l'objet, que nous dit-il, en fonction de ses deux principes de plaisir et de


réalité ? Pour toujours reprendre notre sein habituel, tant que le sein répond
“présent” à l'appel, aucune différenciation n'est donnée entre le bébé et le
sein : le fonctionnement sans hiatus du principe de plaisir fait écran à toute
réalité. Cette dernière ne trouvera à s'intercaler dans le plaisir, que si,
précisément, le principe du plaisir est momentanément en défaut, c'est-à-
dire quand l'objet (de la demande) vient à manquer. C'est parce qu'il manque
qu'il se détache de l'indifférenciation première.

Tous les auteurs ont suivi Freud sur ce point, à commencer par Lacan.
La réalité ne fait irruption que sous la catégorie du manque. Il n'y a d'objet
que parce qu'il manque à l'appel. Et ce qui est convoqué, du fait même de ce
manque, c'est une représentation liée à l'expérience de satisfaction. C'est ce
mouvement que Freud nomme désir :

Dès que le besoin se représentera, il y aura, grâce à la


relation (antérieurement) établie, déclenchement d'une
impulsion psychique qui investira à nouveau l'image
mnésique de cette perception dans la mémoire, et
provoquera à nouveau la perception elle-même, c'est-à-dire
reconstituera la situation de la première satisfaction. C'est
ce mouvement que nous appelons désir : la réapparition de
la perception est l'accomplissement de désir, et
l'investissement total de la perception depuis l'excitation
du besoin est le chemin le plus court vers
14
l'accomplissement de désir .

Ce qui est appelé, ce n'est donc pas le sein comme tel, mais la trace
mnésique de l'expérience de satisfaction soutenue par la représentation du
sein. C'est cette mécanique-là qui fait que l'objet de la satisfaction est
fondamentalement un objet perdu, qui n'aura jamais que des tenants-lieux. Il
est tout aussi perdu que l'objet pascalien. Ce qui n'est pas perdu, par contre,
c'est l'expérience de satisfaction, c'est-à-dire la trace laissée par une
mythique, mais indispensable à poser, “première satisfaction” qu'il ne faut
pas résister à qualifier de “jouissance” puisqu'elle est, sinon encore “au-

14. Traumdeutung, p. 481.


De la réalité du fantasme, p. 50

delà”, du moins en amont du système du plaisir qui ne fait jamais rien d'autre
que d'essayer d'y retourner, inlassablement.

Il est clair que Freud ne peut pas expliquer le fonctionnement de son


appareil psychique sans faire intervenir un extérieur, qui comprend aussi
bien l'extérieur du corps que l'intérieur dit “pulsionnel”. Mais de cet
extérieur, l'appareil psychique ne connaît strictement rien d'autre que des
quantités auxquelles il riposte par un jeu sur des représentations (motrices,
à l'occasion). L'appareil psychique ne connaît qu'il y a un “extérieur” que
lorsque est mis en défaut le principe du plaisir qui est sa loi.

En somme, c'est parce qu'est posé un au-delà du principe de plaisir


qu'est pris en considération autre chose que des représentations. Ces
considérations freudiennes, qui semblent à première vue uniquement dictées
par une patiente observation de la vie psychique, répondent en fait, dans leur
structure même, à un mode de penser scientifique.

Si la “réalité psychique” n'est pas le tout de l'affaire freudienne, c'est


parce que Freud se soucie de penser la chose scientifiquement, quoi qu'on
puisse dire par ailleurs de la réelle scientificité de la psychanalyse. Et ceci,
au contraire explicite de Jung, qui se satisfaisait entièrement, lui, de la seule
réalité psychique.

Et c'est pour cela que le fantasme freudien ne se réduit pas à une


rêverie, à un “agencement de pensées”. Son efficace tient précisément à ce
que, à cet agencement de pensées, répond... rien qui chez Freud soit
immédiatement qualifiable du nom d'objet, mais ce qu'il affirme dès le départ
être une “jouissance auto-érotique”. Ce qui fait que la vie n'est pas un songe
pour le sujet parlant, c'est, freudiennement parlant, la jouissance, et rien
d'autre.

Si Freud peut être tenu pour un scientifique, ce n'est pas seulement


qu'il a été l'élève de Brücke, Helmoltz, etc. C'est qu'il a maintenu tout au long
de son œuvre l'exigence de quelque chose qui excède le système des
représentations dans lequel le principe du plaisir opère.

Or ce quelque chose, c'est le fantasme qui le prend en charge


spécifiquement. C'est par le fantasme que ce quelque chose s'insinue dans
le fonctionnement de l'appareil psychique, sans cela voué à n'être qu'un
De la réalité du fantasme, p. 51

royaume d'ombres, qu'un décalque plus ou moins représentatif d'un monde


donné à l'avance. Arrivé à ce point, je pense pouvoir, pour conclure, rendre
justice à l'assertion de Lacan selon laquelle la science est un fantasme. La
science est un fantasme parce qu'elle se présente, si du moins on la prend
sous l'angle que je vous ai présenté aujourd'hui, comme étant structurée de
la même façon qu'un fantasme. Et donc loin d'être une assertion péjorative
de la part de Lacan, cette phrase convient que la science est une de ces
praxis qui, comme la psychanalyse, “est orientée vers ce qui, au cœur de
l'expérience, est le noyau du réel.”

Conclusion

La science qui coupe avec Aristote ne pose plus que, du monde au


savoir sur le monde, il y aurait continuité. Avec Descartes, elle congédie
brutalement le monde pour laisser le sujet producteur et maître de ses
représentations ; avec Pascal, la question de la référence fait retour, mais
ramenée à sa pointe : nous devons postuler un ordre du réel en désespérant
d'emblée d'y atteindre jamais. Et l'expérience va alors devenir cette fragile
soudure qui, à un corpus de savoir déterminé, donne pour un temps un
partenaire silencieux, ou rien. Le savoir qui détermine le sujet freudien est
de la même veine, à de nombreuses différences près, bien sûr, en ce qu'il est
une tentative de localiser une jouissance qui n'autorise aucune saisie
directe, mais qu'il serait fatal de laisser pour cette raison en dehors de tout
calcul sur ce sujet. Ce pourquoi, dès la prochaine fois, nous irons voir de plus
près du côté de la perversion dont la stratégie apparente semble bien être
un mode affiché de domestication de la jouissance.
De la réalité du fantasme, p. 52

Jeudi 19 avril 1964

SÉMINAIRE VII

Dans notre approche du fantasme, guidés dès le départ par le terme


clef de “soudure” (Verlötung), nous avons sans cesse fait appel à deux
“ordres” différents, à une essentielle dualité dont nous avons vu que, dans le
texte même de Freud, elle porte plusieurs noms. D'où l'importance qu'il y a à
préciser le fondement de la différence que pose la dualité fondamentale du
fantasme.
— d'un côté, un système de représentations ;
— de l'autre, ce qui se trouve hors-représentation.

Nous avions insisté sur la délicatesse de l'opération de Lacan qui, avec


le – de la jouissance et le (a) cause du désir, mettait en place, au cœur de la
phase phallique, cette conjonction du –  et du (a) qui effectuait la soudure
freudienne. En somme, Lacan rajoutait les termes médians spécifiques
propres à opérer cette énigmatique conjonction soutenue par le défaut de la
représentation, ici doté d'un double nom – et (a).

C'est par ce biais que la question de la science et de la scientificité se


trouve convoquée par l'étude du fantasme pour autant que la science se
donne comme un système de représentations dont toute la question est de
savoir (ou de postuler) ce qui, possiblement, y répond (voire : en répond).

Mais il reste au moins un aspect des choses à traiter de toute nécessité


si l'on ne veut pas perdre de vue la substance même de ce que nous
connaissons de manière confuse sous le terme de fantasme. Il y a certes
De la réalité du fantasme, p. 53

cette opération de soudure sur laquelle nous avons insisté, mais il reste
aussi que cette soudure s'effectue en fonction de scénarios
extraordinairement prévalents dans la phénoménologie du fantasme. Dire
cela, c'est ouvrir la question de la perversion et de sa fonction dans
l'économie du fantasme. N'oublions pas en effet le dire freudien selon lequel
le délire constitué du paranoïaque, les scénarios agis des pervers et les
fantasmes des hystériques sont trois modes d'apparition de la “même
chose”.

Que la névrose soit le négatif de la perversion, c'est là un refrain pour


Freud. Des Trois essais aux Conférences en passant par “Les fantasmes
hystériques”, ce jugement est une véritable constante. Or cette métaphore
se retourne pour laisser entendre que les perversions seraient le positif de la
névrose, là où les choses se liraient à livre ouvert. Il y a bien sûr là, en
filigrane, tout le fameux problème de “l’abandon” de la théorie de la
séduction, “abandon” au sujet duquel se nouent tant de contresens dans les
lectures du texte freudien (cf. là-dessus la dernière “affaire”, l'affaire Jeffrey
M. Masson).

Il est sans espoir de comprendre cet “abandon” sans une idée claire de
ce que Freud a avancé avec le terme d'après-coup (nachträglich). J'en ai
traité en détail dans “La cible du transfert”, et je ne le reprendrai pas ici. Je
ferai seulement remarquer que la langue française nous joue un mauvais tour
en noyant la signification très précise de cette élément clef de la
terminologie freudienne dans une vague consécution temporelle qui fait
équivaloir l'expression “après-coup” à l'adverbe “rétrospectivement”. Le
Robert les donne en effet comme équivalents dans l'exemple : “Il a eu peur
après-coup : il a eu peur rétrospectivement.” La différence est pourtant
nette : “rétrospectivement” ne suppose que deux temps : celui de
l'événement, et celui de sa prise en compte.

L'après-coup freudien impose, lui, trois temps, qui doivent toujours se


lire à contre-courant du déroulement chronologique. Ainsi Freud a-t-il eu
accès à la perversion via la névrose, au contraire d'un Krafft-Ebing par
exemple (conséquence, peut-être aussi, du fait qu'il n'était pas psychiatre ?)
Et s'il a cru, dans un premier temps, toucher la terre ferme en découvrant la
perversion paternelle sous le symptôme hystérique, il lui a donc fallu
De la réalité du fantasme, p. 54

renoncer à cet appui direct pris sur la perversion car il laissait échapper
toute l'organisation pulsionnelle du sujet.

Mais ce n'était pas pour autant tomber dans le choix exclusif où veulent
le confiner ses adversaires : ou la réalité matérielle et historique, ou la
réalité psychique. Car avant d'être une réalité historique, l'organisation
perverse est avant tout un agencement pulsionnel, et c'est bien parce qu'il
était arrivé à ce carrefour névrose/perversion que Freud se trouvait tout
armé pour mettre noir sur blanc, et le premier, ce qu'il en était de la sexualité
infantile et de la perversion polymorphe qui la caractérise.

Ce que le fantasme se trouve mettre en ordre — à partir du moment où


il est pensé comme soudure — c'est une organisation pulsionnelle : le
fantasme est ce par quoi le représentant psychique de la pulsion trouve à
s'intégrer dans la chaîne des représentations, et se trouve en quelque sorte
convié à participer à une narrativité, sans lui littéralement absente.

Si bien que les perversions qui se trouvent convoquées dans une étude
du fantasme se trouvent suivre de moins près le catalogue
psychiatrico/policier des perversions-aberrations sexuelles que la liste des
objets pulsionnels : oral, anal (avec leur corrélat freudien de sadisme
renversé en masochisme), auxquels donc Lacan a rajouté le regard et la voix.
En ce sens, Pulsions et destins des pulsions reste un des articles clefs pour
apprécier ce qu'il en est de la perversion dans le fantasme.

Dire ceci équivaut à plaider pour une pluralité de fantasmes, aussi


fondamentaux qu'on les voudra chacun, chez le même sujet. J'aimerais dire
(mais sans appui clinique très sûr) : à chaque pulsion son fantasme. La chose
n'aurait alors à être corrigé par la suite qu'ainsi : d'une part, il est courant
qu'un mode de satisfaction pulsionnelle prenne assez tôt le pas sur les
autres ; d'autre part, les intrications pulsionnelles peuvent très bien faire
qu'un scénario fantasmatique se surdétermine au fil des événements de la
vie du sujet. Mais quelles que soient ces possibles convergences, il est
prudent de garder en mémoire qu'un fantasme peut en cacher un autre.

Reste cependant que ce qui peut faire la fascination du névrosé pour le


pervers, c'est que ce dernier ferait l'économie du refoulement : le danger
serait pour lui beaucoup plus externe (réalité juridique ou policière)
De la réalité du fantasme, p. 55

qu'interne (les rigueurs du refoulement). C'est ainsi que l'on explique


couramment pourquoi les pervers sont si peu demandeurs d'analyse. Ce
constat connaît un certain nombre de contre-exemples dont j'aimerais que
nous discutions si nous en trouvons la matière.

Mais je voudrais avant tout ramener le point de vue freudien à sa pointe


pour tenter d'en mesurer l'écart avec ce que Lacan nous présente sur cette
question. D'abord une quasi-définition de la part de Freud : "“Nous qualifions
de perverse toute activité sexuelle qui a renoncé au but de la procréation et
cherche un gain de plaisir (Lustgewinn) comme but indépendant de celle-ci.”
Cette définition extrêmement large est de fait quasi ecclésiastique : la
perversion se confond ici exactement avec le péché de chair. (Citation du
même acabit : “Toute perversion constitue une négation des fins assignées à
la procréation15.”

Pour l'enfant pré pubertaire, la situation est donc claire : c'est un


pervers. Qu'est-ce qui fait qu'il va le rester peu ou prou ? C'est là que Freud
fait jouer sa distinction entre régression et refoulement :
— régression : retour direct à un mode de satisfaction qui a déjà fait ses
preuves lorsque surgit un empêchement sur la voie d'un nouveau mode de
satisfaction ;
— refoulement : mise à l'écart de représentations incompatibles avec le
moi, et conséquemment, satisfaction substitutive par voie symptomatique.

La voie de la perversion se sépare nettement de celle de la


névrose. Lorsque les régressions ne soulèvent aucune
contradiction du moi, alors ne survient pas de névrose, et
la libido atteint quelque satisfaction réelle, sinon très
normale16.

Nous retrouvons ici la condition freudienne fondamentale : refoulement


= névrose, à quoi nous pouvons rajouter en filigrane : régression =
perversion. Mais alors quid du fantasme dans cette conjoncture ?

15. Introduction à la psychanalyse, p.301.)

16. Vorlesungen, p. 338. Texte français chez Payot impraticable à cet endroit.
De la réalité du fantasme, p. 56

Le fantasme est ce qui, de la perversion, s'offre au refoulement pour


être constitué d'une chaîne de représentations. La satisfaction pulsionnelle
est essentiellement perverse ; mais les conditions de sa production, à savoir
le fantasme, peuvent tomber sous le coup du refoulement.

Si bien que pour Freud la perversion ne cesse jamais d'avoir un


caractère historique dans la vie du sujet ; et l'on comprend par là pourquoi
Freud a toujours tenu mordicus à la sexualité infantile comme pierre d'angle
de la psychanalyse, et pourquoi aussi, conséquemment, il pouvait soutenir
qu'une analyse qui n'avait pas levé, peu ou prou, le voile de l'amnésie
infantile posé sur la perversion restait forcément en retrait de ce qu'on
pouvait en attendre.

Conclusion

Revenons donc, pour conclure, à notre “soudure” puisque pour Freud,


pour Lacan, pour Descartes, il s'agit de souder non pas le même et le même,
mais bien le même et l'Autre. Il n'y a pas de commune mesure entre la
“représentation de désir” et le “gain de plaisir auto-érotique” (Freud), entre le
“désir” et la “jouissance” (Lacan), entre le savoir et Dieu (Descartes). D'où
l'exergue de Maxime Le Confesseur :

Car l'union, en écartant la séparation, n'a point porté


atteinte à la différence.

Après avoir précisé ce qu'il en est chez Freud et chez Lacan, j'ai tenu à
le faire chez Descartes en supposant sur cette question un alignement
formel chez ces trois auteurs. Il ne faut que deux points pour tracer une
droite, mais il en faut trois pour savoir si on a affaire à un alignement.

Pour dire à la fois l'univocité et l'équivocité du désir et de la jouissance,


Lacan diffracte la soudure freudienne dans la double opération d' aliénation
et de séparation. Et lorsque, dans “Position de l'inconscient freudien”, il en
dit plus qu'il n'en a jamais dit sur la séparation, pour arriver à faire tenir
quelque chose d'absolument autre, il lui faut l'artifice d'un mythe : celui de
l'Homelette, ou encore de la lamelle, cette “forme plus primaire que la vie”
qui surgirait absolument. Cette “lamelle” ne saurait alors qu'inspirer la
De la réalité du fantasme, p. 57

terreur puisque "impossible à éduquer, à piéger, ni à détruire”. “Cette image


et ce mythe, conclut Lacan, nous apparaissent assez propres à figurer autant
qu'à mettre en place ce que nous appelons libido.”

La libido qu'il dit aussitôt après être un organe, mais bien spécial en ce
que “cet organe doit être dit irréel, au sens où l'irréel n'est pas l'imaginaire
et précède le subjectif qu'il conditionne (du fait) d'être en prise directe sur le
réel.” La libido ainsi positionnée, dans son absolue étrangeté, n'offrirait pas
plus de prise que le Dieu cartésien. Tous deux invitent à penser cette espèce
de monstre logique que serait une relation qui n'aurait pas de converse (je ne
dis pas “de réciproque”). C'est comme si l'on disait : «a» a une relation avec
«b», mais «b» n'a aucune relation avec «a».

D’autres énoncés aussitôt s'en déduisent : les créatures ont une


relation à Dieu, mais Dieu n'en a aucune avec elles ; le corps a une relation à
la libido, mais la libido n'en a aucune avec lui ; le sujet a une relation à
l'Autre, mais l'Autre n'en a aucune avec lui.

Il est facile de voir que ces absurdités logiques reposent sur la


grammaire. Dans chacune de ces premières propositions, c'est le terme
relatif (créature, corps, sujet) qui est sujet ; dans chacune des secondes,
c'est le terme absolu qui est sujet. C'est là qu'est l'impasse, pour tout le
monde. Impossible de ne pas poser l'altérité qui fait le relatif être relatif à
quelque chose ; mais impossible aussi que cette altérité soit sujet.

Le fantasme est ce qui réalise, chez tout être-parlant, cette impossible


relation à l'Autre que l'humanité s'est efforcée de produire en pensant
rationnellement un Dieu qui ne serait pas une idole. Mais le fantasme réalise
cette opération exactement comme l'idole, offerte au Dieu pour qu'll vienne
l'habiter, au gré d'une fantaisie que nous appelons “désir” pour lui donner un
minimum de forme humaine. Le fantasme, c'est l'idole individuelle où la
jouissance est attendue. C'est d'ailleurs un miracle quand elle surgit ailleurs
que là.
De la réalité du fantasme, p. 58

Jeudi 17 mai

DU RELATIF À L’ABSOLU

Je voudrais repartir d'une question posée la dernière fois sur le Dieu


cartésien “garant du code”, créateur des vérités éternelles de la
mathématique et de la logique. Ce garant ne garantit le fait que le code
fondant la mathesis universalis est le bon que dans la mesure où il est posé
dans une radicale équivocité. Un Dieu univoque, homogène — fût-ce
partiellement — à ses créatures, ne saurait rien garantir dans une pensée qui
refuse, qui ignore l'analogie. Pourquoi ?

Cette question, d'apparence métaphysique, est d'abord une question de


physique. Il ne faut pas oublier qu'elle s'élabore à l'époque des débuts de la
physique moderne, soit au tout début de la description mathématique du
mouvement. Non seulement du côté de Galilée, mais aussi du côté de
Descartes qui a été le premier à énoncer clairement le principe d'inertie (à
lui seul en contradiction profonde avec la physique aristotélicienne) :

Tout corps qui se meut est déterminé à se mouvoir suivant


une ligne droite, et non point suivant une circulaire.

D'un tel principe, il s'ensuit une totale relativité puisque le corps en


mouvement n'est plus censé posséder un mouvement “propre” : il n'est en
mouvement que “relativement”. Le principe d'inertie implique une relativité,
d'autant plus générale chez Descartes qu'elle reste au niveau des principes,
et non d'une physique expérimentale. D'où la conclusion que tire Descartes à
ce sujet :
De la réalité du fantasme, p. 59

On peut dire d'une chose qu'elle se meut ou ne se meut pas


selon que l'on considère son lieu diversement17.

Parlons maintenant en termes plus modernes : on peut décrire un


mouvement relativement à un système référentiel (par exemple trois axes de
coordonnées, les coordonnées cartésiennes de sa géométrie analytique).
Mais il est parfaitement envisageable que ce système référentiel soit lui-
même en mouvement relativement à un autre système référentiel. Et voilà
d'un seul coup d'un seul posée une relativité générale — non pas celle
d'Einstein (qui est une dynamique), mais celle de Descartes qui est
seulement une cinétique.

C'est dans ce cadre d'une pensée du mouvement aussi fortement


relativisé que se pose la question du “garant”, autrement dit d'un référentiel
dernier qui serait, Lui, dans un absolu repos. Vous savez que pour Newton, ce
référentiel dernier n'est autre que l'espace absolu, qu'il mettait
courageusement au titre de ses hypothèses fondamentales.

Au XIXe siècle, au siècle de l'électro-magnétisme, ce référentiel absolu,


c'était l'éther. (Mais : expérience de Michelson-Morley, puis “chute” de l'éther
avec Einstein, et enfin rebond de la question avec le “bruit de fond de
l'univers” découvert par Penzias et Wilson, avec bientôt le lancement d'un
prochain satellite pour déterminer la “place” de la voie lactée relativement
aux “bords” de l'univers.)

Mais revenons à Descartes. Avec la mathesis universalis, il est permis,


avec le jeu des figures et de l'étendue, de décrire beaucoup de choses, entre
autres les mouvements. Mais cette description, aussi exacte soit-elle, ne
saurait être tenue pour dernière : le code avec lequel nous opérons doit être
pensé dans un cadre relativiste (à la Descartes). Il peut donc, ce code, sans
que .nous ayons à y changer une virgule, être tout entier “pris” dans la
mouvance d'un “autre code”, d'un “sur-code”. Et ainsi de suite, d'ailleurs.

Le Dieu tout-puissant de Descartes écrit cette possibilité, impliquée


d'office dans toute pensée relativiste : le code par lequel nous décodons ne
peut être posé comme étant à la fois le premier et le dernier, l'unique. Il

17. Principes de la philosophie, II, p. @&<


De la réalité du fantasme, p. 60

importe alors, à la fois, de dire sa relativité, mais aussi, pour assurer son
efficacité, de dire son unicité relativement à nous. C'est donc d'un même
mouvement que Descartes affirme la possibilité d'un nombre aussi grand
qu'on voudra de “sur-codages”, et l'impossibilité où nous sommes d'en
connaître quoi que ce soit : Dieu doit être rejeté dans l'infini et
l'inconnaissable de façon que nous n'ayons pas à nous soucier de la perti-
nence ultime du code de la mathesis. Les surcodages doivent être possibles
(thèse relativiste), mais aussi bien doivent échapper par essence à toute
appréhension de notre part (fondement de la science en certitude, et non
plus en vérité) : le Dieu-créateur-des-vérités-éternelles devient alors la figure
qui met tout notre savoir dans un flottement radical, mais la non moins
radicale équivocité de ce Dieu dit du même coup que nous n'aurons jamais
rien à connaître que ce savoir-là. C'est ainsi au prix d'écrire la vérité de la
mathesis universalis hors d'elle-même qu'il peut en asseoir l'absolue
certitude.

Voilà pourquoi j'avançais la dernière fois que l'unicité (ou l'univocité)


épistémologique que Descartes pose avec une radicalité sans antécédent a
pour corrélat exact une équivocité du garant de ce savoir. Entre savoir et
référence, le divorce est prononcé sur les fonts baptismaux du savoir
scientifique.

Le paradigme lacanien réinscrit de manière tangible les coordonnées


freudiennes dans cet ordre cartésien d'un garant qui fuit à proportion de la
garantie qu'il offre. Qu'est-ce en effet que cette écriture que Lacan nous
propose de A;/ ? A quoi revient d'écrire que l'Autre n'existe pas (n'est pas
sujet, est “déserté” de la jouissance, etc.) en proposant en même temps
d'appeler “référent” du discours analytique l'objet a, entendu comme le reste
de l'opération qui barre A ?

Cela revient à poser cet Autre dans un mouvement qui le fait passer de
l'univocité humaine (“la mère, à l'occasion”) à l'équivocité du fondement,
d'un fondement a-subJectivé, non-désirant et hors jouissance. Du “caprice de
la mère” au “trésor des signifiants”, il y a chez Lacan détermination de la
trajectoire par laquelle le sujet s'effectue du fait de la castration qui vient
d'abord frapper l'Autre. Mais écrire, dans cette perspective, /, c'est poser le
fondement hors tout narcissisme, c'est-à-dire en dehors du monde. Difficile
De la réalité du fantasme, p. 61

opération, qui implique bien des détours pour arriver à capturer, sans le
“mondaniser”, le “hors-monde” : l'im-monde .

J'en tiens pour preuve que, corrélativement à ce positionnement de


l'Autre barré comme fondement du sujet, Lacan propose, semblable en cela à
Descartes, une tout aussi formidable unicité du savoir. Dans “D'un Autre à
l'autre”, Lacan propose de considérer le “marché du savoir” de la même
manière que Marx envisage le “marché du travail”, c'est-à-dire suspendu à
une exclusion qui effectue la clôture du marché en question et le pose
comme “un” quelque chose. Chez Marx, c'est la valeur d'usage que la valeur
d'échange laisse échapper, exclut de ses calculs ; et de cette exclusion,
Marx fait surgir le concept de “plus-value”, soit de quelque chose incapable
d'entrer dans une quelconque comptabilité (ne vous laissez pas abuser par
l'impôt sur les “plus-values”, éminemment chiffrable, lui. Les “plus-values”
imposables ne sont pas la “plus-value” marxiste).

Le marché du savoir surgit donc chez Lacan du fait de ce qu'il appelle


alors la “renonciation à la jouissance”, opération qui laisse choir le plus-de-
jouir, tout comme la renonciation à la valeur d'usage laisse choir, du fait de
l'ordre capitaliste, la plus-value marxiste comme telle.

Je ne veux pas aller plus avant pour l'instant quant à cette avancée de
Lacan, mais je tiens à faire remarquer sa très puissante analogie avec la
démarche cartésienne.

Le procès même par où s'unifie la science, en tant qu'elle


prend son nœud d'un discours conséquent, réduit tous les
savoirs à un marché unique, et ceci, pour ce que nous
interrogeons, est la référence nodale... A partir du savoir,
ce qui n'est pas nouveau, mais qui ne se révèle qu'à partir
de l'homogénéisation des savoirs sur le marché, on
s'aperçoit que la jouissance s'ordonne, et peut s'établir
comme recherchée et perverse.

En somme : l'unification des savoirs — ce qui autorise à parler du


savoir — tient toute entière à une opération baptisée ici “renonciation à la
jouissance”, et le reste effectif (effectué) de cette opération mérite alors le
nom (d'importation marxiste) de “plus-de-jouir”, qui équivaut à l'objet a.
De la réalité du fantasme, p. 62

Côté Descartes, la renonciation à tout savoir qui porterait sur Dieu est
ce qui constitue la très paradoxale “garantie” du savoir humain de la
mathesis. C'est en désarrimant ainsi le garant de toute enquête sur le degré
de garantie qu'il est capable d'offrir que Descartes pose un véritable garant.
Et je voudrais maintenant montrer que cet apparent paradoxe logique repose,
en partie, sur une grande vérité psychologique.

Cessons donc un instant de parler de Dieu, de la Jouissance, du Savoir


et autres entités hautement conceptuelles pour voir de plus près ce qu'il en
est de cette valeur spécifiquement humaine qu'est la confiance. Qu'est-ce
que faire confiance à quelqu'un ?

L'affaire se joue toujours, me semble-t-il, en deux temps, même si


parfois ces deux temps sont rapides et rapprochés. D'abord, il faut qu'au
regard d'un objectif, le partenaire mis sur la sellette vous paraisse un tant
soit peu pouvoir faire l'affaire. C'est le temps dans lequel vous allez être
attentif à la présence ou l'absence des signes qui vous paraissent requis, à
tort ou à raison, pour l'entreprise. Nous nous assurons, peu ou prou, d'une
certaince compétence de notre partenaire. Mais jusqu'ici, la confiance n'a
pas encore montré le bout de son nez.

Bien plus : il va falloir que cette enquête, je ne dis pas : “cesse” (elle
poursuit, plus ou moins en sourdine, son petit bonhomme de chemin), mais :
soit suspendue, pour qu'une effective confiance trouve, de votre part, à
s'exercer. “Les preuves fatiguent la vérité”, écrivait Braque ; elles fatiguent
tout autant, voire ruinent la confiance.

C'est aussi vrai de l'amour bien sûr : une preuve d'amour qui ne surgit
que parce qu'elle a été demandée ne prouve rien, c'est bien connu. Elle met
plutôt la puce à l'oreille. C'est ce qui fait qu'on ne prouve jamais son amour
que par inadvertance. D'où la valeur à cet endroit des formations de
l'inconscient, et plus précisément de la psychopathologie de la vie
quotidienne. Aucune preuve ne vaut plus qu'un acte manqué ou un lapsus
quand l'aimé peut y lire l'aveu — qu'il attendait, certes — mais qui surgit
alors dans ce contretemps sans équivalent où celui qui l'énonce s'avère du
même pas n'avoir pas été maître de son énoncé. Ce qui fait le drame de la
demande d'amour, son caractère insatiable, ce n'est pas je ne sais quelle
“malédiction” ou “infini” de l'amour, c'est qu'elle veut des preuves alors
De la réalité du fantasme, p. 63

même que, les exigeant, elle les vide inexorablement de leur caractère
probant. L'échec de la demande d'amour tient à ce qu'elle veut trouver un
garant dans le seul champ du narcissisme.

Mais revenons à ce sentiment moins tapageur que peut être la


confiance. Elle ne surgira que lorsque, dans un mouvement très proche de
l'induction expérimentale, vous pourrez “prendre sur vous” (comme on dit) et
estimer que, pour ce qui est des preuves, ça suffit comme ça. Alors, vous
pourrez offrir à celui ou celle à qui vous faites désormais confiance des
marques de confiance qu'il ou elle saura entendre (s'il ou elle n'en est pas
encore trop avide).

La confiance est toujours un pari sur l'avenir : retirez à cet avenir sa


part de contingence, réduisez-le à l'espace d'un contrat, et c'en sera fait de
la confiance. Elle s'adresse, dans le partenaire, à ce qui, de lui, n'est pas
encore advenu ; elle crée un climat de sécurité parce qu' elle est
essentiellement le précaire et le menacé.

Elle vise, dans l'autre, ce que lui-même ne sait pas encore de lui, et
c'est ce qui fait qu'elle est une véritable respiration dans les rapports
humains. Il existe d'ailleurs, au regard de ce terme de respiration, une
indéniable asphyxie paranoïaque qui tient à l'impossibilité de “faire
confiance”, à l'impossibilité de désigner dans l'autre ce qui excède son
narcissisme, ce qui sépare chez lui le moi et la subjectivité. C'est “franchie
l'angoisse que le désir se constitue”, mais c'est aussi franchie l'angoisse que
la confiance peut voir le jour. Et c'est ainsi qu'il arrive parfois qu'une mère ne
puisse pas faire confiance à son enfant, pour rester interdite devant
l'angoisse qu'il suscite en elle.

Ces précisions faites, intéressons-nous maintenant au fonctionnement


de l'idole. Il n'est pas sans affinité avec ce que je viens d'évoquer à l'instant.
Dans notre tradition, l'idole est un objet du monde qui a pour fonction
d'héberger le sacré (à la différence du temple qui accueille ce dernier au
sein du vide que constitue le naos, l'idole, elle, fait le plein). Elle se doit, à
cet effet, de posséder certaines propriétés relatives aux cultures et aux
traditions dans lesquelles elle est produite, avec dans ces propriétés une
très remarquable constante relativement à la beauté : l'idole doit être belle
ou horrible selon sa vocation à accueillir tel ou tel Dieu, mais il semble bien
De la réalité du fantasme, p. 64

que l'immense majorité de l'humanité ait pensé que ses dieux ne sauraient
rester insensibles à la beauté qui leur est proposée comme habitat.

Quoi qu'il en soit du caractère pressant de cette invite à venir habiter,


vous pouvez deviner tout de suite que l'idole est prise dans une tension qui
lui donne une valeur extrêmement flottante (d'où le souci de toutes les
orthodoxies de toujours bien préciser cette valeur).

Elle peut être tenue pour identique au Dieu, et toute pensée idolâtrique
ne craint pas d'aller jusque-là. Elle peut au contraire être vécue comme un
pur artefact humain qu'aucun dieu ne saurait jamais venir habiter, ce qui
conduit à l'iconoclastie (cf. la condamnation des “images” par Constantin V
Copronyme, puis la restauration du culte des images au IIe concile de Nicée
en 787).

Donc l'idole étant là, deux solutions extrêmes : l'identité avec le dieu,
ou, si le dieu n'accepte pas les images (“Tu ne construiras point d'image de
ton dieu”), elle est immédiatement sans objet (donc : à détruire). Mais tous
ces débats théologiques ne doivent pas nous faire perdre de vue le
fonctionnement de l'idole (quand il n'est pas proscrit). Car le Dieu ne saurait
être assigné à résidence ; il n'est qu' invité. Viendra-t-il ?

Toute réponse trop positive ruine le fonctionnement délicat de l'idole.


Qu'Il puisse venir, cela est essentiel (fonction de la beauté). Mais qu'Il
vienne, cela doit rester absolument contingent. Chassez cette contingence,
et vous chassez du même coup la présence du Dieu.

La relique est prise dans les mêmes contraintes. La seule différence,


c'est que si idole et icône opèrent du fait d'une certaine ressemblance
(encore une fois, fonction de la beauté), la relique fonctionne, elle, sur la
supposition d'une contiguïté : elle a, de près ou de loin, touché au divin.
Puissance de l'objet métonymique.

Mais pourquoi est-ce que j'en viens à vous parler ainsi de l'idole et de
l'icône ou de la relique dans notre approche du fantasme ? "Le fantasme,
disais-je, est une idole individuelle où la jouissance est attendue." Je peux
maintenant revenir sur ce propos pour le préciser.
De la réalité du fantasme, p. 65

Le mérite de l'idole, de l'icône ou de la relique, c'est d'aller aussi loin


qu'il est possible vers ce qui mérite pour le coup d'être appelé désir de
l'Autre. Si la contingence de la venue, de la présence du Dieu est aussi
essentielle, c'est qu'il n'est là question que de son désir. Viendra-t-il ?

Dans le miracle ou le sacrement eucharistique, le croyant ne peut pas


en douter : ce pourquoi son désir n'est pas mis dans ces affaires de la même
façon sur la sellette. Ce n'est que lorsque la présence n'est pas certaine,
n'est pas assurée d'avance, que le désir du Dieu trouve enfin à se mettre
vraiment en scène. Désir : toujours entre présence et absence.

Si Dieu est indubitablement présent, le croyant n'a plus affaire qu'à Sa


volonté, et du coup il n'a plus qu'à s'exécuter. De sorte que pour viser le désir
de Dieu, il ne faut surtout pas trop de présence : là-dessus, les mystiques,
ceux du moins qu'on peut considérer comme des spécialistes du désir du
Dieu, étaient parfaitement bien avertis.

Mais alors, cette interrogation fondamentale étant mise en place


(viendra-t-il ?), qu'est-ce qui va attester, de-ci de-là, de la présence, aussi
furtive qu'on voudra ? Après tout, l'idole, l'icône ni la relique ne sont censées
s'animer : bien au contraire.

Et c'est là que se produit un renversement qui nous ramène au chiasme


de la soudure freudienne, mais saisie dans une tout autre perspective. Il ne
s'agit plus pour le sujet de soudure entre son désir et sa jouissance ; il y a là
un possessif de trop. Si c'est sa jouissance, ce ne sera plus son désir, et si
c'est son désir, ce ne sera plus sa jouissance. Car ce qui va témoigner de la
présence du désir de l'Autre, ce ne sera pour le sujet rien d'autre que la
survenue d'une jouissance, soit de quelque chose dont il ne sait, ne saura
jamais qu'une chose : qu'elle est là, ou qu'elle n'y est pas. La jouissance du
sujet est ce qui allume le petit témoin de la présence du désir de l'Autre. Là
est la soudure.

“Mais qu'est-ce que j'ai bien pu faire au bon Dieu ?” Voilà l'exclamation
de celui qui se trouve soudain débordé par une jouissance, et qui en appelle
au désir de l'Autre comme à ce qui pourrait venir rendre raison de la
pourriture de cette jouissance, qui viendrait inscrire cette jouissance dans
une rationalité, dans une ratio : dans un rapport. Rapport non pas à l'Autre,
De la réalité du fantasme, p. 66

mais au désir de l'Autre, à ce point extrême au-delà duquel il s'évanouit, se


barre ; ce désir, c'est le seul refuge qui convienne à la jouissance du sujet,
cette jouissance d'une altérité telle qu'il n'est pas possible de la dire comme
telle.

C'est parce que le fantasme n'est que cette plaque tournante de la


jouissance du corps (laquelle ne connaît que deux états ; présence ou
absence) et du désir de l'Autre, qu'il ne signe aucune structure particulière.
Du délire paranoïaque aux fantasmes des névrosés en passant par les
scénarios pervers, c'est toujours la même tentative de faire de la jouissance
du corps la réponse au désir de l'Autre. D'où, au passage, l'intérêt clinique de
la phobie dans une approche du fantasme, cette phobie souvent présentée
elle aussi comme une plaque tournante bien plus que comme une structure
solidement établie.

L'intérêt qu'il peut y avoir à convoquer ici l'idole, l'icône ou la relique,


c'est que ce sont des objets culturels (et cultuels) qui effectuent la même
opération (entre autres) : ils sont ce par quoi la question peut être posée sur
le désir de l'Autre. Aristote écrivait que l'homme pense avec son âme ; disons
donc que l'homme pose le désir de l'Autre avec un fantasme. L'organisation
signifiante d'un fantasme n'est ni la jouissance du sujet, ni le désir de
l'Autre : elle est ce à partir de quoi le désir de l'Autre peut être posé comme
une question, moyennant quoi la jouissance du sujet, quand elle survient,
pourra se présenter comme une réponse et, de ce seul fait, à ce seul titre,
être plus ou moins bien intégrée dans l'ordre signifiant où le sujet trouve ses
déterminations singulières.

A partir de ce point, quelques considérations conclusives :


* Si je dis “plaque tournante”, c'est que les places de la jouissance du
sujet et du désir de l'Autre étant posées, de multiples opérations peuvent
s'ensuivre. Comme nous l'avons vu dans l'approche lacanienne de certaines
perversions, il peut parfaitement se faire que le désir soit du côté du sujet et
la jouissance du côté de l'Autre, de Dieu. Il peut se faire aussi que l'angoisse
surgisse à n'importe quel point de ce fonctionnement. Mais ces multiples
variations — toujours décisives pour ce qui est du singulier du cas clinique —
ne doivent pas nous égarer sur les nécessités de fonctionnement quant au
fantasme.
De la réalité du fantasme, p. 67

* Dès le départ, j'ai accentué le fait qu'il n'y avait pas à créer deux
classes de fantasmes : les petites rêveries semi-conscientes, et LE grand
fantasme inconscient. C'est qu'au niveau de l'organisation signifiante, les
modulations sont sans fin : s'il est permis, au fil du temps, de repérer
l'insistance d'une trame, celle-ci ne se dégage que du fait d'une espèce de
mise en surimpression d'éléments signifiants que le sujet met en place (ou
plutôt : qui mettent en place le sujet) avec les moyengs du bord : moyens du
bord transférentiels, mais aussi ceux qu'apportent avec elle la vie de tous
les jours et ses multiples incidents, tout ce par quoi se révèle si juste, si
formidablement bienvenue cette remarque de Lacan selon laquelle : “La
réalité est le prêt-à-porter du fantasme.” (Sur cette citation nous aurons à
revenir.)
De la réalité du fantasme, p. 68

Jeudi 14 juin 1984

SÉMINAIRE X

“L'homme pose le désir de l'Autre avec un fantasme” : en attirant votre


attention la dernière fois sur le côté instrumental du fantasme, j'ai cherché à
mettre en lumière le désir-de-l'Autre comme ce qui trouve existence du fait
du fantasme. Si le désir-de-l'Autre peut en venir à ne plus se confondre avec
le caprice de la mère, c'est du fait du fantasme, c'est-à-dire de cette
organisation signifiante par laquelle va se trouver localisé, donc littéralisé,
ce qui va dès lors se présenter comme raison de la survenue d'une
jouissance.

Là où la métaphore paternelle vient, dans l'enseignement de Lacan,


régler ce passage du caprice de la mère au désir, le fantasme vient prendre
en charge narrativement ce désir qui tombe, qui s'isole du fait de la
métaphorisation. “Le désir, écrivait Lacan, ce n'est jamais que la désinence
du dire” ; c'est à cette chute que le fantasme donne corps en lui donnant une
consistance imaginaire. C'est ce qui fait que le fantasme — au contraire du
symptôme — n'est pas une métaphore et, à ce titre, n'est pas interprétable
(ce qui ne veut pas dire qu'il est hors parole). Il n'est pas une métaphore, ce
pourquoi aussi Lacan parle à son propos “d'index d'une signification
absolue”. Le fantasme à la fois déploie et fixe les (ou la) significations non
“relevables” métaphoriquement ; et ce qui va assurer le blocage de la
signification en question, c'est la soudure avec une jouissance jusque-là non
localisable.
De la réalité du fantasme, p. 69

Dans cette perspective, le fantasme est un point de capiton, non pas


entre signifiant et signifié, mais entre l'ordre signifiant d'où sont issues les
significations, et ce qui lui est radicalement hétérogène : la jouissance
insymbolisable.

A ce qui ne peut être ni transcrit, ni traduit, ni translittéré — la


jouissance — le fantasme offre un capitonnage signifiant. Par lui, une
signification issue d'un procès métaphorique va trouver sa valeur — non pas
de vérité — mais de jouissance. C'est ce qui fait du fantasme un axiome,
c'est-à-dire un énoncé dont la valeur est non pas déduite, mais posée. Ce qui
se fomente alors là comme “désir-de-l'Autre” peut être tenu comme la pointe
extrême au-delà de laquelle l'Autre s'évanouit, se barre.

C'est par exemple ce qui fait dire à Lacan du pervers qu'il est un
“chevalier de la foi” (expression de Kierkegaard ?) : celui qui soutient le désir
de Dieu, celui par qui cet Autre fondamental ne cesse pas d'exister comme
désirant. Mais c'est aussi bien Schreber avec son Dieu que Anna 0. avec sa
grossesse nerveuse ; l'avis de Freud selon lequel les délires paranoïaques,
les agissements des pervers et les fantasmes des hystériques sont de la
même veine trouve ici sa raison : dans ces trois structures éminemment
différentes, ce type de construction tend à faire exister le désir de l'Autre,
l'Autre comme désirant. Le fantasme est bien ici un poste frontière en deçà
duquel il n'y a que caprice et angoisse ; mais aussi au-delàx duquel — s'il y a
un tel “au-delà” l'Autre n'est plus. Ou plus exactement : l'Autre inexiste.

Ceci est assez bien rendu par le mythe de Narcisse, si du moins on le lit
dans toute son extension mythologique, avant donc que sa re-sémantisation
psychanalytique ne le réduise à une peau de chagrin. Si Narcisse tombe
amoureux de son image, ceci n'est pas un simple accident. Il y a eu avant de
sa part manquement : à quoi ? Jeune et beau, Narcisse a été aimé ; par la
nymphe Écho, mais aussi par le jeune Aminias. A l'une comme à l'autre — qui
tous deux l'aimaient — il a refusé de se laisser posséder. Écho s'en est
desséchée au point de n'être plus que voix sans message et sans corps, et
Aminias, plus directement, s'est suicidé. Du refus de Narcisse à se plier aux
jeux de l'amour, il s'ensuit d'abord une voix désincarnée, et un cadavre. Mais
la plus outragée dans l'affaire, c'est encore Aphrodite, qui ne peut se faire à
l'idée qu'un mortel ait refusé de suivre ses voies. Elle va donc trouver
Dionysos pour réclamer un châtiment et celui-ci, appliquant la loi du talion,
De la réalité du fantasme, p. 70

condamne Narcisse à ne plus aimer que ce qui se dérobera à lui aussi


inexorablement que lui s'est dérobé aux amours dont il était l'objet.

Narcisse, il faut bien le noter, n'est en rien étranger à l'amour. Quand il


rencontre son image — qu'il ne reconnaît pas comme telle, il n'y voit qu'un
autre — il en tombe bel et bien amoureux. Le hic est pour lui au niveau de se
constituer comme éromenos pour donner corps à la satisfaction de l'autre : à
l'amour d’Écho et d'Aminias, il n'a pu un seul instant envisager d'accorder
satisfaction.

Narcisse est coincé dans la demande d'amour, dans cette demande


dont je vous faisais remarquer la dernière fois qu'elle veut trouver sa réponse
dans le seul et unique champ du narcissisme, précisément. C'est donc pour
n'avoir pas pu accepter d'être l'objet d'un commerce amoureux que Narcisse
est, dirais-je, “tantalisé”, réduit à la position de Tantale, celui à qui la
possession des biens de ce monde est refusée, et qui se trouve dès lors n'en
jamais saisir que les représentations.

Narcisse est “tantalisé” pour n'avoir laissé aucune place au “désir-de


l'Autre”, qui n'est directement ici ni Écho ni Aminias, mais bel et bien
Aphrodite. (La faiblesse des mythes grecs est de ne mettre en scène le désir
de l'Autre que sous l'unique figure du caprice des Dieux, ces derniers étant
toujours violemment anthropomorphisés.) Le Narcisse du mythe ne fomente,
n'est soutenu par aucun fantasme, et surtout pas celui de n'aimer que lui-
même (ce n'est que dans la version d'Ovide que Narcisse apprend que
l'image dont il est amoureux n'est qu'un reflet de sa personne, et loin de
trouver dans ce savoir une issue à sa fâcheuse posture, il n'y voit à juste
titre qu'un châtiment divin vis-à-vis duquel il n'a qu'à s'exécuter ; et il
continue alors d'aimer son image, non pas en tant qu'elle n'est qu'un reflet
de sa personne, mais en tant qu'elle est cet autre que les Dieux le forcent à
aimer).

Tout ceci vaut a contrario pour ce que j'essaie de soutenir sur ce qu'il
en est du “désir-de-l'Autre” sur lequel je m'efforce de régler toute l'affaire du
fantasme. Je l'ai présenté, ce désir-de-l'Autre, comme ce qui est fabriqué
(avec les “moyens du bord”) pour venir rendre raison de ce qui échappe à la
symbolisation, et n'en vient pas moins tracasser l'être sexué : la jouissance.
C'est là la fonction de ce désir dans le fantasme. La caractérisation de la
De la réalité du fantasme, p. 71

jouissance tient à la texture du désir-de-l'Autre ; la mise en place de ce désir


découpe dans la jouissance les territoires qui mériteront de s'appeler alors :
jouissance masturbatoire, anale, génitale, sadique, voyeuriste, etc. Ces
qualifications trouvent leur pertinence au niveau de la spécification du désir
de l'Autre, et non pas au niveau d'une différence de “nature” desdites
jouissances. Je n'imagine pas qu'on puisse dresser un catalogue des
jouissances ; mais il est envisageable d'établir une typologie des fantasmes
à partir des spécifications des désirs de l'Autre qui y sont mis en scène. Ces
considérations ne tombent pas du ciel, ni de la pure empirie ; elles partent
du fait que la jouissance est hors symbolisation, qu'elle n'est jamais que
“soudée” à du symbolisé à partir duquel peuvent intervenir des différences
qui font spécification.

Les multiples figures du désir de l'Autre fractionnent la jouissance en


ses territoires, qui ne se confondent cependant pas exactement avec ceux
des orifices pulsionnels. Le désir-de-l'Autre apparaît dans ces conditions
comme le poste ultime dans la voie de la constitution du sujet, pour autant
qu'il est ce qui permet d'effectuer la double opération de la soudure freu-
dienne “père-versionnée” par Lacan ; dévoilant l'incomplétude de l'Autre, ce
désir trouve — avec le fantasme qui le littéralise — son corrélât dans une
jouissance hors symbolisation.

Cette présentation a l'avantage de nous faire toucher du doigt le type


de version que Lacan propose à l'endroit du fantasme freudien. Là où Freud
soutenait deux positivités (le Lustgewinn auto-érotique et la “représentation
de désir”), Lacan inscrit deux négativités. Et ceci tient à l'introduction du
symbolique comme catégorie. Si Freud peut voir là deux positivités, c'est
d'un point de vue difficile à qualifier, mais que je dirais de physiologiste ;
c'est le Freud de l'Esquisse, pour qui le Lustgewinn et la représentation de
désir sont des “réalités” neuroniques.

Par contre, de poser le symbolique comme catégorie, il s'ensuit un


certain nombre de chutes qui portent sur ce que j'ai dit au début être hors
transcription, hors traduction et hors translittération : la jouissance.

Mais ce qui est passible d'un abord littéral (et à vrai dire, aucun autre
abord ne livre cette chose-là dans tout son abrupt), c'est l'incomplétude de
l'Autre. (De plus, parce que cette incomplétude relève d'un abord littéral, elle
De la réalité du fantasme, p. 72

peut se transmettre : elle peut être conçue comme un savoir qui se


transmet.)

C'est donc sur cette incomplétude de l'Autre qu'il me faut pour finir
insister, et notamment en ce qu'elle est le point glissant par excellence, ce
point dont J.-C. Milner écrivait fort justement qu'il est “non pas
indistinguable, mais comme repérable par le biais de la défaillance qu'il
impose à tous les repères”. Il est “le point où le chemin se perd”.

Or de ce point, Lacan a donné deux écritures non équivalentes. L'une,


c'est précisément le désir-de-l'Autre, et l'autre c'est cet énigmatique S(A;/) ,
soit ce qui suscite la question du “Che vuoi ?”. Or, à se reporter au graphe où
tout cela s'inscrit, ce qui s'interpose entre ces deux écritures, c'est S;/<> D:
la pulsion. Cette disposition me paraît rendre compte de ce que, si le désir
de l'Autre vient localiser une jouissance bien évidemment pulsionnelle,
l'affaire ne s'arrête pas là ; en dépit de sa fonction, ce désir vient jusqu'à
questionner le sujet sur ce qui s'est effectué... du fait de ce désir. En d'autres
termes, la jouissance ne suffit pas pour cautionner l'éventuelle existence de
ce désir de l'Autre. “Il me veut ça ; certes ; et j'y réponds ; mais pourquoi ?”

Le pas à faire est alors celui qui nous conduirait de la contingence de


ce point à sa nécessité ; de la continence d'un désir spécifié, à la nécessité
de l'incomplétude qui le cause.

La dernière fois en effet, vous parlant de l'idole et de sa fonction à


mettre en scène la contingence de la présence mondaine du Dieu, je ne vous
ai donné à entendre aucune incomplétude. Si la présence divine ne se réalise
pas quand le croyant la convoque, cette absence sera toujours à la charge du
croyant : signe de son peu de foi, de la piètre qualité de sa prière, de sa
nature pêcheresse, etc... Le Dieu n'est pas atteint par le ratage de
l'opération ; dans ce ratage au contraire, le croyant ne fait jamais que
l'épreuve de sa culpabilité, qui est bien entendu la plus formidable assise du
Dieu, ce qui le protège de tout abord de son éventuelle in-existence (ce que
Nietzsche a parfaitement repéré).

Quelle nécessité aurait-il donc pour que Dieu vienne à manquer ? De


cela, je vous ai donné une première présentation avec l'opération
cartésienne du Dieu créateur des vérités éternelles. Cette opération est
De la réalité du fantasme, p. 73

certes fort ambiguë, d'une ambiguïté que j'aimerais résumer dans cette
formule : plus Dieu est équivoque, et plus Il est. La radicalité de son
équivocité fait son absence nécessaire : plus Dieu est absent de la mathesis
universalis, et plus Il est le garant de cette dernière. Dieu, donc, ne manque
pas : simplement nous le manquons dans toutes nos approches de son être.
Le coup de génie de Descartes est d'assurer, par ce ratage même, la
consistance du savoir qui s'établit à partir de là. Du fait que nous Le
manquons radicalement, Il existe ab-solument.

Il y a là une étrange parenté avec les mystiques, à une différence


d'orientation de 180° près : là où les mystiques languissent après cette
Présence qui ne s'affirme qu'en se dérobant, Descartes fait de cette
dérobade un élément de certitude dans l'ordre du savoir.

Mais cette soudaine vacance du Dieu relativement au savoir qui


s'élabore à partir de là comme scientifique est ce qui mérite de retenir toute
notre attention. Certes, il n'y a pas que la solution cartésienne : ce pourquoi,
dès le départ, je vous ai aussi parlé de Pascal, qui assoit tout autrement la
transcendance du Dieu et les fondements du savoir scientifique. Pour lui, le
désir de Dieu ne se réduit pas à la pure contingence d'un “Fiat lux” ; il
continue de tracasser incessamment les créatures du fait de son caractère
énigmatique, incontrôlable, qui s'effectue dans la grâce dite “efficace”. Dieu
décide seul et souverainement du salut de chaque créature.

Mais il y a pour Pascal le vide, et ce qui s'ensuit de son fait dans l'ordre
du savoir : il n'y a plus d'accès direct — analogique — au référent. Il n'y a
plus que de la pensée qui agence des expériences, lesquelles ne savent plus
dire qu'une chose : non.

Aussi dissemblables que soient la mathesis universalis cartésienne et


le savoir expérimental pascalien, il reste que tous deux excluent un rapport
direct — fût-il approximatif comme celui que permet l'analogie — au référent.
La voie de l'analogie est coupée et, de ce fait, l'Autre manque pour ce qui est
du savoir, sans cependant jamais que ce savoir puisse établir que l'Autre
manque.

Dire que la psychanalyse n'a été possible que dans l'ère scientifique,
c'est dire a minima que c'est dans cette brèche que la notion d'inconscient
De la réalité du fantasme, p. 74

freudien est devenue possible, pensable. Si l'on veut bien résumer la thèse
freudienne ainsi : il y a des pensées non attribuables à un sujet, on perçoit
mieux comment une telle thèse n'a pu voir le jour qu'après qu'eurent été
jetées les bases d'un no subject's land, d'un territoire a-subjectivé.

Tant que ce qui manque au sujet (l'infini, l'éternité, la nécessité, etc.)


reste ipso facto la propriété de l'Autre, nous sommes encore à Tu et à Toi
avec le divin (nostalgie de la Grèce chez un Hölderlin ou un Heidegger). Mais
que surgisse la possibilité de pensées (ou d'un savoir) non immédiatement
attribuables à un sujet, et s'ouvre l'espace de la supposition d'un tel sujet.

En ce sens, si le fantasme est bien ce que j'ai tenté de présenter sous


ce nom, il a pour fonction de faire exister l'Autre comme sujet. Et remarquez
bien que ceci trouve sa suite naturelle dans l'éclosion d'un transfert. Si,
selon la formule de Lacan, le sujet supposé savoir est une formation “non
d'artifice, mais de veine, comme détachée du psychanalysant”, c'est qu'il est
dans la droite ligne du fantasme. Pour autant qu'il y a fantasme, il y aura
sujet-supposé-savoir, car ils sont l'un et l'autre de la même “veine”, celle qui
en vient à prêter l'existence à l'Autre comme lieu d'un désir, ou d'un savoir.
Dans ce double support de l'existence de l'Autre, il y a la ligne de partage et
d'articulation entre science et psychanalyse : accentuez l'Autre comme
savoir, et vous avez — sinon toute la science — du moins les grandes
avenues de la scientificité : accentuez l'Autre comme désir, et vous avez —
sinon le tout — du moins l'axe du travail psychanalytique.

Mais la difficulté de la partition tient au fait qu'il est exclu qu'on sépare
aussi nettement désir et savoir, ce pourquoi j'ai parlé à l'instant
“d’accentuer”, et non pas de choisir.

Désir et savoir sont essentiellement manques. Le manque n'est pas en


eux contingent, il est nécessaire parce qu'il est constitutif aussi bien du
désir que du savoir. En effet, “tu peux savoir” : Scilicet ; mais quand tu
sauras, tu ne sauras toujours pas ce que vaut ton savoir (et ceci est tout
spécialement vrai dans le champ scientifique, quand la voie de la
connaissance analogique est abandonnée). Puissance métonymique du
savoir dès que se lève la question de la vérité. Et de même : tu peux désirer :
mais au point même où le plaisir de la satisfaction surgira, l'énigme de ce qui
a causé ce désir subsistera en ne se résorbant pas dans cette satisfaction.
De la réalité du fantasme, p. 75

Puissance métonymique du désir dès que se lève la question de l'être du


sujet : “que suis-je ?”

Désir et savoir sont les deux figures clefs de la métonymie subjective


et, à ce titre, sont étroitement enchevêtrées l'une à l'autre : “Ainsi l'être du
désir rejoint l'être du savoir pour renaître à ce qu'ils (tous deux) se nouent en
une bande faite du seul bord où s'inscrit un seul manque, celui que soutient
l'agalma.” “Qu'il soutient”, et non pas : “Qu'il est”. Mais en temps que figures,
désir et savoir font écran, au sens où ils sont l'écran sur lequel vient à se lire
ce qui s'énonce, chez Lacan, comme incomplétude de l'Autre.

Le fantasme est ce par quoi cette incomplétude se mi-dit, se dit à


moitié. Karl Kraus : “Un aphorisme n'est jamais une vérité. C'est soit une
demi-vérité, soit une vérité et demie.” Idem du fantasme. Tenir le fantasme
d'un sujet pour sa vérité, c'est se mettre irrésistiblement dans la position de
lui cracher un jour ou l'autre ses quatre vérités, c'est-à-dire de l'agresser au
nom de ce qu'il est. Il n'y a pas pire agression, et quand elle a lieu, elle
n'appelle que la haine en retour.

Conclusion

C'est sur la haine que je veux en effet conclure, et ceci depuis


longtemps. J'ai été amené à ce souci par un très récent accident de lecture.
Dans une des séances du séminaire “D'un Autre à l'autre”, Lacan vient à
reparler de la célèbre parole de Dieu à Moïse dans Exode, 3, 14 1 “Eye asher
eye”, traduit usuellement par : “Je suis celui qui est.” Or Lacan, peu soucieux
d'ontologiser de la sorte le divin propos avance alors sa traduction : “Je suis
ce que je est.” Et jusqu'à ce qu'il en vienne, dans cette même séance, à faire
entendre clairement son propos en disant : “Je suis ce qu'est le je”, la
sténotypiste n'avait pas hésité à transcrire : “Je suis ce que je HAIS” : h.a.i.s.
Dans la sténotypie que je possède, un main bien intentionnée est venue
corriger la faute en rayant la haine pour écrire au-dessus l'être. La correction
s'impose, évidemment, mais le travail de cette main anonyme m'a fait rêver
(littéralement d'ailleurs), car je continuais par-devers moi à penser au
fantasme. “Je suis ce que je hais” ? Why not ?
De la réalité du fantasme, p. 76

Pourquoi vous ai-je donc aujourd'hui parlé de Narcisse ? Parce que c'est
un forçat de l'amour : il ne veut qu'aimer, et ne jamais être aimé. Il n' a as
accès chez lui à la réflexivité du désir. Mais il n'y a pas non plus de haine
chez Narcisse, et j'en conclus d'ores et déjà que l'on a tort de penser tout
uniment que là où il y a de l'amour, il y a de la haine. C'est peut-être vrai,
mais cela appelle une approche plus précautionneuse que celle qui invoque
paresseusement l'ambivalence des sentiments.

Narcisse veut n'être que désir, et se refuse à être cause d'un désir
autre. Il n'y a pour lui d'autre désir que le sien ; ce pourquoi son châtiment le
comble en lui donnant éperdument raison. Il veut n'avoir aucun souci de ce
qu'il est en tant que cause d'un désir autre ; le monde se réduit du coup à ce
qu'il aime, et sa seule mort d'anorexique fait apparaître, à tous sauf à lui, ce
qu'il aura été : une petite fleur. Cette fleur qu'il s'est littéralement tué à
méconnaître, comme la fleur de Prévert.

Si le fantasme est bien, au moins en partie, ce que j'ai dit, il est ce par
quoi se mi-dit pour chacun, de son vivant, cette fleur posthume. Le fantasme
est ce par quoi cette fleur posthume est lancée sur le marché du commerce
amoureux, comme ces petits chiens qu'on vend dans des boutiques et qui
sont choisis, élus, parce qu'ils témoignent de cette quête d'affection qui est
exactement ce qui a amené leur futur maître en ce lieu. Et qu'on ne crie pas
trop vite au narcissisme ! Si du moins on veut bien prendre en compte que la
réflexivité n'est pas le fait de l'amour, mais celui du désir.

La fleur de sa jeunesse, Narcisse n'en a fait l'objet d'aucun commerce :


il n'a pu se résoudre à être ça. "Ça" : ce qui suscite un désir autre et,
suscitant ce désir autre, suscite le désir tout court. Mais jusqu'où un être-
parlant peut-il admettre d'être ça : cette épave masochiste, ce pantin
sadique, cette misère exhibitionniste ?

Ici, peut-être, se fomente la haine comme un refus porté sur l'être. Ce


que je suis du fait de mon fantasme, ce pourquoi, à l'occasion, je suis aimé,
peut-être ne puis-je y avoir d'autre accès que celui que me ménage la haine,
soit ce refus qui me rive à une donnée inintégrable comme telle. Selon
l'excellente formule (dérivée) de Glossaire j'y serre mes gloses de Michel
Leiris :
De la réalité du fantasme, p. 77

HAINE : hache haïe et nœud (ou : comment s'épelle la haine).

L'amour, dit-on, est narcissique : s'ensuit-il que la haine est objectale ?


Le fantasme est à cette charnière.

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