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DE LA RÉALITÉ DU FANTASME
Je me doute que vous n'en doutez pas. Pourquoi donc l'énoncer ? Pour
nous mettre dans la dépendance de ces objets dits “existants”, pour faire
dépendre ce que nous en dirons d'une certaine adequatio. Il ne nous suffira
pas de définir des “fantasmes” en accord avec les autres termes de la
théorie psychanalytique ; il faudra encore que ces définitions trouvent leur
pertinence dans l'objet même qu'elles visent, nous risquer, d'une certaine
façon, vers des définitions réelles, et pas seulement des définitions
nominales. Voilà donc pourquoi je ne récuserai d'emblée aucune signification
éventuelle du mot “fantasme” au nom d'a priori théoriques. Je prends le mot
dans la langue.
De la réalité du fantasme, p. 3
En tant que chiffre, Freud a rencontré le fantasme très tôt. Les Lettres à
Fliess en font déjà largement mention, et L'interprétation des rêves lui
concède une place royale puisqu'il y surgit comme l'organisateur du rêve
pour autant que ce dernier accomplit toujours, au moins partiellement, un
désir infantile. Il arrive aussi, dit Freud, que le rêve utilise volontiers “un
fantasme tout fait, au lieu d'en fabriquer un avec les pensées du rêve” (p.
421). Enfin, dans les Trois essais sur la théorie du sexuel, le fantasme est
évidemment aux premières loges puisque la névrose y est présentée comme
“négatif de la perversion” au titre du fantasme (indication qu'on retrouve
d'ailleurs plusieurs fois par la suite sous la plume de Freud, à commencer par
L'analyse d'un fragment d'hystérie ). Mais du “négatif” au tirage, c'est la
même image qui se donne à lire, si on file cette métaphore photographique. Il
est d'ailleurs remarquable que Freud pousse immédiatement (selon son
habitude) jusqu'à la paranoïa pour affirmer :
unité et qui est signalé comme tel : dans la foule de représentations qui
peuvent surgir, elle est celle qui s’autonomise, par ses répétitions
assurément, mais aussi du fait d’une certaine durée qui l’empêche de se
noyer dans la foule susdite. Il est vrai que sa structure narrative, pour
rudimentaire qu’elle soit, se prête bien à ce genre d’observations.
Cette dernière phrase suffit à indiquer à quel point, en 1905, Freud est
éloigné de sa précédente théorie de la séduction qui tenait évidemment à ce
que “les excitations venant de l'objet” soient absolument déterminantes par
la suite dans l'histoire du sujet. Enfin, reprenant son idée de 1903, Freud
poursuit et conclut dans son texte de 1908 :
Observons de plus près que ces deux textes de 1903 et 1908 ne disent
pas exactement la même chose. Dans celui de 1903, ce sont la pulsion et
l’objet qui se trouvent “soudés” ; dans celui de 1908, c’est, d’une part, “le
comportement actif qui tente d’obtenir l’auto-satisfaction [...] une pratique
purement auto-érotique”, et d’autre part, “l’évocation du fantasme [...] une
représentation de désir provenant du domaine de l’amour d’objet”.
C’est ici que le mot axiome — que nous avons introduit via une citation
de Lacan — prend toute sa valeur. Qu’est-ce qu’un axiome ? C’est un énoncé
(par exemple : “Par un point on ne peut faire passer qu’une parallèle et une
seule à une droite donnée”), énoncé auquel on concède (ou non) une valeur
de vérité sans l’appui d’aucune démonstration. Un postulat est ce qui est
postulé, soit (étymologiquement) ce que l’on exige d’un interlocuteur
d’accepter pour commencer, sans autre considération? Si un grand nombre
d’énoncés dérivés correctement de l’axiome ou du postulat de départ se
Ce qui fait du fantasme un axiome, c’est le fait qu’il s’agit d’un énoncé
(dans tous les cas, dans le langage de Freud, une représentation) qui se
trouve, par cette énigmatique "soudure", lié à la seule valeur que l'appareil
psychique ait à connaître : le Lustgewinn, le gain de plaisir, qui satisfait au
principe homéostatique.
Nous avons donc affaire à une opération qui pourrait se rendre ainsi :
1°) satisfaction auto-érotique + fantasme Cs ;
2°) Abandon de la satisfaction auto-érotique + fantasme Ics.
Quels que soient les destins des fantasmes (et notamment selon les
structures — nous y reviendrons lors de considérations plus cliniques), il
reste que ce moment de la soudure est celui de la mise en fonction du
fantasme, le moment où cet énoncé prend une valeur de jouissance et joue, à
partir de là, son rôle singulier dans l'économie du sujet. Mais faut-il encore
nous interroger sur la genèse de cet énoncé très particulier.
3°) Lors de ses huit ans, elle était allée seule dans la boutique d’un
vieux Greissler et ce dernier lui avait touché les parties génitales à travers
ses vêtements, en riant.
Aussi, lorsque Freud tombe sur le récit de Léonard de Vinci selon lequel
“encore au berceau, un vautour vint à moi, m'ouvrit la bouche avec sa queue
et plusieurs fois me frappa avec cette queue sur la bouche”, Freud-Sherlock
Holmes est averti qu'il tient quelque chose du même ordre de complexité
qu'Emma avec ses commis. En d'autres termes, il sait qu'il ne comprend pas,
mais qu'il y a de quoi s'arrêter et s'interroger. Plusieurs fois dans son œuvre,
d'ailleurs, il remarque que lorsqu'un sujet produit un énoncé ayant trait à un
fantasme, cet énoncé comporte toujours quelque bizarrerie, qui tient à son
origine inconsciente :
Et, considérant qu'il n'en a pas encore assez dit, il rajoute une petite
note où il écrit :
5. Métapsychologie, p. l03.
De la réalité du fantasme, p. 11
Le souvenir, c’est une trace de souvenir sans sa trace (cf. ici Lacan : “la
trace de pas et le pas-de-trace”). Mais alors quel est donc l’ange qui va venir
effacer les traces — autrement dit les lier entre elles — pour faire surgir le
souvenir comme tel ? Nous n’avons, pour mettre la main dessus, que le
6. En français, p. 65.
De la réalité du fantasme, p. 12
“motif secret”, le Geheim Motiv. En soi-même, c’est peu, mais c’est quand
même beaucoup dans le contexte du Léonard.
C'est dans “La science et la vérité” que Lacan utilise à ses propres fins
les quatre catégories aristotéliciennes de la cause :
— l'efficiente
— la finale
— la formelle
— la matérielle
pour bien montrer que selon le rattachement que l'on opère de la vérité
à l'une ou l'autre de ces quatre causes, on obtient quatre ordres de savoirs
essentiellement distincts :
— la vérité comme cause efficiente (le “ça marche”, le it works) nous
conduit à la magie ;
— la vérité comme cause finale nous conduit, elle, au jugement dernier
et à la religion ;
De la réalité du fantasme, p. 13
— la vérité comme cause formelle (les petites lettres) nous place, quant
à elle, dans l'ordre de la science ;
— et enfin la vérité poursuivie comme cause matérielle nous inscrit
dans la psychanalyse.
J'insiste sur le fait que c'est la cause matérielle qui tracasse le petit
Œdipe. Ni la cause formelle (“tu es là parce qu'un spermatozoïde et un ovule,
un jour...”), ni la cause finale (“tu es là parce qu'on t'a désiré, parce que Dieu
l'a voulu ...”), ni la cause efficiente (“c'est comme ça, on l'a pas fait
exprès ...”) ne sont de nature à faire taire cette interrogation.
C'est là un point qu'il nous faut tenir ferme si l'on veut se repérer un
tant soit peu dans les avatars de la subjectivité : le sujet échoue dans la
détermination de sa cause, et il y échoue nécessairement parce qu'il ne veut
rien d'autre à cet endroit que la matérielle.
Et c'est là, dans le temps de cet échec, qu'il se produit quelque chose,
et que nous pouvons donner au mot “soudure” une portée qui ne soit pas
seulement de trouvaille nominale. Car le manque de la cause matérielle vient
à susciter un autre manque, qui est proprement celui de l'objet, de l'objet de
la pulsion (Lacan, XI, 186 : “Deux manques ici se recouvrent ...”). Lorsqu'un
sujet se trouve confronté à un manque tel que, pendant un certain temps
tout au moins, aucun semblant ne peut venir à le combler, il n'est pas pour
autant sans recours. Il a toujours comme ressource celle de la voie dite par
Freud “régrédiente"“, qui est proprement celle de l'accomplissement de désir.
Lorsqu'il y a “urgence”, c'est-à-dire qu'un besoin n'est pas satisfait, et que
cela dure, il y a réinvestissement régrédient d'une Wunschvorstellung, d'une
représentation de désir qui, elle, autrefois, a apporté la satisfaction.
Ainsi, d'une pierre, il aura été fait deux coups : la jouissance insensée
est localisée dans le système des représentations, et un récit de souvenir
est venu obturer le trou de la cause matérielle. Désormais, savoir et
fantasme auront, pour le sujet, partie liée.
De la réalité du fantasme, p. 15
BISEXUALITÉ ET AXIOMATIQUE
I. L'affaire de la bisexualité
Que penser donc de cette bisexualité introduite ici par Freud ? Elle
représente une très épineuse question, restée tout à fait en litige, comme
Freud lui-même ne manquait pas de le remarquer encore en 1929, dans
Malaise dans la civilisation :
9. Ibid., p.155.
De la réalité du fantasme, p. 17
Mais enfin, dans ses rajouts successifs aux Trois essais, Freud laisse
tout de même bien entendre que Fliess ne saurait se prévaloir d'une
exclusivité à l'endroit de cette “idée”. Il est certain que “l’idée” était dans
l'air (scientifique) des dernières années du XIX e siècle, très
vraisemblablement en raison des progrès de l'embryologie qui venaient de
montrer que le sexe anatomique n'était pas déterminé dès le départ dans
l'embryon, et que les cellules sexuelles étaient d'abord indifférenciées, d'où
l'idée d'une “pré-sexuation”, amenant l'embryon côté garçon ou côté fille,
non sans reste. L'intérêt suscité par les cas d'hermaphrodisme venait
d'ailleurs donner du piquant à tout cela.
Nous sommes ici après 1923, et Freud remarque bien que pendant la
phase phallique commune aux deux sexes, seule la quête, l'aspiration vers la
virilité (Mannlichkeitstreben) est en accord avec le moi (ichgerecht).
Donc pour les deux sexes, pendant la phase phallique, le conflit entre
masculinité et féminité est avant tout un conflit entre le moi et le ça. ( Le moi
est aussi masculin que paranoïaque. Thèse d'Adler.)
Puisque, quel que soit son sexe de départ, le moi rejette (au moins
partiellement) la féminité, cela, écrit Freud, “peut n'être rien d'autre qu'un
fait biologique, un grand morceau du mystère de la sexualité.”
La différence des sexes outrepasse le refoulement.
Ce que nous devons retenir de cette bisexualité constitutionnelle mise
en avant par Freud, c'est qu'elle vient à point nommé pour remettre de
l'équivoque là où le fantasme reste une unité mono-sexuée : fantasme
masculin/fantasme féminin.
C'est parce qu'il faut savoir : 1°) ce que vaut la menace de castration,
(donc très vif intérêt narcissique) ; 2°) ce qu'il en est de la différence des
sexes (et donc d'où viennent les enfants, qui n'est qu'un “qui suis-je ?”), que
le fantasme est promu à une position si éminente. Placé dans cette
perspective, il est en effet ce qui fait échec au naufrage narcissique que
serait pour le sujet l'abandon de son plaisir (auto-érotique). Il y a là un fait
dont, après Freud et Lacan (qui l'a réénoncé à sa manière), on ne peut que
prendre acte : la jouissance est inévitable pour le sujet. Pour autant qu'il
voudrait se dérober à cette exigence spécifique (et c'est bien par là que la
névrose est souvent une révolte de l'individu contre l'espèce), eh bien cette
exigence trouvera d'autres voies, symptomatiques. C'est là la découverte de
Freud : on ne peut pas ne pas jouir, quand bien même on s'y refuse.
Précisons : ce n'est pas seulement qu'il faut savoir (ça, c'est l'exigence
narcissique), c'est qu'il faut savoir... à quoi répond la jouissance.
Quels que soient les modes — assez différenciés par endroits — par
lesquels Freud et Lacan cernent l'affaire de la sexuation (toujours placée par
eux dans le cadre du scénario œdipien), il reste que les “représentations de
dommage narcissique par perte corporelle” viennent, au moment de la phase
phallique, par porter sur l'être du sujet.
Loin donc d'être un pur donné, cet être n'est obtenu qu'au terme de la
construction qui l'inscrit dans la sexuation. En ce sens, la psychanalyse
soutient qu'il n'y a pas d'être-parlant qui serait ensuite prédiqué homme ou
femme. Mais l'important à souligner, c'est que cette sexuation surgit comme
réponse à l'interrogation ouverte par le trou de la cause matérielle, lui-même
ouvert par le désir de savoir.
Lacan (23 mars 1966) : “C'est parce que la sexualité entre en jeu par le
biais du désir de savoir que le désir dont il s'agit dans la dynamique
freudienne est le désir sexuel.”
mais l'être tel qu'il parle, c'est-à-dire l'être sexué, sans cela plus que
précaire11.
Lacan à nouveau :
Je propose donc l'assertion suivante : le sujet n'est pas sans savoir que
son être en tant que sexué est sous la dépendance d'un savoir. D'où la
question, qui certes en découle, mais de façon absolument cruciale : quelle
est la part de vérité dans ce savoir ? C'est proprement l'entreprise
névrotique quand elle passe à l'analyse.
La vérité de l’axiome n'est pas quelque chose qui puisse être soumis à
vérification expérimentale. C'est ce qui fait de l'axiome une proposition à
part ; à part en ce qu'elle est à prendre ou à laisser. Si Lacan parlait des
signifiants constitutifs du fantasme comme “les index d'une signification
absolue”, ce n'est rien d'autre qu'il voulait dire. Mais cette situation de
l'axiome laisse donc en plan rien de moins que la question de sa vérité. Si
son efficace se révèle dans la possibilité qu'il offre d'obtenir des
propositions vraies (vérifiables, falsifiables), cette vérité n'est pas
rétrogradable pour autant à l'axiome lui-même (pour des raisons que je vais
exposer).
11. Benjamin Constant : “Je ne suis pas absolument sûr d'être un être tout à fait
réel.”
De la réalité du fantasme, p. 24
Or, en disant qu'il ne “feint” pas d'hypothèses, il est clair que ce que
condamne Newton, c'est que du VRAI soit impliqué par du FAUX. Il rejette
cette possibilité hors du champ scientifique tel qu'il l'entend, au contraire
donc de Descartes, qui se réserve les deux possibilités. Bien sûr, Newton
avait là des raisons qui dépassaient de beaucoup sa polémique avec
Descartes.
Conclusion
D'abord parce que ce dernier point est pour nous excessivement obscur,
et s'en tenir à l'opinion lancée par Lacan comme quoi le sujet est forclos
dans la science n'est rien qui soit pour nous directement heuristique. Il s'agit
d'en savoir plus sur les postures subjectives déterminées par la position du
savant à l'endroit du savoir qu'il produit.
De la réalité du fantasme, p. 27
C'est parce que nous nous saisissons de cette question que nous
tombons à pieds joints sur celle du fantasme, c'est-à-dire de l'élément
constitutif de la subjectivité, pour autant qu'il répond au désir de savoir
suscité par le péril narcissique de la castration. “Je ne pense, écrivait
Samuel Beckett, que passé un certain degré de terreur.” Le fantasme — qui
donne au sujet son assiette dans la sexuation — n'est pas sans garder
quelque reflet de cette terreur qui à la fois anime et tient à distance
l'insatiable curiosité des enfants d'éléphants que nous sommes.
26 janvier 1984
FANTASME ET COGITO
produit des déléguées à la place), il est exclu, en toute théorie, que le patient
ait accès dans le même temps à ces représentations et à ce à quoi elles
sont soudées. En ce sens, si toute représentation est potentiellement à la
portée d'une remémoration, le fantasme comme tel (i.e. d'une certaine
façon : une représentation en acte), il est tout à fait exclu que le patient y ait
accès comme à quelque chose qui ferait partie “de son monde”.
part, que ce qui excède Ia remémoration sera ce qui sera mis en acte par le
sujet. En prédiquant ainsi le complémentaire de la remémoration, Freud trace
une frontière à la place d'une limite.
Cette précision nous permet dès lors d'apprécier une des fonctions
exercées par la “soudure” du fantasme, qui s'avère être un poste frontière
entre deux territoires qui ne possèdent pas d'autres points communs.
C'est donc que la nécessité de cette position est ailleurs que dans le
constat clinique. Et ceci nous permet d'apprécier un des facteurs de la
construction de !a psychanalyse, qui est de mettre en place des pièces
architectoniques qui ont pour fonction essentielle de donner consistance à
des constats cliniques sans cela parfaitement anarchiques.
tant soit peu homéomorphes, aient quelque chose à voir l'une avec l'autre
sans trahir le champ auquel chacune est attachée.
Donc : pour Descartes, l'être du “je” est certain, mais sans référence
aucune à une pensée-de-quelque-chose, et pour Freud, il y a certitude sur des
pensées-de-quelque-chose, mais le “je” qui pourrait venir les prendre en
charge, loin d'être assuré dans son être, fait défaut. Pas de “Je” dans
l'inconscient où règnent cependant d'indubitables pensées-de-quelque-chose
(ce que Lacan a rendu par : “L'inconscient peut tout dire, sauf : «je suis»”).
De la réalité du fantasme, p. 35
C'est donc bien parce qu'il y a une contradiction que Lacan présente
son affaire, nécessairement, sous l'aspect d'une disjonction. Il ne s'agit à
aucun moment de soutenir que le sujet cartésien et le sujet freudien ne font
qu'un, peuvent être confondus, mais de les présenter comme étant tous deux
composés avec les mêmes pièces qui se disent ici : l'être et la pensée. Et
donc, de la même façon qu'il avait présenté “la bourse ou la vie”, “la liberté
ou la mort”, Lacan va tenir dans la même proposition Descartes et Freud en
étudiant : “l'être ou la pensée”, “la pensée ou l'être”.
C'est d'ailleurs cela qui l'a conduit à engager la chose par des énoncés
négatifs. En effet, cette alternative, jamais il ne la présente sous sa forme
positive, qui serait donc : "OU je pense, OU je suis", car ni la pensée ni l'être
ne se donnent, chez Descartes comme chez Freud, pour des termes
premiers. J'obtiendrai l'être si, d'abord, j'exclus toute pensée-de-quelque-
chose (doute hyperbolique) ; et j'obtiendrai la pensée si, d'abord, j'exclus tout
sujet qui serait immédiatement sujet de cette pensée (règle fondamentale de
Freud qui, dit Lacan, fait obligation au sujet de déserter sa parole, d'où mise
en valeur de l'Einfall, manifestation de la résistance, etc .) Dans les deux
cas, le point de départ est une exclusion (“je ne pense à rien”, “je n'y suis
pas”), et pas une inclusion. L'étude démarre donc par le couple antithétique :
ou je ne pense pas (et l'être sera certain), ou je ne suis pas (et la pensée
sera certaine).
C'est là, à cet endroit précis, dans cette surimposition, que se situe
proprement la subversion du sujet qui, à la fois, fonde l'entreprise freudienne,
et la noue à la problématique du sujet telle qu'elle a pu s'énoncer, non pas au
fil des siècles, mais dans celui qui a vu naître la science moderne, le XVIIe.
En effet, dès que Pascal propose son interprétation sur ce qui est dans
le haut du tube, un jésuite, pas imbécile du tout (le Père Noël), mais
étroitement aristotélicien, lui objecte que si, par “vide” on entend “privation
de tout corps”, c'est-à-dire “un pur néant”, et si l'on dit que cela “existe”, on
n'aura jamais produit qu'une contradiction élémentaire en affirmant
l'existence du non-être. Cette argumentation est, du strict point de vue
aristotélicien, imparable. L'enjeu du débat Pascal/ Noël n'est dès lors pas
seulement physique ou expérimental, mais essentiellement épistémologique.
Pour Pascal, qui donc cherche à contrer la position aristotélicienne, il va
falloir introduire une distinction suffisamment nette entre “espace vide” et
“pur néant” ; sinon il tombe, et il le sait, sous le coup de l'affirmation
aristotélicienne : “que les non-êtres ne sont pas différenciables”. Voici donc
ce qu'il soutient à cet endroit :
Donc :
— dans la position aristotélicienne, on arrive au vrai en empilant du
vraisemblable. Plus une pensée-de-quelque-chose est vraisemblable, plus
elle doit être considérée comme vraie ;
— par contre, avec Pascal, plus une pensée reste vraisemblable, et plus
elle nous laisse dans l'incertitude : seul l'invraisemblable conduit au vrai
lorsqu'il arrive qu'on puisse l'exclure. L'exclusion de l'invraisemblable nous
donne le vrai, et c'est d'ailleurs ce qui explique la prédominance du
raisonnement apagogique (raisonnement par l'absurde) dans toute la
démarche pascalienne.
Mais ce que je veux avant tout accentuer, c'est que cette subversion du
sujet aristotélicien toujours présenté, lui, comme accord de l'être et de la
pensée, est aussi la conséquence de l'introduction d'un objet d'un type
nouveau — l'objet “vide” —, crucial en ce que la pensée peut s'en saisir, alors
que l'être lui est, bien sûr, refusé.
échappe à notre enquête, mais qui n'en est pas moins un corps. Cette
hypothèse est bien sûr cohérente avec tous ses axiomes de départ) ;
— 2°) à l'inverse, Pascal, lui, fait l'hypothèse d'un vide réel.
Nous avons donc avec cet objet “vide” une dissociation entre la pensée
et l'être, dissociation qui a les conséquences les plus grandes du côté de la
pensée : si la pensée, en effet, n'est plus l'expression immédiate de la
réalité, elle exprime alors seulement le possible, et dans ces conditions, il
faut qu'elle se donne à elle-même des règles autonomes.
Pour élever tout objet de sensation au niveau d'un objet de savoir, “nous
y faisons abstraction de toute autre chose que sa nature de figure”. Nous ne
prenons en compte que l'étendue. Mais l'essentiel revient à remarquer qu'il
est bien des choses qui échappent à l'étendue, que Descartes ne peut
annuler d'un revers de main, et que ces choses-là ne sont donc pas passibles
d'une figuration prenant en compte seulement l'étendue. La réponse décisive
revient à dire que ces “choses” sont par contre toujours passibles d'une
“transcription” par laquelle se trouve codée dans le champ de l'étendue la
particularité sensible qui n'arrivait pas dans un premier temps à être
“figurée”. Figurer revient à chiffrer le message sensible dans la seule
catégorie pertinente de l'étendue.
13. p. 158.
De la réalité du fantasme, p. 45
aux figures, c'est là le fait de Dieu comme garant du fait que les figures
“codent” quelque chose et non pas rien.
Nous aboutissons donc à cette situation d'un sujet face à des objets de
savoir parfaitement homogènes puisque tous issus d'une même opération de
transcription/codage, un sujet donc face à un univers de significations
fabriquées, mais dont la référence est, elle, tout entière tributaire de Dieu.
Ce n'est pas tant la vérité que la référence qui est mise à la charge de Dieu.
Le sujet connaissant est essentiellement mathématicien : Dieu seul est
“physicien”.
que c'est qu'une hypothèse “physique” : c'est une proposition (i.e. “en haut
du tube, il n'y a aucun corps connu”) qu'on ne pourra jamais vérifier comme
telle, mais qui pourra ne pas être contredite. Il suffirait en effet de prouver
qu'il existe en haut du tube n'importe quel corps pour que l'hypothèse de ce
vide-là s'effondre ; mais en même temps, tant qu'on n'aura pas prouvé ça,
l'hypothèse tiendra le coup.
Car cet objet suffit à désigner en toute clarté un ordre “autre” que celui
de l'hypothèse, en se gardant bien d'avoir à affirmer quoi que ce soit au
préalable de cet ordre “autre”. Contrairement aux objets que nous livrent nos
sensations, objets apparemment débordants de qualités sensibles avant
même que le savoir s'en empare, le vide désigne un “quelque chose” (?) que
nous n'avons pas besoin d'imaginer rempli de qualités, bien au contraire : il
en est vidé par définition.
J'ai pu dire la dernière fois que le sujet cartésien, s'il est inéliminable
(et inéliminé) de toute entreprise scientifique, est cependant insuffisant à
dire le fait du savoir scientifique dans son extension et son acception
présentes. Car si le sujet de la science reste fondamentalement solipsiste,
muré dans ses pensées, il ne peut pas ne pas poser un ordre “autre” que
celui qu'il élabore avec ses pensées. L'entreprise scientifique telle que nous
la connaissons n'a démarré qu'avec ce postulat pascalien.
Retour au fantasme
Tous les auteurs ont suivi Freud sur ce point, à commencer par Lacan.
La réalité ne fait irruption que sous la catégorie du manque. Il n'y a d'objet
que parce qu'il manque à l'appel. Et ce qui est convoqué, du fait même de ce
manque, c'est une représentation liée à l'expérience de satisfaction. C'est ce
mouvement que Freud nomme désir :
Ce qui est appelé, ce n'est donc pas le sein comme tel, mais la trace
mnésique de l'expérience de satisfaction soutenue par la représentation du
sein. C'est cette mécanique-là qui fait que l'objet de la satisfaction est
fondamentalement un objet perdu, qui n'aura jamais que des tenants-lieux. Il
est tout aussi perdu que l'objet pascalien. Ce qui n'est pas perdu, par contre,
c'est l'expérience de satisfaction, c'est-à-dire la trace laissée par une
mythique, mais indispensable à poser, “première satisfaction” qu'il ne faut
pas résister à qualifier de “jouissance” puisqu'elle est, sinon encore “au-
delà”, du moins en amont du système du plaisir qui ne fait jamais rien d'autre
que d'essayer d'y retourner, inlassablement.
Conclusion
SÉMINAIRE VII
cette opération de soudure sur laquelle nous avons insisté, mais il reste
aussi que cette soudure s'effectue en fonction de scénarios
extraordinairement prévalents dans la phénoménologie du fantasme. Dire
cela, c'est ouvrir la question de la perversion et de sa fonction dans
l'économie du fantasme. N'oublions pas en effet le dire freudien selon lequel
le délire constitué du paranoïaque, les scénarios agis des pervers et les
fantasmes des hystériques sont trois modes d'apparition de la “même
chose”.
Il est sans espoir de comprendre cet “abandon” sans une idée claire de
ce que Freud a avancé avec le terme d'après-coup (nachträglich). J'en ai
traité en détail dans “La cible du transfert”, et je ne le reprendrai pas ici. Je
ferai seulement remarquer que la langue française nous joue un mauvais tour
en noyant la signification très précise de cette élément clef de la
terminologie freudienne dans une vague consécution temporelle qui fait
équivaloir l'expression “après-coup” à l'adverbe “rétrospectivement”. Le
Robert les donne en effet comme équivalents dans l'exemple : “Il a eu peur
après-coup : il a eu peur rétrospectivement.” La différence est pourtant
nette : “rétrospectivement” ne suppose que deux temps : celui de
l'événement, et celui de sa prise en compte.
renoncer à cet appui direct pris sur la perversion car il laissait échapper
toute l'organisation pulsionnelle du sujet.
Mais ce n'était pas pour autant tomber dans le choix exclusif où veulent
le confiner ses adversaires : ou la réalité matérielle et historique, ou la
réalité psychique. Car avant d'être une réalité historique, l'organisation
perverse est avant tout un agencement pulsionnel, et c'est bien parce qu'il
était arrivé à ce carrefour névrose/perversion que Freud se trouvait tout
armé pour mettre noir sur blanc, et le premier, ce qu'il en était de la sexualité
infantile et de la perversion polymorphe qui la caractérise.
Si bien que les perversions qui se trouvent convoquées dans une étude
du fantasme se trouvent suivre de moins près le catalogue
psychiatrico/policier des perversions-aberrations sexuelles que la liste des
objets pulsionnels : oral, anal (avec leur corrélat freudien de sadisme
renversé en masochisme), auxquels donc Lacan a rajouté le regard et la voix.
En ce sens, Pulsions et destins des pulsions reste un des articles clefs pour
apprécier ce qu'il en est de la perversion dans le fantasme.
16. Vorlesungen, p. 338. Texte français chez Payot impraticable à cet endroit.
De la réalité du fantasme, p. 56
Conclusion
Après avoir précisé ce qu'il en est chez Freud et chez Lacan, j'ai tenu à
le faire chez Descartes en supposant sur cette question un alignement
formel chez ces trois auteurs. Il ne faut que deux points pour tracer une
droite, mais il en faut trois pour savoir si on a affaire à un alignement.
La libido qu'il dit aussitôt après être un organe, mais bien spécial en ce
que “cet organe doit être dit irréel, au sens où l'irréel n'est pas l'imaginaire
et précède le subjectif qu'il conditionne (du fait) d'être en prise directe sur le
réel.” La libido ainsi positionnée, dans son absolue étrangeté, n'offrirait pas
plus de prise que le Dieu cartésien. Tous deux invitent à penser cette espèce
de monstre logique que serait une relation qui n'aurait pas de converse (je ne
dis pas “de réciproque”). C'est comme si l'on disait : «a» a une relation avec
«b», mais «b» n'a aucune relation avec «a».
Jeudi 17 mai
DU RELATIF À L’ABSOLU
importe alors, à la fois, de dire sa relativité, mais aussi, pour assurer son
efficacité, de dire son unicité relativement à nous. C'est donc d'un même
mouvement que Descartes affirme la possibilité d'un nombre aussi grand
qu'on voudra de “sur-codages”, et l'impossibilité où nous sommes d'en
connaître quoi que ce soit : Dieu doit être rejeté dans l'infini et
l'inconnaissable de façon que nous n'ayons pas à nous soucier de la perti-
nence ultime du code de la mathesis. Les surcodages doivent être possibles
(thèse relativiste), mais aussi bien doivent échapper par essence à toute
appréhension de notre part (fondement de la science en certitude, et non
plus en vérité) : le Dieu-créateur-des-vérités-éternelles devient alors la figure
qui met tout notre savoir dans un flottement radical, mais la non moins
radicale équivocité de ce Dieu dit du même coup que nous n'aurons jamais
rien à connaître que ce savoir-là. C'est ainsi au prix d'écrire la vérité de la
mathesis universalis hors d'elle-même qu'il peut en asseoir l'absolue
certitude.
Cela revient à poser cet Autre dans un mouvement qui le fait passer de
l'univocité humaine (“la mère, à l'occasion”) à l'équivocité du fondement,
d'un fondement a-subJectivé, non-désirant et hors jouissance. Du “caprice de
la mère” au “trésor des signifiants”, il y a chez Lacan détermination de la
trajectoire par laquelle le sujet s'effectue du fait de la castration qui vient
d'abord frapper l'Autre. Mais écrire, dans cette perspective, /, c'est poser le
fondement hors tout narcissisme, c'est-à-dire en dehors du monde. Difficile
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opération, qui implique bien des détours pour arriver à capturer, sans le
“mondaniser”, le “hors-monde” : l'im-monde .
Je ne veux pas aller plus avant pour l'instant quant à cette avancée de
Lacan, mais je tiens à faire remarquer sa très puissante analogie avec la
démarche cartésienne.
Côté Descartes, la renonciation à tout savoir qui porterait sur Dieu est
ce qui constitue la très paradoxale “garantie” du savoir humain de la
mathesis. C'est en désarrimant ainsi le garant de toute enquête sur le degré
de garantie qu'il est capable d'offrir que Descartes pose un véritable garant.
Et je voudrais maintenant montrer que cet apparent paradoxe logique repose,
en partie, sur une grande vérité psychologique.
Bien plus : il va falloir que cette enquête, je ne dis pas : “cesse” (elle
poursuit, plus ou moins en sourdine, son petit bonhomme de chemin), mais :
soit suspendue, pour qu'une effective confiance trouve, de votre part, à
s'exercer. “Les preuves fatiguent la vérité”, écrivait Braque ; elles fatiguent
tout autant, voire ruinent la confiance.
C'est aussi vrai de l'amour bien sûr : une preuve d'amour qui ne surgit
que parce qu'elle a été demandée ne prouve rien, c'est bien connu. Elle met
plutôt la puce à l'oreille. C'est ce qui fait qu'on ne prouve jamais son amour
que par inadvertance. D'où la valeur à cet endroit des formations de
l'inconscient, et plus précisément de la psychopathologie de la vie
quotidienne. Aucune preuve ne vaut plus qu'un acte manqué ou un lapsus
quand l'aimé peut y lire l'aveu — qu'il attendait, certes — mais qui surgit
alors dans ce contretemps sans équivalent où celui qui l'énonce s'avère du
même pas n'avoir pas été maître de son énoncé. Ce qui fait le drame de la
demande d'amour, son caractère insatiable, ce n'est pas je ne sais quelle
“malédiction” ou “infini” de l'amour, c'est qu'elle veut des preuves alors
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même que, les exigeant, elle les vide inexorablement de leur caractère
probant. L'échec de la demande d'amour tient à ce qu'elle veut trouver un
garant dans le seul champ du narcissisme.
Elle vise, dans l'autre, ce que lui-même ne sait pas encore de lui, et
c'est ce qui fait qu'elle est une véritable respiration dans les rapports
humains. Il existe d'ailleurs, au regard de ce terme de respiration, une
indéniable asphyxie paranoïaque qui tient à l'impossibilité de “faire
confiance”, à l'impossibilité de désigner dans l'autre ce qui excède son
narcissisme, ce qui sépare chez lui le moi et la subjectivité. C'est “franchie
l'angoisse que le désir se constitue”, mais c'est aussi franchie l'angoisse que
la confiance peut voir le jour. Et c'est ainsi qu'il arrive parfois qu'une mère ne
puisse pas faire confiance à son enfant, pour rester interdite devant
l'angoisse qu'il suscite en elle.
que l'immense majorité de l'humanité ait pensé que ses dieux ne sauraient
rester insensibles à la beauté qui leur est proposée comme habitat.
Elle peut être tenue pour identique au Dieu, et toute pensée idolâtrique
ne craint pas d'aller jusque-là. Elle peut au contraire être vécue comme un
pur artefact humain qu'aucun dieu ne saurait jamais venir habiter, ce qui
conduit à l'iconoclastie (cf. la condamnation des “images” par Constantin V
Copronyme, puis la restauration du culte des images au IIe concile de Nicée
en 787).
Donc l'idole étant là, deux solutions extrêmes : l'identité avec le dieu,
ou, si le dieu n'accepte pas les images (“Tu ne construiras point d'image de
ton dieu”), elle est immédiatement sans objet (donc : à détruire). Mais tous
ces débats théologiques ne doivent pas nous faire perdre de vue le
fonctionnement de l'idole (quand il n'est pas proscrit). Car le Dieu ne saurait
être assigné à résidence ; il n'est qu' invité. Viendra-t-il ?
Mais pourquoi est-ce que j'en viens à vous parler ainsi de l'idole et de
l'icône ou de la relique dans notre approche du fantasme ? "Le fantasme,
disais-je, est une idole individuelle où la jouissance est attendue." Je peux
maintenant revenir sur ce propos pour le préciser.
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“Mais qu'est-ce que j'ai bien pu faire au bon Dieu ?” Voilà l'exclamation
de celui qui se trouve soudain débordé par une jouissance, et qui en appelle
au désir de l'Autre comme à ce qui pourrait venir rendre raison de la
pourriture de cette jouissance, qui viendrait inscrire cette jouissance dans
une rationalité, dans une ratio : dans un rapport. Rapport non pas à l'Autre,
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* Dès le départ, j'ai accentué le fait qu'il n'y avait pas à créer deux
classes de fantasmes : les petites rêveries semi-conscientes, et LE grand
fantasme inconscient. C'est qu'au niveau de l'organisation signifiante, les
modulations sont sans fin : s'il est permis, au fil du temps, de repérer
l'insistance d'une trame, celle-ci ne se dégage que du fait d'une espèce de
mise en surimpression d'éléments signifiants que le sujet met en place (ou
plutôt : qui mettent en place le sujet) avec les moyengs du bord : moyens du
bord transférentiels, mais aussi ceux qu'apportent avec elle la vie de tous
les jours et ses multiples incidents, tout ce par quoi se révèle si juste, si
formidablement bienvenue cette remarque de Lacan selon laquelle : “La
réalité est le prêt-à-porter du fantasme.” (Sur cette citation nous aurons à
revenir.)
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SÉMINAIRE X
C'est par exemple ce qui fait dire à Lacan du pervers qu'il est un
“chevalier de la foi” (expression de Kierkegaard ?) : celui qui soutient le désir
de Dieu, celui par qui cet Autre fondamental ne cesse pas d'exister comme
désirant. Mais c'est aussi bien Schreber avec son Dieu que Anna 0. avec sa
grossesse nerveuse ; l'avis de Freud selon lequel les délires paranoïaques,
les agissements des pervers et les fantasmes des hystériques sont de la
même veine trouve ici sa raison : dans ces trois structures éminemment
différentes, ce type de construction tend à faire exister le désir de l'Autre,
l'Autre comme désirant. Le fantasme est bien ici un poste frontière en deçà
duquel il n'y a que caprice et angoisse ; mais aussi au-delàx duquel — s'il y a
un tel “au-delà” l'Autre n'est plus. Ou plus exactement : l'Autre inexiste.
Ceci est assez bien rendu par le mythe de Narcisse, si du moins on le lit
dans toute son extension mythologique, avant donc que sa re-sémantisation
psychanalytique ne le réduise à une peau de chagrin. Si Narcisse tombe
amoureux de son image, ceci n'est pas un simple accident. Il y a eu avant de
sa part manquement : à quoi ? Jeune et beau, Narcisse a été aimé ; par la
nymphe Écho, mais aussi par le jeune Aminias. A l'une comme à l'autre — qui
tous deux l'aimaient — il a refusé de se laisser posséder. Écho s'en est
desséchée au point de n'être plus que voix sans message et sans corps, et
Aminias, plus directement, s'est suicidé. Du refus de Narcisse à se plier aux
jeux de l'amour, il s'ensuit d'abord une voix désincarnée, et un cadavre. Mais
la plus outragée dans l'affaire, c'est encore Aphrodite, qui ne peut se faire à
l'idée qu'un mortel ait refusé de suivre ses voies. Elle va donc trouver
Dionysos pour réclamer un châtiment et celui-ci, appliquant la loi du talion,
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Tout ceci vaut a contrario pour ce que j'essaie de soutenir sur ce qu'il
en est du “désir-de-l'Autre” sur lequel je m'efforce de régler toute l'affaire du
fantasme. Je l'ai présenté, ce désir-de-l'Autre, comme ce qui est fabriqué
(avec les “moyens du bord”) pour venir rendre raison de ce qui échappe à la
symbolisation, et n'en vient pas moins tracasser l'être sexué : la jouissance.
C'est là la fonction de ce désir dans le fantasme. La caractérisation de la
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Mais ce qui est passible d'un abord littéral (et à vrai dire, aucun autre
abord ne livre cette chose-là dans tout son abrupt), c'est l'incomplétude de
l'Autre. (De plus, parce que cette incomplétude relève d'un abord littéral, elle
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C'est donc sur cette incomplétude de l'Autre qu'il me faut pour finir
insister, et notamment en ce qu'elle est le point glissant par excellence, ce
point dont J.-C. Milner écrivait fort justement qu'il est “non pas
indistinguable, mais comme repérable par le biais de la défaillance qu'il
impose à tous les repères”. Il est “le point où le chemin se perd”.
certes fort ambiguë, d'une ambiguïté que j'aimerais résumer dans cette
formule : plus Dieu est équivoque, et plus Il est. La radicalité de son
équivocité fait son absence nécessaire : plus Dieu est absent de la mathesis
universalis, et plus Il est le garant de cette dernière. Dieu, donc, ne manque
pas : simplement nous le manquons dans toutes nos approches de son être.
Le coup de génie de Descartes est d'assurer, par ce ratage même, la
consistance du savoir qui s'établit à partir de là. Du fait que nous Le
manquons radicalement, Il existe ab-solument.
Mais il y a pour Pascal le vide, et ce qui s'ensuit de son fait dans l'ordre
du savoir : il n'y a plus d'accès direct — analogique — au référent. Il n'y a
plus que de la pensée qui agence des expériences, lesquelles ne savent plus
dire qu'une chose : non.
Dire que la psychanalyse n'a été possible que dans l'ère scientifique,
c'est dire a minima que c'est dans cette brèche que la notion d'inconscient
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freudien est devenue possible, pensable. Si l'on veut bien résumer la thèse
freudienne ainsi : il y a des pensées non attribuables à un sujet, on perçoit
mieux comment une telle thèse n'a pu voir le jour qu'après qu'eurent été
jetées les bases d'un no subject's land, d'un territoire a-subjectivé.
Mais la difficulté de la partition tient au fait qu'il est exclu qu'on sépare
aussi nettement désir et savoir, ce pourquoi j'ai parlé à l'instant
“d’accentuer”, et non pas de choisir.
Conclusion
Pourquoi vous ai-je donc aujourd'hui parlé de Narcisse ? Parce que c'est
un forçat de l'amour : il ne veut qu'aimer, et ne jamais être aimé. Il n' a as
accès chez lui à la réflexivité du désir. Mais il n'y a pas non plus de haine
chez Narcisse, et j'en conclus d'ores et déjà que l'on a tort de penser tout
uniment que là où il y a de l'amour, il y a de la haine. C'est peut-être vrai,
mais cela appelle une approche plus précautionneuse que celle qui invoque
paresseusement l'ambivalence des sentiments.
Narcisse veut n'être que désir, et se refuse à être cause d'un désir
autre. Il n'y a pour lui d'autre désir que le sien ; ce pourquoi son châtiment le
comble en lui donnant éperdument raison. Il veut n'avoir aucun souci de ce
qu'il est en tant que cause d'un désir autre ; le monde se réduit du coup à ce
qu'il aime, et sa seule mort d'anorexique fait apparaître, à tous sauf à lui, ce
qu'il aura été : une petite fleur. Cette fleur qu'il s'est littéralement tué à
méconnaître, comme la fleur de Prévert.
Si le fantasme est bien, au moins en partie, ce que j'ai dit, il est ce par
quoi se mi-dit pour chacun, de son vivant, cette fleur posthume. Le fantasme
est ce par quoi cette fleur posthume est lancée sur le marché du commerce
amoureux, comme ces petits chiens qu'on vend dans des boutiques et qui
sont choisis, élus, parce qu'ils témoignent de cette quête d'affection qui est
exactement ce qui a amené leur futur maître en ce lieu. Et qu'on ne crie pas
trop vite au narcissisme ! Si du moins on veut bien prendre en compte que la
réflexivité n'est pas le fait de l'amour, mais celui du désir.